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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/22394-8.txt b/22394-8.txt new file mode 100644 index 0000000..9fe2e32 --- /dev/null +++ b/22394-8.txt @@ -0,0 +1,15484 @@ +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4 + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4 + +Author: Alfred De Musset + +Release Date: August 25, 2007 [EBook #22394] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + OEUVRES COMPLÈTES + + DE + + ALFRED DE MUSSET + +ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES D'APRÈS LES DESSINS DE BIDA D'UN PORTRAIT +GRAVÉ PAR FLAMENG; D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE ET ACCOMPAGNÉE D'UNE +NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE + + TOME QUATRIÈME + + + COMÉDIES + II + + +PARIS EDITION CHARPENTIER L. HÉBERT, LIBRAIRE 7, RUE PERRONET, 7 + +1888 + + * * * * * + + + LORENZACCIO + + DRAME EN CINQ ACTES + + 1834 + +PERSONNAGES. + + ALEXANDRE DE MÉDICIS, duc de Florence. + + LORENZO DE MÉDICIS (LORENZACCIO), + COME DE MÉDICIS, ses cousins + + LE CARDINAL CIBO. + + LE MARQUIS DE CIBO, son frère. + + SIRE MAURICE, chancelier des Huit. + + LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique. + + JULIEN SALVIATI. + + PHILIPPE STROZZI. + PIERRE STROZZI, + THOMAS STROZZI, + LÉON STROZZI, prieur de Capoue, ses fils. + + ROBERTO CORSINI, provéditeur de la forteresse. + + PALLA RUCCELLAI, + ALAMANNO SALVIATI, + FRANÇOIS PAZZI, seigneurs républicains. + + BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo. + + VENTURI, bourgeois. + + TEBALDEO, peintre. + + SCORONCONCOLO, spadassin. + + LES HUIT. + + GIOMO LE HONGROIS, écuyer du duc. + + MAFFIO, bourgeois. + + MARIE SODERINI, mère de Lorenzo. + + CATHERINE GINORI, sa tante. + + LA MARQUISE DE CIBO. + + LOUISE STROZZI. + + DEUX DAMES DE LA COUR ET UN OFFICIER ALLEMAND. + + UN ORFÈVRE, UN MARCHAND, DEUX PRÉCEPTEURS ET DEUX ENFANTS, + PAGES, SOLDATS, MOINES, COURTISANS, BANNIS, ÉCOLIERS, + DOMESTIQUES, BOURGEOIS, ETC., ETC. + +_La scène est à Florence._ + +[Illustration: Dessin de Bida. Gravé par Levasseur + +LORENZACCIO. + +LE DUC. + +C'est toi, Renzo? + +LORENZO. + +Seigneur, n'en doutez pas. + +_Acte IV, Scène XI_] + + + + +ACTE PREMIER + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_Un jardin.--Clair de lune.--Un pavillon dans le fond, un autre sur le +devant._ + +_Entrent_ LE DUC ET LORENZO, _couverts de leurs manteaux_; GIOMO, _une +lanterne à la main_. + + +LE DUC. + +Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure, et je m'en vais. Il +fait un froid de tous les diables. + +LORENZO. + +Patience, Altesse, patience. + +LE DUC. + +Elle devait sortir de chez sa mère à minuit; il est minuit, et elle ne +vient pourtant pas. + +LORENZO. + +Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère +est une honnête femme. + +LE DUC. + +Entrailles du pape! avec tout cela je suis volé d'un millier de +ducats. + +LORENZO. + +Nous n'avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux grands +yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour +le connaisseur que la débauche à la mamelle? Voir dans un enfant +de quinze ans la rouée à venir; étudier, ensemencer, infiltrer +paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d'ami, dans +une caresse au menton;--tout dire et ne rien dire, selon le caractère +des parents;--habituer doucement l'imagination qui se développe +à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui l'effraye, à +mépriser ce qui la protège! Cela va plus vite qu'on ne pense; le vrai +mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci! tout ce qui +peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse! Tant de pudeur! +Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se +salir la patte. Proprette comme une Flamande! La médiocrité bourgeoise +en personne. D'ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de +fortune n'a pas permis une éducation solide; point de fond dans les +principes, rien qu'un léger vernis; mais quel flot violent d'un fleuve +magnifique sous cette couche de glace fragile qui craque à chaque pas! +Jamais arbuste en fleur n'a promis de fruits plus rares, jamais +je n'ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de +courtisanerie. + +LE DUC. + +Sacrebleu! je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j'aille au +bal chez Nasi: c'est aujourd'hui qu'il marie sa fille. + +GIOMO. + +Allons au pavillon, monseigneur; puisqu'il ne s'agit que d'emporter +une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper aux +carreaux. + +LE DUC. + +Viens par ici; le Hongrois a raison. + +_Ils s'éloignent.--Entre Maffio._ + +MAFFIO. + +Il me semblait dans mon rêve voir ma soeur traverser notre jardin, +tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis +éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n'est qu'une illusion, mais une +illusion trop forte pour que le sommeil ne s'enfuie pas devant elle. +Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont +fermées comme de coutume; j'aperçois faiblement la lumière de sa +lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles +terreurs se dissipent; les battements précipités de mon coeur font +place à une douce tranquillité. Insensé! mes yeux se remplissent +de larmes, comme si ma pauvre soeur avait couru un véritable +danger.--Qu'entends-je? Qui remue là entre les branches? + +_La soeur de Maffio passe dans l'éloignement._ + +Suis-je éveillé? c'est le fantôme de ma soeur. Il tient une lanterne +sourde, et un collier brillant étincelle, sur sa poitrine aux rayons +de la lune. Gabrielle! Gabrielle! où vas-tu? + +_Rentrent Giomo et le duc._ + +GIOMO. + +Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme.--Lorenzo +conduira votre belle au palais par la petite porte; et quant à nous, +qu'avons-nous à craindre? + +MAFFIO. + +Qui êtes-vous? Holà! arrêtez! + +_Il tire son épée._ + +GIOMO. + +Honnête rustre, nous sommes tes amis. + +MAFFIO. + +Où est ma soeur? que cherchez-vous ici? + +GIOMO. + +Ta soeur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton +jardin. + +MAFFIO. + +Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es! + +GIOMO _saute sur lui et le désarme_. + +Halte-là! maître sot, pas si vite! + +MAFFIO. + +O honte! ô excès de misère! S'il y a des lois à Florence, si quelque +justice vit encore sur la terre, par ce qu'il y a de vrai et de sacré +au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous +les deux. + +GIOMO. + +Aux pieds du duc? + +MAFFIO. + +Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément +les familles. Mais que je meure, entendez-vous, je ne mourrai pas +silencieux comme tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville +est une forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles +déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah! massacre! ah! fer et +sang! j'obtiendrai justice de vous! + +GIOMO, _l'épée à la main_. + +Faut-il frapper, Altesse? + +LE DUC. + +Allons donc! frapper ce pauvre homme! Va te recoucher, mon ami: nous +t'enverrons demain quelques ducats. + +_Il sort._ + +MAFFIO. + +C'est Alexandre de Médicis! + +GIOMO. + +Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu tiens à +tes oreilles. + +_Il sort._ + + +SCÈNE II + +_Une rue.--Le point du jour.--Plusieurs masques sortent d'une maison +illuminée._ + +UN MARCHAND DE SOIERIES ET UN ORFÈVRE _ouvrent leur boutique_. + + +LE MARCHAND DE SOIERIES. + +Hé! hé! père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes. + +_Il étale ses pièces de soie._ + +L'ORFÈVRE, _bâillant_. + +C'est à se casser la tête. Au diable leur noce! je n'ai pas fermé +l'oeil de la nuit. + +LE MARCHAND. + +Ni ma femme non plus, voisin; la chère âme s'est tournée et retournée +comme une anguille. Ah! dame! quand on est jeune, en ne s'endort pas +au bruit des violons. + +L'ORFÈVRE. + +Jeune! jeune! cela vous plaît à dire. On n'est pas jeune avec une +barbe comme celle-là; et cependant. Dieu sait si leur damnée de +musique me donne envie de danser! + +_Deux écoliers passent._ + +PREMIER ÉCOLIER. + +Rien n'est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des +soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les +couleurs. Tiens! voilà la maison des Nasi. + +_Il souffle dans ses doigts._ + +Mon portefeuille me glace les mains. + +DEUXIÈME ÉCOLIER. + +Et on nous laissera approcher? + +PREMIER ÉCOLIER. + +En vertu de quoi est-ce qu'on nous en empêcherait? Nous sommes +citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte; en +voilà des chevaux, des pages et des livrées! Tout cela va et vient, il +n'y a qu'à s'y connaître un peu; je suis capable de nommer toutes les +personnes d'importance; on observe bien tous les costumes, et le soir +on dit à l'atelier: J'ai une terrible envie de dormir, j'ai passé la +nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati; le +prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle +autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par derrière. + +_Ils se placent contre la porte de la maison._ + +L'ORFÈVRE. + +Entendez-vous les petits badauds? Je voudrais qu'un de mes apprentis +fît un pareil métier! + +LE MARCHAND. + +Bon, bon! père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n'a +rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits polissons +me réjouissent le coeur.--Voilà comme j'étais, humant l'air +et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle +gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C'est une +famille bien florentine, celle-là! Quelle tournure ont tous ces grands +seigneurs! J'avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est +dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé; +on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans +le palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se +dit: Hé! hé! ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du +bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs. + +L'ORFÈVRE. + +Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce sont celles-là +qu'on arrose de vin et qu'on frotte sur les murailles avec le moins +de regret. Que les grands seigneurs s'amusent, c'est tout simple,--ils +sont nés pour cela; mais il y a des amusements de plusieurs sortes, +entendez-vous? + +LE MARCHAND. + +Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d'autres. +Qu'entendez-vous vous-même, père Mondella? + +L'ORFÈVRE. + +Cela suffit;--je me comprends.--C'est-à-dire que les murailles de tous +ces palais-là n'ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait +moins de force pour défendre les aïeux de l'eau du ciel, qu'il ne leur +en faut pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin. + +LE MARCHAND. + +Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma +boutique que je vous montre une pièce de velours. + +L'ORFÈVRE. + +Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin; un bon verre de vin +vieux a une bonne mine au bout d'un bras qui a sué pour le gagner; on +le soulève gaiement d'un petit coup, et il s'en va donner du courage +au coeur de l'honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce +sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux de la cour. +A qui fait-on plaisir en s'abrutissant jusqu'à la bête féroce? A +personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins. + +LE MARCHAND. + +Le carnaval a été rude, il faut l'avouer; et leur maudit ballon m'a +gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins[A]. Dieu +merci! les Strozzi l'ont payé. + +[Note A: C'était l'usage au carnaval de traîner dans les rues +un énorme ballon qui renversait les passants et les devantures des +boutiques. Pierre Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (_Note de +l'auteur._)] + +L'ORFÈVRE. + +Les Strozzi! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur +leur neveu! Le plus brave homme de Florence, c'est Philippe Strozzi. + +LE MARCHAND. + +Cela n'empêche pas Pierre Strozzi d'avoir traîné son maudit ballon sur +ma boutique, et de m'avoir fait trois grandes taches dans une aune +de velours brodé. A propos, père Mondella, nous verrons-nous à +Montolivet? + +L'ORFÈVRE. + +Ce n'est pas mon métier de suivre les foires; j'irai cependant à +Montolivet par piété. C'est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet +tous les péchés. + +LE MARCHAND. + +Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les +marchands plus que tous les autres jours de l'année. C'est plaisir de +voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier, examiner toutes +les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse! La cour est une belle +chose. + +L'ORFÈVRE. + +La cour! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous. Florence était +encore (il n'y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien +bâtie; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes +familles, en étaient les colonnes. Il n'y en avait pas une, de toutes +ces colonnes, qui dépassât les autres d'un pouce; elles soutenaient à +elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions +là-dessous sans crainte d'une pierre sur la tête. Mais il y a de par +le monde deux architectes malavisés qui ont gâté l'affaire; je vous le +dis en confidence, c'est le pape et l'empereur Charles. L'empereur a +commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. +Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je +vous parle, à savoir celle de la famille des Médicis, et d'en faire un +clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans +l'espace d'une nuit. Et puis, savez-vous, voisin? comme l'édifice +branlait au vent, attendu qu'il avait la tête trop lourde et une jambe +de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté +informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle: +les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats +dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en jouant aux dés +et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l'oeil sur nous autres. Les +familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont +beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison; ils nous +dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade; +c'est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, +qu'un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait +pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit +de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres; et encore le +paye-t-on pour cela. + +LE MARCHAND. + +Peste! peste! comme vous y allez! vous avez l'air de savoir tout cela +par coeur; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, +voisin Mondella. + +L'ORFÈVRE. + +Et quand on me bannirait comme tant d'autres! On vit à Rome aussi bien +qu'ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui +la font! + +_Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.--Passe un bourgeois, avec +sa femme._ + +LA FEMME. + +Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C'est un bonheur pour +Nicolo Nasi d'avoir un gendre comme celui-là. Tiens! le bal dure +encore.--Regarde donc toutes ces lumières. + +LE BOURGEOIS. + +Et nous, notre fille, quand la marierons-nous? + +LA FEMME. + +Comme tout est illuminé! Danser encore à l'heure qu'il est, c'est là +une jolie fête!--On dit que le duc y est. + +LE BOURGEOIS. + +Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un moyen commode +de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des +hallebardes à la porte d'une noce! Que le bon Dieu protège la ville! +Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d'Allemands, de +leur damnée forteresse. + +LA FEMME. + +Regarde donc le joli masque. Ah! la belle robe! Hélas! tout cela coûte +très cher, et nous sommes bien pauvres à la maison. + +_Ils sortent._ + +UN SOLDAT, _au marchand_. + +Gare, canaille! laisse passer les chevaux. + +LE MARCHAND. + +Canaille toi-même, Allemand du diable! + +_Le soldat le frappe de sa pique._ + +LE MARCHAND, _se retirant_. + +Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là maltraitent les +citoyens. + +_Il rentre chez lui._ + +L'ÉCOLIER, _à son camarade._ + +Vois-tu celui-là qui ôte son masque? C'est Palla Ruccellai. Un fier +luron! Ce petit-là, à côté de lui, c'est Thomas Strozzi, Masaccio, +comme on dit. + +UN PAGE, _criant._ + +Le cheval de son Altesse! + +LE SECOND ÉCOLIER. + +Allons-nous-en, voilà le duc qui sort. + +LE PREMIER ÉCOLIER. + +Crois-tu pas qu'il va te manger? + +_La foule s'augmente à la porte._ + +L'ÉCOLIER. + +Celui-là, c'est Nicolini; celui-là, c'est le provéditeur. + +_Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de +même, tous deux masqués._ + +LE DUC, _montant à cheval_. + +Viens-tu, Julien? + +SALVIATI. + +Non, Altesse, pas encore. + +_Il lui parle à l'oreille._ + +LE DUC. + +Bien, bien, ferme! + +SALVIATI. + +Elle est belle comme un démon.--Laissez-moi faire; si je peux me +débarrasser de ma femme... + +_Il rentre dans le bal._ + +LE DUC. + +Tu es gris, Salviati; le diable m'emporte! tu vas de travers. + +_Il part avec sa suite._ + +L'ÉCOLIER. + +Maintenant que voilà le duc parti, il n'y en a pas pour longtemps. + +_Les masques sortent de tous côtés._ + +LE SECOND ÉCOLIER. + +Rose, vert, bleu, j'en ai plein les yeux; la tête me tourne. + +UN BOURGEOIS. + +Il paraît que le souper a duré longtemps: en voilà deux qui ne peuvent +plus se tenir. + +_Le provéditeur monte à cheval; une bouteille cassée lui tombe sur +l'épaule._ + +LE PROVÉDITEUR. + +Eh! ventrebleu! quel est l'assommeur, ici? + +UN MASQUE. + +Eh! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini? Tenez! regardez à la +fenêtre; c'est Lorenzo avec sa robe de nonne. + +LE PROVÉDITEUR. + +Lorenzaccio, le diable soit de toi! tu as blessé mon cheval. + +_La fenêtre se ferme._ + +Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses! un gredin qui +n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des +espiègleries d'écolier en vacances. + +_Il sort.--Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien +Salviati; il lui tient l'étrier. Elle monte à cheval; un écuyer et une +gouvernante la suivent._ + +SALVIATI. + +La jolie jambe, chère fille! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé +la moelle de mes os. + +LOUISE. + +Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier. + +SALVIATI. + +Quels yeux tu as, mon cher coeur! quelle belle épaule à essuyer, +tout humide et si fraîche! Que faut-il te donner pour être ta +camériste cette nuit? Le joli pied à déchausser! + +LOUISE. + +Lâche mon pied, Salviati. + +SALVIATI. + +Non, par le corps de Bacchus! jusqu'à ce que tu m'aies dit quand nous +coucherons ensemble. + +_Louise frappe son cheval et part au galop._ + +UN MASQUE, _à Salviati_. + +La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise;--vous l'avez fâchée, +Salviati. + +SALVIATI. + +Baste! colère de jeune fille et pluie du matin... + +_Il sort._ + + +SCÈNE III + +_Chez le marquis de Cibo._ + +LE MARQUIS, _en habit de voyage_, LA MARQUISE, ASCANIO, LE CARDINAL +CIBO, _assis_. + + +LE MARQUIS, _embrassant son fils_. + +Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande épée qui te +traîne entre les jambes. Prends patience: Massa n'est pas bien loin, +et je te rapporterai un bon cadeau. + +LA MARQUISE. + +Adieu, Laurent; revenez, revenez! + +LE CARDINAL. + +Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon +frère part pour la Palestine? Il ne court pas grand danger dans ses +terres, je crois. + +LE MARQUIS. + +Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes. + +_Il embrasse sa femme._ + +LE CARDINAL. + +Je voudrais seulement que l'honnêteté n'eût pas cette apparence. + +LA MARQUISE. + +L'honnêteté n'a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal? +sont-elles toutes au repentir ou à la crainte? + +LE MARQUIS. + +Non, par le ciel! car les meilleures sont à l'amour. N'essuyez pas +celles-ci sur mon visage, le vent s'en chargera en route: qu'elles se +sèchent lentement! Eh bien! ma chère, vous ne me dites rien pour vos +favoris? n'emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue +sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon +vieux patrimoine? + +LA MARQUISE. + +Ah! mes pauvres cascatelles! + +LE MARQUIS. + +C'est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes sans vous. +(_Plus bas._) Elles ont été joyeuses autrefois, n'est-il pas vrai, +Ricciarda? + +LA MARQUISE. + +Emmenez-moi! + +LE MARQUIS. + +Je le ferais si j'étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille +mine de soldat. N'en parlons plus;--ce sera l'affaire d'une semaine. +Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles +et solitaires; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de +trace dans ses allées chéries. C'est à moi de compter mes vieux troncs +d'arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d'herbe +de mes bois; les métayers et leurs boeufs, tout cela me regarde. A +la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et +je vous emmène alors. + +LA MARQUISE. + +La première fleur de notre belle pelouse m'est toujours chère. +L'hiver est si long! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne +reviendront jamais. + +ASCANIO. + +Quel cheval as-tu, mon père, pour t'en aller? + +LE MARQUIS. + +Viens avec moi dans la cour, tu le verras. + +_Il sort.--La marquise reste seule avec le cardinal.--Un silence._ + +LE CARDINAL. + +N'est-ce pas aujourd'hui que vous m'avez demandé d'entendre votre +confession, marquise? + +LA MARQUISE. + +Dispensez-m'en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si Votre Éminence est +libre, ou demain, comme elle voudra.--Ce moment-ci n'est pas à moi. + +_Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari._ + +LE CARDINAL. + +Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, +j'envierais le sort de mon frère.--Un si court voyage, si simple, si +tranquille!--une visite à une de ses terres qui n'est qu'à quelques +pas d'ici!--une absence d'une semaine,--et tant de tristesse, une si +douce tristesse, veux-je dire, à son départ! Heureux celui qui sait +se faire aimer ainsi après sept années de mariage!--N'est-ce pas sept +années, marquise? + +LA MARQUISE. + +Oui, cardinal; mon fils a six ans. + +LE CARDINAL. + +Étiez-vous hier à la noce des Nasi? + +LA MARQUISE. + +Oui, j'y étais. + +LE CARDINAL. + +Et le duc en religieuse? + +LA MARQUISE. + +Pourquoi le duc en religieuse? + +LE CARDINAL. + +On m'avait dit qu'il avait pris ce costume; il se peut qu'on m'ait +trompé. + +LA MARQUISE. + +Il l'avait en effet. Ah! Malaspina, nous sommes dans un triste temps +pour toutes les choses saintes! + +LE CARDINAL. + +On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, +prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile +à la sainte Église catholique. + +LA MARQUISE. + +L'exemple est à craindre, et non l'intention. Je ne suis pas comme +vous; cela m'a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui +se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu +sait où elles mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, +et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas +toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées des +actions. + +LE CARDINAL. + +Bon, bon! le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet +des nonnes lui allait à ravir. + +LA MARQUISE. + +On ne peut mieux; il n'y manquait que quelques gouttes du sang de son +cousin, Hippolyte de Médicis. + +LE CARDINAL. + +Et le bonnet de la Liberté, n'est-il pas vrai, petite soeur? Quelle +haine pour ce pauvre duc! + +LA MARQUISE. + +Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence +soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire civil du pape, comme +Baccio est son commissaire religieux? Cela vous est égal, à vous, +frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la +citadelle des ombres allemandes? que César parle ici dans toutes +les bouches? que la débauche serve d'entremetteuse à l'esclavage, et +secoue ses grelots sur les sanglots du peuple? Ah! le clergé sonnerait +au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour +réveiller l'aigle impérial, s'il s'endormait sur nos pauvres toits. + +_Elle sort._ + +LE CARDINAL, _seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse_. + +Agnolo! + +_Entre un page._ + +Quoi de nouveau aujourd'hui? + +AGNOLO. + +Cette lettre, monseigneur. + +LE CARDINAL. + +Donne-la-moi. + +AGNOLO. + +Hélas! Éminence, c'est un péché. + +LE CARDINAL. + +Rien n'est un péché quand on obéit à un prêtre de l'Église romaine. + +_Agnolo remet la lettre._ + +Cela est comique d'entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et +de la voir courir à un rendez-vous d'amour avec le cher tyran, toute +baignée de larmes républicaines. + +_Il ouvre la lettre et lit._ + +«Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre et +celui de nos deux maisons.» + +Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d'énergie. Que +la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux +mois de cour presque assidue, c'est beaucoup pour Alexandre; ce doit +être assez pour Ricciarda Cibo. + +_Il rend la lettre au page._ + +Remets cela chez ta maîtresse; tu es toujours muet, n'est-ce pas? +Compte sur moi. + +_Il lui donne sa main à baiser et sort._ + + +SCÈNE IV + +_Une cour du palais du duc._ + +LE DUC ALEXANDRE, _sur une terrasse; des pages exercent des chevaux +dans la cour. Entrent_ VALORI ET SIRE MAURICE. + + +LE DUC, _à Valori_. + +Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de +Rome? + +VALORI. + +Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse, et fait les +voeux les plus ardents pour sa prospérité. + +LE DUC. + +Rien que des voeux, Valori? + +VALORI. + +Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop +d'indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue; +et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à Votre +Altesse. + +LE DUC. + +Voilà, pardieu! un beau cheval, sire Maurice! Eh! quelle croupe de +diable! + +SIRE MAURICE. + +Superbe, Altesse. + +LE DUC. + +Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques +mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi; +mais, par Bacchus, ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre +qui sent la hache d'une lieue. Allons! voyons, Valori, qu'est-ce que +c'est? + +VALORI. + +Je suis un prêtre, Altesse; si les paroles que mon devoir me force +à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d'une manière +aussi sévère, mon coeur me défend d'y ajouter un mot. + +LE DUC. + +Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu! le seul +prêtre honnête homme que j'aie vu de ma vie. + +VALORI. + +Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit; +et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants. + +LE DUC. + +Ainsi donc, point d'explications? + +SIRE MAURICE. + +Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile à expliquer. + +LE DUC. + +Eh bien? + +SIRE MAURICE. + +Les désordres de la cour irritent le pape. + +LE DUC. + +Que dis-tu là, toi? + +SIRE MAURICE. + +J'ai dit les désordres de la cour, Altesse; les actions du duc n'ont +d'autre juge que lui-même. C'est Lorenzo de Médicis que le pape +réclame comme transfuge de sa justice. + +LE DUC. + +De sa justice? Il n'a jamais offensé de pape, à ma connaissance, que +Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer. + +SIRE MAURICE. + +Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour +d'ivresse, avait décapité les statues de l'arc de Constantin. Paul III +ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine. + +LE DUC. + +Ah parbleu! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon! Si la débauche +l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre +Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano? Cette mutilation +revient toujours sur l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je +trouve cela drôle, d'avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre. +Je protège les arts comme un autre, et j'ai chez moi les premiers +artistes de l'Italie; mais je n'entends rien au respect du pape pour +ces statues, qu'il excommunierait demain, si elles étaient en chair et +en os. + +SIRE MAURICE. + +Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement de Votre +Altesse n'est pas entouré d'un profond respect, il ne saurait être +solide. Le peuple appelle Lorenzo Lorenzaccio: on sait qu'il dirige +vos plaisirs, et cela suffit. + +LE DUC. + +Paix! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d'Alexandre. + +_Entre le cardinal Cibo._ + +Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est +scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que +cela fait tort à mon gouvernement. + +LE CARDINAL. + +Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie romaine une +harangue en latin contre le mutilateur de l'arc de Constantin. + +LE DUC. + +Allons donc, vous me mettriez en colère! Renzo, un homme à craindre! +le plus fieffé poltron! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé! +un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir +l'ombre à son côté! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, +un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet! Non, non, +je n'ai pas encore peur des ombres. Eh! corps de Bacchus! que me font +les discours latins et les quolibets de ma canaille! J'aime Lorenzo, +moi, et, par la mort de Dieu! il restera ici. + +LE CARDINAL. + +Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour +Florence, mais pour vous, duc. + +LE DUC. + +Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité? + +_Il lui parle bas._ + +Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains +entêtés qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le +sais. Il est glissant comme une anguille; il se fourre partout et me +dit tout. N'a-t-il pas trouvé moyen d'établir une correspondance avec +tous ces Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon entremetteur; mais +croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. +Tenez! + +_Lorenzo paraît au fond d'une galerie basse._ + +Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. +Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à +peine assez fermes pour soutenir un éventail; ce visage morne, qui +sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un +homme à craindre? Allons, allons! vous vous moquez de lui. Hé! Renzo, +viens donc ici; voilà sire Maurice qui te cherche dispute. + +LORENZO, _montant l'escalier de la terrasse_. + +Bonjour, messieurs les amis de mon cousin! + +LE DUC. + +Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu +la nouvelle? Mon ami, on t'excommunie en latin, et sire Maurice +t'appelle un homme dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori, +il est trop honnête homme pour prononcer ton nom. + +LORENZO. + +Pour qui dangereux, Éminence? pour les filles de joie, ou pour les +saints du paradis? + +LE CARDINAL. + +Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres +chiens. + +LORENZO. + +Une insulte de prêtre doit se faire en latin. + +SIRE MAURICE. + +Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre. + +LORENZO. + +Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi, j'avais le soleil +dans les yeux; mais vous avez un bon visage et votre habit me paraît +tout neuf. + +SIRE MAURICE. + +Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon +grand-père. + +LORENZO. + +Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, +envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, +pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues. + +SIRE MAURICE. + +Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. A +votre place, je prendrais une épée. + +LORENZO. + +Si on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur, je suis un +pauvre amant de la science. + +SIRE MAURICE. + +Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est une arme trop +vile; chacun fait usage des siennes. + +_Il tire son épée._ + +VALORI. + +Devant le duc, l'épée nue! + +LE DUC, _riant_. + +Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de +témoin; qu'on lui donne une épée! + +LORENZO. + +Monseigneur, que dites-vous là? + +LE DUC. + +Eh bien! ta gaieté s'évanouit si vite? Tu trembles, cousin? Fi donc! +tu fais honte au nom des Médicis. Je ne suis qu'un bâtard, et je +le porterais mieux que toi, qui es légitime! Une épée, une épée! un +Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute +la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût. + +LORENZO. + +Son Altesse se rit de moi. + +LE DUC. + +J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée! + +_Il prend l'épée d'un page et la présente à Lorenzo._ + +VALORI. + +Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en +présence de Votre Altesse est un crime punissable dans l'intérieur du +palais. + +LE DUC. + +Qui parle ici, quand je parle? + +VALORI. + +Votre Altesse ne peut avoir eu d'autre dessein que celui de s'égayer +un instant, et sire Maurice lui-même n'a point agi dans une autre +pensée. + +LE DUC. + +Et vous ne voyez pas que je plaisante encore! Qui diable pense ici +à une affaire sérieuse? Regardez Renzo, je vous en prie: ses genoux +tremblent; il serait devenu pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle +contenance, juste Dieu! je crois qu'il va tomber. + +_Lorenzo chancelle; il s'appuie sur la balustrade et glisse à terre +tout d'un coup._ + +LE DUC, _riant aux éclats_. + +Quand je vous le disais! personne ne le sait mieux que moi; la seule +vue d'une épée le fait trouver mal. Allons! chère Lorenzetta, fais-toi +emporter chez ta mère. + +_Les pages relèvent Lorenzo._ + +SIRE MAURICE. + +Double poltron! fils de catin! + +LE DUC. + +Silence! sire Maurice; pesez vos paroles, c'est moi qui vous le dis +maintenant; pas de ces mots-là devant moi. + +_Sire Maurice sort._ + +VALORI. + +Pauvre jeune homme! + +LE CARDINAL, _resté seul avec le duc_. + +Vous croyez à cela, monseigneur? + +LE DUC. + +Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas. + +LE CARDINAL. + +Hum! c'est bien fort. + +LE DUC. + +C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous qu'un +Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir? D'ailleurs +ce n'est pas la première fois que cela lui arrive; jamais il n'a pu +voir une épée. + +LE CARDINAL. + +C'est bien fort, c'est bien fort! + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE V + +_Devant l'église de Saint-Miniato à Montolivet.--La foule sort de +l'église._ + + +UNE FEMME, _à sa voisine_. + +Retournez-vous ce soir à Florence? + +LA VOISINE. + +Je ne reste jamais plus d'une heure ici, et je n'y viens jamais qu'un +seul vendredi[B]; je ne suis pas assez riche pour m'arrêter à la +foire; ce n'est pour moi qu'une affaire de dévotion, et que cela +suffise pour mon salut, c'est tout ce qu'il me faut. + +[Note B: On allait à Montolivet tous les vendredis de certains +mois: c'était à Florence ce que Longchamp était autrefois à Paris: +les marchands y trouvaient l'occasion d'une foire et y transportaient +leurs boutiques. (_Note de l'auteur._)] + +UNE DAME DE LA COUR, _à une autre_. + +Comme il a bien prêché! c'est le confesseur de ma fille. + +_Elle s'approche d'une boutique._ + +Blanc et or, cela fait bien le soir; mais le jour, le moyen d'être +propre avec cela! + +_Le marchand et l'orfèvre devant leurs boutiques avec quelques +cavaliers._ + +L'ORFÈVRE. + +La citadelle! voilà ce que le peuple ne souffrira jamais, voir tout +d'un coup s'élever sur la ville cette nouvelle tour de Babel, au +milieu du plus maudit baragouin; les Allemands ne pousseront jamais à +Florence, et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien. + +LE MARCHAND. + +Voyez, mesdames; que Vos Seigneuries acceptent un tabouret sous mon +auvent. + +UN CAVALIER. + +Tu es du vieux sang florentin, père Mondella; la haine de la tyrannie +fait encore trembler tes doigts ridés sur tes ciselures précieuses, au +fond de ton cabinet de travail. + +L'ORFÈVRE. + +C'est vrai, Excellence. Si j'étais un grand artiste, j'aimerais les +princes, parce qu'eux seuls peuvent faire entreprendre de grands +travaux; les grands artistes n'ont pas de patrie; moi, je fais des +saints ciboires et des poignées d'épée. + +UN AUTRE CAVALIER. + +A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand +gaillard qui gesticule devant des badauds? Il frappe son verre sur la +table; si je ne me trompe, c'est ce hâbleur de Cellini. + +LE PREMIER CAVALIER. + +Allons-y donc, et entrons; avec un verre de vin dans la tête, il est +curieux à entendre, et probablement quelque bonne histoire est en +train. + +_Ils sortent.--Deux bourgeois s'assoient._ + +PREMIER BOURGEOIS. + +Il y a eu une émeute à Florence? + +DEUXIÈME BOURGEOIS. + +Presque rien.--Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le +Vieux-Marché. + +PREMIER BOURGEOIS. + +Quelle pitié pour les familles! + +DEUXIÈME BOURGEOIS. + +Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que fasse la jeunesse +d'un gouvernement comme le nôtre? On vient crier à son de trompe que +César est à Bologne, et les badauds répètent: «César est à Bologne,» +en clignant des yeux d'un air d'importance, sans réfléchir à ce qu'on +y fait. Le jour suivant, ils sont plus heureux encore d'apprendre et +de répéter: «Le pape est à Bologne avec César.» Que s'ensuit-il? Une +réjouissance publique, ils n'en voient pas davantage; et puis un beau +matin ils se réveillent tout endormis des fumées du vin impérial, +et ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des +Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, on leur répond que c'est +leur roi. Le pape et l'empereur sont accouchés d'un bâtard qui a droit +de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nommer sa +mère. + +L'ORFÈVRE, _s'approchant_. + +Vous parlez en patriote, ami; je vous conseille de prendre garde à ce +flandrin. + +_Passe un officier allemand._ + +L'OFFICIER. + +Ôtez-vous de là, messieurs; des dames veulent s'asseoir. + +_Deux dames de la cour entrent et s'assoient._ + +PREMIÈRE DAME. + +Cela est de Venise? + +LE MARCHAND. + +Oui, Magnifique Seigneurie; vous en lèverai-je quelques aunes? + +PREMIÈRE DAME. + +Si tu veux. J'ai cru voir passer Julien Salviati. + +L'OFFICIER. + +Il va et vient à la porte de l'église; c'est un galant. + +DEUXIÈME DAME. + +C'est un insolent. Montrez-moi des bas de soie. + +L'OFFICIER. + +Il n'y en aura pas d'assez petits pour vous. + +PREMIÈRE DAME. + +Laissez donc, vous ne savez que dire. Puisque vous voyez Julien, allez +lui dire que j'ai à lui parler. + +L'OFFICIER. + +J'y vais et je le ramène. + +_Il sort._ + +PREMIÈRE DAME. + +Il est bête à faire plaisir, ton officier; que peux-tu faire de cela? + +DEUXIÈME DAME. + +Tu sauras qu'il n'y a rien de mieux que cet homme-là. + +_Elles s'éloignent.--Entre le prieur de Capoue._ + +LE PRIEUR. + +Donnez-moi un verre de limonade, brave homme. + +_Il s'assoit._ + +UN DES BOURGEOIS. + +Voilà le prieur de Capoue; c'est là un patriote! + +_Les deux bourgeois se rassoient._ + +LE PRIEUR. + +Vous venez de l'église, messieurs? que dites-vous du sermon? + +LE BOURGEOIS. + +Il était beau, seigneur prieur. + +DEUXIÈME BOURGEOIS, _à l'orfèvre_. + +Cette noblesse des Strozzi est chère au peuple, parce qu'elle n'est +pas fière. N'est-il pas agréable de voir un grand seigneur adresser +librement la parole à ses voisins d'une manière affable? Tout cela +fait plus qu'on ne pense. + +LE PRIEUR. + +S'il faut parler franchement, j'ai trouvé le sermon trop beau; +j'ai prêché quelquefois, et je n'ai jamais tiré grande gloire du +tremblement des vitres; mais une petite larme sur la joue d'un brave +homme m'a toujours été d'un grand prix. + +_Entre Salviati._ + +SALVIATI. + +On m'a dit qu'il y avait ici des femmes qui me demandaient tout à +l'heure; mais je ne vois de robe ici que la vôtre, prieur. Est-ce que +je me trompe? + +LE MARCHAND. + +Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont éloignées; mais +je pense qu'elles vont revenir. Voilà dix aunes d'étoffes et quatre +paires de bas pour elles. + +SALVIATI, _s'asseyant_. + +Voilà une jolie femme qui passe.--Où diable l'ai-je donc vue?--Ah! +parbleu! c'est dans mon lit. + +LE PRIEUR, _au bourgeois_. + +Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressée au duc. + +LE BOURGEOIS. + +Je le dis tout haut: c'est la supplique adressée par les bannis. + +LE PRIEUR. + +En avez-vous dans votre famille? + +LE BOURGEOIS. + +Deux, Excellence: mon père et mon oncle; il n'y a plus que moi d'homme +à la maison. + +LE DEUXIÈME BOURGEOIS, _à l'orfèvre_. + +Comme ce Salviati a une méchante langue! + +L'ORFÈVRE. + +Cela n'est pas étonnant: un homme à moitié ruiné, vivant des +générosités de ces Médicis, et marié comme il l'est à une femme +déshonorée partout! Il voudrait qu'on dît de toutes les femmes +possibles ce qu'on dit de la sienne. + +SALVIATI. + +N'est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre? + +LE MARCHAND. + +Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de notre noblesse me sont +inconnues. Si je ne me trompe, elle donne la main à sa soeur +cadette. + +SALVIATI. + +J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de Nasi; elle a, +ma foi, une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier +jour. + +LE PRIEUR, _se retournant_. + +Comment l'entendez-vous? + +SALVIATI. + +Cela est clair, elle me l'a dit. Je lui tenais l'étrier, ne pensant +guère à malice; je ne sais par quelle distraction je lui pris la +jambe, et voilà comme tout est venu. + +LE PRIEUR. + +Julien, je ne sais pas si tu sais que c'est de ma soeur que tu +parles. + +SALVIATI. + +Je le sais très bien; toutes les femmes sont faites pour coucher avec +les hommes, et ta soeur peut bien coucher avec moi. + +LE PRIEUR _se lève_. + +Vous dois-je quelque chose, brave homme? + +_Il jette une pièce de monnaie sur la table et sort._ + +SALVIATI. + +J'aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos sur sa soeur a fait +oublier le reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu +de Florence s'est réfugiée chez ces Strozzi? Le voilà qui se retourne. +Écarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur. + +_Il sort._ + + +SCÈNE VI. + +_Le bord de l'Arno._ + +MARIE SODERINI, CATHERINE. + + +CATHERINE. + +Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent +le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite +cloche de cristal. C'est une singulière chose que toutes les harmonies +du soir avec le bruit lointain de cette ville. + +MARIE. + +Il est temps de rentrer; noue ton voile autour de ton cou. + +CATHERINE. + +Pas encore, à moins que vous n'ayez froid. Regardez, ma mère +chérie[C]; que le ciel est beau! Que tout cela est vaste et +tranquille! Comme Dieu est partout! Mais vous baissez la tête, vous +êtes inquiète depuis ce matin. + +[Note C: Catherine Ginori est belle-soeur de Marie; elle lui +donne le nom de _mère_, parce qu'il y a entre elles une différence +d'âge très grande; Catherine n'a guère que vingt-deux ans. (_Note de +l'auteur_.)] + +MARIE. + +Inquiète, non, mais affligée. N'as-tu pas entendu répéter cette fatale +histoire de Lorenzo? Le voilà la fable de Florence. + +CATHERINE. + +O ma mère! la lâcheté n'est point un crime; le courage n'est pas +une vertu: pourquoi la faiblesse est-elle blâmable? Répondre des +battements de son coeur est un triste privilège; Dieu seul peut le +rendre noble et digne d'admiration. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il +pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes? Une femme qui +n'a peur de rien n'est pas aimable, dit-on. + +MARIE. + +Aimerais-tu un homme qui a peur? Tu rougis, Catherine; Lorenzo est ton +neveu, tu ne peux pas l'aimer; mais figure-toi qu'il s'appelle de tout +autre nom, qu'en penserais-tu? Quelle femme voudrait s'appuyer sur son +bras pour monter à cheval? Quel homme lui serrerait la main? + +CATHERINE. + +Cela est triste, et cependant ce n'est pas de cela que je le plains. +Son coeur n'est peut-être pas celui d'un Médicis; mais hélas! c'est +encore moins celui d'un honnête homme. + +MARIE. + +N'en parlons pas, Catherine;--il est assez cruel pour une mère de ne +pouvoir parler de son fils. + +CATHERINE. + +Ah! cette Florence! c'est là qu'on l'a perdu! N'ai-je pas vu briller +quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition? Sa jeunesse +n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? Et souvent encore +aujourd'hui il me semble qu'un éclair rapide...--Je me dis malgré moi +que tout n'est pas mort en lui. + +MARIE. + +Ah! tout cela est un abîme! Tant de facilité, un si doux amour de la +solitude! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en +le voyant rentrer de son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros +livres sous le bras; mais un saint amour de la vérité brillait sur +ses lèvres et dans ses yeux noirs. Il lui fallait s'inquiéter de tout, +dire sans cesse: «Celui-là est pauvre, celui-là est ruiné; comment +faire?» Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque! +Catherine, Catherine, que de fois je l'ai baisé au front en pensant au +père de la patrie! + +CATHERINE. + +Ne vous affligez pas. + +MARIE. + +Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j'en parle sans cesse. Il +y a de certaines choses, vois-tu, les mères ne s'en taisent que dans +le silence éternel. Que mon fils eût été un débauché vulgaire, que le +sang des Soderini eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes +veines, je ne me désespérerais pas; mais j'ai espéré et j'ai eu raison +de le faire. Ah! Catherine, il n'est même plus beau; comme une fumée +malfaisante, la souillure de son coeur lui est montée au visage. +Le sourire, ce doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable aux +fleurs, s'est enfui de ses joues couleur de soufre, pour y laisser +grommeler une ironie ignoble et le mépris de tout. + +CATHERINE. + +Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange. + +MARIE. + +Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône? N'aurait-il pas pu y +faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la plus belle +jeunesse du monde, et couronner d'un diadème d'or tous mes songes +chéris? Ne devais-je pas m'attendre à cela? Ah! Cattina, pour dormir +tranquille, il faut n'avoir jamais fait certains rêves. Cela est +trop cruel d'avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les +cantiques des anges, de s'y être endormie, bercée par son fils, et de +se réveiller dans une masure ensanglantée, pleine de débris d'orgie et +de restes humains, dans les bras d'un spectre hideux qui vous tue en +vous appelant encore du nom de mère. + +CATHERINE. + +Des ombres silencieuses commencent à marcher sur la route; rentrons, +Marie, tous ces bannis me font peur. + +MARIE. + +Pauvres gens! ils ne doivent que faire pitié! Ah! ne puis-je voir un +seul objet qu'il ne m'entre une épine dans le coeur? Ne puis-je +plus ouvrir les yeux? Hélas! ma Cattina, ceci est encore l'ouvrage de +Lorenzo. Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui; il n'en +est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés de leur patrie, +que mon fils n'ait trahi. Leurs lettres, signées de leur nom, sont +montrées au duc. C'est ainsi qu'il fait tourner à un infâme +usage jusqu'à la glorieuse mémoire de ses aïeux. Les républicains +s'adressent à lui comme à l'antique rejeton de leur protecteur; sa +maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mêmes y viennent. Pauvre +Philippe! il y aura une triste fin pour tes cheveux gris! Ah! ne +puis-je voir une fille sans pudeur, un malheureux privé de sa famille, +sans que tout cela me crie: Tu es la mère de nos malheurs! Quand +serai-je là? + +_Elle frappe la terre._ + +CATHERINE. + +Ma pauvre mère, vos larmes se gagnent. + +_Elles s'éloignent.--Le soleil est couché.--Un groupe de bannis se +forme au milieu d'un champ._ + +UN DES BANNIS. + +Où allez-vous? + +UN AUTRE. + +A Pise; et vous? + +LE PREMIER. + +A Rome. + +UN AUTRE. + +Et moi à Venise; en voilà deux qui vont à Ferrare; que +deviendrons-nous ainsi éloignés les uns des autres? + +UN QUATRIÈME. + +Adieu, voisin, à des temps meilleurs. + +_Il s'en va._ + +Adieu; pour nous, nous pouvons aller ensemble jusqu'à la croix de la +Vierge. + +_Il sort avec un autre.--Arrive Maffio._ + +LE PREMIER BANNI. + +C'est toi, Maffio? par quel hasard es-tu ici? + +MAFFIO. + +Je suis des vôtres. Vous saurez que le duc a enlevé ma soeur; j'ai +tiré l'épée; une espèce de tigre avec des membres de fer s'est jeté à +mon cou et m'a désarmé. Après quoi j'ai reçu l'ordre de sortir de la +ville, et une bourse à moitié pleine de ducats. + +LE SECOND BANNI. + +Et ta soeur, où est-elle? + +MAFFIO. + +On me l'a montrée ce soir sortant du spectacle dans une robe +comme n'en a pas l'impératrice; que Dieu lui pardonne! Une vieille +l'accompagnait, qui a laissé trois de ses dents à la sortie. Jamais je +n'ai donné de ma vie un coup de poing qui m'a fait ce plaisir-là. + +LE TROISIÈME BANNI. + +Qu'ils crèvent tous dans leur fange crapuleuse, et nous mourrons +contents. + +LE QUATRIÈME. + +Philippe Strozzi nous écrira à Venise; quelque jour nous serons tous +étonnés de trouver une armée à nos ordres. + +LE TROISIÈME. + +Que Philippe vive longtemps! Tant qu'il y aura un cheveu sur sa tête, +la liberté de l'Italie n'est pas morte. + +_Une partie du groupe se détache; tous les bannis s'embrassent._ + +UNE VOIX. + +A des temps meilleurs! + +UNE AUTRE. + +A des temps meilleurs! + +_Deux bannis montent sur une plate-forme d'où l'on découvre la ville._ + +LE PREMIER. + +Adieu, Florence, peste de l'Italie! adieu, mère stérile, qui n'as plus +de lait pour tes enfants! + +LE SECOND. + +Adieu, Florence la bâtarde, spectre hideux de l'antique Florence! +adieu, fange sans nom! + +TOUS LES BANNIS. + +Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de tes femmes! maudits +soient les sanglots! maudits les prières de tes églises, le pain de +tes blés, l'air de tes rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton +sang corrompu! + +FIN DE L'ACTE PREMIER. + + + + +ACTE DEUXIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_Chez les Strozzi._ + + +PHILIPPE, _dans son cabinet_. + +Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement! le vieux Galeazzo +et le petit Maffio bannis, sa soeur corrompue, devenue une fille +publique en une nuit! Pauvre petite! Quand l'éducation des basses +classes sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles de +rire lorsque leurs parents pleurent? La corruption est-elle donc +une loi de nature? Ce qu'on appelle la vertu, est-ce donc l'habit du +dimanche qu'on met pour aller à la messe? Le reste de la semaine, on +est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens +passer. Pauvre humanité! quel nom portes-tu donc? celui de ta race, +ou celui de ton baptême? Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache +originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq +mille ans que nous jaunissons avec nos livres? Qu'il t'est facile à +toi, dans le silence du cabinet, de tracer d'une main légère une ligne +mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc! qu'il t'est facile +de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et un peu +d'encre! Mais l'architecte qui a dans son pupitre des milliers de +plans admirables ne peut soulever de terre le premier pavé de son +édifice, quand il vient se mettre à l'ouvrage avec son dos voûté et +ses idées obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu'un +rêve, cela est pourtant dur; que le mal soit irrévocable, éternel, +impossible à changer, non! Pourquoi le philosophe qui travaille pour +tous regarde-t-il autour de lui? voilà le tort. Le moindre insecte +qui passe devant ses yeux lui cache le soleil: allons-y donc plus +hardiment; la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne +serait qu'un mot, c'est quelque chose, puisque les peuples se lèvent +quand il travers l'air... Ah! bonjour, Léon. + +_Entre le prieur de Capoue._ + +LE PRIEUR. + +Je viens de la foire de Montolivet. + +PHILIPPE. + +Était-ce beau? Te voilà aussi, Pierre? Assieds-toi donc; j'ai à te +parler. + +_Entre Pierre Strozzi._ + +LE PRIEUR. + +C'était très beau, et je me suis assez amusé, sauf certaine +contrariété un peu trop forte que j'ai quelque peine à digérer. + +PIERRE. + +Bah! qu'est-ce que c'est donc? + +LE PRIEUR. + +Figurez-vous que j'étais entré dans une boutique pour prendre un verre +de limonade...--Mais non, cela est inutile, je suis un sot de m'en +souvenir. + +PHILIPPE. + +Que diable as-tu sur le coeur? tu parles comme une âme en peine. + +LE PRIEUR. + +Ce n'est rien; un méchant propos, rien de plus. Il n'y a aucune +importance à attacher à tout cela. + +PIERRE. + +Un propos? sur qui? sur toi? + +LE PRIEUR. + +Non pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d'un propos sur +moi! + +PIERRE. + +Sur qui donc? Allons! parle, si tu veux. + +LE PRIEUR. + +J'ai tort; on ne se souvient pas de ces choses-là, quand on sait la +différence d'un honnête homme à un Salviati. + +PIERRE. + +Salviati? Qu'a dit cette canaille? + +LE PRIEUR. + +C'est un misérable, tu as raison. Qu'importe ce qu'il peut dire! Un +homme sans pudeur, un valet de cour, qui, à ce qu'on raconte, a pour +femme la plus grande dévergondée! Allons! voilà qui est fait, je n'y +penserai pas davantage. + +PIERRE. + +Penses-y et parle, Léon; c'est-à-dire que cela me démange de lui +couper les oreilles. De qui a-t-il médit? De nous? de mon père? Ah! +sang du Christ, je ne l'aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache +cela, entends-tu? + +LE PRIEUR. + +Si tu y tiens, je te le dirai. Il s'est exprimé devant moi, dans une +boutique, d'une manière vraiment offensante sur le compte de notre +soeur. + +PIERRE. + +O mon Dieu! Dans quels termes? Allons! parle donc! + +LE PRIEUR. + +Dans les termes les plus grossiers. + +PIERRE. + +Diable de prêtre que tu es! tu me vois hors de moi d'impatience, et +tu cherches tes mots! Dis les choses comme elles sont; parbleu! un mot +est un mot; il n'y a pas de bon Dieu qui tienne. + +PHILIPPE. + +Pierre, Pierre! tu manques à ton frère. + +LE PRIEUR. + +Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu'elle le lui +avait promis. + +PIERRE. + +Qu'elle couch... Ah! mort de mort, de mille morts! Quelle heure +est-il? + +PHILIPPE. + +Où vas-tu? Allons! es-tu fait de salpêtre? Qu'as-tu à faire de cette +épée? tu en as une au côté. + +PIERRE. + +Je n'ai rien à faire; allons dîner; le dîner est servi. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE II + +_Le portail d'une église._ + +_Entrent_ LORENZO ET VALORI. + + +VALORI. + +Comment se fait-il que le duc n'y vienne pas? Ah! monsieur, quelle +satisfaction pour un chrétien que ces pompes magnifiques de l'Église +romaine! quel homme peut y être insensible? L'artiste ne trouve-t-il +pas là le paradis de son coeur? le guerrier, le prêtre et le +marchand n'y rencontrent-ils pas tout ce qu'ils aiment? Cette +admirable harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et +de tapisseries, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes +et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de ces +voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le +moine sévère et ennemi du plaisir; mais rien n'est plus beau, selon +moi, qu'une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi +les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux? La religion n'est +pas un oiseau de proie; c'est une colombe compatissante qui plane +doucement sur tous les rêves et sur tous les amours. + +LORENZO. + +Sans doute; ce que vous dites là est parfaitement vrai, et +parfaitement faux, comme tout au monde. + +TEBALDEO FRECCIA, _s'approchant de Valori_. + +Ah! monseigneur, qu'il est doux de voir un homme tel que Votre +Éminence parler ainsi de la tolérance et de l'enthousiasme sacré! +Pardonnez à un citoyen obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous +remercier de ce peu de paroles que je viens d'entendre. Trouver sur +les lèvres d'un honnête homme ce qu'on a soi-même dans le coeur, +c'est le plus grand des bonheurs qu'on puisse désirer. + +VALORI. + +N'êtes-vous pas le petit Freccia? + +TEBALDEO. + +Mes ouvrages ont peu de mérite; je sais mieux aimer les arts que je +ne sais les exercer. Ma jeunesse tout entière s'est passée dans les +églises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre +divin Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant leurs +ouvrages, dans une extase sans égale. Le chant de l'orgue me révèle +leur pensée, et me fait pénétrer dans leur âme; je regarde les +personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j'écoute, +comme si les cantiques du choeur sortaient de leurs bouches +entr'ouvertes; des bouffées d'encens aromatique passent entre eux et +moi dans une vapeur légère; je crois y voir la gloire de l'artiste; +c'est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu'un parfum +stérile, si elle ne montait à Dieu. + +VALORI. + +Vous êtes un vrai coeur d'artiste! venez à mon palais, et ayez +quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez. Je veux que +vous travailliez pour moi. + +TEBALDEO. + +C'est trop d'honneur que me fait Votre Éminence. Je suis un desservant +bien humble de la sainte religion de la peinture. + +LORENZO. + +Pourquoi remettre vos offres de service? Vous avez, il me semble, un +cadre dans les mains. + +TEBALDEO. + +Il est vrai; mais je n'ose le montrer à de si grands connaisseurs. +C'est une esquisse bien pauvre d'un rêve magnifique. + +LORENZO. + +Vous faites le portrait de vos rêves? Je ferai poser pour vous +quelques-uns des miens. + +TEBALDEO. + +Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont +représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. +Leur imagination était un arbre plein de sève; les bourgeons s'y +métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits; +bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et, quand ils +étaient mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur la terre +sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas! les +rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et +qu'on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer. + +_Il montre son tableau._ + +VALORI. + +Sans compliment, cela est beau; non pas du premier mérite, il est +vrai: pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-même? +Mais votre barbe n'est pas poussée, jeune homme. + +LORENZO. + +Est-ce un paysage ou un portrait? De quel côté faut-il le regarder, en +long ou en large? + +TEBALDEO. + +Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo-Santo. + +LORENZO. + +Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité? + +VALORI. + +Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands +yeux s'attristent à chacune de vos paroles. + +TEBALDEO. + +L'immortalité, c'est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y +arrivent en souriant. + +VALORI. + +Tu parles comme un élève de Raphaël. + +TEBALDEO. + +Seigneur, c'était mon maître. Ce que j'ai appris vient de lui. + +LORENZO. + +Viens chez moi; je le ferai peindre la Mazzafirra toute nue. + +TEBALDEO. + +Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art: je ne puis +faire le portrait d'une courtisane. + +LORENZO. + +Ton Dieu s'est bien donné la peine de la faire; tu peux bien te donner +celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence? + +TEBALDEO. + +Oui, monseigneur. + +LORENZO. + +Comment t'y prendrais-tu? + +TEBALDEO. + +Je me placerais à l'orient, sur la rive gauche de l'Arno. C'est de cet +endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable. + +LORENZO. + +Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues? + +TEBALDEO. + +Oui, monseigneur. + +LORENZO. + +Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu veux peindre un +mauvais lieu? + +TEBALDEO. + +On ne m'a point encore appris à parler ainsi de ma mère. + +LORENZO. + +Qu'appelles-tu ta mère? + +TEBALDEO. + +Florence, seigneur. + +LORENZO. + +Alors tu n'es qu'un bâtard, car ta mère n'est qu'une catin. + +TEBALDEO. + +Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le +plus sain; mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une +plante odorante qui guérit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a +quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte. + +LORENZO. + +Comment entends-tu ceci? + +TEBALDEO. + +Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillé d'une clarté +pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes à la harpe des anges; et le +zéphir peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord +une harmonie suave et délicieuse; mais la corde d'argent ne s'ébranle +qu'au passage du vent du nord. C'est la plus belle et la plus +noble; et cependant le toucher d'une rude main lui est favorable. +L'enthousiasme est frère de la souffrance. + +LORENZO. + +C'est-à-dire qu'un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me +ferai volontiers l'alchimiste de ton alambic; les larmes des peuples y +retombent en perles. Par la mort du diable! tu me plais. Les familles +peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la +cervelle de monsieur! Admirable poète! comment arranges-tu cela avec +ta piété? + +TEBALDEO. + +Je ne ris point du malheur des familles: je dis que la poésie est la +plus douce des souffrances, et qu'elle aime ses soeurs. Je plains +les peuples malheureux; mais je crois, en effet, qu'ils font les +grands artistes: les champs de bataille font pousser les moissons, les +terres corrompues engendrent le blé céleste. + +LORENZO. + +Ton pourpoint est usé; en veux-tu à ma livrée? + +TEBALDEO. + +Je n'appartiens à personne; quand la pensée veut être libre, le corps +doit l'être aussi. + +LORENZO. + +J'ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de +bâton. + +TEBALDEO. + +Pourquoi, monseigneur? + +LORENZO. + +Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par +accident? + +TEBALDEO. + +Je ne suis pas boiteux; que voulez-vous dire par-là? + +LORENZO. + +Tu es boiteux ou tu es fou. + +TEBALDEO. + +Pourquoi, monseigneur? vous vous riez de moi. + +LORENZO. + +Si tu n'étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d'être fou, +dans une ville où, en l'honneur de tes idées de liberté, le premier +valet d'un Médicis peut te faire assommer sans qu'on y trouve à +redire? + +TEBALDEO. + +J'aime ma mère Florence; c'est pourquoi je reste chez elle. Je sais +qu'un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, +selon le caprice de ceux qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce +stylet à ma ceinture. + +LORENZO. + +Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé +souvent de commettre, par partie de plaisir, des meurtres facétieux? + +TEBALDEO. + +Je le tuerais s'il m'attaquait. + +LORENZO. + +Tu me dis cela à moi? + +TEBALDEO. + +Pourquoi m'en voudrait-on? je ne fais de mal à personne. Je passe +les journées à l'atelier. Le dimanche, je vais à l'Annonciade ou à +Sainte-Marie; les moines trouvent que j'ai de la voix; ils me mettent +une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les +choeurs, quelquefois un petit solo: ce sont les seules occasions +où je vais en public. Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la +nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaît, et +je ne connais personne: à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile? + +LORENZO. + +Es-tu républicain? aimes-tu les princes? + +TEBALDEO. + +Je suis artiste; j'aime ma mère et ma maîtresse. + +LORENZO. + +Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau +d'importance pour le jour de mes noces. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE III + +_Chez la marquise de Cibo._ + + +LE CARDINAL, _seul_. + +Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse[D]! Que ton commissaire +apostolique s'enferme avec sa probité dans le cercle étroit de son +office, je remuerai d'une main ferme la terre glissante sur laquelle +il n'ose marcher. Tu attends cela de moi, je l'ai compris, et j'agirai +sans parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui j'étais lorsque +tu m'as placé auprès d'Alexandre sans me revêtir d'aucun titre qui me +donnât quelque pouvoir sur lui. C'est d'un autre qu'il se défiera, +en m'obéissant à son insu. Qu'il épuise sa force contre des ombres +d'hommes gonflés d'une ombre de puissance, je serai l'anneau invisible +qui l'attachera, pieds et poings liés, à la chaîne de fer dont Rome et +César tiennent les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, c'est +dans cette maison qu'est le marteau dont je me servirai. Alexandre +aime ma belle-soeur: que cet amour l'ait flattée, cela est croyable; +ce qui peut en résulter est douteux; mais ce qu'elle veut en faire, +c'est là ce qui est certain pour moi. Qui sait jusqu'où pourrait aller +l'influence d'une femme exaltée, même sur cet homme grossier, sur +cette armure vivante? Un si doux péché pour une si belle cause, cela +est tentant, n'est-il pas vrai, Ricciarda? Presser ce coeur de lion +sur ton faible coeur tout percé de flèches saignantes, comme celui +de saint Sébastien; parler, les yeux en pleurs, pendant que le tyran +adoré passera ses rudes mains dans ta chevelure dénouée; faire jaillir +d'un rocher l'étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice +de l'honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. Florence y +gagnerait tant, et ces bons maris n'y perdent rien! Mais il ne fallait +pas me prendre pour confesseur. + +La voici qui s'avance, son livre de prières à la main. Aujourd'hui +donc tout va s'éclairer; laisse seulement tomber ton secret dans +l'oreille du prêtre: le courtisan pourra bien en profiter; mais, en +conscience, il n'en dira rien. + +[Note D: Le pape Paul III. (_Note de l'auteur._)] + +_Entre la marquise de Cibo._ + +LE CARDINAL, _s'asseyant_. + +Me voilà prêt. + +_La marquise s'agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu._ + +LA MARQUISE. + +Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché. + +LE CARDINAL. + +Avez-vous dit votre _Confiteor_? Nous pouvons commencer, marquise. + +LA MARQUISE. + +Je m'accuse de mouvements de colère, de doutes irréligieux et +injurieux pour notre saint-père le pape. + +LE CARDINAL. + +Continuez. + +LA MARQUISE. + +J'ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l'évêque de Fano, que +la sainte Église catholique était un lieu de débauche. + +LE CARDINAL. + +Continuez. + +LA MARQUISE. + +J'ai écouté des discours contraires à la fidélité que j'ai jurée à mon +mari. + +LE CARDINAL. + +Qui vous a tenu ces discours? + +LA MARQUISE. + +J'ai lu une lettre écrite dans la même pensée. + +LE CARDINAL. + +Qui vous a écrit cette lettre? + +LA MARQUISE. + +Je m'accuse de ce que j'ai fait, et non de ce qu'ont fait les autres. + +LE CARDINAL. + +Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que je puisse vous +donner l'absolution en toute sécurité. Avant tout, dites-moi si vous +avez répondu à cette lettre. + +LA MARQUISE. + +J'y ai répondu de vive voix, mais non par écrit. + +LE CARDINAL. + +Qu'avez-vous répondu? + +LA MARQUISE. + +J'ai accordé à la personne qui m'avait écrit la permission de me voir +comme elle le demandait. + +LE CARDINAL. + +Comment s'est passée cette entrevue? + +LA MARQUISE. + +Je me suis accusée déjà d'avoir écouté des discours contraires à mon +honneur. + +LE CARDINAL. + +Comment y avez-vous répondu? + +LA MARQUISE. + +Comme il convient à une femme qui se respecte. + +LE CARDINAL. + +N'avez-vous point laissé entrevoir qu'on finirait par vous persuader? + +LA MARQUISE. + +Non, mon père. + +LE CARDINAL. + +Avez-vous annoncé à la personne dont il s'agit la résolution de ne +plus écouter de semblables discours à l'avenir? + +LA MARQUISE. + +Oui, mon père. + +LE CARDINAL. + +Cette personne vous plaît-elle? + +LA MARQUISE. + +Mon coeur n'en sait rien, j'espère. + +LE CARDINAL. + +Avez-vous averti votre mari? + +LA MARQUISE. + +Non, mon père. Une honnête femme ne doit point troubler son ménage par +des récits de cette sorte. + +LE CARDINAL. + +Ne me cachez-vous rien? Ne s'est-il rien passé entre vous et la +personne dont il s'agit, que vous hésitiez à me confier? + +LA MARQUISE. + +Rien, mon père. + +LE CARDINAL. + +Pas un regard tendre? pas un baiser pris à la dérobée? + +LA MARQUISE. + +Non, mon père. + +LE CARDINAL. + +Cela est-il sûr, ma fille? + +LA MARQUISE. + +Mon beau-frère, il me semble que je n'ai pas l'habitude de mentir +devant Dieu. + +LE CARDINAL. + +Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai demandé tout à +l'heure; je ne puis cependant vous donner l'absolution sans le savoir. + +LA MARQUISE. + +Pourquoi cela? Lire une lettre peut être un péché, mais non pas une +signature. Qu'importe le nom à la chose? + +LE CARDINAL. + +Il importe plus que vous ne pensez. + +LA MARQUISE. + +Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi l'absolution, si +vous voulez; je prendrai pour confesseur le premier prêtre venu, qui +me la donnera. + +_Elle se lève._ + +LE CARDINAL. + +Quelle violence, marquise! Est-ce que je ne sais pas que c'est du duc +que vous voulez parler? + +LA MARQUISE. + +Du duc!--Eh bien! si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire +dire? + +LE CARDINAL. + +Pourquoi refusez-vous de le dire? Cela m'étonne. + +LA MARQUISE. + +Et qu'en voulez-vous faire, vous, mon confesseur? Est-ce pour le +répéter à mon mari que vous tenez si fort à l'entendre? Oui, cela +est bien certain; c'est un tort que d'avoir pour confesseur un de +ses parents. Le ciel m'est témoin qu'en m'agenouillant devant vous, +j'oublie que je suis votre belle-soeur; mais vous prenez soin de me +le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde à votre salut éternel, +tout cardinal que vous êtes. + +LE CARDINAL. + +Revenez donc à cette place, marquise; il n'y a pas tant de mal que +vous croyez. + +LA MARQUISE. + +Que voulez-vous dire? + +LE CARDINAL. + +Qu'un confesseur doit tout savoir, parce qu'il peut tout diriger, et +qu'un beau-frère ne doit rien dire, à certaines conditions. + +LA MARQUISE. + +Quelles conditions? + +LE CARDINAL. + +Non, non, je me trompe; ce n'était pas ce mot-là que je voulais +employer. Je voulais dire que le duc est puissant, qu'une rupture +avec lui peut nuire aux plus riches familles; mais qu'un secret +d'importance entre des mains expérimentées peut devenir une source de +biens abondante. + +LA MARQUISE. + +Une source de biens!--des mains expérimentées!--Je reste là, en +vérité, comme une statue. Que couves-tu, prêtre, sous ces paroles +ambiguës? Il y a certains assemblages de mots qui passent par instants +sur vos lèvres, à vous autres; on ne sait qu'en penser. + +LE CARDINAL. + +Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous ai point encore +donné l'absolution. + +LA MARQUISE. + +Parlez toujours; il n'est pas prouvé que j'en veuille. + +LE CARDINAL, _se levant_. + +Prenez garde à vous, marquise! Quand on veut me braver en face, il +faut avoir une armure solide et sans défaut; je ne veux point menacer; +je n'ai pas un mot à vous dire: prenez un autre confesseur. + +_Il sort._ + +LA MARQUISE, _seule_. + +Cela est inouï. S'en aller en serrant les poings, les yeux enflammés +de colère! Parler de mains expérimentées, de direction à donner à +certaines choses! Eh mais! qu'y a-t-il donc? Qu'il voulût pénétrer mon +secret pour en informer mon mari, je le conçois; mais, si ce n'est pas +là son but, que veut-il donc faire de moi? la maîtresse du duc? Tout +savoir, dit-il, et tout diriger! cela n'est pas possible; il y a +quelque autre mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous; +Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non! cela est sûr; je le connais. +C'est bon pour Lorenzaccio; mais lui! il faut qu'il ait quelque sourde +pensée, plus vaste que cela et plus profonde. Ah! comme les hommes +sortent d'eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence! Cela est +effrayant. + +Maintenant, que ferai-je? Est-ce que j'aime Alexandre? Non, je ne +l'aime pas, non, assurément; j'ai dit que non dans ma confession, et +je n'ai pas menti. Pourquoi Laurent est-il à Massa? Pourquoi le duc +me presse-t-il? Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir? +pourquoi?--Ah! pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme +inexplicable qui m'attire? + +_Elle ouvre sa fenêtre._ + +Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste! Il y a là plus d'une +maison où Alexandre est entré la nuit, couvert de son manteau; c'est +un libertin, je le sais.--Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout +cela, toi, Florence? Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi, ou est-ce +lui? + +AGNOLO, _entrant_. + +Madame, Son Altesse vient d'entrer dans la cour. + +LA MARQUISE. + +Cela est singulier; ce Malaspina m'a laissée toute tremblante. + + +SCÈNE IV + +_Au palais des Soderini._ + +MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, _assis_. + + +CATHERINE, _tenant un livre_. + +Quelle histoire vous lirai-je, ma mère? + +MARIE. + +Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à +tes livres latins? + +CATHERINE. + +Celui-ci n'est point en latin, mais il en est traduit. C'est +l'histoire romaine. + +LORENZO. + +Je suis très fort sur l'histoire romaine. Il y avait une fois un jeune +gentilhomme nommé Tarquin le fils. + +CATHERINE. + +Ah! c'est une histoire de sang. + +LORENZO. + +Pas du tout; c'est un conte de fées. Brutus était un fou, un monomane, +et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait +voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien. + +CATHERINE. + +Dites-vous aussi du mal de Lucrèce? + +LORENZO. + +Elle s'est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle +s'est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis +elle s'est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre. + +MARIE. + +Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser +devant votre mère et votre soeur? + +LORENZO. + +Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur. + +MARIE. + +Sais-tu le rêve que j'ai eu cette nuit, mon enfant? + +LORENZO. + +Quel rêve? + +MARIE. + +Ce n'était point un rêve, car je ne dormais pas. J'étais seule dans +cette grande salle; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès +de la fenêtre. Je songeais aux jours où j'étais heureuse, aux jours de +ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me +disais: il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits +à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais +la tête en les sentant couler. J'ai entendu tout d'un coup marcher +lentement dans la galerie; je me suis retournée; un homme vêtu de noir +venait à moi, un livre sous le bras: c'était toi, Renzo: «Comme tu +reviens de bonne heure!» me suis-je écriée. Mais le spectre s'est +assis auprès de la lampe, sans me répondre; il a ouvert son livre, et +j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois. + +LORENZO. + +Vous l'avez vu? + +MARIE. + +Comme je te vois. + +LORENZO. + +Quand s'en est-il allé? + +MARIE. + +Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant. + +LORENZO. + +Mon spectre, à moi! Et il s'en est allé quand je suis rentré? + +MARIE. + +Il s'est levé d'un air mélancolique, et s'est effacé comme une vapeur +du matin. + +LORENZO. + +Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de Brutus. + +CATHERINE. + +Qu'avez-vous? vous tremblez de la tête aux pieds. + +LORENZO. + +Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et +si mon spectre revient, dites-lui qu'il verra bientôt quelque chose +qui l'étonnera. + +_On frappe._ + +CATHERINE. + +C'est mon oncle Bindo et Baptista Venturi. + +_Bindo et Venturi entrent._ + +BINDO, _bas à Marie_. + +Je viens tenter un dernier effort. + +MARIE. + +Nous vous laissons; puissiez-vous réussir! + +_Elle sort avec Catherine._ + +BINDO. + +Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l'histoire scandaleuse qui court +sur ton compte? + +LORENZO. + +Quelle histoire? + +BINDO. + +On dit que tu t'es évanoui à la vue d'une épée. + +LORENZO. + +Le croyez-vous, mon oncle? + +BINDO. + +Je t'ai vu faire des armes à Rome; mais cela ne m'étonnerait pas que +tu devinsses plus vil qu'un chien, au métier que tu fais ici. + +LORENZO. + +L'histoire est vraie: je me suis évanoui. Bonjour, Venturi. A quel +taux sont vos marchandises? comment va le commerce? + +VENTURI. + +Seigneur, je suis à la tête d'une fabrique de soie, mais c'est me +faire une injure que de m'appeler marchand. + +LORENZO. + +C'est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contracté au +collège l'habitude innocente de vendre de la soie. + +BINDO. + +J'ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment +tant de familles à Florence. C'est un digne ami de la liberté, et +j'entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de +plaisanter est passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette +confiance extrême que le duc vous témoigne n'était qu'un piège de +votre part. Cela est-il vrai ou faux? Êtes-vous des nôtres, ou n'en +êtes-vous pas? voilà ce qu'il nous faut savoir. Toutes les grandes +familles voient bien que le despotisme des Médicis n'est ni juste ni +tolérable. De quel droit laisserions-nous s'élever paisiblement cette +maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges? La capitulation +n'est point observée. La puissance de l'Allemagne se fait sentir de +jour en jour d'une manière plus absolue. Il est temps d'en finir, et +de rassembler les patriotes. Répondez-vous à cet appel? + +LORENZO. + +Qu'en dites-vous, seigneur Venturi? Parlez, parlez, voilà mon oncle +qui reprend haleine; saisissez cette occasion, si vous aimez votre +pays. + +VENTURI. + +Seigneur, je pense de même, et je n'ai pas un mot à ajouter. + +LORENZO. + +Pas un mot? pas un beau petit mot bien sonore? Vous ne connaissez pas +la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d'un beau +petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie; on +rejette son bras gauche en arrière, de manière à faire faire à son +manteau des plis pleins d'une dignité tempérée par la grâce; on lâche +sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite +toupie s'échappe avec un murmure délicieux. On pourrait presque la +ramasser dans le creux de la main, comme les enfants des rues. + +BINDO. + +Tu es un insolent! Réponds, ou sors d'ici. + +LORENZO. + +Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas à ma coiffure que je +suis républicain dans l'âme? Regardez comme ma barbe est coupée. N'en +doutez pas un seul instant, l'amour de la patrie respire dans mes +vêtements les plus cachés. + +_On sonne à la porte d'entrée; la cour se remplit de pages et de +chevaux_. + +UN PAGE, _entrant_. + +Le duc! + +_Entre Alexandre._ + +LORENZO. + +Quel excès de faveur, mon prince! Vous daignez visiter un pauvre +serviteur en personne? + +LE DUC. + +Quels sont ces hommes-là? J'ai à te parler. + +LORENZO. + +J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle Bindo Altoviti, +qui regrette qu'un long séjour à Naples ne lui ait pas permis de se +jeter plus tôt à vos pieds. Cet autre seigneur est l'illustre Baptista +Venturi, qui fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n'en vend +point. Que la présence inattendue d'un si grand prince dans cette +humble maison ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus, +digne Venturi. Ce que vous demandez vous sera accordé, ou vous serez +en droit de dire que mes supplications n'ont aucun crédit auprès de +mon gracieux souverain. + +LE DUC. + +Que demandez-vous, Bindo? + +BINDO. + +Altesse, je suis désolé que mon neveu... + +LORENZO. + +Le titre d'ambassadeur à Rome n'appartient à personne en ce moment. +Mon oncle se flattait de l'obtenir de vos bontés. Il n'est pas dans +Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui, +dès qu'il s'agit du dévouement et du respect qu'on doit aux Médicis. + +LE DUC. + +En vérité, Renzino? Eh bien! mon cher Bindo, voilà qui est dit. Viens +demain matin au palais. + +BINDO. + +Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître?... + +LORENZO. + +Le seigneur Venturi, bien qu'il ne vende point de soie, demande un +privilège pour ses fabriques. + +LE DUC. + +Quel privilège? + +LORENZO. + +Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui, +monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment. + +LE DUC. + +Voilà qui est bon. Est-ce fini? Allez, messieurs; la paix soit avec +vous. + +VENTURI. + +Altesse!... vous me comblez de joie,... je ne puis exprimer... + +LE DUC, _à ses gardes_. + +Qu'on laisse passer ces deux personnes. + +BINDO, _sortant, bas à Venturi_. + +C'est un tour infâme. + +VENTURI, _de même_. + +Qu'est-ce que vous ferez? + +BINDO, _de même_. + +Que diable veux-tu que je fasse? Je suis nommé. + +VENTURI, _de même_. + +Cela est terrible! + +_Ils sortent._ + +LE DUC. + +La Cibo est à moi. + +LORENZO. + +J'en suis fâché. + +LE DUC. + +Pourquoi? + +LORENZO. + +Parce que cela fera tort aux autres. + +LE DUC. + +Ma foi, non, elle m'ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon, quelle est +donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre? Voilà +longtemps que je la vois sans cesse en passant. + +LORENZO. + +Où donc? + +LE DUC. + +Là-bas, en face, dans le palais. + +LORENZO. + +Oh! ce n'est rien. + +LE DUC. + +Rien? Appelles-tu rien ces bras-là! Quelle Vénus, entrailles du +diable! + +LORENZO. + +C'est une voisine. + +LE DUC. + +Je veux parler à cette voisine-là. Eh, parbleu! si je ne me trompe, +c'est Catherine Ginori. + +LORENZO. + +Non. + +LE DUC. + +Je la reconnais très bien; c'est ta tante. Peste! j'avais oublié cette +figure-là. Amène-la donc souper. + +LORENZO. + +Cela serait très difficile. C'est une vertu. + +LE DUC. + +Allons donc! Est-ce qu'il y en a pour nous autres? + +LORENZO. + +Je lui demanderai, si vous voulez, mais je vous avertis que c'est une +pédante; elle parle latin. + +LE DUC + +Bon! elle ne fait pas l'amour en latin. Viens donc par ici; nous la +verrons mieux de cette galerie. + +LORENZO. + +Une autre fois, mignon;--à l'heure qu'il est, je n'ai pas de temps à +perdre:--il faut que j'aille chez le Strozzi. + +LE DUC. + +Quoi! chez ce vieux fou? + +LORENZO. + +Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il paraît qu'il ne peut +se guérir de cette singulière lubie d'ouvrir sa bourse à toutes +ces viles créatures qu'on nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se +réunissent chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers et +de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est d'aller au +plus vite manger le dîner de ce vieux gibier de potence, et de lui +renouveler l'assurance de ma cordiale amitié. J'aurai ce soir quelque +bonne histoire à vous conter, quelque charmante petite fredaine qui +pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes +ces canailles. + +LE DUC. + +Que je suis heureux de t'avoir, mignon! J'avoue que je ne comprends +pas comment ils te reçoivent. + +LORENZO. + +Bon! si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez +d'un butor! Cela prouve bien que vous n'avez jamais essayé. A propos, +ne m'avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne +sais plus à qui? J'ai un peintre à vous amener; c'est un protégé. + +LE DUC. + +Bon, bon; mais pense à ta tante. C'est pour elle que je suis venu te +voir: le diable m'emporte! tu as une tante qui me revient. + +LORENZO. + +Et la Cibo? + +LE DUC. + +Je te dis de parler de moi à ta tante. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE V + +_Une salle du palais des Strozzi._ + +PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR, LOUISE, _occupée à travailler_; LORENZO, +_couché sur un sofa_. + + +PHILIPPE. + +Dieu veuille qu'il n'en soit rien! Que de haines inextinguibles, +implacables, n'ont pas commencé autrement! Un propos! la fumée d'un +repas jasant sur les lèvres épaisses d'un débauché! voilà les guerres +de famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est insulté, et +on tue; on a tué, et on est tué. Bientôt les haines s'enracinent; on +berce les fils dans les cercueils de leurs aïeux, et des générations +entières sortent de terre l'épée à la main. + +LE PRIEUR. + +J'ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant propos et de ce +maudit voyage à Montolivet; mais le moyen d'endurer ces Salviati? + +PHILIPPE. + +Ah! Léon, Léon, je te le demande, qu'y aurait-il de changé pour Louise +et pour nous-mêmes, si tu n'avais rien dit à mes enfants? La vertu +d'une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d'un Salviati? L'habitant +d'un palais de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace +écrit sur ses murs? Qu'importe le propos d'un Julien? Ma fille en +trouvera-t-elle moins un honnête mari? ses enfants la respecteront-ils +moins? M'en souviendrai-je, moi, son père, en lui donnant le baiser +du soir? Où en sommes-nous, si l'insolence du premier venu tire du +fourreau des épées comme les nôtres? Maintenant tout est perdu; +voilà Pierre furieux de tout ce que tu nous as conté. Il s'est mis en +campagne; il est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver! +Qu'il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien, mon sang sur +le pavé de Florence! Ah! pourquoi suis-je père! + +LE PRIEUR. + +Si on m'eût rapporté un propos sur ma soeur, quel qu'il fût, +j'aurais tourné le dos, et tout aurait été fini là; mais celui-là +m'était adressé; il était si grossier, que je me suis figuré que le +rustre ne savait de qui il parlait;--mais il le savait bien. + +PHILIPPE. + +Oui, ils le savent, les infâmes! ils savent bien où ils frappent! Le +vieux tronc d'arbre est d'un bois trop solide; ils ne viendraient pas +l'entamer. Mais ils connaissent la fibre délicate qui tressaille dans +ses entrailles lorsqu'on attaque son plus faible bourgeon. Ma Louise! +ah! qu'est-ce donc que la raison? Les mains me tremblent à cette idée. +Juste Dieu! La raison, est-ce donc la vieillesse? + +LE PRIEUR. + +Pierre est trop violent. + +PHILIPPE. + +Pauvre Pierre! comme le rouge lui est monté au front! comme il a frémi +en t'écoutant raconter l'insulte faite à sa soeur! C'est moi qui +suis un fou, car je t'ai laissé dire. Pierre se promenait par la +chambre à grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue; il allait, il +venait, comme moi maintenant. Je le regardais en silence: c'est un si +beau spectacle qu'un sang pur montant à un front sans reproche! O ma +patrie! pensais-je, en voilà un, et c'est mon aîné. Ah! Léon, j'ai +beau faire, je suis un Strozzi. + +LE PRIEUR. + +Il n'y a peut-être pas tant de danger que vous le pensez.--C'est un +grand hasard s'il rencontre Salviati ce soir.--Demain nous verrons +toutes les choses plus sagement. + +PHILIPPE. + +N'en doute pas; Pierre le tuera, ou il se fera tuer. + +_Il ouvre la fenêtre._ + +Où sont-ils maintenant? Voilà la nuit; la ville se couvre de profondes +ténèbres; ces rues sombres me font horreur;--le sang coule quelque +part; j'en suis sûr. + +LE PRIEUR. + +Calmez-vous. + +PHILIPPE. + +A la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr qu'il ne rentrera +que vengé ou mort. Je l'ai vu décrocher son épée en fronçant le +sourcil; il se mordait les lèvres, et les muscles de ses bras étaient +tendus comme des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengé; +cela n'est pas douteux. + +LE PRIEUR. + +Remettez-vous, fermez cette fenêtre. + +PHILIPPE. + +Eh bien! Florence, apprends-la donc à tes pavés, la couleur de mon +noble sang! Il y a quarante de tes fils qui l'ont dans les veines. Et +moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois encore ma +tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses +paternelles! plus d'une fois ce sang, que tu bois peut-être à cette +heure avec indifférence, séchera au soleil de tes places! Mais ne ris +pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare +de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, où tu +te mettras avec lui à la fenêtre, et où le coeur te battra aussi +lorsque tu entendras le bruit de nos épées. + +LOUISE. + +Mon père! mon père! vous me faites peur. + +LE PRIEUR, _bas à Louise_. + +N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes? il m'a semblé le +reconnaître à sa petite taille. Le voilà parti. + +PHILIPPE. + +Pauvre ville! où les pères attendent ainsi le retour de leurs enfants! +Pauvre patrie! pauvre patrie! Il y en a bien d'autres à cette heure +qui ont pris leur manteau et leur épée pour s'enfoncer dans cette nuit +obscure; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets; ils savent +qu'ils mourront demain de misère, s'ils ne meurent de froid cette +nuit. Et nous, dans ces palais somptueux, nous attendons qu'on nous +insulte pour tirer nos épées! Le propos d'un ivrogne nous transporte +de colère, et disperse dans ces sombres rues nos fils et nos amis! +Mais les malheurs publics ne secouent pas la poussière de nos armes. +On croit Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu'il fait le bien +sans empêcher le mal; et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je +pas pour qu'il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils +et de punir juridiquement l'insulte faite à ma fille! Mais pourquoi +empêcherait-on le mal qui m'arrive, quand je n'ai pas empêché celui +qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir? Je me suis courbé +sur des livres, et j'ai rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans +l'antiquité. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me +bouchais les oreilles pour m'enfoncer dans mes méditations; il a +fallu que la tyrannie vînt me frapper au visage pour me faire dire: +Agissons! et ma vengeance a des cheveux gris. + +_Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi._ + +PIERRE. + +C'est fait; Salviati est mort. + +_Il embrasse sa soeur._ + +LOUISE. + +Quelle horreur! tu es couvert de sang. + +PIERRE. + +Nous l'avons attendu au coin de la rue des Archers; François a arrêté +son cheval; Thomas l'a frappé à la jambe, et moi... + +LOUISE. + +Tais-toi! tais-toi! tu me fais frémir; tes yeux sortent de leurs +orbites; tes mains sont hideuses; tout ton corps tremble, et tu es +pâle comme la mort. + +LORENZO, _se levant_. + +Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance. + +PIERRE. + +Qui dit cela? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio! + +_Il s'approche de son père._ + +Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable? ne savez-vous +donc pas ce que c'est, sans compter l'histoire de son duel avec +Maurice? + +PHILIPPE. + +C'est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c'est que j'ai de +bonnes raisons pour l'y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu. + +PIERRE, _entre ses dents_. + +Hum! des raisons pour recevoir cette canaille? Je pourrais bien en +trouver, un de ces matins, une très bonne aussi pour le faire sauter +par les fenêtres. Dites ce que vous voudrez, j'étouffe dans cette +chambre de voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils. + +PHILIPPE. + +Allons, paix! tu es un écervelé! Dieu veuille que ton coup de ce soir +n'ait pas de mauvaises suites pour nous! Il faut commencer par te +cacher. + +PIERRE. + +Me cacher! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je? + +LORENZO, _à Thomas_. + +En sorte que vous l'avez frappé à l'épaule? Dites-moi donc un peu... + +_Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre; tous deux +s'entretiennent à voix basse._ + +PIERRE. + +Non, mon père, je ne me cacherai pas. L'insulte a été publique, il +nous l'a faite au milieu d'une place. Moi, je l'ai assommé au milieu +d'une rue, et il me convient demain matin de le raconter à toute la +ville. Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur? Je me +promènerais volontiers l'épée nue, et sans en essuyer une goutte de +sang. + +PHILIPPE. + +Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n'es pas blessé, mon +enfant? tu n'as rien reçu dans tout cela? + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE VI + +_Au palais du duc._ + +LE DUC, _à demi-nu_; TEBALDEO, _faisant son portrait_; GIOMO, _joue de +la guitare_. + + +GIOMO, _chantant_. + + Quand je mourrai, mon échanson, + Porte mon coeur à ma maîtresse; + Qu'elle envoie au diable la messe, + La prêtraille et les oraisons. + + Les pleurs ne sont que de l'eau claire: + Dis-lui qu'elle éventre un tonneau; + Qu'on entonne un choeur sur ma bière, + J'y répondrai du fond de mon tombeau. + +LE DUC. + +Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander. Dis-moi, +Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner +tantôt d'une si joyeuse manière? + +GIOMO. + +Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus. + +LE DUC. + +Pourquoi? Est-ce qu'il est mort? + +GIOMO. + +C'est un gamin d'une maison voisine; tout à l'heure, en passant, il +m'a semblé qu'on l'enterrait. + +LE DUC. + +Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme. + +GIOMO. + +Cela vous plaît à dire; je vous ai vu tuer un homme d'un coup plus +d'une fois. + +LE DUC. + +Tu crois? J'étais donc gris? Quand je suis en pointe de gaîté, tous +mes moindres coups sont mortels. Qu'as-tu donc, petit? est-ce que la +main te tremble? tu louches terriblement. + +TEBALDEO. + +Rien, monseigneur, plaise à Votre Altesse. + +_Entre Lorenzo_. + +LORENZO. + +Cela avance-t-il? Êtes-vous content de mon protégé? + +_Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa_. + +Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon! Mais cela doit être +bien chaud. + +LE DUC. + +En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas. Mais c'est du fil +d'acier; la lime la plus aiguë n'en pourrait ronger une maille, et +en même temps c'est léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas +la pareille dans toute l'Europe; aussi je ne la quitte guère; jamais, +pour mieux dire. + +LORENZO. + +C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l'épreuve du +stylet? + +LE DUC. + +Assurément. + +LORENZO. + +Au fait, j'y réfléchis à présent; vous la portez toujours sous votre +pourpoint. L'autre jour, à la chasse, j'étais en croupe derrière vous, +et en vous tenant à bras-le-corps, je la sentais très bien. C'est une +prudente habitude. + +LE DUC. + +Ce n'est pas que je me méfie de personne; comme tu dis, c'est une +habitude,--pure habitude de soldat. + +LORENZO. + +Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants! Pourquoi donc +posez-vous à moitié nu? Cette cotte de mailles aurait fait son effet +dans votre portrait; vous avez eu tort de la quitter. + +LE DUC. + +C'est le peintre qui l'a voulu; cela vaut toujours mieux, d'ailleurs, +de poser le cou découvert: regarde les antiques. + +LORENZO. + +Où diable est ma guitare? Il faut que je fasse un second dessus à +Giomo. + +_Il sort._ + +TEBALDEO. + +Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui. + +GIOMO, _à la fenêtre_. + +Que fait donc Lorenzo? Le voilà en contemplation devant le puits qui +est au milieu du jardin: ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait +chercher sa guitare. + +LE DUC. + +Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles? + +GIOMO. + +Je ne la trouve pas; j'ai beau chercher: elle s'est envolée. + +LE DUC. + +Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes; il l'aura jetée dans un +coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux. + +GIOMO. + +Cela est incroyable; pas plus de cotte de mailles que sur ma main. + +LE DUC. + +Allons, tu rêves! cela est impossible. + +GIOMO. + +Voyez vous-même, Altesse; la chambre n'est pas si grande! + +LE DUC. + +Renzo la tenait là, sur ce sofa. + +_Rentre Lorenzo._ + +Qu'as-tu donc fait de ma cotte? nous ne pouvons plus la trouver. + +LORENZO. + +Je l'ai remise où elle était. Attendez; non, je l'ai posée sur ce +fauteuil; non, c'était sur le lit. Je n'en sais rien; mais j'ai trouvé +ma guitare. + +_Il chante en s'accompagnant._ + + Bonjour, madame l'abbesse... + +GIOMO. + +Dans le puits du jardin, apparemment? car vous étiez penché dessus +tout à l'heure d'un air tout à fait absorbé. + +LORENZO. + +Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. +Après boire et dormir, je n'ai pas d'autre occupation. + +_Il continue à jouer._ + + Bonjour, bonjour, abbesse de mon coeur. + +LE DUC. + +Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue! Je crois que je ne +l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher. + +LORENZO. + +Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire un valet de chambre +d'un fils de pape? Vos gens la trouveront. + +LE DUC. + +Que le diable t'emporte! c'est toi qui l'as égarée. + +LORENZO. + +Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de +mes cottes. A propos, j'ai parlé de vous à ma chère tante. Tout est +au mieux; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à +l'oreille. + +GIOMO, _bas au duc_. + +Cela est singulier, au moins; la cotte de mailles est enlevée. + +LE DUC. + +On la retrouvera. + +_Il s'assoit à côté de Lorenzo._ + +GIOMO, _à part_. + +Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n'est pas +naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ôter +de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah! un +Lorenzaccio! La cotte est sous quelque fauteuil. + + +SCÈNE VII + +_Devant le palais._ + +_Entre_ SALVIATI, _couvert de sang et boitant; deux hommes le +soutiennent._ + + +SALVIATI, _criant_. + +Alexandre de Médicis! ouvre ta fenêtre, et regarde un peu comme on +traite tes serviteurs! + +LE DUC, _à la fenêtre_. + +Qui est là dans la boue? Qui se traîne aux murailles de mon palais +avec ces cris épouvantables! + +SALVIATI. + +Les Strozzi m'ont assassiné; je vais mourir à ta porte. + +LE DUC. + +Lesquels des Strozzi, et pourquoi? + +SALVIATI. + +Parce que j'ai dit que leur soeur était amoureuse de toi, mon noble +duc. Les Strozzi ont trouvé leur soeur insultée parce que j'ai dit +que tu lui plaisais; trois d'entre eux m'ont assassiné. J'ai reconnu +Pierre et Thomas; je ne connais pas le troisième. + +LE DUC. + +Fais-toi monter ici; par Hercule! les meurtriers passeront la nuit en +prison, et on les pendra demain matin. + +_Salviati entre dans le palais._ + +FIN DE L'ACTE DEUXIÈME. + + + + +ACTE TROISIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_La chambre à coucher de Lorenzo._ + +LORENZO, SCORONCONCOLO, _faisant des armes_. + + +SCORONCONCOLO. + +Maître, as-tu assez du jeu? + +LORENZO. + +Non; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci! tiens, meurs! tiens, +misérable! + +SCORONCONCOLO. + +A l'assassin! on me tue! on me coupe la gorge! + +LORENZO. + +Meurs! meurs! meurs!--Frappe donc du pied. + +SCORONCONCOLO. + +A moi, mes archers! au secours! on me tue! Lorenzo de l'enfer! + +LORENZO. + +Meurs, infâme! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai! Au coeur, +au coeur! il est éventré.--Crie donc, frappe donc, tue donc! +Ouvre-lui les entrailles! Coupons-le par morceaux, et mangeons, +mangeons! J'en ai jusqu'au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, +roule! Mordons, mordons, et mangeons! + +_Il tombe épuisé._ + +SCORONCONCOLO, _s'essuyant le front_. + +Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en vrai tigre; mille +millions de tonnerres! tu rugis comme une caverne pleine de panthères +et de lions. + +LORENZO. + +O jour de sang, jour de mes noces! O soleil! soleil! il y a assez +longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de soif, soleil! +son sang t'enivrera. O ma vengeance! qu'il y a longtemps que tes +ongles poussent! O dents d'Ugolin! il vous faut le crâne, le crâne! + +SCORONCONCOLO. + +Es-tu en délire? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve? + +LORENZO. + +Lâche, lâche,--ruffian,--le petit maigre, les pères, les filles,--des +adieux, des adieux sans fin,--les rives de l'Arno pleines +d'adieux!--les gamins l'écrivent sur les murs.--Ris, vieillard, ris +dans ton bonnet blanc;--tu ne vois pas que mes ongles poussent?--Ah! +le crâne! le crâne! + +_Il s'évanouit._ + +SCORONCONCOLO. + +Maître, tu as un ennemi. + +_Il lui jette de l'eau à la figure._ + +Allons! maître, ce n'est pas la peine de tant te démener. On a des +sentiments élevés ou on n'en a pas; je n'oublierai jamais que tu m'as +fait avoir une certaine grâce sans laquelle je serais loin. Maître, +si tu as un ennemi, dis-le, et je t'en débarrasserai sans qu'il y +paraisse autrement. + +LORENZO. + +Ce n'est rien; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes +voisins. + +SCORONCONCOLO. + +Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons +tout à l'envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage. Je +crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor, et les +rouler sur ton plancher, sans qu'on s'aperçût dans la maison qu'il +s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t'y prends +mal. Ils ont eu peur la première fois, c'est vrai; mais maintenant +ils se contentent d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au +point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenêtres. + +LORENZO. + +Tu crois? + +SCORONCONCOLO. + +Tu as un ennemi, maître. Ne t'ai-je pas vu frapper du pied la terre, +et maudire le jour de ta naissance? N'ai-je pas des oreilles? Et, +au milieu de toutes tes fureurs, n'ai-je pas entendu résonner +distinctement un petit mot bien net; la vengeance? Tiens, maître, +crois-moi, tu maigris;--tu n'as plus le mot pour rire comme +devant;--crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise digestion qu'une +bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas +toujours un dont l'ombre gêne l'autre? Ton médecin est dans ma gaine; +laisse-moi te guérir. + +_Il tire son épée._ + +LORENZO. + +Ce médecin-là t'a-t-il jamais guéri, toi? + +SCORONCONCOLO. + +Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle +qui me disait... + +LORENZO. + +Montre-moi cette épée. Ah! garçon, c'est une brave lame. + +SCORONCONCOLO. + +Essaye-la, et tu verras. + +LORENZO. + +Tu as deviné mon mal,--j'ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai +pas d'une épée qui ait servi pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura +ici-bas qu'un baptême; elle gardera son nom. + +SCORONCONCOLO. + +Quel est le nom de l'homme? + +LORENZO. + +Qu'importe? M'es-tu dévoué? + +SCORONCONCOLO. + +Pour toi, je remettrais le Christ en croix. + +LORENZO. + +Je te le dis en confidence,--je ferai le coup dans cette chambre. +Écoute bien, et ne te trompe pas. Si je l'abats du premier coup, ne +t'avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce, +et c'est un sanglier. S'il se défend, je compte sur toi pour lui tenir +les mains; rien de plus, entends-tu? c'est à moi qu'il appartient. Je +t'avertirai en temps et lieu. + +SCORONCONCOLO. + +Amen. + + +SCÈNE II + +_Au palais Strozzi._ + +_Entrent_ PHILIPPE ET PIERRE. + + +PIERRE. + +Quand je pense à cela, j'ai envie de me couper la main droite. Avoir +manqué cette canaille! un coup si juste, et l'avoir manqué! A qui +n'était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens: Il y a +un Salviati de moins dans les rues? Mais le drôle a fait comme les +araignées,--il s'est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et +il a fait le mort de peur d'être achevé. + +PHILIPPE. + +Que t'importe qu'il vive? ta vengeance n'en est que plus complète. + +PIERRE. + +Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon +père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille: ne +vous mêlez pas de tout cela. + +PHILIPPE. + +Qu'as-tu encore en tête? Ne saurais-tu vivre un quart d'heure sans +penser à mal? + +PIERRE. + +Non, par l'enfer! je ne saurais vivre un quart d'heure tranquille dans +cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de +prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et +des hoquets d'ivrognes. Adieu, j'ai affaire à présent. + +PHILIPPE. + +Où vas-tu? + +PIERRE. + +Pourquoi voulez-vous le savoir? Je vais chez les Pazzi. + +PHILIPPE. + +Attends-moi donc, car j'y vais aussi. + +PIERRE. + +Pas à présent, mon père; ce n'est pas un bon moment pour vous. + +PHILIPPE. + +Parle-moi franchement. + +PIERRE. + +Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellai et +d'autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles. + +PHILIPPE. + +Ainsi donc? + +PIERRE. + +Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d'un caillou +gros comme le bout du doigt. + +PHILIPPE. + +Mais vous n'avez rien d'arrêté? pas de plan, pas de mesures prises? O +enfants, enfants! jouer avec la vie et la mort! Des questions qui ont +remué le monde! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et +qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du +bourreau! des projets que la Providence elle-même regarde en silence +et avec terreur, et qu'elle laisse achever à l'homme, sans oser y +toucher! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant +un verre de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou d'une +mascarade! Savez-vous ce que c'est qu'une république, que l'artisan au +fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen +sur la place, que la vie entière d'un royaume? le bonheur des hommes, +Dieu de justice! O enfants, enfants! savez-vous compter sur vos +doigts? + +PIERRE. + +Un bon coup de lancette guérit tous les maux. + +PHILIPPE. + +Guérir! guérir! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit +être donné par le médecin? Savez-vous qu'il faut une expérience longue +comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras +d'un malade une goutte de sang? N'étais-je pas offensé aussi, la +nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau? Ne +suis-je pas le père de ma Louise, comme tu es son frère? N'était-ce +pas une juste vengeance? Et cependant sais-tu ce qu'elle m'a coûté? +Ah! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu es père un +jour, nous en parlerons. + +PIERRE. + +Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr. + +PHILIPPE. + +Qu'ont donc fait à Dieu ces Pazzi? Ils invitent leurs amis à venir +conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et les amis, en entrant +dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères[E]. Quelle +soif ont donc leurs épées? Que voulez-vous donc, que voulez-vous? + +[Note E: Voir la conspiration des Pazzi. (_Note de l'auteur._)] + +PIERRE. + +Et pourquoi vous démentir vous-même? Ne vous ai-je pas entendu cent +fois dire ce que nous disons? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, +quand vos domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées des +flambeaux de la veille? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne +meurent pas silencieux. + +PHILIPPE. + +Où en viendrez-vous? réponds-moi. + +PIERRE. + +Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n'a que +faire d'un médecin; il n'a qu'à se brûler la plaie. + +PHILIPPE. + +Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la +place? + +PIERRE. + +Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire. + +PHILIPPE. + +Je vous le dis, comptez sur vos doigts. + +PIERRE. + +Les têtes d'une hydre sont faciles à compter. + +PHILIPPE. + +Et vous voulez agir? cela est décidé? + +PIERRE. + +Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence. + +PHILIPPE. + +Cela est irrévocable? vous voulez agir? + +PIERRE. + +Adieu, mon père; laissez-moi aller seul. + +PHILIPPE. + +Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons +vont à la curée? O mes enfants! ma brave et belle jeunesse! vous qui +avez la force que j'ai perdue, vous qui êtes aujourd'hui ce qu'était +le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous! Emmène-moi, +mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous ferai pas de longs +discours, je ne dirai que quelques mots; il peut y avoir quelque chose +de bon dans cette tête grise: deux mots, et ce sera fait. Je ne radote +pas encore; je ne vous serai pas à charge; ne pars pas sans moi, mon +enfant; attends que je prenne mon manteau. + +PIERRE. + +Venez, mon noble père; nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes +notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. +La liberté est mûre; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir +de terre la plante que vous aimez. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE III + +_Une rue._ + +UN OFFICIER ALLEMAND ET DES SOLDATS; THOMAS STROZZI, _au milieu +d'eux_. + + +L'OFFICIER. + +Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons chez les +Pazzi. + +THOMAS. + +Va ton train, et ne sois pas en peine; tu sauras ce qu'il en coûte. + +L'OFFICIER. + +Pas de menace; j'exécute les ordres du duc, et n'ai rien à souffrir de +personne. + +THOMAS. + +Imbécile! qui arrête un Strozzi sur la parole d'un Médicis! + +_Il se forme un groupe autour d'eux._ + +UN BOURGEOIS. + +Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur? nous le connaissons bien, c'est le +fils de Philippe. + +UN AUTRE. + +Lâche-le; nous répondons pour lui. + +LE PREMIER. + +Oui, oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le aller, ou prends +garde à tes oreilles. + +L'OFFICIER. + +Hors de là, canaille! laissez passer la justice du duc, si vous +n'aimez pas les coups de hallebarde. + +_Pierre et Philippe arrivent._ + +PIERRE. + +Qu'y a-t-il? quel est ce tapage? Que fais-tu là, Thomas? + +LE BOURGEOIS. + +Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en prison. + +PHILIPPE. + +En prison? et sur quel ordre? + +PIERRE. + +En prison? sais-tu à qui tu as affaire? + +L'OFFICIER. + +Qu'on saisisse cet homme! + +_Les soldats arrêtent Pierre._ + +PIERRE. + +Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme des pourceaux! + +PHILIPPE. + +Sur quel ordre agissez-vous, monsieur? + +L'OFFICIER, _montrant l'ordre du duc_. + +Voilà mon mandat. J'ai ordre d'arrêter Pierre et Thomas Strozzi. + +_Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux._ + +PIERRE. + +De quoi nous accuse-t-on? qu'avons-nous fait? Aidez-moi, mes amis; +rossons cette canaille. + +_Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive._ + +L'OFFICIER. + +Venez ici; prêtez-moi main-forte. + +_Pierre est désarmé._ + +En marche! et le premier qui approche de trop près, un coup de pique +dans le ventre! Cela leur apprendra à se mêler de leurs affaires. + +PIERRE. + +On n'a pas le droit de m'arrêter sans un ordre des Huit. Je me soucie +bien des ordres d'Alexandre! Où est l'ordre des Huit? + +L'OFFICIER. + +C'est devant eux que nous vous menons. + +PIERRE. + +Si c'est devant eux, je n'ai rien à dire. De quoi suis-je accusé? + +UN HOMME DU PEUPLE. + +Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des +Huit? + +PIERRE. + +Répondez donc, de quoi suis-je accusé? + +L'OFFICIER. + +Cela ne me regarde pas. + +_Les soldats sortent avec Pierre et Thomas._ + +PIERRE, _en sortant_. + +N'ayez aucune inquiétude, mon père; les Huit me renverront souper à la +maison, et le bâtard en sera pour ses frais de justice. + +PHILIPPE, _seul, s'asseyant sur un banc_. + +J'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. +Où en sommes-nous donc si une vengeance aussi juste que le ciel que +voilà est clair est punie comme un crime! Eh quoi! les deux aînés +d'une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de +grand chemin! la plus grossière insulte châtiée, un Salviati frappé, +seulement frappé, et des hallebardes en jeu! Sors donc du fourreau, +mon épée. Si le saint appareil des exécutions judiciaires devient la +cuirasse des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, +cette arme des assassins, protègent l'homme de bien. O Christ! la +justice devenue une entremetteuse, l'honneur des Strozzi souffleté en +place publique, et un tribunal répondant des quolibets d'un rustre! Un +Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de +vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour se défendre le +coupe-tête du bourreau! Lumière du soleil! j'ai parlé, il n'y a pas un +quart d'heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me +donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres! Allons! mes +bras, remuez; et toi, vieux corps courbé par l'âge et par l'étude, +redresse-toi pour l'action! + +_Entre Lorenzo._ + +LORENZO. + +Demandes-tu l'aumône, Philippe, assis au coin de cette rue? + +PHILIPPE. + +Je demande l'aumône à la justice des hommes; je suis un mendiant +affamé de justice, et mon honneur est en haillons. + +LORENZO. + +Quel changement va donc s'opérer dans le monde, et quelle robe +nouvelle va revêtir la nature, si le masque de la colère s'est posé +sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe? O mon père! +quelles sont ces plaintes? pour qui répands-tu sur la terre les joyaux +les plus précieux qu'il y ait sous le soleil, les larmes d'un homme +sans peur et sans reproche? + +PHILIPPE. + +Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un Médicis toi-même, +mais seulement par ton nom; si je t'ai bien connu, si la hideuse +comédie que tu joues m'a trouve impassible et fidèle spectateur, +que l'homme sorte de l'histrion. Si tu as jamais été quelque chose +d'honnête, sois-le aujourd'hui. Pierre et Thomas sont en prison. + +LORENZO. + +Oui, oui, je sais cela. + +PHILIPPE. + +Est-ce là ta réponse? Est-ce là ton visage, homme sans épée? + +LORENZO. + +Que veux-tu? dis-le, et tu auras alors ma réponse. + +PHILIPPE. + +Agir! Comment? je n'en sais rien. Quel moyen employer, quel levier +mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser +dans le fleuve? quoi faire, que résoudre, quels hommes aller trouver? +je ne puis le savoir encore. Mais agir, agir, agir! O Lorenzo! +le temps est venu. N'es-tu pas diffamé, traité de chien et de +sans-coeur? Si je t'ai tenu, en dépit de tout, ma porte ouverte, ma +main ouverte, mon coeur ouvert, parle, et que je voie si je me suis +trompé. Ne m'as-tu pas parlé d'un homme qui s'appelle aussi Lorenzo, +et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà? Cet homme n'aime-t-il +pas sa patrie, n'est-il pas dévoué à ses amis? Tu le disais, et je +l'ai cru. Parle, parle, le temps est venu. + +LORENZO. + +Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur +la tête! + +PHILIPPE. + +Ami, rire d'un vieillard désespéré, cela porte malheur; si tu dis +vrai, à l'action! J'ai de toi des promesses qui engageraient Dieu +lui-même, et c'est sur ces promesses que je t'ai reçu. Le rôle que tu +joues est un rôle de boue et de lèpre, tel que l'enfant prodigue ne +l'aurait pas joué dans un jour de démence; et cependant je t'ai reçu. +Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas +faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelé du nom sacré +d'ami, je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer; +j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, +et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace +hideuse du contact de la tienne. Sois honnête, car je l'ai été; agis, +car tu es jeune, et je suis vieux. + +LORENZO. + +Pierre et Thomas sont en prison; est-ce là tout? + +PHILIPPE. + +O ciel et terre! oui, c'est là tout. Presque rien, deux enfants de mes +entrailles qui vont s'asseoir au banc des voleurs. Deux têtes que +j'ai baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris, et que je vais +trouver demain matin clouées sur la porte de la forteresse; oui, c'est +là tout, rien de plus, en vérité. + +LORENZO. + +Ne me parle pas sur ce ton: je suis rongé d'une tristesse auprès de +laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante. + +_Il s'assoit près de Philippe._ + +PHILIPPE. + +Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, vois-tu! On +m'arracherait les bras et les jambes, que, comme le serpent, les +morceaux mutilés de Philippe se rejoindraient encore et se lèveraient +pour la vengeance. Je connais si bien tout cela! Les Huit! un tribunal +d'hommes de marbre! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps +en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, +pour se résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, ô conscience! +Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils ont des femmes et des filles! +Ah! qu'ils tuent et qu'ils égorgent; mais pas mes enfants, pas mes +enfants! + +LORENZO. + +Pierre est un homme; il parlera, et il sera mis en liberté. + +PHILIPPE. + +O mon Pierre, mon premier-né! + +LORENZO. + +Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille; ou faites mieux, quittez +Florence. Je vous réponds de tout, si vous quittez Florence. + +PHILIPPE. + +Moi, un banni! moi dans un lit d'auberge à mon heure dernière! O Dieu! +tout cela pour une parole d'un Salviati! + +LORENZO. + +Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais non pas pour +lui seul. Alexandre a un pied dans le lit de cet homme; il y exerce le +droit du seigneur sur la prostitution. + +PHILIPPE. + +Et nous n'agirons pas! O Lorenzo, Lorenzo! tu es un homme ferme, toi; +parle-moi, je suis faible, et mon coeur est trop intéressé dans +tout cela. Je m'épuise, vois-tu! j'ai trop réfléchi ici-bas; j'ai trop +tourné sur moi-même, comme un cheval de pressoir; je ne vaux plus rien +pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses; je le ferai. + +LORENZO. + +Rentrez chez vous, mon bon monsieur. + +PHILIPPE. + +Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi; là sont cinquante +jeunes gens tous déterminés. Ils ont juré d'agir; je leur parlerai +noblement, comme un Strozzi et comme un père, et ils m'entendront. Ce +soir j'inviterai à souper les quarante membres de ma famille; je leur +raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons, nous verrons! rien n'est +encore fait. Que les Médicis prennent garde à eux! Adieu, je vais chez +les Pazzi; aussi bien, j'y allais avec Pierre, quand on l'a arrêté. + +LORENZO. + +Il y a plusieurs démons, Philippe; celui qui te tente en ce moment +n'est pas le moins à craindre de tous. + +PHILIPPE. + +Que veux-tu dire? + +LORENZO. + +Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel: la liberté, la +patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche +comme les cordes d'une lyre; c'est le bruit des écailles d'argent de +ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, +et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air +autour de ses lèvres; son vol est si rapide, que nul ne peut dire où +il va. Prends-y garde! une fois dans ma vie je l'ai vu traverser les +cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher de sa main a fait +frémir mes cheveux comme une plume légère. Que je l'aie écouté ou non, +n'en parlons pas. + +PHILIPPE. + +Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais pourquoi j'ai peur de +te comprendre. + +LORENZO. + +N'avez-vous dans la tête que cela: délivrer vos fils? Mettez la main +sur la conscience; quelque autre pensée plus vaste, plus terrible, ne +vous entraîne-t-elle pas comme un chariot étourdissant au milieu de +cette jeunesse? + +PHILIPPE. + +Eh bien! oui, que l'injustice faite à ma famille soit le signal de la +liberté. Pour moi, et pour tous, j'irai! + +LORENZO. + +Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l'humanité. + +PHILIPPE. + +Que veut dire ceci? Es-tu dedans comme dehors une vapeur infecte? Toi +qui m'as parlé d'une liqueur précieuse dont tu étais le flacon, est-ce +là ce que tu renfermes? + +LORENZO. + +Je suis, en effet, précieux pour vous, car je tuerai Alexandre. + +PHILIPPE. + +Toi? + +LORENZO. + +Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous, tâchez de délivrer +vos enfants; si vous ne le pouvez pas, laissez-leur subir une légère +punition; je sais pertinemment qu'il n'y a pas d'autres dangers pour +eux, et je vous répète que d'ici à quelques jours il n'y aura pas plus +d'Alexandre de Médicis à Florence qu'il n'y a de soleil à minuit. + +PHILIPPE. + +Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de penser à la +liberté? Ne viendra-t-elle pas quand tu auras fait ton coup, si tu le +fais? + +LORENZO. + +Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante ans de vertu +sur ta tête grise; c'est un enjeu trop cher pour le jouer aux dés. + +PHILIPPE. + +Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse +entendre, parle; tu m'irrites singulièrement. + +LORENZO. + +Tel que tu me vois, Philippe, j'ai été honnête. J'ai cru à la vertu, à +la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu. J'ai versé plus +de larmes sur la pauvre Italie que Niobé sur ses filles. + +PHILIPPE. + +Eh bien, Lorenzo? + +LORENZO. + +Ma jeunesse a été pure comme l'or. Pendant vingt ans de silence, +la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine; et il faut que je sois +réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine +nuit que j'étais assis dans les ruines du colisée antique, je ne sais +pourquoi, je me levai; je tendis vers le ciel mes bras trempés de +rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main. +J'étais un étudiant paisible, et je ne m'occupais alors que des arts +et des sciences, et il m'est impossible de dire comment cet étrange +serment s'est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu'on éprouve quand +on devient amoureux. + +PHILIPPE. + +J'ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rêver. + +LORENZO. + +Et moi aussi. J'étais heureux alors; j'avais le coeur et les mains +tranquilles; mon nom m'appelait au trône, et je n'avais qu'à laisser +le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi +toutes les espérances humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien +ni mal; mais j'étais bon, et, pour mon malheur éternel, j'ai voulu +être grand. Il faut que je l'avoue: si la Providence m'a poussé à la +résolution de tuer un tyran, quel qu'il fût, l'orgueil m'y a poussé +aussi. Que te dirais-je de plus? Tous les Césars du monde me faisaient +penser à Brutus. + +PHILIPPE. + +L'orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t'en +défendrais-tu? + +LORENZO. + +Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou, de quelle nature est la +pensée qui m'a travaillé. Pour comprendre l'exaltation fiévreuse qui a +enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau +et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui +descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la +place publique serait peut-être semblable à ce que j'ai été le jour où +j'ai commencé à vivre avec cette idée: il faut que je sois un Brutus. + +PHILIPPE. + +Tu m'étonnes de plus en plus. + +LORENZO. + +J'ai voulu d'abord tuer Clément VII; je n'ai pu le faire, parce qu'on +m'a banni de Rome avant le temps. J'ai recommencé mon ouvrage avec +Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours d'aucun homme. Je +travaillais pour l'humanité; mais mon orgueil restait solitaire au +milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer +par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas +soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d'un paralytique +comme Cicéron; je voulais arriver à l'homme, me prendre corps à corps +avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée +sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d'Alexandre +monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée. + +PHILIPPE. + +Quelle tête de fer as-tu, ami! quelle tête de fer! + +LORENZO. + +La tâche que je m'imposais était rude avec Alexandre. Florence était, +comme aujourd'hui, noyée de vin et de sang. L'empereur et le pape +avaient fait un duc d'un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il +fallait arriver à lui porté par les larmes des familles; pour devenir +son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres +épaisses tous les restes de ses orgies. J'étais pur comme un lis, et +cependant je n'ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis +devenu à cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois comprendre que +j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l'appareil +impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et +d'opprobre; qu'importe? ce n'est pas de cela qu'il s'agit. + +PHILIPPE. + +Tu baisses la tête; tes yeux sont humides. + +LORENZO. + +Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont point de +rougeur au service de la honte. J'ai fait ce que j'ai fait. Tu sauras +seulement que j'ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra +bientôt dans un certain lieu d'où il ne sortira pas debout. Je suis au +terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, +quand le bouvier l'abat sur l'herbe, n'est pas entouré de plus de +filets, de plus de noeuds coulants que je n'en ai tissu autour +de mon bâtard. Ce coeur, jusques auquel une armée ne serait pas +parvenue en un an, il est maintenant à nu sous ma main; je n'ai +qu'à laisser tomber mon stylet pour qu'il y entre. Tout sera fait. +Maintenant, sais-tu ce qui m'arrive, et ce dont je veux t'avertir? + +PHILIPPE. + +Tu es notre Brutus si tu dis vrai. + +LORENZO. + +Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je me suis souvenu du +bâton d'or couvert d'écorce. Maintenant je connais les hommes et je te +conseille de ne pas t'en mêler. + +PHILIPPE. + +Pourquoi? + +LORENZO. + +Ah! