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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4
+
+Author: Alfred De Musset
+
+Release Date: August 25, 2007 [EBook #22394]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES ***
+
+
+
+
+Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+
+
+
+ OEUVRES COMPLÈTES
+
+ DE
+
+ ALFRED DE MUSSET
+
+ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES D'APRÈS LES DESSINS DE BIDA D'UN PORTRAIT
+GRAVÉ PAR FLAMENG; D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE ET ACCOMPAGNÉE D'UNE
+NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE
+
+ TOME QUATRIÈME
+
+
+ COMÉDIES
+ II
+
+
+PARIS EDITION CHARPENTIER L. HÉBERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7
+
+1888
+
+ * * * * *
+
+
+ LORENZACCIO
+
+ DRAME EN CINQ ACTES
+
+ 1834
+
+PERSONNAGES.
+
+ ALEXANDRE DE MÉDICIS, duc de Florence.
+
+ LORENZO DE MÉDICIS (LORENZACCIO),
+ COME DE MÉDICIS, ses cousins
+
+ LE CARDINAL CIBO.
+
+ LE MARQUIS DE CIBO, son frère.
+
+ SIRE MAURICE, chancelier des Huit.
+
+ LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique.
+
+ JULIEN SALVIATI.
+
+ PHILIPPE STROZZI.
+ PIERRE STROZZI,
+ THOMAS STROZZI,
+ LÉON STROZZI, prieur de Capoue, ses fils.
+
+ ROBERTO CORSINI, provéditeur de la forteresse.
+
+ PALLA RUCCELLAI,
+ ALAMANNO SALVIATI,
+ FRANÇOIS PAZZI, seigneurs républicains.
+
+ BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo.
+
+ VENTURI, bourgeois.
+
+ TEBALDEO, peintre.
+
+ SCORONCONCOLO, spadassin.
+
+ LES HUIT.
+
+ GIOMO LE HONGROIS, écuyer du duc.
+
+ MAFFIO, bourgeois.
+
+ MARIE SODERINI, mère de Lorenzo.
+
+ CATHERINE GINORI, sa tante.
+
+ LA MARQUISE DE CIBO.
+
+ LOUISE STROZZI.
+
+ DEUX DAMES DE LA COUR ET UN OFFICIER ALLEMAND.
+
+ UN ORFÈVRE, UN MARCHAND, DEUX PRÉCEPTEURS ET DEUX ENFANTS,
+ PAGES, SOLDATS, MOINES, COURTISANS, BANNIS, ÉCOLIERS,
+ DOMESTIQUES, BOURGEOIS, ETC., ETC.
+
+_La scène est à Florence._
+
+[Illustration: Dessin de Bida. Gravé par Levasseur
+
+LORENZACCIO.
+
+LE DUC.
+
+C'est toi, Renzo?
+
+LORENZO.
+
+Seigneur, n'en doutez pas.
+
+_Acte IV, Scène XI_]
+
+
+
+
+ACTE PREMIER
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_Un jardin.--Clair de lune.--Un pavillon dans le fond, un autre sur le
+devant._
+
+_Entrent_ LE DUC ET LORENZO, _couverts de leurs manteaux_; GIOMO, _une
+lanterne à la main_.
+
+
+LE DUC.
+
+Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure, et je m'en vais. Il
+fait un froid de tous les diables.
+
+LORENZO.
+
+Patience, Altesse, patience.
+
+LE DUC.
+
+Elle devait sortir de chez sa mère à minuit; il est minuit, et elle ne
+vient pourtant pas.
+
+LORENZO.
+
+Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère
+est une honnête femme.
+
+LE DUC.
+
+Entrailles du pape! avec tout cela je suis volé d'un millier de
+ducats.
+
+LORENZO.
+
+Nous n'avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux grands
+yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour
+le connaisseur que la débauche à la mamelle? Voir dans un enfant
+de quinze ans la rouée à venir; étudier, ensemencer, infiltrer
+paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d'ami, dans
+une caresse au menton;--tout dire et ne rien dire, selon le caractère
+des parents;--habituer doucement l'imagination qui se développe
+à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui l'effraye, à
+mépriser ce qui la protège! Cela va plus vite qu'on ne pense; le vrai
+mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci! tout ce qui
+peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse! Tant de pudeur!
+Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se
+salir la patte. Proprette comme une Flamande! La médiocrité bourgeoise
+en personne. D'ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de
+fortune n'a pas permis une éducation solide; point de fond dans les
+principes, rien qu'un léger vernis; mais quel flot violent d'un fleuve
+magnifique sous cette couche de glace fragile qui craque à chaque pas!
+Jamais arbuste en fleur n'a promis de fruits plus rares, jamais
+je n'ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de
+courtisanerie.
+
+LE DUC.
+
+Sacrebleu! je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j'aille au
+bal chez Nasi: c'est aujourd'hui qu'il marie sa fille.
+
+GIOMO.
+
+Allons au pavillon, monseigneur; puisqu'il ne s'agit que d'emporter
+une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper aux
+carreaux.
+
+LE DUC.
+
+Viens par ici; le Hongrois a raison.
+
+_Ils s'éloignent.--Entre Maffio._
+
+MAFFIO.
+
+Il me semblait dans mon rêve voir ma soeur traverser notre jardin,
+tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis
+éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n'est qu'une illusion, mais une
+illusion trop forte pour que le sommeil ne s'enfuie pas devant elle.
+Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont
+fermées comme de coutume; j'aperçois faiblement la lumière de sa
+lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles
+terreurs se dissipent; les battements précipités de mon coeur font
+place à une douce tranquillité. Insensé! mes yeux se remplissent
+de larmes, comme si ma pauvre soeur avait couru un véritable
+danger.--Qu'entends-je? Qui remue là entre les branches?
+
+_La soeur de Maffio passe dans l'éloignement._
+
+Suis-je éveillé? c'est le fantôme de ma soeur. Il tient une lanterne
+sourde, et un collier brillant étincelle, sur sa poitrine aux rayons
+de la lune. Gabrielle! Gabrielle! où vas-tu?
+
+_Rentrent Giomo et le duc._
+
+GIOMO.
+
+Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme.--Lorenzo
+conduira votre belle au palais par la petite porte; et quant à nous,
+qu'avons-nous à craindre?
+
+MAFFIO.
+
+Qui êtes-vous? Holà! arrêtez!
+
+_Il tire son épée._
+
+GIOMO.
+
+Honnête rustre, nous sommes tes amis.
+
+MAFFIO.
+
+Où est ma soeur? que cherchez-vous ici?
+
+GIOMO.
+
+Ta soeur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton
+jardin.
+
+MAFFIO.
+
+Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es!
+
+GIOMO _saute sur lui et le désarme_.
+
+Halte-là! maître sot, pas si vite!
+
+MAFFIO.
+
+O honte! ô excès de misère! S'il y a des lois à Florence, si quelque
+justice vit encore sur la terre, par ce qu'il y a de vrai et de sacré
+au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous
+les deux.
+
+GIOMO.
+
+Aux pieds du duc?
+
+MAFFIO.
+
+Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément
+les familles. Mais que je meure, entendez-vous, je ne mourrai pas
+silencieux comme tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville
+est une forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles
+déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah! massacre! ah! fer et
+sang! j'obtiendrai justice de vous!
+
+GIOMO, _l'épée à la main_.
+
+Faut-il frapper, Altesse?
+
+LE DUC.
+
+Allons donc! frapper ce pauvre homme! Va te recoucher, mon ami: nous
+t'enverrons demain quelques ducats.
+
+_Il sort._
+
+MAFFIO.
+
+C'est Alexandre de Médicis!
+
+GIOMO.
+
+Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu tiens à
+tes oreilles.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE II
+
+_Une rue.--Le point du jour.--Plusieurs masques sortent d'une maison
+illuminée._
+
+UN MARCHAND DE SOIERIES ET UN ORFÈVRE _ouvrent leur boutique_.
+
+
+LE MARCHAND DE SOIERIES.
+
+Hé! hé! père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes.
+
+_Il étale ses pièces de soie._
+
+L'ORFÈVRE, _bâillant_.
+
+C'est à se casser la tête. Au diable leur noce! je n'ai pas fermé
+l'oeil de la nuit.
+
+LE MARCHAND.
+
+Ni ma femme non plus, voisin; la chère âme s'est tournée et retournée
+comme une anguille. Ah! dame! quand on est jeune, en ne s'endort pas
+au bruit des violons.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Jeune! jeune! cela vous plaît à dire. On n'est pas jeune avec une
+barbe comme celle-là; et cependant. Dieu sait si leur damnée de
+musique me donne envie de danser!
+
+_Deux écoliers passent._
+
+PREMIER ÉCOLIER.
+
+Rien n'est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des
+soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les
+couleurs. Tiens! voilà la maison des Nasi.
+
+_Il souffle dans ses doigts._
+
+Mon portefeuille me glace les mains.
+
+DEUXIÈME ÉCOLIER.
+
+Et on nous laissera approcher?
+
+PREMIER ÉCOLIER.
+
+En vertu de quoi est-ce qu'on nous en empêcherait? Nous sommes
+citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte; en
+voilà des chevaux, des pages et des livrées! Tout cela va et vient, il
+n'y a qu'à s'y connaître un peu; je suis capable de nommer toutes les
+personnes d'importance; on observe bien tous les costumes, et le soir
+on dit à l'atelier: J'ai une terrible envie de dormir, j'ai passé la
+nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati; le
+prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle
+autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par derrière.
+
+_Ils se placent contre la porte de la maison._
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Entendez-vous les petits badauds? Je voudrais qu'un de mes apprentis
+fît un pareil métier!
+
+LE MARCHAND.
+
+Bon, bon! père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n'a
+rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits polissons
+me réjouissent le coeur.--Voilà comme j'étais, humant l'air
+et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle
+gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C'est une
+famille bien florentine, celle-là! Quelle tournure ont tous ces grands
+seigneurs! J'avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est
+dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé;
+on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans
+le palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se
+dit: Hé! hé! ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du
+bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce sont celles-là
+qu'on arrose de vin et qu'on frotte sur les murailles avec le moins
+de regret. Que les grands seigneurs s'amusent, c'est tout simple,--ils
+sont nés pour cela; mais il y a des amusements de plusieurs sortes,
+entendez-vous?
+
+LE MARCHAND.
+
+Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d'autres.
+Qu'entendez-vous vous-même, père Mondella?
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Cela suffit;--je me comprends.--C'est-à-dire que les murailles de tous
+ces palais-là n'ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait
+moins de force pour défendre les aïeux de l'eau du ciel, qu'il ne leur
+en faut pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin.
+
+LE MARCHAND.
+
+Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma
+boutique que je vous montre une pièce de velours.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin; un bon verre de vin
+vieux a une bonne mine au bout d'un bras qui a sué pour le gagner; on
+le soulève gaiement d'un petit coup, et il s'en va donner du courage
+au coeur de l'honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce
+sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux de la cour.
+A qui fait-on plaisir en s'abrutissant jusqu'à la bête féroce? A
+personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.
+
+LE MARCHAND.
+
+Le carnaval a été rude, il faut l'avouer; et leur maudit ballon m'a
+gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins[A]. Dieu
+merci! les Strozzi l'ont payé.
+
+[Note A: C'était l'usage au carnaval de traîner dans les rues
+un énorme ballon qui renversait les passants et les devantures des
+boutiques. Pierre Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (_Note de
+l'auteur._)]
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Les Strozzi! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur
+leur neveu! Le plus brave homme de Florence, c'est Philippe Strozzi.
+
+LE MARCHAND.
+
+Cela n'empêche pas Pierre Strozzi d'avoir traîné son maudit ballon sur
+ma boutique, et de m'avoir fait trois grandes taches dans une aune
+de velours brodé. A propos, père Mondella, nous verrons-nous à
+Montolivet?
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Ce n'est pas mon métier de suivre les foires; j'irai cependant à
+Montolivet par piété. C'est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet
+tous les péchés.
+
+LE MARCHAND.
+
+Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les
+marchands plus que tous les autres jours de l'année. C'est plaisir de
+voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier, examiner toutes
+les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse! La cour est une belle
+chose.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+La cour! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous. Florence était
+encore (il n'y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien
+bâtie; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes
+familles, en étaient les colonnes. Il n'y en avait pas une, de toutes
+ces colonnes, qui dépassât les autres d'un pouce; elles soutenaient à
+elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions
+là-dessous sans crainte d'une pierre sur la tête. Mais il y a de par
+le monde deux architectes malavisés qui ont gâté l'affaire; je vous le
+dis en confidence, c'est le pape et l'empereur Charles. L'empereur a
+commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison.
+Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je
+vous parle, à savoir celle de la famille des Médicis, et d'en faire un
+clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans
+l'espace d'une nuit. Et puis, savez-vous, voisin? comme l'édifice
+branlait au vent, attendu qu'il avait la tête trop lourde et une jambe
+de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté
+informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle:
+les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats
+dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en jouant aux dés
+et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l'oeil sur nous autres. Les
+familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont
+beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison; ils nous
+dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade;
+c'est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme,
+qu'un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait
+pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit
+de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres; et encore le
+paye-t-on pour cela.
+
+LE MARCHAND.
+
+Peste! peste! comme vous y allez! vous avez l'air de savoir tout cela
+par coeur; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles,
+voisin Mondella.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Et quand on me bannirait comme tant d'autres! On vit à Rome aussi bien
+qu'ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui
+la font!
+
+_Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.--Passe un bourgeois, avec
+sa femme._
+
+LA FEMME.
+
+Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C'est un bonheur pour
+Nicolo Nasi d'avoir un gendre comme celui-là. Tiens! le bal dure
+encore.--Regarde donc toutes ces lumières.
+
+LE BOURGEOIS.
+
+Et nous, notre fille, quand la marierons-nous?
+
+LA FEMME.
+
+Comme tout est illuminé! Danser encore à l'heure qu'il est, c'est là
+une jolie fête!--On dit que le duc y est.
+
+LE BOURGEOIS.
+
+Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un moyen commode
+de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des
+hallebardes à la porte d'une noce! Que le bon Dieu protège la ville!
+Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d'Allemands, de
+leur damnée forteresse.
+
+LA FEMME.
+
+Regarde donc le joli masque. Ah! la belle robe! Hélas! tout cela coûte
+très cher, et nous sommes bien pauvres à la maison.
+
+_Ils sortent._
+
+UN SOLDAT, _au marchand_.
+
+Gare, canaille! laisse passer les chevaux.
+
+LE MARCHAND.
+
+Canaille toi-même, Allemand du diable!
+
+_Le soldat le frappe de sa pique._
+
+LE MARCHAND, _se retirant_.
+
+Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là maltraitent les
+citoyens.
+
+_Il rentre chez lui._
+
+L'ÉCOLIER, _à son camarade._
+
+Vois-tu celui-là qui ôte son masque? C'est Palla Ruccellai. Un fier
+luron! Ce petit-là, à côté de lui, c'est Thomas Strozzi, Masaccio,
+comme on dit.
+
+UN PAGE, _criant._
+
+Le cheval de son Altesse!
+
+LE SECOND ÉCOLIER.
+
+Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.
+
+LE PREMIER ÉCOLIER.
+
+Crois-tu pas qu'il va te manger?
+
+_La foule s'augmente à la porte._
+
+L'ÉCOLIER.
+
+Celui-là, c'est Nicolini; celui-là, c'est le provéditeur.
+
+_Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de
+même, tous deux masqués._
+
+LE DUC, _montant à cheval_.
+
+Viens-tu, Julien?
+
+SALVIATI.
+
+Non, Altesse, pas encore.
+
+_Il lui parle à l'oreille._
+
+LE DUC.
+
+Bien, bien, ferme!
+
+SALVIATI.
+
+Elle est belle comme un démon.--Laissez-moi faire; si je peux me
+débarrasser de ma femme...
+
+_Il rentre dans le bal._
+
+LE DUC.
+
+Tu es gris, Salviati; le diable m'emporte! tu vas de travers.
+
+_Il part avec sa suite._
+
+L'ÉCOLIER.
+
+Maintenant que voilà le duc parti, il n'y en a pas pour longtemps.
+
+_Les masques sortent de tous côtés._
+
+LE SECOND ÉCOLIER.
+
+Rose, vert, bleu, j'en ai plein les yeux; la tête me tourne.
+
+UN BOURGEOIS.
+
+Il paraît que le souper a duré longtemps: en voilà deux qui ne peuvent
+plus se tenir.
+
+_Le provéditeur monte à cheval; une bouteille cassée lui tombe sur
+l'épaule._
+
+LE PROVÉDITEUR.
+
+Eh! ventrebleu! quel est l'assommeur, ici?
+
+UN MASQUE.
+
+Eh! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini? Tenez! regardez à la
+fenêtre; c'est Lorenzo avec sa robe de nonne.
+
+LE PROVÉDITEUR.
+
+Lorenzaccio, le diable soit de toi! tu as blessé mon cheval.
+
+_La fenêtre se ferme._
+
+Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses! un gredin qui
+n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des
+espiègleries d'écolier en vacances.
+
+_Il sort.--Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien
+Salviati; il lui tient l'étrier. Elle monte à cheval; un écuyer et une
+gouvernante la suivent._
+
+SALVIATI.
+
+La jolie jambe, chère fille! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé
+la moelle de mes os.
+
+LOUISE.
+
+Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier.
+
+SALVIATI.
+
+Quels yeux tu as, mon cher coeur! quelle belle épaule à essuyer,
+tout humide et si fraîche! Que faut-il te donner pour être ta
+camériste cette nuit? Le joli pied à déchausser!
+
+LOUISE.
+
+Lâche mon pied, Salviati.
+
+SALVIATI.
+
+Non, par le corps de Bacchus! jusqu'à ce que tu m'aies dit quand nous
+coucherons ensemble.
+
+_Louise frappe son cheval et part au galop._
+
+UN MASQUE, _à Salviati_.
+
+La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise;--vous l'avez fâchée,
+Salviati.
+
+SALVIATI.
+
+Baste! colère de jeune fille et pluie du matin...
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE III
+
+_Chez le marquis de Cibo._
+
+LE MARQUIS, _en habit de voyage_, LA MARQUISE, ASCANIO, LE CARDINAL
+CIBO, _assis_.
+
+
+LE MARQUIS, _embrassant son fils_.
+
+Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande épée qui te
+traîne entre les jambes. Prends patience: Massa n'est pas bien loin,
+et je te rapporterai un bon cadeau.
+
+LA MARQUISE.
+
+Adieu, Laurent; revenez, revenez!
+
+LE CARDINAL.
+
+Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon
+frère part pour la Palestine? Il ne court pas grand danger dans ses
+terres, je crois.
+
+LE MARQUIS.
+
+Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.
+
+_Il embrasse sa femme._
+
+LE CARDINAL.
+
+Je voudrais seulement que l'honnêteté n'eût pas cette apparence.
+
+LA MARQUISE.
+
+L'honnêteté n'a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal?
+sont-elles toutes au repentir ou à la crainte?
+
+LE MARQUIS.
+
+Non, par le ciel! car les meilleures sont à l'amour. N'essuyez pas
+celles-ci sur mon visage, le vent s'en chargera en route: qu'elles se
+sèchent lentement! Eh bien! ma chère, vous ne me dites rien pour vos
+favoris? n'emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue
+sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon
+vieux patrimoine?
+
+LA MARQUISE.
+
+Ah! mes pauvres cascatelles!
+
+LE MARQUIS.
+
+C'est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes sans vous.
+(_Plus bas._) Elles ont été joyeuses autrefois, n'est-il pas vrai,
+Ricciarda?
+
+LA MARQUISE.
+
+Emmenez-moi!
+
+LE MARQUIS.
+
+Je le ferais si j'étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille
+mine de soldat. N'en parlons plus;--ce sera l'affaire d'une semaine.
+Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles
+et solitaires; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de
+trace dans ses allées chéries. C'est à moi de compter mes vieux troncs
+d'arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d'herbe
+de mes bois; les métayers et leurs boeufs, tout cela me regarde. A
+la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et
+je vous emmène alors.
+
+LA MARQUISE.
+
+La première fleur de notre belle pelouse m'est toujours chère.
+L'hiver est si long! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne
+reviendront jamais.
+
+ASCANIO.
+
+Quel cheval as-tu, mon père, pour t'en aller?
+
+LE MARQUIS.
+
+Viens avec moi dans la cour, tu le verras.
+
+_Il sort.--La marquise reste seule avec le cardinal.--Un silence._
+
+LE CARDINAL.
+
+N'est-ce pas aujourd'hui que vous m'avez demandé d'entendre votre
+confession, marquise?
+
+LA MARQUISE.
+
+Dispensez-m'en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si Votre Éminence est
+libre, ou demain, comme elle voudra.--Ce moment-ci n'est pas à moi.
+
+_Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari._
+
+LE CARDINAL.
+
+Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu,
+j'envierais le sort de mon frère.--Un si court voyage, si simple, si
+tranquille!--une visite à une de ses terres qui n'est qu'à quelques
+pas d'ici!--une absence d'une semaine,--et tant de tristesse, une si
+douce tristesse, veux-je dire, à son départ! Heureux celui qui sait
+se faire aimer ainsi après sept années de mariage!--N'est-ce pas sept
+années, marquise?
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, cardinal; mon fils a six ans.
+
+LE CARDINAL.
+
+Étiez-vous hier à la noce des Nasi?
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, j'y étais.
+
+LE CARDINAL.
+
+Et le duc en religieuse?
+
+LA MARQUISE.
+
+Pourquoi le duc en religieuse?
+
+LE CARDINAL.
+
+On m'avait dit qu'il avait pris ce costume; il se peut qu'on m'ait
+trompé.
+
+LA MARQUISE.
+
+Il l'avait en effet. Ah! Malaspina, nous sommes dans un triste temps
+pour toutes les choses saintes!
+
+LE CARDINAL.
+
+On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie,
+prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile
+à la sainte Église catholique.
+
+LA MARQUISE.
+
+L'exemple est à craindre, et non l'intention. Je ne suis pas comme
+vous; cela m'a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui
+se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu
+sait où elles mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume,
+et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas
+toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées des
+actions.
+
+LE CARDINAL.
+
+Bon, bon! le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet
+des nonnes lui allait à ravir.
+
+LA MARQUISE.
+
+On ne peut mieux; il n'y manquait que quelques gouttes du sang de son
+cousin, Hippolyte de Médicis.
+
+LE CARDINAL.
+
+Et le bonnet de la Liberté, n'est-il pas vrai, petite soeur? Quelle
+haine pour ce pauvre duc!
+
+LA MARQUISE.
+
+Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence
+soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire civil du pape, comme
+Baccio est son commissaire religieux? Cela vous est égal, à vous,
+frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la
+citadelle des ombres allemandes? que César parle ici dans toutes
+les bouches? que la débauche serve d'entremetteuse à l'esclavage, et
+secoue ses grelots sur les sanglots du peuple? Ah! le clergé sonnerait
+au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour
+réveiller l'aigle impérial, s'il s'endormait sur nos pauvres toits.
+
+_Elle sort._
+
+LE CARDINAL, _seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse_.
+
+Agnolo!
+
+_Entre un page._
+
+Quoi de nouveau aujourd'hui?
+
+AGNOLO.
+
+Cette lettre, monseigneur.
+
+LE CARDINAL.
+
+Donne-la-moi.
+
+AGNOLO.
+
+Hélas! Éminence, c'est un péché.
+
+LE CARDINAL.
+
+Rien n'est un péché quand on obéit à un prêtre de l'Église romaine.
+
+_Agnolo remet la lettre._
+
+Cela est comique d'entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et
+de la voir courir à un rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute
+baignée de larmes républicaines.
+
+_Il ouvre la lettre et lit._
+
+«Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre et
+celui de nos deux maisons.»
+
+Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d'énergie. Que
+la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux
+mois de cour presque assidue, c'est beaucoup pour Alexandre; ce doit
+être assez pour Ricciarda Cibo.
+
+_Il rend la lettre au page._
+
+Remets cela chez ta maîtresse; tu es toujours muet, n'est-ce pas?
+Compte sur moi.
+
+_Il lui donne sa main à baiser et sort._
+
+
+SCÈNE IV
+
+_Une cour du palais du duc._
+
+LE DUC ALEXANDRE, _sur une terrasse; des pages exercent des chevaux
+dans la cour. Entrent_ VALORI ET SIRE MAURICE.
+
+
+LE DUC, _à Valori_.
+
+Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de
+Rome?
+
+VALORI.
+
+Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse, et fait les
+voeux les plus ardents pour sa prospérité.
+
+LE DUC.
+
+Rien que des voeux, Valori?
+
+VALORI.
+
+Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop
+d'indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue;
+et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à Votre
+Altesse.
+
+LE DUC.
+
+Voilà, pardieu! un beau cheval, sire Maurice! Eh! quelle croupe de
+diable!
+
+SIRE MAURICE.
+
+Superbe, Altesse.
+
+LE DUC.
+
+Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques
+mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi;
+mais, par Bacchus, ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre
+qui sent la hache d'une lieue. Allons! voyons, Valori, qu'est-ce que
+c'est?
+
+VALORI.
+
+Je suis un prêtre, Altesse; si les paroles que mon devoir me force
+à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d'une manière
+aussi sévère, mon coeur me défend d'y ajouter un mot.
+
+LE DUC.
+
+Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu! le seul
+prêtre honnête homme que j'aie vu de ma vie.
+
+VALORI.
+
+Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit;
+et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.
+
+LE DUC.
+
+Ainsi donc, point d'explications?
+
+SIRE MAURICE.
+
+Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile à expliquer.
+
+LE DUC.
+
+Eh bien?
+
+SIRE MAURICE.
+
+Les désordres de la cour irritent le pape.
+
+LE DUC.
+
+Que dis-tu là, toi?
+
+SIRE MAURICE.
+
+J'ai dit les désordres de la cour, Altesse; les actions du duc n'ont
+d'autre juge que lui-même. C'est Lorenzo de Médicis que le pape
+réclame comme transfuge de sa justice.
+
+LE DUC.
+
+De sa justice? Il n'a jamais offensé de pape, à ma connaissance, que
+Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour
+d'ivresse, avait décapité les statues de l'arc de Constantin. Paul III
+ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.
+
+LE DUC.
+
+Ah parbleu! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon! Si la débauche
+l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre
+Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano? Cette mutilation
+revient toujours sur l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je
+trouve cela drôle, d'avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre.
+Je protège les arts comme un autre, et j'ai chez moi les premiers
+artistes de l'Italie; mais je n'entends rien au respect du pape pour
+ces statues, qu'il excommunierait demain, si elles étaient en chair et
+en os.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement de Votre
+Altesse n'est pas entouré d'un profond respect, il ne saurait être
+solide. Le peuple appelle Lorenzo Lorenzaccio: on sait qu'il dirige
+vos plaisirs, et cela suffit.
+
+LE DUC.
+
+Paix! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d'Alexandre.
+
+_Entre le cardinal Cibo._
+
+Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est
+scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que
+cela fait tort à mon gouvernement.
+
+LE CARDINAL.
+
+Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie romaine une
+harangue en latin contre le mutilateur de l'arc de Constantin.
+
+LE DUC.
+
+Allons donc, vous me mettriez en colère! Renzo, un homme à craindre!
+le plus fieffé poltron! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé!
+un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir
+l'ombre à son côté! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier,
+un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet! Non, non,
+je n'ai pas encore peur des ombres. Eh! corps de Bacchus! que me font
+les discours latins et les quolibets de ma canaille! J'aime Lorenzo,
+moi, et, par la mort de Dieu! il restera ici.
+
+LE CARDINAL.
+
+Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour
+Florence, mais pour vous, duc.
+
+LE DUC.
+
+Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité?
+
+_Il lui parle bas._
+
+Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains
+entêtés qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le
+sais. Il est glissant comme une anguille; il se fourre partout et me
+dit tout. N'a-t-il pas trouvé moyen d'établir une correspondance avec
+tous ces Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon entremetteur; mais
+croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas.
+Tenez!
+
+_Lorenzo paraît au fond d'une galerie basse._
+
+Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant.
+Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à
+peine assez fermes pour soutenir un éventail; ce visage morne, qui
+sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un
+homme à craindre? Allons, allons! vous vous moquez de lui. Hé! Renzo,
+viens donc ici; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.
+
+LORENZO, _montant l'escalier de la terrasse_.
+
+Bonjour, messieurs les amis de mon cousin!
+
+LE DUC.
+
+Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu
+la nouvelle? Mon ami, on t'excommunie en latin, et sire Maurice
+t'appelle un homme dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori,
+il est trop honnête homme pour prononcer ton nom.
+
+LORENZO.
+
+Pour qui dangereux, Éminence? pour les filles de joie, ou pour les
+saints du paradis?
+
+LE CARDINAL.
+
+Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres
+chiens.
+
+LORENZO.
+
+Une insulte de prêtre doit se faire en latin.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.
+
+LORENZO.
+
+Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi, j'avais le soleil
+dans les yeux; mais vous avez un bon visage et votre habit me paraît
+tout neuf.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon
+grand-père.
+
+LORENZO.
+
+Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs,
+envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme,
+pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. A
+votre place, je prendrais une épée.
+
+LORENZO.
+
+Si on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur, je suis un
+pauvre amant de la science.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est une arme trop
+vile; chacun fait usage des siennes.
+
+_Il tire son épée._
+
+VALORI.
+
+Devant le duc, l'épée nue!
+
+LE DUC, _riant_.
+
+Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de
+témoin; qu'on lui donne une épée!
+
+LORENZO.
+
+Monseigneur, que dites-vous là?
+
+LE DUC.
+
+Eh bien! ta gaieté s'évanouit si vite? Tu trembles, cousin? Fi donc!
+tu fais honte au nom des Médicis. Je ne suis qu'un bâtard, et je
+le porterais mieux que toi, qui es légitime! Une épée, une épée! un
+Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute
+la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.
+
+LORENZO.
+
+Son Altesse se rit de moi.
+
+LE DUC.
+
+J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée!
+
+_Il prend l'épée d'un page et la présente à Lorenzo._
+
+VALORI.
+
+Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en
+présence de Votre Altesse est un crime punissable dans l'intérieur du
+palais.
+
+LE DUC.
+
+Qui parle ici, quand je parle?
+
+VALORI.
+
+Votre Altesse ne peut avoir eu d'autre dessein que celui de s'égayer
+un instant, et sire Maurice lui-même n'a point agi dans une autre
+pensée.
+
+LE DUC.
+
+Et vous ne voyez pas que je plaisante encore! Qui diable pense ici
+à une affaire sérieuse? Regardez Renzo, je vous en prie: ses genoux
+tremblent; il serait devenu pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle
+contenance, juste Dieu! je crois qu'il va tomber.
+
+_Lorenzo chancelle; il s'appuie sur la balustrade et glisse à terre
+tout d'un coup._
+
+LE DUC, _riant aux éclats_.
+
+Quand je vous le disais! personne ne le sait mieux que moi; la seule
+vue d'une épée le fait trouver mal. Allons! chère Lorenzetta, fais-toi
+emporter chez ta mère.
+
+_Les pages relèvent Lorenzo._
+
+SIRE MAURICE.
+
+Double poltron! fils de catin!
+
+LE DUC.
+
+Silence! sire Maurice; pesez vos paroles, c'est moi qui vous le dis
+maintenant; pas de ces mots-là devant moi.
+
+_Sire Maurice sort._
+
+VALORI.
+
+Pauvre jeune homme!
+
+LE CARDINAL, _resté seul avec le duc_.
+
+Vous croyez à cela, monseigneur?
+
+LE DUC.
+
+Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas.
+
+LE CARDINAL.
+
+Hum! c'est bien fort.
+
+LE DUC.
+
+C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous qu'un
+Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir? D'ailleurs
+ce n'est pas la première fois que cela lui arrive; jamais il n'a pu
+voir une épée.
+
+LE CARDINAL.
+
+C'est bien fort, c'est bien fort!
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE V
+
+_Devant l'église de Saint-Miniato à Montolivet.--La foule sort de
+l'église._
+
+
+UNE FEMME, _à sa voisine_.
+
+Retournez-vous ce soir à Florence?
+
+LA VOISINE.
+
+Je ne reste jamais plus d'une heure ici, et je n'y viens jamais qu'un
+seul vendredi[B]; je ne suis pas assez riche pour m'arrêter à la
+foire; ce n'est pour moi qu'une affaire de dévotion, et que cela
+suffise pour mon salut, c'est tout ce qu'il me faut.
+
+[Note B: On allait à Montolivet tous les vendredis de certains
+mois: c'était à Florence ce que Longchamp était autrefois à Paris:
+les marchands y trouvaient l'occasion d'une foire et y transportaient
+leurs boutiques. (_Note de l'auteur._)]
+
+UNE DAME DE LA COUR, _à une autre_.
+
+Comme il a bien prêché! c'est le confesseur de ma fille.
+
+_Elle s'approche d'une boutique._
+
+Blanc et or, cela fait bien le soir; mais le jour, le moyen d'être
+propre avec cela!
+
+_Le marchand et l'orfèvre devant leurs boutiques avec quelques
+cavaliers._
+
+L'ORFÈVRE.
+
+La citadelle! voilà ce que le peuple ne souffrira jamais, voir tout
+d'un coup s'élever sur la ville cette nouvelle tour de Babel, au
+milieu du plus maudit baragouin; les Allemands ne pousseront jamais à
+Florence, et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien.
+
+LE MARCHAND.
+
+Voyez, mesdames; que Vos Seigneuries acceptent un tabouret sous mon
+auvent.
+
+UN CAVALIER.
+
+Tu es du vieux sang florentin, père Mondella; la haine de la tyrannie
+fait encore trembler tes doigts ridés sur tes ciselures précieuses, au
+fond de ton cabinet de travail.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+C'est vrai, Excellence. Si j'étais un grand artiste, j'aimerais les
+princes, parce qu'eux seuls peuvent faire entreprendre de grands
+travaux; les grands artistes n'ont pas de patrie; moi, je fais des
+saints ciboires et des poignées d'épée.
+
+UN AUTRE CAVALIER.
+
+A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand
+gaillard qui gesticule devant des badauds? Il frappe son verre sur la
+table; si je ne me trompe, c'est ce hâbleur de Cellini.
+
+LE PREMIER CAVALIER.
+
+Allons-y donc, et entrons; avec un verre de vin dans la tête, il est
+curieux à entendre, et probablement quelque bonne histoire est en
+train.
+
+_Ils sortent.--Deux bourgeois s'assoient._
+
+PREMIER BOURGEOIS.
+
+Il y a eu une émeute à Florence?
+
+DEUXIÈME BOURGEOIS.
+
+Presque rien.--Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le
+Vieux-Marché.
+
+PREMIER BOURGEOIS.
+
+Quelle pitié pour les familles!
+
+DEUXIÈME BOURGEOIS.
+
+Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que fasse la jeunesse
+d'un gouvernement comme le nôtre? On vient crier à son de trompe que
+César est à Bologne, et les badauds répètent: «César est à Bologne,»
+en clignant des yeux d'un air d'importance, sans réfléchir à ce qu'on
+y fait. Le jour suivant, ils sont plus heureux encore d'apprendre et
+de répéter: «Le pape est à Bologne avec César.» Que s'ensuit-il? Une
+réjouissance publique, ils n'en voient pas davantage; et puis un beau
+matin ils se réveillent tout endormis des fumées du vin impérial,
+et ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des
+Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, on leur répond que c'est
+leur roi. Le pape et l'empereur sont accouchés d'un bâtard qui a droit
+de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nommer sa
+mère.
+
+L'ORFÈVRE, _s'approchant_.
+
+Vous parlez en patriote, ami; je vous conseille de prendre garde à ce
+flandrin.
+
+_Passe un officier allemand._
+
+L'OFFICIER.
+
+Ôtez-vous de là, messieurs; des dames veulent s'asseoir.
+
+_Deux dames de la cour entrent et s'assoient._
+
+PREMIÈRE DAME.
+
+Cela est de Venise?
+
+LE MARCHAND.
+
+Oui, Magnifique Seigneurie; vous en lèverai-je quelques aunes?
+
+PREMIÈRE DAME.
+
+Si tu veux. J'ai cru voir passer Julien Salviati.
+
+L'OFFICIER.
+
+Il va et vient à la porte de l'église; c'est un galant.
+
+DEUXIÈME DAME.
+
+C'est un insolent. Montrez-moi des bas de soie.
+
+L'OFFICIER.
+
+Il n'y en aura pas d'assez petits pour vous.
+
+PREMIÈRE DAME.
+
+Laissez donc, vous ne savez que dire. Puisque vous voyez Julien, allez
+lui dire que j'ai à lui parler.
+
+L'OFFICIER.
+
+J'y vais et je le ramène.
+
+_Il sort._
+
+PREMIÈRE DAME.
+
+Il est bête à faire plaisir, ton officier; que peux-tu faire de cela?
+
+DEUXIÈME DAME.
+
+Tu sauras qu'il n'y a rien de mieux que cet homme-là.
+
+_Elles s'éloignent.--Entre le prieur de Capoue._
+
+LE PRIEUR.
+
+Donnez-moi un verre de limonade, brave homme.
+
+_Il s'assoit._
+
+UN DES BOURGEOIS.
+
+Voilà le prieur de Capoue; c'est là un patriote!
+
+_Les deux bourgeois se rassoient._
+
+LE PRIEUR.
+
+Vous venez de l'église, messieurs? que dites-vous du sermon?
+
+LE BOURGEOIS.
+
+Il était beau, seigneur prieur.
+
+DEUXIÈME BOURGEOIS, _à l'orfèvre_.
+
+Cette noblesse des Strozzi est chère au peuple, parce qu'elle n'est
+pas fière. N'est-il pas agréable de voir un grand seigneur adresser
+librement la parole à ses voisins d'une manière affable? Tout cela
+fait plus qu'on ne pense.
+
+LE PRIEUR.
+
+S'il faut parler franchement, j'ai trouvé le sermon trop beau;
+j'ai prêché quelquefois, et je n'ai jamais tiré grande gloire du
+tremblement des vitres; mais une petite larme sur la joue d'un brave
+homme m'a toujours été d'un grand prix.
+
+_Entre Salviati._
+
+SALVIATI.
+
+On m'a dit qu'il y avait ici des femmes qui me demandaient tout à
+l'heure; mais je ne vois de robe ici que la vôtre, prieur. Est-ce que
+je me trompe?
+
+LE MARCHAND.
+
+Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont éloignées; mais
+je pense qu'elles vont revenir. Voilà dix aunes d'étoffes et quatre
+paires de bas pour elles.
+
+SALVIATI, _s'asseyant_.
+
+Voilà une jolie femme qui passe.--Où diable l'ai-je donc vue?--Ah!
+parbleu! c'est dans mon lit.
+
+LE PRIEUR, _au bourgeois_.
+
+Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressée au duc.
+
+LE BOURGEOIS.
+
+Je le dis tout haut: c'est la supplique adressée par les bannis.
+
+LE PRIEUR.
+
+En avez-vous dans votre famille?
+
+LE BOURGEOIS.
+
+Deux, Excellence: mon père et mon oncle; il n'y a plus que moi d'homme
+à la maison.
+
+LE DEUXIÈME BOURGEOIS, _à l'orfèvre_.
+
+Comme ce Salviati a une méchante langue!
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Cela n'est pas étonnant: un homme à moitié ruiné, vivant des
+générosités de ces Médicis, et marié comme il l'est à une femme
+déshonorée partout! Il voudrait qu'on dît de toutes les femmes
+possibles ce qu'on dit de la sienne.
+
+SALVIATI.
+
+N'est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre?
+
+LE MARCHAND.
+
+Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de notre noblesse me sont
+inconnues. Si je ne me trompe, elle donne la main à sa soeur
+cadette.
+
+SALVIATI.
+
+J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de Nasi; elle a,
+ma foi, une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier
+jour.
+
+LE PRIEUR, _se retournant_.
+
+Comment l'entendez-vous?
+
+SALVIATI.
+
+Cela est clair, elle me l'a dit. Je lui tenais l'étrier, ne pensant
+guère à malice; je ne sais par quelle distraction je lui pris la
+jambe, et voilà comme tout est venu.
+
+LE PRIEUR.
+
+Julien, je ne sais pas si tu sais que c'est de ma soeur que tu
+parles.
+
+SALVIATI.
+
+Je le sais très bien; toutes les femmes sont faites pour coucher avec
+les hommes, et ta soeur peut bien coucher avec moi.
+
+LE PRIEUR _se lève_.
+
+Vous dois-je quelque chose, brave homme?
+
+_Il jette une pièce de monnaie sur la table et sort._
+
+SALVIATI.
+
+J'aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos sur sa soeur a fait
+oublier le reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu
+de Florence s'est réfugiée chez ces Strozzi? Le voilà qui se retourne.
+Écarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE VI.
+
+_Le bord de l'Arno._
+
+MARIE SODERINI, CATHERINE.
+
+
+CATHERINE.
+
+Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent
+le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite
+cloche de cristal. C'est une singulière chose que toutes les harmonies
+du soir avec le bruit lointain de cette ville.
+
+MARIE.
+
+Il est temps de rentrer; noue ton voile autour de ton cou.
+
+CATHERINE.
+
+Pas encore, à moins que vous n'ayez froid. Regardez, ma mère
+chérie[C]; que le ciel est beau! Que tout cela est vaste et
+tranquille! Comme Dieu est partout! Mais vous baissez la tête, vous
+êtes inquiète depuis ce matin.
+
+[Note C: Catherine Ginori est belle-soeur de Marie; elle lui
+donne le nom de _mère_, parce qu'il y a entre elles une différence
+d'âge très grande; Catherine n'a guère que vingt-deux ans. (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+MARIE.
+
+Inquiète, non, mais affligée. N'as-tu pas entendu répéter cette fatale
+histoire de Lorenzo? Le voilà la fable de Florence.
+
+CATHERINE.
+
+O ma mère! la lâcheté n'est point un crime; le courage n'est pas
+une vertu: pourquoi la faiblesse est-elle blâmable? Répondre des
+battements de son coeur est un triste privilège; Dieu seul peut le
+rendre noble et digne d'admiration. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il
+pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes? Une femme qui
+n'a peur de rien n'est pas aimable, dit-on.
+
+MARIE.
+
+Aimerais-tu un homme qui a peur? Tu rougis, Catherine; Lorenzo est ton
+neveu, tu ne peux pas l'aimer; mais figure-toi qu'il s'appelle de tout
+autre nom, qu'en penserais-tu? Quelle femme voudrait s'appuyer sur son
+bras pour monter à cheval? Quel homme lui serrerait la main?
+
+CATHERINE.
+
+Cela est triste, et cependant ce n'est pas de cela que je le plains.
+Son coeur n'est peut-être pas celui d'un Médicis; mais hélas! c'est
+encore moins celui d'un honnête homme.
+
+MARIE.
+
+N'en parlons pas, Catherine;--il est assez cruel pour une mère de ne
+pouvoir parler de son fils.
+
+CATHERINE.
+
+Ah! cette Florence! c'est là qu'on l'a perdu! N'ai-je pas vu briller
+quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition? Sa jeunesse
+n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? Et souvent encore
+aujourd'hui il me semble qu'un éclair rapide...--Je me dis malgré moi
+que tout n'est pas mort en lui.
+
+MARIE.
+
+Ah! tout cela est un abîme! Tant de facilité, un si doux amour de la
+solitude! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en
+le voyant rentrer de son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros
+livres sous le bras; mais un saint amour de la vérité brillait sur
+ses lèvres et dans ses yeux noirs. Il lui fallait s'inquiéter de tout,
+dire sans cesse: «Celui-là est pauvre, celui-là est ruiné; comment
+faire?» Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque!
+Catherine, Catherine, que de fois je l'ai baisé au front en pensant au
+père de la patrie!
+
+CATHERINE.
+
+Ne vous affligez pas.
+
+MARIE.
+
+Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j'en parle sans cesse. Il
+y a de certaines choses, vois-tu, les mères ne s'en taisent que dans
+le silence éternel. Que mon fils eût été un débauché vulgaire, que le
+sang des Soderini eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes
+veines, je ne me désespérerais pas; mais j'ai espéré et j'ai eu raison
+de le faire. Ah! Catherine, il n'est même plus beau; comme une fumée
+malfaisante, la souillure de son coeur lui est montée au visage.
+Le sourire, ce doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable aux
+fleurs, s'est enfui de ses joues couleur de soufre, pour y laisser
+grommeler une ironie ignoble et le mépris de tout.
+
+CATHERINE.
+
+Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange.
+
+MARIE.
+
+Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône? N'aurait-il pas pu y
+faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la plus belle
+jeunesse du monde, et couronner d'un diadème d'or tous mes songes
+chéris? Ne devais-je pas m'attendre à cela? Ah! Cattina, pour dormir
+tranquille, il faut n'avoir jamais fait certains rêves. Cela est
+trop cruel d'avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les
+cantiques des anges, de s'y être endormie, bercée par son fils, et de
+se réveiller dans une masure ensanglantée, pleine de débris d'orgie et
+de restes humains, dans les bras d'un spectre hideux qui vous tue en
+vous appelant encore du nom de mère.
+
+CATHERINE.
+
+Des ombres silencieuses commencent à marcher sur la route; rentrons,
+Marie, tous ces bannis me font peur.
+
+MARIE.
+
+Pauvres gens! ils ne doivent que faire pitié! Ah! ne puis-je voir un
+seul objet qu'il ne m'entre une épine dans le coeur? Ne puis-je
+plus ouvrir les yeux? Hélas! ma Cattina, ceci est encore l'ouvrage de
+Lorenzo. Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui; il n'en
+est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés de leur patrie,
+que mon fils n'ait trahi. Leurs lettres, signées de leur nom, sont
+montrées au duc. C'est ainsi qu'il fait tourner à un infâme
+usage jusqu'à la glorieuse mémoire de ses aïeux. Les républicains
+s'adressent à lui comme à l'antique rejeton de leur protecteur; sa
+maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mêmes y viennent. Pauvre
+Philippe! il y aura une triste fin pour tes cheveux gris! Ah! ne
+puis-je voir une fille sans pudeur, un malheureux privé de sa famille,
+sans que tout cela me crie: Tu es la mère de nos malheurs! Quand
+serai-je là?
+
+_Elle frappe la terre._
+
+CATHERINE.
+
+Ma pauvre mère, vos larmes se gagnent.
+
+_Elles s'éloignent.--Le soleil est couché.--Un groupe de bannis se
+forme au milieu d'un champ._
+
+UN DES BANNIS.
+
+Où allez-vous?
+
+UN AUTRE.
+
+A Pise; et vous?
+
+LE PREMIER.
+
+A Rome.
+
+UN AUTRE.
+
+Et moi à Venise; en voilà deux qui vont à Ferrare; que
+deviendrons-nous ainsi éloignés les uns des autres?
+
+UN QUATRIÈME.
+
+Adieu, voisin, à des temps meilleurs.
+
+_Il s'en va._
+
+Adieu; pour nous, nous pouvons aller ensemble jusqu'à la croix de la
+Vierge.
+
+_Il sort avec un autre.--Arrive Maffio._
+
+LE PREMIER BANNI.
+
+C'est toi, Maffio? par quel hasard es-tu ici?
+
+MAFFIO.
+
+Je suis des vôtres. Vous saurez que le duc a enlevé ma soeur; j'ai
+tiré l'épée; une espèce de tigre avec des membres de fer s'est jeté à
+mon cou et m'a désarmé. Après quoi j'ai reçu l'ordre de sortir de la
+ville, et une bourse à moitié pleine de ducats.
+
+LE SECOND BANNI.
+
+Et ta soeur, où est-elle?
+
+MAFFIO.
+
+On me l'a montrée ce soir sortant du spectacle dans une robe
+comme n'en a pas l'impératrice; que Dieu lui pardonne! Une vieille
+l'accompagnait, qui a laissé trois de ses dents à la sortie. Jamais je
+n'ai donné de ma vie un coup de poing qui m'a fait ce plaisir-là.
+
+LE TROISIÈME BANNI.
+
+Qu'ils crèvent tous dans leur fange crapuleuse, et nous mourrons
+contents.
+
+LE QUATRIÈME.
+
+Philippe Strozzi nous écrira à Venise; quelque jour nous serons tous
+étonnés de trouver une armée à nos ordres.
+
+LE TROISIÈME.
+
+Que Philippe vive longtemps! Tant qu'il y aura un cheveu sur sa tête,
+la liberté de l'Italie n'est pas morte.
+
+_Une partie du groupe se détache; tous les bannis s'embrassent._
+
+UNE VOIX.
+
+A des temps meilleurs!
+
+UNE AUTRE.
+
+A des temps meilleurs!
+
+_Deux bannis montent sur une plate-forme d'où l'on découvre la ville._
+
+LE PREMIER.
+
+Adieu, Florence, peste de l'Italie! adieu, mère stérile, qui n'as plus
+de lait pour tes enfants!
+
+LE SECOND.
+
+Adieu, Florence la bâtarde, spectre hideux de l'antique Florence!
+adieu, fange sans nom!
+
+TOUS LES BANNIS.
+
+Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de tes femmes! maudits
+soient les sanglots! maudits les prières de tes églises, le pain de
+tes blés, l'air de tes rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton
+sang corrompu!
+
+FIN DE L'ACTE PREMIER.
+
+
+
+
+ACTE DEUXIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_Chez les Strozzi._
+
+
+PHILIPPE, _dans son cabinet_.
+
+Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement! le vieux Galeazzo
+et le petit Maffio bannis, sa soeur corrompue, devenue une fille
+publique en une nuit! Pauvre petite! Quand l'éducation des basses
+classes sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles de
+rire lorsque leurs parents pleurent? La corruption est-elle donc
+une loi de nature? Ce qu'on appelle la vertu, est-ce donc l'habit du
+dimanche qu'on met pour aller à la messe? Le reste de la semaine, on
+est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens
+passer. Pauvre humanité! quel nom portes-tu donc? celui de ta race,
+ou celui de ton baptême? Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache
+originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq
+mille ans que nous jaunissons avec nos livres? Qu'il t'est facile à
+toi, dans le silence du cabinet, de tracer d'une main légère une ligne
+mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc! qu'il t'est facile
+de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et un peu
+d'encre! Mais l'architecte qui a dans son pupitre des milliers de
+plans admirables ne peut soulever de terre le premier pavé de son
+édifice, quand il vient se mettre à l'ouvrage avec son dos voûté et
+ses idées obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu'un
+rêve, cela est pourtant dur; que le mal soit irrévocable, éternel,
+impossible à changer, non! Pourquoi le philosophe qui travaille pour
+tous regarde-t-il autour de lui? voilà le tort. Le moindre insecte
+qui passe devant ses yeux lui cache le soleil: allons-y donc plus
+hardiment; la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne
+serait qu'un mot, c'est quelque chose, puisque les peuples se lèvent
+quand il travers l'air... Ah! bonjour, Léon.
+
+_Entre le prieur de Capoue._
+
+LE PRIEUR.
+
+Je viens de la foire de Montolivet.
+
+PHILIPPE.
+
+Était-ce beau? Te voilà aussi, Pierre? Assieds-toi donc; j'ai à te
+parler.
+
+_Entre Pierre Strozzi._
+
+LE PRIEUR.
+
+C'était très beau, et je me suis assez amusé, sauf certaine
+contrariété un peu trop forte que j'ai quelque peine à digérer.
+
+PIERRE.
+
+Bah! qu'est-ce que c'est donc?
+
+LE PRIEUR.
+
+Figurez-vous que j'étais entré dans une boutique pour prendre un verre
+de limonade...--Mais non, cela est inutile, je suis un sot de m'en
+souvenir.
+
+PHILIPPE.
+
+Que diable as-tu sur le coeur? tu parles comme une âme en peine.
+
+LE PRIEUR.
+
+Ce n'est rien; un méchant propos, rien de plus. Il n'y a aucune
+importance à attacher à tout cela.
+
+PIERRE.
+
+Un propos? sur qui? sur toi?
+
+LE PRIEUR.
+
+Non pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d'un propos sur
+moi!
+
+PIERRE.
+
+Sur qui donc? Allons! parle, si tu veux.
+
+LE PRIEUR.
+
+J'ai tort; on ne se souvient pas de ces choses-là, quand on sait la
+différence d'un honnête homme à un Salviati.
+
+PIERRE.
+
+Salviati? Qu'a dit cette canaille?
+
+LE PRIEUR.
+
+C'est un misérable, tu as raison. Qu'importe ce qu'il peut dire! Un
+homme sans pudeur, un valet de cour, qui, à ce qu'on raconte, a pour
+femme la plus grande dévergondée! Allons! voilà qui est fait, je n'y
+penserai pas davantage.
+
+PIERRE.
+
+Penses-y et parle, Léon; c'est-à-dire que cela me démange de lui
+couper les oreilles. De qui a-t-il médit? De nous? de mon père? Ah!
+sang du Christ, je ne l'aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache
+cela, entends-tu?
+
+LE PRIEUR.
+
+Si tu y tiens, je te le dirai. Il s'est exprimé devant moi, dans une
+boutique, d'une manière vraiment offensante sur le compte de notre
+soeur.
+
+PIERRE.
+
+O mon Dieu! Dans quels termes? Allons! parle donc!
+
+LE PRIEUR.
+
+Dans les termes les plus grossiers.
+
+PIERRE.
+
+Diable de prêtre que tu es! tu me vois hors de moi d'impatience, et
+tu cherches tes mots! Dis les choses comme elles sont; parbleu! un mot
+est un mot; il n'y a pas de bon Dieu qui tienne.
+
+PHILIPPE.
+
+Pierre, Pierre! tu manques à ton frère.
+
+LE PRIEUR.
+
+Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu'elle le lui
+avait promis.
+
+PIERRE.
+
+Qu'elle couch... Ah! mort de mort, de mille morts! Quelle heure
+est-il?
+
+PHILIPPE.
+
+Où vas-tu? Allons! es-tu fait de salpêtre? Qu'as-tu à faire de cette
+épée? tu en as une au côté.
+
+PIERRE.
+
+Je n'ai rien à faire; allons dîner; le dîner est servi.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE II
+
+_Le portail d'une église._
+
+_Entrent_ LORENZO ET VALORI.
+
+
+VALORI.
+
+Comment se fait-il que le duc n'y vienne pas? Ah! monsieur, quelle
+satisfaction pour un chrétien que ces pompes magnifiques de l'Église
+romaine! quel homme peut y être insensible? L'artiste ne trouve-t-il
+pas là le paradis de son coeur? le guerrier, le prêtre et le
+marchand n'y rencontrent-ils pas tout ce qu'ils aiment? Cette
+admirable harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et
+de tapisseries, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes
+et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de ces
+voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le
+moine sévère et ennemi du plaisir; mais rien n'est plus beau, selon
+moi, qu'une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi
+les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux? La religion n'est
+pas un oiseau de proie; c'est une colombe compatissante qui plane
+doucement sur tous les rêves et sur tous les amours.
+
+LORENZO.
+
+Sans doute; ce que vous dites là est parfaitement vrai, et
+parfaitement faux, comme tout au monde.
+
+TEBALDEO FRECCIA, _s'approchant de Valori_.
+
+Ah! monseigneur, qu'il est doux de voir un homme tel que Votre
+Éminence parler ainsi de la tolérance et de l'enthousiasme sacré!
+Pardonnez à un citoyen obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous
+remercier de ce peu de paroles que je viens d'entendre. Trouver sur
+les lèvres d'un honnête homme ce qu'on a soi-même dans le coeur,
+c'est le plus grand des bonheurs qu'on puisse désirer.
+
+VALORI.
+
+N'êtes-vous pas le petit Freccia?
+
+TEBALDEO.
+
+Mes ouvrages ont peu de mérite; je sais mieux aimer les arts que je
+ne sais les exercer. Ma jeunesse tout entière s'est passée dans les
+églises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre
+divin Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant leurs
+ouvrages, dans une extase sans égale. Le chant de l'orgue me révèle
+leur pensée, et me fait pénétrer dans leur âme; je regarde les
+personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j'écoute,
+comme si les cantiques du choeur sortaient de leurs bouches
+entr'ouvertes; des bouffées d'encens aromatique passent entre eux et
+moi dans une vapeur légère; je crois y voir la gloire de l'artiste;
+c'est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu'un parfum
+stérile, si elle ne montait à Dieu.
+
+VALORI.
+
+Vous êtes un vrai coeur d'artiste! venez à mon palais, et ayez
+quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que
+vous travailliez pour moi.
+
+TEBALDEO.
+
+C'est trop d'honneur que me fait Votre Éminence. Je suis un desservant
+bien humble de la sainte religion de la peinture.
+
+LORENZO.
+
+Pourquoi remettre vos offres de service? Vous avez, il me semble, un
+cadre dans les mains.
+
+TEBALDEO.
+
+Il est vrai; mais je n'ose le montrer à de si grands connaisseurs.
+C'est une esquisse bien pauvre d'un rêve magnifique.
+
+LORENZO.
+
+Vous faites le portrait de vos rêves? Je ferai poser pour vous
+quelques-uns des miens.
+
+TEBALDEO.
+
+Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont
+représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer.
+Leur imagination était un arbre plein de sève; les bourgeons s'y
+métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits;
+bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et, quand ils
+étaient mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur la terre
+sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas! les
+rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et
+qu'on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer.
+
+_Il montre son tableau._
+
+VALORI.
+
+Sans compliment, cela est beau; non pas du premier mérite, il est
+vrai: pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-même?
+Mais votre barbe n'est pas poussée, jeune homme.
+
+LORENZO.
+
+Est-ce un paysage ou un portrait? De quel côté faut-il le regarder, en
+long ou en large?
+
+TEBALDEO.
+
+Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo-Santo.
+
+LORENZO.
+
+Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité?
+
+VALORI.
+
+Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands
+yeux s'attristent à chacune de vos paroles.
+
+TEBALDEO.
+
+L'immortalité, c'est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y
+arrivent en souriant.
+
+VALORI.
+
+Tu parles comme un élève de Raphaël.
+
+TEBALDEO.
+
+Seigneur, c'était mon maître. Ce que j'ai appris vient de lui.
+
+LORENZO.
+
+Viens chez moi; je le ferai peindre la Mazzafirra toute nue.
+
+TEBALDEO.
+
+Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art: je ne puis
+faire le portrait d'une courtisane.
+
+LORENZO.
+
+Ton Dieu s'est bien donné la peine de la faire; tu peux bien te donner
+celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence?
+
+TEBALDEO.
+
+Oui, monseigneur.
+
+LORENZO.
+
+Comment t'y prendrais-tu?
+
+TEBALDEO.
+
+Je me placerais à l'orient, sur la rive gauche de l'Arno. C'est de cet
+endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable.
+
+LORENZO.
+
+Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues?
+
+TEBALDEO.
+
+Oui, monseigneur.
+
+LORENZO.
+
+Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu veux peindre un
+mauvais lieu?
+
+TEBALDEO.
+
+On ne m'a point encore appris à parler ainsi de ma mère.
+
+LORENZO.
+
+Qu'appelles-tu ta mère?
+
+TEBALDEO.
+
+Florence, seigneur.
+
+LORENZO.
+
+Alors tu n'es qu'un bâtard, car ta mère n'est qu'une catin.
+
+TEBALDEO.
+
+Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le
+plus sain; mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une
+plante odorante qui guérit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a
+quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte.
+
+LORENZO.
+
+Comment entends-tu ceci?
+
+TEBALDEO.
+
+Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillé d'une clarté
+pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes à la harpe des anges; et le
+zéphir peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord
+une harmonie suave et délicieuse; mais la corde d'argent ne s'ébranle
+qu'au passage du vent du nord. C'est la plus belle et la plus
+noble; et cependant le toucher d'une rude main lui est favorable.
+L'enthousiasme est frère de la souffrance.
+
+LORENZO.
+
+C'est-à-dire qu'un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me
+ferai volontiers l'alchimiste de ton alambic; les larmes des peuples y
+retombent en perles. Par la mort du diable! tu me plais. Les familles
+peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la
+cervelle de monsieur! Admirable poète! comment arranges-tu cela avec
+ta piété?
+
+TEBALDEO.
+
+Je ne ris point du malheur des familles: je dis que la poésie est la
+plus douce des souffrances, et qu'elle aime ses soeurs. Je plains
+les peuples malheureux; mais je crois, en effet, qu'ils font les
+grands artistes: les champs de bataille font pousser les moissons, les
+terres corrompues engendrent le blé céleste.
+
+LORENZO.
+
+Ton pourpoint est usé; en veux-tu à ma livrée?
+
+TEBALDEO.
+
+Je n'appartiens à personne; quand la pensée veut être libre, le corps
+doit l'être aussi.
+
+LORENZO.
+
+J'ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de
+bâton.
+
+TEBALDEO.
+
+Pourquoi, monseigneur?
+
+LORENZO.
+
+Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par
+accident?
+
+TEBALDEO.
+
+Je ne suis pas boiteux; que voulez-vous dire par-là?
+
+LORENZO.
+
+Tu es boiteux ou tu es fou.
+
+TEBALDEO.
+
+Pourquoi, monseigneur? vous vous riez de moi.
+
+LORENZO.
+
+Si tu n'étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d'être fou,
+dans une ville où, en l'honneur de tes idées de liberté, le premier
+valet d'un Médicis peut te faire assommer sans qu'on y trouve à
+redire?
+
+TEBALDEO.
+
+J'aime ma mère Florence; c'est pourquoi je reste chez elle. Je sais
+qu'un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue,
+selon le caprice de ceux qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce
+stylet à ma ceinture.
+
+LORENZO.
+
+Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé
+souvent de commettre, par partie de plaisir, des meurtres facétieux?
+
+TEBALDEO.
+
+Je le tuerais s'il m'attaquait.
+
+LORENZO.
+
+Tu me dis cela à moi?
+
+TEBALDEO.
+
+Pourquoi m'en voudrait-on? je ne fais de mal à personne. Je passe
+les journées à l'atelier. Le dimanche, je vais à l'Annonciade ou à
+Sainte-Marie; les moines trouvent que j'ai de la voix; ils me mettent
+une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les
+choeurs, quelquefois un petit solo: ce sont les seules occasions
+où je vais en public. Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la
+nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaît, et
+je ne connais personne: à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile?
+
+LORENZO.
+
+Es-tu républicain? aimes-tu les princes?
+
+TEBALDEO.
+
+Je suis artiste; j'aime ma mère et ma maîtresse.
+
+LORENZO.
+
+Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau
+d'importance pour le jour de mes noces.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE III
+
+_Chez la marquise de Cibo._
+
+
+LE CARDINAL, _seul_.
+
+Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse[D]! Que ton commissaire
+apostolique s'enferme avec sa probité dans le cercle étroit de son
+office, je remuerai d'une main ferme la terre glissante sur laquelle
+il n'ose marcher. Tu attends cela de moi, je l'ai compris, et j'agirai
+sans parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui j'étais lorsque
+tu m'as placé auprès d'Alexandre sans me revêtir d'aucun titre qui me
+donnât quelque pouvoir sur lui. C'est d'un autre qu'il se défiera,
+en m'obéissant à son insu. Qu'il épuise sa force contre des ombres
+d'hommes gonflés d'une ombre de puissance, je serai l'anneau invisible
+qui l'attachera, pieds et poings liés, à la chaîne de fer dont Rome et
+César tiennent les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, c'est
+dans cette maison qu'est le marteau dont je me servirai. Alexandre
+aime ma belle-soeur: que cet amour l'ait flattée, cela est croyable;
+ce qui peut en résulter est douteux; mais ce qu'elle veut en faire,
+c'est là ce qui est certain pour moi. Qui sait jusqu'où pourrait aller
+l'influence d'une femme exaltée, même sur cet homme grossier, sur
+cette armure vivante? Un si doux péché pour une si belle cause, cela
+est tentant, n'est-il pas vrai, Ricciarda? Presser ce coeur de lion
+sur ton faible coeur tout percé de flèches saignantes, comme celui
+de saint Sébastien; parler, les yeux en pleurs, pendant que le tyran
+adoré passera ses rudes mains dans ta chevelure dénouée; faire jaillir
+d'un rocher l'étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice
+de l'honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. Florence y
+gagnerait tant, et ces bons maris n'y perdent rien! Mais il ne fallait
+pas me prendre pour confesseur.
+
+La voici qui s'avance, son livre de prières à la main. Aujourd'hui
+donc tout va s'éclairer; laisse seulement tomber ton secret dans
+l'oreille du prêtre: le courtisan pourra bien en profiter; mais, en
+conscience, il n'en dira rien.
+
+[Note D: Le pape Paul III. (_Note de l'auteur._)]
+
+_Entre la marquise de Cibo._
+
+LE CARDINAL, _s'asseyant_.
+
+Me voilà prêt.
+
+_La marquise s'agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu._
+
+LA MARQUISE.
+
+Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché.
+
+LE CARDINAL.
+
+Avez-vous dit votre _Confiteor_? Nous pouvons commencer, marquise.
+
+LA MARQUISE.
+
+Je m'accuse de mouvements de colère, de doutes irréligieux et
+injurieux pour notre saint-père le pape.
+
+LE CARDINAL.
+
+Continuez.
+
+LA MARQUISE.
+
+J'ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l'évêque de Fano, que
+la sainte Église catholique était un lieu de débauche.
+
+LE CARDINAL.
+
+Continuez.
+
+LA MARQUISE.
+
+J'ai écouté des discours contraires à la fidélité que j'ai jurée à mon
+mari.
+
+LE CARDINAL.
+
+Qui vous a tenu ces discours?
+
+LA MARQUISE.
+
+J'ai lu une lettre écrite dans la même pensée.
+
+LE CARDINAL.
+
+Qui vous a écrit cette lettre?
+
+LA MARQUISE.
+
+Je m'accuse de ce que j'ai fait, et non de ce qu'ont fait les autres.
+
+LE CARDINAL.
+
+Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que je puisse vous
+donner l'absolution en toute sécurité. Avant tout, dites-moi si vous
+avez répondu à cette lettre.
+
+LA MARQUISE.
+
+J'y ai répondu de vive voix, mais non par écrit.
+
+LE CARDINAL.
+
+Qu'avez-vous répondu?
+
+LA MARQUISE.
+
+J'ai accordé à la personne qui m'avait écrit la permission de me voir
+comme elle le demandait.
+
+LE CARDINAL.
+
+Comment s'est passée cette entrevue?
+
+LA MARQUISE.
+
+Je me suis accusée déjà d'avoir écouté des discours contraires à mon
+honneur.
+
+LE CARDINAL.
+
+Comment y avez-vous répondu?
+
+LA MARQUISE.
+
+Comme il convient à une femme qui se respecte.
+
+LE CARDINAL.
+
+N'avez-vous point laissé entrevoir qu'on finirait par vous persuader?
+
+LA MARQUISE.
+
+Non, mon père.
+
+LE CARDINAL.
+
+Avez-vous annoncé à la personne dont il s'agit la résolution de ne
+plus écouter de semblables discours à l'avenir?
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, mon père.
+
+LE CARDINAL.
+
+Cette personne vous plaît-elle?
+
+LA MARQUISE.
+
+Mon coeur n'en sait rien, j'espère.
+
+LE CARDINAL.
+
+Avez-vous averti votre mari?
+
+LA MARQUISE.
+
+Non, mon père. Une honnête femme ne doit point troubler son ménage par
+des récits de cette sorte.
+
+LE CARDINAL.
+
+Ne me cachez-vous rien? Ne s'est-il rien passé entre vous et la
+personne dont il s'agit, que vous hésitiez à me confier?
+
+LA MARQUISE.
+
+Rien, mon père.
+
+LE CARDINAL.
+
+Pas un regard tendre? pas un baiser pris à la dérobée?
+
+LA MARQUISE.
+
+Non, mon père.
+
+LE CARDINAL.
+
+Cela est-il sûr, ma fille?
+
+LA MARQUISE.
+
+Mon beau-frère, il me semble que je n'ai pas l'habitude de mentir
+devant Dieu.
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai demandé tout à
+l'heure; je ne puis cependant vous donner l'absolution sans le savoir.
+
+LA MARQUISE.
+
+Pourquoi cela? Lire une lettre peut être un péché, mais non pas une
+signature. Qu'importe le nom à la chose?
+
+LE CARDINAL.
+
+Il importe plus que vous ne pensez.
+
+LA MARQUISE.
+
+Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi l'absolution, si
+vous voulez; je prendrai pour confesseur le premier prêtre venu, qui
+me la donnera.
+
+_Elle se lève._
+
+LE CARDINAL.
+
+Quelle violence, marquise! Est-ce que je ne sais pas que c'est du duc
+que vous voulez parler?
+
+LA MARQUISE.
+
+Du duc!--Eh bien! si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire
+dire?
+
+LE CARDINAL.
+
+Pourquoi refusez-vous de le dire? Cela m'étonne.
+
+LA MARQUISE.
+
+Et qu'en voulez-vous faire, vous, mon confesseur? Est-ce pour le
+répéter à mon mari que vous tenez si fort à l'entendre? Oui, cela
+est bien certain; c'est un tort que d'avoir pour confesseur un de
+ses parents. Le ciel m'est témoin qu'en m'agenouillant devant vous,
+j'oublie que je suis votre belle-soeur; mais vous prenez soin de me
+le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde à votre salut éternel,
+tout cardinal que vous êtes.
+
+LE CARDINAL.
+
+Revenez donc à cette place, marquise; il n'y a pas tant de mal que
+vous croyez.
+
+LA MARQUISE.
+
+Que voulez-vous dire?
+
+LE CARDINAL.
+
+Qu'un confesseur doit tout savoir, parce qu'il peut tout diriger, et
+qu'un beau-frère ne doit rien dire, à certaines conditions.
+
+LA MARQUISE.
+
+Quelles conditions?
+
+LE CARDINAL.
+
+Non, non, je me trompe; ce n'était pas ce mot-là que je voulais
+employer. Je voulais dire que le duc est puissant, qu'une rupture
+avec lui peut nuire aux plus riches familles; mais qu'un secret
+d'importance entre des mains expérimentées peut devenir une source de
+biens abondante.
+
+LA MARQUISE.
+
+Une source de biens!--des mains expérimentées!--Je reste là, en
+vérité, comme une statue. Que couves-tu, prêtre, sous ces paroles
+ambiguës? Il y a certains assemblages de mots qui passent par instants
+sur vos lèvres, à vous autres; on ne sait qu'en penser.
+
+LE CARDINAL.
+
+Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous ai point encore
+donné l'absolution.
+
+LA MARQUISE.
+
+Parlez toujours; il n'est pas prouvé que j'en veuille.
+
+LE CARDINAL, _se levant_.
+
+Prenez garde à vous, marquise! Quand on veut me braver en face, il
+faut avoir une armure solide et sans défaut; je ne veux point menacer;
+je n'ai pas un mot à vous dire: prenez un autre confesseur.
+
+_Il sort._
+
+LA MARQUISE, _seule_.
+
+Cela est inouï. S'en aller en serrant les poings, les yeux enflammés
+de colère! Parler de mains expérimentées, de direction à donner à
+certaines choses! Eh mais! qu'y a-t-il donc? Qu'il voulût pénétrer mon
+secret pour en informer mon mari, je le conçois; mais, si ce n'est pas
+là son but, que veut-il donc faire de moi? la maîtresse du duc? Tout
+savoir, dit-il, et tout diriger! cela n'est pas possible; il y a
+quelque autre mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous;
+Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non! cela est sûr; je le connais.
+C'est bon pour Lorenzaccio; mais lui! il faut qu'il ait quelque sourde
+pensée, plus vaste que cela et plus profonde. Ah! comme les hommes
+sortent d'eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence! Cela est
+effrayant.
+
+Maintenant, que ferai-je? Est-ce que j'aime Alexandre? Non, je ne
+l'aime pas, non, assurément; j'ai dit que non dans ma confession, et
+je n'ai pas menti. Pourquoi Laurent est-il à Massa? Pourquoi le duc
+me presse-t-il? Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir?
+pourquoi?--Ah! pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme
+inexplicable qui m'attire?
+
+_Elle ouvre sa fenêtre._
+
+Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste! Il y a là plus d'une
+maison où Alexandre est entré la nuit, couvert de son manteau; c'est
+un libertin, je le sais.--Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout
+cela, toi, Florence? Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi, ou est-ce
+lui?
+
+AGNOLO, _entrant_.
+
+Madame, Son Altesse vient d'entrer dans la cour.
+
+LA MARQUISE.
+
+Cela est singulier; ce Malaspina m'a laissée toute tremblante.
+
+
+SCÈNE IV
+
+_Au palais des Soderini._
+
+MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, _assis_.
+
+
+CATHERINE, _tenant un livre_.
+
+Quelle histoire vous lirai-je, ma mère?
+
+MARIE.
+
+Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à
+tes livres latins?
+
+CATHERINE.
+
+Celui-ci n'est point en latin, mais il en est traduit. C'est
+l'histoire romaine.
+
+LORENZO.
+
+Je suis très fort sur l'histoire romaine. Il y avait une fois un jeune
+gentilhomme nommé Tarquin le fils.
+
+CATHERINE.
+
+Ah! c'est une histoire de sang.
+
+LORENZO.
+
+Pas du tout; c'est un conte de fées. Brutus était un fou, un monomane,
+et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait
+voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien.
+
+CATHERINE.
+
+Dites-vous aussi du mal de Lucrèce?
+
+LORENZO.
+
+Elle s'est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle
+s'est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis
+elle s'est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.
+
+MARIE.
+
+Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser
+devant votre mère et votre soeur?
+
+LORENZO.
+
+Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.
+
+MARIE.
+
+Sais-tu le rêve que j'ai eu cette nuit, mon enfant?
+
+LORENZO.
+
+Quel rêve?
+
+MARIE.
+
+Ce n'était point un rêve, car je ne dormais pas. J'étais seule dans
+cette grande salle; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès
+de la fenêtre. Je songeais aux jours où j'étais heureuse, aux jours de
+ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me
+disais: il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits
+à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais
+la tête en les sentant couler. J'ai entendu tout d'un coup marcher
+lentement dans la galerie; je me suis retournée; un homme vêtu de noir
+venait à moi, un livre sous le bras: c'était toi, Renzo: «Comme tu
+reviens de bonne heure!» me suis-je écriée. Mais le spectre s'est
+assis auprès de la lampe, sans me répondre; il a ouvert son livre, et
+j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois.
+
+LORENZO.
+
+Vous l'avez vu?
+
+MARIE.
+
+Comme je te vois.
+
+LORENZO.
+
+Quand s'en est-il allé?
+
+MARIE.
+
+Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.
+
+LORENZO.
+
+Mon spectre, à moi! Et il s'en est allé quand je suis rentré?
+
+MARIE.
+
+Il s'est levé d'un air mélancolique, et s'est effacé comme une vapeur
+du matin.
+
+LORENZO.
+
+Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de Brutus.
+
+CATHERINE.
+
+Qu'avez-vous? vous tremblez de la tête aux pieds.
+
+LORENZO.
+
+Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et
+si mon spectre revient, dites-lui qu'il verra bientôt quelque chose
+qui l'étonnera.
+
+_On frappe._
+
+CATHERINE.
+
+C'est mon oncle Bindo et Baptista Venturi.
+
+_Bindo et Venturi entrent._
+
+BINDO, _bas à Marie_.
+
+Je viens tenter un dernier effort.
+
+MARIE.
+
+Nous vous laissons; puissiez-vous réussir!
+
+_Elle sort avec Catherine._
+
+BINDO.
+
+Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l'histoire scandaleuse qui court
+sur ton compte?
+
+LORENZO.
+
+Quelle histoire?
+
+BINDO.
+
+On dit que tu t'es évanoui à la vue d'une épée.
+
+LORENZO.
+
+Le croyez-vous, mon oncle?
+
+BINDO.
+
+Je t'ai vu faire des armes à Rome; mais cela ne m'étonnerait pas que
+tu devinsses plus vil qu'un chien, au métier que tu fais ici.
+
+LORENZO.
+
+L'histoire est vraie: je me suis évanoui. Bonjour, Venturi. A quel
+taux sont vos marchandises? comment va le commerce?
+
+VENTURI.
+
+Seigneur, je suis à la tête d'une fabrique de soie, mais c'est me
+faire une injure que de m'appeler marchand.
+
+LORENZO.
+
+C'est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contracté au
+collège l'habitude innocente de vendre de la soie.
+
+BINDO.
+
+J'ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment
+tant de familles à Florence. C'est un digne ami de la liberté, et
+j'entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de
+plaisanter est passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette
+confiance extrême que le duc vous témoigne n'était qu'un piège de
+votre part. Cela est-il vrai ou faux? Êtes-vous des nôtres, ou n'en
+êtes-vous pas? voilà ce qu'il nous faut savoir. Toutes les grandes
+familles voient bien que le despotisme des Médicis n'est ni juste ni
+tolérable. De quel droit laisserions-nous s'élever paisiblement cette
+maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges? La capitulation
+n'est point observée. La puissance de l'Allemagne se fait sentir de
+jour en jour d'une manière plus absolue. Il est temps d'en finir, et
+de rassembler les patriotes. Répondez-vous à cet appel?
+
+LORENZO.
+
+Qu'en dites-vous, seigneur Venturi? Parlez, parlez, voilà mon oncle
+qui reprend haleine; saisissez cette occasion, si vous aimez votre
+pays.
+
+VENTURI.
+
+Seigneur, je pense de même, et je n'ai pas un mot à ajouter.
+
+LORENZO.
+
+Pas un mot? pas un beau petit mot bien sonore? Vous ne connaissez pas
+la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d'un beau
+petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie; on
+rejette son bras gauche en arrière, de manière à faire faire à son
+manteau des plis pleins d'une dignité tempérée par la grâce; on lâche
+sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite
+toupie s'échappe avec un murmure délicieux. On pourrait presque la
+ramasser dans le creux de la main, comme les enfants des rues.
+
+BINDO.
+
+Tu es un insolent! Réponds, ou sors d'ici.
+
+LORENZO.
+
+Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas à ma coiffure que je
+suis républicain dans l'âme? Regardez comme ma barbe est coupée. N'en
+doutez pas un seul instant, l'amour de la patrie respire dans mes
+vêtements les plus cachés.
+
+_On sonne à la porte d'entrée; la cour se remplit de pages et de
+chevaux_.
+
+UN PAGE, _entrant_.
+
+Le duc!
+
+_Entre Alexandre._
+
+LORENZO.
+
+Quel excès de faveur, mon prince! Vous daignez visiter un pauvre
+serviteur en personne?
+
+LE DUC.
+
+Quels sont ces hommes-là? J'ai à te parler.
+
+LORENZO.
+
+J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle Bindo Altoviti,
+qui regrette qu'un long séjour à Naples ne lui ait pas permis de se
+jeter plus tôt à vos pieds. Cet autre seigneur est l'illustre Baptista
+Venturi, qui fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n'en vend
+point. Que la présence inattendue d'un si grand prince dans cette
+humble maison ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus,
+digne Venturi. Ce que vous demandez vous sera accordé, ou vous serez
+en droit de dire que mes supplications n'ont aucun crédit auprès de
+mon gracieux souverain.
+
+LE DUC.
+
+Que demandez-vous, Bindo?
+
+BINDO.
+
+Altesse, je suis désolé que mon neveu...
+
+LORENZO.
+
+Le titre d'ambassadeur à Rome n'appartient à personne en ce moment.
+Mon oncle se flattait de l'obtenir de vos bontés. Il n'est pas dans
+Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui,
+dès qu'il s'agit du dévouement et du respect qu'on doit aux Médicis.
+
+LE DUC.
+
+En vérité, Renzino? Eh bien! mon cher Bindo, voilà qui est dit. Viens
+demain matin au palais.
+
+BINDO.
+
+Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître?...
+
+LORENZO.
+
+Le seigneur Venturi, bien qu'il ne vende point de soie, demande un
+privilège pour ses fabriques.
+
+LE DUC.
+
+Quel privilège?
+
+LORENZO.
+
+Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui,
+monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment.
+
+LE DUC.
+
+Voilà qui est bon. Est-ce fini? Allez, messieurs; la paix soit avec
+vous.
+
+VENTURI.
+
+Altesse!... vous me comblez de joie,... je ne puis exprimer...
+
+LE DUC, _à ses gardes_.
+
+Qu'on laisse passer ces deux personnes.
+
+BINDO, _sortant, bas à Venturi_.
+
+C'est un tour infâme.
+
+VENTURI, _de même_.
+
+Qu'est-ce que vous ferez?
+
+BINDO, _de même_.
+
+Que diable veux-tu que je fasse? Je suis nommé.
+
+VENTURI, _de même_.
+
+Cela est terrible!
+
+_Ils sortent._
+
+LE DUC.
+
+La Cibo est à moi.
+
+LORENZO.
+
+J'en suis fâché.
+
+LE DUC.
+
+Pourquoi?
+
+LORENZO.
+
+Parce que cela fera tort aux autres.
+
+LE DUC.
+
+Ma foi, non, elle m'ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon, quelle est
+donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre? Voilà
+longtemps que je la vois sans cesse en passant.
+
+LORENZO.
+
+Où donc?
+
+LE DUC.
+
+Là-bas, en face, dans le palais.
+
+LORENZO.
+
+Oh! ce n'est rien.
+
+LE DUC.
+
+Rien? Appelles-tu rien ces bras-là! Quelle Vénus, entrailles du
+diable!
+
+LORENZO.
+
+C'est une voisine.
+
+LE DUC.
+
+Je veux parler à cette voisine-là. Eh, parbleu! si je ne me trompe,
+c'est Catherine Ginori.
+
+LORENZO.
+
+Non.
+
+LE DUC.
+
+Je la reconnais très bien; c'est ta tante. Peste! j'avais oublié cette
+figure-là. Amène-la donc souper.
+
+LORENZO.
+
+Cela serait très difficile. C'est une vertu.
+
+LE DUC.
+
+Allons donc! Est-ce qu'il y en a pour nous autres?
+
+LORENZO.
+
+Je lui demanderai, si vous voulez, mais je vous avertis que c'est une
+pédante; elle parle latin.
+
+LE DUC
+
+Bon! elle ne fait pas l'amour en latin. Viens donc par ici; nous la
+verrons mieux de cette galerie.
+
+LORENZO.
+
+Une autre fois, mignon;--à l'heure qu'il est, je n'ai pas de temps à
+perdre:--il faut que j'aille chez le Strozzi.
+
+LE DUC.
+
+Quoi! chez ce vieux fou?
+
+LORENZO.
+
+Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il paraît qu'il ne peut
+se guérir de cette singulière lubie d'ouvrir sa bourse à toutes
+ces viles créatures qu'on nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se
+réunissent chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers et
+de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est d'aller au
+plus vite manger le dîner de ce vieux gibier de potence, et de lui
+renouveler l'assurance de ma cordiale amitié. J'aurai ce soir quelque
+bonne histoire à vous conter, quelque charmante petite fredaine qui
+pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes
+ces canailles.
+
+LE DUC.
+
+Que je suis heureux de t'avoir, mignon! J'avoue que je ne comprends
+pas comment ils te reçoivent.
+
+LORENZO.
+
+Bon! si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez
+d'un butor! Cela prouve bien que vous n'avez jamais essayé. A propos,
+ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne
+sais plus à qui? J'ai un peintre à vous amener; c'est un protégé.
+
+LE DUC.
+
+Bon, bon; mais pense à ta tante. C'est pour elle que je suis venu te
+voir: le diable m'emporte! tu as une tante qui me revient.
+
+LORENZO.
+
+Et la Cibo?
+
+LE DUC.
+
+Je te dis de parler de moi à ta tante.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE V
+
+_Une salle du palais des Strozzi._
+
+PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR, LOUISE, _occupée à travailler_; LORENZO,
+_couché sur un sofa_.
+
+
+PHILIPPE.
+
+Dieu veuille qu'il n'en soit rien! Que de haines inextinguibles,
+implacables, n'ont pas commencé autrement! Un propos! la fumée d'un
+repas jasant sur les lèvres épaisses d'un débauché! voilà les guerres
+de famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est insulté, et
+on tue; on a tué, et on est tué. Bientôt les haines s'enracinent; on
+berce les fils dans les cercueils de leurs aïeux, et des générations
+entières sortent de terre l'épée à la main.
+
+LE PRIEUR.
+
+J'ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant propos et de ce
+maudit voyage à Montolivet; mais le moyen d'endurer ces Salviati?
+
+PHILIPPE.
+
+Ah! Léon, Léon, je te le demande, qu'y aurait-il de changé pour Louise
+et pour nous-mêmes, si tu n'avais rien dit à mes enfants? La vertu
+d'une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d'un Salviati? L'habitant
+d'un palais de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace
+écrit sur ses murs? Qu'importe le propos d'un Julien? Ma fille en
+trouvera-t-elle moins un honnête mari? ses enfants la respecteront-ils
+moins? M'en souviendrai-je, moi, son père, en lui donnant le baiser
+du soir? Où en sommes-nous, si l'insolence du premier venu tire du
+fourreau des épées comme les nôtres? Maintenant tout est perdu;
+voilà Pierre furieux de tout ce que tu nous as conté. Il s'est mis en
+campagne; il est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver!
+Qu'il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien, mon sang sur
+le pavé de Florence! Ah! pourquoi suis-je père!
+
+LE PRIEUR.
+
+Si on m'eût rapporté un propos sur ma soeur, quel qu'il fût,
+j'aurais tourné le dos, et tout aurait été fini là; mais celui-là
+m'était adressé; il était si grossier, que je me suis figuré que le
+rustre ne savait de qui il parlait;--mais il le savait bien.
+
+PHILIPPE.
+
+Oui, ils le savent, les infâmes! ils savent bien où ils frappent! Le
+vieux tronc d'arbre est d'un bois trop solide; ils ne viendraient pas
+l'entamer. Mais ils connaissent la fibre délicate qui tressaille dans
+ses entrailles lorsqu'on attaque son plus faible bourgeon. Ma Louise!
+ah! qu'est-ce donc que la raison? Les mains me tremblent à cette idée.
+Juste Dieu! La raison, est-ce donc la vieillesse?
+
+LE PRIEUR.
+
+Pierre est trop violent.
+
+PHILIPPE.
+
+Pauvre Pierre! comme le rouge lui est monté au front! comme il a frémi
+en t'écoutant raconter l'insulte faite à sa soeur! C'est moi qui
+suis un fou, car je t'ai laissé dire. Pierre se promenait par la
+chambre à grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue; il allait, il
+venait, comme moi maintenant. Je le regardais en silence: c'est un si
+beau spectacle qu'un sang pur montant à un front sans reproche! O ma
+patrie! pensais-je, en voilà un, et c'est mon aîné. Ah! Léon, j'ai
+beau faire, je suis un Strozzi.
+
+LE PRIEUR.
+
+Il n'y a peut-être pas tant de danger que vous le pensez.--C'est un
+grand hasard s'il rencontre Salviati ce soir.--Demain nous verrons
+toutes les choses plus sagement.
+
+PHILIPPE.
+
+N'en doute pas; Pierre le tuera, ou il se fera tuer.
+
+_Il ouvre la fenêtre._
+
+Où sont-ils maintenant? Voilà la nuit; la ville se couvre de profondes
+ténèbres; ces rues sombres me font horreur;--le sang coule quelque
+part; j'en suis sûr.
+
+LE PRIEUR.
+
+Calmez-vous.
+
+PHILIPPE.
+
+A la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr qu'il ne rentrera
+que vengé ou mort. Je l'ai vu décrocher son épée en fronçant le
+sourcil; il se mordait les lèvres, et les muscles de ses bras étaient
+tendus comme des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengé;
+cela n'est pas douteux.
+
+LE PRIEUR.
+
+Remettez-vous, fermez cette fenêtre.
+
+PHILIPPE.
+
+Eh bien! Florence, apprends-la donc à tes pavés, la couleur de mon
+noble sang! Il y a quarante de tes fils qui l'ont dans les veines. Et
+moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois encore ma
+tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses
+paternelles! plus d'une fois ce sang, que tu bois peut-être à cette
+heure avec indifférence, séchera au soleil de tes places! Mais ne ris
+pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare
+de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, où tu
+te mettras avec lui à la fenêtre, et où le coeur te battra aussi
+lorsque tu entendras le bruit de nos épées.
+
+LOUISE.
+
+Mon père! mon père! vous me faites peur.
+
+LE PRIEUR, _bas à Louise_.
+
+N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes? il m'a semblé le
+reconnaître à sa petite taille. Le voilà parti.
+
+PHILIPPE.
+
+Pauvre ville! où les pères attendent ainsi le retour de leurs enfants!
+Pauvre patrie! pauvre patrie! Il y en a bien d'autres à cette heure
+qui ont pris leur manteau et leur épée pour s'enfoncer dans cette nuit
+obscure; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets; ils savent
+qu'ils mourront demain de misère, s'ils ne meurent de froid cette
+nuit. Et nous, dans ces palais somptueux, nous attendons qu'on nous
+insulte pour tirer nos épées! Le propos d'un ivrogne nous transporte
+de colère, et disperse dans ces sombres rues nos fils et nos amis!
+Mais les malheurs publics ne secouent pas la poussière de nos armes.
+On croit Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu'il fait le bien
+sans empêcher le mal; et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je
+pas pour qu'il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils
+et de punir juridiquement l'insulte faite à ma fille! Mais pourquoi
+empêcherait-on le mal qui m'arrive, quand je n'ai pas empêché celui
+qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir? Je me suis courbé
+sur des livres, et j'ai rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans
+l'antiquité. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me
+bouchais les oreilles pour m'enfoncer dans mes méditations; il a
+fallu que la tyrannie vînt me frapper au visage pour me faire dire:
+Agissons! et ma vengeance a des cheveux gris.
+
+_Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi._
+
+PIERRE.
+
+C'est fait; Salviati est mort.
+
+_Il embrasse sa soeur._
+
+LOUISE.
+
+Quelle horreur! tu es couvert de sang.
+
+PIERRE.
+
+Nous l'avons attendu au coin de la rue des Archers; François a arrêté
+son cheval; Thomas l'a frappé à la jambe, et moi...
+
+LOUISE.
+
+Tais-toi! tais-toi! tu me fais frémir; tes yeux sortent de leurs
+orbites; tes mains sont hideuses; tout ton corps tremble, et tu es
+pâle comme la mort.
+
+LORENZO, _se levant_.
+
+Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance.
+
+PIERRE.
+
+Qui dit cela? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio!
+
+_Il s'approche de son père._
+
+Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable? ne savez-vous
+donc pas ce que c'est, sans compter l'histoire de son duel avec
+Maurice?
+
+PHILIPPE.
+
+C'est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c'est que j'ai de
+bonnes raisons pour l'y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu.
+
+PIERRE, _entre ses dents_.
+
+Hum! des raisons pour recevoir cette canaille? Je pourrais bien en
+trouver, un de ces matins, une très bonne aussi pour le faire sauter
+par les fenêtres. Dites ce que vous voudrez, j'étouffe dans cette
+chambre de voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils.
+
+PHILIPPE.
+
+Allons, paix! tu es un écervelé! Dieu veuille que ton coup de ce soir
+n'ait pas de mauvaises suites pour nous! Il faut commencer par te
+cacher.
+
+PIERRE.
+
+Me cacher! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je?
+
+LORENZO, _à Thomas_.
+
+En sorte que vous l'avez frappé à l'épaule? Dites-moi donc un peu...
+
+_Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre; tous deux
+s'entretiennent à voix basse._
+
+PIERRE.
+
+Non, mon père, je ne me cacherai pas. L'insulte a été publique, il
+nous l'a faite au milieu d'une place. Moi, je l'ai assommé au milieu
+d'une rue, et il me convient demain matin de le raconter à toute la
+ville. Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur? Je me
+promènerais volontiers l'épée nue, et sans en essuyer une goutte de
+sang.
+
+PHILIPPE.
+
+Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n'es pas blessé, mon
+enfant? tu n'as rien reçu dans tout cela?
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE VI
+
+_Au palais du duc._
+
+LE DUC, _à demi-nu_; TEBALDEO, _faisant son portrait_; GIOMO, _joue de
+la guitare_.
+
+
+GIOMO, _chantant_.
+
+ Quand je mourrai, mon échanson,
+ Porte mon coeur à ma maîtresse;
+ Qu'elle envoie au diable la messe,
+ La prêtraille et les oraisons.
+
+ Les pleurs ne sont que de l'eau claire:
+ Dis-lui qu'elle éventre un tonneau;
+ Qu'on entonne un choeur sur ma bière,
+ J'y répondrai du fond de mon tombeau.
+
+LE DUC.
+
+Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander. Dis-moi,
+Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner
+tantôt d'une si joyeuse manière?
+
+GIOMO.
+
+Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.
+
+LE DUC.
+
+Pourquoi? Est-ce qu'il est mort?
+
+GIOMO.
+
+C'est un gamin d'une maison voisine; tout à l'heure, en passant, il
+m'a semblé qu'on l'enterrait.
+
+LE DUC.
+
+Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.
+
+GIOMO.
+
+Cela vous plaît à dire; je vous ai vu tuer un homme d'un coup plus
+d'une fois.
+
+LE DUC.
+
+Tu crois? J'étais donc gris? Quand je suis en pointe de gaîté, tous
+mes moindres coups sont mortels. Qu'as-tu donc, petit? est-ce que la
+main te tremble? tu louches terriblement.
+
+TEBALDEO.
+
+Rien, monseigneur, plaise à Votre Altesse.
+
+_Entre Lorenzo_.
+
+LORENZO.
+
+Cela avance-t-il? Êtes-vous content de mon protégé?
+
+_Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa_.
+
+Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon! Mais cela doit être
+bien chaud.
+
+LE DUC.
+
+En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas. Mais c'est du fil
+d'acier; la lime la plus aiguë n'en pourrait ronger une maille, et
+en même temps c'est léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas
+la pareille dans toute l'Europe; aussi je ne la quitte guère; jamais,
+pour mieux dire.
+
+LORENZO.
+
+C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l'épreuve du
+stylet?
+
+LE DUC.
+
+Assurément.
+
+LORENZO.
+
+Au fait, j'y réfléchis à présent; vous la portez toujours sous votre
+pourpoint. L'autre jour, à la chasse, j'étais en croupe derrière vous,
+et en vous tenant à bras-le-corps, je la sentais très bien. C'est une
+prudente habitude.
+
+LE DUC.
+
+Ce n'est pas que je me méfie de personne; comme tu dis, c'est une
+habitude,--pure habitude de soldat.
+
+LORENZO.
+
+Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants! Pourquoi donc
+posez-vous à moitié nu? Cette cotte de mailles aurait fait son effet
+dans votre portrait; vous avez eu tort de la quitter.
+
+LE DUC.
+
+C'est le peintre qui l'a voulu; cela vaut toujours mieux, d'ailleurs,
+de poser le cou découvert: regarde les antiques.
+
+LORENZO.
+
+Où diable est ma guitare? Il faut que je fasse un second dessus à
+Giomo.
+
+_Il sort._
+
+TEBALDEO.
+
+Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.
+
+GIOMO, _à la fenêtre_.
+
+Que fait donc Lorenzo? Le voilà en contemplation devant le puits qui
+est au milieu du jardin: ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait
+chercher sa guitare.
+
+LE DUC.
+
+Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles?
+
+GIOMO.
+
+Je ne la trouve pas; j'ai beau chercher: elle s'est envolée.
+
+LE DUC.
+
+Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes; il l'aura jetée dans un
+coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux.
+
+GIOMO.
+
+Cela est incroyable; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.
+
+LE DUC.
+
+Allons, tu rêves! cela est impossible.
+
+GIOMO.
+
+Voyez vous-même, Altesse; la chambre n'est pas si grande!
+
+LE DUC.
+
+Renzo la tenait là, sur ce sofa.
+
+_Rentre Lorenzo._
+
+Qu'as-tu donc fait de ma cotte? nous ne pouvons plus la trouver.
+
+LORENZO.
+
+Je l'ai remise où elle était. Attendez; non, je l'ai posée sur ce
+fauteuil; non, c'était sur le lit. Je n'en sais rien; mais j'ai trouvé
+ma guitare.
+
+_Il chante en s'accompagnant._
+
+ Bonjour, madame l'abbesse...
+
+GIOMO.
+
+Dans le puits du jardin, apparemment? car vous étiez penché dessus
+tout à l'heure d'un air tout à fait absorbé.
+
+LORENZO.
+
+Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur.
+Après boire et dormir, je n'ai pas d'autre occupation.
+
+_Il continue à jouer._
+
+ Bonjour, bonjour, abbesse de mon coeur.
+
+LE DUC.
+
+Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue! Je crois que je ne
+l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher.
+
+LORENZO.
+
+Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire un valet de chambre
+d'un fils de pape? Vos gens la trouveront.
+
+LE DUC.
+
+Que le diable t'emporte! c'est toi qui l'as égarée.
+
+LORENZO.
+
+Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de
+mes cottes. A propos, j'ai parlé de vous à ma chère tante. Tout est
+au mieux; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à
+l'oreille.
+
+GIOMO, _bas au duc_.
+
+Cela est singulier, au moins; la cotte de mailles est enlevée.
+
+LE DUC.
+
+On la retrouvera.
+
+_Il s'assoit à côté de Lorenzo._
+
+GIOMO, _à part_.
+
+Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n'est pas
+naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ôter
+de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah! un
+Lorenzaccio! La cotte est sous quelque fauteuil.
+
+
+SCÈNE VII
+
+_Devant le palais._
+
+_Entre_ SALVIATI, _couvert de sang et boitant; deux hommes le
+soutiennent._
+
+
+SALVIATI, _criant_.
+
+Alexandre de Médicis! ouvre ta fenêtre, et regarde un peu comme on
+traite tes serviteurs!
+
+LE DUC, _à la fenêtre_.
+
+Qui est là dans la boue? Qui se traîne aux murailles de mon palais
+avec ces cris épouvantables!
+
+SALVIATI.
+
+Les Strozzi m'ont assassiné; je vais mourir à ta porte.
+
+LE DUC.
+
+Lesquels des Strozzi, et pourquoi?
+
+SALVIATI.
+
+Parce que j'ai dit que leur soeur était amoureuse de toi, mon noble
+duc. Les Strozzi ont trouvé leur soeur insultée parce que j'ai dit
+que tu lui plaisais; trois d'entre eux m'ont assassiné. J'ai reconnu
+Pierre et Thomas; je ne connais pas le troisième.
+
+LE DUC.
+
+Fais-toi monter ici; par Hercule! les meurtriers passeront la nuit en
+prison, et on les pendra demain matin.
+
+_Salviati entre dans le palais._
+
+FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.
+
+
+
+
+ACTE TROISIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_La chambre à coucher de Lorenzo._
+
+LORENZO, SCORONCONCOLO, _faisant des armes_.
+
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Maître, as-tu assez du jeu?
+
+LORENZO.
+
+Non; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci! tiens, meurs! tiens,
+misérable!
+
+SCORONCONCOLO.
+
+A l'assassin! on me tue! on me coupe la gorge!
+
+LORENZO.
+
+Meurs! meurs! meurs!--Frappe donc du pied.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+A moi, mes archers! au secours! on me tue! Lorenzo de l'enfer!
+
+LORENZO.
+
+Meurs, infâme! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai! Au coeur,
+au coeur! il est éventré.--Crie donc, frappe donc, tue donc!
+Ouvre-lui les entrailles! Coupons-le par morceaux, et mangeons,
+mangeons! J'en ai jusqu'au coude. Fouille dans la gorge, roule-le,
+roule! Mordons, mordons, et mangeons!
+
+_Il tombe épuisé._
+
+SCORONCONCOLO, _s'essuyant le front_.
+
+Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en vrai tigre; mille
+millions de tonnerres! tu rugis comme une caverne pleine de panthères
+et de lions.
+
+LORENZO.
+
+O jour de sang, jour de mes noces! O soleil! soleil! il y a assez
+longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de soif, soleil!
+son sang t'enivrera. O ma vengeance! qu'il y a longtemps que tes
+ongles poussent! O dents d'Ugolin! il vous faut le crâne, le crâne!
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Es-tu en délire? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve?
+
+LORENZO.
+
+Lâche, lâche,--ruffian,--le petit maigre, les pères, les filles,--des
+adieux, des adieux sans fin,--les rives de l'Arno pleines
+d'adieux!--les gamins l'écrivent sur les murs.--Ris, vieillard, ris
+dans ton bonnet blanc;--tu ne vois pas que mes ongles poussent?--Ah!
+le crâne! le crâne!
+
+_Il s'évanouit._
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Maître, tu as un ennemi.
+
+_Il lui jette de l'eau à la figure._
+
+Allons! maître, ce n'est pas la peine de tant te démener. On a des
+sentiments élevés ou on n'en a pas; je n'oublierai jamais que tu m'as
+fait avoir une certaine grâce sans laquelle je serais loin. Maître,
+si tu as un ennemi, dis-le, et je t'en débarrasserai sans qu'il y
+paraisse autrement.
+
+LORENZO.
+
+Ce n'est rien; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes
+voisins.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons
+tout à l'envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage. Je
+crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor, et les
+rouler sur ton plancher, sans qu'on s'aperçût dans la maison qu'il
+s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t'y prends
+mal. Ils ont eu peur la première fois, c'est vrai; mais maintenant
+ils se contentent d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au
+point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenêtres.
+
+LORENZO.
+
+Tu crois?
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Tu as un ennemi, maître. Ne t'ai-je pas vu frapper du pied la terre,
+et maudire le jour de ta naissance? N'ai-je pas des oreilles? Et,
+au milieu de toutes tes fureurs, n'ai-je pas entendu résonner
+distinctement un petit mot bien net; la vengeance? Tiens, maître,
+crois-moi, tu maigris;--tu n'as plus le mot pour rire comme
+devant;--crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise digestion qu'une
+bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas
+toujours un dont l'ombre gêne l'autre? Ton médecin est dans ma gaine;
+laisse-moi te guérir.
+
+_Il tire son épée._
+
+LORENZO.
+
+Ce médecin-là t'a-t-il jamais guéri, toi?
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle
+qui me disait...
+
+LORENZO.
+
+Montre-moi cette épée. Ah! garçon, c'est une brave lame.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Essaye-la, et tu verras.
+
+LORENZO.
+
+Tu as deviné mon mal,--j'ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai
+pas d'une épée qui ait servi pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura
+ici-bas qu'un baptême; elle gardera son nom.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Quel est le nom de l'homme?
+
+LORENZO.
+
+Qu'importe? M'es-tu dévoué?
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Pour toi, je remettrais le Christ en croix.
+
+LORENZO.
+
+Je te le dis en confidence,--je ferai le coup dans cette chambre.
+Écoute bien, et ne te trompe pas. Si je l'abats du premier coup, ne
+t'avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce,
+et c'est un sanglier. S'il se défend, je compte sur toi pour lui tenir
+les mains; rien de plus, entends-tu? c'est à moi qu'il appartient. Je
+t'avertirai en temps et lieu.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Amen.
+
+
+SCÈNE II
+
+_Au palais Strozzi._
+
+_Entrent_ PHILIPPE ET PIERRE.
+
+
+PIERRE.
+
+Quand je pense à cela, j'ai envie de me couper la main droite. Avoir
+manqué cette canaille! un coup si juste, et l'avoir manqué! A qui
+n'était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens: Il y a
+un Salviati de moins dans les rues? Mais le drôle a fait comme les
+araignées,--il s'est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et
+il a fait le mort de peur d'être achevé.
+
+PHILIPPE.
+
+Que t'importe qu'il vive? ta vengeance n'en est que plus complète.
+
+PIERRE.
+
+Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon
+père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille: ne
+vous mêlez pas de tout cela.
+
+PHILIPPE.
+
+Qu'as-tu encore en tête? Ne saurais-tu vivre un quart d'heure sans
+penser à mal?
+
+PIERRE.
+
+Non, par l'enfer! je ne saurais vivre un quart d'heure tranquille dans
+cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de
+prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et
+des hoquets d'ivrognes. Adieu, j'ai affaire à présent.
+
+PHILIPPE.
+
+Où vas-tu?
+
+PIERRE.
+
+Pourquoi voulez-vous le savoir? Je vais chez les Pazzi.
+
+PHILIPPE.
+
+Attends-moi donc, car j'y vais aussi.
+
+PIERRE.
+
+Pas à présent, mon père; ce n'est pas un bon moment pour vous.
+
+PHILIPPE.
+
+Parle-moi franchement.
+
+PIERRE.
+
+Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellai et
+d'autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles.
+
+PHILIPPE.
+
+Ainsi donc?
+
+PIERRE.
+
+Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d'un caillou
+gros comme le bout du doigt.
+
+PHILIPPE.
+
+Mais vous n'avez rien d'arrêté? pas de plan, pas de mesures prises? O
+enfants, enfants! jouer avec la vie et la mort! Des questions qui ont
+remué le monde! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et
+qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du
+bourreau! des projets que la Providence elle-même regarde en silence
+et avec terreur, et qu'elle laisse achever à l'homme, sans oser y
+toucher! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant
+un verre de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou d'une
+mascarade! Savez-vous ce que c'est qu'une république, que l'artisan au
+fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen
+sur la place, que la vie entière d'un royaume? le bonheur des hommes,
+Dieu de justice! O enfants, enfants! savez-vous compter sur vos
+doigts?
+
+PIERRE.
+
+Un bon coup de lancette guérit tous les maux.
+
+PHILIPPE.
+
+Guérir! guérir! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit
+être donné par le médecin? Savez-vous qu'il faut une expérience longue
+comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras
+d'un malade une goutte de sang? N'étais-je pas offensé aussi, la
+nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau? Ne
+suis-je pas le père de ma Louise, comme tu es son frère? N'était-ce
+pas une juste vengeance? Et cependant sais-tu ce qu'elle m'a coûté?
+Ah! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu es père un
+jour, nous en parlerons.
+
+PIERRE.
+
+Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.
+
+PHILIPPE.
+
+Qu'ont donc fait à Dieu ces Pazzi? Ils invitent leurs amis à venir
+conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et les amis, en entrant
+dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères[E]. Quelle
+soif ont donc leurs épées? Que voulez-vous donc, que voulez-vous?
+
+[Note E: Voir la conspiration des Pazzi. (_Note de l'auteur._)]
+
+PIERRE.
+
+Et pourquoi vous démentir vous-même? Ne vous ai-je pas entendu cent
+fois dire ce que nous disons? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe,
+quand vos domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées des
+flambeaux de la veille? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne
+meurent pas silencieux.
+
+PHILIPPE.
+
+Où en viendrez-vous? réponds-moi.
+
+PIERRE.
+
+Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n'a que
+faire d'un médecin; il n'a qu'à se brûler la plaie.
+
+PHILIPPE.
+
+Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la
+place?
+
+PIERRE.
+
+Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.
+
+PHILIPPE.
+
+Je vous le dis, comptez sur vos doigts.
+
+PIERRE.
+
+Les têtes d'une hydre sont faciles à compter.
+
+PHILIPPE.
+
+Et vous voulez agir? cela est décidé?
+
+PIERRE.
+
+Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence.
+
+PHILIPPE.
+
+Cela est irrévocable? vous voulez agir?
+
+PIERRE.
+
+Adieu, mon père; laissez-moi aller seul.
+
+PHILIPPE.
+
+Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons
+vont à la curée? O mes enfants! ma brave et belle jeunesse! vous qui
+avez la force que j'ai perdue, vous qui êtes aujourd'hui ce qu'était
+le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous! Emmène-moi,
+mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs
+discours, je ne dirai que quelques mots; il peut y avoir quelque chose
+de bon dans cette tête grise: deux mots, et ce sera fait. Je ne radote
+pas encore; je ne vous serai pas à charge; ne pars pas sans moi, mon
+enfant; attends que je prenne mon manteau.
+
+PIERRE.
+
+Venez, mon noble père; nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes
+notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie.
+La liberté est mûre; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir
+de terre la plante que vous aimez.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE III
+
+_Une rue._
+
+UN OFFICIER ALLEMAND ET DES SOLDATS; THOMAS STROZZI, _au milieu
+d'eux_.
+
+
+L'OFFICIER.
+
+Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons chez les
+Pazzi.
+
+THOMAS.
+
+Va ton train, et ne sois pas en peine; tu sauras ce qu'il en coûte.
+
+L'OFFICIER.
+
+Pas de menace; j'exécute les ordres du duc, et n'ai rien à souffrir de
+personne.
+
+THOMAS.
+
+Imbécile! qui arrête un Strozzi sur la parole d'un Médicis!
+
+_Il se forme un groupe autour d'eux._
+
+UN BOURGEOIS.
+
+Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur? nous le connaissons bien, c'est le
+fils de Philippe.
+
+UN AUTRE.
+
+Lâche-le; nous répondons pour lui.
+
+LE PREMIER.
+
+Oui, oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le aller, ou prends
+garde à tes oreilles.
+
+L'OFFICIER.
+
+Hors de là, canaille! laissez passer la justice du duc, si vous
+n'aimez pas les coups de hallebarde.
+
+_Pierre et Philippe arrivent._
+
+PIERRE.
+
+Qu'y a-t-il? quel est ce tapage? Que fais-tu là, Thomas?
+
+LE BOURGEOIS.
+
+Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en prison.
+
+PHILIPPE.
+
+En prison? et sur quel ordre?
+
+PIERRE.
+
+En prison? sais-tu à qui tu as affaire?
+
+L'OFFICIER.
+
+Qu'on saisisse cet homme!
+
+_Les soldats arrêtent Pierre._
+
+PIERRE.
+
+Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme des pourceaux!
+
+PHILIPPE.
+
+Sur quel ordre agissez-vous, monsieur?
+
+L'OFFICIER, _montrant l'ordre du duc_.
+
+Voilà mon mandat. J'ai ordre d'arrêter Pierre et Thomas Strozzi.
+
+_Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux._
+
+PIERRE.
+
+De quoi nous accuse-t-on? qu'avons-nous fait? Aidez-moi, mes amis;
+rossons cette canaille.
+
+_Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive._
+
+L'OFFICIER.
+
+Venez ici; prêtez-moi main-forte.
+
+_Pierre est désarmé._
+
+En marche! et le premier qui approche de trop près, un coup de pique
+dans le ventre! Cela leur apprendra à se mêler de leurs affaires.
+
+PIERRE.
+
+On n'a pas le droit de m'arrêter sans un ordre des Huit. Je me soucie
+bien des ordres d'Alexandre! Où est l'ordre des Huit?
+
+L'OFFICIER.
+
+C'est devant eux que nous vous menons.
+
+PIERRE.
+
+Si c'est devant eux, je n'ai rien à dire. De quoi suis-je accusé?
+
+UN HOMME DU PEUPLE.
+
+Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des
+Huit?
+
+PIERRE.
+
+Répondez donc, de quoi suis-je accusé?
+
+L'OFFICIER.
+
+Cela ne me regarde pas.
+
+_Les soldats sortent avec Pierre et Thomas._
+
+PIERRE, _en sortant_.
+
+N'ayez aucune inquiétude, mon père; les Huit me renverront souper à la
+maison, et le bâtard en sera pour ses frais de justice.
+
+PHILIPPE, _seul, s'asseyant sur un banc_.
+
+J'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite.
+Où en sommes-nous donc si une vengeance aussi juste que le ciel que
+voilà est clair est punie comme un crime! Eh quoi! les deux aînés
+d'une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de
+grand chemin! la plus grossière insulte châtiée, un Salviati frappé,
+seulement frappé, et des hallebardes en jeu! Sors donc du fourreau,
+mon épée. Si le saint appareil des exécutions judiciaires devient la
+cuirasse des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard,
+cette arme des assassins, protègent l'homme de bien. O Christ! la
+justice devenue une entremetteuse, l'honneur des Strozzi souffleté en
+place publique, et un tribunal répondant des quolibets d'un rustre! Un
+Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de
+vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour se défendre le
+coupe-tête du bourreau! Lumière du soleil! j'ai parlé, il n'y a pas un
+quart d'heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me
+donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres! Allons! mes
+bras, remuez; et toi, vieux corps courbé par l'âge et par l'étude,
+redresse-toi pour l'action!
+
+_Entre Lorenzo._
+
+LORENZO.
+
+Demandes-tu l'aumône, Philippe, assis au coin de cette rue?
+
+PHILIPPE.
+
+Je demande l'aumône à la justice des hommes; je suis un mendiant
+affamé de justice, et mon honneur est en haillons.
+
+LORENZO.
+
+Quel changement va donc s'opérer dans le monde, et quelle robe
+nouvelle va revêtir la nature, si le masque de la colère s'est posé
+sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe? O mon père!
+quelles sont ces plaintes? pour qui répands-tu sur la terre les joyaux
+les plus précieux qu'il y ait sous le soleil, les larmes d'un homme
+sans peur et sans reproche?
+
+PHILIPPE.
+
+Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un Médicis toi-même,
+mais seulement par ton nom; si je t'ai bien connu, si la hideuse
+comédie que tu joues m'a trouve impassible et fidèle spectateur,
+que l'homme sorte de l'histrion. Si tu as jamais été quelque chose
+d'honnête, sois-le aujourd'hui. Pierre et Thomas sont en prison.
+
+LORENZO.
+
+Oui, oui, je sais cela.
+
+PHILIPPE.
+
+Est-ce là ta réponse? Est-ce là ton visage, homme sans épée?
+
+LORENZO.
+
+Que veux-tu? dis-le, et tu auras alors ma réponse.
+
+PHILIPPE.
+
+Agir! Comment? je n'en sais rien. Quel moyen employer, quel levier
+mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser
+dans le fleuve? quoi faire, que résoudre, quels hommes aller trouver?
+je ne puis le savoir encore. Mais agir, agir, agir! O Lorenzo!
+le temps est venu. N'es-tu pas diffamé, traité de chien et de
+sans-coeur? Si je t'ai tenu, en dépit de tout, ma porte ouverte, ma
+main ouverte, mon coeur ouvert, parle, et que je voie si je me suis
+trompé. Ne m'as-tu pas parlé d'un homme qui s'appelle aussi Lorenzo,
+et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà? Cet homme n'aime-t-il
+pas sa patrie, n'est-il pas dévoué à ses amis? Tu le disais, et je
+l'ai cru. Parle, parle, le temps est venu.
+
+LORENZO.
+
+Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur
+la tête!
+
+PHILIPPE.
+
+Ami, rire d'un vieillard désespéré, cela porte malheur; si tu dis
+vrai, à l'action! J'ai de toi des promesses qui engageraient Dieu
+lui-même, et c'est sur ces promesses que je t'ai reçu. Le rôle que tu
+joues est un rôle de boue et de lèpre, tel que l'enfant prodigue ne
+l'aurait pas joué dans un jour de démence; et cependant je t'ai reçu.
+Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas
+faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelé du nom sacré
+d'ami, je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer;
+j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur,
+et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace
+hideuse du contact de la tienne. Sois honnête, car je l'ai été; agis,
+car tu es jeune, et je suis vieux.
+
+LORENZO.
+
+Pierre et Thomas sont en prison; est-ce là tout?
+
+PHILIPPE.
+
+O ciel et terre! oui, c'est là tout. Presque rien, deux enfants de mes
+entrailles qui vont s'asseoir au banc des voleurs. Deux têtes que
+j'ai baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris, et que je vais
+trouver demain matin clouées sur la porte de la forteresse; oui, c'est
+là tout, rien de plus, en vérité.
+
+LORENZO.
+
+Ne me parle pas sur ce ton: je suis rongé d'une tristesse auprès de
+laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante.
+
+_Il s'assoit près de Philippe._
+
+PHILIPPE.
+
+Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, vois-tu! On
+m'arracherait les bras et les jambes, que, comme le serpent, les
+morceaux mutilés de Philippe se rejoindraient encore et se lèveraient
+pour la vengeance. Je connais si bien tout cela! Les Huit! un tribunal
+d'hommes de marbre! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps
+en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute,
+pour se résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, ô conscience!
+Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils ont des femmes et des filles!
+Ah! qu'ils tuent et qu'ils égorgent; mais pas mes enfants, pas mes
+enfants!
+
+LORENZO.
+
+Pierre est un homme; il parlera, et il sera mis en liberté.
+
+PHILIPPE.
+
+O mon Pierre, mon premier-né!
+
+LORENZO.
+
+Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille; ou faites mieux, quittez
+Florence. Je vous réponds de tout, si vous quittez Florence.
+
+PHILIPPE.
+
+Moi, un banni! moi dans un lit d'auberge à mon heure dernière! O Dieu!
+tout cela pour une parole d'un Salviati!
+
+LORENZO.
+
+Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais non pas pour
+lui seul. Alexandre a un pied dans le lit de cet homme; il y exerce le
+droit du seigneur sur la prostitution.
+
+PHILIPPE.
+
+Et nous n'agirons pas! O Lorenzo, Lorenzo! tu es un homme ferme, toi;
+parle-moi, je suis faible, et mon coeur est trop intéressé dans
+tout cela. Je m'épuise, vois-tu! j'ai trop réfléchi ici-bas; j'ai trop
+tourné sur moi-même, comme un cheval de pressoir; je ne vaux plus rien
+pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses; je le ferai.
+
+LORENZO.
+
+Rentrez chez vous, mon bon monsieur.
+
+PHILIPPE.
+
+Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi; là sont cinquante
+jeunes gens tous déterminés. Ils ont juré d'agir; je leur parlerai
+noblement, comme un Strozzi et comme un père, et ils m'entendront. Ce
+soir j'inviterai à souper les quarante membres de ma famille; je leur
+raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons, nous verrons! rien n'est
+encore fait. Que les Médicis prennent garde à eux! Adieu, je vais chez
+les Pazzi; aussi bien, j'y allais avec Pierre, quand on l'a arrêté.
+
+LORENZO.
+
+Il y a plusieurs démons, Philippe; celui qui te tente en ce moment
+n'est pas le moins à craindre de tous.
+
+PHILIPPE.
+
+Que veux-tu dire?
+
+LORENZO.
+
+Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel: la liberté, la
+patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche
+comme les cordes d'une lyre; c'est le bruit des écailles d'argent de
+ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre,
+et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air
+autour de ses lèvres; son vol est si rapide, que nul ne peut dire où
+il va. Prends-y garde! une fois dans ma vie je l'ai vu traverser les
+cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher de sa main a fait
+frémir mes cheveux comme une plume légère. Que je l'aie écouté ou non,
+n'en parlons pas.
+
+PHILIPPE.
+
+Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais pourquoi j'ai peur de
+te comprendre.
+
+LORENZO.
+
+N'avez-vous dans la tête que cela: délivrer vos fils? Mettez la main
+sur la conscience; quelque autre pensée plus vaste, plus terrible, ne
+vous entraîne-t-elle pas comme un chariot étourdissant au milieu de
+cette jeunesse?
+
+PHILIPPE.
+
+Eh bien! oui, que l'injustice faite à ma famille soit le signal de la
+liberté. Pour moi, et pour tous, j'irai!
+
+LORENZO.
+
+Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l'humanité.
+
+PHILIPPE.
+
+Que veut dire ceci? Es-tu dedans comme dehors une vapeur infecte? Toi
+qui m'as parlé d'une liqueur précieuse dont tu étais le flacon, est-ce
+là ce que tu renfermes?
+
+LORENZO.
+
+Je suis, en effet, précieux pour vous, car je tuerai Alexandre.
+
+PHILIPPE.
+
+Toi?
+
+LORENZO.
+
+Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous, tâchez de délivrer
+vos enfants; si vous ne le pouvez pas, laissez-leur subir une légère
+punition; je sais pertinemment qu'il n'y a pas d'autres dangers pour
+eux, et je vous répète que d'ici à quelques jours il n'y aura pas plus
+d'Alexandre de Médicis à Florence qu'il n'y a de soleil à minuit.
+
+PHILIPPE.
+
+Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de penser à la
+liberté? Ne viendra-t-elle pas quand tu auras fait ton coup, si tu le
+fais?
+
+LORENZO.
+
+Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante ans de vertu
+sur ta tête grise; c'est un enjeu trop cher pour le jouer aux dés.
+
+PHILIPPE.
+
+Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse
+entendre, parle; tu m'irrites singulièrement.
+
+LORENZO.
+
+Tel que tu me vois, Philippe, j'ai été honnête. J'ai cru à la vertu, à
+la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu. J'ai versé plus
+de larmes sur la pauvre Italie que Niobé sur ses filles.
+
+PHILIPPE.
+
+Eh bien, Lorenzo?
+
+LORENZO.
+
+Ma jeunesse a été pure comme l'or. Pendant vingt ans de silence,
+la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine; et il faut que je sois
+réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine
+nuit que j'étais assis dans les ruines du colisée antique, je ne sais
+pourquoi, je me levai; je tendis vers le ciel mes bras trempés de
+rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main.
+J'étais un étudiant paisible, et je ne m'occupais alors que des arts
+et des sciences, et il m'est impossible de dire comment cet étrange
+serment s'est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu'on éprouve quand
+on devient amoureux.
+
+PHILIPPE.
+
+J'ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rêver.
+
+LORENZO.
+
+Et moi aussi. J'étais heureux alors; j'avais le coeur et les mains
+tranquilles; mon nom m'appelait au trône, et je n'avais qu'à laisser
+le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi
+toutes les espérances humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien
+ni mal; mais j'étais bon, et, pour mon malheur éternel, j'ai voulu
+être grand. Il faut que je l'avoue: si la Providence m'a poussé à la
+résolution de tuer un tyran, quel qu'il fût, l'orgueil m'y a poussé
+aussi. Que te dirais-je de plus? Tous les Césars du monde me faisaient
+penser à Brutus.
+
+PHILIPPE.
+
+L'orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t'en
+défendrais-tu?
+
+LORENZO.
+
+Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou, de quelle nature est la
+pensée qui m'a travaillé. Pour comprendre l'exaltation fiévreuse qui a
+enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau
+et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui
+descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la
+place publique serait peut-être semblable à ce que j'ai été le jour où
+j'ai commencé à vivre avec cette idée: il faut que je sois un Brutus.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu m'étonnes de plus en plus.
+
+LORENZO.
+
+J'ai voulu d'abord tuer Clément VII; je n'ai pu le faire, parce qu'on
+m'a banni de Rome avant le temps. J'ai recommencé mon ouvrage avec
+Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours d'aucun homme. Je
+travaillais pour l'humanité; mais mon orgueil restait solitaire au
+milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer
+par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas
+soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d'un paralytique
+comme Cicéron; je voulais arriver à l'homme, me prendre corps à corps
+avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée
+sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d'Alexandre
+monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée.
+
+PHILIPPE.
+
+Quelle tête de fer as-tu, ami! quelle tête de fer!
+
+LORENZO.
+
+La tâche que je m'imposais était rude avec Alexandre. Florence était,
+comme aujourd'hui, noyée de vin et de sang. L'empereur et le pape
+avaient fait un duc d'un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il
+fallait arriver à lui porté par les larmes des familles; pour devenir
+son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres
+épaisses tous les restes de ses orgies. J'étais pur comme un lis, et
+cependant je n'ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis
+devenu à cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois comprendre que
+j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l'appareil
+impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et
+d'opprobre; qu'importe? ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu baisses la tête; tes yeux sont humides.
+
+LORENZO.
+
+Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont point de
+rougeur au service de la honte. J'ai fait ce que j'ai fait. Tu sauras
+seulement que j'ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra
+bientôt dans un certain lieu d'où il ne sortira pas debout. Je suis au
+terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage,
+quand le bouvier l'abat sur l'herbe, n'est pas entouré de plus de
+filets, de plus de noeuds coulants que je n'en ai tissu autour
+de mon bâtard. Ce coeur, jusques auquel une armée ne serait pas
+parvenue en un an, il est maintenant à nu sous ma main; je n'ai
+qu'à laisser tomber mon stylet pour qu'il y entre. Tout sera fait.
+Maintenant, sais-tu ce qui m'arrive, et ce dont je veux t'avertir?
+
+PHILIPPE.
+
+Tu es notre Brutus si tu dis vrai.
+
+LORENZO.
+
+Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je me suis souvenu du
+bâton d'or couvert d'écorce. Maintenant je connais les hommes et je te
+conseille de ne pas t'en mêler.
+
+PHILIPPE.
+
+Pourquoi?
+
+LORENZO.
+
+Ah! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant,
+vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez
+regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière; du fond
+de votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le dais
+splendide des cieux; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez
+pas la sonde; vous étiez plein de confiance dans l'ouvrage de Dieu.
+Mais moi, pendant ce temps-là, j'ai plongé; je me suis enfoncé dans
+cette mer houleuse de la vie; j'en ai parcouru toutes les profondeurs,
+couvert de ma cloche de verre; tandis que vous admiriez la surface,
+j'ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans.
+
+PHILIPPE.
+
+Ta tristesse me fend le coeur.
+
+LORENZO.
+
+C'est parce que je vous vois tel que j'ai été, et sur le point de
+faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi. Je ne méprise point
+les hommes; le tort des livres et des historiens est de nous les
+montrer différents de ce qu'ils sont. La vie est comme une cité; on
+peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des
+promenades et des palais; mais il ne faut pas entrer dans les
+tripots, ni s'arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais
+quartiers. Voilà mon avis, Philippe; s'il s'agit de sauver tes
+enfants, je te dis de rester tranquille; c'est le meilleur moyen pour
+qu'on te les renvoie après une petite semonce. S'il s'agit de tenter
+quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras,
+car tu ne seras pas longtemps à t'apercevoir qu'il n'y a que toi qui
+en aies.
+
+PHILIPPE.
+
+Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de pareilles idées.
+Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route
+hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.
+
+LORENZO.
+
+Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te dis le danger
+d'en faire. Je connais la vie, et c'est une vilaine cuisine, sois-en
+persuadé. Ne mets pas la main là dedans, si tu respectes quelque
+chose.
+
+PHILIPPE.
+
+Arrête; ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois
+à tout ce que tu appelles des rêves; je crois à la vertu, à la pudeur
+et à la liberté.
+
+LORENZO.
+
+Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio! et les enfants ne me
+jettent pas de la boue! Les lits des filles sont encore chauds de ma
+sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux
+et leurs balais pour m'assommer! Au fond de ces dix mille maisons que
+voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j'y suis
+entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende
+en deux comme une bûche pourrie! L'air que vous respirez, Philippe, je
+le respire; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le
+sable fin des promenades; pas une goutte de poison ne tombe dans
+mon chocolat; que dis-je? ô Philippe! les mères pauvres soulèvent
+honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de
+leurs portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus
+vil que le baiser de Judas, tandis que moi, pinçant le menton de la
+petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou
+cinq méchantes pièces d'or.
+
+PHILIPPE.
+
+Que le tentateur ne méprise pas le faible; pourquoi tenter lorsque
+l'on doute?
+
+LORENZO.
+
+Suis-je un Satan? Lumière du ciel! je m'en souviens encore, j'aurais
+pleuré avec la première fille que j'ai séduite si elle ne s'était mise
+à rire. Quand j'ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je
+marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un
+enfant de dix ans dans l'armure d'un géant de la fable. Je croyais
+que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le
+portaient au front. J'avais commencé à dire tout haut que mes vingt
+années de vertu étaient un masque étouffant; ô Philippe! j'entrai
+alors dans la vie, et je vis qu'à mon approche tout le monde en
+faisait autant que moi; tous les masques tombaient devant mon regard;
+l'humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne
+d'elle, sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont,
+et je me suis dit: Pour qui est-ce donc que je travaille? Lorsque
+je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je
+regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du
+coeur, et je me demandais: Quand j'aurai fait mon coup, celui-là en
+profitera-t-il? J'ai vu les républicains dans leurs cabinets; je suis
+entré dans les boutiques; j'ai écouté et j'ai guetté. J'ai recueilli
+les discours des gens du peuple; j'ai vu l'effet que produisait sur
+eux la tyrannie; j'ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui
+engendre la métaphore et la prosopopée; j'ai avalé entre deux baisers
+les larmes les plus vertueuses; j'attendais toujours que l'humanité me
+laissât voir sur sa face quelque chose d'honnête. J'observais comme un
+amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.
+
+PHILIPPE.
+
+Si tu n'as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le
+mal existe, mais non pas sans le bien; comme l'ombre existe, mais non
+sans la lumière.
+
+LORENZO.
+
+Tu ne veux voir en moi qu'un mépriseur d'hommes: c'est me faire
+injure. Je sais parfaitement qu'il y en a de bons; mais à quoi
+servent-ils? que font-ils? comment agissent-ils? Qu'importe que la
+conscience soit vivante, si le bras est mort? Il y a de certains côtés
+par où tout devient bon: un chien est un ami fidèle; on peut trouver
+en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu'il se
+roule sur les cadavres et que la langue avec laquelle il lèche son
+maître sent la charogne d'une lieue. Tout ce que j'ai à voir, moi,
+c'est que je suis perdu, et que les hommes n'en profiteront pas plus
+qu'ils ne me comprendront.
+
+PHILIPPE.
+
+Pauvre enfant, tu me navres le coeur! Mais si tu es honnête, quand
+tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux
+coeur, Lorenzo, de penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce
+déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d'un métal
+aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton.
+
+LORENZO.
+
+Philippe, Philippe, j'ai été honnête. La main qui a soulevé une fois
+le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber; elle reste
+immobile jusqu'à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et
+l'élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce
+que l'ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.
+
+PHILIPPE.
+
+Toutes les maladies se guérissent; et le vice est une maladie aussi.
+
+LORENZO.
+
+Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi
+un vêtement; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un
+ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux
+comme la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer
+Tarquin, et ce qui m'étonne en lui, c'est qu'il n'y ait pas laissé
+sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j'ai à te dire: ne
+travaille pas pour ta patrie.
+
+PHILIPPE.
+
+Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait pour
+toujours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons.
+Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être; pourquoi ne
+pourrais-je en prendre une autre qui me mènerait au même point? Mon
+intention est d'en appeler au peuple, et d'agir ouvertement.
+
+LORENZO.
+
+Prends garde à toi, Philippe; celui qui te le dit sait pourquoi il le
+dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux
+hommes.
+
+PHILIPPE.
+
+Je crois à l'honnêteté des républicains.
+
+LORENZO.
+
+Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une fois mon coup
+fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur
+sera facile d'établir une république, la plus belle qui ait jamais
+fleuri sur la terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit.
+Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te
+demande, c'est de ne pas t'en mêler; parle, si tu le veux, mais prends
+garde à tes paroles, et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire
+mon coup: tu as les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre.
+
+PHILIPPE.
+
+Fais-le, et tu verras.
+
+LORENZO.
+
+Soit,--mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison
+cette famille assemblée autour d'une table? ne dirait-on pas des
+hommes? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s'il
+me prenait envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et
+de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y aurait pas un
+couteau de levé sur moi.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu me fais horreur. Comment le coeur peut-il rester grand avec des
+mains comme les tiennes?
+
+LORENZO.
+
+Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.
+
+PHILIPPE.
+
+Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles?
+
+LORENZO.
+
+Pourquoi? tu le demandes?
+
+PHILIPPE.
+
+Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, comment le
+commets-tu?
+
+LORENZO.
+
+Tu me demandes cela en face? regarde-moi un peu. J'ai été beau,
+tranquille et vertueux.
+
+PHILIPPE.
+
+Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres!
+
+LORENZO.
+
+Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je
+m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un
+spectre, et qu'en frappant sur ce squelette,
+
+_Il frappe sa poitrine._
+
+il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc
+que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à
+quelques fibres de mon coeur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre,
+c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis
+deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin
+d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie
+plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu que je
+laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain,
+si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait
+s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de boeufs. Mais
+j'aime le vin, le jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores
+en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu
+honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà
+assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et
+d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que
+l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche; j'en ai assez
+de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures
+pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez
+d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain; il faut que
+le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci! c'est
+peut-être demain que je tue Alexandre; dans deux jours j'aurai fini.
+Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour
+d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, pourront satisfaire
+leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent
+ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que
+j'ai à dire; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur fais pas
+nettoyer leurs piques, et l'humanité gardera sur sa joue le soufflet
+de mon épée marqué en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils
+voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient.
+Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne
+ou non la tête en m'entendant frapper, je jette la nature humaine
+à pile ou face sur la tombe d'Alexandre; dans deux jours les hommes
+comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.
+
+PHILIPPE.
+
+Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as dit des choses
+qui me font peine, et d'autres qui me font plaisir. Mais Pierre et
+Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m'en fier à personne
+qu'à moi-même. C'est en vain que ma colère voudrait ronger son frein;
+mes entrailles sont émues trop vivement; tu peux avoir raison, mais il
+faut que j'agisse; je vais rassembler mes parents.
+
+LORENZO.
+
+Comme tu voudras; mais prends garde à toi. Garde-moi le secret, même
+avec tes amis, c'est tout ce que je demande.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE IV
+
+_Au palais Soderini._
+
+
+_Entre_ CATHERINE, _lisant un billet_.
+
+«Lorenzo a dû vous parler de moi; mais qui pourrait vous parler
+dignement d'un amour pareil au mien? Que ma plume vous apprenne ce que
+ma bouche ne peut vous dire et ce que mon coeur voudrait signer de
+son sang.
+
+«ALEXANDRE DE MÉDICIS.»
+
+Si mon nom n'était pas sur l'adresse, je croirais que le messager
+s'est trompé, et ce que je lis me fait douter de mes yeux.
+
+_Entre Marie._
+
+O ma mère chérie! voyez ce qu'on m'écrit; expliquez-moi, si vous
+pouvez, ce mystère.
+
+MARIE.
+
+Malheureuse, malheureuse! il t'aime! Où t'a-t-il vue? où lui as-tu
+parlé?
+
+CATHERINE.
+
+Nulle part; un messager m'a apporté cela comme je sortais de l'église.
+
+MARIE.
+
+Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui? Ah! Catherine, avoir un fils
+pareil! Oui, faire de la soeur de sa mère la maîtresse du duc, non
+pas même la maîtresse, ô ma fille! Quels noms portent ces créatures!
+je ne puis le dire; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux
+lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu comment il
+répondra.
+
+CATHERINE.
+
+Je croyais que le duc aimait;... pardon, ma mère; mais je croyais que
+le duc aimait la marquise de Cibo; on me l'avait dit...
+
+MARIE.
+
+Cela est vrai, il l'a aimée, s'il peut aimer.
+
+CATHERINE.
+
+Il ne l'aime plus? Ah! comment peut-on offrir sans honte un coeur
+pareil! Venez, ma mère; venez chez Lorenzo.
+
+MARIE.
+
+Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j'éprouve depuis quelques jours;
+j'ai eu la fièvre toutes les nuits: il est vrai que depuis trois mois
+elle ne me quitte guère. J'ai trop souffert, ma pauvre Catherine;
+pourquoi m'as-tu lu cette lettre? Je ne puis plus rien supporter. Je
+ne suis plus jeune, et cependant il me semble que je le redeviendrais
+à certaines conditions; mais tout ce que je vois m'entraîne vers la
+tombe. Allons! soutiens-moi, pauvre enfant; je ne te donnerai pas
+longtemps cette peine.
+
+_Elles sortent._
+
+
+SCÈNE V
+
+_Chez la marquise._
+
+
+LA MARQUISE, _parée, devant un miroir_.
+
+Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une nouvelle qu'on
+m'apprendrait tout à coup. Quel précipice que la vie! Comment, il est
+déjà neuf heures, et c'est le duc que j'attends dans cette toilette!
+Qu'il en soit ce qu'il pourra, je veux essayer mon pouvoir.
+
+_Entre le cardinal._
+
+LE CARDINAL.
+
+Quelle parure, marquise! voilà des fleurs qui embaument.
+
+LA MARQUISE.
+
+Je ne puis vous recevoir, cardinal; j'attends une amie: vous
+m'excuserez.
+
+LE CARDINAL.
+
+Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont j'aperçois la porte
+entr'ouverte là-bas, c'est un petit paradis. Irai-je vous y attendre?
+
+LA MARQUISE.
+
+Je suis pressée, pardonnez-moi. Non, pas dans mon boudoir; où vous
+voudrez.
+
+LE CARDINAL.
+
+Je reviendrai dans un moment plus favorable.
+
+_Il sort._
+
+LA MARQUISE.
+
+Pourquoi toujours le visage de ce prêtre? Quels cercles décrit donc
+autour de moi ce vautour à tête chauve, pour que je le trouve sans
+cesse derrière moi quand je me retourne? Est-ce que l'heure de ma mort
+serait proche?
+
+_Entre un page qui lui parle à l'oreille._
+
+C'est bon, j'y vais. Ah! ce métier de servante, tu n'y es pas fait,
+pauvre coeur orgueilleux.
+
+_Elle sort._
+
+
+SCÈNE VI
+
+_Le boudoir de la marquise._
+
+LA MARQUISE, LE DUC.
+
+
+LA MARQUISE.
+
+C'est ma façon de penser; je t'aimerais ainsi.
+
+LE DUC.
+
+Des mots, des mots, et rien de plus.
+
+LA MARQUISE.
+
+Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous! Sacrifier le repos de
+ses jours, la sainte chasteté de l'honneur! quelquefois ses enfants
+même;--ne vivre que pour un seul être au monde; se donner, enfin,
+se donner, puisque cela s'appelle ainsi! Mais cela n'en vaut pas la
+peine: à quoi bon écouter une femme? une femme qui parle d'autre chose
+que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas.
+
+LE DUC.
+
+Vous rêvez tout éveillée.
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, par le ciel! oui, j'ai fait un rêve; hélas! les rois seuls n'en
+font jamais: toutes les chimères de leurs caprices se transforment
+en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre!
+Alexandre! Alexandre! quel mot que celui-là: Je peux si je veux! Ah!
+Dieu lui-même n'en sait pas plus: devant ce mot, les mains des peuples
+se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes
+retient son haleine pour écouter.
+
+LE DUC.
+
+N'en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.
+
+LA MARQUISE.
+
+Être un roi, sais-tu ce que c'est? Avoir au bout de son bras cent
+mille mains! Être le rayon du soleil qui sèche les larmes des hommes!
+Être le bonheur et le malheur! Ah! quel frisson mortel cela donne!
+Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes,
+toi, mon aiglon! César est si loin! la garnison t'est si dévouée! Et
+d'ailleurs on égorge une armée et l'on n'égorge pas un peuple. Le jour
+où tu auras pour toi la nation tout entière, et où tu seras la
+tête d'un corps libre, où tu diras: Comme le doge de Venise épouse
+l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de ma belle
+Florence, et ses enfants sont mes enfants... Ah! sais-tu ce que c'est
+qu'un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras? Sais-tu ce que
+c'est que d'être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan
+des hommes? Sais-tu ce que c'est que d'être montré par un père à son
+enfant?
+
+LE DUC.
+
+Je me soucie de l'impôt; pourvu qu'on le paye, que m'importe?
+
+LA MARQUISE.
+
+Mais enfin, on t'assassinera.--Les pavés sortiront de terre et
+t'écraseront. Ah! la postérité! N'as-tu jamais vu ce spectre-là au
+chevet de ton lit? Ne t'es-tu jamais demandé ce que penseront de
+toi ceux qui sont dans le ventre des vivants? Et tu vis, toi, il est
+encore temps! Tu n'as qu'un mot à dire. Te souviens-tu du père de
+la patrie? Va! cela est facile d'être un grand roi quand on est roi.
+Déclare Florence indépendante; réclame l'exécution du traité avec
+l'empire; tire ton épée et montre-la: ils te diront de la remettre au
+fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu
+es jeune! Rien n'est décidé sur ton compte.--Il y a dans le
+coeur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la
+reconnaissance publique est un profond fleuve d'oubli pour leurs
+fautes passées. On t'a mal conseillé, on t'a trompé.--Mais il est
+encore temps; tu n'as qu'à dire; tant que tu es vivant, la page n'est
+pas tournée dans le livre de Dieu.
+
+LE DUC.
+
+Assez, ma chère, assez.
+
+LA MARQUISE.
+
+Ah! quand elle le sera! quand un misérable jardinier payé à la journée
+viendra arroser à contre-coeur quelques chétives marguerites autour
+du tombeau d'Alexandre;--quand les pauvres respireront gaiement
+l'air du ciel, et n'y verront plus planer le sombre météore de ta
+puissance;--quand ils parleront de toi en secouant la tête;--quand ils
+compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents,--es-tu sûr
+de dormir tranquille dans ton dernier sommeil?--Toi qui ne vas pas à
+la messe, et qui ne tiens qu'à l'impôt, es-tu sûr que l'éternité soit
+sourde, et qu'il n'y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux
+des trépassés? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent
+les emporte?
+
+LE DUC.
+
+Tu as une jolie jambe.
+
+LA MARQUISE.
+
+Écoute-moi; tu es étourdi, je le sais; mais tu n'es pas méchant; non,
+sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'être. Voyons! fais-toi
+violence;--réfléchis un instant, un seul instant à ce que je te dis.
+N'y a-t-il rien dans tout cela? Suis-je décidément une folle?
+
+LE DUC.
+
+Tout cela me passe bien par la tête; mais qu'est-ce que je fais donc
+de si mal? Je vaux bien mes voisins; je vaux, ma foi, mieux que le
+pape. Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours;--et tu
+sais que je les déteste. Tu veux que je me révolte contre César; César
+est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures que les Florentins ne
+m'aiment pas; je suis sûr qu'ils m'aiment, moi. Eh! parbleu! quand tu
+aurais raison, de qui veux-tu que j'aie peur?
+
+LA MARQUISE.
+
+Tu n'as pas peur de ton peuple,--mais tu as peur de l'empereur; tu
+as tué ou déshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout
+fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit.
+
+LE DUC.
+
+Paix! point de ceci.
+
+LA MARQUISE.
+
+Ah! je m'emporte; je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne
+sait pas que tu es brave? Tu es brave comme tu es beau; ce que tu
+as fait de mal, c'est ta jeunesse, c'est ta tête,--que sais-je, moi?
+c'est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c'est ce
+soleil étouffant qui nous pèse.--Je t'en supplie, que je ne sois pas
+perdue sans ressource; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne
+soit pas inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c'est vrai,
+et si la beauté est tout pour les femmes, bien d'autres valent mieux
+que moi. Mais n'as-tu rien, dis-moi,--dis-moi donc, toi! voyons!
+n'as-tu donc rien, rien là?
+
+_Elle lui frappe le coeur._
+
+LE DUC.
+
+Quel démon! assois-toi donc là, ma petite.
+
+LA MARQUISE.
+
+Eh bien! oui, je veux bien l'avouer; oui, j'ai de l'ambition, non pas
+pour moi;--mais toi! toi et ma chère Florence! O Dieu! tu m'es témoin
+de ce que je souffre.
+
+LE DUC.
+
+Tu souffres! qu'est-ce que tu as?
+
+LA MARQUISE.
+
+Non, je ne souffre pas. Écoute! écoute! Je vois que tu t'ennuies
+auprès de moi. Tu comptes les moments, tu détournes la tête; ne
+t'en va pas encore: c'est peut-être la dernière fois que je te vois.
+Écoute! je te dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et
+qu'il n'y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé sur les
+murailles avec un coup de couteau dans le coeur. Que je sois folle,
+que tu me haïsses demain, que m'importe? tu sauras cela!
+
+LE DUC.
+
+Malheur à toi, si tu joues avec ma colère!
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, malheur à moi! malheur à moi!
+
+LE DUC.
+
+Une autre fois,--demain matin, si tu veux,--nous pourrons nous revoir
+et parler de cela. Ne te fâche pas si je te quitte à présent: il faut
+que j'aille à la chasse.
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, malheur à moi! malheur à moi!
+
+LE DUC.
+
+Pourquoi? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi diable aussi te
+mêles-tu de politique? Allons! allons! ton petit rôle de femme, et
+de vraie femme, te va si bien! Tu es trop dévote; cela se formera.
+Aide-moi donc à remettre mon habit; je suis tout débraillé.
+
+LA MARQUISE.
+
+Adieu, Alexandre.
+
+_Le duc l'embrasse.--Entre le cardinal Cibo._
+
+LE CARDINAL.
+
+Ah!--Pardon, Altesse, je croyais ma soeur toute seule. Je suis
+un maladroit; c'est à moi d'en porter la peine. Je vous supplie de
+m'excuser.
+
+LE DUC.
+
+Comment l'entendez-vous? Allons donc! Malaspina, voilà qui sent le
+prêtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-là? Venez donc, venez
+donc; que diable est-ce que cela vous fait?
+
+_Ils sortent ensemble._
+
+LA MARQUISE, _seule, tenant le portrait de son mari_.
+
+Où es-tu maintenant, Laurent? Il est midi passé; tu te promènes sur
+la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes
+génisses grasses; tes garçons de ferme dînent à l'ombre; la pelouse
+soulève son manteau blanchâtre aux rayons du soleil; les arbres,
+entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tête blanche
+de leur vieux maître, tandis que l'écho de nos longues arcades répète
+avec respect le bruit de ton pas tranquille. O mon Laurent! j'ai
+perdu le trésor de ton honneur; j'ai voué au ridicule et au doute les
+dernières années de ta noble vie; tu ne presseras plus sur la cuirasse
+un coeur digne du tien, ce sera une main tremblante qui t'apportera
+ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse.
+
+
+SCÈNE VII
+
+_Chez les Strozzi._
+
+LES QUARANTE STROZZI, _à souper_.
+
+
+PHILIPPE.
+
+Mes enfants, mettons-nous à table.
+
+LES CONVIVES.
+
+Pourquoi reste-t-il deux sièges vides?
+
+PHILIPPE.
+
+Pierre et Thomas sont en prison.
+
+LES CONVIVES.
+
+Pourquoi?
+
+PHILIPPE.
+
+Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de
+Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas
+ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour
+venger la mort de son ruffian.
+
+LES CONVIVES.
+
+Meurent les Médicis!
+
+PHILIPPE.
+
+J'ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier
+de me secourir. Soupons et sortons ensuite l'épée à la main, pour
+redemander mes deux fils, si vous avez du coeur.
+
+LES CONVIVES.
+
+C'est dit; nous voulons bien.
+
+PHILIPPE.
+
+Il est temps que cela finisse, voyez-vous; on nous tuerait nos enfants
+et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne
+à ces bâtards ce que c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit
+n'ont pas le droit de condamner mes enfants; et moi, je n'y survivrais
+pas, voyez-vous!
+
+LES CONVIVES.
+
+N'aie pas peur, Philippe, nous sommes là.
+
+PHILIPPE.
+
+Je suis le chef de la famille: comment souffrirais-je qu'on
+m'insultât? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellai
+tout autant, les Aldobrandini et vingt autres. Pourquoi ceux-là
+pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs?
+Qu'on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et
+voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis?
+Là est leur force; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des
+hommes? Est-ce à dire qu'on abattra d'un coup de hache les familles
+de Florence, et qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi
+vieilles qu'elle? C'est par nous qu'on commence, c'est à nous de
+tenir ferme; notre premier cri d'alarme, comme le coup de sifflet de
+l'oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d'aigles
+chassés du nid; ils ne sont pas loin; ils tournoient autour de la
+ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau
+noir de la peste; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les
+couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d'abord délivrer nos
+fils; demain nous irons tous ensemble, l'épée nue, à la porte de
+toutes les grandes familles; il y a à Florence quatre-vingts palais,
+et de chacun d'eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la
+liberté y frappera.
+
+LES CONVIVES.
+
+Vive la liberté!
+
+PHILIPPE.
+
+Je prends Dieu à témoin que c'est la violence qui me force à tirer
+l'épée; que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen;
+que je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la
+moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux.
+
+LES CONVIVES.
+
+C'est vrai.
+
+PHILIPPE.
+
+C'est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais
+rebelle parce que Dieu m'a fait père. Je ne suis poussé par aucun
+motif d'ambition, ni d'intérêt, ni d'orgueil. Ma cause est loyale,
+honorable et sacrée. Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre
+vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous
+partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis!
+
+LES CONVIVES, _se levant et buvant_.
+
+A la mort des Médicis!
+
+LOUISE, _posant son verre_.
+
+Ah! je vais mourir.
+
+PHILIPPE.
+
+Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée? qu'as-tu, mon Dieu? que
+t'arrive-t-il? Mon Dieu, mon Dieu! comme tu pâlis! Parle, qu'as-tu?
+parle à ton père. Au secours! au secours! un médecin! Vite, vite, il
+n'est plus temps.
+
+LOUISE.
+
+Je vais mourir, je vais mourir.
+
+_Elle meurt._
+
+PHILIPPE.
+
+Elle s'en va, mes amis, elle s'en va! Un médecin! ma fille est
+empoisonnée!
+
+_Il tombe à genoux près de Louise._
+
+UN CONVIVE.
+
+Coupez son corset! faites-lui boire de l'eau tiède; si c'est du
+poison, il faut de l'eau tiède.
+
+_Les domestiques accourent._
+
+UN AUTRE CONVIVE.
+
+Frappez-lui dans les mains; ouvrez les fenêtres et frappez-lui dans
+les mains.
+
+UN AUTRE.
+
+Ce n'est peut-être qu'un étourdissement; elle aura bu avec trop de
+précipitation.
+
+UN AUTRE.
+
+Pauvre enfant! comme ses traits sont calmes! Elle ne peut pas être
+morte ainsi tout d'un coup.
+
+PHILIPPE.
+
+Mon enfant! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée?
+
+LE PREMIER CONVIVE.
+
+Voilà le médecin qui accourt.
+
+_Un médecin entre._
+
+LE SECOND CONVIVE.
+
+Dépêchez-vous, monsieur; dites-nous si c'est du poison.
+
+PHILIPPE.
+
+C'est un étourdissement, n'est-ce pas?
+
+LE MÉDECIN.
+
+Pauvre jeune fille! elle est morte.
+
+_Un profond silence règne dans la salle; Philippe est toujours à
+genoux auprès de Louise et lui tient les mains._
+
+UN DES CONVIVES.
+
+C'est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l'état où
+il est. Cette immobilité est effrayante.
+
+UN AUTRE.
+
+Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un
+domestique qui a appartenu à la femme de Salviati.
+
+UN AUTRE.
+
+C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et
+arrêtons-le.
+
+_Ils sortent._
+
+LE PREMIER CONVIVE.
+
+Philippe ne veut pas répondre à ce qu'on lui dit; il est frappé de la
+foudre.
+
+UN AUTRE.
+
+C'est horrible! C'est un meurtre inouï!
+
+UN AUTRE.
+
+Cela crie vengeance au ciel; sortons, et allons égorger Alexandre.
+
+UN AUTRE.
+
+Oui, sortons; mort à Alexandre! C'est lui qui a tout ordonné. Insensés
+que nous sommes! ce n'est pas d'hier que date sa haine contre nous.
+Nous agissons trop tard.
+
+UN AUTRE.
+
+Salviati n'en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre
+compte; c'est pour le duc qu'il travaillait. Allons, partons, quand on
+devrait nous tuer jusqu'au dernier.
+
+PHILIPPE _se lève_.
+
+Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce pas,
+
+_Il met son manteau._
+
+dans mon jardin, derrière les figuiers? Adieu, mes bons amis; adieu,
+portez-vous bien.
+
+UN CONVIVE.
+
+Où vas-tu, Philippe?
+
+PHILIPPE.
+
+J'en ai assez, voyez-vous! j'en ai autant que j'en puis porter. J'ai
+mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J'en ai assez, je
+m'en vais d'ici.
+
+UN CONVIVE.
+
+Tu t'en vas? tu t'en vas sans vengeance?
+
+PHILIPPE.
+
+Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l'enterrez
+pas; c'est à moi de l'enterrer; je le ferai à ma façon, chez de
+pauvres moines que je connais et qui viendront la chercher demain. A
+quoi sert-il de la regarder? elle est morte; ainsi cela est inutile.
+Adieu, mes amis, rentrez chez vous; portez-vous bien.
+
+UN CONVIVE.
+
+Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.
+
+UN AUTRE.
+
+Quelle horreur! je me sens prêt à m'évanouir dans cette salle.
+
+_Il sort._
+
+PHILIPPE.
+
+Ne me faites pas violence; ne m'enfermez pas dans une chambre où est
+le cadavre de ma fille; laissez-moi m'en aller.
+
+UN CONVIVE.
+
+Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre
+Lucrèce! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre.
+
+UN AUTRE.
+
+La nouvelle Lucrèce! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la
+liberté! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas
+tes paroles.
+
+PHILIPPE.
+
+Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau; j'ai deux fils
+en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir
+autour de moi. L'important, c'est que je m'en aille, et que vous vous
+teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on
+ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, je m'en
+vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux,
+voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis,
+restez tranquilles; si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en
+vais de ce pas à Venise.
+
+UN CONVIVE.
+
+Il fait un orage épouvantable; reste ici cette nuit.
+
+PHILIPPE.
+
+N'enterrez pas ma pauvre enfant; mes vieux moines viendront demain, et
+ils l'emporteront. Dieu de justice! Dieu de justice! que t'ai-je fait?
+
+_Il sort en courant._
+
+FIN DE L'ACTE TROISIÈME.
+
+
+
+
+ACTE QUATRIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_Au palais du duc._
+
+_Entrent_ LE DUC ET LORENZO.
+
+
+LE DUC.
+
+J'aurais voulu être là; il devait y avoir plus d'une face en colère.
+Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner cette Louise.
+
+LORENZO.
+
+Ni moi non plus; à moins que ce ne soit vous.
+
+LE DUC.
+
+Philippe doit être furieux! On dit qu'il est parti pour Venise. Dieu
+merci, me voilà délivré de ce vieillard insupportable. Quant à la
+chère famille, elle aura la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu
+qu'ils ont failli faire une petite révolution dans leur quartier? On
+m'a tué deux Allemands.
+
+LORENZO.
+
+Ce qui me fâche le plus, c'est que cet honnête Salviati a une jambe
+coupée. Avez-vous retrouvé votre cotte de mailles?
+
+LE DUC.
+
+Non, en vérité; j'en suis plus mécontent que je ne puis le dire.
+
+LORENZO.
+
+Méfiez-vous de Giomo; c'est lui qui vous l'a volée. Que portez-vous à
+la place?
+
+LE DUC.
+
+Rien; je ne puis en supporter une autre; il n'y en a pas d'aussi
+légère que celle-là.
+
+LORENZO.
+
+Cela est fâcheux pour vous.
+
+LE DUC.
+
+Tu ne me parles pas de ta tante.
+
+LORENZO.
+
+C'est par oubli, car elle vous adore; ses yeux ont perdu le repos
+depuis que l'astre de votre amour s'est levé dans son pauvre coeur.
+De grâce, seigneur, ayez quelque pitié pour elle; dites quand vous
+voulez la recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous
+sacrifier le peu de vertu qu'elle a.
+
+LE DUC.
+
+Parles-tu sérieusement?
+
+LORENZO.
+
+Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais voir qu'une
+tante à moi ne couchât pas avec vous!
+
+LE DUC.
+
+Où pourrai-je la voir?
+
+LORENZO.
+
+Dans ma chambre, seigneur; je ferai mettre des rideaux blancs à mon
+lit et un pot de réséda sur ma table; après quoi je coucherai par
+écrit sur votre calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis,
+afin que vous ne l'oubliiez pas après souper.
+
+LE DUC.
+
+Je n'en ai garde. Peste! Catherine est un morceau de roi. Eh! dis-moi,
+habile garçon, tu es vraiment sûr qu'elle viendra? Comment t'y es-tu
+pris?
+
+LORENZO.
+
+Je vous dirai cela.
+
+LE DUC.
+
+Je m'en vais voir un cheval que je viens d'acheter; adieu et à ce
+soir. Viens me prendre après souper; nous irons ensemble à ta maison;
+quant à la Cibo, j'en ai par-dessus les oreilles; hier encore, il a
+fallu l'avoir sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon.
+
+_Il sort._
+
+LORENZO, _seul_.
+
+Ainsi, c'est convenu. Ce soir je l'emmène chez moi, et demain les
+républicains verront ce qu'ils ont à faire, car le duc de Florence
+sera mort. Il faut que j'avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil,
+si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE II
+
+_Une rue._
+
+PIERRE ET THOMAS STROZZI, _sortant de prison_.
+
+
+PIERRE.
+
+J'étais bien sûr que les Huit me renverraient absous, et toi aussi.
+Viens, frappons à notre porte, et allons embrasser notre père. Cela
+est singulier; les volets sont fermés!
+
+LE PORTIER, _ouvrant_.
+
+Hélas! seigneur, vous savez les nouvelles.
+
+PIERRE.
+
+Quelles nouvelles? Tu as l'air d'un spectre qui sort d'un tombeau, à
+la porte de ce palais désert.
+
+LE PORTIER.
+
+Est-il possible que vous ne sachiez rien?
+
+_Deux moines arrivent._
+
+THOMAS.
+
+Et que pourrions-nous savoir? Nous sortons de prison. Parle; qu'est-il
+arrivé?
+
+LE PORTIER.
+
+Hélas! mes pauvres seigneurs, cela est horrible à dire.
+
+LES MOINES, _s'approchant_.
+
+Est-ce ici le palais des Strozzi?
+
+LE PORTIER.
+
+Oui; que demandez-vous?
+
+LES MOINES.
+
+Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. Voilà l'autorisation
+de Philippe, afin que vous nous laissiez l'emporter.
+
+PIERRE.
+
+Comment dites-vous? Quel corps demandez-vous?
+
+LES MOINES.
+
+Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre visage la
+ressemblance de Philippe; il n'y a rien de bon à apprendre ici pour
+vous.
+
+THOMAS.
+
+Comment? elle est morte! morte, ô Dieu du ciel!
+
+_Il s'assoit à l'écart._
+
+PIERRE.
+
+Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué ma soeur? car on
+ne meurt pas à son âge, dans l'espace d'une nuit, sans une cause
+surnaturelle. Qui l'a tuée, que je le tue? Répondez-moi, ou vous êtes
+mort vous-même.
+
+LE PORTIER.
+
+Hélas! hélas! qui peut le dire? Personne n'en sait rien.
+
+PIERRE.
+
+Où est mon père? Viens, Thomas; point de larmes. Par le ciel! mon
+coeur se serre comme s'il allait s'ossifier dans mes entrailles, et
+rester un rocher pour l'éternité.
+
+LES MOINES.
+
+Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous, nous vous
+conduirons à lui; il est depuis hier à notre couvent.
+
+PIERRE.
+
+Et je ne saurai pas qui a tué ma soeur! Écoutez-moi, prêtres; si
+vous êtes l'image de Dieu, vous pouvez recevoir un serment. Par tout
+ce qu'il y a d'instruments de supplice sous le ciel, par les tortures
+de l'enfer... Non; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous, que je
+voie mon père. O Dieu! ô Dieu! faites que ce que je soupçonne soit
+la vérité, afin que je les broie sous mes pieds comme des grains de
+sable. Venez, venez, avant que je perde la force; ne me dites pas un
+mot: il s'agit là d'une vengeance, voyez-vous! telle que la colère
+céleste n'en a pas rêvé.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE III
+
+_Une rue._
+
+LORENZO, SCORONCONCOLO.
+
+
+LORENZO.
+
+Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit; tu t'enfermeras
+dans mon cabinet jusqu'à ce qu'on vienne t'avertir.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Oui, monseigneur.
+
+_Il sort._
+
+LORENZO, _seul_.
+
+De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi? Quand je pense que j'ai
+aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre
+de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant. O Dieu! pourquoi ce
+seul mot: «A ce soir,» fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie
+brûlante comme un fer rouge? De quelles entrailles fauves, de quels
+velus embrassements suis-je donc sorti? Que m'avait fait cet homme?
+Quand je pose ma main là, et que je réfléchis,--qui donc m'entendra
+dire demain: «Je l'ai tué», sans me répondre: «Pourquoi l'as-tu tué?»
+Cela est étrange. Il a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du
+bien, du moins à sa manière. Si j'étais resté tranquille au fond de
+mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m'y chercher, et
+moi je suis venu le chercher à Florence. Pourquoi cela? Le spectre
+de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Égiste?
+M'avait-il offensé alors? Cela est étrange, et cependant pour cette
+action j'ai tout quitté; la seule pensée de ce meurtre a fait tomber
+en poussière les rêves de ma vie; je n'ai plus été qu'une ruine, dès
+que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et
+m'a appelé à lui. Que veut dire cela? Tout à l'heure, en passant sur
+la place, j'ai entendu deux hommes parler d'une comète. Sont-ce bien
+les battements d'un coeur humain que je sens là, sous les os de
+ma poitrine? Ah! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis
+quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il une nuée au-dessus de
+ma tête? Quand j'entrerai dans cette chambre, et que je voudrai
+tirer mon épée du fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de
+l'archange, et de tomber en cendres sur ma proie.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE IV
+
+_Chez le marquis de Cibo._
+
+_Entrent_ LE CARDINAL ET LA MARQUISE.
+
+
+LA MARQUISE.
+
+Comme vous voudrez, Malaspina.
+
+LE CARDINAL.
+
+Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise, avant de vous
+jouer à moi. Êtes-vous une femme comme les autres, et faut-il qu'on
+ait une chaîne d'or au cou et un mandat à la main pour que vous
+compreniez qui on est? Attendez-vous qu'un valet crie à tue-tête en
+ouvrant une porte devant moi, pour savoir quelle est ma puissance?
+Apprenez-le: ce ne sont pas les titres qui font l'homme; je ne suis ni
+envoyé du pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que cela.
+
+LA MARQUISE.
+
+Oui, je le sais: César a vendu son ombre au diable; cette ombre
+impériale se promène, affublée d'une robe rouge, sous le nom de Cibo.
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous êtes la maîtresse d'Alexandre, songez à cela; et votre secret est
+entre mes mains.
+
+LA MARQUISE.
+
+Faites-en ce qu'il vous plaira; nous verrons l'usage qu'un confesseur
+sait faire de sa conscience.
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous vous trompez, ce n'est pas par votre confession que je l'ai
+appris; je l'ai vu de mes propres yeux: je vous ai vue embrasser le
+duc. Vous me l'auriez avoué au confessionnal que je pourrais encore en
+parler sans péché, puisque je l'ai vu hors du confessionnal.
+
+LA MARQUISE.
+
+Eh bien! après?
+
+LE CARDINAL.
+
+Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant, et en
+soupirant comme un écolier quand la cloche sonne? Vous l'avez rassasié
+de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mêle à tous
+les mets de votre table; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte
+duègne était donc votre gouvernante, pour que vous ne sachiez pas
+que la maîtresse d'un roi parle ordinairement d'autre chose que de
+patriotisme?
+
+LA MARQUISE.
+
+J'avoue que l'on ne m'a jamais appris bien nettement de quoi devait
+parler la maîtresse d'un roi; j'ai négligé de m'instruire sur ce
+point, comme aussi, peut-être, de manger du riz pour m'engraisser, à
+la mode turque.
+
+LE CARDINAL.
+
+Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de
+trois jours.
+
+LA MARQUISE.
+
+Qu'un prêtre eût appris cette science à une femme, cela eût été fort
+simple: que ne m'avez-vous conseillée?
+
+LE CARDINAL.
+
+Voulez-vous que je vous conseille? Prenez votre manteau, et allez
+vous glisser dans l'alcôve du duc. S'il s'attend à des phrases en vous
+voyant, prouvez-lui que vous savez n'en pas faire à toutes les heures;
+soyez pareille à une somnambule, et faites en sorte que, s'il s'endort
+sur ce coeur républicain, ce ne soit pas d'ennui. Êtes-vous vierge?
+n'y a-t-il plus de vin de Chypre? n'avez-vous pas au fond de la
+mémoire quelque joyeuse chanson? n'avez-vous pas lu l'Arétin?
+
+LA MARQUISE.
+
+O ciel! j'ai entendu murmurer des mots comme ceux-là à de hideuses
+vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf. Si vous n'êtes pas un
+prêtre, êtes-vous un homme? êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour
+faire ainsi rougir votre pourpre elle-même.
+
+LE CARDINAL.
+
+Il n'y a rien de si vertueux que l'oreille d'une femme dépravée.
+Feignez ou non de me comprendre, mais souvenez-vous que mon frère est
+votre mari.
+
+LA MARQUISE.
+
+Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce que je ne puis
+comprendre que vaguement. Vous me faites horreur: que voulez-vous de
+moi?
+
+LE CARDINAL.
+
+Il y a des secrets qu'une femme ne doit pas savoir, mais qu'elle peut
+faire prospérer en en sachant les éléments.
+
+LA MARQUISE.
+
+Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous me faire
+tenir? Si vos désirs sont aussi effrayants que vos menaces, parlez;
+montrez-moi du moins le cheveu qui suspend l'épée sur ma tête.
+
+LE CARDINAL.
+
+Je ne puis parler qu'en termes couverts, par la raison que je ne suis
+pas sûr de vous. Qu'il vous suffise de savoir que, si vous eussiez été
+une autre femme, vous seriez une reine à l'heure qu'il est. Puisque
+vous m'appelez l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez
+grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous où peut
+conduire un sourire féminin? Savez-vous où vont les fortunes dont
+les racines poussent dans les alcôves? Alexandre est fils d'un pape,
+apprenez-le; et quand ce pape était à Bologne... Mais je me laisse
+entraîner trop loin.
+
+LA MARQUISE.
+
+Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous êtes frère de mon
+mari, je suis maîtresse d'Alexandre.
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous l'avez été, marquise, et bien d'autres aussi.
+
+LA MARQUISE.
+
+Je l'ai été; oui, Dieu merci! je l'ai été.
+
+LE CARDINAL.
+
+J'étais sûr que vous commenceriez par vos rêves; il faudra cependant
+que vous en veniez quelque jour aux miens. Écoutez-moi: nous nous
+querellons assez mal à propos; mais, en vérité, vous prenez tout
+au sérieux. Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai
+blessée tout à l'heure en vous disant comment, je n'ai que faire de
+le répéter. Laissez-vous conduire; dans un an, dans deux ans, vous me
+remercierez. J'ai travaillé longtemps pour être ce que je suis, et je
+sais où l'on peut aller. Si j'étais sûr de vous, je vous dirais des
+choses que Dieu lui-même ne saura jamais.
+
+LA MARQUISE.
+
+N'espérez rien, et soyez assuré de mon mépris.
+
+_Elle veut sortir._
+
+LE CARDINAL.
+
+Un instant! pas si vite! N'entendez-vous pas le bruit d'un cheval? mon
+frère ne doit-il pas venir aujourd'hui ou demain? me connaissez-vous
+pour un homme qui a deux paroles? Allez au palais ce soir, ou vous
+êtes perdue.
+
+LA MARQUISE.
+
+Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les moyens vous soient
+bons, je le conçois; mais parlerez-vous plus clairement? Voyons,
+Malaspina, je ne veux pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si
+vous pouvez me convaincre, faites-le,--parlez-moi franchement. Quel
+est votre but?
+
+LE CARDINAL.
+
+Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre, n'est-il pas vrai?
+Me prenez-vous pour un enfant, et croyez-vous qu'il suffise de me
+frotter les lèvres de miel pour me les desserrer? Agissez d'abord,
+je parlerai après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris l'empire
+nécessaire, non pas sur l'esprit d'Alexandre duc de Florence, mais sur
+le coeur d'Alexandre votre amant, je vous apprendrai le reste, et
+vous saurez ce que j'attends.
+
+LA MARQUISE.
+
+Ainsi donc, quand j'aurai lu l'Arétin pour me donner une première
+expérience, j'aurai à lire, pour en acquérir une seconde, le livre
+secret de vos pensées? Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous
+n'osez pas me dire? Vous servez le pape, jusqu'à ce que l'empereur
+trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. Vous
+espérez qu'un jour César vous devra bien réellement, bien complètement
+l'esclavage de l'Italie, et ce jour-là,--oh! ce jour-là, n'est-il pas
+vrai? celui qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous
+donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour gouverner
+Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout à l'heure,
+si vous pouviez. Quand la pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire
+deux ou trois coups d'État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que
+Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu'elle est menée par son beau-frère;
+et, comme vous dites, qui sait jusqu'où les larmes des peuples,
+devenues un océan, pourraient lancer votre barque? Est-ce à peu près
+cela? Mon imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans
+doute; mais je crois que c'est à peu près cela.
+
+LE CARDINAL.
+
+Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.
+
+LA MARQUISE.
+
+Perdue? et comment?
+
+LE CARDINAL.
+
+Ton mari saura tout.
+
+LA MARQUISE.
+
+Faites-le, faites-le, je me tuerai.
+
+LE CARDINAL.
+
+Menace de femme! Écoutez, et ne vous jouez pas à moi. Que vous m'ayez
+compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc.
+
+LA MARQUISE.
+
+Non.
+
+LE CARDINAL.
+
+Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu'il y a de
+sacré au monde, je lui raconte tout, si vous dites non encore une
+fois.
+
+LA MARQUISE.
+
+Non, non, non!
+
+_Entre le marquis._
+
+Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à
+Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il était, et quel rôle
+misérable j'allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m'en faire
+jouer un plus vil encore; il me propose des horreurs pour m'assurer le
+titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit.
+
+_Elle se jette à genoux._
+
+LE MARQUIS.
+
+Êtes-vous folle? Que veut-elle dire, Malaspina?--Eh bien! vous voilà
+comme une statue. Ceci est-il une comédie, cardinal? Eh bien donc! que
+faut-il que j'en pense?
+
+LE CARDINAL.
+
+Ah! corps du Christ!
+
+_Il sort._
+
+LE MARQUIS.
+
+Elle est évanouie. Holà! qu'on apporte du vinaigre!
+
+
+SCÈNE V
+
+_La chambre de Lorenzo._
+
+LORENZO, DEUX DOMESTIQUES.
+
+
+LORENZO.
+
+Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et celles-ci au pied
+du lit, vous ferez un bon feu, mais de manière à ce que cette nuit la
+flamme ne flambe pas, et que les charbons échauffent sans éclairer.
+Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher.
+
+_Entre Catherine._
+
+CATHERINE.
+
+Notre mère est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo?
+
+LORENZO.
+
+Ma mère est malade?
+
+CATHERINE.
+
+Hélas! je ne puis te cacher la vérité. J'ai reçu hier un billet du
+duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d'amour pour
+lui; cette lecture a fait bien du mal à Marie.
+
+LORENZO.
+
+Cependant je ne t'avais pas parlé de cela. N'as-tu pas pu lui dire que
+je n'étais pour rien là-dedans?
+
+CATHERINE.
+
+Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui si belle
+et en si bon état? je ne croyais pas que l'esprit d'ordre fût ton
+majordome.
+
+LORENZO.
+
+Le duc t'a donc écrit? Cela est singulier que je ne l'aie point su.
+Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre?
+
+CATHERINE.
+
+Ce que j'en pense?
+
+LORENZO.
+
+Oui, de la déclaration d'Alexandre. Qu'en pense ce petit coeur
+innocent?
+
+CATHERINE.
+
+Que veux-tu que j'en pense?
+
+LORENZO.
+
+N'as-tu pas été flattée? un amour qui fait l'envie de tant de femmes!
+un titre si beau à conquérir, la maîtresse de... Va-t'en, Catherine,
+va dire à ma mère que je te suis. Sors d'ici. Laisse-moi!
+
+_Catherine sort._
+
+Par le ciel! quel homme de cire suis-je donc? Le vice, comme la robe
+de Déjanire, s'est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je
+ne puisse plus répondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes
+lèvres se fasse ruffian malgré moi? J'allais corrompre Catherine; je
+crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche;
+car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma
+tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les
+hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément l'être
+inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au lieu d'une étincelle
+dans ce corps faible et chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais
+non revenir sur mes pas quand j'ai choisi. O Dieu! les jeunes gens à
+la mode ne se font-ils pas une gloire d'être vicieux, et les enfants
+qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se
+pervertir? Quel bourbier doit donc être l'espèce humaine qui se rue
+ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand
+moi, qui n'ai voulu prendre qu'un masque pareil à leurs visages,
+et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de
+rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver
+moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang! Pauvre Catherine! tu
+mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber
+comme tant d'autres dans l'éternel abîme, si je n'étais pas là. O
+Alexandre! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en vérité, que tu
+fisses ta prière avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine
+n'est-elle pas vertueuse, irréprochable? Combien faudrait-il pourtant
+de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce
+gladiateur aux poils roux? Quand je pense que j'ai failli parler!
+Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes, ou
+regardent leur tête rasée dans le miroir cassé d'une cellule, qui ont
+valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile
+que moi! Hé bien! j'ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais
+dans la balance d'un juge quelconque, il y aura d'un côté une montagne
+de sanglots; mais il y aura peut-être de l'autre une goutte de
+lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnêtes
+enfants.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE VI
+
+_Une vallée; un couvent dans le fond._
+
+_Entrent_ PHILIPPE STROZZI ET DEUX MOINES; _des novices portent le
+cercueil de Louise; ils le posent dans un tombeau_.
+
+
+PHILIPPE.
+
+Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l'embrasser.
+Lorsqu'elle était couchée, c'est ainsi que je me penchais sur elle
+pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mélancoliques étaient
+ainsi fermés à demi; mais ils se rouvraient au premier rayon du
+soleil, comme deux fleurs d'azur; elle se levait doucement, le sourire
+sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de
+la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste,
+le réveil d'un homme fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je
+en voyant l'aurore, un sillon de plus dans mon champ! Mais alors
+j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa
+beauté, et la clarté du jour était la bienvenue.
+
+_On ferme le tombeau._
+
+PIERRE STROZZI, _derrière la scène_.
+
+Par ici, venez par ici.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu ne te lèveras plus de ta couche; tu ne poseras pas tes pieds nus
+sur ce gazon pour revenir trouver ton père. O ma Louise! il n'y a que
+Dieu qui a su qui tu étais, et moi, moi, moi!
+
+PIERRE, _entrant_.
+
+Ils sont cent à Sestino qui arrivent du Piémont. Venez, Philippe; le
+temps des larmes est passé.
+
+PHILIPPE.
+
+Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes?
+
+PIERRE.
+
+Les bannis se sont rassemblés à Sestino; il est temps de penser à la
+vengeance; marchons franchement sur Florence avec notre petite armée.
+Si nous pouvons arriver à propos pendant la nuit et surprendre les
+postes de la citadelle, tout est dit. Par le ciel! j'élèverai à ma
+soeur un autre mausolée que celui-là.
+
+PHILIPPE.
+
+Non pas moi; allez sans moi, mes amis.
+
+PIERRE.
+
+Nous ne pouvons nous passer de vous; sachez-le, les confédérés
+comptent sur votre nom; François Ier lui-même attend de
+vous un mouvement en faveur de la liberté. Il vous écrit comme au chef
+des républicains florentins; voilà sa lettre.
+
+PHILIPPE _ouvre la lettre_.
+
+Dis à celui qui t'a apporté cette lettre qu'il réponde ceci au roi de
+France: Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera
+devenu fou.
+
+PIERRE.
+
+Quelle est cette nouvelle sentence?
+
+PHILIPPE.
+
+Celle qui me convient.
+
+PIERRE.
+
+Ainsi vous perdez la cause des bannis pour le plaisir de faire une
+phrase! Prenez garde, mon père, il ne s'agit pas là d'un passage de
+Pline; réfléchissez avant de dire non.
+
+PHILIPPE.
+
+Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre à la lettre
+du roi de France.
+
+PIERRE.
+
+Cela passe toute idée! vous me forceriez à vous dire de certaines
+choses. Venez avec nous, mon père, je vous en supplie. Lorsque
+j'allais chez les Pazzi, ne m'avez-vous pas dit: Emmène-moi? Cela
+était-il différent alors?
+
+PHILIPPE.
+
+Très différent. Un père offensé, qui sort de sa maison l'épée à la
+main, avec ses amis, pour aller réclamer justice, est très différent
+d'un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et
+au mépris des lois.
+
+PIERRE.
+
+Il s'agissait bien de réclamer justice! il s'agissait d'assommer
+Alexandre! Qu'est-ce qu'il y a de changé aujourd'hui? Vous n'aimez
+pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d'une occasion comme
+celle-ci.
+
+PHILIPPE.
+
+Une occasion, mon Dieu! cela une occasion!
+
+_Il frappe le tombeau._
+
+PIERRE.
+
+Laissez-vous fléchir.
+
+PHILIPPE.
+
+Je n'ai pas une douleur ambitieuse; laisse-moi seul, j'en ai assez
+dit.
+
+PIERRE.
+
+Vieillard obstiné! inexorable faiseur de sentences! vous serez cause
+de notre perte.
+
+PHILIPPE.
+
+Tais-toi, insolent! sors d'ici!
+
+PIERRE.
+
+Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il vous plaira, nous
+agirons sans vous cette fois. Eh! mort de Dieu! il ne sera pas dit que
+tout soit perdu faute d'un traducteur de latin!
+
+_Il sort._
+
+PHILIPPE.
+
+Ton jour est venu, Philippe! tout cela signifie que ton jour est venu.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE VII
+
+_Le bord de l'Arno; un quai. On voit une longue suite de palais._
+
+
+_Entre_ LORENZO.
+
+Voilà le soleil qui se couche; je n'ai pas de temps à perdre, et
+cependant tout ressemble ici à du temps perdu.
+
+_Il frappe à une porte._
+
+Holà! seigneur Alamanno! holà!
+
+ALAMANNO, _sur sa terrasse_.
+
+Qui est là? que me voulez-vous?
+
+LORENZO.
+
+Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette nuit; prenez vos
+mesures pour demain avec vos amis, si vous aimez la liberté.
+
+ALAMANNO.
+
+Par qui doit être tué Alexandre?
+
+LORENZO.
+
+Par Lorenzo de Médicis.
+
+ALAMANNO.
+
+C'est toi, Renzinaccio? Eh! entre donc souper avec de bons vivants qui
+sont dans mon salon.
+
+LORENZO.
+
+Je n'ai pas le temps; préparez-vous à agir demain.
+
+ALAMANNO.
+
+Tu veux tuer le duc, toi? Allons donc! tu as un coup de vin dans la
+tête.
+
+_Il sort._
+
+LORENZO, _seul_.
+
+Peut-être que j'ai tort de leur dire que c'est moi qui tuerai
+Alexandre, car tout le monde refuse de me croire.
+
+_Il frappe à une autre porte._
+
+Holà! seigneur Pazzi! holà!
+
+PAZZI, _sur sa terrasse_.
+
+Qui m'appelle?
+
+LORENZO.
+
+Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit; tâchez d'agir
+demain pour la liberté de Florence.
+
+PAZZI.
+
+Qui doit tuer le duc?
+
+LORENZO.
+
+Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire
+le nom de l'homme.
+
+PAZZI.
+
+Tu es fou, drôle, va-t'en au diable!
+
+_Il sort._
+
+LORENZO, _seul_.
+
+Il est clair que, si je ne dis pas que c'est moi, on me croira encore
+bien moins.
+
+_Il frappe à une porte._
+
+Holà! seigneur Corsini!
+
+LE PROVÉDITEUR, _sur sa terrasse_.
+
+Qu'est-ce donc?
+
+LORENZO.
+
+Le duc Alexandre sera tué cette nuit.
+
+LE PROVÉDITEUR.
+
+Vraiment, Lorenzo! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. Tu m'as
+blessé bien mal à propos un cheval au bal des Nasi; que le diable te
+confonde!
+
+_Il sort._
+
+LORENZO.
+
+Pauvre Florence! pauvre Florence!
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE VIII
+
+_Une plaine._
+
+_Entrent_ PIERRE STROZZI ET DEUX BANNIS.
+
+
+PIERRE.
+
+Mon père ne veut pas venir. Il m'a été impossible de lui faire
+entendre raison.
+
+PREMIER BANNI.
+
+Je n'annoncerai pas cela à mes camarades: il y a de quoi les mettre en
+déroute.
+
+PIERRE.
+
+Pourquoi? Montez à cheval ce soir, et allez bride abattue à Sestino;
+j'y serai demain matin. Dites que Philippe a refusé, mais que Pierre
+ne refuse pas.
+
+PREMIER BANNI.
+
+Les confédérés veulent le nom de Philippe: nous ne ferons rien sans
+cela.
+
+PIERRE.
+
+Le nom de famille de Philippe est le même que le mien; dites que
+Strozzi viendra, cela suffit.
+
+PREMIER BANNI.
+
+On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne réponds pas: Philippe,
+rien ne se fera.
+
+PIERRE.
+
+Imbécile! fais ce qu'on te dit, et ne réponds que pour toi-même.
+Comment sais-tu d'avance que rien ne se fera?
+
+PREMIER BANNI.
+
+Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens.
+
+PIERRE.
+
+Allons! monte à cheval, et va à Sestino.
+
+PREMIER BANNI.
+
+Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué! j'ai fait douze lieues dans
+la nuit. Je n'ai pas envie de le seller à cette heure.
+
+PIERRE.
+
+Tu n'es qu'un sot.
+
+_A l'autre banni._
+
+Allez-y, vous: vous vous y prendrez mieux.
+
+DEUXIÈME BANNI.
+
+Le camarade n'a pas tort pour ce qui regarde Philippe; il est certain
+que son nom ferait bien pour la cause.
+
+PIERRE.
+
+Lâches! manants sans coeur! ce qui fait bien pour la cause, ce sont
+vos femmes et vos enfants qui meurent de faim, entendez-vous? Le nom
+de Philippe leur remplira la bouche, mais il ne leur remplira pas le
+ventre. Quels pourceaux êtes-vous!
+
+DEUXIÈME BANNI.
+
+Il est impossible de s'entendre avec un homme aussi grossier;
+allons-nous-en, camarade.
+
+PIERRE.
+
+Va au diable, canaille! et dis à tes confédérés que, s'ils ne veulent
+pas de moi, le roi de France en veut, lui; et qu'ils prennent garde
+qu'on ne me donne la main haute sur vous tous!
+
+DEUXIÈME BANNI, _à l'autre_.
+
+Viens, camarade, allons souper; je suis, comme toi, excédé de fatigue.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE IX
+
+_Une place; il est nuit._
+
+
+_Entre_ LORENZO.
+
+Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la
+lumière;--cela se fait tous les jours;--une nouvelle mariée, par
+exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale,
+et Catherine passe pour très vertueuse.--Pauvre fille! qui l'est sous
+le soleil, si elle ne l'est pas? Que ma mère mourût de tout cela,
+voilà ce qui pourrait arriver.
+
+Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience! une heure est une heure,
+et l'horloge vient de sonner. Si vous y tenez cependant?--Mais non,
+pourquoi? Emporte le flambeau si tu veux: la première fois qu'une
+femme se donne, cela est tout simple.--Entrez donc, chauffez-vous donc
+un peu.--Oh! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille.--Et quel motif
+de croire à ce meurtre? Cela pourra les étonner, même Philippe.
+
+Te voilà, toi, face livide?
+
+_La lune paraît._
+
+Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans
+la ville! Mais Pierre est un ambitieux; les Ruccellai seuls valent
+quelque chose.--Ah! les mots, les mots, les éternelles paroles! S'il
+y a quelqu'un là-haut, il doit bien rire de nous tous; cela est très
+comique, très comique, vraiment.--O bavardage humain! ô grand tueur de
+corps morts! grand défonceur de portes ouvertes! ô hommes sans bras!
+
+Non! non! je n'emporterai pas la lumière.--J'irai droit au coeur; il
+se verra tuer... Sang du Christ! on se mettra demain aux fenêtres.
+
+Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque
+cotte de mailles. Maudite invention! Lutter avec Dieu et le diable,
+cela n'est rien; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les
+uns sur les autres par la main sale d'un armurier!--Je passerai
+le second pour entrer; il posera son épée là,--ou là,--oui, sur le
+canapé.--Quant à l'affaire du baudrier à rouler autour de la garde,
+cela est aisé. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà
+où serait le vrai moyen. Couché, assis ou debout? Assis plutôt. Je
+commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet.
+Alors nous venons, nous venons. Je ne voudrais pourtant pas qu'il
+tournât le dos. J'irai à lui tout droit. Allons! la paix, la paix!
+l'heure va venir.--Il faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne
+m'aperçois pas que je prends du froid; je boirai une bouteille.--Non,
+je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc? les cabarets sont
+fermés.
+
+Est-elle bonne fille?--Oui, vraiment.--En chemise?--Oh! non, non, je
+ne le pense pas.--Pauvre Catherine!--Que ma mère mourût de tout cela,
+ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je
+pu y faire? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire: «Crime,
+crime!» jusqu'à son dernier soupir.
+
+Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude.
+
+_Il s'assoit._
+
+Pauvre Philippe! une fille belle comme le jour! Une seule fois je me
+suis assis près d'elle sous le marronnier; ces petites mains blanches,
+comme cela travaillait! Que de journées j'ai passées, moi, assis
+sous les arbres! Ah! quelle tranquillité! quel horizon à Cafaggiuolo!
+Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher
+sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur
+son linge étendu sur le gazon! la chèvre blanche revenait toujours,
+avec ses grandes pattes menues.
+
+_Une horloge sonne._
+
+Ah! ah! il faut que j'aille là-bas.--Bonsoir, mignon; eh! trinque donc
+avec Giomo.--Bon vin! Cela serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de
+me dire: «Ta chambre est-elle retirée? entendra-t-on quelque chose du
+voisinage?» Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu. Oui, cela serait
+drôle qu'il lui vînt cette idée.
+
+Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle est donc cette
+lumière sous le portique de l'église? on taille, on remue des pierres.
+Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils
+coupent! comme ils enfoncent! Ils font un crucifix; avec quel courage
+ils le clouent! Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît
+tout d'un coup à la gorge.
+
+Eh bien! eh bien! quoi donc? j'ai des envies de danser qui sont
+incroyables. Je crois, si je m'y laissais aller, que je sauterais
+comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres.
+Eh, mignon! eh, mignon! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que
+cela; tra la la! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous
+le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau.
+
+_Il sort en courant._
+
+
+SCÈNE X
+
+_Chez le duc._
+
+LE DUC, _à souper_; GIOMO.--_Entre le cardinal_ CIBO.
+
+
+LE CARDINAL.
+
+Altesse, prenez garde à Lorenzo.
+
+LE DUC.
+
+Vous voilà, cardinal! asseyez-vous donc, et prenez donc un verre.
+
+LE CARDINAL.
+
+Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce soir à l'évêque de
+Marzi la permission d'avoir des chevaux de poste cette nuit.
+
+LE DUC.
+
+Cela ne se peut pas.
+
+LE CARDINAL.
+
+Je le tiens de l'évêque lui-même.
+
+LE DUC.
+
+Allons donc! je vous dis que j'ai de bonnes raisons pour savoir que
+cela ne se peut pas.
+
+LE CARDINAL.
+
+Me faire croire est peut-être impossible; je remplis mon devoir en
+vous avertissant.
+
+LE DUC.
+
+Quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant à cela? Il va
+peut-être à Cafaggiuolo.
+
+LE CARDINAL.
+
+Ce qu'il y a d'effrayant, monseigneur, c'est qu'en passant sur la
+place pour venir ici, je l'ai vu de mes yeux sauter sur des poutres
+et des pierres comme un fou. Je l'ai appelé, et je suis forcé d'en
+convenir, son regard m'a fait peur. Soyez certain qu'il mûrit dans sa
+tête quelque projet pour cette nuit.
+
+LE DUC.
+
+Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux?
+
+LE CARDINAL.
+
+Faut-il tout dire, même quand on parle d'un favori? Apprenez qu'il a
+dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement sur leur
+terrasse, qu'il vous tuerait cette nuit.
+
+LE DUC.
+
+Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que
+Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil?
+
+_Entre Sire Maurice._
+
+SIRE MAURICE.
+
+Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de mes amis, ce
+soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit.
+
+LE DUC.
+
+Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables? je vous croyais
+plus homme que cela.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Votre Altesse sait si je m'effraye sans raison. Ce que je dis, je puis
+le prouver.
+
+LE DUC.
+
+Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal; vous ne trouverez pas
+mauvais que j'aille à mes affaires.
+
+_Entre Lorenzo._
+
+Eh bien! mignon, est-il déjà temps?
+
+LORENZO.
+
+Il est minuit tout à l'heure.
+
+LE DUC.
+
+Qu'on me donne mon pourpoint de zibeline!
+
+LORENZO.
+
+Dépêchons-nous! votre belle est peut-être déjà au rendez-vous.
+
+LE DUC.
+
+Quels gants faut-il prendre? ceux de guerre, ou ceux d'amour?
+
+LORENZO.
+
+Ceux d'amour, Altesse.
+
+LE DUC.
+
+Soit, je veux être un vert galant.
+
+_Ils sortent._
+
+SIRE MAURICE.
+
+Que dites-vous de cela, cardinal?
+
+LE CARDINAL.
+
+Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE XI
+
+_La chambre de Lorenzo._
+
+_Entrent_ LE DUC ET LORENZO.
+
+
+LE DUC.
+
+Je suis transi,--il fait vraiment froid.
+
+_Il ôte son épée._
+
+Eh bien! mignon, qu'est-ce que tu fais donc?
+
+LORENZO.
+
+Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre
+chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main.
+
+_Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du
+fourreau._
+
+LE DUC.
+
+Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est revenu que la
+Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je
+vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des
+chevaux de poste à l'évêque de Marzi?
+
+LORENZO.
+
+Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit.
+
+LE DUC.
+
+Va donc chercher ta tante.
+
+LORENZO.
+
+Dans un instant.
+
+_Il sort._
+
+LE DUC, _seul_.
+
+Faire la cour à une femme qui vous répond oui lorsqu'on lui demande
+oui ou non, cela m'a toujours paru très sot, et tout à fait digne d'un
+Français. Aujourd'hui surtout que j'ai soupé comme trois moines, je
+serais incapable de dire seulement: «Mon coeur,» ou: «Mes chères
+entrailles,» à l'infante d'Espagne. Je veux faire semblant de dormir:
+ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode.
+
+_Il se couche.--Lorenzo rentre l'épée à la main._
+
+LORENZO.
+
+Dormez-vous, seigneur?
+
+_Il le frappe._
+
+LE DUC.
+
+C'est toi, Renzo?
+
+LORENZO.
+
+Seigneur, n'en doutez pas.
+
+_Il le frappe de nouveau.--Entre Scoronconcolo._
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Est-ce fait?
+
+LORENZO.
+
+Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette
+bague sanglante, inestimable diamant.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Ah! mon Dieu! c'est le duc de Florence!
+
+LORENZO, _s'asseyant sur la fenêtre_.
+
+Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire, respire,
+coeur navré de joie!
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous.
+
+LORENZO.
+
+Que le vent du soir est doux et embaumé! comme les fleurs des prairies
+s'entr'ouvrent! O nature magnifique! ô éternel repos!
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle.--Venez,
+seigneur.
+
+LORENZO.
+
+Ah! Dieu de bonté! quel moment!
+
+SCORONCONCOLO, _à part_.
+
+Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les
+devants.
+
+_Il veut sortir._
+
+LORENZO.
+
+Attends, tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette
+chambre.
+
+SCORONCONCOLO.
+
+Pourvu que les voisins n'aient rien entendu!
+
+LORENZO.
+
+Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage? Viens,
+partons.
+
+_Ils sortent._
+
+
+FIN DE L'ACTE QUATRIÈME.
+
+
+
+
+ACTE CINQUIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_Au palais du duc._
+
+_Entrent_ VALORI, SIRE MAURICE ET GUICCIARDINI.
+
+_Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les
+environs._
+
+
+SIRE MAURICE.
+
+Giomo n'est pas revenu encore de son message; cela devient de plus en
+plus inquiétant.
+
+GUICCIARDINI.
+
+Le voilà qui entre dans la salle.
+
+_Entre Giomo._
+
+SIRE MAURICE.
+
+Eh bien! qu'as-tu appris?
+
+GIOMO.
+
+Rien du tout.
+
+_Il sort._
+
+GUICCIARDINI.
+
+Il ne veut pas répondre: le cardinal Cibo est enfermé dans le cabinet
+du duc; c'est à lui seul que les nouvelles arrivent.
+
+_Entre un autre messager._
+
+Eh bien! le duc est-il retrouvé? sait-on ce qu'il est devenu?
+
+LE MESSAGER.
+
+Je ne sais pas.
+
+_Il entre dans le cabinet._
+
+VALORI.
+
+Quel événement épouvantable, messieurs, que cette disparition! point
+de nouvelles du duc! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l'avez
+vu hier soir? Il ne paraissait pas malade?
+
+_Rentre Giomo._
+
+GIOMO, _à sire Maurice_.
+
+Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Assassiné! par qui? où l'avez-vous trouvé?
+
+GIOMO.
+
+Où vous nous aviez dit:--dans la chambre de Lorenzo.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Ah! sang du diable! Le cardinal le sait-il?
+
+GIOMO.
+
+Oui, Excellence.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Que décide-t-il? qu'y a-t-il à faire? Déjà le peuple se porte en foule
+vers le palais; toute cette hideuse affaire a transpiré; nous sommes
+morts si elle se confirme; on nous massacrera.
+
+_Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles
+passent dans le fond._
+
+GUICCIARDINI.
+
+Que signifie cela? va-t-on faire des distributions au peuple?
+
+_Entre un seigneur de la cour._
+
+LE SEIGNEUR.
+
+Le duc est-il visible, messieurs? Voilà un cousin à moi, nouvellement
+arrivé d'Allemagne, que je désire présenter à Son Altesse; soyez assez
+bons pour le voir d'un oeil favorable.
+
+GUICCIARDINI.
+
+Répondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire.
+
+VALORI.
+
+La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils
+attendent tranquillement qu'on les admette.
+
+SIRE MAURICE, _à Giomo_.
+
+On l'a enterré là?
+
+GIOMO.
+
+Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous! si le peuple
+apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d'autres.
+Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En
+attendant, nous l'avons emporté dans un tapis.
+
+VALORI.
+
+Qu'allons-nous devenir?
+
+PLUSIEURS SEIGNEURS, _s'approchant_.
+
+Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs à Son Altesse?
+qu'en pensez-vous, messieurs?
+
+LE CARDINAL CIBO, _entrant_.
+
+Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux; le duc a
+passé la nuit à une mascarade, et il repose dans ce moment.
+
+_Des valets suspendent des dominos aux croisées._
+
+LES COURTISANS.
+
+Retirons-nous; le duc est encore couché. Il a passé la nuit au bal.
+
+_Les courtisans se retirent. Entrent les Huit._
+
+NICCOLINI.
+
+Eh bien! cardinal, qu'y a-t-il de décidé?
+
+LE CARDINAL.
+
+ Primo avulso, non deficit alter
+ Aureus, et simili frondescit virga metallo.
+
+_Il sort._
+
+NICCOLINI.
+
+Voilà qui est admirable! mais qu'y a-t-il de fait? Le duc est mort; il
+faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n'avons
+pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en
+ce moment comme l'eau qui va bouillir.
+
+VETTORI.
+
+Je propose Octavien de Médicis.
+
+CAPPONI.
+
+Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du sang.
+
+ACCIAIUOLI.
+
+Si nous prenions le cardinal?
+
+SIRE MAURICE.
+
+Plaisantez-vous?
+
+RUCCELLAI.
+
+Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le
+laissez, au mépris de toutes les lois, se déclarer seul juge de cette
+affaire?
+
+VETTORI.
+
+C'est un homme capable de la bien diriger?
+
+RUCCELLAI.
+
+Qu'il se fasse donner l'ordre du pape.
+
+VETTORI.
+
+C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyé l'autorisation par un courrier
+que le cardinal a fait partir dans la nuit.
+
+RUCCELLAI.
+
+Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un courrier commence
+par prendre le temps d'aller, avant d'avoir celui de revenir. Nous
+traite-t-on comme des enfants?
+
+CANIGIANI, _s'approchant_.
+
+Messieurs, si vous m'en croyez, voilà ce que nous ferons: nous élirons
+duc de Florence mon fils naturel Julien.
+
+RUCCELLAI.
+
+Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans, Canigiani?
+
+GUICCIARDINI, _bas_.
+
+Ne voyez-vous pas le personnage? c'est le cardinal qui lui met dans la
+tête cette sotte proposition; Cibo serait régent et l'enfant mangerait
+des gâteaux.
+
+RUCCELLAI.
+
+Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient de pareils
+discours.
+
+_Entre_ CORSI.
+
+Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis.
+
+LES HUIT.
+
+Sans nous consulter?
+
+CORSI.
+
+Le cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo et à Pistoie, aux
+commandants militaires. Jacques de Médicis sera demain ici avec le
+plus de monde possible; Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse
+avec la garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois
+courriers pour le joindre.
+
+RUCCELLAI.
+
+Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal; cela sera plus tôt
+fait.
+
+CORSI.
+
+Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme
+de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république
+florentine.
+
+GIOMO, _à des valets qui traversent la salle_.
+
+Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez pas le vin plus
+que le reste.
+
+RUCCELLAI.
+
+Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi!
+
+SIRE MAURICE.
+
+Allons! messieurs, aux voix. Voici vos billets.
+
+VETTORI.
+
+Côme est en effet le premier en droit après Alexandre; c'est son plus
+proche parent.
+
+ACCIAIUOLI.
+
+Quel homme est-ce? je le connais fort peu.
+
+CORSI.
+
+C'est le meilleur prince du monde.
+
+GUICCIARDINI.
+
+Hé! hé! pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus
+poli des princes, ce serait plus vrai.
+
+SIRE MAURICE.
+
+Vos voix, seigneurs.
+
+RUCCELLAI.
+
+Je m'oppose à ce vote formellement, et au nom de tous les citoyens.
+
+VETTORI.
+
+Pourquoi?
+
+RUCCELLAI.
+
+Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs;
+voici mon vote.
+
+_Il montre son billet blanc._
+
+VETTORI.
+
+Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous.
+
+RUCCELLAI.
+
+Adieu donc; je m'en lave les mains.
+
+GUICCIARDINI, _courant après lui_.
+
+Eh! mon Dieu! Palla, vous êtes trop violent.
+
+RUCELLAI.
+
+Laissez-moi; j'ai soixante-deux ans passés; ainsi vous ne pouvez pas
+me faire grand mal désormais.
+
+_Il sort._
+
+NICCOLINI.
+
+Vos voix, messieurs!
+
+_Il déplie les billets jetés dans un bonnet._
+
+Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio?
+
+CORSI.
+
+Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de demain, à moins
+qu'il ne refuse.
+
+VETTORI.
+
+Pourquoi refuserait-il?
+
+NICCOLINI.
+
+Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous? quinze
+lieues à faire d'ici à Trebbio pour trouver Côme, et autant pour
+revenir, ce serait une journée de perdue. Nous aurions dû choisir
+quelqu'un qui fût plus près de nous.
+
+VETTORI.
+
+Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable qu'il
+acceptera. Tout cela est étourdissant.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE II
+
+_A Venise._
+
+
+PHILIPPE STROZZI, _dans son cabinet_.
+
+J'en étais sûr.--Pierre est en correspondance avec le roi de France;
+le voilà à la tête d'une espèce d'armée, et prêt à mettre le bourg à
+feu et à sang. C'est donc là ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi,
+qu'on a respecté si longtemps! il aura produit un rebelle et deux ou
+trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix sous le gazon; l'oubli
+du monde entier est autour de toi, comme en toi, au fond de la triste
+vallée où je t'ai laissée.
+
+_On frappe à la porte._
+
+Entrez.
+
+_Entre Lorenzo._
+
+LORENZO.
+
+Philippe! je t'apporte le plus beau joyau de la couronne.
+
+PHILIPPE.
+
+Qu'est-ce que tu jettes là? une clef?
+
+LORENZO.
+
+Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de
+Médicis, mort de la main que voilà.
+
+PHILIPPE.
+
+Vraiment! vraiment! cela est incroyable.
+
+LORENZO.
+
+Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par moi.
+
+PHILIPPE, _prenant la clef_.
+
+Alexandre est mort, cela est-il possible?
+
+LORENZO.
+
+Que dirais-tu si les républicains t'offraient d'être duc à sa place?
+
+PHILIPPE.
+
+Je refuserais, mon ami.
+
+LORENZO.
+
+Vraiment! vraiment! cela est incroyable.
+
+PHILIPPE.
+
+Pourquoi? cela est tout simple pour moi.
+
+LORENZO.
+
+Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire?
+
+PHILIPPE.
+
+O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse. La liberté est
+donc sauvée! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l'as dit. Donne-moi
+ta main. Le duc est mort! ah! il n'y a pas de haine dans ma joie;
+il n'y a que l'amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie; j'en
+prends Dieu à témoin.
+
+LORENZO.
+
+Allons! calme-toi; il n'y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins
+brisés par les chevaux de l'évêque de Marzi.
+
+PHILIPPE.
+
+N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'épée à la main à l'heure
+qu'il est?
+
+LORENZO.
+
+Je les ai avertis; j'ai frappé à toutes les portes républicaines
+avec la constance d'un frère quêteur; je leur ai dit de frotter leurs
+épées, qu'Alexandre serait mort quand ils s'éveilleraient. Je pense
+qu'à l'heure qu'il est, ils se sont éveillés plus d'une fois, et
+rendormis à l'avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.
+
+PHILIPPE.
+
+As-tu averti les Pazzi? l'as-tu dit à Corsini?
+
+LORENZO.
+
+A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, à la lune, tant j'étais
+sûr de n'être pas écouté.
+
+PHILIPPE.
+
+Comment l'entends-tu?
+
+LORENZO.
+
+J'entends qu'ils ont haussé les épaules, et qu'ils sont retournés à
+leurs dîners, à leurs cornets et à leurs femmes.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire?
+
+LORENZO.
+
+Que diantre voulez-vous que j'explique? croyez-vous que j'eusse une
+heure à perdre avec chacun d'eux? Je leur ai dit: Préparez-vous; et
+j'ai fait mon coup.
+
+PHILIPPE.
+
+Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu? Tu n'as pas de
+nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en
+route.
+
+LORENZO.
+
+Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois qu'ils font des
+armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à
+autre, quand ils ont le gosier sec.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier ce que tu me dis
+là? Sois tranquille; j'ai meilleure espérance.
+
+LORENZO.
+
+Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.
+
+PHILIPPE.
+
+Pourquoi n'es-tu pas sorti la tête du duc à la main? Le peuple
+t'aurait suivi comme son sauveur et son chef.
+
+LORENZO.
+
+J'ai laissé le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mêmes la curée.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.
+
+LORENZO.
+
+Je ne les méprise point; je les connais. Je suis très persuadé qu'il y
+en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre
+d'indifférents. Il y en a aussi de féroces, comme les habitants
+de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion
+d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues.
+J'ai appris cela il n'y a pas une heure.
+
+PHILIPPE.
+
+Je suis plein de joie et d'espoir; le coeur me bat malgré moi.
+
+LORENZO.
+
+Tant mieux pour vous.
+
+PHILIPPE.
+
+Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? Assurément
+tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses, mais tous sont
+sensibles aux grandes choses: nies-tu l'histoire du monde entier? Il
+faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt; mais l'étincelle
+peut sortir d'un caillou, et la forêt prend feu. C'est ainsi que
+l'éclair d'une seule épée peut illuminer tout un siècle.
+
+LORENZO.
+
+Je ne nie pas l'histoire; mais je n'y étais pas.
+
+PHILIPPE.
+
+Laisse-moi t'appeler Brutus; si je suis un rêveur, laisse-moi ce
+rêve-là. O mes amis, mes compatriotes! vous pouvez faire un beau lit
+de mort au vieux Strozzi, si vous voulez!
+
+LORENZO.
+
+Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre?
+
+PHILIPPE.
+
+Ne vois-tu pas un courrier qui arrive? Mon Brutus! mon grand Lorenzo!
+la liberté est dans le ciel; je la sens, je la respire.
+
+LORENZO.
+
+Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre fenêtre; toutes ces
+paroles me font mal.
+
+PHILIPPE.
+
+Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue; un crieur lit une
+proclamation. Holà, Jean! allez acheter le papier de ce crieur.
+
+LORENZO.
+
+O Dieu! ô Dieu!
+
+PHILIPPE.
+
+Tu deviens pâle comme un mort. Qu'as-tu donc?
+
+LORENZO.
+
+N'as-tu rien entendu?
+
+_Entre un domestique, apportant la proclamation._
+
+PHILIPPE.
+
+Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans la rue.
+
+LORENZO, _lisant_.
+
+«A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de Médicis,
+traître à la patrie et assassin de son maître, en quelque lieu et de
+quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l'Italie, il est
+promis par le conseil des Huit à Florence: 1º quatre mille florins
+d'or sans aucune retenue; 2º une rente de cent florins d'or par an,
+pour lui durant sa vie, et ses héritiers en ligne directe après sa
+mort; 3º la permission d'exercer toutes les magistratures, de posséder
+tous les bénéfices et privilèges de l'État, malgré sa naissance s'il
+est roturier; 4º grâce perpétuelle pour toutes ses fautes, passées et
+futures, ordinaires et extraordinaires.»
+
+Signé de la main des Huit.
+
+Eh bien! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout à l'heure que
+j'avais tué Alexandre! Vous voyez bien que je l'ai tué.
+
+PHILIPPE.
+
+Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans cette chambre.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE III
+
+_Florence.--Une rue._
+
+_Entrent_ DEUX GENTILSHOMMES.
+
+
+PREMIER GENTILHOMME.
+
+N'est-ce pas le marquis de Cibo qui passe là? il me semble qu'il donne
+le bras à sa femme.
+
+_Le marquis et la marquise passent._
+
+DEUXIÈME GENTILHOMME.
+
+Il paraît que ce bon marquis n'est pas d'une nature vindicative. Qui
+ne sait pas à Florence que sa femme a été la maîtresse du feu duc?
+
+PREMIER GENTILHOMME.
+
+Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir se serrer la main.
+
+DEUXIÈME GENTILHOMME.
+
+La perle des maris, en vérité! Avaler ainsi une couleuvre aussi longue
+que l'Arno, cela s'appelle avoir l'estomac bon.
+
+PREMIER GENTILHOMME.
+
+Je sais que cela fait parler,--cependant je ne te conseillerais pas
+d'aller lui en parler à lui-même; il est de la première force à toutes
+les armes, et les faiseurs de calembours craignent l'odeur de son
+jardin.
+
+DEUXIÈME GENTILHOMME.
+
+Si c'est un original, il n'y a rien à dire.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE IV
+
+_Une auberge._
+
+_Entrent_ PIERRE STROZZI ET UN MESSAGER.
+
+
+PIERRE.
+
+Ce sont ses propres paroles?
+
+LE MESSAGER.
+
+Oui, Excellence; les paroles du roi lui-même.
+
+PIERRE.
+
+C'est bon.
+
+_Le messager sort._
+
+Le roi de France protégeant la liberté de l'Italie; c'est justement
+comme un voleur protégeant contre un autre voleur une jolie femme en
+voyage. Il la défend jusqu'à ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit,
+une route s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons grains
+que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir
+quelque chose! Ma vengeance m'a glissé entre les doigts comme un
+oiseau effarouché; je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de
+moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et puis laissons
+là ces femmelettes qui ne pensent qu'au nom de mon père, et qui me
+toisent toute la journée pour chercher par où je lui ressemble. Je
+suis né pour autre chose que pour faire un chef de bandits.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE V
+
+_Une place.--Florence._
+
+L'ORFÈVRE ET LE MARCHAND DE SOIE, _assis_.
+
+
+LE MARCHAND.
+
+Observez bien ce que je dis; faites attention à mes paroles. Le
+feu duc Alexandre a été tué l'an 1536, qui est bien l'année où nous
+sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc été tué l'an 1536; voilà qui
+est fait. Il avait vingt-six ans; remarquez-vous cela? mais ce n'est
+encore rien. Il avait donc vingt-six ans; bon. Il est mort le 6 du
+mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas justement le 6 qu'il est
+mort? Écoutez maintenant. Il est mort à six heures de la nuit. Qu'en
+pensez-vous, père Mondella? voilà de l'extraordinaire, ou je ne m'y
+connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix! ne dites
+rien encore. Il avait six blessures. Eh bien! cela vous frappe-t-il
+à présent? Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du
+mois, à l'âge de vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot: il
+avait régné six ans.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Quel galimatias me faites-vous là, voisin!
+
+LE MARCHAND.
+
+Comment! comment! vous êtes donc absolument incapable de calculer?
+vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que
+j'ai l'honneur de vous expliquer?
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte.
+
+LE MARCHAND.
+
+Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez
+pas?
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses.--A quoi cela
+peut-il nous être utile?
+
+LE MARCHAND.
+
+Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d'Alexandre. Chut! ne
+répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un
+homme sage et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de tous
+les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense; je vous le dis
+comme à un ami.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Allez vous promener; je suis un homme vieux, mais pas encore une
+vieille femme. Le Côme arrive aujourd'hui, voilà ce qui résulte le
+plus clairement de notre affaire; il nous est poussé un beau dévideur
+de paroles dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela ne
+fait-il pas honte! Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers,
+frappaient avec leurs instruments sur les tables, en voyant passer
+les Huit, et ils leur criaient: «Si vous ne savez ni ne pouvez agir,
+appelez-nous, qui agirons.»
+
+LE MARCHAND.
+
+Il n'y a pas que les vôtres qui aient crié; c'est un vacarme de
+paroles dans la ville comme je n'en ai jamais entendu, même par
+ouï-dire.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+On demande les boules[F]; les uns courent après les soldats, les
+autres après le vin qu'on distribue, ils s'en remplissent la bouche et
+la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles
+qui pourraient leur rester.
+
+[Note F: On comprend qu'il s'agit ici d'élections. (Voir page
+206.)]
+
+LE MARCHAND.
+
+Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire librement un
+gonfalonier, comme jadis.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Il y en a qui voulaient, comme vous dites; mais il n'y en a pas qui
+aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai été au Marché-Neuf, moi,
+et j'ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde, parce que je
+demandais les boules. Pas une âme n'est venue à mon secours. Les
+étudiants seuls se sont montrés.
+
+LE MARCHAND.
+
+Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin? On dit que le
+provéditeur, Roberto Corsini, est allé hier soir à l'assemblée des
+républicains, au palais Salviati.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Rien n'est plus vrai; il a offert de livrer la forteresse aux amis de
+la liberté, avec les provisions, les clefs, et tout le reste.
+
+LE MARCHAND.
+
+Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? C'est une trahison de
+haute justice.
+
+L'ORFÈVRE.
+
+Ah bien oui! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux;
+mais la proposition de ce brave homme n'a seulement pas été écoutée.
+Comme on n'osait pas faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait
+de lui, et qu'on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille
+millions de diables! que j'enrage! Tenez! voilà les courriers de
+Trebbio qui arrivent; Côme n'est pas loin d'ici. Bonsoir, voisin, le
+sang me démange! il faut que j'aille au palais.
+
+_Il sort._
+
+LE MARCHAND.
+
+Attendez-donc, voisin; je vais avec vous.
+
+_Il sort.--Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre
+avec le petit Strozzi._
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+_Sapientissime doctor_, comment se porte Votre Seigneurie? Le trésor
+de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre
+équilibre se maintient-il convenable par ces tempêtes où nous voilà?
+
+LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
+
+C'est chose grave, seigneur docteur, qu'une rencontre aussi érudite
+et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée.
+Souffrez que je presse cette main gigantesque, d'où sont sortis les
+chefs-d'oeuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu
+un sonnet.
+
+LE PETIT SALVIATI.
+
+Canaille de Strozzi que tu es!
+
+LE PETIT STROZZI.
+
+Ton père a été rossé, Salviati.
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à vous, qui êtes
+homme d'art si consciencieux, si large et si austère? Des yeux comme
+les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents,
+auraient-ils consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres et
+osées d'une imagination chatoyante?
+
+LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
+
+Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce,
+votre sonnet. La ville ne s'occupe que de votre sonnet.
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter
+la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la
+république.
+
+LE PETIT SALVIATI.
+
+Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.
+
+LE PETIT STROZZI.
+
+Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+Voici les vers:
+
+ Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre...
+
+LE PETIT SALVIATI.
+
+Faites donc finir ce gamin-là, monsieur; c'est un coupe-jarret. Tous
+les Strozzi sont des coupe-jarrets.
+
+LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
+
+Allons! petit, tiens-toi tranquille.
+
+LE PETIT STROZZI.
+
+Tu y reviens en sournois! Tiens! canaille, porte cela à ton père,
+et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade qu'il a reçue de Pierre
+Strozzi, empoisonneur que tu es! Vous êtes tous des empoisonneurs.
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+Veux-tu te taire, polisson!
+
+_Il le frappe._
+
+LE PETIT STROZZI.
+
+Aïe! aïe! il m'a frappé.
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+ Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre,
+ Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.
+
+LE PETIT STROZZI.
+
+Aïe! aïe! il m'a écorché l'oreille.
+
+LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
+
+Vous avez frappé trop fort, mon ami.
+
+_Le petit Strozzi rosse le petit Salviati._
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+Eh bien! qu'est-ce à dire?
+
+LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.
+
+Continuez, je vous en supplie.
+
+LE PREMIER PRÉCEPTEUR.
+
+Avec plaisir; mais ces enfants ne cessent pas de se battre.
+
+_Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent._
+
+
+SCÈNE VI
+
+_Florence.--Une rue._
+
+_Entrent_ DES ÉTUDIANTS ET DES SOLDATS.
+
+
+UN ÉTUDIANT.
+
+Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, ayons des bras.
+Holà! les boules! les boules! Citoyens de Florence, ne laissons pas
+élire un duc sans voter.
+
+UN SOLDAT.
+
+Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous.
+
+L'ÉTUDIANT.
+
+Citoyens, venez ici; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple.
+
+_Un grand tumulte._
+
+LES SOLDATS.
+
+Gare! retirez-vous.
+
+UN AUTRE ÉTUDIANT.
+
+Nous voulons mourir pour nos droits.
+
+UN SOLDAT.
+
+Meurs donc!
+
+_Il le frappe._
+
+L'ÉTUDIANT.
+
+Venge-moi, Roberto, et console ma mère.
+
+_Il meurt.--Les étudiants attaquent les soldats; ils sortent en se
+battant._
+
+
+SCÈNE VII
+
+_Venise.--Le cabinet de Strozzi._
+
+_Entrent_ PHILIPPE ET LORENZO, _tenant une lettre_.
+
+
+LORENZO.
+
+Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est morte. Venez donc faire
+un tour de promenade, Philippe.
+
+PHILIPPE.
+
+Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et
+venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait
+pas contre vous.
+
+LORENZO.
+
+Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à
+Rome; il est naturel qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui
+que j'ai tué Alexandre; si je sortais de l'Italie, je serais bientôt
+sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu
+ne manquera pas de faire placarder ma condamnation éternelle dans tous
+les carrefours de l'immensité.
+
+PHILIPPE.
+
+Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n'êtes pas changé,
+Lorenzo.
+
+LORENZO.
+
+Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes
+jambes, et je bâille avec ma bouche; il n'y a de changé en moi qu'une
+misère: c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue de
+fer-blanc.
+
+PHILIPPE.
+
+Partons ensemble; redevenez un homme; vous avez beaucoup fait, mais
+vous êtes jeune.
+
+LORENZO.
+
+Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne; je vous en prie, venez
+faire un tour de promenade.
+
+PHILIPPE.
+
+Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est là votre malheur. Vous
+avez des travers, mon ami.
+
+LORENZO.
+
+J'en conviens; que les républicains n'aient rien fait à Florence,
+c'est là un grand travers de ma part. Qu'une centaine de jeunes
+étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain; que
+Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh! je l'avoue,
+je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le
+plus grand tort.
+
+PHILIPPE.
+
+Ne raisonnons point sur un événement qui n'est pas achevé. L'important
+est de sortir d'Italie; vous n'avez point encore fini sur la terre.
+
+LORENZO.
+
+J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.
+
+PHILIPPE.
+
+N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre? Quand
+vous ne devriez faire désormais qu'un honnête homme, qu'un artiste,
+pourquoi voudriez-vous mourir?
+
+LORENZO.
+
+Je ne puis que vous répéter mes propres paroles: Philippe, j'ai été
+honnête. Peut-être le redeviendrais-je sans l'ennui qui me prend.
+J'aime encore le vin et les femmes; c'est assez, il est vrai, pour
+faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie
+de l'être. Sortons, je vous en prie.
+
+PHILIPPE.
+
+Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.
+
+LORENZO.
+
+Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse, qu'elle les
+rend presque courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues
+m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau, sans pouvoir se
+déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau
+long comme une broche; il le regardait d'un air si penaud qu'il me
+faisait pitié; c'était peut-être un père de famille qui mourait de
+faim.
+
+PHILIPPE.
+
+O Lorenzo, Lorenzo! ton coeur est très malade. C'était sans doute
+un honnête homme: pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect
+pour les malheureux?
+
+LORENZO.
+
+Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto.
+
+_Il sort._
+
+PHILIPPE, _seul_.
+
+Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. Holà! Jean!
+Pippo! holà!
+
+_Entre un domestique._
+
+Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades, et tenez-vous à
+une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le
+secourir si on l'attaque.
+
+JEAN.
+
+Oui, monseigneur.
+
+_Entre Pippo._
+
+PIPPO.
+
+Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte,
+qui l'a frappé par derrière, comme il sortait.
+
+PHILIPPE.
+
+Courons vite; il n'est peut-être que blessé.
+
+PIPPO.
+
+Ne voyez-vous pas tout ce monde? le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de
+miséricorde! on le pousse dans la lagune.
+
+PHILIPPE.
+
+Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas même un tombeau!
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE VIII
+
+_Florence.--La grande place; des tribunes publiques sont remplies de
+monde._
+
+
+DES GENS DU PEUPLE, _courant de tous côtés_.
+
+Les boules! les boules! Il est duc, duc; les boules! il est duc.
+
+LES SOLDATS.
+
+Gare, canaille!
+
+LE CARDINAL CIBO, _sur une estrade, à Côme de Médicis_.
+
+Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir de mes mains la
+couronne que le pape et César m'ont chargé de vous confier, il m'est
+ordonné de vous faire jurer quatre choses.
+
+CÔME.
+
+Lesquelles, cardinal?
+
+LE CARDINAL.
+
+Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter contre
+l'autorité de Charles-Quint; venger la mort d'Alexandre, et bien
+traiter le seigneur Jules et la signora Julia, ses enfants naturels.
+
+CÔME.
+
+Comment faut-il que je prononce ce serment?
+
+LE CARDINAL.
+
+Sur l'Évangile.
+
+_Il lui présente l'Évangile._
+
+Je le jure à Dieu et à vous, cardinal. Maintenant, donnez-moi la main.
+
+_Ils s'avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans
+l'éloignement._
+
+CÔME.
+
+«Très nobles et très puissants seigneurs,
+
+«Le remercîment que je veux faire à Vos très illustres et très
+gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si haut que je leur dois,
+n'est pas autre que l'engagement qui m'est bien doux, à moi si jeune
+comme je suis, d'avoir toujours devant les yeux, en même temps que
+la crainte de Dieu, l'honnêteté et la justice, et le dessein de
+n'offenser personne, ni dans les biens ni dans l'honneur, et, quant
+au gouvernement des affaires, de ne jamais m'écarter du conseil et du
+jugement des très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles
+je m'offre en tout, et recommande bien dévotement.»
+
+
+FIN DE LORENZACCIO.
+
+
+Alfred de Musset conçut l'idée de ce grand drame et en composa
+le plan, à Florence, devant les sombres palais des Médicis et des
+Strozzi, pendant le mois de janvier 1834; mais il prit le temps de le
+laisser mûrir dans sa tête, et ne l'écrivit que huit mois plus tard;
+on ne doit pas s'étonner d'y trouver une crudité de langage à laquelle
+les lecteurs des comédies précédentes n'étaient pas accoutumés. Il
+s'agissait cette fois de faire une peinture exacte de l'Italie au
+seizième siècle, et l'on sait que, depuis le règne de Borgia jusqu'à
+celui de Sixte-Quint, les actes de violence de toutes sortes se
+commettaient ouvertement et avec impunité. Les premières familles de
+la noblesse en donnaient l'exemple, et Benvenuto Cellini lui-même, qui
+n'était pas un grand seigneur, ne dormait jamais de si bon coeur que
+lorsqu'il avait poignardé ou assommé un de ses ennemis. A moins de
+ne tenir aucun compte de l'histoire et de la vérité, l'auteur de
+_Lorenzaccio_ ne pouvait pas faire parler décemment des scélérats tels
+que Julien Salviati et Alexandre de Médicis. C'est dans les rôles
+de Philippe Strozzi, de Catherine Ginori et de Marie Soderini qu'on
+trouve les sentiments tendres et le langage des coeurs nobles et
+délicats. Quant au personnage de Lorenzo, nous n'hésitons pas à le
+placer au niveau des plus belles créations de Shakespeare. Ce drame
+est assurément l'oeuvre capitale d'Alfred de Musset, l'expression la
+plus énergique et la plus virile de son génie.