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, +vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez +regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière; du fond +de votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le dais +splendide des cieux; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez +pas la sonde; vous étiez plein de confiance dans l'ouvrage de Dieu. +Mais moi, pendant ce temps-là, j'ai plongé; je me suis enfoncé dans +cette mer houleuse de la vie; j'en ai parcouru toutes les profondeurs, +couvert de ma cloche de verre; tandis que vous admiriez la surface, +j'ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans. + +PHILIPPE. + +Ta tristesse me fend le coeur. + +LORENZO. + +C'est parce que je vous vois tel que j'ai été, et sur le point de +faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi. Je ne méprise point +les hommes; le tort des livres et des historiens est de nous les +montrer différents de ce qu'ils sont. La vie est comme une cité; on +peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des +promenades et des palais; mais il ne faut pas entrer dans les +tripots, ni s'arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais +quartiers. Voilà mon avis, Philippe; s'il s'agit de sauver tes +enfants, je te dis de rester tranquille; c'est le meilleur moyen pour +qu'on te les renvoie après une petite semonce. S'il s'agit de tenter +quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, +car tu ne seras pas longtemps à t'apercevoir qu'il n'y a que toi qui +en aies. + +PHILIPPE. + +Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de pareilles idées. +Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route +hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu. + +LORENZO. + +Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te dis le danger +d'en faire. Je connais la vie, et c'est une vilaine cuisine, sois-en +persuadé. Ne mets pas la main là dedans, si tu respectes quelque +chose. + +PHILIPPE. + +Arrête; ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois +à tout ce que tu appelles des rêves; je crois à la vertu, à la pudeur +et à la liberté. + +LORENZO. + +Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio! et les enfants ne me +jettent pas de la boue! Les lits des filles sont encore chauds de ma +sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux +et leurs balais pour m'assommer! Au fond de ces dix mille maisons que +voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j'y suis +entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende +en deux comme une bûche pourrie! L'air que vous respirez, Philippe, je +le respire; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le +sable fin des promenades; pas une goutte de poison ne tombe dans +mon chocolat; que dis-je? ô Philippe! les mères pauvres soulèvent +honteusement le voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de +leurs portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus +vil que le baiser de Judas, tandis que moi, pinçant le menton de la +petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou +cinq méchantes pièces d'or. + +PHILIPPE. + +Que le tentateur ne méprise pas le faible; pourquoi tenter lorsque +l'on doute? + +LORENZO. + +Suis-je un Satan? Lumière du ciel! je m'en souviens encore, j'aurais +pleuré avec la première fille que j'ai séduite si elle ne s'était mise +à rire. Quand j'ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je +marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un +enfant de dix ans dans l'armure d'un géant de la fable. Je croyais +que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le +portaient au front. J'avais commencé à dire tout haut que mes vingt +années de vertu étaient un masque étouffant; ô Philippe! j'entrai +alors dans la vie, et je vis qu'à mon approche tout le monde en +faisait autant que moi; tous les masques tombaient devant mon regard; +l'humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne +d'elle, sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes tels qu'ils sont, +et je me suis dit: Pour qui est-ce donc que je travaille? Lorsque +je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je +regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du +coeur, et je me demandais: Quand j'aurai fait mon coup, celui-là en +profitera-t-il? J'ai vu les républicains dans leurs cabinets; je suis +entré dans les boutiques; j'ai écouté et j'ai guetté. J'ai recueilli +les discours des gens du peuple; j'ai vu l'effet que produisait sur +eux la tyrannie; j'ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui +engendre la métaphore et la prosopopée; j'ai avalé entre deux baisers +les larmes les plus vertueuses; j'attendais toujours que l'humanité me +laissât voir sur sa face quelque chose d'honnête. J'observais comme un +amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces. + +PHILIPPE. + +Si tu n'as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le +mal existe, mais non pas sans le bien; comme l'ombre existe, mais non +sans la lumière. + +LORENZO. + +Tu ne veux voir en moi qu'un mépriseur d'hommes: c'est me faire +injure. Je sais parfaitement qu'il y en a de bons; mais à quoi +servent-ils? que font-ils? comment agissent-ils? Qu'importe que la +conscience soit vivante, si le bras est mort? Il y a de certains côtés +par où tout devient bon: un chien est un ami fidèle; on peut trouver +en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu'il se +roule sur les cadavres et que la langue avec laquelle il lèche son +maître sent la charogne d'une lieue. Tout ce que j'ai à voir, moi, +c'est que je suis perdu, et que les hommes n'en profiteront pas plus +qu'ils ne me comprendront. + +PHILIPPE. + +Pauvre enfant, tu me navres le coeur! Mais si tu es honnête, quand +tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux +coeur, Lorenzo, de penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce +déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d'un métal +aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius et d'Aristogiton. + +LORENZO. + +Philippe, Philippe, j'ai été honnête. La main qui a soulevé une fois +le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber; elle reste +immobile jusqu'à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et +l'élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce +que l'ange du sommeil éternel lui bouche les yeux. + +PHILIPPE. + +Toutes les maladies se guérissent; et le vice est une maladie aussi. + +LORENZO. + +Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi +un vêtement; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un +ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux +comme la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer +Tarquin, et ce qui m'étonne en lui, c'est qu'il n'y ait pas laissé +sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j'ai à te dire: ne +travaille pas pour ta patrie. + +PHILIPPE. + +Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait pour +toujours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons. +Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être; pourquoi ne +pourrais-je en prendre une autre qui me mènerait au même point? Mon +intention est d'en appeler au peuple, et d'agir ouvertement. + +LORENZO. + +Prends garde à toi, Philippe; celui qui te le dit sait pourquoi il le +dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux +hommes. + +PHILIPPE. + +Je crois à l'honnêteté des républicains. + +LORENZO. + +Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une fois mon coup +fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur +sera facile d'établir une république, la plus belle qui ait jamais +fleuri sur la terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. +Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te +demande, c'est de ne pas t'en mêler; parle, si tu le veux, mais prends +garde à tes paroles, et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire +mon coup: tu as les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre. + +PHILIPPE. + +Fais-le, et tu verras. + +LORENZO. + +Soit,--mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison +cette famille assemblée autour d'une table? ne dirait-on pas des +hommes? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s'il +me prenait envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et +de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y aurait pas un +couteau de levé sur moi. + +PHILIPPE. + +Tu me fais horreur. Comment le coeur peut-il rester grand avec des +mains comme les tiennes? + +LORENZO. + +Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants. + +PHILIPPE. + +Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles? + +LORENZO. + +Pourquoi? tu le demandes? + +PHILIPPE. + +Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, comment le +commets-tu? + +LORENZO. + +Tu me demandes cela en face? regarde-moi un peu. J'ai été beau, +tranquille et vertueux. + +PHILIPPE. + +Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres! + +LORENZO. + +Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je +m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un +spectre, et qu'en frappant sur ce squelette, + +_Il frappe sa poitrine._ + +il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc +que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à +quelques fibres de mon coeur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, +c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis +deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin +d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie +plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu que je +laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain, +si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait +s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de boeufs. Mais +j'aime le vin, le jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores +en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu +honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà +assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et +d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que +l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche; j'en ai assez +de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures +pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez +d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain; il faut que +le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci! c'est +peut-être demain que je tue Alexandre; dans deux jours j'aurai fini. +Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour +d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, pourront satisfaire +leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent +ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que +j'ai à dire; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur fais pas +nettoyer leurs piques, et l'humanité gardera sur sa joue le soufflet +de mon épée marqué en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils +voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. +Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne +ou non la tête en m'entendant frapper, je jette la nature humaine +à pile ou face sur la tombe d'Alexandre; dans deux jours les hommes +comparaîtront devant le tribunal de ma volonté. + +PHILIPPE. + +Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as dit des choses +qui me font peine, et d'autres qui me font plaisir. Mais Pierre et +Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m'en fier à personne +qu'à moi-même. C'est en vain que ma colère voudrait ronger son frein; +mes entrailles sont émues trop vivement; tu peux avoir raison, mais il +faut que j'agisse; je vais rassembler mes parents. + +LORENZO. + +Comme tu voudras; mais prends garde à toi. Garde-moi le secret, même +avec tes amis, c'est tout ce que je demande. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE IV + +_Au palais Soderini._ + + +_Entre_ CATHERINE, _lisant un billet_. + +«Lorenzo a dû vous parler de moi; mais qui pourrait vous parler +dignement d'un amour pareil au mien? Que ma plume vous apprenne ce que +ma bouche ne peut vous dire et ce que mon coeur voudrait signer de +son sang. + +«ALEXANDRE DE MÉDICIS.» + +Si mon nom n'était pas sur l'adresse, je croirais que le messager +s'est trompé, et ce que je lis me fait douter de mes yeux. + +_Entre Marie._ + +O ma mère chérie! voyez ce qu'on m'écrit; expliquez-moi, si vous +pouvez, ce mystère. + +MARIE. + +Malheureuse, malheureuse! il t'aime! Où t'a-t-il vue? où lui as-tu +parlé? + +CATHERINE. + +Nulle part; un messager m'a apporté cela comme je sortais de l'église. + +MARIE. + +Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui? Ah! Catherine, avoir un fils +pareil! Oui, faire de la soeur de sa mère la maîtresse du duc, non +pas même la maîtresse, ô ma fille! Quels noms portent ces créatures! +je ne puis le dire; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux +lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu comment il +répondra. + +CATHERINE. + +Je croyais que le duc aimait;... pardon, ma mère; mais je croyais que +le duc aimait la marquise de Cibo; on me l'avait dit... + +MARIE. + +Cela est vrai, il l'a aimée, s'il peut aimer. + +CATHERINE. + +Il ne l'aime plus? Ah! comment peut-on offrir sans honte un coeur +pareil! Venez, ma mère; venez chez Lorenzo. + +MARIE. + +Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j'éprouve depuis quelques jours; +j'ai eu la fièvre toutes les nuits: il est vrai que depuis trois mois +elle ne me quitte guère. J'ai trop souffert, ma pauvre Catherine; +pourquoi m'as-tu lu cette lettre? Je ne puis plus rien supporter. Je +ne suis plus jeune, et cependant il me semble que je le redeviendrais +à certaines conditions; mais tout ce que je vois m'entraîne vers la +tombe. Allons! soutiens-moi, pauvre enfant; je ne te donnerai pas +longtemps cette peine. + +_Elles sortent._ + + +SCÈNE V + +_Chez la marquise._ + + +LA MARQUISE, _parée, devant un miroir_. + +Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une nouvelle qu'on +m'apprendrait tout à coup. Quel précipice que la vie! Comment, il est +déjà neuf heures, et c'est le duc que j'attends dans cette toilette! +Qu'il en soit ce qu'il pourra, je veux essayer mon pouvoir. + +_Entre le cardinal._ + +LE CARDINAL. + +Quelle parure, marquise! voilà des fleurs qui embaument. + +LA MARQUISE. + +Je ne puis vous recevoir, cardinal; j'attends une amie: vous +m'excuserez. + +LE CARDINAL. + +Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont j'aperçois la porte +entr'ouverte là-bas, c'est un petit paradis. Irai-je vous y attendre? + +LA MARQUISE. + +Je suis pressée, pardonnez-moi. Non, pas dans mon boudoir; où vous +voudrez. + +LE CARDINAL. + +Je reviendrai dans un moment plus favorable. + +_Il sort._ + +LA MARQUISE. + +Pourquoi toujours le visage de ce prêtre? Quels cercles décrit donc +autour de moi ce vautour à tête chauve, pour que je le trouve sans +cesse derrière moi quand je me retourne? Est-ce que l'heure de ma mort +serait proche? + +_Entre un page qui lui parle à l'oreille._ + +C'est bon, j'y vais. Ah! ce métier de servante, tu n'y es pas fait, +pauvre coeur orgueilleux. + +_Elle sort._ + + +SCÈNE VI + +_Le boudoir de la marquise._ + +LA MARQUISE, LE DUC. + + +LA MARQUISE. + +C'est ma façon de penser; je t'aimerais ainsi. + +LE DUC. + +Des mots, des mots, et rien de plus. + +LA MARQUISE. + +Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous! Sacrifier le repos de +ses jours, la sainte chasteté de l'honneur! quelquefois ses enfants +même;--ne vivre que pour un seul être au monde; se donner, enfin, +se donner, puisque cela s'appelle ainsi! Mais cela n'en vaut pas la +peine: à quoi bon écouter une femme? une femme qui parle d'autre chose +que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas. + +LE DUC. + +Vous rêvez tout éveillée. + +LA MARQUISE. + +Oui, par le ciel! oui, j'ai fait un rêve; hélas! les rois seuls n'en +font jamais: toutes les chimères de leurs caprices se transforment +en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre! +Alexandre! Alexandre! quel mot que celui-là: Je peux si je veux! Ah! +Dieu lui-même n'en sait pas plus: devant ce mot, les mains des peuples +se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes +retient son haleine pour écouter. + +LE DUC. + +N'en parlons plus, ma chère, cela est fatigant. + +LA MARQUISE. + +Être un roi, sais-tu ce que c'est? Avoir au bout de son bras cent +mille mains! Être le rayon du soleil qui sèche les larmes des hommes! +Être le bonheur et le malheur! Ah! quel frisson mortel cela donne! +Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, +toi, mon aiglon! César est si loin! la garnison t'est si dévouée! Et +d'ailleurs on égorge une armée et l'on n'égorge pas un peuple. Le jour +où tu auras pour toi la nation tout entière, et où tu seras la +tête d'un corps libre, où tu diras: Comme le doge de Venise épouse +l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de ma belle +Florence, et ses enfants sont mes enfants... Ah! sais-tu ce que c'est +qu'un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras? Sais-tu ce que +c'est que d'être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan +des hommes? Sais-tu ce que c'est que d'être montré par un père à son +enfant? + +LE DUC. + +Je me soucie de l'impôt; pourvu qu'on le paye, que m'importe? + +LA MARQUISE. + +Mais enfin, on t'assassinera.--Les pavés sortiront de terre et +t'écraseront. Ah! la postérité! N'as-tu jamais vu ce spectre-là au +chevet de ton lit? Ne t'es-tu jamais demandé ce que penseront de +toi ceux qui sont dans le ventre des vivants? Et tu vis, toi, il est +encore temps! Tu n'as qu'un mot à dire. Te souviens-tu du père de +la patrie? Va! cela est facile d'être un grand roi quand on est roi. +Déclare Florence indépendante; réclame l'exécution du traité avec +l'empire; tire ton épée et montre-la: ils te diront de la remettre au +fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu +es jeune! Rien n'est décidé sur ton compte.--Il y a dans le +coeur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la +reconnaissance publique est un profond fleuve d'oubli pour leurs +fautes passées. On t'a mal conseillé, on t'a trompé.--Mais il est +encore temps; tu n'as qu'à dire; tant que tu es vivant, la page n'est +pas tournée dans le livre de Dieu. + +LE DUC. + +Assez, ma chère, assez. + +LA MARQUISE. + +Ah! quand elle le sera! quand un misérable jardinier payé à la journée +viendra arroser à contre-coeur quelques chétives marguerites autour +du tombeau d'Alexandre;--quand les pauvres respireront gaiement +l'air du ciel, et n'y verront plus planer le sombre météore de ta +puissance;--quand ils parleront de toi en secouant la tête;--quand ils +compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents,--es-tu sûr +de dormir tranquille dans ton dernier sommeil?--Toi qui ne vas pas à +la messe, et qui ne tiens qu'à l'impôt, es-tu sûr que l'éternité soit +sourde, et qu'il n'y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux +des trépassés? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent +les emporte? + +LE DUC. + +Tu as une jolie jambe. + +LA MARQUISE. + +Écoute-moi; tu es étourdi, je le sais; mais tu n'es pas méchant; non, +sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne peux pas l'être. Voyons! fais-toi +violence;--réfléchis un instant, un seul instant à ce que je te dis. +N'y a-t-il rien dans tout cela? Suis-je décidément une folle? + +LE DUC. + +Tout cela me passe bien par la tête; mais qu'est-ce que je fais donc +de si mal? Je vaux bien mes voisins; je vaux, ma foi, mieux que le +pape. Tu me fais penser aux Strozzi avec tous tes discours;--et tu +sais que je les déteste. Tu veux que je me révolte contre César; César +est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures que les Florentins ne +m'aiment pas; je suis sûr qu'ils m'aiment, moi. Eh! parbleu! quand tu +aurais raison, de qui veux-tu que j'aie peur? + +LA MARQUISE. + +Tu n'as pas peur de ton peuple,--mais tu as peur de l'empereur; tu +as tué ou déshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout +fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit. + +LE DUC. + +Paix! point de ceci. + +LA MARQUISE. + +Ah! je m'emporte; je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne +sait pas que tu es brave? Tu es brave comme tu es beau; ce que tu +as fait de mal, c'est ta jeunesse, c'est ta tête,--que sais-je, moi? +c'est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c'est ce +soleil étouffant qui nous pèse.--Je t'en supplie, que je ne sois pas +perdue sans ressource; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne +soit pas inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c'est vrai, +et si la beauté est tout pour les femmes, bien d'autres valent mieux +que moi. Mais n'as-tu rien, dis-moi,--dis-moi donc, toi! voyons! +n'as-tu donc rien, rien là? + +_Elle lui frappe le coeur._ + +LE DUC. + +Quel démon! assois-toi donc là, ma petite. + +LA MARQUISE. + +Eh bien! oui, je veux bien l'avouer; oui, j'ai de l'ambition, non pas +pour moi;--mais toi! toi et ma chère Florence! O Dieu! tu m'es témoin +de ce que je souffre. + +LE DUC. + +Tu souffres! qu'est-ce que tu as? + +LA MARQUISE. + +Non, je ne souffre pas. Écoute! écoute! Je vois que tu t'ennuies +auprès de moi. Tu comptes les moments, tu détournes la tête; ne +t'en va pas encore: c'est peut-être la dernière fois que je te vois. +Écoute! je te dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et +qu'il n'y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé sur les +murailles avec un coup de couteau dans le coeur. Que je sois folle, +que tu me haïsses demain, que m'importe? tu sauras cela! + +LE DUC. + +Malheur à toi, si tu joues avec ma colère! + +LA MARQUISE. + +Oui, malheur à moi! malheur à moi! + +LE DUC. + +Une autre fois,--demain matin, si tu veux,--nous pourrons nous revoir +et parler de cela. Ne te fâche pas si je te quitte à présent: il faut +que j'aille à la chasse. + +LA MARQUISE. + +Oui, malheur à moi! malheur à moi! + +LE DUC. + +Pourquoi? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi diable aussi te +mêles-tu de politique? Allons! allons! ton petit rôle de femme, et +de vraie femme, te va si bien! Tu es trop dévote; cela se formera. +Aide-moi donc à remettre mon habit; je suis tout débraillé. + +LA MARQUISE. + +Adieu, Alexandre. + +_Le duc l'embrasse.--Entre le cardinal Cibo._ + +LE CARDINAL. + +Ah!--Pardon, Altesse, je croyais ma soeur toute seule. Je suis +un maladroit; c'est à moi d'en porter la peine. Je vous supplie de +m'excuser. + +LE DUC. + +Comment l'entendez-vous? Allons donc! Malaspina, voilà qui sent le +prêtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-là? Venez donc, venez +donc; que diable est-ce que cela vous fait? + +_Ils sortent ensemble._ + +LA MARQUISE, _seule, tenant le portrait de son mari_. + +Où es-tu maintenant, Laurent? Il est midi passé; tu te promènes sur +la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes +génisses grasses; tes garçons de ferme dînent à l'ombre; la pelouse +soulève son manteau blanchâtre aux rayons du soleil; les arbres, +entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tête blanche +de leur vieux maître, tandis que l'écho de nos longues arcades répète +avec respect le bruit de ton pas tranquille. O mon Laurent! j'ai +perdu le trésor de ton honneur; j'ai voué au ridicule et au doute les +dernières années de ta noble vie; tu ne presseras plus sur la cuirasse +un coeur digne du tien, ce sera une main tremblante qui t'apportera +ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse. + + +SCÈNE VII + +_Chez les Strozzi._ + +LES QUARANTE STROZZI, _à souper_. + + +PHILIPPE. + +Mes enfants, mettons-nous à table. + +LES CONVIVES. + +Pourquoi reste-t-il deux sièges vides? + +PHILIPPE. + +Pierre et Thomas sont en prison. + +LES CONVIVES. + +Pourquoi? + +PHILIPPE. + +Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de +Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas +ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour +venger la mort de son ruffian. + +LES CONVIVES. + +Meurent les Médicis! + +PHILIPPE. + +J'ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier +de me secourir. Soupons et sortons ensuite l'épée à la main, pour +redemander mes deux fils, si vous avez du coeur. + +LES CONVIVES. + +C'est dit; nous voulons bien. + +PHILIPPE. + +Il est temps que cela finisse, voyez-vous; on nous tuerait nos enfants +et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne +à ces bâtards ce que c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit +n'ont pas le droit de condamner mes enfants; et moi, je n'y survivrais +pas, voyez-vous! + +LES CONVIVES. + +N'aie pas peur, Philippe, nous sommes là. + +PHILIPPE. + +Je suis le chef de la famille: comment souffrirais-je qu'on +m'insultât? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellai +tout autant, les Aldobrandini et vingt autres. Pourquoi ceux-là +pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs? +Qu'on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et +voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis? +Là est leur force; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des +hommes? Est-ce à dire qu'on abattra d'un coup de hache les familles +de Florence, et qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi +vieilles qu'elle? C'est par nous qu'on commence, c'est à nous de +tenir ferme; notre premier cri d'alarme, comme le coup de sifflet de +l'oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d'aigles +chassés du nid; ils ne sont pas loin; ils tournoient autour de la +ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau +noir de la peste; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les +couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d'abord délivrer nos +fils; demain nous irons tous ensemble, l'épée nue, à la porte de +toutes les grandes familles; il y a à Florence quatre-vingts palais, +et de chacun d'eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la +liberté y frappera. + +LES CONVIVES. + +Vive la liberté! + +PHILIPPE. + +Je prends Dieu à témoin que c'est la violence qui me force à tirer +l'épée; que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen; +que je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la +moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux. + +LES CONVIVES. + +C'est vrai. + +PHILIPPE. + +C'est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais +rebelle parce que Dieu m'a fait père. Je ne suis poussé par aucun +motif d'ambition, ni d'intérêt, ni d'orgueil. Ma cause est loyale, +honorable et sacrée. Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre +vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous +partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis! + +LES CONVIVES, _se levant et buvant_. + +A la mort des Médicis! + +LOUISE, _posant son verre_. + +Ah! je vais mourir. + +PHILIPPE. + +Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée? qu'as-tu, mon Dieu? que +t'arrive-t-il? Mon Dieu, mon Dieu! comme tu pâlis! Parle, qu'as-tu? +parle à ton père. Au secours! au secours! un médecin! Vite, vite, il +n'est plus temps. + +LOUISE. + +Je vais mourir, je vais mourir. + +_Elle meurt._ + +PHILIPPE. + +Elle s'en va, mes amis, elle s'en va! Un médecin! ma fille est +empoisonnée! + +_Il tombe à genoux près de Louise._ + +UN CONVIVE. + +Coupez son corset! faites-lui boire de l'eau tiède; si c'est du +poison, il faut de l'eau tiède. + +_Les domestiques accourent._ + +UN AUTRE CONVIVE. + +Frappez-lui dans les mains; ouvrez les fenêtres et frappez-lui dans +les mains. + +UN AUTRE. + +Ce n'est peut-être qu'un étourdissement; elle aura bu avec trop de +précipitation. + +UN AUTRE. + +Pauvre enfant! comme ses traits sont calmes! Elle ne peut pas être +morte ainsi tout d'un coup. + +PHILIPPE. + +Mon enfant! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée? + +LE PREMIER CONVIVE. + +Voilà le médecin qui accourt. + +_Un médecin entre._ + +LE SECOND CONVIVE. + +Dépêchez-vous, monsieur; dites-nous si c'est du poison. + +PHILIPPE. + +C'est un étourdissement, n'est-ce pas? + +LE MÉDECIN. + +Pauvre jeune fille! elle est morte. + +_Un profond silence règne dans la salle; Philippe est toujours à +genoux auprès de Louise et lui tient les mains._ + +UN DES CONVIVES. + +C'est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l'état où +il est. Cette immobilité est effrayante. + +UN AUTRE. + +Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un +domestique qui a appartenu à la femme de Salviati. + +UN AUTRE. + +C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et +arrêtons-le. + +_Ils sortent._ + +LE PREMIER CONVIVE. + +Philippe ne veut pas répondre à ce qu'on lui dit; il est frappé de la +foudre. + +UN AUTRE. + +C'est horrible! C'est un meurtre inouï! + +UN AUTRE. + +Cela crie vengeance au ciel; sortons, et allons égorger Alexandre. + +UN AUTRE. + +Oui, sortons; mort à Alexandre! C'est lui qui a tout ordonné. Insensés +que nous sommes! ce n'est pas d'hier que date sa haine contre nous. +Nous agissons trop tard. + +UN AUTRE. + +Salviati n'en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre +compte; c'est pour le duc qu'il travaillait. Allons, partons, quand on +devrait nous tuer jusqu'au dernier. + +PHILIPPE _se lève_. + +Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce pas, + +_Il met son manteau._ + +dans mon jardin, derrière les figuiers? Adieu, mes bons amis; adieu, +portez-vous bien. + +UN CONVIVE. + +Où vas-tu, Philippe? + +PHILIPPE. + +J'en ai assez, voyez-vous! j'en ai autant que j'en puis porter. J'ai +mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J'en ai assez, je +m'en vais d'ici. + +UN CONVIVE. + +Tu t'en vas? tu t'en vas sans vengeance? + +PHILIPPE. + +Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l'enterrez +pas; c'est à moi de l'enterrer; je le ferai à ma façon, chez de +pauvres moines que je connais et qui viendront la chercher demain. A +quoi sert-il de la regarder? elle est morte; ainsi cela est inutile. +Adieu, mes amis, rentrez chez vous; portez-vous bien. + +UN CONVIVE. + +Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison. + +UN AUTRE. + +Quelle horreur! je me sens prêt à m'évanouir dans cette salle. + +_Il sort._ + +PHILIPPE. + +Ne me faites pas violence; ne m'enfermez pas dans une chambre où est +le cadavre de ma fille; laissez-moi m'en aller. + +UN CONVIVE. + +Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre +Lucrèce! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre. + +UN AUTRE. + +La nouvelle Lucrèce! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la +liberté! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas +tes paroles. + +PHILIPPE. + +Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau; j'ai deux fils +en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir +autour de moi. L'important, c'est que je m'en aille, et que vous vous +teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on +ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, je m'en +vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, +voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis, +restez tranquilles; si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en +vais de ce pas à Venise. + +UN CONVIVE. + +Il fait un orage épouvantable; reste ici cette nuit. + +PHILIPPE. + +N'enterrez pas ma pauvre enfant; mes vieux moines viendront demain, et +ils l'emporteront. Dieu de justice! Dieu de justice! que t'ai-je fait? + +_Il sort en courant._ + +FIN DE L'ACTE TROISIÈME. + + + + +ACTE QUATRIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_Au palais du duc._ + +_Entrent_ LE DUC ET LORENZO. + + +LE DUC. + +J'aurais voulu être là; il devait y avoir plus d'une face en colère. +Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner cette Louise. + +LORENZO. + +Ni moi non plus; à moins que ce ne soit vous. + +LE DUC. + +Philippe doit être furieux! On dit qu'il est parti pour Venise. Dieu +merci, me voilà délivré de ce vieillard insupportable. Quant à la +chère famille, elle aura la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu +qu'ils ont failli faire une petite révolution dans leur quartier? On +m'a tué deux Allemands. + +LORENZO. + +Ce qui me fâche le plus, c'est que cet honnête Salviati a une jambe +coupée. Avez-vous retrouvé votre cotte de mailles? + +LE DUC. + +Non, en vérité; j'en suis plus mécontent que je ne puis le dire. + +LORENZO. + +Méfiez-vous de Giomo; c'est lui qui vous l'a volée. Que portez-vous à +la place? + +LE DUC. + +Rien; je ne puis en supporter une autre; il n'y en a pas d'aussi +légère que celle-là. + +LORENZO. + +Cela est fâcheux pour vous. + +LE DUC. + +Tu ne me parles pas de ta tante. + +LORENZO. + +C'est par oubli, car elle vous adore; ses yeux ont perdu le repos +depuis que l'astre de votre amour s'est levé dans son pauvre coeur. +De grâce, seigneur, ayez quelque pitié pour elle; dites quand vous +voulez la recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous +sacrifier le peu de vertu qu'elle a. + +LE DUC. + +Parles-tu sérieusement? + +LORENZO. + +Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais voir qu'une +tante à moi ne couchât pas avec vous! + +LE DUC. + +Où pourrai-je la voir? + +LORENZO. + +Dans ma chambre, seigneur; je ferai mettre des rideaux blancs à mon +lit et un pot de réséda sur ma table; après quoi je coucherai par +écrit sur votre calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis, +afin que vous ne l'oubliiez pas après souper. + +LE DUC. + +Je n'en ai garde. Peste! Catherine est un morceau de roi. Eh! dis-moi, +habile garçon, tu es vraiment sûr qu'elle viendra? Comment t'y es-tu +pris? + +LORENZO. + +Je vous dirai cela. + +LE DUC. + +Je m'en vais voir un cheval que je viens d'acheter; adieu et à ce +soir. Viens me prendre après souper; nous irons ensemble à ta maison; +quant à la Cibo, j'en ai par-dessus les oreilles; hier encore, il a +fallu l'avoir sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon. + +_Il sort._ + +LORENZO, _seul_. + +Ainsi, c'est convenu. Ce soir je l'emmène chez moi, et demain les +républicains verront ce qu'ils ont à faire, car le duc de Florence +sera mort. Il faut que j'avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil, +si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain. + +_Il sort._ + + +SCÈNE II + +_Une rue._ + +PIERRE ET THOMAS STROZZI, _sortant de prison_. + + +PIERRE. + +J'étais bien sûr que les Huit me renverraient absous, et toi aussi. +Viens, frappons à notre porte, et allons embrasser notre père. Cela +est singulier; les volets sont fermés! + +LE PORTIER, _ouvrant_. + +Hélas! seigneur, vous savez les nouvelles. + +PIERRE. + +Quelles nouvelles? Tu as l'air d'un spectre qui sort d'un tombeau, à +la porte de ce palais désert. + +LE PORTIER. + +Est-il possible que vous ne sachiez rien? + +_Deux moines arrivent._ + +THOMAS. + +Et que pourrions-nous savoir? Nous sortons de prison. Parle; qu'est-il +arrivé? + +LE PORTIER. + +Hélas! mes pauvres seigneurs, cela est horrible à dire. + +LES MOINES, _s'approchant_. + +Est-ce ici le palais des Strozzi? + +LE PORTIER. + +Oui; que demandez-vous? + +LES MOINES. + +Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. Voilà l'autorisation +de Philippe, afin que vous nous laissiez l'emporter. + +PIERRE. + +Comment dites-vous? Quel corps demandez-vous? + +LES MOINES. + +Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre visage la +ressemblance de Philippe; il n'y a rien de bon à apprendre ici pour +vous. + +THOMAS. + +Comment? elle est morte! morte, ô Dieu du ciel! + +_Il s'assoit à l'écart._ + +PIERRE. + +Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué ma soeur? car on +ne meurt pas à son âge, dans l'espace d'une nuit, sans une cause +surnaturelle. Qui l'a tuée, que je le tue? Répondez-moi, ou vous êtes +mort vous-même. + +LE PORTIER. + +Hélas! hélas! qui peut le dire? Personne n'en sait rien. + +PIERRE. + +Où est mon père? Viens, Thomas; point de larmes. Par le ciel! mon +coeur se serre comme s'il allait s'ossifier dans mes entrailles, et +rester un rocher pour l'éternité. + +LES MOINES. + +Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous, nous vous +conduirons à lui; il est depuis hier à notre couvent. + +PIERRE. + +Et je ne saurai pas qui a tué ma soeur! Écoutez-moi, prêtres; si +vous êtes l'image de Dieu, vous pouvez recevoir un serment. Par tout +ce qu'il y a d'instruments de supplice sous le ciel, par les tortures +de l'enfer... Non; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous, que je +voie mon père. O Dieu! ô Dieu! faites que ce que je soupçonne soit +la vérité, afin que je les broie sous mes pieds comme des grains de +sable. Venez, venez, avant que je perde la force; ne me dites pas un +mot: il s'agit là d'une vengeance, voyez-vous! telle que la colère +céleste n'en a pas rêvé. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE III + +_Une rue._ + +LORENZO, SCORONCONCOLO. + + +LORENZO. + +Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit; tu t'enfermeras +dans mon cabinet jusqu'à ce qu'on vienne t'avertir. + +SCORONCONCOLO. + +Oui, monseigneur. + +_Il sort._ + +LORENZO, _seul_. + +De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi? Quand je pense que j'ai +aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre +de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant. O Dieu! pourquoi ce +seul mot: «A ce soir,» fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie +brûlante comme un fer rouge? De quelles entrailles fauves, de quels +velus embrassements suis-je donc sorti? Que m'avait fait cet homme? +Quand je pose ma main là, et que je réfléchis,--qui donc m'entendra +dire demain: «Je l'ai tué», sans me répondre: «Pourquoi l'as-tu tué?» +Cela est étrange. Il a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du +bien, du moins à sa manière. Si j'étais resté tranquille au fond de +mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m'y chercher, et +moi je suis venu le chercher à Florence. Pourquoi cela? Le spectre +de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Égiste? +M'avait-il offensé alors? Cela est étrange, et cependant pour cette +action j'ai tout quitté; la seule pensée de ce meurtre a fait tomber +en poussière les rêves de ma vie; je n'ai plus été qu'une ruine, dès +que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et +m'a appelé à lui. Que veut dire cela? Tout à l'heure, en passant sur +la place, j'ai entendu deux hommes parler d'une comète. Sont-ce bien +les battements d'un coeur humain que je sens là, sous les os de +ma poitrine? Ah! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis +quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il une nuée au-dessus de +ma tête? Quand j'entrerai dans cette chambre, et que je voudrai +tirer mon épée du fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de +l'archange, et de tomber en cendres sur ma proie. + +_Il sort._ + + +SCÈNE IV + +_Chez le marquis de Cibo._ + +_Entrent_ LE CARDINAL ET LA MARQUISE. + + +LA MARQUISE. + +Comme vous voudrez, Malaspina. + +LE CARDINAL. + +Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise, avant de vous +jouer à moi. Êtes-vous une femme comme les autres, et faut-il qu'on +ait une chaîne d'or au cou et un mandat à la main pour que vous +compreniez qui on est? Attendez-vous qu'un valet crie à tue-tête en +ouvrant une porte devant moi, pour savoir quelle est ma puissance? +Apprenez-le: ce ne sont pas les titres qui font l'homme; je ne suis ni +envoyé du pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que cela. + +LA MARQUISE. + +Oui, je le sais: César a vendu son ombre au diable; cette ombre +impériale se promène, affublée d'une robe rouge, sous le nom de Cibo. + +LE CARDINAL. + +Vous êtes la maîtresse d'Alexandre, songez à cela; et votre secret est +entre mes mains. + +LA MARQUISE. + +Faites-en ce qu'il vous plaira; nous verrons l'usage qu'un confesseur +sait faire de sa conscience. + +LE CARDINAL. + +Vous vous trompez, ce n'est pas par votre confession que je l'ai +appris; je l'ai vu de mes propres yeux: je vous ai vue embrasser le +duc. Vous me l'auriez avoué au confessionnal que je pourrais encore en +parler sans péché, puisque je l'ai vu hors du confessionnal. + +LA MARQUISE. + +Eh bien! après? + +LE CARDINAL. + +Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant, et en +soupirant comme un écolier quand la cloche sonne? Vous l'avez rassasié +de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mêle à tous +les mets de votre table; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte +duègne était donc votre gouvernante, pour que vous ne sachiez pas +que la maîtresse d'un roi parle ordinairement d'autre chose que de +patriotisme? + +LA MARQUISE. + +J'avoue que l'on ne m'a jamais appris bien nettement de quoi devait +parler la maîtresse d'un roi; j'ai négligé de m'instruire sur ce +point, comme aussi, peut-être, de manger du riz pour m'engraisser, à +la mode turque. + +LE CARDINAL. + +Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de +trois jours. + +LA MARQUISE. + +Qu'un prêtre eût appris cette science à une femme, cela eût été fort +simple: que ne m'avez-vous conseillée? + +LE CARDINAL. + +Voulez-vous que je vous conseille? Prenez votre manteau, et allez +vous glisser dans l'alcôve du duc. S'il s'attend à des phrases en vous +voyant, prouvez-lui que vous savez n'en pas faire à toutes les heures; +soyez pareille à une somnambule, et faites en sorte que, s'il s'endort +sur ce coeur républicain, ce ne soit pas d'ennui. Êtes-vous vierge? +n'y a-t-il plus de vin de Chypre? n'avez-vous pas au fond de la +mémoire quelque joyeuse chanson? n'avez-vous pas lu l'Arétin? + +LA MARQUISE. + +O ciel! j'ai entendu murmurer des mots comme ceux-là à de hideuses +vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf. Si vous n'êtes pas un +prêtre, êtes-vous un homme? êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour +faire ainsi rougir votre pourpre elle-même. + +LE CARDINAL. + +Il n'y a rien de si vertueux que l'oreille d'une femme dépravée. +Feignez ou non de me comprendre, mais souvenez-vous que mon frère est +votre mari. + +LA MARQUISE. + +Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce que je ne puis +comprendre que vaguement. Vous me faites horreur: que voulez-vous de +moi? + +LE CARDINAL. + +Il y a des secrets qu'une femme ne doit pas savoir, mais qu'elle peut +faire prospérer en en sachant les éléments. + +LA MARQUISE. + +Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous me faire +tenir? Si vos désirs sont aussi effrayants que vos menaces, parlez; +montrez-moi du moins le cheveu qui suspend l'épée sur ma tête. + +LE CARDINAL. + +Je ne puis parler qu'en termes couverts, par la raison que je ne suis +pas sûr de vous. Qu'il vous suffise de savoir que, si vous eussiez été +une autre femme, vous seriez une reine à l'heure qu'il est. Puisque +vous m'appelez l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez +grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous où peut +conduire un sourire féminin? Savez-vous où vont les fortunes dont +les racines poussent dans les alcôves? Alexandre est fils d'un pape, +apprenez-le; et quand ce pape était à Bologne... Mais je me laisse +entraîner trop loin. + +LA MARQUISE. + +Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous êtes frère de mon +mari, je suis maîtresse d'Alexandre. + +LE CARDINAL. + +Vous l'avez été, marquise, et bien d'autres aussi. + +LA MARQUISE. + +Je l'ai été; oui, Dieu merci! je l'ai été. + +LE CARDINAL. + +J'étais sûr que vous commenceriez par vos rêves; il faudra cependant +que vous en veniez quelque jour aux miens. Écoutez-moi: nous nous +querellons assez mal à propos; mais, en vérité, vous prenez tout +au sérieux. Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai +blessée tout à l'heure en vous disant comment, je n'ai que faire de +le répéter. Laissez-vous conduire; dans un an, dans deux ans, vous me +remercierez. J'ai travaillé longtemps pour être ce que je suis, et je +sais où l'on peut aller. Si j'étais sûr de vous, je vous dirais des +choses que Dieu lui-même ne saura jamais. + +LA MARQUISE. + +N'espérez rien, et soyez assuré de mon mépris. + +_Elle veut sortir._ + +LE CARDINAL. + +Un instant! pas si vite! N'entendez-vous pas le bruit d'un cheval? mon +frère ne doit-il pas venir aujourd'hui ou demain? me connaissez-vous +pour un homme qui a deux paroles? Allez au palais ce soir, ou vous +êtes perdue. + +LA MARQUISE. + +Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les moyens vous soient +bons, je le conçois; mais parlerez-vous plus clairement? Voyons, +Malaspina, je ne veux pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si +vous pouvez me convaincre, faites-le,--parlez-moi franchement. Quel +est votre but? + +LE CARDINAL. + +Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre, n'est-il pas vrai? +Me prenez-vous pour un enfant, et croyez-vous qu'il suffise de me +frotter les lèvres de miel pour me les desserrer? Agissez d'abord, +je parlerai après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris l'empire +nécessaire, non pas sur l'esprit d'Alexandre duc de Florence, mais sur +le coeur d'Alexandre votre amant, je vous apprendrai le reste, et +vous saurez ce que j'attends. + +LA MARQUISE. + +Ainsi donc, quand j'aurai lu l'Arétin pour me donner une première +expérience, j'aurai à lire, pour en acquérir une seconde, le livre +secret de vos pensées? Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous +n'osez pas me dire? Vous servez le pape, jusqu'à ce que l'empereur +trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. Vous +espérez qu'un jour César vous devra bien réellement, bien complètement +l'esclavage de l'Italie, et ce jour-là,--oh! ce jour-là, n'est-il pas +vrai? celui qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous +donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour gouverner +Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout à l'heure, +si vous pouviez. Quand la pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire +deux ou trois coups d'État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que +Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu'elle est menée par son beau-frère; +et, comme vous dites, qui sait jusqu'où les larmes des peuples, +devenues un océan, pourraient lancer votre barque? Est-ce à peu près +cela? Mon imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans +doute; mais je crois que c'est à peu près cela. + +LE CARDINAL. + +Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue. + +LA MARQUISE. + +Perdue? et comment? + +LE CARDINAL. + +Ton mari saura tout. + +LA MARQUISE. + +Faites-le, faites-le, je me tuerai. + +LE CARDINAL. + +Menace de femme! Écoutez, et ne vous jouez pas à moi. Que vous m'ayez +compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc. + +LA MARQUISE. + +Non. + +LE CARDINAL. + +Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu'il y a de +sacré au monde, je lui raconte tout, si vous dites non encore une +fois. + +LA MARQUISE. + +Non, non, non! + +_Entre le marquis._ + +Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à +Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il était, et quel rôle +misérable j'allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m'en faire +jouer un plus vil encore; il me propose des horreurs pour m'assurer le +titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit. + +_Elle se jette à genoux._ + +LE MARQUIS. + +Êtes-vous folle? Que veut-elle dire, Malaspina?--Eh bien! vous voilà +comme une statue. Ceci est-il une comédie, cardinal? Eh bien donc! que +faut-il que j'en pense? + +LE CARDINAL. + +Ah! corps du Christ! + +_Il sort._ + +LE MARQUIS. + +Elle est évanouie. Holà! qu'on apporte du vinaigre! + + +SCÈNE V + +_La chambre de Lorenzo._ + +LORENZO, DEUX DOMESTIQUES. + + +LORENZO. + +Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et celles-ci au pied +du lit, vous ferez un bon feu, mais de manière à ce que cette nuit la +flamme ne flambe pas, et que les charbons échauffent sans éclairer. +Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher. + +_Entre Catherine._ + +CATHERINE. + +Notre mère est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo? + +LORENZO. + +Ma mère est malade? + +CATHERINE. + +Hélas! je ne puis te cacher la vérité. J'ai reçu hier un billet du +duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d'amour pour +lui; cette lecture a fait bien du mal à Marie. + +LORENZO. + +Cependant je ne t'avais pas parlé de cela. N'as-tu pas pu lui dire que +je n'étais pour rien là-dedans? + +CATHERINE. + +Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui si belle +et en si bon état? je ne croyais pas que l'esprit d'ordre fût ton +majordome. + +LORENZO. + +Le duc t'a donc écrit? Cela est singulier que je ne l'aie point su. +Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre? + +CATHERINE. + +Ce que j'en pense? + +LORENZO. + +Oui, de la déclaration d'Alexandre. Qu'en pense ce petit coeur +innocent? + +CATHERINE. + +Que veux-tu que j'en pense? + +LORENZO. + +N'as-tu pas été flattée? un amour qui fait l'envie de tant de femmes! +un titre si beau à conquérir, la maîtresse de... Va-t'en, Catherine, +va dire à ma mère que je te suis. Sors d'ici. Laisse-moi! + +_Catherine sort._ + +Par le ciel! quel homme de cire suis-je donc? Le vice, comme la robe +de Déjanire, s'est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je +ne puisse plus répondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes +lèvres se fasse ruffian malgré moi? J'allais corrompre Catherine; je +crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche; +car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma +tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les +hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément l'être +inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au lieu d'une étincelle +dans ce corps faible et chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais +non revenir sur mes pas quand j'ai choisi. O Dieu! les jeunes gens à +la mode ne se font-ils pas une gloire d'être vicieux, et les enfants +qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se +pervertir? Quel bourbier doit donc être l'espèce humaine qui se rue +ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand +moi, qui n'ai voulu prendre qu'un masque pareil à leurs visages, +et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de +rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver +moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang! Pauvre Catherine! tu +mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber +comme tant d'autres dans l'éternel abîme, si je n'étais pas là. O +Alexandre! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en vérité, que tu +fisses ta prière avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine +n'est-elle pas vertueuse, irréprochable? Combien faudrait-il pourtant +de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce +gladiateur aux poils roux? Quand je pense que j'ai failli parler! +Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes, ou +regardent leur tête rasée dans le miroir cassé d'une cellule, qui ont +valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile +que moi! Hé bien! j'ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais +dans la balance d'un juge quelconque, il y aura d'un côté une montagne +de sanglots; mais il y aura peut-être de l'autre une goutte de +lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnêtes +enfants. + +_Il sort._ + + +SCÈNE VI + +_Une vallée; un couvent dans le fond._ + +_Entrent_ PHILIPPE STROZZI ET DEUX MOINES; _des novices portent le +cercueil de Louise; ils le posent dans un tombeau_. + + +PHILIPPE. + +Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l'embrasser. +Lorsqu'elle était couchée, c'est ainsi que je me penchais sur elle +pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mélancoliques étaient +ainsi fermés à demi; mais ils se rouvraient au premier rayon du +soleil, comme deux fleurs d'azur; elle se levait doucement, le sourire +sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de +la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste, +le réveil d'un homme fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je +en voyant l'aurore, un sillon de plus dans mon champ! Mais alors +j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa +beauté, et la clarté du jour était la bienvenue. + +_On ferme le tombeau._ + +PIERRE STROZZI, _derrière la scène_. + +Par ici, venez par ici. + +PHILIPPE. + +Tu ne te lèveras plus de ta couche; tu ne poseras pas tes pieds nus +sur ce gazon pour revenir trouver ton père. O ma Louise! il n'y a que +Dieu qui a su qui tu étais, et moi, moi, moi! + +PIERRE, _entrant_. + +Ils sont cent à Sestino qui arrivent du Piémont. Venez, Philippe; le +temps des larmes est passé. + +PHILIPPE. + +Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes? + +PIERRE. + +Les bannis se sont rassemblés à Sestino; il est temps de penser à la +vengeance; marchons franchement sur Florence avec notre petite armée. +Si nous pouvons arriver à propos pendant la nuit et surprendre les +postes de la citadelle, tout est dit. Par le ciel! j'élèverai à ma +soeur un autre mausolée que celui-là. + +PHILIPPE. + +Non pas moi; allez sans moi, mes amis. + +PIERRE. + +Nous ne pouvons nous passer de vous; sachez-le, les confédérés +comptent sur votre nom; François Ier lui-même attend de +vous un mouvement en faveur de la liberté. Il vous écrit comme au chef +des républicains florentins; voilà sa lettre. + +PHILIPPE _ouvre la lettre_. + +Dis à celui qui t'a apporté cette lettre qu'il réponde ceci au roi de +France: Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera +devenu fou. + +PIERRE. + +Quelle est cette nouvelle sentence? + +PHILIPPE. + +Celle qui me convient. + +PIERRE. + +Ainsi vous perdez la cause des bannis pour le plaisir de faire une +phrase! Prenez garde, mon père, il ne s'agit pas là d'un passage de +Pline; réfléchissez avant de dire non. + +PHILIPPE. + +Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre à la lettre +du roi de France. + +PIERRE. + +Cela passe toute idée! vous me forceriez à vous dire de certaines +choses. Venez avec nous, mon père, je vous en supplie. Lorsque +j'allais chez les Pazzi, ne m'avez-vous pas dit: Emmène-moi? Cela +était-il différent alors? + +PHILIPPE. + +Très différent. Un père offensé, qui sort de sa maison l'épée à la +main, avec ses amis, pour aller réclamer justice, est très différent +d'un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et +au mépris des lois. + +PIERRE. + +Il s'agissait bien de réclamer justice! il s'agissait d'assommer +Alexandre! Qu'est-ce qu'il y a de changé aujourd'hui? Vous n'aimez +pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d'une occasion comme +celle-ci. + +PHILIPPE. + +Une occasion, mon Dieu! cela une occasion! + +_Il frappe le tombeau._ + +PIERRE. + +Laissez-vous fléchir. + +PHILIPPE. + +Je n'ai pas une douleur ambitieuse; laisse-moi seul, j'en ai assez +dit. + +PIERRE. + +Vieillard obstiné! inexorable faiseur de sentences! vous serez cause +de notre perte. + +PHILIPPE. + +Tais-toi, insolent! sors d'ici! + +PIERRE. + +Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il vous plaira, nous +agirons sans vous cette fois. Eh! mort de Dieu! il ne sera pas dit que +tout soit perdu faute d'un traducteur de latin! + +_Il sort._ + +PHILIPPE. + +Ton jour est venu, Philippe! tout cela signifie que ton jour est venu. + +_Il sort._ + + +SCÈNE VII + +_Le bord de l'Arno; un quai. On voit une longue suite de palais._ + + +_Entre_ LORENZO. + +Voilà le soleil qui se couche; je n'ai pas de temps à perdre, et +cependant tout ressemble ici à du temps perdu. + +_Il frappe à une porte._ + +Holà! seigneur Alamanno! holà! + +ALAMANNO, _sur sa terrasse_. + +Qui est là? que me voulez-vous? + +LORENZO. + +Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette nuit; prenez vos +mesures pour demain avec vos amis, si vous aimez la liberté. + +ALAMANNO. + +Par qui doit être tué Alexandre? + +LORENZO. + +Par Lorenzo de Médicis. + +ALAMANNO. + +C'est toi, Renzinaccio? Eh! entre donc souper avec de bons vivants qui +sont dans mon salon. + +LORENZO. + +Je n'ai pas le temps; préparez-vous à agir demain. + +ALAMANNO. + +Tu veux tuer le duc, toi? Allons donc! tu as un coup de vin dans la +tête. + +_Il sort._ + +LORENZO, _seul_. + +Peut-être que j'ai tort de leur dire que c'est moi qui tuerai +Alexandre, car tout le monde refuse de me croire. + +_Il frappe à une autre porte._ + +Holà! seigneur Pazzi! holà! + +PAZZI, _sur sa terrasse_. + +Qui m'appelle? + +LORENZO. + +Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit; tâchez d'agir +demain pour la liberté de Florence. + +PAZZI. + +Qui doit tuer le duc? + +LORENZO. + +Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire +le nom de l'homme. + +PAZZI. + +Tu es fou, drôle, va-t'en au diable! + +_Il sort._ + +LORENZO, _seul_. + +Il est clair que, si je ne dis pas que c'est moi, on me croira encore +bien moins. + +_Il frappe à une porte._ + +Holà! seigneur Corsini! + +LE PROVÉDITEUR, _sur sa terrasse_. + +Qu'est-ce donc? + +LORENZO. + +Le duc Alexandre sera tué cette nuit. + +LE PROVÉDITEUR. + +Vraiment, Lorenzo! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. Tu m'as +blessé bien mal à propos un cheval au bal des Nasi; que le diable te +confonde! + +_Il sort._ + +LORENZO. + +Pauvre Florence! pauvre Florence! + +_Il sort._ + + +SCÈNE VIII + +_Une plaine._ + +_Entrent_ PIERRE STROZZI ET DEUX BANNIS. + + +PIERRE. + +Mon père ne veut pas venir. Il m'a été impossible de lui faire +entendre raison. + +PREMIER BANNI. + +Je n'annoncerai pas cela à mes camarades: il y a de quoi les mettre en +déroute. + +PIERRE. + +Pourquoi? Montez à cheval ce soir, et allez bride abattue à Sestino; +j'y serai demain matin. Dites que Philippe a refusé, mais que Pierre +ne refuse pas. + +PREMIER BANNI. + +Les confédérés veulent le nom de Philippe: nous ne ferons rien sans +cela. + +PIERRE. + +Le nom de famille de Philippe est le même que le mien; dites que +Strozzi viendra, cela suffit. + +PREMIER BANNI. + +On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne réponds pas: Philippe, +rien ne se fera. + +PIERRE. + +Imbécile! fais ce qu'on te dit, et ne réponds que pour toi-même. +Comment sais-tu d'avance que rien ne se fera? + +PREMIER BANNI. + +Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens. + +PIERRE. + +Allons! monte à cheval, et va à Sestino. + +PREMIER BANNI. + +Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué! j'ai fait douze lieues dans +la nuit. Je n'ai pas envie de le seller à cette heure. + +PIERRE. + +Tu n'es qu'un sot. + +_A l'autre banni._ + +Allez-y, vous: vous vous y prendrez mieux. + +DEUXIÈME BANNI. + +Le camarade n'a pas tort pour ce qui regarde Philippe; il est certain +que son nom ferait bien pour la cause. + +PIERRE. + +Lâches! manants sans coeur! ce qui fait bien pour la cause, ce sont +vos femmes et vos enfants qui meurent de faim, entendez-vous? Le nom +de Philippe leur remplira la bouche, mais il ne leur remplira pas le +ventre. Quels pourceaux êtes-vous! + +DEUXIÈME BANNI. + +Il est impossible de s'entendre avec un homme aussi grossier; +allons-nous-en, camarade. + +PIERRE. + +Va au diable, canaille! et dis à tes confédérés que, s'ils ne veulent +pas de moi, le roi de France en veut, lui; et qu'ils prennent garde +qu'on ne me donne la main haute sur vous tous! + +DEUXIÈME BANNI, _à l'autre_. + +Viens, camarade, allons souper; je suis, comme toi, excédé de fatigue. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE IX + +_Une place; il est nuit._ + + +_Entre_ LORENZO. + +Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai la +lumière;--cela se fait tous les jours;--une nouvelle mariée, par +exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale, +et Catherine passe pour très vertueuse.--Pauvre fille! qui l'est sous +le soleil, si elle ne l'est pas? Que ma mère mourût de tout cela, +voilà ce qui pourrait arriver. + +Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience! une heure est une heure, +et l'horloge vient de sonner. Si vous y tenez cependant?--Mais non, +pourquoi? Emporte le flambeau si tu veux: la première fois qu'une +femme se donne, cela est tout simple.--Entrez donc, chauffez-vous donc +un peu.--Oh! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille.--Et quel motif +de croire à ce meurtre? Cela pourra les étonner, même Philippe. + +Te voilà, toi, face livide? + +_La lune paraît._ + +Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans +la ville! Mais Pierre est un ambitieux; les Ruccellai seuls valent +quelque chose.--Ah! les mots, les mots, les éternelles paroles! S'il +y a quelqu'un là-haut, il doit bien rire de nous tous; cela est très +comique, très comique, vraiment.--O bavardage humain! ô grand tueur de +corps morts! grand défonceur de portes ouvertes! ô hommes sans bras! + +Non! non! je n'emporterai pas la lumière.--J'irai droit au coeur; il +se verra tuer... Sang du Christ! on se mettra demain aux fenêtres. + +Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque +cotte de mailles. Maudite invention! Lutter avec Dieu et le diable, +cela n'est rien; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les +uns sur les autres par la main sale d'un armurier!--Je passerai +le second pour entrer; il posera son épée là,--ou là,--oui, sur le +canapé.--Quant à l'affaire du baudrier à rouler autour de la garde, +cela est aisé. S'il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà +où serait le vrai moyen. Couché, assis ou debout? Assis plutôt. Je +commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. +Alors nous venons, nous venons. Je ne voudrais pourtant pas qu'il +tournât le dos. J'irai à lui tout droit. Allons! la paix, la paix! +l'heure va venir.--Il faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne +m'aperçois pas que je prends du froid; je boirai une bouteille.--Non, +je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc? les cabarets sont +fermés. + +Est-elle bonne fille?--Oui, vraiment.--En chemise?--Oh! non, non, je +ne le pense pas.--Pauvre Catherine!--Que ma mère mourût de tout cela, +ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je +pu y faire? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire: «Crime, +crime!» jusqu'à son dernier soupir. + +Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. + +_Il s'assoit._ + +Pauvre Philippe! une fille belle comme le jour! Une seule fois je me +suis assis près d'elle sous le marronnier; ces petites mains blanches, +comme cela travaillait! Que de journées j'ai passées, moi, assis +sous les arbres! Ah! quelle tranquillité! quel horizon à Cafaggiuolo! +Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher +sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur +son linge étendu sur le gazon! la chèvre blanche revenait toujours, +avec ses grandes pattes menues. + +_Une horloge sonne._ + +Ah! ah! il faut que j'aille là-bas.--Bonsoir, mignon; eh! trinque donc +avec Giomo.--Bon vin! Cela serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de +me dire: «Ta chambre est-elle retirée? entendra-t-on quelque chose du +voisinage?» Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu. Oui, cela serait +drôle qu'il lui vînt cette idée. + +Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle est donc cette +lumière sous le portique de l'église? on taille, on remue des pierres. +Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils +coupent! comme ils enfoncent! Ils font un crucifix; avec quel courage +ils le clouent! Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît +tout d'un coup à la gorge. + +Eh bien! eh bien! quoi donc? j'ai des envies de danser qui sont +incroyables. Je crois, si je m'y laissais aller, que je sauterais +comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. +Eh, mignon! eh, mignon! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que +cela; tra la la! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous +le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau. + +_Il sort en courant._ + + +SCÈNE X + +_Chez le duc._ + +LE DUC, _à souper_; GIOMO.--_Entre le cardinal_ CIBO. + + +LE CARDINAL. + +Altesse, prenez garde à Lorenzo. + +LE DUC. + +Vous voilà, cardinal! asseyez-vous donc, et prenez donc un verre. + +LE CARDINAL. + +Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce soir à l'évêque de +Marzi la permission d'avoir des chevaux de poste cette nuit. + +LE DUC. + +Cela ne se peut pas. + +LE CARDINAL. + +Je le tiens de l'évêque lui-même. + +LE DUC. + +Allons donc! je vous dis que j'ai de bonnes raisons pour savoir que +cela ne se peut pas. + +LE CARDINAL. + +Me faire croire est peut-être impossible; je remplis mon devoir en +vous avertissant. + +LE DUC. + +Quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant à cela? Il va +peut-être à Cafaggiuolo. + +LE CARDINAL. + +Ce qu'il y a d'effrayant, monseigneur, c'est qu'en passant sur la +place pour venir ici, je l'ai vu de mes yeux sauter sur des poutres +et des pierres comme un fou. Je l'ai appelé, et je suis forcé d'en +convenir, son regard m'a fait peur. Soyez certain qu'il mûrit dans sa +tête quelque projet pour cette nuit. + +LE DUC. + +Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux? + +LE CARDINAL. + +Faut-il tout dire, même quand on parle d'un favori? Apprenez qu'il a +dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement sur leur +terrasse, qu'il vous tuerait cette nuit. + +LE DUC. + +Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que +Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil? + +_Entre Sire Maurice._ + +SIRE MAURICE. + +Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de mes amis, ce +soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit. + +LE DUC. + +Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables? je vous croyais +plus homme que cela. + +SIRE MAURICE. + +Votre Altesse sait si je m'effraye sans raison. Ce que je dis, je puis +le prouver. + +LE DUC. + +Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal; vous ne trouverez pas +mauvais que j'aille à mes affaires. + +_Entre Lorenzo._ + +Eh bien! mignon, est-il déjà temps? + +LORENZO. + +Il est minuit tout à l'heure. + +LE DUC. + +Qu'on me donne mon pourpoint de zibeline! + +LORENZO. + +Dépêchons-nous! votre belle est peut-être déjà au rendez-vous. + +LE DUC. + +Quels gants faut-il prendre? ceux de guerre, ou ceux d'amour? + +LORENZO. + +Ceux d'amour, Altesse. + +LE DUC. + +Soit, je veux être un vert galant. + +_Ils sortent._ + +SIRE MAURICE. + +Que dites-vous de cela, cardinal? + +LE CARDINAL. + +Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE XI + +_La chambre de Lorenzo._ + +_Entrent_ LE DUC ET LORENZO. + + +LE DUC. + +Je suis transi,--il fait vraiment froid. + +_Il ôte son épée._ + +Eh bien! mignon, qu'est-ce que tu fais donc? + +LORENZO. + +Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre +chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main. + +_Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du +fourreau._ + +LE DUC. + +Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est revenu que la +Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je +vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des +chevaux de poste à l'évêque de Marzi? + +LORENZO. + +Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit. + +LE DUC. + +Va donc chercher ta tante. + +LORENZO. + +Dans un instant. + +_Il sort._ + +LE DUC, _seul_. + +Faire la cour à une femme qui vous répond oui lorsqu'on lui demande +oui ou non, cela m'a toujours paru très sot, et tout à fait digne d'un +Français. Aujourd'hui surtout que j'ai soupé comme trois moines, je +serais incapable de dire seulement: «Mon coeur,» ou: «Mes chères +entrailles,» à l'infante d'Espagne. Je veux faire semblant de dormir: +ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. + +_Il se couche.--Lorenzo rentre l'épée à la main._ + +LORENZO. + +Dormez-vous, seigneur? + +_Il le frappe._ + +LE DUC. + +C'est toi, Renzo? + +LORENZO. + +Seigneur, n'en doutez pas. + +_Il le frappe de nouveau.--Entre Scoronconcolo._ + +SCORONCONCOLO. + +Est-ce fait? + +LORENZO. + +Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette +bague sanglante, inestimable diamant. + +SCORONCONCOLO. + +Ah! mon Dieu! c'est le duc de Florence! + +LORENZO, _s'asseyant sur la fenêtre_. + +Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire, respire, +coeur navré de joie! + +SCORONCONCOLO. + +Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous. + +LORENZO. + +Que le vent du soir est doux et embaumé! comme les fleurs des prairies +s'entr'ouvrent! O nature magnifique! ô éternel repos! + +SCORONCONCOLO. + +Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle.--Venez, +seigneur. + +LORENZO. + +Ah! Dieu de bonté! quel moment! + +SCORONCONCOLO, _à part_. + +Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les +devants. + +_Il veut sortir._ + +LORENZO. + +Attends, tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette +chambre. + +SCORONCONCOLO. + +Pourvu que les voisins n'aient rien entendu! + +LORENZO. + +Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage? Viens, +partons. + +_Ils sortent._ + + +FIN DE L'ACTE QUATRIÈME. + + + + +ACTE CINQUIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_Au palais du duc._ + +_Entrent_ VALORI, SIRE MAURICE ET GUICCIARDINI. + +_Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les +environs._ + + +SIRE MAURICE. + +Giomo n'est pas revenu encore de son message; cela devient de plus en +plus inquiétant. + +GUICCIARDINI. + +Le voilà qui entre dans la salle. + +_Entre Giomo._ + +SIRE MAURICE. + +Eh bien! qu'as-tu appris? + +GIOMO. + +Rien du tout. + +_Il sort._ + +GUICCIARDINI. + +Il ne veut pas répondre: le cardinal Cibo est enfermé dans le cabinet +du duc; c'est à lui seul que les nouvelles arrivent. + +_Entre un autre messager._ + +Eh bien! le duc est-il retrouvé? sait-on ce qu'il est devenu? + +LE MESSAGER. + +Je ne sais pas. + +_Il entre dans le cabinet._ + +VALORI. + +Quel événement épouvantable, messieurs, que cette disparition! point +de nouvelles du duc! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l'avez +vu hier soir? Il ne paraissait pas malade? + +_Rentre Giomo._ + +GIOMO, _à sire Maurice_. + +Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné. + +SIRE MAURICE. + +Assassiné! par qui? où l'avez-vous trouvé? + +GIOMO. + +Où vous nous aviez dit:--dans la chambre de Lorenzo. + +SIRE MAURICE. + +Ah! sang du diable! Le cardinal le sait-il? + +GIOMO. + +Oui, Excellence. + +SIRE MAURICE. + +Que décide-t-il? qu'y a-t-il à faire? Déjà le peuple se porte en foule +vers le palais; toute cette hideuse affaire a transpiré; nous sommes +morts si elle se confirme; on nous massacrera. + +_Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles +passent dans le fond._ + +GUICCIARDINI. + +Que signifie cela? va-t-on faire des distributions au peuple? + +_Entre un seigneur de la cour._ + +LE SEIGNEUR. + +Le duc est-il visible, messieurs? Voilà un cousin à moi, nouvellement +arrivé d'Allemagne, que je désire présenter à Son Altesse; soyez assez +bons pour le voir d'un oeil favorable. + +GUICCIARDINI. + +Répondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire. + +VALORI. + +La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils +attendent tranquillement qu'on les admette. + +SIRE MAURICE, _à Giomo_. + +On l'a enterré là? + +GIOMO. + +Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous! si le peuple +apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d'autres. +Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En +attendant, nous l'avons emporté dans un tapis. + +VALORI. + +Qu'allons-nous devenir? + +PLUSIEURS SEIGNEURS, _s'approchant_. + +Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs à Son Altesse? +qu'en pensez-vous, messieurs? + +LE CARDINAL CIBO, _entrant_. + +Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux; le duc a +passé la nuit à une mascarade, et il repose dans ce moment. + +_Des valets suspendent des dominos aux croisées._ + +LES COURTISANS. + +Retirons-nous; le duc est encore couché. Il a passé la nuit au bal. + +_Les courtisans se retirent. Entrent les Huit._ + +NICCOLINI. + +Eh bien! cardinal, qu'y a-t-il de décidé? + +LE CARDINAL. + + Primo avulso, non deficit alter + Aureus, et simili frondescit virga metallo. + +_Il sort._ + +NICCOLINI. + +Voilà qui est admirable! mais qu'y a-t-il de fait? Le duc est mort; il +faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n'avons +pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en +ce moment comme l'eau qui va bouillir. + +VETTORI. + +Je propose Octavien de Médicis. + +CAPPONI. + +Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du sang. + +ACCIAIUOLI. + +Si nous prenions le cardinal? + +SIRE MAURICE. + +Plaisantez-vous? + +RUCCELLAI. + +Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le +laissez, au mépris de toutes les lois, se déclarer seul juge de cette +affaire? + +VETTORI. + +C'est un homme capable de la bien diriger? + +RUCCELLAI. + +Qu'il se fasse donner l'ordre du pape. + +VETTORI. + +C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyé l'autorisation par un courrier +que le cardinal a fait partir dans la nuit. + +RUCCELLAI. + +Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un courrier commence +par prendre le temps d'aller, avant d'avoir celui de revenir. Nous +traite-t-on comme des enfants? + +CANIGIANI, _s'approchant_. + +Messieurs, si vous m'en croyez, voilà ce que nous ferons: nous élirons +duc de Florence mon fils naturel Julien. + +RUCCELLAI. + +Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans, Canigiani? + +GUICCIARDINI, _bas_. + +Ne voyez-vous pas le personnage? c'est le cardinal qui lui met dans la +tête cette sotte proposition; Cibo serait régent et l'enfant mangerait +des gâteaux. + +RUCCELLAI. + +Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient de pareils +discours. + +_Entre_ CORSI. + +Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis. + +LES HUIT. + +Sans nous consulter? + +CORSI. + +Le cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo et à Pistoie, aux +commandants militaires. Jacques de Médicis sera demain ici avec le +plus de monde possible; Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse +avec la garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois +courriers pour le joindre. + +RUCCELLAI. + +Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal; cela sera plus tôt +fait. + +CORSI. + +Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix l'élection de Côme +de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république +florentine. + +GIOMO, _à des valets qui traversent la salle_. + +Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez pas le vin plus +que le reste. + +RUCCELLAI. + +Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi! + +SIRE MAURICE. + +Allons! messieurs, aux voix. Voici vos billets. + +VETTORI. + +Côme est en effet le premier en droit après Alexandre; c'est son plus +proche parent. + +ACCIAIUOLI. + +Quel homme est-ce? je le connais fort peu. + +CORSI. + +C'est le meilleur prince du monde. + +GUICCIARDINI. + +Hé! hé! pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus +poli des princes, ce serait plus vrai. + +SIRE MAURICE. + +Vos voix, seigneurs. + +RUCCELLAI. + +Je m'oppose à ce vote formellement, et au nom de tous les citoyens. + +VETTORI. + +Pourquoi? + +RUCCELLAI. + +Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs; +voici mon vote. + +_Il montre son billet blanc._ + +VETTORI. + +Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons de vous. + +RUCCELLAI. + +Adieu donc; je m'en lave les mains. + +GUICCIARDINI, _courant après lui_. + +Eh! mon Dieu! Palla, vous êtes trop violent. + +RUCELLAI. + +Laissez-moi; j'ai soixante-deux ans passés; ainsi vous ne pouvez pas +me faire grand mal désormais. + +_Il sort._ + +NICCOLINI. + +Vos voix, messieurs! + +_Il déplie les billets jetés dans un bonnet._ + +Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio? + +CORSI. + +Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de demain, à moins +qu'il ne refuse. + +VETTORI. + +Pourquoi refuserait-il? + +NICCOLINI. + +Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous? quinze +lieues à faire d'ici à Trebbio pour trouver Côme, et autant pour +revenir, ce serait une journée de perdue. Nous aurions dû choisir +quelqu'un qui fût plus près de nous. + +VETTORI. + +Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable qu'il +acceptera. Tout cela est étourdissant. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE II + +_A Venise._ + + +PHILIPPE STROZZI, _dans son cabinet_. + +J'en étais sûr.--Pierre est en correspondance avec le roi de France; +le voilà à la tête d'une espèce d'armée, et prêt à mettre le bourg à +feu et à sang. C'est donc là ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi, +qu'on a respecté si longtemps! il aura produit un rebelle et deux ou +trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix sous le gazon; l'oubli +du monde entier est autour de toi, comme en toi, au fond de la triste +vallée où je t'ai laissée. + +_On frappe à la porte._ + +Entrez. + +_Entre Lorenzo._ + +LORENZO. + +Philippe! je t'apporte le plus beau joyau de la couronne. + +PHILIPPE. + +Qu'est-ce que tu jettes là? une clef? + +LORENZO. + +Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de +Médicis, mort de la main que voilà. + +PHILIPPE. + +Vraiment! vraiment! cela est incroyable. + +LORENZO. + +Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par moi. + +PHILIPPE, _prenant la clef_. + +Alexandre est mort, cela est-il possible? + +LORENZO. + +Que dirais-tu si les républicains t'offraient d'être duc à sa place? + +PHILIPPE. + +Je refuserais, mon ami. + +LORENZO. + +Vraiment! vraiment! cela est incroyable. + +PHILIPPE. + +Pourquoi? cela est tout simple pour moi. + +LORENZO. + +Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire? + +PHILIPPE. + +O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse. La liberté est +donc sauvée! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l'as dit. Donne-moi +ta main. Le duc est mort! ah! il n'y a pas de haine dans ma joie; +il n'y a que l'amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie; j'en +prends Dieu à témoin. + +LORENZO. + +Allons! calme-toi; il n'y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins +brisés par les chevaux de l'évêque de Marzi. + +PHILIPPE. + +N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'épée à la main à l'heure +qu'il est? + +LORENZO. + +Je les ai avertis; j'ai frappé à toutes les portes républicaines +avec la constance d'un frère quêteur; je leur ai dit de frotter leurs +épées, qu'Alexandre serait mort quand ils s'éveilleraient. Je pense +qu'à l'heure qu'il est, ils se sont éveillés plus d'une fois, et +rendormis à l'avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose. + +PHILIPPE. + +As-tu averti les Pazzi? l'as-tu dit à Corsini? + +LORENZO. + +A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, à la lune, tant j'étais +sûr de n'être pas écouté. + +PHILIPPE. + +Comment l'entends-tu? + +LORENZO. + +J'entends qu'ils ont haussé les épaules, et qu'ils sont retournés à +leurs dîners, à leurs cornets et à leurs femmes. + +PHILIPPE. + +Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire? + +LORENZO. + +Que diantre voulez-vous que j'explique? croyez-vous que j'eusse une +heure à perdre avec chacun d'eux? Je leur ai dit: Préparez-vous; et +j'ai fait mon coup. + +PHILIPPE. + +Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu? Tu n'as pas de +nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en +route. + +LORENZO. + +Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois qu'ils font des +armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à +autre, quand ils ont le gosier sec. + +PHILIPPE. + +Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier ce que tu me dis +là? Sois tranquille; j'ai meilleure espérance. + +LORENZO. + +Je suis tranquille, plus que je ne puis dire. + +PHILIPPE. + +Pourquoi n'es-tu pas sorti la tête du duc à la main? Le peuple +t'aurait suivi comme son sauveur et son chef. + +LORENZO. + +J'ai laissé le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mêmes la curée. + +PHILIPPE. + +Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais. + +LORENZO. + +Je ne les méprise point; je les connais. Je suis très persuadé qu'il y +en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre +d'indifférents. Il y en a aussi de féroces, comme les habitants +de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion +d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues. +J'ai appris cela il n'y a pas une heure. + +PHILIPPE. + +Je suis plein de joie et d'espoir; le coeur me bat malgré moi. + +LORENZO. + +Tant mieux pour vous. + +PHILIPPE. + +Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi? Assurément +tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses, mais tous sont +sensibles aux grandes choses: nies-tu l'histoire du monde entier? Il +faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt; mais l'étincelle +peut sortir d'un caillou, et la forêt prend feu. C'est ainsi que +l'éclair d'une seule épée peut illuminer tout un siècle. + +LORENZO. + +Je ne nie pas l'histoire; mais je n'y étais pas. + +PHILIPPE. + +Laisse-moi t'appeler Brutus; si je suis un rêveur, laisse-moi ce +rêve-là. O mes amis, mes compatriotes! vous pouvez faire un beau lit +de mort au vieux Strozzi, si vous voulez! + +LORENZO. + +Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre? + +PHILIPPE. + +Ne vois-tu pas un courrier qui arrive? Mon Brutus! mon grand Lorenzo! +la liberté est dans le ciel; je la sens, je la respire. + +LORENZO. + +Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre fenêtre; toutes ces +paroles me font mal. + +PHILIPPE. + +Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue; un crieur lit une +proclamation. Holà, Jean! allez acheter le papier de ce crieur. + +LORENZO. + +O Dieu! ô Dieu! + +PHILIPPE. + +Tu deviens pâle comme un mort. Qu'as-tu donc? + +LORENZO. + +N'as-tu rien entendu? + +_Entre un domestique, apportant la proclamation._ + +PHILIPPE. + +Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans la rue. + +LORENZO, _lisant_. + +«A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de Médicis, +traître à la patrie et assassin de son maître, en quelque lieu et de +quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l'Italie, il est +promis par le conseil des Huit à Florence: 1º quatre mille florins +d'or sans aucune retenue; 2º une rente de cent florins d'or par an, +pour lui durant sa vie, et ses héritiers en ligne directe après sa +mort; 3º la permission d'exercer toutes les magistratures, de posséder +tous les bénéfices et privilèges de l'État, malgré sa naissance s'il +est roturier; 4º grâce perpétuelle pour toutes ses fautes, passées et +futures, ordinaires et extraordinaires.» + +Signé de la main des Huit. + +Eh bien! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout à l'heure que +j'avais tué Alexandre! Vous voyez bien que je l'ai tué. + +PHILIPPE. + +Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans cette chambre. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE III + +_Florence.--Une rue._ + +_Entrent_ DEUX GENTILSHOMMES. + + +PREMIER GENTILHOMME. + +N'est-ce pas le marquis de Cibo qui passe là? il me semble qu'il donne +le bras à sa femme. + +_Le marquis et la marquise passent._ + +DEUXIÈME GENTILHOMME. + +Il paraît que ce bon marquis n'est pas d'une nature vindicative. Qui +ne sait pas à Florence que sa femme a été la maîtresse du feu duc? + +PREMIER GENTILHOMME. + +Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir se serrer la main. + +DEUXIÈME GENTILHOMME. + +La perle des maris, en vérité! Avaler ainsi une couleuvre aussi longue +que l'Arno, cela s'appelle avoir l'estomac bon. + +PREMIER GENTILHOMME. + +Je sais que cela fait parler,--cependant je ne te conseillerais pas +d'aller lui en parler à lui-même; il est de la première force à toutes +les armes, et les faiseurs de calembours craignent l'odeur de son +jardin. + +DEUXIÈME GENTILHOMME. + +Si c'est un original, il n'y a rien à dire. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE IV + +_Une auberge._ + +_Entrent_ PIERRE STROZZI ET UN MESSAGER. + + +PIERRE. + +Ce sont ses propres paroles? + +LE MESSAGER. + +Oui, Excellence; les paroles du roi lui-même. + +PIERRE. + +C'est bon. + +_Le messager sort._ + +Le roi de France protégeant la liberté de l'Italie; c'est justement +comme un voleur protégeant contre un autre voleur une jolie femme en +voyage. Il la défend jusqu'à ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit, +une route s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons grains +que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir +quelque chose! Ma vengeance m'a glissé entre les doigts comme un +oiseau effarouché; je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de +moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et puis laissons +là ces femmelettes qui ne pensent qu'au nom de mon père, et qui me +toisent toute la journée pour chercher par où je lui ressemble. Je +suis né pour autre chose que pour faire un chef de bandits. + +_Il sort._ + + +SCÈNE V + +_Une place.--Florence._ + +L'ORFÈVRE ET LE MARCHAND DE SOIE, _assis_. + + +LE MARCHAND. + +Observez bien ce que je dis; faites attention à mes paroles. Le +feu duc Alexandre a été tué l'an 1536, qui est bien l'année où nous +sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc été tué l'an 1536; voilà qui +est fait. Il avait vingt-six ans; remarquez-vous cela? mais ce n'est +encore rien. Il avait donc vingt-six ans; bon. Il est mort le 6 du +mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas justement le 6 qu'il est +mort? Écoutez maintenant. Il est mort à six heures de la nuit. Qu'en +pensez-vous, père Mondella? voilà de l'extraordinaire, ou je ne m'y +connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix! ne dites +rien encore. Il avait six blessures. Eh bien! cela vous frappe-t-il +à présent? Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du +mois, à l'âge de vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot: il +avait régné six ans. + +L'ORFÈVRE. + +Quel galimatias me faites-vous là, voisin! + +LE MARCHAND. + +Comment! comment! vous êtes donc absolument incapable de calculer? +vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que +j'ai l'honneur de vous expliquer? + +L'ORFÈVRE. + +Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte. + +LE MARCHAND. + +Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez +pas? + +L'ORFÈVRE. + +Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses.--A quoi cela +peut-il nous être utile? + +LE MARCHAND. + +Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d'Alexandre. Chut! ne +répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un +homme sage et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de tous +les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense; je vous le dis +comme à un ami. + +L'ORFÈVRE. + +Allez vous promener; je suis un homme vieux, mais pas encore une +vieille femme. Le Côme arrive aujourd'hui, voilà ce qui résulte le +plus clairement de notre affaire; il nous est poussé un beau dévideur +de paroles dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela ne +fait-il pas honte! Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers, +frappaient avec leurs instruments sur les tables, en voyant passer +les Huit, et ils leur criaient: «Si vous ne savez ni ne pouvez agir, +appelez-nous, qui agirons.» + +LE MARCHAND. + +Il n'y a pas que les vôtres qui aient crié; c'est un vacarme de +paroles dans la ville comme je n'en ai jamais entendu, même par +ouï-dire. + +L'ORFÈVRE. + +On demande les boules[F]; les uns courent après les soldats, les +autres après le vin qu'on distribue, ils s'en remplissent la bouche et +la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles +qui pourraient leur rester. + +[Note F: On comprend qu'il s'agit ici d'élections. (Voir page +206.)] + +LE MARCHAND. + +Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire librement un +gonfalonier, comme jadis. + +L'ORFÈVRE. + +Il y en a qui voulaient, comme vous dites; mais il n'y en a pas qui +aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai été au Marché-Neuf, moi, +et j'ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde, parce que je +demandais les boules. Pas une âme n'est venue à mon secours. Les +étudiants seuls se sont montrés. + +LE MARCHAND. + +Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin? On dit que le +provéditeur, Roberto Corsini, est allé hier soir à l'assemblée des +républicains, au palais Salviati. + +L'ORFÈVRE. + +Rien n'est plus vrai; il a offert de livrer la forteresse aux amis de +la liberté, avec les provisions, les clefs, et tout le reste. + +LE MARCHAND. + +Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? C'est une trahison de +haute justice. + +L'ORFÈVRE. + +Ah bien oui! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux; +mais la proposition de ce brave homme n'a seulement pas été écoutée. +Comme on n'osait pas faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait +de lui, et qu'on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille +millions de diables! que j'enrage! Tenez! voilà les courriers de +Trebbio qui arrivent; Côme n'est pas loin d'ici. Bonsoir, voisin, le +sang me démange! il faut que j'aille au palais. + +_Il sort._ + +LE MARCHAND. + +Attendez-donc, voisin; je vais avec vous. + +_Il sort.--Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre +avec le petit Strozzi._ + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +_Sapientissime doctor_, comment se porte Votre Seigneurie? Le trésor +de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre +équilibre se maintient-il convenable par ces tempêtes où nous voilà? + +LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR. + +C'est chose grave, seigneur docteur, qu'une rencontre aussi érudite +et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée. +Souffrez que je presse cette main gigantesque, d'où sont sortis les +chefs-d'oeuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu +un sonnet. + +LE PETIT SALVIATI. + +Canaille de Strozzi que tu es! + +LE PETIT STROZZI. + +Ton père a été rossé, Salviati. + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à vous, qui êtes +homme d'art si consciencieux, si large et si austère? Des yeux comme +les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents, +auraient-ils consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres et +osées d'une imagination chatoyante? + +LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR. + +Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce, +votre sonnet. La ville ne s'occupe que de votre sonnet. + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter +la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la +république. + +LE PETIT SALVIATI. + +Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi. + +LE PETIT STROZZI. + +Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux. + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +Voici les vers: + + Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre... + +LE PETIT SALVIATI. + +Faites donc finir ce gamin-là, monsieur; c'est un coupe-jarret. Tous +les Strozzi sont des coupe-jarrets. + +LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR. + +Allons! petit, tiens-toi tranquille. + +LE PETIT STROZZI. + +Tu y reviens en sournois! Tiens! canaille, porte cela à ton père, +et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade qu'il a reçue de Pierre +Strozzi, empoisonneur que tu es! Vous êtes tous des empoisonneurs. + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +Veux-tu te taire, polisson! + +_Il le frappe._ + +LE PETIT STROZZI. + +Aïe! aïe! il m'a frappé. + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + + Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre, + Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils. + +LE PETIT STROZZI. + +Aïe! aïe! il m'a écorché l'oreille. + +LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR. + +Vous avez frappé trop fort, mon ami. + +_Le petit Strozzi rosse le petit Salviati._ + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +Eh bien! qu'est-ce à dire? + +LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR. + +Continuez, je vous en supplie. + +LE PREMIER PRÉCEPTEUR. + +Avec plaisir; mais ces enfants ne cessent pas de se battre. + +_Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent._ + + +SCÈNE VI + +_Florence.--Une rue._ + +_Entrent_ DES ÉTUDIANTS ET DES SOLDATS. + + +UN ÉTUDIANT. + +Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, ayons des bras. +Holà! les boules! les boules! Citoyens de Florence, ne laissons pas +élire un duc sans voter. + +UN SOLDAT. + +Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous. + +L'ÉTUDIANT. + +Citoyens, venez ici; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple. + +_Un grand tumulte._ + +LES SOLDATS. + +Gare! retirez-vous. + +UN AUTRE ÉTUDIANT. + +Nous voulons mourir pour nos droits. + +UN SOLDAT. + +Meurs donc! + +_Il le frappe._ + +L'ÉTUDIANT. + +Venge-moi, Roberto, et console ma mère. + +_Il meurt.--Les étudiants attaquent les soldats; ils sortent en se +battant._ + + +SCÈNE VII + +_Venise.--Le cabinet de Strozzi._ + +_Entrent_ PHILIPPE ET LORENZO, _tenant une lettre_. + + +LORENZO. + +Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est morte. Venez donc faire +un tour de promenade, Philippe. + +PHILIPPE. + +Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et +venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n'existait +pas contre vous. + +LORENZO. + +Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à +Rome; il est naturel qu'elle le soit dans toute l'Italie, aujourd'hui +que j'ai tué Alexandre; si je sortais de l'Italie, je serais bientôt +sonné à son de trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu +ne manquera pas de faire placarder ma condamnation éternelle dans tous +les carrefours de l'immensité. + +PHILIPPE. + +Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n'êtes pas changé, +Lorenzo. + +LORENZO. + +Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes +jambes, et je bâille avec ma bouche; il n'y a de changé en moi qu'une +misère: c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue de +fer-blanc. + +PHILIPPE. + +Partons ensemble; redevenez un homme; vous avez beaucoup fait, mais +vous êtes jeune. + +LORENZO. + +Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne; je vous en prie, venez +faire un tour de promenade. + +PHILIPPE. + +Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est là votre malheur. Vous +avez des travers, mon ami. + +LORENZO. + +J'en conviens; que les républicains n'aient rien fait à Florence, +c'est là un grand travers de ma part. Qu'une centaine de jeunes +étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain; que +Côme, un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh! je l'avoue, +je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le +plus grand tort. + +PHILIPPE. + +Ne raisonnons point sur un événement qui n'est pas achevé. L'important +est de sortir d'Italie; vous n'avez point encore fini sur la terre. + +LORENZO. + +J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement. + +PHILIPPE. + +N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre? Quand +vous ne devriez faire désormais qu'un honnête homme, qu'un artiste, +pourquoi voudriez-vous mourir? + +LORENZO. + +Je ne puis que vous répéter mes propres paroles: Philippe, j'ai été +honnête. Peut-être le redeviendrais-je sans l'ennui qui me prend. +J'aime encore le vin et les femmes; c'est assez, il est vrai, pour +faire de moi un débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie +de l'être. Sortons, je vous en prie. + +PHILIPPE. + +Tu te feras tuer dans toutes ces promenades. + +LORENZO. + +Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse, qu'elle les +rend presque courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues +m'a suivi un gros quart d'heure au bord de l'eau, sans pouvoir se +déterminer à m'assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau +long comme une broche; il le regardait d'un air si penaud qu'il me +faisait pitié; c'était peut-être un père de famille qui mourait de +faim. + +PHILIPPE. + +O Lorenzo, Lorenzo! ton coeur est très malade. C'était sans doute +un honnête homme: pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect +pour les malheureux? + +LORENZO. + +Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto. + +_Il sort._ + +PHILIPPE, _seul_. + +Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes gens. Holà! Jean! +Pippo! holà! + +_Entre un domestique._ + +Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades, et tenez-vous à +une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le +secourir si on l'attaque. + +JEAN. + +Oui, monseigneur. + +_Entre Pippo._ + +PIPPO. + +Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, +qui l'a frappé par derrière, comme il sortait. + +PHILIPPE. + +Courons vite; il n'est peut-être que blessé. + +PIPPO. + +Ne voyez-vous pas tout ce monde? le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de +miséricorde! on le pousse dans la lagune. + +PHILIPPE. + +Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas même un tombeau! + +_Il sort._ + + +SCÈNE VIII + +_Florence.--La grande place; des tribunes publiques sont remplies de +monde._ + + +DES GENS DU PEUPLE, _courant de tous côtés_. + +Les boules! les boules! Il est duc, duc; les boules! il est duc. + +LES SOLDATS. + +Gare, canaille! + +LE CARDINAL CIBO, _sur une estrade, à Côme de Médicis_. + +Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir de mes mains la +couronne que le pape et César m'ont chargé de vous confier, il m'est +ordonné de vous faire jurer quatre choses. + +CÔME. + +Lesquelles, cardinal? + +LE CARDINAL. + +Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter contre +l'autorité de Charles-Quint; venger la mort d'Alexandre, et bien +traiter le seigneur Jules et la signora Julia, ses enfants naturels. + +CÔME. + +Comment faut-il que je prononce ce serment? + +LE CARDINAL. + +Sur l'Évangile. + +_Il lui présente l'Évangile._ + +Je le jure à Dieu et à vous, cardinal. Maintenant, donnez-moi la main. + +_Ils s'avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans +l'éloignement._ + +CÔME. + +«Très nobles et très puissants seigneurs, + +«Le remercîment que je veux faire à Vos très illustres et très +gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si haut que je leur dois, +n'est pas autre que l'engagement qui m'est bien doux, à moi si jeune +comme je suis, d'avoir toujours devant les yeux, en même temps que +la crainte de Dieu, l'honnêteté et la justice, et le dessein de +n'offenser personne, ni dans les biens ni dans l'honneur, et, quant +au gouvernement des affaires, de ne jamais m'écarter du conseil et du +jugement des très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles +je m'offre en tout, et recommande bien dévotement.» + + +FIN DE LORENZACCIO. + + +Alfred de Musset conçut l'idée de ce grand drame et en composa +le plan, à Florence, devant les sombres palais des Médicis et des +Strozzi, pendant le mois de janvier 1834; mais il prit le temps de le +laisser mûrir dans sa tête, et ne l'écrivit que huit mois plus tard; +on ne doit pas s'étonner d'y trouver une crudité de langage à laquelle +les lecteurs des comédies précédentes n'étaient pas accoutumés. Il +s'agissait cette fois de faire une peinture exacte de l'Italie au +seizième siècle, et l'on sait que, depuis le règne de Borgia jusqu'à +celui de Sixte-Quint, les actes de violence de toutes sortes se +commettaient ouvertement et avec impunité. Les premières familles de +la noblesse en donnaient l'exemple, et Benvenuto Cellini lui-même, qui +n'était pas un grand seigneur, ne dormait jamais de si bon coeur que +lorsqu'il avait poignardé ou assommé un de ses ennemis. A moins de +ne tenir aucun compte de l'histoire et de la vérité, l'auteur de +_Lorenzaccio_ ne pouvait pas faire parler décemment des scélérats tels +que Julien Salviati et Alexandre de Médicis. C'est dans les rôles +de Philippe Strozzi, de Catherine Ginori et de Marie Soderini qu'on +trouve les sentiments tendres et le langage des coeurs nobles et +délicats. Quant au personnage de Lorenzo, nous n'hésitons pas à le +placer au niveau des plus belles créations de Shakespeare. Ce drame +est assurément l'oeuvre capitale d'Alfred de Musset, l'expression la +plus énergique et la plus virile de son génie. + +La longueur de cet ouvrage nous a obligés à le rejeter au second +volume du Théâtre, bien qu'il ait été écrit avant _Barberine_. + + + + + +TRADUCTION DU LIVRE XV DES CHRONIQUES FLORENTINES + + +La nuit était venue que le destin avait marquée pour être celle de la +mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut entre cinq et six heures, le +samedi d'avant l'Épiphanie, et le 6 janvier de l'année 1536 (selon +la manière de compter le temps des Florentins, qui prennent pour la +première heure du jour celle qui suit le coucher du soleil). Le duc +n'avait pas encore achevé sa vingt-sixième année. Cette mort, dont on +a parlé et écrit diversement, je la raconterai avec la plus entière +véracité, en ayant entendu le récit de la bouche même de Lorenzo, dans +la _villa_ Paluello, située à huit milles de Padoue, ainsi que de la +bouche même de Scoronconcolo, dans la maison des Strozzi à Venise. +Si l'on peut parler d'un tel fait avec certitude, c'est assurément +lorsqu'on le tient de ces hommes, et non d'autres, en supposant qu'ils +l'aient voulu raconter sans mentir, comme je pense qu'ils l'ont fait. +Mais il est nécessaire de commencer par donner quelques détails sur la +vie et les moeurs dudit Lorenzo. + +Il naquit à Florence en 1514, le 24 mars. Son père était +Pierre-François de Médicis, fils de Lorenzo et petit-neveu de Lorenzo, +frère de Cosme; et sa mère, madame Marie, fille de Thomas Soderini, +fils de Paul-Antoine. Cette femme, d'une rare prudence et bonté, ayant +perdu son mari quand Lorenzo était encore en bas âge, fit élever +cet enfant avec tous les soins imaginables. Lorenzo manifesta une +intelligence incroyable dans ses études; mais à peine fut-il sorti de +la tutelle de sa mère et de ses maîtres, qu'il commença à montrer un +esprit inquiet, insatiable, et désireux de mal faire. Après avoir pris +des leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se railler ouvertement +de toutes les choses divines et humaines. Au lieu de rechercher ses +égaux, il se lia de préférence avec des gens au-dessous de lui et qui +non seulement lui témoignaient du respect, mais se faisaient ses âmes +damnées. Il se passait toutes ses envies, surtout en affaires d'amour, +sans égard pour le sexe, l'âge et la condition des personnes. Il +caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les hommes. Son +appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait pas échapper +une seule occasion, tant en actions qu'en paroles, d'acquérir la +réputation d'homme galant ou spirituel. Comme il était délicat et +maigre de corps, on l'appelait Lorenzino. Il ne riait point, et +souriait seulement. Bien qu'il fût plutôt agréable que beau, ayant le +visage brun et l'air mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa +petite jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l'empêcha point, comme +il l'a dit lui-même après la mort du duc Alexandre, de concevoir la +pensée de tuer le saint-père. Il conduisit François, fils de Raphaël +de Médicis, compétiteur du pape, jeune homme instruit et de grande +espérance, à un tel état de ruine, que ce malheureux, devenu la fable +de la cour de Rome, fut considéré comme fou et renvoyé à Florence. +Dans le même temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et devint un +objet de haine pour le peuple romain: on trouva un matin, sur l'Arc +de Constantin et en d'autres lieux de la ville, quantité de figures +antiques privées de leurs têtes. Clément en ressentit tant de colère, +qu'il déclara, ne pensant guère à Lorenzo, que l'auteur de ce délit +serait pendu par le cou, sans forme de procès, quel qu'il fût, à moins +pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être le coupable. Le +cardinal, ayant découvert que l'auteur était Lorenzo, s'en alla +intercéder en sa faveur près du saint-père, en le représentant comme +un jeune amateur passionné d'objets d'art, à l'exemple de leurs +aïeux les Médicis. A grand'-peine le cardinal réussit à calmer le +ressentiment du pape, qui appela Lorenzo la honte et l'opprobre de sa +maison. Le dit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si +on l'y reprenait, par deux décrets dont un émané du tribunal +de _Caporioni_, et messer François-Marie Molza, homme de grande +éloquence, versé dans les lettres grecques, latines et italiennes, +prononça, dans l'Académie romaine, un discours où il accabla Lorenzo +des plus belles malédictions qu'il put trouver en latin. + +Lorenzo, étant retourné à Florence, se mit à faire sa cour au duc +Alexandre, et il sut si bien feindre, si bien complaire au duc en +toutes choses, qu'il alla jusqu'à lui persuader que, pour le service +de ce prince, il jouait le rôle d'espion; et, en effet, il entretenait +des relations secrètes avec les bannis, et chaque jour il communiquait +au duc quelque lettre de ces bannis; et comme il se montrait lâche +au point de n'oser ni porter ni toucher une arme, ni même en entendre +parler, le duc s'amusait beaucoup de sa poltronnerie. Tant parce que +Lorenzo étudiait et lisait, que parce qu'il allait souvent seul et +paraissait mépriser la fortune et les honneurs, le duc l'appelait +le Philosophe, tandis que d'autres le connaissant mieux le nommaient +_Lorenzaccio_. En toute occasion, Alexandre le favorisait, et +particulièrement contre son second cousin Cosme, auquel le duc portait +une haine extrême, dont l'origine, outre leur complète dissemblance de +moeurs et de caractères, était un procès important que Cosme avait +intenté à ce prince, touchant l'héritage de leurs ancêtres. De +toutes ces choses, il arriva que le duc prit une confiance extrême +en Lorenzo, et qu'il se servit de lui comme d'entremetteur près des +femmes, tant religieuses que laïques, vierges, mariées ou veuves, +nobles ou roturières, jeunes ou expérimentées; et non content de cela, +il voulut encore que Lorenzo lui procurât une soeur de sa mère +du côté paternel, jeune femme d'une merveilleuse beauté, mais aussi +honnête que belle, laquelle était mariée à Léonard Ginori et demeurait +non loin de la porte de derrière du palais de Médicis. + +Lorenzo, qui attendait une occasion de ce genre, fit entendre au duc +que l'entreprise offrirait des difficultés, mais qu'il ferait son +possible pour réussir, disant qu'en somme toutes les femmes étaient +femmes, et que, d'ailleurs, le mari de celle-ci se trouvait fort à +propos à Naples dans le moment présent pour des affaires embarrassées, +car il avait dissipé son bien. Quoique Lorenzo n'eût parlé de rien +à sa tante, il ne laissait pas de dire au duc qu'il l'avait fait, et +qu'il la trouvait rebelle; mais que pourtant il viendrait à bout de +la séduire et de l'obliger à condescendre à leurs désirs. Tandis qu'il +amusait ainsi le duc, il travaillait l'esprit d'un certain Michel +del Tovalaccino, surnommé Scoronconcolo, auquel il avait fait obtenir +grâce de la vie, pour un homicide par lui commis; et, raisonnant +avec cet homme, il se plaignait à lui d'un courtisan qui, disait-il, +l'avait offensé sans raison, et s'était joué de lui, et il ajoutait +que par le ciel!... Mais Scoronconcolo, l'interrompant, lui dit tout +à coup: «Nommez-le seulement, et laissez-moi faire; il ne vous donnera +plus d'ennui.» Il le supplia de dire qui était son ennemi; à quoi +Lorenzo répondit: «Hélas! je ne le puis: c'est un favori du duc.--Qui +que ce soit, dites toujours,» reprenait Scoronconcolo; et dans le +langage dont se servent habituellement les spadassins de cette espèce, +il s'écria: «Je le tuerai, quand ce serait le Christ!» + +Voyant, par là, que ses manoeuvres réussissaient, Lorenzo emmena un +jour cet homme dîner avec lui, comme il le faisait souvent, malgré les +remontrances de sa mère, et il dit à Scoronconcolo: «Or çà, puisque +tu me promets si résolument de m'assister, je crois que tu ne me +manqueras pas, comme, de mon côté, je te rendrai service en tout ce +qui dépendra de moi, et je suis satisfait de tes offres que j'accepte. +Mais je veux être de la partie, et afin que nous puissions faire le +coup et nous sauver après, j'aviserai à conduire mon ennemi dans +un lieu où nous ne courrons aucun risque, et je suis sûr que nous +réussirons.» Comme la nuit que j'ai dite plus haut parut à Lorenzo +le moment favorable, d'autant que le seigneur Alexandre Vitelli se +trouvait parti ce jour-là pour Città-di-Castello, il parla bas +à l'oreille du duc après souper, et il lui dit qu'enfin, par des +promesses d'argent, il avait décidé sa tante, et que le duc pouvait +venir seul, à l'heure convenue et avec précaution, dans sa chambre à +lui Lorenzo, en prenant garde, pour l'honneur de la dame, que personne +ne le vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que le prince y serait, +incontinent il irait chercher Catherine Ginori. Le duc ayant mis un +grand vêtement de satin, à la napolitaine et garni de zibeline, au +moment de prendre ses gants, qui étaient les uns de mailles et +les autres de peau parfumée, réfléchit un peu et dit: «Lesquels +prendrai-je, ceux de guerre ou ceux de bonne fortune?» Quand il eut +pris ceux-ci, le duc sortit accompagné seulement de trois personnes, +Giomo le Hongrois, le capitaine Justinien de Cesena, et un officier de +bouche nommé Alexandre. Arrivé sur la place de Saint-Marc, où il était +venu pour ne pas être épié, il les congédia, disant qu'il voulait +aller seul, et il ne retint avec lui que le Hongrois, lequel entra +dans la maison des _Sostegni_, située presque en face de celle de +Lorenzo, avec l'ordre du prince de ne bouger ni se montrer, quelque +personne qu'il vît entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant demeuré +là un bon bout de temps, retourna au palais et s'endormit dans +l'appartement du duc. En arrivant dans la chambre de Lorenzo, où +un grand feu était allumé, le prince ôta son épée. Tandis qu'il se +couchait sur le lit, Lorenzo s'empara de l'épée, en lia prestement +la garde avec le ceinturon, de manière à empêcher la lame de sortir +aisément du fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en +disant au duc de se reposer; après quoi il sortit, et laissa +retomber derrière lui la porte, qui était de celles qui se ferment +d'elles-mêmes. Il s'en alla trouver Scoronconcolo, et d'un air tout +à fait content: «Frère, lui dit-il, voici le moment; j'ai enfermé +mon ennemi dans ma chambre, et il dort.--Allons-y,» répondit +Scoronconcolo. Sur le palier de l'escalier, Lorenzo se retourna et +dit: «Ne t'inquiète pas si c'est un ami du duc; et tâche de bien +faire.--Ainsi ferai-je, répondit l'ami, quand ce serait le duc +lui-même.--Grâce à notre embuscade, reprit Lorenzo d'un ton joyeux, +il ne peut plus nous échapper; marchons.--Marchons donc,» répondit +Scoronconcolo. + +Lorsqu'il eut soulevé le loquet qui retomba et ne s'ouvrit pas du +premier coup, Lorenzo entra dans la chambre, et dit: «Seigneur, +dormez-vous?» Prononcer ces mots et percer le duc de part en part +d'un coup de dague, fut une seule et même chose. Cette blessure était +mortelle, car elle avait traversé les reins et perforé cette membrane +appelée diaphragme, qui, semblable à une ceinture, divise le corps +humain en deux parties, l'une supérieure où se trouvent le coeur et +les autres organes du sentiment, l'autre inférieure où sont le foie et +les organes de la nutrition et de la génération. Le duc, qui dormait +ou feignait de dormir, se tenait le visage tourné vers le fond. Il +bondit sur le lit en recevant cette blessure, et sortit du côté de la +ruelle, cherchant à gagner la porte, et se faisant un bouclier d'un +escabeau qu'il avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade +au visage qui lui fendit la tempe et une grande partie de la joue +gauche. Lorenzo le repoussa sur le lit et l'y tint renversé en pesant +sur lui de tout le poids de son corps; et afin de l'empêcher de crier, +lui serra la bouche avec le pouce et l'index de sa main gauche, en lui +disant: «Seigneur, n'en doutez pas.» Alors le duc, se débattant comme +il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le serra avec +une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela Scoronconcolo à +son aide. Celui-ci courait d'un côté et de l'autre, et il ne pouvait +atteindre le duc sans blesser du même coup Lorenzo, que le duc tenait +étroitement embrassé. Scoronconcolo essaya d'abord de faire passer son +épée entre les jambes de Lorenzo, sans autre résultat que de piquer le +matelas; enfin il prit un couteau qu'il avait par hasard sur lui, et +l'ayant fixé dans le cou de la victime, il appuya si fort que le duc +fut égorgé. Après sa mort, ils lui firent encore quelques blessures +qui versèrent tant de sang que la chambre en devint comme un lac. +C'est une chose à remarquer, que pendant tout ce temps, où il était +tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tourner et se démener +pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une plainte, et ne lâcha +point ce doigt qu'il serrait entre ses dents avec fureur. En mourant, +il avait glissé à terre; ses meurtriers le relevèrent tout souillé de +sang, et l'ayant posé sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la +tenture qu'il avait fermée lui-même avant de s'endormir ou d'en faire +semblant. On a supposé qu'il s'était ainsi enfermé à dessein, parce +que, sachant bien qu'il était incapable d'en user convenablement avec +cette Catherine qu'il attendait, laquelle passait pour une +personne savante et d'esprit, il voulait éviter, par ce moyen, les +préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu'il vit le duc en +l'état qu'il souhaitait, tant pour s'assurer qu'on n'avait rien +entendu que pour se reposer et reprendre ses esprits, car il se +sentait rompu et accablé de fatigue, se mit à l'une des fenêtres qui +donnaient sur la _Via Larga_. Quelques personnes de la maison avaient +entendu du bruit et des trépignements de pieds, entre autres madame +Marie, mère du seigneur Cosme; mais nul ne s'en était ému, car depuis +longtemps, et par précaution, Lorenzo avait pris l'habitude d'amener +dans cette chambre, comme font parfois les mauvais plaisants, une +troupe de gens qui feignaient de se quereller et couraient çà et +là criant: «Frappe-le! tue-le! Ah! traître, tu m'as tué!» et autres +vociférations semblables. + + + + * * * * * + + LE CHANDELIER + + COMÉDIE EN TROIS ACTES + + + +PUBLIÉE EN 1835, REPRÉSENTÉE EN 1848. + + PERSONNAGES. ACTEURS + DE LA COMÉDIE FRANÇAISE. + + MAITRE ANDRÉ, notaire. M. SAMSON. + + JACQUELINE, sa femme. MME ALLAN. + + CLAVAROCHE, officier de dragons. MM. BRINDEAU. + + FORTUNIO, DELAUNAY + + GUILLAUME, clercs. GOT. + + LANDRY, MATHIEN. + + UNE SERVANTE. MLLE BERTIN. + + UN JARDINIER. + +_Une petite ville._ + +[Illustration: Dessin de Bida. Gravé par G. Levy. + +LE CHANDELIER. + +JACQUELINE. + +Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas?] + + + + +ACTE PREMIER + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_Une chambre à coucher._ + +JACQUELINE, _dans son lit_. _Entre_ MAITRE ANDRÉ, _en robe de +chambre._ + + +MAITRE ANDRÉ. + +Holà! ma femme! hé! Jacqueline! hé! holà! Jacqueline! ma femme! La +peste soit de l'endormie! Hé! hé! ma femme! éveillez-vous! Holà! holà! +levez-vous, Jacqueline!