+
+La longueur de cet ouvrage nous a obligés à le rejeter au second
+volume du Théâtre, bien qu'il ait été écrit avant _Barberine_.
+
+
+
+
+
+TRADUCTION DU LIVRE XV DES CHRONIQUES FLORENTINES
+
+
+La nuit était venue que le destin avait marquée pour être celle de la
+mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut entre cinq et six heures, le
+samedi d'avant l'Épiphanie, et le 6 janvier de l'année 1536 (selon
+la manière de compter le temps des Florentins, qui prennent pour la
+première heure du jour celle qui suit le coucher du soleil). Le duc
+n'avait pas encore achevé sa vingt-sixième année. Cette mort, dont on
+a parlé et écrit diversement, je la raconterai avec la plus entière
+véracité, en ayant entendu le récit de la bouche même de Lorenzo, dans
+la _villa_ Paluello, située à huit milles de Padoue, ainsi que de la
+bouche même de Scoronconcolo, dans la maison des Strozzi à Venise.
+Si l'on peut parler d'un tel fait avec certitude, c'est assurément
+lorsqu'on le tient de ces hommes, et non d'autres, en supposant qu'ils
+l'aient voulu raconter sans mentir, comme je pense qu'ils l'ont fait.
+Mais il est nécessaire de commencer par donner quelques détails sur la
+vie et les moeurs dudit Lorenzo.
+
+Il naquit à Florence en 1514, le 24 mars. Son père était
+Pierre-François de Médicis, fils de Lorenzo et petit-neveu de Lorenzo,
+frère de Cosme; et sa mère, madame Marie, fille de Thomas Soderini,
+fils de Paul-Antoine. Cette femme, d'une rare prudence et bonté, ayant
+perdu son mari quand Lorenzo était encore en bas âge, fit élever
+cet enfant avec tous les soins imaginables. Lorenzo manifesta une
+intelligence incroyable dans ses études; mais à peine fut-il sorti de
+la tutelle de sa mère et de ses maîtres, qu'il commença à montrer un
+esprit inquiet, insatiable, et désireux de mal faire. Après avoir pris
+des leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se railler ouvertement
+de toutes les choses divines et humaines. Au lieu de rechercher ses
+égaux, il se lia de préférence avec des gens au-dessous de lui et qui
+non seulement lui témoignaient du respect, mais se faisaient ses âmes
+damnées. Il se passait toutes ses envies, surtout en affaires d'amour,
+sans égard pour le sexe, l'âge et la condition des personnes. Il
+caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les hommes. Son
+appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait pas échapper
+une seule occasion, tant en actions qu'en paroles, d'acquérir la
+réputation d'homme galant ou spirituel. Comme il était délicat et
+maigre de corps, on l'appelait Lorenzino. Il ne riait point, et
+souriait seulement. Bien qu'il fût plutôt agréable que beau, ayant le
+visage brun et l'air mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa
+petite jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l'empêcha point, comme
+il l'a dit lui-même après la mort du duc Alexandre, de concevoir la
+pensée de tuer le saint-père. Il conduisit François, fils de Raphaël
+de Médicis, compétiteur du pape, jeune homme instruit et de grande
+espérance, à un tel état de ruine, que ce malheureux, devenu la fable
+de la cour de Rome, fut considéré comme fou et renvoyé à Florence.
+Dans le même temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et devint un
+objet de haine pour le peuple romain: on trouva un matin, sur l'Arc
+de Constantin et en d'autres lieux de la ville, quantité de figures
+antiques privées de leurs têtes. Clément en ressentit tant de colère,
+qu'il déclara, ne pensant guère à Lorenzo, que l'auteur de ce délit
+serait pendu par le cou, sans forme de procès, quel qu'il fût, à moins
+pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être le coupable. Le
+cardinal, ayant découvert que l'auteur était Lorenzo, s'en alla
+intercéder en sa faveur près du saint-père, en le représentant comme
+un jeune amateur passionné d'objets d'art, à l'exemple de leurs
+aïeux les Médicis. A grand'-peine le cardinal réussit à calmer le
+ressentiment du pape, qui appela Lorenzo la honte et l'opprobre de sa
+maison. Le dit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si
+on l'y reprenait, par deux décrets dont un émané du tribunal
+de _Caporioni_, et messer François-Marie Molza, homme de grande
+éloquence, versé dans les lettres grecques, latines et italiennes,
+prononça, dans l'Académie romaine, un discours où il accabla Lorenzo
+des plus belles malédictions qu'il put trouver en latin.
+
+Lorenzo, étant retourné à Florence, se mit à faire sa cour au duc
+Alexandre, et il sut si bien feindre, si bien complaire au duc en
+toutes choses, qu'il alla jusqu'à lui persuader que, pour le service
+de ce prince, il jouait le rôle d'espion; et, en effet, il entretenait
+des relations secrètes avec les bannis, et chaque jour il communiquait
+au duc quelque lettre de ces bannis; et comme il se montrait lâche
+au point de n'oser ni porter ni toucher une arme, ni même en entendre
+parler, le duc s'amusait beaucoup de sa poltronnerie. Tant parce que
+Lorenzo étudiait et lisait, que parce qu'il allait souvent seul et
+paraissait mépriser la fortune et les honneurs, le duc l'appelait
+le Philosophe, tandis que d'autres le connaissant mieux le nommaient
+_Lorenzaccio_. En toute occasion, Alexandre le favorisait, et
+particulièrement contre son second cousin Cosme, auquel le duc portait
+une haine extrême, dont l'origine, outre leur complète dissemblance de
+moeurs et de caractères, était un procès important que Cosme avait
+intenté à ce prince, touchant l'héritage de leurs ancêtres. De
+toutes ces choses, il arriva que le duc prit une confiance extrême
+en Lorenzo, et qu'il se servit de lui comme d'entremetteur près des
+femmes, tant religieuses que laïques, vierges, mariées ou veuves,
+nobles ou roturières, jeunes ou expérimentées; et non content de cela,
+il voulut encore que Lorenzo lui procurât une soeur de sa mère
+du côté paternel, jeune femme d'une merveilleuse beauté, mais aussi
+honnête que belle, laquelle était mariée à Léonard Ginori et demeurait
+non loin de la porte de derrière du palais de Médicis.
+
+Lorenzo, qui attendait une occasion de ce genre, fit entendre au duc
+que l'entreprise offrirait des difficultés, mais qu'il ferait son
+possible pour réussir, disant qu'en somme toutes les femmes étaient
+femmes, et que, d'ailleurs, le mari de celle-ci se trouvait fort à
+propos à Naples dans le moment présent pour des affaires embarrassées,
+car il avait dissipé son bien. Quoique Lorenzo n'eût parlé de rien
+à sa tante, il ne laissait pas de dire au duc qu'il l'avait fait, et
+qu'il la trouvait rebelle; mais que pourtant il viendrait à bout de
+la séduire et de l'obliger à condescendre à leurs désirs. Tandis qu'il
+amusait ainsi le duc, il travaillait l'esprit d'un certain Michel
+del Tovalaccino, surnommé Scoronconcolo, auquel il avait fait obtenir
+grâce de la vie, pour un homicide par lui commis; et, raisonnant
+avec cet homme, il se plaignait à lui d'un courtisan qui, disait-il,
+l'avait offensé sans raison, et s'était joué de lui, et il ajoutait
+que par le ciel!... Mais Scoronconcolo, l'interrompant, lui dit tout
+à coup: «Nommez-le seulement, et laissez-moi faire; il ne vous donnera
+plus d'ennui.» Il le supplia de dire qui était son ennemi; à quoi
+Lorenzo répondit: «Hélas! je ne le puis: c'est un favori du duc.--Qui
+que ce soit, dites toujours,» reprenait Scoronconcolo; et dans le
+langage dont se servent habituellement les spadassins de cette espèce,
+il s'écria: «Je le tuerai, quand ce serait le Christ!»
+
+Voyant, par là, que ses manoeuvres réussissaient, Lorenzo emmena un
+jour cet homme dîner avec lui, comme il le faisait souvent, malgré les
+remontrances de sa mère, et il dit à Scoronconcolo: «Or çà, puisque
+tu me promets si résolument de m'assister, je crois que tu ne me
+manqueras pas, comme, de mon côté, je te rendrai service en tout ce
+qui dépendra de moi, et je suis satisfait de tes offres que j'accepte.
+Mais je veux être de la partie, et afin que nous puissions faire le
+coup et nous sauver après, j'aviserai à conduire mon ennemi dans
+un lieu où nous ne courrons aucun risque, et je suis sûr que nous
+réussirons.» Comme la nuit que j'ai dite plus haut parut à Lorenzo
+le moment favorable, d'autant que le seigneur Alexandre Vitelli se
+trouvait parti ce jour-là pour Città-di-Castello, il parla bas
+à l'oreille du duc après souper, et il lui dit qu'enfin, par des
+promesses d'argent, il avait décidé sa tante, et que le duc pouvait
+venir seul, à l'heure convenue et avec précaution, dans sa chambre à
+lui Lorenzo, en prenant garde, pour l'honneur de la dame, que personne
+ne le vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que le prince y serait,
+incontinent il irait chercher Catherine Ginori. Le duc ayant mis un
+grand vêtement de satin, à la napolitaine et garni de zibeline, au
+moment de prendre ses gants, qui étaient les uns de mailles et
+les autres de peau parfumée, réfléchit un peu et dit: «Lesquels
+prendrai-je, ceux de guerre ou ceux de bonne fortune?» Quand il eut
+pris ceux-ci, le duc sortit accompagné seulement de trois personnes,
+Giomo le Hongrois, le capitaine Justinien de Cesena, et un officier de
+bouche nommé Alexandre. Arrivé sur la place de Saint-Marc, où il était
+venu pour ne pas être épié, il les congédia, disant qu'il voulait
+aller seul, et il ne retint avec lui que le Hongrois, lequel entra
+dans la maison des _Sostegni_, située presque en face de celle de
+Lorenzo, avec l'ordre du prince de ne bouger ni se montrer, quelque
+personne qu'il vît entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant demeuré
+là un bon bout de temps, retourna au palais et s'endormit dans
+l'appartement du duc. En arrivant dans la chambre de Lorenzo, où
+un grand feu était allumé, le prince ôta son épée. Tandis qu'il se
+couchait sur le lit, Lorenzo s'empara de l'épée, en lia prestement
+la garde avec le ceinturon, de manière à empêcher la lame de sortir
+aisément du fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en
+disant au duc de se reposer; après quoi il sortit, et laissa
+retomber derrière lui la porte, qui était de celles qui se ferment
+d'elles-mêmes. Il s'en alla trouver Scoronconcolo, et d'un air tout
+à fait content: «Frère, lui dit-il, voici le moment; j'ai enfermé
+mon ennemi dans ma chambre, et il dort.--Allons-y,» répondit
+Scoronconcolo. Sur le palier de l'escalier, Lorenzo se retourna et
+dit: «Ne t'inquiète pas si c'est un ami du duc; et tâche de bien
+faire.--Ainsi ferai-je, répondit l'ami, quand ce serait le duc
+lui-même.--Grâce à notre embuscade, reprit Lorenzo d'un ton joyeux,
+il ne peut plus nous échapper; marchons.--Marchons donc,» répondit
+Scoronconcolo.
+
+Lorsqu'il eut soulevé le loquet qui retomba et ne s'ouvrit pas du
+premier coup, Lorenzo entra dans la chambre, et dit: «Seigneur,
+dormez-vous?» Prononcer ces mots et percer le duc de part en part
+d'un coup de dague, fut une seule et même chose. Cette blessure était
+mortelle, car elle avait traversé les reins et perforé cette membrane
+appelée diaphragme, qui, semblable à une ceinture, divise le corps
+humain en deux parties, l'une supérieure où se trouvent le coeur et
+les autres organes du sentiment, l'autre inférieure où sont le foie et
+les organes de la nutrition et de la génération. Le duc, qui dormait
+ou feignait de dormir, se tenait le visage tourné vers le fond. Il
+bondit sur le lit en recevant cette blessure, et sortit du côté de la
+ruelle, cherchant à gagner la porte, et se faisant un bouclier d'un
+escabeau qu'il avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade
+au visage qui lui fendit la tempe et une grande partie de la joue
+gauche. Lorenzo le repoussa sur le lit et l'y tint renversé en pesant
+sur lui de tout le poids de son corps; et afin de l'empêcher de crier,
+lui serra la bouche avec le pouce et l'index de sa main gauche, en lui
+disant: «Seigneur, n'en doutez pas.» Alors le duc, se débattant comme
+il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le serra avec
+une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela Scoronconcolo à
+son aide. Celui-ci courait d'un côté et de l'autre, et il ne pouvait
+atteindre le duc sans blesser du même coup Lorenzo, que le duc tenait
+étroitement embrassé. Scoronconcolo essaya d'abord de faire passer son
+épée entre les jambes de Lorenzo, sans autre résultat que de piquer le
+matelas; enfin il prit un couteau qu'il avait par hasard sur lui, et
+l'ayant fixé dans le cou de la victime, il appuya si fort que le duc
+fut égorgé. Après sa mort, ils lui firent encore quelques blessures
+qui versèrent tant de sang que la chambre en devint comme un lac.
+C'est une chose à remarquer, que pendant tout ce temps, où il était
+tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tourner et se démener
+pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une plainte, et ne lâcha
+point ce doigt qu'il serrait entre ses dents avec fureur. En mourant,
+il avait glissé à terre; ses meurtriers le relevèrent tout souillé de
+sang, et l'ayant posé sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la
+tenture qu'il avait fermée lui-même avant de s'endormir ou d'en faire
+semblant. On a supposé qu'il s'était ainsi enfermé à dessein, parce
+que, sachant bien qu'il était incapable d'en user convenablement avec
+cette Catherine qu'il attendait, laquelle passait pour une
+personne savante et d'esprit, il voulait éviter, par ce moyen, les
+préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu'il vit le duc en
+l'état qu'il souhaitait, tant pour s'assurer qu'on n'avait rien
+entendu que pour se reposer et reprendre ses esprits, car il se
+sentait rompu et accablé de fatigue, se mit à l'une des fenêtres qui
+donnaient sur la _Via Larga_. Quelques personnes de la maison avaient
+entendu du bruit et des trépignements de pieds, entre autres madame
+Marie, mère du seigneur Cosme; mais nul ne s'en était ému, car depuis
+longtemps, et par précaution, Lorenzo avait pris l'habitude d'amener
+dans cette chambre, comme font parfois les mauvais plaisants, une
+troupe de gens qui feignaient de se quereller et couraient çà et
+là criant: «Frappe-le! tue-le! Ah! traître, tu m'as tué!» et autres
+vociférations semblables.
+
+
+
+ * * * * *
+
+ LE CHANDELIER
+
+ COMÉDIE EN TROIS ACTES
+
+
+
+PUBLIÉE EN 1835, REPRÉSENTÉE EN 1848.
+
+ PERSONNAGES. ACTEURS
+ DE LA COMÉDIE FRANÇAISE.
+
+ MAITRE ANDRÉ, notaire. M. SAMSON.
+
+ JACQUELINE, sa femme. MME ALLAN.
+
+ CLAVAROCHE, officier de dragons. MM. BRINDEAU.
+
+ FORTUNIO, DELAUNAY
+
+ GUILLAUME, clercs. GOT.
+
+ LANDRY, MATHIEN.
+
+ UNE SERVANTE. MLLE BERTIN.
+
+ UN JARDINIER.
+
+_Une petite ville._
+
+[Illustration: Dessin de Bida. Gravé par G. Levy.
+
+LE CHANDELIER.
+
+JACQUELINE.
+
+Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas?]
+
+
+
+
+ACTE PREMIER
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_Une chambre à coucher._
+
+JACQUELINE, _dans son lit_. _Entre_ MAITRE ANDRÉ, _en robe de
+chambre._
+
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Holà! ma femme! hé! Jacqueline! hé! holà! Jacqueline! ma femme! La
+peste soit de l'endormie! Hé! hé! ma femme! éveillez-vous! Holà! holà!
+levez-vous, Jacqueline!--Comme elle dort! Holà, holà, holà! hé, hé,
+hé! ma femme, ma femme, ma femme! c'est moi, André, votre mari, qui
+ai à vous parler de choses sérieuses. Hé, hé! pstt, pstt! hem! brum,
+brum! pstt! Jacqueline, êtes-vous morte? Si vous ne vous éveillez tout
+à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau.
+
+JACQUELINE.
+
+Qu'est-ce que c'est, mon bon ami?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Vertu de ma vie! ce n'est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer
+les bras? c'est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j'ai à vous
+parler. Hier au soir, Landry, mon clerc...
+
+JACQUELINE.
+
+Eh mais! bon Dieu! il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître
+André, de m'éveiller ainsi sans raison? De grâce, allez vous
+recoucher. Est-ce que vous êtes malade?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J'ai à
+vous parler maintenant; songez d'abord à m'écouter, et ensuite à
+me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry, mon clerc; vous le
+connaissez bien...
+
+JACQUELINE.
+
+Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis;
+il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai pas sujet de rire.
+Mon honneur, madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux,
+dépendent de l'explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon
+clerc, a vu, cette nuit...
+
+JACQUELINE.
+
+Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m'avertir tantôt.
+N'est-ce pas à moi, mon cher coeur, de vous soigner et de vous
+veiller?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Je me porte bien, vous dis-je; êtes-vous d'humeur à m'écouter?
+
+JACQUELINE.
+
+Eh! mon Dieu! vous me faites peur; est-ce qu'on nous aurait volés?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et
+écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m'éveiller,
+pour me remettre certain travail qu'il s'était chargé de finir cette
+nuit. Comme il était dans mon étude...
+
+JACQUELINE.
+
+Ah! sainte Vierge! j'en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce
+café où vous allez.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Non, non, je n'ai point eu de querelle, et il ne m'est rien arrivé. Ne
+voulez-vous pas m'écouter? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu un
+homme cette nuit se glisser par votre fenêtre.
+
+[JACQUELINE.
+
+Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.]
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Ah çà! ma femme, êtes-vous sourde? [Vous avez un amant, Madame; cela
+est-il clair? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos
+murailles. Qu'est-ce que cela signifie?]
+
+JACQUELINE.
+
+Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Le voilà ouvert; vous baillerez après dîner; Dieu merci, vous n'y
+manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline! Je suis un homme
+d'humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. [J'étais l'ami
+de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme.]
+J'ai résolu en venant ici, de vous traiter avec douceur; et vous
+voyez que je le fais, puisque, avant de vous condamner, je veux m'en
+rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous
+expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez garde. Il y
+a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne! bonne
+quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je
+nourris depuis longtemps.
+
+JACQUELINE.
+
+Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous
+dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui
+a remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis; vous
+ne parliez pas de ce ton; ce n'est pas alors sur un mot que vous
+m'eussiez condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour et de
+bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres.
+Mais quoi! la jalousie vous pousse; depuis longtemps la froide
+indifférence lui a ouvert la porte de votre coeur. De quoi servirait
+l'évidence? l'innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez
+plus, puisque vous m'accusez.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Voilà qui est bon, Jacqueline; il ne s'agit pas de cela. Landry, mon
+clerc, a vu un homme...
+
+JACQUELINE.
+
+Eh! mon Dieu! j'ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me
+rebattre ainsi la tête? C'est une fatigue qui n'est pas supportable.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+A quoi tient-il que vous ne répondiez?
+
+JACQUELINE, _pleurant_.
+
+Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse! qu'est-ce que je vais
+devenir? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort, vous ferez de moi
+ce qui vous plaira; vous êtes homme, et je suis femme; la force est
+de votre côté. Je suis résignée; je m'y attendais; vous saisissez
+le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n'ai plus qu'à
+partir d'ici; je m'en irai [avec ma fille] dans un couvent, dans un
+désert, s'il est possible; j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai
+dans mon coeur le souvenir du temps qui n'est plus.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Ma femme, ma femme! pour l'amour de Dieu et des saints, est-ce que
+vous vous moquez de moi?
+
+JACQUELINE.
+
+Ah çà! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Si ce que je dis est sérieux? Jour de Dieu! la patience m'échappe, et
+je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous, en justice?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Moi, en justice; il y a de quoi faire damner un homme, d'avoir affaire
+à une telle mule; je n'avais jamais ouï dire qu'on pût être aussi
+entêté.
+
+JACQUELINE, _sautant à bas du lit_.
+
+Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre? l'avez-vous vu, monsieur,
+oui ou non?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Je ne l'ai pas vu de mes yeux.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Oui, par le ciel! si vous ne répondez.
+
+JACQUELINE.
+
+Savez-vous une chose, maître André, que ma grand'mère a apprise de la
+sienne? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais
+propos, et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la
+consulter. Quand on a des doutes, on les lève; quand on manque de
+preuves, on se tait; et quand on ne peut pas démontrer qu'on a raison,
+on a tort. Allons! venez; sortons d'ici.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+C'est donc ainsi que vous le prenez?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui, c'est ainsi; marchez, je vous suis.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Et où veux-tu que j'aille à cette heure?
+
+JACQUELINE.
+
+En justice.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Mais, Jacqueline...
+
+JACQUELINE.
+
+Marchez, marchez; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Allons, voyons! calme-toi un peu.
+
+JACQUELINE.
+
+Non; vous voulez me mener en justice, et j'y veux aller de ce pas.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Que diras-tu pour ta défense? dis-le-moi aussi bien maintenant.
+
+JACQUELINE.
+
+Non, je ne veux rien dire ici.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Pourquoi?
+
+JACQUELINE.
+
+Parce que je veux aller en justice.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble que je rêve.
+Éternel Dieu, créateur du monde! je m'en vais faire une maladie.
+Comment? quoi? cela est possible? J'étais dans mon lit; je dormais, et
+je prends les murs à témoin que c'était de toute mon âme. Landry, mon
+clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a médit de personne, le
+plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier
+un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre; il me le dit,
+je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous
+demande pour toute grâce de m'expliquer ce que cela signifie, et vous
+me dites des injures! vous me traitez de furieux, jusqu'à vous élancer
+du lit et à me saisir à la gorge! Non, cela passe toute idée; je serai
+hors d'état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens
+commun. Jacqueline, ma petite femme! c'est vous qui me traitez ainsi.
+
+JACQUELINE.
+
+Allez, allez! vous êtes un pauvre homme.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te fait de me
+répondre? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement?
+Hélas! mon Dieu! un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire?
+C'était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre;
+ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d'en
+changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon
+bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal,
+et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais
+te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans
+qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans mes jambes. Qui sait si
+leur impertinence ne pourrait aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu
+n'en sais rien, je le vois bien; ce n'est pas toi qui les encourages;
+ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons! donne la
+main; est-ce que tu m'en veux, Jacqueline?
+
+JACQUELINE.
+
+Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en justice! Lorsque ma
+mère le saura, elle vous fera bon visage!
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Eh! mon enfant, ne le lui dis pas. A quoi bon faire part aux autres de
+nos petites brouilleries? Ce sont quelques légers nuages qui passent
+un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.
+
+JACQUELINE.
+
+A la bonne heure! touchez là.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes? Est-ce que je n'ai pas en
+toi la plus aveugle confiance? [Est-ce que depuis deux ans tu ne
+m'as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi,
+Jacqueline?] Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à
+fait dans ta chambre; en traversant le péristyle, on va par là au
+potager; je ne serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre,
+ne vînt braconner dans mes espaliers. Va, va! je ferai mettre notre
+jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l'allée; nous
+rirons demain tous les deux.
+
+JACQUELINE.
+
+Je tombe de fatigue, et vous m'avez éveillée bien mal à propos.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Recouche-toi, ma chère petite, je m'en vais, je te laisse ici. Allons!
+adieu, n'y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas
+la moindre recherche dans ton appartement; je n'ai pas ouvert une
+armoire; je t'en crois sur parole. Il me semble que je t'en aime cent
+fois plus de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente.
+Tantôt je réparerai tout cela; nous irons à la campagne et je te ferai
+un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai[1].
+
+_Il sort.--Jacqueline, seule, ouvre une armoire; on y aperçoit
+accroupi le capitaine Clavaroche._
+
+CLAVAROCHE, _sortant de l'armoire_.
+
+Ouf!
+
+JACQUELINE.
+
+Vite, sortez! mon mari est jaloux; on vous a vu, mais non reconnu;
+vous ne pouvez pas revenir ici. Comment étiez-vous là-dedans?
+
+CLAVAROCHE.
+
+A merveille.
+
+JACQUELINE.
+
+Nous n'avons pas de temps à perdre; qu'allons-nous faire? Il faut nous
+voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre? le jardinier
+y sera ce soir; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre; d'aller
+ailleurs, impossible ici; tout est à jour dans une petite ville. Vous
+êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez.
+
+CLAVAROCHE.
+
+J'ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon sabre m'est entrée
+dans les côtes. Pouah! c'est à croire que je sors d'un moulin.
+
+JACQUELINE.
+
+Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait, je
+serais perdue[; ma mère me mettrait au couvent]. Landry, un clerc,
+vous a vu passer, il me le payera. Que faire? quel moyen? répondez!
+Vous êtes pâle comme la mort.
+
+CLAVAROCHE.
+
+J'avais une position fausse quand vous avez poussé le battant, en
+sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité
+d'histoire naturelle dans un bocal d'esprit-de-vin.
+
+JACQUELINE.
+
+Eh bien! voyons! que ferons-nous?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Bon! il n'y a rien de si facile.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais encore?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Je n'en sais rien; mais rien n'est plus aisé. M'en croyez-vous à ma
+première affaire? Je suis rompu; donnez-moi un verre d'eau.
+
+JACQUELINE.
+
+Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la ferme.
+
+CLAVAROCHE
+
+Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes animaux! Voilà
+un uniforme dans un joli état, et je serai beau à la parade!
+
+_Il boit._
+
+Avez-vous une brosse ici? Le diable m'emporte! avec cette poussière,
+il m'a fallu un courage d'enfer pour m'empêcher d'éternuer.
+
+JACQUELINE.
+
+Voilà ma toilette, prenez ce qu'il vous faut.
+
+CLAVAROCHE, _se brossant la tête_.
+
+A quoi bon aller à la ferme? Votre mari est, à tout prendre, d'assez
+douce composition. Est-ce que c'est une habitude que ces apparitions
+nocturnes?
+
+JACQUELINE.
+
+Non, Dieu merci! J'en suis encore tremblante. Mais songez donc qu'avec
+les idées qu'il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont
+tomber sur vous.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Pourquoi sur moi?
+
+JACQUELINE.
+
+Pourquoi? Mais,... je ne sais;... il me semble que cela doit être.
+Tenez! Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque
+chose des spectres: on la pressent sans la toucher.
+
+CLAVAROCHE, _ajustant son uniforme_.
+
+Bah! ce sont les grands parents et les juges de paix[2] qui disent que
+tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c'est que tout ce
+qui ne se sait pas s'ignore, et par conséquent n'existe pas. J'ai
+l'air de dire une bêtise; réfléchissez, vous verrez que c'est vrai.
+
+JACQUELINE.
+
+Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j'ai une peur qui
+est pire que le mal.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Patience, nous arrangerons cela.
+
+JACQUELINE.
+
+Comment? Partez, voilà le jour.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Eh! bon Dieu! quelle tête folle! Vous êtes jolie comme un ange avec
+vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez-vous là, et raisonnons
+de nos affaires. Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé.
+La cruelle armoire que vous avez là! il ne fait pas bon être de vos
+nippes.
+
+JACQUELINE.
+
+Ne riez donc pas, vous me faites frémir.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Eh bien! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire mes principes. Quand
+on rencontre sur sa route l'espèce de bête malfaisante qui s'appelle
+un mari jaloux...
+
+JACQUELINE.
+
+Ah! Clavaroche, par égard pour moi!
+
+CLAVAROCHE.
+
+Je vous ai choquée?
+
+_Il l'embrasse._
+
+JACQUELINE.
+
+Au moins parlez plus bas.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. Le premier,
+c'est de se quitter. Mais celui-là, nous n'en voulons guère.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous me ferez mourir de peur.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Le second, le meilleur incontestablement, c'est de n'y pas prendre
+garde, et au besoin...
+
+JACQUELINE.
+
+Eh bien?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Non, celui-là ne vaut rien non plus; vous avez un mari de plume; il
+faut garder l'épée au fourreau. Reste donc alors le troisième; c'est
+de trouver un _chandelier_.
+
+JACQUELINE.
+
+Un chandelier? Qu'est-ce que vous voulez dire?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine
+qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin; qui,
+lorsqu'une femme se lève pour danser, va gravement s'asseoir sur sa
+chaise et la suit dans la foule d'un oeil mélancolique, en jouant
+avec son éventail; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et
+pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de
+boire [; l'accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir;
+bourdonne sans cesse autour d'elle, assiège son oreille d'une pluie de
+fadaises]. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte,
+il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui qui court, se
+précipite, et va le chercher là où il est; car il connaît la maison et
+les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans
+lumière. [Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet.
+Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il
+s'est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête quelque part,
+où la belle ait envie d'aller? il s'est rasé au point du jour, il
+est depuis midi sur la place ou sur la chaussée, et il a marqué des
+chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre,
+il n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la
+dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne en valsant le
+bout de ses doigts, qu'il serre avec amour; il est comme ces grands
+seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de
+gala; mais le cabinet leur est clos; ce ne sont pas leurs affaires. En
+un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables; il a tout
+ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce
+mannequin commode se cache le mystère heureux; il sert de paravent à
+tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est
+jaloux, c'est de lui; tient-on des propos? c'est sur son compte;
+[c'est lui qu'on mettra à la porte un beau matin que les valets auront
+entendu marcher la nuit dans l'appartement de madame; c'est lui qu'on
+épie en secret; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont
+décachetées par la belle-mère;] il va, il vient, il s'inquiète, on le
+laisse ramer, c'est son oeuvre, moyennant quoi, l'amant discret et
+la très innocente amie, couverts d'un voile impénétrable, se rient de
+lui et des curieux.
+
+JACQUELINE.
+
+Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie que j'en ai. Et
+pourquoi à ce personnage ce nom baroque de _chandelier_?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Eh! mais; c'est que c'est lui qui porte la...
+
+JACQUELINE.
+
+C'est bon, c'est bon, je vous comprends.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Voyez, ma chère: parmi vos amis, n'auriez-vous point quelque bonne
+âme capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi, n'est pas
+sans douceur? Cherchez, voyez, pensez à cela.
+
+_Il regarde à sa montre._
+
+Sept heures! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine
+d'aujourd'hui.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne; et puis c'est
+une tromperie dont je n'aurais pas le courage. Quoi! encourager un
+jeune homme, l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être
+amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut souffrir? C'est une
+rouerie que vous me proposez.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Aimez-vous mieux que je vous perde! et dans l'embarras où nous sommes,
+ne voyez-vous pas qu'à tout prix il faut détourner les soupçons?
+
+JACQUELINE.
+
+Pourquoi les faire tomber sur un autre?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Eh! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère, les soupçons d'un
+mari jaloux ne sauraient planer dans l'espace; ce ne sont pas des
+hirondelles. Il faut qu'ils se posent tôt ou tard, et le plus sûr est
+de leur faire un nid.
+
+JACQUELINE.
+
+Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me
+compromettre très réellement?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Plaisantez-vous? Est-ce que, le jour des preuves, vous n'êtes pas
+toujours à même de démontrer votre innocence? Un amoureux n'est pas un
+amant.[3]
+
+JACQUELINE.
+
+[Eh bien!... mais le temps presse. Qui voulez-vous? Désignez-moi
+quelqu'un.]
+
+CLAVAROCHE, _à la fenêtre_.
+
+Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d'un
+arbre; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre
+eux; quand je reviendrai, qu'il y en ait un amoureux fou de vous.
+
+JACQUELINE.
+
+Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais dit un mot.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève? Allons! Jacqueline, consentez.
+
+JACQUELINE.
+
+N'y comptez pas; je n'en ferai rien.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde; vous
+êtes fine, jeune et jolie, amoureuse... un peu, n'est-il pas vrai,
+madame? A l'ouvrage! un coup de filet!
+
+JACQUELINE.
+
+Vous êtes hardi, Clavaroche.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver.
+
+_Il sort._
+
+
+SCÈNE II
+
+_Un petit jardin._
+
+FORTUNIO, LANDRY ET GUILLAUME, _assis_.
+
+
+FORTUNIO.
+
+Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
+
+LANDRY.
+
+N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre dehors.
+
+FORTUNIO.
+
+Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu'il soit, c'est un homme
+heureux.
+
+LANDRY.
+
+Promettez-moi de n'en rien dire; maître André me l'a fait jurer.
+
+GUILLAUME.
+
+De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut pas souffler le
+mot.
+
+FORTUNIO.
+
+Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le coeur.
+Vraiment, Landry, tu as vu cela?
+
+LANDRY.
+
+C'est bon; qu'il n'en soit plus question.
+
+FORTUNIO.
+
+Tu as entendu marcher doucement?
+
+LANDRY.
+
+A pas de loup derrière le mur.
+
+FORTUNIO.
+
+Craquer doucement la fenêtre?
+
+LANDRY.
+
+Comme un grain de sable sous le pied.
+
+FORTUNIO.
+
+Puis, sur le mur, l'ombre d'un homme, quand il a franchi la poterne?
+
+LANDRY.
+
+Comme un spectre, dans son manteau.
+
+FORTUNIO.
+
+Et une main derrière le volet?
+
+LANDRY.
+
+Tremblante comme la feuille.
+
+FORTUNIO.
+
+Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas
+lointains?
+
+LANDRY.
+
+Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur qui disparaît.
+
+FORTUNIO.
+
+Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour.
+
+GUILLAUME.
+
+Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline? Tu aurais fait là un joli
+métier!
+
+FORTUNIO.
+
+Je jure devant Dieu, Guillaume, qu'en présence de Jacqueline je n'ai
+jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n'oserais l'aimer. Je
+l'ai rencontrée au bal une fois; ma main n'a pas touché la sienne,
+ses lèvres ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle
+pense, je n'en ai de ma vie rien su, sinon qu'elle se promène ici
+l'après-midi, et que j'ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher
+dans l'allée.
+
+GUILLAUME.
+
+Si tu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis-tu que tu serais resté?
+Il n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'a fait justement Landry:
+aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.
+
+FORTUNIO.
+
+Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette! je
+voudrais être l'oiseau matinal qui les avertit du danger.
+
+GUILLAUME.
+
+Te voilà bien avec tes fredaines! Quel bien cela peut-il te faire que
+Jacqueline ait un amant? C'est quelque officier de la garnison.
+
+FORTUNIO.
+
+J'aurais voulu être dans l'étude; j'aurais voulu voir tout cela.
+
+GUILLAUME.
+
+Dieu soit béni! c'est notre libraire qui t'empoisonne avec ses
+romans. Que te revient-il de ce conte? D'être Gros-Jean comme devant.
+N'espères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour? Eh!
+oui, sans doute, monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui.
+Pauvre garçon! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous
+autres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon
+tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon
+rouge[4], et une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison
+change? Tous les militaires se ressemblent; qui en aime un en aime
+cent. Il n'y a que le revers de l'habit qui change, et qui de jaune
+devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache
+retroussée de même, la même allure de corps de garde, le même langage
+et le même plaisir? Ils sont tous faits sur un modèle; à la rigueur,
+elles peuvent s'y tromper.
+
+FORTUNIO.
+
+Il n'y a pas à causer avec toi: tu passes tes fêtes et dimanches à
+regarder des joueurs de boule.
+
+GUILLAUME.
+
+Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées.
+Voyez la belle différence! Avec tes idées romanesques, tu deviendras
+fou à lier. Allons! rentrons; à quoi penses-tu? il est l'heure de
+travailler.
+
+FORTUNIO.
+
+Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l'étude.
+
+_Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante._
+
+JACQUELINE.
+
+Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine.
+Viens donc un peu de ce côté-ci [, et asseyons-nous sur ce banc].
+
+LA SERVANTE.
+
+C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne fait pas chaud ce
+matin.
+
+JACQUELINE.
+
+En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison, je ne crois pas
+être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied
+de chèvrefeuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper
+les clématites.
+
+LA SERVANTE.
+
+Avec cela que madame n'est pas couverte; elle a voulu descendre en
+cheveux.
+
+JACQUELINE.
+
+Dis-moi, puisque te voilà: qu'est-ce que c'est donc que ces jeunes
+gens qui sont là dans la salle basse? Est-ce que je me trompe? Je
+crois qu'ils nous regardent; ils étaient tout à l'heure ici.
+
+LA SERVANTE.
+
+Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs de maître André.
+
+JACQUELINE.
+
+Ah! est-ce que tu les connais, toi, Madelon? Tu as l'air de rougir en
+disant cela.
+
+LA SERVANTE.
+
+Moi, madame! pourquoi donc faire? Je les connais de les voir tous les
+jours; et encore, je dis tous les jours. Je n'en sais rien, si je les
+connais.
+
+JACQUELINE.
+
+Allons! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t'en défendre?
+Autant que je puis en juger d'ici, ces garçons ne sont pas si mal.
+Voyons! lequel préfères-tu? fais-moi un peu tes confidences. Tu es
+belle fille, Madelon; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y
+a-t-il de mal à cela?
+
+LA SERVANTE.
+
+Je ne dis pas qu'il y ait du mal; ces jeunes gens ne manquent pas de
+bien, et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond; les
+grisettes de la Grand'Rue ne font pas fi de son coup de chapeau.
+
+JACQUELINE, _s'approchant de la maison_.
+
+Qui? celui-là avec sa moustache?[5]
+
+LA SERVANTE.
+
+Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est donc cet autre qui écrit?
+
+LA SERVANTE.
+
+Nenni, nenni; c'est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé; mais
+ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié, le dimanche, quand il
+veut se mettre à danser.
+
+JACQUELINE.
+
+De qui veux-tu donc parler? Je ne crois pas qu'il y en ait d'autres
+que ceux-là dans l'étude.
+
+LA SERVANTE.
+
+Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné?
+Tenez! le voilà qui se penche; c'est le petit Fortunio.
+
+JACQUELINE.
+
+Oui-dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec
+ses cheveux sur l'oreille et son petit air innocent. Prenez garde à
+vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la
+cour aux grisettes, ce monsieur-là, avec ses yeux bleus? Eh bien!
+Madelon, il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si
+renchéri. Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire,
+celui-là, et il a un maître à danser?
+
+LA SERVANTE.
+
+Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux, ici, ce ne
+serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête quand vous
+passiez dans le quinconce, vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras
+croisés, la plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait.
+
+JACQUELINE.
+
+Plaisantez-vous, mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez?
+
+LA SERVANTE.
+
+Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l'évêque
+n'est pas fâché d'être regardé du chien. Il n'est pas si sot, ce
+garçon, et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait
+d'injure à regarder passer les gens.
+
+JACQUELINE.
+
+Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne vous a pas,
+j'imagine, fait de confidences là-dessus.
+
+LA SERVANTE.
+
+Quand un garçon tourne la tête, allez! madame, il ne faut guère être
+femme pour ne pas deviner où les yeux s'en vont. Je n'ai que faire de
+ses confidences, et on ne m'apprendra que ce que j'en sais.
+
+JACQUELINE.
+
+J'ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi grâce de vos
+propos.
+
+_La servante sort._
+
+JACQUELINE, _seule_.
+
+Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu entre ces
+arbres. Holà! Pierre, écoutez.
+
+LE JARDINIER, _entrant_.
+
+Vous m'avez appelé, madame?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui, entrez là; demandez un clerc qui s'appelle Fortunio. Qu'il vienne
+ici; j'ai à lui parler.
+
+_Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio._
+
+FORTUNIO.
+
+Madame, on se trompe sans doute; on vient de me dire que vous me
+demandiez.
+
+JACQUELINE.
+
+Asseyez-vous, on ne se trompe pas.--Vous me voyez, monsieur Fortunio,
+fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous dire ce
+que j'ai à vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous.
+
+FORTUNIO.
+
+Je ne suis que troisième clerc; s'il s'agit d'une affaire
+d'importance, Guillaume, notre premier clerc, est là; souhaitez-vous
+que je l'appelle?
+
+JACQUELINE.
+
+Mais non. Si c'était une affaire, est-ce que je n'ai pas mon mari?
+
+FORTUNIO.
+
+Puis-je être bon à quelque chose? Veuillez parler avec confiance.
+Quoique bien jeune, je mourrais de bon coeur pour vous rendre
+service.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est galamment et vaillamment parler; et cependant, si je ne me
+trompe, je ne suis pas connue de vous.
+
+FORTUNIO.
+
+L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux qui la
+regardent; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le
+coteau.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par deux motifs:
+d'abord vous pouvez me trahir, et en second lieu, même en me servant,
+prendre de moi mauvaise opinion.
+
+FORTUNIO.
+
+Puis-je me soumettre à quelque épreuve? Je vous supplie de croire en
+moi.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, vous pouvez
+croire en vous, et ne pas toujours en répondre.
+
+FORTUNIO.
+
+Vous êtes plus belle que je ne suis jeune; de ce que mon coeur sent,
+j'en réponds.
+
+JACQUELINE.
+
+La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.
+
+FORTUNIO.
+
+Personne; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte de l'étude.
+
+JACQUELINE.
+
+Non, décidément, je ne puis parler; pardonnez-moi cette démarche
+inutile, et qu'il n'en soit jamais question.
+
+FORTUNIO.
+
+Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en sera comme il vous
+plaira.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le sens commun.
+J'aurais besoin, vous l'avouerai-je? non pas tout à fait d'un ami,
+et cependant d'une action d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me
+promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers; et je vous dis,
+je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, j'ai eu l'idée de
+vous faire appeler.
+
+FORTUNIO.
+
+Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur,
+permettez-moi d'en profiter. Je ne puis que répéter mes paroles: je
+mourrais de bon coeur pour vous.
+
+JACQUELINE.
+
+Ne me le répétez pas trop; c'est le moyen de me faire taire.
+
+FORTUNIO.
+
+Pourquoi? c'est le fond de mon coeur.
+
+JACQUELINE.
+
+Pourquoi? pourquoi? vous n'en savez rien, et je n'y veux seulement pas
+penser. Non; ce que j'ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi
+grave, Dieu merci! c'est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant,
+n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m'adressez
+légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c'est
+tout simple; tout homme à votre place en pourrait dire autant.
+
+FORTUNIO.
+
+Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant,
+et qu'on peut douter de mes paroles; mais telles qu'elles sont, Dieu
+peut les juger.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous dédisez pas. En
+voilà assez là-dessus; prenez donc ce siège et mettez-vous là.
+
+FORTUNIO.
+
+Je le ferai pour vous obéir.
+
+JACQUELINE.
+
+Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine,
+ma femme de chambre, m'a dit que votre père était joaillier. Il doit
+se trouver en rapport avec les marchands de la ville.
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, madame; je puis dire qu'il n'en est guère d'un peu considérable
+qui ne connaisse notre maison.
+
+JACQUELINE.
+
+Par conséquent, vous avez occasion d'aller et de venir dans le
+quartier marchand, et on connaît votre visage dans les boutiques de la
+Grand'Rue?
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, madame, pour vous servir.
+
+JACQUELINE.
+
+Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas
+de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa
+parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice?
+tout est réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année elle ne
+se trouve en position de faire face à de grosses dépenses; mais chaque
+mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer
+tout ce qu'elle achète. [Vous comprenez que la morale, tous les
+sermons d'économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font
+pas faute aux échéances;] enfin, avec beaucoup d'aisance, elle mène la
+vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent
+ne lui sert de rien. Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit
+un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de
+quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne portent que ces
+dépenses banales que le mari appelle «de première nécessité»;
+ces choses-là se payent au grand jour; mais, à certaines époques
+convenues, certains autres mémoires secrets font mention de quelques
+bagatelles que la femme appelle à son tour «de seconde nécessité»,
+qui est la vraie, et que les esprits mal faits pourraient nommer du
+superflu. Moyennant quoi, tout s'arrange à merveille; chacun y peut
+trouver son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se connaît
+pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a pas payé tout ce qu'il
+voit sur l'épaule de sa femme.
+
+FORTUNIO.
+
+Je ne vois pas grand mal à cela.
+
+JACQUELINE.
+
+Maintenant donc, voilà ce qui arrive: le mari, un peu soupçonneux,
+a fini par s'apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l'argent de
+moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé
+ses marchands. La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu un louis;
+mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au
+soir de la soif des chiffons. Plus de confidents, plus de mémoires
+secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente;
+à tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un jeune homme
+adroit, discret surtout, et d'assez haut rang dans la ville pour
+n'éveiller aucun soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y
+acheter, comme pour lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin.
+Il faudrait qu'il eût, tout d'abord, facile accès dans la maison;
+qu'il pût entrer et sortir avec assurance; qu'il eût bon goût, cela
+est clair, et qu'il sût choisir à propos. Peut-être serait-ce un
+heureux hasard s'il se trouvait par là, dans la ville, quelque jolie
+et coquette fille à qui on sût qu'il fît sa cour. N'êtes-vous pas dans
+ce cas, je suppose? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors
+pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce
+qu'il faudrait trouver.
+
+FORTUNIO.
+
+Dites à votre amie que je m'offre à elle; je la servirai de mon mieux.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est-il pas vrai,
+que, pour avoir dans la maison le libre accès dont je vous parle, le
+confident devrait s'y montrer autre part qu'à la salle basse? Vous
+comprenez qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon? Vous
+comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu'on
+lui manque de reconnaissance, mais qu'en outre du bon vouloir, le
+savoir-faire n'y gâterait rien? Il faudrait qu'un soir, je suppose
+comme ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte
+et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait
+qu'un air de mystère ne trahît jamais son adresse; qu'il fût prudent,
+leste et avisé; qu'il se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin
+ceux qui le suivent: «Aux audacieux Dieu prête la main.»
+
+FORTUNIO.
+
+Je vous en supplie, servez-vous de moi.
+
+JACQUELINE.
+
+Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût sûr du silence, on
+pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait
+alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse
+dont il saurait l'emploi. Preste! j'aperçois Madeleine qui vient
+m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L'amie, c'est
+moi; le confident, c'est vous; la bourse est là au pied de la chaise.
+
+_Elle sort.--Guillaume et Landry sur le pas de la porte._
+
+GUILLAUME.
+
+Holà! Fortunio; maître André est là qui t'appelle.
+
+LANDRY.
+
+Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l'étude?
+
+FORTUNIO.
+
+Hein? plaît-il? que me voulez-vous?
+
+GUILLAUME.
+
+Nous te disons que le patron te demande.
+
+LANDRY.
+
+Arrive ici; on a besoin de toi. A quoi songe donc ce rêveur?
+
+FORTUNIO.
+
+En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
+
+_Ils sortent._
+
+
+FIN DE L'ACTE PREMIER.
+
+
+
+
+ACTE DEUXIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE[6]
+
+_Un salon._
+
+
+CLAVAROCHE, _devant une glace_.
+
+En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce
+serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à
+tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c'est au plus bel endroit
+qu'un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La
+femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une oreille, et au
+milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt
+c'est lorsqu'on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de
+la manoeuvre, qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire
+ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. Vite, un
+barbier, le valet de chambre! On court, on vole; il n'est plus temps,
+le mari est rentré; la pluie tombe, il faut faire le pied de grue,
+une heure durant. Avisez-vous d'être malade ou seulement de mauvaise
+humeur! Point; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude, le
+danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en
+possession, depuis qu'il y a des proverbes, du privilège d'augmenter
+le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le
+visage, il ne croyait vous donner du coeur. En vérité, on représente
+l'amour avec des ailes et un carquois; on ferait mieux de nous
+le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste
+imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir
+l'occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs
+franches lippées pour courir après quoi, de grâce? après l'ombre de
+leur orgueil! Mais la garnison dure six mois; on ne peut pas toujours
+aller au café; les comédiens de province ennuient, on se regarde dans
+un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la
+taille fine; c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode de
+tout sans trop faire le difficile.
+
+_Entre Jacqueline._
+
+Eh bien! ma chère, qu'avez-vous fait? Avez-vous suivi mes conseils, et
+sommes-nous hors de danger?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Comment vous y êtes-vous prise? vous allez me conter cela. Est-ce un
+des clercs de maître André qui s'est chargé de notre salut?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas plus d'esprit que
+vous. Vous avez fait venir, n'est-ce pas, le bon jeune homme à votre
+boudoir? Je le vois d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau
+dans ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si
+peu de temps?
+
+JACQUELINE.
+
+Le premier venu; je n'en sais rien.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels pauvres diables nous
+sommes quand il vous plaît de nous endiabler! Et votre mari,
+comment voit-il la chose? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà
+l'aiguille aimantée? commence-t-elle à se détourner?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Parbleu! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête
+d'examiner cette comédie, d'en observer les ressorts et les gestes, et
+d'y jouer moi-même mon rôle. Et l'humble esclave, je vous prie, depuis
+que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous? Je parierais que
+je l'ai rencontré comme je montais: un visage affairé et une encolure
+à cela. Est-il déjà installé dans sa charge? s'acquitte-t-il des soins
+indispensables avec quelque facilité? porte-t-il déjà vos couleurs?
+met-il l'écran devant le feu? a-t-il hasardé quelques mots d'amour
+craintif et de respectueuse tendresse? êtes-vous contente de lui?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Et, comme à-compte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins
+d'une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu'il est permis
+de soupirer pour eux? A-t-il déjà obtenu quelque grâce? Voyons,
+franchement, où en êtes-vous? Avez-vous croisé le regard? avez-vous
+engagé le fer? C'est bien le moins qu'on l'encourage pour le service
+qu'il nous rend.
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Qu'avez-vous donc? Vous êtes rêveuse et vous répondez à demi.
+
+JACQUELINE.
+
+J'ai fait ce que vous m'avez dit.
+
+CLAVAROCHE.
+
+En avez-vous quelque regret?
+
+JACQUELINE.
+
+Non.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous inquiète.
+
+JACQUELINE.
+
+Non.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie? Laissez
+donc, tout cela n'est rien.
+
+JACQUELINE.
+
+Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde me donnerait-il
+tort, et à vous peut-être raison?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Bon! c'est un jeu, c'est une misère; ne m'aimez-vous pas, Jacqueline?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Eh bien donc! qui peut vous fâcher? N'est-ce donc pas pour sauver
+notre amour que vous avez fait tout cela?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Je vous assure que cela m'amuse et que je n'y regarde pas de si près.
+
+JACQUELINE.
+
+Silence! l'heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Est-ce notre homme qui est avec lui?
+
+JACQUELINE.
+
+C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.
+
+_Entrent maître André et Fortunio._
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Non! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler d'une affaire. Je
+veux qu'on s'évertue à danser et qu'il ne soit question que de rire.
+Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n'entends qu'à bien dîner.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Peste! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. J'ai
+soupçonné injustement ma femme; j'ai fait mettre le piège à loup
+devant la porte de mon jardin, j'y ai trouvé mon chat ce matin; c'est
+bien fait; je l'ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline,
+et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle m'a
+pardonné.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est bon, je n'ai pas de rancune; obligez-moi de n'en plus parler.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit partout dans la
+ville, et j'ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre[7];
+je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et
+toutes les fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma
+femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l'avenir.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Voilà agir en digne mari; je reconnais là maître André.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous?[8] Nous
+avons aujourd'hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le
+bienvenu.
+
+CLAVAROCHE.
+
+C'est trop d'honneur que vous me faites.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Je vous présente un nouvel hôte; c'est un de mes clercs, capitaine.
+Hé! hé! _cedant arma togae_. Ce n'est pas pour vous faire injure; le
+petit drôle a de l'esprit; il vient faire la cour à ma femme.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Monsieur, peut-on vous demander votre nom? Je suis ravi de faire votre
+connaissance.
+
+_Fortunio salue._
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Fortunio. C'est un nom heureux. A vous dire vrai, voilà tantôt un an
+qu'il travaillait à mon étude, et je ne m'étais pas aperçu de tout
+le mérite qu'il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n'y aurais
+jamais songé. Son écriture n'est pas très nette; et il me fait des
+accolades qui ne sont pas exemptes de reproche; mais ma femme a besoin
+de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son
+zèle. C'est leur secret; nous autres maris nous ne mettons point le
+nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de
+peu de prix; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise! nous le recevrons de
+notre mieux.
+
+FORTUNIO.
+
+Je ferai tout pour m'en rendre digne.
+
+MAITRE ANDRÉ, _à Clavaroche_.
+
+Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je
+ne suis pas fâché que Jacqueline s'amuse sans moi comme elle l'entend.
+Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville;
+le médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce
+garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix; il est,
+d'ailleurs, de bonne famille, et ses parents l'ont bien élevé; c'est
+un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service; c'est
+une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer.
+
+FORTUNIO.
+
+Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le
+remercier.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Touchez là! l'honneur est pour moi si vous me comptez pour un ami.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Allons! voilà qui est à merveille. Vive la joie! [La nappe nous
+attend; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin.
+
+CLAVAROCHE, _bas à Jacqueline_.
+
+Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme
+je m'y attendais.
+
+JACQUELINE, _bas_.
+
+Sa confiance et sa jalousie dépendent d'un mot et du vent qui souffle.
+
+CLAVAROCHE, _de même_.
+
+Mais ce n'est pas cela qu'il nous faut.] Si cela prend cette tournure,
+nous n'avons que faire de votre clerc.
+
+JACQUELINE _de même_.
+
+J'ai fait ce que vous m'avez dit.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE II
+
+_[A l'étude.]_
+
+GUILLAUME ET LANDRY, _travaillant_.
+
+
+GUILLAUME.
+
+Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à l'étude.
+
+LANDRY.
+
+Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l'a invité.
+
+GUILLAUME.
+
+Oui; de façon que l'ouvrage nous reste. J'ai la main droite paralysée.
+
+LANDRY.
+
+Il n'est pourtant que troisième clerc; on aurait pu nous inviter
+aussi.
+
+GUILLAUME.
+
+Après tout, c'est un bon garçon; il n'y a pas grand mal à cela.
+
+LANDRY.
+
+Non. Il n'y en aurait pas non plus si on nous eut mis de la noce.
+
+GUILLAUME.
+
+Hum, hum! quelle odeur de cuisine! on fait un bruit là-haut, c'est à
+ne pas s'entendre.
+
+LANDRY.
+
+Je crois qu'on danse; j'ai vu des violons.
+
+GUILLAUME.
+
+Au diable les paperasses! je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.
+
+LANDRY.
+
+Sais-tu une chose? j'ai quelque idée qu'il se passe du mystère ici.
+
+GUILLAUME.
+
+Bah! comment cela?
+
+LANDRY.
+
+Oui, oui. Tout n'est pas clair, et si je voulais un peu jaser...
+
+GUILLAUME.
+
+N'aie pas peur, je n'en dirai rien.
+
+LANDRY.
+
+Tu te souviens que j'ai vu l'autre jour un homme escalader la fenêtre:
+qui c'était, on n'en a rien su. Mais aujourd'hui, pas plus tard que ce
+soir, j'ai vu quelque chose, moi qui te parle, et ce que c'était, je
+le sais bien.
+
+GUILLAUME.
+
+Qu'est-ce que c'était? conte-moi cela.
+
+LANDRY.
+
+J'ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin. Un
+homme était derrière elle, qui s'est glissé contre le mur, et qui lui
+a baisé la main; après quoi, il a pris le large, et j'ai entendu qu'il
+disait: Ne craignez rien, je reviendrai tantôt.
+
+GUILLAUME.
+
+Vraiment! cela n'est pas possible.
+
+LANDRY.
+
+Je l'ai vu comme je te vois.
+
+GUILLAUME.
+
+Ma foi! s'il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J'en
+avertirais maître André, comme l'autre fois, ni plus ni moins.
+
+LANDRY.
+
+Cela demande réflexion. Avec un homme comme maître André, il y a des
+chances à courir. Il change d'avis tous les matins.
+
+GUILLAUME.
+
+Entends-tu le carillon qu'ils font? Paf, les portes! clip-clap, les
+assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles! Il me semble
+que j'entends chanter.
+
+[LANDRY.
+
+Oui, c'est la voix de maître André lui-même. Pauvre bonhomme! on se
+rit bien de lui.]
+
+GUILLAUME.
+
+Viens donc un peu sur la promenade; nous jaserons tout à notre aise.
+Ma foi! quand le patron s'amuse, c'est bien le moins que les clercs se
+reposent.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE III
+
+_La salle à manger._
+
+MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO ET JACQUELINE, _à table.--[On est
+au dessert.]_
+
+
+CLAVAROCHE.
+
+Allons! monsieur Fortunio, servez donc à boire à madame.
+
+FORTUNIO.
+
+De tout mon coeur, monsieur le capitaine, et je bois à votre santé.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Fi donc! vous n'êtes pas galant. A la santé de votre voisine.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Eh oui! à la santé de ma femme. Je suis enchanté, capitaine, que vous
+trouviez ce vin de votre goût.
+
+_Il chante._
+
+ Amis, buvons, buvons sans cesse...
+
+CLAVAROCHE.
+
+Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, monsieur Fortunio.[9]
+
+FORTUNIO.
+
+Si madame veut l'ordonner.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Hé, hé! le garçon sait son monde.
+
+JACQUELINE.
+
+Eh bien! chantez, je vous en prie.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce biscuit; cela vous
+ouvrira la voix, et vous donnera du montant.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Le capitaine a le mot pour rire.
+
+FORTUNIO.
+
+Je vous remercie, cela m'étoufferait.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Bon, bon! Demandez à madame de vous en donner un morceau. Je suis sûr
+que de sa blanche main cela vous paraîtra léger.
+
+_Regardant sous la table._
+
+O ciel! que vois-je? vos pieds sur le carreau! souffrez, madame, qu'on
+apporte un coussin.
+
+FORTUNIO, _se levant_.
+
+En voilà un sous cette chaise.
+
+_Il le place sous les pieds de Jacqueline._
+
+CLAVAROCHE.
+
+A la bonne heure! monsieur Fortunio; je pensais que vous m'eussiez
+laissé faire. Un jeune homme qui fait sa cour ne doit pas permettre
+qu'on le prévienne.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Oh! oh! le garçon ira loin; il n'y a qu'à lui dire un mot.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Maintenant donc, chantez, s'il vous plaît; nous écoutons de toutes nos
+oreilles.
+
+FORTUNIO.
+
+Je n'ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de chanson de table.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Puisque madame l'a ordonné, vous ne pouvez vous en dispenser.
+
+FORTUNIO.
+
+Je ferai donc comme je pourrai.
+
+CLAVAROCHE.
+
+N'avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé de vers à madame?
+Voyez, l'occasion se présente.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Silence, silence! Laissez-le chanter.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Une chanson d'amour surtout, n'est-il pas vrai, monsieur Fortunio? Pas
+autre chose, je vous en conjure. Madame, priez-le, s'il vous plaît,
+qu'il nous chante une chanson d'amour. On ne saurait vivre sans cela.
+
+JACQUELINE.
+
+Je vous en prie, Fortunio.
+
+FORTUNIO, _chante_.
+
+ Si vous croyez que je vais dire
+ Qui j'ose aimer,
+ Je ne saurais pour un empire
+ Vous la nommer.
+
+ Nous allons chanter à la ronde,
+ Si vous voulez,
+ Que je l'adore, et qu'elle est blonde
+ Comme les blés.
+
+ Je fais ce que sa fantaisie
+ Veut m'ordonner,
+ Et je puis, s'il lui faut ma vie,
+ La lui donner.
+
+ Du mal qu'une amour ignorée
+ Nous fait souffrir,
+ J'en porte l'âme déchirée
+ Jusqu'à mourir.
+
+ Mais j'aime trop pour que je die
+ Qui j'ose aimer,
+ Et je veux mourir pour ma mie,
+ Sans la nommer.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le dit; il en a les
+larmes aux yeux. Allons! garçon, bois pour te remettre. C'est quelque
+grisette de la ville qui t'aura fait ce méchant cadeau-là.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Je ne crois pas à monsieur Fortunio l'ambition si roturière; sa
+chanson vaut mieux qu'une grisette. Qu'en dit madame, et quel est son
+avis?
+
+JACQUELINE.
+
+Très bien. [Donnez-moi le bras, et] allons prendre le café.
+
+CLAVAROCHE.
+
+[Vite, monsieur Fortunio, offrez votre bras à madame].
+
+JACQUELINE _prend le bras de Fortunio; bas, en sortant_.
+
+Avez-vous fait ma commission?
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, madame [; tout est dans l'étude].
+
+JACQUELINE.
+
+Allez m'attendre dans ma chambre; je vous y rejoins dans un
+instant.[10]
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE IV
+
+_[La chambre de Jacqueline.]_
+
+_Entre_ FORTUNIO.
+
+
+FORTUNIO.
+
+Est-il un homme plus heureux que moi? J'en suis certain, Jacqueline
+m'aime, et à tous les signes qu'elle m'en donne, il n'y a pas à s'y
+tromper. Déjà me voilà bien reçu, fêté, choyé dans la maison.
+[Elle m'a fait mettre à table à côté d'elle;] si elle sort, je
+l'accompagnerai. Quelle douceur, quelle voix, quel sourire! Quand son
+regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me passe par le corps; j'ai
+une joie qui me prend à la gorge; je lui sauterais au cou si je ne
+me retenais. Non;--plus j'y pense, plus je réfléchis, les moindres
+signes, les plus légères faveurs, tout est certain; elle m'aime, elle
+m'aime, et je serais un sot fieffé si je feignais de ne pas le voir.
+Lorsque j'ai chanté tout à l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux!
+[Allons! ne perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui
+renferme quelques bijoux; c'est une commission secrète, et Jacqueline,
+sûrement, ne tardera pas à venir.]
+
+JACQUELINE.
+
+Êtes-vous là, Fortunio?
+
+_Entre Jacqueline._
+
+FORTUNIO.
+
+Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez demandé.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous.
+
+FORTUNIO.
+
+Comment vous dire ce que j'éprouve? Un regard de vos yeux a changé mon
+sort, et je ne vis que pour vous servir.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson tout à l'heure. Pour
+qui est-ce donc qu'elle est faite? Me la voulez-vous donner par écrit?
+
+FORTUNIO.
+
+Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, et ma vie est à
+vous.
+
+_Il se jette à genoux._
+
+JACQUELINE.
+
+Vraiment! je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.
+
+FORTUNIO.
+
+Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier que je souffre.
+Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos
+pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon
+existence, vous n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante
+et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert
+votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là,
+que je ne vous aie vue; je ne pouvais approcher de vous, mais votre
+beauté, grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la
+cherchais, je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous
+passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais
+pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à
+moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma
+chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais
+par coeur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l'aimais;
+je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre
+coeur. Hélas! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est
+vraie, et que je vous aime à en mourir.
+
+JACQUELINE.
+
+Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux ans que vous
+m'aimez, mais je souris de ce que je pense qu'il y aura deux jours
+demain.
+
+FORTUNIO.
+
+Que je vous perde si la vérité ne m'est aussi chère que mon amour! que
+je vous perde s'il n'y a deux ans que je n'existe que pour vous!
+
+[JACQUELINE.
+
+Levez-vous donc; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait de moi?
+
+FORTUNIO.
+
+Non! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que vous
+ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour, du moins n'en
+douterez-vous pas.
+
+JACQUELINE.
+
+Est-ce une entreprise que vous faites?
+
+FORTUNIO.
+
+Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d'espérance.
+Je ne sais si je vis ou si je meurs; comment j'ai osé vous parler, je
+n'en sais rien. Ma raison est perdue; j'aime, je souffre; il faut que
+vous le sachiez, que vous le voyiez, que vous me plaigniez.
+
+JACQUELINE.
+
+Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné?]
+Allons! levez-vous, je le veux.
+
+FORTUNIO, _se levant_.
+
+Vous croyez donc à mon amour?
+
+JACQUELINE.
+
+Non, je n'y crois pas; cela m'arrange de n'y pas croire.
+
+FORTUNIO.
+
+C'est impossible! vous n'en pouvez douter.
+
+[JACQUELINE.
+
+Bah! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.
+
+FORTUNIO.
+
+De grâce! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris à tromper? Je
+suis un enfant né d'hier, et je n'ai jamais aimé personne, si ce n'est
+vous qui l'ignoriez.]
+
+JACQUELINE.
+
+Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l'avais vu.
+
+FORTUNIO.
+
+Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon.
+
+FORTUNIO.
+
+Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela?
+
+JACQUELINE.
+
+Je vous l'ai déjà dit hier, cela se conçoit: vous êtes jeune, et à
+l'âge où le coeur est riche, on n'a pas les lèvres avares.
+
+FORTUNIO.
+
+Que faut-il faire pour vous convaincre? Je vous en prie, dites-le-moi.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous demandez un joli conseil. Eh bien! il faudrait le prouver.
+
+FORTUNIO.
+
+Seigneur mon Dieu, je n'ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles
+qu'on aime? Quoi! me voilà à genoux devant vous; mon coeur à chaque
+battement voudrait s'élancer sur vos lèvres; ce qui m'a jeté à vos
+pieds, c'est une douleur qui m'écrase, que je combats depuis deux ans,
+que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule? Je
+ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore? Vous
+niez même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir devant vous?
+Ah! c'est plus cruel qu'un refus! c'est plus affreux que le mépris!
+L'indifférence elle-même peut croire, et je n'ai pas mérité cela.
+
+JACQUELINE.
+
+Debout! on vient. Je vous crois, je vous aime; sortez par le petit
+escalier, revenez en bas, j'y serai.
+
+_Elle sort._
+
+FORTUNIO, _seul_.
+
+Elle m'aime! Jacqueline m'aime! elle s'éloigne, elle me quitte ainsi!
+Non! je ne puis descendre encore. Silence! on approche; quelqu'un l'a
+arrêtée; on vient ici. Vite, sortons!
+
+_Il lève la tapisserie._
+
+Ah! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir; comment faire?
+Si je descends par l'autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent.
+
+CLAVAROCHE, _en dehors_.
+
+Venez donc, venez donc un peu.
+
+FORTUNIO.
+
+C'est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite et
+attendons; il ne faut pas qu'on me voie ici.
+
+_Il se cache dans le fond de l'alcôve.--Entrent Clavaroche et
+Jacqueline._
+
+CLAVAROCHE, _se jetant sur un sofa_.
+
+Parbleu! madame, je vous cherchais partout; que faisiez-vous donc
+toute seule?
+
+JACQUELINE, _à part_.
+
+Dieu soit loué, Fortunio est parti!
+
+CLAVAROCHE.
+
+Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment pas
+supportable. Qu'ai-je à faire avec maître André, je vous prie? Et
+justement vous nous laissez ensemble quand le vin joyeux de l'époux
+doit me rendre plus précieux l'aimable entretien de la femme.
+
+FORTUNIO, _caché_.
+
+C'est singulier; que veut dire ceci?
+
+CLAVAROCHE, _ouvrant l'écrin qui est sur la table_.
+
+Voyons un peu. Sont-ce des anneaux? et dites-moi, qu'en voulez-vous
+faire? Est-ce que vous faites un cadeau?
+
+JACQUELINE.
+
+Vous savez bien que c'est notre fable.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Mais, en conscience, c'est de l'or! Si vous comptez tous les matins
+user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir...
+A propos, que ce dîner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre
+jeune initié!
+
+FORTUNIO, _caché_.
+
+Initié! à quel mystère? est-ce de moi qu'il veut parler?
+
+CLAVAROCHE.
+
+La chaîne est belle; c'est un bijou de prix. Vous avez eu là une
+singulière idée.
+
+FORTUNIO, _de même_.
+
+Ah! il paraît qu'il est aussi dans la confidence de Jacqueline.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu'il a soulevé son verre!
+Qu'il m'a réjoui avec ses coussins, et qu'il faisait plaisir à voir!
+
+FORTUNIO, _de même_.
+
+Assurément, c'est de moi qu'il parle, et il s'agit du dîner de tantôt.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l'a fourni.
+
+FORTUNIO, _de même_.
+
+Rendre la chaîne! et pourquoi donc?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien remarqué; il en
+avait, Dieu me pardonne, la larme à l'oeil pour tout de bon.
+
+FORTUNIO, _de même_.
+
+Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve? suis-je éveillé?
+Qu'est-ce donc que ce Clavaroche?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus loin. A quoi
+bon un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus? Ces maris
+ne manquent jamais d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce
+qui est arrivé! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler sur le
+chandelier.
+
+JACQUELINE.
+
+Qui peut savoir ce qui arrivera? Avec ce caractère-là il n'y a
+jamais rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer
+d'embarras.
+
+FORTUNIO, _de même_.
+
+Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes
+ces paroles sont des énigmes.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Je suis d'avis de le congédier.
+
+JACQUELINE.
+
+Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas moi que je consulte.
+Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu'il serait de mon choix?
+Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une
+bourrasque? Il ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Tu crois?[11]
+
+[FORTUNIO, _de même_.
+
+Sang du Christ! il est son amant.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout à fait le
+jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d'un peu loin, et le
+mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient
+jamais en tête, eh bien? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio,
+pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d'eau vive; il
+est friand de l'hameçon.
+
+JACQUELINE.
+
+Il me semble qu'on a remué.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Oui; j'ai cru entendre un soupir.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est probablement Madeleine; elle range dans le cabinet.]
+
+
+FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.
+
+
+
+
+ACTE TROISIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE[12]
+
+_[Le jardin.]_
+
+_Entrent_ JACQUELINE ET LA SERVANTE.
+
+
+LA SERVANTE.
+
+Madame, un danger vous menace. Comme j'étais tout à l'heure dans la
+salle, je viens d'entendre maître André qui causait avec un de ses
+clercs. Autant que j'ai pu deviner, il s'agissait d'une embuscade qui
+doit avoir lieu cette nuit.
+
+JACQUELINE.
+
+Une embuscade! en quel lieu? pour quoi faire?
+
+LA SERVANTE.
+
+Dans l'étude; le clerc affirmait que la nuit dernière il vous a vue,
+vous, madame, et un homme avec vous, dans le jardin. Maître André
+jurait ses grands dieux qu'il voulait vous surprendre, et qu'il vous
+ferait un procès.
+
+JACQUELINE.
+
+Tu ne te trompes pas, Madelon?
+
+LA SERVANTE.
+
+Madame fera ce qu'elle voudra. Je n'ai pas l'honneur de ses
+confidences; cela n'empêche pas qu'on ne rende un service. J'ai mon
+ouvrage qui m'attend.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est bien, et vous pouvez compter que je ne serai pas ingrate.
+Avez-vous vu Fortunio ce matin? où est-il? j'ai à lui parler.
+
+LA SERVANTE.
+
+Il n'est pas venu à l'étude; le jardinier, à ce que je crois, l'a
+aperçu; mais on est en peine de lui, et on le cherchait tout à l'heure
+de tous les côtés du jardin. Tenez! voilà M. Guillaume, le premier
+clerc, qui le cherche encore; le voyez-vous passer là-bas?
+
+GUILLAUME, _au fond du théâtre_.
+
+Holà! Fortunio! Fortunio! holà! où es-tu?
+
+JACQUELINE.
+
+Va, Madelon, tâche de le trouver.
+
+_Madelon sort.--Entre Clavaroche._
+
+CLAVAROCHE.
+
+Que diantre se passe-t-il donc ici? Comment! moi qui ai quelques
+droits, je pense, à l'amitié de maître André, il me rencontre et ne
+me salue pas; les clercs me regardent de travers, et je ne sais si le
+chien lui-même ne voulait me prendre aux talons. Qu'est-il advenu, je
+vous prie? et à quel propos maltraite-t-on les gens?
+
+JACQUELINE.
+
+Nous n'avons pas sujet de rire; ce que j'avais prévu arrive, et
+sérieusement cette fois: nous n'en sommes plus aux paroles, mais à
+l'action.
+
+CLAVAROCHE.
+
+A l'action? que voulez-vous dire?
+
+JACQUELINE.
+
+Que ces maudits clercs font le métier d'espions, qu'on nous a vus, que
+maître André le sait, qu'il veut se cacher dans l'étude, et que nous
+courons les plus grands dangers.
+
+CLAVAROCHE.
+
+N'est-ce que cela qui vous inquiète?
+
+[JACQUELINE.
+
+Assurément; que voulez-vous de pire? Qu'aujourd'hui nous leur
+échappions, puisque nous sommes avertis, ce n'est pas là le difficile;
+mais du moment que maître André agit sans rien dire, nous avons tout à
+craindre de lui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Vraiment! c'est là toute l'affaire, et il n'y a pas plus de mal que
+cela?]
+
+JACQUELINE.
+
+Êtes-vous fou? comment est-il possible que vous en plaisantiez?
+
+CLAVAROCHE.
+
+C'est qu'il n'y a rien de si simple que de nous tirer d'embarras.
+Maître André, dites-vous, est furieux? eh bien! qu'il crie; quel
+inconvénient? Il veut se mettre en embuscade? qu'il s'y mette, il n'y
+a rien de mieux. Les clercs sont-ils de la partie? qu'ils en soient
+avec toute la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre
+la belle Jacqueline et son très humble serviteur? hé! qu'ils
+surprennent, je ne m'y oppose pas. Que voyez-vous là qui nous gêne?
+
+JACQUELINE.
+
+Je ne comprends rien à ce que vous dites.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce monsieur? Comment!
+nous sommes en péril, et le drôle nous abandonne! Allons! vite,
+avertissez-le.
+
+JACQUELINE.
+
+J'y ai pensé; on ne sait où il est, et il n'a pas paru ce matin.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Bon! cela est impossible, il est par là quelque part dans vos jupes;
+vous l'avez oublié dans une armoire, et votre servante l'aura par
+mégarde accroché au porte-manteau.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile? J'ai demandé
+où il était sans trop savoir pourquoi moi-même; je ne vois pas, en y
+réfléchissant, à quoi il peut nous être bon.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Hé! ne voyez-vous pas que je m'apprête à lui faire le plus grand
+sacrifice! Il ne s'agit pas d'autre chose que de lui céder pour ce
+soir tous les privilèges de l'amour.
+
+JACQUELINE.
+
+Pour ce soir? et dans quel dessein?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Dans le dessein positif et formel que ce digne maître André ne passe
+pas inutilement une nuit à la belle étoile. Ne voudriez-vous pas que
+ces pauvres clercs, qui se vont donner bien du mal, ne trouvent[G]
+personne au logis? Fi donc! nous ne pouvons permettre que ces honnêtes
+gens restent les mains vides; il faut leur dépêcher quelqu'un.
+
+[Note G: Ce manquement à la règle des subjonctifs sied à
+Clavaroche.]
+
+JACQUELINE.
+
+Cela ne sera pas; trouvez autre chose; vous avez là une idée horrible,
+et je ne puis y consentir.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Pourquoi horrible? Rien n'est plus innocent. Vous écrivez un mot à
+Fortunio, si vous ne pouvez le trouver vous-même; car le moindre mot
+en ce monde vaut mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir
+ce soir, sous prétexte d'un rendez-vous. Le voilà entré; les clercs le
+surprennent, et maître André le prend au collet. Que voulez-vous qu'il
+lui arrive? Vous descendez là-dessus en cornette, et demandez pourquoi
+on fait du bruit, le plus naturellement du monde. On vous l'explique.
+Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi son jeune
+clerc se glisse dans son jardin. Vous rougissez d'abord quelque peu,
+puis vous avouez sincèrement tout ce qu'il vous plaira d'avouer:
+que ce garçon visite vos marchands, qu'il vous apporte en secret des
+bijoux, en un mot la vérité pure. Qu'y a-t-il là de si effrayant?
+
+JACQUELINE.
+
+On ne me croira pas. La belle apparence que je donne des rendez-vous
+pour payer des mémoires!
+
+CLAVAROCHE
+
+On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un accent impossible à
+méconnaître, et les coeurs bien nés ne s'y trompent jamais. N'est-ce
+donc pas, en effet, à vos commissions que vous employez ce jeune
+homme?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Eh bien donc! puisque vous le faites, vous le direz, et on le verra
+bien. Qu'il ait les preuves dans sa poche, un écrin, comme hier,
+la première chose venue, cela suffira. [Songez donc que, si nous
+n'employons ce moyen, nous en avons pour une année entière. Maître
+André s'embusque aujourd'hui, il se rembusquera demain, et ainsi de
+suite jusqu'à ce qu'il nous surprenne. Moins il trouvera, plus il
+cherchera; mais qu'il trouve une fois pour toutes, et nous en voilà
+délivrés.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est impossible! il n'y faut pas songer.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Un rendez-vous dans un jardin n'est pas d'ailleurs un si gros péché. A
+la rigueur, si vous craignez l'air, vous n'avez qu'à ne pas descendre.
+On ne trouvera que le jeune homme, et il s'en tirera toujours.
+Il serait plaisant qu'une femme ne puisse[H] prouver qu'elle est
+innocente quand elle l'est.] Allons! vos tablettes, et prenez-moi le
+crayon que voici.
+
+[Note H: Voir la note, p. 289.]
+
+JACQUELINE.
+
+Vous n'y pensez pas, Clavaroche; c'est un guet-apens que vous faites
+là.
+
+CLAVAROCHE, _lui présentant un crayon et du papier_.
+
+Écrivez donc, je vous en prie: «A minuit, ce soir, au jardin.»
+
+JACQUELINE.
+
+C'est envoyer cet enfant dans un piège, c'est le livrer à l'ennemi.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Ne signez pas, c'est inutile.
+
+_Il prend le papier._
+
+Franchement, ma chère, la nuit sera fraîche, et vous ferez mieux de
+rester chez vous. Laissez ce jeune homme se promener seul, et profiter
+du temps qu'il fait. Je pense, comme vous, qu'on aurait peine à croire
+que c'est pour vos marchands qu'il vient. Vous ferez mieux, si on vous
+interroge, de dire que vous ignorez tout, et que vous n'êtes pour rien
+dans l'affaire.
+
+JACQUELINE.
+
+Ce mot d'écrit sera un témoin.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Fi donc! nous autres gens de coeur, pensez-vous que nous allions
+montrer à un mari de l'écriture de sa femme? Que pourrions-nous y
+gagner? en serions-nous donc moins coupables de ce qu'un crime serait
+partagé? D'ailleurs vous voyez bien que votre main tremblait un peu
+sans doute, et que ces caractères sont presque déguisés. Allons! je
+vais donner cette lettre au jardinier, Fortunio l'aura tout de suite.
+Venez; les vautours ont leur proie, et l'oiseau de Vénus, la pâle
+tourterelle, peut dormir en paix sur son nid.
+
+_[Ils sortent.]_
+
+
+SCÈNE II
+
+_[Une charmille.]_
+
+
+[FORTUNIO, _seul, assis sur l'herbe_.
+
+Rendre un jeune homme amoureux de soi, uniquement pour détourner sur
+lui les soupçons tombés sur un autre; lui laisser croire qu'on l'aime,
+le lui dire au besoin; troubler peut-être bien des nuits tranquilles;
+remplir de doute et d'espérance un coeur jeune et prêt à souffrir;
+jeter une pierre dans un lac qui n'avait jamais eu encore une seule
+ride à sa surface; exposer un homme aux soupçons, à tous les dangers
+de l'amour heureux, et cependant ne lui rien accorder; rester
+immobile et inanimée dans une oeuvre de vie et de mort; tromper,
+mentir,--mentir du fond du coeur; faire de son corps un appât; jouer
+avec tout ce qu'il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des
+dés pipés: voilà ce qui fait sourire une femme! voilà ce qu'elle fait
+d'un petit air distrait.
+
+_Il se lève._
+
+C'est ton premier pas, Fortunio, dans l'apprentissage du monde. Pense,
+réfléchis, compare, examine, ne te presse pas de juger. Cette femme-là
+a un amant qu'elle aime; on la soupçonne, on la tourmente, on la
+menace; elle est effrayée, elle va perdre l'homme qui remplit sa
+vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son mari se lève en
+sursaut, averti par un espion; il la réveille, il veut la traîner à la
+barre d'un tribunal. Sa famille va la renier, une ville entière va la
+maudire; elle est perdue et déshonorée, et cependant elle aime et ne
+peut cesser d'aimer. A tout prix il faut qu'elle sauve l'unique objet
+de ses inquiétudes, de ses angoisses et de ses douleurs; il faut
+qu'elle aime pour continuer de vivre, et qu'elle trompe pour aimer.
+Elle se penche à sa fenêtre, elle voit un jeune homme au bas; qui
+est-ce? elle ne le connaît point, elle n'a jamais rencontré son
+visage; est-il bon ou méchant, discret ou perfide, sensible ou
+insouciant? elle n'en sait rien; elle a besoin de lui, elle l'appelle,
+elle lui fait signe, elle ajoute une fleur à sa parure, elle parle,
+elle a mis sur une carte le bonheur de sa vie, et elle joue à rouge
+ou noir. Si elle s'était aussi bien adressée à Guillaume qu'à moi, que
+serait-il arrivé de cela? Guillaume est un garçon honnête, mais qui
+ne s'est jamais aperçu que son coeur lui servît à autre chose qu'à
+respirer. Guillaume aurait été ravi d'aller dîner chez son patron,
+d'être à côté de Jacqueline à table, tout comme j'en ai été ravi
+moi-même; mais il n'en aurait pas vu davantage; il ne serait devenu
+amoureux que de la cave de maître André; il ne se serait point jeté à
+genoux, il n'aurait point écouté aux portes; c'eût été pour lui tout
+profit. Quel mal y eût-il eu alors qu'on se servît de lui à son insu
+pour détourner les soupçons d'un mari? Aucun. Il eût paisiblement
+rempli l'office qu'on lui eût demandé; il eût vécu heureux,
+tranquille, dix ans sans s'en apercevoir. Jacqueline aussi eût été
+heureuse, tranquille, dix ans sans lui en dire un mot. Elle lui aurait
+fait des coquetteries, et il y aurait répondu; mais rien n'eût tiré à
+conséquence. Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait
+se plaindre le jour où la vérité viendrait.
+
+_Il se rassoit._
+
+Pourquoi s'est-elle adressée à moi? Savait-elle donc que je l'aimais?
+Pourquoi à moi plutôt qu'à Guillaume? Est-ce hasard? est-ce calcul?
+Peut-être au fond se doutait-elle que je n'étais pas indifférent.
+M'avait-elle vu à cette fenêtre? S'était-elle jamais retournée le
+soir, quand je l'observais dans le jardin? Mais si elle savait que je
+l'aimais, pourquoi alors? Parce que cet amour rendait son projet
+plus facile, et que j'allais, dès le premier mot, me prendre au piège
+qu'elle me tendait. Mon amour n'était qu'une chance favorable; elle
+n'y a vu qu'une occasion.
+
+Est-ce bien sûr? N'y a-t-il rien autre chose? Quoi! elle voit que je
+vais souffrir, et elle ne pense qu'à en profiter! Quoi! elle me trouve
+sur ses traces, l'amour dans le coeur, le désir dans les yeux, jeune
+et ardent, prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses pieds,
+elle me sourit et me dit qu'elle m'aime, c'est un calcul, et rien
+de plus! Rien, rien de vrai dans ce sourire, dans cette main qui
+m'effleure la main, dans ce son de voix qui m'enivre? O Dieu juste!
+s'il en est ainsi, à quel monstre ai-je donc affaire, et dans quel
+abîme suis-je tombé?
+
+_Il se lève._
+
+Non, tant d'horreur n'est pas possible! Non, une femme ne saurait être
+une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée! Non, quand je
+le verrais de mes yeux, quand je l'entendrais de sa bouche, je ne
+croirais pas à un pareil métier. Non, quand elle me souriait, elle ne
+m'aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir que je l'aimais.
+Quand elle me tendait la main, elle ne me donnait pas son coeur,
+mais elle laissait le mien se donner. Quand elle me disait: «Je vous
+aime,» elle voulait dire: «Aimez-moi.» Non, Jacqueline n'est pas
+méchante; il n'y a là ni calcul, ni froideur. Elle ment, elle trompe,
+elle est femme; elle est coquette, railleuse, joyeuse, audacieuse,
+mais non infâme, non insensible. Ah! insensé, tu l'aimes! tu l'aimes!
+tu pries, tu pleures, et elle se rit de toi!
+
+_Entre Madelon._
+
+MADELON.
+
+Ah! Dieu merci! je vous trouve enfin; madame vous demande; elle est
+dans sa chambre. Venez vite, elle vous attend.
+
+FORTUNIO.
+
+Sais-tu ce qu'elle a à me dire? Je ne saurais y aller maintenant.
+
+MADELON.
+
+Vous avez donc affaire aux arbres? Elle est bien inquiète, allez!
+toute la maison est en colère.
+
+LE JARDINIER, _entrant_.
+
+Vous voilà donc, monsieur? on vous cherche partout; voilà un mot
+d'écrit pour vous, que notre maîtresse m'a donné tantôt.
+
+FORTUNIO, _lisant_.
+
+«A minuit, ce soir, au jardin.»
+
+_Haut._
+
+C'est de la part de Jacqueline?
+
+LE JARDINIER.
+
+Oui, monsieur; y a-t-il réponse?
+
+GUILLAUME, _entrant_.
+
+Que fais-tu donc, Fortunio? on te demande dans l'étude.
+
+FORTUNIO.
+
+J'y vais, j'y vais.
+
+_Bas à Madelon._
+
+Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure? Quelle inquiétude a ta
+maîtresse?
+
+MADELON, _bas_.
+
+C'est un secret. Maître André s'est fâché.
+
+FORTUNIO, _de même_.
+
+Il s'est fâché? Pour quelle raison?
+
+MADELON, _de même_.
+
+Il s'est mis en tête que madame recevait quelqu'un en secret. Vous
+n'en direz rien, n'est-ce pas? Il veut se cacher cette nuit dans
+l'étude; c'est moi qui ai découvert cela, et si je vous le dis, dame!
+c'est que je pense que vous n'y êtes pas indifférent.
+
+FORTUNIO.
+
+Pourquoi se cacher dans l'étude?
+
+MADELON.
+
+Pour tout surprendre et faire son procès.
+
+FORTUNIO.
+
+En vérité! est-ce possible?
+
+LE JARDINIER.
+
+Y a-t-il réponse, monsieur?
+
+FORTUNIO.
+
+J'y vais moi-même; allons, partons.]
+
+_[Ils sortent.]_
+
+
+SCÈNE III
+
+_[Une chambre.]_
+
+
+JACQUELINE, _seule_.
+
+Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme comme maître André,
+une fois poussé à la violence, peut inventer pour se venger? Je
+n'enverrai pas ce jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche
+est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il n'a
+d'entrailles pour rien. A quoi bon exposer Fortunio, lorsqu'il n'y a
+rien de si simple que de n'exposer ni soi ni personne? Je veux croire
+que tout soupçon s'évanouirait par ce moyen; mais le moyen lui-même
+est un mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me coûte et me
+déplaît; je ne veux pas que ce garçon soit maltraité; puisqu'il dit
+qu'il m'aime, eh bien! soit; je ne rends pas le mal pour le bien.
+
+_Entre Fortunio._
+
+On a dû vous remettre un billet de ma part; l'avez-vous lu?
+
+FORTUNIO.
+
+On me l'a remis, et je l'ai lu; vous pouvez disposer de moi.
+
+JACQUELINE.
+
+C'est inutile, j'ai changé d'avis; déchirez-le, et n'en parlons
+jamais.
+
+FORTUNIO.
+
+Puis-je vous servir en quelque autre chose?
+
+JACQUELINE, _à part_.
+
+C'est singulier, il n'insiste pas.
+
+_Haut._
+
+Mais non; je n'ai pas besoin de vous. Je vous avais demandé votre
+chanson.
+
+FORTUNIO.
+
+La voilà. Sont-ce tous vos ordres?
+
+JACQUELINE.
+
+Oui,--je crois que oui. Qu'avez-vous donc? Vous êtes pâle, ce me
+semble.
+
+FORTUNIO.
+
+Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de me retirer.
+
+JACQUELINE.
+
+Je l'aime beaucoup, cette chanson; elle a un petit air naïf qui va
+avec votre coiffure, et elle est bien faite par vous.
+
+FORTUNIO.
+
+Vous avez beaucoup d'indulgence.
+
+JACQUELINE.
+
+Oui, voyez-vous! j'avais eu d'abord l'idée de vous faire venir;
+mais j'ai réfléchi, c'est une folie; je vous ai trop vite
+écouté.--Mettez-vous donc au piano, et chantez-moi votre romance.
+
+FORTUNIO.
+
+Excusez-moi, je ne saurais maintenant.
+
+JACQUELINE.
+
+Et pourquoi donc? Êtes-vous souffrant, ou si c'est un méchant caprice?
+J'ai presque envie de vouloir que vous chantiez bon gré, mal gré.
+Est-ce que je n'ai pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de
+papier-là?
+
+_Elle place la chanson sur le piano._
+
+FORTUNIO.
+
+Ce n'est pas mauvaise volonté; je ne puis rester plus longtemps, et
+maître André a besoin de moi.
+
+JACQUELINE.
+
+Il me plaît assez que vous soyez grondé, asseyez-vous là et chantez.
+
+FORTUNIO.
+
+Si vous l'exigez, j'obéis.
+
+_Il s'assoit._
+
+JACQUELINE.
+
+Eh bien! à quoi pensez-vous donc? Est-ce que vous attendez qu'on
+vienne?
+
+FORTUNIO.
+
+Je souffre; ne me retenez pas.
+
+JACQUELINE.
+
+Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous souffrez et si je vous
+retiens. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas? Eh
+bien! que fait-il donc? Allons, voyons! si vous chantez, je vous
+donnerai le bout de ma mitaine.
+
+FORTUNIO.
+
+Tenez! Jacqueline, écoutez-moi: vous auriez mieux fait de me le dire,
+et j'aurais consenti à tout.
+
+JACQUELINE.
+
+Qu'est-ce que vous dites? de quoi parlez-vous?
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, vous auriez mieux fait de me le dire; oui, devant Dieu, j'aurais
+tout fait pour vous.
+
+JACQUELINE.
+
+Tout fait pour moi? qu'entendez-vous par là?
+
+FORTUNIO.
+
+Ah! Jacqueline, Jacqueline! il faut que vous l'aimiez beaucoup; il
+doit vous en coûter de mentir et de railler ainsi sans pitié.
+
+JACQUELINE.
+
+Moi, je vous raille? Qui vous l'a dit?
+
+FORTUNIO.
+
+Je vous en supplie, ne mentez pas davantage; en voilà assez; je sais
+tout.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais enfin, qu'est-ce que vous savez?
+
+FORTUNIO.
+
+J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche était là.
+
+JACQUELINE.
+
+Est-ce possible? Vous étiez dans l'alcôve?
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, j'y étais; au nom du ciel! ne dites pas un mot là-dessus.
+
+_Un silence._
+
+JACQUELINE.
+
+Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste maintenant qu'à vous
+prier de garder le silence. Je sens assez mes torts envers vous pour
+ne pas même vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la
+nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner, un autre que
+vous le comprendrait peut-être, et pourrait, sinon pardonner, du moins
+excuser ma conduite; mais vous êtes malheureusement une partie
+trop intéressée pour en juger avec indulgence. Je suis résignée et
+j'attends.
+
+FORTUNIO.
+
+N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui puisse vous
+nuire, je me coupe cette main-là.
+
+JACQUELINE.
+
+Il me suffit de votre parole, et je n'ai pas droit d'en douter. [Je
+dois même dire que, si vous l'oubliiez, j'aurais encore moins de droit
+de m'en plaindre. Mon imprudence doit porter sa peine. C'est sans
+vous connaître, monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette
+circonstance rend ma faute moindre, elle rendait mon danger plus
+grand. Puisque je m'y suis exposée, traitez-moi donc comme vous
+l'entendrez.] Quelques paroles échangées hier voudraient peut-être
+une explication. Ne pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire
+sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la seule personne
+offensée. Si cela est, que ces deux jours s'oublient; plus tard, nous
+en reparlerons.
+
+FORTUNIO.
+
+Jamais; c'est le souhait de mon coeur.
+
+JACQUELINE.
+
+Comme vous voudrez; je dois obéir. Si cependant je ne dois plus vous
+voir, j'aurais un mot à ajouter. De vous à moi, je suis sans crainte,
+puisque vous me promettez le silence; mais il existe une autre
+personne dont la présence dans cette maison peut avoir des suites
+fâcheuses.
+
+FORTUNIO.
+
+Je n'ai rien à dire à ce sujet.
+
+JACQUELINE.
+
+Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous et lui, vous le
+sentez, est fait pour me perdre. Je ferai tout pour le prévenir.
+Quoi que vous puissiez exiger, je m'y soumettrai sans murmure. Ne me
+quittez pas sans y réfléchir; dictez vous-même les conditions. Faut-il
+que la personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant quelque temps?
+Faut-il qu'elle s'excuse près de vous? Ce que vous jugerez convenable
+sera reçu par moi comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le
+souvenir de quelques plaisanteries m'oblige à vous interroger sur ce
+point. Que décidez-vous? répondez.
+
+FORTUNIO.
+
+Je n'exige rien. Vous l'aimez; soyez en paix tant qu'il vous aimera.
+
+JACQUELINE.
+
+Je vous remercie de ces deux promesses. [Si vous veniez à vous en
+repentir, je vous répète que toute condition sera reçue, imposée par
+vous. Comptez sur ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer
+autrement mes torts? Est-il en ma disposition quelque moyen de vous
+obliger? Quand vous ne devriez pas me croire, je vous avoue que
+je ferais tout au monde pour vous laisser de moi un souvenir moins
+désavantageux.] Que puis-je faire? je suis à vos ordres.
+
+FORTUNIO.
+
+Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte; vous n'aurez jamais à vous
+plaindre de moi.
+
+_Il va pour sortir et prend sa romance._
+
+JACQUELINE.
+
+Ah! Fortunio, laissez-moi cela.
+
+FORTUNIO.
+
+Et qu'en ferez-vous, cruelle que vous êtes? Vous me parlez depuis un
+quart d'heure, et rien du coeur ne vous sort des lèvres. Il s'agit
+bien de vos excuses, de sacrifices et de réparations! il s'agit bien
+de votre Clavaroche et de sa sotte vanité! il s'agit bien de mon
+orgueil! Vous croyez donc l'avoir blessé? Vous croyez donc que ce qui
+m'afflige, c'est d'avoir été pris pour dupe et plaisanté à ce dîner!
+Je ne m'en souviens seulement pas. Quand je vous dis que je vous aime,
+vous croyez donc que je n'en sens rien? Quand je vous parle de deux
+ans de souffrances, vous croyez donc que je fais comme vous? Eh quoi!
+vous me brisez le coeur, vous prétendez vous en repentir, et c'est
+ainsi que vous me quittez! La nécessité, dites-vous, vous a fait
+commettre une faute, et vous en avez du regret; vous rougissez, vous
+détournez la tête; ce que je souffre vous fait pitié; vous me voyez,
+vous comprenez votre oeuvre; et la blessure que vous m'avez faite,
+voilà comme vous la guérissez! Ah! elle est au coeur, Jacqueline,
+et vous n'aviez qu'à tendre la main. Je vous le jure, si vous l'aviez
+voulu, quelque honteux qu'il soit de le dire, quand vous en souririez
+vous-même, j'étais capable de consentir à tout. O Dieu! la force
+m'abandonne; je ne peux pas sortir d'ici.
+
+_Il s'appuie sur un meuble._
+
+JACQUELINE.
+
+Pauvre enfant! je suis bien coupable. Tenez, respirez ce flacon.
+
+FORTUNIO.
+
+Ah! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont je ne suis pas
+digne; ce n'est pas pour moi qu'ils sont faits. Je n'ai pas l'esprit
+inventif, je ne suis ni heureux ni habile; je ne saurais à l'occasion
+forger un profond stratagème. Insensé! j'ai cru être aimé! oui, parce
+que vous m'aviez souri, parce que votre main tremblait dans la mienne,
+parce que vos yeux semblaient chercher mes yeux [et m'inviter comme
+deux anges à un festin de joie et de vie]; parce que vos lèvres
+s'étaient ouvertes, et qu'un vain son en était sorti; oui, je l'avoue,
+j'avais fait un rêve, j'avais cru qu'on aimait ainsi! Quelle misère!
+Est-ce à une parade que votre sourire m'avait félicité de la beauté de
+mon cheval? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, qui vous avait
+ébloui les yeux? Je sortais d'une salle obscure, d'où je suivais
+depuis deux ans vos promenades dans une allée; j'étais un pauvre
+dernier clerc qui s'ingérait de pleurer en silence. C'était bien là ce
+qu'on pouvait aimer!
+
+JACQUELINE.
+
+Pauvre enfant!
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, pauvre enfant! dites-le encore, car je ne sais si je rêve ou si
+je veille, et, malgré tout, si vous ne m'aimez pas. Depuis hier
+[je suis assis à terre, je me frappe le coeur et le front;] je me
+rappelle ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu,
+et je me demande si c'est possible. A l'heure qu'il est, vous me le
+dites, je le sens, j'en souffre, j'en meurs, et je n'y crois ni ne le
+comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline? Comment se peut-il
+que, sans aucun motif, sans avoir pour moi ni amour ni haine, sans
+me connaître, sans m'avoir jamais vu; comment se peut-il que vous
+que tout le monde aime, que j'ai vue faire la charité et arroser ces
+fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez en Dieu, à qui jamais...
+Ah! je vous accuse, vous que j'aime plus que ma vie! ô ciel! vous
+ai-je fait un reproche? Jacqueline, pardonnez-moi.
+
+JACQUELINE.
+
+Calmez-vous, venez, calmez-vous.
+
+FORTUNIO.
+
+Et à quoi suis-je bon, grand Dieu! sinon à vous donner ma vie? sinon
+au plus chétif usage que vous voudrez faire de moi? sinon à vous
+suivre, à vous préserver, à écarter de vos pieds une épine? J'ose
+me plaindre, et vous m'aviez choisi! ma place était à votre table,
+j'allais compter dans votre existence. Vous alliez dire à la nature
+entière, à ces jardins, à ces prairies, de me sourire comme vous;
+votre belle et radieuse image commençait à marcher devant moi, et je
+la suivais; j'allais vivre... Est-ce que je vous perds, Jacqueline?
+est-ce que j'ai fait quelque chose pour que vous me chassiez? pourquoi
+donc ne voulez-vous pas faire encore semblant de m'aimer?
+
+_Il tombe sans connaissance._
+
+JACQUELINE, _courant à lui_.
+
+Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que j'ai fait? Fortunio, revenez à vous.
+
+FORTUNIO.
+
+Qui êtes-vous? laissez-moi partir.
+
+JACQUELINE.
+
+Appuyez-vous, venez à la fenêtre; de grâce, appuyez-vous sur moi;
+posez ce bras sur mon épaule, je vous en supplie, Fortunio.
+
+FORTUNIO.
+
+Ce n'est rien; me voilà remis.
+
+JACQUELINE.
+
+[Comme il est pâle, et comme son coeur bat! Voulez-vous vous
+mouiller les tempes? prenez ce coussin, prenez ce mouchoir;] vous
+suis-je tellement odieuse que vous me refusiez cela?
+
+FORTUNIO.
+
+Je me sens mieux, je vous remercie.
+
+[JACQUELINE.
+
+Comme ces mains-là sont glacées! Où allez-vous? vous ne pouvez sortir.
+Attendez du moins un instant. Puisque je vous fais tant souffrir,
+laissez-moi du moins vous soigner.
+
+FORTUNIO.
+
+C'est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi ce que j'ai pu
+vous dire; je n'étais pas maître de mes paroles.
+
+JACQUELINE.
+
+Que voulez-vous que je vous pardonne? Hélas! c'est vous qui ne
+pardonnez pas. Mais qui vous presse? pourquoi me quitter? vos regards
+cherchent quelque chose. Ne me reconnaissez-vous pas? Restez en repos,
+je vous en conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio, vous ne pouvez
+sortir encore.
+
+FORTUNIO.
+
+Non! adieu; je ne puis rester.]
+
+JACQUELINE.
+
+Ah! je vous ai fait bien du mal!
+
+FORTUNIO.
+
+On me demandait quand je suis monté; adieu, madame, comptez sur moi.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous reverrai-je?
+
+FORTUNIO.
+
+Si vous voulez.
+
+JACQUELINE.
+
+Monterez-vous ce soir au salon?
+
+FORTUNIO.
+
+Si cela vous plaît.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous partez donc?--encore un instant!
+
+FORTUNIO.
+
+Adieu, adieu! je ne puis rester.
+
+_Il sort._
+
+JACQUELINE _appelle_.
+
+Fortunio! écoutez-moi!
+
+FORTUNIO, _rentrant_.
+
+Que me voulez-vous, Jacqueline?
+
+JACQUELINE.
+
+Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux pas vous demander
+pardon; je ne veux revenir sur rien; je ne veux pas me justifier. Vous
+êtes bon, brave et sincère; j'ai été fausse et déloyale: je ne peux
+pas vous quitter ainsi.
+
+FORTUNIO.
+
+Je vous pardonne de tout mon coeur.
+
+JACQUELINE.
+
+Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous? que voulez-vous
+faire? comment se peut-il, sachant tout, que vous soyez revenu ici?
+
+FORTUNIO.
+
+Vous m'aviez fait demander.
+
+JACQUELINE.
+
+Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à ce rendez-vous.
+Est-ce que vous y seriez venu?
+
+FORTUNIO.
+
+Oui, si c'était pour vous rendre service, et je vous avoue que je le
+croyais.
+
+JACQUELINE.
+
+Pourquoi pour me rendre service?
+
+FORTUNIO.
+
+Madelon m'a dit quelques mots...
+
+JACQUELINE.
+
+Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce jardin!
+
+FORTUNIO.
+
+Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c'est que je mourrais de
+bon coeur pour vous, et le second, c'est que je ne mentais jamais.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous le saviez et vous veniez! Songez-vous à ce que vous dites? Il
+s'agissait d'un guet-apens.
+
+FORTUNIO.
+
+Je savais tout.
+
+JACQUELINE.
+
+Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être, traîné en prison;
+que sais-je? c'est horrible à dire.
+
+FORTUNIO.
+
+Je savais tout.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous saviez tout? vous saviez tout? [Vous étiez caché là, hier, dans
+cette alcôve, derrière ce rideau.] Vous écoutiez, n'est-il pas vrai?
+vous saviez encore tout, n'est-ce pas?
+
+FORTUNIO.
+
+Oui.
+
+JACQUELINE.
+
+Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous raille, et que
+je vous tue? vous saviez que j'aime Clavaroche et qu'il me fait faire
+tout ce qu'il veut? que je joue une comédie? que là, hier, je vous ai
+pris pour dupe? que je suis lâche et méprisable? que je vous expose à
+la mort par plaisir? Vous saviez tout, vous en étiez sûr? Eh bien! eh
+bien!... qu'est-ce que vous savez maintenant?
+
+FORTUNIO.
+
+Mais, Jacqueline, je crois... je sais...
+
+JACQUELINE.
+
+Sais-tu que je t'aime, enfant que tu es? qu'il faut que tu me
+pardonnes ou que je meure; et que je te le demande à genoux?
+
+
+SCÈNE IV
+
+_[La salle à manger.]_
+
+MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO ET JACQUELINE [, _à table_].
+
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Grâce au ciel, nous voilà tous joyeux, tous réunis et tous amis. Si je
+doute jamais de ma femme, puisse mon vin m'empoisonner!
+
+[JACQUELINE.
+
+Donnez-moi donc à boire, monsieur Fortunio.]
+
+CLAVAROCHE, _bas_.
+
+Je vous répète que votre clerc m'ennuie; faites-moi la grâce de le
+renvoyer.
+
+JACQUELINE, _bas_.
+
+Je fais ce que vous m'avez dit.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Quand je pense qu'hier j'ai passé la nuit dans l'étude à me morfondre
+sur un maudit soupçon, je ne sais de quel nom m'appeler.
+
+[JACQUELINE.
+
+Monsieur Fortunio, donnez-moi ce coussin.
+
+CLAVAROCHE, _bas_.
+
+Me croyez-vous un autre maître André?] Si votre clerc ne sort de la
+maison, j'en sortirai tantôt moi-même.
+
+JACQUELINE.
+
+Je fais ce que vous m'avez dit.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Mais je l'ai conté à tout le monde; il faut que justice se fasse
+ici-bas. Toute la ville saura qui je suis; et désormais, pour
+pénitence, je ne douterai de quoi que ce soit.[13]
+
+[JACQUELINE.
+
+Monsieur Fortunio, je bois à vos amours.
+
+CLAVAROCHE, _bas_.
+
+En voilà assez, Jacqueline, et je comprends ce que cela signifie. Ce
+n'est pas là ce que je vous ai dit.
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Oui! aux amours de Fortunio!]
+
+_Il chante._
+
+ Amis, buvons, buvons sans cesse.
+
+FORTUNIO.
+
+Cette chanson-là est bien vieille; chantez donc, monsieur Clavaroche!
+
+FIN DU CHANDELIER.
+
+
+
+
+ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION
+
+
+1.--PAGE 234.
+
+_Adieu, adieu._ Eh bien! tu le vois: il n'y a rien de tel que de
+s'expliquer: on finit toujours par s'entendre.
+
+2.--PAGE 237.
+
+_Bah! ce sont les grands parents_ et le lieutenant de police _qui
+disent que tout se sait_, etc.
+
+3.--PAGE 242.
+
+_Un amoureux n'est pas un amant._
+
+JACQUELINE.
+
+Sans doute, mais...
+
+CLAVAROCHE.
+
+_Tenez_, etc.
+
+4.--PAGE 246.
+
+_Elles ne tâtent que_ de l'épaulette, etc.
+
+5.--PAGE 248.
+
+_Qui? celui là_ qui taille sa plume?
+
+6.--PAGE 259.
+
+ACTE DEUXIÈME
+
+Une salle à manger.--Une table servie.
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+GUILLAUME, LANDRY.
+
+GUILLAUME.
+
+_Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à l'étude._
+
+(Suit toute la scène II du IIe acte.)
+
+... _C'est bien le moins que les clercs se reposent._
+
+_Ils sortent._
+
+CLAVAROCHE, UN DOMESTIQUE.
+
+CLAVAROCHE, _entrant_.
+
+Personne encore?
+
+LE DOMESTIQUE.
+
+Non, monsieur.
+
+CLAVAROCHE.
+
+C'est bon, j'attendrai.
+
+_Le domestique sort._
+
+_En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon_, etc.
+
+(Suit la scène Ire.)
+
+7.--PAGE 264.
+
+_J'ai apporté dans ma poche_ un petit Amour en sucre.
+
+8.--PAGE 265.
+
+_Voulez-vous dîner avec nous?_
+
+CLAVAROCHE.
+
+Assurément, mon couvert est mis.
+
+_Ils se mettent à table._
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+_Nous avons aujourd'hui au logis_, etc.
+
+9.--PAGE 271.
+
+_Chantez donc, monsieur Fortunio._
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Est-ce qu'il chante?--Comment, bien vieille! c'est moi qui l'ai
+composée pour le jour de mes noces.
+
+FORTUNIO.
+
+_Si madame veut l'ordonner_, etc.
+
+10.--PAGE 274.
+
+JACQUELINE, _bas à Fortunio_.
+
+Attendez-moi ici.--Je reviens dans un instant.
+
+11.--PAGE 283.
+
+CLAVAROCHE.
+
+_Tu crois?_
+
+FORTUNIO, _caché_.
+
+Juste ciel!
+
+JACQUELINE.
+
+_J'ai cru entendre un soupir._
+
+CLAVAROCHE.
+
+Bon! c'est votre mari qui vient.
+
+LES MÊMES, MAITRE ANDRÉ.
+
+MAITRE ANDRÉ, _un peu aviné_.
+
+Capitaine! capitaine! où êtes-vous donc? Eh bien! vous me laissez
+prendre mon café tout seul?--Et cette fine partie de piquet?
+
+CLAVAROCHE, _à part_.
+
+C'est amusant!
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Hier il m'a fait capot.
+
+CLAVAROCHE.
+
+Vous voulez jouer maintenant?
+
+MAITRE ANDRÉ.
+
+Et ma revanche?
+
+CLAVAROCHE.
+
+Venez donc, maître André.
+
+_On sort._
+
+FORTUNIO, _tombant accablé sur un fauteuil_.
+
+_Sang du Christ! il est son amant!_
+
+FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.
+
+12.--PAGE 285.
+
+ACTE TROISIÈME
+
+_La chambre à coucher de Jacqueline._
+
+MADELON.
+
+_Madame, un danger vous menace_, etc.
+
+13.--PAGE 313.
+
+_Je ne douterai de quoi que ce soit._--Allons nous mettre à table.
+Fortunio, tu nous chanteras ta romance, et nous boirons à tes amours.
+Moi je vous chanterai: «Amis, buvons, buvons sans cesse,» etc.
+
+FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.
+
+
+Cette comédie, publiée dans la _Revue des Deux Mondes_, en 1835, a
+été représentée, pour la première fois, le 10 août 1848, au
+Théâtre-Historique. Une jeune actrice de grande espérance,
+mademoiselle Maillet, remplissait le rôle de Jacqueline.--Elle
+mourut peu de temps après.--La distribution des autres rôles était si
+défectueuse et l'exécution si insuffisante, que le public put à peine
+comprendre la pièce; mais le 29 juin 1850, elle reparut sur l'affiche
+du Théâtre-Français, et cette fois elle fut jouée avec une rare
+perfection; c'est pourquoi l'on peut considérer les artistes de la
+Comédie-Française comme ayant créé les rôles. Au mois d'octobre 1850,
+on jouait encore le _Chandelier_ avec un grand succès, lorsqu'un ordre
+exprès de M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, en fit suspendre
+les représentations. Depuis lors, la commission d'examen a plusieurs
+fois refusé l'autorisation de reprendre le _Chandelier_; mais cette
+interdiction ne peut pas durer toujours.
+
+
+
+ * * * * *
+
+ IL NE FAUT JURER DE RIEN
+
+ COMÉDIE EN TROIS ACTES
+ PUBLIÉE EN 1836, REPRÉSENTÉE EN 1848.
+
+
+
+ PERSONNAGES. ACTEURS
+ QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.
+
+ VAN BUCK, négociant. MM. PROVOST.
+ VALENTIN VAN BUCK, son neveu. BRINDEAU.
+ UN ABBÉ. GOT.
+ UN MAITRE DE DANSE. MATHIEN.
+ UN AUBERGISTE.
+ UN GARÇON.
+ LA BARONNE DE MANTES. MLLE MANTE.
+ CÉCILE, sa fille. A. LUTHER.
+
+_La scène est à Paris dans la première partie de l'acte
+Ier, et ensuite au château de la baronne._
+
+
+[Illustration: Dessin de Bida. Gravé par Ballin.
+
+IL NE FAUT JURER DE RIEN.
+
+CÉCILE.
+
+De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?]
+
+
+
+
+ACTE PREMIER
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_La chambre de Valentin._
+
+VALENTIN, _assis_.--_Entre_ VAN BUCK.
+
+
+VAN BUCK.
+
+Monsieur mon neveu, je vous souhaite le bonjour.
+
+VALENTIN.
+
+Monsieur mon oncle, votre serviteur.
+
+VAN BUCK.
+
+Restez assis; j'ai à vous parler.
+
+VALENTIN.
+
+Asseyez-vous; j'ai donc à vous entendre. Veuillez vous mettre dans la
+bergère, et poser là votre chapeau.
+
+VAN BUCK, _s'asseyant_.
+
+Monsieur mon neveu, la plus longue patience et la plus robuste
+obstination doivent, l'une ou l'autre, finir tôt ou tard. Ce qu'on
+tolère devient intolérable, incorrigible ce qu'on ne corrige pas; et
+qui vingt fois a jeté la perche à un fou qui veut se noyer, peut être
+forcé un jour ou l'autre de l'abandonner ou de périr avec lui.
+
+VALENTIN.
+
+Oh! oh! voilà qui est débuter, et vous avez là des métaphores qui se
+sont levées de grand matin.
+
+VAN BUCK.
+
+Monsieur, veuillez garder le silence, et ne pas vous permettre de me
+plaisanter. C'est vainement que les plus sages conseils, depuis
+trois ans, tentent de mordre sur vous. Une insouciance ou une fureur
+aveugle, des résolutions sans effet, mille prétextes inventés à
+plaisir, une maudite condescendance, tout ce que j'ai pu ou puis
+faire encore (mais, par ma barbe! je ne ferai plus rien!)... Où me
+menez-vous à votre suite? Vous êtes aussi entêté...
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère.
+
+VAN BUCK.
+
+Non, monsieur; n'interrompez pas. Vous êtes aussi obstiné que je me
+suis, pour mon malheur, montré crédule et patient. Est-il croyable, je
+vous le demande, qu'un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps
+comme vous le faites? De quoi servent mes remontrances, et quand
+prendrez-vous un état? Vous êtes pauvre, puisqu'au bout du compte
+vous n'avez de fortune que la mienne; mais, finalement, je ne suis pas
+moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous faire d'ici
+à ma mort?
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère, et vous allez vous oublier.
+
+VAN BUCK.
+
+Non, monsieur; je sais ce que je fais. Si je suis le seul de la
+famille qui se soit mis dans le commerce, c'est grâce à moi, ne
+l'oubliez pas, que les débris d'une fortune détruite ont pu encore se
+relever. Il vous sied bien de sourire quand je parle! Si je n'avais
+pas vendu du guingan à Anvers, vous seriez maintenant à l'hôpital
+avec votre robe de chambre à fleurs. Mais, Dieu merci, vos chiennes de
+bouillottes...
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle Van Buck, voilà le trivial; vous changez de ton, vous vous
+oubliez; vous avez mieux commencé que cela.
+
+VAN BUCK.
+
+Sacrebleu! tu te moques de moi! Je ne suis bon apparemment qu'à payer
+tes lettres de change? J'en ai reçu une ce matin: soixante louis! te
+railles-tu des gens? Il te sied bien de faire le fashionable (que
+le diable soit des mots anglais!), quand tu ne peux pas payer ton
+tailleur! C'est autre chose de descendre d'un beau cheval pour
+retrouver au fond d'un hôtel une bonne famille opulente, ou de sauter
+à bas d'un carrosse de louage pour grimper deux ou trois étages. Avec
+tes gilets de satin, tu demandes, en rentrant du bal, ta chandelle à
+ton portier, et il regimbe quand il n'a pas eu ses étrennes. Dieu sait
+si tu les lui donnes tous les ans! Lancé dans un monde plus riche
+que toi, tu puises chez tes amis le dédain de toi-même; [tu portes ta
+barbe en pointe et tes cheveux sur les épaules, comme si tu n'avais
+pas seulement de quoi acheter un ruban pour te faire une queue.]
+Tu écrivailles dans les gazettes; [tu es capable de te faire
+saint-simonien quand tu n'auras plus ni sou ni maille, et cela
+viendra, je l'en réponds.] Va, va! un écrivain public est plus
+estimable que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu mourras
+dans un grenier.
+
+VALENTIN.
+
+Mon bon oncle Van Buck, je vous respecte et je vous aime. Faites-moi
+la grâce de m'écouter. Vous avez payé ce matin une lettre de change à
+mon intention. Quand vous êtes venu, j'étais à la fenêtre et je vous
+ai vu arriver; vous méditiez un sermon juste aussi long qu'il y a
+d'ici chez vous. Épargnez, de grâce, vos paroles. Ce que vous pensez,
+je le sais; ce que vous dites, vous ne le pensez pas toujours; ce que
+vous faites, je vous en remercie. Que j'aie des dettes et que je
+ne sois bon à rien, cela se peut; qu'y voulez-vous faire? Vous avez
+soixante mille livres de rente...
+
+VAN BUCK.
+
+Cinquante.
+
+VALENTIN.
+
+Soixante, mon oncle; vous n'avez pas d'enfants, et vous êtes plein de
+bonté pour moi. Si j'en profite, où est le mal? Avec soixante bonnes
+mille livres de rente...
+
+VAN BUCK.
+
+Cinquante, cinquante; pas un denier de plus.
+
+VALENTIN.
+
+Soixante; vous me l'avez dit vous-même.
+
+VAN BUCK.
+
+Jamais. Où as-tu pris cela?
+
+VALENTIN.
+
+Mettons cinquante. Vous êtes jeune, gaillard encore, et bon vivant.
+Croyez-vous que cela me fâche, et que j'aie soif de votre bien? Vous
+ne me faites pas tant d'injure; et vous savez que les mauvaises têtes
+n'ont pas toujours les plus mauvais coeurs. Vous me querellez de ma
+robe de chambre: vous en avez porté bien d'autres. [Ma barbe en pointe
+ne veut pas dire que je sois un saint-simonien: je respecte trop
+l'héritage.] Vous vous plaignez de mes gilets: voulez-vous qu'on sorte
+en chemise? Vous me dites que je suis pauvre et que mes amis ne le
+sont pas: tant mieux pour eux, ce n'est pas ma faute. Vous imaginez
+qu'ils me gâtent et que leur exemple me rend dédaigneux: je ne le suis
+que de ce qui m'ennuie, et puisque vous payez mes dettes, vous voyez
+bien que je n'emprunte pas. Vous me reprochez d'aller en fiacre: c'est
+que je n'ai pas de voiture. Je prends, dites-vous, en rentrant, ma
+chandelle chez mon portier: c'est pour ne pas monter sans lumière; à
+quoi bon se casser le cou? Vous voudriez me voir un état: faites-moi
+nommer premier ministre, et vous verrez comme je ferai mon chemin.
+Mais quand je serai surnuméraire dans l'entre-sol d'un avoué, je vous
+demande ce que j'y apprendrai, sinon que tout est vanité. Vous dites
+que je joue à la bouillotte: c'est que j'y gagne quand j'ai brelan;
+mais soyez sûr que je n'y perds pas plus tôt que je me repens de ma
+sottise. Ce serait, dites-vous, autre chose si je descendais d'un beau
+cheval pour entrer dans un bon hôtel: je le crois bien! vous en parlez
+à votre aise. Vous ajoutez que vous êtes fier, quoique vous ayez vendu
+du guingan; et plût à Dieu que j'en vendisse! ce serait la preuve
+que je pourrais en acheter. [Pour ma noblesse, elle m'est aussi
+chère qu'elle peut vous l'être à vous-même; mais c'est pourquoi je ne
+m'attelle pas, ni plus que moi les chevaux de pur sang.] Tenez! mon
+oncle, ou je me trompe, ou vous n'avez pas déjeuné. Vous êtes resté
+le coeur à jeun sur cette maudite lettre de change: avalons-la de
+compagnie, je vais demander le chocolat.
+
+_Il sonne. On sert à déjeuner._
+
+VAN BUCK.
+
+Quel déjeuner! Le diable m'emporte! tu vis comme un prince.
+
+VALENTIN.
+
+Eh! que voulez-vous? quand on meurt de faim, il faut bien tâcher de se
+distraire.
+
+_Ils s'attablent._
+
+VAN BUCK.
+
+Je suis sûr que, parce que je me mets là, tu te figures que je te
+pardonne.
+
+VALENTIN.
+
+Moi? Pas du tout. Ce qui me chagrine, lorsque vous êtes irrité, c'est
+qu'il vous échappe malgré vous des expressions d'arrière-boutique.
+Oui, sans le savoir, vous vous écartez de cette fleur de politesse
+qui vous distingue particulièrement; mais quand ce n'est pas devant
+témoins, vous comprenez que je ne vais pas le dire.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est bon, c'est bon; il ne m'échappe rien. Mais brisons là, et
+parlons d'autre chose. Tu devrais bien te marier.
+
+VALENTIN.
+
+Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que vous dites?
+
+VAN BUCK.
+
+Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l'âge et que tu devrais te
+marier.
+
+VALENTIN.
+
+Mais, mon oncle, qu'est-ce que je vous ai fait?
+
+VAN BUCK.
+
+Tu m'as fait des lettres de change. Mais quand tu ne m'aurais
+rien fait, qu'a donc le mariage de si effroyable? Voyons, parlons
+sérieusement. Tu serais, parbleu! bien à plaindre quand on te mettrait
+ce soir dans les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante
+mille écus sur la table pour t'égayer demain matin au réveil. Voyez un
+peu le grand malheur, et comme il y a de quoi faire l'ombrageux! Tu
+as des dettes, je te les payerai; une fois marié, tu te rangeras.
+Mademoiselle de Mantes a tout ce qu'il faut...
+
+VALENTIN.
+
+Mademoiselle de Mantes! Vous plaisantez?
+
+VAN BUCK.
+
+Puisque son nom m'est échappé, je ne plaisante pas. C'est d'elle qu'il
+s'agit, et si tu veux...
+
+VALENTIN.
+
+Et si elle veut. C'est comme dit la chanson:
+
+ Je sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi
+ De l'épouser, si elle voulait.
+
+VAN BUCK.
+
+Non; c'est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu lui plais.
+
+VALENTIN.
+
+Je ne l'ai jamais vue de ma vie.
+
+VAN BUCK.
+
+Cela ne fait rien; je te dis que tu lui plais.
+
+VALENTIN.
+
+En vérité?
+
+VAN BUCK.
+
+Je t'en donne ma parole.
+
+VALENTIN.
+
+Eh bien donc! elle me déplaît.
+
+VAN BUCK.
+
+Pourquoi?
+
+VALENTIN.
+
+Par la même raison que je lui plais.
+
+VAN BUCK.
+
+Cela n'a pas le sens commun, de dire que les gens nous déplaisent
+quand nous ne les connaissons pas.
+
+VALENTIN.
+
+Comme de dire qu'ils nous plaisent. Je vous en prie, ne parlons plus
+de cela.
+
+VAN BUCK.
+
+Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à boire), il faut faire
+une fin.
+
+VALENTIN.
+
+Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie.
+
+VAN BUCK.
+
+J'entends qu'il faut prendre un parti, et se caser. Que deviendras-tu?
+Je t'en avertis, un jour ou l'autre, je te laisserai là malgré moi.
+Je n'entends pas que tu me ruines, et si tu veux être mon héritier,
+encore faut-il que tu puisses m'attendre. Ton mariage me coûterait,
+c'est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en somme, que tes
+folies. Enfin, j'aime mieux me débarrasser de toi; pense à cela:
+veux-tu une jolie femme, tes dettes payées, et vivre en repos?
+
+VALENTIN.
+
+Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez sérieusement,
+sérieusement je vais vous répondre: prenez du pâté, et écoutez-moi.
+
+VAN BUCK.
+
+Voyons, quel est ton sentiment?
+
+VALENTIN.
+
+Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par trop de
+préambules, [je commencerai par l'antiquité.] Est-il besoin de vous
+rappeler la manière dont fut traité un homme qui ne l'avait mérité
+en rien; qui toute sa vie fut d'humeur douce, jusqu'à reprendre, même
+après sa faute, celle qui l'avait si outrageusement trompé? Frère
+d'ailleurs d'un puissant monarque, et couronné bien mal à propos...
+
+VAN BUCK.
+
+De qui diantre me parles-tu?
+
+VALENTIN.
+
+De Ménélas, mon oncle.
+
+VAN BUCK.
+
+Que le diable t'emporte et moi avec! Je suis bien sot de t'écouter.
+
+VALENTIN.
+
+Pourquoi? il me semble tout simple...
+
+VAN BUCK.
+
+Maudit gamin! cervelle fêlée! il n'y a pas moyen de te faire dire un
+mot qui ait le sens commun.
+
+_Il se lève._
+
+Allons! finissons! en voilà assez. Aujourd'hui la jeunesse ne respecte
+rien.
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en colère.
+
+VAN BUCK.
+
+Non, monsieur; mais, en vérité, c'est une chose inconcevable.
+Imagine-t-on qu'un homme de mon âge serve de jouet à un bambin? Me
+prends-tu pour ton camarade, et faudra-t-il te répéter?...
+
+VALENTIN.
+
+Comment! mon oncle, est-il possible que vous n'ayez jamais lu Homère?
+
+VAN BUCK, _se rasseyant_.
+
+Eh bien! quand je l'aurais lu?
+
+VALENTIN.
+
+Vous me parlez de mariage; il est tout simple que je vous cite le plus
+grand mari de l'antiquité.
+
+VAN BUCK.
+
+Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre sérieusement?
+
+VALENTIN.
+
+Soit; trinquons à coeur ouvert; je ne serai compris de vous que si
+vous voulez bien ne pas m'interrompre. Je ne vous ai pas cité Ménélas
+pour faire parade de ma science, mais pour ne pas nommer beaucoup
+d'honnêtes gens. Faut-il m'expliquer sans réserve?
+
+VAN BUCK.
+
+Oui, sur-le-champ, ou je m'en vais.
+
+VALENTIN.
+
+J'avais seize ans, et je sortais du collège, quand une belle dame de
+notre connaissance me distingua pour la première fois. A cet âge-là,
+peut-on savoir ce qui est innocent ou criminel? J'étais un soir chez
+ma maîtresse, au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et
+dit qu'il va sortir. A ce mot, un regard rapide échangé entre ma belle
+et moi me fait bondir le coeur de joie: nous allions être seuls! Je
+me retourne, et vois le pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient
+en daim de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce.
+Tandis qu'il y enfonçait ses mains, debout au milieu de la chambre,
+un imperceptible sourire passa sur le coin des lèvres de la femme,
+et dessina comme une ombre légère les deux fossettes de ses joues.
+L'oeil d'un amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus
+qu'on ne les voit. Celui-ci m'alla jusqu'à l'âme, et je l'avalai comme
+un sorbet. Mais, par une bizarrerie étrange, le souvenir de ce moment
+de délices se lia invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses
+mains rouges se débattant dans des gants verdâtres; et je ne sais ce
+que ces mains, dans leur opération confiante, avaient de triste et de
+piteux, mais je n'y ai jamais pensé depuis sans que le féminin sourire
+vînt me chatouiller le coin des lèvres, et j'ai juré que jamais femme
+au monde ne me ganterait de ces gants-là.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est-à-dire qu'en franc libertin, tu doutes de la vertu des femmes,
+et que tu as peur que les autres te rendent le mal que tu leur as
+fait.
+
+VALENTIN.
+
+Vous l'avez dit: j'ai peur du diable, et je ne veux pas être ganté.
+
+VAN BUCK.
+
+Bah! c'est une idée de jeune homme.
+
+VALENTIN.
+
+Comme il vous plaira; c'est la mienne; dans une trentaine d'années, si
+j'y suis, ce sera une idée de vieillard, car je ne me marierai jamais.
+
+VAN BUCK.
+
+Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et que tous les
+maris soient trompés?
+
+VALENTIN.
+
+Je ne prétends rien, et je n'en sais rien. Je prétends, quand je vais
+dans la rue, ne pas me jeter sous les roues des voitures; quand je
+dîne, ne pas manger de merlan; quand j'ai soif, ne pas boire dans un
+verre cassé, et quand je vois une femme, ne pas l'épouser; et encore
+je ne suis pas sûr de n'être ni écrasé, ni étranglé, ni brèche-dent,
+ni...
+
+VAN BUCK.
+
+Fi donc! mademoiselle de Mantes est sage et bien élevée; c'est une
+bonne petite fille.
+
+VALENTIN.
+
+A Dieu ne plaise que j'en dise du mal! elle est sans doute la
+meilleure du monde. Elle est bien élevée, dites-vous? Quelle éducation
+a-t-elle reçue? La conduit-on au bal, au spectacle, aux courses de
+chevaux? Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir à
+six heures? A-t-elle une femme de chambre adroite, un escalier dérobé?
+[A-t-elle vu _la Tour de Nesle_, et lit-elle les romans de M. de
+Balzac?] La mène-t-on, après un bon dîner, les soirs d'été, quand le
+vent est au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze gaillards
+nus, aux épaules carrées? A-t-elle pour maître un beau valseur grave
+et frisé, au jarret prussien, qui lui serre les doigts quand elle a bu
+du punch? Reçoit-elle des visites en tête à tête, l'après-midi, sur
+un sofa élastique, sous le demi-jour d'un rideau rose? A-t-elle à sa
+porte un verrou doré, qu'on pousse du petit doigt en tournant la
+tête, et sur lequel retombe mollement une tapisserie sourde et muette?
+Met-elle son gant dans son verre lorsqu'on commence à passer le
+champagne? [Fait-elle semblant d'aller au bal de l'Opéra, pour
+s'éclipser un quart d'heure, courir chez Musard et revenir bâiller?]
+Lui a-t-on appris, quand Rubini chante, à ne montrer que le blanc
+de ses yeux, comme une colombe amoureuse? [Passe-t-elle l'été à
+la campagne chez une amie pleine d'expérience, qui en répond à sa
+famille, et qui, le soir, la laisse au piano pour se promener sous
+les charmilles, en chuchotant avec un hussard?] Va-t-elle aux eaux?
+A-t-elle des migraines?
+
+VAN BUCK.
+
+Jour de Dieu! qu'est-ce que tu dis là?
+
+VALENTIN.
+
+C'est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui a pas appris
+grand'chose; car, dès qu'elle sera femme, elle le saura, et alors qui
+peut rien prévoir?
+
+VAN BUCK.
+
+Tu as de singulières idées sur l'éducation des femmes. Voudrais-tu
+qu'on les suivît?
+
+VALENTIN.
+
+Non; mais je voudrais qu'une jeune fille fût une herbe dans un bois,
+et non une plante dans une caisse. Allons! mon oncle, venez aux
+Tuileries, et ne parlons plus de tout cela.
+
+VAN BUCK.
+
+Tu refuses mademoiselle de Mantes?
+
+VALENTIN.
+
+Pas plus qu'une autre, mais ni plus ni moins.
+
+VAN BUCK.
+
+Tu me feras damner; tu es incorrigible. J'avais les plus belles
+espérances; cette fille-là sera très riche un jour. Tu me ruineras, et
+tu iras au diable; voilà tout ce qui arrivera.--Qu'est-ce que c'est?
+Qu'est-ce que tu veux?
+
+VALENTIN.
+
+Vous donner votre canne et votre chapeau, pour prendre l'air, si cela
+vous convient.
+
+VAN BUCK.
+
+Je me soucie bien de prendre l'air! Je te déshérite si tu refuses de
+te marier.
+
+VALENTIN.
+
+Vous me déshéritez, mon oncle?
+
+VAN BUCK.
+
+Oui, par le ciel! j'en fais serment! Je serai aussi obstiné que toi,
+et nous verrons qui des deux cédera.
+
+VALENTIN.
+
+Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive voix?
+
+VAN BUCK.
+
+Par écrit, insolent que tu es!
+
+VALENTIN.
+
+Et à qui laisserez-vous votre bien? Vous fonderez donc un prix de
+vertu, ou un concours de grammaire latine?
+
+VAN BUCK.
+
+Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai tout seul et à
+mon plaisir.
+
+VALENTIN.
+
+Il n'y a plus de loterie ni de jeu; vous ne pourrez jamais tout boire.
+
+VAN BUCK.
+
+Je quitterai Paris; je retournerai à Anvers; je me marierai moi-même,
+s'il le faut, et je te ferai six cousins germains.
+
+VALENTIN.
+
+Et moi je m'en irai à Alger; je me ferai trompette de dragons,
+j'épouserai une Éthiopienne, et je vous ferai vingt-quatre petits
+neveux, noirs comme de l'encre et bêtes comme des pots.
+
+VAN BUCK.
+
+Jour de ma vie! si je prends ma canne...
+
+VALENTIN.
+
+Tout beau, mon oncle; prenez garde, en frappant, de casser votre bâton
+de vieillesse.
+
+VAN BUCK, _l'embrassant_.
+
+Ah, malheureux! tu abuses de moi.
+
+VALENTIN.
+
+Écoutez-moi: le mariage me répugne; mais pour vous, mon bon oncle, je
+me déciderai à tout. Quelque bizarre que puisse vous sembler ce que je
+vais vous proposer, promettez-moi d'y souscrire sans réserve, et, de
+mon côté, j'engage ma parole.
+
+VAN BUCK.
+
+De quoi s'agit-il? Dépêche-toi.
+
+VALENTIN.
+
+Promettez d'abord, je parlerai ensuite.
+
+VAN BUCK.
+
+Je ne le puis pas sans rien savoir.
+
+VALENTIN.
+
+Il le faut, mon oncle; c'est indispensable.
+
+VAN BUCK.
+
+Eh bien! soit, je te le promets.
+
+VALENTIN.
+
+Si vous voulez que j'épouse mademoiselle de Mantes, il n'y a pour
+cela qu'un moyen: c'est de me donner la certitude qu'elle ne me mettra
+jamais aux mains la paire de gants dont nous parlions.
+
+VAN BUCK.
+
+Et que veux-tu que j'en sache?
+
+VALENTIN.
+
+Il y a pour cela des probabilités qu'on peut calculer aisément.
+Convenez-vous que, si j'avais l'assurance qu'on peut la séduire en
+huit jours, j'aurais grand tort de l'épouser?
+
+VAN BUCK.
+
+Certainement. Quelle apparence?...
+
+VALENTIN.
+
+Je ne vous demande pas un plus long délai. La baronne ne m'a jamais
+vu, non plus que sa fille; vous allez faire atteler, et vous irez leur
+faire visite. Vous leur direz qu'à votre grand regret, votre neveu
+reste garçon: j'arriverai au château une heure après vous, et vous
+aurez soin de ne pas me reconnaître; voilà tout ce que je vous
+demande; le reste ne regarde que moi.
+
+VAN BUCK.
+
+Mais tu m'effrayes. Qu'est-ce que tu veux faire? A quel titre te
+présenter?
+
+VALENTIN.
+
+C'est mon affaire; ne me reconnaissez pas, voilà tout ce dont je vous
+charge. [Je passerai huit jours au château; j'ai besoin d'air, et cela
+me fera du bien. Vous y resterez si vous voulez.]
+
+VAN BUCK.
+
+Deviens-tu fou? et que prétends-tu faire? Séduire une jeune fille en
+huit jours? Faire le galant sous un nom supposé? La belle trouvaille!
+Il n'y a pas de contes de fées où ces niaiseries ne soient rebattues.
+Me prends-tu pour un oncle du Gymnase?
+
+VALENTIN.[1]
+
+[Il est deux heures, allez-vous-en chez vous.]
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCENE II
+
+_Au château._
+
+LA BARONNE, CÉCILE, UN ABBÉ, UN MAÎTRE DE DANSE. _La baronne, assise,
+cause avec l'abbé en faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon
+de danse._
+
+
+LA BARONNE.
+
+C'est une chose assez singulière que je ne trouve pas mon peloton
+bleu.
+
+L'ABBÉ.
+
+Vous le teniez il y a un quart d'heure; il aura roulé quelque part.
+
+LE MAÎTRE DE DANSE.
+
+Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous nous reposerons après
+cela.
+
+CÉCILE.
+
+Je veux apprendre la valse à deux temps.
+
+LE MAÎTRE DE DANSE.
+
+Madame la baronne s'y oppose. Ayez la bonté de tourner la tête, et de
+me faire des oppositions.
+
+L'ABBÉ.
+
+Que pensez-vous, madame, du dernier sermon? ne l'avez-vous pas
+entendu?
+
+LA BARONNE.
+
+C'est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit meuble d'en haut.
+
+L'ABBÉ.
+
+Plaît-il?
+
+LA BARONNE.
+
+Ah! pardon, je n'y étais pas.
+
+L'ABBÉ.
+
+J'ai cru vous y apercevoir.
+
+LA BARONNE.
+
+Où donc?
+
+L'ABBÉ.
+
+A Saint-Roch, dimanche dernier.
+
+LA BARONNE.
+
+Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait; le baron ne faisait que
+se moucher. Je m'en suis allée à la moitié, parce que ma voisine
+avait des odeurs, et que je suis en ce moment-ci entre les bras des
+homoeopathes.
+
+LE MAÎTRE DE DANSE.
+
+Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites pas
+d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi
+les bras.
+
+CÉCILE.
+
+Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il faut bien regarder
+devant soi.
+
+LE MAÎTRE DE DANSE.
+
+Fi donc! C'est une chose horrible. Tenez, voyez; y a-t-il rien de plus
+simple? Regardez-moi; est-ce que je tombe? Vous allez à droite, vous
+regardez à gauche; vous allez à gauche, vous regardez à droite; il n'y
+a rien de plus naturel.
+
+LA BARONNE.
+
+C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas mon peloton bleu.
+
+CÉCILE.
+
+Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'apprenne la valse à deux
+temps?
+
+LA BARONNE.
+
+Parce que c'est indécent.--Avez-vous lu _Jocelyn_?
+
+L'ABBÉ.
+
+Oui, madame, il y a de beaux vers; mais le fond, je vous l'avouerai...
+
+LA BARONNE.
+
+Le fond est noir; tout le petit meuble l'est; vous verrez cela sur du
+palissandre.
+
+CÉCILE.
+
+Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles de Raimbaut
+aussi.
+
+LA BARONNE.
+
+Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre, l'abbé, que vous
+êtes assis dessus.
+
+L'ABBÉ.
+
+Moi, madame! sur miss Clary!
+
+LA BARONNE.
+
+Eh! c'est mon peloton, le voilà. Non, c'est du rouge; où est-il passé?
+
+L'ABBÉ.
+
+Je trouve la scène de l'évêque fort belle; il y a certainement du
+génie, beaucoup de talent, et de la facilité.
+
+CÉCILE.
+
+Mais, maman, de ce qu'on est Anglaise, pourquoi est-ce décent de
+valser?
+
+LA BARONNE.
+
+Il y a aussi un roman que j'ai lu, qu'on m'a envoyé de chez Mongie.
+Je ne sais plus le nom, ni de qui c'était. L'avez-vous lu? C'est assez
+bien écrit.
+
+L'ABBÉ.
+
+Oui, madame. Il semble qu'on ouvre la grille. Attendez-vous quelque
+visite?
+
+LA BARONNE.
+
+Ah! c'est vrai; Cécile, écoutez.
+
+LE MAÎTRE DE DANSE.
+
+Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle.
+
+L'ABBÉ.
+
+Je ne vois pas entrer de voiture; ce sont des chevaux qui vont sortir.
+
+CÉCILE, _s'approchant_.
+
+Vous m'avez appelée, maman?
+
+LA BARONNE.
+
+Non. Ah! oui. Il va venir quelqu'un; baissez-vous donc que je vous
+parle à l'oreille.--C'est un parti. Êtes-vous coiffée?
+
+CÉCILE.
+
+Un parti?
+
+LA BARONNE.
+
+Oui, très convenable.--Vingt-cinq à trente ans, ou plus jeune;--non,
+je n'en sais rien; très bien; allez danser.
+
+CÉCILE.
+
+Mais, maman, je voulais vous dire...
+
+LA BARONNE.
+
+C'est incroyable où est allé ce peloton. Je n'en ai qu'un de bleu, et
+il faut qu'il s'envole.
+
+_Entre Van Buck._
+
+VAN BUCK.
+
+Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour. Mon neveu n'a pu venir
+avec moi; il m'a chargé de vous présenter ses regrets, et d'excuser
+son manque de parole.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah bah! vraiment, il ne vient pas? Voilà ma fille qui prend sa leçon;
+permettez-vous qu'elle continue? Je l'ai fait descendre, parce que
+c'est trop petit chez elle.
+
+VAN BUCK.
+
+J'espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé de neveu...
+
+LA BARONNE.
+
+Vous ne voulez pas boire quelque chose? Asseyez-vous donc. Comment
+allez-vous?
+
+VAN BUCK.
+
+Mon neveu, madame, est bien fâché...
+
+LA BARONNE.
+
+Écoutez donc que je vous dise. L'abbé, vous nous restez, pas vrai? Eh
+bien! Cécile, qu'est-ce qui t'arrive?
+
+LE MAÎTRE DE DANSE.
+
+Mademoiselle est lasse, madame.
+
+LA BARONNE.
+
+Chansons! si elle était au bal, et qu'il fût quatre heures du matin,
+elle ne serait pas lasse, c'est clair comme le jour.--Dites-moi donc,
+vous,
+
+_Bas à Van Buck._
+
+est-ce que c'est manqué?
+
+VAN BUCK.
+
+J'en ai peur; et s'il faut tout dire...
+
+LA BARONNE.
+
+Ah bah! il refuse? Eh bien! c'est joli.
+
+VAN BUCK.
+
+Mon Dieu, madame, n'allez pas croire qu'il y ait là de ma faute en
+rien. Je vous jure bien par l'âme de mon père...
+
+LA BARONNE.
+
+Enfin il refuse, pas vrai? C'est manqué?
+
+VAN BUCK.
+
+Mais, madame, si je pouvais sans mentir...
+
+_On entend un grand tumulte au dehors._
+
+LA BARONNE.
+
+Qu'est-ce que c'est? regardez donc, l'abbé.
+
+L'ABBÉ.
+
+Madame, c'est une voiture versée devant la porte du château. On
+apporte ici un jeune homme qui semble privé de sentiment.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah! mon Dieu! un mort qui m'arrive! Qu'on arrange vite la chambre
+verte. Venez, Van Buck, donnez-moi le bras.[2]
+
+_Ils sortent._
+
+FIN DE L'ACTE PREMIER.
+
+
+
+
+ACTE DEUXIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE
+
+_[Une allée sous une charmille.]_
+
+_Entrent_ VAN BUCK ET VALENTIN, _qui a le bras en écharpe_.
+
+
+VAN BUCK.
+
+Est-il possible, malheureux garçon, que tu te sois réellement démis le
+bras.
+
+VALENTIN.
+
+Il n'y a rien de plus possible; c'est même probable, [et, qui pis est,
+assez douloureusement réel.
+
+VAN BUCK.
+
+Je ne sais lequel, dans cette affaire, est le plus à blâmer de nous
+deux. Vit-on jamais pareille extravagance!][3]
+
+VALENTIN.
+
+Il fallait bien trouver un prétexte pour m'introduire convenablement.
+Quelle raison voulez-vous qu'on ait de se présenter ainsi incognito à
+une famille respectable? J'avais donné un louis à mon postillon en lui
+demandant sa parole de me verser devant le château. C'est un honnête
+homme, il n'y a rien à lui dire, et son argent est parfaitement gagné:
+il a mis sa roue dans le fossé avec une constance héroïque. [Je me
+suis démis le bras, c'est ma faute, mais] j'ai versé, et je ne me
+plains pas. Au contraire, j'en suis bien aise; cela donne aux choses
+un air de vérité qui intéresse en ma faveur.
+
+VAN BUCK.
+
+Que vas-tu faire? et quel est ton dessein?
+
+VALENTIN.
+
+Je ne viens pas du tout ici pour épouser mademoiselle de Mantes, mais
+uniquement pour vous prouver que j'aurais tort de l'épouser. Mon plan
+est fait, ma batterie pointée, et jusqu'ici tout va à merveille. Vous
+avez tenu votre promesse comme Régulus ou Hernani. Vous ne m'avez pas
+appelé mon neveu, c'est le principal et le plus difficile; me voilà
+reçu, [hébergé, couché dans une belle chambre verte, de la fleur
+d'orange sur ma table, et des rideaux blancs à mon lit.] C'est une
+justice à rendre à votre baronne, elle m'a aussi bien recueilli que
+mon postillon m'a versé. Maintenant il s'agit de savoir si tout
+le reste ira à l'avenant. Je compte d'abord faire ma déclaration,
+secondement écrire un billet...
+
+VAN BUCK.
+
+C'est inutile; je ne souffrirai pas que cette mauvaise plaisanterie
+s'achève.
+
+VALENTIN.
+
+Vous dédire! Comme vous voudrez; je me dédis aussi sur-le-champ.
+
+VAN BUCK.
+
+Mais, mon neveu...
+
+VALENTIN.
+
+Dites un mot, je reprends la poste et retourne à Paris; plus de
+parole, plus de mariage; vous me déshériterez si vous voulez.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est un guêpier incompréhensible, et il est inouï que je sois fourré
+là. Mais enfin voyons, explique-toi!
+
+VALENTIN.
+
+Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m'avez dit et accordé que,
+s'il était prouvé que ma future devait me ganter de certains gants,
+je serais un fou d'en faire ma femme. [Par conséquent, l'épreuve étant
+admise, vous trouverez bon, juste et convenable qu'elle soit
+aussi complète que possible. Ce que je dirai sera bien dit; ce que
+j'essayerai, bien essayé, et ce que je pourrai faire, bien fait: vous
+ne me chercherez pas chicane, et j'ai carte blanche en tout cas.]
+
+VAN BUCK.
+
+Mais, monsieur, il y a pourtant de certaines bornes, de certaines
+choses...--Je vous prie de remarquer que, si vous allez vous
+prévaloir...--Miséricorde! comme tu y vas!
+
+VALENTIN.
+
+Si notre future est telle que vous la croyez et que vous me l'avez
+représentée, il n'y a pas le moindre danger, et elle ne peut que s'en
+trouver plus digne. Figurez-vous que je suis le premier venu; je suis
+amoureux de mademoiselle de Mantes, vertueuse épouse de Valentin Van
+Buck; songez comme la jeunesse du jour est entreprenante et hardie!
+que ne fait-on pas, d'ailleurs, quand on aime? Quelles escalades,
+quelles lettres de quatre pages, quels torrents de larmes, quels
+cornets de dragées! Devant quoi recule un amant? De quoi peut-on lui
+demander compte? Quel mal fait-il, et de quoi s'offenser? il aime. O
+mon oncle Van Buck! rappelez-vous le temps où vous aimiez.
+
+VAN BUCK.
+
+De tout temps j'ai été décent, et j'espère que vous le serez, sinon je
+dis tout à la baronne.
+
+VALENTIN.
+
+Je ne compte rien faire qui puisse choquer personne. Je compte
+d'abord faire ma déclaration; secondement, écrire plusieurs billets;
+troisièmement, gagner la fille de chambre; quatrièmement, rôder dans
+les petits coins; cinquièmement, prendre l'empreinte des serrures avec
+de la cire à cacheter; sixièmement, faire une échelle de cordes, et
+couper les vitres avec ma bague; septièmement, me mettre à genoux par
+terre en récitant la _Nouvelle Héloïse_; et huitièmement, si je ne
+réussis pas, m'aller noyer dans la pièce d'eau; mais je vous jure
+d'être décent, et de ne pas dire un seul gros mot, ni rien qui blesse
+les convenances.
+
+VAN BUCK.
+
+Tu es un roué et un impudent; je ne souffrirai rien de pareil.
+
+VALENTIN.
+
+Mais pensez donc que tout ce que je vous dis là, dans quatre ans
+d'ici un autre le fera, si j'épouse mademoiselle de Mantes; et comment
+voulez-vous que je sache de quelle résistance elle est capable, si je
+ne l'ai d'abord essayé moi-même? Un autre tentera bien plus encore, et
+aura devant lui un bien autre délai; en ne demandant que huit jours,
+j'ai fait un acte de grande humilité.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est un piège que tu m'as tendu; jamais je n'ai prévu cela.
+
+VALENTIN.
+
+Et que pensiez-vous donc prévoir quand vous avez accepté la gageure?
+
+VAN BUCK.
+
+Mais, mon ami, je pensais, je croyais,--je croyais que tu allais
+faire ta cour,... mais poliment,... à cette jeune personne, comme, par
+exemple, de lui... de lui dire... Ou si par hasard,... et encore je
+n'en sais rien... Mais que diable! tu es effrayant.
+
+VALENTIN.
+
+Tenez! voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas.[4]
+[Entendez-vous craquer le bois sec? La mère tapisse avec son abbé.
+Vite, fourrez-vous dans la charmille.] Vous serez témoin de la
+première escarmouche, et vous m'en direz votre avis.
+
+VAN BUCK.
+
+Tu l'épouseras si elle te reçoit mal?
+
+_Il se cache [dans la charmille]._
+
+VALENTIN.
+
+Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suis ravi de vous avoir pour
+spectateur, et l'ennemi détourne l'allée. Puisque vous m'avez appelé
+fou, je veux vous montrer qu'en fait d'extravagances, les plus fortes
+sont les meilleures. Vous allez voir, avec un peu d'adresse, ce que
+rapportent les blessures honorables reçues pour plaire à la beauté.
+[Considérez cette démarche pensive, et faites-moi la grâce de me dire
+si ce bras estropié ne me sied pas. Eh! que voulez-vous! c'est qu'on
+est pâle; il n'y a au monde que cela.
+
+ Un jeune malade, à pas lents...]
+
+Surtout pas de bruit; voici l'instant critique; respectez la foi des
+serments. [Je vais m'asseoir au pied d'un arbre, comme un pasteur des
+temps passés.]
+
+_Entre Cécile, un livre à la main._
+
+VALENTIN.
+
+[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heure dans le bois?]
+
+CÉCILE.
+
+C'est vous, monsieur? je ne vous reconnaissais pas. Comment se porte
+votre foulure?
+
+VALENTIN, _à part_.
+
+Foulure! voilà un vilain mot.
+
+_Haut._
+
+C'est trop de grâce que vous me faites, et il y a de certaines
+blessures qu'on ne sent jamais qu'à demi.
+
+CÉCILE.
+
+Vous a-t-on servi à déjeuner?
+
+VALENTIN.
+
+Vous êtes trop bonne; de toutes les vertus de votre sexe,
+l'hospitalité est la moins commune, et on ne la trouve nulle part
+aussi douce, aussi précieuse que chez vous; et si l'intérêt qu'on m'y
+témoigne...
+
+CÉCILE.
+
+Je vais dire qu'on vous monte un bouillon.
+
+_Elle sort._
+
+VAN BUCK, _rentrant_.
+
+Tu l'épouseras! tu l'épouseras! Avoue qu'elle a été parfaite. Quelle
+naïveté! quelle pudeur divine! On ne peut pas faire un meilleur choix.
+
+VALENTIN.
+
+Un moment, mon oncle, un moment; vous allez bien vite en besogne.
+
+VAN BUCK.
+
+Pourquoi pas? Il n'en faut pas plus; tu vois clairement à qui tu as
+affaire, et ce sera toujours de même. Que tu seras heureux avec cette
+femme-là! Allons tout dire à la baronne; je me charge de l'apaiser.
+
+VALENTIN.
+
+Bouillon! Comment une jeune fille peut-elle prononcer ce mot-là? Elle
+me déplaît; elle est laide et sotte. Adieu, mon oncle, je retourne à
+Paris.
+
+VAN BUCK.
+
+Plaisantez-vous? où est votre parole? Est-ce ainsi qu'on se joue de
+moi? [Que signifient ces yeux baissés et cette contenance défaite?]
+Est-ce à dire que vous me prenez pour un libertin de votre espèce, et
+que vous vous servez de ma folle complaisance comme d'un manteau pour
+vos méchants desseins? N'est-ce donc vraiment qu'une séduction que
+vous venez tenter ici sous le masque de cette épreuve? Jour de Dieu!
+si je le croyais!...
+
+VALENTIN.
+
+Elle me déplaît, ce n'est pas ma faute, et je n'en ai pas répondu.
+
+VAN BUCK.
+
+En quoi peut-elle vous déplaire? elle est jolie, ou je ne m'y connais
+pas. Elle a les yeux longs et bien fendus, des cheveux superbes,
+une taille passable. Elle est parfaitement bien élevée; elle sait
+l'anglais et l'italien; elle aura trente mille livres de rente, et en
+attendant une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui faire, et
+pour quelle raison n'en voulez-vous pas?
+
+VALENTIN.
+
+Il n'y a jamais de raison à donner pourquoi les gens plaisent ou
+déplaisent. Il est certain qu'elle me déplaît, elle, sa foulure et son
+bouillon.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est votre amour-propre qui souffre. Si je n'avais pas été là, vous
+seriez venu me faire cent contes sur votre premier entretien, et
+vous targuer de belles espérances. Vous vous étiez imaginé faire sa
+conquête en un clin d'oeil, et c'est là où le bât vous blesse. [Elle
+vous plaisait hier au soir, quand vous ne l'aviez encore qu'entrevue,
+et qu'elle s'empressait avec sa mère à vous soigner de votre sot
+accident. Maintenant] vous la trouvez laide, parce qu'elle fait à
+peine attention à vous. Je vous connais mieux que vous ne pensez, et
+je ne céderai pas si vite. Je vous défends de vous en aller.
+
+VALENTIN.
+
+Comme vous voudrez. Je ne veux pas d'elle; je vous répète que je la
+trouve laide; elle a un air niais qui est révoltant. Ses yeux sont
+grands, c'est vrai, mais ils ne veulent rien dire; [ses cheveux sont
+beaux, mais elle a le front plat;] quant à la taille, c'est peut-être
+ce qu'elle a de mieux, quoique vous ne la trouviez que passable. Je la
+félicite de savoir l'italien, elle y a peut-être plus d'esprit qu'en
+français; pour ce qui est de sa dot, qu'elle la garde, je n'en veux
+pas plus que de son bouillon.
+
+VAN BUCK.
+
+A-t-on idée d'une pareille tête, et peut-on s'attendre à rien de
+semblable? Va, va! ce que je disais hier n'est que la pure vérité. Tu
+n'es capable que de rêver de balivernes, et je ne veux plus m'occuper
+de toi. Épouse une blanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses ta
+fortune, lorsque tu l'as entre les mains, que le hasard décide du
+reste; cherche-le au fond de tes cornets. Dieu m'est témoin que ma
+patience a été telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à ma
+place...
+
+VALENTIN.
+
+Est-ce que je me trompe? Regardez donc, mon oncle, il me semble
+qu'elle revient par ici. Oui, je l'aperçois entre les arbres; elle va
+repasser dans le taillis.
+
+VAN BUCK.
+
+Où donc? quoi? qu'est-ce que tu dis?
+
+VALENTIN.
+
+Ne voyez-vous pas une robe blanche derrière ces touffes de lilas? Je
+ne me trompe pas, c'est bien elle. Vite, mon oncle, rentrez [dans la
+charmille], qu'on ne nous surprenne pas ensemble.
+
+VAN BUCK.
+
+A quoi bon, puisqu'elle te déplaît?
+
+VALENTIN.
+
+Il n'importe, je veux l'aborder, pour que vous ne puissiez pas dire
+que je l'ai jugée trop légèrement.
+
+VAN BUCK.
+
+Tu l'épouseras si elle persévère?
+
+_Il se cache de nouveau._
+
+VALENTIN.
+
+Chut! pas de bruit; la voici qui arrive.
+
+CÉCILE, _entrant_.
+
+Monsieur, ma mère m'a chargée de vous demander si vous comptiez partir
+aujourd'hui.
+
+VALENTIN.
+
+Oui, mademoiselle, c'est mon intention, et j'ai demandé des chevaux.
+
+CÉCILE.
+
+C'est qu'on fait un whist au salon, et que ma mère vous serait bien
+obligée si vous vouliez faire le quatrième.
+
+VALENTIN.
+
+J'en suis fâché, mais je ne sais pas jouer.
+
+CÉCILE.
+
+Et si vous vouliez rester à dîner, nous avons un faisan truffé.
+
+VALENTIN.
+
+Je vous remercie; je n'en mange pas.
+
+CÉCILE.
+
+Après dîner, il nous vient du monde, et nous danserons la mazourke.
+
+VALENTIN.
+
+Excusez-moi, je ne danse jamais.
+
+CÉCILE
+
+C'est bien dommage. Adieu, monsieur.
+
+_Elle sort._
+
+VAN BUCK, _rentrant_.
+
+Ah çà! voyons, l'épouseras-tu? Qu'est-ce que tout cela signifie? Tu
+dis que tu as demandé des chevaux: est-ce que c'est vrai? ou si tu te
+moques de moi?
+
+VALENTIN.
+
+Vous aviez raison, elle est agréable; je la trouve mieux que la
+première fois; elle a un petit signe au coin de la bouche que je
+n'avais pas remarqué.
+
+VAN BUCK.
+
+Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'arrive? Veux-tu me répondre sérieusement?
+
+VALENTIN.
+
+Je ne vais nulle part, je me promène avec vous. Est-ce que vous la
+trouvez mal faite?
+
+VAN BUCK.
+
+Moi? Dieu m'en garde! je la trouve complète en tout.
+
+VALENTIN.
+
+Il me semble qu'il est bien matin pour jouer au whist; y jouez-vous,
+mon oncle? Vous devriez rentrer au château.[5]
+
+VAN BUCK.
+
+Certainement, je devrais y rentrer; j'attends que vous daigniez me
+répondre. Restez-vous ici, oui ou non?
+
+VALENTIN.
+
+Si je reste, c'est pour notre gageure; je n'en voudrais pas avoir le
+démenti; mais ne comptez sur rien jusqu'à tantôt; [mon bras malade me
+met au supplice.
+
+VAN BUCK.
+
+Rentrons; tu te reposeras.
+
+VALENTIN.
+
+Oui,] j'ai envie de prendre ce bouillon qui est là-haut; il faut que
+j'écrive; je vous reverrai à dîner.
+
+VAN BUCK.
+
+Écrire! j'espère que ce n'est pas à elle que tu écriras.
+
+VALENTIN.
+
+Si je lui écris, c'est pour notre gageure. Vous savez que c'est
+convenu.
+
+VAN BUCK.
+
+Je m'y oppose formellement, à moins que tu ne me montres ta lettre.
+
+VALENTIN.
+
+Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vous répète qu'elle me plaît
+médiocrement.
+
+VAN BUCK.
+
+Quelle nécessité de lui écrire? Pourquoi ne lui as-tu pas fait tout à
+l'heure ta déclaration de vive voix, comme tu te l'étais promis?
+
+VALENTIN.
+
+Pourquoi?
+
+VAN BUCK.
+
+Sans doute; qu'est-ce qui t'en empêchait? Tu avais le plus beau
+courage du monde.
+
+VALENTIN.
+
+[C'est que mon bras me faisait souffrir.] Tenez! la voilà qui repasse
+une troisième fois; la voyez-vous là-bas dans l'allée?
+
+VAN BUCK.
+
+Elle tourne autour de la plate-bande, et la charmille est circulaire.
+Il n'y a rien là que de très convenable.
+
+VALENTIN.
+
+Ah! coquette fille! c'est autour du feu qu'elle tourne, comme un
+papillon ébloui. Je veux jeter cette pièce à pile ou face pour savoir
+si je l'aimerai.
+
+VAN BUCK.
+
+Tâche donc qu'elle t'aime auparavant; le reste est le moins difficile.
+
+VALENTIN.
+
+Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle va passer entre ces deux
+touffes d'arbres. Si elle tourne la tête de notre côté, je l'aime;
+sinon, je m'en vais à Paris.
+
+VAN BUCK.
+
+Gageons qu'elle ne se retourne pas.
+
+VALENTIN.
+
+Oh, que si! Ne la perdons pas de vue.
+
+VAN BUCK.
+
+Tu as raison.--Non, pas encore; elle paraît lire attentivement.
+
+VALENTIN.
+
+Je suis sûr qu'elle va se retourner.
+
+VAN BUCK.
+
+Non, elle avance; la touffe d'arbres approche. Je suis convaincu
+qu'elle n'en fera rien.
+
+VALENTIN.
+
+Elle doit pourtant nous voir, rien ne nous cache; je vous dis qu'elle
+se retournera.
+
+VAN BUCK.
+
+Elle a passé, tu as perdu.
+
+VALENTIN.
+
+Je vais lui écrire, ou que le ciel m'écrase! Il faut que je sache à
+quoi m'en tenir. C'est incroyable qu'une petite fille traite les gens
+aussi légèrement. Pure hypocrisie! pur manège! Je vais lui dépêcher un
+billet en règle; je lui dirai que je meurs d'amour pour elle, que
+je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me repousse je
+me brûle la cervelle, et que si elle veut de moi je l'enlève demain
+matin. [Venez, rentrons, je veux écrire devant vous.]
+
+VAN BUCK.
+
+Tout beau, mon neveu! quelle mouche vous pique? Vous nous ferez
+quelque mauvais tour ici.
+
+VALENTIN.
+
+Croyez-vous donc que deux mots en l'air puissent signifier quelque
+chose? Que lui ai-je dit que d'indifférent, et que m'a-t-elle dit
+elle-même? Il est tout simple qu'elle ne se retourne pas. Elle ne
+sait rien, et je n'ai rien su lui dire. Je ne suis qu'un sot, si
+vous voulez; il est possible que je me pique d'orgueil et que mon
+amour-propre soit en jeu. Belle ou laide, peu m'importe; je veux voir
+clair dans son âme. Il y a là-dessous quelque ruse, quelque parti pris
+que nous ignorons; laissez-moi faire, tout s'éclaircira.
+
+VAN BUCK.
+
+Le diable m'emporte! tu parles en amoureux. Est-ce que tu le serais
+par hasard?
+
+VALENTIN.
+
+Non; je vous ai dit qu'elle me déplaît. Faut-il vous rebattre cent
+fois la même chose? Dépêchons-nous, [rentrons au château.]
+
+VAN BUCK.
+
+Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre, et surtout de celle dont
+vous parlez.
+
+VALENTIN.
+
+Venez toujours, nous nous déciderons.
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE II
+
+_[Le salon.]_
+
+LA BARONNE ET L'ABBÉ, _devant une table de jeu préparée_.
+
+
+LA BARONNE.
+
+Vous direz ce que vous voudrez, c'est désolant de jouer avec un mort.
+Je déteste la campagne à cause de cela.
+
+L'ABBÉ.
+
+Mais où est donc M. Van Buck? [est-ce qu'il n'est pas encore
+descendu?]
+
+LA BARONNE.
+
+Je l'ai vu tout à l'heure dans le parc avec ce monsieur de la chaise,
+qui, par parenthèse, n'est guère poli de ne pas vouloir nous rester à
+dîner.
+
+L'ABBÉ.
+
+S'il a des affaires pressées...
+
+LA BARONNE.
+
+Bah! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse! Si on ne
+pensait jamais qu'aux affaires, on ne serait jamais à rien. Tenez!
+l'abbé, jouons au piquet; je me sens d'une humeur massacrante.
+
+L'ABBÉ, _mêlant les cartes_.
+
+Il est certain que les jeunes gens du jour ne se piquent pas d'être
+polis.
+
+LA BARONNE.
+
+Polis! je crois bien. Est-ce qu'ils s'en doutent? et qu'est-ce que
+c'est que d'être poli? Mon cocher est poli. De mon temps, l'abbé, on
+était galant.
+
+L'ABBÉ.
+
+C'était le bon, madame la baronne, et plût au ciel que j'y fusse né!
+
+LA BARONNE.
+
+J'aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, tombât de
+carrosse à la porte d'un château, et qu'on l'y eût gardé à coucher.
+Il aurait plutôt perdu sa fortune que de refuser de faire un
+quatrième.[6] Tenez! ne parlons plus de ces choses-là. C'est à vous de
+prendre; vous n'en laissez pas?
+
+L'ABBÉ.
+
+Je n'ai pas un as; voilà M. Van Buck.
+
+Entre Van Buck.
+
+LA BARONNE.
+
+Continuons; c'est à vous de parler.
+
+VAN BUCK, _bas à la baronne_.
+
+Madame, j'ai deux mots à vous dire qui sont de la dernière importance.
+
+LA BARONNE.
+
+Eh bien! après le marqué.
+
+L'ABBÉ.
+
+Cinq cartes, valant quarante-cinq.
+
+LA BARONNE.
+
+Cela ne vaut pas.
+
+_A Van Buck._
+
+Qu'est-ce donc?
+
+VAN BUCK.
+
+Je vous supplie de m'accorder un moment; je ne puis parler devant un
+tiers, et ce que j'ai à vous dire ne souffre aucun retard.
+
+LA BARONNE, _se levant_.
+
+Vous me faites peur; de quoi s'agit-il?
+
+VAN BUCK.
+
+Madame, c'est une grave affaire, et vous allez peut-être vous fâcher
+contre moi. La nécessité me force de manquer à une promesse que mon
+imprudence m'a fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné
+l'hospitalité [cette nuit] est mon neveu.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah bah! quelle idée!
+
+VAN BUCK.
+
+Il désirait approcher de vous sans être connu; je n'ai pas cru mal
+faire en me prêtant à une fantaisie qui, en pareil cas, n'est pas
+nouvelle.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah, mon Dieu! j'en ai vu bien d'autres!
+
+VAN BUCK.
+
+Mais je dois vous avertir qu'à l'heure qu'il est, il vient d'écrire à
+mademoiselle de Mantes, et dans les termes les moins retenus. Ni mes
+menaces, ni mes prières n'ont pu le dissuader de sa folie; et un de
+vos gens, je le dis à regret, s'est chargé de remettre le billet à son
+adresse. Il s'agit d'une déclaration d'amour, et, je dois ajouter, des
+plus extravagantes.
+
+LA BARONNE.
+
+Vraiment? eh bien! ce n'est pas si mal. Il a de la tête, votre petit
+bonhomme.
+
+VAN BUCK.
+
+Jour de Dieu! je vous en réponds! ce n'est pas d'hier que j'en sais
+quelque chose. Enfin, madame, c'est à vous d'aviser aux moyens de
+détourner les suites de cette affaire. Vous êtes chez vous; et, quant
+à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les jambes vont me
+manquer. Ouf!
+
+_Il tombe dans une chaise._
+
+LA BARONNE.
+
+Ah ciel! qu'est-ce que vous avez donc? Vous êtes pâle comme un linge!
+Vite! racontez-moi tout ce qui s'est passé, et faites-moi confidence
+entière.
+
+VAN BUCK.
+
+Je vous ai tout dit; je n'ai rien à ajouter.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah bah! ce n'est que ça? Soyez donc sans crainte: si votre neveu a
+écrit à Cécile, la petite me montrera le billet.
+
+VAN BUCK.
+
+En êtes-vous sûre, baronne? Cela est dangereux.
+
+LA BARONNE.
+
+Belle question! Où en serions-nous si une fille ne montrait pas à sa
+mère une lettre qu'on lui écrit?
+
+VAN BUCK.
+
+Hum! je n'en mettrais pas ma main au feu.
+
+LA BARONNE.
+
+Qu'est-ce à dire, monsieur Van Buck? Savez-vous à qui vous parlez?
+Dans quel monde avez-vous vécu pour élever un pareil doute? Je ne
+sais pas trop comme on fait aujourd'hui, ni de quel train va votre
+bourgeoisie; mais, vertu de ma vie! en voilà assez; j'aperçois
+justement ma fille, et vous verrez qu'elle m'apporte sa lettre. Venez,
+l'abbé, continuons.
+
+_Elle se remet au jeu.--Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend son
+ouvrage et s'assoit à l'écart._
+
+L'ABBÉ.
+
+Quarante-cinq ne valent pas?
+
+LA BARONNE.
+
+Non, vous n'avez rien; quatorze d'as, six et quinze, c'est
+quatre-vingt-quinze. A vous de jouer.
+
+L'ABBÉ.
+
+Trèfle. Je crois que je suis capot.
+
+VAN BUCK, _bas à la baronne_.
+
+Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse encore de
+confidence.
+
+LA BARONNE, _bas à Van Buck_.
+
+Vous ne savez ce que vous dites; c'est l'abbé qui la gêne; je suis
+sûre d'elle comme de moi. Je fais repic seulement. Cent, et dix-sept
+de reste. A vous à faire.
+
+UN DOMESTIQUE, _entrant_.
+
+Monsieur l'abbé, on vous demande; c'est le sacristain et le bedeau du
+village.
+
+L'ABBÉ.
+
+Qu'est-ce qu'ils me veulent? je suis occupé.
+
+LA BARONNE.
+
+Donnez vos cartes à Van Buck; il jouera ce coup-ci pour vous.
+
+_L'abbé sort. Van Buck prend sa place._
+
+LA BARONNE.
+
+C'est vous qui faites, et j'ai coupé. Vous êtes marqué, selon toute
+apparence. Qu'est-ce que vous avez donc dans les doigts?
+
+VAN BUCK, _bas_.
+
+Je vous confesse que je ne suis pas tranquille: votre fille ne dit
+mot, et je ne vois pas mon neveu.
+
+LA BARONNE.
+
+Je vous dis que j'en réponds; c'est vous qui la gênez; je la vois
+d'ici qui me fait des signes.
+
+VAN BUCK.
+
+Vous croyez? moi, je ne vois rien.
+
+LA BARONNE.
+
+Cécile, venez donc un peu ici; vous vous tenez à une lieue.
+
+_Cécile approche son fauteuil._
+
+Est-ce que vous n'avez rien à me dire, ma chère?
+
+CÉCILE.
+
+Moi? Non, maman.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah bah! Je n'ai que quatre cartes, Van Buck; le point est à vous. J'ai
+trois valets.
+
+VAN BUCK.
+
+Voulez-vous que je vous laisse seules?
+
+LA BARONNE.
+
+Non; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux parler devant
+monsieur.
+
+CÉCILE.
+
+Moi, maman? Je n'ai rien de secret à dire.
+
+LA BARONNE.
+
+Vous n'avez pas à me parler?
+
+CÉCILE.
+
+Non, maman.
+
+LA BARONNE.
+
+C'est inconcevable; qu'est-ce que vous venez donc me conter, Van Buck?
+
+VAN BUCK.
+
+Madame, j'ai dit la vérité.
+
+LA BARONNE.
+
+Ça ne se peut pas: Cécile n'a rien à me dire; il est clair qu'elle n'a
+rien reçu.
+
+VAN BUCK, _se levant_.
+
+Eh morbleu! je l'ai vu de mes yeux.
+
+LA BARONNE, _se levant aussi_.
+
+Ma fille, qu'est-ce que cela signifie? levez-vous droite, et
+regardez-moi. Qu'est-ce que vous avez dans vos poches?
+
+CÉCILE, _pleurant_.
+
+Mais, maman, ce n'est pas ma faute; c'est ce monsieur qui m'a écrit.
+
+LA BARONNE.
+
+Voyons cela.
+
+_Cécile donne la lettre._
+
+Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, comme vous
+l'appelez.
+
+_Elle lit._
+
+«Mademoiselle, je meurs d'amour pour vous. Je vous ai vue l'hiver
+passé, et, vous sachant à la campagne, j'ai résolu de vous revoir ou
+de mourir. J'ai donné un louis à mon postillon...»
+
+Ne voudrait-il pas qu'on le lui rendît? Nous avons bien affaire de le
+savoir!
+
+«à mon postillon, pour me verser devant votre porte. Je vous ai
+rencontrée deux fois ce matin, et je n'ai rien pu vous dire, tant
+votre présence m'a troublé! Cependant la crainte de vous perdre, et
+l'obligation de quitter le château...»
+
+J'aime beaucoup ça! Qui est-ce qui le priait de partir? C'est lui qui
+me refuse de rester à dîner.
+
+«me déterminent à vous demander de m'accorder un rendez-vous. Je sais
+que je n'ai aucun titre à votre confiance...»
+
+La belle remarque, et faite à propos!
+
+«mais l'amour peut tout excuser; ce soir, à neuf heures, pendant le
+bal, je serai caché dans le bois; tout le monde ici me croira parti,
+car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour
+faire quatre pas et descendre.»
+
+Quatre pas! quatre pas! l'avenue est longue; ne dirait-on pas qu'il
+n'y a qu'à enjamber?
+
+«et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous échapper, je vous
+attends; sinon je me brûle la cervelle.»
+
+Bien.
+
+«... la cervelle. Je ne crois pas que votre mère...»
+
+Ah! que votre mère? voyons un peu cela.
+
+«fasse grande attention à vous. Elle a une tête de gir...»
+
+Monsieur Van Buck, qu'est-ce que cela signifie?
+
+VAN BUCK.
+
+Je n'ai pas entendu, madame.
+
+LA BARONNE.
+
+Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à votre neveu qu'il
+sorte de ma maison tout à l'heure, et qu'il n'y mette jamais les
+pieds.
+
+VAN BUCK.
+
+Il y a _girouette_, c'est positif; je ne m'en étais pas aperçu. Il
+m'avait cependant lu sa lettre avant que de la cacheter.
+
+LA BARONNE.
+
+Il vous avait lu cette lettre et vous l'avez laissé la donner à mes
+gens! Allez! vous êtes un vieux sot, et je ne vous reverrai de ma
+vie.[7]
+
+_[Elle sort. On entend le bruit d'une voiture.]_
+
+[VAN BUCK.
+
+Qu'est-ce que c'est? mon neveu qui part sans moi?
+
+Eh! comment veut-il que je m'en aille? j'ai renvoyé mes chevaux. Il
+faut que je coure après lui.
+
+_Il sort en courant._
+
+CÉCILE, _seule_.
+
+C'est singulier; pourquoi m'écrit-il, quand tout le monde veut bien
+qu'il m'épouse?]
+
+FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.
+
+
+
+
+ACTE TROISIÈME
+
+
+SCÈNE PREMIÈRE[8]
+
+_[Un chemin.]_
+
+_Entrent_ VAN BUCK ET VALENTIN, _qui frappe à une auberge_.
+
+
+[VALENTIN.
+
+Holà! hé! y a-t-il quelqu'un ici capable de me faire une commission?
+
+UN GARÇON, _sortant_.
+
+Oui, monsieur, si ce n'est pas trop loin; car vous voyez qu'il pleut à
+verse.
+
+VAN BUCK.
+
+Je m'y oppose de toute mon autorité, et au nom des lois du royaume.
+
+VALENTIN.
+
+Connaissez-vous le château de Mantes, ici près?
+
+LE GARÇON.
+
+Que oui, monsieur; nous y allons tous les jours. C'est à main gauche;
+on le voit d'ici.
+
+VAN BUCK.
+
+Mon ami, je vous défends d'y aller, si vous avez quelque notion du
+bien et du mal.
+
+VALENTIN.
+
+Il y a deux louis à gagner pour vous. Voilà une lettre pour
+mademoiselle de Mantes, que vous remettrez à sa femme de chambre, et
+non à d'autres, et en secret. Dépêchez-vous et revenez.
+
+LE GARÇON.
+
+O monsieur! n'ayez pas peur.
+
+VAN BUCK.
+
+Voilà quatre louis si vous refusez.
+
+LE GARÇON.
+
+O monseigneur! il n'y a pas de danger.
+
+VALENTIN.
+
+En voilà dix; et si vous n'y allez pas, je vous casse ma canne sur le
+dos!
+
+LE GARÇON.
+
+O mon prince! soyez tranquille; je serai bientôt revenu.
+
+_Il sort._
+
+VALENTIN.
+
+Maintenant, mon oncle, mettons-nous à l'abri; et si vous m'en
+croyez, buvons un verre de bière. Cette course à pied doit vous avoir
+fatigué.]
+
+_Ils s'assoient sur un banc._
+
+VAN BUCK.
+
+Sois-en certain, je ne te quitterai pas! j'en jure par l'âme de feu
+mon frère et par la lumière du soleil. Tant que mes pieds pourront me
+porter, tant que ma tête sera sur mes épaules, je m'opposerai à cette
+action infâme et à ses horribles conséquences.
+
+VALENTIN.
+
+Soyez-en sûr, je n'en démordrai pas; j'en jure par ma juste colère
+et par la nuit qui me protégera. Tant que j'aurai du papier et de
+l'encre, et qu'il me restera un louis dans ma poche, je poursuivrai et
+achèverai mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver.
+
+VAN BUCK.
+
+N'as-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il que tu sois
+mon sang? Quoi! ni le respect pour l'innocence, ni le sentiment du
+convenable, ni la certitude de me donner la fièvre, rien n'est capable
+de te toucher!
+
+VALENTIN.
+
+N'avez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il que vous soyez mon
+oncle? Quoi! ni l'insulte que l'on nous fait, ni la manière dont on
+nous chasse, ni les injures qu'on vous a dites à votre barbe, rien
+n'est capable de vous donner du coeur!
+
+VAN BUCK.
+
+Encore si tu étais amoureux! si je pouvais croire que tant
+d'extravagances partent d'un motif qui eût quelque chose d'humain!
+Mais non, tu n'es qu'un Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la
+plus exécrable vengeance est ta seule soif et ton seul amour.
+
+VALENTIN.
+
+Encore si je vous voyais pester! si je pouvais me dire qu'au fond de
+l'âme vous envoyez cette baronne et son monde à tous les diables! Mais
+non, vous ne craignez que la pluie, vous ne pensez qu'au mauvais temps
+qu'il fait, et le soin de vos bas chinés est votre seule peur et votre
+seul tourment.
+
+[VAN BUCK.
+
+Ah! qu'on a bien raison de dire qu'une première faute mène à un
+précipice! Qui m'eût pu prédire ce matin, lorsque le barbier m'a rasé
+et que j'ai mis mon habit neuf, que je serais ce soir dans une grange,
+crotté et trempé jusqu'aux os! Quoi! c'est moi! Dieu juste! à mon
+âge, il faut que je quitte ma chaise de poste où nous étions si bien
+installés, il faut que je coure à la suite d'un fou à travers champs
+en rase campagne! Il faut que je me traîne à ses talons, comme un
+confident de tragédie, et le résultat de tant de sueurs sera le
+déshonneur de mon nom!
+
+VALENTIN.
+
+C'est au contraire par la retraite que nous pourrions nous déshonorer,
+et non par une glorieuse campagne dont nous ne sortirons que
+vainqueurs.] Rougissez, mon oncle Van Buck, mais que ce soit d'une
+noble indignation. Vous me traitez de Lovelace: oui, par le ciel!
+ce nom me convient. Comme à lui, on me ferme une porte surmontée de
+fières armoiries; comme lui, une famille odieuse croit m'abattre par
+un affront; comme lui, comme l'épervier, j'erre et je tournoie aux
+environs; mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme Clarisse, la
+sublime bégueule, ma bien-aimée m'appartiendra.
+
+[VAN BUCK.
+
+Ah ciel! que ne suis-je à Anvers, assis devant mon comptoir, sur mon
+fauteuil de cuir, et dépliant mon taffetas! Que mon frère n'est-il
+mort garçon, au lieu de se marier à quarante ans passés! Ou plutôt que
+ne suis-je mort moi-même le premier jour que la baronne de Mantes m'a
+invité à déjeuner!
+
+VALENTIN.
+
+Ne regrettez que le moment où, par une fatale faiblesse, vous avez
+révélé à cette femme le secret de notre traité. C'est vous qui avez
+causé le mal; cessez de m'injurier, moi qui le réparerai. Doutez-vous
+que cette petite fille, qui cache si bien les billets doux dans les
+poches de son tablier, ne fût venue au rendez-vous donné? Oui, à coup
+sûr elle y serait venue; donc elle viendra encore mieux cette fois.
+Par mon patron! je me fais une fête de la voir descendre, en peignoir,
+en cornette et en petits souliers, de cette grande caserne de briques
+rouillées! Je ne l'aime pas; mais je l'aimerais, que la vengeance
+serait la plus forte, et tuerait l'amour dans mon coeur. Je jure
+qu'elle sera ma maîtresse, mais qu'elle ne sera jamais ma femme; il
+n'y a maintenant ni épreuve, ni promesse, ni alternative; je veux
+qu'on se souvienne à jamais dans cette famille du jour où l'on m'en a
+chassé.
+
+L'AUBERGISTE, _sortant de sa maison_.
+
+Messieurs, le soleil commence à baisser: est-ce que vous ne me ferez
+pas l'honneur de dîner chez moi?
+
+VALENTIN.
+
+Si fait: apportez-nous la carte, et faites-nous allumer du feu. Dès
+que votre garçon sera revenu, vous lui direz qu'il me donne réponse.
+Allons! mon oncle, un peu de fermeté; venez et commandez le dîner.
+
+VAN BUCK.
+
+Ils auront du vin détestable, je connais le pays; c'est un vinaigre
+affreux.
+
+L'AUBERGISTE.
+
+Pardonnez-moi; nous avons du champagne, du chambertin, et tout ce que
+vous pouvez désirer.
+
+VAN BUCK.
+
+En vérité! dans un trou pareil? c'est impossible; vous nous en
+imposez.
+
+L'AUBERGISTE.
+
+C'est ici que descendent les messageries, et vous verrez si nous
+manquons de rien.
+
+VAN BUCK.
+
+Allons! tâchons donc de dîner; je sens que ma mort est prochaine, et
+que dans peu je ne dînerai plus.]
+
+_[Ils sortent.]_
+
+
+SCÈNE II
+
+_[Au château. Un salon.]_
+
+_Entrent_ LA BARONNE ET L'ABBÉ.
+
+
+[LA BARONNE.
+
+Dieu soit loué, ma fille est enfermée! Je crois que j'en ferai une
+maladie.
+
+L'ABBÉ.
+
+Madame, s'il m'est permis de vous donner un conseil, je vous dirai que
+j'ai grandement peur. Je crois avoir vu en traversant la cour un homme
+en blouse et d'assez mauvaise mine, qui avait une lettre à la main.
+
+LA BARONNE.
+
+Le verrou est mis; il n'y a rien à craindre. Aidez-moi un peu à ce
+bal; je n'ai pas la force de m'en occuper.]
+
+L'ABBÉ.
+
+Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos
+projets?
+
+LA BARONNE.
+
+Êtes-vous fou? Vous verrez que j'aurai fait venir tout le faubourg
+Saint-Germain de Paris, pour le remercier et le mettre à la porte!
+Réfléchissez donc à ce que vous dites.
+
+L'ABBÉ.
+
+Je croyais qu'en telle occasion on aurait pu, sans blesser personne...
+
+LA BARONNE.
+
+Et au milieu de ça, je n'ai pas de bougies! Voyez donc un peu si Dupré
+est là.
+
+L'ABBÉ.
+
+Je pense qu'il s'occupe des sirops.
+
+LA BARONNE.
+
+Vous avez raison: ces maudits sirops, voilà encore de quoi mourir. Il
+y a huit jours que j'ai écrit moi-même, et ils ne sont arrivés qu'il y
+a une heure. Je vous demande si on va boire ça!
+
+[L'ABBÉ.
+
+Cet homme en blouse, madame la baronne, est quelque émissaire, n'en
+doutez pas. Il m'a semblé, autant que je me le rappelle, qu'une de vos
+femmes causait avec lui. Ce jeune homme d'hier est mauvaise tête,
+et il faut songer que la manière assez verte dont vous vous en êtes
+délivrée...
+
+LA BARONNE.
+
+Bah! des Van Buck? des marchands de toile? qu'est-ce que vous voulez
+donc que ça fasse? Quand ils crieraient, est-ce qu'ils ont voix? Il
+faut que je démeuble le petit salon; jamais je n'aurai de quoi asseoir
+mon monde.
+
+L'ABBÉ.
+
+Est-ce dans sa chambre, madame, que votre fille est enfermée?
+
+LA BARONNE.
+
+Dix et dix font vingt; les Raimbaut sont quatre; vingt, trente.
+Qu'est-ce que vous dites, l'abbé?
+
+L'ABBÉ.
+
+Je demande, madame la baronne, si c'est dans sa belle chambre jaune
+que mademoiselle Cécile est enfermée?
+
+LA BARONNE.
+
+Non; c'est là, dans la bibliothèque; c'est encore mieux, je l'ai sous
+la main. Je ne sais ce qu'elle fait, ni si on l'habille, et voilà la
+migraine qui me prend.
+
+L'ABBÉ.
+
+Désirez-vous que je l'entretienne?
+
+LA BARONNE.
+
+Je vous dis que le verrou est mis; ce qui est fait est fait; nous n'y
+pouvons rien.
+
+L'ABBÉ.
+
+Je pense que c'était sa femme de chambre qui causait avec ce lourdaud.
+Veuillez me croire, je vous en supplie; il s'agit là de quelque
+anguille sous roche qu'il importe de ne pas négliger.
+
+LA BARONNE.
+
+Décidément il faut que j'aille à l'office; c'est la dernière fois que
+je reçois ici.
+
+_Elle sort._
+
+L'ABBÉ, _seul_.
+
+Il me semble que j'entends du bruit dans la pièce attenante à
+ce salon. Ne serait-ce point la jeune fille? Hélas! ceci est
+inconsidéré!]
+
+CÉCILE, _en dehors_.
+
+Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?
+
+L'ABBÉ.
+
+Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable.
+
+CÉCILE, _de même_.
+
+La clef est là, sous le coussin de la causeuse; vous n'avez qu'à la
+prendre, et vous m'ouvrirez.
+
+L'ABBÉ, _prenant la clef_.
+
+Vous avez raison, mademoiselle, la clef s'y trouve effectivement;
+mais je ne puis m'en servir d'aucune façon, bien contrairement à mon
+vouloir.
+
+CÉCILE, _de même_.
+
+Ah, mon Dieu! je me trouve mal!
+
+L'ABBÉ.
+
+Grand Dieu! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame la baronne.
+Est-il possible qu'un accident funeste vous ait frappée si subitement?
+Au nom du ciel! mademoiselle, répondez-moi, que ressentez-vous?
+
+CÉCILE, _de même_.
+
+Je me trouve mal! je me trouve mal!
+
+L'ABBÉ.
+
+Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne. Ma foi! je
+prends sur moi d'ouvrir; on en dira ce qu'on voudra.
+
+_Il ouvre la porte._
+
+CÉCILE.
+
+Ma foi, l'abbé, je prends sur moi de m'en aller; on en dira ce qu'on
+voudra.
+
+_Elle sort en courant._
+
+
+SCÈNE III
+
+_[Un petit bois.]_
+
+_Entre_ VAN BUCK ET VALENTIN.
+
+
+[VALENTIN.
+
+La lune se lève et l'orage passe. Voyez ces perles sur les feuilles:
+comme ce vent tiède les fait rouler! A peine si le sable garde
+l'empreinte de nos pas; le gravier sec a déjà bu la pluie.
+
+VAN BUCK.
+
+Pour une auberge de hasard, nous n'avons pas trop mal dîné. J'avais
+besoin de ce fagot flambant; mes vieilles jambes sont ragaillardies.
+Eh bien! garçon, arrivons-nous?
+
+VALENTIN.
+
+Voici le terme de notre promenade; mais, si vous m'en croyez, à
+présent vous pousserez jusqu'à cette ferme dont les fenêtres brillent
+là-bas. Vous vous mettrez au coin du feu, et vous nous commanderez un
+grand bol de vin chaud avec du sucre et de la cannelle.
+
+VAN BUCK.
+
+Ne te feras-tu pas trop attendre? Combien de temps vas-tu rester ici?
+Songe du moins à toutes tes promesses, et à être prêt en même temps
+que les chevaux.]
+
+VALENTIN.
+
+Je vous jure de n'entreprendre ni plus ni moins que ce dont nous
+sommes convenus. Voyez, mon oncle, comme je vous cède, et comme en
+tout je fais vos volontés. Au fait, dîner porte conseil, et je sens
+bien que la colère est quelquefois mauvaise amie. Capitulation de
+part et d'autre. Vous me permettez un quart d'heure d'amourette, et je
+renonce à toute espèce de vengeance. La petite retournera chez elle,
+nous à Paris, et tout sera dit. Quant à la détestée baronne, je lui
+pardonne en l'oubliant.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est à merveille! et n'aie pas de crainte que tu manques de
+femmes pour cela. Il n'est pas dit qu'une vieille folle fera tort à
+d'honnêtes gens qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont
+point mal tournés. Vrai Dieu! il fait beau clair de lune; cela me
+rappelle mon jeune temps.
+
+VALENTIN.
+
+Ce billet doux que je viens de recevoir n'est pas si niais,
+savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et même quelque chose de
+mieux; oui, il y a du coeur dans ces trois lignes; je ne sais quoi
+de tendre et de hardi, de virginal et de brave en même temps; [le
+rendez-vous qu'elle m'assigne est, du reste, comme son billet.
+Regardez ce bosquet, ce ciel, ce coin de verdure dans un lieu si
+sauvage.] Ah! que le coeur est un grand maître! on n'invente rien de
+ce qu'il trouve, et c'est lui seul qui choisit tout.
+
+VAN BUCK.
+
+Je me souviens qu'étant à la Haye, j'eus une équipée de ce genre.
+C'était, ma foi, un beau brin de fille: elle avait cinq pieds et
+quelques pouces, et une vraie moisson d'appas. Quelles Vénus que ces
+Flamandes! On ne sait ce que c'est qu'une femme à présent; dans toutes
+vos beautés parisiennes, il y a moitié chair et moitié coton.
+
+VALENTIN.
+
+Il me semble que j'aperçois des lueurs qui errent là-bas dans la
+forêt. Qu'est-ce que cela voudrait dire? nous traquerait-on à l'heure
+qu'il est?
+
+VAN BUCK.
+
+C'est sans doute le bal qu'on prépare; il y a fête ce soir au château.
+
+VALENTIN.
+
+Séparons-nous pour plus de sûreté; dans une demi-heure, à la ferme.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est dit. Bonne chance, garçon; tu me conteras ton affaire, et nous
+en ferons quelque chanson; c'était notre ancienne manière, pas de
+fredaine qui ne fît un couplet.
+
+_Il chante._
+
+ Eh! vraiment, oui, mademoiselle,
+ Eh! vraiment, oui, nous serons trois.
+
+_Valentin sort. On voit des hommes qui portent des torches rôder à
+travers la forêt. Entrent la baronne et l'abbé._
+
+LA BARONNE.
+
+C'est clair comme le jour, elle est folle. C'est un vertige qui lui a
+pris.
+
+L'ABBÉ.
+
+Elle me crie: «Je me trouve mal;» vous concevez ma position.
+
+VAN BUCK, _chantant_.
+
+ Il est donc bien vrai,
+ Charmante Colette,
+ Il est donc bien vrai
+ Que, pour votre fête,
+ Colin vous a fait...
+ Présent d'un bouquet.
+
+LA BARONNE.
+
+Et justement, dans ce moment-là, je vois arriver une voiture. Je n'ai
+eu que le temps d'appeler Dupré. Dupré n'y était pas. On entre,
+on descend. C'était la marquise de Valangoujar et le baron de
+Villebouzin.
+
+L'ABBÉ.
+
+Quand j'ai entendu ce premier cri, j'ai hésité; mais que voulez-vous
+faire? Je la voyais là, sans connaissance, étendue à terre; elle
+criait à tue-tête, et j'avais la clef dans ma main.
+
+VAN BUCK, _chantant_.
+
+ Quand il vous l'offrit,
+ Charmante brunette,
+ Quand il vous l'offrit,
+ Petite Colette,
+ On dit qu'il vous prit...
+ Un frisson subit.
+
+LA BARONNE.
+
+Conçoit-on ça? Je vous le demande. Ma fille qui se sauve à travers
+champs, et trente voitures qui entrent ensemble! Je ne survivrai
+jamais à un pareil moment.
+
+L'ABBÉ.
+
+Encore si j'avais eu le temps, je l'aurais peut-être retenue par
+son châle,... ou du moins,... enfin, par mes prières, par mes justes
+observations.
+
+VAN BUCK, _chantant_.
+
+ Dites à présent,
+ Charmante bergère,
+ Dites à présent
+ Que vous n'aimez guère
+ Qu'un amant constant...
+ Vous fasse un présent.
+
+LA BARONNE.
+
+C'est vous, Van Buck? Ah! mon cher ami, nous sommes perdus; qu'est-ce
+que ça veut dire? Ma fille est folle, elle court les champs!
+[Avez-vous idée d'une chose pareille? J'ai quarante personnes chez
+moi; me voilà à pied par le temps qu'il fait.] Vous ne l'avez pas
+vue dans le bois? Elle s'est sauvée, c'est comme un rêve; [elle était
+coiffée et poudrée d'un côté, c'est sa fille de chambre qui me l'a
+dit. Elle est partie en souliers de satin blanc;] elle a renversé
+l'abbé qui était là, et lui a passé sur le corps. J'en vais mourir!
+[Mes gens ne trouvent rien; et il n'y a pas à dire, il faut que je
+rentre. Ce n'est pas votre neveu, par hasard, qui nous jouerait un
+tour pareil?] Je vous ai brusqué, n'en parlons plus. Tenez! aidez-moi
+et faisons la paix. Vous êtes mon vieil ami, pas vrai? Je suis mère,
+Van Buck. Ah! cruelle fortune! cruel hasard! que t'ai-je donc fait?
+
+_Elle se met à pleurer._
+
+VAN BUCK.
+
+Est-il possible, madame la baronne? vous seule à pied! vous, cherchant
+votre fille! Grand Dieu! vous pleurez! Ah! malheureux que je suis!
+
+L'ABBÉ.
+
+Sauriez-vous quelque chose, monsieur? De grâce, prêtez-nous vos
+lumières.
+
+VAN BUCK.
+
+Venez, baronne, prenez mon bras, et Dieu veuille que nous les
+trouvions! Je vous dirai tout; soyez sans crainte. Mon neveu est homme
+d'honneur, et tout peut encore se réparer.
+
+LA BARONNE.
+
+Ah bah! c'était un rendez-vous? Voyez-vous la petite masque! A qui se
+fier désormais?
+
+_Ils sortent._
+
+
+SCÈNE IV
+
+_[Une clairière dans le bois.]_
+
+_Entrent_ CÉCILE ET VALENTIN.
+
+
+VALENTIN.
+
+Qui est là? Cécile, est-ce vous?
+
+CÉCILE.
+
+C'est moi. Que veulent dire ces torches et ces clartés dans la forêt?
+
+VALENTIN.
+
+Je ne sais; qu'importe? Ce n'est pas pour nous.
+
+CÉCILE.
+
+Venez là, où la lune éclaire; [là, où vous voyez ce rocher.]
+
+VALENTIN.
+
+Non, venez là, où il fait sombre; [là, sous l'ombre de ces bouleaux.]
+Il est possible qu'on vous cherche, et il faut échapper aux yeux.
+
+CÉCILE.
+
+Je ne verrais pas votre visage; venez, Valentin, obéissez.
+
+VALENTIN.
+
+Où tu voudras, charmante fille; où tu iras, je te suivrai. [Ne m'ôte
+pas cette main tremblante, laisse mes lèvres la rassurer.]
+
+CÉCILE.
+
+Je n'ai pas pu venir plus vite. Y a-t-il longtemps que vous
+m'attendez?
+
+VALENTIN.
+
+Depuis que la lune est dans le ciel; regarde cette lettre trempée de
+larmes; c'est le billet que tu m'as écrit.
+
+CÉCILE.
+
+Menteur! C'est le vent et la pluie qui ont pleuré sur ce papier.
+
+VALENTIN.
+
+Non, ma Cécile, c'est la joie et l'amour, c'est le bonheur et le
+désir. Qui t'inquiète? Pourquoi ces regards? que cherches-tu autour de
+toi?
+
+CÉCILE.
+
+C'est singulier! je ne me reconnais pas. Où est votre oncle? Je
+croyais le voir ici.
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle est gris [de chambertin]; ta mère est loin, et tout est
+tranquille. [Ce lieu est celui que tu as choisi, et que ta lettre
+m'indiquait.]
+
+CÉCILE.
+
+Votre oncle est gris?--Pourquoi, ce matin, se cachait-il dans la
+charmille?[9]
+
+VALENTIN.
+
+Ce matin? où donc? que veux-tu dire? [Je me promenais seul dans le
+jardin.]
+
+CÉCILE.
+
+Ce matin, quand je vous ai parlé, votre oncle était derrière un
+arbre.[10] Est-ce que vous ne le saviez pas? Je l'ai vu en détournant
+l'allée.
+
+VALENTIN.
+
+Il faut que tu te sois trompée; je ne me suis aperçu de rien.
+
+CÉCILE.
+
+Oh! je l'ai bien vu; [il écartait des branches;] c'était peut-être
+pour nous épier.
+
+VALENTIN.
+
+Quelle folie! tu as fait un rêve. N'en parlons plus. Donne-moi un
+baiser.
+
+CÉCILE.
+
+Oui, mon ami, et de tout mon coeur; asseyez-vous là près de
+moi.--Pourquoi donc, dans votre lettre d'hier, avez-vous dit du mal de
+ma mère?
+
+VALENTIN.
+
+Pardonne-moi: c'est un moment de délire, et je n'étais pas maître de
+moi.
+
+CÉCILE.
+
+Elle m'a demandé cette lettre, et je n'osais la lui montrer; je savais
+ce qui allait arriver. Mais qui est-ce donc qui l'avait avertie? Elle
+n'a pourtant rien pu deviner; la lettre était là, dans ma poche.
+
+VALENTIN.
+
+Pauvre enfant! on t'a maltraitée; c'est ta femme de chambre qui t'aura
+trahie. [A qui se fier en pareil cas?]
+
+CÉCILE.
+
+Oh non! ma femme de chambre est sûre; il n'y avait que faire de lui
+donner de l'argent. Mais en manquant de respect pour ma mère, vous
+deviez penser que vous en manquiez pour moi.
+
+VALENTIN.
+
+N'en parlons plus, puisque tu me pardonnes. Ne gâtons pas un si
+précieux moment. O ma Cécile! que tu es belle, et quel bonheur repose
+en toi! Par quels serments, par quels trésors puis-je payer tes douces
+caresses? [Ah! la vie n'y suffirait pas. Viens sur mon coeur; que le
+tien le sente battre, et que ce beau ciel les emporte à Dieu!]
+
+CÉCILE.
+
+Oui, Valentin, mon coeur est sincère. [Sentez mes cheveux comme
+ils sont doux; j'ai de l'iris de ce côté-là, mais je n'ai pas pris le
+temps d'en mettre de l'autre.]--Pourquoi donc, pour venir chez nous,
+avez-vous caché votre nom?
+
+VALENTIN.
+
+Je ne puis le dire: c'est un caprice, une gageure que j'avais faite.
+
+CÉCILE.
+
+Une gageure! Avec qui donc?
+
+VALENTIN.
+
+Je n'en sais plus rien. Qu'importent ces folies?
+
+CÉCILE.
+
+Avec votre oncle peut-être; n'est-ce pas?
+
+VALENTIN.
+
+Oui. Je t'aimais, et je voulais te connaître, et que personne ne fût
+entre nous.
+
+CÉCILE.
+
+Vous avez raison. A votre place j'aurais voulu faire comme vous.
+
+VALENTIN.
+
+Pourquoi es-tu si curieuse, et à quoi bon toutes ces questions? Ne
+m'aimes-tu pas, ma belle Cécile? Réponds-moi oui, et que tout soit
+oublié.
+
+CÉCILE.
+
+Oui, cher, oui, Cécile vous aime, et elle voudrait être plus digne
+d'être aimée; mais c'est assez qu'elle le soit pour vous. Mettez vos
+deux mains dans les miennes.--Pourquoi donc m'avez-vous refusée tantôt
+quand je vous ai prié à dîner?
+
+VALENTIN.
+
+Je voulais partir: j'avais affaire ce soir.
+
+CÉCILE.
+
+Pas grande affaire, ni bien loin, il me semble; car vous êtes descendu
+au bout de l'avenue.
+
+VALENTIN.
+
+Tu m'as vu? comment le sais-tu?
+
+CÉCILE.
+
+Oh! je guettais. Pourquoi m'avez-vous dit que vous ne dansiez pas la
+mazourke? je vous l'ai vu danser l'autre hiver.
+
+VALENTIN.
+
+Où donc? je ne m'en souviens pas.
+
+CÉCILE.
+
+Chez madame de Gesvres, au bal déguisé. Comment ne vous en
+souvenez-vous pas? Vous me disiez dans votre lettre d'hier que vous
+m'aviez vue cet hiver; c'était là.
+
+VALENTIN.
+
+Tu as raison; je m'en souviens. Regarde comme cette nuit est pure!
+[Comme ce vent soulève sur tes épaules cette gaze avare qui les
+entoure! Prête l'oreille: c'est la voix de la nuit, c'est le chant
+de l'oiseau qui invite au bonheur. Derrière cette roche élevée, nul
+regard ne peut nous découvrir.] Tout dort, excepté ce qui s'aime.
+Laisse ma main écarter ce voile, et mes deux bras le remplacer.
+
+CÉCILE.
+
+Oui, mon ami. Puissé-je vous sembler belle! Mais ne m'ôtez pas votre
+main; je sens que mon coeur est dans la mienne, et qu'il va au vôtre
+par là.--Pourquoi donc vouliez-vous partir et faire semblant d'aller à
+Paris?
+
+VALENTIN.
+
+Il le fallait; c'était pour mon oncle. Osais-je, d'ailleurs, prévoir
+que tu viendrais à ce rendez-vous? Oh! que je tremblais en écrivant
+cette lettre, et que j'ai souffert en t'attendant!
+
+CÉCILE.
+
+Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que vous m'épouserez?
+
+_Valentin se lève et fait quelques pas._
+
+Qu'avez-vous donc? qui vous chagrine? Venez vous rasseoir près de moi.
+
+VALENTIN.
+
+Ce n'est rien: j'ai cru,--j'ai cru entendre,--j'ai cru voir quelqu'un
+de ce côté.
+
+CÉCILE.
+
+Nous sommes seuls: soyez sans crainte. Venez donc. Faut-il me lever?
+ai-je dit quelque chose qui vous ait blessé? votre visage n'est plus
+le même. Est-ce parce que j'ai gardé mon châle, quoique vous vouliez
+que je l'ôtasse? [C'est qu'il fait froid; je suis en toilette de
+bal. Regardez donc mes souliers de satin. Qu'est-ce que cette pauvre
+Henriette va penser?] Mais qu'avez-vous? vous ne répondez pas; vous
+êtes triste. Qu'ai-je donc pu vous dire? C'est par ma faute, je le
+vois.
+
+VALENTIN.
+
+Non, je vous le jure, vous vous trompez; c'est une pensée involontaire
+qui vient de me traverser l'esprit.
+
+CÉCILE.
+
+Vous me disiez «tu» tout à l'heure, et même, je crois, un peu
+légèrement. Quelle est donc cette mauvaise pensée qui vous a frappé
+tout à coup? Vous ai-je déplu? Je serais bien à plaindre! Il me
+semble pourtant que je n'ai rien dit de mal. Mais si vous aimez mieux
+marcher, je ne veux pas rester assise.
+
+_Elle se lève._
+
+Donnez-moi le bras, et promenons-nous. Savez-vous une chose? Ce matin,
+je vous avais fait monter dans votre chambre un bon bouillon que
+Henriette avait fait. Quand je vous ai rencontré, je vous l'ai
+dit; j'ai cru que vous ne vouliez pas le prendre et que cela vous
+déplaisait. J'ai repassé trois fois dans l'allée, m'avez-vous vue?
+Alors vous êtes monté; je suis allée me mettre devant le parterre, et
+je vous ai vu par votre croisée; vous teniez la tasse à deux mains, et
+vous avez bu tout d'un trait. Est-ce vrai? l'avez-vous trouvé bon?
+
+VALENTIN.
+
+Oui, chère enfant, le meilleur du monde, [bon comme ton coeur et
+comme toi.]
+
+CÉCILE.
+
+Ah! quand nous serons mari et femme, je vous soignerai mieux que cela.
+Mais, dites-moi, qu'est-ce que cela veut dire, de s'aller jeter dans
+un fossé? risquer de se tuer, et pour quoi faire? Vous saviez bien
+être reçu chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je le
+comprends; mais à quoi bon le reste? Est-ce que vous aimez les romans?
+
+VALENTIN.
+
+Quelquefois. Allons donc nous rasseoir.
+
+_Ils se rassoient._
+
+CÉCILE.
+
+Je vous avoue qu'ils ne me plaisent guère; ceux que j'ai lus ne
+signifient rien. Il me semble que ce ne sont que des mensonges, et que
+tout s'y invente à plaisir. On n'y parle que de séductions, de ruses,
+d'intrigues, de mille choses impossibles. Il n'y a que les sites qui
+m'en plaisent; j'en aime les paysages et non les tableaux. Tenez, par
+exemple, ce soir, quand j'ai reçu votre lettre et que j'ai vu qu'il
+s'agissait d'un rendez-vous dans le bois, c'est vrai que j'ai cédé à
+une envie d'y venir qui tient bien un peu du roman; mais c'est que j'y
+ai trouvé aussi un peu de réel à mon avantage. Si ma mère le sait, et
+elle le saura, vous comprenez qu'il faut qu'on nous marie. Que votre
+oncle soit brouillé ou non avec elle, il faudra bien se raccommoder.
+J'étais honteuse d'être enfermée, et, au fait, pourquoi l'ai-je été?
+L'abbé est venu, j'ai fait la morte; il m'a ouvert, et je me suis
+sauvée: voilà ma ruse; je vous la donne pour ce qu'elle vaut.
+
+VALENTIN, _à part_.
+
+Suis-je un renard pris à son piège, ou un fou qui revient à la raison?
+
+CÉCILE.
+
+Eh bien! vous ne me répondez pas. Est-ce que cette tristesse va durer
+toujours?
+
+VALENTIN.
+
+Vous me paraissez savante pour votre âge, et en même temps aussi
+étourdie que moi, qui le suis comme le premier coup de matines.
+
+CÉCILE.
+
+Pour étourdie, j'en dois convenir ici; mais, mon ami, c'est que je
+vous aime. Vous le dirai-je? je savais que vous m'aimiez, et ce n'est
+pas d'hier que je m'en doutais. Je ne vous ai vu que trois fois à ce
+bal; mais j'ai du coeur et je m'en souviens. Vous avez valsé avec
+mademoiselle de Gesvres, et, en passant contre la porte, son épingle
+à l'italienne a rencontré le panneau, et ses cheveux se sont déroulés
+sur elle. Vous en souvenez-vous maintenant? Ingrat! Le premier mot de
+votre lettre disait que vous vous en souveniez. Aussi comme le coeur
+m'a battu! Tenez! croyez-moi, c'est là ce qui prouve qu'on aime, et
+c'est pour cela que je suis ici.
+
+VALENTIN, _à part_.
+
+Ou j'ai sous le bras le plus rusé démon que l'enfer ait jamais vomi,
+ou la voix qui me parle est celle d'un ange, et elle m'ouvre le chemin
+des cieux.
+
+CÉCILE.
+
+Pour savante, c'est une autre affaire;[11] [mais je veux répondre,
+puisque vous ne dites rien. Voyons! savez-vous ce que c'est que cela?
+
+VALENTIN.
+
+Quoi? cette étoile à droite de cet arbre?
+
+CÉCILE.
+
+Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille comme une larme.
+
+VALENTIN.
+
+Vous avez lu madame de Staël?
+
+CÉCILE.
+
+Oui, ce mot de larme me plaît, je ne sais pourquoi, comme les étoiles.
+Un beau ciel pur me donne envie de pleurer.
+
+VALENTIN.
+
+Et à moi envie de t'aimer, de te le dire et de vivre pour toi. Cécile,
+sais-tu à qui tu parles, et quel est l'homme qui ose t'embrasser?
+
+CÉCILE.
+
+Dites-moi donc le nom de mon étoile. Vous n'en êtes pas quitte à si
+bon marché.
+
+VALENTIN.
+
+Eh bien! c'est Vénus, l'astre de l'amour, la plus belle perle de
+l'océan des nuits.
+
+CÉCILE.
+
+Non pas; c'en est une plus chaste et bien plus digne de respect; vous
+apprendrez à l'aimer un jour, quand vous vivrez dans les métairies
+et que vous aurez des pauvres à vous: admirez-la, et gardez-vous de
+sourire; c'est Cérès, déesse du pain.]
+
+VALENTIN.
+
+Tendre enfant! je devine ton coeur; tu fais la charité, n'est-ce
+pas?
+
+CÉCILE.
+
+C'est ma mère qui me l'a appris; il n'y a pas de meilleure femme au
+monde.
+
+VALENTIN.
+
+Vraiment? je ne l'aurais pas cru.
+
+CÉCILE.
+
+Ah! mon ami, ni vous ni bien d'autres, vous ne vous doutez de ce
+qu'elle vaut. Qui a vu ma mère un quart d'heure croit la juger sur
+quelques mots au hasard. Elle passe le jour à jouer aux cartes et
+le soir à faire du tapis; elle ne quitterait pas son piquet pour un
+prince; mais que Dupré vienne, et qu'il lui parle bas, vous la verrez
+se lever de table, si c'est un mendiant qui attend. [Que de fois nous
+sommes allées ensemble, en robe de soie, comme je suis là, courir les
+sentiers de la vallée, portant la soupe et le bouilli, des souliers,
+du linge, à de pauvres gens!] Que de fois j'ai vu, à l'église,
+les yeux des malheureux s'humecter de pleurs lorsque ma mère les
+regardait! Allez! elle a droit d'être fière, et je l'ai été d'elle
+quelquefois!
+
+[VALENTIN.
+
+Tu regardes toujours ta larme céleste; et moi aussi, mais dans tes
+yeux bleus.
+
+CÉCILE.
+
+Que le ciel est grand! que ce monde est heureux! que la nature est
+calme et bienfaisante!
+
+VALENTIN.
+
+Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je te parle
+astronomie? Dis-moi, dans cette poussière de mondes, y en a-t-il un
+qui ne sache sa route, qui n'ait reçu sa mission avec la vie, et qui
+ne doive mourir en l'accomplissant? Pourquoi ce ciel immense n'est-il
+pas immobile? Dis-moi, s'il y a jamais eu un moment où tout fut créé,
+en vertu de quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui
+ne s'arrêteront jamais?
+
+CÉCILE.
+
+Par l'éternelle pensée.
+
+VALENTIN.
+
+Par l'éternel amour. La main qui les suspend dans l'espace n'a écrit
+qu'un mot en lettres de feu. Ils vivent parce qu'ils se cherchent,
+et les soleils tomberaient en poussière si l'un d'entre eux cessait
+d'aimer.
+
+CÉCILE.
+
+Ah! toute la vie est là!
+
+VALENTIN.
+
+Oui, toute la vie,--depuis l'Océan qui se soulève sous les pâles
+baisers de Diane jusqu'au scarabée qui s'endort jaloux dans sa fleur
+chérie. Demande aux forêts, et aux pierres ce qu'elles diraient
+si elles pouvaient parler. Elles ont l'amour dans le coeur et ne
+peuvent l'exprimer. Je t'aime! voilà ce que je sais, ma chère; voilà
+ce que cette fleur te dira, elle qui choisit dans le sein de la terre
+les sucs qui doivent la nourrir; elle qui écarte et repousse les
+éléments impurs qui pourraient ternir sa fraîcheur! Elle sait qu'il
+faut qu'elle soit belle au jour, et qu'elle meure dans sa robe de noce
+devant le soleil qui l'a créée. J'en sais moins qu'elle en astronomie;
+donne-moi ta main, tu en sais plus en amour.
+
+CÉCILE
+
+J'espère, du moins, que ma robe de noce ne sera pas mortellement
+belle.] Il me semble qu'on rôde autour de nous.
+
+VALENTIN.
+
+Non, tout se tait. N'as-tu pas peur? Es-tu venue ici sans trembler?
+
+CÉCILE.
+
+Pourquoi? De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous, ou de la nuit?
+
+VALENTIN.
+
+Pourquoi pas de moi? qui te rassure? Je suis jeune, tu es belle, et
+nous sommes seuls.
+
+CÉCILE.
+
+Eh bien! quel mal y a-t-il à cela?
+
+VALENTIN.
+
+C'est vrai, il n'y a aucun mal; écoutez-moi, et laissez-moi me mettre
+à genoux.
+
+CÉCILE.
+
+Qu'avez-vous donc? vous frissonnez.
+
+VALENTIN.
+
+Je frissonne de crainte et de joie, car je vais t'ouvrir le fond de
+mon coeur. Je suis un fou de la plus méchante espèce, quoique, dans
+ce que je vais t'avouer, il n'y ait qu'à hausser les épaules. [Je n'ai
+fait que jouer, boire et fumer depuis que j'ai mes dents de sagesse.]
+Tu m'as dit que les romans te choquent; j'en ai beaucoup lu, et des
+plus mauvais. Il y en a un qu'on nomme Clarisse Harlowe; je te le
+donnerai à lire quand tu seras ma femme. Le héros aime une belle fille
+comme toi, ma chère, et il veut l'épouser; mais auparavant il veut
+l'éprouver. Il l'enlève et l'emmène à Londres; après quoi, comme elle
+résiste, Bedfort arrive,... c'est-à-dire Tomlinson, un capitaine,...
+je veux dire Morden,... non, je me trompe... Enfin, pour abréger,...
+Lovelace est un sot, et moi aussi, d'avoir voulu suivre son exemple...
+Dieu soit loué! tu ne m'as pas compris;... je t'aime, je t'épouse: il
+n'y a de vrai au monde que de déraisonner d'amour.
+
+_Entrent Van Buck, la baronne, l'abbé et plusieurs domestiques qui les
+éclairent._
+
+LA BARONNE.
+
+Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Il est trop jeune pour
+une noirceur pareille.
+
+VAN BUCK.
+
+Hélas! madame, c'est la vérité.
+
+LA BARONNE.
+
+Séduire ma fille! tromper un enfant! déshonorer une famille entière!
+Chanson! Je vous dis que c'est une sornette; on ne fait plus de ces
+choses-là. Tenez! les voilà qui s'embrassent. Bonsoir, mon gendre; où
+diable vous fourrez-vous?
+
+L'ABBÉ.
+
+Il est fâcheux que nos recherches soient couronnées d'un si tardif
+succès; toute la compagnie va être partie.
+
+VAN BUCK[12].
+
+Ah çà! mon neveu, j'espère bien qu'avec votre sotte gageure...
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle, il ne faut jurer de rien, et encore moins défier personne.
+
+FIN DE IL NE FAUT JURER DE RIEN.
+
+
+
+
+ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION
+
+
+1.--PAGE 341.
+
+_Me prends-tu pour un oncle du Gymnase?_
+
+VALENTIN.
+
+Moi, grand Dieu! le ciel m'en préserve! Je vous tiens pour un oncle
+véritable, et, de plus, pour le meilleur des oncles. Croyez-moi, venez
+aux Champs-Élysées. Après un bon repas et une petite querelle, un tour
+de promenade au soleil fait grand bien. Venez, je vous conterai mes
+projets, je vous dirai toute ma pensée. Pendant que vous me gronderez,
+je plaiderai ma thèse; pendant que je parlerai, vous ferez de la
+morale, et c'est bien le diable s'il ne passe pas un beau cheval ou
+une jolie femme qui nous distraira tous les deux. Nous causerons sans
+nous écouter; c'est le meilleur moyen de s'entendre. Allons! venez.
+
+FIN DE L'ACTE PREMIER.
+
+2.--PAGE 347.
+
+_Donnez-moi le bras._ Restez, Cécile, attendez-nous.
+
+CÉCILE, _seule_.
+
+Un mort, grand Dieu! quel événement horrible! je voudrais voir, et je
+n'ose regarder.--Ah! ciel! c'est ce jeune homme que j'ai vu l'hiver
+passé au bal.--C'est le neveu de M. Van Buck. Serait-ce de lui que ma
+mère vient de me parler? Mais il n'est pas mort du tout.--Le voilà
+qui parle à maman, et qui vient par ici.--C'est bien étrange. Je ne me
+trompe pas; je le reconnais bien. Quel motif peut-il donc avoir pour
+ne pas vouloir qu'on le reconnaisse? Oh! je le saurai.
+
+CÉCILE, LA BARONNE.
+
+LA BARONNE.
+
+Venez, Cécile, il est inutile que vous restiez ici.
+
+CÉCILE.
+
+Est-il blessé, maman?
+
+LA BARONNE.
+
+Qu'est-ce que cela vous fait? Venez, venez, mademoiselle.
+
+_Elles sortent._
+
+3.--PAGE 348.
+
+_C'est même probable_; mais pour réel, c'est une autre affaire.
+
+_Il dégage son bras._
+
+VAN BUCK.
+
+Comment! encore une mauvaise plaisanterie!
+
+VALENTIN.
+
+_Il fallait bien trouver_, etc.
+
+
+4.--PAGE 353.
+
+_Voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas._ Entrez dans ce
+cabinet, etc.
+
+
+5.--PAGE 359.
+
+VALENTIN.
+
+_Vous devriez_ faire ce quatrième.
+
+VAN BUCK.
+
+_Certainement, je le devrais_, etc.
+
+
+6.--PAGE 365.
+
+... _Refuser de faire un quatrième!_ Des affaires! Est-ce que je
+n'en ai pas, moi? Et ce bal de ce soir! je n'ai pas la force de m'en
+occuper.--Ah! voilà ma migraine qui me prend.
+
+L'ABBÉ.
+
+_Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos
+projets?_
+
+(Suit la scène II de l'acte III entre la baronne et l'abbé, jusqu'à
+ces mots: «_Je vous demande si on va boire ça!_» _Tenez! ne parlons
+plus de ces choses là. C'est à vous de prendre_, etc.)
+
+
+7.--PAGE 372.
+
+_Je ne vous reverrai de ma vie._
+
+_A Cécile._
+
+Quant à vous, mademoiselle, entrez ici.
+
+CÉCILE.
+
+Mais, maman...
+
+LA BARONNE.
+
+Allons! mademoiselle, ne raisonnez pas.
+
+_Elle la fait entrer dans la chambre voisine._
+
+LA BARONNE, VAN BUCK, L'ABBÉ.
+
+L'ABBÉ.
+
+Madame la baronne, je viens vous dire...
+
+LA BARONNE, _mettant la clef sous un coussin du canapé_.
+
+_Dieu soit loué! ma fille est enfermée!_
+
+L'ABBÉ.
+
+Enfermée, madame? que se passe-t-il?
+
+_A Van Buck._
+
+Qu'avez-vous, monsieur?
+
+VAN BUCK.
+
+Ce que j'ai, monsieur? J'ai que j'en ai assez.
+
+LA BARONNE.
+
+Et moi aussi.
+
+VAN BUCK.
+
+J'ai que je sors de cette maison, qu'on ne m'y reverra de ma vie, et
+que je n'ai qu'un regret, c'est d'y avoir jamais mis les pieds.
+
+LA BARONNE.
+
+Et moi de vous y avoir reçu.
+
+_Ils sortent._
+
+L'ABBÉ, _seul_.
+
+Qu'est-ce que cela signifie?
+
+_Cécile frappe à la porte._
+
+CÉCILE, _dans la chambre voisine_.
+
+_Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?_
+
+(Suit la dernière partie de la scène II de l'acte III.)
+
+FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.
+
+
+8.--PAGE 374.
+
+_Un bois.--Une petite maison à droite._
+
+VAN BUCK.
+
+Encore une lettre? c'est trop fort.
+
+VALENTIN.
+
+Oui, une autre, et dix s'il le faut. Puisque cette maudite baronne a
+éventé mon rendez-vous, il faut bien en donner un autre, et j'attends
+ici la réponse. _Holà! hé!_
+
+UN GARÇON D'AUBERGE.
+
+Est-ce que ces messieurs nous feront l'honneur de dîner ici?
+
+VALENTIN.
+
+Non; donnez-nous tout bonnement du champagne, si vous en avez.
+
+VAN BUCK.
+
+_Ils auront un vin détestable, un vinaigre affreux._
+
+LE GARÇON.
+
+_Pardonnez-moi, nous avons ici tout ce que vous pouvez désirer._
+
+VAN BUCK.
+
+_En vérité! dans un trou pareil! c'est impossible; vous nous en
+imposez._
+
+LE GARÇON.
+
+C'est ici le rendez-vous de chasse, monsieur, et nous ne manquons de
+rien.
+
+VALENTIN.
+
+Allons! mon oncle, un peu de fermeté.
+
+VAN BUCK.
+
+_Sois-en certain, je ne le quitterai pas! j'en jure!_ etc.
+
+(Suit la scène I de l'acte III, jusqu'à ces mots: «_Ma bien-aimée
+m'appartiendra_.»)
+
+VAN BUCK, VALENTIN, UN VALET DE FERME.
+
+LE VALET, _accourant_.
+
+Monsieur, voici votre réponse.
+
+VALENTIN.
+
+Tu as été preste, l'ami.
+
+LE VALET.
+
+Monsieur, j'ai trouvé justement la femme de chambre à la grille du
+château; elle est partie avec mon billet, et presque à l'instant même
+elle m'a rapporté celui-ci.
+
+VALENTIN.
+
+Tiens, voilà un louis pour ta peine.
+
+_Le valet sort._
+
+VAN BUCK.