--Comme elle dort! Holà, holà, holà! hé, hé, +hé! ma femme, ma femme, ma femme! c'est moi, André, votre mari, qui +ai à vous parler de choses sérieuses. Hé, hé! pstt, pstt! hem! brum, +brum! pstt! Jacqueline, êtes-vous morte? Si vous ne vous éveillez tout +à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau. + +JACQUELINE. + +Qu'est-ce que c'est, mon bon ami? + +MAITRE ANDRÉ. + +Vertu de ma vie! ce n'est pas malheureux. Finirez-vous de vous tirer +les bras? c'est affaire à vous de dormir. Écoutez-moi, j'ai à vous +parler. Hier au soir, Landry, mon clerc... + +JACQUELINE. + +Eh mais! bon Dieu! il ne fait pas jour. Devenez-vous fou, maître +André, de m'éveiller ainsi sans raison? De grâce, allez vous +recoucher. Est-ce que vous êtes malade? + +MAITRE ANDRÉ. + +Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon escient. J'ai à +vous parler maintenant; songez d'abord à m'écouter, et ensuite à +me répondre. Voilà ce qui est arrivé à Landry, mon clerc; vous le +connaissez bien... + +JACQUELINE. + +Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît? + +MAITRE ANDRÉ. + +Il est six heures du matin. Faites attention à ce que je vous dis; +il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai pas sujet de rire. +Mon honneur, madame, le vôtre, et notre vie peut-être à tous deux, +dépendent de l'explication que je vais avoir avec vous. Landry, mon +clerc, a vu, cette nuit... + +JACQUELINE. + +Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait m'avertir tantôt. +N'est-ce pas à moi, mon cher coeur, de vous soigner et de vous +veiller? + +MAITRE ANDRÉ. + +Je me porte bien, vous dis-je; êtes-vous d'humeur à m'écouter? + +JACQUELINE. + +Eh! mon Dieu! vous me faites peur; est-ce qu'on nous aurait volés? + +MAITRE ANDRÉ. + +Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur votre séant, et +écoutez de vos deux oreilles. Landry, mon clerc, vient de m'éveiller, +pour me remettre certain travail qu'il s'était chargé de finir cette +nuit. Comme il était dans mon étude... + +JACQUELINE. + +Ah! sainte Vierge! j'en suis sûre, vous aurez eu quelque querelle à ce +café où vous allez. + +MAITRE ANDRÉ. + +Non, non, je n'ai point eu de querelle, et il ne m'est rien arrivé. Ne +voulez-vous pas m'écouter? Je vous dis que Landry, mon clerc, a vu un +homme cette nuit se glisser par votre fenêtre. + +[JACQUELINE. + +Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.] + +MAITRE ANDRÉ. + +Ah çà! ma femme, êtes-vous sourde? [Vous avez un amant, Madame; cela +est-il clair? Vous me trompez. Un homme, cette nuit, a escaladé nos +murailles. Qu'est-ce que cela signifie?] + +JACQUELINE. + +Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet. + +MAITRE ANDRÉ. + +Le voilà ouvert; vous baillerez après dîner; Dieu merci, vous n'y +manquez guère. Prenez garde à vous, Jacqueline! Je suis un homme +d'humeur paisible, et qui ai pris grand soin de vous. [J'étais l'ami +de votre père, et vous êtes ma fille presque autant que ma femme.] +J'ai résolu en venant ici, de vous traiter avec douceur; et vous +voyez que je le fais, puisque, avant de vous condamner, je veux m'en +rapporter à vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous +expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez garde. Il y +a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu me pardonne! bonne +quantité de hussards. Votre silence peut confirmer des doutes que je +nourris depuis longtemps. + +JACQUELINE. + +Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement que vous +dissimulez par des paroles bienveillantes la mortelle froideur qui +a remplacé tant d'amour. Il n'en eût pas été ainsi jadis; vous +ne parliez pas de ce ton; ce n'est pas alors sur un mot que vous +m'eussiez condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour et de +bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis comme des ombres. +Mais quoi! la jalousie vous pousse; depuis longtemps la froide +indifférence lui a ouvert la porte de votre coeur. De quoi servirait +l'évidence? l'innocence même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez +plus, puisque vous m'accusez. + +MAITRE ANDRÉ. + +Voilà qui est bon, Jacqueline; il ne s'agit pas de cela. Landry, mon +clerc, a vu un homme... + +JACQUELINE. + +Eh! mon Dieu! j'ai bien entendu. Me prenez-vous pour une brute, de me +rebattre ainsi la tête? C'est une fatigue qui n'est pas supportable. + +MAITRE ANDRÉ. + +A quoi tient-il que vous ne répondiez? + +JACQUELINE, _pleurant_. + +Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse! qu'est-ce que je vais +devenir? Je le vois bien, vous avez résolu ma mort, vous ferez de moi +ce qui vous plaira; vous êtes homme, et je suis femme; la force est +de votre côté. Je suis résignée; je m'y attendais; vous saisissez +le premier prétexte pour justifier votre violence. Je n'ai plus qu'à +partir d'ici; je m'en irai [avec ma fille] dans un couvent, dans un +désert, s'il est possible; j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai +dans mon coeur le souvenir du temps qui n'est plus. + +MAITRE ANDRÉ. + +Ma femme, ma femme! pour l'amour de Dieu et des saints, est-ce que +vous vous moquez de moi? + +JACQUELINE. + +Ah çà! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce que vous dites? + +MAITRE ANDRÉ. + +Si ce que je dis est sérieux? Jour de Dieu! la patience m'échappe, et +je ne sais à quoi il tient que je ne vous mène en justice. + +JACQUELINE. + +Vous, en justice? + +MAITRE ANDRÉ. + +Moi, en justice; il y a de quoi faire damner un homme, d'avoir affaire +à une telle mule; je n'avais jamais ouï dire qu'on pût être aussi +entêté. + +JACQUELINE, _sautant à bas du lit_. + +Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre? l'avez-vous vu, monsieur, +oui ou non? + +MAITRE ANDRÉ. + +Je ne l'ai pas vu de mes yeux. + +JACQUELINE. + +Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me mener en justice? + +MAITRE ANDRÉ. + +Oui, par le ciel! si vous ne répondez. + +JACQUELINE. + +Savez-vous une chose, maître André, que ma grand'mère a apprise de la +sienne? Quand un mari se fie à sa femme, il garde pour lui les mauvais +propos, et quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la +consulter. Quand on a des doutes, on les lève; quand on manque de +preuves, on se tait; et quand on ne peut pas démontrer qu'on a raison, +on a tort. Allons! venez; sortons d'ici. + +MAITRE ANDRÉ. + +C'est donc ainsi que vous le prenez? + +JACQUELINE. + +Oui, c'est ainsi; marchez, je vous suis. + +MAITRE ANDRÉ. + +Et où veux-tu que j'aille à cette heure? + +JACQUELINE. + +En justice. + +MAITRE ANDRÉ. + +Mais, Jacqueline... + +JACQUELINE. + +Marchez, marchez; quand on menace, il ne faut pas menacer en vain. + +MAITRE ANDRÉ. + +Allons, voyons! calme-toi un peu. + +JACQUELINE. + +Non; vous voulez me mener en justice, et j'y veux aller de ce pas. + +MAITRE ANDRÉ. + +Que diras-tu pour ta défense? dis-le-moi aussi bien maintenant. + +JACQUELINE. + +Non, je ne veux rien dire ici. + +MAITRE ANDRÉ. + +Pourquoi? + +JACQUELINE. + +Parce que je veux aller en justice. + +MAITRE ANDRÉ. + +Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble que je rêve. +Éternel Dieu, créateur du monde! je m'en vais faire une maladie. +Comment? quoi? cela est possible? J'étais dans mon lit; je dormais, et +je prends les murs à témoin que c'était de toute mon âme. Landry, mon +clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a médit de personne, le +plus candide garçon du monde, qui venait de passer la nuit à copier +un inventaire, voit entrer un homme par la fenêtre; il me le dit, +je prends ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je vous +demande pour toute grâce de m'expliquer ce que cela signifie, et vous +me dites des injures! vous me traitez de furieux, jusqu'à vous élancer +du lit et à me saisir à la gorge! Non, cela passe toute idée; je serai +hors d'état pour huit jours de faire une addition qui ait le sens +commun. Jacqueline, ma petite femme! c'est vous qui me traitez ainsi. + +JACQUELINE. + +Allez, allez! vous êtes un pauvre homme. + +MAITRE ANDRÉ. + +Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te fait de me +répondre? Crois-tu que je puisse penser que tu me trompes réellement? +Hélas! mon Dieu! un mot te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire? +C'était peut-être quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre; +ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions bien d'en +changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, ma toute belle, mon +bijou chéri. Quand nous allons à la promenade, au spectacle, au bal, +et jusque chez nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais +te dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, et sans +qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans mes jambes. Qui sait si +leur impertinence ne pourrait aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu +n'en sais rien, je le vois bien; ce n'est pas toi qui les encourages; +ces vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons! donne la +main; est-ce que tu m'en veux, Jacqueline? + +JACQUELINE. + +Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en justice! Lorsque ma +mère le saura, elle vous fera bon visage! + +MAITRE ANDRÉ. + +Eh! mon enfant, ne le lui dis pas. A quoi bon faire part aux autres de +nos petites brouilleries? Ce sont quelques légers nuages qui passent +un instant dans le ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur. + +JACQUELINE. + +A la bonne heure! touchez là. + +MAITRE ANDRÉ. + +Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes? Est-ce que je n'ai pas en +toi la plus aveugle confiance? [Est-ce que depuis deux ans tu ne +m'as pas donné toutes les preuves de la terre que tu es toute à moi, +Jacqueline?] Cette fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à +fait dans ta chambre; en traversant le péristyle, on va par là au +potager; je ne serais pas étonné que notre voisin, maître Pierre, +ne vînt braconner dans mes espaliers. Va, va! je ferai mettre notre +jardinier ce soir en sentinelle, et le piège à loup dans l'allée; nous +rirons demain tous les deux. + +JACQUELINE. + +Je tombe de fatigue, et vous m'avez éveillée bien mal à propos. + +MAITRE ANDRÉ. + +Recouche-toi, ma chère petite, je m'en vais, je te laisse ici. Allons! +adieu, n'y pensons plus. Tu le vois, mon enfant, je ne fais pas +la moindre recherche dans ton appartement; je n'ai pas ouvert une +armoire; je t'en crois sur parole. Il me semble que je t'en aime cent +fois plus de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir innocente. +Tantôt je réparerai tout cela; nous irons à la campagne et je te ferai +un cadeau. Adieu, adieu, je te reverrai[1]. + +_Il sort.--Jacqueline, seule, ouvre une armoire; on y aperçoit +accroupi le capitaine Clavaroche._ + +CLAVAROCHE, _sortant de l'armoire_. + +Ouf! + +JACQUELINE. + +Vite, sortez! mon mari est jaloux; on vous a vu, mais non reconnu; +vous ne pouvez pas revenir ici. Comment étiez-vous là-dedans? + +CLAVAROCHE. + +A merveille. + +JACQUELINE. + +Nous n'avons pas de temps à perdre; qu'allons-nous faire? Il faut nous +voir, et échapper à tous les yeux. Quel parti prendre? le jardinier +y sera ce soir; je ne suis pas sûre de ma femme de chambre; d'aller +ailleurs, impossible ici; tout est à jour dans une petite ville. Vous +êtes couvert de poussière, et il me semble que vous boitez. + +CLAVAROCHE. + +J'ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon sabre m'est entrée +dans les côtes. Pouah! c'est à croire que je sors d'un moulin. + +JACQUELINE. + +Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les trouvait, je +serais perdue[; ma mère me mettrait au couvent]. Landry, un clerc, +vous a vu passer, il me le payera. Que faire? quel moyen? répondez! +Vous êtes pâle comme la mort. + +CLAVAROCHE. + +J'avais une position fausse quand vous avez poussé le battant, en +sorte que je me suis trouvé, une heure durant, comme une curiosité +d'histoire naturelle dans un bocal d'esprit-de-vin. + +JACQUELINE. + +Eh bien! voyons! que ferons-nous? + +CLAVAROCHE. + +Bon! il n'y a rien de si facile. + +JACQUELINE. + +Mais encore? + +CLAVAROCHE. + +Je n'en sais rien; mais rien n'est plus aisé. M'en croyez-vous à ma +première affaire? Je suis rompu; donnez-moi un verre d'eau. + +JACQUELINE. + +Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la ferme. + +CLAVAROCHE + +Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes animaux! Voilà +un uniforme dans un joli état, et je serai beau à la parade! + +_Il boit._ + +Avez-vous une brosse ici? Le diable m'emporte! avec cette poussière, +il m'a fallu un courage d'enfer pour m'empêcher d'éternuer. + +JACQUELINE. + +Voilà ma toilette, prenez ce qu'il vous faut. + +CLAVAROCHE, _se brossant la tête_. + +A quoi bon aller à la ferme? Votre mari est, à tout prendre, d'assez +douce composition. Est-ce que c'est une habitude que ces apparitions +nocturnes? + +JACQUELINE. + +Non, Dieu merci! J'en suis encore tremblante. Mais songez donc qu'avec +les idées qu'il a maintenant dans la tête, tous les soupçons vont +tomber sur vous. + +CLAVAROCHE. + +Pourquoi sur moi? + +JACQUELINE. + +Pourquoi? Mais,... je ne sais;... il me semble que cela doit être. +Tenez! Clavaroche, la vérité est une chose étrange, elle a quelque +chose des spectres: on la pressent sans la toucher. + +CLAVAROCHE, _ajustant son uniforme_. + +Bah! ce sont les grands parents et les juges de paix[2] qui disent que +tout se sait. Ils ont pour cela une bonne raison, c'est que tout ce +qui ne se sait pas s'ignore, et par conséquent n'existe pas. J'ai +l'air de dire une bêtise; réfléchissez, vous verrez que c'est vrai. + +JACQUELINE. + +Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, et j'ai une peur qui +est pire que le mal. + +CLAVAROCHE. + +Patience, nous arrangerons cela. + +JACQUELINE. + +Comment? Partez, voilà le jour. + +CLAVAROCHE. + +Eh! bon Dieu! quelle tête folle! Vous êtes jolie comme un ange avec +vos grands airs effarés. Voyons un peu, mettez-vous là, et raisonnons +de nos affaires. Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé. +La cruelle armoire que vous avez là! il ne fait pas bon être de vos +nippes. + +JACQUELINE. + +Ne riez donc pas, vous me faites frémir. + +CLAVAROCHE. + +Eh bien! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire mes principes. Quand +on rencontre sur sa route l'espèce de bête malfaisante qui s'appelle +un mari jaloux... + +JACQUELINE. + +Ah! Clavaroche, par égard pour moi! + +CLAVAROCHE. + +Je vous ai choquée? + +_Il l'embrasse._ + +JACQUELINE. + +Au moins parlez plus bas. + +CLAVAROCHE. + +Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. Le premier, +c'est de se quitter. Mais celui-là, nous n'en voulons guère. + +JACQUELINE. + +Vous me ferez mourir de peur. + +CLAVAROCHE. + +Le second, le meilleur incontestablement, c'est de n'y pas prendre +garde, et au besoin... + +JACQUELINE. + +Eh bien? + +CLAVAROCHE. + +Non, celui-là ne vaut rien non plus; vous avez un mari de plume; il +faut garder l'épée au fourreau. Reste donc alors le troisième; c'est +de trouver un _chandelier_. + +JACQUELINE. + +Un chandelier? Qu'est-ce que vous voulez dire? + +CLAVAROCHE. + +Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon de bonne mine +qui est chargé de porter un châle ou un parapluie au besoin; qui, +lorsqu'une femme se lève pour danser, va gravement s'asseoir sur sa +chaise et la suit dans la foule d'un oeil mélancolique, en jouant +avec son éventail; qui lui donne la main pour sortir de sa loge, et +pose avec fierté sur la console voisine le verre où elle vient de +boire [; l'accompagne à la promenade, lui fait la lecture le soir; +bourdonne sans cesse autour d'elle, assiège son oreille d'une pluie de +fadaises]. Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte, +il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui qui court, se +précipite, et va le chercher là où il est; car il connaît la maison et +les êtres, il fait partie du mobilier, et traverse les corridors sans +lumière. [Il joue le soir avec les tantes au reversi et au piquet. +Comme il circonvient le mari, en politique habile et empressé, il +s'est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête quelque part, +où la belle ait envie d'aller? il s'est rasé au point du jour, il +est depuis midi sur la place ou sur la chaussée, et il a marqué des +chaises avec ses gants. Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, +il n'en sait rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la +dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne en valsant le +bout de ses doigts, qu'il serre avec amour; il est comme ces grands +seigneurs qui ont une charge honoraire et les entrées aux jours de +gala; mais le cabinet leur est clos; ce ne sont pas leurs affaires. En +un mot, sa faveur expire là où commencent les véritables; il a tout +ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on en désire. Derrière ce +mannequin commode se cache le mystère heureux; il sert de paravent à +tout ce qui se passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est +jaloux, c'est de lui; tient-on des propos? c'est sur son compte; +[c'est lui qu'on mettra à la porte un beau matin que les valets auront +entendu marcher la nuit dans l'appartement de madame; c'est lui qu'on +épie en secret; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, sont +décachetées par la belle-mère;] il va, il vient, il s'inquiète, on le +laisse ramer, c'est son oeuvre, moyennant quoi, l'amant discret et +la très innocente amie, couverts d'un voile impénétrable, se rient de +lui et des curieux. + +JACQUELINE. + +Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie que j'en ai. Et +pourquoi à ce personnage ce nom baroque de _chandelier_? + +CLAVAROCHE. + +Eh! mais; c'est que c'est lui qui porte la... + +JACQUELINE. + +C'est bon, c'est bon, je vous comprends. + +CLAVAROCHE. + +Voyez, ma chère: parmi vos amis, n'auriez-vous point quelque bonne +âme capable de remplir ce rôle important, qui, de bonne foi, n'est pas +sans douceur? Cherchez, voyez, pensez à cela. + +_Il regarde à sa montre._ + +Sept heures! il faut que je vous quitte. Je suis de semaine +d'aujourd'hui. + +JACQUELINE. + +Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne; et puis c'est +une tromperie dont je n'aurais pas le courage. Quoi! encourager un +jeune homme, l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être +amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut souffrir? C'est une +rouerie que vous me proposez. + +CLAVAROCHE. + +Aimez-vous mieux que je vous perde! et dans l'embarras où nous sommes, +ne voyez-vous pas qu'à tout prix il faut détourner les soupçons? + +JACQUELINE. + +Pourquoi les faire tomber sur un autre? + +CLAVAROCHE. + +Eh! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère, les soupçons d'un +mari jaloux ne sauraient planer dans l'espace; ce ne sont pas des +hirondelles. Il faut qu'ils se posent tôt ou tard, et le plus sûr est +de leur faire un nid. + +JACQUELINE. + +Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas pour cela me +compromettre très réellement? + +CLAVAROCHE. + +Plaisantez-vous? Est-ce que, le jour des preuves, vous n'êtes pas +toujours à même de démontrer votre innocence? Un amoureux n'est pas un +amant.[3] + +JACQUELINE. + +[Eh bien!... mais le temps presse. Qui voulez-vous? Désignez-moi +quelqu'un.] + +CLAVAROCHE, _à la fenêtre_. + +Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens assis au pied d'un +arbre; ce sont les clercs de votre mari. Je vous laisse le choix entre +eux; quand je reviendrai, qu'il y en ait un amoureux fou de vous. + +JACQUELINE. + +Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais dit un mot. + +CLAVAROCHE. + +Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève? Allons! Jacqueline, consentez. + +JACQUELINE. + +N'y comptez pas; je n'en ferai rien. + +CLAVAROCHE. + +Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive blonde; vous +êtes fine, jeune et jolie, amoureuse... un peu, n'est-il pas vrai, +madame? A l'ouvrage! un coup de filet! + +JACQUELINE. + +Vous êtes hardi, Clavaroche. + +CLAVAROCHE. + +Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous conserver. + +_Il sort._ + + +SCÈNE II + +_Un petit jardin._ + +FORTUNIO, LANDRY ET GUILLAUME, _assis_. + + +FORTUNIO. + +Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange. + +LANDRY. + +N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre dehors. + +FORTUNIO. + +Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu'il soit, c'est un homme +heureux. + +LANDRY. + +Promettez-moi de n'en rien dire; maître André me l'a fait jurer. + +GUILLAUME. + +De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut pas souffler le +mot. + +FORTUNIO. + +Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le coeur. +Vraiment, Landry, tu as vu cela? + +LANDRY. + +C'est bon; qu'il n'en soit plus question. + +FORTUNIO. + +Tu as entendu marcher doucement? + +LANDRY. + +A pas de loup derrière le mur. + +FORTUNIO. + +Craquer doucement la fenêtre? + +LANDRY. + +Comme un grain de sable sous le pied. + +FORTUNIO. + +Puis, sur le mur, l'ombre d'un homme, quand il a franchi la poterne? + +LANDRY. + +Comme un spectre, dans son manteau. + +FORTUNIO. + +Et une main derrière le volet? + +LANDRY. + +Tremblante comme la feuille. + +FORTUNIO. + +Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas +lointains? + +LANDRY. + +Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur qui disparaît. + +FORTUNIO. + +Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour. + +GUILLAUME. + +Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline? Tu aurais fait là un joli +métier! + +FORTUNIO. + +Je jure devant Dieu, Guillaume, qu'en présence de Jacqueline je n'ai +jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n'oserais l'aimer. Je +l'ai rencontrée au bal une fois; ma main n'a pas touché la sienne, +ses lèvres ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle +pense, je n'en ai de ma vie rien su, sinon qu'elle se promène ici +l'après-midi, et que j'ai soufflé sur nos vitres pour la voir marcher +dans l'allée. + +GUILLAUME. + +Si tu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis-tu que tu serais resté? +Il n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'a fait justement Landry: +aller conter nettement la chose à maître André, notre patron. + +FORTUNIO. + +Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette! je +voudrais être l'oiseau matinal qui les avertit du danger. + +GUILLAUME. + +Te voilà bien avec tes fredaines! Quel bien cela peut-il te faire que +Jacqueline ait un amant? C'est quelque officier de la garnison. + +FORTUNIO. + +J'aurais voulu être dans l'étude; j'aurais voulu voir tout cela. + +GUILLAUME. + +Dieu soit béni! c'est notre libraire qui t'empoisonne avec ses +romans. Que te revient-il de ce conte? D'être Gros-Jean comme devant. +N'espères-tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour? Eh! +oui, sans doute, monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui. +Pauvre garçon! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous +autres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon +tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon +rouge[4], et une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison +change? Tous les militaires se ressemblent; qui en aime un en aime +cent. Il n'y a que le revers de l'habit qui change, et qui de jaune +devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache +retroussée de même, la même allure de corps de garde, le même langage +et le même plaisir? Ils sont tous faits sur un modèle; à la rigueur, +elles peuvent s'y tromper. + +FORTUNIO. + +Il n'y a pas à causer avec toi: tu passes tes fêtes et dimanches à +regarder des joueurs de boule. + +GUILLAUME. + +Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées. +Voyez la belle différence! Avec tes idées romanesques, tu deviendras +fou à lier. Allons! rentrons; à quoi penses-tu? il est l'heure de +travailler. + +FORTUNIO. + +Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l'étude. + +_Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante._ + +JACQUELINE. + +Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine. +Viens donc un peu de ce côté-ci [, et asseyons-nous sur ce banc]. + +LA SERVANTE. + +C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne fait pas chaud ce +matin. + +JACQUELINE. + +En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison, je ne crois pas +être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied +de chèvrefeuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper +les clématites. + +LA SERVANTE. + +Avec cela que madame n'est pas couverte; elle a voulu descendre en +cheveux. + +JACQUELINE. + +Dis-moi, puisque te voilà: qu'est-ce que c'est donc que ces jeunes +gens qui sont là dans la salle basse? Est-ce que je me trompe? Je +crois qu'ils nous regardent; ils étaient tout à l'heure ici. + +LA SERVANTE. + +Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs de maître André. + +JACQUELINE. + +Ah! est-ce que tu les connais, toi, Madelon? Tu as l'air de rougir en +disant cela. + +LA SERVANTE. + +Moi, madame! pourquoi donc faire? Je les connais de les voir tous les +jours; et encore, je dis tous les jours. Je n'en sais rien, si je les +connais. + +JACQUELINE. + +Allons! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t'en défendre? +Autant que je puis en juger d'ici, ces garçons ne sont pas si mal. +Voyons! lequel préfères-tu? fais-moi un peu tes confidences. Tu es +belle fille, Madelon; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y +a-t-il de mal à cela? + +LA SERVANTE. + +Je ne dis pas qu'il y ait du mal; ces jeunes gens ne manquent pas de +bien, et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond; les +grisettes de la Grand'Rue ne font pas fi de son coup de chapeau. + +JACQUELINE, _s'approchant de la maison_. + +Qui? celui-là avec sa moustache?[5] + +LA SERVANTE. + +Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire. + +JACQUELINE. + +C'est donc cet autre qui écrit? + +LA SERVANTE. + +Nenni, nenni; c'est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé; mais +ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié, le dimanche, quand il +veut se mettre à danser. + +JACQUELINE. + +De qui veux-tu donc parler? Je ne crois pas qu'il y en ait d'autres +que ceux-là dans l'étude. + +LA SERVANTE. + +Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné? +Tenez! le voilà qui se penche; c'est le petit Fortunio. + +JACQUELINE. + +Oui-dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec +ses cheveux sur l'oreille et son petit air innocent. Prenez garde à +vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles. Et il fait la +cour aux grisettes, ce monsieur-là, avec ses yeux bleus? Eh bien! +Madelon, il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si +renchéri. Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire, +celui-là, et il a un maître à danser? + +LA SERVANTE. + +Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux, ici, ce ne +serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête quand vous +passiez dans le quinconce, vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras +croisés, la plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait. + +JACQUELINE. + +Plaisantez-vous, mademoiselle, et pensez-vous à qui vous parlez? + +LA SERVANTE. + +Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l'évêque +n'est pas fâché d'être regardé du chien. Il n'est pas si sot, ce +garçon, et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait +d'injure à regarder passer les gens. + +JACQUELINE. + +Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne vous a pas, +j'imagine, fait de confidences là-dessus. + +LA SERVANTE. + +Quand un garçon tourne la tête, allez! madame, il ne faut guère être +femme pour ne pas deviner où les yeux s'en vont. Je n'ai que faire de +ses confidences, et on ne m'apprendra que ce que j'en sais. + +JACQUELINE. + +J'ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi grâce de vos +propos. + +_La servante sort._ + +JACQUELINE, _seule_. + +Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu entre ces +arbres. Holà! Pierre, écoutez. + +LE JARDINIER, _entrant_. + +Vous m'avez appelé, madame? + +JACQUELINE. + +Oui, entrez là; demandez un clerc qui s'appelle Fortunio. Qu'il vienne +ici; j'ai à lui parler. + +_Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio._ + +FORTUNIO. + +Madame, on se trompe sans doute; on vient de me dire que vous me +demandiez. + +JACQUELINE. + +Asseyez-vous, on ne se trompe pas.--Vous me voyez, monsieur Fortunio, +fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous dire ce +que j'ai à vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous. + +FORTUNIO. + +Je ne suis que troisième clerc; s'il s'agit d'une affaire +d'importance, Guillaume, notre premier clerc, est là; souhaitez-vous +que je l'appelle? + +JACQUELINE. + +Mais non. Si c'était une affaire, est-ce que je n'ai pas mon mari? + +FORTUNIO. + +Puis-je être bon à quelque chose? Veuillez parler avec confiance. +Quoique bien jeune, je mourrais de bon coeur pour vous rendre +service. + +JACQUELINE. + +C'est galamment et vaillamment parler; et cependant, si je ne me +trompe, je ne suis pas connue de vous. + +FORTUNIO. + +L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux qui la +regardent; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le +coteau. + +JACQUELINE. + +C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par deux motifs: +d'abord vous pouvez me trahir, et en second lieu, même en me servant, +prendre de moi mauvaise opinion. + +FORTUNIO. + +Puis-je me soumettre à quelque épreuve? Je vous supplie de croire en +moi. + +JACQUELINE. + +Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, vous pouvez +croire en vous, et ne pas toujours en répondre. + +FORTUNIO. + +Vous êtes plus belle que je ne suis jeune; de ce que mon coeur sent, +j'en réponds. + +JACQUELINE. + +La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute. + +FORTUNIO. + +Personne; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte de l'étude. + +JACQUELINE. + +Non, décidément, je ne puis parler; pardonnez-moi cette démarche +inutile, et qu'il n'en soit jamais question. + +FORTUNIO. + +Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en sera comme il vous +plaira. + +JACQUELINE. + +C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le sens commun. +J'aurais besoin, vous l'avouerai-je? non pas tout à fait d'un ami, +et cependant d'une action d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me +promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers; et je vous dis, +je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, j'ai eu l'idée de +vous faire appeler. + +FORTUNIO. + +Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur, +permettez-moi d'en profiter. Je ne puis que répéter mes paroles: je +mourrais de bon coeur pour vous. + +JACQUELINE. + +Ne me le répétez pas trop; c'est le moyen de me faire taire. + +FORTUNIO. + +Pourquoi? c'est le fond de mon coeur. + +JACQUELINE. + +Pourquoi? pourquoi? vous n'en savez rien, et je n'y veux seulement pas +penser. Non; ce que j'ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi +grave, Dieu merci! c'est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant, +n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous m'adressez +légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c'est +tout simple; tout homme à votre place en pourrait dire autant. + +FORTUNIO. + +Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant, +et qu'on peut douter de mes paroles; mais telles qu'elles sont, Dieu +peut les juger. + +JACQUELINE. + +C'est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous dédisez pas. En +voilà assez là-dessus; prenez donc ce siège et mettez-vous là. + +FORTUNIO. + +Je le ferai pour vous obéir. + +JACQUELINE. + +Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine, +ma femme de chambre, m'a dit que votre père était joaillier. Il doit +se trouver en rapport avec les marchands de la ville. + +FORTUNIO. + +Oui, madame; je puis dire qu'il n'en est guère d'un peu considérable +qui ne connaisse notre maison. + +JACQUELINE. + +Par conséquent, vous avez occasion d'aller et de venir dans le +quartier marchand, et on connaît votre visage dans les boutiques de la +Grand'Rue? + +FORTUNIO. + +Oui, madame, pour vous servir. + +JACQUELINE. + +Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas +de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa +parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice? +tout est réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année elle ne +se trouve en position de faire face à de grosses dépenses; mais chaque +mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer +tout ce qu'elle achète. [Vous comprenez que la morale, tous les +sermons d'économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font +pas faute aux échéances;] enfin, avec beaucoup d'aisance, elle mène la +vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent +ne lui sert de rien. Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit +un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de +quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne portent que ces +dépenses banales que le mari appelle «de première nécessité»; +ces choses-là se payent au grand jour; mais, à certaines époques +convenues, certains autres mémoires secrets font mention de quelques +bagatelles que la femme appelle à son tour «de seconde nécessité», +qui est la vraie, et que les esprits mal faits pourraient nommer du +superflu. Moyennant quoi, tout s'arrange à merveille; chacun y peut +trouver son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se connaît +pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a pas payé tout ce qu'il +voit sur l'épaule de sa femme. + +FORTUNIO. + +Je ne vois pas grand mal à cela. + +JACQUELINE. + +Maintenant donc, voilà ce qui arrive: le mari, un peu soupçonneux, +a fini par s'apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l'argent de +moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé +ses marchands. La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu un louis; +mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au +soir de la soif des chiffons. Plus de confidents, plus de mémoires +secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente; +à tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un jeune homme +adroit, discret surtout, et d'assez haut rang dans la ville pour +n'éveiller aucun soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y +acheter, comme pour lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. +Il faudrait qu'il eût, tout d'abord, facile accès dans la maison; +qu'il pût entrer et sortir avec assurance; qu'il eût bon goût, cela +est clair, et qu'il sût choisir à propos. Peut-être serait-ce un +heureux hasard s'il se trouvait par là, dans la ville, quelque jolie +et coquette fille à qui on sût qu'il fît sa cour. N'êtes-vous pas dans +ce cas, je suppose? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors +pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce +qu'il faudrait trouver. + +FORTUNIO. + +Dites à votre amie que je m'offre à elle; je la servirai de mon mieux. + +JACQUELINE. + +Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est-il pas vrai, +que, pour avoir dans la maison le libre accès dont je vous parle, le +confident devrait s'y montrer autre part qu'à la salle basse? Vous +comprenez qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon? Vous +comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu'on +lui manque de reconnaissance, mais qu'en outre du bon vouloir, le +savoir-faire n'y gâterait rien? Il faudrait qu'un soir, je suppose +comme ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte +et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait +qu'un air de mystère ne trahît jamais son adresse; qu'il fût prudent, +leste et avisé; qu'il se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin +ceux qui le suivent: «Aux audacieux Dieu prête la main.» + +FORTUNIO. + +Je vous en supplie, servez-vous de moi. + +JACQUELINE. + +Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût sûr du silence, on +pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait +alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse +dont il saurait l'emploi. Preste! j'aperçois Madeleine qui vient +m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L'amie, c'est +moi; le confident, c'est vous; la bourse est là au pied de la chaise. + +_Elle sort.--Guillaume et Landry sur le pas de la porte._ + +GUILLAUME. + +Holà! Fortunio; maître André est là qui t'appelle. + +LANDRY. + +Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là hors de l'étude? + +FORTUNIO. + +Hein? plaît-il? que me voulez-vous? + +GUILLAUME. + +Nous te disons que le patron te demande. + +LANDRY. + +Arrive ici; on a besoin de toi. A quoi songe donc ce rêveur? + +FORTUNIO. + +En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange. + +_Ils sortent._ + + +FIN DE L'ACTE PREMIER. + + + + +ACTE DEUXIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE[6] + +_Un salon._ + + +CLAVAROCHE, _devant une glace_. + +En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce +serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à +tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c'est au plus bel endroit +qu'un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La +femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une oreille, et au +milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt +c'est lorsqu'on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de +la manoeuvre, qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire +ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. Vite, un +barbier, le valet de chambre! On court, on vole; il n'est plus temps, +le mari est rentré; la pluie tombe, il faut faire le pied de grue, +une heure durant. Avisez-vous d'être malade ou seulement de mauvaise +humeur! Point; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude, le +danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en +possession, depuis qu'il y a des proverbes, du privilège d'augmenter +le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le +visage, il ne croyait vous donner du coeur. En vérité, on représente +l'amour avec des ailes et un carquois; on ferait mieux de nous +le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste +imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir +l'occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs +franches lippées pour courir après quoi, de grâce? après l'ombre de +leur orgueil! Mais la garnison dure six mois; on ne peut pas toujours +aller au café; les comédiens de province ennuient, on se regarde dans +un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la +taille fine; c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode de +tout sans trop faire le difficile. + +_Entre Jacqueline._ + +Eh bien! ma chère, qu'avez-vous fait? Avez-vous suivi mes conseils, et +sommes-nous hors de danger? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Comment vous y êtes-vous prise? vous allez me conter cela. Est-ce un +des clercs de maître André qui s'est chargé de notre salut? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas plus d'esprit que +vous. Vous avez fait venir, n'est-ce pas, le bon jeune homme à votre +boudoir? Je le vois d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau +dans ses doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir en si +peu de temps? + +JACQUELINE. + +Le premier venu; je n'en sais rien. + +CLAVAROCHE. + +Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels pauvres diables nous +sommes quand il vous plaît de nous endiabler! Et votre mari, +comment voit-il la chose? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà +l'aiguille aimantée? commence-t-elle à se détourner? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Parbleu! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête +d'examiner cette comédie, d'en observer les ressorts et les gestes, et +d'y jouer moi-même mon rôle. Et l'humble esclave, je vous prie, depuis +que je vous ai quittée, est-il déjà amoureux de vous? Je parierais que +je l'ai rencontré comme je montais: un visage affairé et une encolure +à cela. Est-il déjà installé dans sa charge? s'acquitte-t-il des soins +indispensables avec quelque facilité? porte-t-il déjà vos couleurs? +met-il l'écran devant le feu? a-t-il hasardé quelques mots d'amour +craintif et de respectueuse tendresse? êtes-vous contente de lui? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Et, comme à-compte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins +d'une flamme noire lui ont-ils déjà laissé deviner qu'il est permis +de soupirer pour eux? A-t-il déjà obtenu quelque grâce? Voyons, +franchement, où en êtes-vous? Avez-vous croisé le regard? avez-vous +engagé le fer? C'est bien le moins qu'on l'encourage pour le service +qu'il nous rend. + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Qu'avez-vous donc? Vous êtes rêveuse et vous répondez à demi. + +JACQUELINE. + +J'ai fait ce que vous m'avez dit. + +CLAVAROCHE. + +En avez-vous quelque regret? + +JACQUELINE. + +Non. + +CLAVAROCHE. + +Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous inquiète. + +JACQUELINE. + +Non. + +CLAVAROCHE. + +Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie? Laissez +donc, tout cela n'est rien. + +JACQUELINE. + +Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde me donnerait-il +tort, et à vous peut-être raison? + +CLAVAROCHE. + +Bon! c'est un jeu, c'est une misère; ne m'aimez-vous pas, Jacqueline? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Eh bien donc! qui peut vous fâcher? N'est-ce donc pas pour sauver +notre amour que vous avez fait tout cela? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Je vous assure que cela m'amuse et que je n'y regarde pas de si près. + +JACQUELINE. + +Silence! l'heure du dîner approche, et voici maître André qui vient. + +CLAVAROCHE. + +Est-ce notre homme qui est avec lui? + +JACQUELINE. + +C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici. + +_Entrent maître André et Fortunio._ + +MAITRE ANDRÉ. + +Non! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler d'une affaire. Je +veux qu'on s'évertue à danser et qu'il ne soit question que de rire. +Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n'entends qu'à bien dîner. + +CLAVAROCHE. + +Peste! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois. + +MAITRE ANDRÉ. + +Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. J'ai +soupçonné injustement ma femme; j'ai fait mettre le piège à loup +devant la porte de mon jardin, j'y ai trouvé mon chat ce matin; c'est +bien fait; je l'ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, +et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle m'a +pardonné. + +JACQUELINE. + +C'est bon, je n'ai pas de rancune; obligez-moi de n'en plus parler. + +MAITRE ANDRÉ. + +Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit partout dans la +ville, et j'ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre[7]; +je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et +toutes les fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma +femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l'avenir. + +CLAVAROCHE. + +Voilà agir en digne mari; je reconnais là maître André. + +MAITRE ANDRÉ. + +Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec nous?[8] Nous +avons aujourd'hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le +bienvenu. + +CLAVAROCHE. + +C'est trop d'honneur que vous me faites. + +MAITRE ANDRÉ. + +Je vous présente un nouvel hôte; c'est un de mes clercs, capitaine. +Hé! hé! _cedant arma togae_. Ce n'est pas pour vous faire injure; le +petit drôle a de l'esprit; il vient faire la cour à ma femme. + +CLAVAROCHE. + +Monsieur, peut-on vous demander votre nom? Je suis ravi de faire votre +connaissance. + +_Fortunio salue._ + +MAITRE ANDRÉ. + +Fortunio. C'est un nom heureux. A vous dire vrai, voilà tantôt un an +qu'il travaillait à mon étude, et je ne m'étais pas aperçu de tout +le mérite qu'il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n'y aurais +jamais songé. Son écriture n'est pas très nette; et il me fait des +accolades qui ne sont pas exemptes de reproche; mais ma femme a besoin +de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son +zèle. C'est leur secret; nous autres maris nous ne mettons point le +nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de +peu de prix; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise! nous le recevrons de +notre mieux. + +FORTUNIO. + +Je ferai tout pour m'en rendre digne. + +MAITRE ANDRÉ, _à Clavaroche_. + +Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je +ne suis pas fâché que Jacqueline s'amuse sans moi comme elle l'entend. +Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville; +le médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce +garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix; il est, +d'ailleurs, de bonne famille, et ses parents l'ont bien élevé; c'est +un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui. + +CLAVAROCHE. + +Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service; c'est +une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer. + +FORTUNIO. + +Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le +remercier. + +CLAVAROCHE. + +Touchez là! l'honneur est pour moi si vous me comptez pour un ami. + +MAITRE ANDRÉ. + +Allons! voilà qui est à merveille. Vive la joie! [La nappe nous +attend; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin. + +CLAVAROCHE, _bas à Jacqueline_. + +Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme +je m'y attendais. + +JACQUELINE, _bas_. + +Sa confiance et sa jalousie dépendent d'un mot et du vent qui souffle. + +CLAVAROCHE, _de même_. + +Mais ce n'est pas cela qu'il nous faut.] Si cela prend cette tournure, +nous n'avons que faire de votre clerc. + +JACQUELINE _de même_. + +J'ai fait ce que vous m'avez dit. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE II + +_[A l'étude.]_ + +GUILLAUME ET LANDRY, _travaillant_. + + +GUILLAUME. + +Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à l'étude. + +LANDRY. + +Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l'a invité. + +GUILLAUME. + +Oui; de façon que l'ouvrage nous reste. J'ai la main droite paralysée. + +LANDRY. + +Il n'est pourtant que troisième clerc; on aurait pu nous inviter +aussi. + +GUILLAUME. + +Après tout, c'est un bon garçon; il n'y a pas grand mal à cela. + +LANDRY. + +Non. Il n'y en aurait pas non plus si on nous eut mis de la noce. + +GUILLAUME. + +Hum, hum! quelle odeur de cuisine! on fait un bruit là-haut, c'est à +ne pas s'entendre. + +LANDRY. + +Je crois qu'on danse; j'ai vu des violons. + +GUILLAUME. + +Au diable les paperasses! je n'en ferai pas davantage aujourd'hui. + +LANDRY. + +Sais-tu une chose? j'ai quelque idée qu'il se passe du mystère ici. + +GUILLAUME. + +Bah! comment cela? + +LANDRY. + +Oui, oui. Tout n'est pas clair, et si je voulais un peu jaser... + +GUILLAUME. + +N'aie pas peur, je n'en dirai rien. + +LANDRY. + +Tu te souviens que j'ai vu l'autre jour un homme escalader la fenêtre: +qui c'était, on n'en a rien su. Mais aujourd'hui, pas plus tard que ce +soir, j'ai vu quelque chose, moi qui te parle, et ce que c'était, je +le sais bien. + +GUILLAUME. + +Qu'est-ce que c'était? conte-moi cela. + +LANDRY. + +J'ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte du jardin. Un +homme était derrière elle, qui s'est glissé contre le mur, et qui lui +a baisé la main; après quoi, il a pris le large, et j'ai entendu qu'il +disait: Ne craignez rien, je reviendrai tantôt. + +GUILLAUME. + +Vraiment! cela n'est pas possible. + +LANDRY. + +Je l'ai vu comme je te vois. + +GUILLAUME. + +Ma foi! s'il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta place. J'en +avertirais maître André, comme l'autre fois, ni plus ni moins. + +LANDRY. + +Cela demande réflexion. Avec un homme comme maître André, il y a des +chances à courir. Il change d'avis tous les matins. + +GUILLAUME. + +Entends-tu le carillon qu'ils font? Paf, les portes! clip-clap, les +assiettes, les plats, les fourchettes, les bouteilles! Il me semble +que j'entends chanter. + +[LANDRY. + +Oui, c'est la voix de maître André lui-même. Pauvre bonhomme! on se +rit bien de lui.] + +GUILLAUME. + +Viens donc un peu sur la promenade; nous jaserons tout à notre aise. +Ma foi! quand le patron s'amuse, c'est bien le moins que les clercs se +reposent. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE III + +_La salle à manger._ + +MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO ET JACQUELINE, _à table.--[On est +au dessert.]_ + + +CLAVAROCHE. + +Allons! monsieur Fortunio, servez donc à boire à madame. + +FORTUNIO. + +De tout mon coeur, monsieur le capitaine, et je bois à votre santé. + +CLAVAROCHE. + +Fi donc! vous n'êtes pas galant. A la santé de votre voisine. + +MAITRE ANDRÉ. + +Eh oui! à la santé de ma femme. Je suis enchanté, capitaine, que vous +trouviez ce vin de votre goût. + +_Il chante._ + + Amis, buvons, buvons sans cesse... + +CLAVAROCHE. + +Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, monsieur Fortunio.[9] + +FORTUNIO. + +Si madame veut l'ordonner. + +MAITRE ANDRÉ. + +Hé, hé! le garçon sait son monde. + +JACQUELINE. + +Eh bien! chantez, je vous en prie. + +CLAVAROCHE. + +Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce biscuit; cela vous +ouvrira la voix, et vous donnera du montant. + +MAITRE ANDRÉ. + +Le capitaine a le mot pour rire. + +FORTUNIO. + +Je vous remercie, cela m'étoufferait. + +CLAVAROCHE. + +Bon, bon! Demandez à madame de vous en donner un morceau. Je suis sûr +que de sa blanche main cela vous paraîtra léger. + +_Regardant sous la table._ + +O ciel! que vois-je? vos pieds sur le carreau! souffrez, madame, qu'on +apporte un coussin. + +FORTUNIO, _se levant_. + +En voilà un sous cette chaise. + +_Il le place sous les pieds de Jacqueline._ + +CLAVAROCHE. + +A la bonne heure! monsieur Fortunio; je pensais que vous m'eussiez +laissé faire. Un jeune homme qui fait sa cour ne doit pas permettre +qu'on le prévienne. + +MAITRE ANDRÉ. + +Oh! oh! le garçon ira loin; il n'y a qu'à lui dire un mot. + +CLAVAROCHE. + +Maintenant donc, chantez, s'il vous plaît; nous écoutons de toutes nos +oreilles. + +FORTUNIO. + +Je n'ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de chanson de table. + +CLAVAROCHE. + +Puisque madame l'a ordonné, vous ne pouvez vous en dispenser. + +FORTUNIO. + +Je ferai donc comme je pourrai. + +CLAVAROCHE. + +N'avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé de vers à madame? +Voyez, l'occasion se présente. + +MAITRE ANDRÉ. + +Silence, silence! Laissez-le chanter. + +CLAVAROCHE. + +Une chanson d'amour surtout, n'est-il pas vrai, monsieur Fortunio? Pas +autre chose, je vous en conjure. Madame, priez-le, s'il vous plaît, +qu'il nous chante une chanson d'amour. On ne saurait vivre sans cela. + +JACQUELINE. + +Je vous en prie, Fortunio. + +FORTUNIO, _chante_. + + Si vous croyez que je vais dire + Qui j'ose aimer, + Je ne saurais pour un empire + Vous la nommer. + + Nous allons chanter à la ronde, + Si vous voulez, + Que je l'adore, et qu'elle est blonde + Comme les blés. + + Je fais ce que sa fantaisie + Veut m'ordonner, + Et je puis, s'il lui faut ma vie, + La lui donner. + + Du mal qu'une amour ignorée + Nous fait souffrir, + J'en porte l'âme déchirée + Jusqu'à mourir. + + Mais j'aime trop pour que je die + Qui j'ose aimer, + Et je veux mourir pour ma mie, + Sans la nommer. + +MAITRE ANDRÉ. + +En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le dit; il en a les +larmes aux yeux. Allons! garçon, bois pour te remettre. C'est quelque +grisette de la ville qui t'aura fait ce méchant cadeau-là. + +CLAVAROCHE. + +Je ne crois pas à monsieur Fortunio l'ambition si roturière; sa +chanson vaut mieux qu'une grisette. Qu'en dit madame, et quel est son +avis? + +JACQUELINE. + +Très bien. [Donnez-moi le bras, et] allons prendre le café. + +CLAVAROCHE. + +[Vite, monsieur Fortunio, offrez votre bras à madame]. + +JACQUELINE _prend le bras de Fortunio; bas, en sortant_. + +Avez-vous fait ma commission? + +FORTUNIO. + +Oui, madame [; tout est dans l'étude]. + +JACQUELINE. + +Allez m'attendre dans ma chambre; je vous y rejoins dans un +instant.[10] + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE IV + +_[La chambre de Jacqueline.]_ + +_Entre_ FORTUNIO. + + +FORTUNIO. + +Est-il un homme plus heureux que moi? J'en suis certain, Jacqueline +m'aime, et à tous les signes qu'elle m'en donne, il n'y a pas à s'y +tromper. Déjà me voilà bien reçu, fêté, choyé dans la maison. +[Elle m'a fait mettre à table à côté d'elle;] si elle sort, je +l'accompagnerai. Quelle douceur, quelle voix, quel sourire! Quand son +regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me passe par le corps; j'ai +une joie qui me prend à la gorge; je lui sauterais au cou si je ne +me retenais. Non;--plus j'y pense, plus je réfléchis, les moindres +signes, les plus légères faveurs, tout est certain; elle m'aime, elle +m'aime, et je serais un sot fieffé si je feignais de ne pas le voir. +Lorsque j'ai chanté tout à l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux! +[Allons! ne perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui +renferme quelques bijoux; c'est une commission secrète, et Jacqueline, +sûrement, ne tardera pas à venir.] + +JACQUELINE. + +Êtes-vous là, Fortunio? + +_Entre Jacqueline._ + +FORTUNIO. + +Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez demandé. + +JACQUELINE. + +Vous êtes homme de parole, et je suis contente de vous. + +FORTUNIO. + +Comment vous dire ce que j'éprouve? Un regard de vos yeux a changé mon +sort, et je ne vis que pour vous servir. + +JACQUELINE. + +Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson tout à l'heure. Pour +qui est-ce donc qu'elle est faite? Me la voulez-vous donner par écrit? + +FORTUNIO. + +Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, et ma vie est à +vous. + +_Il se jette à genoux._ + +JACQUELINE. + +Vraiment! je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime. + +FORTUNIO. + +Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier que je souffre. +Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos +pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon +existence, vous n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante +et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert +votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là, +que je ne vous aie vue; je ne pouvais approcher de vous, mais votre +beauté, grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la +cherchais, je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous +passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais +pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à +moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma +chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais +par coeur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l'aimais; +je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre +coeur. Hélas! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est +vraie, et que je vous aime à en mourir. + +JACQUELINE. + +Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux ans que vous +m'aimez, mais je souris de ce que je pense qu'il y aura deux jours +demain. + +FORTUNIO. + +Que je vous perde si la vérité ne m'est aussi chère que mon amour! que +je vous perde s'il n'y a deux ans que je n'existe que pour vous! + +[JACQUELINE. + +Levez-vous donc; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait de moi? + +FORTUNIO. + +Non! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette place, que vous +ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez mon amour, du moins n'en +douterez-vous pas. + +JACQUELINE. + +Est-ce une entreprise que vous faites? + +FORTUNIO. + +Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et d'espérance. +Je ne sais si je vis ou si je meurs; comment j'ai osé vous parler, je +n'en sais rien. Ma raison est perdue; j'aime, je souffre; il faut que +vous le sachiez, que vous le voyiez, que vous me plaigniez. + +JACQUELINE. + +Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant obstiné?] +Allons! levez-vous, je le veux. + +FORTUNIO, _se levant_. + +Vous croyez donc à mon amour? + +JACQUELINE. + +Non, je n'y crois pas; cela m'arrange de n'y pas croire. + +FORTUNIO. + +C'est impossible! vous n'en pouvez douter. + +[JACQUELINE. + +Bah! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie. + +FORTUNIO. + +De grâce! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris à tromper? Je +suis un enfant né d'hier, et je n'ai jamais aimé personne, si ce n'est +vous qui l'ignoriez.] + +JACQUELINE. + +Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si je l'avais vu. + +FORTUNIO. + +Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire? + +JACQUELINE. + +Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le gazon. + +FORTUNIO. + +Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à cela? + +JACQUELINE. + +Je vous l'ai déjà dit hier, cela se conçoit: vous êtes jeune, et à +l'âge où le coeur est riche, on n'a pas les lèvres avares. + +FORTUNIO. + +Que faut-il faire pour vous convaincre? Je vous en prie, dites-le-moi. + +JACQUELINE. + +Vous demandez un joli conseil. Eh bien! il faudrait le prouver. + +FORTUNIO. + +Seigneur mon Dieu, je n'ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles +qu'on aime? Quoi! me voilà à genoux devant vous; mon coeur à chaque +battement voudrait s'élancer sur vos lèvres; ce qui m'a jeté à vos +pieds, c'est une douleur qui m'écrase, que je combats depuis deux ans, +que je ne peux plus contenir, et vous restez froide et incrédule? Je +ne puis faire passer en vous une étincelle du feu qui me dévore? Vous +niez même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir devant vous? +Ah! c'est plus cruel qu'un refus! c'est plus affreux que le mépris! +L'indifférence elle-même peut croire, et je n'ai pas mérité cela. + +JACQUELINE. + +Debout! on vient. Je vous crois, je vous aime; sortez par le petit +escalier, revenez en bas, j'y serai. + +_Elle sort._ + +FORTUNIO, _seul_. + +Elle m'aime! Jacqueline m'aime! elle s'éloigne, elle me quitte ainsi! +Non! je ne puis descendre encore. Silence! on approche; quelqu'un l'a +arrêtée; on vient ici. Vite, sortons! + +_Il lève la tapisserie._ + +Ah! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir; comment faire? +Si je descends par l'autre côté, je vais rencontrer ceux qui viennent. + +CLAVAROCHE, _en dehors_. + +Venez donc, venez donc un peu. + +FORTUNIO. + +C'est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous vite et +attendons; il ne faut pas qu'on me voie ici. + +_Il se cache dans le fond de l'alcôve.--Entrent Clavaroche et +Jacqueline._ + +CLAVAROCHE, _se jetant sur un sofa_. + +Parbleu! madame, je vous cherchais partout; que faisiez-vous donc +toute seule? + +JACQUELINE, _à part_. + +Dieu soit loué, Fortunio est parti! + +CLAVAROCHE. + +Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment pas +supportable. Qu'ai-je à faire avec maître André, je vous prie? Et +justement vous nous laissez ensemble quand le vin joyeux de l'époux +doit me rendre plus précieux l'aimable entretien de la femme. + +FORTUNIO, _caché_. + +C'est singulier; que veut dire ceci? + +CLAVAROCHE, _ouvrant l'écrin qui est sur la table_. + +Voyons un peu. Sont-ce des anneaux? et dites-moi, qu'en voulez-vous +faire? Est-ce que vous faites un cadeau? + +JACQUELINE. + +Vous savez bien que c'est notre fable. + +CLAVAROCHE. + +Mais, en conscience, c'est de l'or! Si vous comptez tous les matins +user du même stratagème, notre jeu finira bientôt par ne pas valoir... +A propos, que ce dîner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre +jeune initié! + +FORTUNIO, _caché_. + +Initié! à quel mystère? est-ce de moi qu'il veut parler? + +CLAVAROCHE. + +La chaîne est belle; c'est un bijou de prix. Vous avez eu là une +singulière idée. + +FORTUNIO, _de même_. + +Ah! il paraît qu'il est aussi dans la confidence de Jacqueline. + +CLAVAROCHE. + +Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu'il a soulevé son verre! +Qu'il m'a réjoui avec ses coussins, et qu'il faisait plaisir à voir! + +FORTUNIO, _de même_. + +Assurément, c'est de moi qu'il parle, et il s'agit du dîner de tantôt. + +CLAVAROCHE. + +Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l'a fourni. + +FORTUNIO, _de même_. + +Rendre la chaîne! et pourquoi donc? + +CLAVAROCHE. + +Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien remarqué; il en +avait, Dieu me pardonne, la larme à l'oeil pour tout de bon. + +FORTUNIO, _de même_. + +Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un rêve? suis-je éveillé? +Qu'est-ce donc que ce Clavaroche? + +CLAVAROCHE. + +Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus loin. A quoi +bon un tiers incommode, si les soupçons ne reviennent plus? Ces maris +ne manquent jamais d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce +qui est arrivé! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler sur le +chandelier. + +JACQUELINE. + +Qui peut savoir ce qui arrivera? Avec ce caractère-là il n'y a +jamais rien de sûr, et il faut garder sous la main de quoi se tirer +d'embarras. + +FORTUNIO, _de même_. + +Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans motif. Toutes +ces paroles sont des énigmes. + +CLAVAROCHE. + +Je suis d'avis de le congédier. + +JACQUELINE. + +Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas moi que je consulte. +Quand le mal serait nécessaire, croyez-vous qu'il serait de mon choix? +Mais qui sait si demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une +bourrasque? Il ne faut pas compter sur le calme avec trop de sécurité. + +CLAVAROCHE. + +Tu crois?[11] + +[FORTUNIO, _de même_. + +Sang du Christ! il est son amant. + +CLAVAROCHE. + +Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans évincer tout à fait le +jeune homme, on peut le tenir en haleine, mais d'un peu loin, et le +mettre aux lisières. Si les soupçons de maître André lui revenaient +jamais en tête, eh bien? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, +pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour poisson d'eau vive; il +est friand de l'hameçon. + +JACQUELINE. + +Il me semble qu'on a remué. + +CLAVAROCHE. + +Oui; j'ai cru entendre un soupir. + +JACQUELINE. + +C'est probablement Madeleine; elle range dans le cabinet.] + + +FIN DE L'ACTE DEUXIÈME. + + + + +ACTE TROISIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE[12] + +_[Le jardin.]_ + +_Entrent_ JACQUELINE ET LA SERVANTE. + + +LA SERVANTE. + +Madame, un danger vous menace. Comme j'étais tout à l'heure dans la +salle, je viens d'entendre maître André qui causait avec un de ses +clercs. Autant que j'ai pu deviner, il s'agissait d'une embuscade qui +doit avoir lieu cette nuit. + +JACQUELINE. + +Une embuscade! en quel lieu? pour quoi faire? + +LA SERVANTE. + +Dans l'étude; le clerc affirmait que la nuit dernière il vous a vue, +vous, madame, et un homme avec vous, dans le jardin. Maître André +jurait ses grands dieux qu'il voulait vous surprendre, et qu'il vous +ferait un procès. + +JACQUELINE. + +Tu ne te trompes pas, Madelon? + +LA SERVANTE. + +Madame fera ce qu'elle voudra. Je n'ai pas l'honneur de ses +confidences; cela n'empêche pas qu'on ne rende un service. J'ai mon +ouvrage qui m'attend. + +JACQUELINE. + +C'est bien, et vous pouvez compter que je ne serai pas ingrate. +Avez-vous vu Fortunio ce matin? où est-il? j'ai à lui parler. + +LA SERVANTE. + +Il n'est pas venu à l'étude; le jardinier, à ce que je crois, l'a +aperçu; mais on est en peine de lui, et on le cherchait tout à l'heure +de tous les côtés du jardin. Tenez! voilà M. Guillaume, le premier +clerc, qui le cherche encore; le voyez-vous passer là-bas? + +GUILLAUME, _au fond du théâtre_. + +Holà! Fortunio! Fortunio! holà! où es-tu? + +JACQUELINE. + +Va, Madelon, tâche de le trouver. + +_Madelon sort.--Entre Clavaroche._ + +CLAVAROCHE. + +Que diantre se passe-t-il donc ici? Comment! moi qui ai quelques +droits, je pense, à l'amitié de maître André, il me rencontre et ne +me salue pas; les clercs me regardent de travers, et je ne sais si le +chien lui-même ne voulait me prendre aux talons. Qu'est-il advenu, je +vous prie? et à quel propos maltraite-t-on les gens? + +JACQUELINE. + +Nous n'avons pas sujet de rire; ce que j'avais prévu arrive, et +sérieusement cette fois: nous n'en sommes plus aux paroles, mais à +l'action. + +CLAVAROCHE. + +A l'action? que voulez-vous dire? + +JACQUELINE. + +Que ces maudits clercs font le métier d'espions, qu'on nous a vus, que +maître André le sait, qu'il veut se cacher dans l'étude, et que nous +courons les plus grands dangers. + +CLAVAROCHE. + +N'est-ce que cela qui vous inquiète? + +[JACQUELINE. + +Assurément; que voulez-vous de pire? Qu'aujourd'hui nous leur +échappions, puisque nous sommes avertis, ce n'est pas là le difficile; +mais du moment que maître André agit sans rien dire, nous avons tout à +craindre de lui. + +CLAVAROCHE. + +Vraiment! c'est là toute l'affaire, et il n'y a pas plus de mal que +cela?] + +JACQUELINE. + +Êtes-vous fou? comment est-il possible que vous en plaisantiez? + +CLAVAROCHE. + +C'est qu'il n'y a rien de si simple que de nous tirer d'embarras. +Maître André, dites-vous, est furieux? eh bien! qu'il crie; quel +inconvénient? Il veut se mettre en embuscade? qu'il s'y mette, il n'y +a rien de mieux. Les clercs sont-ils de la partie? qu'ils en soient +avec toute la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre +la belle Jacqueline et son très humble serviteur? hé! qu'ils +surprennent, je ne m'y oppose pas. Que voyez-vous là qui nous gêne? + +JACQUELINE. + +Je ne comprends rien à ce que vous dites. + +CLAVAROCHE. + +Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce monsieur? Comment! +nous sommes en péril, et le drôle nous abandonne! Allons! vite, +avertissez-le. + +JACQUELINE. + +J'y ai pensé; on ne sait où il est, et il n'a pas paru ce matin. + +CLAVAROCHE. + +Bon! cela est impossible, il est par là quelque part dans vos jupes; +vous l'avez oublié dans une armoire, et votre servante l'aura par +mégarde accroché au porte-manteau. + +JACQUELINE. + +Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile? J'ai demandé +où il était sans trop savoir pourquoi moi-même; je ne vois pas, en y +réfléchissant, à quoi il peut nous être bon. + +CLAVAROCHE. + +Hé! ne voyez-vous pas que je m'apprête à lui faire le plus grand +sacrifice! Il ne s'agit pas d'autre chose que de lui céder pour ce +soir tous les privilèges de l'amour. + +JACQUELINE. + +Pour ce soir? et dans quel dessein? + +CLAVAROCHE. + +Dans le dessein positif et formel que ce digne maître André ne passe +pas inutilement une nuit à la belle étoile. Ne voudriez-vous pas que +ces pauvres clercs, qui se vont donner bien du mal, ne trouvent[G] +personne au logis? Fi donc! nous ne pouvons permettre que ces honnêtes +gens restent les mains vides; il faut leur dépêcher quelqu'un. + +[Note G: Ce manquement à la règle des subjonctifs sied à +Clavaroche.] + +JACQUELINE. + +Cela ne sera pas; trouvez autre chose; vous avez là une idée horrible, +et je ne puis y consentir. + +CLAVAROCHE. + +Pourquoi horrible? Rien n'est plus innocent. Vous écrivez un mot à +Fortunio, si vous ne pouvez le trouver vous-même; car le moindre mot +en ce monde vaut mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir +ce soir, sous prétexte d'un rendez-vous. Le voilà entré; les clercs le +surprennent, et maître André le prend au collet. Que voulez-vous qu'il +lui arrive? Vous descendez là-dessus en cornette, et demandez pourquoi +on fait du bruit, le plus naturellement du monde. On vous l'explique. +Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi son jeune +clerc se glisse dans son jardin. Vous rougissez d'abord quelque peu, +puis vous avouez sincèrement tout ce qu'il vous plaira d'avouer: +que ce garçon visite vos marchands, qu'il vous apporte en secret des +bijoux, en un mot la vérité pure. Qu'y a-t-il là de si effrayant? + +JACQUELINE. + +On ne me croira pas. La belle apparence que je donne des rendez-vous +pour payer des mémoires! + +CLAVAROCHE + +On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un accent impossible à +méconnaître, et les coeurs bien nés ne s'y trompent jamais. N'est-ce +donc pas, en effet, à vos commissions que vous employez ce jeune +homme? + +JACQUELINE. + +Oui. + +CLAVAROCHE. + +Eh bien donc! puisque vous le faites, vous le direz, et on le verra +bien. Qu'il ait les preuves dans sa poche, un écrin, comme hier, +la première chose venue, cela suffira. [Songez donc que, si nous +n'employons ce moyen, nous en avons pour une année entière. Maître +André s'embusque aujourd'hui, il se rembusquera demain, et ainsi de +suite jusqu'à ce qu'il nous surprenne. Moins il trouvera, plus il +cherchera; mais qu'il trouve une fois pour toutes, et nous en voilà +délivrés. + +JACQUELINE. + +C'est impossible! il n'y faut pas songer. + +CLAVAROCHE. + +Un rendez-vous dans un jardin n'est pas d'ailleurs un si gros péché. A +la rigueur, si vous craignez l'air, vous n'avez qu'à ne pas descendre. +On ne trouvera que le jeune homme, et il s'en tirera toujours. +Il serait plaisant qu'une femme ne puisse[H] prouver qu'elle est +innocente quand elle l'est.] Allons! vos tablettes, et prenez-moi le +crayon que voici. + +[Note H: Voir la note, p. 289.] + +JACQUELINE. + +Vous n'y pensez pas, Clavaroche; c'est un guet-apens que vous faites +là. + +CLAVAROCHE, _lui présentant un crayon et du papier_. + +Écrivez donc, je vous en prie: «A minuit, ce soir, au jardin.» + +JACQUELINE. + +C'est envoyer cet enfant dans un piège, c'est le livrer à l'ennemi. + +CLAVAROCHE. + +Ne signez pas, c'est inutile. + +_Il prend le papier._ + +Franchement, ma chère, la nuit sera fraîche, et vous ferez mieux de +rester chez vous. Laissez ce jeune homme se promener seul, et profiter +du temps qu'il fait. Je pense, comme vous, qu'on aurait peine à croire +que c'est pour vos marchands qu'il vient. Vous ferez mieux, si on vous +interroge, de dire que vous ignorez tout, et que vous n'êtes pour rien +dans l'affaire. + +JACQUELINE. + +Ce mot d'écrit sera un témoin. + +CLAVAROCHE. + +Fi donc! nous autres gens de coeur, pensez-vous que nous allions +montrer à un mari de l'écriture de sa femme? Que pourrions-nous y +gagner? en serions-nous donc moins coupables de ce qu'un crime serait +partagé? D'ailleurs vous voyez bien que votre main tremblait un peu +sans doute, et que ces caractères sont presque déguisés. Allons! je +vais donner cette lettre au jardinier, Fortunio l'aura tout de suite. +Venez; les vautours ont leur proie, et l'oiseau de Vénus, la pâle +tourterelle, peut dormir en paix sur son nid. + +_[Ils sortent.]_ + + +SCÈNE II + +_[Une charmille.]_ + + +[FORTUNIO, _seul, assis sur l'herbe_. + +Rendre un jeune homme amoureux de soi, uniquement pour détourner sur +lui les soupçons tombés sur un autre; lui laisser croire qu'on l'aime, +le lui dire au besoin; troubler peut-être bien des nuits tranquilles; +remplir de doute et d'espérance un coeur jeune et prêt à souffrir; +jeter une pierre dans un lac qui n'avait jamais eu encore une seule +ride à sa surface; exposer un homme aux soupçons, à tous les dangers +de l'amour heureux, et cependant ne lui rien accorder; rester +immobile et inanimée dans une oeuvre de vie et de mort; tromper, +mentir,--mentir du fond du coeur; faire de son corps un appât; jouer +avec tout ce qu'il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des +dés pipés: voilà ce qui fait sourire une femme! voilà ce qu'elle fait +d'un petit air distrait. + +_Il se lève._ + +C'est ton premier pas, Fortunio, dans l'apprentissage du monde. Pense, +réfléchis, compare, examine, ne te presse pas de juger. Cette femme-là +a un amant qu'elle aime; on la soupçonne, on la tourmente, on la +menace; elle est effrayée, elle va perdre l'homme qui remplit sa +vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son mari se lève en +sursaut, averti par un espion; il la réveille, il veut la traîner à la +barre d'un tribunal. Sa famille va la renier, une ville entière va la +maudire; elle est perdue et déshonorée, et cependant elle aime et ne +peut cesser d'aimer. A tout prix il faut qu'elle sauve l'unique objet +de ses inquiétudes, de ses angoisses et de ses douleurs; il faut +qu'elle aime pour continuer de vivre, et qu'elle trompe pour aimer. +Elle se penche à sa fenêtre, elle voit un jeune homme au bas; qui +est-ce? elle ne le connaît point, elle n'a jamais rencontré son +visage; est-il bon ou méchant, discret ou perfide, sensible ou +insouciant? elle n'en sait rien; elle a besoin de lui, elle l'appelle, +elle lui fait signe, elle ajoute une fleur à sa parure, elle parle, +elle a mis sur une carte le bonheur de sa vie, et elle joue à rouge +ou noir. Si elle s'était aussi bien adressée à Guillaume qu'à moi, que +serait-il arrivé de cela? Guillaume est un garçon honnête, mais qui +ne s'est jamais aperçu que son coeur lui servît à autre chose qu'à +respirer. Guillaume aurait été ravi d'aller dîner chez son patron, +d'être à côté de Jacqueline à table, tout comme j'en ai été ravi +moi-même; mais il n'en aurait pas vu davantage; il ne serait devenu +amoureux que de la cave de maître André; il ne se serait point jeté à +genoux, il n'aurait point écouté aux portes; c'eût été pour lui tout +profit. Quel mal y eût-il eu alors qu'on se servît de lui à son insu +pour détourner les soupçons d'un mari? Aucun. Il eût paisiblement +rempli l'office qu'on lui eût demandé; il eût vécu heureux, +tranquille, dix ans sans s'en apercevoir. Jacqueline aussi eût été +heureuse, tranquille, dix ans sans lui en dire un mot. Elle lui aurait +fait des coquetteries, et il y aurait répondu; mais rien n'eût tiré à +conséquence. Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait +se plaindre le jour où la vérité viendrait. + +_Il se rassoit._ + +Pourquoi s'est-elle adressée à moi? Savait-elle donc que je l'aimais? +Pourquoi à moi plutôt qu'à Guillaume? Est-ce hasard? est-ce calcul? +Peut-être au fond se doutait-elle que je n'étais pas indifférent. +M'avait-elle vu à cette fenêtre? S'était-elle jamais retournée le +soir, quand je l'observais dans le jardin? Mais si elle savait que je +l'aimais, pourquoi alors? Parce que cet amour rendait son projet +plus facile, et que j'allais, dès le premier mot, me prendre au piège +qu'elle me tendait. Mon amour n'était qu'une chance favorable; elle +n'y a vu qu'une occasion. + +Est-ce bien sûr? N'y a-t-il rien autre chose? Quoi! elle voit que je +vais souffrir, et elle ne pense qu'à en profiter! Quoi! elle me trouve +sur ses traces, l'amour dans le coeur, le désir dans les yeux, jeune +et ardent, prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses pieds, +elle me sourit et me dit qu'elle m'aime, c'est un calcul, et rien +de plus! Rien, rien de vrai dans ce sourire, dans cette main qui +m'effleure la main, dans ce son de voix qui m'enivre? O Dieu juste! +s'il en est ainsi, à quel monstre ai-je donc affaire, et dans quel +abîme suis-je tombé? + +_Il se lève._ + +Non, tant d'horreur n'est pas possible! Non, une femme ne saurait être +une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée! Non, quand je +le verrais de mes yeux, quand je l'entendrais de sa bouche, je ne +croirais pas à un pareil métier. Non, quand elle me souriait, elle ne +m'aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir que je l'aimais. +Quand elle me tendait la main, elle ne me donnait pas son coeur, +mais elle laissait le mien se donner. Quand elle me disait: «Je vous +aime,» elle voulait dire: «Aimez-moi.» Non, Jacqueline n'est pas +méchante; il n'y a là ni calcul, ni froideur. Elle ment, elle trompe, +elle est femme; elle est coquette, railleuse, joyeuse, audacieuse, +mais non infâme, non insensible. Ah! insensé, tu l'aimes! tu l'aimes! +tu pries, tu pleures, et elle se rit de toi! + +_Entre Madelon._ + +MADELON. + +Ah! Dieu merci! je vous trouve enfin; madame vous demande; elle est +dans sa chambre. Venez vite, elle vous attend. + +FORTUNIO. + +Sais-tu ce qu'elle a à me dire? Je ne saurais y aller maintenant. + +MADELON. + +Vous avez donc affaire aux arbres? Elle est bien inquiète, allez! +toute la maison est en colère. + +LE JARDINIER, _entrant_. + +Vous voilà donc, monsieur? on vous cherche partout; voilà un mot +d'écrit pour vous, que notre maîtresse m'a donné tantôt. + +FORTUNIO, _lisant_. + +«A minuit, ce soir, au jardin.» + +_Haut._ + +C'est de la part de Jacqueline? + +LE JARDINIER. + +Oui, monsieur; y a-t-il réponse? + +GUILLAUME, _entrant_. + +Que fais-tu donc, Fortunio? on te demande dans l'étude. + +FORTUNIO. + +J'y vais, j'y vais. + +_Bas à Madelon._ + +Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure? Quelle inquiétude a ta +maîtresse? + +MADELON, _bas_. + +C'est un secret. Maître André s'est fâché. + +FORTUNIO, _de même_. + +Il s'est fâché? Pour quelle raison? + +MADELON, _de même_. + +Il s'est mis en tête que madame recevait quelqu'un en secret. Vous +n'en direz rien, n'est-ce pas? Il veut se cacher cette nuit dans +l'étude; c'est moi qui ai découvert cela, et si je vous le dis, dame! +c'est que je pense que vous n'y êtes pas indifférent. + +FORTUNIO. + +Pourquoi se cacher dans l'étude? + +MADELON. + +Pour tout surprendre et faire son procès. + +FORTUNIO. + +En vérité! est-ce possible? + +LE JARDINIER. + +Y a-t-il réponse, monsieur? + +FORTUNIO. + +J'y vais moi-même; allons, partons.] + +_[Ils sortent.]_ + + +SCÈNE III + +_[Une chambre.]_ + + +JACQUELINE, _seule_. + +Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme comme maître André, +une fois poussé à la violence, peut inventer pour se venger? Je +n'enverrai pas ce jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche +est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il n'a +d'entrailles pour rien. A quoi bon exposer Fortunio, lorsqu'il n'y a +rien de si simple que de n'exposer ni soi ni personne? Je veux croire +que tout soupçon s'évanouirait par ce moyen; mais le moyen lui-même +est un mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me coûte et me +déplaît; je ne veux pas que ce garçon soit maltraité; puisqu'il dit +qu'il m'aime, eh bien! soit; je ne rends pas le mal pour le bien. + +_Entre Fortunio._ + +On a dû vous remettre un billet de ma part; l'avez-vous lu? + +FORTUNIO. + +On me l'a remis, et je l'ai lu; vous pouvez disposer de moi. + +JACQUELINE. + +C'est inutile, j'ai changé d'avis; déchirez-le, et n'en parlons +jamais. + +FORTUNIO. + +Puis-je vous servir en quelque autre chose? + +JACQUELINE, _à part_. + +C'est singulier, il n'insiste pas. + +_Haut._ + +Mais non; je n'ai pas besoin de vous. Je vous avais demandé votre +chanson. + +FORTUNIO. + +La voilà. Sont-ce tous vos ordres? + +JACQUELINE. + +Oui,--je crois que oui. Qu'avez-vous donc? Vous êtes pâle, ce me +semble. + +FORTUNIO. + +Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de me retirer. + +JACQUELINE. + +Je l'aime beaucoup, cette chanson; elle a un petit air naïf qui va +avec votre coiffure, et elle est bien faite par vous. + +FORTUNIO. + +Vous avez beaucoup d'indulgence. + +JACQUELINE. + +Oui, voyez-vous! j'avais eu d'abord l'idée de vous faire venir; +mais j'ai réfléchi, c'est une folie; je vous ai trop vite +écouté.--Mettez-vous donc au piano, et chantez-moi votre romance. + +FORTUNIO. + +Excusez-moi, je ne saurais maintenant. + +JACQUELINE. + +Et pourquoi donc? Êtes-vous souffrant, ou si c'est un méchant caprice? +J'ai presque envie de vouloir que vous chantiez bon gré, mal gré. +Est-ce que je n'ai pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de +papier-là? + +_Elle place la chanson sur le piano._ + +FORTUNIO. + +Ce n'est pas mauvaise volonté; je ne puis rester plus longtemps, et +maître André a besoin de moi. + +JACQUELINE. + +Il me plaît assez que vous soyez grondé, asseyez-vous là et chantez. + +FORTUNIO. + +Si vous l'exigez, j'obéis. + +_Il s'assoit._ + +JACQUELINE. + +Eh bien! à quoi pensez-vous donc? Est-ce que vous attendez qu'on +vienne? + +FORTUNIO. + +Je souffre; ne me retenez pas. + +JACQUELINE. + +Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous souffrez et si je vous +retiens. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas? Eh +bien! que fait-il donc? Allons, voyons! si vous chantez, je vous +donnerai le bout de ma mitaine. + +FORTUNIO. + +Tenez! Jacqueline, écoutez-moi: vous auriez mieux fait de me le dire, +et j'aurais consenti à tout. + +JACQUELINE. + +Qu'est-ce que vous dites? de quoi parlez-vous? + +FORTUNIO. + +Oui, vous auriez mieux fait de me le dire; oui, devant Dieu, j'aurais +tout fait pour vous. + +JACQUELINE. + +Tout fait pour moi? qu'entendez-vous par là? + +FORTUNIO. + +Ah! Jacqueline, Jacqueline! il faut que vous l'aimiez beaucoup; il +doit vous en coûter de mentir et de railler ainsi sans pitié. + +JACQUELINE. + +Moi, je vous raille? Qui vous l'a dit? + +FORTUNIO. + +Je vous en supplie, ne mentez pas davantage; en voilà assez; je sais +tout. + +JACQUELINE. + +Mais enfin, qu'est-ce que vous savez? + +FORTUNIO. + +J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche était là. + +JACQUELINE. + +Est-ce possible? Vous étiez dans l'alcôve? + +FORTUNIO. + +Oui, j'y étais; au nom du ciel! ne dites pas un mot là-dessus. + +_Un silence._ + +JACQUELINE. + +Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste maintenant qu'à vous +prier de garder le silence. Je sens assez mes torts envers vous pour +ne pas même vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la +nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner, un autre que +vous le comprendrait peut-être, et pourrait, sinon pardonner, du moins +excuser ma conduite; mais vous êtes malheureusement une partie +trop intéressée pour en juger avec indulgence. Je suis résignée et +j'attends. + +FORTUNIO. + +N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui puisse vous +nuire, je me coupe cette main-là. + +JACQUELINE. + +Il me suffit de votre parole, et je n'ai pas droit d'en douter. [Je +dois même dire que, si vous l'oubliiez, j'aurais encore moins de droit +de m'en plaindre. Mon imprudence doit porter sa peine. C'est sans +vous connaître, monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette +circonstance rend ma faute moindre, elle rendait mon danger plus +grand. Puisque je m'y suis exposée, traitez-moi donc comme vous +l'entendrez.] Quelques paroles échangées hier voudraient peut-être +une explication. Ne pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire +sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la seule personne +offensée. Si cela est, que ces deux jours s'oublient; plus tard, nous +en reparlerons. + +FORTUNIO. + +Jamais; c'est le souhait de mon coeur. + +JACQUELINE. + +Comme vous voudrez; je dois obéir. Si cependant je ne dois plus vous +voir, j'aurais un mot à ajouter. De vous à moi, je suis sans crainte, +puisque vous me promettez le silence; mais il existe une autre +personne dont la présence dans cette maison peut avoir des suites +fâcheuses. + +FORTUNIO. + +Je n'ai rien à dire à ce sujet. + +JACQUELINE. + +Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous et lui, vous le +sentez, est fait pour me perdre. Je ferai tout pour le prévenir. +Quoi que vous puissiez exiger, je m'y soumettrai sans murmure. Ne me +quittez pas sans y réfléchir; dictez vous-même les conditions. Faut-il +que la personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant quelque temps? +Faut-il qu'elle s'excuse près de vous? Ce que vous jugerez convenable +sera reçu par moi comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le +souvenir de quelques plaisanteries m'oblige à vous interroger sur ce +point. Que décidez-vous? répondez. + +FORTUNIO. + +Je n'exige rien. Vous l'aimez; soyez en paix tant qu'il vous aimera. + +JACQUELINE. + +Je vous remercie de ces deux promesses. [Si vous veniez à vous en +repentir, je vous répète que toute condition sera reçue, imposée par +vous. Comptez sur ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer +autrement mes torts? Est-il en ma disposition quelque moyen de vous +obliger? Quand vous ne devriez pas me croire, je vous avoue que +je ferais tout au monde pour vous laisser de moi un souvenir moins +désavantageux.] Que puis-je faire? je suis à vos ordres. + +FORTUNIO. + +Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte; vous n'aurez jamais à vous +plaindre de moi. + +_Il va pour sortir et prend sa romance._ + +JACQUELINE. + +Ah! Fortunio, laissez-moi cela. + +FORTUNIO. + +Et qu'en ferez-vous, cruelle que vous êtes? Vous me parlez depuis un +quart d'heure, et rien du coeur ne vous sort des lèvres. Il s'agit +bien de vos excuses, de sacrifices et de réparations! il s'agit bien +de votre Clavaroche et de sa sotte vanité! il s'agit bien de mon +orgueil! Vous croyez donc l'avoir blessé? Vous croyez donc que ce qui +m'afflige, c'est d'avoir été pris pour dupe et plaisanté à ce dîner! +Je ne m'en souviens seulement pas. Quand je vous dis que je vous aime, +vous croyez donc que je n'en sens rien? Quand je vous parle de deux +ans de souffrances, vous croyez donc que je fais comme vous? Eh quoi! +vous me brisez le coeur, vous prétendez vous en repentir, et c'est +ainsi que vous me quittez! La nécessité, dites-vous, vous a fait +commettre une faute, et vous en avez du regret; vous rougissez, vous +détournez la tête; ce que je souffre vous fait pitié; vous me voyez, +vous comprenez votre oeuvre; et la blessure que vous m'avez faite, +voilà comme vous la guérissez! Ah! elle est au coeur, Jacqueline, +et vous n'aviez qu'à tendre la main. Je vous le jure, si vous l'aviez +voulu, quelque honteux qu'il soit de le dire, quand vous en souririez +vous-même, j'étais capable de consentir à tout. O Dieu! la force +m'abandonne; je ne peux pas sortir d'ici. + +_Il s'appuie sur un meuble._ + +JACQUELINE. + +Pauvre enfant! je suis bien coupable. Tenez, respirez ce flacon. + +FORTUNIO. + +Ah! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont je ne suis pas +digne; ce n'est pas pour moi qu'ils sont faits. Je n'ai pas l'esprit +inventif, je ne suis ni heureux ni habile; je ne saurais à l'occasion +forger un profond stratagème. Insensé! j'ai cru être aimé! oui, parce +que vous m'aviez souri, parce que votre main tremblait dans la mienne, +parce que vos yeux semblaient chercher mes yeux [et m'inviter comme +deux anges à un festin de joie et de vie]; parce que vos lèvres +s'étaient ouvertes, et qu'un vain son en était sorti; oui, je l'avoue, +j'avais fait un rêve, j'avais cru qu'on aimait ainsi! Quelle misère! +Est-ce à une parade que votre sourire m'avait félicité de la beauté de +mon cheval? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, qui vous avait +ébloui les yeux? Je sortais d'une salle obscure, d'où je suivais +depuis deux ans vos promenades dans une allée; j'étais un pauvre +dernier clerc qui s'ingérait de pleurer en silence. C'était bien là ce +qu'on pouvait aimer! + +JACQUELINE. + +Pauvre enfant! + +FORTUNIO. + +Oui, pauvre enfant! dites-le encore, car je ne sais si je rêve ou si +je veille, et, malgré tout, si vous ne m'aimez pas. Depuis hier +[je suis assis à terre, je me frappe le coeur et le front;] je me +rappelle ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, +et je me demande si c'est possible. A l'heure qu'il est, vous me le +dites, je le sens, j'en souffre, j'en meurs, et je n'y crois ni ne le +comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline? Comment se peut-il +que, sans aucun motif, sans avoir pour moi ni amour ni haine, sans +me connaître, sans m'avoir jamais vu; comment se peut-il que vous +que tout le monde aime, que j'ai vue faire la charité et arroser ces +fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez en Dieu, à qui jamais... +Ah! je vous accuse, vous que j'aime plus que ma vie! ô ciel! vous +ai-je fait un reproche? Jacqueline, pardonnez-moi. + +JACQUELINE. + +Calmez-vous, venez, calmez-vous. + +FORTUNIO. + +Et à quoi suis-je bon, grand Dieu! sinon à vous donner ma vie? sinon +au plus chétif usage que vous voudrez faire de moi? sinon à vous +suivre, à vous préserver, à écarter de vos pieds une épine? J'ose +me plaindre, et vous m'aviez choisi! ma place était à votre table, +j'allais compter dans votre existence. Vous alliez dire à la nature +entière, à ces jardins, à ces prairies, de me sourire comme vous; +votre belle et radieuse image commençait à marcher devant moi, et je +la suivais; j'allais vivre... Est-ce que je vous perds, Jacqueline? +est-ce que j'ai fait quelque chose pour que vous me chassiez? pourquoi +donc ne voulez-vous pas faire encore semblant de m'aimer? + +_Il tombe sans connaissance._ + +JACQUELINE, _courant à lui_. + +Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que j'ai fait? Fortunio, revenez à vous. + +FORTUNIO. + +Qui êtes-vous? laissez-moi partir. + +JACQUELINE. + +Appuyez-vous, venez à la fenêtre; de grâce, appuyez-vous sur moi; +posez ce bras sur mon épaule, je vous en supplie, Fortunio. + +FORTUNIO. + +Ce n'est rien; me voilà remis. + +JACQUELINE. + +[Comme il est pâle, et comme son coeur bat! Voulez-vous vous +mouiller les tempes? prenez ce coussin, prenez ce mouchoir;] vous +suis-je tellement odieuse que vous me refusiez cela? + +FORTUNIO. + +Je me sens mieux, je vous remercie. + +[JACQUELINE. + +Comme ces mains-là sont glacées! Où allez-vous? vous ne pouvez sortir. +Attendez du moins un instant. Puisque je vous fais tant souffrir, +laissez-moi du moins vous soigner. + +FORTUNIO. + +C'est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi ce que j'ai pu +vous dire; je n'étais pas maître de mes paroles. + +JACQUELINE. + +Que voulez-vous que je vous pardonne? Hélas! c'est vous qui ne +pardonnez pas. Mais qui vous presse? pourquoi me quitter? vos regards +cherchent quelque chose. Ne me reconnaissez-vous pas? Restez en repos, +je vous en conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio, vous ne pouvez +sortir encore. + +FORTUNIO. + +Non! adieu; je ne puis rester.] + +JACQUELINE. + +Ah! je vous ai fait bien du mal! + +FORTUNIO. + +On me demandait quand je suis monté; adieu, madame, comptez sur moi. + +JACQUELINE. + +Vous reverrai-je? + +FORTUNIO. + +Si vous voulez. + +JACQUELINE. + +Monterez-vous ce soir au salon? + +FORTUNIO. + +Si cela vous plaît. + +JACQUELINE. + +Vous partez donc?--encore un instant! + +FORTUNIO. + +Adieu, adieu! je ne puis rester. + +_Il sort._ + +JACQUELINE _appelle_. + +Fortunio! écoutez-moi! + +FORTUNIO, _rentrant_. + +Que me voulez-vous, Jacqueline? + +JACQUELINE. + +Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux pas vous demander +pardon; je ne veux revenir sur rien; je ne veux pas me justifier. Vous +êtes bon, brave et sincère; j'ai été fausse et déloyale: je ne peux +pas vous quitter ainsi. + +FORTUNIO. + +Je vous pardonne de tout mon coeur. + +JACQUELINE. + +Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous? que voulez-vous +faire? comment se peut-il, sachant tout, que vous soyez revenu ici? + +FORTUNIO. + +Vous m'aviez fait demander. + +JACQUELINE. + +Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à ce rendez-vous. +Est-ce que vous y seriez venu? + +FORTUNIO. + +Oui, si c'était pour vous rendre service, et je vous avoue que je le +croyais. + +JACQUELINE. + +Pourquoi pour me rendre service? + +FORTUNIO. + +Madelon m'a dit quelques mots... + +JACQUELINE. + +Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce jardin! + +FORTUNIO. + +Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c'est que je mourrais de +bon coeur pour vous, et le second, c'est que je ne mentais jamais. + +JACQUELINE. + +Vous le saviez et vous veniez! Songez-vous à ce que vous dites? Il +s'agissait d'un guet-apens. + +FORTUNIO. + +Je savais tout. + +JACQUELINE. + +Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être, traîné en prison; +que sais-je? c'est horrible à dire. + +FORTUNIO. + +Je savais tout. + +JACQUELINE. + +Vous saviez tout? vous saviez tout? [Vous étiez caché là, hier, dans +cette alcôve, derrière ce rideau.] Vous écoutiez, n'est-il pas vrai? +vous saviez encore tout, n'est-ce pas? + +FORTUNIO. + +Oui. + +JACQUELINE. + +Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous raille, et que +je vous tue? vous saviez que j'aime Clavaroche et qu'il me fait faire +tout ce qu'il veut? que je joue une comédie? que là, hier, je vous ai +pris pour dupe? que je suis lâche et méprisable? que je vous expose à +la mort par plaisir? Vous saviez tout, vous en étiez sûr? Eh bien! eh +bien!... qu'est-ce que vous savez maintenant? + +FORTUNIO. + +Mais, Jacqueline, je crois... je sais... + +JACQUELINE. + +Sais-tu que je t'aime, enfant que tu es? qu'il faut que tu me +pardonnes ou que je meure; et que je te le demande à genoux? + + +SCÈNE IV + +_[La salle à manger.]_ + +MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO ET JACQUELINE [, _à table_]. + + +MAITRE ANDRÉ. + +Grâce au ciel, nous voilà tous joyeux, tous réunis et tous amis. Si je +doute jamais de ma femme, puisse mon vin m'empoisonner! + +[JACQUELINE. + +Donnez-moi donc à boire, monsieur Fortunio.] + +CLAVAROCHE, _bas_. + +Je vous répète que votre clerc m'ennuie; faites-moi la grâce de le +renvoyer. + +JACQUELINE, _bas_. + +Je fais ce que vous m'avez dit. + +MAITRE ANDRÉ. + +Quand je pense qu'hier j'ai passé la nuit dans l'étude à me morfondre +sur un maudit soupçon, je ne sais de quel nom m'appeler. + +[JACQUELINE. + +Monsieur Fortunio, donnez-moi ce coussin. + +CLAVAROCHE, _bas_. + +Me croyez-vous un autre maître André?] Si votre clerc ne sort de la +maison, j'en sortirai tantôt moi-même. + +JACQUELINE. + +Je fais ce que vous m'avez dit. + +MAITRE ANDRÉ. + +Mais je l'ai conté à tout le monde; il faut que justice se fasse +ici-bas. Toute la ville saura qui je suis; et désormais, pour +pénitence, je ne douterai de quoi que ce soit.[13] + +[JACQUELINE. + +Monsieur Fortunio, je bois à vos amours. + +CLAVAROCHE, _bas_. + +En voilà assez, Jacqueline, et je comprends ce que cela signifie. Ce +n'est pas là ce que je vous ai dit. + +MAITRE ANDRÉ. + +Oui! aux amours de Fortunio!] + +_Il chante._ + + Amis, buvons, buvons sans cesse. + +FORTUNIO. + +Cette chanson-là est bien vieille; chantez donc, monsieur Clavaroche! + +FIN DU CHANDELIER. + + + + +ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION + + +1.--PAGE 234. + +_Adieu, adieu._ Eh bien! tu le vois: il n'y a rien de tel que de +s'expliquer: on finit toujours par s'entendre. + +2.--PAGE 237. + +_Bah! ce sont les grands parents_ et le lieutenant de police _qui +disent que tout se sait_, etc. + +3.--PAGE 242. + +_Un amoureux n'est pas un amant._ + +JACQUELINE. + +Sans doute, mais... + +CLAVAROCHE. + +_Tenez_, etc. + +4.--PAGE 246. + +_Elles ne tâtent que_ de l'épaulette, etc. + +5.--PAGE 248. + +_Qui? celui là_ qui taille sa plume? + +6.--PAGE 259. + +ACTE DEUXIÈME + +Une salle à manger.--Une table servie. + +SCÈNE PREMIÈRE + +GUILLAUME, LANDRY. + +GUILLAUME. + +_Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à l'étude._ + +(Suit toute la scène II du IIe acte.) + +... _C'est bien le moins que les clercs se reposent._ + +_Ils sortent._ + +CLAVAROCHE, UN DOMESTIQUE. + +CLAVAROCHE, _entrant_. + +Personne encore? + +LE DOMESTIQUE. + +Non, monsieur. + +CLAVAROCHE. + +C'est bon, j'attendrai. + +_Le domestique sort._ + +_En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon_, etc. + +(Suit la scène Ire.) + +7.--PAGE 264. + +_J'ai apporté dans ma poche_ un petit Amour en sucre. + +8.--PAGE 265. + +_Voulez-vous dîner avec nous?_ + +CLAVAROCHE. + +Assurément, mon couvert est mis. + +_Ils se mettent à table._ + +MAITRE ANDRÉ. + +_Nous avons aujourd'hui au logis_, etc. + +9.--PAGE 271. + +_Chantez donc, monsieur Fortunio._ + +MAITRE ANDRÉ. + +Est-ce qu'il chante?--Comment, bien vieille! c'est moi qui l'ai +composée pour le jour de mes noces. + +FORTUNIO. + +_Si madame veut l'ordonner_, etc. + +10.--PAGE 274. + +JACQUELINE, _bas à Fortunio_. + +Attendez-moi ici.--Je reviens dans un instant. + +11.--PAGE 283. + +CLAVAROCHE. + +_Tu crois?_ + +FORTUNIO, _caché_. + +Juste ciel! + +JACQUELINE. + +_J'ai cru entendre un soupir._ + +CLAVAROCHE. + +Bon! c'est votre mari qui vient. + +LES MÊMES, MAITRE ANDRÉ. + +MAITRE ANDRÉ, _un peu aviné_. + +Capitaine! capitaine! où êtes-vous donc? Eh bien! vous me laissez +prendre mon café tout seul?--Et cette fine partie de piquet? + +CLAVAROCHE, _à part_. + +C'est amusant! + +MAITRE ANDRÉ. + +Hier il m'a fait capot. + +CLAVAROCHE. + +Vous voulez jouer maintenant? + +MAITRE ANDRÉ. + +Et ma revanche? + +CLAVAROCHE. + +Venez donc, maître André. + +_On sort._ + +FORTUNIO, _tombant accablé sur un fauteuil_. + +_Sang du Christ! il est son amant!_ + +FIN DE L'ACTE DEUXIÈME. + +12.--PAGE 285. + +ACTE TROISIÈME + +_La chambre à coucher de Jacqueline._ + +MADELON. + +_Madame, un danger vous menace_, etc. + +13.--PAGE 313. + +_Je ne douterai de quoi que ce soit._--Allons nous mettre à table. +Fortunio, tu nous chanteras ta romance, et nous boirons à tes amours. +Moi je vous chanterai: «Amis, buvons, buvons sans cesse,» etc. + +FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES. + + +Cette comédie, publiée dans la _Revue des Deux Mondes_, en 1835, a +été représentée, pour la première fois, le 10 août 1848, au +Théâtre-Historique. Une jeune actrice de grande espérance, +mademoiselle Maillet, remplissait le rôle de Jacqueline.--Elle +mourut peu de temps après.--La distribution des autres rôles était si +défectueuse et l'exécution si insuffisante, que le public put à peine +comprendre la pièce; mais le 29 juin 1850, elle reparut sur l'affiche +du Théâtre-Français, et cette fois elle fut jouée avec une rare +perfection; c'est pourquoi l'on peut considérer les artistes de la +Comédie-Française comme ayant créé les rôles. Au mois d'octobre 1850, +on jouait encore le _Chandelier_ avec un grand succès, lorsqu'un ordre +exprès de M. Léon Faucher, ministre de l'intérieur, en fit suspendre +les représentations. Depuis lors, la commission d'examen a plusieurs +fois refusé l'autorisation de reprendre le _Chandelier_; mais cette +interdiction ne peut pas durer toujours. + + + + * * * * * + + IL NE FAUT JURER DE RIEN + + COMÉDIE EN TROIS ACTES + PUBLIÉE EN 1836, REPRÉSENTÉE EN 1848. + + + + PERSONNAGES. ACTEURS + QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES. + + VAN BUCK, négociant. MM. PROVOST. + VALENTIN VAN BUCK, son neveu. BRINDEAU. + UN ABBÉ. GOT. + UN MAITRE DE DANSE. MATHIEN. + UN AUBERGISTE. + UN GARÇON. + LA BARONNE DE MANTES. MLLE MANTE. + CÉCILE, sa fille. A. LUTHER. + +_La scène est à Paris dans la première partie de l'acte +Ier, et ensuite au château de la baronne._ + + +[Illustration: Dessin de Bida. Gravé par Ballin. + +IL NE FAUT JURER DE RIEN. + +CÉCILE. + +De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?] + + + + +ACTE PREMIER + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_La chambre de Valentin._ + +VALENTIN, _assis_.--_Entre_ VAN BUCK. + + +VAN BUCK. + +Monsieur mon neveu, je vous souhaite le bonjour. + +VALENTIN. + +Monsieur mon oncle, votre serviteur. + +VAN BUCK. + +Restez assis; j'ai à vous parler. + +VALENTIN. + +Asseyez-vous; j'ai donc à vous entendre. Veuillez vous mettre dans la +bergère, et poser là votre chapeau. + +VAN BUCK, _s'asseyant_. + +Monsieur mon neveu, la plus longue patience et la plus robuste +obstination doivent, l'une ou l'autre, finir tôt ou tard. Ce qu'on +tolère devient intolérable, incorrigible ce qu'on ne corrige pas; et +qui vingt fois a jeté la perche à un fou qui veut se noyer, peut être +forcé un jour ou l'autre de l'abandonner ou de périr avec lui. + +VALENTIN. + +Oh! oh! voilà qui est débuter, et vous avez là des métaphores qui se +sont levées de grand matin. + +VAN BUCK. + +Monsieur, veuillez garder le silence, et ne pas vous permettre de me +plaisanter. C'est vainement que les plus sages conseils, depuis +trois ans, tentent de mordre sur vous. Une insouciance ou une fureur +aveugle, des résolutions sans effet, mille prétextes inventés à +plaisir, une maudite condescendance, tout ce que j'ai pu ou puis +faire encore (mais, par ma barbe! je ne ferai plus rien!)... Où me +menez-vous à votre suite? Vous êtes aussi entêté... + +VALENTIN. + +Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère. + +VAN BUCK. + +Non, monsieur; n'interrompez pas. Vous êtes aussi obstiné que je me +suis, pour mon malheur, montré crédule et patient. Est-il croyable, je +vous le demande, qu'un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps +comme vous le faites? De quoi servent mes remontrances, et quand +prendrez-vous un état? Vous êtes pauvre, puisqu'au bout du compte +vous n'avez de fortune que la mienne; mais, finalement, je ne suis pas +moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous faire d'ici +à ma mort? + +VALENTIN. + +Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère, et vous allez vous oublier. + +VAN BUCK. + +Non, monsieur; je sais ce que je fais. Si je suis le seul de la +famille qui se soit mis dans le commerce, c'est grâce à moi, ne +l'oubliez pas, que les débris d'une fortune détruite ont pu encore se +relever. Il vous sied bien de sourire quand je parle! Si je n'avais +pas vendu du guingan à Anvers, vous seriez maintenant à l'hôpital +avec votre robe de chambre à fleurs. Mais, Dieu merci, vos chiennes de +bouillottes... + +VALENTIN. + +Mon oncle Van Buck, voilà le trivial; vous changez de ton, vous vous +oubliez; vous avez mieux commencé que cela. + +VAN BUCK. + +Sacrebleu! tu te moques de moi! Je ne suis bon apparemment qu'à payer +tes lettres de change? J'en ai reçu une ce matin: soixante louis! te +railles-tu des gens? Il te sied bien de faire le fashionable (que +le diable soit des mots anglais!), quand tu ne peux pas payer ton +tailleur! C'est autre chose de descendre d'un beau cheval pour +retrouver au fond d'un hôtel une bonne famille opulente, ou de sauter +à bas d'un carrosse de louage pour grimper deux ou trois étages. Avec +tes gilets de satin, tu demandes, en rentrant du bal, ta chandelle à +ton portier, et il regimbe quand il n'a pas eu ses étrennes. Dieu sait +si tu les lui donnes tous les ans! Lancé dans un monde plus riche +que toi, tu puises chez tes amis le dédain de toi-même; [tu portes ta +barbe en pointe et tes cheveux sur les épaules, comme si tu n'avais +pas seulement de quoi acheter un ruban pour te faire une queue.] +Tu écrivailles dans les gazettes; [tu es capable de te faire +saint-simonien quand tu n'auras plus ni sou ni maille, et cela +viendra, je l'en réponds.] Va, va! un écrivain public est plus +estimable que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu mourras +dans un grenier. + +VALENTIN. + +Mon bon oncle Van Buck, je vous respecte et je vous aime. Faites-moi +la grâce de m'écouter. Vous avez payé ce matin une lettre de change à +mon intention. Quand vous êtes venu, j'étais à la fenêtre et je vous +ai vu arriver; vous méditiez un sermon juste aussi long qu'il y a +d'ici chez vous. Épargnez, de grâce, vos paroles. Ce que vous pensez, +je le sais; ce que vous dites, vous ne le pensez pas toujours; ce que +vous faites, je vous en remercie. Que j'aie des dettes et que je +ne sois bon à rien, cela se peut; qu'y voulez-vous faire? Vous avez +soixante mille livres de rente... + +VAN BUCK. + +Cinquante. + +VALENTIN. + +Soixante, mon oncle; vous n'avez pas d'enfants, et vous êtes plein de +bonté pour moi. Si j'en profite, où est le mal? Avec soixante bonnes +mille livres de rente... + +VAN BUCK. + +Cinquante, cinquante; pas un denier de plus. + +VALENTIN. + +Soixante; vous me l'avez dit vous-même. + +VAN BUCK. + +Jamais. Où as-tu pris cela? + +VALENTIN. + +Mettons cinquante. Vous êtes jeune, gaillard encore, et bon vivant. +Croyez-vous que cela me fâche, et que j'aie soif de votre bien? Vous +ne me faites pas tant d'injure; et vous savez que les mauvaises têtes +n'ont pas toujours les plus mauvais coeurs. Vous me querellez de ma +robe de chambre: vous en avez porté bien d'autres. [Ma barbe en pointe +ne veut pas dire que je sois un saint-simonien: je respecte trop +l'héritage.] Vous vous plaignez de mes gilets: voulez-vous qu'on sorte +en chemise? Vous me dites que je suis pauvre et que mes amis ne le +sont pas: tant mieux pour eux, ce n'est pas ma faute. Vous imaginez +qu'ils me gâtent et que leur exemple me rend dédaigneux: je ne le suis +que de ce qui m'ennuie, et puisque vous payez mes dettes, vous voyez +bien que je n'emprunte pas. Vous me reprochez d'aller en fiacre: c'est +que je n'ai pas de voiture. Je prends, dites-vous, en rentrant, ma +chandelle chez mon portier: c'est pour ne pas monter sans lumière; à +quoi bon se casser le cou? Vous voudriez me voir un état: faites-moi +nommer premier ministre, et vous verrez comme je ferai mon chemin. +Mais quand je serai surnuméraire dans l'entre-sol d'un avoué, je vous +demande ce que j'y apprendrai, sinon que tout est vanité. Vous dites +que je joue à la bouillotte: c'est que j'y gagne quand j'ai brelan; +mais soyez sûr que je n'y perds pas plus tôt que je me repens de ma +sottise. Ce serait, dites-vous, autre chose si je descendais d'un beau +cheval pour entrer dans un bon hôtel: je le crois bien! vous en parlez +à votre aise. Vous ajoutez que vous êtes fier, quoique vous ayez vendu +du guingan; et plût à Dieu que j'en vendisse! ce serait la preuve +que je pourrais en acheter. [Pour ma noblesse, elle m'est aussi +chère qu'elle peut vous l'être à vous-même; mais c'est pourquoi je ne +m'attelle pas, ni plus que moi les chevaux de pur sang.] Tenez! mon +oncle, ou je me trompe, ou vous n'avez pas déjeuné. Vous êtes resté +le coeur à jeun sur cette maudite lettre de change: avalons-la de +compagnie, je vais demander le chocolat. + +_Il sonne. On sert à déjeuner._ + +VAN BUCK. + +Quel déjeuner! Le diable m'emporte! tu vis comme un prince. + +VALENTIN. + +Eh! que voulez-vous? quand on meurt de faim, il faut bien tâcher de se +distraire. + +_Ils s'attablent._ + +VAN BUCK. + +Je suis sûr que, parce que je me mets là, tu te figures que je te +pardonne. + +VALENTIN. + +Moi? Pas du tout. Ce qui me chagrine, lorsque vous êtes irrité, c'est +qu'il vous échappe malgré vous des expressions d'arrière-boutique. +Oui, sans le savoir, vous vous écartez de cette fleur de politesse +qui vous distingue particulièrement; mais quand ce n'est pas devant +témoins, vous comprenez que je ne vais pas le dire. + +VAN BUCK. + +C'est bon, c'est bon; il ne m'échappe rien. Mais brisons là, et +parlons d'autre chose. Tu devrais bien te marier. + +VALENTIN. + +Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que vous dites? + +VAN BUCK. + +Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l'âge et que tu devrais te +marier. + +VALENTIN. + +Mais, mon oncle, qu'est-ce que je vous ai fait? + +VAN BUCK. + +Tu m'as fait des lettres de change. Mais quand tu ne m'aurais +rien fait, qu'a donc le mariage de si effroyable? Voyons, parlons +sérieusement. Tu serais, parbleu! bien à plaindre quand on te mettrait +ce soir dans les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante +mille écus sur la table pour t'égayer demain matin au réveil. Voyez un +peu le grand malheur, et comme il y a de quoi faire l'ombrageux! Tu +as des dettes, je te les payerai; une fois marié, tu te rangeras. +Mademoiselle de Mantes a tout ce qu'il faut... + +VALENTIN. + +Mademoiselle de Mantes! Vous plaisantez? + +VAN BUCK. + +Puisque son nom m'est échappé, je ne plaisante pas. C'est d'elle qu'il +s'agit, et si tu veux... + +VALENTIN. + +Et si elle veut. C'est comme dit la chanson: + + Je sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi + De l'épouser, si elle voulait. + +VAN BUCK. + +Non; c'est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu lui plais. + +VALENTIN. + +Je ne l'ai jamais vue de ma vie. + +VAN BUCK. + +Cela ne fait rien; je te dis que tu lui plais. + +VALENTIN. + +En vérité? + +VAN BUCK. + +Je t'en donne ma parole. + +VALENTIN. + +Eh bien donc! elle me déplaît. + +VAN BUCK. + +Pourquoi? + +VALENTIN. + +Par la même raison que je lui plais. + +VAN BUCK. + +Cela n'a pas le sens commun, de dire que les gens nous déplaisent +quand nous ne les connaissons pas. + +VALENTIN. + +Comme de dire qu'ils nous plaisent. Je vous en prie, ne parlons plus +de cela. + +VAN BUCK. + +Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à boire), il faut faire +une fin. + +VALENTIN. + +Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie. + +VAN BUCK. + +J'entends qu'il faut prendre un parti, et se caser. Que deviendras-tu? +Je t'en avertis, un jour ou l'autre, je te laisserai là malgré moi. +Je n'entends pas que tu me ruines, et si tu veux être mon héritier, +encore faut-il que tu puisses m'attendre. Ton mariage me coûterait, +c'est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en somme, que tes +folies. Enfin, j'aime mieux me débarrasser de toi; pense à cela: +veux-tu une jolie femme, tes dettes payées, et vivre en repos? + +VALENTIN. + +Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez sérieusement, +sérieusement je vais vous répondre: prenez du pâté, et écoutez-moi. + +VAN BUCK. + +Voyons, quel est ton sentiment? + +VALENTIN. + +Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par trop de +préambules, [je commencerai par l'antiquité.] Est-il besoin de vous +rappeler la manière dont fut traité un homme qui ne l'avait mérité +en rien; qui toute sa vie fut d'humeur douce, jusqu'à reprendre, même +après sa faute, celle qui l'avait si outrageusement trompé? Frère +d'ailleurs d'un puissant monarque, et couronné bien mal à propos... + +VAN BUCK. + +De qui diantre me parles-tu? + +VALENTIN. + +De Ménélas, mon oncle. + +VAN BUCK. + +Que le diable t'emporte et moi avec! Je suis bien sot de t'écouter. + +VALENTIN. + +Pourquoi? il me semble tout simple... + +VAN BUCK. + +Maudit gamin! cervelle fêlée! il n'y a pas moyen de te faire dire un +mot qui ait le sens commun. + +_Il se lève._ + +Allons! finissons! en voilà assez. Aujourd'hui la jeunesse ne respecte +rien. + +VALENTIN. + +Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en colère. + +VAN BUCK. + +Non, monsieur; mais, en vérité, c'est une chose inconcevable. +Imagine-t-on qu'un homme de mon âge serve de jouet à un bambin? Me +prends-tu pour ton camarade, et faudra-t-il te répéter?... + +VALENTIN. + +Comment! mon oncle, est-il possible que vous n'ayez jamais lu Homère? + +VAN BUCK, _se rasseyant_. + +Eh bien! quand je l'aurais lu? + +VALENTIN. + +Vous me parlez de mariage; il est tout simple que je vous cite le plus +grand mari de l'antiquité. + +VAN BUCK. + +Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre sérieusement? + +VALENTIN. + +Soit; trinquons à coeur ouvert; je ne serai compris de vous que si +vous voulez bien ne pas m'interrompre. Je ne vous ai pas cité Ménélas +pour faire parade de ma science, mais pour ne pas nommer beaucoup +d'honnêtes gens. Faut-il m'expliquer sans réserve? + +VAN BUCK. + +Oui, sur-le-champ, ou je m'en vais. + +VALENTIN. + +J'avais seize ans, et je sortais du collège, quand une belle dame de +notre connaissance me distingua pour la première fois. A cet âge-là, +peut-on savoir ce qui est innocent ou criminel? J'étais un soir chez +ma maîtresse, au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et +dit qu'il va sortir. A ce mot, un regard rapide échangé entre ma belle +et moi me fait bondir le coeur de joie: nous allions être seuls! Je +me retourne, et vois le pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient +en daim de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce. +Tandis qu'il y enfonçait ses mains, debout au milieu de la chambre, +un imperceptible sourire passa sur le coin des lèvres de la femme, +et dessina comme une ombre légère les deux fossettes de ses joues. +L'oeil d'un amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus +qu'on ne les voit. Celui-ci m'alla jusqu'à l'âme, et je l'avalai comme +un sorbet. Mais, par une bizarrerie étrange, le souvenir de ce moment +de délices se lia invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses +mains rouges se débattant dans des gants verdâtres; et je ne sais ce +que ces mains, dans leur opération confiante, avaient de triste et de +piteux, mais je n'y ai jamais pensé depuis sans que le féminin sourire +vînt me chatouiller le coin des lèvres, et j'ai juré que jamais femme +au monde ne me ganterait de ces gants-là. + +VAN BUCK. + +C'est-à-dire qu'en franc libertin, tu doutes de la vertu des femmes, +et que tu as peur que les autres te rendent le mal que tu leur as +fait. + +VALENTIN. + +Vous l'avez dit: j'ai peur du diable, et je ne veux pas être ganté. + +VAN BUCK. + +Bah! c'est une idée de jeune homme. + +VALENTIN. + +Comme il vous plaira; c'est la mienne; dans une trentaine d'années, si +j'y suis, ce sera une idée de vieillard, car je ne me marierai jamais. + +VAN BUCK. + +Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et que tous les +maris soient trompés? + +VALENTIN. + +Je ne prétends rien, et je n'en sais rien. Je prétends, quand je vais +dans la rue, ne pas me jeter sous les roues des voitures; quand je +dîne, ne pas manger de merlan; quand j'ai soif, ne pas boire dans un +verre cassé, et quand je vois une femme, ne pas l'épouser; et encore +je ne suis pas sûr de n'être ni écrasé, ni étranglé, ni brèche-dent, +ni... + +VAN BUCK. + +Fi donc! mademoiselle de Mantes est sage et bien élevée; c'est une +bonne petite fille. + +VALENTIN. + +A Dieu ne plaise que j'en dise du mal! elle est sans doute la +meilleure du monde. Elle est bien élevée, dites-vous? Quelle éducation +a-t-elle reçue? La conduit-on au bal, au spectacle, aux courses de +chevaux? Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir à +six heures? A-t-elle une femme de chambre adroite, un escalier dérobé? +[A-t-elle vu _la Tour de Nesle_, et lit-elle les romans de M. de +Balzac?] La mène-t-on, après un bon dîner, les soirs d'été, quand le +vent est au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze gaillards +nus, aux épaules carrées? A-t-elle pour maître un beau valseur grave +et frisé, au jarret prussien, qui lui serre les doigts quand elle a bu +du punch? Reçoit-elle des visites en tête à tête, l'après-midi, sur +un sofa élastique, sous le demi-jour d'un rideau rose? A-t-elle à sa +porte un verrou doré, qu'on pousse du petit doigt en tournant la +tête, et sur lequel retombe mollement une tapisserie sourde et muette? +Met-elle son gant dans son verre lorsqu'on commence à passer le +champagne? [Fait-elle semblant d'aller au bal de l'Opéra, pour +s'éclipser un quart d'heure, courir chez Musard et revenir bâiller?] +Lui a-t-on appris, quand Rubini chante, à ne montrer que le blanc +de ses yeux, comme une colombe amoureuse? [Passe-t-elle l'été à +la campagne chez une amie pleine d'expérience, qui en répond à sa +famille, et qui, le soir, la laisse au piano pour se promener sous +les charmilles, en chuchotant avec un hussard?] Va-t-elle aux eaux? +A-t-elle des migraines? + +VAN BUCK. + +Jour de Dieu! qu'est-ce que tu dis là? + +VALENTIN. + +C'est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui a pas appris +grand'chose; car, dès qu'elle sera femme, elle le saura, et alors qui +peut rien prévoir? + +VAN BUCK. + +Tu as de singulières idées sur l'éducation des femmes. Voudrais-tu +qu'on les suivît? + +VALENTIN. + +Non; mais je voudrais qu'une jeune fille fût une herbe dans un bois, +et non une plante dans une caisse. Allons! mon oncle, venez aux +Tuileries, et ne parlons plus de tout cela. + +VAN BUCK. + +Tu refuses mademoiselle de Mantes? + +VALENTIN. + +Pas plus qu'une autre, mais ni plus ni moins. + +VAN BUCK. + +Tu me feras damner; tu es incorrigible. J'avais les plus belles +espérances; cette fille-là sera très riche un jour. Tu me ruineras, et +tu iras au diable; voilà tout ce qui arrivera.--Qu'est-ce que c'est? +Qu'est-ce que tu veux? + +VALENTIN. + +Vous donner votre canne et votre chapeau, pour prendre l'air, si cela +vous convient. + +VAN BUCK. + +Je me soucie bien de prendre l'air! Je te déshérite si tu refuses de +te marier. + +VALENTIN. + +Vous me déshéritez, mon oncle? + +VAN BUCK. + +Oui, par le ciel! j'en fais serment! Je serai aussi obstiné que toi, +et nous verrons qui des deux cédera. + +VALENTIN. + +Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive voix? + +VAN BUCK. + +Par écrit, insolent que tu es! + +VALENTIN. + +Et à qui laisserez-vous votre bien? Vous fonderez donc un prix de +vertu, ou un concours de grammaire latine? + +VAN BUCK. + +Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai tout seul et à +mon plaisir. + +VALENTIN. + +Il n'y a plus de loterie ni de jeu; vous ne pourrez jamais tout boire. + +VAN BUCK. + +Je quitterai Paris; je retournerai à Anvers; je me marierai moi-même, +s'il le faut, et je te ferai six cousins germains. + +VALENTIN. + +Et moi je m'en irai à Alger; je me ferai trompette de dragons, +j'épouserai une Éthiopienne, et je vous ferai vingt-quatre petits +neveux, noirs comme de l'encre et bêtes comme des pots. + +VAN BUCK. + +Jour de ma vie! si je prends ma canne... + +VALENTIN. + +Tout beau, mon oncle; prenez garde, en frappant, de casser votre bâton +de vieillesse. + +VAN BUCK, _l'embrassant_. + +Ah, malheureux! tu abuses de moi. + +VALENTIN. + +Écoutez-moi: le mariage me répugne; mais pour vous, mon bon oncle, je +me déciderai à tout. Quelque bizarre que puisse vous sembler ce que je +vais vous proposer, promettez-moi d'y souscrire sans réserve, et, de +mon côté, j'engage ma parole. + +VAN BUCK. + +De quoi s'agit-il? Dépêche-toi. + +VALENTIN. + +Promettez d'abord, je parlerai ensuite. + +VAN BUCK. + +Je ne le puis pas sans rien savoir. + +VALENTIN. + +Il le faut, mon oncle; c'est indispensable. + +VAN BUCK. + +Eh bien! soit, je te le promets. + +VALENTIN. + +Si vous voulez que j'épouse mademoiselle de Mantes, il n'y a pour +cela qu'un moyen: c'est de me donner la certitude qu'elle ne me mettra +jamais aux mains la paire de gants dont nous parlions. + +VAN BUCK. + +Et que veux-tu que j'en sache? + +VALENTIN. + +Il y a pour cela des probabilités qu'on peut calculer aisément. +Convenez-vous que, si j'avais l'assurance qu'on peut la séduire en +huit jours, j'aurais grand tort de l'épouser? + +VAN BUCK. + +Certainement. Quelle apparence?... + +VALENTIN. + +Je ne vous demande pas un plus long délai. La baronne ne m'a jamais +vu, non plus que sa fille; vous allez faire atteler, et vous irez leur +faire visite. Vous leur direz qu'à votre grand regret, votre neveu +reste garçon: j'arriverai au château une heure après vous, et vous +aurez soin de ne pas me reconnaître; voilà tout ce que je vous +demande; le reste ne regarde que moi. + +VAN BUCK. + +Mais tu m'effrayes. Qu'est-ce que tu veux faire? A quel titre te +présenter? + +VALENTIN. + +C'est mon affaire; ne me reconnaissez pas, voilà tout ce dont je vous +charge. [Je passerai huit jours au château; j'ai besoin d'air, et cela +me fera du bien. Vous y resterez si vous voulez.] + +VAN BUCK. + +Deviens-tu fou? et que prétends-tu faire? Séduire une jeune fille en +huit jours? Faire le galant sous un nom supposé? La belle trouvaille! +Il n'y a pas de contes de fées où ces niaiseries ne soient rebattues. +Me prends-tu pour un oncle du Gymnase? + +VALENTIN.[1] + +[Il est deux heures, allez-vous-en chez vous.] + +_Ils sortent._ + + +SCENE II + +_Au château._ + +LA BARONNE, CÉCILE, UN ABBÉ, UN MAÎTRE DE DANSE. _La baronne, assise, +cause avec l'abbé en faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon +de danse._ + + +LA BARONNE. + +C'est une chose assez singulière que je ne trouve pas mon peloton +bleu. + +L'ABBÉ. + +Vous le teniez il y a un quart d'heure; il aura roulé quelque part. + +LE MAÎTRE DE DANSE. + +Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous nous reposerons après +cela. + +CÉCILE. + +Je veux apprendre la valse à deux temps. + +LE MAÎTRE DE DANSE. + +Madame la baronne s'y oppose. Ayez la bonté de tourner la tête, et de +me faire des oppositions. + +L'ABBÉ. + +Que pensez-vous, madame, du dernier sermon? ne l'avez-vous pas +entendu? + +LA BARONNE. + +C'est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit meuble d'en haut. + +L'ABBÉ. + +Plaît-il? + +LA BARONNE. + +Ah! pardon, je n'y étais pas. + +L'ABBÉ. + +J'ai cru vous y apercevoir. + +LA BARONNE. + +Où donc? + +L'ABBÉ. + +A Saint-Roch, dimanche dernier. + +LA BARONNE. + +Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait; le baron ne faisait que +se moucher. Je m'en suis allée à la moitié, parce que ma voisine +avait des odeurs, et que je suis en ce moment-ci entre les bras des +homoeopathes. + +LE MAÎTRE DE DANSE. + +Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites pas +d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi +les bras. + +CÉCILE. + +Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il faut bien regarder +devant soi. + +LE MAÎTRE DE DANSE. + +Fi donc! C'est une chose horrible. Tenez, voyez; y a-t-il rien de plus +simple? Regardez-moi; est-ce que je tombe? Vous allez à droite, vous +regardez à gauche; vous allez à gauche, vous regardez à droite; il n'y +a rien de plus naturel. + +LA BARONNE. + +C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas mon peloton bleu. + +CÉCILE. + +Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'apprenne la valse à deux +temps? + +LA BARONNE. + +Parce que c'est indécent.--Avez-vous lu _Jocelyn_? + +L'ABBÉ. + +Oui, madame, il y a de beaux vers; mais le fond, je vous l'avouerai... + +LA BARONNE. + +Le fond est noir; tout le petit meuble l'est; vous verrez cela sur du +palissandre. + +CÉCILE. + +Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles de Raimbaut +aussi. + +LA BARONNE. + +Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre, l'abbé, que vous +êtes assis dessus. + +L'ABBÉ. + +Moi, madame! sur miss Clary! + +LA BARONNE. + +Eh! c'est mon peloton, le voilà. Non, c'est du rouge; où est-il passé? + +L'ABBÉ. + +Je trouve la scène de l'évêque fort belle; il y a certainement du +génie, beaucoup de talent, et de la facilité. + +CÉCILE. + +Mais, maman, de ce qu'on est Anglaise, pourquoi est-ce décent de +valser? + +LA BARONNE. + +Il y a aussi un roman que j'ai lu, qu'on m'a envoyé de chez Mongie. +Je ne sais plus le nom, ni de qui c'était. L'avez-vous lu? C'est assez +bien écrit. + +L'ABBÉ. + +Oui, madame. Il semble qu'on ouvre la grille. Attendez-vous quelque +visite? + +LA BARONNE. + +Ah! c'est vrai; Cécile, écoutez. + +LE MAÎTRE DE DANSE. + +Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle. + +L'ABBÉ. + +Je ne vois pas entrer de voiture; ce sont des chevaux qui vont sortir. + +CÉCILE, _s'approchant_. + +Vous m'avez appelée, maman? + +LA BARONNE. + +Non. Ah! oui. Il va venir quelqu'un; baissez-vous donc que je vous +parle à l'oreille.--C'est un parti. Êtes-vous coiffée? + +CÉCILE. + +Un parti? + +LA BARONNE. + +Oui, très convenable.--Vingt-cinq à trente ans, ou plus jeune;--non, +je n'en sais rien; très bien; allez danser. + +CÉCILE. + +Mais, maman, je voulais vous dire... + +LA BARONNE. + +C'est incroyable où est allé ce peloton. Je n'en ai qu'un de bleu, et +il faut qu'il s'envole. + +_Entre Van Buck._ + +VAN BUCK. + +Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour. Mon neveu n'a pu venir +avec moi; il m'a chargé de vous présenter ses regrets, et d'excuser +son manque de parole. + +LA BARONNE. + +Ah bah! vraiment, il ne vient pas? Voilà ma fille qui prend sa leçon; +permettez-vous qu'elle continue? Je l'ai fait descendre, parce que +c'est trop petit chez elle. + +VAN BUCK. + +J'espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé de neveu... + +LA BARONNE. + +Vous ne voulez pas boire quelque chose? Asseyez-vous donc. Comment +allez-vous? + +VAN BUCK. + +Mon neveu, madame, est bien fâché... + +LA BARONNE. + +Écoutez donc que je vous dise. L'abbé, vous nous restez, pas vrai? Eh +bien! Cécile, qu'est-ce qui t'arrive? + +LE MAÎTRE DE DANSE. + +Mademoiselle est lasse, madame. + +LA BARONNE. + +Chansons! si elle était au bal, et qu'il fût quatre heures du matin, +elle ne serait pas lasse, c'est clair comme le jour.