+
+Il y a, pardieu! bien de quoi faire le généreux, pour un billet où
+l'on t'envoie promener.
+
+VALENTIN.
+
+Ce billet-là?
+
+VAN BUCK.
+
+C'est indubitable. Mademoiselle de Mantes te donne ton congé pour
+la seconde fois. Ouvre un peu ce papier; je sais d'avance ce qu'il
+renferme.
+
+VALENTIN.
+
+Et moi aussi, je crois le savoir.
+
+VAN BUCK.
+
+Écervelé! tu te plains d'un outrage, et tu t'en attires un second.
+
+VALENTIN.
+
+Un outrage là dedans! Que vous êtes jeune, mon bon oncle! Regardez
+donc comme ce petit billet est gentil, et quoiqu'on l'ait écrit si
+vite, comme il a encore trouvé le moyen d'être coquet!--Regardez
+surtout comme il est plié!--Voyez-vous ces trois petites pointes avec
+un cachet de bague au milieu? c'est ce qu'on appelle un petit chapeau.
+On n'écrit ainsi ni à un notaire, ni aux grands parents, ni à son
+curé, pas même à ses bonnes amies. Un outrage! Croyez-moi, mon oncle,
+jamais lettre en colère ne fut pliée ainsi.
+
+VAN BUCK.
+
+Ouvre donc ton chapeau, puisque chapeau il y a, et voyons ce qui en
+est.
+
+VALENTIN.
+
+Il ne renferme qu'un seul mot.
+
+VAN BUCK.
+
+Un seul mot?
+
+VALENTIN.
+
+Un seul.
+
+VAN BUCK.
+
+Peste! voilà une petite fille bien laconique.--Et quel est ce mot,
+s'il vous plaît?
+
+VALENTIN.
+
+Ce mot est: «Oui.»
+
+VAN BUCK.
+
+Oui?
+
+VALENTIN.
+
+Voyez vous-même.
+
+VAN BUCK.
+
+Est-il possible?
+
+VALENTIN.
+
+Dame! à ce qu'il paraît. Allons! videz donc votre verre, et ne vous
+étonnez pas si fort.
+
+VAN BUCK.
+
+C'est inconcevable! Et c'est un rendez-vous que tu lui demandais?
+
+VALENTIN.
+
+Vous le savez bien. Buvez donc. Quand vous retournerez ce billet cent
+fois, vous n'en tirerez pas deux paroles.
+
+VAN BUCK.
+
+Une telle demande faite à la bonne venue! Un seul mot de réponse, et
+ce seul mot est «oui!»--En vérité, ce «oui» trouble toutes mes idées;
+je n'ai jamais rien vu de pareil à ce «oui». Ma foi! je te prenais
+pour un fou, et tout ce qu'il y a de bienséances au monde se révoltait
+en moi en voyant ton audace; mais j'avoue que ce «oui» me bouleverse;
+ce «oui» m'assomme, ce «oui» est plus qu'étrange, il est exorbitant,
+et si je n'étais pas ton oncle, je croirais presque que tu as raison.
+
+_La nuit commence._
+
+VALENTIN.
+
+Cela ne prouverait pas que vous eussiez tort. Eh! garçon, une autre
+bouteille. Dans ce bas monde, chacun fait à sa guise. Qu'est-ce qu'un
+oui ou un non de plus ou de moins? Tenez! mon oncle, réconciliation:
+au lieu de sévérité, indulgence; au lieu de colère, amourette; au lieu
+de nous quereller, trinquons.--Ce «oui» qui vous offusque tant, _n'est
+pas si niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et même
+quelque chose de mieux; il y a du coeur_ dans ce seul mot, _je ne
+sais quoi_ de tendre _et de hardi_, etc.
+
+(Suit la scène III jusqu'à ces mots; «_Moitié chair et moitié
+coton_.»)
+
+VALENTIN.
+
+Allons! mon oncle, à vos anciennes amours!
+
+VAN BUCK.
+
+Sais-tu que, pour une auberge de hasard, ce petit vin-là n'est pas
+mauvais? J'avais besoin de cette halte. Je me sens tout ragaillardi.
+
+VALENTIN.
+
+Écoutez-moi: voici le traité de paix que je vous propose.
+Permettez-moi d'abord mon rendez-vous.
+
+VAN BUCK.
+
+Mais, mon ami, j'espère bien...
+
+VALENTIN.
+
+_Je vous jure de n'entreprendre_ rien que vous ne fissiez à ma place.
+N'est-ce pas tout vous dire? _Voyez, mon oncle, comme je vous cède_,
+_et comme_, en tout, _je fais vos volontés_. En somme, le verre _porte
+conseil, et je sens bien que la colère est quelquefois mauvaise amie_,
+etc.
+
+(Suit le couplet de Valentin finissant par: «Je lui pardonne en
+l'oubliant.»)
+
+VAN BUCK.
+
+Par Dieu! garçon, je le veux bien. Au fait, épouse-t-on des petites
+filles qui vous envoient des «oui» comme celui-là? Et puisque tu me
+promets de te conduire en galant homme, va ton train, et vogue la
+galère! _et n'aie pas de crainte que tu manques de femme_ pour ce sot
+mariage avorté. Je m'en charge, moi, j'en fais mon affaire. _Il ne
+sera pas dit qu'une vieille folle fasse tort à d'honnêtes gens, qui
+ont amassé un bien considérable, et qui ne sont pas mal tournés._ Avec
+soixante bonnes mille livres de rente...
+
+VALENTIN.
+
+Cinquante, mon oncle.
+
+VAN BUCK.
+
+Soixante, morbleu! avec cela, on n'a jamais manqué ni de femmes, ni
+de vin[I]. _Il fait beau clair de lune, ce soir; cela me rappelle mon
+jeune temps._
+
+[Note I: On se souvient que dans la scène I de l'acte I, Van Buck,
+alors à jeun, s'est défendu d'avoir plus de cinquante milles livres
+de rente. A présent, sous l'influence du vin de Champagne, il se vante
+d'en avoir soixante mille. Avec deux ou trois mots comiques de cette
+valeur, la version du théâtre serait devenue supérieure à la première
+version.]
+
+VALENTIN.
+
+_Il me semble que je vois des lueurs_, etc.
+
+(Suit la scène III)
+
+_Séparons-nous pour plus de sûreté._ Si vous m'en croyez, à présent,
+vous rentrerez dans cette auberge; vous vous ferez faire un bon feu,
+et vous fumerez votre bon tabac flamand, en vous rôtissant les
+jambes devant un bon fagot flambant. Cela vous ragaillardira encore
+davantage. _Dans une demi-heure_, je suis à vous.
+
+VAN BUCK.
+
+_C'est dit. Bonne chance_, etc.
+
+(Suit la fin de la scène III.)
+
+
+9.--PAGE 391.
+
+_Pourquoi donc se cachait-il ce matin dans la_ bibliothèque?
+
+
+10.--PAGE 392.
+
+_Votre oncle était derrière_ la porte.
+
+
+11.--PAGE 399.
+
+_Pour savante, c'est une autre affaire._ J'ai eu des maîtres de toutes
+sortes; mais le peu que j'ai retenu, le meilleur, me vient de ma mère.
+
+VALENTIN.
+
+De ta mère? Je ne m'en doutais guère.
+
+CÉCILE.
+
+Vous ne la connaissez pas, Valentin. Vous apprendrez à l'aimer un
+jour, quand vous vivrez comme nous dans les métairies, et quand vous
+aurez des pauvres à vous. Et gardez-vous de sourire, quand vous parlez
+d'elle! vous bénirez et vous suivrez ses pas.
+
+VALENTIN.
+
+_Tendre enfant! je devine ton coeur_, etc.
+
+
+12.--PAGE 405.
+
+VALENTIN.
+
+Mon oncle, il ne faut défier personne.
+
+VAN BUCK.
+
+Mon neveu, _il ne faut jurer de rien_.
+
+FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.
+
+
+Le 22 juin 1848, au milieu des préparatifs de la guerre civile qui
+devait éclater le lendemain, on représentait pour la première fois:
+_Il ne faut jurer de rien_, au Théâtre-Français, devant le public
+qui avait applaudi le _Caprice_. Une jeune et charmante actrice,
+Mademoiselle Amédine Luther, y débutait dans le rôle de Cécile.
+Malgré les tristes préoccupations des spectateurs et les déplorables
+circonstances où l'on se trouvait, la pièce fit un plaisir extrême.
+Mademoiselle Mante s'y montra comédienne incomparable dans le rôle de
+la baronne. On a repris plusieurs fois cette comédie, toujours avec un
+grand succès, et récemment encore pour les débuts de madame Victoria
+Lafontaine.
+
+
+FIN DU TOME IV.
+
+
+
+
+TABLE DU TOME QUATRIÈME
+
+
+ LORENZACCIO 1
+
+ Traduction du livre XV des _Chroniques florentines_ 214
+
+ LE CHANDELIER 223
+
+ Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la
+ représentation 314
+ IL NE FAUT JURER DE RIEN 321
+
+ Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la
+ représentation 406
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES ***
+
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+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+redistribution.
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4
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+Author: Alfred De Musset
+
+Release Date: August 25, 2007 [EBook #22394]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES ***
+
+
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+
+Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
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+</pre>
+
+
+
+
+
+<h3>&OElig;UVRES COMPLÈTES</h3>
+
+<h4>DE</h4>
+
+<h1>ALFRED DE MUSSET</h1>
+
+<h3>ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES</h3>
+<h4>D'APRÈS LES DESSINS DE BIDA</h4>
+<h4>D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG; D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE</h4>
+<h4>ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE</h4>
+
+<h3>TOME QUATRIÈME</h3>
+
+<h2>COMÉDIES</h2>
+
+<h1>II</h1>
+
+
+<h4>PARIS</h4>
+<h3>EDITION CHARPENTIER</h3>
+<h4>L. HÉBERT, LIBRAIRE</h4>
+<h4>7, RUE PERRONET, 7</h4>
+
+<h4>1888</h4>
+
+<hr class="empty" />
+
+<a id="lorenzaccio"></a>
+<h2>LORENZACCIO</h2>
+
+<h3>DRAME EN CINQ ACTES</h3>
+
+<h4>1834</h4>
+
+<p>PERSONNAGES.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>ALEXANDRE DE MÉDICIS, duc de Florence.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LORENZO DE MÉDICIS (LORENZACCIO),</p>
+<p>COME DE MÉDICIS, ses cousins</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LE CARDINAL CIBO.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LE MARQUIS DE CIBO, son frère.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>SIRE MAURICE, chancelier des Huit.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>JULIEN SALVIATI.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>PHILIPPE STROZZI.</p>
+<p>PIERRE STROZZI,</p>
+<p>THOMAS STROZZI,</p>
+<p>LÉON STROZZI, prieur de Capoue, ses fils.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>ROBERTO CORSINI, provéditeur de la forteresse.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>PALLA RUCCELLAI,</p>
+<p>ALAMANNO SALVIATI,</p>
+<p>FRANÇOIS PAZZI, seigneurs républicains.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>VENTURI, bourgeois.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>TEBALDEO, peintre.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>SCORONCONCOLO, spadassin.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LES HUIT.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>GIOMO LE HONGROIS, écuyer du duc.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>MAFFIO, bourgeois.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>MARIE SODERINI, mère de Lorenzo.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>CATHERINE GINORI, sa tante.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LA MARQUISE DE CIBO.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LOUISE STROZZI.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p><span class="sc">Deux Dames de la cour et un Officier allemand</span>.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p><span class="sc">Un Orfèvre, un Marchand, deux Précepteurs et deux Enfants,<br />
+Pages, Soldats, Moines, Courtisans, Bannis, Écoliers,<br />
+Domestiques, Bourgeois, etc., etc.</span></p>
+ </div> </div>
+
+<p><i>La scène est à Florence.</i></p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/006.png" alt="Le Duc: C'est toi, Renzo?--Lorenzo: Seigneur, n'en doutez pas"
+title="Lorenzaccio.--Le Duc: C'est toi, Renzo?--Lorenzo: Seigneur, n'en doutez pas." />
+</div>
+
+
+
+
+<h2>ACTE PREMIER</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Un jardin.&mdash;Clair de lune.&mdash;Un pavillon dans le fond, un autre
+sur le devant.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE DUC <span class="sc">et</span> LORENZO, <i>couverts de leurs manteaux</i>;
+GIOMO, <i>une lanterne à la main.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure, et
+je m'en vais. Il fait un froid de tous les diables.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Patience, Altesse, patience.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Elle devait sortir de chez sa mère à minuit; il est
+minuit, et elle ne vient pourtant pas.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que
+la vieille mère est une honnête femme.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Entrailles du pape! avec tout cela je suis volé d'un
+millier de ducats.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Nous n'avons avancé que moitié. Je réponds de la
+petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe
+pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la
+débauche à la mamelle? Voir dans un enfant de quinze
+ans la rouée à venir; étudier, ensemencer, infiltrer
+paternellement le filon mystérieux du vice dans un
+conseil d'ami, dans une caresse au menton;&mdash;tout
+dire et ne rien dire, selon le caractère des parents;&mdash;habituer
+doucement l'imagination qui se développe
+à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui
+l'effraye, à mépriser ce qui la protège! Cela va plus
+vite qu'on ne pense; le vrai mérite est de frapper
+juste. Et quel trésor que celle-ci! tout ce qui peut
+faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse! Tant
+de pudeur! Une jeune chatte qui veut bien des confitures,
+mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette
+comme une Flamande! La médiocrité bourgeoise en
+personne. D'ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur
+peu de fortune n'a pas permis une éducation solide;
+point de fond dans les principes, rien qu'un léger vernis;
+mais quel flot violent d'un fleuve magnifique sous
+cette couche de glace fragile qui craque à chaque pas!
+Jamais arbuste en fleur n'a promis de fruits plus rares,
+jamais je n'ai humé dans une atmosphère enfantine
+plus exquise odeur de courtisanerie.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Sacrebleu! je ne vois pas le signal. Il faut pourtant
+que j'aille au bal chez Nasi: c'est aujourd'hui qu'il
+marie sa fille.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Allons au pavillon, monseigneur; puisqu'il ne s'agit
+que d'emporter une fille qui est à moitié payée, nous
+pouvons bien taper aux carreaux.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Viens par ici; le Hongrois a raison.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils s'éloignent.&mdash;Entre Maffio.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>Il me semblait dans mon rêve voir ma s&oelig;ur traverser
+notre jardin, tenant une lanterne sourde, et
+couverte de pierreries. Je me suis éveillé en sursaut.
+Dieu sait que ce n'est qu'une illusion, mais une illusion
+trop forte pour que le sommeil ne s'enfuie pas
+devant elle. Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où
+couche la petite sont fermées comme de coutume;
+j'aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les
+feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles
+terreurs se dissipent; les battements précipités de mon
+c&oelig;ur font place à une douce tranquillité. Insensé! mes
+yeux se remplissent de larmes, comme si ma pauvre
+s&oelig;ur avait couru un véritable danger.&mdash;Qu'entends-je?
+Qui remue là entre les branches?</p>
+
+<p class="did"><i>La s&oelig;ur de Maffio passe dans l'éloignement.</i></p>
+
+<p>Suis-je éveillé? c'est le fantôme de ma s&oelig;ur. Il tient
+une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle, sur
+sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle! Gabrielle!
+où vas-tu?</p>
+
+<p class="did"><i>Rentrent Giomo et le duc.</i></p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme.&mdash;Lorenzo
+conduira votre belle au palais par
+la petite porte; et quant à nous, qu'avons-nous à
+craindre?</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>Qui êtes-vous? Holà! arrêtez!</p>
+
+<p class="did"><i>Il tire son épée.</i></p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Honnête rustre, nous sommes tes amis.</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>Où est ma s&oelig;ur? que cherchez-vous ici?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Ta s&oelig;ur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille
+de ton jardin.</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es!</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO <i>saute sur lui et le désarme</i>.</p>
+
+<p>Halte-là! maître sot, pas si vite!</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>O honte! ô excès de misère! S'il y a des lois à Florence,
+si quelque justice vit encore sur la terre, par ce
+qu'il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai
+aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Aux pieds du duc?</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce
+égorgent impunément les familles. Mais que je meure,
+entendez-vous, je ne mourrai pas silencieux comme
+tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une
+forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de
+filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah! massacre!
+ah! fer et sang! j'obtiendrai justice de vous!</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO, <i>l'épée à la main</i>.</p>
+
+<p>Faut-il frapper, Altesse?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Allons donc! frapper ce pauvre homme! Va te recoucher,
+mon ami: nous t'enverrons demain quelques
+ducats.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>C'est Alexandre de Médicis!</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa
+visite si tu tiens à tes oreilles.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une rue.&mdash;Le point du jour.&mdash;Plusieurs masques sortent d'une maison
+illuminée.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN MARCHAND DE SOIERIES <span class="sc">et</span> UN ORFÈVRE
+<i>ouvrent leur boutique</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE MARCHAND DE SOIERIES.</p>
+
+<p>Hé! hé! père Mondella, voilà bien du vent pour mes
+étoffes.</p>
+
+<p class="did"><i>Il étale ses pièces de soie.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE, <i>bâillant</i>.</p>
+
+<p>C'est à se casser la tête. Au diable leur noce! je n'ai
+pas fermé l'&oelig;il de la nuit.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Ni ma femme non plus, voisin; la chère âme s'est
+tournée et retournée comme une anguille. Ah! dame!
+quand on est jeune, en ne s'endort pas au bruit des
+violons.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Jeune! jeune! cela vous plaît à dire. On n'est pas
+jeune avec une barbe comme celle-là; et cependant.
+Dieu sait si leur damnée de musique me donne envie
+de danser!</p>
+
+<p class="did"><i>Deux écoliers passent.</i></p>
+
+<p class="speaker">PREMIER ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Rien n'est plus amusant. On se glisse contre la
+porte au milieu des soldats, et on les voit descendre
+avec leurs habits de toutes les couleurs. Tiens! voilà la
+maison des Nasi.</p>
+
+<p class="did"><i>Il souffle dans ses doigts.</i></p>
+
+<p>Mon portefeuille me glace les mains.</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Et on nous laissera approcher?</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER ÉCOLIER.</p>
+
+<p>En vertu de quoi est-ce qu'on nous en empêcherait?
+Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce
+monde autour de la porte; en voilà des chevaux, des
+pages et des livrées! Tout cela va et vient, il n'y a qu'à
+s'y connaître un peu; je suis capable de nommer toutes
+les personnes d'importance; on observe bien tous les
+costumes, et le soir on dit à l'atelier: J'ai une terrible
+envie de dormir, j'ai passé la nuit au bal chez le
+prince Aldobrandini, chez le comte Salviati; le prince
+était habillé de telle ou telle façon, la princesse de
+telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape
+par derrière.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils se placent contre la porte de la maison.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Entendez-vous les petits badauds? Je voudrais qu'un
+de mes apprentis fît un pareil métier!</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Bon, bon! père Mondella, où le plaisir ne coûte rien,
+la jeunesse n'a rien à perdre. Tous ces grands yeux
+étonnés de ces petits polissons me réjouissent le c&oelig;ur.&mdash;Voilà
+comme j'étais, humant l'air et cherchant les
+nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle gaillarde,
+et que le Martelli est un heureux garçon. C'est une famille
+bien florentine, celle-là! Quelle tournure ont tous
+ces grands seigneurs! J'avoue que ces fêtes-là me font
+plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec
+un coin de ses rideaux retroussé; on regarde de temps
+en temps les lumières qui vont et viennent dans le
+palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer,
+et on se dit: Hé! hé! ce sont mes étoffes qui dansent,
+mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de
+tous ces braves et loyaux seigneurs.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce
+sont celles-là qu'on arrose de vin et qu'on frotte sur
+les murailles avec le moins de regret. Que les grands
+seigneurs s'amusent, c'est tout simple,&mdash;ils sont nés
+pour cela; mais il y a des amusements de plusieurs
+sortes, entendez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume
+et tant d'autres. Qu'entendez-vous vous-même, père
+Mondella?</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Cela suffit;&mdash;je me comprends.&mdash;C'est-à-dire que
+les murailles de tous ces palais-là n'ont jamais mieux
+prouvé leur solidité. Il leur fallait moins de force pour
+défendre les aïeux de l'eau du ciel, qu'il ne leur en faut
+pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella.
+Entrez donc dans ma boutique que je vous montre une
+pièce de velours.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin; un bon
+verre de vin vieux a une bonne mine au bout d'un bras
+qui a sué pour le gagner; on le soulève gaiement d'un
+petit coup, et il s'en va donner du courage au c&oelig;ur de
+l'honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce
+sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux
+de la cour. A qui fait-on plaisir en s'abrutissant
+jusqu'à la bête féroce? A personne, pas même à soi,
+et à Dieu encore moins.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Le carnaval a été rude, il faut l'avouer; et leur
+maudit ballon m'a gâté de la marchandise pour une
+cinquantaine de florins<a name="FNanchor_A" id="FNanchor_A"></a>
+<a href="#Footnote_A"><sup>A</sup></a>. Dieu merci! les Strozzi l'ont
+payé.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_A" id="Footnote_A"></a>
+<a href="#FNanchor_A">Note A</a>
+: C'était l'usage au carnaval de traîner dans les rues un énorme
+ballon qui renversait les passants et les devantures des boutiques.
+Pierre Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (<i>Note de l'auteur.</i>)]</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Les Strozzi! Que le ciel confonde ceux qui ont osé
+porter la main sur leur neveu! Le plus brave homme
+de Florence, c'est Philippe Strozzi.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Cela n'empêche pas Pierre Strozzi d'avoir traîné son
+maudit ballon sur ma boutique, et de m'avoir fait trois
+grandes taches dans une aune de velours brodé. A propos,
+père Mondella, nous verrons-nous à Montolivet?</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Ce n'est pas mon métier de suivre les foires; j'irai
+cependant à Montolivet par piété. C'est un saint pèlerinage,
+voisin, et qui remet tous les péchés.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait
+gagner les marchands plus que tous les autres jours
+de l'année. C'est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant
+de la messe, manier, examiner toutes les étoffes.
+Que Dieu conserve Son Altesse! La cour est une belle
+chose.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>La cour! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous.
+Florence était encore (il n'y a pas longtemps de cela)
+une bonne maison bien bâtie; tous ces grands palais,
+qui sont les logements de nos grandes familles, en
+étaient les colonnes. Il n'y en avait pas une, de toutes
+ces colonnes, qui dépassât les autres d'un pouce; elles
+soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée,
+et nous nous promenions là-dessous sans crainte
+d'une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde
+deux architectes malavisés qui ont gâté l'affaire; je vous
+le dis en confidence, c'est le pape et l'empereur Charles.
+L'empereur a commencé par entrer par une assez bonne
+brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé
+à propos de prendre une des colonnes dont je vous
+parle, à savoir celle de la famille des Médicis, et d'en
+faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un
+champignon de malheur dans l'espace d'une nuit. Et
+puis, savez-vous, voisin? comme l'édifice branlait au
+vent, attendu qu'il avait la tête trop lourde et une
+jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher
+par un gros pâté informe fait de boue et de crachat,
+et on a appelé cela la citadelle: les Allemands
+se sont installés dans ce maudit trou comme des rats
+dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en
+jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont
+l'&oelig;il sur nous autres. Les familles florentines ont
+beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire,
+les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison;
+ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse
+dévore un estomac malade; c'est en vertu des hallebardes
+qui se promènent sur la plate-forme, qu'un
+bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel
+avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue,
+couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles,
+casse nos vitres; et encore le paye-t-on pour cela.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Peste! peste! comme vous y allez! vous avez l'air de
+savoir tout cela par c&oelig;ur; il ne ferait pas bon dire cela
+dans toutes les oreilles, voisin Mondella.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Et quand on me bannirait comme tant d'autres! On
+vit à Rome aussi bien qu'ici. Que le diable emporte la
+noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font!</p>
+
+<p class="did"><i>Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.&mdash;Passe un bourgeois,
+avec sa femme.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA FEMME.</p>
+
+<p>Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C'est
+un bonheur pour Nicolo Nasi d'avoir un gendre comme
+celui-là. Tiens! le bal dure encore.&mdash;Regarde donc
+toutes ces lumières.</p>
+
+<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Et nous, notre fille, quand la marierons-nous?</p>
+
+<p class="speaker">LA FEMME.</p>
+
+<p>Comme tout est illuminé! Danser encore à l'heure
+qu'il est, c'est là une jolie fête!&mdash;On dit que le duc y
+est.</p>
+
+<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un
+moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une
+belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte
+d'une noce! Que le bon Dieu protège la ville! Il en sort
+tous les jours de nouveaux, de ces chiens d'Allemands,
+de leur damnée forteresse.</p>
+
+<p class="speaker">LA FEMME.</p>
+
+<p>Regarde donc le joli masque. Ah! la belle robe!
+Hélas! tout cela coûte très cher, et nous sommes bien
+pauvres à la maison.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN SOLDAT, <i>au marchand</i>.</p>
+
+<p>Gare, canaille! laisse passer les chevaux.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Canaille toi-même, Allemand du diable!</p>
+
+<p class="did"><i>Le soldat le frappe de sa pique.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND, <i>se retirant</i>.</p>
+
+<p>Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là
+maltraitent les citoyens.</p>
+
+<p class="did"><i>Il rentre chez lui.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ÉCOLIER, <i>à son camarade.</i></p>
+
+<p>Vois-tu celui-là qui ôte son masque? C'est Palla
+Ruccellai. Un fier luron! Ce petit-là, à côté de lui,
+c'est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.</p>
+
+<p class="speaker">UN PAGE, <i>criant.</i></p>
+
+<p>Le cheval de son Altesse!</p>
+
+<p class="speaker">LE SECOND ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Crois-tu pas qu'il va te manger?</p>
+
+<p class="did"><i>La foule s'augmente à la porte.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Celui-là, c'est Nicolini; celui-là, c'est le provéditeur.</p>
+
+<p class="did"><i>Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de
+même, tous deux masqués.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>montant à cheval</i>.</p>
+
+<p>Viens-tu, Julien?</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Non, Altesse, pas encore.</p>
+
+<p class="did"><i>Il lui parle à l'oreille.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Bien, bien, ferme!</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Elle est belle comme un démon.&mdash;Laissez-moi
+faire; si je peux me débarrasser de ma femme...</p>
+
+<p class="did"><i>Il rentre dans le bal.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tu es gris, Salviati; le diable m'emporte! tu vas de
+travers.</p>
+
+<p class="did"><i>Il part avec sa suite.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Maintenant que voilà le duc parti, il n'y en a pas
+pour longtemps.</p>
+
+<p class="did"><i>Les masques sortent de tous côtés.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE SECOND ÉCOLIER.</p>
+
+<p>Rose, vert, bleu, j'en ai plein les yeux; la tête me
+tourne.</p>
+
+<p class="speaker">UN BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Il paraît que le souper a duré longtemps: en voilà
+deux qui ne peuvent plus se tenir.</p>
+
+<p class="did"><i>Le provéditeur monte à cheval; une bouteille cassée lui tombe sur
+l'épaule.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR.</p>
+
+<p>Eh! ventrebleu! quel est l'assommeur, ici?</p>
+
+<p class="speaker">UN MASQUE.</p>
+
+<p>Eh! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini? Tenez!
+regardez à la fenêtre; c'est Lorenzo avec sa robe de
+nonne.</p>
+
+<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR.</p>
+
+<p>Lorenzaccio, le diable soit de toi! tu as blessé mon
+cheval.</p>
+
+<p class="did"><i>La fenêtre se ferme.</i></p>
+
+<p>Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses!
+un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui
+passe le temps à des espiègleries d'écolier en vacances.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.&mdash;Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de
+Julien Salviati; il lui tient l'étrier. Elle monte à cheval; un écuyer
+et une gouvernante la suivent.</i></p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>La jolie jambe, chère fille! Tu es un rayon de soleil,
+et tu as brûlé la moelle de mes os.</p>
+
+<p class="speaker">LOUISE.</p>
+
+<p>Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Quels yeux tu as, mon cher c&oelig;ur! quelle belle
+épaule à essuyer, tout humide et si fraîche! Que faut-il
+te donner pour être ta camériste cette nuit? Le joli pied
+à déchausser!</p>
+
+<p class="speaker">LOUISE.</p>
+
+<p>Lâche mon pied, Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Non, par le corps de Bacchus! jusqu'à ce que tu
+m'aies dit quand nous coucherons ensemble.</p>
+
+<p class="did"><i>Louise frappe son cheval et part au galop.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN MASQUE, <i>à Salviati</i>.</p>
+
+<p>La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise;&mdash;vous
+l'avez fâchée, Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Baste! colère de jeune fille et pluie du matin...</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez le marquis de Cibo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS, <i>en habit de voyage</i>, LA MARQUISE,
+ASCANIO, LE CARDINAL CIBO, <i>assis</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE MARQUIS, <i>embrassant son fils</i>.</p>
+
+<p>Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande
+épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience:
+Massa n'est pas bien loin, et je te rapporterai un bon
+cadeau.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Adieu, Laurent; revenez, revenez!</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on
+pas que mon frère part pour la Palestine? Il ne
+court pas grand danger dans ses terres, je crois.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.</p>
+
+<p class="did"><i>Il embrasse sa femme.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je voudrais seulement que l'honnêteté n'eût pas
+cette apparence.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>L'honnêteté n'a-t-elle point de larmes, monsieur le
+cardinal? sont-elles toutes au repentir ou à la crainte?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Non, par le ciel! car les meilleures sont à l'amour.
+N'essuyez pas celles-ci sur mon visage, le vent s'en
+chargera en route: qu'elles se sèchent lentement! Eh
+bien! ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris?
+n'emporterai-je pas, comme de coutume, quelque
+belle harangue sentimentale à faire de votre part aux
+roches et aux cascades de mon vieux patrimoine?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Ah! mes pauvres cascatelles!</p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>C'est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes
+sans vous. (<i>Plus bas.</i>) Elles ont été joyeuses autrefois,
+n'est-il pas vrai, Ricciarda?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Emmenez-moi!</p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Je le ferais si j'étais fou, et je le suis presque, avec
+ma vieille mine de soldat. N'en parlons plus;&mdash;ce
+sera l'affaire d'une semaine. Que ma chère Ricciarda
+voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires;
+les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de
+trace dans ses allées chéries. C'est à moi de compter
+mes vieux troncs d'arbres qui me rappellent ton père
+Albéric, et tous les brins d'herbe de mes bois; les
+métayers et leurs b&oelig;ufs, tout cela me regarde. A la
+première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la
+porte, et je vous emmène alors.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>La première fleur de notre belle pelouse m'est toujours
+chère. L'hiver est si long! Il me semble toujours
+que ces pauvres petites ne reviendront jamais.</p>
+
+<p class="speaker">ASCANIO.</p>
+
+<p>Quel cheval as-tu, mon père, pour t'en aller?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Viens avec moi dans la cour, tu le verras.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.&mdash;La marquise reste seule avec le cardinal.&mdash;Un silence.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>N'est-ce pas aujourd'hui que vous m'avez demandé
+d'entendre votre confession, marquise?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Dispensez-m'en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si
+Votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra.&mdash;Ce
+moment-ci n'est pas à moi.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur
+de Dieu, j'envierais le sort de mon frère.&mdash;Un si
+court voyage, si simple, si tranquille!&mdash;une visite à
+une de ses terres qui n'est qu'à quelques pas d'ici!&mdash;une
+absence d'une semaine,&mdash;et tant de tristesse,
+une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ!
+Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept
+années de mariage!&mdash;N'est-ce pas sept années, marquise?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, cardinal; mon fils a six ans.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Étiez-vous hier à la noce des Nasi?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, j'y étais.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Et le duc en religieuse?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Pourquoi le duc en religieuse?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>On m'avait dit qu'il avait pris ce costume; il se peut
+qu'on m'ait trompé.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Il l'avait en effet. Ah! Malaspina, nous sommes dans
+un triste temps pour toutes les choses saintes!</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>On peut respecter les choses saintes, et, dans un
+jour de folie, prendre le costume de certains couvents,
+sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>L'exemple est à craindre, et non l'intention. Je ne
+suis pas comme vous; cela m'a révoltée. Il est vrai que
+je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut
+pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles
+mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume,
+et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent
+pas toujours que ces mots représentent des
+pensées, et ces pensées des actions.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Bon, bon! le duc est jeune, marquise, et gageons
+que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>On ne peut mieux; il n'y manquait que quelques
+gouttes du sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Et le bonnet de la Liberté, n'est-il pas vrai, petite
+s&oelig;ur? Quelle haine pour ce pauvre duc!</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc
+de Florence soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire
+civil du pape, comme Baccio est son commissaire
+religieux? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent,
+que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle
+des ombres allemandes? que César parle ici dans toutes
+les bouches? que la débauche serve d'entremetteuse à
+l'esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du
+peuple? Ah! le clergé sonnerait au besoin toutes ses
+cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller
+l'aigle impérial, s'il s'endormait sur nos pauvres toits.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse</i>.</p>
+
+<p>Agnolo!</p>
+
+<p class="did"><i>Entre un page.</i></p>
+
+<p>Quoi de nouveau aujourd'hui?</p>
+
+<p class="speaker">AGNOLO.</p>
+
+<p>Cette lettre, monseigneur.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Donne-la-moi.</p>
+
+<p class="speaker">AGNOLO.</p>
+
+<p>Hélas! Éminence, c'est un péché.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Rien n'est un péché quand on obéit à un prêtre de
+l'Église romaine.</p>
+
+<p class="did"><i>Agnolo remet la lettre.</i></p>
+
+<p>Cela est comique d'entendre les fureurs de cette
+pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous
+d'amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes
+républicaines.</p>
+
+<p class="did"><i>Il ouvre la lettre et lit.</i></p>
+
+<p>«Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur,
+le vôtre et celui de nos deux maisons.»</p>
+
+<p>Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas
+d'énergie. Que la marquise soit convaincue ou non,
+voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque
+assidue, c'est beaucoup pour Alexandre; ce doit être
+assez pour Ricciarda Cibo.</p>
+
+<p class="did"><i>Il rend la lettre au page.</i></p>
+
+<p>Remets cela chez ta maîtresse; tu es toujours muet,
+n'est-ce pas? Compte sur moi.</p>
+
+<p class="did"><i>Il lui donne sa main à baiser et sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une cour du palais du duc.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC ALEXANDRE, <i>sur une terrasse; des pages exercent des chevaux
+dans la cour. Entrent</i> VALORI <span class="sc">et</span> SIRE MAURICE.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE DUC, <i>à Valori</i>.</p>
+
+<p>Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles
+de la cour de Rome?</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse,
+et fait les v&oelig;ux les plus ardents pour sa prospérité.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Rien que des v&oelig;ux, Valori?</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux
+dangers par trop d'indulgence. Le peuple est mal habitué
+à la domination absolue; et César, à son dernier
+voyage, en a dit autant, je crois, à Votre Altesse.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Voilà, pardieu! un beau cheval, sire Maurice! Eh!
+quelle croupe de diable!</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Superbe, Altesse.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a
+encore quelques mauvaises branches à élaguer. César
+et le pape ont fait de moi un roi; mais, par Bacchus,
+ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre qui
+sent la hache d'une lieue. Allons! voyons, Valori,
+qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Je suis un prêtre, Altesse; si les paroles que mon
+devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être
+interprétées d'une manière aussi sévère, mon c&oelig;ur me
+défend d'y ajouter un mot.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes,
+pardieu! le seul prêtre honnête homme que j'aie vu de
+ma vie.</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne
+sous aucun habit; et parmi les hommes il y a plus de
+bons que de méchants.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Ainsi donc, point d'explications?</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile
+à expliquer.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Eh bien?</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Les désordres de la cour irritent le pape.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Que dis-tu là, toi?</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>J'ai dit les désordres de la cour, Altesse; les actions
+du duc n'ont d'autre juge que lui-même. C'est Lorenzo
+de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa
+justice.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>De sa justice? Il n'a jamais offensé de pape, à ma
+connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui,
+à cette heure, est en enfer.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin
+qui, un jour d'ivresse, avait décapité les statues de
+l'arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au
+modèle titré de la débauche florentine.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Ah parbleu! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon!
+Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de
+son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment
+l'évêque de Fano? Cette mutilation revient toujours
+sur l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je
+trouve cela drôle, d'avoir coupé la tête à tous ces
+hommes de pierre. Je protège les arts comme un autre,
+et j'ai chez moi les premiers artistes de l'Italie; mais je
+n'entends rien au respect du pape pour ces statues,
+qu'il excommunierait demain, si elles étaient en chair
+et en os.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement
+de Votre Altesse n'est pas entouré d'un profond
+respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle
+Lorenzo Lorenzaccio: on sait qu'il dirige vos plaisirs,
+et cela suffit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Paix! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin
+d'Alexandre.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre le cardinal Cibo.</i></p>
+
+<p>Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent
+que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre
+Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie
+romaine une harangue en latin contre le mutilateur
+de l'arc de Constantin.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Allons donc, vous me mettriez en colère! Renzo, un
+homme à craindre! le plus fieffé poltron! une femmelette,
+l'ombre d'un ruffian énervé! un rêveur qui
+marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir
+l'ombre à son côté! d'ailleurs un philosophe, un gratteur
+de papier, un méchant poète qui ne sait seulement
+pas faire un sonnet! Non, non, je n'ai pas encore
+peur des ombres. Eh! corps de Bacchus! que me font
+les discours latins et les quolibets de ma canaille!
+J'aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu! il restera
+ici.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour
+votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous
+dise la vérité?</p>
+
+<p class="did"><i>Il lui parle bas.</i></p>
+
+<p>Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous
+ces républicains entêtés qui complotent autour de moi,
+c'est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme
+une anguille; il se fourre partout et me dit tout. N'a-t-il
+pas trouvé moyen d'établir une correspondance
+avec tous ces Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon
+entremetteur; mais croyez que son entremise, si elle
+nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez!</p>
+
+<p class="did"><i>Lorenzo paraît au fond d'une galerie basse.</i></p>
+
+<p>Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain
+d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces
+mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour
+soutenir un éventail; ce visage morne, qui sourit quelquefois,
+mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un
+homme à craindre? Allons, allons! vous vous moquez
+de lui. Hé! Renzo, viens donc ici; voilà sire Maurice
+qui te cherche dispute.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>montant l'escalier de la terrasse</i>.</p>
+
+<p>Bonjour, messieurs les amis de mon cousin!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons
+de toi. Sais-tu la nouvelle? Mon ami, on t'excommunie
+en latin, et sire Maurice t'appelle un homme
+dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori, il
+est trop honnête homme pour prononcer ton nom.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pour qui dangereux, Éminence? pour les filles de
+joie, ou pour les saints du paradis?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Les chiens de cour peuvent être pris de la rage
+comme les autres chiens.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Une insulte de prêtre doit se faire en latin.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi,
+j'avais le soleil dans les yeux; mais vous avez un bon
+visage et votre habit me paraît tout neuf.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint
+de mon grand-père.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête
+des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice.
+Il est malsain de vivre sans femme, pour un
+homme qui a, comme lui, le cou court et les mains
+velues.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir
+se défendre. A votre place, je prendrais une épée.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Si on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur,
+je suis un pauvre amant de la science.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est
+une arme trop vile; chacun fait usage des siennes.</p>
+
+<p class="did"><i>Il tire son épée.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Devant le duc, l'épée nue!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te
+servir de témoin; qu'on lui donne une épée!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Monseigneur, que dites-vous là?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Eh bien! ta gaieté s'évanouit si vite? Tu trembles,
+cousin? Fi donc! tu fais honte au nom des Médicis. Je
+ne suis qu'un bâtard, et je le porterais mieux que toi,
+qui es légitime! Une épée, une épée! un Médicis ne se
+laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute
+la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y
+fût.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Son Altesse se rit de moi.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de
+honte. Une épée!</p>
+
+<p class="did"><i>Il prend l'épée d'un page et la présente à Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une
+épée tirée en présence de Votre Altesse est un crime
+punissable dans l'intérieur du palais.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Qui parle ici, quand je parle?</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Votre Altesse ne peut avoir eu d'autre dessein que
+celui de s'égayer un instant, et sire Maurice lui-même
+n'a point agi dans une autre pensée.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Et vous ne voyez pas que je plaisante encore! Qui
+diable pense ici à une affaire sérieuse? Regardez Renzo,
+je vous en prie: ses genoux tremblent; il serait devenu
+pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance,
+juste Dieu! je crois qu'il va tomber.</p>
+
+<p class="did"><i>Lorenzo chancelle; il s'appuie sur la balustrade et glisse à terre
+tout d'un coup.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>riant aux éclats</i>.</p>
+
+<p>Quand je vous le disais! personne ne le sait mieux
+que moi; la seule vue d'une épée le fait trouver mal.
+Allons! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta
+mère.</p>
+
+<p class="did"><i>Les pages relèvent Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Double poltron! fils de catin!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Silence! sire Maurice; pesez vos paroles, c'est moi
+qui vous le dis maintenant; pas de ces mots-là devant
+moi.</p>
+
+<p class="did"><i>Sire Maurice sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Pauvre jeune homme!</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>resté seul avec le duc</i>.</p>
+
+<p>Vous croyez à cela, monseigneur?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Hum! c'est bien fort.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous
+qu'un Médicis se déshonore publiquement,
+par partie de plaisir? D'ailleurs ce n'est pas la première
+fois que cela lui arrive; jamais il n'a pu voir une
+épée.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>C'est bien fort, c'est bien fort!</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE V</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Devant l'église de Saint-Miniato à Montolivet.&mdash;La foule sort de l'église.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">UNE FEMME, <i>à sa voisine</i>.</p>
+
+<p>Retournez-vous ce soir à Florence?</p>
+
+<p class="speaker">LA VOISINE.</p>
+
+<p>Je ne reste jamais plus d'une heure ici, et je n'y
+viens jamais qu'un seul vendredi
+<a name="FNanchor_B" id="FNanchor_B"></a><a href="#Footnote_B">
+<sup>B</sup></a>; je ne suis pas assez
+riche pour m'arrêter à la foire; ce n'est pour moi
+qu'une affaire de dévotion, et que cela suffise pour
+mon salut, c'est tout ce qu'il me faut.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B" id="Footnote_B"></a>
+<a href="#FNanchor_B">Note B</a>
+: On allait à Montolivet tous les vendredis de certains mois: c'était
+à Florence ce que Longchamp était autrefois à Paris: les marchands
+y trouvaient l'occasion d'une foire et y transportaient leurs boutiques.<br />
+(<i>Note de l'auteur.</i>)</p></div>
+
+<p class="speaker">UNE DAME DE LA COUR, <i>à une autre</i>.</p>
+
+<p>Comme il a bien prêché! c'est le confesseur de ma
+fille.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle s'approche d'une boutique.</i></p>
+
+<p>Blanc et or, cela fait bien le soir; mais le jour, le
+moyen d'être propre avec cela!</p>
+
+<p class="did"><i>Le marchand et l'orfèvre devant leurs boutiques avec quelques cavaliers.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>La citadelle! voilà ce que le peuple ne souffrira jamais,
+voir tout d'un coup s'élever sur la ville cette
+nouvelle tour de Babel, au milieu du plus maudit baragouin;
+les Allemands ne pousseront jamais à Florence,
+et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Voyez, mesdames; que Vos Seigneuries acceptent
+un tabouret sous mon auvent.</p>
+
+<p class="speaker">UN CAVALIER.</p>
+
+<p>Tu es du vieux sang florentin, père Mondella; la
+haine de la tyrannie fait encore trembler tes doigts ridés
+sur tes ciselures précieuses, au fond de ton cabinet de
+travail.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>C'est vrai, Excellence. Si j'étais un grand artiste,
+j'aimerais les princes, parce qu'eux seuls peuvent faire
+entreprendre de grands travaux; les grands artistes
+n'ont pas de patrie; moi, je fais des saints ciboires et
+des poignées d'épée.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE CAVALIER.</p>
+
+<p>A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit
+cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant des badauds?
+Il frappe son verre sur la table; si je ne me
+trompe, c'est ce hâbleur de Cellini.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER CAVALIER.</p>
+
+<p>Allons-y donc, et entrons; avec un verre de vin dans
+la tête, il est curieux à entendre, et probablement
+quelque bonne histoire est en train.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.&mdash;Deux bourgeois s'assoient.</i></p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Il y a eu une émeute à Florence?</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Presque rien.&mdash;Quelques pauvres jeunes gens ont
+été tués sur le Vieux-Marché.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Quelle pitié pour les familles!</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que
+fasse la jeunesse d'un gouvernement comme le nôtre?
+On vient crier à son de trompe que César est à Bologne,
+et les badauds répètent: «César est à Bologne,»
+en clignant des yeux d'un air d'importance, sans réfléchir
+à ce qu'on y fait. Le jour suivant, ils sont plus
+heureux encore d'apprendre et de répéter: «Le pape
+est à Bologne avec César.» Que s'ensuit-il? Une réjouissance
+publique, ils n'en voient pas davantage; et
+puis un beau matin ils se réveillent tout endormis des
+fumées du vin impérial, et ils voient une figure sinistre
+à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent
+quel est ce personnage, on leur répond que c'est leur
+roi. Le pape et l'empereur sont accouchés d'un bâtard
+qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne
+pourrait pas nommer sa mère.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE, <i>s'approchant</i>.</p>
+
+<p>Vous parlez en patriote, ami; je vous conseille de
+prendre garde à ce flandrin.</p>
+
+<p class="did"><i>Passe un officier allemand.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Ôtez-vous de là, messieurs; des dames veulent s'asseoir.</p>
+
+<p class="did"><i>Deux dames de la cour entrent et s'assoient.</i></p>
+
+<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p>
+
+<p>Cela est de Venise?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Oui, Magnifique Seigneurie; vous en lèverai-je
+quelques aunes?</p>
+
+<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p>
+
+<p>Si tu veux. J'ai cru voir passer Julien Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Il va et vient à la porte de l'église; c'est un galant.</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME DAME.</p>
+
+<p>C'est un insolent. Montrez-moi des bas de soie.</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Il n'y en aura pas d'assez petits pour vous.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p>
+
+<p>Laissez donc, vous ne savez que dire. Puisque vous
+voyez Julien, allez lui dire que j'ai à lui parler.</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>J'y vais et je le ramène.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p>
+
+<p>Il est bête à faire plaisir, ton officier; que peux-tu
+faire de cela?</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME DAME.</p>
+
+<p>Tu sauras qu'il n'y a rien de mieux que cet homme-là.</p>
+
+<p class="did"><i>Elles s'éloignent.&mdash;Entre le prieur de Capoue.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Donnez-moi un verre de limonade, brave homme.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'assoit.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN DES BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Voilà le prieur de Capoue; c'est là un patriote!</p>
+
+<p class="did"><i>Les deux bourgeois se rassoient.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Vous venez de l'église, messieurs? que dites-vous
+du sermon?</p>
+
+<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Il était beau, seigneur prieur.</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME BOURGEOIS, <i>à l'orfèvre</i>.</p>
+
+<p>Cette noblesse des Strozzi est chère au peuple, parce
+qu'elle n'est pas fière. N'est-il pas agréable de voir un
+grand seigneur adresser librement la parole à ses voisins
+d'une manière affable? Tout cela fait plus qu'on
+ne pense.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>S'il faut parler franchement, j'ai trouvé le sermon
+trop beau; j'ai prêché quelquefois, et je n'ai jamais
+tiré grande gloire du tremblement des vitres; mais une
+petite larme sur la joue d'un brave homme m'a toujours
+été d'un grand prix.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Salviati.</i></p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>On m'a dit qu'il y avait ici des femmes qui me demandaient
+tout à l'heure; mais je ne vois de robe ici que
+la vôtre, prieur. Est-ce que je me trompe?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont
+éloignées; mais je pense qu'elles vont revenir. Voilà dix
+aunes d'étoffes et quatre paires de bas pour elles.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI, <i>s'asseyant</i>.</p>
+
+<p>Voilà une jolie femme qui passe.&mdash;Où diable l'ai-je
+donc vue?&mdash;Ah! parbleu! c'est dans mon lit.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR, <i>au bourgeois</i>.</p>
+
+<p>Je crois avoir vu votre signature sur une lettre
+adressée au duc.</p>
+
+<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Je le dis tout haut: c'est la supplique adressée par
+les bannis.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>En avez-vous dans votre famille?</p>
+
+<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Deux, Excellence: mon père et mon oncle; il n'y a
+plus que moi d'homme à la maison.</p>
+
+<p class="speaker">LE DEUXIÈME BOURGEOIS, <i>à l'orfèvre</i>.</p>
+
+<p>Comme ce Salviati a une méchante langue!</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Cela n'est pas étonnant: un homme à moitié ruiné,
+vivant des générosités de ces Médicis, et marié comme
+il l'est à une femme déshonorée partout! Il voudrait
+qu'on dît de toutes les femmes possibles ce qu'on dit
+de la sienne.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>N'est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de notre
+noblesse me sont inconnues. Si je ne me trompe, elle
+donne la main à sa s&oelig;ur cadette.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de
+Nasi; elle a, ma foi, une jolie jambe, et nous devons
+coucher ensemble au premier jour.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR, <i>se retournant</i>.</p>
+
+<p>Comment l'entendez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Cela est clair, elle me l'a dit. Je lui tenais l'étrier, ne
+pensant guère à malice; je ne sais par quelle distraction
+je lui pris la jambe, et voilà comme tout est venu.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Julien, je ne sais pas si tu sais que c'est de ma s&oelig;ur
+que tu parles.</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Je le sais très bien; toutes les femmes sont faites pour
+coucher avec les hommes, et ta s&oelig;ur peut bien coucher
+avec moi.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR <i>se lève</i>.</p>
+
+<p>Vous dois-je quelque chose, brave homme?</p>
+
+<p class="did"><i>Il jette une pièce de monnaie sur la table et sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>J'aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos
+sur sa s&oelig;ur a fait oublier le reste de son argent. Ne
+dirait-on pas que toute la vertu de Florence s'est réfugiée
+chez ces Strozzi? Le voilà qui se retourne. Écarquille
+les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas
+peur.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VI.</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Le bord de l'Arno.</i></p>
+
+<p class="speaker">MARIE SODERINI, CATHERINE.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Le soleil commence à baisser. De larges bandes de
+pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait
+sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C'est
+une singulière chose que toutes les harmonies du soir
+avec le bruit lointain de cette ville.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Il est temps de rentrer; noue ton voile autour de ton
+cou.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Pas encore, à moins que vous n'ayez froid. Regardez,
+ma mère chérie<a name="FNanchor_C" id="FNanchor_C"></a><a href="#Footnote_C">
+<sup>C</sup></a>; que le ciel est beau! Que tout cela est
+vaste et tranquille! Comme Dieu est partout! Mais vous
+baissez la tête, vous êtes inquiète depuis ce matin.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_C" id="Footnote_C"></a>
+<a href="#FNanchor_C">Note C</a>
+: Catherine Ginori est belle-s&oelig;ur de Marie; elle lui donne le
+nom de <i>mère</i>, parce qu'il y a entre elles une différence d'âge très
+grande; Catherine n'a guère que vingt-deux ans. (<i>Note de l'auteur</i>).</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Inquiète, non, mais affligée. N'as-tu pas entendu
+répéter cette fatale histoire de Lorenzo? Le voilà la
+fable de Florence.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>O ma mère! la lâcheté n'est point un crime; le courage
+n'est pas une vertu: pourquoi la faiblesse est-elle
+blâmable? Répondre des battements de son c&oelig;ur est
+un triste privilège; Dieu seul peut le rendre noble et
+digne d'admiration. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il
+pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes?
+Une femme qui n'a peur de rien n'est pas aimable,
+dit-on.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Aimerais-tu un homme qui a peur? Tu rougis, Catherine;
+Lorenzo est ton neveu, tu ne peux pas l'aimer;
+mais figure-toi qu'il s'appelle de tout autre nom, qu'en
+penserais-tu? Quelle femme voudrait s'appuyer sur son
+bras pour monter à cheval? Quel homme lui serrerait
+la main?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Cela est triste, et cependant ce n'est pas de cela que
+je le plains. Son c&oelig;ur n'est peut-être pas celui d'un
+Médicis; mais hélas! c'est encore moins celui d'un
+honnête homme.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>N'en parlons pas, Catherine;&mdash;il est assez cruel
+pour une mère de ne pouvoir parler de son fils.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Ah! cette Florence! c'est là qu'on l'a perdu! N'ai-je
+pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une
+noble ambition? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore
+d'un soleil levant? Et souvent encore aujourd'hui il
+me semble qu'un éclair rapide...&mdash;Je me dis malgré
+moi que tout n'est pas mort en lui.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Ah! tout cela est un abîme! Tant de facilité, un si
+doux amour de la solitude! Ce ne sera jamais un guerrier
+que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de
+son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros livres
+sous le bras; mais un saint amour de la vérité brillait
+sur ses lèvres et dans ses yeux noirs. Il lui fallait s'inquiéter
+de tout, dire sans cesse: «Celui-là est pauvre,
+celui-là est ruiné; comment faire?» Et cette admiration
+pour les grands hommes de son Plutarque! Catherine,
+Catherine, que de fois je l'ai baisé au front
+en pensant au père de la patrie!</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Ne vous affligez pas.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j'en parle
+sans cesse. Il y a de certaines choses, vois-tu, les mères
+ne s'en taisent que dans le silence éternel. Que mon fils
+eût été un débauché vulgaire, que le sang des Soderini
+eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes
+veines, je ne me désespérerais pas; mais j'ai espéré et
+j'ai eu raison de le faire. Ah! Catherine, il n'est même
+plus beau; comme une fumée malfaisante, la souillure
+de son c&oelig;ur lui est montée au visage. Le sourire, ce
+doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable
+aux fleurs, s'est enfui de ses joues couleur de soufre,
+pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le
+mépris de tout.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie
+étrange.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône? N'aurait-il
+pas pu y faire monter un jour avec lui la science
+d'un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner
+d'un diadème d'or tous mes songes chéris? Ne
+devais-je pas m'attendre à cela? Ah! Cattina, pour
+dormir tranquille, il faut n'avoir jamais fait certains
+rêves. Cela est trop cruel d'avoir vécu dans un palais
+de fées, où murmuraient les cantiques des anges, de
+s'y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller
+dans une masure ensanglantée, pleine de débris d'orgie
+et de restes humains, dans les bras d'un spectre
+hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom
+de mère.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Des ombres silencieuses commencent à marcher sur
+la route; rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Pauvres gens! ils ne doivent que faire pitié! Ah!
+ne puis-je voir un seul objet qu'il ne m'entre une
+épine dans le c&oelig;ur? Ne puis-je plus ouvrir les yeux?
+Hélas! ma Cattina, ceci est encore l'ouvrage de Lorenzo.
+Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui; il
+n'en est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés
+de leur patrie, que mon fils n'ait trahi. Leurs
+lettres, signées de leur nom, sont montrées au duc.
+C'est ainsi qu'il fait tourner à un infâme usage jusqu'à
+la glorieuse mémoire de ses aïeux. Les républicains
+s'adressent à lui comme à l'antique rejeton de leur protecteur;
+sa maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mêmes
+y viennent. Pauvre Philippe! il y aura une triste
+fin pour tes cheveux gris! Ah! ne puis-je voir une fille
+sans pudeur, un malheureux privé de sa famille, sans
+que tout cela me crie: Tu es la mère de nos malheurs!
+Quand serai-je là?</p>
+
+<p class="did"><i>Elle frappe la terre.</i></p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Ma pauvre mère, vos larmes se gagnent.</p>
+
+<p class="did"><i>Elles s'éloignent.&mdash;Le soleil est couché.&mdash;Un groupe de bannis
+se forme au milieu d'un champ.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN DES BANNIS.</p>
+
+<p>Où allez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>A Pise; et vous?</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER.</p>
+
+<p>A Rome.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Et moi à Venise; en voilà deux qui vont à Ferrare;
+que deviendrons-nous ainsi éloignés les uns des autres?</p>
+
+<p class="speaker">UN QUATRIÈME.</p>
+
+<p>Adieu, voisin, à des temps meilleurs.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'en va.</i></p>
+
+<p>Adieu; pour nous, nous pouvons aller ensemble
+jusqu'à la croix de la Vierge.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort avec un autre.&mdash;Arrive Maffio.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER BANNI.</p>
+
+<p>C'est toi, Maffio? par quel hasard es-tu ici?</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>Je suis des vôtres. Vous saurez que le duc a enlevé
+ma s&oelig;ur; j'ai tiré l'épée; une espèce de tigre avec des
+membres de fer s'est jeté à mon cou et m'a désarmé.
+Après quoi j'ai reçu l'ordre de sortir de la ville, et une
+bourse à moitié pleine de ducats.</p>
+
+<p class="speaker">LE SECOND BANNI.</p>
+
+<p>Et ta s&oelig;ur, où est-elle?</p>
+
+<p class="speaker">MAFFIO.</p>
+
+<p>On me l'a montrée ce soir sortant du spectacle dans
+une robe comme n'en a pas l'impératrice; que Dieu
+lui pardonne! Une vieille l'accompagnait, qui a laissé
+trois de ses dents à la sortie. Jamais je n'ai donné de
+ma vie un coup de poing qui m'a fait ce plaisir-là.</p>
+
+<p class="speaker">LE TROISIÈME BANNI.</p>
+
+<p>Qu'ils crèvent tous dans leur fange crapuleuse, et
+nous mourrons contents.</p>
+
+<p class="speaker">LE QUATRIÈME.</p>
+
+<p>Philippe Strozzi nous écrira à Venise; quelque jour
+nous serons tous étonnés de trouver une armée à nos
+ordres.</p>
+
+<p class="speaker">LE TROISIÈME.</p>
+
+<p>Que Philippe vive longtemps! Tant qu'il y aura un
+cheveu sur sa tête, la liberté de l'Italie n'est pas
+morte.</p>
+
+<p class="did"><i>Une partie du groupe se détache; tous les bannis s'embrassent.</i></p>
+
+<p class="speaker">UNE VOIX.</p>
+
+<p>A des temps meilleurs!</p>
+
+<p class="speaker">UNE AUTRE.</p>
+
+<p>A des temps meilleurs!</p>
+
+<p class="did"><i>Deux bannis montent sur une plate-forme d'où l'on découvre la ville.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER.</p>
+
+<p>Adieu, Florence, peste de l'Italie! adieu, mère stérile,
+qui n'as plus de lait pour tes enfants!</p>
+
+<p class="speaker">LE SECOND.</p>
+
+<p>Adieu, Florence la bâtarde, spectre hideux de l'antique
+Florence! adieu, fange sans nom!</p>
+
+<p class="speaker">TOUS LES BANNIS.</p>
+
+<p>Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de
+tes femmes! maudits soient les sanglots! maudits les
+prières de tes églises, le pain de tes blés, l'air de tes
+rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang
+corrompu!</p>
+
+<h3>FIN DE L'ACTE PREMIER.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE DEUXIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez les Strozzi.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PHILIPPE, <i>dans son cabinet</i>.</p>
+
+<p>Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement!
+le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa s&oelig;ur corrompue,
+devenue une fille publique en une nuit!
+Pauvre petite! Quand l'éducation des basses classes
+sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles
+de rire lorsque leurs parents pleurent? La corruption
+est-elle donc une loi de nature? Ce qu'on appelle la
+vertu, est-ce donc l'habit du dimanche qu'on met pour
+aller à la messe? Le reste de la semaine, on est à la
+croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes
+gens passer. Pauvre humanité! quel nom portes-tu
+donc? celui de ta race, ou celui de ton baptême? Et
+nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle
+avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou
+cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres?
+Qu'il t'est facile à toi, dans le silence du cabinet, de
+tracer d'une main légère une ligne mince et pure
+comme un cheveu sur ce papier blanc! qu'il t'est facile
+de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et
+un peu d'encre! Mais l'architecte qui a dans son pupitre
+des milliers de plans admirables ne peut soulever
+de terre le premier pavé de son édifice, quand il vient
+se mettre à l'ouvrage avec son dos voûté et ses idées
+obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu'un
+rêve, cela est pourtant dur; que le mal soit irrévocable,
+éternel, impossible à changer, non! Pourquoi le philosophe
+qui travaille pour tous regarde-t-il autour de
+lui? voilà le tort. Le moindre insecte qui passe devant
+ses yeux lui cache le soleil: allons-y donc plus hardiment;
+la république, il nous faut ce mot-là. Et quand
+ce ne serait qu'un mot, c'est quelque chose, puisque
+les peuples se lèvent quand il travers l'air... Ah!
+bonjour, Léon.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre le prieur de Capoue.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Je viens de la foire de Montolivet.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Était-ce beau? Te voilà aussi, Pierre? Assieds-toi
+donc; j'ai à te parler.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Pierre Strozzi.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>C'était très beau, et je me suis assez amusé, sauf
+certaine contrariété un peu trop forte que j'ai quelque
+peine à digérer.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Bah! qu'est-ce que c'est donc?</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Figurez-vous que j'étais entré dans une boutique
+pour prendre un verre de limonade...&mdash;Mais non,
+cela est inutile, je suis un sot de m'en souvenir.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Que diable as-tu sur le c&oelig;ur? tu parles comme une
+âme en peine.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Ce n'est rien; un méchant propos, rien de plus. Il
+n'y a aucune importance à attacher à tout cela.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Un propos? sur qui? sur toi?</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Non pas sur moi précisément. Je me soucierais
+bien d'un propos sur moi!</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Sur qui donc? Allons! parle, si tu veux.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>J'ai tort; on ne se souvient pas de ces choses-là,
+quand on sait la différence d'un honnête homme à un
+Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Salviati? Qu'a dit cette canaille?</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>C'est un misérable, tu as raison. Qu'importe ce
+qu'il peut dire! Un homme sans pudeur, un valet de
+cour, qui, à ce qu'on raconte, a pour femme la plus
+grande dévergondée! Allons! voilà qui est fait, je n'y
+penserai pas davantage.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Penses-y et parle, Léon; c'est-à-dire que cela me
+démange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il médit?
+De nous? de mon père? Ah! sang du Christ, je ne
+l'aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache cela,
+entends-tu?</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Si tu y tiens, je te le dirai. Il s'est exprimé devant
+moi, dans une boutique, d'une manière vraiment
+offensante sur le compte de notre s&oelig;ur.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>O mon Dieu! Dans quels termes? Allons! parle
+donc!</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Dans les termes les plus grossiers.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Diable de prêtre que tu es! tu me vois hors de moi
+d'impatience, et tu cherches tes mots! Dis les choses
+comme elles sont; parbleu! un mot est un mot; il n'y
+a pas de bon Dieu qui tienne.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pierre, Pierre! tu manques à ton frère.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilà son mot, et
+qu'elle le lui avait promis.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Qu'elle couch... Ah! mort de mort, de mille morts!
+Quelle heure est-il?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Où vas-tu? Allons! es-tu fait de salpêtre? Qu'as-tu
+à faire de cette épée? tu en as une au côté.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Je n'ai rien à faire; allons dîner; le dîner est servi.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Le portail d'une église.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> LORENZO <span class="sc">et</span> VALORI.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Comment se fait-il que le duc n'y vienne pas? Ah!
+monsieur, quelle satisfaction pour un chrétien que ces
+pompes magnifiques de l'Église romaine! quel homme
+peut y être insensible? L'artiste ne trouve-t-il pas là le
+paradis de son c&oelig;ur? le guerrier, le prêtre et le marchand
+n'y rencontrent-ils pas tout ce qu'ils aiment?
+Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures
+éclatantes de velours et de tapisseries, ces tableaux des
+premiers maîtres, les parfums tièdes et suaves que balancent
+les encensoirs, et les chants délicieux de ces
+voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble
+mondain, le moine sévère et ennemi du plaisir;
+mais rien n'est plus beau, selon moi, qu'une
+religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi
+les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux?
+La religion n'est pas un oiseau de proie; c'est une
+colombe compatissante qui plane doucement sur tous
+les rêves et sur tous les amours.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Sans doute; ce que vous dites là est parfaitement
+vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO FRECCIA, <i>s'approchant de Valori</i>.</p>
+
+<p>Ah! monseigneur, qu'il est doux de voir un homme
+tel que Votre Éminence parler ainsi de la tolérance
+et de l'enthousiasme sacré! Pardonnez à un citoyen
+obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous remercier
+de ce peu de paroles que je viens d'entendre. Trouver
+sur les lèvres d'un honnête homme ce qu'on a soi-même
+dans le c&oelig;ur, c'est le plus grand des bonheurs
+qu'on puisse désirer.</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>N'êtes-vous pas le petit Freccia?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Mes ouvrages ont peu de mérite; je sais mieux
+aimer les arts que je ne sais les exercer. Ma jeunesse
+tout entière s'est passée dans les églises. Il me semble
+que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre divin
+Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant
+leurs ouvrages, dans une extase sans égale. Le
+chant de l'orgue me révèle leur pensée, et me fait pénétrer
+dans leur âme; je regarde les personnages de
+leurs tableaux si saintement agenouillés, et j'écoute,
+comme si les cantiques du ch&oelig;ur sortaient de leurs
+bouches entr'ouvertes; des bouffées d'encens aromatique
+passent entre eux et moi dans une vapeur légère;
+je crois y voir la gloire de l'artiste; c'est aussi une
+triste et douce fumée, et qui ne serait qu'un parfum
+stérile, si elle ne montait à Dieu.</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Vous êtes un vrai c&oelig;ur d'artiste! venez à mon palais,
+et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous
+y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>C'est trop d'honneur que me fait Votre Éminence. Je
+suis un desservant bien humble de la sainte religion de
+la peinture.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pourquoi remettre vos offres de service? Vous avez,
+il me semble, un cadre dans les mains.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Il est vrai; mais je n'ose le montrer à de si grands
+connaisseurs. C'est une esquisse bien pauvre d'un rêve
+magnifique.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Vous faites le portrait de vos rêves? Je ferai poser
+pour vous quelques-uns des miens.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus
+grands ont représenté les leurs dans toute leur force,
+et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre
+plein de sève; les bourgeons s'y métamorphosaient sans
+peine en fleurs, et les fleurs en fruits; bientôt ces fruits
+mûrissaient à un soleil bienfaisant, et, quand ils étaient
+mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur
+la terre sans perdre un seul grain de leur poussière
+virginale. Hélas! les rêves des artistes médiocres sont
+des plantes difficiles à nourrir, et qu'on arrose de larmes
+bien amères pour les faire bien peu prospérer.</p>
+
+<p class="did"><i>Il montre son tableau.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Sans compliment, cela est beau; non pas du premier
+mérite, il est vrai: pourquoi flatterais-je un homme
+qui ne se flatte pas lui-même? Mais votre barbe n'est
+pas poussée, jeune homme.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Est-ce un paysage ou un portrait? De quel côté faut-il
+le regarder, en long ou en large?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo-Santo.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité?</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez
+comme ses grands yeux s'attristent à chacune de vos
+paroles.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>L'immortalité, c'est la foi. Ceux à qui Dieu a donné
+des ailes y arrivent en souriant.</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Tu parles comme un élève de Raphaël.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Seigneur, c'était mon maître. Ce que j'ai appris vient
+de lui.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Viens chez moi; je le ferai peindre la Mazzafirra toute
+nue.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte
+mon art: je ne puis faire le portrait d'une courtisane.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ton Dieu s'est bien donné la peine de la faire; tu
+peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me
+faire une vue de Florence?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Comment t'y prendrais-tu?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je me placerais à l'orient, sur la rive gauche de
+l'Arno. C'est de cet endroit que la perspective est la
+plus large et la plus agréable.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les
+rues?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane,
+si tu veux peindre un mauvais lieu?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>On ne m'a point encore appris à parler ainsi de ma
+mère.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Qu'appelles-tu ta mère?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Florence, seigneur.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Alors tu n'es qu'un bâtard, car ta mère n'est qu'une
+catin.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Une blessure sanglante peut engendrer la corruption
+dans le corps le plus sain; mais des gouttes précieuses
+du sang de ma mère sort une plante odorante
+qui guérit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a
+quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui
+la porte.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Comment entends-tu ceci?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois
+brillé d'une clarté pure, mais faible. Il y a plusieurs
+cordes à la harpe des anges; et le zéphir peut murmurer
+sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie
+suave et délicieuse; mais la corde d'argent ne
+s'ébranle qu'au passage du vent du nord. C'est la plus
+belle et la plus noble; et cependant le toucher d'une
+rude main lui est favorable. L'enthousiasme est frère
+de la souffrance.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>C'est-à-dire qu'un peuple malheureux fait les grands
+artistes. Je me ferai volontiers l'alchimiste de ton alambic;
+les larmes des peuples y retombent en perles. Par
+la mort du diable! tu me plais. Les familles peuvent se
+désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la
+cervelle de monsieur! Admirable poète! comment
+arranges-tu cela avec ta piété?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je ne ris point du malheur des familles: je dis que
+la poésie est la plus douce des souffrances, et qu'elle
+aime ses s&oelig;urs. Je plains les peuples malheureux;
+mais je crois, en effet, qu'ils font les grands artistes:
+les champs de bataille font pousser les moissons, les
+terres corrompues engendrent le blé céleste.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ton pourpoint est usé; en veux-tu à ma livrée?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je n'appartiens à personne; quand la pensée veut
+être libre, le corps doit l'être aussi.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner
+des coups de bâton.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Pourquoi, monseigneur?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux
+de naissance ou par accident?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je ne suis pas boiteux; que voulez-vous dire par-là?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu es boiteux ou tu es fou.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Pourquoi, monseigneur? vous vous riez de moi.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Si tu n'étais pas boiteux, comment resterais-tu, à
+moins d'être fou, dans une ville où, en l'honneur de
+tes idées de liberté, le premier valet d'un Médicis peut
+te faire assommer sans qu'on y trouve à redire?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>J'aime ma mère Florence; c'est pourquoi je reste
+chez elle. Je sais qu'un citoyen peut être assassiné en
+plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux
+qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce stylet à
+ma ceinture.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il
+lui est arrivé souvent de commettre, par partie de plaisir,
+des meurtres facétieux?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je le tuerais s'il m'attaquait.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu me dis cela à moi?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Pourquoi m'en voudrait-on? je ne fais de mal à personne.
+Je passe les journées à l'atelier. Le dimanche,
+je vais à l'Annonciade ou à Sainte-Marie; les moines
+trouvent que j'ai de la voix; ils me mettent une robe
+blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans
+les ch&oelig;urs, quelquefois un petit solo: ce sont les seules
+occasions où je vais en public. Le soir, je vais chez ma
+maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur
+son balcon. Personne ne me connaît, et je ne connais
+personne: à qui ma vie ou ma mort peut-elle être
+utile?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Es-tu républicain? aimes-tu les princes?</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Je suis artiste; j'aime ma mère et ma maîtresse.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un
+tableau d'importance pour le jour de mes noces.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez la marquise de Cibo.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse<a name="FNanchor_D" id="FNanchor_D"></a>
+<a href="#Footnote_D"><sup>D</sup></a>! Que ton commissaire
+apostolique s'enferme avec sa probité dans
+le cercle étroit de son office, je remuerai d'une main
+ferme la terre glissante sur laquelle il n'ose marcher.
+Tu attends cela de moi, je l'ai compris, et j'agirai sans
+parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui
+j'étais lorsque tu m'as placé auprès d'Alexandre sans
+me revêtir d'aucun titre qui me donnât quelque pouvoir
+sur lui. C'est d'un autre qu'il se défiera, en
+m'obéissant à son insu. Qu'il épuise sa force contre des
+ombres d'hommes gonflés d'une ombre de puissance,
+je serai l'anneau invisible qui l'attachera, pieds et
+poings liés, à la chaîne de fer dont Rome et César tiennent
+les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas,
+c'est dans cette maison qu'est le marteau dont je me
+servirai. Alexandre aime ma belle-s&oelig;ur: que cet amour
+l'ait flattée, cela est croyable; ce qui peut en résulter
+est douteux; mais ce qu'elle veut en faire, c'est là ce
+qui est certain pour moi. Qui sait jusqu'où pourrait
+aller l'influence d'une femme exaltée, même sur cet
+homme grossier, sur cette armure vivante? Un si doux
+péché pour une si belle cause, cela est tentant, n'est-il
+pas vrai, Ricciarda? Presser ce c&oelig;ur de lion sur ton
+faible c&oelig;ur tout percé de flèches saignantes, comme
+celui de saint Sébastien; parler, les yeux en pleurs,
+pendant que le tyran adoré passera ses rudes mains
+dans ta chevelure dénouée; faire jaillir d'un rocher
+l'étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice de
+l'honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles.
+Florence y gagnerait tant, et ces bons maris n'y
+perdent rien! Mais il ne fallait pas me prendre pour
+confesseur.</p>
+
+<p>La voici qui s'avance, son livre de prières à la main.
+Aujourd'hui donc tout va s'éclairer; laisse seulement
+tomber ton secret dans l'oreille du prêtre: le courtisan
+pourra bien en profiter; mais, en conscience, il n'en
+dira rien.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_D" id="Footnote_D"></a>
+<a href="#FNanchor_D">Note D</a>
+: Le pape Paul III. (<i>Note de l'auteur.</i>)</p>
+
+<p class="did"><i>Entre la marquise de Cibo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>s'asseyant</i>.</p>
+
+<p>Me voilà prêt.</p>
+
+<p class="did"><i>La marquise s'agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Avez-vous dit votre <i>Confiteor</i>? Nous pouvons commencer,
+marquise.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Je m'accuse de mouvements de colère, de doutes
+irréligieux et injurieux pour notre saint-père le pape.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Continuez.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>J'ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l'évêque
+de Fano, que la sainte Église catholique était un
+lieu de débauche.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Continuez.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>J'ai écouté des discours contraires à la fidélité que
+j'ai jurée à mon mari.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Qui vous a tenu ces discours?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>J'ai lu une lettre écrite dans la même pensée.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Qui vous a écrit cette lettre?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Je m'accuse de ce que j'ai fait, et non de ce qu'ont
+fait les autres.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que
+je puisse vous donner l'absolution en toute sécurité.
+Avant tout, dites-moi si vous avez répondu à cette
+lettre.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>J'y ai répondu de vive voix, mais non par écrit.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Qu'avez-vous répondu?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>J'ai accordé à la personne qui m'avait écrit la permission
+de me voir comme elle le demandait.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Comment s'est passée cette entrevue?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Je me suis accusée déjà d'avoir écouté des discours
+contraires à mon honneur.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Comment y avez-vous répondu?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Comme il convient à une femme qui se respecte.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>N'avez-vous point laissé entrevoir qu'on finirait par
+vous persuader?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Non, mon père.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Avez-vous annoncé à la personne dont il s'agit la
+résolution de ne plus écouter de semblables discours à
+l'avenir?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, mon père.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Cette personne vous plaît-elle?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Mon c&oelig;ur n'en sait rien, j'espère.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Avez-vous averti votre mari?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Non, mon père. Une honnête femme ne doit point
+troubler son ménage par des récits de cette sorte.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Ne me cachez-vous rien? Ne s'est-il rien passé entre
+vous et la personne dont il s'agit, que vous hésitiez à
+me confier?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Rien, mon père.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Pas un regard tendre? pas un baiser pris à la dérobée?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Non, mon père.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Cela est-il sûr, ma fille?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Mon beau-frère, il me semble que je n'ai pas l'habitude
+de mentir devant Dieu.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai
+demandé tout à l'heure; je ne puis cependant vous
+donner l'absolution sans le savoir.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Pourquoi cela? Lire une lettre peut être un péché,
+mais non pas une signature. Qu'importe le nom à la
+chose?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Il importe plus que vous ne pensez.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi
+l'absolution, si vous voulez; je prendrai pour confesseur
+le premier prêtre venu, qui me la donnera.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle se lève.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Quelle violence, marquise! Est-ce que je ne sais pas
+que c'est du duc que vous voulez parler?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Du duc!&mdash;Eh bien! si vous le savez, pourquoi voulez-vous
+me le faire dire?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Pourquoi refusez-vous de le dire? Cela m'étonne.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Et qu'en voulez-vous faire, vous, mon confesseur?
+Est-ce pour le répéter à mon mari que vous tenez si fort
+à l'entendre? Oui, cela est bien certain; c'est un tort
+que d'avoir pour confesseur un de ses parents. Le ciel
+m'est témoin qu'en m'agenouillant devant vous, j'oublie
+que je suis votre belle-s&oelig;ur; mais vous prenez soin
+de me le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde à
+votre salut éternel, tout cardinal que vous êtes.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Revenez donc à cette place, marquise; il n'y a pas
+tant de mal que vous croyez.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Que voulez-vous dire?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Qu'un confesseur doit tout savoir, parce qu'il peut
+tout diriger, et qu'un beau-frère ne doit rien dire, à
+certaines conditions.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Quelles conditions?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Non, non, je me trompe; ce n'était pas ce mot-là
+que je voulais employer. Je voulais dire que le duc est
+puissant, qu'une rupture avec lui peut nuire aux plus
+riches familles; mais qu'un secret d'importance entre
+des mains expérimentées peut devenir une source de
+biens abondante.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Une source de biens!&mdash;des mains expérimentées!&mdash;Je
+reste là, en vérité, comme une statue. Que
+couves-tu, prêtre, sous ces paroles ambiguës? Il y a
+certains assemblages de mots qui passent par instants
+sur vos lèvres, à vous autres; on ne sait qu'en penser.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous
+ai point encore donné l'absolution.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Parlez toujours; il n'est pas prouvé que j'en veuille.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>se levant</i>.</p>
+
+<p>Prenez garde à vous, marquise! Quand on veut me
+braver en face, il faut avoir une armure solide et sans
+défaut; je ne veux point menacer; je n'ai pas un mot
+à vous dire: prenez un autre confesseur.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE, <i>seule</i>.</p>
+
+<p>Cela est inouï. S'en aller en serrant les poings, les
+yeux enflammés de colère! Parler de mains expérimentées,
+de direction à donner à certaines choses!
+Eh mais! qu'y a-t-il donc? Qu'il voulût pénétrer mon
+secret pour en informer mon mari, je le conçois; mais,
+si ce n'est pas là son but, que veut-il donc faire de
+moi? la maîtresse du duc? Tout savoir, dit-il, et tout
+diriger! cela n'est pas possible; il y a quelque autre
+mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous;
+Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non! cela est sûr;
+je le connais. C'est bon pour Lorenzaccio; mais lui!
+il faut qu'il ait quelque sourde pensée, plus vaste que
+cela et plus profonde. Ah! comme les hommes sortent
+d'eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence!
+Cela est effrayant.</p>
+
+<p>Maintenant, que ferai-je? Est-ce que j'aime Alexandre?
+Non, je ne l'aime pas, non, assurément; j'ai dit que
+non dans ma confession, et je n'ai pas menti. Pourquoi
+Laurent est-il à Massa? Pourquoi le duc me presse-t-il?
+Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir?
+pourquoi?&mdash;Ah! pourquoi y a-t-il dans tout cela un
+aimant, un charme inexplicable qui m'attire?</p>
+
+<p class="did"><i>Elle ouvre sa fenêtre.</i></p>
+
+<p>Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste! Il
+y a là plus d'une maison où Alexandre est entré la nuit,
+couvert de son manteau; c'est un libertin, je le sais.&mdash;Et
+pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence?
+Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi, ou est-ce lui?</p>
+
+<p class="speaker">AGNOLO, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Madame, Son Altesse vient d'entrer dans la cour.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Cela est singulier; ce Malaspina m'a laissée toute
+tremblante.</p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au palais des Soderini.</i></p>
+
+<p class="speaker">MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, <i>assis</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">CATHERINE, <i>tenant un livre</i>.</p>
+
+<p>Quelle histoire vous lirai-je, ma mère?</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que
+je comprends rien à tes livres latins?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Celui-ci n'est point en latin, mais il en est traduit.
+C'est l'histoire romaine.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je suis très fort sur l'histoire romaine. Il y avait une
+fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Ah! c'est une histoire de sang.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pas du tout; c'est un conte de fées. Brutus était un
+fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un
+duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si
+les petites filles dormaient bien.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Dites-vous aussi du mal de Lucrèce?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Elle s'est donné le plaisir du péché et la gloire du
+trépas. Elle s'est laissé prendre toute vive comme une
+alouette au piège, et puis elle s'est fourré bien gentiment
+son petit couteau dans le ventre.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous
+de les rabaisser devant votre mère et votre s&oelig;ur?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde
+me fait horreur.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Sais-tu le rêve que j'ai eu cette nuit, mon enfant?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Quel rêve?</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Ce n'était point un rêve, car je ne dormais pas.
+J'étais seule dans cette grande salle; ma lampe était loin
+de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais
+aux jours où j'étais heureuse, aux jours de ton enfance,
+mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je
+me disais: il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait
+autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient
+de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler.
+J'ai entendu tout d'un coup marcher lentement dans
+la galerie; je me suis retournée; un homme vêtu de noir
+venait à moi, un livre sous le bras: c'était toi, Renzo:
+«Comme tu reviens de bonne heure!» me suis-je
+écriée. Mais le spectre s'est assis auprès de la lampe,
+sans me répondre; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu
+mon Lorenzino d'autrefois.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Vous l'avez vu?</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Comme je te vois.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Quand s'en est-il allé?</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Mon spectre, à moi! Et il s'en est allé quand je suis
+rentré?</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Il s'est levé d'un air mélancolique, et s'est effacé
+comme une vapeur du matin.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de Brutus.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Qu'avez-vous? vous tremblez de la tête aux pieds.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous
+étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui
+qu'il verra bientôt quelque chose qui l'étonnera.</p>
+
+<p class="did"><i>On frappe.</i></p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>C'est mon oncle Bindo et Baptista Venturi.</p>
+
+<p class="did"><i>Bindo et Venturi entrent.</i></p>
+
+<p class="speaker">BINDO, <i>bas à Marie</i>.</p>
+
+<p>Je viens tenter un dernier effort.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Nous vous laissons; puissiez-vous réussir!</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort avec Catherine.</i></p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l'histoire scandaleuse
+qui court sur ton compte?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Quelle histoire?</p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>On dit que tu t'es évanoui à la vue d'une épée.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Le croyez-vous, mon oncle?</p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>Je t'ai vu faire des armes à Rome; mais cela ne
+m'étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu'un chien,
+au métier que tu fais ici.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>L'histoire est vraie: je me suis évanoui. Bonjour,
+Venturi. A quel taux sont vos marchandises? comment
+va le commerce?</p>
+
+<p class="speaker">VENTURI.</p>
+
+<p>Seigneur, je suis à la tête d'une fabrique de soie,
+mais c'est me faire une injure que de m'appeler marchand.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>C'est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez
+contracté au collège l'habitude innocente de vendre
+de la soie.</p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>J'ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent
+en ce moment tant de familles à Florence. C'est
+un digne ami de la liberté, et j'entends, Lorenzo, que
+vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est
+passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance
+extrême que le duc vous témoigne n'était qu'un
+piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux? Êtes-vous
+des nôtres, ou n'en êtes-vous pas? voilà ce qu'il nous
+faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que
+le despotisme des Médicis n'est ni juste ni tolérable. De
+quel droit laisserions-nous s'élever paisiblement cette
+maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges?
+La capitulation n'est point observée. La puissance de
+l'Allemagne se fait sentir de jour en jour d'une manière
+plus absolue. Il est temps d'en finir, et de rassembler
+les patriotes. Répondez-vous à cet appel?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Qu'en dites-vous, seigneur Venturi? Parlez, parlez,
+voilà mon oncle qui reprend haleine; saisissez cette
+occasion, si vous aimez votre pays.</p>
+
+<p class="speaker">VENTURI.</p>
+
+<p>Seigneur, je pense de même, et je n'ai pas un mot
+à ajouter.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pas un mot? pas un beau petit mot bien sonore?
+Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On
+tourne une grande période autour d'un beau petit mot,
+pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie;
+on rejette son bras gauche en arrière, de manière
+à faire faire à son manteau des plis pleins d'une dignité
+tempérée par la grâce; on lâche sa période qui se déroule
+comme une corde ronflante, et la petite toupie
+s'échappe avec un murmure délicieux. On pourrait
+presque la ramasser dans le creux de la main, comme
+les enfants des rues.</p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>Tu es un insolent! Réponds, ou sors d'ici.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas à
+ma coiffure que je suis républicain dans l'âme? Regardez
+comme ma barbe est coupée. N'en doutez pas un
+seul instant, l'amour de la patrie respire dans mes vêtements
+les plus cachés.</p>
+
+<p class="did"><i>On sonne à la porte d'entrée; la cour se remplit de pages et de
+chevaux</i>.</p>
+
+<p class="speaker">UN PAGE, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Le duc!</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Alexandre.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Quel excès de faveur, mon prince! Vous daignez
+visiter un pauvre serviteur en personne?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quels sont ces hommes-là? J'ai à te parler.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle
+Bindo Altoviti, qui regrette qu'un long séjour à Naples
+ne lui ait pas permis de se jeter plus tôt à vos pieds.
+Cet autre seigneur est l'illustre Baptista Venturi, qui
+fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n'en vend
+point. Que la présence inattendue d'un si grand prince
+dans cette humble maison ne vous trouble pas, mon
+cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi. Ce que
+vous demandez vous sera accordé, ou vous serez en
+droit de dire que mes supplications n'ont aucun crédit
+auprès de mon gracieux souverain.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Que demandez-vous, Bindo?</p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>Altesse, je suis désolé que mon neveu...</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Le titre d'ambassadeur à Rome n'appartient à personne
+en ce moment. Mon oncle se flattait de l'obtenir
+de vos bontés. Il n'est pas dans Florence un seul homme
+qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dès qu'il
+s'agit du dévouement et du respect qu'on doit aux
+Médicis.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>En vérité, Renzino? Eh bien! mon cher Bindo, voilà
+qui est dit. Viens demain matin au palais.</p>
+
+<p class="speaker">BINDO.</p>
+
+<p>Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître?...</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Le seigneur Venturi, bien qu'il ne vende point de
+soie, demande un privilège pour ses fabriques.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quel privilège?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui,
+monseigneur, si vous aimez ceux qui vous
+aiment.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Voilà qui est bon. Est-ce fini? Allez, messieurs; la
+paix soit avec vous.</p>
+
+<p class="speaker">VENTURI.</p>
+
+<p>Altesse!... vous me comblez de joie,... je ne puis
+exprimer...</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>à ses gardes</i>.</p>
+
+<p>Qu'on laisse passer ces deux personnes.</p>
+
+<p class="speaker">BINDO, <i>sortant, bas à Venturi</i>.</p>
+
+<p>C'est un tour infâme.</p>
+
+<p class="speaker">VENTURI, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous ferez?</p>
+
+<p class="speaker">BINDO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Que diable veux-tu que je fasse? Je suis nommé.</p>
+
+<p class="speaker">VENTURI, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Cela est terrible!</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>La Cibo est à moi.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'en suis fâché.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Parce que cela fera tort aux autres.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Ma foi, non, elle m'ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon,
+quelle est donc cette belle femme qui arrange ces
+fleurs sur cette fenêtre? Voilà longtemps que je la vois
+sans cesse en passant.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Où donc?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Là-bas, en face, dans le palais.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Oh! ce n'est rien.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Rien? Appelles-tu rien ces bras-là! Quelle Vénus,
+entrailles du diable!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>C'est une voisine.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je veux parler à cette voisine-là. Eh, parbleu! si je ne
+me trompe, c'est Catherine Ginori.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je la reconnais très bien; c'est ta tante. Peste! j'avais
+oublié cette figure-là. Amène-la donc souper.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cela serait très difficile. C'est une vertu.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Allons donc! Est-ce qu'il y en a pour nous autres?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je lui demanderai, si vous voulez, mais je vous avertis
+que c'est une pédante; elle parle latin.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC</p>
+
+<p>Bon! elle ne fait pas l'amour en latin. Viens donc
+par ici; nous la verrons mieux de cette galerie.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Une autre fois, mignon;&mdash;à l'heure qu'il est, je n'ai
+pas de temps à perdre:&mdash;il faut que j'aille chez le
+Strozzi.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quoi! chez ce vieux fou?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il
+paraît qu'il ne peut se guérir de cette singulière lubie
+d'ouvrir sa bourse à toutes ces viles créatures qu'on
+nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se réunissent
+chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers
+et de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est
+d'aller au plus vite manger le dîner de ce vieux gibier
+de potence, et de lui renouveler l'assurance de ma cordiale
+amitié. J'aurai ce soir quelque bonne histoire à
+vous conter, quelque charmante petite fredaine qui
+pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes
+de toutes ces canailles.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Que je suis heureux de t'avoir, mignon! J'avoue que
+je ne comprends pas comment ils te reçoivent.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Bon! si vous saviez comme cela est aisé de mentir
+impudemment au nez d'un butor! Cela prouve bien
+que vous n'avez jamais essayé. A propos, ne m'avez-vous
+pas dit que vous vouliez donner votre portrait,
+je ne sais plus à qui? J'ai un peintre à vous amener;
+c'est un protégé.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Bon, bon; mais pense à ta tante. C'est pour elle
+que je suis venu te voir: le diable m'emporte! tu as
+une tante qui me revient.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Et la Cibo?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je te dis de parler de moi à ta tante.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE V</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une salle du palais des Strozzi.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR, LOUISE, <i>occupée
+à travailler</i>; LORENZO, <i>couché sur un sofa</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Dieu veuille qu'il n'en soit rien! Que de haines
+inextinguibles, implacables, n'ont pas commencé autrement!
+Un propos! la fumée d'un repas jasant sur
+les lèvres épaisses d'un débauché! voilà les guerres de
+famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est
+insulté, et on tue; on a tué, et on est tué. Bientôt les
+haines s'enracinent; on berce les fils dans les cercueils
+de leurs aïeux, et des générations entières sortent de
+terre l'épée à la main.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>J'ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant
+propos et de ce maudit voyage à Montolivet; mais le
+moyen d'endurer ces Salviati?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ah! Léon, Léon, je te le demande, qu'y aurait-il de
+changé pour Louise et pour nous-mêmes, si tu n'avais
+rien dit à mes enfants? La vertu d'une Strozzi ne peut-elle
+oublier un mot d'un Salviati? L'habitant d'un palais
+de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace
+écrit sur ses murs? Qu'importe le propos d'un
+Julien? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnête
+mari? ses enfants la respecteront-ils moins? M'en souviendrai-je,
+moi, son père, en lui donnant le baiser du
+soir? Où en sommes-nous, si l'insolence du premier
+venu tire du fourreau des épées comme les nôtres?
+Maintenant tout est perdu; voilà Pierre furieux de tout
+ce que tu nous as conté. Il s'est mis en campagne; il
+est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver!
+Qu'il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien,
+mon sang sur le pavé de Florence! Ah! pourquoi suis-je
+père!</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Si on m'eût rapporté un propos sur ma s&oelig;ur, quel
+qu'il fût, j'aurais tourné le dos, et tout aurait été fini
+là; mais celui-là m'était adressé; il était si grossier,
+que je me suis figuré que le rustre ne savait de qui il
+parlait;&mdash;mais il le savait bien.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Oui, ils le savent, les infâmes! ils savent bien où ils
+frappent! Le vieux tronc d'arbre est d'un bois trop
+solide; ils ne viendraient pas l'entamer. Mais ils connaissent
+la fibre délicate qui tressaille dans ses entrailles
+lorsqu'on attaque son plus faible bourgeon. Ma
+Louise! ah! qu'est-ce donc que la raison? Les mains
+me tremblent à cette idée. Juste Dieu! La raison, est-ce
+donc la vieillesse?</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Pierre est trop violent.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pauvre Pierre! comme le rouge lui est monté au
+front! comme il a frémi en t'écoutant raconter l'insulte
+faite à sa s&oelig;ur! C'est moi qui suis un fou, car je
+t'ai laissé dire. Pierre se promenait par la chambre à
+grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue; il allait,
+il venait, comme moi maintenant. Je le regardais en
+silence: c'est un si beau spectacle qu'un sang pur
+montant à un front sans reproche! O ma patrie! pensais-je,
+en voilà un, et c'est mon aîné. Ah! Léon, j'ai
+beau faire, je suis un Strozzi.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Il n'y a peut-être pas tant de danger que vous le
+pensez.&mdash;C'est un grand hasard s'il rencontre Salviati
+ce soir.&mdash;Demain nous verrons toutes les choses
+plus sagement.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>N'en doute pas; Pierre le tuera, ou il se fera tuer.</p>
+
+<p class="did"><i>Il ouvre la fenêtre.</i></p>
+
+<p>Où sont-ils maintenant? Voilà la nuit; la ville se couvre
+de profondes ténèbres; ces rues sombres me font horreur;&mdash;le
+sang coule quelque part; j'en suis sûr.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Calmez-vous.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>A la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr
+qu'il ne rentrera que vengé ou mort. Je l'ai vu décrocher
+son épée en fronçant le sourcil; il se mordait les
+lèvres, et les muscles de ses bras étaient tendus comme
+des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est
+vengé; cela n'est pas douteux.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR.</p>
+
+<p>Remettez-vous, fermez cette fenêtre.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Eh bien! Florence, apprends-la donc à tes pavés,
+la couleur de mon noble sang! Il y a quarante de tes
+fils qui l'ont dans les veines. Et moi, le chef de cette
+famille immense, plus d'une fois encore ma tête
+blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les
+angoisses paternelles! plus d'une fois ce sang, que tu
+bois peut-être à cette heure avec indifférence, séchera
+au soleil de tes places! Mais ne ris pas ce soir du
+vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare
+de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras,
+où tu te mettras avec lui à la fenêtre, et où le
+c&oelig;ur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de
+nos épées.</p>
+
+<p class="speaker">LOUISE.</p>
+
+<p>Mon père! mon père! vous me faites peur.</p>
+
+<p class="speaker">LE PRIEUR, <i>bas à Louise</i>.</p>
+
+<p>N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes? il
+m'a semblé le reconnaître à sa petite taille. Le voilà
+parti.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pauvre ville! où les pères attendent ainsi le retour
+de leurs enfants! Pauvre patrie! pauvre patrie! Il y
+en a bien d'autres à cette heure qui ont pris leur manteau
+et leur épée pour s'enfoncer dans cette nuit
+obscure; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets;
+ils savent qu'ils mourront demain de misère,
+s'ils ne meurent de froid cette nuit. Et nous, dans ces
+palais somptueux, nous attendons qu'on nous insulte
+pour tirer nos épées! Le propos d'un ivrogne nous
+transporte de colère, et disperse dans ces sombres rues
+nos fils et nos amis! Mais les malheurs publics ne
+secouent pas la poussière de nos armes. On croit Philippe
+Strozzi un honnête homme, parce qu'il fait le
+bien sans empêcher le mal; et maintenant, moi, père,
+que ne donnerais-je pas pour qu'il y eût au monde un
+être capable de me rendre mon fils et de punir juridiquement
+l'insulte faite à ma fille! Mais pourquoi empêcherait-on
+le mal qui m'arrive, quand je n'ai pas
+empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais
+le pouvoir? Je me suis courbé sur des livres, et j'ai
+rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans l'antiquité.
+Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me
+bouchais les oreilles pour m'enfoncer dans mes méditations;
+il a fallu que la tyrannie vînt me frapper au
+visage pour me faire dire: Agissons! et ma vengeance
+a des cheveux gris.</p>
+
+<p class="did"><i>Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>C'est fait; Salviati est mort.</p>
+
+<p class="did"><i>Il embrasse sa s&oelig;ur.</i></p>
+
+<p class="speaker">LOUISE.</p>
+
+<p>Quelle horreur! tu es couvert de sang.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Nous l'avons attendu au coin de la rue des Archers;
+François a arrêté son cheval; Thomas l'a frappé à la
+jambe, et moi...</p>
+
+<p class="speaker">LOUISE.</p>
+
+<p>Tais-toi! tais-toi! tu me fais frémir; tes yeux sortent
+de leurs orbites; tes mains sont hideuses; tout ton corps
+tremble, et tu es pâle comme la mort.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>se levant</i>.</p>
+
+<p>Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Qui dit cela? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio!</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'approche de son père.</i></p>
+
+<p>Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable?
+ne savez-vous donc pas ce que c'est, sans compter
+l'histoire de son duel avec Maurice?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>C'est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c'est
+que j'ai de bonnes raisons pour l'y recevoir. Nous en
+parlerons en temps et lieu.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE, <i>entre ses dents</i>.</p>
+
+<p>Hum! des raisons pour recevoir cette canaille? Je
+pourrais bien en trouver, un de ces matins, une très
+bonne aussi pour le faire sauter par les fenêtres. Dites
+ce que vous voudrez, j'étouffe dans cette chambre de
+voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Allons, paix! tu es un écervelé! Dieu veuille que
+ton coup de ce soir n'ait pas de mauvaises suites pour
+nous! Il faut commencer par te cacher.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Me cacher! Et au nom de tous les saints, pourquoi
+me cacherais-je?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>à Thomas</i>.</p>
+
+<p>En sorte que vous l'avez frappé à l'épaule? Dites-moi
+donc un peu...</p>
+
+<p class="did"><i>Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre; tous deux s'entretiennent
+à voix basse.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Non, mon père, je ne me cacherai pas. L'insulte a
+été publique, il nous l'a faite au milieu d'une place.
+Moi, je l'ai assommé au milieu d'une rue, et il me
+convient demain matin de le raconter à toute la ville.
+Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur?
+Je me promènerais volontiers l'épée nue, et sans
+en essuyer une goutte de sang.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n'es pas
+blessé, mon enfant? tu n'as rien reçu dans tout cela?</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VI</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au palais du duc.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>à demi-nu</i>; TEBALDEO, <i>faisant son portrait</i>;
+GIOMO, <i>joue de la guitare</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">GIOMO, <i>chantant</i>.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Quand je mourrai, mon échanson,</p>
+<p>Porte mon c&oelig;ur à ma maîtresse;</p>
+<p>Qu'elle envoie au diable la messe,</p>
+<p>La prêtraille et les oraisons.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Les pleurs ne sont que de l'eau claire:</p>
+<p>Dis-lui qu'elle éventre un tonneau;</p>
+<p>Qu'on entonne un ch&oelig;ur sur ma bière,</p>
+<p>J'y répondrai du fond de mon tombeau.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander.
+Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon
+que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Pourquoi? Est-ce qu'il est mort?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>C'est un gamin d'une maison voisine; tout à l'heure,
+en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Cela vous plaît à dire; je vous ai vu tuer un homme
+d'un coup plus d'une fois.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tu crois? J'étais donc gris? Quand je suis en pointe
+de gaîté, tous mes moindres coups sont mortels. Qu'as-tu
+donc, petit? est-ce que la main te tremble? tu louches
+terriblement.</p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Rien, monseigneur, plaise à Votre Altesse.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Lorenzo</i>.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cela avance-t-il? Êtes-vous content de mon protégé?</p>
+
+<p class="did"><i>Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa</i>.</p>
+
+<p>Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon!
+Mais cela doit être bien chaud.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas.
+Mais c'est du fil d'acier; la lime la plus aiguë n'en
+pourrait ronger une maille, et en même temps c'est
+léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas la pareille
+dans toute l'Europe; aussi je ne la quitte guère;
+jamais, pour mieux dire.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à
+l'épreuve du stylet?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Assurément.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Au fait, j'y réfléchis à présent; vous la portez toujours
+sous votre pourpoint. L'autre jour, à la chasse,
+j'étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à
+bras-le-corps, je la sentais très bien. C'est une prudente
+habitude.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que je me méfie de personne; comme
+tu dis, c'est une habitude,&mdash;pure habitude de soldat.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces
+gants! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu? Cette
+cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait;
+vous avez eu tort de la quitter.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>C'est le peintre qui l'a voulu; cela vaut toujours
+mieux, d'ailleurs, de poser le cou découvert: regarde
+les antiques.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Où diable est ma guitare? Il faut que je fasse un
+second dessus à Giomo.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">TEBALDEO.</p>
+
+<p>Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO, <i>à la fenêtre</i>.</p>
+
+<p>Que fait donc Lorenzo? Le voilà en contemplation
+devant le puits qui est au milieu du jardin: ce n'est
+pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de
+mailles?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Je ne la trouve pas; j'ai beau chercher: elle s'est
+envolée.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes; il l'aura
+jetée dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume
+de paresseux.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Cela est incroyable; pas plus de cotte de mailles que
+sur ma main.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Allons, tu rêves! cela est impossible.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Voyez vous-même, Altesse; la chambre n'est pas
+si grande!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Renzo la tenait là, sur ce sofa.</p>
+
+<p class="did"><i>Rentre Lorenzo.</i></p>
+
+<p>Qu'as-tu donc fait de ma cotte? nous ne pouvons plus
+la trouver.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je l'ai remise où elle était. Attendez; non, je l'ai
+posée sur ce fauteuil; non, c'était sur le lit. Je n'en
+sais rien; mais j'ai trouvé ma guitare.</p>
+
+<p class="did"><i>Il chante en s'accompagnant.</i></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Bonjour, madame l'abbesse...</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Dans le puits du jardin, apparemment? car vous
+étiez penché dessus tout à l'heure d'un air tout à fait
+absorbé.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon
+plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n'ai pas
+d'autre occupation.</p>
+
+<p class="did"><i>Il continue à jouer.</i></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Bonjour, bonjour, abbesse de mon c&oelig;ur.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue! Je
+crois que je ne l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce
+n'est pour me coucher.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire
+un valet de chambre d'un fils de pape? Vos gens la
+trouveront.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Que le diable t'emporte! c'est toi qui l'as égarée.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre
+chose que de mes cottes. A propos, j'ai parlé de vous
+à ma chère tante. Tout est au mieux; venez donc vous
+asseoir un peu ici que je vous parle à l'oreille.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO, <i>bas au duc</i>.</p>
+
+<p>Cela est singulier, au moins; la cotte de mailles est
+enlevée.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>On la retrouvera.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'assoit à côté de Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">GIOMO, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits,
+cela n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte
+de mailles, pour m'ôter de la tête une vieille idée qui
+se rouille de temps en temps. Bah! un Lorenzaccio!
+La cotte est sous quelque fauteuil.</p>
+
+
+<h3>SCÈNE VII</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Devant le palais.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entre</i> SALVIATI, <i>couvert de sang et boitant; deux hommes
+le soutiennent.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">SALVIATI, <i>criant</i>.</p>
+
+<p>Alexandre de Médicis! ouvre ta fenêtre, et regarde
+un peu comme on traite tes serviteurs!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>à la fenêtre</i>.</p>
+
+<p>Qui est là dans la boue? Qui se traîne aux murailles
+de mon palais avec ces cris épouvantables!</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Les Strozzi m'ont assassiné; je vais mourir à ta
+porte.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Lesquels des Strozzi, et pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">SALVIATI.</p>
+
+<p>Parce que j'ai dit que leur s&oelig;ur était amoureuse de
+toi, mon noble duc. Les Strozzi ont trouvé leur s&oelig;ur
+insultée parce que j'ai dit que tu lui plaisais; trois
+d'entre eux m'ont assassiné. J'ai reconnu Pierre et
+Thomas; je ne connais pas le troisième.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Fais-toi monter ici; par Hercule! les meurtriers passeront
+la nuit en prison, et on les pendra demain matin.</p>
+
+<p class="did"><i>Salviati entre dans le palais.</i></p>
+
+<h3>FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE TROISIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>La chambre à coucher de Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, SCORONCONCOLO, <i>faisant des armes</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Maître, as-tu assez du jeu?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Non; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci! tiens,
+meurs! tiens, misérable!</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>A l'assassin! on me tue! on me coupe la gorge!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Meurs! meurs! meurs!&mdash;Frappe donc du pied.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>A moi, mes archers! au secours! on me tue! Lorenzo
+de l'enfer!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Meurs, infâme! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai!
+Au c&oelig;ur, au c&oelig;ur! il est éventré.&mdash;Crie donc,
+frappe donc, tue donc! Ouvre-lui les entrailles! Coupons-le
+par morceaux, et mangeons, mangeons! J'en
+ai jusqu'au coude. Fouille dans la gorge, roule-le,
+roule! Mordons, mordons, et mangeons!</p>
+
+<p class="did"><i>Il tombe épuisé.</i></p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO, <i>s'essuyant le front</i>.</p>
+
+<p>Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en
+vrai tigre; mille millions de tonnerres! tu rugis comme
+une caverne pleine de panthères et de lions.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>O jour de sang, jour de mes noces! O soleil! soleil!
+il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb;
+tu te meurs de soif, soleil! son sang t'enivrera. O ma
+vengeance! qu'il y a longtemps que tes ongles poussent!
+O dents d'Ugolin! il vous faut le crâne, le crâne!</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Es-tu en délire? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même
+un rêve?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Lâche, lâche,&mdash;ruffian,&mdash;le petit maigre, les pères,
+les filles,&mdash;des adieux, des adieux sans fin,&mdash;les
+rives de l'Arno pleines d'adieux!&mdash;les gamins l'écrivent
+sur les murs.&mdash;Ris, vieillard, ris dans ton bonnet
+blanc;&mdash;tu ne vois pas que mes ongles poussent?&mdash;Ah!
+le crâne! le crâne!</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'évanouit.</i></p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Maître, tu as un ennemi.</p>
+
+<p class="did"><i>Il lui jette de l'eau à la figure.</i></p>
+
+<p>Allons! maître, ce n'est pas la peine de tant te démener.
+On a des sentiments élevés ou on n'en a pas;
+je n'oublierai jamais que tu m'as fait avoir une certaine
+grâce sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un
+ennemi, dis-le, et je t'en débarrasserai sans qu'il y paraisse
+autrement.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ce n'est rien; je te dis que mon seul plaisir est de
+faire peur à mes voisins.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et
+que nous y mettons tout à l'envers, ils doivent être bien
+accoutumés à notre tapage. Je crois que tu pourrais
+égorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler
+sur ton plancher, sans qu'on s'aperçût dans la maison
+qu'il s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux
+voisins, tu t'y prends mal. Ils ont eu peur la première
+fois, c'est vrai; mais maintenant ils se contentent
+d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au
+point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenêtres.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu crois?</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Tu as un ennemi, maître. Ne t'ai-je pas vu frapper
+du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance?
+N'ai-je pas des oreilles? Et, au milieu de toutes tes
+fureurs, n'ai-je pas entendu résonner distinctement un
+petit mot bien net; la vengeance? Tiens, maître, crois-moi,
+tu maigris;&mdash;tu n'as plus le mot pour rire
+comme devant;&mdash;crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise
+digestion qu'une bonne haine. Est-ce que sur
+deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un
+dont l'ombre gêne l'autre? Ton médecin est dans ma
+gaine; laisse-moi te guérir.</p>
+
+<p class="did"><i>Il tire son épée.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ce médecin-là t'a-t-il jamais guéri, toi?</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une
+petite demoiselle qui me disait...</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Montre-moi cette épée. Ah! garçon, c'est une brave
+lame.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Essaye-la, et tu verras.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu as deviné mon mal,&mdash;j'ai un ennemi. Mais
+pour lui je ne me servirai pas d'une épée qui ait servi
+pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura ici-bas qu'un
+baptême; elle gardera son nom.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Quel est le nom de l'homme?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Qu'importe? M'es-tu dévoué?</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Pour toi, je remettrais le Christ en croix.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je te le dis en confidence,&mdash;je ferai le coup dans
+cette chambre. Écoute bien, et ne te trompe pas. Si
+je l'abats du premier coup, ne t'avise pas de le toucher.
+Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce, et
+c'est un sanglier. S'il se défend, je compte sur toi
+pour lui tenir les mains; rien de plus, entends-tu?
+c'est à moi qu'il appartient. Je t'avertirai en temps et
+lieu.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Amen.</p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au palais Strozzi.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> PHILIPPE <span class="sc">et</span> PIERRE.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Quand je pense à cela, j'ai envie de me couper la
+main droite. Avoir manqué cette canaille! un coup si
+juste, et l'avoir manqué! A qui n'était-ce pas rendre
+service que de faire dire aux gens: Il y a un Salviati
+de moins dans les rues? Mais le drôle a fait comme
+les araignées,&mdash;il s'est laissé tomber en repliant ses
+pattes crochues, et il a fait le mort de peur d'être
+achevé.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Que t'importe qu'il vive? ta vengeance n'en est que
+plus complète.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les
+choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais
+encore meilleur père de famille: ne vous mêlez pas de
+tout cela.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Qu'as-tu encore en tête? Ne saurais-tu vivre un quart
+d'heure sans penser à mal?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Non, par l'enfer! je ne saurais vivre un quart d'heure
+tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse
+sur la tête comme une voûte de prison, et il me semble
+que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets
+d'ivrognes. Adieu, j'ai affaire à présent.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Où vas-tu?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Pourquoi voulez-vous le savoir? Je vais chez les
+Pazzi.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Attends-moi donc, car j'y vais aussi.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Pas à présent, mon père; ce n'est pas un bon moment
+pour vous.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Parle-moi franchement.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine,
+les Ruccellai et d'autres, qui ne portons pas le
+bâtard dans nos entrailles.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ainsi donc?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au
+moyen d'un caillou gros comme le bout du doigt.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Mais vous n'avez rien d'arrêté? pas de plan, pas de
+mesures prises? O enfants, enfants! jouer avec la vie et
+la mort! Des questions qui ont remué le monde! des
+idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les
+ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds
+du bourreau! des projets que la Providence elle-même
+regarde en silence et avec terreur, et qu'elle laisse
+achever à l'homme, sans oser y toucher! Vous parlez
+de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre
+de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou
+d'une mascarade! Savez-vous ce que c'est qu'une république,
+que l'artisan au fond de son atelier, que le
+laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place,
+que la vie entière d'un royaume? le bonheur des
+hommes, Dieu de justice! O enfants, enfants! savez-vous
+compter sur vos doigts?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Un bon coup de lancette guérit tous les maux.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Guérir! guérir! Savez-vous que le plus petit coup de
+lancette doit être donné par le médecin? Savez-vous
+qu'il faut une expérience longue comme la vie, et une
+science grande comme le monde, pour tirer du bras
+d'un malade une goutte de sang? N'étais-je pas offensé
+aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée
+nue sous ton manteau? Ne suis-je pas le père de ma
+Louise, comme tu es son frère? N'était-ce pas une juste
+vengeance? Et cependant sais-tu ce qu'elle m'a coûté?
+Ah! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu
+es père un jour, nous en parlerons.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Qu'ont donc fait à Dieu ces Pazzi? Ils invitent leurs
+amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux
+dés, et les amis, en entrant dans leur cour, glissent
+dans le sang de leurs grands-pères
+<a name="FNanchor_E" id="FNanchor_E"></a>
+<a href="#Footnote_E"><sup>E</sup></a>. Quelle soif ont
+donc leurs épées? Que voulez-vous donc, que voulez-vous?</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_E" id="Footnote_E"></a>
+<a href="#FNanchor_E">Note E</a>
+: Voir la conspiration des Pazzi. (<i>Note de l'auteur.</i>)</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Et pourquoi vous démentir vous-même? Ne vous
+ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons?
+Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos
+domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées
+des flambeaux de la veille? Ceux qui passent les nuits
+sans dormir ne meurent pas silencieux.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Où en viendrez-vous? réponds-moi.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par
+un serpent n'a que faire d'un médecin; il n'a qu'à se
+brûler la plaie.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous
+mettre à la place?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je vous le dis, comptez sur vos doigts.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Les têtes d'une hydre sont faciles à compter.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Et vous voulez agir? cela est décidé?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de
+Florence.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Cela est irrévocable? vous voulez agir?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Adieu, mon père; laissez-moi aller seul.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid,
+quand ses aiglons vont à la curée? O mes enfants! ma
+brave et belle jeunesse! vous qui avez la force que j'ai
+perdue, vous qui êtes aujourd'hui ce qu'était le jeune
+Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous! Emmène-moi,
+mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous
+ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques
+mots; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette
+tête grise: deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas
+encore; je ne vous serai pas à charge; ne pars pas sans
+moi, mon enfant; attends que je prenne mon manteau.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Venez, mon noble père; nous baiserons le bas de
+votre robe. Vous êtes notre patriarche, venez voir marcher
+au soleil les rêves de votre vie. La liberté est
+mûre; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir
+de terre la plante que vous aimez.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une rue.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN OFFICIER ALLEMAND <span class="sc">et des soldats</span>;
+THOMAS STROZZI, <i>au milieu d'eux</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons
+chez les Pazzi.</p>
+
+<p class="speaker">THOMAS.</p>
+
+<p>Va ton train, et ne sois pas en peine; tu sauras ce
+qu'il en coûte.</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Pas de menace; j'exécute les ordres du duc, et n'ai
+rien à souffrir de personne.</p>
+
+<p class="speaker">THOMAS.</p>
+
+<p>Imbécile! qui arrête un Strozzi sur la parole d'un
+Médicis!</p>
+
+<p class="did"><i>Il se forme un groupe autour d'eux.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur? nous le connaissons
+bien, c'est le fils de Philippe.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Lâche-le; nous répondons pour lui.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER.</p>
+
+<p>Oui, oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le
+aller, ou prends garde à tes oreilles.</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Hors de là, canaille! laissez passer la justice du duc,
+si vous n'aimez pas les coups de hallebarde.</p>
+
+<p class="did"><i>Pierre et Philippe arrivent.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Qu'y a-t-il? quel est ce tapage? Que fais-tu là,
+Thomas?</p>
+
+<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p>
+
+<p>Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en
+prison.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>En prison? et sur quel ordre?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>En prison? sais-tu à qui tu as affaire?</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Qu'on saisisse cet homme!</p>
+
+<p class="did"><i>Les soldats arrêtent Pierre.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme
+des pourceaux!</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Sur quel ordre agissez-vous, monsieur?</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER, <i>montrant l'ordre du duc</i>.</p>
+
+<p>Voilà mon mandat. J'ai ordre d'arrêter Pierre et
+Thomas Strozzi.</p>
+
+<p class="did"><i>Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>De quoi nous accuse-t-on? qu'avons-nous fait?
+Aidez-moi, mes amis; rossons cette canaille.</p>
+
+<p class="did"><i>Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Venez ici; prêtez-moi main-forte.</p>
+
+<p class="did"><i>Pierre est désarmé.</i></p>
+
+<p>En marche! et le premier qui approche de trop
+près, un coup de pique dans le ventre! Cela leur apprendra
+à se mêler de leurs affaires.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>On n'a pas le droit de m'arrêter sans un ordre des
+Huit. Je me soucie bien des ordres d'Alexandre! Où
+est l'ordre des Huit?</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>C'est devant eux que nous vous menons.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Si c'est devant eux, je n'ai rien à dire. De quoi
+suis-je accusé?</p>
+
+<p class="speaker">UN HOMME DU PEUPLE.</p>
+
+<p>Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants
+au tribunal des Huit?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Répondez donc, de quoi suis-je accusé?</p>
+
+<p class="speaker">L'OFFICIER.</p>
+
+<p>Cela ne me regarde pas.</p>
+
+<p class="did"><i>Les soldats sortent avec Pierre et Thomas.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE, <i>en sortant</i>.</p>
+
+<p>N'ayez aucune inquiétude, mon père; les Huit me
+renverront souper à la maison, et le bâtard en sera
+pour ses frais de justice.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE, <i>seul, s'asseyant sur un banc</i>.</p>
+
+<p>J'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si
+cela va si vite. Où en sommes-nous donc si une vengeance
+aussi juste que le ciel que voilà est clair est
+punie comme un crime! Eh quoi! les deux aînés d'une
+famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des
+voleurs de grand chemin! la plus grossière insulte châtiée,
+un Salviati frappé, seulement frappé, et des hallebardes
+en jeu! Sors donc du fourreau, mon épée. Si le
+saint appareil des exécutions judiciaires devient la cuirasse
+des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard,
+cette arme des assassins, protègent l'homme de
+bien. O Christ! la justice devenue une entremetteuse,
+l'honneur des Strozzi souffleté en place publique, et un
+tribunal répondant des quolibets d'un rustre! Un Salviati
+jetant à la plus noble famille de Florence son gant
+taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant
+pour se défendre le coupe-tête du bourreau! Lumière
+du soleil! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure,
+contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me
+donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres!
+Allons! mes bras, remuez; et toi, vieux corps courbé
+par l'âge et par l'étude, redresse-toi pour l'action!</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Demandes-tu l'aumône, Philippe, assis au coin de
+cette rue?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je demande l'aumône à la justice des hommes; je
+suis un mendiant affamé de justice, et mon honneur
+est en haillons.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Quel changement va donc s'opérer dans le monde,
+et quelle robe nouvelle va revêtir la nature, si le masque
+de la colère s'est posé sur le visage auguste et paisible
+du vieux Philippe? O mon père! quelles sont ces
+plaintes? pour qui répands-tu sur la terre les joyaux
+les plus précieux qu'il y ait sous le soleil, les larmes
+d'un homme sans peur et sans reproche?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un
+Médicis toi-même, mais seulement par ton nom; si je
+t'ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m'a
+trouve impassible et fidèle spectateur, que l'homme
+sorte de l'histrion. Si tu as jamais été quelque chose
+d'honnête, sois-le aujourd'hui. Pierre et Thomas sont
+en prison.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Oui, oui, je sais cela.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Est-ce là ta réponse? Est-ce là ton visage, homme
+sans épée?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Que veux-tu? dis-le, et tu auras alors ma réponse.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Agir! Comment? je n'en sais rien. Quel moyen employer,
+quel levier mettre sous cette citadelle de mort,
+pour la soulever et la pousser dans le fleuve? quoi faire,
+que résoudre, quels hommes aller trouver? je ne puis
+le savoir encore. Mais agir, agir, agir! O Lorenzo! le
+temps est venu. N'es-tu pas diffamé, traité de chien et
+de sans-c&oelig;ur? Si je t'ai tenu, en dépit de tout, ma porte
+ouverte, ma main ouverte, mon c&oelig;ur ouvert, parle, et
+que je voie si je me suis trompé. Ne m'as-tu pas parlé
+d'un homme qui s'appelle aussi Lorenzo, et qui se
+cache derrière le Lorenzo que voilà? Cet homme n'aime-t-il
+pas sa patrie, n'est-il pas dévoué à ses amis? Tu le
+disais, et je l'ai cru. Parle, parle, le temps est venu.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil
+me tombe sur la tête!</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ami, rire d'un vieillard désespéré, cela porte malheur;
+si tu dis vrai, à l'action! J'ai de toi des promesses
+qui engageraient Dieu lui-même, et c'est sur ces promesses
+que je t'ai reçu. Le rôle que tu joues est un rôle
+de boue et de lèpre, tel que l'enfant prodigue ne l'aurait
+pas joué dans un jour de démence; et cependant je t'ai
+reçu. Quand les pierres criaient à ton passage, quand
+chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain,
+je t'ai appelé du nom sacré d'ami, je me suis fait
+sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer; j'ai laissé
+l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur,
+et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur
+ma main la trace hideuse du contact de la tienne. Sois
+honnête, car je l'ai été; agis, car tu es jeune, et je suis
+vieux.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pierre et Thomas sont en prison; est-ce là tout?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>O ciel et terre! oui, c'est là tout. Presque rien, deux
+enfants de mes entrailles qui vont s'asseoir au banc des
+voleurs. Deux têtes que j'ai baisées autant de fois que
+j'ai de cheveux gris, et que je vais trouver demain matin
+clouées sur la porte de la forteresse; oui, c'est là
+tout, rien de plus, en vérité.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ne me parle pas sur ce ton: je suis rongé d'une
+tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est
+une lumière éblouissante.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'assoit près de Philippe.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible,
+vois-tu! On m'arracherait les bras et les jambes,
+que, comme le serpent, les morceaux mutilés de Philippe
+se rejoindraient encore et se lèveraient pour la
+vengeance. Je connais si bien tout cela! Les Huit! un
+tribunal d'hommes de marbre! une forêt de spectres,
+sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre
+du doute qui les agite pendant une minute, pour se
+résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, ô
+conscience! Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils
+ont des femmes et des filles! Ah! qu'ils tuent et qu'ils
+égorgent; mais pas mes enfants, pas mes enfants!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pierre est un homme; il parlera, et il sera mis en
+liberté.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>O mon Pierre, mon premier-né!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille; ou faites
+mieux, quittez Florence. Je vous réponds de tout, si
+vous quittez Florence.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Moi, un banni! moi dans un lit d'auberge à mon
+heure dernière! O Dieu! tout cela pour une parole
+d'un Salviati!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais
+non pas pour lui seul. Alexandre a un pied dans le lit
+de cet homme; il y exerce le droit du seigneur sur la
+prostitution.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Et nous n'agirons pas! O Lorenzo, Lorenzo! tu es
+un homme ferme, toi; parle-moi, je suis faible, et
+mon c&oelig;ur est trop intéressé dans tout cela. Je m'épuise,
+vois-tu! j'ai trop réfléchi ici-bas; j'ai trop tourné sur
+moi-même, comme un cheval de pressoir; je ne vaux
+plus rien pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses;
+je le ferai.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Rentrez chez vous, mon bon monsieur.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi; là
+sont cinquante jeunes gens tous déterminés. Ils ont
+juré d'agir; je leur parlerai noblement, comme un
+Strozzi et comme un père, et ils m'entendront. Ce soir
+j'inviterai à souper les quarante membres de ma famille;
+je leur raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons,
+nous verrons! rien n'est encore fait. Que les
+Médicis prennent garde à eux! Adieu, je vais chez les
+Pazzi; aussi bien, j'y allais avec Pierre, quand on l'a
+arrêté.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Il y a plusieurs démons, Philippe; celui qui te
+tente en ce moment n'est pas le moins à craindre de
+tous.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Que veux-tu dire?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel:
+la liberté, la patrie, le bonheur des hommes,
+tous ces mots résonnent à son approche comme les
+cordes d'une lyre; c'est le bruit des écailles d'argent
+de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent
+la terre, et il tient à la main la palme des martyrs.
+Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres;
+son vol est si rapide, que nul ne peut dire où il va.
+Prends-y garde! une fois dans ma vie je l'ai vu traverser
+les cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher
+de sa main a fait frémir mes cheveux comme une
+plume légère. Que je l'aie écouté ou non, n'en parlons
+pas.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais
+pourquoi j'ai peur de te comprendre.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>N'avez-vous dans la tête que cela: délivrer vos fils?
+Mettez la main sur la conscience; quelque autre pensée
+plus vaste, plus terrible, ne vous entraîne-t-elle pas
+comme un chariot étourdissant au milieu de cette jeunesse?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Eh bien! oui, que l'injustice faite à ma famille soit
+le signal de la liberté. Pour moi, et pour tous, j'irai!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur
+de l'humanité.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Que veut dire ceci? Es-tu dedans comme dehors
+une vapeur infecte? Toi qui m'as parlé d'une liqueur
+précieuse dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu
+renfermes?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je suis, en effet, précieux pour vous, car je tuerai
+Alexandre.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Toi?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous,
+tâchez de délivrer vos enfants; si vous ne le pouvez
+pas, laissez-leur subir une légère punition; je sais pertinemment
+qu'il n'y a pas d'autres dangers pour eux,
+et je vous répète que d'ici à quelques jours il n'y aura
+pas plus d'Alexandre de Médicis à Florence qu'il n'y a
+de soleil à minuit.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de
+penser à la liberté? Ne viendra-t-elle pas quand tu
+auras fait ton coup, si tu le fais?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante
+ans de vertu sur ta tête grise; c'est un enjeu trop cher
+pour le jouer aux dés.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose
+que je puisse entendre, parle; tu m'irrites singulièrement.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tel que tu me vois, Philippe, j'ai été honnête. J'ai
+cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un
+martyr croit à son Dieu. J'ai versé plus de larmes sur
+la pauvre Italie que Niobé sur ses filles.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Eh bien, Lorenzo?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ma jeunesse a été pure comme l'or. Pendant vingt
+ans de silence, la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine;
+et il faut que je sois réellement une étincelle du
+tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j'étais
+assis dans les ruines du colisée antique, je ne sais
+pourquoi, je me levai; je tendis vers le ciel mes bras
+trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma
+patrie mourrait de ma main. J'étais un étudiant paisible,
+et je ne m'occupais alors que des arts et des
+sciences, et il m'est impossible de dire comment cet
+étrange serment s'est fait en moi. Peut-être est-ce là
+ce qu'on éprouve quand on devient amoureux.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>J'ai toujours eu confiance en toi, et cependant je
+crois rêver.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Et moi aussi. J'étais heureux alors; j'avais le c&oelig;ur
+et les mains tranquilles; mon nom m'appelait au trône,
+et je n'avais qu'à laisser le soleil se lever et se coucher
+pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances
+humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien ni
+mal; mais j'étais bon, et, pour mon malheur éternel,
+j'ai voulu être grand. Il faut que je l'avoue: si la Providence
+m'a poussé à la résolution de tuer un tyran,
+quel qu'il fût, l'orgueil m'y a poussé aussi. Que te dirais-je
+de plus? Tous les Césars du monde me faisaient
+penser à Brutus.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>L'orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi
+t'en défendrais-tu?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou, de quelle
+nature est la pensée qui m'a travaillé. Pour comprendre
+l'exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo
+qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles
+fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui
+descendrait de son piédestal pour marcher parmi les
+hommes sur la place publique serait peut-être semblable
+à ce que j'ai été le jour où j'ai commencé à vivre
+avec cette idée: il faut que je sois un Brutus.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu m'étonnes de plus en plus.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'ai voulu d'abord tuer Clément VII; je n'ai pu le
+faire, parce qu'on m'a banni de Rome avant le temps.
+J'ai recommencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais
+agir seul, sans le secours d'aucun homme. Je travaillais
+pour l'humanité; mais mon orgueil restait solitaire
+au milieu de tous mes rêves philanthropiques.
+Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier
+avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses,
+ni conquérir la gloire bavarde d'un paralytique comme
+Cicéron; je voulais arriver à l'homme, me prendre
+corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après
+cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser
+la fumée du sang d'Alexandre monter au nez des harangueurs,
+pour réchauffer leur cervelle ampoulée.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Quelle tête de fer as-tu, ami! quelle tête de fer!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>La tâche que je m'imposais était rude avec Alexandre.
+Florence était, comme aujourd'hui, noyée de vin
+et de sang. L'empereur et le pape avaient fait un duc
+d'un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il
+fallait arriver à lui porté par les larmes des familles;
+pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait
+baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses
+orgies. J'étais pur comme un lis, et cependant je n'ai
+pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à
+cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois comprendre
+que j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève
+pas l'appareil impunément. Je suis devenu vicieux,
+lâche, un objet de honte et d'opprobre; qu'importe? ce
+n'est pas de cela qu'il s'agit.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu baisses la tête; tes yeux sont humides.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont
+point de rougeur au service de la honte. J'ai fait ce que
+j'ai fait. Tu sauras seulement que j'ai réussi dans mon
+entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain
+lieu d'où il ne sortira pas debout. Je suis au terme
+de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage,
+quand le bouvier l'abat sur l'herbe, n'est pas entouré
+de plus de filets, de plus de n&oelig;uds coulants que
+je n'en ai tissu autour de mon bâtard. Ce c&oelig;ur, jusques
+auquel une armée ne serait pas parvenue en un
+an, il est maintenant à nu sous ma main; je n'ai qu'à
+laisser tomber mon stylet pour qu'il y entre. Tout sera
+fait. Maintenant, sais-tu ce qui m'arrive, et ce dont je
+veux t'avertir?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu es notre Brutus si tu dis vrai.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je
+me suis souvenu du bâton d'or couvert d'écorce. Maintenant
+je connais les hommes et je te conseille de ne
+pas t'en mêler.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ah! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un
+fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de
+l'océan des hommes, et vous avez regardé dans les
+eaux la réflexion de votre propre lumière; du fond de
+votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le
+dais splendide des cieux; vous ne comptiez pas chaque
+flot, vous ne jetiez pas la sonde; vous étiez plein de
+confiance dans l'ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce
+temps-là, j'ai plongé; je me suis enfoncé dans cette
+mer houleuse de la vie; j'en ai parcouru toutes les profondeurs,
+couvert de ma cloche de verre; tandis que
+vous admiriez la surface, j'ai vu les débris des naufrages,
+les ossements et les Léviathans.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ta tristesse me fend le c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>C'est parce que je vous vois tel que j'ai été, et sur le
+point de faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi.
+Je ne méprise point les hommes; le tort des livres et
+des historiens est de nous les montrer différents de ce
+qu'ils sont. La vie est comme une cité; on peut y rester
+cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que
+des promenades et des palais; mais il ne faut pas entrer
+dans les tripots, ni s'arrêter, en rentrant chez soi, aux
+fenêtres des mauvais quartiers. Voilà mon avis, Philippe;
+s'il s'agit de sauver tes enfants, je te dis de rester
+tranquille; c'est le meilleur moyen pour qu'on te les
+renvoie après une petite semonce. S'il s'agit de tenter
+quelque chose pour les hommes, je te conseille de te
+couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t'apercevoir
+qu'il n'y a que toi qui en aies.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de
+pareilles idées. Si je te comprends bien, tu as pris, dans
+un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout
+ressemble à ce que tu as vu.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te
+dis le danger d'en faire. Je connais la vie, et c'est une
+vilaine cuisine, sois-en persuadé. Ne mets pas la main
+là dedans, si tu respectes quelque chose.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Arrête; ne brise pas comme un roseau mon bâton
+de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des
+rêves; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio! et les
+enfants ne me jettent pas de la boue! Les lits des filles
+sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent
+pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais
+pour m'assommer! Au fond de ces dix mille maisons
+que voilà, la septième génération parlera encore de la
+nuit où j'y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue
+un valet de charrue qui me fende en deux comme une
+bûche pourrie! L'air que vous respirez, Philippe, je le
+respire; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement
+sur le sable fin des promenades; pas une goutte
+de poison ne tombe dans mon chocolat; que dis-je? ô
+Philippe! les mères pauvres soulèvent honteusement le
+voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs
+portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire
+plus vil que le baiser de Judas, tandis que moi,
+pinçant le menton de la petite, je serre les poings de
+rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes
+pièces d'or.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Que le tentateur ne méprise pas le faible; pourquoi
+tenter lorsque l'on doute?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Suis-je un Satan? Lumière du ciel! je m'en souviens
+encore, j'aurais pleuré avec la première fille que j'ai
+séduite si elle ne s'était mise à rire. Quand j'ai commencé
+à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais
+dans mes habits neufs de la grande confrérie du
+vice comme un enfant de dix ans dans l'armure d'un
+géant de la fable. Je croyais que la corruption était un
+stigmate, et que les monstres seuls le portaient au
+front. J'avais commencé à dire tout haut que mes vingt
+années de vertu étaient un masque étouffant; ô Philippe!
+j'entrai alors dans la vie, et je vis qu'à mon approche
+tout le monde en faisait autant que moi; tous
+les masques tombaient devant mon regard; l'humanité
+souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte
+digne d'elle, sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes
+tels qu'ils sont, et je me suis dit: Pour qui est-ce
+donc que je travaille? Lorsque je parcourais les rues de
+Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais
+autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient
+du c&oelig;ur, et je me demandais: Quand j'aurai fait
+mon coup, celui-là en profitera-t-il? J'ai vu les républicains
+dans leurs cabinets; je suis entré dans les boutiques;
+j'ai écouté et j'ai guetté. J'ai recueilli les discours
+des gens du peuple; j'ai vu l'effet que produisait
+sur eux la tyrannie; j'ai bu dans les banquets patriotiques
+le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée;
+j'ai avalé entre deux baisers les larmes les plus vertueuses;
+j'attendais toujours que l'humanité me laissât
+voir sur sa face quelque chose d'honnête. J'observais
+comme un amant observe sa fiancée en attendant le
+jour des noces.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Si tu n'as vu que le mal, je te plains, mais je ne
+puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le
+bien; comme l'ombre existe, mais non sans la lumière.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu ne veux voir en moi qu'un mépriseur d'hommes:
+c'est me faire injure. Je sais parfaitement qu'il y en a
+de bons; mais à quoi servent-ils? que font-ils? comment
+agissent-ils? Qu'importe que la conscience soit
+vivante, si le bras est mort? Il y a de certains côtés
+par où tout devient bon: un chien est un ami fidèle;
+on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme
+on peut voir aussi qu'il se roule sur les cadavres et que
+la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne
+d'une lieue. Tout ce que j'ai à voir, moi, c'est
+que je suis perdu, et que les hommes n'en profiteront
+pas plus qu'ils ne me comprendront.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pauvre enfant, tu me navres le c&oelig;ur! Mais si tu es
+honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras.
+Cela réjouit mon vieux c&oelig;ur, Lorenzo, de
+penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce déguisement
+hideux qui te défigure, et tu redeviendras d'un
+métal aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius
+et d'Aristogiton.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Philippe, Philippe, j'ai été honnête. La main qui a
+soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le
+laisser retomber; elle reste immobile jusqu'à la mort,
+tenant toujours ce voile terrible, et l'élevant de plus
+en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce
+que l'ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Toutes les maladies se guérissent; et le vice est une
+maladie aussi.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le
+vice a été pour moi un vêtement; maintenant il est
+collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand
+je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme
+la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou
+pour tuer Tarquin, et ce qui m'étonne en lui, c'est
+qu'il n'y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe,
+voilà ce que j'ai à te dire: ne travaille pas pour
+ta patrie.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait
+pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnée
+à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route
+dangereuse, cela peut être; pourquoi ne pourrais-je
+en prendre une autre qui me mènerait au même point?
+Mon intention est d'en appeler au peuple, et d'agir
+ouvertement.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Prends garde à toi, Philippe; celui qui te le dit sait
+pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu
+auras toujours affaire aux hommes.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je crois à l'honnêteté des républicains.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une
+fois mon coup fait, si les républicains se comportent
+comme ils le doivent, il leur sera facile d'établir une
+république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la
+terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit.
+Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout
+ce que je te demande, c'est de ne pas t'en mêler; parle,
+si tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore
+plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup: tu as
+les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Fais-le, et tu verras.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Soit,&mdash;mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette
+petite maison cette famille assemblée autour d'une table?
+ne dirait-on pas des hommes? Ils ont un corps,
+et une âme dans ce corps. Cependant, s'il me prenait
+envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà,
+et de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y
+aurait pas un couteau de levé sur moi.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu me fais horreur. Comment le c&oelig;ur peut-il rester
+grand avec des mains comme les tiennes?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer
+tes enfants.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées
+pareilles?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pourquoi? tu le demandes?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie,
+comment le commets-tu?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu me demandes cela en face? regarde-moi un peu.
+J'ai été beau, tranquille et vertueux.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu
+donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans
+l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en
+frappant sur ce squelette,</p>
+
+<p class="did"><i>Il frappe sa poitrine.</i></p>
+
+<p>il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même,
+veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui
+rattache aujourd'hui mon c&oelig;ur à quelques fibres de
+mon c&oelig;ur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre,
+c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que
+je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et
+que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu
+cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus
+d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu
+que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui,
+cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon
+apprentissage de vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais
+peut-être ce conducteur de b&oelig;ufs. Mais j'aime le vin, le
+jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores en
+moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre
+que tu honores, peut-être justement parce que tu
+ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les
+républicains me couvrent de boue et d'infamie; voilà
+assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration
+des hommes empoisonne le pain que je mâche;
+j'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans
+nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de
+m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre
+brailler en plein vent le bavardage humain; il
+faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il
+est. Dieu merci! c'est peut-être demain que je tue
+Alexandre; dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent
+autour de moi avec des yeux louches, comme autour
+d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique,
+pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles.
+Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils
+agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai
+à dire; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur
+fais pas nettoyer leurs piques, et l'humanité gardera sur
+sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de
+sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus
+ou Érostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. Ma
+vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence
+retourne ou non la tête en m'entendant frapper,
+je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe
+d'Alexandre; dans deux jours les hommes comparaîtront
+devant le tribunal de ma volonté.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as
+dit des choses qui me font peine, et d'autres qui me
+font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et
+je ne saurais là-dessus m'en fier à personne qu'à moi-même.
+C'est en vain que ma colère voudrait ronger
+son frein; mes entrailles sont émues trop vivement;
+tu peux avoir raison, mais il faut que j'agisse; je vais
+rassembler mes parents.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Comme tu voudras; mais prends garde à toi. Garde-moi
+le secret, même avec tes amis, c'est tout ce que
+je demande.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au palais Soderini.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker"><i>Entre</i> CATHERINE, <i>lisant un billet</i>.</p>
+
+<p>«Lorenzo a dû vous parler de moi; mais qui pourrait
+vous parler dignement d'un amour pareil au
+mien? Que ma plume vous apprenne ce que ma
+bouche ne peut vous dire et ce que mon c&oelig;ur voudrait
+signer de son sang.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Alexandre de Médicis</span>.»</p>
+
+<p>Si mon nom n'était pas sur l'adresse, je croirais que
+le messager s'est trompé, et ce que je lis me fait douter
+de mes yeux.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Marie.</i></p>
+
+<p>O ma mère chérie! voyez ce qu'on m'écrit; expliquez-moi,
+si vous pouvez, ce mystère.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Malheureuse, malheureuse! il t'aime! Où t'a-t-il
+vue? où lui as-tu parlé?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Nulle part; un messager m'a apporté cela comme
+je sortais de l'église.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui? Ah! Catherine,
+avoir un fils pareil! Oui, faire de la s&oelig;ur de sa mère
+la maîtresse du duc, non pas même la maîtresse, ô
+ma fille! Quels noms portent ces créatures! je ne puis
+le dire; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux
+lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu
+comment il répondra.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Je croyais que le duc aimait;... pardon, ma mère;
+mais je croyais que le duc aimait la marquise de Cibo;
+on me l'avait dit...</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Cela est vrai, il l'a aimée, s'il peut aimer.</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Il ne l'aime plus? Ah! comment peut-on offrir sans
+honte un c&oelig;ur pareil! Venez, ma mère; venez chez
+Lorenzo.</p>
+
+<p class="speaker">MARIE.</p>
+
+<p>Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j'éprouve
+depuis quelques jours; j'ai eu la fièvre toutes les nuits:
+il est vrai que depuis trois mois elle ne me quitte
+guère. J'ai trop souffert, ma pauvre Catherine; pourquoi
+m'as-tu lu cette lettre? Je ne puis plus rien supporter.
+Je ne suis plus jeune, et cependant il me
+semble que je le redeviendrais à certaines conditions;
+mais tout ce que je vois m'entraîne vers la tombe.
+Allons! soutiens-moi, pauvre enfant; je ne te donnerai
+pas longtemps cette peine.</p>
+
+<p class="did"><i>Elles sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE V</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez la marquise.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LA MARQUISE, <i>parée, devant un miroir</i>.</p>
+
+<p>Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet
+d'une nouvelle qu'on m'apprendrait tout à coup. Quel
+précipice que la vie! Comment, il est déjà neuf heures,
+et c'est le duc que j'attends dans cette toilette! Qu'il
+en soit ce qu'il pourra, je veux essayer mon pouvoir.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre le cardinal.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Quelle parure, marquise! voilà des fleurs qui embaument.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Je ne puis vous recevoir, cardinal; j'attends une
+amie: vous m'excuserez.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont
+j'aperçois la porte entr'ouverte là-bas, c'est un petit
+paradis. Irai-je vous y attendre?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Je suis pressée, pardonnez-moi. Non, pas dans mon
+boudoir; où vous voudrez.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je reviendrai dans un moment plus favorable.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Pourquoi toujours le visage de ce prêtre? Quels
+cercles décrit donc autour de moi ce vautour à tête
+chauve, pour que je le trouve sans cesse derrière moi
+quand je me retourne? Est-ce que l'heure de ma mort
+serait proche?</p>
+
+<p class="did"><i>Entre un page qui lui parle à l'oreille.</i></p>
+
+<p>C'est bon, j'y vais. Ah! ce métier de servante, tu
+n'y es pas fait, pauvre c&oelig;ur orgueilleux.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VI</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Le boudoir de la marquise.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE, LE DUC.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>C'est ma façon de penser; je t'aimerais ainsi.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Des mots, des mots, et rien de plus.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous!
+Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de
+l'honneur! quelquefois ses enfants même;&mdash;ne vivre
+que pour un seul être au monde; se donner, enfin,
+se donner, puisque cela s'appelle ainsi! Mais cela n'en
+vaut pas la peine: à quoi bon écouter une femme?
+une femme qui parle d'autre chose que de chiffons et
+de libertinage, cela ne se voit pas.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Vous rêvez tout éveillée.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, par le ciel! oui, j'ai fait un rêve; hélas! les rois
+seuls n'en font jamais: toutes les chimères de leurs
+caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars
+eux-mêmes se changent en marbre! Alexandre!
+Alexandre! quel mot que celui-là: Je peux si je veux!
+Ah! Dieu lui-même n'en sait pas plus: devant ce mot,
+les mains des peuples se joignent dans une prière
+craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son
+haleine pour écouter.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>N'en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Être un roi, sais-tu ce que c'est? Avoir au bout de
+son bras cent mille mains! Être le rayon du soleil qui
+sèche les larmes des hommes! Être le bonheur et le
+malheur! Ah! quel frisson mortel cela donne! Comme
+il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes
+ailes, toi, mon aiglon! César est si loin! la garnison
+t'est si dévouée! Et d'ailleurs on égorge une armée et
+l'on n'égorge pas un peuple. Le jour où tu auras pour
+toi la nation tout entière, et où tu seras la tête d'un corps
+libre, où tu diras: Comme le doge de Venise épouse
+l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de
+ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants...
+Ah! sais-tu ce que c'est qu'un peuple qui prend son
+bienfaiteur dans ses bras? Sais-tu ce que c'est que
+d'être porté comme un nourrisson chéri par le vaste
+océan des hommes? Sais-tu ce que c'est que d'être
+montré par un père à son enfant?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je me soucie de l'impôt; pourvu qu'on le paye, que
+m'importe?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Mais enfin, on t'assassinera.&mdash;Les pavés sortiront
+de terre et t'écraseront. Ah! la postérité! N'as-tu jamais
+vu ce spectre-là au chevet de ton lit? Ne t'es-tu
+jamais demandé ce que penseront de toi ceux qui sont
+dans le ventre des vivants? Et tu vis, toi, il est encore
+temps! Tu n'as qu'un mot à dire. Te souviens-tu du
+père de la patrie? Va! cela est facile d'être un grand
+roi quand on est roi. Déclare Florence indépendante;
+réclame l'exécution du traité avec l'empire; tire ton
+épée et montre-la: ils te diront de la remettre au fourreau,
+que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe
+donc comme tu es jeune! Rien n'est décidé sur ton
+compte.&mdash;Il y a dans le c&oelig;ur des peuples de larges
+indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique
+est un profond fleuve d'oubli pour leurs fautes
+passées. On t'a mal conseillé, on t'a trompé.&mdash;Mais
+il est encore temps; tu n'as qu'à dire; tant que tu es
+vivant, la page n'est pas tournée dans le livre de Dieu.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Assez, ma chère, assez.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Ah! quand elle le sera! quand un misérable jardinier
+payé à la journée viendra arroser à contre-c&oelig;ur
+quelques chétives marguerites autour du tombeau
+d'Alexandre;&mdash;quand les pauvres respireront gaiement
+l'air du ciel, et n'y verront plus planer le sombre
+météore de ta puissance;&mdash;quand ils parleront de toi
+en secouant la tête;&mdash;quand ils compteront autour de
+ta tombe les tombes de leurs parents,&mdash;es-tu sûr de
+dormir tranquille dans ton dernier sommeil?&mdash;Toi
+qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu'à l'impôt,
+es-tu sûr que l'éternité soit sourde, et qu'il n'y ait pas
+un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés?
+Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent
+les emporte?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tu as une jolie jambe.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Écoute-moi; tu es étourdi, je le sais; mais tu n'es
+pas méchant; non, sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne
+peux pas l'être. Voyons! fais-toi violence;&mdash;réfléchis
+un instant, un seul instant à ce que je te dis. N'y
+a-t-il rien dans tout cela? Suis-je décidément une
+folle?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tout cela me passe bien par la tête; mais qu'est-ce
+que je fais donc de si mal? Je vaux bien mes voisins;
+je vaux, ma foi, mieux que le pape. Tu me fais penser
+aux Strozzi avec tous tes discours;&mdash;et tu sais que je
+les déteste. Tu veux que je me révolte contre César;
+César est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures
+que les Florentins ne m'aiment pas; je suis sûr qu'ils
+m'aiment, moi. Eh! parbleu! quand tu aurais raison,
+de qui veux-tu que j'aie peur?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Tu n'as pas peur de ton peuple,&mdash;mais tu as peur
+de l'empereur; tu as tué ou déshonoré des centaines
+de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets
+une cotte de mailles sous ton habit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Paix! point de ceci.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Ah! je m'emporte; je dis ce que je ne veux pas
+dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave? Tu es
+brave comme tu es beau; ce que tu as fait de mal,
+c'est ta jeunesse, c'est ta tête,&mdash;que sais-je, moi? c'est
+le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes,
+c'est ce soleil étouffant qui nous pèse.&mdash;Je t'en
+supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource; que
+mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas
+inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c'est
+vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien
+d'autres valent mieux que moi. Mais n'as-tu rien, dis-moi,&mdash;dis-moi
+donc, toi! voyons! n'as-tu donc rien,
+rien là?</p>
+
+<p class="did"><i>Elle lui frappe le c&oelig;ur.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quel démon! assois-toi donc là, ma petite.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Eh bien! oui, je veux bien l'avouer; oui, j'ai de
+l'ambition, non pas pour moi;&mdash;mais toi! toi et ma
+chère Florence! O Dieu! tu m'es témoin de ce que je
+souffre.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tu souffres! qu'est-ce que tu as?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Non, je ne souffre pas. Écoute! écoute! Je vois que
+tu t'ennuies auprès de moi. Tu comptes les moments,
+tu détournes la tête; ne t'en va pas encore: c'est
+peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute! je te
+dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et qu'il
+n'y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé
+sur les murailles avec un coup de couteau dans le
+c&oelig;ur. Que je sois folle, que tu me haïsses demain,
+que m'importe? tu sauras cela!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Malheur à toi, si tu joues avec ma colère!</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, malheur à moi! malheur à moi!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Une autre fois,&mdash;demain matin, si tu veux,&mdash;nous
+pourrons nous revoir et parler de cela. Ne te
+fâche pas si je te quitte à présent: il faut que j'aille à
+la chasse.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, malheur à moi! malheur à moi!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Pourquoi? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi
+diable aussi te mêles-tu de politique? Allons!
+allons! ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te
+va si bien! Tu es trop dévote; cela se formera. Aide-moi
+donc à remettre mon habit; je suis tout débraillé.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Adieu, Alexandre.</p>
+
+<p class="did"><i>Le duc l'embrasse.&mdash;Entre le cardinal Cibo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Ah!&mdash;Pardon, Altesse, je croyais ma s&oelig;ur toute
+seule. Je suis un maladroit; c'est à moi d'en porter la
+peine. Je vous supplie de m'excuser.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Comment l'entendez-vous? Allons donc! Malaspina,
+voilà qui sent le prêtre. Est-ce que vous devez voir ces
+choses-là? Venez donc, venez donc; que diable est-ce
+que cela vous fait?</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent ensemble.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE, <i>seule, tenant le portrait de son mari</i>.</p>
+
+<p>Où es-tu maintenant, Laurent? Il est midi passé; tu
+te promènes sur la terrasse, devant les grands marronniers.
+Autour de toi paissent tes génisses grasses; tes
+garçons de ferme dînent à l'ombre; la pelouse soulève
+son manteau blanchâtre aux rayons du soleil; les arbres,
+entretenus par tes soins, murmurent religieusement
+sur la tête blanche de leur vieux maître, tandis que
+l'écho de nos longues arcades répète avec respect le
+bruit de ton pas tranquille. O mon Laurent! j'ai perdu
+le trésor de ton honneur; j'ai voué au ridicule et au
+doute les dernières années de ta noble vie; tu ne presseras
+plus sur la cuirasse un c&oelig;ur digne du tien, ce
+sera une main tremblante qui t'apportera ton repas
+du soir quand tu rentreras de la chasse.</p>
+
+
+<h3>SCÈNE VII</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez les Strozzi.</i></p>
+
+<p class="speaker">LES QUARANTE STROZZI, <i>à souper</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Mes enfants, mettons-nous à table.</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>Pourquoi reste-t-il deux sièges vides?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pierre et Thomas sont en prison.</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la
+foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère
+Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre
+de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de
+son ruffian.</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>Meurent les Médicis!</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>J'ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins,
+et la prier de me secourir. Soupons et sortons
+ensuite l'épée à la main, pour redemander mes deux
+fils, si vous avez du c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>C'est dit; nous voulons bien.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Il est temps que cela finisse, voyez-vous; on nous
+tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il
+est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que
+c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit n'ont pas
+le droit de condamner mes enfants; et moi, je n'y survivrais
+pas, voyez-vous!</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>N'aie pas peur, Philippe, nous sommes là.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je suis le chef de la famille: comment souffrirais-je
+qu'on m'insultât? Nous sommes tout autant que les
+Médicis, les Ruccellai tout autant, les Aldobrandini et
+vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger
+nos enfants plutôt que nous les leurs? Qu'on allume
+un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et
+voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à
+ces Médicis? Là est leur force; hors de là, ils ne sont
+rien. Sommes-nous des hommes? Est-ce à dire qu'on
+abattra d'un coup de hache les familles de Florence, et
+qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi
+vieilles qu'elle? C'est par nous qu'on commence, c'est à
+nous de tenir ferme; notre premier cri d'alarme, comme
+le coup de sifflet de l'oiseleur, va rabattre sur Florence
+une armée tout entière d'aigles chassés du nid; ils ne
+sont pas loin; ils tournoient autour de la ville, les yeux
+fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau noir
+de la peste; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont
+les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d'abord
+délivrer nos fils; demain nous irons tous ensemble,
+l'épée nue, à la porte de toutes les grandes familles; il
+y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d'eux
+sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté
+y frappera.</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>Vive la liberté!</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je prends Dieu à témoin que c'est la violence qui me
+force à tirer l'épée; que je suis resté durant soixante
+ans bon et paisible citoyen; que je n'ai jamais fait de
+mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de
+ma fortune a été employée à secourir les malheureux.</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES.</p>
+
+<p>C'est vrai.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>C'est une juste vengeance qui me pousse à la révolte,
+et je me fais rebelle parce que Dieu m'a fait père. Je ne
+suis poussé par aucun motif d'ambition, ni d'intérêt,
+ni d'orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée.
+Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre vengeance est
+une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous
+partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis!</p>
+
+<p class="speaker">LES CONVIVES, <i>se levant et buvant</i>.</p>
+
+<p>A la mort des Médicis!</p>
+
+<p class="speaker">LOUISE, <i>posant son verre</i>.</p>
+
+<p>Ah! je vais mourir.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée? qu'as-tu,
+mon Dieu? que t'arrive-t-il? Mon Dieu, mon Dieu! comme
+tu pâlis! Parle, qu'as-tu? parle à ton père. Au secours!
+au secours! un médecin! Vite, vite, il n'est plus temps.</p>
+
+<p class="speaker">LOUISE.</p>
+
+<p>Je vais mourir, je vais mourir.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle meurt.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Elle s'en va, mes amis, elle s'en va! Un médecin!
+ma fille est empoisonnée!</p>
+
+<p class="did"><i>Il tombe à genoux près de Louise.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN CONVIVE.</p>
+
+<p>Coupez son corset! faites-lui boire de l'eau tiède; si
+c'est du poison, il faut de l'eau tiède.</p>
+
+<p class="did"><i>Les domestiques accourent.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE CONVIVE.</p>
+
+<p>Frappez-lui dans les mains; ouvrez les fenêtres et
+frappez-lui dans les mains.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Ce n'est peut-être qu'un étourdissement; elle aura
+bu avec trop de précipitation.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Pauvre enfant! comme ses traits sont calmes! Elle ne
+peut pas être morte ainsi tout d'un coup.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Mon enfant! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma
+fille bien-aimée?</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER CONVIVE.</p>
+
+<p>Voilà le médecin qui accourt.</p>
+
+<p class="did"><i>Un médecin entre.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE SECOND CONVIVE.</p>
+
+<p>Dépêchez-vous, monsieur; dites-nous si c'est du
+poison.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>C'est un étourdissement, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="speaker">LE MÉDECIN.</p>
+
+<p>Pauvre jeune fille! elle est morte.</p>
+
+<p class="did"><i>Un profond silence règne dans la salle; Philippe est toujours à genoux
+auprès de Louise et lui tient les mains.</i></p>
+
+<p class="speaker">UN DES CONVIVES.</p>
+
+<p>C'est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe
+dans l'état où il est. Cette immobilité est effrayante.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour
+de la table un domestique qui a appartenu à la femme
+de Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons,
+et arrêtons-le.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER CONVIVE.</p>
+
+<p>Philippe ne veut pas répondre à ce qu'on lui dit; il
+est frappé de la foudre.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>C'est horrible! C'est un meurtre inouï!</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Cela crie vengeance au ciel; sortons, et allons égorger
+Alexandre.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Oui, sortons; mort à Alexandre! C'est lui qui a tout
+ordonné. Insensés que nous sommes! ce n'est pas d'hier
+que date sa haine contre nous. Nous agissons trop
+tard.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Salviati n'en voulait pas à cette pauvre Louise pour
+son propre compte; c'est pour le duc qu'il travaillait.
+Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu'au
+dernier.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE <i>se lève</i>.</p>
+
+<p>Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce
+pas,</p>
+
+<p class="did"><i>Il met son manteau.</i></p>
+
+<p>dans mon jardin, derrière les figuiers? Adieu, mes bons
+amis; adieu, portez-vous bien.</p>
+
+<p class="speaker">UN CONVIVE.</p>
+
+<p>Où vas-tu, Philippe?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>J'en ai assez, voyez-vous! j'en ai autant que j'en
+puis porter. J'ai mes deux fils en prison, et voilà ma
+fille morte. J'en ai assez, je m'en vais d'ici.</p>
+
+<p class="speaker">UN CONVIVE.</p>
+
+<p>Tu t'en vas? tu t'en vas sans vengeance?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille,
+mais ne l'enterrez pas; c'est à moi de l'enterrer; je le
+ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais
+et qui viendront la chercher demain. A quoi
+sert-il de la regarder? elle est morte; ainsi cela est
+inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous; portez-vous
+bien.</p>
+
+<p class="speaker">UN CONVIVE.</p>
+
+<p>Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>Quelle horreur! je me sens prêt à m'évanouir dans
+cette salle.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ne me faites pas violence; ne m'enfermez pas dans
+une chambre où est le cadavre de ma fille; laissez-moi
+m'en aller.</p>
+
+<p class="speaker">UN CONVIVE.</p>
+
+<p>Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que
+ta Louise soit notre Lucrèce! Nous ferons boire à
+Alexandre le reste de son verre.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE.</p>
+
+<p>La nouvelle Lucrèce! Nous allons jurer sur son corps
+de mourir pour la liberté! Rentre chez toi, Philippe,
+pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau;
+j'ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je
+reste ici, tout va mourir autour de moi. L'important,
+c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tranquilles.
+Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées,
+on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes,
+je m'en vais vous voir tomber tous les uns après les
+autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je
+ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles;
+si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en vais de
+ce pas à Venise.</p>
+
+<p class="speaker">UN CONVIVE.</p>
+
+<p>Il fait un orage épouvantable; reste ici cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>N'enterrez pas ma pauvre enfant; mes vieux moines
+viendront demain, et ils l'emporteront. Dieu de justice!
+Dieu de justice! que t'ai-je fait?</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort en courant.</i></p>
+
+<h3>FIN DE L'ACTE TROISIÈME.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE QUATRIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au palais du duc.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE DUC <span class="sc">et</span> LORENZO.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>J'aurais voulu être là; il devait y avoir plus d'une
+face en colère. Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner
+cette Louise.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ni moi non plus; à moins que ce ne soit vous.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Philippe doit être furieux! On dit qu'il est parti
+pour Venise. Dieu merci, me voilà délivré de ce vieillard
+insupportable. Quant à la chère famille, elle aura
+la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu qu'ils ont failli
+faire une petite révolution dans leur quartier? On m'a
+tué deux Allemands.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ce qui me fâche le plus, c'est que cet honnête Salviati
+a une jambe coupée. Avez-vous retrouvé votre
+cotte de mailles?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Non, en vérité; j'en suis plus mécontent que je ne
+puis le dire.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Méfiez-vous de Giomo; c'est lui qui vous l'a volée.
+Que portez-vous à la place?</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Rien; je ne puis en supporter une autre; il n'y en a
+pas d'aussi légère que celle-là.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cela est fâcheux pour vous.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tu ne me parles pas de ta tante.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>C'est par oubli, car elle vous adore; ses yeux ont
+perdu le repos depuis que l'astre de votre amour s'est
+levé dans son pauvre c&oelig;ur. De grâce, seigneur, ayez
+quelque pitié pour elle; dites quand vous voulez la
+recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous
+sacrifier le peu de vertu qu'elle a.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Parles-tu sérieusement?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais
+voir qu'une tante à moi ne couchât pas avec
+vous!</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Où pourrai-je la voir?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Dans ma chambre, seigneur; je ferai mettre des rideaux
+blancs à mon lit et un pot de réséda sur ma table;
+après quoi je coucherai par écrit sur votre calepin que
+ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que
+vous ne l'oubliiez pas après souper.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je n'en ai garde. Peste! Catherine est un morceau
+de roi. Eh! dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr
+qu'elle viendra? Comment t'y es-tu pris?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je vous dirai cela.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je m'en vais voir un cheval que je viens d'acheter;
+adieu et à ce soir. Viens me prendre après souper;
+nous irons ensemble à ta maison; quant à la Cibo, j'en
+ai par-dessus les oreilles; hier encore, il a fallu l'avoir
+sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Ainsi, c'est convenu. Ce soir je l'emmène chez moi,
+et demain les républicains verront ce qu'ils ont à
+faire, car le duc de Florence sera mort. Il faut que
+j'avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil, si tu es
+curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une rue.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE <span class="sc">et</span> THOMAS STROZZI, <i>sortant de prison</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>J'étais bien sûr que les Huit me renverraient absous,
+et toi aussi. Viens, frappons à notre porte, et allons
+embrasser notre père. Cela est singulier; les volets
+sont fermés!</p>
+
+<p class="speaker">LE PORTIER, <i>ouvrant</i>.</p>
+
+<p>Hélas! seigneur, vous savez les nouvelles.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Quelles nouvelles? Tu as l'air d'un spectre qui sort
+d'un tombeau, à la porte de ce palais désert.</p>
+
+<p class="speaker">LE PORTIER.</p>
+
+<p>Est-il possible que vous ne sachiez rien?</p>
+
+<p class="did"><i>Deux moines arrivent.</i></p>
+
+<p class="speaker">THOMAS.</p>
+
+<p>Et que pourrions-nous savoir? Nous sortons de prison.
+Parle; qu'est-il arrivé?</p>
+
+<p class="speaker">LE PORTIER.</p>
+
+<p>Hélas! mes pauvres seigneurs, cela est horrible à
+dire.</p>
+
+<p class="speaker">LES MOINES, <i>s'approchant</i>.</p>
+
+<p>Est-ce ici le palais des Strozzi?</p>
+
+<p class="speaker">LE PORTIER.</p>
+
+<p>Oui; que demandez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">LES MOINES.</p>
+
+<p>Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi.
+Voilà l'autorisation de Philippe, afin que vous nous
+laissiez l'emporter.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Comment dites-vous? Quel corps demandez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">LES MOINES.</p>
+
+<p>Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre
+visage la ressemblance de Philippe; il n'y a rien de
+bon à apprendre ici pour vous.</p>
+
+<p class="speaker">THOMAS.</p>
+
+<p>Comment? elle est morte! morte, ô Dieu du ciel!</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'assoit à l'écart.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué
+ma s&oelig;ur? car on ne meurt pas à son âge, dans l'espace
+d'une nuit, sans une cause surnaturelle. Qui l'a tuée,
+que je le tue? Répondez-moi, ou vous êtes mort vous-même.</p>
+
+<p class="speaker">LE PORTIER.</p>
+
+<p>Hélas! hélas! qui peut le dire? Personne n'en sait
+rien.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Où est mon père? Viens, Thomas; point de larmes.
+Par le ciel! mon c&oelig;ur se serre comme s'il allait s'ossifier
+dans mes entrailles, et rester un rocher pour
+l'éternité.</p>
+
+<p class="speaker">LES MOINES.</p>
+
+<p>Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous, nous
+vous conduirons à lui; il est depuis hier à notre couvent.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Et je ne saurai pas qui a tué ma s&oelig;ur! Écoutez-moi,
+prêtres; si vous êtes l'image de Dieu, vous pouvez recevoir
+un serment. Par tout ce qu'il y a d'instruments
+de supplice sous le ciel, par les tortures de l'enfer...
+Non; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous,
+que je voie mon père. O Dieu! ô Dieu! faites que ce
+que je soupçonne soit la vérité, afin que je les broie
+sous mes pieds comme des grains de sable. Venez, venez,
+avant que je perde la force; ne me dites pas un
+mot: il s'agit là d'une vengeance, voyez-vous! telle
+que la colère céleste n'en a pas rêvé.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une rue.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, SCORONCONCOLO.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit;
+tu t'enfermeras dans mon cabinet jusqu'à ce qu'on
+vienne t'avertir.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi?
+Quand je pense que j'ai aimé les fleurs, les prairies et
+les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se
+lève devant moi en frissonnant. O Dieu! pourquoi ce
+seul mot: «A ce soir,» fait-il pénétrer jusque dans
+mes os cette joie brûlante comme un fer rouge? De
+quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements
+suis-je donc sorti? Que m'avait fait cet homme? Quand
+je pose ma main là, et que je réfléchis,&mdash;qui donc
+m'entendra dire demain: «Je l'ai tué», sans me répondre:
+«Pourquoi l'as-tu tué?» Cela est étrange. Il
+a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du bien, du
+moins à sa manière. Si j'étais resté tranquille au fond
+de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu
+m'y chercher, et moi je suis venu le chercher à Florence.
+Pourquoi cela? Le spectre de mon père me conduisait-il,
+comme Oreste, vers un nouvel Égiste?
+M'avait-il offensé alors? Cela est étrange, et cependant
+pour cette action j'ai tout quitté; la seule pensée de
+ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma
+vie; je n'ai plus été qu'une ruine, dès que ce meurtre,
+comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et
+m'a appelé à lui. Que veut dire cela? Tout à l'heure,
+en passant sur la place, j'ai entendu deux hommes
+parler d'une comète. Sont-ce bien les battements d'un
+c&oelig;ur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine?
+Ah! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent
+depuis quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il
+une nuée au-dessus de ma tête? Quand j'entrerai dans
+cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du
+fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de l'archange,
+et de tomber en cendres sur ma proie.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez le marquis de Cibo.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE CARDINAL <span class="sc">et</span> LA MARQUISE.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Comme vous voudrez, Malaspina.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise,
+avant de vous jouer à moi. Êtes-vous une femme
+comme les autres, et faut-il qu'on ait une chaîne d'or
+au cou et un mandat à la main pour que vous compreniez
+qui on est? Attendez-vous qu'un valet crie à
+tue-tête en ouvrant une porte devant moi, pour savoir
+quelle est ma puissance? Apprenez-le: ce ne sont pas
+les titres qui font l'homme; je ne suis ni envoyé du
+pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que
+cela.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Oui, je le sais: César a vendu son ombre au diable;
+cette ombre impériale se promène, affublée d'une robe
+rouge, sous le nom de Cibo.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous êtes la maîtresse d'Alexandre, songez à cela;
+et votre secret est entre mes mains.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Faites-en ce qu'il vous plaira; nous verrons l'usage
+qu'un confesseur sait faire de sa conscience.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous vous trompez, ce n'est pas par votre confession
+que je l'ai appris; je l'ai vu de mes propres yeux: je
+vous ai vue embrasser le duc. Vous me l'auriez avoué
+au confessionnal que je pourrais encore en parler sans
+péché, puisque je l'ai vu hors du confessionnal.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Eh bien! après?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant,
+et en soupirant comme un écolier quand la cloche
+sonne? Vous l'avez rassasié de votre patriotisme, qui,
+comme une fade boisson, se mêle à tous les mets de
+votre table; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte
+duègne était donc votre gouvernante, pour que vous
+ne sachiez pas que la maîtresse d'un roi parle ordinairement
+d'autre chose que de patriotisme?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>J'avoue que l'on ne m'a jamais appris bien nettement
+de quoi devait parler la maîtresse d'un roi; j'ai
+négligé de m'instruire sur ce point, comme aussi, peut-être,
+de manger du riz pour m'engraisser, à la mode
+turque.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Il ne faut pas une grande science pour garder un
+amant un peu plus de trois jours.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Qu'un prêtre eût appris cette science à une femme,
+cela eût été fort simple: que ne m'avez-vous conseillée?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Voulez-vous que je vous conseille? Prenez votre
+manteau, et allez vous glisser dans l'alcôve du duc.
+S'il s'attend à des phrases en vous voyant, prouvez-lui
+que vous savez n'en pas faire à toutes les heures; soyez
+pareille à une somnambule, et faites en sorte que, s'il
+s'endort sur ce c&oelig;ur républicain, ce ne soit pas d'ennui.
+Êtes-vous vierge? n'y a-t-il plus de vin de Chypre?
+n'avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse
+chanson? n'avez-vous pas lu l'Arétin?</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>O ciel! j'ai entendu murmurer des mots comme
+ceux-là à de hideuses vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf.
+Si vous n'êtes pas un prêtre, êtes-vous un
+homme? êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour faire
+ainsi rougir votre pourpre elle-même.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Il n'y a rien de si vertueux que l'oreille d'une femme
+dépravée. Feignez ou non de me comprendre, mais
+souvenez-vous que mon frère est votre mari.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce
+que je ne puis comprendre que vaguement. Vous me
+faites horreur: que voulez-vous de moi?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Il y a des secrets qu'une femme ne doit pas savoir,
+mais qu'elle peut faire prospérer en en sachant les
+éléments.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous
+me faire tenir? Si vos désirs sont aussi effrayants
+que vos menaces, parlez; montrez-moi du moins le
+cheveu qui suspend l'épée sur ma tête.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je ne puis parler qu'en termes couverts, par la raison
+que je ne suis pas sûr de vous. Qu'il vous suffise de
+savoir que, si vous eussiez été une autre femme, vous
+seriez une reine à l'heure qu'il est. Puisque vous m'appelez
+l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez
+grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous
+où peut conduire un sourire féminin? Savez-vous
+où vont les fortunes dont les racines poussent dans les
+alcôves? Alexandre est fils d'un pape, apprenez-le; et
+quand ce pape était à Bologne... Mais je me laisse
+entraîner trop loin.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous
+êtes frère de mon mari, je suis maîtresse d'Alexandre.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous l'avez été, marquise, et bien d'autres aussi.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Je l'ai été; oui, Dieu merci! je l'ai été.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>J'étais sûr que vous commenceriez par vos rêves; il
+faudra cependant que vous en veniez quelque jour aux
+miens. Écoutez-moi: nous nous querellons assez mal à
+propos; mais, en vérité, vous prenez tout au sérieux.
+Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai
+blessée tout à l'heure en vous disant comment, je n'ai
+que faire de le répéter. Laissez-vous conduire; dans un
+an, dans deux ans, vous me remercierez. J'ai travaillé
+longtemps pour être ce que je suis, et je sais où l'on
+peut aller. Si j'étais sûr de vous, je vous dirais des
+choses que Dieu lui-même ne saura jamais.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>N'espérez rien, et soyez assuré de mon mépris.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle veut sortir.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Un instant! pas si vite! N'entendez-vous pas le bruit
+d'un cheval? mon frère ne doit-il pas venir aujourd'hui
+ou demain? me connaissez-vous pour un homme qui
+a deux paroles? Allez au palais ce soir, ou vous êtes
+perdue.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les
+moyens vous soient bons, je le conçois; mais parlerez-vous
+plus clairement? Voyons, Malaspina, je ne veux
+pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si vous
+pouvez me convaincre, faites-le,&mdash;parlez-moi franchement.
+Quel est votre but?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre,
+n'est-il pas vrai? Me prenez-vous pour un enfant, et
+croyez-vous qu'il suffise de me frotter les lèvres de miel
+pour me les desserrer? Agissez d'abord, je parlerai
+après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris
+l'empire nécessaire, non pas sur l'esprit d'Alexandre
+duc de Florence, mais sur le c&oelig;ur d'Alexandre votre
+amant, je vous apprendrai le reste, et vous saurez ce
+que j'attends.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Ainsi donc, quand j'aurai lu l'Arétin pour me donner
+une première expérience, j'aurai à lire, pour en acquérir
+une seconde, le livre secret de vos pensées? Voulez-vous
+que je vous dise, moi, ce que vous n'osez pas me
+dire? Vous servez le pape, jusqu'à ce que l'empereur
+trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même.
+Vous espérez qu'un jour César vous devra bien
+réellement, bien complètement l'esclavage de l'Italie,
+et ce jour-là,&mdash;oh! ce jour-là, n'est-il pas vrai? celui
+qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous
+donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour
+gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous
+feriez femme tout à l'heure, si vous pouviez. Quand la
+pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire deux ou trois
+coups d'État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que
+Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu'elle est menée par
+son beau-frère; et, comme vous dites, qui sait jusqu'où
+les larmes des peuples, devenues un océan, pourraient
+lancer votre barque? Est-ce à peu près cela? Mon
+imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans
+doute; mais je crois que c'est à peu près cela.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Perdue? et comment?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Ton mari saura tout.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Faites-le, faites-le, je me tuerai.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Menace de femme! Écoutez, et ne vous jouez pas à
+moi. Que vous m'ayez compris bien ou mal, allez ce
+soir chez le duc.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce
+qu'il y a de sacré au monde, je lui raconte tout, si vous
+dites non encore une fois.</p>
+
+<p class="speaker">LA MARQUISE.</p>
+
+<p>Non, non, non!</p>
+
+<p class="did"><i>Entre le marquis.</i></p>
+
+<p>Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis
+livrée à Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il
+était, et quel rôle misérable j'allais jouer. Mais voilà un
+prêtre qui veut m'en faire jouer un plus vil encore; il
+me propose des horreurs pour m'assurer le titre de maîtresse
+du duc, et le tourner à son profit.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle se jette à genoux.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Êtes-vous folle? Que veut-elle dire, Malaspina?&mdash;Eh
+bien! vous voilà comme une statue. Ceci est-il une
+comédie, cardinal? Eh bien donc! que faut-il que j'en
+pense?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Ah! corps du Christ!</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE MARQUIS.</p>
+
+<p>Elle est évanouie. Holà! qu'on apporte du vinaigre!</p>
+
+
+<h3>SCÈNE V</h3>
+
+<p class="speaker"><i>La chambre de Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <span class="sc">deux Domestiques</span>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et
+celles-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de
+manière à ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et
+que les charbons échauffent sans éclairer. Vous me
+donnerez la clef, et vous irez vous coucher.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Catherine.</i></p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Notre mère est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ma mère est malade?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Hélas! je ne puis te cacher la vérité. J'ai reçu hier
+un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais
+dû me parler d'amour pour lui; cette lecture a fait bien
+du mal à Marie.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cependant je ne t'avais pas parlé de cela. N'as-tu pas
+pu lui dire que je n'étais pour rien là-dedans?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui
+si belle et en si bon état? je ne croyais pas que
+l'esprit d'ordre fût ton majordome.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Le duc t'a donc écrit? Cela est singulier que je ne
+l'aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Ce que j'en pense?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Oui, de la déclaration d'Alexandre. Qu'en pense ce
+petit c&oelig;ur innocent?</p>
+
+<p class="speaker">CATHERINE.</p>
+
+<p>Que veux-tu que j'en pense?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>N'as-tu pas été flattée? un amour qui fait l'envie de
+tant de femmes! un titre si beau à conquérir, la maîtresse
+de... Va-t'en, Catherine, va dire à ma mère que
+je te suis. Sors d'ici. Laisse-moi!</p>
+
+<p class="did"><i>Catherine sort.</i></p>
+
+<p>Par le ciel! quel homme de cire suis-je donc? Le
+vice, comme la robe de Déjanire, s'est-il si profondément
+incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus
+répondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes
+lèvres se fasse ruffian malgré moi? J'allais corrompre
+Catherine; je crois que je corromprais ma mère, si
+mon cerveau le prenait à tâche; car Dieu sait quelle
+corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et
+quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les
+hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément
+l'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un
+tison au lieu d'une étincelle dans ce corps faible et
+chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais non revenir
+sur mes pas quand j'ai choisi. O Dieu! les jeunes
+gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d'être
+vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils
+quelque chose de plus pressé que de se pervertir? Quel
+bourbier doit donc être l'espèce humaine qui se rue
+ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de
+débauche, quand moi, qui n'ai voulu prendre qu'un
+masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais
+lieux avec une résolution inébranlable de rester pur
+sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver
+moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang!
+Pauvre Catherine! tu mourrais cependant comme
+Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant
+d'autres dans l'éternel abîme, si je n'étais pas là. O
+Alexandre! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en
+vérité, que tu fisses ta prière avant de venir ce soir
+dans cette chambre. Catherine n'est-elle pas vertueuse,
+irréprochable? Combien faudrait-il pourtant de paroles
+pour faire de cette colombe ignorante la proie
+de ce gladiateur aux poils roux? Quand je pense que
+j'ai failli parler! Que de filles maudites par leurs pères
+rôdent au coin des bornes, ou regardent leur tête
+rasée dans le miroir cassé d'une cellule, qui ont valu
+autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian
+moins habile que moi! Hé bien! j'ai commis bien des
+crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d'un
+juge quelconque, il y aura d'un côté une montagne
+de sanglots; mais il y aura peut-être de l'autre une
+goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui
+aura nourri d'honnêtes enfants.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VI</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une vallée; un couvent dans le fond.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> PHILIPPE STROZZI <span class="sc">et deux moines</span>; <i>des novices
+portent le cercueil de Louise; ils le posent dans un tombeau</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi
+l'embrasser. Lorsqu'elle était couchée, c'est ainsi que je
+me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir.
+Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi;
+mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil,
+comme deux fleurs d'azur; elle se levait doucement, le
+sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux
+père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait
+délicieux un moment bien triste, le réveil d'un homme
+fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant
+l'aurore, un sillon de plus dans mon champ! Mais
+alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous
+la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la
+bienvenue.</p>
+
+<p class="did"><i>On ferme le tombeau.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE STROZZI, <i>derrière la scène</i>.</p>
+
+<p>Par ici, venez par ici.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu ne te lèveras plus de ta couche; tu ne poseras pas
+tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton
+père. O ma Louise! il n'y a que Dieu qui a su qui tu
+étais, et moi, moi, moi!</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Ils sont cent à Sestino qui arrivent du Piémont. Venez,
+Philippe; le temps des larmes est passé.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes?</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Les bannis se sont rassemblés à Sestino; il est temps
+de penser à la vengeance; marchons franchement sur
+Florence avec notre petite armée. Si nous pouvons arriver
+à propos pendant la nuit et surprendre les postes
+de la citadelle, tout est dit. Par le ciel! j'élèverai à ma
+s&oelig;ur un autre mausolée que celui-là.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Non pas moi; allez sans moi, mes amis.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Nous ne pouvons nous passer de vous; sachez-le,
+les confédérés comptent sur votre nom; François I<sup>er</sup>
+lui-même attend de vous un mouvement en faveur de
+la liberté. Il vous écrit comme au chef des républicains
+florentins; voilà sa lettre.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE <i>ouvre la lettre</i>.</p>
+
+<p>Dis à celui qui t'a apporté cette lettre qu'il réponde
+ceci au roi de France: Le jour où Philippe portera les
+armes contre son pays, il sera devenu fou.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Quelle est cette nouvelle sentence?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Celle qui me convient.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Ainsi vous perdez la cause des bannis pour le plaisir
+de faire une phrase! Prenez garde, mon père, il ne
+s'agit pas là d'un passage de Pline; réfléchissez avant
+de dire non.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre
+à la lettre du roi de France.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Cela passe toute idée! vous me forceriez à vous
+dire de certaines choses. Venez avec nous, mon père,
+je vous en supplie. Lorsque j'allais chez les Pazzi, ne
+m'avez-vous pas dit: Emmène-moi? Cela était-il différent
+alors?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Très différent. Un père offensé, qui sort de sa maison
+l'épée à la main, avec ses amis, pour aller réclamer
+justice, est très différent d'un rebelle qui porte les
+armes contre son pays, en rase campagne et au mépris
+des lois.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Il s'agissait bien de réclamer justice! il s'agissait
+d'assommer Alexandre! Qu'est-ce qu'il y a de changé
+aujourd'hui? Vous n'aimez pas votre pays, ou sans cela
+vous profiteriez d'une occasion comme celle-ci.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Une occasion, mon Dieu! cela une occasion!</p>
+
+<p class="did"><i>Il frappe le tombeau.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Laissez-vous fléchir.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je n'ai pas une douleur ambitieuse; laisse-moi seul,
+j'en ai assez dit.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Vieillard obstiné! inexorable faiseur de sentences!
+vous serez cause de notre perte.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tais-toi, insolent! sors d'ici!</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il
+vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh!
+mort de Dieu! il ne sera pas dit que tout soit perdu
+faute d'un traducteur de latin!</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ton jour est venu, Philippe! tout cela signifie que
+ton jour est venu.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VII</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Le bord de l'Arno; un quai. On voit une longue suite de palais.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker"><i>Entre</i> LORENZO.</p>
+
+<p>Voilà le soleil qui se couche; je n'ai pas de temps
+à perdre, et cependant tout ressemble ici à du temps
+perdu.</p>
+
+<p class="did"><i>Il frappe à une porte.</i></p>
+
+<p>Holà! seigneur Alamanno! holà!</p>
+
+<p class="speaker">ALAMANNO, <i>sur sa terrasse</i>.</p>
+
+<p>Qui est là? que me voulez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette
+nuit; prenez vos mesures pour demain avec vos amis,
+si vous aimez la liberté.</p>
+
+<p class="speaker">ALAMANNO.</p>
+
+<p>Par qui doit être tué Alexandre?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Par Lorenzo de Médicis.</p>
+
+<p class="speaker">ALAMANNO.</p>
+
+<p>C'est toi, Renzinaccio? Eh! entre donc souper avec
+de bons vivants qui sont dans mon salon.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je n'ai pas le temps; préparez-vous à agir demain.</p>
+
+<p class="speaker">ALAMANNO.</p>
+
+<p>Tu veux tuer le duc, toi? Allons donc! tu as un coup
+de vin dans la tête.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Peut-être que j'ai tort de leur dire que c'est moi
+qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me
+croire.</p>
+
+<p class="did"><i>Il frappe à une autre porte.</i></p>
+
+<p>Holà! seigneur Pazzi! holà!</p>
+
+<p class="speaker">PAZZI, <i>sur sa terrasse</i>.</p>
+
+<p>Qui m'appelle?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit;
+tâchez d'agir demain pour la liberté de Florence.</p>
+
+<p class="speaker">PAZZI.</p>
+
+<p>Qui doit tuer le duc?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je
+ne puis vous dire le nom de l'homme.</p>
+
+<p class="speaker">PAZZI.</p>
+
+<p>Tu es fou, drôle, va-t'en au diable!</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Il est clair que, si je ne dis pas que c'est moi, on
+me croira encore bien moins.</p>
+
+<p class="did"><i>Il frappe à une porte.</i></p>
+
+<p>Holà! seigneur Corsini!</p>
+
+<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR, <i>sur sa terrasse</i>.</p>
+
+<p>Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Le duc Alexandre sera tué cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR.</p>
+
+<p>Vraiment, Lorenzo! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs.
+Tu m'as blessé bien mal à propos un cheval au
+bal des Nasi; que le diable te confonde!</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pauvre Florence! pauvre Florence!</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VIII</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une plaine.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> PIERRE STROZZI <span class="sc">et deux bannis</span>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Mon père ne veut pas venir. Il m'a été impossible
+de lui faire entendre raison.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p>
+
+<p>Je n'annoncerai pas cela à mes camarades: il y a
+de quoi les mettre en déroute.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Pourquoi? Montez à cheval ce soir, et allez bride
+abattue à Sestino; j'y serai demain matin. Dites que
+Philippe a refusé, mais que Pierre ne refuse pas.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p>
+
+<p>Les confédérés veulent le nom de Philippe: nous ne
+ferons rien sans cela.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Le nom de famille de Philippe est le même que le
+mien; dites que Strozzi viendra, cela suffit.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p>
+
+<p>On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne
+réponds pas: Philippe, rien ne se fera.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Imbécile! fais ce qu'on te dit, et ne réponds que
+pour toi-même. Comment sais-tu d'avance que rien
+ne se fera?</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p>
+
+<p>Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Allons! monte à cheval, et va à Sestino.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p>
+
+<p>Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué! j'ai fait
+douze lieues dans la nuit. Je n'ai pas envie de le seller
+à cette heure.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Tu n'es qu'un sot.</p>
+
+<p class="did"><i>A l'autre banni.</i></p>
+
+<p>Allez-y, vous: vous vous y prendrez mieux.</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME BANNI.</p>
+
+<p>Le camarade n'a pas tort pour ce qui regarde Philippe;
+il est certain que son nom ferait bien pour la
+cause.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Lâches! manants sans c&oelig;ur! ce qui fait bien pour
+la cause, ce sont vos femmes et vos enfants qui meurent
+de faim, entendez-vous? Le nom de Philippe leur remplira
+la bouche, mais il ne leur remplira pas le ventre.
+Quels pourceaux êtes-vous!</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME BANNI.</p>
+
+<p>Il est impossible de s'entendre avec un homme aussi
+grossier; allons-nous-en, camarade.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Va au diable, canaille! et dis à tes confédérés que,
+s'ils ne veulent pas de moi, le roi de France en veut,
+lui; et qu'ils prennent garde qu'on ne me donne la
+main haute sur vous tous!</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME BANNI, <i>à l'autre</i>.</p>
+
+<p>Viens, camarade, allons souper; je suis, comme toi,
+excédé de fatigue.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IX</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une place; il est nuit.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker"><i>Entre</i> LORENZO.</p>
+
+<p>Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai
+la lumière;&mdash;cela se fait tous les jours;&mdash;une
+nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son
+mari pour entrer dans la chambre nuptiale, et Catherine
+passe pour très vertueuse.&mdash;Pauvre fille! qui
+l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas? Que ma mère
+mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver.</p>
+
+<p>Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience! une heure
+est une heure, et l'horloge vient de sonner. Si vous y
+tenez cependant?&mdash;Mais non, pourquoi? Emporte le
+flambeau si tu veux: la première fois qu'une femme
+se donne, cela est tout simple.&mdash;Entrez donc, chauffez-vous
+donc un peu.&mdash;Oh! mon Dieu, oui, pur caprice
+de jeune fille.&mdash;Et quel motif de croire à ce
+meurtre? Cela pourra les étonner, même Philippe.</p>
+
+<p>Te voilà, toi, face livide?</p>
+
+<p class="did"><i>La lune paraît.</i></p>
+
+<p>Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution
+demain dans la ville! Mais Pierre est un ambitieux;
+les Ruccellai seuls valent quelque chose.&mdash;Ah!
+les mots, les mots, les éternelles paroles! S'il y a quelqu'un
+là-haut, il doit bien rire de nous tous; cela est
+très comique, très comique, vraiment.&mdash;O bavardage
+humain! ô grand tueur de corps morts! grand défonceur
+de portes ouvertes! ô hommes sans bras!</p>
+
+<p>Non! non! je n'emporterai pas la lumière.&mdash;J'irai
+droit au c&oelig;ur; il se verra tuer... Sang du Christ! on se
+mettra demain aux fenêtres.</p>
+
+<p>Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse
+nouvelle, quelque cotte de mailles. Maudite invention!
+Lutter avec Dieu et le diable, cela n'est rien; mais
+lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les
+autres par la main sale d'un armurier!&mdash;Je passerai
+le second pour entrer; il posera son épée là,&mdash;ou là,&mdash;oui,
+sur le canapé.&mdash;Quant à l'affaire du baudrier
+à rouler autour de la garde, cela est aisé. S'il pouvait
+lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le
+vrai moyen. Couché, assis ou debout? Assis plutôt. Je
+commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé
+dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons. Je ne
+voudrais pourtant pas qu'il tournât le dos. J'irai à lui
+tout droit. Allons! la paix, la paix! l'heure va venir.&mdash;Il
+faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne
+m'aperçois pas que je prends du froid; je boirai une
+bouteille.&mdash;Non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je
+donc? les cabarets sont fermés.</p>
+
+<p>Est-elle bonne fille?&mdash;Oui, vraiment.&mdash;En chemise?&mdash;Oh!
+non, non, je ne le pense pas.&mdash;Pauvre
+Catherine!&mdash;Que ma mère mourût de tout cela, ce serait
+triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je
+pu y faire? au lieu de la consoler, cela lui aurait
+fait dire: «Crime, crime!» jusqu'à son dernier soupir.</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'assoit.</i></p>
+
+<p>Pauvre Philippe! une fille belle comme le jour! Une
+seule fois je me suis assis près d'elle sous le marronnier;
+ces petites mains blanches, comme cela travaillait!
+Que de journées j'ai passées, moi, assis sous les arbres!
+Ah! quelle tranquillité! quel horizon à Cafaggiuolo!
+Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant
+sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres
+qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon!
+la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes
+pattes menues.</p>
+
+<p class="did"><i>Une horloge sonne.</i></p>
+
+<p>Ah! ah! il faut que j'aille là-bas.&mdash;Bonsoir, mignon;
+eh! trinque donc avec Giomo.&mdash;Bon vin! Cela
+serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de me dire: «Ta
+chambre est-elle retirée? entendra-t-on quelque chose
+du voisinage?» Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu.
+Oui, cela serait drôle qu'il lui vînt cette idée.</p>
+
+<p>Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle
+est donc cette lumière sous le portique de l'église? on
+taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes
+sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent!
+comme ils enfoncent! Ils font un crucifix; avec quel
+courage ils le clouent! Je voudrais voir que leur cadavre
+de marbre les prît tout d'un coup à la gorge.</p>
+
+<p>Eh bien! eh bien! quoi donc? j'ai des envies de
+danser qui sont incroyables. Je crois, si je m'y laissais
+aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces
+gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon! eh,
+mignon! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que
+cela; tra la la! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais,
+je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort en courant.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE X</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Chez le duc.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>à souper</i>; GIOMO.&mdash;<i>Entre le cardinal</i> CIBO.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Altesse, prenez garde à Lorenzo.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Vous voilà, cardinal! asseyez-vous donc, et prenez
+donc un verre.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce
+soir à l'évêque de Marzi la permission d'avoir des chevaux
+de poste cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Cela ne se peut pas.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Je le tiens de l'évêque lui-même.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Allons donc! je vous dis que j'ai de bonnes raisons
+pour savoir que cela ne se peut pas.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Me faire croire est peut-être impossible; je remplis
+mon devoir en vous avertissant.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant à
+cela? Il va peut-être à Cafaggiuolo.</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Ce qu'il y a d'effrayant, monseigneur, c'est qu'en
+passant sur la place pour venir ici, je l'ai vu de mes
+yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un
+fou. Je l'ai appelé, et je suis forcé d'en convenir, son
+regard m'a fait peur. Soyez certain qu'il mûrit dans sa
+tête quelque projet pour cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Faut-il tout dire, même quand on parle d'un favori?
+Apprenez qu'il a dit ce soir à deux personnes de ma
+connaissance, publiquement sur leur terrasse, qu'il
+vous tuerait cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que
+vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au
+coucher du soleil?</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Sire Maurice.</i></p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de
+mes amis, ce soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux
+fables? je vous croyais plus homme que cela.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Votre Altesse sait si je m'effraye sans raison. Ce que
+je dis, je puis le prouver.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal; vous
+ne trouverez pas mauvais que j'aille à mes affaires.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Lorenzo.</i></p>
+
+<p>Eh bien! mignon, est-il déjà temps?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Il est minuit tout à l'heure.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Qu'on me donne mon pourpoint de zibeline!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Dépêchons-nous! votre belle est peut-être déjà au
+rendez-vous.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Quels gants faut-il prendre? ceux de guerre, ou ceux
+d'amour?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ceux d'amour, Altesse.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Soit, je veux être un vert galant.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Que dites-vous de cela, cardinal?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE XI</h3>
+
+<p class="speaker"><i>La chambre de Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE DUC <span class="sc">et</span> LORENZO.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Je suis transi,&mdash;il fait vraiment froid.</p>
+
+<p class="did"><i>Il ôte son épée.</i></p>
+
+<p>Eh bien! mignon, qu'est-ce que tu fais donc?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je
+la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours
+une arme sous la main.</p>
+
+<p class="did"><i>Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir
+du fourreau.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est
+revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour
+éviter les conversations, je vais me mettre au lit. A
+propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux
+de poste à l'évêque de Marzi?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce
+qu'il m'écrit.</p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>Va donc chercher ta tante.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Dans un instant.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Faire la cour à une femme qui vous répond oui
+lorsqu'on lui demande oui ou non, cela m'a toujours
+paru très sot, et tout à fait digne d'un Français. Aujourd'hui
+surtout que j'ai soupé comme trois moines,
+je serais incapable de dire seulement: «Mon c&oelig;ur,»
+ou: «Mes chères entrailles,» à l'infante d'Espagne.
+Je veux faire semblant de dormir: ce sera peut-être
+cavalier, mais ce sera commode.</p>
+
+<p class="did"><i>Il se couche.&mdash;Lorenzo rentre l'épée à la main.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Dormez-vous, seigneur?</p>
+
+<p class="did"><i>Il le frappe.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE DUC.</p>
+
+<p>C'est toi, Renzo?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Seigneur, n'en doutez pas.</p>
+
+<p class="did"><i>Il le frappe de nouveau.&mdash;Entre Scoronconcolo.</i></p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Est-ce fait?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à
+la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Ah! mon Dieu! c'est le duc de Florence!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>s'asseyant sur la fenêtre</i>.</p>
+
+<p>Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire,
+respire, c&oelig;ur navré de joie!</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Que le vent du soir est doux et embaumé! comme
+les fleurs des prairies s'entr'ouvrent! O nature magnifique!
+ô éternel repos!</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en
+découle.&mdash;Venez, seigneur.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ah! Dieu de bonté! quel moment!</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je
+prendrai les devants.</p>
+
+<p class="did"><i>Il veut sortir.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Attends, tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la
+clef de cette chambre.</p>
+
+<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p>
+
+<p>Pourvu que les voisins n'aient rien entendu!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre
+tapage? Viens, partons.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>FIN DE L'ACTE QUATRIÈME.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE CINQUIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au palais du duc.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> VALORI, SIRE MAURICE <span class="sc">et</span> GUICCIARDINI.</p>
+
+<p class="speaker"><i>Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Giomo n'est pas revenu encore de son message; cela
+devient de plus en plus inquiétant.</p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p>
+
+<p>Le voilà qui entre dans la salle.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Giomo.</i></p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Eh bien! qu'as-tu appris?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Rien du tout.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p>
+
+<p>Il ne veut pas répondre: le cardinal Cibo est enfermé
+dans le cabinet du duc; c'est à lui seul que les
+nouvelles arrivent.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre un autre messager.</i></p>
+
+<p>Eh bien! le duc est-il retrouvé? sait-on ce qu'il est
+devenu?</p>
+
+<p class="speaker">LE MESSAGER.</p>
+
+<p>Je ne sais pas.</p>
+
+<p class="did"><i>Il entre dans le cabinet.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Quel événement épouvantable, messieurs, que cette
+disparition! point de nouvelles du duc! Ne disiez-vous
+pas, sire Maurice, que vous l'avez vu hier soir? Il ne
+paraissait pas malade?</p>
+
+<p class="did"><i>Rentre Giomo.</i></p>
+
+<p class="speaker">GIOMO, <i>à sire Maurice</i>.</p>
+
+<p>Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Assassiné! par qui? où l'avez-vous trouvé?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Où vous nous aviez dit:&mdash;dans la chambre de
+Lorenzo.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Ah! sang du diable! Le cardinal le sait-il?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Oui, Excellence.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Que décide-t-il? qu'y a-t-il à faire? Déjà le peuple
+se porte en foule vers le palais; toute cette hideuse
+affaire a transpiré; nous sommes morts si elle se confirme;
+on nous massacrera.</p>
+
+<p class="did"><i>Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles
+passent dans le fond.</i></p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p>
+
+<p>Que signifie cela? va-t-on faire des distributions au
+peuple?</p>
+
+<p class="did"><i>Entre un seigneur de la cour.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE SEIGNEUR.</p>
+
+<p>Le duc est-il visible, messieurs? Voilà un cousin à
+moi, nouvellement arrivé d'Allemagne, que je désire
+présenter à Son Altesse; soyez assez bons pour le voir
+d'un &oelig;il favorable.</p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p>
+
+<p>Répondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire.</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs
+du matin. Ils attendent tranquillement qu'on
+les admette.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE, <i>à Giomo</i>.</p>
+
+<p>On l'a enterré là?</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO.</p>
+
+<p>Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous! si le
+peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer
+bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des
+obsèques publiques. En attendant, nous l'avons emporté
+dans un tapis.</p>
+
+<p class="speaker">VALORI.</p>
+
+<p>Qu'allons-nous devenir?</p>
+
+<p class="speaker">PLUSIEURS SEIGNEURS, <i>s'approchant</i>.</p>
+
+<p>Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs
+à Son Altesse? qu'en pensez-vous, messieurs?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL CIBO, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure
+ou deux; le duc a passé la nuit à une mascarade, et il
+repose dans ce moment.</p>
+
+<p class="did"><i>Des valets suspendent des dominos aux croisées.</i></p>
+
+<p class="speaker">LES COURTISANS.</p>
+
+<p>Retirons-nous; le duc est encore couché. Il a passé
+la nuit au bal.</p>
+
+<p class="did"><i>Les courtisans se retirent. Entrent les Huit.</i></p>
+
+<p class="speaker">NICCOLINI.</p>
+
+<p>Eh bien! cardinal, qu'y a-t-il de décidé?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Primo avulso, non deficit alter</p>
+<p>Aureus, et simili frondescit virga metallo.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">NICCOLINI.</p>
+
+<p>Voilà qui est admirable! mais qu'y a-t-il de fait? Le
+duc est mort; il faut en élire un autre, et cela le plus
+vite possible. Si nous n'avons pas un duc ce soir ou
+demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en ce
+moment comme l'eau qui va bouillir.</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>Je propose Octavien de Médicis.</p>
+
+<p class="speaker">CAPPONI.</p>
+
+<p>Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du
+sang.</p>
+
+<p class="speaker">ACCIAIUOLI.</p>
+
+<p>Si nous prenions le cardinal?</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Plaisantez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal,
+vous qui le laissez, au mépris de toutes les lois, se
+déclarer seul juge de cette affaire?</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>C'est un homme capable de la bien diriger?</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Qu'il se fasse donner l'ordre du pape.</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyé l'autorisation
+par un courrier que le cardinal a fait partir dans la
+nuit.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un
+courrier commence par prendre le temps d'aller, avant
+d'avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des
+enfants?</p>
+
+<p class="speaker">CANIGIANI, <i>s'approchant</i>.</p>
+
+<p>Messieurs, si vous m'en croyez, voilà ce que nous
+ferons: nous élirons duc de Florence mon fils naturel
+Julien.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans,
+Canigiani?</p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Ne voyez-vous pas le personnage? c'est le cardinal
+qui lui met dans la tête cette sotte proposition; Cibo
+serait régent et l'enfant mangerait des gâteaux.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient
+de pareils discours.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre</i> CORSI.</p>
+
+<p>Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis.</p>
+
+<p class="speaker">LES HUIT.</p>
+
+<p>Sans nous consulter?</p>
+
+<p class="speaker">CORSI.</p>
+
+<p>Le cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo
+et à Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de
+Médicis sera demain ici avec le plus de monde possible;
+Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse avec la
+garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois
+courriers pour le joindre.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal; cela
+sera plus tôt fait.</p>
+
+<p class="speaker">CORSI.</p>
+
+<p>Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix
+l'élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire
+de gouverneur de la république florentine.</p>
+
+<p class="speaker">GIOMO, <i>à des valets qui traversent la salle</i>.</p>
+
+<p>Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez
+pas le vin plus que le reste.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi!</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Allons! messieurs, aux voix. Voici vos billets.</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>Côme est en effet le premier en droit après Alexandre;
+c'est son plus proche parent.</p>
+
+<p class="speaker">ACCIAIUOLI.</p>
+
+<p>Quel homme est-ce? je le connais fort peu.</p>
+
+<p class="speaker">CORSI.</p>
+
+<p>C'est le meilleur prince du monde.</p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p>
+
+<p>Hé! hé! pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus
+diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai.</p>
+
+<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p>
+
+<p>Vos voix, seigneurs.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Je m'oppose à ce vote formellement, et au nom de
+tous les citoyens.</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs,
+ni seigneurs; voici mon vote.</p>
+
+<p class="did"><i>Il montre son billet blanc.</i></p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons
+de vous.</p>
+
+<p class="speaker">RUCCELLAI.</p>
+
+<p>Adieu donc; je m'en lave les mains.</p>
+
+<p class="speaker">GUICCIARDINI, <i>courant après lui</i>.</p>
+
+<p>Eh! mon Dieu! Palla, vous êtes trop violent.</p>
+
+<p class="speaker">RUCELLAI.</p>
+
+<p>Laissez-moi; j'ai soixante-deux ans passés; ainsi vous
+ne pouvez pas me faire grand mal désormais.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">NICCOLINI.</p>
+
+<p>Vos voix, messieurs!</p>
+
+<p class="did"><i>Il déplie les billets jetés dans un bonnet.</i></p>
+
+<p>Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour
+Trebbio?</p>
+
+<p class="speaker">CORSI.</p>
+
+<p>Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de
+demain, à moins qu'il ne refuse.</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>Pourquoi refuserait-il?</p>
+
+<p class="speaker">NICCOLINI.</p>
+
+<p>Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous?
+quinze lieues à faire d'ici à Trebbio pour trouver
+Côme, et autant pour revenir, ce serait une journée
+de perdue. Nous aurions dû choisir quelqu'un qui
+fût plus près de nous.</p>
+
+<p class="speaker">VETTORI.</p>
+
+<p>Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable
+qu'il acceptera. Tout cela est étourdissant.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>A Venise.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PHILIPPE STROZZI, <i>dans son cabinet</i>.</p>
+
+<p>J'en étais sûr.&mdash;Pierre est en correspondance avec
+le roi de France; le voilà à la tête d'une espèce d'armée,
+et prêt à mettre le bourg à feu et à sang. C'est
+donc là ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi, qu'on
+a respecté si longtemps! il aura produit un rebelle et
+deux ou trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix
+sous le gazon; l'oubli du monde entier est autour de
+toi, comme en toi, au fond de la triste vallée où je t'ai
+laissée.</p>
+
+<p class="did"><i>On frappe à la porte.</i></p>
+
+<p>Entrez.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Lorenzo.</i></p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Philippe! je t'apporte le plus beau joyau de la couronne.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que tu jettes là? une clef?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre
+est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Vraiment! vraiment! cela est incroyable.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par
+moi.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE, <i>prenant la clef</i>.</p>
+
+<p>Alexandre est mort, cela est-il possible?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Que dirais-tu si les républicains t'offraient d'être duc
+à sa place?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je refuserais, mon ami.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Vraiment! vraiment! cela est incroyable.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pourquoi? cela est tout simple pour moi.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne
+veux-tu pas me croire?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse.
+La liberté est donc sauvée! Oui, je te crois, tu es tel
+que tu me l'as dit. Donne-moi ta main. Le duc est
+mort! ah! il n'y a pas de haine dans ma joie; il n'y a
+que l'amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie;
+j'en prends Dieu à témoin.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Allons! calme-toi; il n'y a rien de sauvé que moi,
+qui ai les reins brisés par les chevaux de l'évêque de
+Marzi.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'épée à
+la main à l'heure qu'il est?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je les ai avertis; j'ai frappé à toutes les portes républicaines
+avec la constance d'un frère quêteur; je leur
+ai dit de frotter leurs épées, qu'Alexandre serait mort
+quand ils s'éveilleraient. Je pense qu'à l'heure qu'il est,
+ils se sont éveillés plus d'une fois, et rendormis à l'avenant.
+Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>As-tu averti les Pazzi? l'as-tu dit à Corsini?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, à la lune,
+tant j'étais sûr de n'être pas écouté.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Comment l'entends-tu?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'entends qu'ils ont haussé les épaules, et qu'ils sont
+retournés à leurs dîners, à leurs cornets et à leurs
+femmes.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Que diantre voulez-vous que j'explique? croyez-vous
+que j'eusse une heure à perdre avec chacun d'eux? Je
+leur ai dit: Préparez-vous; et j'ai fait mon coup.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu?
+Tu n'as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a
+plusieurs jours que tu es en route.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois
+qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant
+du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier
+sec.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier
+ce que tu me dis là? Sois tranquille; j'ai meilleure
+espérance.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Pourquoi n'es-tu pas sorti la tête du duc à la main?
+Le peuple t'aurait suivi comme son sauveur et son chef.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'ai laissé le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mêmes
+la curée.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je ne les méprise point; je les connais. Je suis très
+persuadé qu'il y en a très peu de très méchants, beaucoup
+de lâches, et un grand nombre d'indifférents. Il y
+en a aussi de féroces, comme les habitants de Pistoie,
+qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion
+d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au
+milieu des rues. J'ai appris cela il n'y a pas une heure.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je suis plein de joie et d'espoir; le c&oelig;ur me bat
+malgré moi.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Tant mieux pour vous.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu
+ainsi? Assurément tous les hommes ne sont pas capables
+de grandes choses, mais tous sont sensibles aux
+grandes choses: nies-tu l'histoire du monde entier?
+Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt;
+mais l'étincelle peut sortir d'un caillou, et la forêt
+prend feu. C'est ainsi que l'éclair d'une seule épée peut
+illuminer tout un siècle.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je ne nie pas l'histoire; mais je n'y étais pas.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Laisse-moi t'appeler Brutus; si je suis un rêveur,
+laisse-moi ce rêve-là. O mes amis, mes compatriotes!
+vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi,
+si vous voulez!</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre?</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ne vois-tu pas un courrier qui arrive? Mon Brutus!
+mon grand Lorenzo! la liberté est dans le ciel; je la
+sens, je la respire.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre
+fenêtre; toutes ces paroles me font mal.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue;
+un crieur lit une proclamation. Holà, Jean! allez
+acheter le papier de ce crieur.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>O Dieu! ô Dieu!</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu deviens pâle comme un mort. Qu'as-tu donc?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>N'as-tu rien entendu?</p>
+
+<p class="did"><i>Entre un domestique, apportant la proclamation.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans
+la rue.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO, <i>lisant</i>.</p>
+
+<p>«A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo
+de Médicis, traître à la patrie et assassin de son maître,
+en quelque lieu et de quelque manière que ce soit,
+sur toute la surface de l'Italie, il est promis par le
+conseil des Huit à Florence: 1º quatre mille florins
+d'or sans aucune retenue; 2º une rente de cent florins
+d'or par an, pour lui durant sa vie, et ses héritiers en
+ligne directe après sa mort; 3º la permission d'exercer
+toutes les magistratures, de posséder tous les
+bénéfices et privilèges de l'État, malgré sa naissance
+s'il est roturier; 4º grâce perpétuelle pour toutes
+ses fautes, passées et futures, ordinaires et extraordinaires.»</p>
+
+<p>Signé de la main des Huit.</p>
+
+<p>Eh bien! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout
+à l'heure que j'avais tué Alexandre! Vous voyez bien
+que je l'ai tué.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans
+cette chambre.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Florence.&mdash;Une rue.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> DEUX GENTILSHOMMES.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PREMIER GENTILHOMME.</p>
+
+<p>N'est-ce pas le marquis de Cibo qui passe là? il me
+semble qu'il donne le bras à sa femme.</p>
+
+<p class="did"><i>Le marquis et la marquise passent.</i></p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME GENTILHOMME.</p>
+
+<p>Il paraît que ce bon marquis n'est pas d'une nature
+vindicative. Qui ne sait pas à Florence que sa femme a
+été la maîtresse du feu duc?</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER GENTILHOMME.</p>
+
+<p>Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir
+se serrer la main.</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME GENTILHOMME.</p>
+
+<p>La perle des maris, en vérité! Avaler ainsi une couleuvre
+aussi longue que l'Arno, cela s'appelle avoir
+l'estomac bon.</p>
+
+<p class="speaker">PREMIER GENTILHOMME.</p>
+
+<p>Je sais que cela fait parler,&mdash;cependant je ne te
+conseillerais pas d'aller lui en parler à lui-même; il est
+de la première force à toutes les armes, et les faiseurs
+de calembours craignent l'odeur de son jardin.</p>
+
+<p class="speaker">DEUXIÈME GENTILHOMME.</p>
+
+<p>Si c'est un original, il n'y a rien à dire.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une auberge.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> PIERRE STROZZI <span class="sc">et un Messager</span>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>Ce sont ses propres paroles?</p>
+
+<p class="speaker">LE MESSAGER.</p>
+
+<p>Oui, Excellence; les paroles du roi lui-même.</p>
+
+<p class="speaker">PIERRE.</p>
+
+<p>C'est bon.</p>
+
+<p class="did"><i>Le messager sort.</i></p>
+
+<p>Le roi de France protégeant la liberté de l'Italie;
+c'est justement comme un voleur protégeant contre
+un autre voleur une jolie femme en voyage. Il la défend
+jusqu'à ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit, une route
+s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons
+grains que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio,
+qui s'avise de devenir quelque chose! Ma vengeance
+m'a glissé entre les doigts comme un oiseau effarouché;
+je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de
+moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et
+puis laissons là ces femmelettes qui ne pensent qu'au
+nom de mon père, et qui me toisent toute la journée
+pour chercher par où je lui ressemble. Je suis né pour
+autre chose que pour faire un chef de bandits.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE V</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Une place.&mdash;Florence.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE <span class="sc">et</span> LE MARCHAND DE SOIE, <i>assis</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Observez bien ce que je dis; faites attention à mes
+paroles. Le feu duc Alexandre a été tué l'an 1536, qui
+est bien l'année où nous sommes. Suivez-moi toujours.
+Il a donc été tué l'an 1536; voilà qui est fait. Il avait
+vingt-six ans; remarquez-vous cela? mais ce n'est encore
+rien. Il avait donc vingt-six ans; bon. Il est mort
+le 6 du mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas
+justement le 6 qu'il est mort? Écoutez maintenant. Il
+est mort à six heures de la nuit. Qu'en pensez-vous,
+père Mondella? voilà de l'extraordinaire, ou je ne m'y
+connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit.
+Paix! ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh
+bien! cela vous frappe-t-il à présent? Il avait six blessures,
+à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l'âge de
+vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot: il
+avait régné six ans.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Quel galimatias me faites-vous là, voisin!</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Comment! comment! vous êtes donc absolument
+incapable de calculer? vous ne voyez pas ce qui résulte
+de ces combinaisons surnaturelles que j'ai l'honneur
+de vous expliquer?</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que
+vous ne le voyiez pas?</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses.&mdash;A
+quoi cela peut-il nous être utile?</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Il en résulte que six Six ont concouru à la mort
+d'Alexandre. Chut! ne répétez pas ceci comme venant
+de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage
+et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de
+tous les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense;
+je vous le dis comme à un ami.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Allez vous promener; je suis un homme vieux, mais
+pas encore une vieille femme. Le Côme arrive aujourd'hui,
+voilà ce qui résulte le plus clairement de notre
+affaire; il nous est poussé un beau dévideur de paroles
+dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela
+ne fait-il pas honte! Mes ouvriers, voisin, les derniers
+de mes ouvriers, frappaient avec leurs instruments
+sur les tables, en voyant passer les Huit, et ils leur
+criaient: «Si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous,
+qui agirons.»</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Il n'y a pas que les vôtres qui aient crié; c'est un
+vacarme de paroles dans la ville comme je n'en ai
+jamais entendu, même par ouï-dire.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>On demande les boules<a name="FNanchor_F" id="FNanchor_F"></a>
+<a href="#Footnote_F"><sup>F</sup></a>; les uns courent après les
+soldats, les autres après le vin qu'on distribue, ils s'en
+remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le
+peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient
+leur rester.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_F" id="Footnote_F"></a>
+<a href="#FNanchor_F">Note F</a>
+: On comprend qu'il s'agit ici d'élections. (Voir page 206.)</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire
+librement un gonfalonier, comme jadis.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Il y en a qui voulaient, comme vous dites; mais il
+n'y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai
+été au Marché-Neuf, moi, et j'ai reçu dans la jambe
+un bon coup de hallebarde, parce que je demandais
+les boules. Pas une âme n'est venue à mon secours.
+Les étudiants seuls se sont montrés.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin?
+On dit que le provéditeur, Roberto Corsini, est allé
+hier soir à l'assemblée des républicains, au palais
+Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Rien n'est plus vrai; il a offert de livrer la forteresse
+aux amis de la liberté, avec les provisions, les
+clefs, et tout le reste.</p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? C'est une
+trahison de haute justice.</p>
+
+<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p>
+
+<p>Ah bien oui! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé
+des carreaux; mais la proposition de ce brave homme
+n'a seulement pas été écoutée. Comme on n'osait pas
+faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait de lui, et
+qu'on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille
+millions de diables! que j'enrage! Tenez! voilà les
+courriers de Trebbio qui arrivent; Côme n'est pas loin
+d'ici. Bonsoir, voisin, le sang me démange! il faut que
+j'aille au palais.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE MARCHAND.</p>
+
+<p>Attendez-donc, voisin; je vais avec vous.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.&mdash;Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre
+avec le petit Strozzi.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p><i>Sapientissime doctor</i>, comment se porte Votre Seigneurie?
+Le trésor de votre précieuse santé est-il dans
+une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il
+convenable par ces tempêtes où nous voilà?</p>
+
+<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>C'est chose grave, seigneur docteur, qu'une rencontre
+aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette
+terre soucieuse et lézardée. Souffrez que je presse cette
+main gigantesque, d'où sont sortis les chefs-d'&oelig;uvre
+de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu
+un sonnet.</p>
+
+<p class="speaker">LE PETIT SALVIATI.</p>
+
+<p>Canaille de Strozzi que tu es!</p>
+
+<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p>
+
+<p>Ton père a été rossé, Salviati.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à
+vous, qui êtes homme d'art si consciencieux, si large
+et si austère? Des yeux comme les vôtres, qui remuent
+des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils
+consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres
+et osées d'une imagination chatoyante?</p>
+
+<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous,
+de grâce, votre sonnet. La ville ne s'occupe que
+de votre sonnet.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé
+par chanter la monarchie en quelque sorte, je
+semble cette fois chanter la république.</p>
+
+<p class="speaker">LE PETIT SALVIATI.</p>
+
+<p>Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.</p>
+
+<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p>
+
+<p>Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Voici les vers:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre...</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LE PETIT SALVIATI.</p>
+
+<p>Faites donc finir ce gamin-là, monsieur; c'est un
+coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.</p>
+
+<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Allons! petit, tiens-toi tranquille.</p>
+
+<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p>
+
+<p>Tu y reviens en sournois! Tiens! canaille, porte cela
+à ton père, et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade
+qu'il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu
+es! Vous êtes tous des empoisonneurs.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Veux-tu te taire, polisson!</p>
+
+<p class="did"><i>Il le frappe.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p>
+
+<p>Aïe! aïe! il m'a frappé.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre,</p>
+<p>Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p>
+
+<p>Aïe! aïe! il m'a écorché l'oreille.</p>
+
+<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Vous avez frappé trop fort, mon ami.</p>
+
+<p class="did"><i>Le petit Strozzi rosse le petit Salviati.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Eh bien! qu'est-ce à dire?</p>
+
+<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Continuez, je vous en supplie.</p>
+
+<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p>
+
+<p>Avec plaisir; mais ces enfants ne cessent pas de se
+battre.</p>
+
+<p class="did"><i>Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VI</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Florence.&mdash;Une rue.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> DES ÉTUDIANTS <span class="sc">et</span> DES SOLDATS.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">UN ÉTUDIANT.</p>
+
+<p>Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues,
+ayons des bras. Holà! les boules! les boules! Citoyens
+de Florence, ne laissons pas élire un duc sans voter.</p>
+
+<p class="speaker">UN SOLDAT.</p>
+
+<p>Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous.</p>
+
+<p class="speaker">L'ÉTUDIANT.</p>
+
+<p>Citoyens, venez ici; on méconnaît vos droits, on
+insulte le peuple.</p>
+
+<p class="did"><i>Un grand tumulte.</i></p>
+
+<p class="speaker">LES SOLDATS.</p>
+
+<p>Gare! retirez-vous.</p>
+
+<p class="speaker">UN AUTRE ÉTUDIANT.</p>
+
+<p>Nous voulons mourir pour nos droits.</p>
+
+<p class="speaker">UN SOLDAT.</p>
+
+<p>Meurs donc!</p>
+
+<p class="did"><i>Il le frappe.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ÉTUDIANT.</p>
+
+<p>Venge-moi, Roberto, et console ma mère.</p>
+
+<p class="did"><i>Il meurt.&mdash;Les étudiants attaquent les soldats; ils sortent en
+se battant.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VII</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Venise.&mdash;Le cabinet de Strozzi.</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> PHILIPPE <span class="sc">et</span> LORENZO, <i>tenant une lettre</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est
+morte. Venez donc faire un tour de promenade, Philippe.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée.
+Vous allez et venez continuellement, comme si
+cette proclamation de mort n'existait pas contre vous.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a
+été mise à prix à Rome; il est naturel qu'elle le soit
+dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre;
+si je sortais de l'Italie, je serais bientôt sonné à son de
+trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu
+ne manquera pas de faire placarder ma condamnation
+éternelle dans tous les carrefours de l'immensité.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n'êtes
+pas changé, Lorenzo.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je
+marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma
+bouche; il n'y a de changé en moi qu'une misère:
+c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue
+de fer-blanc.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Partons ensemble; redevenez un homme; vous avez
+beaucoup fait, mais vous êtes jeune.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne; je
+vous en prie, venez faire un tour de promenade.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est là votre
+malheur. Vous avez des travers, mon ami.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'en conviens; que les républicains n'aient rien fait
+à Florence, c'est là un grand travers de ma part.
+Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés,
+se soient fait massacrer en vain; que Côme,
+un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh!
+je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables,
+et qui me font le plus grand tort.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Ne raisonnons point sur un événement qui n'est pas
+achevé. L'important est de sortir d'Italie; vous n'avez
+point encore fini sur la terre.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre
+seulement.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce
+meurtre? Quand vous ne devriez faire désormais qu'un
+honnête homme, qu'un artiste, pourquoi voudriez-vous
+mourir?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Je ne puis que vous répéter mes propres paroles:
+Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je
+sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les
+femmes; c'est assez, il est vrai, pour faire de moi un
+débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie
+de l'être. Sortons, je vous en prie.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse,
+qu'elle les rend presque courageux. Hier, un grand
+gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure
+au bord de l'eau, sans pouvoir se déterminer à m'assommer.
+Le pauvre homme portait une espèce de couteau
+long comme une broche; il le regardait d'un air
+si penaud qu'il me faisait pitié; c'était peut-être un
+père de famille qui mourait de faim.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>O Lorenzo, Lorenzo! ton c&oelig;ur est très malade. C'était
+sans doute un honnête homme: pourquoi attribuer à
+la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux?</p>
+
+<p class="speaker">LORENZO.</p>
+
+<p>Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire
+un tour au Rialto.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes
+gens. Holà! Jean! Pippo! holà!</p>
+
+<p class="did"><i>Entre un domestique.</i></p>
+
+<p>Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades,
+et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo,
+de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.</p>
+
+<p class="speaker">JEAN.</p>
+
+<p>Oui, monseigneur.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Pippo.</i></p>
+
+<p class="speaker">PIPPO.</p>
+
+<p>Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était
+caché derrière la porte, qui l'a frappé par derrière,
+comme il sortait.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Courons vite; il n'est peut-être que blessé.</p>
+
+<p class="speaker">PIPPO.</p>
+
+<p>Ne voyez-vous pas tout ce monde? le peuple s'est
+jeté sur lui. Dieu de miséricorde! on le pousse dans la
+lagune.</p>
+
+<p class="speaker">PHILIPPE.</p>
+
+<p>Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas même
+un tombeau!</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE VIII</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Florence.&mdash;La grande place; des tribunes publiques sont remplies de monde.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">DES GENS DU PEUPLE, <i>courant de tous côtés</i>.</p>
+
+<p>Les boules! les boules! Il est duc, duc; les boules!
+il est duc.</p>
+
+<p class="speaker">LES SOLDATS.</p>
+
+<p>Gare, canaille!</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL CIBO, <i>sur une estrade, à Côme de Médicis</i>.</p>
+
+<p>Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir
+de mes mains la couronne que le pape et César
+m'ont chargé de vous confier, il m'est ordonné de vous
+faire jurer quatre choses.</p>
+
+<p class="speaker">CÔME.</p>
+
+<p>Lesquelles, cardinal?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter
+contre l'autorité de Charles-Quint; venger la mort
+d'Alexandre, et bien traiter le seigneur Jules et la
+signora Julia, ses enfants naturels.</p>
+
+<p class="speaker">CÔME.</p>
+
+<p>Comment faut-il que je prononce ce serment?</p>
+
+<p class="speaker">LE CARDINAL.</p>
+
+<p>Sur l'Évangile.</p>
+
+<p class="did"><i>Il lui présente l'Évangile.</i></p>
+
+<p>Je le jure à Dieu et à vous, cardinal. Maintenant,
+donnez-moi la main.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils s'avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans l'éloignement.</i></p>
+
+<p class="speaker">CÔME.</p>
+
+<p>«Très nobles et très puissants seigneurs,</p>
+
+<p>«Le remercîment que je veux faire à Vos très illustres
+et très gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si
+haut que je leur dois, n'est pas autre que l'engagement
+qui m'est bien doux, à moi si jeune comme je suis,
+d'avoir toujours devant les yeux, en même temps que
+la crainte de Dieu, l'honnêteté et la justice, et le dessein
+de n'offenser personne, ni dans les biens ni dans
+l'honneur, et, quant au gouvernement des affaires, de
+ne jamais m'écarter du conseil et du jugement des
+très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles
+je m'offre en tout, et recommande bien dévotement.»</p>
+
+
+<h3>FIN DE LORENZACCIO.</h3>
+
+
+<p>Alfred de Musset conçut l'idée de ce grand drame et en composa
+le plan, à Florence, devant les sombres palais des Médicis et
+des Strozzi, pendant le mois de janvier 1834; mais il prit le
+temps de le laisser mûrir dans sa tête, et ne l'écrivit que huit
+mois plus tard; on ne doit pas s'étonner d'y trouver une crudité
+de langage à laquelle les lecteurs des comédies précédentes n'étaient
+pas accoutumés. Il s'agissait cette fois de faire une peinture
+exacte de l'Italie au seizième siècle, et l'on sait que, depuis
+le règne de Borgia jusqu'à celui de Sixte-Quint, les actes de violence
+de toutes sortes se commettaient ouvertement et avec impunité.