--Dites-moi donc, +vous, + +_Bas à Van Buck._ + +est-ce que c'est manqué? + +VAN BUCK. + +J'en ai peur; et s'il faut tout dire... + +LA BARONNE. + +Ah bah! il refuse? Eh bien! c'est joli. + +VAN BUCK. + +Mon Dieu, madame, n'allez pas croire qu'il y ait là de ma faute en +rien. Je vous jure bien par l'âme de mon père... + +LA BARONNE. + +Enfin il refuse, pas vrai? C'est manqué? + +VAN BUCK. + +Mais, madame, si je pouvais sans mentir... + +_On entend un grand tumulte au dehors._ + +LA BARONNE. + +Qu'est-ce que c'est? regardez donc, l'abbé. + +L'ABBÉ. + +Madame, c'est une voiture versée devant la porte du château. On +apporte ici un jeune homme qui semble privé de sentiment. + +LA BARONNE. + +Ah! mon Dieu! un mort qui m'arrive! Qu'on arrange vite la chambre +verte. Venez, Van Buck, donnez-moi le bras.[2] + +_Ils sortent._ + +FIN DE L'ACTE PREMIER. + + + + +ACTE DEUXIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE + +_[Une allée sous une charmille.]_ + +_Entrent_ VAN BUCK ET VALENTIN, _qui a le bras en écharpe_. + + +VAN BUCK. + +Est-il possible, malheureux garçon, que tu te sois réellement démis le +bras. + +VALENTIN. + +Il n'y a rien de plus possible; c'est même probable, [et, qui pis est, +assez douloureusement réel. + +VAN BUCK. + +Je ne sais lequel, dans cette affaire, est le plus à blâmer de nous +deux. Vit-on jamais pareille extravagance!][3] + +VALENTIN. + +Il fallait bien trouver un prétexte pour m'introduire convenablement. +Quelle raison voulez-vous qu'on ait de se présenter ainsi incognito à +une famille respectable? J'avais donné un louis à mon postillon en lui +demandant sa parole de me verser devant le château. C'est un honnête +homme, il n'y a rien à lui dire, et son argent est parfaitement gagné: +il a mis sa roue dans le fossé avec une constance héroïque. [Je me +suis démis le bras, c'est ma faute, mais] j'ai versé, et je ne me +plains pas. Au contraire, j'en suis bien aise; cela donne aux choses +un air de vérité qui intéresse en ma faveur. + +VAN BUCK. + +Que vas-tu faire? et quel est ton dessein? + +VALENTIN. + +Je ne viens pas du tout ici pour épouser mademoiselle de Mantes, mais +uniquement pour vous prouver que j'aurais tort de l'épouser. Mon plan +est fait, ma batterie pointée, et jusqu'ici tout va à merveille. Vous +avez tenu votre promesse comme Régulus ou Hernani. Vous ne m'avez pas +appelé mon neveu, c'est le principal et le plus difficile; me voilà +reçu, [hébergé, couché dans une belle chambre verte, de la fleur +d'orange sur ma table, et des rideaux blancs à mon lit.] C'est une +justice à rendre à votre baronne, elle m'a aussi bien recueilli que +mon postillon m'a versé. Maintenant il s'agit de savoir si tout +le reste ira à l'avenant. Je compte d'abord faire ma déclaration, +secondement écrire un billet... + +VAN BUCK. + +C'est inutile; je ne souffrirai pas que cette mauvaise plaisanterie +s'achève. + +VALENTIN. + +Vous dédire! Comme vous voudrez; je me dédis aussi sur-le-champ. + +VAN BUCK. + +Mais, mon neveu... + +VALENTIN. + +Dites un mot, je reprends la poste et retourne à Paris; plus de +parole, plus de mariage; vous me déshériterez si vous voulez. + +VAN BUCK. + +C'est un guêpier incompréhensible, et il est inouï que je sois fourré +là. Mais enfin voyons, explique-toi! + +VALENTIN. + +Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m'avez dit et accordé que, +s'il était prouvé que ma future devait me ganter de certains gants, +je serais un fou d'en faire ma femme. [Par conséquent, l'épreuve étant +admise, vous trouverez bon, juste et convenable qu'elle soit +aussi complète que possible. Ce que je dirai sera bien dit; ce que +j'essayerai, bien essayé, et ce que je pourrai faire, bien fait: vous +ne me chercherez pas chicane, et j'ai carte blanche en tout cas.] + +VAN BUCK. + +Mais, monsieur, il y a pourtant de certaines bornes, de certaines +choses...--Je vous prie de remarquer que, si vous allez vous +prévaloir...--Miséricorde! comme tu y vas! + +VALENTIN. + +Si notre future est telle que vous la croyez et que vous me l'avez +représentée, il n'y a pas le moindre danger, et elle ne peut que s'en +trouver plus digne. Figurez-vous que je suis le premier venu; je suis +amoureux de mademoiselle de Mantes, vertueuse épouse de Valentin Van +Buck; songez comme la jeunesse du jour est entreprenante et hardie! +que ne fait-on pas, d'ailleurs, quand on aime? Quelles escalades, +quelles lettres de quatre pages, quels torrents de larmes, quels +cornets de dragées! Devant quoi recule un amant? De quoi peut-on lui +demander compte? Quel mal fait-il, et de quoi s'offenser? il aime. O +mon oncle Van Buck! rappelez-vous le temps où vous aimiez. + +VAN BUCK. + +De tout temps j'ai été décent, et j'espère que vous le serez, sinon je +dis tout à la baronne. + +VALENTIN. + +Je ne compte rien faire qui puisse choquer personne. Je compte +d'abord faire ma déclaration; secondement, écrire plusieurs billets; +troisièmement, gagner la fille de chambre; quatrièmement, rôder dans +les petits coins; cinquièmement, prendre l'empreinte des serrures avec +de la cire à cacheter; sixièmement, faire une échelle de cordes, et +couper les vitres avec ma bague; septièmement, me mettre à genoux par +terre en récitant la _Nouvelle Héloïse_; et huitièmement, si je ne +réussis pas, m'aller noyer dans la pièce d'eau; mais je vous jure +d'être décent, et de ne pas dire un seul gros mot, ni rien qui blesse +les convenances. + +VAN BUCK. + +Tu es un roué et un impudent; je ne souffrirai rien de pareil. + +VALENTIN. + +Mais pensez donc que tout ce que je vous dis là, dans quatre ans +d'ici un autre le fera, si j'épouse mademoiselle de Mantes; et comment +voulez-vous que je sache de quelle résistance elle est capable, si je +ne l'ai d'abord essayé moi-même? Un autre tentera bien plus encore, et +aura devant lui un bien autre délai; en ne demandant que huit jours, +j'ai fait un acte de grande humilité. + +VAN BUCK. + +C'est un piège que tu m'as tendu; jamais je n'ai prévu cela. + +VALENTIN. + +Et que pensiez-vous donc prévoir quand vous avez accepté la gageure? + +VAN BUCK. + +Mais, mon ami, je pensais, je croyais,--je croyais que tu allais +faire ta cour,... mais poliment,... à cette jeune personne, comme, par +exemple, de lui... de lui dire... Ou si par hasard,... et encore je +n'en sais rien... Mais que diable! tu es effrayant. + +VALENTIN. + +Tenez! voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas.[4] +[Entendez-vous craquer le bois sec? La mère tapisse avec son abbé. +Vite, fourrez-vous dans la charmille.] Vous serez témoin de la +première escarmouche, et vous m'en direz votre avis. + +VAN BUCK. + +Tu l'épouseras si elle te reçoit mal? + +_Il se cache [dans la charmille]._ + +VALENTIN. + +Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suis ravi de vous avoir pour +spectateur, et l'ennemi détourne l'allée. Puisque vous m'avez appelé +fou, je veux vous montrer qu'en fait d'extravagances, les plus fortes +sont les meilleures. Vous allez voir, avec un peu d'adresse, ce que +rapportent les blessures honorables reçues pour plaire à la beauté. +[Considérez cette démarche pensive, et faites-moi la grâce de me dire +si ce bras estropié ne me sied pas. Eh! que voulez-vous! c'est qu'on +est pâle; il n'y a au monde que cela. + + Un jeune malade, à pas lents...] + +Surtout pas de bruit; voici l'instant critique; respectez la foi des +serments. [Je vais m'asseoir au pied d'un arbre, comme un pasteur des +temps passés.] + +_Entre Cécile, un livre à la main._ + +VALENTIN. + +[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heure dans le bois?] + +CÉCILE. + +C'est vous, monsieur? je ne vous reconnaissais pas. Comment se porte +votre foulure? + +VALENTIN, _à part_. + +Foulure! voilà un vilain mot. + +_Haut._ + +C'est trop de grâce que vous me faites, et il y a de certaines +blessures qu'on ne sent jamais qu'à demi. + +CÉCILE. + +Vous a-t-on servi à déjeuner? + +VALENTIN. + +Vous êtes trop bonne; de toutes les vertus de votre sexe, +l'hospitalité est la moins commune, et on ne la trouve nulle part +aussi douce, aussi précieuse que chez vous; et si l'intérêt qu'on m'y +témoigne... + +CÉCILE. + +Je vais dire qu'on vous monte un bouillon. + +_Elle sort._ + +VAN BUCK, _rentrant_. + +Tu l'épouseras! tu l'épouseras! Avoue qu'elle a été parfaite. Quelle +naïveté! quelle pudeur divine! On ne peut pas faire un meilleur choix. + +VALENTIN. + +Un moment, mon oncle, un moment; vous allez bien vite en besogne. + +VAN BUCK. + +Pourquoi pas? Il n'en faut pas plus; tu vois clairement à qui tu as +affaire, et ce sera toujours de même. Que tu seras heureux avec cette +femme-là! Allons tout dire à la baronne; je me charge de l'apaiser. + +VALENTIN. + +Bouillon! Comment une jeune fille peut-elle prononcer ce mot-là? Elle +me déplaît; elle est laide et sotte. Adieu, mon oncle, je retourne à +Paris. + +VAN BUCK. + +Plaisantez-vous? où est votre parole? Est-ce ainsi qu'on se joue de +moi? [Que signifient ces yeux baissés et cette contenance défaite?] +Est-ce à dire que vous me prenez pour un libertin de votre espèce, et +que vous vous servez de ma folle complaisance comme d'un manteau pour +vos méchants desseins? N'est-ce donc vraiment qu'une séduction que +vous venez tenter ici sous le masque de cette épreuve? Jour de Dieu! +si je le croyais!... + +VALENTIN. + +Elle me déplaît, ce n'est pas ma faute, et je n'en ai pas répondu. + +VAN BUCK. + +En quoi peut-elle vous déplaire? elle est jolie, ou je ne m'y connais +pas. Elle a les yeux longs et bien fendus, des cheveux superbes, +une taille passable. Elle est parfaitement bien élevée; elle sait +l'anglais et l'italien; elle aura trente mille livres de rente, et en +attendant une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui faire, et +pour quelle raison n'en voulez-vous pas? + +VALENTIN. + +Il n'y a jamais de raison à donner pourquoi les gens plaisent ou +déplaisent. Il est certain qu'elle me déplaît, elle, sa foulure et son +bouillon. + +VAN BUCK. + +C'est votre amour-propre qui souffre. Si je n'avais pas été là, vous +seriez venu me faire cent contes sur votre premier entretien, et +vous targuer de belles espérances. Vous vous étiez imaginé faire sa +conquête en un clin d'oeil, et c'est là où le bât vous blesse. [Elle +vous plaisait hier au soir, quand vous ne l'aviez encore qu'entrevue, +et qu'elle s'empressait avec sa mère à vous soigner de votre sot +accident. Maintenant] vous la trouvez laide, parce qu'elle fait à +peine attention à vous. Je vous connais mieux que vous ne pensez, et +je ne céderai pas si vite. Je vous défends de vous en aller. + +VALENTIN. + +Comme vous voudrez. Je ne veux pas d'elle; je vous répète que je la +trouve laide; elle a un air niais qui est révoltant. Ses yeux sont +grands, c'est vrai, mais ils ne veulent rien dire; [ses cheveux sont +beaux, mais elle a le front plat;] quant à la taille, c'est peut-être +ce qu'elle a de mieux, quoique vous ne la trouviez que passable. Je la +félicite de savoir l'italien, elle y a peut-être plus d'esprit qu'en +français; pour ce qui est de sa dot, qu'elle la garde, je n'en veux +pas plus que de son bouillon. + +VAN BUCK. + +A-t-on idée d'une pareille tête, et peut-on s'attendre à rien de +semblable? Va, va! ce que je disais hier n'est que la pure vérité. Tu +n'es capable que de rêver de balivernes, et je ne veux plus m'occuper +de toi. Épouse une blanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses ta +fortune, lorsque tu l'as entre les mains, que le hasard décide du +reste; cherche-le au fond de tes cornets. Dieu m'est témoin que ma +patience a été telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à ma +place... + +VALENTIN. + +Est-ce que je me trompe? Regardez donc, mon oncle, il me semble +qu'elle revient par ici. Oui, je l'aperçois entre les arbres; elle va +repasser dans le taillis. + +VAN BUCK. + +Où donc? quoi? qu'est-ce que tu dis? + +VALENTIN. + +Ne voyez-vous pas une robe blanche derrière ces touffes de lilas? Je +ne me trompe pas, c'est bien elle. Vite, mon oncle, rentrez [dans la +charmille], qu'on ne nous surprenne pas ensemble. + +VAN BUCK. + +A quoi bon, puisqu'elle te déplaît? + +VALENTIN. + +Il n'importe, je veux l'aborder, pour que vous ne puissiez pas dire +que je l'ai jugée trop légèrement. + +VAN BUCK. + +Tu l'épouseras si elle persévère? + +_Il se cache de nouveau._ + +VALENTIN. + +Chut! pas de bruit; la voici qui arrive. + +CÉCILE, _entrant_. + +Monsieur, ma mère m'a chargée de vous demander si vous comptiez partir +aujourd'hui. + +VALENTIN. + +Oui, mademoiselle, c'est mon intention, et j'ai demandé des chevaux. + +CÉCILE. + +C'est qu'on fait un whist au salon, et que ma mère vous serait bien +obligée si vous vouliez faire le quatrième. + +VALENTIN. + +J'en suis fâché, mais je ne sais pas jouer. + +CÉCILE. + +Et si vous vouliez rester à dîner, nous avons un faisan truffé. + +VALENTIN. + +Je vous remercie; je n'en mange pas. + +CÉCILE. + +Après dîner, il nous vient du monde, et nous danserons la mazourke. + +VALENTIN. + +Excusez-moi, je ne danse jamais. + +CÉCILE + +C'est bien dommage. Adieu, monsieur. + +_Elle sort._ + +VAN BUCK, _rentrant_. + +Ah çà! voyons, l'épouseras-tu? Qu'est-ce que tout cela signifie? Tu +dis que tu as demandé des chevaux: est-ce que c'est vrai? ou si tu te +moques de moi? + +VALENTIN. + +Vous aviez raison, elle est agréable; je la trouve mieux que la +première fois; elle a un petit signe au coin de la bouche que je +n'avais pas remarqué. + +VAN BUCK. + +Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'arrive? Veux-tu me répondre sérieusement? + +VALENTIN. + +Je ne vais nulle part, je me promène avec vous. Est-ce que vous la +trouvez mal faite? + +VAN BUCK. + +Moi? Dieu m'en garde! je la trouve complète en tout. + +VALENTIN. + +Il me semble qu'il est bien matin pour jouer au whist; y jouez-vous, +mon oncle? Vous devriez rentrer au château.[5] + +VAN BUCK. + +Certainement, je devrais y rentrer; j'attends que vous daigniez me +répondre. Restez-vous ici, oui ou non? + +VALENTIN. + +Si je reste, c'est pour notre gageure; je n'en voudrais pas avoir le +démenti; mais ne comptez sur rien jusqu'à tantôt; [mon bras malade me +met au supplice. + +VAN BUCK. + +Rentrons; tu te reposeras. + +VALENTIN. + +Oui,] j'ai envie de prendre ce bouillon qui est là-haut; il faut que +j'écrive; je vous reverrai à dîner. + +VAN BUCK. + +Écrire! j'espère que ce n'est pas à elle que tu écriras. + +VALENTIN. + +Si je lui écris, c'est pour notre gageure. Vous savez que c'est +convenu. + +VAN BUCK. + +Je m'y oppose formellement, à moins que tu ne me montres ta lettre. + +VALENTIN. + +Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vous répète qu'elle me plaît +médiocrement. + +VAN BUCK. + +Quelle nécessité de lui écrire? Pourquoi ne lui as-tu pas fait tout à +l'heure ta déclaration de vive voix, comme tu te l'étais promis? + +VALENTIN. + +Pourquoi? + +VAN BUCK. + +Sans doute; qu'est-ce qui t'en empêchait? Tu avais le plus beau +courage du monde. + +VALENTIN. + +[C'est que mon bras me faisait souffrir.] Tenez! la voilà qui repasse +une troisième fois; la voyez-vous là-bas dans l'allée? + +VAN BUCK. + +Elle tourne autour de la plate-bande, et la charmille est circulaire. +Il n'y a rien là que de très convenable. + +VALENTIN. + +Ah! coquette fille! c'est autour du feu qu'elle tourne, comme un +papillon ébloui. Je veux jeter cette pièce à pile ou face pour savoir +si je l'aimerai. + +VAN BUCK. + +Tâche donc qu'elle t'aime auparavant; le reste est le moins difficile. + +VALENTIN. + +Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle va passer entre ces deux +touffes d'arbres. Si elle tourne la tête de notre côté, je l'aime; +sinon, je m'en vais à Paris. + +VAN BUCK. + +Gageons qu'elle ne se retourne pas. + +VALENTIN. + +Oh, que si! Ne la perdons pas de vue. + +VAN BUCK. + +Tu as raison.--Non, pas encore; elle paraît lire attentivement. + +VALENTIN. + +Je suis sûr qu'elle va se retourner. + +VAN BUCK. + +Non, elle avance; la touffe d'arbres approche. Je suis convaincu +qu'elle n'en fera rien. + +VALENTIN. + +Elle doit pourtant nous voir, rien ne nous cache; je vous dis qu'elle +se retournera. + +VAN BUCK. + +Elle a passé, tu as perdu. + +VALENTIN. + +Je vais lui écrire, ou que le ciel m'écrase! Il faut que je sache à +quoi m'en tenir. C'est incroyable qu'une petite fille traite les gens +aussi légèrement. Pure hypocrisie! pur manège! Je vais lui dépêcher un +billet en règle; je lui dirai que je meurs d'amour pour elle, que +je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me repousse je +me brûle la cervelle, et que si elle veut de moi je l'enlève demain +matin. [Venez, rentrons, je veux écrire devant vous.] + +VAN BUCK. + +Tout beau, mon neveu! quelle mouche vous pique? Vous nous ferez +quelque mauvais tour ici. + +VALENTIN. + +Croyez-vous donc que deux mots en l'air puissent signifier quelque +chose? Que lui ai-je dit que d'indifférent, et que m'a-t-elle dit +elle-même? Il est tout simple qu'elle ne se retourne pas. Elle ne +sait rien, et je n'ai rien su lui dire. Je ne suis qu'un sot, si +vous voulez; il est possible que je me pique d'orgueil et que mon +amour-propre soit en jeu. Belle ou laide, peu m'importe; je veux voir +clair dans son âme. Il y a là-dessous quelque ruse, quelque parti pris +que nous ignorons; laissez-moi faire, tout s'éclaircira. + +VAN BUCK. + +Le diable m'emporte! tu parles en amoureux. Est-ce que tu le serais +par hasard? + +VALENTIN. + +Non; je vous ai dit qu'elle me déplaît. Faut-il vous rebattre cent +fois la même chose? Dépêchons-nous, [rentrons au château.] + +VAN BUCK. + +Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre, et surtout de celle dont +vous parlez. + +VALENTIN. + +Venez toujours, nous nous déciderons. + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE II + +_[Le salon.]_ + +LA BARONNE ET L'ABBÉ, _devant une table de jeu préparée_. + + +LA BARONNE. + +Vous direz ce que vous voudrez, c'est désolant de jouer avec un mort. +Je déteste la campagne à cause de cela. + +L'ABBÉ. + +Mais où est donc M. Van Buck? [est-ce qu'il n'est pas encore +descendu?] + +LA BARONNE. + +Je l'ai vu tout à l'heure dans le parc avec ce monsieur de la chaise, +qui, par parenthèse, n'est guère poli de ne pas vouloir nous rester à +dîner. + +L'ABBÉ. + +S'il a des affaires pressées... + +LA BARONNE. + +Bah! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse! Si on ne +pensait jamais qu'aux affaires, on ne serait jamais à rien. Tenez! +l'abbé, jouons au piquet; je me sens d'une humeur massacrante. + +L'ABBÉ, _mêlant les cartes_. + +Il est certain que les jeunes gens du jour ne se piquent pas d'être +polis. + +LA BARONNE. + +Polis! je crois bien. Est-ce qu'ils s'en doutent? et qu'est-ce que +c'est que d'être poli? Mon cocher est poli. De mon temps, l'abbé, on +était galant. + +L'ABBÉ. + +C'était le bon, madame la baronne, et plût au ciel que j'y fusse né! + +LA BARONNE. + +J'aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, tombât de +carrosse à la porte d'un château, et qu'on l'y eût gardé à coucher. +Il aurait plutôt perdu sa fortune que de refuser de faire un +quatrième.[6] Tenez! ne parlons plus de ces choses-là. C'est à vous de +prendre; vous n'en laissez pas? + +L'ABBÉ. + +Je n'ai pas un as; voilà M. Van Buck. + +Entre Van Buck. + +LA BARONNE. + +Continuons; c'est à vous de parler. + +VAN BUCK, _bas à la baronne_. + +Madame, j'ai deux mots à vous dire qui sont de la dernière importance. + +LA BARONNE. + +Eh bien! après le marqué. + +L'ABBÉ. + +Cinq cartes, valant quarante-cinq. + +LA BARONNE. + +Cela ne vaut pas. + +_A Van Buck._ + +Qu'est-ce donc? + +VAN BUCK. + +Je vous supplie de m'accorder un moment; je ne puis parler devant un +tiers, et ce que j'ai à vous dire ne souffre aucun retard. + +LA BARONNE, _se levant_. + +Vous me faites peur; de quoi s'agit-il? + +VAN BUCK. + +Madame, c'est une grave affaire, et vous allez peut-être vous fâcher +contre moi. La nécessité me force de manquer à une promesse que mon +imprudence m'a fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné +l'hospitalité [cette nuit] est mon neveu. + +LA BARONNE. + +Ah bah! quelle idée! + +VAN BUCK. + +Il désirait approcher de vous sans être connu; je n'ai pas cru mal +faire en me prêtant à une fantaisie qui, en pareil cas, n'est pas +nouvelle. + +LA BARONNE. + +Ah, mon Dieu! j'en ai vu bien d'autres! + +VAN BUCK. + +Mais je dois vous avertir qu'à l'heure qu'il est, il vient d'écrire à +mademoiselle de Mantes, et dans les termes les moins retenus. Ni mes +menaces, ni mes prières n'ont pu le dissuader de sa folie; et un de +vos gens, je le dis à regret, s'est chargé de remettre le billet à son +adresse. Il s'agit d'une déclaration d'amour, et, je dois ajouter, des +plus extravagantes. + +LA BARONNE. + +Vraiment? eh bien! ce n'est pas si mal. Il a de la tête, votre petit +bonhomme. + +VAN BUCK. + +Jour de Dieu! je vous en réponds! ce n'est pas d'hier que j'en sais +quelque chose. Enfin, madame, c'est à vous d'aviser aux moyens de +détourner les suites de cette affaire. Vous êtes chez vous; et, quant +à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les jambes vont me +manquer. Ouf! + +_Il tombe dans une chaise._ + +LA BARONNE. + +Ah ciel! qu'est-ce que vous avez donc? Vous êtes pâle comme un linge! +Vite! racontez-moi tout ce qui s'est passé, et faites-moi confidence +entière. + +VAN BUCK. + +Je vous ai tout dit; je n'ai rien à ajouter. + +LA BARONNE. + +Ah bah! ce n'est que ça? Soyez donc sans crainte: si votre neveu a +écrit à Cécile, la petite me montrera le billet. + +VAN BUCK. + +En êtes-vous sûre, baronne? Cela est dangereux. + +LA BARONNE. + +Belle question! Où en serions-nous si une fille ne montrait pas à sa +mère une lettre qu'on lui écrit? + +VAN BUCK. + +Hum! je n'en mettrais pas ma main au feu. + +LA BARONNE. + +Qu'est-ce à dire, monsieur Van Buck? Savez-vous à qui vous parlez? +Dans quel monde avez-vous vécu pour élever un pareil doute? Je ne +sais pas trop comme on fait aujourd'hui, ni de quel train va votre +bourgeoisie; mais, vertu de ma vie! en voilà assez; j'aperçois +justement ma fille, et vous verrez qu'elle m'apporte sa lettre. Venez, +l'abbé, continuons. + +_Elle se remet au jeu.--Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend son +ouvrage et s'assoit à l'écart._ + +L'ABBÉ. + +Quarante-cinq ne valent pas? + +LA BARONNE. + +Non, vous n'avez rien; quatorze d'as, six et quinze, c'est +quatre-vingt-quinze. A vous de jouer. + +L'ABBÉ. + +Trèfle. Je crois que je suis capot. + +VAN BUCK, _bas à la baronne_. + +Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse encore de +confidence. + +LA BARONNE, _bas à Van Buck_. + +Vous ne savez ce que vous dites; c'est l'abbé qui la gêne; je suis +sûre d'elle comme de moi. Je fais repic seulement. Cent, et dix-sept +de reste. A vous à faire. + +UN DOMESTIQUE, _entrant_. + +Monsieur l'abbé, on vous demande; c'est le sacristain et le bedeau du +village. + +L'ABBÉ. + +Qu'est-ce qu'ils me veulent? je suis occupé. + +LA BARONNE. + +Donnez vos cartes à Van Buck; il jouera ce coup-ci pour vous. + +_L'abbé sort. Van Buck prend sa place._ + +LA BARONNE. + +C'est vous qui faites, et j'ai coupé. Vous êtes marqué, selon toute +apparence. Qu'est-ce que vous avez donc dans les doigts? + +VAN BUCK, _bas_. + +Je vous confesse que je ne suis pas tranquille: votre fille ne dit +mot, et je ne vois pas mon neveu. + +LA BARONNE. + +Je vous dis que j'en réponds; c'est vous qui la gênez; je la vois +d'ici qui me fait des signes. + +VAN BUCK. + +Vous croyez? moi, je ne vois rien. + +LA BARONNE. + +Cécile, venez donc un peu ici; vous vous tenez à une lieue. + +_Cécile approche son fauteuil._ + +Est-ce que vous n'avez rien à me dire, ma chère? + +CÉCILE. + +Moi? Non, maman. + +LA BARONNE. + +Ah bah! Je n'ai que quatre cartes, Van Buck; le point est à vous. J'ai +trois valets. + +VAN BUCK. + +Voulez-vous que je vous laisse seules? + +LA BARONNE. + +Non; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux parler devant +monsieur. + +CÉCILE. + +Moi, maman? Je n'ai rien de secret à dire. + +LA BARONNE. + +Vous n'avez pas à me parler? + +CÉCILE. + +Non, maman. + +LA BARONNE. + +C'est inconcevable; qu'est-ce que vous venez donc me conter, Van Buck? + +VAN BUCK. + +Madame, j'ai dit la vérité. + +LA BARONNE. + +Ça ne se peut pas: Cécile n'a rien à me dire; il est clair qu'elle n'a +rien reçu. + +VAN BUCK, _se levant_. + +Eh morbleu! je l'ai vu de mes yeux. + +LA BARONNE, _se levant aussi_. + +Ma fille, qu'est-ce que cela signifie? levez-vous droite, et +regardez-moi. Qu'est-ce que vous avez dans vos poches? + +CÉCILE, _pleurant_. + +Mais, maman, ce n'est pas ma faute; c'est ce monsieur qui m'a écrit. + +LA BARONNE. + +Voyons cela. + +_Cécile donne la lettre._ + +Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, comme vous +l'appelez. + +_Elle lit._ + +«Mademoiselle, je meurs d'amour pour vous. Je vous ai vue l'hiver +passé, et, vous sachant à la campagne, j'ai résolu de vous revoir ou +de mourir. J'ai donné un louis à mon postillon...» + +Ne voudrait-il pas qu'on le lui rendît? Nous avons bien affaire de le +savoir! + +«à mon postillon, pour me verser devant votre porte. Je vous ai +rencontrée deux fois ce matin, et je n'ai rien pu vous dire, tant +votre présence m'a troublé! Cependant la crainte de vous perdre, et +l'obligation de quitter le château...» + +J'aime beaucoup ça! Qui est-ce qui le priait de partir? C'est lui qui +me refuse de rester à dîner. + +«me déterminent à vous demander de m'accorder un rendez-vous. Je sais +que je n'ai aucun titre à votre confiance...» + +La belle remarque, et faite à propos! + +«mais l'amour peut tout excuser; ce soir, à neuf heures, pendant le +bal, je serai caché dans le bois; tout le monde ici me croira parti, +car je sortirai du château en voiture avant dîner, mais seulement pour +faire quatre pas et descendre.» + +Quatre pas! quatre pas! l'avenue est longue; ne dirait-on pas qu'il +n'y a qu'à enjamber? + +«et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous échapper, je vous +attends; sinon je me brûle la cervelle.» + +Bien. + +«... la cervelle. Je ne crois pas que votre mère...» + +Ah! que votre mère? voyons un peu cela. + +«fasse grande attention à vous. Elle a une tête de gir...» + +Monsieur Van Buck, qu'est-ce que cela signifie? + +VAN BUCK. + +Je n'ai pas entendu, madame. + +LA BARONNE. + +Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à votre neveu qu'il +sorte de ma maison tout à l'heure, et qu'il n'y mette jamais les +pieds. + +VAN BUCK. + +Il y a _girouette_, c'est positif; je ne m'en étais pas aperçu. Il +m'avait cependant lu sa lettre avant que de la cacheter. + +LA BARONNE. + +Il vous avait lu cette lettre et vous l'avez laissé la donner à mes +gens! Allez! vous êtes un vieux sot, et je ne vous reverrai de ma +vie.[7] + +_[Elle sort. On entend le bruit d'une voiture.]_ + +[VAN BUCK. + +Qu'est-ce que c'est? mon neveu qui part sans moi? + +Eh! comment veut-il que je m'en aille? j'ai renvoyé mes chevaux. Il +faut que je coure après lui. + +_Il sort en courant._ + +CÉCILE, _seule_. + +C'est singulier; pourquoi m'écrit-il, quand tout le monde veut bien +qu'il m'épouse?] + +FIN DE L'ACTE DEUXIÈME. + + + + +ACTE TROISIÈME + + +SCÈNE PREMIÈRE[8] + +_[Un chemin.]_ + +_Entrent_ VAN BUCK ET VALENTIN, _qui frappe à une auberge_. + + +[VALENTIN. + +Holà! hé! y a-t-il quelqu'un ici capable de me faire une commission? + +UN GARÇON, _sortant_. + +Oui, monsieur, si ce n'est pas trop loin; car vous voyez qu'il pleut à +verse. + +VAN BUCK. + +Je m'y oppose de toute mon autorité, et au nom des lois du royaume. + +VALENTIN. + +Connaissez-vous le château de Mantes, ici près? + +LE GARÇON. + +Que oui, monsieur; nous y allons tous les jours. C'est à main gauche; +on le voit d'ici. + +VAN BUCK. + +Mon ami, je vous défends d'y aller, si vous avez quelque notion du +bien et du mal. + +VALENTIN. + +Il y a deux louis à gagner pour vous. Voilà une lettre pour +mademoiselle de Mantes, que vous remettrez à sa femme de chambre, et +non à d'autres, et en secret. Dépêchez-vous et revenez. + +LE GARÇON. + +O monsieur! n'ayez pas peur. + +VAN BUCK. + +Voilà quatre louis si vous refusez. + +LE GARÇON. + +O monseigneur! il n'y a pas de danger. + +VALENTIN. + +En voilà dix; et si vous n'y allez pas, je vous casse ma canne sur le +dos! + +LE GARÇON. + +O mon prince! soyez tranquille; je serai bientôt revenu. + +_Il sort._ + +VALENTIN. + +Maintenant, mon oncle, mettons-nous à l'abri; et si vous m'en +croyez, buvons un verre de bière. Cette course à pied doit vous avoir +fatigué.] + +_Ils s'assoient sur un banc._ + +VAN BUCK. + +Sois-en certain, je ne te quitterai pas! j'en jure par l'âme de feu +mon frère et par la lumière du soleil. Tant que mes pieds pourront me +porter, tant que ma tête sera sur mes épaules, je m'opposerai à cette +action infâme et à ses horribles conséquences. + +VALENTIN. + +Soyez-en sûr, je n'en démordrai pas; j'en jure par ma juste colère +et par la nuit qui me protégera. Tant que j'aurai du papier et de +l'encre, et qu'il me restera un louis dans ma poche, je poursuivrai et +achèverai mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver. + +VAN BUCK. + +N'as-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il que tu sois +mon sang? Quoi! ni le respect pour l'innocence, ni le sentiment du +convenable, ni la certitude de me donner la fièvre, rien n'est capable +de te toucher! + +VALENTIN. + +N'avez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il que vous soyez mon +oncle? Quoi! ni l'insulte que l'on nous fait, ni la manière dont on +nous chasse, ni les injures qu'on vous a dites à votre barbe, rien +n'est capable de vous donner du coeur! + +VAN BUCK. + +Encore si tu étais amoureux! si je pouvais croire que tant +d'extravagances partent d'un motif qui eût quelque chose d'humain! +Mais non, tu n'es qu'un Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la +plus exécrable vengeance est ta seule soif et ton seul amour. + +VALENTIN. + +Encore si je vous voyais pester! si je pouvais me dire qu'au fond de +l'âme vous envoyez cette baronne et son monde à tous les diables! Mais +non, vous ne craignez que la pluie, vous ne pensez qu'au mauvais temps +qu'il fait, et le soin de vos bas chinés est votre seule peur et votre +seul tourment. + +[VAN BUCK. + +Ah! qu'on a bien raison de dire qu'une première faute mène à un +précipice! Qui m'eût pu prédire ce matin, lorsque le barbier m'a rasé +et que j'ai mis mon habit neuf, que je serais ce soir dans une grange, +crotté et trempé jusqu'aux os! Quoi! c'est moi! Dieu juste! à mon +âge, il faut que je quitte ma chaise de poste où nous étions si bien +installés, il faut que je coure à la suite d'un fou à travers champs +en rase campagne! Il faut que je me traîne à ses talons, comme un +confident de tragédie, et le résultat de tant de sueurs sera le +déshonneur de mon nom! + +VALENTIN. + +C'est au contraire par la retraite que nous pourrions nous déshonorer, +et non par une glorieuse campagne dont nous ne sortirons que +vainqueurs.] Rougissez, mon oncle Van Buck, mais que ce soit d'une +noble indignation. Vous me traitez de Lovelace: oui, par le ciel! +ce nom me convient. Comme à lui, on me ferme une porte surmontée de +fières armoiries; comme lui, une famille odieuse croit m'abattre par +un affront; comme lui, comme l'épervier, j'erre et je tournoie aux +environs; mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme Clarisse, la +sublime bégueule, ma bien-aimée m'appartiendra. + +[VAN BUCK. + +Ah ciel! que ne suis-je à Anvers, assis devant mon comptoir, sur mon +fauteuil de cuir, et dépliant mon taffetas! Que mon frère n'est-il +mort garçon, au lieu de se marier à quarante ans passés! Ou plutôt que +ne suis-je mort moi-même le premier jour que la baronne de Mantes m'a +invité à déjeuner! + +VALENTIN. + +Ne regrettez que le moment où, par une fatale faiblesse, vous avez +révélé à cette femme le secret de notre traité. C'est vous qui avez +causé le mal; cessez de m'injurier, moi qui le réparerai. Doutez-vous +que cette petite fille, qui cache si bien les billets doux dans les +poches de son tablier, ne fût venue au rendez-vous donné? Oui, à coup +sûr elle y serait venue; donc elle viendra encore mieux cette fois. +Par mon patron! je me fais une fête de la voir descendre, en peignoir, +en cornette et en petits souliers, de cette grande caserne de briques +rouillées! Je ne l'aime pas; mais je l'aimerais, que la vengeance +serait la plus forte, et tuerait l'amour dans mon coeur. Je jure +qu'elle sera ma maîtresse, mais qu'elle ne sera jamais ma femme; il +n'y a maintenant ni épreuve, ni promesse, ni alternative; je veux +qu'on se souvienne à jamais dans cette famille du jour où l'on m'en a +chassé. + +L'AUBERGISTE, _sortant de sa maison_. + +Messieurs, le soleil commence à baisser: est-ce que vous ne me ferez +pas l'honneur de dîner chez moi? + +VALENTIN. + +Si fait: apportez-nous la carte, et faites-nous allumer du feu. Dès +que votre garçon sera revenu, vous lui direz qu'il me donne réponse. +Allons! mon oncle, un peu de fermeté; venez et commandez le dîner. + +VAN BUCK. + +Ils auront du vin détestable, je connais le pays; c'est un vinaigre +affreux. + +L'AUBERGISTE. + +Pardonnez-moi; nous avons du champagne, du chambertin, et tout ce que +vous pouvez désirer. + +VAN BUCK. + +En vérité! dans un trou pareil? c'est impossible; vous nous en +imposez. + +L'AUBERGISTE. + +C'est ici que descendent les messageries, et vous verrez si nous +manquons de rien. + +VAN BUCK. + +Allons! tâchons donc de dîner; je sens que ma mort est prochaine, et +que dans peu je ne dînerai plus.] + +_[Ils sortent.]_ + + +SCÈNE II + +_[Au château. Un salon.]_ + +_Entrent_ LA BARONNE ET L'ABBÉ. + + +[LA BARONNE. + +Dieu soit loué, ma fille est enfermée! Je crois que j'en ferai une +maladie. + +L'ABBÉ. + +Madame, s'il m'est permis de vous donner un conseil, je vous dirai que +j'ai grandement peur. Je crois avoir vu en traversant la cour un homme +en blouse et d'assez mauvaise mine, qui avait une lettre à la main. + +LA BARONNE. + +Le verrou est mis; il n'y a rien à craindre. Aidez-moi un peu à ce +bal; je n'ai pas la force de m'en occuper.] + +L'ABBÉ. + +Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos +projets? + +LA BARONNE. + +Êtes-vous fou? Vous verrez que j'aurai fait venir tout le faubourg +Saint-Germain de Paris, pour le remercier et le mettre à la porte! +Réfléchissez donc à ce que vous dites. + +L'ABBÉ. + +Je croyais qu'en telle occasion on aurait pu, sans blesser personne... + +LA BARONNE. + +Et au milieu de ça, je n'ai pas de bougies! Voyez donc un peu si Dupré +est là. + +L'ABBÉ. + +Je pense qu'il s'occupe des sirops. + +LA BARONNE. + +Vous avez raison: ces maudits sirops, voilà encore de quoi mourir. Il +y a huit jours que j'ai écrit moi-même, et ils ne sont arrivés qu'il y +a une heure. Je vous demande si on va boire ça! + +[L'ABBÉ. + +Cet homme en blouse, madame la baronne, est quelque émissaire, n'en +doutez pas. Il m'a semblé, autant que je me le rappelle, qu'une de vos +femmes causait avec lui. Ce jeune homme d'hier est mauvaise tête, +et il faut songer que la manière assez verte dont vous vous en êtes +délivrée... + +LA BARONNE. + +Bah! des Van Buck? des marchands de toile? qu'est-ce que vous voulez +donc que ça fasse? Quand ils crieraient, est-ce qu'ils ont voix? Il +faut que je démeuble le petit salon; jamais je n'aurai de quoi asseoir +mon monde. + +L'ABBÉ. + +Est-ce dans sa chambre, madame, que votre fille est enfermée? + +LA BARONNE. + +Dix et dix font vingt; les Raimbaut sont quatre; vingt, trente. +Qu'est-ce que vous dites, l'abbé? + +L'ABBÉ. + +Je demande, madame la baronne, si c'est dans sa belle chambre jaune +que mademoiselle Cécile est enfermée? + +LA BARONNE. + +Non; c'est là, dans la bibliothèque; c'est encore mieux, je l'ai sous +la main. Je ne sais ce qu'elle fait, ni si on l'habille, et voilà la +migraine qui me prend. + +L'ABBÉ. + +Désirez-vous que je l'entretienne? + +LA BARONNE. + +Je vous dis que le verrou est mis; ce qui est fait est fait; nous n'y +pouvons rien. + +L'ABBÉ. + +Je pense que c'était sa femme de chambre qui causait avec ce lourdaud. +Veuillez me croire, je vous en supplie; il s'agit là de quelque +anguille sous roche qu'il importe de ne pas négliger. + +LA BARONNE. + +Décidément il faut que j'aille à l'office; c'est la dernière fois que +je reçois ici. + +_Elle sort._ + +L'ABBÉ, _seul_. + +Il me semble que j'entends du bruit dans la pièce attenante à +ce salon. Ne serait-ce point la jeune fille? Hélas! ceci est +inconsidéré!] + +CÉCILE, _en dehors_. + +Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir? + +L'ABBÉ. + +Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable. + +CÉCILE, _de même_. + +La clef est là, sous le coussin de la causeuse; vous n'avez qu'à la +prendre, et vous m'ouvrirez. + +L'ABBÉ, _prenant la clef_. + +Vous avez raison, mademoiselle, la clef s'y trouve effectivement; +mais je ne puis m'en servir d'aucune façon, bien contrairement à mon +vouloir. + +CÉCILE, _de même_. + +Ah, mon Dieu! je me trouve mal! + +L'ABBÉ. + +Grand Dieu! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame la baronne. +Est-il possible qu'un accident funeste vous ait frappée si subitement? +Au nom du ciel! mademoiselle, répondez-moi, que ressentez-vous? + +CÉCILE, _de même_. + +Je me trouve mal! je me trouve mal! + +L'ABBÉ. + +Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne. Ma foi! je +prends sur moi d'ouvrir; on en dira ce qu'on voudra. + +_Il ouvre la porte._ + +CÉCILE. + +Ma foi, l'abbé, je prends sur moi de m'en aller; on en dira ce qu'on +voudra. + +_Elle sort en courant._ + + +SCÈNE III + +_[Un petit bois.]_ + +_Entre_ VAN BUCK ET VALENTIN. + + +[VALENTIN. + +La lune se lève et l'orage passe. Voyez ces perles sur les feuilles: +comme ce vent tiède les fait rouler! A peine si le sable garde +l'empreinte de nos pas; le gravier sec a déjà bu la pluie. + +VAN BUCK. + +Pour une auberge de hasard, nous n'avons pas trop mal dîné. J'avais +besoin de ce fagot flambant; mes vieilles jambes sont ragaillardies. +Eh bien! garçon, arrivons-nous? + +VALENTIN. + +Voici le terme de notre promenade; mais, si vous m'en croyez, à +présent vous pousserez jusqu'à cette ferme dont les fenêtres brillent +là-bas. Vous vous mettrez au coin du feu, et vous nous commanderez un +grand bol de vin chaud avec du sucre et de la cannelle. + +VAN BUCK. + +Ne te feras-tu pas trop attendre? Combien de temps vas-tu rester ici? +Songe du moins à toutes tes promesses, et à être prêt en même temps +que les chevaux.] + +VALENTIN. + +Je vous jure de n'entreprendre ni plus ni moins que ce dont nous +sommes convenus. Voyez, mon oncle, comme je vous cède, et comme en +tout je fais vos volontés. Au fait, dîner porte conseil, et je sens +bien que la colère est quelquefois mauvaise amie. Capitulation de +part et d'autre. Vous me permettez un quart d'heure d'amourette, et je +renonce à toute espèce de vengeance. La petite retournera chez elle, +nous à Paris, et tout sera dit. Quant à la détestée baronne, je lui +pardonne en l'oubliant. + +VAN BUCK. + +C'est à merveille! et n'aie pas de crainte que tu manques de +femmes pour cela. Il n'est pas dit qu'une vieille folle fera tort à +d'honnêtes gens qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont +point mal tournés. Vrai Dieu! il fait beau clair de lune; cela me +rappelle mon jeune temps. + +VALENTIN. + +Ce billet doux que je viens de recevoir n'est pas si niais, +savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et même quelque chose de +mieux; oui, il y a du coeur dans ces trois lignes; je ne sais quoi +de tendre et de hardi, de virginal et de brave en même temps; [le +rendez-vous qu'elle m'assigne est, du reste, comme son billet. +Regardez ce bosquet, ce ciel, ce coin de verdure dans un lieu si +sauvage.] Ah! que le coeur est un grand maître! on n'invente rien de +ce qu'il trouve, et c'est lui seul qui choisit tout. + +VAN BUCK. + +Je me souviens qu'étant à la Haye, j'eus une équipée de ce genre. +C'était, ma foi, un beau brin de fille: elle avait cinq pieds et +quelques pouces, et une vraie moisson d'appas. Quelles Vénus que ces +Flamandes! On ne sait ce que c'est qu'une femme à présent; dans toutes +vos beautés parisiennes, il y a moitié chair et moitié coton. + +VALENTIN. + +Il me semble que j'aperçois des lueurs qui errent là-bas dans la +forêt. Qu'est-ce que cela voudrait dire? nous traquerait-on à l'heure +qu'il est? + +VAN BUCK. + +C'est sans doute le bal qu'on prépare; il y a fête ce soir au château. + +VALENTIN. + +Séparons-nous pour plus de sûreté; dans une demi-heure, à la ferme. + +VAN BUCK. + +C'est dit. Bonne chance, garçon; tu me conteras ton affaire, et nous +en ferons quelque chanson; c'était notre ancienne manière, pas de +fredaine qui ne fît un couplet. + +_Il chante._ + + Eh! vraiment, oui, mademoiselle, + Eh! vraiment, oui, nous serons trois. + +_Valentin sort. On voit des hommes qui portent des torches rôder à +travers la forêt. Entrent la baronne et l'abbé._ + +LA BARONNE. + +C'est clair comme le jour, elle est folle. C'est un vertige qui lui a +pris. + +L'ABBÉ. + +Elle me crie: «Je me trouve mal;» vous concevez ma position. + +VAN BUCK, _chantant_. + + Il est donc bien vrai, + Charmante Colette, + Il est donc bien vrai + Que, pour votre fête, + Colin vous a fait... + Présent d'un bouquet. + +LA BARONNE. + +Et justement, dans ce moment-là, je vois arriver une voiture. Je n'ai +eu que le temps d'appeler Dupré. Dupré n'y était pas. On entre, +on descend. C'était la marquise de Valangoujar et le baron de +Villebouzin. + +L'ABBÉ. + +Quand j'ai entendu ce premier cri, j'ai hésité; mais que voulez-vous +faire? Je la voyais là, sans connaissance, étendue à terre; elle +criait à tue-tête, et j'avais la clef dans ma main. + +VAN BUCK, _chantant_. + + Quand il vous l'offrit, + Charmante brunette, + Quand il vous l'offrit, + Petite Colette, + On dit qu'il vous prit... + Un frisson subit. + +LA BARONNE. + +Conçoit-on ça? Je vous le demande. Ma fille qui se sauve à travers +champs, et trente voitures qui entrent ensemble! Je ne survivrai +jamais à un pareil moment. + +L'ABBÉ. + +Encore si j'avais eu le temps, je l'aurais peut-être retenue par +son châle,... ou du moins,... enfin, par mes prières, par mes justes +observations. + +VAN BUCK, _chantant_. + + Dites à présent, + Charmante bergère, + Dites à présent + Que vous n'aimez guère + Qu'un amant constant... + Vous fasse un présent. + +LA BARONNE. + +C'est vous, Van Buck? Ah! mon cher ami, nous sommes perdus; qu'est-ce +que ça veut dire? Ma fille est folle, elle court les champs! +[Avez-vous idée d'une chose pareille? J'ai quarante personnes chez +moi; me voilà à pied par le temps qu'il fait.] Vous ne l'avez pas +vue dans le bois? Elle s'est sauvée, c'est comme un rêve; [elle était +coiffée et poudrée d'un côté, c'est sa fille de chambre qui me l'a +dit. Elle est partie en souliers de satin blanc;] elle a renversé +l'abbé qui était là, et lui a passé sur le corps. J'en vais mourir! +[Mes gens ne trouvent rien; et il n'y a pas à dire, il faut que je +rentre. Ce n'est pas votre neveu, par hasard, qui nous jouerait un +tour pareil?] Je vous ai brusqué, n'en parlons plus. Tenez! aidez-moi +et faisons la paix. Vous êtes mon vieil ami, pas vrai? Je suis mère, +Van Buck. Ah! cruelle fortune! cruel hasard! que t'ai-je donc fait? + +_Elle se met à pleurer._ + +VAN BUCK. + +Est-il possible, madame la baronne? vous seule à pied! vous, cherchant +votre fille! Grand Dieu! vous pleurez! Ah! malheureux que je suis! + +L'ABBÉ. + +Sauriez-vous quelque chose, monsieur? De grâce, prêtez-nous vos +lumières. + +VAN BUCK. + +Venez, baronne, prenez mon bras, et Dieu veuille que nous les +trouvions! Je vous dirai tout; soyez sans crainte. Mon neveu est homme +d'honneur, et tout peut encore se réparer. + +LA BARONNE. + +Ah bah! c'était un rendez-vous? Voyez-vous la petite masque! A qui se +fier désormais? + +_Ils sortent._ + + +SCÈNE IV + +_[Une clairière dans le bois.]_ + +_Entrent_ CÉCILE ET VALENTIN. + + +VALENTIN. + +Qui est là? Cécile, est-ce vous? + +CÉCILE. + +C'est moi. Que veulent dire ces torches et ces clartés dans la forêt? + +VALENTIN. + +Je ne sais; qu'importe? Ce n'est pas pour nous. + +CÉCILE. + +Venez là, où la lune éclaire; [là, où vous voyez ce rocher.] + +VALENTIN. + +Non, venez là, où il fait sombre; [là, sous l'ombre de ces bouleaux.] +Il est possible qu'on vous cherche, et il faut échapper aux yeux. + +CÉCILE. + +Je ne verrais pas votre visage; venez, Valentin, obéissez. + +VALENTIN. + +Où tu voudras, charmante fille; où tu iras, je te suivrai. [Ne m'ôte +pas cette main tremblante, laisse mes lèvres la rassurer.] + +CÉCILE. + +Je n'ai pas pu venir plus vite. Y a-t-il longtemps que vous +m'attendez? + +VALENTIN. + +Depuis que la lune est dans le ciel; regarde cette lettre trempée de +larmes; c'est le billet que tu m'as écrit. + +CÉCILE. + +Menteur! C'est le vent et la pluie qui ont pleuré sur ce papier. + +VALENTIN. + +Non, ma Cécile, c'est la joie et l'amour, c'est le bonheur et le +désir. Qui t'inquiète? Pourquoi ces regards? que cherches-tu autour de +toi? + +CÉCILE. + +C'est singulier! je ne me reconnais pas. Où est votre oncle? Je +croyais le voir ici. + +VALENTIN. + +Mon oncle est gris [de chambertin]; ta mère est loin, et tout est +tranquille. [Ce lieu est celui que tu as choisi, et que ta lettre +m'indiquait.] + +CÉCILE. + +Votre oncle est gris?--Pourquoi, ce matin, se cachait-il dans la +charmille?[9] + +VALENTIN. + +Ce matin? où donc? que veux-tu dire? [Je me promenais seul dans le +jardin.] + +CÉCILE. + +Ce matin, quand je vous ai parlé, votre oncle était derrière un +arbre.[10] Est-ce que vous ne le saviez pas? Je l'ai vu en détournant +l'allée. + +VALENTIN. + +Il faut que tu te sois trompée; je ne me suis aperçu de rien. + +CÉCILE. + +Oh! je l'ai bien vu; [il écartait des branches;] c'était peut-être +pour nous épier. + +VALENTIN. + +Quelle folie! tu as fait un rêve. N'en parlons plus. Donne-moi un +baiser. + +CÉCILE. + +Oui, mon ami, et de tout mon coeur; asseyez-vous là près de +moi.--Pourquoi donc, dans votre lettre d'hier, avez-vous dit du mal de +ma mère? + +VALENTIN. + +Pardonne-moi: c'est un moment de délire, et je n'étais pas maître de +moi. + +CÉCILE. + +Elle m'a demandé cette lettre, et je n'osais la lui montrer; je savais +ce qui allait arriver. Mais qui est-ce donc qui l'avait avertie? Elle +n'a pourtant rien pu deviner; la lettre était là, dans ma poche. + +VALENTIN. + +Pauvre enfant! on t'a maltraitée; c'est ta femme de chambre qui t'aura +trahie. [A qui se fier en pareil cas?] + +CÉCILE. + +Oh non! ma femme de chambre est sûre; il n'y avait que faire de lui +donner de l'argent. Mais en manquant de respect pour ma mère, vous +deviez penser que vous en manquiez pour moi. + +VALENTIN. + +N'en parlons plus, puisque tu me pardonnes. Ne gâtons pas un si +précieux moment. O ma Cécile! que tu es belle, et quel bonheur repose +en toi! Par quels serments, par quels trésors puis-je payer tes douces +caresses? [Ah! la vie n'y suffirait pas. Viens sur mon coeur; que le +tien le sente battre, et que ce beau ciel les emporte à Dieu!] + +CÉCILE. + +Oui, Valentin, mon coeur est sincère. [Sentez mes cheveux comme +ils sont doux; j'ai de l'iris de ce côté-là, mais je n'ai pas pris le +temps d'en mettre de l'autre.]--Pourquoi donc, pour venir chez nous, +avez-vous caché votre nom? + +VALENTIN. + +Je ne puis le dire: c'est un caprice, une gageure que j'avais faite. + +CÉCILE. + +Une gageure! Avec qui donc? + +VALENTIN. + +Je n'en sais plus rien. Qu'importent ces folies? + +CÉCILE. + +Avec votre oncle peut-être; n'est-ce pas? + +VALENTIN. + +Oui. Je t'aimais, et je voulais te connaître, et que personne ne fût +entre nous. + +CÉCILE. + +Vous avez raison. A votre place j'aurais voulu faire comme vous. + +VALENTIN. + +Pourquoi es-tu si curieuse, et à quoi bon toutes ces questions? Ne +m'aimes-tu pas, ma belle Cécile? Réponds-moi oui, et que tout soit +oublié. + +CÉCILE. + +Oui, cher, oui, Cécile vous aime, et elle voudrait être plus digne +d'être aimée; mais c'est assez qu'elle le soit pour vous. Mettez vos +deux mains dans les miennes.--Pourquoi donc m'avez-vous refusée tantôt +quand je vous ai prié à dîner? + +VALENTIN. + +Je voulais partir: j'avais affaire ce soir. + +CÉCILE. + +Pas grande affaire, ni bien loin, il me semble; car vous êtes descendu +au bout de l'avenue. + +VALENTIN. + +Tu m'as vu? comment le sais-tu? + +CÉCILE. + +Oh! je guettais. Pourquoi m'avez-vous dit que vous ne dansiez pas la +mazourke? je vous l'ai vu danser l'autre hiver. + +VALENTIN. + +Où donc? je ne m'en souviens pas. + +CÉCILE. + +Chez madame de Gesvres, au bal déguisé. Comment ne vous en +souvenez-vous pas? Vous me disiez dans votre lettre d'hier que vous +m'aviez vue cet hiver; c'était là. + +VALENTIN. + +Tu as raison; je m'en souviens. Regarde comme cette nuit est pure! +[Comme ce vent soulève sur tes épaules cette gaze avare qui les +entoure! Prête l'oreille: c'est la voix de la nuit, c'est le chant +de l'oiseau qui invite au bonheur. Derrière cette roche élevée, nul +regard ne peut nous découvrir.] Tout dort, excepté ce qui s'aime. +Laisse ma main écarter ce voile, et mes deux bras le remplacer. + +CÉCILE. + +Oui, mon ami. Puissé-je vous sembler belle! Mais ne m'ôtez pas votre +main; je sens que mon coeur est dans la mienne, et qu'il va au vôtre +par là.--Pourquoi donc vouliez-vous partir et faire semblant d'aller à +Paris? + +VALENTIN. + +Il le fallait; c'était pour mon oncle. Osais-je, d'ailleurs, prévoir +que tu viendrais à ce rendez-vous? Oh! que je tremblais en écrivant +cette lettre, et que j'ai souffert en t'attendant! + +CÉCILE. + +Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que vous m'épouserez? + +_Valentin se lève et fait quelques pas._ + +Qu'avez-vous donc? qui vous chagrine? Venez vous rasseoir près de moi. + +VALENTIN. + +Ce n'est rien: j'ai cru,--j'ai cru entendre,--j'ai cru voir quelqu'un +de ce côté. + +CÉCILE. + +Nous sommes seuls: soyez sans crainte. Venez donc. Faut-il me lever? +ai-je dit quelque chose qui vous ait blessé? votre visage n'est plus +le même. Est-ce parce que j'ai gardé mon châle, quoique vous vouliez +que je l'ôtasse? [C'est qu'il fait froid; je suis en toilette de +bal. Regardez donc mes souliers de satin. Qu'est-ce que cette pauvre +Henriette va penser?] Mais qu'avez-vous? vous ne répondez pas; vous +êtes triste. Qu'ai-je donc pu vous dire? C'est par ma faute, je le +vois. + +VALENTIN. + +Non, je vous le jure, vous vous trompez; c'est une pensée involontaire +qui vient de me traverser l'esprit. + +CÉCILE. + +Vous me disiez «tu» tout à l'heure, et même, je crois, un peu +légèrement. Quelle est donc cette mauvaise pensée qui vous a frappé +tout à coup? Vous ai-je déplu? Je serais bien à plaindre! Il me +semble pourtant que je n'ai rien dit de mal. Mais si vous aimez mieux +marcher, je ne veux pas rester assise. + +_Elle se lève._ + +Donnez-moi le bras, et promenons-nous. Savez-vous une chose? Ce matin, +je vous avais fait monter dans votre chambre un bon bouillon que +Henriette avait fait. Quand je vous ai rencontré, je vous l'ai +dit; j'ai cru que vous ne vouliez pas le prendre et que cela vous +déplaisait. J'ai repassé trois fois dans l'allée, m'avez-vous vue? +Alors vous êtes monté; je suis allée me mettre devant le parterre, et +je vous ai vu par votre croisée; vous teniez la tasse à deux mains, et +vous avez bu tout d'un trait. Est-ce vrai? l'avez-vous trouvé bon? + +VALENTIN. + +Oui, chère enfant, le meilleur du monde, [bon comme ton coeur et +comme toi.] + +CÉCILE. + +Ah! quand nous serons mari et femme, je vous soignerai mieux que cela. +Mais, dites-moi, qu'est-ce que cela veut dire, de s'aller jeter dans +un fossé? risquer de se tuer, et pour quoi faire? Vous saviez bien +être reçu chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je le +comprends; mais à quoi bon le reste? Est-ce que vous aimez les romans? + +VALENTIN. + +Quelquefois. Allons donc nous rasseoir. + +_Ils se rassoient._ + +CÉCILE. + +Je vous avoue qu'ils ne me plaisent guère; ceux que j'ai lus ne +signifient rien. Il me semble que ce ne sont que des mensonges, et que +tout s'y invente à plaisir. On n'y parle que de séductions, de ruses, +d'intrigues, de mille choses impossibles. Il n'y a que les sites qui +m'en plaisent; j'en aime les paysages et non les tableaux. Tenez, par +exemple, ce soir, quand j'ai reçu votre lettre et que j'ai vu qu'il +s'agissait d'un rendez-vous dans le bois, c'est vrai que j'ai cédé à +une envie d'y venir qui tient bien un peu du roman; mais c'est que j'y +ai trouvé aussi un peu de réel à mon avantage. Si ma mère le sait, et +elle le saura, vous comprenez qu'il faut qu'on nous marie. Que votre +oncle soit brouillé ou non avec elle, il faudra bien se raccommoder. +J'étais honteuse d'être enfermée, et, au fait, pourquoi l'ai-je été? +L'abbé est venu, j'ai fait la morte; il m'a ouvert, et je me suis +sauvée: voilà ma ruse; je vous la donne pour ce qu'elle vaut. + +VALENTIN, _à part_. + +Suis-je un renard pris à son piège, ou un fou qui revient à la raison? + +CÉCILE. + +Eh bien! vous ne me répondez pas. Est-ce que cette tristesse va durer +toujours? + +VALENTIN. + +Vous me paraissez savante pour votre âge, et en même temps aussi +étourdie que moi, qui le suis comme le premier coup de matines. + +CÉCILE. + +Pour étourdie, j'en dois convenir ici; mais, mon ami, c'est que je +vous aime. Vous le dirai-je? je savais que vous m'aimiez, et ce n'est +pas d'hier que je m'en doutais. Je ne vous ai vu que trois fois à ce +bal; mais j'ai du coeur et je m'en souviens. Vous avez valsé avec +mademoiselle de Gesvres, et, en passant contre la porte, son épingle +à l'italienne a rencontré le panneau, et ses cheveux se sont déroulés +sur elle. Vous en souvenez-vous maintenant? Ingrat! Le premier mot de +votre lettre disait que vous vous en souveniez. Aussi comme le coeur +m'a battu! Tenez! croyez-moi, c'est là ce qui prouve qu'on aime, et +c'est pour cela que je suis ici. + +VALENTIN, _à part_. + +Ou j'ai sous le bras le plus rusé démon que l'enfer ait jamais vomi, +ou la voix qui me parle est celle d'un ange, et elle m'ouvre le chemin +des cieux. + +CÉCILE. + +Pour savante, c'est une autre affaire;[11] [mais je veux répondre, +puisque vous ne dites rien. Voyons! savez-vous ce que c'est que cela? + +VALENTIN. + +Quoi? cette étoile à droite de cet arbre? + +CÉCILE. + +Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille comme une larme. + +VALENTIN. + +Vous avez lu madame de Staël? + +CÉCILE. + +Oui, ce mot de larme me plaît, je ne sais pourquoi, comme les étoiles. +Un beau ciel pur me donne envie de pleurer. + +VALENTIN. + +Et à moi envie de t'aimer, de te le dire et de vivre pour toi. Cécile, +sais-tu à qui tu parles, et quel est l'homme qui ose t'embrasser? + +CÉCILE. + +Dites-moi donc le nom de mon étoile. Vous n'en êtes pas quitte à si +bon marché. + +VALENTIN. + +Eh bien! c'est Vénus, l'astre de l'amour, la plus belle perle de +l'océan des nuits. + +CÉCILE. + +Non pas; c'en est une plus chaste et bien plus digne de respect; vous +apprendrez à l'aimer un jour, quand vous vivrez dans les métairies +et que vous aurez des pauvres à vous: admirez-la, et gardez-vous de +sourire; c'est Cérès, déesse du pain.] + +VALENTIN. + +Tendre enfant! je devine ton coeur; tu fais la charité, n'est-ce +pas? + +CÉCILE. + +C'est ma mère qui me l'a appris; il n'y a pas de meilleure femme au +monde. + +VALENTIN. + +Vraiment? je ne l'aurais pas cru. + +CÉCILE. + +Ah! mon ami, ni vous ni bien d'autres, vous ne vous doutez de ce +qu'elle vaut. Qui a vu ma mère un quart d'heure croit la juger sur +quelques mots au hasard. Elle passe le jour à jouer aux cartes et +le soir à faire du tapis; elle ne quitterait pas son piquet pour un +prince; mais que Dupré vienne, et qu'il lui parle bas, vous la verrez +se lever de table, si c'est un mendiant qui attend. [Que de fois nous +sommes allées ensemble, en robe de soie, comme je suis là, courir les +sentiers de la vallée, portant la soupe et le bouilli, des souliers, +du linge, à de pauvres gens!] Que de fois j'ai vu, à l'église, +les yeux des malheureux s'humecter de pleurs lorsque ma mère les +regardait! Allez! elle a droit d'être fière, et je l'ai été d'elle +quelquefois! + +[VALENTIN. + +Tu regardes toujours ta larme céleste; et moi aussi, mais dans tes +yeux bleus. + +CÉCILE. + +Que le ciel est grand! que ce monde est heureux! que la nature est +calme et bienfaisante! + +VALENTIN. + +Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je te parle +astronomie? Dis-moi, dans cette poussière de mondes, y en a-t-il un +qui ne sache sa route, qui n'ait reçu sa mission avec la vie, et qui +ne doive mourir en l'accomplissant? Pourquoi ce ciel immense n'est-il +pas immobile? Dis-moi, s'il y a jamais eu un moment où tout fut créé, +en vertu de quelle force ont-ils commencé à se mouvoir, ces mondes qui +ne s'arrêteront jamais? + +CÉCILE. + +Par l'éternelle pensée. + +VALENTIN. + +Par l'éternel amour. La main qui les suspend dans l'espace n'a écrit +qu'un mot en lettres de feu. Ils vivent parce qu'ils se cherchent, +et les soleils tomberaient en poussière si l'un d'entre eux cessait +d'aimer. + +CÉCILE. + +Ah! toute la vie est là! + +VALENTIN. + +Oui, toute la vie,--depuis l'Océan qui se soulève sous les pâles +baisers de Diane jusqu'au scarabée qui s'endort jaloux dans sa fleur +chérie. Demande aux forêts, et aux pierres ce qu'elles diraient +si elles pouvaient parler. Elles ont l'amour dans le coeur et ne +peuvent l'exprimer. Je t'aime! voilà ce que je sais, ma chère; voilà +ce que cette fleur te dira, elle qui choisit dans le sein de la terre +les sucs qui doivent la nourrir; elle qui écarte et repousse les +éléments impurs qui pourraient ternir sa fraîcheur! Elle sait qu'il +faut qu'elle soit belle au jour, et qu'elle meure dans sa robe de noce +devant le soleil qui l'a créée. J'en sais moins qu'elle en astronomie; +donne-moi ta main, tu en sais plus en amour. + +CÉCILE + +J'espère, du moins, que ma robe de noce ne sera pas mortellement +belle.] Il me semble qu'on rôde autour de nous. + +VALENTIN. + +Non, tout se tait. N'as-tu pas peur? Es-tu venue ici sans trembler? + +CÉCILE. + +Pourquoi? De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous, ou de la nuit? + +VALENTIN. + +Pourquoi pas de moi? qui te rassure? Je suis jeune, tu es belle, et +nous sommes seuls. + +CÉCILE. + +Eh bien! quel mal y a-t-il à cela? + +VALENTIN. + +C'est vrai, il n'y a aucun mal; écoutez-moi, et laissez-moi me mettre +à genoux. + +CÉCILE. + +Qu'avez-vous donc? vous frissonnez. + +VALENTIN. + +Je frissonne de crainte et de joie, car je vais t'ouvrir le fond de +mon coeur. Je suis un fou de la plus méchante espèce, quoique, dans +ce que je vais t'avouer, il n'y ait qu'à hausser les épaules. [Je n'ai +fait que jouer, boire et fumer depuis que j'ai mes dents de sagesse.] +Tu m'as dit que les romans te choquent; j'en ai beaucoup lu, et des +plus mauvais. Il y en a un qu'on nomme Clarisse Harlowe; je te le +donnerai à lire quand tu seras ma femme. Le héros aime une belle fille +comme toi, ma chère, et il veut l'épouser; mais auparavant il veut +l'éprouver. Il l'enlève et l'emmène à Londres; après quoi, comme elle +résiste, Bedfort arrive,... c'est-à-dire Tomlinson, un capitaine,... +je veux dire Morden,... non, je me trompe... Enfin, pour abréger,... +Lovelace est un sot, et moi aussi, d'avoir voulu suivre son exemple... +Dieu soit loué! tu ne m'as pas compris;... je t'aime, je t'épouse: il +n'y a de vrai au monde que de déraisonner d'amour. + +_Entrent Van Buck, la baronne, l'abbé et plusieurs domestiques qui les +éclairent._ + +LA BARONNE. + +Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Il est trop jeune pour +une noirceur pareille. + +VAN BUCK. + +Hélas! madame, c'est la vérité. + +LA BARONNE. + +Séduire ma fille! tromper un enfant! déshonorer une famille entière! +Chanson! Je vous dis que c'est une sornette; on ne fait plus de ces +choses-là. Tenez! les voilà qui s'embrassent. Bonsoir, mon gendre; où +diable vous fourrez-vous? + +L'ABBÉ. + +Il est fâcheux que nos recherches soient couronnées d'un si tardif +succès; toute la compagnie va être partie. + +VAN BUCK[12]. + +Ah çà! mon neveu, j'espère bien qu'avec votre sotte gageure... + +VALENTIN. + +Mon oncle, il ne faut jurer de rien, et encore moins défier personne. + +FIN DE IL NE FAUT JURER DE RIEN. + + + + +ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION + + +1.