+Les premières familles de la noblesse en donnaient
+l'exemple, et Benvenuto Cellini lui-même, qui n'était pas un
+grand seigneur, ne dormait jamais de si bon c&oelig;ur que lorsqu'il
+avait poignardé ou assommé un de ses ennemis. A moins de ne
+tenir aucun compte de l'histoire et de la vérité, l'auteur de <i>Lorenzaccio</i>
+ne pouvait pas faire parler décemment des scélérats
+tels que Julien Salviati et Alexandre de Médicis. C'est dans les
+rôles de Philippe Strozzi, de Catherine Ginori et de Marie Soderini
+qu'on trouve les sentiments tendres et le langage des c&oelig;urs
+nobles et délicats. Quant au personnage de Lorenzo, nous n'hésitons
+pas à le placer au niveau des plus belles créations de
+Shakespeare. Ce drame est assurément l'&oelig;uvre capitale d'Alfred
+de Musset, l'expression la plus énergique et la plus virile de son
+génie.</p>
+
+<p>La longueur de cet ouvrage nous a obligés à le rejeter au second
+volume du Théâtre, bien qu'il ait été écrit avant <i>Barberine</i>.</p>
+
+
+
+
+<a id="chroniques"></a>
+<h3>TRADUCTION DU LIVRE XV DES CHRONIQUES FLORENTINES</h3>
+
+
+<p>La nuit était venue que le destin avait marquée pour être
+celle de la mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut entre
+cinq et six heures, le samedi d'avant l'Épiphanie, et le 6 janvier
+de l'année 1536 (selon la manière de compter le temps
+des Florentins, qui prennent pour la première heure du jour
+celle qui suit le coucher du soleil). Le duc n'avait pas encore
+achevé sa vingt-sixième année. Cette mort, dont on a parlé
+et écrit diversement, je la raconterai avec la plus entière véracité,
+en ayant entendu le récit de la bouche même de Lorenzo,
+dans la <i>villa</i> Paluello, située à huit milles de Padoue,
+ainsi que de la bouche même de Scoronconcolo, dans la
+maison des Strozzi à Venise. Si l'on peut parler d'un tel fait
+avec certitude, c'est assurément lorsqu'on le tient de ces
+hommes, et non d'autres, en supposant qu'ils l'aient voulu
+raconter sans mentir, comme je pense qu'ils l'ont fait. Mais
+il est nécessaire de commencer par donner quelques détails
+sur la vie et les m&oelig;urs dudit Lorenzo.</p>
+
+<p>Il naquit à Florence en 1514, le 24 mars. Son père était
+Pierre-François de Médicis, fils de Lorenzo et petit-neveu de
+Lorenzo, frère de Cosme; et sa mère, madame Marie, fille de
+Thomas Soderini, fils de Paul-Antoine. Cette femme, d'une
+rare prudence et bonté, ayant perdu son mari quand Lorenzo
+était encore en bas âge, fit élever cet enfant avec tous
+les soins imaginables. Lorenzo manifesta une intelligence incroyable
+dans ses études; mais à peine fut-il sorti de la tutelle
+de sa mère et de ses maîtres, qu'il commença à montrer
+un esprit inquiet, insatiable, et désireux de mal faire.
+Après avoir pris des leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se
+railler ouvertement de toutes les choses divines et humaines.
+Au lieu de rechercher ses égaux, il se lia de préférence avec
+des gens au-dessous de lui et qui non seulement lui témoignaient
+du respect, mais se faisaient ses âmes damnées. Il se
+passait toutes ses envies, surtout en affaires d'amour, sans
+égard pour le sexe, l'âge et la condition des personnes. Il
+caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les
+hommes. Son appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait
+pas échapper une seule occasion, tant en actions qu'en
+paroles, d'acquérir la réputation d'homme galant ou spirituel.
+Comme il était délicat et maigre de corps, on l'appelait
+Lorenzino. Il ne riait point, et souriait seulement. Bien qu'il
+fût plutôt agréable que beau, ayant le visage brun et l'air
+mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa petite
+jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l'empêcha point,
+comme il l'a dit lui-même après la mort du duc Alexandre,
+de concevoir la pensée de tuer le saint-père. Il conduisit
+François, fils de Raphaël de Médicis, compétiteur du pape,
+jeune homme instruit et de grande espérance, à un tel état
+de ruine, que ce malheureux, devenu la fable de la cour de
+Rome, fut considéré comme fou et renvoyé à Florence. Dans
+le même temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et
+devint un objet de haine pour le peuple romain: on trouva
+un matin, sur l'Arc de Constantin et en d'autres lieux de la
+ville, quantité de figures antiques privées de leurs têtes.
+Clément en ressentit tant de colère, qu'il déclara, ne pensant
+guère à Lorenzo, que l'auteur de ce délit serait pendu
+par le cou, sans forme de procès, quel qu'il fût, à moins
+pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être le coupable.
+Le cardinal, ayant découvert que l'auteur était Lorenzo,
+s'en alla intercéder en sa faveur près du saint-père,
+en le représentant comme un jeune amateur passionné d'objets
+d'art, à l'exemple de leurs aïeux les Médicis. A grand'-peine
+le cardinal réussit à calmer le ressentiment du pape,
+qui appela Lorenzo la honte et l'opprobre de sa maison. Le
+dit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si on
+l'y reprenait, par deux décrets dont un émané du tribunal
+de <i>Caporioni</i>, et messer François-Marie Molza, homme de
+grande éloquence, versé dans les lettres grecques, latines et
+italiennes, prononça, dans l'Académie romaine, un discours
+où il accabla Lorenzo des plus belles malédictions qu'il put
+trouver en latin.</p>
+
+<p>Lorenzo, étant retourné à Florence, se mit à faire sa cour
+au duc Alexandre, et il sut si bien feindre, si bien complaire
+au duc en toutes choses, qu'il alla jusqu'à lui persuader
+que, pour le service de ce prince, il jouait le rôle d'espion;
+et, en effet, il entretenait des relations secrètes avec les
+bannis, et chaque jour il communiquait au duc quelque
+lettre de ces bannis; et comme il se montrait lâche au point
+de n'oser ni porter ni toucher une arme, ni même en entendre
+parler, le duc s'amusait beaucoup de sa poltronnerie.
+Tant parce que Lorenzo étudiait et lisait, que parce qu'il
+allait souvent seul et paraissait mépriser la fortune et les
+honneurs, le duc l'appelait le Philosophe, tandis que
+d'autres le connaissant mieux le nommaient <i>Lorenzaccio</i>. En
+toute occasion, Alexandre le favorisait, et particulièrement
+contre son second cousin Cosme, auquel le duc portait une
+haine extrême, dont l'origine, outre leur complète dissemblance
+de m&oelig;urs et de caractères, était un procès important
+que Cosme avait intenté à ce prince, touchant l'héritage de
+leurs ancêtres. De toutes ces choses, il arriva que le duc prit
+une confiance extrême en Lorenzo, et qu'il se servit de lui
+comme d'entremetteur près des femmes, tant religieuses
+que laïques, vierges, mariées ou veuves, nobles ou roturières,
+jeunes ou expérimentées; et non content de cela, il
+voulut encore que Lorenzo lui procurât une s&oelig;ur de sa
+mère du côté paternel, jeune femme d'une merveilleuse
+beauté, mais aussi honnête que belle, laquelle était mariée
+à Léonard Ginori et demeurait non loin de la porte de derrière
+du palais de Médicis.</p>
+
+<p>Lorenzo, qui attendait une occasion de ce genre, fit entendre
+au duc que l'entreprise offrirait des difficultés, mais
+qu'il ferait son possible pour réussir, disant qu'en somme
+toutes les femmes étaient femmes, et que, d'ailleurs, le
+mari de celle-ci se trouvait fort à propos à Naples dans le
+moment présent pour des affaires embarrassées, car il avait
+dissipé son bien. Quoique Lorenzo n'eût parlé de rien à sa
+tante, il ne laissait pas de dire au duc qu'il l'avait fait, et
+qu'il la trouvait rebelle; mais que pourtant il viendrait à
+bout de la séduire et de l'obliger à condescendre à leurs
+désirs. Tandis qu'il amusait ainsi le duc, il travaillait l'esprit
+d'un certain Michel del Tovalaccino, surnommé Scoronconcolo,
+auquel il avait fait obtenir grâce de la vie,
+pour un homicide par lui commis; et, raisonnant avec cet
+homme, il se plaignait à lui d'un courtisan qui, disait-il,
+l'avait offensé sans raison, et s'était joué de lui, et il ajoutait
+que par le ciel!... Mais Scoronconcolo, l'interrompant,
+lui dit tout à coup: «Nommez-le seulement, et laissez-moi
+faire; il ne vous donnera plus d'ennui.» Il le supplia de
+dire qui était son ennemi; à quoi Lorenzo répondit: «Hélas!
+je ne le puis: c'est un favori du duc.&mdash;Qui que ce
+soit, dites toujours,» reprenait Scoronconcolo; et dans le
+langage dont se servent habituellement les spadassins de
+cette espèce, il s'écria: «Je le tuerai, quand ce serait le
+Christ!»</p>
+
+<p>Voyant, par là, que ses man&oelig;uvres réussissaient, Lorenzo
+emmena un jour cet homme dîner avec lui, comme il le faisait
+souvent, malgré les remontrances de sa mère, et il dit à
+Scoronconcolo: «Or çà, puisque tu me promets si résolument
+de m'assister, je crois que tu ne me manqueras pas,
+comme, de mon côté, je te rendrai service en tout ce qui
+dépendra de moi, et je suis satisfait de tes offres que j'accepte.
+Mais je veux être de la partie, et afin que nous puissions
+faire le coup et nous sauver après, j'aviserai à conduire
+mon ennemi dans un lieu où nous ne courrons aucun
+risque, et je suis sûr que nous réussirons.» Comme la nuit
+que j'ai dite plus haut parut à Lorenzo le moment favorable,
+d'autant que le seigneur Alexandre Vitelli se trouvait parti
+ce jour-là pour Città-di-Castello, il parla bas à l'oreille du
+duc après souper, et il lui dit qu'enfin, par des promesses
+d'argent, il avait décidé sa tante, et que le duc pouvait venir
+seul, à l'heure convenue et avec précaution, dans sa chambre
+à lui Lorenzo, en prenant garde, pour l'honneur de la dame,
+que personne ne le vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que
+le prince y serait, incontinent il irait chercher Catherine
+Ginori. Le duc ayant mis un grand vêtement de satin, à la
+napolitaine et garni de zibeline, au moment de prendre ses
+gants, qui étaient les uns de mailles et les autres de peau parfumée,
+réfléchit un peu et dit: «Lesquels prendrai-je, ceux
+de guerre ou ceux de bonne fortune?» Quand il eut pris
+ceux-ci, le duc sortit accompagné seulement de trois personnes,
+Giomo le Hongrois, le capitaine Justinien de Cesena,
+et un officier de bouche nommé Alexandre. Arrivé sur la
+place de Saint-Marc, où il était venu pour ne pas être épié,
+il les congédia, disant qu'il voulait aller seul, et il ne retint
+avec lui que le Hongrois, lequel entra dans la maison des
+<i>Sostegni</i>, située presque en face de celle de Lorenzo, avec
+l'ordre du prince de ne bouger ni se montrer, quelque personne
+qu'il vît entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant
+demeuré là un bon bout de temps, retourna au palais et
+s'endormit dans l'appartement du duc. En arrivant dans la
+chambre de Lorenzo, où un grand feu était allumé, le prince
+ôta son épée. Tandis qu'il se couchait sur le lit, Lorenzo
+s'empara de l'épée, en lia prestement la garde avec le ceinturon,
+de manière à empêcher la lame de sortir aisément du
+fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en disant au
+duc de se reposer; après quoi il sortit, et laissa retomber
+derrière lui la porte, qui était de celles qui se ferment
+d'elles-mêmes. Il s'en alla trouver Scoronconcolo, et d'un
+air tout à fait content: «Frère, lui dit-il, voici le moment;
+j'ai enfermé mon ennemi dans ma chambre, et il dort.&mdash;Allons-y,»
+répondit Scoronconcolo. Sur le palier de l'escalier,
+Lorenzo se retourna et dit: «Ne t'inquiète pas si
+c'est un ami du duc; et tâche de bien faire.&mdash;Ainsi ferai-je,
+répondit l'ami, quand ce serait le duc lui-même.&mdash;Grâce
+à notre embuscade, reprit Lorenzo d'un ton joyeux, il
+ne peut plus nous échapper; marchons.&mdash;Marchons donc,»
+répondit Scoronconcolo.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut soulevé le loquet qui retomba et ne s'ouvrit
+pas du premier coup, Lorenzo entra dans la chambre, et
+dit: «Seigneur, dormez-vous?» Prononcer ces mots et percer
+le duc de part en part d'un coup de dague, fut une seule
+et même chose. Cette blessure était mortelle, car elle avait
+traversé les reins et perforé cette membrane appelée diaphragme,
+qui, semblable à une ceinture, divise le corps humain
+en deux parties, l'une supérieure où se trouvent le
+c&oelig;ur et les autres organes du sentiment, l'autre inférieure
+où sont le foie et les organes de la nutrition et de la génération.
+Le duc, qui dormait ou feignait de dormir, se tenait
+le visage tourné vers le fond. Il bondit sur le lit en recevant
+cette blessure, et sortit du côté de la ruelle, cherchant à gagner
+la porte, et se faisant un bouclier d'un escabeau qu'il
+avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade au
+visage qui lui fendit la tempe et une grande partie de la
+joue gauche. Lorenzo le repoussa sur le lit et l'y tint renversé
+en pesant sur lui de tout le poids de son corps; et
+afin de l'empêcher de crier, lui serra la bouche avec le
+pouce et l'index de sa main gauche, en lui disant: «Seigneur,
+n'en doutez pas.» Alors le duc, se débattant comme
+il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le
+serra avec une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela
+Scoronconcolo à son aide. Celui-ci courait d'un côté et
+de l'autre, et il ne pouvait atteindre le duc sans blesser du
+même coup Lorenzo, que le duc tenait étroitement embrassé.
+Scoronconcolo essaya d'abord de faire passer son
+épée entre les jambes de Lorenzo, sans autre résultat que
+de piquer le matelas; enfin il prit un couteau qu'il avait
+par hasard sur lui, et l'ayant fixé dans le cou de la victime,
+il appuya si fort que le duc fut égorgé. Après sa mort, ils
+lui firent encore quelques blessures qui versèrent tant de
+sang que la chambre en devint comme un lac. C'est une
+chose à remarquer, que pendant tout ce temps, où il était
+tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tourner et
+se démener pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une
+plainte, et ne lâcha point ce doigt qu'il serrait entre ses
+dents avec fureur. En mourant, il avait glissé à terre; ses
+meurtriers le relevèrent tout souillé de sang, et l'ayant posé
+sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la tenture qu'il
+avait fermée lui-même avant de s'endormir ou d'en faire semblant.
+On a supposé qu'il s'était ainsi enfermé à dessein, parce
+que, sachant bien qu'il était incapable d'en user convenablement
+avec cette Catherine qu'il attendait, laquelle passait
+pour une personne savante et d'esprit, il voulait éviter, par
+ce moyen, les préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu'il
+vit le duc en l'état qu'il souhaitait, tant pour s'assurer
+qu'on n'avait rien entendu que pour se reposer et reprendre
+ses esprits, car il se sentait rompu et accablé de fatigue, se
+mit à l'une des fenêtres qui donnaient sur la <i>Via Larga</i>.
+Quelques personnes de la maison avaient entendu du bruit
+et des trépignements de pieds, entre autres madame Marie,
+mère du seigneur Cosme; mais nul ne s'en était ému, car
+depuis longtemps, et par précaution, Lorenzo avait pris l'habitude
+d'amener dans cette chambre, comme font parfois
+les mauvais plaisants, une troupe de gens qui feignaient de
+se quereller et couraient çà et là criant: «Frappe-le! tue-le!
+Ah! traître, tu m'as tué!» et autres vociférations semblables.</p>
+
+
+
+<hr />
+<a id="lechandelier"></a>
+<h2>LE CHANDELIER</h2>
+
+<h3>COMÉDIE EN TROIS ACTES</h3>
+
+<h4>PUBLIÉE EN 1835, REPRÉSENTÉE EN 1848.</h4>
+
+<table summary="acteurs_chandelier" width="80%">
+<tr><td><span class="sc">PERSONNAGES</span>. </td><td> <span class="sc">ACTEURS</span></td></tr>
+<tr><td></td><td> <span class="sc">DE LA COMÉDIE FRANÇAISE</span>.</td></tr>
+<tr><td></td></tr>
+<tr><td>MAITRE ANDRÉ, notaire. </td><td> <span class="sc">M. SAMSON</span>.</td></tr>
+<tr><td>JACQUELINE, sa femme. </td><td> <span class="sc">M<sup>me</sup> ALLAN</span>.</td></tr>
+<tr><td>CLAVAROCHE, officier de dragons. </td><td> <span class="sc">MM. BRINDEAU</span>.</td></tr>
+<tr><td>FORTUNIO, </td><td> <span class="sc">DELAUNAY</span></td></tr>
+<tr><td>GUILLAUME, clercs. </td><td> <span class="sc">GOT</span>.</td></tr>
+<tr><td>LANDRY, </td><td> <span class="sc">MATHIEN</span>.</td></tr>
+<tr><td>UNE SERVANTE. </td><td> <span class="sc">M<sup>lle</sup> BERTIN</span>.</td></tr>
+<tr><td>UN JARDINIER.</td></tr>
+ </table>
+
+<p><i>Une petite ville.</i></p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/229.png" alt="Jacqueline. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas?"
+title="Le Chandelier. Jacqueline. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas?" />
+</div>
+
+
+<h2>ACTE PREMIER</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p><i>Une chambre à coucher.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>dans son lit</i>. <i>Entre</i> MAITRE ANDRÉ,
+<i>en robe de chambre.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Holà! ma femme! hé! Jacqueline! hé! holà! Jacqueline!
+ma femme! La peste soit de l'endormie! Hé!
+hé! ma femme! éveillez-vous! Holà! holà! levez-vous,
+Jacqueline!&mdash;Comme elle dort! Holà, holà, holà! hé,
+hé, hé! ma femme, ma femme, ma femme! c'est moi,
+André, votre mari, qui ai à vous parler de choses
+sérieuses. Hé, hé! pstt, pstt! hem! brum, brum! pstt!
+Jacqueline, êtes-vous morte? Si vous ne vous éveillez
+tout à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que c'est, mon bon ami?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Vertu de ma vie! ce n'est pas malheureux. Finirez-vous
+de vous tirer les bras? c'est affaire à vous de dormir.
+Écoutez-moi, j'ai à vous parler. Hier au soir, Landry,
+mon clerc...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh mais! bon Dieu! il ne fait pas jour. Devenez-vous
+fou, maître André, de m'éveiller ainsi sans raison?
+De grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes
+malade?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon
+escient. J'ai à vous parler maintenant; songez d'abord
+à m'écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui
+est arrivé à Landry, mon clerc; vous le connaissez
+bien...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Il est six heures du matin. Faites attention à ce que
+je vous dis; il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai
+pas sujet de rire. Mon honneur, madame, le vôtre, et
+notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l'explication
+que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc,
+a vu, cette nuit...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait
+m'avertir tantôt. N'est-ce pas à moi, mon cher c&oelig;ur,
+de vous soigner et de vous veiller?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Je me porte bien, vous dis-je; êtes-vous d'humeur à
+m'écouter?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh! mon Dieu! vous me faites peur; est-ce qu'on
+nous aurait volés?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur
+votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry,
+mon clerc, vient de m'éveiller, pour me remettre certain
+travail qu'il s'était chargé de finir cette nuit.
+Comme il était dans mon étude...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah! sainte Vierge! j'en suis sûre, vous aurez eu
+quelque querelle à ce café où vous allez.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Non, non, je n'ai point eu de querelle, et il ne m'est
+rien arrivé. Ne voulez-vous pas m'écouter? Je vous dis
+que Landry, mon clerc, a vu un homme cette nuit se
+glisser par votre fenêtre.</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.]</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Ah çà! ma femme, êtes-vous sourde? [Vous avez un
+amant, Madame; cela est-il clair? Vous me trompez.
+Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu'est-ce
+que cela signifie?]</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Le voilà ouvert; vous baillerez après dîner; Dieu
+merci, vous n'y manquez guère. Prenez garde à vous,
+Jacqueline! Je suis un homme d'humeur paisible, et
+qui ai pris grand soin de vous. [J'étais l'ami de votre
+père, et vous êtes ma fille presque autant que ma
+femme.] J'ai résolu en venant ici, de vous traiter
+avec douceur; et vous voyez que je le fais, puisque,
+avant de vous condamner, je veux m'en rapporter à
+vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous
+expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez
+garde. Il y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu
+me pardonne! bonne quantité de hussards. Votre silence
+peut confirmer des doutes que je nourris depuis
+longtemps.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement
+que vous dissimulez par des paroles bienveillantes
+la mortelle froideur qui a remplacé tant d'amour.
+Il n'en eût pas été ainsi jadis; vous ne parliez pas de
+ce ton; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez
+condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour
+et de bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis
+comme des ombres. Mais quoi! la jalousie vous pousse;
+depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la
+porte de votre c&oelig;ur. De quoi servirait l'évidence? l'innocence
+même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez
+plus, puisque vous m'accusez.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Voilà qui est bon, Jacqueline; il ne s'agit pas de
+cela. Landry, mon clerc, a vu un homme...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh! mon Dieu! j'ai bien entendu. Me prenez-vous
+pour une brute, de me rebattre ainsi la tête? C'est une
+fatigue qui n'est pas supportable.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>A quoi tient-il que vous ne répondiez?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>pleurant</i>.</p>
+
+<p>Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse! qu'est-ce
+que je vais devenir? Je le vois bien, vous avez résolu
+ma mort, vous ferez de moi ce qui vous plaira;
+vous êtes homme, et je suis femme; la force est de votre
+côté. Je suis résignée; je m'y attendais; vous saisissez
+le premier prétexte pour justifier votre violence.
+Je n'ai plus qu'à partir d'ici; je m'en irai [avec ma
+fille] dans un couvent, dans un désert, s'il est possible;
+j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai dans mon c&oelig;ur
+le souvenir du temps qui n'est plus.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Ma femme, ma femme! pour l'amour de Dieu et des
+saints, est-ce que vous vous moquez de moi?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah çà! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce
+que vous dites?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Si ce que je dis est sérieux? Jour de Dieu! la patience
+m'échappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne
+vous mène en justice.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous, en justice?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Moi, en justice; il y a de quoi faire damner un
+homme, d'avoir affaire à une telle mule; je n'avais
+jamais ouï dire qu'on pût être aussi entêté.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>sautant à bas du lit</i>.</p>
+
+<p>Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre? l'avez-vous
+vu, monsieur, oui ou non?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Je ne l'ai pas vu de mes yeux.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me
+mener en justice?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Oui, par le ciel! si vous ne répondez.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Savez-vous une chose, maître André, que ma grand'mère
+a apprise de la sienne? Quand un mari se fie à
+sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et
+quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la consulter.
+Quand on a des doutes, on les lève; quand on
+manque de preuves, on se tait; et quand on ne peut
+pas démontrer qu'on a raison, on a tort. Allons! venez;
+sortons d'ici.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>C'est donc ainsi que vous le prenez?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui, c'est ainsi; marchez, je vous suis.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Et où veux-tu que j'aille à cette heure?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>En justice.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Mais, Jacqueline...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Marchez, marchez; quand on menace, il ne faut pas
+menacer en vain.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Allons, voyons! calme-toi un peu.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non; vous voulez me mener en justice, et j'y veux
+aller de ce pas.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Que diras-tu pour ta défense? dis-le-moi aussi bien
+maintenant.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non, je ne veux rien dire ici.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Parce que je veux aller en justice.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble
+que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde! je m'en
+vais faire une maladie. Comment? quoi? cela est possible?
+J'étais dans mon lit; je dormais, et je prends les
+murs à témoin que c'était de toute mon âme. Landry,
+mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a
+médit de personne, le plus candide garçon du monde,
+qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit
+entrer un homme par la fenêtre; il me le dit, je prends
+ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je
+vous demande pour toute grâce de m'expliquer ce que
+cela signifie, et vous me dites des injures! vous me
+traitez de furieux, jusqu'à vous élancer du lit et à me
+saisir à la gorge! Non, cela passe toute idée; je serai
+hors d'état pour huit jours de faire une addition qui
+ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme!
+c'est vous qui me traitez ainsi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Allez, allez! vous êtes un pauvre homme.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te
+fait de me répondre? Crois-tu que je puisse penser que
+tu me trompes réellement? Hélas! mon Dieu! un mot
+te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire? C'était peut-être
+quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre;
+ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions
+bien d'en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort,
+ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à
+la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez
+nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais te
+dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes,
+et sans qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans
+mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait
+aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu n'en sais rien,
+je le vois bien; ce n'est pas toi qui les encourages; ces
+vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons!
+donne la main; est-ce que tu m'en veux, Jacqueline?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en
+justice! Lorsque ma mère le saura, elle vous fera bon
+visage!</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Eh! mon enfant, ne le lui dis pas. A quoi bon faire
+part aux autres de nos petites brouilleries? Ce sont
+quelques légers nuages qui passent un instant dans le
+ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>A la bonne heure! touchez là.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes? Est-ce que
+je n'ai pas en toi la plus aveugle confiance? [Est-ce que
+depuis deux ans tu ne m'as pas donné toutes les preuves
+de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline?] Cette
+fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à fait
+dans ta chambre; en traversant le péristyle, on va par
+là au potager; je ne serais pas étonné que notre voisin,
+maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers.
+Va, va! je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle,
+et le piège à loup dans l'allée; nous rirons demain
+tous les deux.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je tombe de fatigue, et vous m'avez éveillée bien mal
+à propos.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Recouche-toi, ma chère petite, je m'en vais, je te
+laisse ici. Allons! adieu, n'y pensons plus. Tu le vois,
+mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans
+ton appartement; je n'ai pas ouvert une armoire; je
+t'en crois sur parole. Il me semble que je t'en aime cent
+fois plus de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir
+innocente. Tantôt je réparerai tout cela; nous irons à
+la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je
+te reverrai<a id="footnotetagI-1" name="footnotetagI-1"></a><a href="#footnoteI-1"><sup>1</sup></a>.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.&mdash;Jacqueline, seule, ouvre une armoire; on y aperçoit
+accroupi le capitaine Clavaroche.</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>sortant de l'armoire</i>.</p>
+
+<p>Ouf!</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vite, sortez! mon mari est jaloux; on vous a vu,
+mais non reconnu; vous ne pouvez pas revenir ici.
+Comment étiez-vous là-dedans?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>A merveille.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Nous n'avons pas de temps à perdre; qu'allons-nous
+faire? Il faut nous voir, et échapper à tous les yeux.
+Quel parti prendre? le jardinier y sera ce soir; je ne
+suis pas sûre de ma femme de chambre; d'aller ailleurs,
+impossible ici; tout est à jour dans une petite
+ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble
+que vous boitez.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>J'ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon
+sabre m'est entrée dans les côtes. Pouah! c'est à croire
+que je sors d'un moulin.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les
+trouvait, je serais perdue[; ma mère me mettrait au
+couvent]. Landry, un clerc, vous a vu passer, il me le
+payera. Que faire? quel moyen? répondez! Vous êtes
+pâle comme la mort.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>J'avais une position fausse quand vous avez poussé
+le battant, en sorte que je me suis trouvé, une heure
+durant, comme une curiosité d'histoire naturelle dans
+un bocal d'esprit-de-vin.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh bien! voyons! que ferons-nous?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Bon! il n'y a rien de si facile.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais encore?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Je n'en sais rien; mais rien n'est plus aisé. M'en
+croyez-vous à ma première affaire? Je suis rompu;
+donnez-moi un verre d'eau.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la
+ferme.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE</p>
+
+<p>Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes
+animaux! Voilà un uniforme dans un joli état,
+et je serai beau à la parade!</p>
+
+<p class="did"><i>Il boit.</i></p>
+
+<p>Avez-vous une brosse ici? Le diable m'emporte! avec
+cette poussière, il m'a fallu un courage d'enfer pour
+m'empêcher d'éternuer.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Voilà ma toilette, prenez ce qu'il vous faut.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>se brossant la tête</i>.</p>
+
+<p>A quoi bon aller à la ferme? Votre mari est, à tout
+prendre, d'assez douce composition. Est-ce que c'est
+une habitude que ces apparitions nocturnes?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non, Dieu merci! J'en suis encore tremblante. Mais
+songez donc qu'avec les idées qu'il a maintenant dans
+la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Pourquoi sur moi?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pourquoi? Mais,... je ne sais;... il me semble que cela
+doit être. Tenez! Clavaroche, la vérité est une chose
+étrange, elle a quelque chose des spectres: on la pressent
+sans la toucher.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>ajustant son uniforme</i>.</p>
+
+<p>Bah! ce sont les grands parents et les juges de paix<a id="footnotetagI-2" name="footnotetagI-2"></a>
+<a href="#footnoteI-2"><sup>2</sup></a>
+qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne
+raison, c'est que tout ce qui ne se sait pas s'ignore, et
+par conséquent n'existe pas. J'ai l'air de dire une bêtise;
+réfléchissez, vous verrez que c'est vrai.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent,
+et j'ai une peur qui est pire que le mal.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Patience, nous arrangerons cela.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Comment? Partez, voilà le jour.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Eh! bon Dieu! quelle tête folle! Vous êtes jolie
+comme un ange avec vos grands airs effarés. Voyons
+un peu, mettez-vous là, et raisonnons de nos affaires.
+Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé.
+La cruelle armoire que vous avez là! il ne fait pas bon
+être de vos nippes.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ne riez donc pas, vous me faites frémir.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Eh bien! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire
+mes principes. Quand on rencontre sur sa route l'espèce
+de bête malfaisante qui s'appelle un mari jaloux...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah! Clavaroche, par égard pour moi!</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Je vous ai choquée?</p>
+
+<p class="did"><i>Il l'embrasse.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Au moins parlez plus bas.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient.
+Le premier, c'est de se quitter. Mais celui-là,
+nous n'en voulons guère.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous me ferez mourir de peur.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Le second, le meilleur incontestablement, c'est de
+n'y pas prendre garde, et au besoin...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh bien?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Non, celui-là ne vaut rien non plus; vous avez un
+mari de plume; il faut garder l'épée au fourreau. Reste
+donc alors le troisième; c'est de trouver un <i>chandelier</i>.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Un chandelier? Qu'est-ce que vous voulez dire?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon
+de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un
+parapluie au besoin; qui, lorsqu'une femme se lève
+pour danser, va gravement s'asseoir sur sa chaise et la
+suit dans la foule d'un &oelig;il mélancolique, en jouant avec
+son éventail; qui lui donne la main pour sortir de sa
+loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre
+où elle vient de boire [; l'accompagne à la promenade,
+lui fait la lecture le soir; bourdonne sans cesse autour
+d'elle, assiège son oreille d'une pluie de fadaises].
+Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte,
+il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui
+qui court, se précipite, et va le chercher là où il est;
+car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du
+mobilier, et traverse les corridors sans lumière. [Il joue
+le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme
+il circonvient le mari, en politique habile et empressé,
+il s'est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête
+quelque part, où la belle ait envie d'aller? il s'est rasé
+au point du jour, il est depuis midi sur la place ou sur
+la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants.
+Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, il n'en sait
+rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la
+dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne
+en valsant le bout de ses doigts, qu'il serre avec amour;
+il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge
+honoraire et les entrées aux jours de gala; mais le cabinet
+leur est clos; ce ne sont pas leurs affaires. En un
+mot, sa faveur expire là où commencent les véritables;
+il a tout ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on
+en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le
+mystère heureux; il sert de paravent à tout ce qui se
+passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est
+jaloux, c'est de lui; tient-on des propos? c'est sur son
+compte; [c'est lui qu'on mettra à la porte un beau
+matin que les valets auront entendu marcher la nuit
+dans l'appartement de madame; c'est lui qu'on épie en
+secret; ses lettres, pleines de respect et de tendresse,
+sont décachetées par la belle-mère;] il va, il vient, il
+s'inquiète, on le laisse ramer, c'est son &oelig;uvre, moyennant
+quoi, l'amant discret et la très innocente amie,
+couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des
+curieux.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie
+que j'en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom
+baroque de <i>chandelier</i>?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Eh! mais; c'est que c'est lui qui porte la...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est bon, c'est bon, je vous comprends.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Voyez, ma chère: parmi vos amis, n'auriez-vous
+point quelque bonne âme capable de remplir ce rôle
+important, qui, de bonne foi, n'est pas sans douceur?
+Cherchez, voyez, pensez à cela.</p>
+
+<p class="did"><i>Il regarde à sa montre.</i></p>
+
+<p>Sept heures! il faut que je vous quitte. Je suis de
+semaine d'aujourd'hui.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne;
+et puis c'est une tromperie dont je n'aurais
+pas le courage. Quoi! encourager un jeune homme,
+l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être
+amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut
+souffrir? C'est une rouerie que vous me proposez.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Aimez-vous mieux que je vous perde! et dans l'embarras
+où nous sommes, ne voyez-vous pas qu'à tout
+prix il faut détourner les soupçons?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pourquoi les faire tomber sur un autre?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Eh! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère,
+les soupçons d'un mari jaloux ne sauraient planer dans
+l'espace; ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu'ils
+se posent tôt ou tard, et le plus sûr est de leur faire un
+nid.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas
+pour cela me compromettre très réellement?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Plaisantez-vous? Est-ce que, le jour des preuves,
+vous n'êtes pas toujours à même de démontrer votre
+innocence? Un amoureux n'est pas un amant.<a id="footnotetagI-3" name="footnotetagI-3"></a>
+<a href="#footnoteI-3"><sup>3</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>[Eh bien!... mais le temps presse. Qui voulez-vous?
+Désignez-moi quelqu'un.]</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>à la fenêtre</i>.</p>
+
+<p>Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens
+assis au pied d'un arbre; ce sont les clercs de votre
+mari. Je vous laisse le choix entre eux; quand je reviendrai,
+qu'il y en ait un amoureux fou de vous.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais
+dit un mot.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève? Allons! Jacqueline,
+consentez.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>N'y comptez pas; je n'en ferai rien.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive
+blonde; vous êtes fine, jeune et jolie, amoureuse...
+un peu, n'est-il pas vrai, madame? A l'ouvrage! un
+coup de filet!</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous êtes hardi, Clavaroche.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous
+conserver.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Un petit jardin.</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, LANDRY <span class="sc">et</span> GUILLAUME, <i>assis</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est
+étrange.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre
+dehors.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu'il soit,
+c'est un homme heureux.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Promettez-moi de n'en rien dire; maître André me
+l'a fait jurer.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut
+pas souffler le mot.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir
+le c&oelig;ur. Vraiment, Landry, tu as vu cela?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>C'est bon; qu'il n'en soit plus question.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Tu as entendu marcher doucement?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>A pas de loup derrière le mur.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Craquer doucement la fenêtre?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Comme un grain de sable sous le pied.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Puis, sur le mur, l'ombre d'un homme, quand il a
+franchi la poterne?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Comme un spectre, dans son manteau.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Et une main derrière le volet?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Tremblante comme la feuille.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques
+pas lointains?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur
+qui disparaît.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline? Tu aurais
+fait là un joli métier!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je jure devant Dieu, Guillaume, qu'en présence de
+Jacqueline je n'ai jamais levé les yeux. Pas même en
+songe, je n'oserais l'aimer. Je l'ai rencontrée au bal
+une fois; ma main n'a pas touché la sienne, ses lèvres
+ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle
+pense, je n'en ai de ma vie rien su, sinon qu'elle se
+promène ici l'après-midi, et que j'ai soufflé sur nos
+vitres pour la voir marcher dans l'allée.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Si tu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis-tu que
+tu serais resté? Il n'y avait rien de mieux à faire que
+ce qu'a fait justement Landry: aller conter nettement
+la chose à maître André, notre patron.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède
+Juliette! je voudrais être l'oiseau matinal qui les
+avertit du danger.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Te voilà bien avec tes fredaines! Quel bien cela
+peut-il te faire que Jacqueline ait un amant? C'est
+quelque officier de la garnison.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>J'aurais voulu être dans l'étude; j'aurais voulu voir
+tout cela.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Dieu soit béni! c'est notre libraire qui t'empoisonne
+avec ses romans. Que te revient-il de ce conte? D'être
+Gros-Jean comme devant. N'espères-tu pas, par hasard,
+que tu pourras avoir ton tour? Eh! oui, sans doute,
+monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui.
+Pauvre garçon! tu ne connais guère nos belles dames
+de province. Nous autres, avec nos habits noirs, nous
+ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les
+couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge<a id="footnotetagI-4" name="footnotetagI-4"></a>
+<a href="#footnoteI-4"><sup>4</sup></a>, et
+une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison
+change? Tous les militaires se ressemblent; qui
+en aime un en aime cent. Il n'y a que le revers de
+l'habit qui change, et qui de jaune devient vert ou
+blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache
+retroussée de même, la même allure de corps de garde,
+le même langage et le même plaisir? Ils sont tous faits
+sur un modèle; à la rigueur, elles peuvent s'y tromper.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Il n'y a pas à causer avec toi: tu passes tes fêtes et
+dimanches à regarder des joueurs de boule.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes
+giroflées. Voyez la belle différence! Avec tes idées romanesques,
+tu deviendras fou à lier. Allons! rentrons;
+à quoi penses-tu? il est l'heure de travailler.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit
+dans l'étude.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers
+ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté-ci
+[, et asseyons-nous sur ce banc].</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne
+fait pas chaud ce matin.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison,
+je ne crois pas être venue deux fois dans cette
+partie du jardin. Regarde donc ce pied de chèvrefeuille.
+Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper
+les clématites.</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Avec cela que madame n'est pas couverte; elle a
+voulu descendre en cheveux.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Dis-moi, puisque te voilà: qu'est-ce que c'est donc
+que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse?
+Est-ce que je me trompe? Je crois qu'ils nous regardent;
+ils étaient tout à l'heure ici.</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs
+de maître André.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah! est-ce que tu les connais, toi, Madelon? Tu as
+l'air de rougir en disant cela.</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Moi, madame! pourquoi donc faire? Je les connais
+de les voir tous les jours; et encore, je dis tous les
+jours. Je n'en sais rien, si je les connais.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Allons! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi
+t'en défendre? Autant que je puis en juger d'ici, ces
+garçons ne sont pas si mal. Voyons! lequel préfères-tu?
+fais-moi un peu tes confidences. Tu es belle fille,
+Madelon; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y
+a-t-il de mal à cela?</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Je ne dis pas qu'il y ait du mal; ces jeunes gens ne
+manquent pas de bien, et leurs familles sont honorables.
+Il y a là un petit blond; les grisettes de la Grand'Rue
+ne font pas fi de son coup de chapeau.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>s'approchant de la maison</i>.</p>
+
+<p>Qui? celui-là avec sa moustache?<a id="footnotetagI-5" name="footnotetagI-5"></a><a href="#footnoteI-5">
+<sup>5</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin
+qui ne sait que dire.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est donc cet autre qui écrit?</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Nenni, nenni; c'est M. Guillaume, un honnête garçon
+bien rangé; mais ses cheveux ne frisent guère,
+et ça fait pitié, le dimanche, quand il veut se mettre
+à danser.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>De qui veux-tu donc parler? Je ne crois pas qu'il y
+en ait d'autres que ceux-là dans l'étude.</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme
+propre et bien peigné? Tenez! le voilà qui se penche;
+c'est le petit Fortunio.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui-dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné,
+ma foi, avec ses cheveux sur l'oreille et son petit air
+innocent. Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là
+font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes, ce
+monsieur-là, avec ses yeux bleus? Eh bien! Madelon, il
+ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si renchéri.
+Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait
+donc que dire, celui-là, et il a un maître à danser?</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux,
+ici, ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez
+tourné la tête quand vous passiez dans le quinconce,
+vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras croisés, la
+plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Plaisantez-vous, mademoiselle, et pensez-vous à qui
+vous parlez?</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui
+disent que l'évêque n'est pas fâché d'être regardé du
+chien. Il n'est pas si sot, ce garçon, et son père est un
+riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait d'injure à regarder
+passer les gens.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne
+vous a pas, j'imagine, fait de confidences là-dessus.</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Quand un garçon tourne la tête, allez! madame, il
+ne faut guère être femme pour ne pas deviner où les
+yeux s'en vont. Je n'ai que faire de ses confidences, et
+on ne m'apprendra que ce que j'en sais.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>J'ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi
+grâce de vos propos.</p>
+
+<p class="did"><i>La servante sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>seule</i>.</p>
+
+<p>Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu
+entre ces arbres. Holà! Pierre, écoutez.</p>
+
+<p class="speaker">LE JARDINIER, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Vous m'avez appelé, madame?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui, entrez là; demandez un clerc qui s'appelle
+Fortunio. Qu'il vienne ici; j'ai à lui parler.</p>
+
+<p class="did"><i>Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio.</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Madame, on se trompe sans doute; on vient de me
+dire que vous me demandiez.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Asseyez-vous, on ne se trompe pas.&mdash;Vous me
+voyez, monsieur Fortunio, fort embarrassée, fort en
+peine. Je ne sais trop comment vous dire ce que j'ai à
+vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je ne suis que troisième clerc; s'il s'agit d'une affaire
+d'importance, Guillaume, notre premier clerc,
+est là; souhaitez-vous que je l'appelle?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais non. Si c'était une affaire, est-ce que je n'ai
+pas mon mari?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Puis-je être bon à quelque chose? Veuillez parler
+avec confiance. Quoique bien jeune, je mourrais de
+bon c&oelig;ur pour vous rendre service.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est galamment et vaillamment parler; et cependant,
+si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux
+qui la regardent; mais elle est connue du moindre
+pâtre qui chemine sur le coteau.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par
+deux motifs: d'abord vous pouvez me trahir, et en
+second lieu, même en me servant, prendre de moi
+mauvaise opinion.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Puis-je me soumettre à quelque épreuve? Je vous
+supplie de croire en moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même,
+vous pouvez croire en vous, et ne pas toujours
+en répondre.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Vous êtes plus belle que je ne suis jeune; de ce que
+mon c&oelig;ur sent, j'en réponds.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Personne; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte
+de l'étude.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non, décidément, je ne puis parler; pardonnez-moi
+cette démarche inutile, et qu'il n'en soit jamais
+question.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en
+sera comme il vous plaira.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le
+sens commun. J'aurais besoin, vous l'avouerai-je? non
+pas tout à fait d'un ami, et cependant d'une action
+d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais
+dans ce jardin, en regardant ces espaliers; et je vous
+dis, je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre,
+j'ai eu l'idée de vous faire appeler.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette
+faveur, permettez-moi d'en profiter. Je ne puis que
+répéter mes paroles: je mourrais de bon c&oelig;ur pour
+vous.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ne me le répétez pas trop; c'est le moyen de me
+faire taire.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Pourquoi? c'est le fond de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pourquoi? pourquoi? vous n'en savez rien, et je n'y
+veux seulement pas penser. Non; ce que j'ai à vous
+demander ne peut avoir de suite aussi grave, Dieu
+merci! c'est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant,
+n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous
+m'adressez légèrement quelques paroles de galanterie.
+Je les prends ainsi, c'est tout simple; tout homme à
+votre place en pourrait dire autant.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que
+je suis un enfant, et qu'on peut douter de mes paroles;
+mais telles qu'elles sont, Dieu peut les juger.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous
+dédisez pas. En voilà assez là-dessus; prenez donc ce
+siège et mettez-vous là.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je le ferai pour vous obéir.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler
+étrange. Madeleine, ma femme de chambre, m'a
+dit que votre père était joaillier. Il doit se trouver en
+rapport avec les marchands de la ville.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, madame; je puis dire qu'il n'en est guère d'un
+peu considérable qui ne connaisse notre maison.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Par conséquent, vous avez occasion d'aller et de
+venir dans le quartier marchand, et on connaît votre
+visage dans les boutiques de la Grand'Rue?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, madame, pour vous servir.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux.
+Elle ne manque pas de fortune, mais elle ne peut en
+disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa parure, ses caprices,
+si vous voulez, quelle femme vit sans caprice? tout est
+réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année
+elle ne se trouve en position de faire face à de grosses
+dépenses; mais chaque mois, presque chaque semaine,
+il lui faut compter, disputer, calculer tout ce qu'elle
+achète. [Vous comprenez que la morale, tous les sermons
+d'économie possibles, toutes les raisons des avares,
+ne font pas faute aux échéances;] enfin, avec beaucoup
+d'aisance, elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus
+pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien.
+Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit un grand
+mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de
+quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne
+portent que ces dépenses banales que le mari appelle
+«de première nécessité»; ces choses-là se payent au
+grand jour; mais, à certaines époques convenues, certains
+autres mémoires secrets font mention de quelques
+bagatelles que la femme appelle à son tour «de
+seconde nécessité», qui est la vraie, et que les esprits
+mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant
+quoi, tout s'arrange à merveille; chacun y peut trouver
+son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se
+connaît pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a
+pas payé tout ce qu'il voit sur l'épaule de sa femme.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je ne vois pas grand mal à cela.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Maintenant donc, voilà ce qui arrive: le mari, un
+peu soupçonneux, a fini par s'apercevoir, non du chiffon
+de trop, mais de l'argent de moins. Il a menacé ses
+domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands.
+La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu
+un louis; mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale,
+dévorée du matin au soir de la soif des chiffons.
+Plus de confidents, plus de mémoires secrets, plus de
+dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente; à
+tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un
+jeune homme adroit, discret surtout, et d'assez haut
+rang dans la ville pour n'éveiller aucun soupçon, voulût
+aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour
+lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait
+qu'il eût, tout d'abord, facile accès dans la maison;
+qu'il pût entrer et sortir avec assurance; qu'il eût
+bon goût, cela est clair, et qu'il sût choisir à propos.
+Peut-être serait-ce un heureux hasard s'il se trouvait
+par là, dans la ville, quelque jolie et coquette fille à qui
+on sût qu'il fît sa cour. N'êtes-vous pas dans ce cas, je
+suppose? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors
+pour la belle que les emplettes seraient censées se
+faire. Voilà ce qu'il faudrait trouver.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Dites à votre amie que je m'offre à elle; je la servirai
+de mon mieux.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est-il
+pas vrai, que, pour avoir dans la maison le libre
+accès dont je vous parle, le confident devrait s'y montrer
+autre part qu'à la salle basse? Vous comprenez
+qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon?
+Vous comprenez que la discrétion est une vertu trop
+difficile pour qu'on lui manque de reconnaissance,
+mais qu'en outre du bon vouloir, le savoir-faire n'y
+gâterait rien? Il faudrait qu'un soir, je suppose comme
+ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte
+et apporter un bijou furtif comme un hardi
+contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère ne trahît
+jamais son adresse; qu'il fût prudent, leste et avisé; qu'il
+se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux
+qui le suivent: «Aux audacieux Dieu prête la main.»</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je vous en supplie, servez-vous de moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût
+sûr du silence, on pourrait dire au confident le nom
+de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule,
+adroitement comme une jeune soubrette, une bourse
+dont il saurait l'emploi. Preste! j'aperçois Madeleine
+qui vient m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence,
+adieu. L'amie, c'est moi; le confident, c'est
+vous; la bourse est là au pied de la chaise.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.&mdash;Guillaume et Landry sur le pas de la porte.</i></p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Holà! Fortunio; maître André est là qui t'appelle.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là
+hors de l'étude?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Hein? plaît-il? que me voulez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Nous te disons que le patron te demande.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Arrive ici; on a besoin de toi. A quoi songe donc
+ce rêveur?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>En vérité, cela est singulier, et cette aventure est
+étrange.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>FIN DE L'ACTE PREMIER.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE DEUXIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3><a id="footnotetagI-6" name="footnotetagI-6"></a><a href="#footnoteI-6">
+<sup>6</sup></a>
+
+<p class="speaker"><i>Un salon.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>devant une glace</i>.</p>
+
+<p>En conscience, ces belles dames, si on les aimait
+tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier
+des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux
+travail. Tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet
+qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La
+femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une
+oreille, et au milieu du plus doux transport on vous
+pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez
+soi, étendu sur un canapé et fatigué de la man&oelig;uvre,
+qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire
+ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance.
+Vite, un barbier, le valet de chambre! On court, on
+vole; il n'est plus temps, le mari est rentré; la pluie
+tombe, il faut faire le pied de grue, une heure durant.
+Avisez-vous d'être malade ou seulement de mauvaise
+humeur! Point; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude,
+le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La
+difficulté est en possession, depuis qu'il y a des proverbes,
+du privilège d'augmenter le plaisir, et le vent
+de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne
+croyait vous donner du c&oelig;ur. En vérité, on représente
+l'amour avec des ailes et un carquois; on ferait mieux
+de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages,
+avec une veste imperméable et une perruque de
+laine frisée pour lui garantir l'occiput. Quelles sottes
+bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches
+lippées pour courir après quoi, de grâce? après l'ombre
+de leur orgueil! Mais la garnison dure six mois; on ne
+peut pas toujours aller au café; les comédiens de province
+ennuient, on se regarde dans un miroir, et on ne
+veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine;
+c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode
+de tout sans trop faire le difficile.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Jacqueline.</i></p>
+
+<p>Eh bien! ma chère, qu'avez-vous fait? Avez-vous
+suivi mes conseils, et sommes-nous hors de danger?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Comment vous y êtes-vous prise? vous allez me conter
+cela. Est-ce un des clercs de maître André qui s'est
+chargé de notre salut?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas
+plus d'esprit que vous. Vous avez fait venir, n'est-ce
+pas, le bon jeune homme à votre boudoir? Je le vois
+d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses
+doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir
+en si peu de temps?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Le premier venu; je n'en sais rien.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels
+pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de
+nous endiabler! Et votre mari, comment voit-il la
+chose? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà l'aiguille
+aimantée? commence-t-elle à se détourner?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Parbleu! nous nous divertirons, et je me fais une
+vraie fête d'examiner cette comédie, d'en observer les
+ressorts et les gestes, et d'y jouer moi-même mon rôle.
+Et l'humble esclave, je vous prie, depuis que je vous
+ai quittée, est-il déjà amoureux de vous? Je parierais
+que je l'ai rencontré comme je montais: un visage
+affairé et une encolure à cela. Est-il déjà installé dans
+sa charge? s'acquitte-t-il des soins indispensables avec
+quelque facilité? porte-t-il déjà vos couleurs? met-il
+l'écran devant le feu? a-t-il hasardé quelques mots
+d'amour craintif et de respectueuse tendresse? êtes-vous
+contente de lui?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Et, comme à-compte sur ses futurs services, ces
+beaux yeux pleins d'une flamme noire lui ont-ils déjà
+laissé deviner qu'il est permis de soupirer pour eux?
+A-t-il déjà obtenu quelque grâce? Voyons, franchement,
+où en êtes-vous? Avez-vous croisé le regard?
+avez-vous engagé le fer? C'est bien le moins qu'on
+l'encourage pour le service qu'il nous rend.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Qu'avez-vous donc? Vous êtes rêveuse et vous répondez
+à demi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>J'ai fait ce que vous m'avez dit.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>En avez-vous quelque regret?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous
+inquiète.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie?
+Laissez donc, tout cela n'est rien.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde
+me donnerait-il tort, et à vous peut-être raison?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Bon! c'est un jeu, c'est une misère; ne m'aimez-vous
+pas, Jacqueline?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Eh bien donc! qui peut vous fâcher? N'est-ce donc
+pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout
+cela?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Je vous assure que cela m'amuse et que je n'y regarde
+pas de si près.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Silence! l'heure du dîner approche, et voici maître
+André qui vient.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Est-ce notre homme qui est avec lui?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.</p>
+
+<p class="did"><i>Entrent maître André et Fortunio.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Non! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler
+d'une affaire. Je veux qu'on s'évertue à danser et qu'il
+ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans
+la joie, et je n'entends qu'à bien dîner.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Peste! vous êtes en belle humeur, maître André, à
+ce que je vois.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier.
+J'ai soupçonné injustement ma femme; j'ai fait mettre
+le piège à loup devant la porte de mon jardin, j'y ai
+trouvé mon chat ce matin; c'est bien fait; je l'ai mérité.
+Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous
+appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle
+m'a pardonné.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est bon, je n'ai pas de rancune; obligez-moi de
+n'en plus parler.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit
+partout dans la ville, et j'ai rapporté dans ma poche
+un petit Napoléon en sucre<a id="footnotetagI-7" name="footnotetagI-7"></a>
+<a href="#footnoteI-7"><sup>7</sup></a>; je veux le mettre sur
+ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les
+fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma
+femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à
+l'avenir.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Voilà agir en digne mari; je reconnais là maître
+André.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec
+nous?<a id="footnotetagI-8" name="footnotetagI-8"></a><a href="#footnoteI-8">
+<sup>8</sup></a> Nous avons aujourd'hui au logis une façon de
+petite fête, et vous êtes le bienvenu.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>C'est trop d'honneur que vous me faites.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Je vous présente un nouvel hôte; c'est un de mes
+clercs, capitaine. Hé! hé! <i>cedant arma togae</i>. Ce n'est
+pas pour vous faire injure; le petit drôle a de l'esprit;
+il vient faire la cour à ma femme.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Monsieur, peut-on vous demander votre nom? Je suis
+ravi de faire votre connaissance.</p>
+
+<p class="did"><i>Fortunio salue.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Fortunio. C'est un nom heureux. A vous dire vrai,
+voilà tantôt un an qu'il travaillait à mon étude, et je
+ne m'étais pas aperçu de tout le mérite qu'il a. Je crois
+même que, sans Jacqueline, je n'y aurais jamais songé.
+Son écriture n'est pas très nette; et il me fait des accolades
+qui ne sont pas exemptes de reproche; mais ma
+femme a besoin de lui pour quelques petites affaires,
+et elle se loue fort de son zèle. C'est leur secret; nous
+autres maris nous ne mettons point le nez là. Un hôte
+aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de
+peu de prix; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise! nous le
+recevrons de notre mieux.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je ferai tout pour m'en rendre digne.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, <i>à Clavaroche</i>.</p>
+
+<p>Mon travail, comme vous le savez, me retient chez
+moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline
+s'amuse sans moi comme elle l'entend. Il lui fallait
+quelquefois un bras pour se promener par la ville; le
+médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du
+bien. Ce garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à
+haute voix; il est, d'ailleurs, de bonne famille, et ses
+parents l'ont bien élevé; c'est un cavalier pour ma
+femme, et je vous demande votre amitié pour lui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Mon amitié, digne maître André, est tout entière à
+son service; c'est une chose qui vous est acquise,
+et dont vous pouvez disposer.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais
+comment le remercier.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Touchez là! l'honneur est pour moi si vous me
+comptez pour un ami.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Allons! voilà qui est à merveille. Vive la joie! [La
+nappe nous attend; donnez la main à Jacqueline, et
+venez goûter de mon vin.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas à Jacqueline</i>.</p>
+
+<p>Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait
+les choses comme je m'y attendais.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Sa confiance et sa jalousie dépendent d'un mot et
+du vent qui souffle.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas cela qu'il nous faut.] Si cela prend
+cette tournure, nous n'avons que faire de votre clerc.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE <i>de même</i>.</p>
+
+<p>J'ai fait ce que vous m'avez dit.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[A l'étude.]</i></p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME <span class="sc">et</span> LANDRY, <i>travaillant</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps
+à l'étude.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l'a invité.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Oui; de façon que l'ouvrage nous reste. J'ai la main
+droite paralysée.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Il n'est pourtant que troisième clerc; on aurait pu
+nous inviter aussi.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Après tout, c'est un bon garçon; il n'y a pas grand
+mal à cela.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Non. Il n'y en aurait pas non plus si on nous eut mis
+de la noce.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Hum, hum! quelle odeur de cuisine! on fait un bruit
+là-haut, c'est à ne pas s'entendre.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Je crois qu'on danse; j'ai vu des violons.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Au diable les paperasses! je n'en ferai pas davantage
+aujourd'hui.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Sais-tu une chose? j'ai quelque idée qu'il se passe
+du mystère ici.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Bah! comment cela?</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Oui, oui. Tout n'est pas clair, et si je voulais un peu
+jaser...</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>N'aie pas peur, je n'en dirai rien.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Tu te souviens que j'ai vu l'autre jour un homme
+escalader la fenêtre: qui c'était, on n'en a rien su.
+Mais aujourd'hui, pas plus tard que ce soir, j'ai vu
+quelque chose, moi qui te parle, et ce que c'était, je le
+sais bien.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que c'était? conte-moi cela.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>J'ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte
+du jardin. Un homme était derrière elle, qui s'est glissé
+contre le mur, et qui lui a baisé la main; après quoi, il
+a pris le large, et j'ai entendu qu'il disait: Ne craignez
+rien, je reviendrai tantôt.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Vraiment! cela n'est pas possible.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Je l'ai vu comme je te vois.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Ma foi! s'il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta
+place. J'en avertirais maître André, comme l'autre fois,
+ni plus ni moins.</p>
+
+<p class="speaker">LANDRY.</p>
+
+<p>Cela demande réflexion. Avec un homme comme
+maître André, il y a des chances à courir. Il change
+d'avis tous les matins.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Entends-tu le carillon qu'ils font? Paf, les portes!
+clip-clap, les assiettes, les plats, les fourchettes, les
+bouteilles! Il me semble que j'entends chanter.</p>
+
+<p class="speaker">[LANDRY.</p>
+
+<p>Oui, c'est la voix de maître André lui-même. Pauvre
+bonhomme! on se rit bien de lui.]</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p>Viens donc un peu sur la promenade; nous jaserons
+tout à notre aise. Ma foi! quand le patron s'amuse, c'est
+bien le moins que les clercs se reposent.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>La salle à manger.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO
+<span class="sc">et</span> JACQUELINE, <i>à table.&mdash;[On est au dessert.]</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Allons! monsieur Fortunio, servez donc à boire à
+madame.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>De tout mon c&oelig;ur, monsieur le capitaine, et je bois
+à votre santé.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Fi donc! vous n'êtes pas galant. A la santé de votre
+voisine.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Eh oui! à la santé de ma femme. Je suis enchanté,
+capitaine, que vous trouviez ce vin de votre goût.</p>
+
+<p class="did"><i>Il chante.</i></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Amis, buvons, buvons sans cesse...</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc,
+monsieur Fortunio.<a id="footnotetagI-9" name="footnotetagI-9"></a><a href="#footnoteI-9">
+<sup>9</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Si madame veut l'ordonner.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Hé, hé! le garçon sait son monde.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh bien! chantez, je vous en prie.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce
+biscuit; cela vous ouvrira la voix, et vous donnera du
+montant.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Le capitaine a le mot pour rire.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je vous remercie, cela m'étoufferait.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Bon, bon! Demandez à madame de vous en donner
+un morceau. Je suis sûr que de sa blanche main cela
+vous paraîtra léger.</p>
+
+<p class="did"><i>Regardant sous la table.</i></p>
+
+<p>O ciel! que vois-je? vos pieds sur le carreau! souffrez,
+madame, qu'on apporte un coussin.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>se levant</i>.</p>
+
+<p>En voilà un sous cette chaise.</p>
+
+<p class="did"><i>Il le place sous les pieds de Jacqueline.</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>A la bonne heure! monsieur Fortunio; je pensais que
+vous m'eussiez laissé faire. Un jeune homme qui fait sa
+cour ne doit pas permettre qu'on le prévienne.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Oh! oh! le garçon ira loin; il n'y a qu'à lui dire un
+mot.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Maintenant donc, chantez, s'il vous plaît; nous écoutons
+de toutes nos oreilles.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je n'ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de
+chanson de table.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Puisque madame l'a ordonné, vous ne pouvez vous
+en dispenser.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je ferai donc comme je pourrai.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>N'avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé
+de vers à madame? Voyez, l'occasion se présente.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Silence, silence! Laissez-le chanter.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Une chanson d'amour surtout, n'est-il pas vrai, monsieur
+Fortunio? Pas autre chose, je vous en conjure.
+Madame, priez-le, s'il vous plaît, qu'il nous chante une
+chanson d'amour. On ne saurait vivre sans cela.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je vous en prie, Fortunio.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>chante</i>.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Si vous croyez que je vais dire</p>
+<p class="i2"> Qui j'ose aimer,</p>
+<p>Je ne saurais pour un empire</p>
+<p class="i2"> Vous la nommer.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Nous allons chanter à la ronde,</p>
+<p class="i2"> Si vous voulez,</p>
+<p>Que je l'adore, et qu'elle est blonde</p>
+<p class="i2"> Comme les blés.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Je fais ce que sa fantaisie</p>
+<p class="i2"> Veut m'ordonner,</p>
+<p>Et je puis, s'il lui faut ma vie,</p>
+<p class="i2"> La lui donner.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Du mal qu'une amour ignorée</p>
+<p class="i2"> Nous fait souffrir,</p>
+<p>J'en porte l'âme déchirée</p>
+<p class="i2"> Jusqu'à mourir.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Mais j'aime trop pour que je die</p>
+<p class="i2"> Qui j'ose aimer,</p>
+<p>Et je veux mourir pour ma mie,</p>
+<p class="i2"> Sans la nommer.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le
+dit; il en a les larmes aux yeux. Allons! garçon, bois
+pour te remettre. C'est quelque grisette de la ville qui
+t'aura fait ce méchant cadeau-là.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Je ne crois pas à monsieur Fortunio l'ambition si
+roturière; sa chanson vaut mieux qu'une grisette. Qu'en
+dit madame, et quel est son avis?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Très bien. [Donnez-moi le bras, et] allons prendre
+le café.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>[Vite, monsieur Fortunio, offrez votre bras à madame].</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE <i>prend le bras de Fortunio; bas, en sortant</i>.</p>
+
+<p>Avez-vous fait ma commission?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, madame [; tout est dans l'étude].</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Allez m'attendre dans ma chambre; je vous y rejoins
+dans un instant.<a id="footnotetagI-10" name="footnotetagI-10"></a><a href="#footnoteI-10">
+<sup>10</sup></a></p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[La chambre de Jacqueline.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entre</i> FORTUNIO.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Est-il un homme plus heureux que moi? J'en suis
+certain, Jacqueline m'aime, et à tous les signes qu'elle
+m'en donne, il n'y a pas à s'y tromper. Déjà me voilà
+bien reçu, fêté, choyé dans la maison. [Elle m'a fait
+mettre à table à côté d'elle;] si elle sort, je l'accompagnerai.
+Quelle douceur, quelle voix, quel sourire!
+Quand son regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me
+passe par le corps; j'ai une joie qui me prend à la
+gorge; je lui sauterais au cou si je ne me retenais.
+Non;&mdash;plus j'y pense, plus je réfléchis, les moindres
+signes, les plus légères faveurs, tout est certain; elle
+m'aime, elle m'aime, et je serais un sot fieffé si je feignais
+de ne pas le voir. Lorsque j'ai chanté tout à
+l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux! [Allons! ne
+perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui renferme
+quelques bijoux; c'est une commission secrète,
+et Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.]</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Êtes-vous là, Fortunio?</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Jacqueline.</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez
+demandé.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous êtes homme de parole, et je suis contente de
+vous.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Comment vous dire ce que j'éprouve? Un regard de
+vos yeux a changé mon sort, et je ne vis que pour vous
+servir.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson
+tout à l'heure. Pour qui est-ce donc qu'elle est faite?
+Me la voulez-vous donner par écrit?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour,
+et ma vie est à vous.</p>
+
+<p class="did"><i>Il se jette à genoux.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vraiment! je croyais que votre refrain défendait de
+dire qui on aime.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier
+que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles,
+je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans
+que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous
+n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante
+et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez
+pas ouvert votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans
+l'air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue; je ne
+pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à
+Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la cherchais,
+je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie.
+Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit
+j'y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos
+lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais
+tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en
+était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais
+par c&oelig;ur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je
+l'aimais; je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre
+bouche et dans votre c&oelig;ur. Hélas! je vois que vous
+souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je
+vous aime à en mourir.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux
+ans que vous m'aimez, mais je souris de ce que je pense
+qu'il y aura deux jours demain.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Que je vous perde si la vérité ne m'est aussi chère
+que mon amour! que je vous perde s'il n'y a deux ans
+que je n'existe que pour vous!</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Levez-vous donc; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait
+de moi?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Non! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette
+place, que vous ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez
+mon amour, du moins n'en douterez-vous
+pas.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Est-ce une entreprise que vous faites?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et
+d'espérance. Je ne sais si je vis ou si je meurs; comment
+j'ai osé vous parler, je n'en sais rien. Ma raison
+est perdue; j'aime, je souffre; il faut que vous le sachiez,
+que vous le voyiez, que vous me plaigniez.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant
+obstiné?] Allons! levez-vous, je le veux.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>se levant</i>.</p>
+
+<p>Vous croyez donc à mon amour?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non, je n'y crois pas; cela m'arrange de n'y pas
+croire.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>C'est impossible! vous n'en pouvez douter.</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Bah! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>De grâce! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris
+à tromper? Je suis un enfant né d'hier, et je n'ai
+jamais aimé personne, si ce n'est vous qui l'ignoriez.]</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si
+je l'avais vu.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le
+gazon.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à
+cela?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je vous l'ai déjà dit hier, cela se conçoit: vous êtes
+jeune, et à l'âge où le c&oelig;ur est riche, on n'a pas les
+lèvres avares.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Que faut-il faire pour vous convaincre? Je vous en
+prie, dites-le-moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous demandez un joli conseil. Eh bien! il faudrait
+le prouver.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Seigneur mon Dieu, je n'ai que des larmes. Les
+larmes prouvent-elles qu'on aime? Quoi! me voilà à
+genoux devant vous; mon c&oelig;ur à chaque battement
+voudrait s'élancer sur vos lèvres; ce qui m'a jeté à vos
+pieds, c'est une douleur qui m'écrase, que je combats
+depuis deux ans, que je ne peux plus contenir, et vous
+restez froide et incrédule? Je ne puis faire passer en
+vous une étincelle du feu qui me dévore? Vous niez
+même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir
+devant vous? Ah! c'est plus cruel qu'un refus! c'est
+plus affreux que le mépris! L'indifférence elle-même
+peut croire, et je n'ai pas mérité cela.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Debout! on vient. Je vous crois, je vous aime; sortez
+par le petit escalier, revenez en bas, j'y serai.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Elle m'aime! Jacqueline m'aime! elle s'éloigne, elle
+me quitte ainsi! Non! je ne puis descendre encore.
+Silence! on approche; quelqu'un l'a arrêtée; on vient
+ici. Vite, sortons!</p>
+
+<p class="did"><i>Il lève la tapisserie.</i></p>
+
+<p>Ah! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir;
+comment faire? Si je descends par l'autre côté, je vais
+rencontrer ceux qui viennent.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>en dehors</i>.</p>
+
+<p>Venez donc, venez donc un peu.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>C'est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous
+vite et attendons; il ne faut pas qu'on me voie ici.</p>
+
+<p class="did"><i>Il se cache dans le fond de l'alcôve.&mdash;Entrent Clavaroche et Jacqueline.</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>se jetant sur un sofa</i>.</p>
+
+<p>Parbleu! madame, je vous cherchais partout; que
+faisiez-vous donc toute seule?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Dieu soit loué, Fortunio est parti!</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment
+pas supportable. Qu'ai-je à faire avec maître
+André, je vous prie? Et justement vous nous laissez
+ensemble quand le vin joyeux de l'époux doit me rendre
+plus précieux l'aimable entretien de la femme.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>caché</i>.</p>
+
+<p>C'est singulier; que veut dire ceci?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>ouvrant l'écrin qui est sur la table</i>.</p>
+
+<p>Voyons un peu. Sont-ce des anneaux? et dites-moi,
+qu'en voulez-vous faire? Est-ce que vous faites un
+cadeau?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous savez bien que c'est notre fable.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Mais, en conscience, c'est de l'or! Si vous comptez
+tous les matins user du même stratagème, notre jeu
+finira bientôt par ne pas valoir... A propos, que ce
+dîner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre
+jeune initié!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>caché</i>.</p>
+
+<p>Initié! à quel mystère? est-ce de moi qu'il veut
+parler?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>La chaîne est belle; c'est un bijou de prix. Vous
+avez eu là une singulière idée.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Ah! il paraît qu'il est aussi dans la confidence de
+Jacqueline.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu'il a
+soulevé son verre! Qu'il m'a réjoui avec ses coussins,
+et qu'il faisait plaisir à voir!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Assurément, c'est de moi qu'il parle, et il s'agit du
+dîner de tantôt.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l'a
+fourni.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Rendre la chaîne! et pourquoi donc?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien
+remarqué; il en avait, Dieu me pardonne, la larme à
+l'&oelig;il pour tout de bon.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un
+rêve? suis-je éveillé? Qu'est-ce donc que ce Clavaroche?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus
+loin. A quoi bon un tiers incommode, si les soupçons
+ne reviennent plus? Ces maris ne manquent jamais
+d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce qui
+est arrivé! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler
+sur le chandelier.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Qui peut savoir ce qui arrivera? Avec ce caractère-là
+il n'y a jamais rien de sûr, et il faut garder sous la
+main de quoi se tirer d'embarras.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans
+motif. Toutes ces paroles sont des énigmes.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Je suis d'avis de le congédier.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas
+moi que je consulte. Quand le mal serait nécessaire,
+croyez-vous qu'il serait de mon choix? Mais qui sait si
+demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une
+bourrasque? Il ne faut pas compter sur le calme avec
+trop de sécurité.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Tu crois?<a id="footnotetagI-11" name="footnotetagI-11"></a><a href="#footnoteI-11">
+<sup>11</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">[FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Sang du Christ! il est son amant.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans
+évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en
+haleine, mais d'un peu loin, et le mettre aux lisières.
+Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais
+en tête, eh bien? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio,
+pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour
+poisson d'eau vive; il est friand de l'hameçon.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Il me semble qu'on a remué.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Oui;] j'ai cru entendre un soupir.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est probablement Madeleine; elle range dans le
+cabinet.]</p>
+
+
+<h3>FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE TROISIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3><a id="footnotetagI-12" name="footnotetagI-12"></a>
+<a href="#footnoteI-12"><sup>12</sup></a>
+
+<p class="speaker"><i>[Le jardin.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> JACQUELINE <span class="sc">et</span> LA SERVANTE.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Madame, un danger vous menace. Comme j'étais tout
+à l'heure dans la salle, je viens d'entendre maître André
+qui causait avec un de ses clercs. Autant que j'ai pu
+deviner, il s'agissait d'une embuscade qui doit avoir
+lieu cette nuit.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Une embuscade! en quel lieu? pour quoi faire?</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Dans l'étude; le clerc affirmait que la nuit dernière
+il vous a vue, vous, madame, et un homme avec vous,
+dans le jardin. Maître André jurait ses grands dieux
+qu'il voulait vous surprendre, et qu'il vous ferait un
+procès.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Tu ne te trompes pas, Madelon?</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Madame fera ce qu'elle voudra. Je n'ai pas l'honneur
+de ses confidences; cela n'empêche pas qu'on ne rende
+un service. J'ai mon ouvrage qui m'attend.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est bien, et vous pouvez compter que je ne serai
+pas ingrate. Avez-vous vu Fortunio ce matin? où est-il?
+j'ai à lui parler.</p>
+
+<p class="speaker">LA SERVANTE.</p>
+
+<p>Il n'est pas venu à l'étude; le jardinier, à ce que je
+crois, l'a aperçu; mais on est en peine de lui, et on le
+cherchait tout à l'heure de tous les côtés du jardin.
+Tenez! voilà M. Guillaume, le premier clerc, qui le
+cherche encore; le voyez-vous passer là-bas?</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME, <i>au fond du théâtre</i>.</p>
+
+<p>Holà! Fortunio! Fortunio! holà! où es-tu?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Va, Madelon, tâche de le trouver.</p>
+
+<p class="did"><i>Madelon sort.&mdash;Entre Clavaroche.</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Que diantre se passe-t-il donc ici? Comment! moi
+qui ai quelques droits, je pense, à l'amitié de maître
+André, il me rencontre et ne me salue pas; les clercs
+me regardent de travers, et je ne sais si le chien lui-même
+ne voulait me prendre aux talons. Qu'est-il
+advenu, je vous prie? et à quel propos maltraite-t-on
+les gens?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Nous n'avons pas sujet de rire; ce que j'avais prévu
+arrive, et sérieusement cette fois: nous n'en sommes
+plus aux paroles, mais à l'action.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>A l'action? que voulez-vous dire?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Que ces maudits clercs font le métier d'espions, qu'on
+nous a vus, que maître André le sait, qu'il veut se
+cacher dans l'étude, et que nous courons les plus
+grands dangers.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>N'est-ce que cela qui vous inquiète?</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Assurément; que voulez-vous de pire? Qu'aujourd'hui
+nous leur échappions, puisque nous sommes
+avertis, ce n'est pas là le difficile; mais du moment
+que maître André agit sans rien dire, nous avons tout
+à craindre de lui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Vraiment! c'est là toute l'affaire, et il n'y a pas plus
+de mal que cela?]</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Êtes-vous fou? comment est-il possible que vous en
+plaisantiez?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>C'est qu'il n'y a rien de si simple que de nous tirer
+d'embarras. Maître André, dites-vous, est furieux? eh
+bien! qu'il crie; quel inconvénient? Il veut se mettre
+en embuscade? qu'il s'y mette, il n'y a rien de mieux.
+Les clercs sont-ils de la partie? qu'ils en soient avec
+toute la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre
+la belle Jacqueline et son très humble serviteur?
+hé! qu'ils surprennent, je ne m'y oppose pas.
+Que voyez-vous là qui nous gêne?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je ne comprends rien à ce que vous dites.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce monsieur?
+Comment! nous sommes en péril, et le drôle
+nous abandonne! Allons! vite, avertissez-le.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>J'y ai pensé; on ne sait où il est, et il n'a pas paru
+ce matin.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Bon! cela est impossible, il est par là quelque part
+dans vos jupes; vous l'avez oublié dans une armoire,
+et votre servante l'aura par mégarde accroché au
+porte-manteau.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile?
+J'ai demandé où il était sans trop savoir pourquoi moi-même;
+je ne vois pas, en y réfléchissant, à quoi il peut
+nous être bon.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Hé! ne voyez-vous pas que je m'apprête à lui faire
+le plus grand sacrifice! Il ne s'agit pas d'autre chose
+que de lui céder pour ce soir tous les privilèges de
+l'amour.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pour ce soir? et dans quel dessein?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Dans le dessein positif et formel que ce digne maître
+André ne passe pas inutilement une nuit à la belle
+étoile. Ne voudriez-vous pas que ces pauvres clercs, qui
+se vont donner bien du mal, ne trouvent<a name="FNanchor_G" id="FNanchor_G"></a>
+<a href="#Footnote_G"><sup>G</sup></a> personne au
+logis? Fi donc! nous ne pouvons permettre que ces
+honnêtes gens restent les mains vides; il faut leur dépêcher
+quelqu'un.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_G" id="Footnote_G"></a>
+<a href="#FNanchor_G">
+Note G</a>: Ce manquement à la règle des subjonctifs sied à Clavaroche.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Cela ne sera pas; trouvez autre chose; vous avez là
+une idée horrible, et je ne puis y consentir.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Pourquoi horrible? Rien n'est plus innocent. Vous
+écrivez un mot à Fortunio, si vous ne pouvez le trouver
+vous-même; car le moindre mot en ce monde vaut
+mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir ce
+soir, sous prétexte d'un rendez-vous. Le voilà entré; les
+clercs le surprennent, et maître André le prend au collet.
+Que voulez-vous qu'il lui arrive? Vous descendez là-dessus
+en cornette, et demandez pourquoi on fait du bruit,
+le plus naturellement du monde. On vous l'explique.
+Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi
+son jeune clerc se glisse dans son jardin. Vous
+rougissez d'abord quelque peu, puis vous avouez sincèrement
+tout ce qu'il vous plaira d'avouer: que ce garçon
+visite vos marchands, qu'il vous apporte en secret
+des bijoux, en un mot la vérité pure. Qu'y a-t-il là de
+si effrayant?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>On ne me croira pas. La belle apparence que je
+donne des rendez-vous pour payer des mémoires!</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE</p>
+
+<p>On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un
+accent impossible à méconnaître, et les c&oelig;urs bien nés
+ne s'y trompent jamais. N'est-ce donc pas, en effet, à
+vos commissions que vous employez ce jeune homme?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Eh bien donc! puisque vous le faites, vous le direz,
+et on le verra bien. Qu'il ait les preuves dans sa poche,
+un écrin, comme hier, la première chose venue, cela
+suffira. [Songez donc que, si nous n'employons ce moyen,
+nous en avons pour une année entière. Maître André
+s'embusque aujourd'hui, il se rembusquera demain, et
+ainsi de suite jusqu'à ce qu'il nous surprenne. Moins il
+trouvera, plus il cherchera; mais qu'il trouve une fois
+pour toutes, et nous en voilà délivrés.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est impossible! il n'y faut pas songer.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Un rendez-vous dans un jardin n'est pas d'ailleurs
+un si gros péché. A la rigueur, si vous craignez l'air,
+vous n'avez qu'à ne pas descendre. On ne trouvera que
+le jeune homme, et il s'en tirera toujours. Il serait
+plaisant qu'une femme ne puisse<a name="FNanchor_H" id="FNanchor_H"></a>
+<a href="#Footnote_H"><sup>H</sup></a> prouver qu'elle est
+innocente quand elle l'est.] Allons! vos tablettes, et
+prenez-moi le crayon que voici.</p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_H" id="Footnote_H"></a>
+<a href="#FNanchor_H">Note H</a>: Voir la note, p. 289.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous n'y pensez pas, Clavaroche; c'est un guet-apens
+que vous faites là.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>lui présentant un crayon et du papier</i>.</p>
+
+<p>Écrivez donc, je vous en prie: «A minuit, ce soir,
+au jardin.»</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est envoyer cet enfant dans un piège, c'est le livrer
+à l'ennemi.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Ne signez pas, c'est inutile.</p>
+
+<p class="did"><i>Il prend le papier.</i></p>
+
+<p>Franchement, ma chère, la nuit sera fraîche, et vous
+ferez mieux de rester chez vous. Laissez ce jeune
+homme se promener seul, et profiter du temps qu'il
+fait. Je pense, comme vous, qu'on aurait peine à croire
+que c'est pour vos marchands qu'il vient. Vous ferez
+mieux, si on vous interroge, de dire que vous ignorez
+tout, et que vous n'êtes pour rien dans l'affaire.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ce mot d'écrit sera un témoin.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Fi donc! nous autres gens de c&oelig;ur, pensez-vous que
+nous allions montrer à un mari de l'écriture de sa
+femme? Que pourrions-nous y gagner? en serions-nous
+donc moins coupables de ce qu'un crime serait partagé?
+D'ailleurs vous voyez bien que votre main tremblait un
+peu sans doute, et que ces caractères sont presque
+déguisés. Allons! je vais donner cette lettre au jardinier,
+Fortunio l'aura tout de suite. Venez; les vautours
+ont leur proie, et l'oiseau de Vénus, la pâle tourterelle,
+peut dormir en paix sur son nid.</p>
+
+<p class="did"><i>[Ils sortent.]</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Une charmille.]</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">[FORTUNIO, <i>seul, assis sur l'herbe</i>.</p>
+
+<p>Rendre un jeune homme amoureux de soi, uniquement
+pour détourner sur lui les soupçons tombés sur
+un autre; lui laisser croire qu'on l'aime, le lui dire au
+besoin; troubler peut-être bien des nuits tranquilles;
+remplir de doute et d'espérance un c&oelig;ur jeune et prêt
+à souffrir; jeter une pierre dans un lac qui n'avait
+jamais eu encore une seule ride à sa surface; exposer
+un homme aux soupçons, à tous les dangers de l'amour
+heureux, et cependant ne lui rien accorder; rester immobile
+et inanimée dans une &oelig;uvre de vie et de mort;
+tromper, mentir,&mdash;mentir du fond du c&oelig;ur; faire de
+son corps un appât; jouer avec tout ce qu'il y a de sacré
+sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés: voilà
+ce qui fait sourire une femme! voilà ce qu'elle fait
+d'un petit air distrait.</p>
+
+<p class="did"><i>Il se lève.</i></p>
+
+<p>C'est ton premier pas, Fortunio, dans l'apprentissage
+du monde. Pense, réfléchis, compare, examine, ne te
+presse pas de juger. Cette femme-là a un amant qu'elle
+aime; on la soupçonne, on la tourmente, on la menace;
+elle est effrayée, elle va perdre l'homme qui remplit sa
+vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son
+mari se lève en sursaut, averti par un espion; il la
+réveille, il veut la traîner à la barre d'un tribunal. Sa
+famille va la renier, une ville entière va la maudire;
+elle est perdue et déshonorée, et cependant elle aime et
+ne peut cesser d'aimer. A tout prix il faut qu'elle sauve
+l'unique objet de ses inquiétudes, de ses angoisses et de
+ses douleurs; il faut qu'elle aime pour continuer de
+vivre, et qu'elle trompe pour aimer. Elle se penche à sa
+fenêtre, elle voit un jeune homme au bas; qui est-ce?
+elle ne le connaît point, elle n'a jamais rencontré son
+visage; est-il bon ou méchant, discret ou perfide, sensible
+ou insouciant? elle n'en sait rien; elle a besoin de
+lui, elle l'appelle, elle lui fait signe, elle ajoute une
+fleur à sa parure, elle parle, elle a mis sur une carte le
+bonheur de sa vie, et elle joue à rouge ou noir. Si elle
+s'était aussi bien adressée à Guillaume qu'à moi, que
+serait-il arrivé de cela? Guillaume est un garçon honnête,
+mais qui ne s'est jamais aperçu que son c&oelig;ur lui
+servît à autre chose qu'à respirer. Guillaume aurait été
+ravi d'aller dîner chez son patron, d'être à côté de Jacqueline
+à table, tout comme j'en ai été ravi moi-même;
+mais il n'en aurait pas vu davantage; il ne serait devenu
+amoureux que de la cave de maître André; il ne se
+serait point jeté à genoux, il n'aurait point écouté aux
+portes; c'eût été pour lui tout profit. Quel mal y eût-il
+eu alors qu'on se servît de lui à son insu pour détourner
+les soupçons d'un mari? Aucun. Il eût paisiblement
+rempli l'office qu'on lui eût demandé; il eût vécu heureux,
+tranquille, dix ans sans s'en apercevoir. Jacqueline
+aussi eût été heureuse, tranquille, dix ans sans lui
+en dire un mot. Elle lui aurait fait des coquetteries, et
+il y aurait répondu; mais rien n'eût tiré à conséquence.
+Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait
+se plaindre le jour où la vérité viendrait.</p>
+
+<p class="did"><i>Il se rassoit.</i></p>
+
+<p>Pourquoi s'est-elle adressée à moi? Savait-elle donc
+que je l'aimais? Pourquoi à moi plutôt qu'à Guillaume?
+Est-ce hasard? est-ce calcul? Peut-être au fond se doutait-elle
+que je n'étais pas indifférent. M'avait-elle vu à
+cette fenêtre? S'était-elle jamais retournée le soir,
+quand je l'observais dans le jardin? Mais si elle savait
+que je l'aimais, pourquoi alors? Parce que cet amour
+rendait son projet plus facile, et que j'allais, dès le
+premier mot, me prendre au piège qu'elle me tendait.
+Mon amour n'était qu'une chance favorable; elle n'y
+a vu qu'une occasion.</p>
+
+<p>Est-ce bien sûr? N'y a-t-il rien autre chose? Quoi!
+elle voit que je vais souffrir, et elle ne pense qu'à en
+profiter! Quoi! elle me trouve sur ses traces, l'amour
+dans le c&oelig;ur, le désir dans les yeux, jeune et ardent,
+prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses
+pieds, elle me sourit et me dit qu'elle m'aime, c'est
+un calcul, et rien de plus! Rien, rien de vrai dans ce
+sourire, dans cette main qui m'effleure la main, dans
+ce son de voix qui m'enivre? O Dieu juste! s'il en est
+ainsi, à quel monstre ai-je donc affaire, et dans quel
+abîme suis-je tombé?</p>
+
+<p class="did"><i>Il se lève.</i></p>
+
+<p>Non, tant d'horreur n'est pas possible! Non, une
+femme ne saurait être une statue malfaisante, à la fois
+vivante et glacée! Non, quand je le verrais de mes
+yeux, quand je l'entendrais de sa bouche, je ne croirais
+pas à un pareil métier. Non, quand elle me souriait,
+elle ne m'aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir
+que je l'aimais. Quand elle me tendait la main, elle ne
+me donnait pas son c&oelig;ur, mais elle laissait le mien se
+donner. Quand elle me disait: «Je vous aime,» elle
+voulait dire: «Aimez-moi.» Non, Jacqueline n'est pas
+méchante; il n'y a là ni calcul, ni froideur. Elle ment,
+elle trompe, elle est femme; elle est coquette, railleuse,
+joyeuse, audacieuse, mais non infâme, non insensible.
+Ah! insensé, tu l'aimes! tu l'aimes! tu pries,
+tu pleures, et elle se rit de toi!</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Madelon.</i></p>
+
+<p class="speaker">MADELON.</p>
+
+<p>Ah! Dieu merci! je vous trouve enfin; madame vous
+demande; elle est dans sa chambre. Venez vite, elle
+vous attend.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Sais-tu ce qu'elle a à me dire? Je ne saurais y aller
+maintenant.</p>
+
+<p class="speaker">MADELON.</p>
+
+<p>Vous avez donc affaire aux arbres? Elle est bien
+inquiète, allez! toute la maison est en colère.</p>
+
+<p class="speaker">LE JARDINIER, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Vous voilà donc, monsieur? on vous cherche partout;
+voilà un mot d'écrit pour vous, que notre maîtresse
+m'a donné tantôt.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>lisant</i>.</p>
+
+<p>«A minuit, ce soir, au jardin.»</p>
+
+<p class="did"><i>Haut.</i></p>
+
+<p>C'est de la part de Jacqueline?</p>
+
+<p class="speaker">LE JARDINIER.</p>
+
+<p>Oui, monsieur; y a-t-il réponse?</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Que fais-tu donc, Fortunio? on te demande dans
+l'étude.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>J'y vais, j'y vais.</p>
+
+<p class="did"><i>Bas à Madelon.</i></p>
+
+<p>Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure? Quelle inquiétude
+a ta maîtresse?</p>
+
+<p class="speaker">MADELON, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>C'est un secret. Maître André s'est fâché.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Il s'est fâché? Pour quelle raison?</p>
+
+<p class="speaker">MADELON, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Il s'est mis en tête que madame recevait quelqu'un
+en secret. Vous n'en direz rien, n'est-ce pas? Il veut se
+cacher cette nuit dans l'étude; c'est moi qui ai découvert
+cela, et si je vous le dis, dame! c'est que je pense
+que vous n'y êtes pas indifférent.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Pourquoi se cacher dans l'étude?</p>
+
+<p class="speaker">MADELON.</p>
+
+<p>Pour tout surprendre et faire son procès.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>En vérité! est-ce possible?</p>
+
+<p class="speaker">LE JARDINIER.</p>
+
+<p>Y a-t-il réponse, monsieur?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>J'y vais moi-même; allons, partons.]</p>
+
+<p class="did"><i>[Ils sortent.]</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Une chambre.]</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>seule</i>.</p>
+
+<p>Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme
+comme maître André, une fois poussé à la violence,
+peut inventer pour se venger? Je n'enverrai pas ce
+jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche
+est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il
+n'a d'entrailles pour rien. A quoi bon exposer Fortunio,
+lorsqu'il n'y a rien de si simple que de n'exposer
+ni soi ni personne? Je veux croire que tout soupçon
+s'évanouirait par ce moyen; mais le moyen lui-même
+est un mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me
+coûte et me déplaît; je ne veux pas que ce garçon soit
+maltraité; puisqu'il dit qu'il m'aime, eh bien! soit; je
+ne rends pas le mal pour le bien.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Fortunio.</i></p>
+
+<p>On a dû vous remettre un billet de ma part; l'avez-vous
+lu?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>On me l'a remis, et je l'ai lu; vous pouvez disposer
+de moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>C'est inutile, j'ai changé d'avis; déchirez-le, et n'en
+parlons jamais.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Puis-je vous servir en quelque autre chose?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>C'est singulier, il n'insiste pas.</p>
+
+<p class="did"><i>Haut.</i></p>
+
+<p>Mais non; je n'ai pas besoin de vous. Je vous avais
+demandé votre chanson.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>La voilà. Sont-ce tous vos ordres?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui,&mdash;je crois que oui. Qu'avez-vous donc? Vous
+êtes pâle, ce me semble.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de
+me retirer.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je l'aime beaucoup, cette chanson; elle a un petit
+air naïf qui va avec votre coiffure, et elle est bien faite
+par vous.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Vous avez beaucoup d'indulgence.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Oui, voyez-vous! j'avais eu d'abord l'idée de vous
+faire venir; mais j'ai réfléchi, c'est une folie; je vous
+ai trop vite écouté.&mdash;Mettez-vous donc au piano, et
+chantez-moi votre romance.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Excusez-moi, je ne saurais maintenant.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Et pourquoi donc? Êtes-vous souffrant, ou si c'est
+un méchant caprice? J'ai presque envie de vouloir que
+vous chantiez bon gré, mal gré. Est-ce que je n'ai
+pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de
+papier-là?</p>
+
+<p class="did"><i>Elle place la chanson sur le piano.</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Ce n'est pas mauvaise volonté; je ne puis rester plus
+longtemps, et maître André a besoin de moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Il me plaît assez que vous soyez grondé, asseyez-vous
+là et chantez.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Si vous l'exigez, j'obéis.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'assoit.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Eh bien! à quoi pensez-vous donc? Est-ce que vous
+attendez qu'on vienne?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je souffre; ne me retenez pas.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous souffrez
+et si je vous retiens. Chantez, vous dis-je, je le
+veux. Vous ne chantez pas? Eh bien! que fait-il donc?
+Allons, voyons! si vous chantez, je vous donnerai le
+bout de ma mitaine.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Tenez! Jacqueline, écoutez-moi: vous auriez mieux
+fait de me le dire, et j'aurais consenti à tout.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous dites? de quoi parlez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, vous auriez mieux fait de me le dire; oui, devant
+Dieu, j'aurais tout fait pour vous.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Tout fait pour moi? qu'entendez-vous par là?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Ah! Jacqueline, Jacqueline! il faut que vous l'aimiez
+beaucoup; il doit vous en coûter de mentir et de
+railler ainsi sans pitié.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Moi, je vous raille? Qui vous l'a dit?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je vous en supplie, ne mentez pas davantage; en
+voilà assez; je sais tout.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais enfin, qu'est-ce que vous savez?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche
+était là.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Est-ce possible? Vous étiez dans l'alcôve?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, j'y étais; au nom du ciel! ne dites pas un mot
+là-dessus.</p>
+
+<p class="did"><i>Un silence.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste
+maintenant qu'à vous prier de garder le silence. Je
+sens assez mes torts envers vous pour ne pas même
+vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la
+nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner,
+un autre que vous le comprendrait peut-être, et pourrait,
+sinon pardonner, du moins excuser ma conduite;
+mais vous êtes malheureusement une partie trop intéressée
+pour en juger avec indulgence. Je suis résignée
+et j'attends.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui
+puisse vous nuire, je me coupe cette main-là.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Il me suffit de votre parole, et je n'ai pas droit d'en
+douter. [Je dois même dire que, si vous l'oubliiez, j'aurais
+encore moins de droit de m'en plaindre. Mon imprudence
+doit porter sa peine. C'est sans vous connaître,
+monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette circonstance
+rend ma faute moindre, elle rendait mon
+danger plus grand. Puisque je m'y suis exposée, traitez-moi
+donc comme vous l'entendrez.] Quelques paroles
+échangées hier voudraient peut-être une explication.
+Ne pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire
+sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la
+seule personne offensée. Si cela est, que ces deux jours
+s'oublient; plus tard, nous en reparlerons.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Jamais; c'est le souhait de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Comme vous voudrez; je dois obéir. Si cependant
+je ne dois plus vous voir, j'aurais un mot à ajouter.
+De vous à moi, je suis sans crainte, puisque vous me
+promettez le silence; mais il existe une autre personne
+dont la présence dans cette maison peut avoir des
+suites fâcheuses.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je n'ai rien à dire à ce sujet.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous
+et lui, vous le sentez, est fait pour me perdre. Je ferai
+tout pour le prévenir. Quoi que vous puissiez exiger, je
+m'y soumettrai sans murmure. Ne me quittez pas sans
+y réfléchir; dictez vous-même les conditions. Faut-il
+que la personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant
+quelque temps? Faut-il qu'elle s'excuse près de vous?
+Ce que vous jugerez convenable sera reçu par moi
+comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le
+souvenir de quelques plaisanteries m'oblige à vous
+interroger sur ce point. Que décidez-vous? répondez.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je n'exige rien. Vous l'aimez; soyez en paix tant qu'il
+vous aimera.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je vous remercie de ces deux promesses. [Si vous
+veniez à vous en repentir, je vous répète que toute
+condition sera reçue, imposée par vous. Comptez sur
+ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer autrement
+mes torts? Est-il en ma disposition quelque
+moyen de vous obliger? Quand vous ne devriez pas me
+croire, je vous avoue que je ferais tout au monde pour
+vous laisser de moi un souvenir moins désavantageux.]
+Que puis-je faire? je suis à vos ordres.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte; vous
+n'aurez jamais à vous plaindre de moi.</p>
+
+<p class="did"><i>Il va pour sortir et prend sa romance.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah! Fortunio, laissez-moi cela.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Et qu'en ferez-vous, cruelle que vous êtes? Vous me
+parlez depuis un quart d'heure, et rien du c&oelig;ur ne
+vous sort des lèvres. Il s'agit bien de vos excuses, de
+sacrifices et de réparations! il s'agit bien de votre
+Clavaroche et de sa sotte vanité! il s'agit bien de mon
+orgueil! Vous croyez donc l'avoir blessé? Vous croyez
+donc que ce qui m'afflige, c'est d'avoir été pris pour
+dupe et plaisanté à ce dîner! Je ne m'en souviens seulement
+pas. Quand je vous dis que je vous aime, vous
+croyez donc que je n'en sens rien? Quand je vous parle
+de deux ans de souffrances, vous croyez donc que je
+fais comme vous? Eh quoi! vous me brisez le c&oelig;ur,
+vous prétendez vous en repentir, et c'est ainsi que vous
+me quittez! La nécessité, dites-vous, vous a fait commettre
+une faute, et vous en avez du regret; vous rougissez,
+vous détournez la tête; ce que je souffre vous
+fait pitié; vous me voyez, vous comprenez votre &oelig;uvre;
+et la blessure que vous m'avez faite, voilà comme vous
+la guérissez! Ah! elle est au c&oelig;ur, Jacqueline, et vous
+n'aviez qu'à tendre la main. Je vous le jure, si vous
+l'aviez voulu, quelque honteux qu'il soit de le dire,
+quand vous en souririez vous-même, j'étais capable
+de consentir à tout. O Dieu! la force m'abandonne;
+je ne peux pas sortir d'ici.</p>
+
+<p class="did"><i>Il s'appuie sur un meuble.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pauvre enfant! je suis bien coupable. Tenez, respirez
+ce flacon.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Ah! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont
+je ne suis pas digne; ce n'est pas pour moi qu'ils sont
+faits. Je n'ai pas l'esprit inventif, je ne suis ni heureux
+ni habile; je ne saurais à l'occasion forger un profond
+stratagème. Insensé! j'ai cru être aimé! oui,
+parce que vous m'aviez souri, parce que votre main
+tremblait dans la mienne, parce que vos yeux semblaient
+chercher mes yeux [et m'inviter comme deux
+anges à un festin de joie et de vie]; parce que vos
+lèvres s'étaient ouvertes, et qu'un vain son en était
+sorti; oui, je l'avoue, j'avais fait un rêve, j'avais cru
+qu'on aimait ainsi! Quelle misère! Est-ce à une parade
+que votre sourire m'avait félicité de la beauté de mon
+cheval? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque,
+qui vous avait ébloui les yeux? Je sortais d'une salle
+obscure, d'où je suivais depuis deux ans vos promenades
+dans une allée; j'étais un pauvre dernier clerc
+qui s'ingérait de pleurer en silence. C'était bien là ce
+qu'on pouvait aimer!</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pauvre enfant!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, pauvre enfant! dites-le encore, car je ne sais si
+je rêve ou si je veille, et, malgré tout, si vous ne m'aimez
+pas. Depuis hier [je suis assis à terre, je me frappe
+le c&oelig;ur et le front;] je me rappelle ce que mes yeux
+ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, et je me
+demande si c'est possible. A l'heure qu'il est, vous me
+le dites, je le sens, j'en souffre, j'en meurs, et je n'y
+crois ni ne le comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline?
+Comment se peut-il que, sans aucun motif, sans
+avoir pour moi ni amour ni haine, sans me connaître,
+sans m'avoir jamais vu; comment se peut-il que vous
+que tout le monde aime, que j'ai vue faire la charité et
+arroser ces fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez
+en Dieu, à qui jamais... Ah! je vous accuse, vous que
+j'aime plus que ma vie! ô ciel! vous ai-je fait un
+reproche? Jacqueline, pardonnez-moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Calmez-vous, venez, calmez-vous.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Et à quoi suis-je bon, grand Dieu! sinon à vous
+donner ma vie? sinon au plus chétif usage que vous
+voudrez faire de moi? sinon à vous suivre, à vous préserver,
+à écarter de vos pieds une épine? J'ose me
+plaindre, et vous m'aviez choisi! ma place était à votre
+table, j'allais compter dans votre existence. Vous alliez
+dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies,
+de me sourire comme vous; votre belle et radieuse
+image commençait à marcher devant moi, et je la suivais;
+j'allais vivre... Est-ce que je vous perds, Jacqueline?
+est-ce que j'ai fait quelque chose pour que vous
+me chassiez? pourquoi donc ne voulez-vous pas faire
+encore semblant de m'aimer?</p>
+
+<p class="did"><i>Il tombe sans connaissance.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>courant à lui</i>.</p>
+
+<p>Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que j'ai fait? Fortunio,
+revenez à vous.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Qui êtes-vous? laissez-moi partir.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Appuyez-vous, venez à la fenêtre; de grâce, appuyez-vous
+sur moi; posez ce bras sur mon épaule, je vous en
+supplie, Fortunio.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Ce n'est rien; me voilà remis.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>[Comme il est pâle, et comme son c&oelig;ur bat! Voulez-vous
+vous mouiller les tempes? prenez ce coussin,
+prenez ce mouchoir;] vous suis-je tellement odieuse
+que vous me refusiez cela?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je me sens mieux, je vous remercie.</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Comme ces mains-là sont glacées! Où allez-vous?
+vous ne pouvez sortir. Attendez du moins un instant.
+Puisque je vous fais tant souffrir, laissez-moi du moins
+vous soigner.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>C'est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi
+ce que j'ai pu vous dire; je n'étais pas maître de mes
+paroles.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Que voulez-vous que je vous pardonne? Hélas! c'est
+vous qui ne pardonnez pas. Mais qui vous presse?
+pourquoi me quitter? vos regards cherchent quelque
+chose. Ne me reconnaissez-vous pas? Restez en repos,
+je vous en conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio,
+vous ne pouvez sortir encore.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Non! adieu; je ne puis rester.]</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Ah! je vous ai fait bien du mal!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>On me demandait quand je suis monté; adieu, madame,
+comptez sur moi.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous reverrai-je?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Si vous voulez.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Monterez-vous ce soir au salon?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Si cela vous plaît.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous partez donc?&mdash;encore un instant!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Adieu, adieu! je ne puis rester.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE <i>appelle</i>.</p>
+
+<p>Fortunio! écoutez-moi!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>rentrant</i>.</p>
+
+<p>Que me voulez-vous, Jacqueline?</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux
+pas vous demander pardon; je ne veux revenir sur
+rien; je ne veux pas me justifier. Vous êtes bon, brave
+et sincère; j'ai été fausse et déloyale: je ne peux pas
+vous quitter ainsi.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je vous pardonne de tout mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous?
+que voulez-vous faire? comment se peut-il, sachant
+tout, que vous soyez revenu ici?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Vous m'aviez fait demander.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à
+ce rendez-vous. Est-ce que vous y seriez venu?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui, si c'était pour vous rendre service, et je vous
+avoue que je le croyais.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Pourquoi pour me rendre service?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Madelon m'a dit quelques mots...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce
+jardin!</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c'est
+que je mourrais de bon c&oelig;ur pour vous, et le second,
+c'est que je ne mentais jamais.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous le saviez et vous veniez! Songez-vous à ce que
+vous dites? Il s'agissait d'un guet-apens.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je savais tout.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être,
+traîné en prison; que sais-je? c'est horrible à dire.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Je savais tout.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous saviez tout? vous saviez tout? [Vous étiez
+caché là, hier, dans cette alcôve, derrière ce rideau.]
+Vous écoutiez, n'est-il pas vrai? vous saviez encore
+tout, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous
+raille, et que je vous tue? vous saviez que j'aime Clavaroche
+et qu'il me fait faire tout ce qu'il veut? que je
+joue une comédie? que là, hier, je vous ai pris pour
+dupe? que je suis lâche et méprisable? que je vous
+expose à la mort par plaisir? Vous saviez tout, vous en
+étiez sûr? Eh bien! eh bien!... qu'est-ce que vous savez
+maintenant?</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Mais, Jacqueline, je crois... je sais...</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Sais-tu que je t'aime, enfant que tu es? qu'il faut
+que tu me pardonnes ou que je meure; et que je te le
+demande à genoux?</p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[La salle à manger.]</i></p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO
+<span class="sc">et</span> JACQUELINE [, <i>à table</i>].</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Grâce au ciel, nous voilà tous joyeux, tous réunis et
+tous amis. Si je doute jamais de ma femme, puisse mon
+vin m'empoisonner!</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Donnez-moi donc à boire, monsieur Fortunio.]</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Je vous répète que votre clerc m'ennuie; faites-moi
+la grâce de le renvoyer.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Je fais ce que vous m'avez dit.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Quand je pense qu'hier j'ai passé la nuit dans l'étude
+à me morfondre sur un maudit soupçon, je ne sais de
+quel nom m'appeler.</p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Monsieur Fortunio, donnez-moi ce coussin.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Me croyez-vous un autre maître André?] Si votre
+clerc ne sort de la maison, j'en sortirai tantôt moi-même.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Je fais ce que vous m'avez dit.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Mais je l'ai conté à tout le monde; il faut que justice
+se fasse ici-bas. Toute la ville saura qui je suis; et désormais,
+pour pénitence, je ne douterai de quoi que
+ce soit.<a id="footnotetagI-13" name="footnotetagI-13"></a><a href="#footnoteI-13"><sup>13</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">[JACQUELINE.</p>
+
+<p>Monsieur Fortunio, je bois à vos amours.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>En voilà assez, Jacqueline, et je comprends ce que
+cela signifie. Ce n'est pas là ce que je vous ai dit.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Oui! aux amours de Fortunio!]</p>
+
+<p class="did"><i>Il chante.</i></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Amis, buvons, buvons sans cesse.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p>Cette chanson-là est bien vieille; chantez donc, monsieur
+Clavaroche!</p>
+
+<h3>FIN DU CHANDELIER.</h3>
+
+
+
+<a id="addchandelier"></a>
+<h3>ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR
+POUR LA REPRÉSENTATION</h3>
+
+
+<p><a id="footnoteI-1" name="footnoteI-1"></a><a href="#footnotetagI-1"> 1</a>.&mdash;PAGE 234.</p>
+
+<p><i>Adieu, adieu.</i> Eh bien! tu le vois: il n'y a rien de tel
+que de s'expliquer: on finit toujours par s'entendre.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-2" name="footnoteI-2"></a><a href="#footnotetagI-2">2</a>.&mdash;PAGE 237.</p>
+
+<p><i>Bah! ce sont les grands parents</i> et le lieutenant de police <i>qui
+disent que tout se sait</i>, etc.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-3" name="footnoteI-3"></a><a href="#footnotetagI-3">3</a>.&mdash;PAGE 242.</p>
+
+<p><i>Un amoureux n'est pas un amant.</i></p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p>Sans doute, mais...</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p><i>Tenez</i>, etc.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-4" name="footnoteI-4"></a><a href="#footnotetagI-4">4</a>.&mdash;PAGE 246.</p>
+
+<p><i>Elles ne tâtent que</i> de l'épaulette, etc.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-5" name="footnoteI-5"></a><a href="#footnotetagI-5">5</a>.&mdash;PAGE 248.</p>
+
+<p><i>Qui? celui là</i> qui taille sa plume?</p>
+
+<p><a id="footnoteI-6" name="footnoteI-6"></a> I-6><a href="#footnotetagI-6">6</a>.&mdash;PAGE 259.</p>
+
+<p class="speaker">ACTE DEUXIÈME</p>
+
+<p class="speaker">Une salle à manger.&mdash;Une table servie.</p>
+
+<p class="speaker">SCÈNE PREMIÈRE</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME, LANDRY.</p>
+
+<p class="speaker">GUILLAUME.</p>
+
+<p><i>Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à
+l'étude.</i></p>
+
+<p>(Suit toute la scène <span class="sc">ii</span> du II<sup>e</sup> acte.)</p>
+
+<p>... <i>C'est bien le moins que les clercs se reposent.</i></p>
+
+<p><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <span class="sc">un Domestique</span>.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Personne encore?</p>
+
+<p class="speaker">LE DOMESTIQUE.</p>
+
+<p>Non, monsieur.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>C'est bon, j'attendrai.</p>
+
+<p><i>Le domestique sort.</i></p>
+
+<p><i>En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout
+de bon</i>, etc.</p>
+
+<p>(Suit la scène I<sup>re</sup>.)</p>
+
+<p><a id="footnoteI-7" name="footnoteI-7"></a><a href="#footnotetagI-7">7</a>.&mdash;PAGE 264.</p>
+
+<p><i>J'ai apporté dans ma poche</i> un petit Amour en sucre.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-8" name="footnoteI-8"></a><a href="#footnotetagI-8">8</a>.&mdash;PAGE 265.</p>
+
+<p><i>Voulez-vous dîner avec nous?</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Assurément, mon couvert est mis.</p>
+
+<p><i>Ils se mettent à table.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p><i>Nous avons aujourd'hui au logis</i>, etc.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-9" name="footnoteI-9"></a><a href="#footnotetagI-9">9</a>.&mdash;PAGE 271.</p>
+
+<p><i>Chantez donc, monsieur Fortunio.</i></p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Est-ce qu'il chante?&mdash;Comment, bien vieille! c'est moi
+qui l'ai composée pour le jour de mes noces.</p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO.</p>
+
+<p><i>Si madame veut l'ordonner</i>, etc.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-10" name="footnoteI-10"></a><a href="#footnotetagI-10">10</a>.&mdash;PAGE 274.</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE, <i>bas à Fortunio</i>.</p>
+
+<p>Attendez-moi ici.&mdash;Je reviens dans un instant.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-11" name="footnoteI-11"></a><a href="#footnotetagI-11">11</a>.&mdash;PAGE 283.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p><i>Tu crois?</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>caché</i>.</p>
+
+<p>Juste ciel!</p>
+
+<p class="speaker">JACQUELINE.</p>
+
+<p><i>J'ai cru entendre un soupir.</i></p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Bon! c'est votre mari qui vient.</p>
+
+<p class="speaker"><span class="sc">Les Mêmes</span>, MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, <i>un peu aviné</i>.</p>
+
+<p>Capitaine! capitaine! où êtes-vous donc? Eh bien! vous
+me laissez prendre mon café tout seul?&mdash;Et cette fine
+partie de piquet?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>C'est amusant!</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Hier il m'a fait capot.</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Vous voulez jouer maintenant?</p>
+
+<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p>
+
+<p>Et ma revanche?</p>
+
+<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p>
+
+<p>Venez donc, maître André.</p>
+
+<p class="did"><i>On sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">FORTUNIO, <i>tombant accablé sur un fauteuil</i>.</p>
+
+<p><i>Sang du Christ! il est son amant!</i></p>
+
+<p class="speaker">FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-12" name="footnoteI-12"></a><a href="#footnotetagI-12">12</a>.&mdash;PAGE 285.</p>
+
+<p class="speaker">ACTE TROISIÈME</p>
+
+<p><i>La chambre à coucher de Jacqueline.</i></p>
+
+<p class="speaker">MADELON.</p>
+
+<p><i>Madame, un danger vous menace</i>, etc.</p>
+
+<p><a id="footnoteI-13" name="footnoteI-13"></a><a href="#footnotetagI-13">13</a>.&mdash;PAGE 313.</p>
+
+<p><i>Je ne douterai de quoi que ce soit.</i>&mdash;Allons nous mettre
+à table. Fortunio, tu nous chanteras ta romance, et nous
+boirons à tes amours. Moi je vous chanterai: «Amis,
+buvons, buvons sans cesse,» etc.</p>
+
+<p class="speaker">FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.</p>
+
+
+<p>Cette comédie, publiée dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>, en
+1835, a été représentée, pour la première fois, le 10 août 1848,
+au Théâtre-Historique. Une jeune actrice de grande espérance,
+mademoiselle Maillet, remplissait le rôle de Jacqueline.&mdash;Elle
+mourut peu de temps après.&mdash;La distribution des autres rôles
+était si défectueuse et l'exécution si insuffisante, que le public put
+à peine comprendre la pièce; mais le 29 juin 1850, elle reparut
+sur l'affiche du Théâtre-Français, et cette fois elle fut jouée avec
+une rare perfection; c'est pourquoi l'on peut considérer les artistes
+de la Comédie-Française comme ayant créé les rôles. Au
+mois d'octobre 1850, on jouait encore le <i>Chandelier</i> avec un
+grand succès, lorsqu'un ordre exprès de M. Léon Faucher, ministre
+de l'intérieur, en fit suspendre les représentations. Depuis
+lors, la commission d'examen a plusieurs fois refusé l'autorisation
+de reprendre le <i>Chandelier</i>; mais cette interdiction ne peut pas
+durer toujours.</p>
+
+
+
+<hr />
+
+<a id="ilnefaut"></a>
+<h2>IL NE FAUT JURER DE RIEN</h2>
+
+<h3>COMÉDIE EN TROIS ACTES PUBLIÉE EN 1836, REPRÉSENTÉE EN 1848.</h3>
+
+<table summary="acteurs_ilnefaut" width="80%">
+<tr><td>PERSONNAGES.</td><td> ACTEURS</td></tr>
+<tr><td></td><td> QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.</td></tr>
+<tr><td></td></tr>
+<tr><td>VAN BUCK, négociant. </td><td> MM. <span class="sc">Provost.</span></td></tr>
+<tr><td>VALENTIN VAN BUCK, son neveu. </td><td> <span class="sc">Brindeau.</span></td></tr>
+<tr><td><span class="sc">Un Abbé.</span> </td><td> <span class="sc">Got.</span></td></tr>
+<tr><td><span class="sc">Un Maitre de danse.</span> </td><td> <span class="sc">Mathien.</span></td></tr>
+<tr><td><span class="sc">Un Aubergiste.</span></td></tr>
+<tr><td><span class="sc">Un Garçon.</span></td></tr>
+<tr><td>LA BARONNE DE MANTES. </td><td> <span class="sc">M<sup>lle</sup> Mante.</span></td></tr>
+<tr><td>CÉCILE, sa fille. </td><td> <span class="sc">A. Luther.</span></td></tr>
+ </table>
+
+<p><i>La scène est à Paris dans la première partie de l'acte I<sup>er</sup>,
+et ensuite au château de la baronne.</i></p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/328.png" alt="Cécile.De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?"
+title="Il ne faut jurer de rien. Cécile.De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?" />
+</div>
+
+
+<h2>ACTE PREMIER</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>La chambre de Valentin.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN, <i>assis</i>.&mdash;<i>Entre</i> VAN BUCK.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Monsieur mon neveu, je vous souhaite le bonjour.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Monsieur mon oncle, votre serviteur.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Restez assis; j'ai à vous parler.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Asseyez-vous; j'ai donc à vous entendre. Veuillez
+vous mettre dans la bergère, et poser là votre chapeau.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>s'asseyant</i>.</p>
+
+<p>Monsieur mon neveu, la plus longue patience et la
+plus robuste obstination doivent, l'une ou l'autre, finir
+tôt ou tard. Ce qu'on tolère devient intolérable, incorrigible
+ce qu'on ne corrige pas; et qui vingt fois a jeté la
+perche à un fou qui veut se noyer, peut être forcé un
+jour ou l'autre de l'abandonner ou de périr avec lui.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oh! oh! voilà qui est débuter, et vous avez là des
+métaphores qui se sont levées de grand matin.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Monsieur, veuillez garder le silence, et ne pas vous
+permettre de me plaisanter. C'est vainement que les
+plus sages conseils, depuis trois ans, tentent de mordre
+sur vous. Une insouciance ou une fureur aveugle, des
+résolutions sans effet, mille prétextes inventés à plaisir,
+une maudite condescendance, tout ce que j'ai pu ou
+puis faire encore (mais, par ma barbe! je ne ferai plus
+rien!)... Où me menez-vous à votre suite? Vous êtes
+aussi entêté...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Non, monsieur; n'interrompez pas. Vous êtes aussi
+obstiné que je me suis, pour mon malheur, montré
+crédule et patient. Est-il croyable, je vous le demande,
+qu'un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps
+comme vous le faites? De quoi servent mes remontrances,
+et quand prendrez-vous un état? Vous êtes
+pauvre, puisqu'au bout du compte vous n'avez de fortune
+que la mienne; mais, finalement, je ne suis pas
+moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous
+faire d'ici à ma mort?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère, et vous
+allez vous oublier.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Non, monsieur; je sais ce que je fais. Si je suis le
+seul de la famille qui se soit mis dans le commerce, c'est
+grâce à moi, ne l'oubliez pas, que les débris d'une fortune
+détruite ont pu encore se relever. Il vous sied bien
+de sourire quand je parle! Si je n'avais pas vendu du
+guingan à Anvers, vous seriez maintenant à l'hôpital
+avec votre robe de chambre à fleurs. Mais, Dieu merci,
+vos chiennes de bouillottes...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle Van Buck, voilà le trivial; vous changez
+de ton, vous vous oubliez; vous avez mieux commencé
+que cela.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Sacrebleu! tu te moques de moi! Je ne suis bon
+apparemment qu'à payer tes lettres de change? J'en ai
+reçu une ce matin: soixante louis! te railles-tu des
+gens? Il te sied bien de faire le fashionable (que le
+diable soit des mots anglais!), quand tu ne peux pas
+payer ton tailleur! C'est autre chose de descendre d'un
+beau cheval pour retrouver au fond d'un hôtel une
+bonne famille opulente, ou de sauter à bas d'un carrosse
+de louage pour grimper deux ou trois étages. Avec
+tes gilets de satin, tu demandes, en rentrant du bal, ta
+chandelle à ton portier, et il regimbe quand il n'a pas
+eu ses étrennes. Dieu sait si tu les lui donnes tous les
+ans! Lancé dans un monde plus riche que toi, tu puises
+chez tes amis le dédain de toi-même; [tu portes ta
+barbe en pointe et tes cheveux sur les épaules, comme
+si tu n'avais pas seulement de quoi acheter un ruban
+pour te faire une queue.] Tu écrivailles dans les gazettes;
+[tu es capable de te faire saint-simonien quand
+tu n'auras plus ni sou ni maille, et cela viendra, je
+l'en réponds.] Va, va! un écrivain public est plus estimable
+que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu
+mourras dans un grenier.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon bon oncle Van Buck, je vous respecte et je vous
+aime. Faites-moi la grâce de m'écouter. Vous avez
+payé ce matin une lettre de change à mon intention.
+Quand vous êtes venu, j'étais à la fenêtre et je vous ai
+vu arriver; vous méditiez un sermon juste aussi long
+qu'il y a d'ici chez vous. Épargnez, de grâce, vos paroles.
+Ce que vous pensez, je le sais; ce que vous dites,
+vous ne le pensez pas toujours; ce que vous faites, je
+vous en remercie. Que j'aie des dettes et que je ne sois
+bon à rien, cela se peut; qu'y voulez-vous faire? Vous
+avez soixante mille livres de rente...</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Cinquante.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Soixante, mon oncle; vous n'avez pas d'enfants, et
+vous êtes plein de bonté pour moi. Si j'en profite, où
+est le mal? Avec soixante bonnes mille livres de rente...</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Cinquante, cinquante; pas un denier de plus.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Soixante; vous me l'avez dit vous-même.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Jamais. Où as-tu pris cela?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mettons cinquante. Vous êtes jeune, gaillard encore,
+et bon vivant. Croyez-vous que cela me fâche, et que
+j'aie soif de votre bien? Vous ne me faites pas tant d'injure;
+et vous savez que les mauvaises têtes n'ont pas
+toujours les plus mauvais c&oelig;urs. Vous me querellez de
+ma robe de chambre: vous en avez porté bien d'autres.
+[Ma barbe en pointe ne veut pas dire que je sois
+un saint-simonien: je respecte trop l'héritage.] Vous
+vous plaignez de mes gilets: voulez-vous qu'on sorte en
+chemise? Vous me dites que je suis pauvre et que mes
+amis ne le sont pas: tant mieux pour eux, ce n'est pas
+ma faute. Vous imaginez qu'ils me gâtent et que leur
+exemple me rend dédaigneux: je ne le suis que de ce
+qui m'ennuie, et puisque vous payez mes dettes, vous
+voyez bien que je n'emprunte pas. Vous me reprochez
+d'aller en fiacre: c'est que je n'ai pas de voiture. Je
+prends, dites-vous, en rentrant, ma chandelle chez mon
+portier: c'est pour ne pas monter sans lumière; à quoi
+bon se casser le cou? Vous voudriez me voir un état:
+faites-moi nommer premier ministre, et vous verrez
+comme je ferai mon chemin. Mais quand je serai surnuméraire
+dans l'entre-sol d'un avoué, je vous demande
+ce que j'y apprendrai, sinon que tout est vanité. Vous
+dites que je joue à la bouillotte: c'est que j'y gagne
+quand j'ai brelan; mais soyez sûr que je n'y perds pas
+plus tôt que je me repens de ma sottise. Ce serait,
+dites-vous, autre chose si je descendais d'un beau cheval
+pour entrer dans un bon hôtel: je le crois bien! vous
+en parlez à votre aise. Vous ajoutez que vous êtes fier,
+quoique vous ayez vendu du guingan; et plût à Dieu
+que j'en vendisse! ce serait la preuve que je pourrais
+en acheter. [Pour ma noblesse, elle m'est aussi chère
+qu'elle peut vous l'être à vous-même; mais c'est pourquoi
+je ne m'attelle pas, ni plus que moi les chevaux
+de pur sang.] Tenez! mon oncle, ou je me trompe, ou
+vous n'avez pas déjeuné. Vous êtes resté le c&oelig;ur à jeun
+sur cette maudite lettre de change: avalons-la de compagnie,
+je vais demander le chocolat.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sonne. On sert à déjeuner.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Quel déjeuner! Le diable m'emporte! tu vis comme
+un prince.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Eh! que voulez-vous? quand on meurt de faim, il
+faut bien tâcher de se distraire.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils s'attablent.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je suis sûr que, parce que je me mets là, tu te figures
+que je te pardonne.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Moi? Pas du tout. Ce qui me chagrine, lorsque vous
+êtes irrité, c'est qu'il vous échappe malgré vous des
+expressions d'arrière-boutique. Oui, sans le savoir,
+vous vous écartez de cette fleur de politesse qui vous
+distingue particulièrement; mais quand ce n'est pas
+devant témoins, vous comprenez que je ne vais pas
+le dire.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est bon, c'est bon; il ne m'échappe rien. Mais
+brisons là, et parlons d'autre chose. Tu devrais bien
+te marier.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que vous dites?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l'âge et
+que tu devrais te marier.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mais, mon oncle, qu'est-ce que je vous ai fait?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu m'as fait des lettres de change. Mais quand tu
+ne m'aurais rien fait, qu'a donc le mariage de si effroyable?
+Voyons, parlons sérieusement. Tu serais, parbleu!
+bien à plaindre quand on te mettrait ce soir dans
+les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante mille
+écus sur la table pour t'égayer demain matin au réveil.
+Voyez un peu le grand malheur, et comme il y a de
+quoi faire l'ombrageux! Tu as des dettes, je te les
+payerai; une fois marié, tu te rangeras. Mademoiselle
+de Mantes a tout ce qu'il faut...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mademoiselle de Mantes! Vous plaisantez?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Puisque son nom m'est échappé, je ne plaisante pas.
+C'est d'elle qu'il s'agit, et si tu veux...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Et si elle veut. C'est comme dit la chanson:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Je sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi</p>
+<p>De l'épouser, si elle voulait.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Non; c'est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu
+lui plais.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne l'ai jamais vue de ma vie.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Cela ne fait rien; je te dis que tu lui plais.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>En vérité?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je t'en donne ma parole.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Eh bien donc! elle me déplaît.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Par la même raison que je lui plais.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Cela n'a pas le sens commun, de dire que les gens
+nous déplaisent quand nous ne les connaissons pas.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Comme de dire qu'ils nous plaisent. Je vous en prie,
+ne parlons plus de cela.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à
+boire), il faut faire une fin.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>J'entends qu'il faut prendre un parti, et se caser.
+Que deviendras-tu? Je t'en avertis, un jour ou l'autre,
+je te laisserai là malgré moi. Je n'entends pas que tu
+me ruines, et si tu veux être mon héritier, encore faut-il
+que tu puisses m'attendre. Ton mariage me coûterait,
+c'est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en
+somme, que tes folies. Enfin, j'aime mieux me débarrasser
+de toi; pense à cela: veux-tu une jolie femme,
+tes dettes payées, et vivre en repos?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez
+sérieusement, sérieusement je vais vous répondre:
+prenez du pâté, et écoutez-moi.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Voyons, quel est ton sentiment?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par
+trop de préambules, [je commencerai par l'antiquité.]
+Est-il besoin de vous rappeler la manière dont fut traité
+un homme qui ne l'avait mérité en rien; qui toute sa
+vie fut d'humeur douce, jusqu'à reprendre, même après
+sa faute, celle qui l'avait si outrageusement trompé?
+Frère d'ailleurs d'un puissant monarque, et couronné
+bien mal à propos...</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>De qui diantre me parles-tu?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>De Ménélas, mon oncle.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Que le diable t'emporte et moi avec! Je suis bien sot
+de t'écouter.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pourquoi? il me semble tout simple...</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Maudit gamin! cervelle fêlée! il n'y a pas moyen de
+te faire dire un mot qui ait le sens commun.</p>
+
+<p class="did"><i>Il se lève.</i></p>
+
+<p>Allons! finissons! en voilà assez. Aujourd'hui la
+jeunesse ne respecte rien.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en
+colère.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Non, monsieur; mais, en vérité, c'est une chose
+inconcevable. Imagine-t-on qu'un homme de mon âge
+serve de jouet à un bambin? Me prends-tu pour ton
+camarade, et faudra-t-il te répéter?...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Comment! mon oncle, est-il possible que vous n'ayez
+jamais lu Homère?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>se rasseyant</i>.</p>
+
+<p>Eh bien! quand je l'aurais lu?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous me parlez de mariage; il est tout simple que
+je vous cite le plus grand mari de l'antiquité.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre
+sérieusement?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Soit; trinquons à c&oelig;ur ouvert; je ne serai compris
+de vous que si vous voulez bien ne pas m'interrompre.
+Je ne vous ai pas cité Ménélas pour faire parade de ma
+science, mais pour ne pas nommer beaucoup d'honnêtes
+gens. Faut-il m'expliquer sans réserve?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Oui, sur-le-champ, ou je m'en vais.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>J'avais seize ans, et je sortais du collège, quand une
+belle dame de notre connaissance me distingua pour la
+première fois. A cet âge-là, peut-on savoir ce qui est
+innocent ou criminel? J'étais un soir chez ma maîtresse,
+au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et
+dit qu'il va sortir. A ce mot, un regard rapide échangé
+entre ma belle et moi me fait bondir le c&oelig;ur de joie:
+nous allions être seuls! Je me retourne, et vois le
+pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient en daim
+de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce.
+Tandis qu'il y enfonçait ses mains, debout au milieu
+de la chambre, un imperceptible sourire passa sur le
+coin des lèvres de la femme, et dessina comme une
+ombre légère les deux fossettes de ses joues. L'&oelig;il d'un
+amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus
+qu'on ne les voit. Celui-ci m'alla jusqu'à l'âme, et je
+l'avalai comme un sorbet. Mais, par une bizarrerie
+étrange, le souvenir de ce moment de délices se lia
+invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses
+mains rouges se débattant dans des gants verdâtres;
+et je ne sais ce que ces mains, dans leur opération confiante,
+avaient de triste et de piteux, mais je n'y ai
+jamais pensé depuis sans que le féminin sourire vînt
+me chatouiller le coin des lèvres, et j'ai juré que
+jamais femme au monde ne me ganterait de ces
+gants-là.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est-à-dire qu'en franc libertin, tu doutes de la
+vertu des femmes, et que tu as peur que les autres te
+rendent le mal que tu leur as fait.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous l'avez dit: j'ai peur du diable, et je ne veux
+pas être ganté.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Bah! c'est une idée de jeune homme.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Comme il vous plaira; c'est la mienne; dans une
+trentaine d'années, si j'y suis, ce sera une idée de vieillard,
+car je ne me marierai jamais.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et
+que tous les maris soient trompés?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne prétends rien, et je n'en sais rien. Je prétends,
+quand je vais dans la rue, ne pas me jeter sous les
+roues des voitures; quand je dîne, ne pas manger de
+merlan; quand j'ai soif, ne pas boire dans un verre
+cassé, et quand je vois une femme, ne pas l'épouser;
+et encore je ne suis pas sûr de n'être ni écrasé, ni
+étranglé, ni brèche-dent, ni...</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Fi donc! mademoiselle de Mantes est sage et bien
+élevée; c'est une bonne petite fille.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>A Dieu ne plaise que j'en dise du mal! elle est sans
+doute la meilleure du monde. Elle est bien élevée,
+dites-vous? Quelle éducation a-t-elle reçue? La conduit-on
+au bal, au spectacle, aux courses de chevaux?
+Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir
+à six heures? A-t-elle une femme de chambre adroite,
+un escalier dérobé? [A-t-elle vu <i>la Tour de Nesle</i>, et
+lit-elle les romans de M. de Balzac?] La mène-t-on,
+après un bon dîner, les soirs d'été, quand le vent est
+au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze
+gaillards nus, aux épaules carrées? A-t-elle pour
+maître un beau valseur grave et frisé, au jarret prussien,
+qui lui serre les doigts quand elle a bu du punch?
+Reçoit-elle des visites en tête à tête, l'après-midi, sur
+un sofa élastique, sous le demi-jour d'un rideau rose?
+A-t-elle à sa porte un verrou doré, qu'on pousse du
+petit doigt en tournant la tête, et sur lequel retombe
+mollement une tapisserie sourde et muette? Met-elle
+son gant dans son verre lorsqu'on commence à passer
+le champagne? [Fait-elle semblant d'aller au bal de
+l'Opéra, pour s'éclipser un quart d'heure, courir chez
+Musard et revenir bâiller?] Lui a-t-on appris, quand
+Rubini chante, à ne montrer que le blanc de ses yeux,
+comme une colombe amoureuse? [Passe-t-elle l'été à
+la campagne chez une amie pleine d'expérience, qui
+en répond à sa famille, et qui, le soir, la laisse au
+piano pour se promener sous les charmilles, en chuchotant
+avec un hussard?] Va-t-elle aux eaux? A-t-elle
+des migraines?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Jour de Dieu! qu'est-ce que tu dis là?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>C'est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui
+a pas appris grand'chose; car, dès qu'elle sera femme,
+elle le saura, et alors qui peut rien prévoir?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu as de singulières idées sur l'éducation des
+femmes. Voudrais-tu qu'on les suivît?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non; mais je voudrais qu'une jeune fille fût une
+herbe dans un bois, et non une plante dans une caisse.
+Allons! mon oncle, venez aux Tuileries, et ne parlons
+plus de tout cela.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu refuses mademoiselle de Mantes?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pas plus qu'une autre, mais ni plus ni moins.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu me feras damner; tu es incorrigible. J'avais les
+plus belles espérances; cette fille-là sera très riche un
+jour. Tu me ruineras, et tu iras au diable; voilà tout
+ce qui arrivera.&mdash;Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que
+tu veux?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous donner votre canne et votre chapeau, pour
+prendre l'air, si cela vous convient.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je me soucie bien de prendre l'air! Je te déshérite si
+tu refuses de te marier.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous me déshéritez, mon oncle?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Oui, par le ciel! j'en fais serment! Je serai aussi
+obstiné que toi, et nous verrons qui des deux cédera.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive
+voix?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Par écrit, insolent que tu es!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Et à qui laisserez-vous votre bien? Vous fonderez
+donc un prix de vertu, ou un concours de grammaire
+latine?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai
+tout seul et à mon plaisir.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il n'y a plus de loterie ni de jeu; vous ne pourrez
+jamais tout boire.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je quitterai Paris; je retournerai à Anvers; je me
+marierai moi-même, s'il le faut, et je te ferai six cousins
+germains.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Et moi je m'en irai à Alger; je me ferai trompette
+de dragons, j'épouserai une Éthiopienne, et je vous
+ferai vingt-quatre petits neveux, noirs comme de l'encre
+et bêtes comme des pots.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Jour de ma vie! si je prends ma canne...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tout beau, mon oncle; prenez garde, en frappant,
+de casser votre bâton de vieillesse.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>l'embrassant</i>.</p>
+
+<p>Ah, malheureux! tu abuses de moi.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Écoutez-moi: le mariage me répugne; mais pour
+vous, mon bon oncle, je me déciderai à tout. Quelque
+bizarre que puisse vous sembler ce que je vais vous
+proposer, promettez-moi d'y souscrire sans réserve, et,
+de mon côté, j'engage ma parole.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>De quoi s'agit-il? Dépêche-toi.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Promettez d'abord, je parlerai ensuite.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je ne le puis pas sans rien savoir.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il le faut, mon oncle; c'est indispensable.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Eh bien! soit, je te le promets.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Si vous voulez que j'épouse mademoiselle de Mantes,
+il n'y a pour cela qu'un moyen: c'est de me donner la
+certitude qu'elle ne me mettra jamais aux mains la
+paire de gants dont nous parlions.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Et que veux-tu que j'en sache?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il y a pour cela des probabilités qu'on peut calculer
+aisément. Convenez-vous que, si j'avais l'assurance
+qu'on peut la séduire en huit jours, j'aurais grand tort
+de l'épouser?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Certainement. Quelle apparence?...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne vous demande pas un plus long délai. La baronne
+ne m'a jamais vu, non plus que sa fille; vous allez faire
+atteler, et vous irez leur faire visite. Vous leur direz
+qu'à votre grand regret, votre neveu reste garçon: j'arriverai
+au château une heure après vous, et vous aurez
+soin de ne pas me reconnaître; voilà tout ce que je vous
+demande; le reste ne regarde que moi.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais tu m'effrayes. Qu'est-ce que tu veux faire? A
+quel titre te présenter?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>C'est mon affaire; ne me reconnaissez pas, voilà tout
+ce dont je vous charge. [Je passerai huit jours au château;
+j'ai besoin d'air, et cela me fera du bien. Vous y
+resterez si vous voulez.]</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Deviens-tu fou? et que prétends-tu faire? Séduire
+une jeune fille en huit jours? Faire le galant sous un
+nom supposé? La belle trouvaille! Il n'y a pas de contes
+de fées où ces niaiseries ne soient rebattues. Me prends-tu
+pour un oncle du Gymnase?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.<a id="footnotetagII-1" name="footnotetagII-1"></a><a href="#footnoteII-1"><sup>1</sup></a></p>
+
+<p>[Il est deux heures, allez-vous-en chez vous.]</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCENE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>Au château.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE, CÉCILE, <span class="sc">un Abbé</span>,
+<span class="sc">Un Maître de danse</span>. <i>La baronne, assise, cause avec l'abbé en
+faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon de danse.</i></p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est une chose assez singulière que je ne trouve pas
+mon peloton bleu.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Vous le teniez il y a un quart d'heure; il aura roulé
+quelque part.</p>
+
+<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p>
+
+<p>Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous
+nous reposerons après cela.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Je veux apprendre la valse à deux temps.</p>
+
+<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p>
+
+<p>Madame la baronne s'y oppose. Ayez la bonté de
+tourner la tête, et de me faire des oppositions.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Que pensez-vous, madame, du dernier sermon? ne
+l'avez-vous pas entendu?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit
+meuble d'en haut.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Plaît-il?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah! pardon, je n'y étais pas.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>J'ai cru vous y apercevoir.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Où donc?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>A Saint-Roch, dimanche dernier.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait; le baron
+ne faisait que se moucher. Je m'en suis allée à la moitié,
+parce que ma voisine avait des odeurs, et que je suis
+en ce moment-ci entre les bras des hom&oelig;opathes.</p>
+
+<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p>
+
+<p>Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites
+pas d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête,
+et arrondissez-moi les bras.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il
+faut bien regarder devant soi.</p>
+
+<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p>
+
+<p>Fi donc! C'est une chose horrible. Tenez, voyez; y
+a-t-il rien de plus simple? Regardez-moi; est-ce que je
+tombe? Vous allez à droite, vous regardez à gauche;
+vous allez à gauche, vous regardez à droite; il n'y a
+rien de plus naturel.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas
+mon peloton bleu.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'apprenne
+la valse à deux temps?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Parce que c'est indécent.&mdash;Avez-vous lu <i>Jocelyn</i>?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Oui, madame, il y a de beaux vers; mais le fond, je
+vous l'avouerai...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Le fond est noir; tout le petit meuble l'est; vous
+verrez cela sur du palissandre.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles
+de Raimbaut aussi.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre,
+l'abbé, que vous êtes assis dessus.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Moi, madame! sur miss Clary!</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Eh! c'est mon peloton, le voilà. Non, c'est du rouge;
+où est-il passé?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je trouve la scène de l'évêque fort belle; il y a certainement
+du génie, beaucoup de talent, et de la facilité.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Mais, maman, de ce qu'on est Anglaise, pourquoi
+est-ce décent de valser?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Il y a aussi un roman que j'ai lu, qu'on m'a envoyé
+de chez Mongie. Je ne sais plus le nom, ni de qui
+c'était. L'avez-vous lu? C'est assez bien écrit.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Oui, madame. Il semble qu'on ouvre la grille. Attendez-vous
+quelque visite?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah! c'est vrai; Cécile, écoutez.</p>
+
+<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p>
+
+<p>Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je ne vois pas entrer de voiture; ce sont des chevaux
+qui vont sortir.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>s'approchant</i>.</p>
+
+<p>Vous m'avez appelée, maman?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Non. Ah! oui. Il va venir quelqu'un; baissez-vous
+donc que je vous parle à l'oreille.&mdash;C'est un parti.
+Êtes-vous coiffée?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Un parti?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Oui, très convenable.&mdash;Vingt-cinq à trente ans, ou
+plus jeune;&mdash;non, je n'en sais rien; très bien; allez
+danser.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Mais, maman, je voulais vous dire...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est incroyable où est allé ce peloton. Je n'en ai
+qu'un de bleu, et il faut qu'il s'envole.</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Van Buck.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour.
+Mon neveu n'a pu venir avec moi; il m'a chargé de
+vous présenter ses regrets, et d'excuser son manque
+de parole.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah bah! vraiment, il ne vient pas? Voilà ma fille qui
+prend sa leçon; permettez-vous qu'elle continue? Je l'ai
+fait descendre, parce que c'est trop petit chez elle.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>J'espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé
+de neveu...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Vous ne voulez pas boire quelque chose? Asseyez-vous
+donc. Comment allez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mon neveu, madame, est bien fâché...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Écoutez donc que je vous dise. L'abbé, vous nous
+restez, pas vrai? Eh bien! Cécile, qu'est-ce qui t'arrive?</p>
+
+<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p>
+
+<p>Mademoiselle est lasse, madame.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Chansons! si elle était au bal, et qu'il fût quatre
+heures du matin, elle ne serait pas lasse, c'est clair
+comme le jour.&mdash;Dites-moi donc, vous,</p>
+
+<p class="did"><i>Bas à Van Buck.</i></p>
+
+<p>est-ce que c'est manqué?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>J'en ai peur; et s'il faut tout dire...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah bah! il refuse? Eh bien! c'est joli.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mon Dieu, madame, n'allez pas croire qu'il y ait là
+de ma faute en rien. Je vous jure bien par l'âme de
+mon père...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Enfin il refuse, pas vrai? C'est manqué?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais, madame, si je pouvais sans mentir...</p>
+
+<p class="did"><i>On entend un grand tumulte au dehors.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que c'est? regardez donc, l'abbé.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Madame, c'est une voiture versée devant la porte du
+château. On apporte ici un jeune homme qui semble
+privé de sentiment.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah! mon Dieu! un mort qui m'arrive! Qu'on arrange
+vite la chambre verte. Venez, Van Buck, donnez-moi
+le bras.<a id="footnotetagII-2" name="footnotetagII-2"></a><a href="#footnoteII-2"><sup>2</sup></a></p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<h3>FIN DE L'ACTE PREMIER.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE DEUXIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Une allée sous une charmille.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> VAN BUCK <span class="sc">et</span> VALENTIN, <i>qui a le bras en écharpe</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Est-il possible, malheureux garçon, que tu te sois
+réellement démis le bras.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il n'y a rien de plus possible; c'est même probable,
+[et, qui pis est, assez douloureusement réel.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je ne sais lequel, dans cette affaire, est le plus à
+blâmer de nous deux. Vit-on jamais pareille extravagance!]<a id="footnotetagII-3" name="footnotetagII-3"></a>
+<a href="#footnoteII-3"><sup>3</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il fallait bien trouver un prétexte pour m'introduire
+convenablement. Quelle raison voulez-vous qu'on ait
+de se présenter ainsi incognito à une famille respectable?
+J'avais donné un louis à mon postillon en lui
+demandant sa parole de me verser devant le château.
+C'est un honnête homme, il n'y a rien à lui dire, et son
+argent est parfaitement gagné: il a mis sa roue dans
+le fossé avec une constance héroïque. [Je me suis démis
+le bras, c'est ma faute, mais] j'ai versé, et je ne me
+plains pas. Au contraire, j'en suis bien aise; cela donne
+aux choses un air de vérité qui intéresse en ma faveur.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Que vas-tu faire? et quel est ton dessein?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne viens pas du tout ici pour épouser mademoiselle
+de Mantes, mais uniquement pour vous prouver
+que j'aurais tort de l'épouser. Mon plan est fait, ma
+batterie pointée, et jusqu'ici tout va à merveille. Vous
+avez tenu votre promesse comme Régulus ou Hernani.
+Vous ne m'avez pas appelé mon neveu, c'est le principal
+et le plus difficile; me voilà reçu, [hébergé, couché
+dans une belle chambre verte, de la fleur d'orange sur
+ma table, et des rideaux blancs à mon lit.] C'est une
+justice à rendre à votre baronne, elle m'a aussi bien
+recueilli que mon postillon m'a versé. Maintenant il
+s'agit de savoir si tout le reste ira à l'avenant. Je
+compte d'abord faire ma déclaration, secondement
+écrire un billet...</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est inutile; je ne souffrirai pas que cette mauvaise
+plaisanterie s'achève.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous dédire! Comme vous voudrez; je me dédis aussi
+sur-le-champ.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais, mon neveu...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Dites un mot, je reprends la poste et retourne à
+Paris; plus de parole, plus de mariage; vous me déshériterez
+si vous voulez.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est un guêpier incompréhensible, et il est inouï
+que je sois fourré là. Mais enfin voyons, explique-toi!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m'avez dit
+et accordé que, s'il était prouvé que ma future devait
+me ganter de certains gants, je serais un fou d'en faire
+ma femme. [Par conséquent, l'épreuve étant admise,
+vous trouverez bon, juste et convenable qu'elle soit
+aussi complète que possible. Ce que je dirai sera bien
+dit; ce que j'essayerai, bien essayé, et ce que je pourrai
+faire, bien fait: vous ne me chercherez pas chicane,
+et j'ai carte blanche en tout cas.]</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais, monsieur, il y a pourtant de certaines bornes,
+de certaines choses...&mdash;Je vous prie de remarquer que,
+si vous allez vous prévaloir...&mdash;Miséricorde! comme
+tu y vas!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Si notre future est telle que vous la croyez et que
+vous me l'avez représentée, il n'y a pas le moindre
+danger, et elle ne peut que s'en trouver plus digne.
+Figurez-vous que je suis le premier venu; je suis amoureux
+de mademoiselle de Mantes, vertueuse épouse de
+Valentin Van Buck; songez comme la jeunesse du jour
+est entreprenante et hardie! que ne fait-on pas, d'ailleurs,
+quand on aime? Quelles escalades, quelles lettres
+de quatre pages, quels torrents de larmes, quels cornets
+de dragées! Devant quoi recule un amant? De quoi
+peut-on lui demander compte? Quel mal fait-il, et de
+quoi s'offenser? il aime. O mon oncle Van Buck! rappelez-vous
+le temps où vous aimiez.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>De tout temps j'ai été décent, et j'espère que vous le
+serez, sinon je dis tout à la baronne.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne compte rien faire qui puisse choquer personne.
+Je compte d'abord faire ma déclaration; secondement,
+écrire plusieurs billets; troisièmement, gagner
+la fille de chambre; quatrièmement, rôder dans
+les petits coins; cinquièmement, prendre l'empreinte
+des serrures avec de la cire à cacheter; sixièmement,
+faire une échelle de cordes, et couper les vitres avec
+ma bague; septièmement, me mettre à genoux par
+terre en récitant la <i>Nouvelle Héloïse</i>; et huitièmement,
+si je ne réussis pas, m'aller noyer dans la pièce d'eau;
+mais je vous jure d'être décent, et de ne pas dire un
+seul gros mot, ni rien qui blesse les convenances.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu es un roué et un impudent; je ne souffrirai rien
+de pareil.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mais pensez donc que tout ce que je vous dis là,
+dans quatre ans d'ici un autre le fera, si j'épouse mademoiselle
+de Mantes; et comment voulez-vous que je
+sache de quelle résistance elle est capable, si je ne l'ai
+d'abord essayé moi-même? Un autre tentera bien plus
+encore, et aura devant lui un bien autre délai; en ne
+demandant que huit jours, j'ai fait un acte de grande
+humilité.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est un piège que tu m'as tendu; jamais je n'ai
+prévu cela.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Et que pensiez-vous donc prévoir quand vous avez
+accepté la gageure?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais, mon ami, je pensais, je croyais,&mdash;je croyais
+que tu allais faire ta cour,... mais poliment,... à cette
+jeune personne, comme, par exemple, de lui... de lui
+dire... Ou si par hasard,... et encore je n'en sais rien...
+Mais que diable! tu es effrayant.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tenez! voilà la blanche Cécile qui nous arrive à
+petits pas.<a id="footnotetagII-4" name="footnotetagII-4"></a><a href="#footnoteII-4">
+<sup>4</sup></a> [Entendez-vous craquer le bois sec? La
+mère tapisse avec son abbé. Vite, fourrez-vous dans la
+charmille.] Vous serez témoin de la première escarmouche,
+et vous m'en direz votre avis.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu l'épouseras si elle te reçoit mal?</p>
+
+<p class="did"><i>Il se cache [dans la charmille].</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suis ravi de
+vous avoir pour spectateur, et l'ennemi détourne l'allée.
+Puisque vous m'avez appelé fou, je veux vous montrer
+qu'en fait d'extravagances, les plus fortes sont les
+meilleures. Vous allez voir, avec un peu d'adresse, ce
+que rapportent les blessures honorables reçues pour
+plaire à la beauté. [Considérez cette démarche pensive,
+et faites-moi la grâce de me dire si ce bras estropié ne
+me sied pas. Eh! que voulez-vous! c'est qu'on est pâle;
+il n'y a au monde que cela.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Un jeune malade, à pas lents...]</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Surtout pas de bruit; voici l'instant critique; respectez
+la foi des serments. [Je vais m'asseoir au pied
+d'un arbre, comme un pasteur des temps passés.]</p>
+
+<p class="did"><i>Entre Cécile, un livre à la main.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heure
+dans le bois?]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>C'est vous, monsieur? je ne vous reconnaissais pas.
+Comment se porte votre foulure?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Foulure! voilà un vilain mot.</p>
+
+<p class="did"><i>Haut.</i></p>
+
+<p>C'est trop de grâce que vous me faites, et il y a de
+certaines blessures qu'on ne sent jamais qu'à demi.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Vous a-t-on servi à déjeuner?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous êtes trop bonne; de toutes les vertus de votre
+sexe, l'hospitalité est la moins commune, et on ne la
+trouve nulle part aussi douce, aussi précieuse que chez
+vous; et si l'intérêt qu'on m'y témoigne...]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Je vais dire qu'on vous monte un bouillon.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>rentrant</i>.</p>
+
+<p>Tu l'épouseras! tu l'épouseras! Avoue qu'elle a été
+parfaite. Quelle naïveté! quelle pudeur divine! On ne
+peut pas faire un meilleur choix.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Un moment, mon oncle, un moment; vous allez bien
+vite en besogne.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Pourquoi pas? Il n'en faut pas plus; tu vois clairement
+à qui tu as affaire, et ce sera toujours de même.
+Que tu seras heureux avec cette femme-là! Allons tout
+dire à la baronne; je me charge de l'apaiser.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Bouillon! Comment une jeune fille peut-elle prononcer
+ce mot-là? Elle me déplaît; elle est laide et sotte.
+Adieu, mon oncle, je retourne à Paris.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Plaisantez-vous? où est votre parole? Est-ce ainsi
+qu'on se joue de moi? [Que signifient ces yeux baissés
+et cette contenance défaite?] Est-ce à dire que vous me
+prenez pour un libertin de votre espèce, et que vous
+vous servez de ma folle complaisance comme d'un
+manteau pour vos méchants desseins? N'est-ce donc
+vraiment qu'une séduction que vous venez tenter ici
+sous le masque de cette épreuve? Jour de Dieu! si je le
+croyais!...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Elle me déplaît, ce n'est pas ma faute, et je n'en ai
+pas répondu.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>En quoi peut-elle vous déplaire? elle est jolie, ou je
+ne m'y connais pas. Elle a les yeux longs et bien fendus,
+des cheveux superbes, une taille passable. Elle
+est parfaitement bien élevée; elle sait l'anglais et l'italien;
+elle aura trente mille livres de rente, et en attendant
+une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui
+faire, et pour quelle raison n'en voulez-vous pas?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il n'y a jamais de raison à donner pourquoi les gens
+plaisent ou déplaisent. Il est certain qu'elle me déplaît,
+elle, sa foulure et son bouillon.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est votre amour-propre qui souffre. Si je n'avais
+pas été là, vous seriez venu me faire cent contes sur
+votre premier entretien, et vous targuer de belles espérances.
+Vous vous étiez imaginé faire sa conquête en
+un clin d'&oelig;il, et c'est là où le bât vous blesse. [Elle
+vous plaisait hier au soir, quand vous ne l'aviez encore
+qu'entrevue, et qu'elle s'empressait avec sa mère à
+vous soigner de votre sot accident. Maintenant] vous
+la trouvez laide, parce qu'elle fait à peine attention à
+vous. Je vous connais mieux que vous ne pensez, et
+je ne céderai pas si vite. Je vous défends de vous en
+aller.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Comme vous voudrez. Je ne veux pas d'elle; je vous
+répète que je la trouve laide; elle a un air niais qui
+est révoltant. Ses yeux sont grands, c'est vrai, mais
+ils ne veulent rien dire; [ses cheveux sont beaux, mais
+elle a le front plat;] quant à la taille, c'est peut-être
+ce qu'elle a de mieux, quoique vous ne la trouviez que
+passable. Je la félicite de savoir l'italien, elle y a peut-être
+plus d'esprit qu'en français; pour ce qui est de sa
+dot, qu'elle la garde, je n'en veux pas plus que de son
+bouillon.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>A-t-on idée d'une pareille tête, et peut-on s'attendre
+à rien de semblable? Va, va! ce que je disais hier
+n'est que la pure vérité. Tu n'es capable que de rêver
+de balivernes, et je ne veux plus m'occuper de toi.
+Épouse une blanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses
+ta fortune, lorsque tu l'as entre les mains, que
+le hasard décide du reste; cherche-le au fond de tes
+cornets. Dieu m'est témoin que ma patience a été
+telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à ma
+place...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Est-ce que je me trompe? Regardez donc, mon oncle,
+il me semble qu'elle revient par ici. Oui, je l'aperçois
+entre les arbres; elle va repasser dans le taillis.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Où donc? quoi? qu'est-ce que tu dis?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ne voyez-vous pas une robe blanche derrière ces
+touffes de lilas? Je ne me trompe pas, c'est bien elle.
+Vite, mon oncle, rentrez [dans la charmille], qu'on ne
+nous surprenne pas ensemble.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>A quoi bon, puisqu'elle te déplaît?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il n'importe, je veux l'aborder, pour que vous ne
+puissiez pas dire que je l'ai jugée trop légèrement.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu l'épouseras si elle persévère?</p>
+
+<p class="did"><i>Il se cache de nouveau.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Chut! pas de bruit; la voici qui arrive.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Monsieur, ma mère m'a chargée de vous demander
+si vous comptiez partir aujourd'hui.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oui, mademoiselle, c'est mon intention, et j'ai demandé
+des chevaux.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>C'est qu'on fait un whist au salon, et que ma mère
+vous serait bien obligée si vous vouliez faire le quatrième.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>J'en suis fâché, mais je ne sais pas jouer.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Et si vous vouliez rester à dîner, nous avons un faisan
+truffé.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je vous remercie; je n'en mange pas.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Après dîner, il nous vient du monde, et nous danserons
+la mazourke.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Excusez-moi, je ne danse jamais.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE</p>
+
+<p>C'est bien dommage. Adieu, monsieur.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>rentrant</i>.</p>
+
+<p>Ah çà! voyons, l'épouseras-tu? Qu'est-ce que tout
+cela signifie? Tu dis que tu as demandé des chevaux:
+est-ce que c'est vrai? ou si tu te moques de moi?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous aviez raison, elle est agréable; je la trouve
+mieux que la première fois; elle a un petit signe au
+coin de la bouche que je n'avais pas remarqué.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'arrive? Veux-tu me répondre
+sérieusement?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne vais nulle part, je me promène avec vous. Est-ce
+que vous la trouvez mal faite?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Moi? Dieu m'en garde! je la trouve complète en
+tout.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il me semble qu'il est bien matin pour jouer au
+whist; y jouez-vous, mon oncle? Vous devriez rentrer
+au château.<a id="footnotetagII-5" name="footnotetagII-5"></a><a href="#footnoteII-5"><sup>5</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Certainement, je devrais y rentrer; j'attends que vous
+daigniez me répondre. Restez-vous ici, oui ou non?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Si je reste, c'est pour notre gageure; je n'en voudrais
+pas avoir le démenti; mais ne comptez sur rien
+jusqu'à tantôt; [mon bras malade me met au supplice.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Rentrons; tu te reposeras.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oui,] j'ai envie de prendre ce bouillon qui est là-haut;
+il faut que j'écrive; je vous reverrai à dîner.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Écrire! j'espère que ce n'est pas à elle que tu écriras.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Si je lui écris, c'est pour notre gageure. Vous savez
+que c'est convenu.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je m'y oppose formellement, à moins que tu ne me
+montres ta lettre.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vous répète
+qu'elle me plaît médiocrement.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Quelle nécessité de lui écrire? Pourquoi ne lui as-tu
+pas fait tout à l'heure ta déclaration de vive voix,
+comme tu te l'étais promis?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Sans doute; qu'est-ce qui t'en empêchait? Tu avais
+le plus beau courage du monde.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>[C'est que mon bras me faisait souffrir.] Tenez! la
+voilà qui repasse une troisième fois; la voyez-vous là-bas
+dans l'allée?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Elle tourne autour de la plate-bande, et la charmille
+est circulaire. Il n'y a rien là que de très convenable.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ah! coquette fille! c'est autour du feu qu'elle tourne,
+comme un papillon ébloui. Je veux jeter cette pièce à
+pile ou face pour savoir si je l'aimerai.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tâche donc qu'elle t'aime auparavant; le reste est
+le moins difficile.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle va passer
+entre ces deux touffes d'arbres. Si elle tourne la tête
+de notre côté, je l'aime; sinon, je m'en vais à Paris.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Gageons qu'elle ne se retourne pas.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oh, que si! Ne la perdons pas de vue.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tu as raison.&mdash;Non, pas encore; elle paraît lire
+attentivement.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je suis sûr qu'elle va se retourner.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Non, elle avance; la touffe d'arbres approche. Je
+suis convaincu qu'elle n'en fera rien.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Elle doit pourtant nous voir, rien ne nous cache;
+je vous dis qu'elle se retournera.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Elle a passé, tu as perdu.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je vais lui écrire, ou que le ciel m'écrase! Il faut
+que je sache à quoi m'en tenir. C'est incroyable qu'une
+petite fille traite les gens aussi légèrement. Pure hypocrisie!
+pur manège! Je vais lui dépêcher un billet en
+règle; je lui dirai que je meurs d'amour pour elle, que
+je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me
+repousse je me brûle la cervelle, et que si elle veut
+de moi je l'enlève demain matin. [Venez, rentrons, je
+veux écrire devant vous.]</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Tout beau, mon neveu! quelle mouche vous pique?
+Vous nous ferez quelque mauvais tour ici.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Croyez-vous donc que deux mots en l'air puissent signifier
+quelque chose? Que lui ai-je dit que d'indifférent,
+et que m'a-t-elle dit elle-même? Il est tout simple qu'elle
+ne se retourne pas. Elle ne sait rien, et je n'ai rien su
+lui dire. Je ne suis qu'un sot, si vous voulez; il est possible
+que je me pique d'orgueil et que mon amour-propre
+soit en jeu. Belle ou laide, peu m'importe; je
+veux voir clair dans son âme. Il y a là-dessous quelque
+ruse, quelque parti pris que nous ignorons; laissez-moi
+faire, tout s'éclaircira.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Le diable m'emporte! tu parles en amoureux. Est-ce
+que tu le serais par hasard?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non; je vous ai dit qu'elle me déplaît. Faut-il vous
+rebattre cent fois la même chose? Dépêchons-nous,
+[rentrons au château.]</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre, et surtout
+de celle dont vous parlez.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Venez toujours, nous nous déciderons.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Le salon.]</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE <span class="sc">et</span> L'ABBÉ, <i>devant une table de jeu préparée</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Vous direz ce que vous voudrez, c'est désolant de jouer
+avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Mais où est donc M. Van Buck? [est-ce qu'il n'est
+pas encore descendu?]</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Je l'ai vu tout à l'heure dans le parc avec ce monsieur
+de la chaise, qui, par parenthèse, n'est guère
+poli de ne pas vouloir nous rester à dîner.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>S'il a des affaires pressées...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Bah! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse!
+Si on ne pensait jamais qu'aux affaires, on ne serait
+jamais à rien. Tenez! l'abbé, jouons au piquet; je me
+sens d'une humeur massacrante.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>mêlant les cartes</i>.</p>
+
+<p>Il est certain que les jeunes gens du jour ne se
+piquent pas d'être polis.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Polis! je crois bien. Est-ce qu'ils s'en doutent? et
+qu'est-ce que c'est que d'être poli? Mon cocher est
+poli. De mon temps, l'abbé, on était galant.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>C'était le bon, madame la baronne, et plût au ciel
+que j'y fusse né!</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>J'aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur,
+tombât de carrosse à la porte d'un château, et
+qu'on l'y eût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa
+fortune que de refuser de faire un quatrième.<a id="footnotetagII-6" name="footnotetagII-6"></a>
+<a href="#footnoteII-6"><sup>6</sup></a> Tenez!
+ne parlons plus de ces choses-là. C'est à vous de
+prendre; vous n'en laissez pas?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je n'ai pas un as; voilà M. Van Buck.</p>
+
+<p>Entre Van Buck.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Continuons; c'est à vous de parler.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>bas à la baronne</i>.</p>
+
+<p>Madame, j'ai deux mots à vous dire qui sont de la
+dernière importance.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Eh bien! après le marqué.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Cinq cartes, valant quarante-cinq.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Cela ne vaut pas.</p>
+
+<p class="did"><i>A Van Buck.</i></p>
+
+<p>Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je vous supplie de m'accorder un moment; je ne
+puis parler devant un tiers, et ce que j'ai à vous dire
+ne souffre aucun retard.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE, <i>se levant</i>.</p>
+
+<p>Vous me faites peur; de quoi s'agit-il?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Madame, c'est une grave affaire, et vous allez peut-être
+vous fâcher contre moi. La nécessité me force de
+manquer à une promesse que mon imprudence m'a
+fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné
+l'hospitalité [cette nuit] est mon neveu.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah bah! quelle idée!</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Il désirait approcher de vous sans être connu; je
+n'ai pas cru mal faire en me prêtant à une fantaisie
+qui, en pareil cas, n'est pas nouvelle.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah, mon Dieu! j'en ai vu bien d'autres!</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais je dois vous avertir qu'à l'heure qu'il est, il
+vient d'écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les
+termes les moins retenus. Ni mes menaces, ni mes
+prières n'ont pu le dissuader de sa folie; et un de vos
+gens, je le dis à regret, s'est chargé de remettre le billet
+à son adresse. Il s'agit d'une déclaration d'amour, et,
+je dois ajouter, des plus extravagantes.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Vraiment? eh bien! ce n'est pas si mal. Il a de la
+tête, votre petit bonhomme.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Jour de Dieu! je vous en réponds! ce n'est pas
+d'hier que j'en sais quelque chose. Enfin, madame,
+c'est à vous d'aviser aux moyens de détourner les
+suites de cette affaire. Vous êtes chez vous; et, quant
+à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les
+jambes vont me manquer. Ouf!</p>
+
+<p class="did"><i>Il tombe dans une chaise.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah ciel! qu'est-ce que vous avez donc? Vous êtes
+pâle comme un linge! Vite! racontez-moi tout ce qui
+s'est passé, et faites-moi confidence entière.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je vous ai tout dit; je n'ai rien à ajouter.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah bah! ce n'est que ça? Soyez donc sans crainte:
+si votre neveu a écrit à Cécile, la petite me montrera
+le billet.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>En êtes-vous sûre, baronne? Cela est dangereux.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Belle question! Où en serions-nous si une fille ne
+montrait pas à sa mère une lettre qu'on lui écrit?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Hum! je n'en mettrais pas ma main au feu.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Qu'est-ce à dire, monsieur Van Buck? Savez-vous à
+qui vous parlez? Dans quel monde avez-vous vécu pour
+élever un pareil doute? Je ne sais pas trop comme on
+fait aujourd'hui, ni de quel train va votre bourgeoisie;
+mais, vertu de ma vie! en voilà assez; j'aperçois justement
+ma fille, et vous verrez qu'elle m'apporte sa lettre.
+Venez, l'abbé, continuons.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle se remet au jeu.&mdash;Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend
+son ouvrage et s'assoit à l'écart.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Quarante-cinq ne valent pas?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Non, vous n'avez rien; quatorze d'as, six et quinze,
+c'est quatre-vingt-quinze. A vous de jouer.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Trèfle. Je crois que je suis capot.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>bas à la baronne</i>.</p>
+
+<p>Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse
+encore de confidence.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE, <i>bas à Van Buck</i>.</p>
+
+<p>Vous ne savez ce que vous dites; c'est l'abbé qui
+la gêne; je suis sûre d'elle comme de moi. Je fais
+repic seulement. Cent, et dix-sept de reste. A vous à
+faire.</p>
+
+<p class="speaker">UN DOMESTIQUE, <i>entrant</i>.</p>
+
+<p>Monsieur l'abbé, on vous demande; c'est le sacristain
+et le bedeau du village.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Qu'est-ce qu'ils me veulent? je suis occupé.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Donnez vos cartes à Van Buck; il jouera ce coup-ci
+pour vous.</p>
+
+<p class="did"><i>L'abbé sort. Van Buck prend sa place.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est vous qui faites, et j'ai coupé. Vous êtes marqué,
+selon toute apparence. Qu'est-ce que vous avez donc
+dans les doigts?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Je vous confesse que je ne suis pas tranquille: votre
+fille ne dit mot, et je ne vois pas mon neveu.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Je vous dis que j'en réponds; c'est vous qui la gênez;
+je la vois d'ici qui me fait des signes.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Vous croyez? moi, je ne vois rien.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Cécile, venez donc un peu ici; vous vous tenez à une
+lieue.</p>
+
+<p class="did"><i>Cécile approche son fauteuil.</i></p>
+
+<p>Est-ce que vous n'avez rien à me dire, ma chère?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Moi? Non, maman.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah bah! Je n'ai que quatre cartes, Van Buck; le
+point est à vous. J'ai trois valets.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Voulez-vous que je vous laisse seules?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Non; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux
+parler devant monsieur.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Moi, maman? Je n'ai rien de secret à dire.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Vous n'avez pas à me parler?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Non, maman.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est inconcevable; qu'est-ce que vous venez donc
+me conter, Van Buck?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Madame, j'ai dit la vérité.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ça ne se peut pas: Cécile n'a rien à me dire; il est
+clair qu'elle n'a rien reçu.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>se levant</i>.</p>
+
+<p>Eh morbleu! je l'ai vu de mes yeux.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE, <i>se levant aussi</i>.</p>
+
+<p>Ma fille, qu'est-ce que cela signifie? levez-vous
+droite, et regardez-moi. Qu'est-ce que vous avez dans
+vos poches?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>pleurant</i>.</p>
+
+<p>Mais, maman, ce n'est pas ma faute; c'est ce monsieur
+qui m'a écrit.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Voyons cela.</p>
+
+<p class="did"><i>Cécile donne la lettre.</i></p>
+
+<p>Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur,
+comme vous l'appelez.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle lit.</i></p>
+
+<p>«Mademoiselle, je meurs d'amour pour vous. Je
+vous ai vue l'hiver passé, et, vous sachant à la campagne,
+j'ai résolu de vous revoir ou de mourir. J'ai
+donné un louis à mon postillon...»</p>
+
+<p>Ne voudrait-il pas qu'on le lui rendît? Nous avons
+bien affaire de le savoir!</p>
+
+<p>«à mon postillon, pour me verser devant votre porte.
+Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n'ai rien
+pu vous dire, tant votre présence m'a troublé! Cependant
+la crainte de vous perdre, et l'obligation de quitter
+le château...»</p>
+
+<p>J'aime beaucoup ça! Qui est-ce qui le priait de partir?
+C'est lui qui me refuse de rester à dîner.</p>
+
+<p>«me déterminent à vous demander de m'accorder un
+rendez-vous. Je sais que je n'ai aucun titre à votre
+confiance...»</p>
+
+<p>La belle remarque, et faite à propos!</p>
+
+<p>«mais l'amour peut tout excuser; ce soir, à neuf
+heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois;
+tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du
+château en voiture avant dîner, mais seulement pour
+faire quatre pas et descendre.»</p>
+
+<p>Quatre pas! quatre pas! l'avenue est longue; ne
+dirait-on pas qu'il n'y a qu'à enjamber?</p>
+
+<p>«et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous
+échapper, je vous attends; sinon je me brûle la cervelle.»</p>
+
+<p>Bien.</p>
+
+<p>«... la cervelle. Je ne crois pas que votre mère...»</p>
+
+<p>Ah! que votre mère? voyons un peu cela.</p>
+
+<p>«fasse grande attention à vous. Elle a une tête de
+gir...»</p>
+
+<p>Monsieur Van Buck, qu'est-ce que cela signifie?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je n'ai pas entendu, madame.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à
+votre neveu qu'il sorte de ma maison tout à l'heure,
+et qu'il n'y mette jamais les pieds.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Il y a <i>girouette</i>, c'est positif; je ne m'en étais pas
+aperçu. Il m'avait cependant lu sa lettre avant que de
+la cacheter.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Il vous avait lu cette lettre et vous l'avez laissé la
+donner à mes gens! Allez! vous êtes un vieux sot, et
+je ne vous reverrai de ma vie. <a id="footnotetagII-7" name="footnotetagII-7"></a>
+<a href="#footnoteII-7"><sup>7</sup></a></p>
+
+<p class="did"><i>[Elle sort. On entend le bruit d'une voiture.]</i></p>
+
+<p class="speaker">[VAN BUCK.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que c'est? mon neveu qui part sans moi?</p>
+
+<p>Eh! comment veut-il que je m'en aille? j'ai renvoyé
+mes chevaux. Il faut que je coure après lui.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort en courant.</i></p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>seule</i>.</p>
+
+<p>C'est singulier; pourquoi m'écrit-il, quand tout le
+monde veut bien qu'il m'épouse?]</p>
+
+<h3>FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</h3>
+
+
+
+<hr class="empty" />
+<h2>ACTE TROISIÈME</h2>
+
+
+<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3><a id="footnotetagII-8" name="footnotetagII-8"></a>
+<a href="#footnoteII-8"><sup>8</sup></a>
+
+<p class="speaker"><i>[Un chemin.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> VAN BUCK <span class="sc">et</span> VALENTIN, <i>qui frappe à une auberge</i>.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">[VALENTIN.</p>
+
+<p>Holà! hé! y a-t-il quelqu'un ici capable de me faire
+une commission?</p>
+
+<p class="speaker">UN GARÇON, <i>sortant</i>.</p>
+
+<p>Oui, monsieur, si ce n'est pas trop loin; car vous
+voyez qu'il pleut à verse.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je m'y oppose de toute mon autorité, et au nom des
+lois du royaume.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Connaissez-vous le château de Mantes, ici près?</p>
+
+<p class="speaker">LE GARÇON.</p>
+
+<p>Que oui, monsieur; nous y allons tous les jours.
+C'est à main gauche; on le voit d'ici.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mon ami, je vous défends d'y aller, si vous avez
+quelque notion du bien et du mal.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il y a deux louis à gagner pour vous. Voilà une lettre
+pour mademoiselle de Mantes, que vous remettrez à
+sa femme de chambre, et non à d'autres, et en secret.
+Dépêchez-vous et revenez.</p>
+
+<p class="speaker">LE GARÇON.</p>
+
+<p>O monsieur! n'ayez pas peur.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Voilà quatre louis si vous refusez.</p>
+
+<p class="speaker">LE GARÇON.</p>
+
+<p>O monseigneur! il n'y a pas de danger.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>En voilà dix; et si vous n'y allez pas, je vous casse
+ma canne sur le dos!</p>
+
+<p class="speaker">LE GARÇON.</p>
+
+<p>O mon prince! soyez tranquille; je serai bientôt
+revenu.</p>
+
+<p class="did"><i>Il sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Maintenant, mon oncle, mettons-nous à l'abri; et si
+vous m'en croyez, buvons un verre de bière. Cette
+course à pied doit vous avoir fatigué.]</p>
+
+<p class="did"><i>Ils s'assoient sur un banc.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Sois-en certain, je ne te quitterai pas! j'en jure par
+l'âme de feu mon frère et par la lumière du soleil.
+Tant que mes pieds pourront me porter, tant que ma
+tête sera sur mes épaules, je m'opposerai à cette action
+infâme et à ses horribles conséquences.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Soyez-en sûr, je n'en démordrai pas; j'en jure par
+ma juste colère et par la nuit qui me protégera. Tant
+que j'aurai du papier et de l'encre, et qu'il me restera
+un louis dans ma poche, je poursuivrai et achèverai
+mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>N'as-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il
+que tu sois mon sang? Quoi! ni le respect pour l'innocence,
+ni le sentiment du convenable, ni la certitude
+de me donner la fièvre, rien n'est capable de te toucher!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>N'avez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il
+que vous soyez mon oncle? Quoi! ni l'insulte que l'on
+nous fait, ni la manière dont on nous chasse, ni les
+injures qu'on vous a dites à votre barbe, rien n'est
+capable de vous donner du c&oelig;ur!]</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Encore si tu étais amoureux! si je pouvais croire
+que tant d'extravagances partent d'un motif qui eût
+quelque chose d'humain! Mais non, tu n'es qu'un
+Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la plus exécrable
+vengeance est ta seule soif et ton seul amour.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Encore si je vous voyais pester! si je pouvais me dire
+qu'au fond de l'âme vous envoyez cette baronne et son
+monde à tous les diables! Mais non, vous ne craignez
+que la pluie, vous ne pensez qu'au mauvais temps qu'il
+fait, et le soin de vos bas chinés est votre seule peur et
+votre seul tourment.</p>
+
+<p class="speaker">[VAN BUCK.</p>
+
+<p>Ah! qu'on a bien raison de dire qu'une première
+faute mène à un précipice! Qui m'eût pu prédire ce
+matin, lorsque le barbier m'a rasé et que j'ai mis mon
+habit neuf, que je serais ce soir dans une grange,
+crotté et trempé jusqu'aux os! Quoi! c'est moi! Dieu
+juste! à mon âge, il faut que je quitte ma chaise de
+poste où nous étions si bien installés, il faut que je
+coure à la suite d'un fou à travers champs en rase campagne!
+Il faut que je me traîne à ses talons, comme un
+confident de tragédie, et le résultat de tant de sueurs
+sera le déshonneur de mon nom!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>C'est au contraire par la retraite que nous pourrions
+nous déshonorer, et non par une glorieuse campagne
+dont nous ne sortirons que vainqueurs.] Rougissez,
+mon oncle Van Buck, mais que ce soit d'une noble indignation.
+Vous me traitez de Lovelace: oui, par le ciel!
+ce nom me convient. Comme à lui, on me ferme une
+porte surmontée de fières armoiries; comme lui, une
+famille odieuse croit m'abattre par un affront; comme
+lui, comme l'épervier, j'erre et je tournoie aux environs;
+mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme
+Clarisse, la sublime bégueule, ma bien-aimée m'appartiendra.</p>
+
+<p class="speaker">[VAN BUCK.</p>
+
+<p>Ah ciel! que ne suis-je à Anvers, assis devant mon
+comptoir, sur mon fauteuil de cuir, et dépliant mon
+taffetas! Que mon frère n'est-il mort garçon, au lieu de
+se marier à quarante ans passés! Ou plutôt que ne
+suis-je mort moi-même le premier jour que la baronne
+de Mantes m'a invité à déjeuner!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ne regrettez que le moment où, par une fatale faiblesse,
+vous avez révélé à cette femme le secret de notre
+traité. C'est vous qui avez causé le mal; cessez de m'injurier,
+moi qui le réparerai. Doutez-vous que cette petite
+fille, qui cache si bien les billets doux dans les poches
+de son tablier, ne fût venue au rendez-vous donné? Oui,
+à coup sûr elle y serait venue; donc elle viendra encore
+mieux cette fois. Par mon patron! je me fais une fête
+de la voir descendre, en peignoir, en cornette et en
+petits souliers, de cette grande caserne de briques
+rouillées! Je ne l'aime pas; mais je l'aimerais, que la
+vengeance serait la plus forte, et tuerait l'amour dans
+mon c&oelig;ur. Je jure qu'elle sera ma maîtresse, mais
+qu'elle ne sera jamais ma femme; il n'y a maintenant
+ni épreuve, ni promesse, ni alternative; je veux qu'on
+se souvienne à jamais dans cette famille du jour où
+l'on m'en a chassé.</p>
+
+<p class="speaker">L'AUBERGISTE, <i>sortant de sa maison</i>.</p>
+
+<p>Messieurs, le soleil commence à baisser: est-ce que
+vous ne me ferez pas l'honneur de dîner chez moi?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Si fait: apportez-nous la carte, et faites-nous allumer
+du feu. Dès que votre garçon sera revenu, vous lui
+direz qu'il me donne réponse. Allons! mon oncle, un
+peu de fermeté; venez et commandez le dîner.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Ils auront du vin détestable, je connais le pays;
+c'est un vinaigre affreux.</p>
+
+<p class="speaker">L'AUBERGISTE.</p>
+
+<p>Pardonnez-moi; nous avons du champagne, du
+chambertin, et tout ce que vous pouvez désirer.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>En vérité! dans un trou pareil? c'est impossible;
+vous nous en imposez.</p>
+
+<p class="speaker">L'AUBERGISTE.</p>
+
+<p>C'est ici que descendent les messageries, et vous
+verrez si nous manquons de rien.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Allons! tâchons donc de dîner; je sens que ma mort
+est prochaine, et que dans peu je ne dînerai plus.]</p>
+
+<p class="did"><i>[Ils sortent.]</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE II</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Au château. Un salon.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> LA BARONNE <span class="sc">et</span> L'ABBÉ.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">[LA BARONNE.</p>
+
+<p>Dieu soit loué, ma fille est enfermée! Je crois que
+j'en ferai une maladie.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Madame, s'il m'est permis de vous donner un conseil,
+je vous dirai que j'ai grandement peur. Je crois
+avoir vu en traversant la cour un homme en blouse et
+d'assez mauvaise mine, qui avait une lettre à la main.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Le verrou est mis; il n'y a rien à craindre. Aidez-moi
+un peu à ce bal; je n'ai pas la force de m'en occuper.]</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous
+retarder vos projets?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Êtes-vous fou? Vous verrez que j'aurai fait venir tout
+le faubourg Saint-Germain de Paris, pour le remercier
+et le mettre à la porte! Réfléchissez donc à ce que vous
+dites.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je croyais qu'en telle occasion on aurait pu, sans
+blesser personne...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Et au milieu de ça, je n'ai pas de bougies! Voyez donc
+un peu si Dupré est là.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je pense qu'il s'occupe des sirops.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Vous avez raison: ces maudits sirops, voilà encore
+de quoi mourir. Il y a huit jours que j'ai écrit moi-même,
+et ils ne sont arrivés qu'il y a une heure. Je
+vous demande si on va boire ça!</p>
+
+<p class="speaker">[L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Cet homme en blouse, madame la baronne, est quelque
+émissaire, n'en doutez pas. Il m'a semblé, autant
+que je me le rappelle, qu'une de vos femmes causait
+avec lui. Ce jeune homme d'hier est mauvaise tête, et
+il faut songer que la manière assez verte dont vous vous
+en êtes délivrée...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Bah! des Van Buck? des marchands de toile? qu'est-ce
+que vous voulez donc que ça fasse? Quand ils crieraient,
+est-ce qu'ils ont voix? Il faut que je démeuble le petit
+salon; jamais je n'aurai de quoi asseoir mon monde.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Est-ce dans sa chambre, madame, que votre fille
+est enfermée?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Dix et dix font vingt; les Raimbaut sont quatre;
+vingt, trente. Qu'est-ce que vous dites, l'abbé?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je demande, madame la baronne, si c'est dans sa
+belle chambre jaune que mademoiselle Cécile est enfermée?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Non; c'est là, dans la bibliothèque; c'est encore
+mieux, je l'ai sous la main. Je ne sais ce qu'elle fait,
+ni si on l'habille, et voilà la migraine qui me prend.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Désirez-vous que je l'entretienne?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Je vous dis que le verrou est mis; ce qui est fait est
+fait; nous n'y pouvons rien.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je pense que c'était sa femme de chambre qui causait
+avec ce lourdaud. Veuillez me croire, je vous en supplie;
+il s'agit là de quelque anguille sous roche qu'il importe
+de ne pas négliger.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Décidément il faut que j'aille à l'office; c'est la dernière
+fois que je reçois ici.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Il me semble que j'entends du bruit dans la pièce
+attenante à ce salon. Ne serait-ce point la jeune fille?
+Hélas! ceci est inconsidéré!]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>en dehors</i>.</p>
+
+<p>Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>La clef est là, sous le coussin de la causeuse; vous
+n'avez qu'à la prendre, et vous m'ouvrirez.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>prenant la clef</i>.</p>
+
+<p>Vous avez raison, mademoiselle, la clef s'y trouve
+effectivement; mais je ne puis m'en servir d'aucune
+façon, bien contrairement à mon vouloir.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Ah, mon Dieu! je me trouve mal!</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Grand Dieu! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame
+la baronne. Est-il possible qu'un accident funeste
+vous ait frappée si subitement? Au nom du ciel! mademoiselle,
+répondez-moi, que ressentez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>Je me trouve mal! je me trouve mal!</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne.
+Ma foi! je prends sur moi d'ouvrir; on en dira
+ce qu'on voudra.</p>
+
+<p class="did"><i>Il ouvre la porte.</i></p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Ma foi, l'abbé, je prends sur moi de m'en aller; on
+en dira ce qu'on voudra.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle sort en courant.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE III</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Un petit bois.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entre</i> VAN BUCK <span class="sc">et</span> VALENTIN.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">[VALENTIN.</p>
+
+<p>La lune se lève et l'orage passe. Voyez ces perles
+sur les feuilles: comme ce vent tiède les fait rouler!
+A peine si le sable garde l'empreinte de nos pas; le gravier
+sec a déjà bu la pluie.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Pour une auberge de hasard, nous n'avons pas trop
+mal dîné. J'avais besoin de ce fagot flambant; mes
+vieilles jambes sont ragaillardies. Eh bien! garçon,
+arrivons-nous?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Voici le terme de notre promenade; mais, si vous
+m'en croyez, à présent vous pousserez jusqu'à cette
+ferme dont les fenêtres brillent là-bas. Vous vous mettrez
+au coin du feu, et vous nous commanderez un
+grand bol de vin chaud avec du sucre et de la cannelle.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Ne te feras-tu pas trop attendre? Combien de temps
+vas-tu rester ici? Songe du moins à toutes tes promesses,
+et à être prêt en même temps que les chevaux.]</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je vous jure de n'entreprendre ni plus ni moins que
+ce dont nous sommes convenus. Voyez, mon oncle,
+comme je vous cède, et comme en tout je fais vos volontés.
+Au fait, dîner porte conseil, et je sens bien que la
+colère est quelquefois mauvaise amie. Capitulation de
+part et d'autre. Vous me permettez un quart d'heure
+d'amourette, et je renonce à toute espèce de vengeance.
+La petite retournera chez elle, nous à Paris, et tout
+sera dit. Quant à la détestée baronne, je lui pardonne
+en l'oubliant.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est à merveille! et n'aie pas de crainte que tu
+manques de femmes pour cela. Il n'est pas dit qu'une
+vieille folle fera tort à d'honnêtes gens qui ont amassé
+un bien considérable, et qui ne sont point mal tournés.
+Vrai Dieu! il fait beau clair de lune; cela me rappelle
+mon jeune temps.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ce billet doux que je viens de recevoir n'est pas si
+niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et
+même quelque chose de mieux; oui, il y a du c&oelig;ur
+dans ces trois lignes; je ne sais quoi de tendre et de
+hardi, de virginal et de brave en même temps; [le
+rendez-vous qu'elle m'assigne est, du reste, comme
+son billet. Regardez ce bosquet, ce ciel, ce coin de
+verdure dans un lieu si sauvage.] Ah! que le c&oelig;ur
+est un grand maître! on n'invente rien de ce qu'il
+trouve, et c'est lui seul qui choisit tout.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Je me souviens qu'étant à la Haye, j'eus une équipée
+de ce genre. C'était, ma foi, un beau brin de fille:
+elle avait cinq pieds et quelques pouces, et une vraie
+moisson d'appas. Quelles Vénus que ces Flamandes!
+On ne sait ce que c'est qu'une femme à présent; dans
+toutes vos beautés parisiennes, il y a moitié chair et
+moitié coton.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il me semble que j'aperçois des lueurs qui errent
+là-bas dans la forêt. Qu'est-ce que cela voudrait dire?
+nous traquerait-on à l'heure qu'il est?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est sans doute le bal qu'on prépare; il y a fête ce
+soir au château.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Séparons-nous pour plus de sûreté; dans une demi-heure,
+à la ferme.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est dit. Bonne chance, garçon; tu me conteras ton
+affaire, et nous en ferons quelque chanson; c'était notre
+ancienne manière, pas de fredaine qui ne fît un couplet.</p>
+
+<p class="did"><i>Il chante.</i></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Eh! vraiment, oui, mademoiselle,</p>
+<p>Eh! vraiment, oui, nous serons trois.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="did"><i>Valentin sort. On voit des hommes qui portent des torches rôder
+à travers la forêt. Entrent la baronne et l'abbé.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est clair comme le jour, elle est folle. C'est un
+vertige qui lui a pris.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Elle me crie: «Je me trouve mal;» vous concevez
+ma position.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>chantant</i>.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Il est donc bien vrai,</p>
+<p>Charmante Colette,</p>
+<p>Il est donc bien vrai</p>
+<p>Que, pour votre fête,</p>
+<p>Colin vous a fait...</p>
+<p>Présent d'un bouquet.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Et justement, dans ce moment-là, je vois arriver
+une voiture. Je n'ai eu que le temps d'appeler Dupré.
+Dupré n'y était pas. On entre, on descend. C'était la
+marquise de Valangoujar et le baron de Villebouzin.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Quand j'ai entendu ce premier cri, j'ai hésité; mais
+que voulez-vous faire? Je la voyais là, sans connaissance,
+étendue à terre; elle criait à tue-tête, et j'avais
+la clef dans ma main.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>chantant</i>.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Quand il vous l'offrit,</p>
+<p>Charmante brunette,</p>
+<p>Quand il vous l'offrit,</p>
+<p>Petite Colette,</p>
+<p>On dit qu'il vous prit...</p>
+<p>Un frisson subit.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Conçoit-on ça? Je vous le demande. Ma fille qui se
+sauve à travers champs, et trente voitures qui entrent
+ensemble! Je ne survivrai jamais à un pareil moment.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Encore si j'avais eu le temps, je l'aurais peut-être
+retenue par son châle,... ou du moins,... enfin, par
+mes prières, par mes justes observations.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, <i>chantant</i>.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Dites à présent,</p>
+<p>Charmante bergère,</p>
+<p>Dites à présent</p>
+<p>Que vous n'aimez guère</p>
+<p>Qu'un amant constant...</p>
+<p>Vous fasse un présent.</p>
+ </div> </div>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>C'est vous, Van Buck? Ah! mon cher ami, nous
+sommes perdus; qu'est-ce que ça veut dire? Ma fille
+est folle, elle court les champs! [Avez-vous idée d'une
+chose pareille? J'ai quarante personnes chez moi; me
+voilà à pied par le temps qu'il fait.] Vous ne l'avez pas
+vue dans le bois? Elle s'est sauvée, c'est comme un
+rêve; [elle était coiffée et poudrée d'un côté, c'est sa
+fille de chambre qui me l'a dit. Elle est partie en souliers
+de satin blanc;] elle a renversé l'abbé qui était
+là, et lui a passé sur le corps. J'en vais mourir! [Mes
+gens ne trouvent rien; et il n'y a pas à dire, il faut
+que je rentre. Ce n'est pas votre neveu, par hasard,
+qui nous jouerait un tour pareil?] Je vous ai brusqué,
+n'en parlons plus. Tenez! aidez-moi et faisons la paix.
+Vous êtes mon vieil ami, pas vrai? Je suis mère, Van
+Buck. Ah! cruelle fortune! cruel hasard! que t'ai-je
+donc fait?</p>
+
+<p class="did"><i>Elle se met à pleurer.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Est-il possible, madame la baronne? vous seule à
+pied! vous, cherchant votre fille! Grand Dieu! vous
+pleurez! Ah! malheureux que je suis!</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Sauriez-vous quelque chose, monsieur? De grâce,
+prêtez-nous vos lumières.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Venez, baronne, prenez mon bras, et Dieu veuille
+que nous les trouvions! Je vous dirai tout; soyez sans
+crainte. Mon neveu est homme d'honneur, et tout peut
+encore se réparer.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Ah bah! c'était un rendez-vous? Voyez-vous la petite
+masque! A qui se fier désormais?</p>
+
+<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p>
+
+
+<h3>SCÈNE IV</h3>
+
+<p class="speaker"><i>[Une clairière dans le bois.]</i></p>
+
+<p class="speaker"><i>Entrent</i> CÉCILE <span class="sc">et</span> VALENTIN.</p>
+
+<hr class="empty" />
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Qui est là? Cécile, est-ce vous?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>C'est moi. Que veulent dire ces torches et ces clartés
+dans la forêt?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne sais; qu'importe? Ce n'est pas pour nous.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Venez là, où la lune éclaire; [là, où vous voyez ce
+rocher.]</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non, venez là, où il fait sombre; [là, sous l'ombre
+de ces bouleaux.] Il est possible qu'on vous cherche,
+et il faut échapper aux yeux.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Je ne verrais pas votre visage; venez, Valentin,
+obéissez.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Où tu voudras, charmante fille; où tu iras, je te
+suivrai. [Ne m'ôte pas cette main tremblante, laisse
+mes lèvres la rassurer.]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Je n'ai pas pu venir plus vite. Y a-t-il longtemps
+que vous m'attendez?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Depuis que la lune est dans le ciel; regarde cette
+lettre trempée de larmes; c'est le billet que tu m'as
+écrit.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Menteur! C'est le vent et la pluie qui ont pleuré sur
+ce papier.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non, ma Cécile, c'est la joie et l'amour, c'est le
+bonheur et le désir. Qui t'inquiète? Pourquoi ces regards?
+que cherches-tu autour de toi?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>C'est singulier! je ne me reconnais pas. Où est votre
+oncle? Je croyais le voir ici.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle est gris [de chambertin]; ta mère est
+loin, et tout est tranquille. [Ce lieu est celui que tu as
+choisi, et que ta lettre m'indiquait.]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Votre oncle est gris?&mdash;Pourquoi, ce matin, se
+cachait-il dans la charmille?<a id="footnotetagII-9" name="footnotetagII-9"></a>
+<a href="#footnoteII-9"><sup>9</sup></a></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ce matin? où donc? que veux-tu dire? [Je me promenais
+seul dans le jardin.]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Ce matin, quand je vous ai parlé, votre oncle était
+derrière un arbre.<a id="footnotetagII-10" name="footnotetagII-10"></a><a href="#footnoteII-10">
+<sup>10</sup></a> Est-ce que vous ne le saviez pas?
+Je l'ai vu en détournant l'allée.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il faut que tu te sois trompée; je ne me suis aperçu
+de rien.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oh! je l'ai bien vu; [il écartait des branches;] c'était
+peut-être pour nous épier.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Quelle folie! tu as fait un rêve. N'en parlons plus.
+Donne-moi un baiser.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oui, mon ami, et de tout mon c&oelig;ur; asseyez-vous
+là près de moi.&mdash;Pourquoi donc, dans votre lettre
+d'hier, avez-vous dit du mal de ma mère?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pardonne-moi: c'est un moment de délire, et je
+n'étais pas maître de moi.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Elle m'a demandé cette lettre, et je n'osais la lui
+montrer; je savais ce qui allait arriver. Mais qui est-ce
+donc qui l'avait avertie? Elle n'a pourtant rien pu deviner;
+la lettre était là, dans ma poche.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pauvre enfant! on t'a maltraitée; c'est ta femme
+de chambre qui t'aura trahie. [A qui se fier en pareil
+cas?]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oh non! ma femme de chambre est sûre; il n'y avait
+que faire de lui donner de l'argent. Mais en manquant
+de respect pour ma mère, vous deviez penser que vous
+en manquiez pour moi.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>N'en parlons plus, puisque tu me pardonnes. Ne
+gâtons pas un si précieux moment. O ma Cécile! que
+tu es belle, et quel bonheur repose en toi! Par quels
+serments, par quels trésors puis-je payer tes douces
+caresses? [Ah! la vie n'y suffirait pas. Viens sur mon
+c&oelig;ur; que le tien le sente battre, et que ce beau ciel
+les emporte à Dieu!]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oui, Valentin, mon c&oelig;ur est sincère. [Sentez mes
+cheveux comme ils sont doux; j'ai de l'iris de ce côté-là,
+mais je n'ai pas pris le temps d'en mettre de
+l'autre.]&mdash;Pourquoi donc, pour venir chez nous,
+avez-vous caché votre nom?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je ne puis le dire: c'est un caprice, une gageure
+que j'avais faite.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Une gageure! Avec qui donc?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je n'en sais plus rien. Qu'importent ces folies?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Avec votre oncle peut-être; n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oui. Je t'aimais, et je voulais te connaître, et que
+personne ne fût entre nous.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Vous avez raison. A votre place j'aurais voulu faire
+comme vous.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pourquoi es-tu si curieuse, et à quoi bon toutes ces
+questions? Ne m'aimes-tu pas, ma belle Cécile? Réponds-moi
+oui, et que tout soit oublié.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oui, cher, oui, Cécile vous aime, et elle voudrait
+être plus digne d'être aimée; mais c'est assez qu'elle
+le soit pour vous. Mettez vos deux mains dans les
+miennes.&mdash;Pourquoi donc m'avez-vous refusée tantôt
+quand je vous ai prié à dîner?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je voulais partir: j'avais affaire ce soir.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Pas grande affaire, ni bien loin, il me semble; car
+vous êtes descendu au bout de l'avenue.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tu m'as vu? comment le sais-tu?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oh! je guettais. Pourquoi m'avez-vous dit que vous
+ne dansiez pas la mazourke? je vous l'ai vu danser
+l'autre hiver.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Où donc? je ne m'en souviens pas.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Chez madame de Gesvres, au bal déguisé. Comment
+ne vous en souvenez-vous pas? Vous me disiez dans
+votre lettre d'hier que vous m'aviez vue cet hiver;
+c'était là.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tu as raison; je m'en souviens. Regarde comme cette
+nuit est pure! [Comme ce vent soulève sur tes épaules
+cette gaze avare qui les entoure! Prête l'oreille: c'est
+la voix de la nuit, c'est le chant de l'oiseau qui invite
+au bonheur. Derrière cette roche élevée, nul regard ne
+peut nous découvrir.] Tout dort, excepté ce qui s'aime.
+Laisse ma main écarter ce voile, et mes deux bras le
+remplacer.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oui, mon ami. Puissé-je vous sembler belle! Mais
+ne m'ôtez pas votre main; je sens que mon c&oelig;ur est
+dans la mienne, et qu'il va au vôtre par là.&mdash;Pourquoi
+donc vouliez-vous partir et faire semblant d'aller
+à Paris?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il le fallait; c'était pour mon oncle. Osais-je, d'ailleurs,
+prévoir que tu viendrais à ce rendez-vous? Oh!
+que je tremblais en écrivant cette lettre, et que j'ai
+souffert en t'attendant!</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que
+vous m'épouserez?</p>
+
+<p class="did"><i>Valentin se lève et fait quelques pas.</i></p>
+
+<p>Qu'avez-vous donc? qui vous chagrine? Venez vous
+rasseoir près de moi.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ce n'est rien: j'ai cru,&mdash;j'ai cru entendre,&mdash;j'ai
+cru voir quelqu'un de ce côté.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Nous sommes seuls: soyez sans crainte. Venez donc.
+Faut-il me lever? ai-je dit quelque chose qui vous ait
+blessé? votre visage n'est plus le même. Est-ce parce
+que j'ai gardé mon châle, quoique vous vouliez que je
+l'ôtasse? [C'est qu'il fait froid; je suis en toilette de
+bal. Regardez donc mes souliers de satin. Qu'est-ce que
+cette pauvre Henriette va penser?] Mais qu'avez-vous?
+vous ne répondez pas; vous êtes triste. Qu'ai-je donc
+pu vous dire? C'est par ma faute, je le vois.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non, je vous le jure, vous vous trompez; c'est une
+pensée involontaire qui vient de me traverser l'esprit.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Vous me disiez «tu» tout à l'heure, et même, je
+crois, un peu légèrement. Quelle est donc cette mauvaise
+pensée qui vous a frappé tout à coup? Vous ai-je
+déplu? Je serais bien à plaindre! Il me semble pourtant
+que je n'ai rien dit de mal. Mais si vous aimez
+mieux marcher, je ne veux pas rester assise.</p>
+
+<p class="did"><i>Elle se lève.</i></p>
+
+<p>Donnez-moi le bras, et promenons-nous. Savez-vous
+une chose? Ce matin, je vous avais fait monter dans votre
+chambre un bon bouillon que Henriette avait fait. Quand
+je vous ai rencontré, je vous l'ai dit; j'ai cru que vous
+ne vouliez pas le prendre et que cela vous déplaisait.
+J'ai repassé trois fois dans l'allée, m'avez-vous vue?
+Alors vous êtes monté; je suis allée me mettre devant
+le parterre, et je vous ai vu par votre croisée; vous
+teniez la tasse à deux mains, et vous avez bu tout
+d'un trait. Est-ce vrai? l'avez-vous trouvé bon?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oui, chère enfant, le meilleur du monde, [bon
+comme ton c&oelig;ur et comme toi.]</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Ah! quand nous serons mari et femme, je vous soignerai
+mieux que cela. Mais, dites-moi, qu'est-ce que
+cela veut dire, de s'aller jeter dans un fossé? risquer de
+se tuer, et pour quoi faire? Vous saviez bien être reçu
+chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je
+le comprends; mais à quoi bon le reste? Est-ce que
+vous aimez les romans?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Quelquefois. Allons donc nous rasseoir.</p>
+
+<p class="did"><i>Ils se rassoient.</i></p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Je vous avoue qu'ils ne me plaisent guère; ceux que
+j'ai lus ne signifient rien. Il me semble que ce ne sont
+que des mensonges, et que tout s'y invente à plaisir. On
+n'y parle que de séductions, de ruses, d'intrigues, de
+mille choses impossibles. Il n'y a que les sites qui m'en
+plaisent; j'en aime les paysages et non les tableaux.
+Tenez, par exemple, ce soir, quand j'ai reçu votre lettre
+et que j'ai vu qu'il s'agissait d'un rendez-vous dans le
+bois, c'est vrai que j'ai cédé à une envie d'y venir qui
+tient bien un peu du roman; mais c'est que j'y ai trouvé
+aussi un peu de réel à mon avantage. Si ma mère le
+sait, et elle le saura, vous comprenez qu'il faut qu'on
+nous marie. Que votre oncle soit brouillé ou non avec
+elle, il faudra bien se raccommoder. J'étais honteuse
+d'être enfermée, et, au fait, pourquoi l'ai-je été? L'abbé
+est venu, j'ai fait la morte; il m'a ouvert, et je me suis
+sauvée: voilà ma ruse; je vous la donne pour ce qu'elle
+vaut.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Suis-je un renard pris à son piège, ou un fou qui
+revient à la raison?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Eh bien! vous ne me répondez pas. Est-ce que cette
+tristesse va durer toujours?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous me paraissez savante pour votre âge, et en
+même temps aussi étourdie que moi, qui le suis
+comme le premier coup de matines.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Pour étourdie, j'en dois convenir ici; mais, mon
+ami, c'est que je vous aime. Vous le dirai-je? je savais
+que vous m'aimiez, et ce n'est pas d'hier que je m'en
+doutais. Je ne vous ai vu que trois fois à ce bal; mais
+j'ai du c&oelig;ur et je m'en souviens. Vous avez valsé avec
+mademoiselle de Gesvres, et, en passant contre la porte,
+son épingle à l'italienne a rencontré le panneau, et ses
+cheveux se sont déroulés sur elle. Vous en souvenez-vous
+maintenant? Ingrat! Le premier mot de votre
+lettre disait que vous vous en souveniez. Aussi comme
+le c&oelig;ur m'a battu! Tenez! croyez-moi, c'est là ce qui
+prouve qu'on aime, et c'est pour cela que je suis ici.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Ou j'ai sous le bras le plus rusé démon que l'enfer
+ait jamais vomi, ou la voix qui me parle est celle d'un
+ange, et elle m'ouvre le chemin des cieux.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Pour savante, c'est une autre affaire;<a id="footnotetagII-11" name="footnotetagII-11"></a>
+<a href="#footnoteII-11"><sup>11</sup></a> [mais je veux
+répondre, puisque vous ne dites rien. Voyons! savez-vous
+ce que c'est que cela?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Quoi? cette étoile à droite de cet arbre?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille
+comme une larme.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous avez lu madame de Staël?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Oui, ce mot de larme me plaît, je ne sais pourquoi,
+comme les étoiles. Un beau ciel pur me donne envie
+de pleurer.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Et à moi envie de t'aimer, de te le dire et de vivre
+pour toi. Cécile, sais-tu à qui tu parles, et quel est
+l'homme qui ose t'embrasser?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Dites-moi donc le nom de mon étoile. Vous n'en
+êtes pas quitte à si bon marché.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Eh bien! c'est Vénus, l'astre de l'amour, la plus
+belle perle de l'océan des nuits.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Non pas; c'en est une plus chaste et bien plus digne
+de respect; vous apprendrez à l'aimer un jour, quand
+vous vivrez dans les métairies et que vous aurez des
+pauvres à vous: admirez-la, et gardez-vous de sourire;
+c'est Cérès, déesse du pain.]</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tendre enfant! je devine ton c&oelig;ur; tu fais la charité,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>C'est ma mère qui me l'a appris; il n'y a pas de
+meilleure femme au monde.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vraiment? je ne l'aurais pas cru.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Ah! mon ami, ni vous ni bien d'autres, vous ne vous
+doutez de ce qu'elle vaut. Qui a vu ma mère un quart
+d'heure croit la juger sur quelques mots au hasard. Elle
+passe le jour à jouer aux cartes et le soir à faire du
+tapis; elle ne quitterait pas son piquet pour un prince;
+mais que Dupré vienne, et qu'il lui parle bas, vous la
+verrez se lever de table, si c'est un mendiant qui attend.
+[Que de fois nous sommes allées ensemble, en robe de
+soie, comme je suis là, courir les sentiers de la vallée,
+portant la soupe et le bouilli, des souliers, du linge, à
+de pauvres gens!] Que de fois j'ai vu, à l'église, les
+yeux des malheureux s'humecter de pleurs lorsque ma
+mère les regardait! Allez! elle a droit d'être fière, et je
+l'ai été d'elle quelquefois!</p>
+
+<p class="speaker">[VALENTIN.</p>
+
+<p>Tu regardes toujours ta larme céleste; et moi aussi,
+mais dans tes yeux bleus.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Que le ciel est grand! que ce monde est heureux!
+que la nature est calme et bienfaisante!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je
+te parle astronomie? Dis-moi, dans cette poussière de
+mondes, y en a-t-il un qui ne sache sa route, qui n'ait
+reçu sa mission avec la vie, et qui ne doive mourir en
+l'accomplissant? Pourquoi ce ciel immense n'est-il pas
+immobile? Dis-moi, s'il y a jamais eu un moment où
+tout fut créé, en vertu de quelle force ont-ils commencé
+à se mouvoir, ces mondes qui ne s'arrêteront jamais?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Par l'éternelle pensée.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Par l'éternel amour. La main qui les suspend dans
+l'espace n'a écrit qu'un mot en lettres de feu. Ils vivent
+parce qu'ils se cherchent, et les soleils tomberaient en
+poussière si l'un d'entre eux cessait d'aimer.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Ah! toute la vie est là!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oui, toute la vie,&mdash;depuis l'Océan qui se soulève
+sous les pâles baisers de Diane jusqu'au scarabée qui
+s'endort jaloux dans sa fleur chérie. Demande aux forêts,
+et aux pierres ce qu'elles diraient si elles pouvaient
+parler. Elles ont l'amour dans le c&oelig;ur et ne peuvent
+l'exprimer. Je t'aime! voilà ce que je sais, ma chère;
+voilà ce que cette fleur te dira, elle qui choisit dans le
+sein de la terre les sucs qui doivent la nourrir; elle qui
+écarte et repousse les éléments impurs qui pourraient
+ternir sa fraîcheur! Elle sait qu'il faut qu'elle soit belle
+au jour, et qu'elle meure dans sa robe de noce devant
+le soleil qui l'a créée. J'en sais moins qu'elle en astronomie;
+donne-moi ta main, tu en sais plus en amour.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE</p>
+
+<p>J'espère, du moins, que ma robe de noce ne sera pas
+mortellement belle.] Il me semble qu'on rôde autour
+de nous.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non, tout se tait. N'as-tu pas peur? Es-tu venue ici
+sans trembler?</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Pourquoi? De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous,
+ou de la nuit?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Pourquoi pas de moi? qui te rassure? Je suis jeune,
+tu es belle, et nous sommes seuls.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Eh bien! quel mal y a-t-il à cela?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>C'est vrai, il n'y a aucun mal; écoutez-moi, et laissez-moi
+me mettre à genoux.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Qu'avez-vous donc? vous frissonnez.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Je frissonne de crainte et de joie, car je vais t'ouvrir
+le fond de mon c&oelig;ur. Je suis un fou de la plus
+méchante espèce, quoique, dans ce que je vais t'avouer,
+il n'y ait qu'à hausser les épaules. [Je n'ai fait que
+jouer, boire et fumer depuis que j'ai mes dents de
+sagesse.] Tu m'as dit que les romans te choquent; j'en
+ai beaucoup lu, et des plus mauvais. Il y en a un qu'on
+nomme Clarisse Harlowe; je te le donnerai à lire
+quand tu seras ma femme. Le héros aime une belle
+fille comme toi, ma chère, et il veut l'épouser; mais
+auparavant il veut l'éprouver. Il l'enlève et l'emmène
+à Londres; après quoi, comme elle résiste, Bedfort
+arrive,... c'est-à-dire Tomlinson, un capitaine,... je
+veux dire Morden,... non, je me trompe... Enfin, pour
+abréger,... Lovelace est un sot, et moi aussi, d'avoir
+voulu suivre son exemple... Dieu soit loué! tu ne m'as
+pas compris;... je t'aime, je t'épouse: il n'y a de vrai
+au monde que de déraisonner d'amour.</p>
+
+<p class="did"><i>Entrent Van Buck, la baronne, l'abbé et plusieurs domestiques
+qui les éclairent.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Il est
+trop jeune pour une noirceur pareille.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Hélas! madame, c'est la vérité.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Séduire ma fille! tromper un enfant! déshonorer
+une famille entière! Chanson! Je vous dis que c'est
+une sornette; on ne fait plus de ces choses-là. Tenez!
+les voilà qui s'embrassent. Bonsoir, mon gendre; où
+diable vous fourrez-vous?</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Il est fâcheux que nos recherches soient couronnées
+d'un si tardif succès; toute la compagnie va être
+partie.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK<a id="footnotetagII-12" name="footnotetagII-12"></a>
+<a href="#footnoteII-12"><sup>12</sup></a>.</p>
+
+<p>Ah çà! mon neveu, j'espère bien qu'avec votre sotte
+gageure...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle, il ne faut jurer de rien, et encore moins
+défier personne.</p>
+
+<h3>FIN DE IL NE FAUT JURER DE RIEN.</h3>
+
+
+
+<a id="addilnefaut"></a>
+<h3>ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION</h3>
+
+
+<p><a id="footnoteII-1" name="footnoteII-1"></a><a href="#footnotetagII-1">1</a>.&mdash;PAGE 341.</p>
+
+<p><i>Me prends-tu pour un oncle du Gymnase?</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Moi, grand Dieu! le ciel m'en préserve! Je vous tiens
+pour un oncle véritable, et, de plus, pour le meilleur des
+oncles. Croyez-moi, venez aux Champs-Élysées. Après un
+bon repas et une petite querelle, un tour de promenade au
+soleil fait grand bien. Venez, je vous conterai mes projets,
+je vous dirai toute ma pensée. Pendant que vous me gronderez,
+je plaiderai ma thèse; pendant que je parlerai, vous
+ferez de la morale, et c'est bien le diable s'il ne passe pas
+un beau cheval ou une jolie femme qui nous distraira tous
+les deux. Nous causerons sans nous écouter; c'est le meilleur
+moyen de s'entendre. Allons! venez.</p>
+
+<p class="speaker">FIN DE L'ACTE PREMIER.</p>
+
+<p><a id="footnoteII-2" name="footnoteII-2"></a><a href="#footnotetagII-2">2</a>.&mdash;PAGE 347.</p>
+
+<p><i>Donnez-moi le bras.</i> Restez, Cécile, attendez-nous.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>seule</i>.</p>
+
+<p>Un mort, grand Dieu! quel événement horrible! je voudrais
+voir, et je n'ose regarder.&mdash;Ah! ciel! c'est ce jeune
+homme que j'ai vu l'hiver passé au bal.&mdash;C'est le neveu
+de M. Van Buck. Serait-ce de lui que ma mère vient de me
+parler? Mais il n'est pas mort du tout.&mdash;Le voilà qui
+parle à maman, et qui vient par ici.&mdash;C'est bien étrange.
+Je ne me trompe pas; je le reconnais bien. Quel motif peut-il
+donc avoir pour ne pas vouloir qu'on le reconnaisse?
+Oh! je le saurai.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, LA BARONNE.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Venez, Cécile, il est inutile que vous restiez ici.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Est-il blessé, maman?</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que cela vous fait? Venez, venez, mademoiselle.</p>
+
+<p><i>Elles sortent.</i></p>
+
+<p><a id="footnoteII-3" name="footnoteII-3"></a><a href="#footnotetagII-3">3</a>.&mdash;PAGE 348.</p>
+
+<p><i>C'est même probable</i>; mais pour réel, c'est une autre
+affaire.</p>
+
+<p class="did"><i>Il dégage son bras.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Comment! encore une mauvaise plaisanterie!</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p><i>Il fallait bien trouver</i>, etc.</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-4" name="footnoteII-4"></a><a href="#footnotetagII-4">4</a>.&mdash;PAGE 353.</p>
+
+<p><i>Voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas.</i>
+Entrez dans ce cabinet, etc.</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-5" name="footnoteII-5"></a><a href="#footnotetagII-5">5</a>.&mdash;PAGE 359.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p><i>Vous devriez</i> faire ce quatrième.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p><i>Certainement, je le devrais</i>, etc.</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-6" name="footnoteII-6"></a><a href="#footnotetagII-6">6</a>.&mdash;PAGE 365.</p>
+
+<p>... <i>Refuser de faire un quatrième!</i> Des affaires! Est-ce
+que je n'en ai pas, moi? Et ce bal [de ce soir! je n'ai pas
+la force de m'en occuper.&mdash;Ah! voilà ma migraine qui
+me prend.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p><i>Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous
+retarder vos projets?</i></p>
+
+<p>(Suit la scène II de l'acte III entre la baronne et l'abbé,
+jusqu'à ces mots: «<i>Je vous demande si on va boire ça!</i>»
+<i>Tenez! ne parlons plus de ces choses là. C'est à vous de
+prendre</i>, etc.)</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-7" name="footnoteII-7"></a><a href="#footnotetagII-7">7</a>.&mdash;PAGE 372.</p>
+
+<p><i>Je ne vous reverrai de ma vie.</i></p>
+
+<p class="did"><i>A Cécile.</i></p>
+
+<p>Quant à vous, mademoiselle, entrez ici.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Mais, maman...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Allons! mademoiselle, ne raisonnez pas.</p>
+
+<p><i>Elle la fait entrer dans la chambre voisine.</i></p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE, VAN BUCK, L'ABBÉ.</p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Madame la baronne, je viens vous dire...</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE, <i>mettant la clef sous un coussin du canapé</i>.</p>
+
+<p><i>Dieu soit loué! ma fille est enfermée!</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ.</p>
+
+<p>Enfermée, madame? que se passe-t-il?</p>
+
+<p class="did"><i>A Van Buck.</i></p>
+
+<p>Qu'avez-vous, monsieur?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Ce que j'ai, monsieur? J'ai que j'en ai assez.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Et moi aussi.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>J'ai que je sors de cette maison, qu'on ne m'y reverra de
+ma vie, et que je n'ai qu'un regret, c'est d'y avoir jamais
+mis les pieds.</p>
+
+<p class="speaker">LA BARONNE.</p>
+
+<p>Et moi de vous y avoir reçu.</p>
+
+<p><i>Ils sortent.</i></p>
+
+<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>seul</i>.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que cela signifie?</p>
+
+<p class="did"><i>Cécile frappe à la porte.</i></p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE, <i>dans la chambre voisine</i>.</p>
+
+<p><i>Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?</i></p>
+
+<p>(Suit la dernière partie de la scène II de l'acte III.)</p>
+
+<p class="speaker">FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-8" name="footnoteII-8"></a><a href="#footnotetagII-8">8</a>.&mdash;PAGE 374.</p>
+
+<p><i>Un bois.&mdash;Une petite maison à droite.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Encore une lettre? c'est trop fort.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Oui, une autre, et dix s'il le faut. Puisque cette maudite
+baronne a éventé mon rendez-vous, il faut bien en donner
+un autre, et j'attends ici la réponse. <i>Holà! hé!</i></p>
+
+<p class="speaker">UN GARÇON D'AUBERGE.</p>
+
+<p>Est-ce que ces messieurs nous feront l'honneur de dîner
+ici?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Non; donnez-nous tout bonnement du champagne, si
+vous en avez.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p><i>Ils auront un vin détestable, un vinaigre affreux.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE GARÇON.</p>
+
+<p><i>Pardonnez-moi, nous avons ici tout ce que vous pouvez
+désirer.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p><i>En vérité! dans un trou pareil! c'est impossible; vous
+nous en imposez.</i></p>
+
+<p class="speaker">LE GARÇON.</p>
+
+<p>C'est ici le rendez-vous de chasse, monsieur, et nous ne
+manquons de rien.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Allons! mon oncle, un peu de fermeté.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p><i>Sois-en certain, je ne le quitterai pas! j'en jure!</i> etc.</p>
+
+<p>(Suit la scène I de l'acte III, jusqu'à ces mots: «<i>Ma
+bien-aimée m'appartiendra</i>.»)</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK, VALENTIN, <span class="sc">un Valet de ferme</span>.</p>
+
+<p class="speaker">LE VALET, <i>accourant</i>.</p>
+
+<p>Monsieur, voici votre réponse.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tu as été preste, l'ami.</p>
+
+<p class="speaker">LE VALET.</p>
+
+<p>Monsieur, j'ai trouvé justement la femme de chambre à
+la grille du château; elle est partie avec mon billet, et
+presque à l'instant même elle m'a rapporté celui-ci.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Tiens, voilà un louis pour ta peine.</p>
+
+<p class="did"><i>Le valet sort.</i></p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Il y a, pardieu! bien de quoi faire le généreux, pour
+un billet où l'on t'envoie promener.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ce billet-là?</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est indubitable. Mademoiselle de Mantes te donne ton
+congé pour la seconde fois. Ouvre un peu ce papier; je sais
+d'avance ce qu'il renferme.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Et moi aussi, je crois le savoir.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Écervelé! tu te plains d'un outrage, et tu t'en attires un
+second.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Un outrage là dedans! Que vous êtes jeune, mon bon
+oncle! Regardez donc comme ce petit billet est gentil, et
+quoiqu'on l'ait écrit si vite, comme il a encore trouvé le
+moyen d'être coquet!&mdash;Regardez surtout comme il est
+plié!&mdash;Voyez-vous ces trois petites pointes avec un cachet
+de bague au milieu? c'est ce qu'on appelle un petit chapeau.
+On n'écrit ainsi ni à un notaire, ni aux grands parents,
+ni à son curé, pas même à ses bonnes amies. Un
+outrage! Croyez-moi, mon oncle, jamais lettre en colère
+ne fut pliée ainsi.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Ouvre donc ton chapeau, puisque chapeau il y a, et
+voyons ce qui en est.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Il ne renferme qu'un seul mot.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Un seul mot?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Un seul.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Peste! voilà une petite fille bien laconique.&mdash;Et quel
+est ce mot, s'il vous plaît?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Ce mot est: «Oui.»</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Oui?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Voyez vous-même.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Est-il possible?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Dame! à ce qu'il paraît. Allons! videz donc votre verre,
+et ne vous étonnez pas si fort.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>C'est inconcevable! Et c'est un rendez-vous que tu lui
+demandais?</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Vous le savez bien. Buvez donc. Quand vous retournerez
+ce billet cent fois, vous n'en tirerez pas deux paroles.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Une telle demande faite à la bonne venue! Un seul mot
+de réponse, et ce seul mot est «oui!»&mdash;En vérité, ce
+«oui» trouble toutes mes idées; je n'ai jamais rien vu de
+pareil à ce «oui». Ma foi! je te prenais pour un fou, et
+tout ce qu'il y a de bienséances au monde se révoltait en
+moi en voyant ton audace; mais j'avoue que ce «oui»
+me bouleverse; ce «oui» m'assomme, ce «oui» est plus
+qu'étrange, il est exorbitant, et si je n'étais pas ton oncle,
+je croirais presque que tu as raison.</p>
+
+<p><i>La nuit commence.</i></p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Cela ne prouverait pas que vous eussiez tort. Eh! garçon,
+une autre bouteille. Dans ce bas monde, chacun fait à sa
+guise. Qu'est-ce qu'un oui ou un non de plus ou de moins?
+Tenez! mon oncle, réconciliation: au lieu de sévérité, indulgence;
+au lieu de colère, amourette; au lieu de nous
+quereller, trinquons.&mdash;Ce «oui» qui vous offusque tant,
+<i>n'est pas si niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit,
+et même quelque chose de mieux; il y a du c&oelig;ur</i> dans ce
+seul mot, <i>je ne sais quoi</i> de tendre <i>et de hardi</i>, etc.</p>
+
+<p>(Suit la scène III jusqu'à ces mots; «<i>Moitié chair et
+moitié coton</i>.»)</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Allons! mon oncle, à vos anciennes amours!</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Sais-tu que, pour une auberge de hasard, ce petit vin-là
+n'est pas mauvais? J'avais besoin de cette halte. Je me sens
+tout ragaillardi.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Écoutez-moi: voici le traité de paix que je vous propose.
+Permettez-moi d'abord mon rendez-vous.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mais, mon ami, j'espère bien...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p><i>Je vous jure de n'entreprendre</i> rien que vous ne fissiez à
+ma place. N'est-ce pas tout vous dire? <i>Voyez, mon oncle,
+comme je vous cède</i>, <i>et comme</i>, en tout, <i>je fais vos volontés</i>.
+En somme, le verre <i>porte conseil, et je sens bien que la colère
+est quelquefois mauvaise amie</i>, etc.</p>
+
+<p>(Suit le couplet de Valentin finissant par: «Je lui pardonne
+en l'oubliant.»)</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Par Dieu! garçon, je le veux bien. Au fait, épouse-t-on
+des petites filles qui vous envoient des «oui» comme celui-là?
+Et puisque tu me promets de te conduire en galant
+homme, va ton train, et vogue la galère! <i>et n'aie pas de crainte
+que tu manques de femme</i> pour ce sot mariage
+avorté. Je m'en charge, moi, j'en fais mon affaire. <i>Il ne
+sera pas dit qu'une vieille folle fasse tort à d'honnêtes gens,
+qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont pas mal
+tournés.</i> Avec soixante bonnes mille livres de rente...</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Cinquante, mon oncle.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Soixante, morbleu! avec cela, on n'a jamais manqué ni
+de femmes, ni de vin<a name="FNanchor_I" id="FNanchor_I"></a>
+<a href="#Footnote_I"><sup>I</sup></a>. <i>Il fait beau clair de lune, ce soir;
+cela me rappelle mon jeune temps.</i></p>
+
+<p class="footnote"><a name="Footnote_I" id="Footnote_I"></a>
+<a href="#FNanchor_I">Note I</a>: On se souvient que dans la scène I de l'acte I, Van Buck, alors à
+jeun, s'est défendu d'avoir plus de cinquante milles livres de rente. A
+présent, sous l'influence du vin de Champagne, il se vante d'en avoir
+soixante mille. Avec deux ou trois mots comiques de cette valeur, la
+version du théâtre serait devenue supérieure à la première version.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p><i>Il me semble que je vois des lueurs</i>, etc.</p>
+
+<p>(Suit la scène III)</p>
+
+<p><i>Séparons-nous pour plus de sûreté.</i> Si vous m'en croyez,
+à présent, vous rentrerez dans cette auberge; vous vous
+ferez faire un bon feu, et vous fumerez votre bon tabac flamand,
+en vous rôtissant les jambes devant un bon fagot
+flambant. Cela vous ragaillardira encore davantage. <i>Dans
+une demi-heure</i>, je suis à vous.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p><i>C'est dit. Bonne chance</i>, etc.</p>
+
+<p>(Suit la fin de la scène III.)</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-9" name="footnoteII-9"></a><a href="#footnotetagII-9">9</a>.&mdash;PAGE 391.</p>
+
+<p><i>Pourquoi donc se cachait-il ce matin dans la</i> bibliothèque?</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-10" name="footnoteII-10"></a><a href="#footnotetagII-10">10</a>.&mdash;PAGE 392.</p>
+
+<p><i>Votre oncle était derrière</i> la porte.</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-11" name="footnoteII-11"></a><a href="#footnotetagII-11">11</a>.&mdash;PAGE 399.</p>
+
+<p><i>Pour savante, c'est une autre affaire.</i> J'ai eu des maîtres
+de toutes sortes; mais le peu que j'ai retenu, le meilleur,
+me vient de ma mère.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>De ta mère? Je ne m'en doutais guère.</p>
+
+<p class="speaker">CÉCILE.</p>
+
+<p>Vous ne la connaissez pas, Valentin. Vous apprendrez à
+l'aimer un jour, quand vous vivrez comme nous dans les
+métairies, et quand vous aurez des pauvres à vous. Et
+gardez-vous de sourire, quand vous parlez d'elle! vous
+bénirez et vous suivrez ses pas.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p><i>Tendre enfant! je devine ton c&oelig;ur</i>, etc.</p>
+
+
+<p><a id="footnoteII-12" name="footnoteII-12"></a><a href="#footnotetagII-12">12</a>.&mdash;PAGE 405.</p>
+
+<p class="speaker">VALENTIN.</p>
+
+<p>Mon oncle, il ne faut défier personne.</p>
+
+<p class="speaker">VAN BUCK.</p>
+
+<p>Mon neveu, <i>il ne faut jurer de rien</i>.</p>
+
+<p class="speaker">FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.</p>
+
+
+<p>Le 22 juin 1848, au milieu des préparatifs de la guerre civile
+qui devait éclater le lendemain, on représentait pour la première
+fois: <i>Il ne faut jurer de rien</i>, au Théâtre-Français, devant le
+public qui avait applaudi le <i>Caprice</i>. Une jeune et charmante
+actrice, Mademoiselle Amédine Luther, y débutait dans le rôle de
+Cécile. Malgré les tristes préoccupations des spectateurs et les
+déplorables circonstances où l'on se trouvait, la pièce fit un
+plaisir extrême. Mademoiselle Mante s'y montra comédienne incomparable
+dans le rôle de la baronne. On a repris plusieurs fois
+cette comédie, toujours avec un grand succès, et récemment encore
+pour les débuts de madame Victoria Lafontaine.</p>
+
+
+<h3>FIN DU TOME IV.</h3>
+
+
+
+
+<h2>TABLE DU TOME QUATRIÈME</h2>
+
+
+<table summary="table_Tome_4" width="80%">
+<tr><td><span class="sc"><a href="#lorenzaccio"> Lorenzaccio</a></span> </td><td> 1</td></tr>
+<tr><td> <a href="#chroniques"> Traduction du livre XV des <i>Chroniques florentines</i></a> </td><td> 214</td></tr>
+<tr><td><span class="sc"><a href="#lechandelier">Le Chandelier</a></span> </td><td> 223</td></tr>
+<tr><td> <a href="#addchandelier"> Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation</a> </td><td> 314</td></tr>
+<tr><td><span class="sc"><a href="#ilnefaut">Il ne faut jurer de rien</a></span> </td><td> 321</td></tr>
+<tr><td><a href="#addilnefaut"> Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation</a> </td><td> 406</td></tr>
+ </table>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES ***
+
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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