--PAGE 341. + +_Me prends-tu pour un oncle du Gymnase?_ + +VALENTIN. + +Moi, grand Dieu! le ciel m'en préserve! Je vous tiens pour un oncle +véritable, et, de plus, pour le meilleur des oncles. Croyez-moi, venez +aux Champs-Élysées. Après un bon repas et une petite querelle, un tour +de promenade au soleil fait grand bien. Venez, je vous conterai mes +projets, je vous dirai toute ma pensée. Pendant que vous me gronderez, +je plaiderai ma thèse; pendant que je parlerai, vous ferez de la +morale, et c'est bien le diable s'il ne passe pas un beau cheval ou +une jolie femme qui nous distraira tous les deux. Nous causerons sans +nous écouter; c'est le meilleur moyen de s'entendre. Allons! venez. + +FIN DE L'ACTE PREMIER. + +2.--PAGE 347. + +_Donnez-moi le bras._ Restez, Cécile, attendez-nous. + +CÉCILE, _seule_. + +Un mort, grand Dieu! quel événement horrible! je voudrais voir, et je +n'ose regarder.--Ah! ciel! c'est ce jeune homme que j'ai vu l'hiver +passé au bal.--C'est le neveu de M. Van Buck. Serait-ce de lui que ma +mère vient de me parler? Mais il n'est pas mort du tout.--Le voilà +qui parle à maman, et qui vient par ici.--C'est bien étrange. Je ne me +trompe pas; je le reconnais bien. Quel motif peut-il donc avoir pour +ne pas vouloir qu'on le reconnaisse? Oh! je le saurai. + +CÉCILE, LA BARONNE. + +LA BARONNE. + +Venez, Cécile, il est inutile que vous restiez ici. + +CÉCILE. + +Est-il blessé, maman? + +LA BARONNE. + +Qu'est-ce que cela vous fait? Venez, venez, mademoiselle. + +_Elles sortent._ + +3.--PAGE 348. + +_C'est même probable_; mais pour réel, c'est une autre affaire. + +_Il dégage son bras._ + +VAN BUCK. + +Comment! encore une mauvaise plaisanterie! + +VALENTIN. + +_Il fallait bien trouver_, etc. + + +4.--PAGE 353. + +_Voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas._ Entrez dans ce +cabinet, etc. + + +5.--PAGE 359. + +VALENTIN. + +_Vous devriez_ faire ce quatrième. + +VAN BUCK. + +_Certainement, je le devrais_, etc. + + +6.--PAGE 365. + +... _Refuser de faire un quatrième!_ Des affaires! Est-ce que je +n'en ai pas, moi? Et ce bal de ce soir! je n'ai pas la force de m'en +occuper.--Ah! voilà ma migraine qui me prend. + +L'ABBÉ. + +_Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous retarder vos +projets?_ + +(Suit la scène II de l'acte III entre la baronne et l'abbé, jusqu'à +ces mots: «_Je vous demande si on va boire ça!_» _Tenez! ne parlons +plus de ces choses là. C'est à vous de prendre_, etc.) + + +7.--PAGE 372. + +_Je ne vous reverrai de ma vie._ + +_A Cécile._ + +Quant à vous, mademoiselle, entrez ici. + +CÉCILE. + +Mais, maman... + +LA BARONNE. + +Allons! mademoiselle, ne raisonnez pas. + +_Elle la fait entrer dans la chambre voisine._ + +LA BARONNE, VAN BUCK, L'ABBÉ. + +L'ABBÉ. + +Madame la baronne, je viens vous dire... + +LA BARONNE, _mettant la clef sous un coussin du canapé_. + +_Dieu soit loué! ma fille est enfermée!_ + +L'ABBÉ. + +Enfermée, madame? que se passe-t-il? + +_A Van Buck._ + +Qu'avez-vous, monsieur? + +VAN BUCK. + +Ce que j'ai, monsieur? J'ai que j'en ai assez. + +LA BARONNE. + +Et moi aussi. + +VAN BUCK. + +J'ai que je sors de cette maison, qu'on ne m'y reverra de ma vie, et +que je n'ai qu'un regret, c'est d'y avoir jamais mis les pieds. + +LA BARONNE. + +Et moi de vous y avoir reçu. + +_Ils sortent._ + +L'ABBÉ, _seul_. + +Qu'est-ce que cela signifie? + +_Cécile frappe à la porte._ + +CÉCILE, _dans la chambre voisine_. + +_Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?_ + +(Suit la dernière partie de la scène II de l'acte III.) + +FIN DE L'ACTE DEUXIÈME. + + +8.--PAGE 374. + +_Un bois.--Une petite maison à droite._ + +VAN BUCK. + +Encore une lettre? c'est trop fort. + +VALENTIN. + +Oui, une autre, et dix s'il le faut. Puisque cette maudite baronne a +éventé mon rendez-vous, il faut bien en donner un autre, et j'attends +ici la réponse. _Holà! hé!_ + +UN GARÇON D'AUBERGE. + +Est-ce que ces messieurs nous feront l'honneur de dîner ici? + +VALENTIN. + +Non; donnez-nous tout bonnement du champagne, si vous en avez. + +VAN BUCK. + +_Ils auront un vin détestable, un vinaigre affreux._ + +LE GARÇON. + +_Pardonnez-moi, nous avons ici tout ce que vous pouvez désirer._ + +VAN BUCK. + +_En vérité! dans un trou pareil! c'est impossible; vous nous en +imposez._ + +LE GARÇON. + +C'est ici le rendez-vous de chasse, monsieur, et nous ne manquons de +rien. + +VALENTIN. + +Allons! mon oncle, un peu de fermeté. + +VAN BUCK. + +_Sois-en certain, je ne le quitterai pas! j'en jure!_ etc. + +(Suit la scène I de l'acte III, jusqu'à ces mots: «_Ma bien-aimée +m'appartiendra_.») + +VAN BUCK, VALENTIN, UN VALET DE FERME. + +LE VALET, _accourant_. + +Monsieur, voici votre réponse. + +VALENTIN. + +Tu as été preste, l'ami. + +LE VALET. + +Monsieur, j'ai trouvé justement la femme de chambre à la grille du +château; elle est partie avec mon billet, et presque à l'instant même +elle m'a rapporté celui-ci. + +VALENTIN. + +Tiens, voilà un louis pour ta peine. + +_Le valet sort._ + +VAN BUCK. + +Il y a, pardieu! bien de quoi faire le généreux, pour un billet où +l'on t'envoie promener. + +VALENTIN. + +Ce billet-là? + +VAN BUCK. + +C'est indubitable. Mademoiselle de Mantes te donne ton congé pour +la seconde fois. Ouvre un peu ce papier; je sais d'avance ce qu'il +renferme. + +VALENTIN. + +Et moi aussi, je crois le savoir. + +VAN BUCK. + +Écervelé! tu te plains d'un outrage, et tu t'en attires un second. + +VALENTIN. + +Un outrage là dedans! Que vous êtes jeune, mon bon oncle! Regardez +donc comme ce petit billet est gentil, et quoiqu'on l'ait écrit si +vite, comme il a encore trouvé le moyen d'être coquet!--Regardez +surtout comme il est plié!--Voyez-vous ces trois petites pointes avec +un cachet de bague au milieu? c'est ce qu'on appelle un petit chapeau. +On n'écrit ainsi ni à un notaire, ni aux grands parents, ni à son +curé, pas même à ses bonnes amies. Un outrage! Croyez-moi, mon oncle, +jamais lettre en colère ne fut pliée ainsi. + +VAN BUCK. + +Ouvre donc ton chapeau, puisque chapeau il y a, et voyons ce qui en +est. + +VALENTIN. + +Il ne renferme qu'un seul mot. + +VAN BUCK. + +Un seul mot? + +VALENTIN. + +Un seul. + +VAN BUCK. + +Peste! voilà une petite fille bien laconique.--Et quel est ce mot, +s'il vous plaît? + +VALENTIN. + +Ce mot est: «Oui.» + +VAN BUCK. + +Oui? + +VALENTIN. + +Voyez vous-même. + +VAN BUCK. + +Est-il possible? + +VALENTIN. + +Dame! à ce qu'il paraît. Allons! videz donc votre verre, et ne vous +étonnez pas si fort. + +VAN BUCK. + +C'est inconcevable! Et c'est un rendez-vous que tu lui demandais? + +VALENTIN. + +Vous le savez bien. Buvez donc. Quand vous retournerez ce billet cent +fois, vous n'en tirerez pas deux paroles. + +VAN BUCK. + +Une telle demande faite à la bonne venue! Un seul mot de réponse, et +ce seul mot est «oui!»--En vérité, ce «oui» trouble toutes mes idées; +je n'ai jamais rien vu de pareil à ce «oui». Ma foi! je te prenais +pour un fou, et tout ce qu'il y a de bienséances au monde se révoltait +en moi en voyant ton audace; mais j'avoue que ce «oui» me bouleverse; +ce «oui» m'assomme, ce «oui» est plus qu'étrange, il est exorbitant, +et si je n'étais pas ton oncle, je croirais presque que tu as raison. + +_La nuit commence._ + +VALENTIN. + +Cela ne prouverait pas que vous eussiez tort. Eh! garçon, une autre +bouteille. Dans ce bas monde, chacun fait à sa guise. Qu'est-ce qu'un +oui ou un non de plus ou de moins? Tenez! mon oncle, réconciliation: +au lieu de sévérité, indulgence; au lieu de colère, amourette; au lieu +de nous quereller, trinquons.--Ce «oui» qui vous offusque tant, _n'est +pas si niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et même +quelque chose de mieux; il y a du coeur_ dans ce seul mot, _je ne +sais quoi_ de tendre _et de hardi_, etc. + +(Suit la scène III jusqu'à ces mots; «_Moitié chair et moitié +coton_.») + +VALENTIN. + +Allons! mon oncle, à vos anciennes amours! + +VAN BUCK. + +Sais-tu que, pour une auberge de hasard, ce petit vin-là n'est pas +mauvais? J'avais besoin de cette halte. Je me sens tout ragaillardi. + +VALENTIN. + +Écoutez-moi: voici le traité de paix que je vous propose. +Permettez-moi d'abord mon rendez-vous. + +VAN BUCK. + +Mais, mon ami, j'espère bien... + +VALENTIN. + +_Je vous jure de n'entreprendre_ rien que vous ne fissiez à ma place. +N'est-ce pas tout vous dire? _Voyez, mon oncle, comme je vous cède_, +_et comme_, en tout, _je fais vos volontés_. En somme, le verre _porte +conseil, et je sens bien que la colère est quelquefois mauvaise amie_, +etc. + +(Suit le couplet de Valentin finissant par: «Je lui pardonne en +l'oubliant.») + +VAN BUCK. + +Par Dieu! garçon, je le veux bien. Au fait, épouse-t-on des petites +filles qui vous envoient des «oui» comme celui-là? Et puisque tu me +promets de te conduire en galant homme, va ton train, et vogue la +galère! _et n'aie pas de crainte que tu manques de femme_ pour ce sot +mariage avorté. Je m'en charge, moi, j'en fais mon affaire. _Il ne +sera pas dit qu'une vieille folle fasse tort à d'honnêtes gens, qui +ont amassé un bien considérable, et qui ne sont pas mal tournés._ Avec +soixante bonnes mille livres de rente... + +VALENTIN. + +Cinquante, mon oncle. + +VAN BUCK. + +Soixante, morbleu! avec cela, on n'a jamais manqué ni de femmes, ni +de vin[I]. _Il fait beau clair de lune, ce soir; cela me rappelle mon +jeune temps._ + +[Note I: On se souvient que dans la scène I de l'acte I, Van Buck, +alors à jeun, s'est défendu d'avoir plus de cinquante milles livres +de rente. A présent, sous l'influence du vin de Champagne, il se vante +d'en avoir soixante mille. Avec deux ou trois mots comiques de cette +valeur, la version du théâtre serait devenue supérieure à la première +version.] + +VALENTIN. + +_Il me semble que je vois des lueurs_, etc. + +(Suit la scène III) + +_Séparons-nous pour plus de sûreté._ Si vous m'en croyez, à présent, +vous rentrerez dans cette auberge; vous vous ferez faire un bon feu, +et vous fumerez votre bon tabac flamand, en vous rôtissant les +jambes devant un bon fagot flambant. Cela vous ragaillardira encore +davantage. _Dans une demi-heure_, je suis à vous. + +VAN BUCK. + +_C'est dit. Bonne chance_, etc. + +(Suit la fin de la scène III.) + + +9.--PAGE 391. + +_Pourquoi donc se cachait-il ce matin dans la_ bibliothèque? + + +10.--PAGE 392. + +_Votre oncle était derrière_ la porte. + + +11.--PAGE 399. + +_Pour savante, c'est une autre affaire._ J'ai eu des maîtres de toutes +sortes; mais le peu que j'ai retenu, le meilleur, me vient de ma mère. + +VALENTIN. + +De ta mère? Je ne m'en doutais guère. + +CÉCILE. + +Vous ne la connaissez pas, Valentin. Vous apprendrez à l'aimer un +jour, quand vous vivrez comme nous dans les métairies, et quand vous +aurez des pauvres à vous. Et gardez-vous de sourire, quand vous parlez +d'elle! vous bénirez et vous suivrez ses pas. + +VALENTIN. + +_Tendre enfant! je devine ton coeur_, etc. + + +12.--PAGE 405. + +VALENTIN. + +Mon oncle, il ne faut défier personne. + +VAN BUCK. + +Mon neveu, _il ne faut jurer de rien_. + +FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES. + + +Le 22 juin 1848, au milieu des préparatifs de la guerre civile qui +devait éclater le lendemain, on représentait pour la première fois: +_Il ne faut jurer de rien_, au Théâtre-Français, devant le public +qui avait applaudi le _Caprice_. Une jeune et charmante actrice, +Mademoiselle Amédine Luther, y débutait dans le rôle de Cécile. +Malgré les tristes préoccupations des spectateurs et les déplorables +circonstances où l'on se trouvait, la pièce fit un plaisir extrême. +Mademoiselle Mante s'y montra comédienne incomparable dans le rôle de +la baronne. On a repris plusieurs fois cette comédie, toujours avec un +grand succès, et récemment encore pour les débuts de madame Victoria +Lafontaine. + + +FIN DU TOME IV. + + + + +TABLE DU TOME QUATRIÈME + + + LORENZACCIO 1 + + Traduction du livre XV des _Chroniques florentines_ 214 + + LE CHANDELIER 223 + + Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la + représentation 314 + IL NE FAUT JURER DE RIEN 321 + + Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la + représentation 406 + + + + + + +End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4 + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES *** + +***** This file should be named 22394-8.txt or 22394-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/3/9/22394/ + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/22394-8.zip b/22394-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e977f27 --- /dev/null +++ b/22394-8.zip diff --git a/22394-h.zip b/22394-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..07d15d0 --- /dev/null +++ b/22394-h.zip diff --git a/22394-h/22394-h.htm b/22394-h/22394-h.htm new file mode 100644 index 0000000..b9a3c67 --- /dev/null +++ b/22394-h/22394-h.htm @@ -0,0 +1,16994 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Transitional//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-transitional.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> +<head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1" /> + <title>Alfred de Musset. OEUVRES COMPLÈTES. Tome 4.</title> + <style type="text/css"> + + body {margin-left: 10%; margin-right: 10%;} + p {text-align: justify;} + blockquote {text-align: justify;} + h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} + pre {font-size: 0.7em;} + .sc {font-variant: small-caps;} + + hr {text-align: center; width: 50%;} + html>body hr {margin-right: 25%; margin-left: 25%; width: 50%;} + hr.full {width: 100%;} + html>body hr.full {margin-right: 0%; margin-left: 0%; width: 100%;} + hr.short {text-align: center; width: 20%;} + html>body hr.short {margin-right: 40%; margin-left: 40%; width: 20%;} + hr.empty { visibility:hidden;} + + + .note, .footnote {margin-left: 10%; margin-right: 10%; + font-size: 0.9em;} + + span.pagenum {position: absolute; left: 1%; right: 91%; + font-size: 8pt;} + + .figure, .figcenter, .figright, .figleft + {padding: 1em; margin: 0; text-align: center; font-size: 0.8em;} + .figure img, .figcenter img, .figright img, .figleft img + {border: none;} + .figure p, .figcenter p, .figright p, .figleft p + {margin: 0; text-indent: 1em;} + .figcenter {margin: auto;} + .figright {float: right;} + .figleft {float: left;} + + .inline {border: none; vertical-align: middle;} + + p.author {text-align: right;} + .speaker {text-align: center;} + .did {margin-left: 4em} + + .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; + text-align: left;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem p {margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem p.i2 {margin-left: 2em;} + .poem p.i4 {margin-left: 4em;} + .poem p.i6 {margin-left: 6em;} + + div.trans-note {border-style: solid; border-width: 1px; + margin: 3em 15%; padding: 1em; text-align: center;} + + </style> +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4 + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4 + +Author: Alfred De Musset + +Release Date: August 25, 2007 [EBook #22394] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + + + +<h3>ŒUVRES COMPLÈTES</h3> + +<h4>DE</h4> + +<h1>ALFRED DE MUSSET</h1> + +<h3>ÉDITION ORNÉE DE 28 GRAVURES</h3> +<h4>D'APRÈS LES DESSINS DE BIDA</h4> +<h4>D'UN PORTRAIT GRAVÉ PAR FLAMENG; D'APRÈS L'ORIGINAL DE LANDELLE</h4> +<h4>ET ACCOMPAGNÉE D'UNE NOTICE SUR ALFRED DE MUSSET PAR SON FRÈRE</h4> + +<h3>TOME QUATRIÈME</h3> + +<h2>COMÉDIES</h2> + +<h1>II</h1> + + +<h4>PARIS</h4> +<h3>EDITION CHARPENTIER</h3> +<h4>L. HÉBERT, LIBRAIRE</h4> +<h4>7, RUE PERRONET, 7</h4> + +<h4>1888</h4> + +<hr class="empty" /> + +<a id="lorenzaccio"></a> +<h2>LORENZACCIO</h2> + +<h3>DRAME EN CINQ ACTES</h3> + +<h4>1834</h4> + +<p>PERSONNAGES.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>ALEXANDRE DE MÉDICIS, duc de Florence.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LORENZO DE MÉDICIS (LORENZACCIO),</p> +<p>COME DE MÉDICIS, ses cousins</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LE CARDINAL CIBO.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LE MARQUIS DE CIBO, son frère.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>SIRE MAURICE, chancelier des Huit.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>JULIEN SALVIATI.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>PHILIPPE STROZZI.</p> +<p>PIERRE STROZZI,</p> +<p>THOMAS STROZZI,</p> +<p>LÉON STROZZI, prieur de Capoue, ses fils.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>ROBERTO CORSINI, provéditeur de la forteresse.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>PALLA RUCCELLAI,</p> +<p>ALAMANNO SALVIATI,</p> +<p>FRANÇOIS PAZZI, seigneurs républicains.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>VENTURI, bourgeois.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>TEBALDEO, peintre.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>SCORONCONCOLO, spadassin.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LES HUIT.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>GIOMO LE HONGROIS, écuyer du duc.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>MAFFIO, bourgeois.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>MARIE SODERINI, mère de Lorenzo.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>CATHERINE GINORI, sa tante.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LA MARQUISE DE CIBO.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LOUISE STROZZI.</p> + </div><div class="stanza"> +<p><span class="sc">Deux Dames de la cour et un Officier allemand</span>.</p> + </div><div class="stanza"> +<p><span class="sc">Un Orfèvre, un Marchand, deux Précepteurs et deux Enfants,<br /> +Pages, Soldats, Moines, Courtisans, Bannis, Écoliers,<br /> +Domestiques, Bourgeois, etc., etc.</span></p> + </div> </div> + +<p><i>La scène est à Florence.</i></p> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/006.png" alt="Le Duc: C'est toi, Renzo?--Lorenzo: Seigneur, n'en doutez pas" +title="Lorenzaccio.--Le Duc: C'est toi, Renzo?--Lorenzo: Seigneur, n'en doutez pas." /> +</div> + + + + +<h2>ACTE PREMIER</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>Un jardin.—Clair de lune.—Un pavillon dans le fond, un autre +sur le devant.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE DUC <span class="sc">et</span> LORENZO, <i>couverts de leurs manteaux</i>; +GIOMO, <i>une lanterne à la main.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Qu'elle se fasse attendre encore un quart d'heure, et +je m'en vais. Il fait un froid de tous les diables.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Patience, Altesse, patience.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Elle devait sortir de chez sa mère à minuit; il est +minuit, et elle ne vient pourtant pas.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que +la vieille mère est une honnête femme.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Entrailles du pape! avec tout cela je suis volé d'un +millier de ducats.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Nous n'avons avancé que moitié. Je réponds de la +petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe +pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la +débauche à la mamelle? Voir dans un enfant de quinze +ans la rouée à venir; étudier, ensemencer, infiltrer +paternellement le filon mystérieux du vice dans un +conseil d'ami, dans une caresse au menton;—tout +dire et ne rien dire, selon le caractère des parents;—habituer +doucement l'imagination qui se développe +à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui +l'effraye, à mépriser ce qui la protège! Cela va plus +vite qu'on ne pense; le vrai mérite est de frapper +juste. Et quel trésor que celle-ci! tout ce qui peut +faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse! Tant +de pudeur! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, +mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette +comme une Flamande! La médiocrité bourgeoise en +personne. D'ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur +peu de fortune n'a pas permis une éducation solide; +point de fond dans les principes, rien qu'un léger vernis; +mais quel flot violent d'un fleuve magnifique sous +cette couche de glace fragile qui craque à chaque pas! +Jamais arbuste en fleur n'a promis de fruits plus rares, +jamais je n'ai humé dans une atmosphère enfantine +plus exquise odeur de courtisanerie.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Sacrebleu! je ne vois pas le signal. Il faut pourtant +que j'aille au bal chez Nasi: c'est aujourd'hui qu'il +marie sa fille.</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Allons au pavillon, monseigneur; puisqu'il ne s'agit +que d'emporter une fille qui est à moitié payée, nous +pouvons bien taper aux carreaux.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Viens par ici; le Hongrois a raison.</p> + +<p class="did"><i>Ils s'éloignent.—Entre Maffio.</i></p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>Il me semblait dans mon rêve voir ma sœur traverser +notre jardin, tenant une lanterne sourde, et +couverte de pierreries. Je me suis éveillé en sursaut. +Dieu sait que ce n'est qu'une illusion, mais une illusion +trop forte pour que le sommeil ne s'enfuie pas +devant elle. Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où +couche la petite sont fermées comme de coutume; +j'aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les +feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles +terreurs se dissipent; les battements précipités de mon +cœur font place à une douce tranquillité. Insensé! mes +yeux se remplissent de larmes, comme si ma pauvre +sœur avait couru un véritable danger.—Qu'entends-je? +Qui remue là entre les branches?</p> + +<p class="did"><i>La sœur de Maffio passe dans l'éloignement.</i></p> + +<p>Suis-je éveillé? c'est le fantôme de ma sœur. Il tient +une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle, sur +sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle! Gabrielle! +où vas-tu?</p> + +<p class="did"><i>Rentrent Giomo et le duc.</i></p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme.—Lorenzo +conduira votre belle au palais par +la petite porte; et quant à nous, qu'avons-nous à +craindre?</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>Qui êtes-vous? Holà! arrêtez!</p> + +<p class="did"><i>Il tire son épée.</i></p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Honnête rustre, nous sommes tes amis.</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>Où est ma sœur? que cherchez-vous ici?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille +de ton jardin.</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es!</p> + +<p class="speaker">GIOMO <i>saute sur lui et le désarme</i>.</p> + +<p>Halte-là! maître sot, pas si vite!</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>O honte! ô excès de misère! S'il y a des lois à Florence, +si quelque justice vit encore sur la terre, par ce +qu'il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai +aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux.</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Aux pieds du duc?</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce +égorgent impunément les familles. Mais que je meure, +entendez-vous, je ne mourrai pas silencieux comme +tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une +forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de +filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah! massacre! +ah! fer et sang! j'obtiendrai justice de vous!</p> + +<p class="speaker">GIOMO, <i>l'épée à la main</i>.</p> + +<p>Faut-il frapper, Altesse?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Allons donc! frapper ce pauvre homme! Va te recoucher, +mon ami: nous t'enverrons demain quelques +ducats.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>C'est Alexandre de Médicis!</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa +visite si tu tiens à tes oreilles.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>Une rue.—Le point du jour.—Plusieurs masques sortent d'une maison +illuminée.</i></p> + +<p class="speaker">UN MARCHAND DE SOIERIES <span class="sc">et</span> UN ORFÈVRE +<i>ouvrent leur boutique</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE MARCHAND DE SOIERIES.</p> + +<p>Hé! hé! père Mondella, voilà bien du vent pour mes +étoffes.</p> + +<p class="did"><i>Il étale ses pièces de soie.</i></p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE, <i>bâillant</i>.</p> + +<p>C'est à se casser la tête. Au diable leur noce! je n'ai +pas fermé l'œil de la nuit.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Ni ma femme non plus, voisin; la chère âme s'est +tournée et retournée comme une anguille. Ah! dame! +quand on est jeune, en ne s'endort pas au bruit des +violons.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Jeune! jeune! cela vous plaît à dire. On n'est pas +jeune avec une barbe comme celle-là; et cependant. +Dieu sait si leur damnée de musique me donne envie +de danser!</p> + +<p class="did"><i>Deux écoliers passent.</i></p> + +<p class="speaker">PREMIER ÉCOLIER.</p> + +<p>Rien n'est plus amusant. On se glisse contre la +porte au milieu des soldats, et on les voit descendre +avec leurs habits de toutes les couleurs. Tiens! voilà la +maison des Nasi.</p> + +<p class="did"><i>Il souffle dans ses doigts.</i></p> + +<p>Mon portefeuille me glace les mains.</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME ÉCOLIER.</p> + +<p>Et on nous laissera approcher?</p> + +<p class="speaker">PREMIER ÉCOLIER.</p> + +<p>En vertu de quoi est-ce qu'on nous en empêcherait? +Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce +monde autour de la porte; en voilà des chevaux, des +pages et des livrées! Tout cela va et vient, il n'y a qu'à +s'y connaître un peu; je suis capable de nommer toutes +les personnes d'importance; on observe bien tous les +costumes, et le soir on dit à l'atelier: J'ai une terrible +envie de dormir, j'ai passé la nuit au bal chez le +prince Aldobrandini, chez le comte Salviati; le prince +était habillé de telle ou telle façon, la princesse de +telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape +par derrière.</p> + +<p class="did"><i>Ils se placent contre la porte de la maison.</i></p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Entendez-vous les petits badauds? Je voudrais qu'un +de mes apprentis fît un pareil métier!</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Bon, bon! père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, +la jeunesse n'a rien à perdre. Tous ces grands yeux +étonnés de ces petits polissons me réjouissent le cœur.—Voilà +comme j'étais, humant l'air et cherchant les +nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle gaillarde, +et que le Martelli est un heureux garçon. C'est une famille +bien florentine, celle-là! Quelle tournure ont tous +ces grands seigneurs! J'avoue que ces fêtes-là me font +plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec +un coin de ses rideaux retroussé; on regarde de temps +en temps les lumières qui vont et viennent dans le +palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer, +et on se dit: Hé! hé! ce sont mes étoffes qui dansent, +mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de +tous ces braves et loyaux seigneurs.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce +sont celles-là qu'on arrose de vin et qu'on frotte sur +les murailles avec le moins de regret. Que les grands +seigneurs s'amusent, c'est tout simple,—ils sont nés +pour cela; mais il y a des amusements de plusieurs +sortes, entendez-vous?</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume +et tant d'autres. Qu'entendez-vous vous-même, père +Mondella?</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Cela suffit;—je me comprends.—C'est-à-dire que +les murailles de tous ces palais-là n'ont jamais mieux +prouvé leur solidité. Il leur fallait moins de force pour +défendre les aïeux de l'eau du ciel, qu'il ne leur en faut +pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. +Entrez donc dans ma boutique que je vous montre une +pièce de velours.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin; un bon +verre de vin vieux a une bonne mine au bout d'un bras +qui a sué pour le gagner; on le soulève gaiement d'un +petit coup, et il s'en va donner du courage au cœur de +l'honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce +sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux +de la cour. A qui fait-on plaisir en s'abrutissant +jusqu'à la bête féroce? A personne, pas même à soi, +et à Dieu encore moins.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Le carnaval a été rude, il faut l'avouer; et leur +maudit ballon m'a gâté de la marchandise pour une +cinquantaine de florins<a name="FNanchor_A" id="FNanchor_A"></a> +<a href="#Footnote_A"><sup>A</sup></a>. Dieu merci! les Strozzi l'ont +payé.</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_A" id="Footnote_A"></a> +<a href="#FNanchor_A">Note A</a> +: C'était l'usage au carnaval de traîner dans les rues un énorme +ballon qui renversait les passants et les devantures des boutiques. +Pierre Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (<i>Note de l'auteur.</i>)]</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Les Strozzi! Que le ciel confonde ceux qui ont osé +porter la main sur leur neveu! Le plus brave homme +de Florence, c'est Philippe Strozzi.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Cela n'empêche pas Pierre Strozzi d'avoir traîné son +maudit ballon sur ma boutique, et de m'avoir fait trois +grandes taches dans une aune de velours brodé. A propos, +père Mondella, nous verrons-nous à Montolivet?</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Ce n'est pas mon métier de suivre les foires; j'irai +cependant à Montolivet par piété. C'est un saint pèlerinage, +voisin, et qui remet tous les péchés.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait +gagner les marchands plus que tous les autres jours +de l'année. C'est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant +de la messe, manier, examiner toutes les étoffes. +Que Dieu conserve Son Altesse! La cour est une belle +chose.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>La cour! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous. +Florence était encore (il n'y a pas longtemps de cela) +une bonne maison bien bâtie; tous ces grands palais, +qui sont les logements de nos grandes familles, en +étaient les colonnes. Il n'y en avait pas une, de toutes +ces colonnes, qui dépassât les autres d'un pouce; elles +soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée, +et nous nous promenions là-dessous sans crainte +d'une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde +deux architectes malavisés qui ont gâté l'affaire; je vous +le dis en confidence, c'est le pape et l'empereur Charles. +L'empereur a commencé par entrer par une assez bonne +brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé +à propos de prendre une des colonnes dont je vous +parle, à savoir celle de la famille des Médicis, et d'en +faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un +champignon de malheur dans l'espace d'une nuit. Et +puis, savez-vous, voisin? comme l'édifice branlait au +vent, attendu qu'il avait la tête trop lourde et une +jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher +par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, +et on a appelé cela la citadelle: les Allemands +se sont installés dans ce maudit trou comme des rats +dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en +jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont +l'œil sur nous autres. Les familles florentines ont +beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, +les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison; +ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse +dévore un estomac malade; c'est en vertu des hallebardes +qui se promènent sur la plate-forme, qu'un +bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel +avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, +couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, +casse nos vitres; et encore le paye-t-on pour cela.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Peste! peste! comme vous y allez! vous avez l'air de +savoir tout cela par cœur; il ne ferait pas bon dire cela +dans toutes les oreilles, voisin Mondella.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Et quand on me bannirait comme tant d'autres! On +vit à Rome aussi bien qu'ici. Que le diable emporte la +noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font!</p> + +<p class="did"><i>Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.—Passe un bourgeois, +avec sa femme.</i></p> + +<p class="speaker">LA FEMME.</p> + +<p>Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C'est +un bonheur pour Nicolo Nasi d'avoir un gendre comme +celui-là. Tiens! le bal dure encore.—Regarde donc +toutes ces lumières.</p> + +<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p> + +<p>Et nous, notre fille, quand la marierons-nous?</p> + +<p class="speaker">LA FEMME.</p> + +<p>Comme tout est illuminé! Danser encore à l'heure +qu'il est, c'est là une jolie fête!—On dit que le duc y +est.</p> + +<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p> + +<p>Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un +moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une +belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte +d'une noce! Que le bon Dieu protège la ville! Il en sort +tous les jours de nouveaux, de ces chiens d'Allemands, +de leur damnée forteresse.</p> + +<p class="speaker">LA FEMME.</p> + +<p>Regarde donc le joli masque. Ah! la belle robe! +Hélas! tout cela coûte très cher, et nous sommes bien +pauvres à la maison.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + +<p class="speaker">UN SOLDAT, <i>au marchand</i>.</p> + +<p>Gare, canaille! laisse passer les chevaux.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Canaille toi-même, Allemand du diable!</p> + +<p class="did"><i>Le soldat le frappe de sa pique.</i></p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND, <i>se retirant</i>.</p> + +<p>Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là +maltraitent les citoyens.</p> + +<p class="did"><i>Il rentre chez lui.</i></p> + +<p class="speaker">L'ÉCOLIER, <i>à son camarade.</i></p> + +<p>Vois-tu celui-là qui ôte son masque? C'est Palla +Ruccellai. Un fier luron! Ce petit-là, à côté de lui, +c'est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.</p> + +<p class="speaker">UN PAGE, <i>criant.</i></p> + +<p>Le cheval de son Altesse!</p> + +<p class="speaker">LE SECOND ÉCOLIER.</p> + +<p>Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER ÉCOLIER.</p> + +<p>Crois-tu pas qu'il va te manger?</p> + +<p class="did"><i>La foule s'augmente à la porte.</i></p> + +<p class="speaker">L'ÉCOLIER.</p> + +<p>Celui-là, c'est Nicolini; celui-là, c'est le provéditeur.</p> + +<p class="did"><i>Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de +même, tous deux masqués.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>montant à cheval</i>.</p> + +<p>Viens-tu, Julien?</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Non, Altesse, pas encore.</p> + +<p class="did"><i>Il lui parle à l'oreille.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Bien, bien, ferme!</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Elle est belle comme un démon.—Laissez-moi +faire; si je peux me débarrasser de ma femme...</p> + +<p class="did"><i>Il rentre dans le bal.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tu es gris, Salviati; le diable m'emporte! tu vas de +travers.</p> + +<p class="did"><i>Il part avec sa suite.</i></p> + +<p class="speaker">L'ÉCOLIER.</p> + +<p>Maintenant que voilà le duc parti, il n'y en a pas +pour longtemps.</p> + +<p class="did"><i>Les masques sortent de tous côtés.</i></p> + +<p class="speaker">LE SECOND ÉCOLIER.</p> + +<p>Rose, vert, bleu, j'en ai plein les yeux; la tête me +tourne.</p> + +<p class="speaker">UN BOURGEOIS.</p> + +<p>Il paraît que le souper a duré longtemps: en voilà +deux qui ne peuvent plus se tenir.</p> + +<p class="did"><i>Le provéditeur monte à cheval; une bouteille cassée lui tombe sur +l'épaule.</i></p> + +<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR.</p> + +<p>Eh! ventrebleu! quel est l'assommeur, ici?</p> + +<p class="speaker">UN MASQUE.</p> + +<p>Eh! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini? Tenez! +regardez à la fenêtre; c'est Lorenzo avec sa robe de +nonne.</p> + +<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR.</p> + +<p>Lorenzaccio, le diable soit de toi! tu as blessé mon +cheval.</p> + +<p class="did"><i>La fenêtre se ferme.</i></p> + +<p>Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses! +un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui +passe le temps à des espiègleries d'écolier en vacances.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.—Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de +Julien Salviati; il lui tient l'étrier. Elle monte à cheval; un écuyer +et une gouvernante la suivent.</i></p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>La jolie jambe, chère fille! Tu es un rayon de soleil, +et tu as brûlé la moelle de mes os.</p> + +<p class="speaker">LOUISE.</p> + +<p>Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Quels yeux tu as, mon cher cœur! quelle belle +épaule à essuyer, tout humide et si fraîche! Que faut-il +te donner pour être ta camériste cette nuit? Le joli pied +à déchausser!</p> + +<p class="speaker">LOUISE.</p> + +<p>Lâche mon pied, Salviati.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Non, par le corps de Bacchus! jusqu'à ce que tu +m'aies dit quand nous coucherons ensemble.</p> + +<p class="did"><i>Louise frappe son cheval et part au galop.</i></p> + +<p class="speaker">UN MASQUE, <i>à Salviati</i>.</p> + +<p>La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise;—vous +l'avez fâchée, Salviati.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Baste! colère de jeune fille et pluie du matin...</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez le marquis de Cibo.</i></p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS, <i>en habit de voyage</i>, LA MARQUISE, +ASCANIO, LE CARDINAL CIBO, <i>assis</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE MARQUIS, <i>embrassant son fils</i>.</p> + +<p>Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande +épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience: +Massa n'est pas bien loin, et je te rapporterai un bon +cadeau.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Adieu, Laurent; revenez, revenez!</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on +pas que mon frère part pour la Palestine? Il ne +court pas grand danger dans ses terres, je crois.</p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.</p> + +<p class="did"><i>Il embrasse sa femme.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Je voudrais seulement que l'honnêteté n'eût pas +cette apparence.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>L'honnêteté n'a-t-elle point de larmes, monsieur le +cardinal? sont-elles toutes au repentir ou à la crainte?</p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>Non, par le ciel! car les meilleures sont à l'amour. +N'essuyez pas celles-ci sur mon visage, le vent s'en +chargera en route: qu'elles se sèchent lentement! Eh +bien! ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris? +n'emporterai-je pas, comme de coutume, quelque +belle harangue sentimentale à faire de votre part aux +roches et aux cascades de mon vieux patrimoine?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Ah! mes pauvres cascatelles!</p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>C'est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes +sans vous. (<i>Plus bas.</i>) Elles ont été joyeuses autrefois, +n'est-il pas vrai, Ricciarda?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Emmenez-moi!</p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>Je le ferais si j'étais fou, et je le suis presque, avec +ma vieille mine de soldat. N'en parlons plus;—ce +sera l'affaire d'une semaine. Que ma chère Ricciarda +voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires; +les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de +trace dans ses allées chéries. C'est à moi de compter +mes vieux troncs d'arbres qui me rappellent ton père +Albéric, et tous les brins d'herbe de mes bois; les +métayers et leurs bœufs, tout cela me regarde. A la +première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la +porte, et je vous emmène alors.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>La première fleur de notre belle pelouse m'est toujours +chère. L'hiver est si long! Il me semble toujours +que ces pauvres petites ne reviendront jamais.</p> + +<p class="speaker">ASCANIO.</p> + +<p>Quel cheval as-tu, mon père, pour t'en aller?</p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>Viens avec moi dans la cour, tu le verras.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.—La marquise reste seule avec le cardinal.—Un silence.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>N'est-ce pas aujourd'hui que vous m'avez demandé +d'entendre votre confession, marquise?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Dispensez-m'en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si +Votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra.—Ce +moment-ci n'est pas à moi.</p> + +<p class="did"><i>Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur +de Dieu, j'envierais le sort de mon frère.—Un si +court voyage, si simple, si tranquille!—une visite à +une de ses terres qui n'est qu'à quelques pas d'ici!—une +absence d'une semaine,—et tant de tristesse, +une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ! +Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept +années de mariage!—N'est-ce pas sept années, marquise?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, cardinal; mon fils a six ans.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Étiez-vous hier à la noce des Nasi?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, j'y étais.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Et le duc en religieuse?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Pourquoi le duc en religieuse?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>On m'avait dit qu'il avait pris ce costume; il se peut +qu'on m'ait trompé.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Il l'avait en effet. Ah! Malaspina, nous sommes dans +un triste temps pour toutes les choses saintes!</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>On peut respecter les choses saintes, et, dans un +jour de folie, prendre le costume de certains couvents, +sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>L'exemple est à craindre, et non l'intention. Je ne +suis pas comme vous; cela m'a révoltée. Il est vrai que +je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut +pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles +mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, +et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent +pas toujours que ces mots représentent des +pensées, et ces pensées des actions.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Bon, bon! le duc est jeune, marquise, et gageons +que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>On ne peut mieux; il n'y manquait que quelques +gouttes du sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Et le bonnet de la Liberté, n'est-il pas vrai, petite +sœur? Quelle haine pour ce pauvre duc!</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc +de Florence soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire +civil du pape, comme Baccio est son commissaire +religieux? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, +que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle +des ombres allemandes? que César parle ici dans toutes +les bouches? que la débauche serve d'entremetteuse à +l'esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du +peuple? Ah! le clergé sonnerait au besoin toutes ses +cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller +l'aigle impérial, s'il s'endormait sur nos pauvres toits.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse</i>.</p> + +<p>Agnolo!</p> + +<p class="did"><i>Entre un page.</i></p> + +<p>Quoi de nouveau aujourd'hui?</p> + +<p class="speaker">AGNOLO.</p> + +<p>Cette lettre, monseigneur.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Donne-la-moi.</p> + +<p class="speaker">AGNOLO.</p> + +<p>Hélas! Éminence, c'est un péché.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Rien n'est un péché quand on obéit à un prêtre de +l'Église romaine.</p> + +<p class="did"><i>Agnolo remet la lettre.</i></p> + +<p>Cela est comique d'entendre les fureurs de cette +pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous +d'amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes +républicaines.</p> + +<p class="did"><i>Il ouvre la lettre et lit.</i></p> + +<p>«Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, +le vôtre et celui de nos deux maisons.»</p> + +<p>Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas +d'énergie. Que la marquise soit convaincue ou non, +voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque +assidue, c'est beaucoup pour Alexandre; ce doit être +assez pour Ricciarda Cibo.</p> + +<p class="did"><i>Il rend la lettre au page.</i></p> + +<p>Remets cela chez ta maîtresse; tu es toujours muet, +n'est-ce pas? Compte sur moi.</p> + +<p class="did"><i>Il lui donne sa main à baiser et sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>Une cour du palais du duc.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC ALEXANDRE, <i>sur une terrasse; des pages exercent des chevaux +dans la cour. Entrent</i> VALORI <span class="sc">et</span> SIRE MAURICE.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE DUC, <i>à Valori</i>.</p> + +<p>Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles +de la cour de Rome?</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Paul III envoie mille bénédictions à Votre Altesse, +et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Rien que des vœux, Valori?</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux +dangers par trop d'indulgence. Le peuple est mal habitué +à la domination absolue; et César, à son dernier +voyage, en a dit autant, je crois, à Votre Altesse.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Voilà, pardieu! un beau cheval, sire Maurice! Eh! +quelle croupe de diable!</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Superbe, Altesse.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a +encore quelques mauvaises branches à élaguer. César +et le pape ont fait de moi un roi; mais, par Bacchus, +ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre qui +sent la hache d'une lieue. Allons! voyons, Valori, +qu'est-ce que c'est?</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Je suis un prêtre, Altesse; si les paroles que mon +devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être +interprétées d'une manière aussi sévère, mon cœur me +défend d'y ajouter un mot.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, +pardieu! le seul prêtre honnête homme que j'aie vu de +ma vie.</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne +sous aucun habit; et parmi les hommes il y a plus de +bons que de méchants.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Ainsi donc, point d'explications?</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile +à expliquer.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Eh bien?</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Les désordres de la cour irritent le pape.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Que dis-tu là, toi?</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>J'ai dit les désordres de la cour, Altesse; les actions +du duc n'ont d'autre juge que lui-même. C'est Lorenzo +de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa +justice.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>De sa justice? Il n'a jamais offensé de pape, à ma +connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, +à cette heure, est en enfer.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin +qui, un jour d'ivresse, avait décapité les statues de +l'arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au +modèle titré de la débauche florentine.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Ah parbleu! Alexandre Farnèse est un plaisant garçon! +Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de +son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment +l'évêque de Fano? Cette mutilation revient toujours +sur l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je +trouve cela drôle, d'avoir coupé la tête à tous ces +hommes de pierre. Je protège les arts comme un autre, +et j'ai chez moi les premiers artistes de l'Italie; mais je +n'entends rien au respect du pape pour ces statues, +qu'il excommunierait demain, si elles étaient en chair +et en os.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement +de Votre Altesse n'est pas entouré d'un profond +respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle +Lorenzo Lorenzaccio: on sait qu'il dirige vos plaisirs, +et cela suffit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Paix! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin +d'Alexandre.</p> + +<p class="did"><i>Entre le cardinal Cibo.</i></p> + +<p>Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent +que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre +Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie +romaine une harangue en latin contre le mutilateur +de l'arc de Constantin.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Allons donc, vous me mettriez en colère! Renzo, un +homme à craindre! le plus fieffé poltron! une femmelette, +l'ombre d'un ruffian énervé! un rêveur qui +marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir +l'ombre à son côté! d'ailleurs un philosophe, un gratteur +de papier, un méchant poète qui ne sait seulement +pas faire un sonnet! Non, non, je n'ai pas encore +peur des ombres. Eh! corps de Bacchus! que me font +les discours latins et les quolibets de ma canaille! +J'aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu! il restera +ici.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour +votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous +dise la vérité?</p> + +<p class="did"><i>Il lui parle bas.</i></p> + +<p>Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous +ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, +c'est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme +une anguille; il se fourre partout et me dit tout. N'a-t-il +pas trouvé moyen d'établir une correspondance +avec tous ces Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon +entremetteur; mais croyez que son entremise, si elle +nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez!</p> + +<p class="did"><i>Lorenzo paraît au fond d'une galerie basse.</i></p> + +<p>Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain +d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces +mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour +soutenir un éventail; ce visage morne, qui sourit quelquefois, +mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un +homme à craindre? Allons, allons! vous vous moquez +de lui. Hé! Renzo, viens donc ici; voilà sire Maurice +qui te cherche dispute.</p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>montant l'escalier de la terrasse</i>.</p> + +<p>Bonjour, messieurs les amis de mon cousin!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons +de toi. Sais-tu la nouvelle? Mon ami, on t'excommunie +en latin, et sire Maurice t'appelle un homme +dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori, il +est trop honnête homme pour prononcer ton nom.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pour qui dangereux, Éminence? pour les filles de +joie, ou pour les saints du paradis?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Les chiens de cour peuvent être pris de la rage +comme les autres chiens.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Une insulte de prêtre doit se faire en latin.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi, +j'avais le soleil dans les yeux; mais vous avez un bon +visage et votre habit me paraît tout neuf.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint +de mon grand-père.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête +des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. +Il est malsain de vivre sans femme, pour un +homme qui a, comme lui, le cou court et les mains +velues.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir +se défendre. A votre place, je prendrais une épée.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Si on vous a dit que j'étais un soldat, c'est une erreur, +je suis un pauvre amant de la science.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est +une arme trop vile; chacun fait usage des siennes.</p> + +<p class="did"><i>Il tire son épée.</i></p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Devant le duc, l'épée nue!</p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>riant</i>.</p> + +<p>Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te +servir de témoin; qu'on lui donne une épée!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Monseigneur, que dites-vous là?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Eh bien! ta gaieté s'évanouit si vite? Tu trembles, +cousin? Fi donc! tu fais honte au nom des Médicis. Je +ne suis qu'un bâtard, et je le porterais mieux que toi, +qui es légitime! Une épée, une épée! un Médicis ne se +laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute +la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y +fût.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Son Altesse se rit de moi.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de +honte. Une épée!</p> + +<p class="did"><i>Il prend l'épée d'un page et la présente à Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une +épée tirée en présence de Votre Altesse est un crime +punissable dans l'intérieur du palais.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Qui parle ici, quand je parle?</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Votre Altesse ne peut avoir eu d'autre dessein que +celui de s'égayer un instant, et sire Maurice lui-même +n'a point agi dans une autre pensée.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Et vous ne voyez pas que je plaisante encore! Qui +diable pense ici à une affaire sérieuse? Regardez Renzo, +je vous en prie: ses genoux tremblent; il serait devenu +pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance, +juste Dieu! je crois qu'il va tomber.</p> + +<p class="did"><i>Lorenzo chancelle; il s'appuie sur la balustrade et glisse à terre +tout d'un coup.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>riant aux éclats</i>.</p> + +<p>Quand je vous le disais! personne ne le sait mieux +que moi; la seule vue d'une épée le fait trouver mal. +Allons! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta +mère.</p> + +<p class="did"><i>Les pages relèvent Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Double poltron! fils de catin!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Silence! sire Maurice; pesez vos paroles, c'est moi +qui vous le dis maintenant; pas de ces mots-là devant +moi.</p> + +<p class="did"><i>Sire Maurice sort.</i></p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Pauvre jeune homme!</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>resté seul avec le duc</i>.</p> + +<p>Vous croyez à cela, monseigneur?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Hum! c'est bien fort.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous +qu'un Médicis se déshonore publiquement, +par partie de plaisir? D'ailleurs ce n'est pas la première +fois que cela lui arrive; jamais il n'a pu voir une +épée.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>C'est bien fort, c'est bien fort!</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE V</h3> + +<p class="speaker"><i>Devant l'église de Saint-Miniato à Montolivet.—La foule sort de l'église.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">UNE FEMME, <i>à sa voisine</i>.</p> + +<p>Retournez-vous ce soir à Florence?</p> + +<p class="speaker">LA VOISINE.</p> + +<p>Je ne reste jamais plus d'une heure ici, et je n'y +viens jamais qu'un seul vendredi +<a name="FNanchor_B" id="FNanchor_B"></a><a href="#Footnote_B"> +<sup>B</sup></a>; je ne suis pas assez +riche pour m'arrêter à la foire; ce n'est pour moi +qu'une affaire de dévotion, et que cela suffise pour +mon salut, c'est tout ce qu'il me faut.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B" id="Footnote_B"></a> +<a href="#FNanchor_B">Note B</a> +: On allait à Montolivet tous les vendredis de certains mois: c'était +à Florence ce que Longchamp était autrefois à Paris: les marchands +y trouvaient l'occasion d'une foire et y transportaient leurs boutiques.<br /> +(<i>Note de l'auteur.</i>)</p></div> + +<p class="speaker">UNE DAME DE LA COUR, <i>à une autre</i>.</p> + +<p>Comme il a bien prêché! c'est le confesseur de ma +fille.</p> + +<p class="did"><i>Elle s'approche d'une boutique.</i></p> + +<p>Blanc et or, cela fait bien le soir; mais le jour, le +moyen d'être propre avec cela!</p> + +<p class="did"><i>Le marchand et l'orfèvre devant leurs boutiques avec quelques cavaliers.</i></p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>La citadelle! voilà ce que le peuple ne souffrira jamais, +voir tout d'un coup s'élever sur la ville cette +nouvelle tour de Babel, au milieu du plus maudit baragouin; +les Allemands ne pousseront jamais à Florence, +et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Voyez, mesdames; que Vos Seigneuries acceptent +un tabouret sous mon auvent.</p> + +<p class="speaker">UN CAVALIER.</p> + +<p>Tu es du vieux sang florentin, père Mondella; la +haine de la tyrannie fait encore trembler tes doigts ridés +sur tes ciselures précieuses, au fond de ton cabinet de +travail.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>C'est vrai, Excellence. Si j'étais un grand artiste, +j'aimerais les princes, parce qu'eux seuls peuvent faire +entreprendre de grands travaux; les grands artistes +n'ont pas de patrie; moi, je fais des saints ciboires et +des poignées d'épée.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE CAVALIER.</p> + +<p>A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit +cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant des badauds? +Il frappe son verre sur la table; si je ne me +trompe, c'est ce hâbleur de Cellini.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER CAVALIER.</p> + +<p>Allons-y donc, et entrons; avec un verre de vin dans +la tête, il est curieux à entendre, et probablement +quelque bonne histoire est en train.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.—Deux bourgeois s'assoient.</i></p> + +<p class="speaker">PREMIER BOURGEOIS.</p> + +<p>Il y a eu une émeute à Florence?</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME BOURGEOIS.</p> + +<p>Presque rien.—Quelques pauvres jeunes gens ont +été tués sur le Vieux-Marché.</p> + +<p class="speaker">PREMIER BOURGEOIS.</p> + +<p>Quelle pitié pour les familles!</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME BOURGEOIS.</p> + +<p>Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que +fasse la jeunesse d'un gouvernement comme le nôtre? +On vient crier à son de trompe que César est à Bologne, +et les badauds répètent: «César est à Bologne,» +en clignant des yeux d'un air d'importance, sans réfléchir +à ce qu'on y fait. Le jour suivant, ils sont plus +heureux encore d'apprendre et de répéter: «Le pape +est à Bologne avec César.» Que s'ensuit-il? Une réjouissance +publique, ils n'en voient pas davantage; et +puis un beau matin ils se réveillent tout endormis des +fumées du vin impérial, et ils voient une figure sinistre +à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent +quel est ce personnage, on leur répond que c'est leur +roi. Le pape et l'empereur sont accouchés d'un bâtard +qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne +pourrait pas nommer sa mère.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE, <i>s'approchant</i>.</p> + +<p>Vous parlez en patriote, ami; je vous conseille de +prendre garde à ce flandrin.</p> + +<p class="did"><i>Passe un officier allemand.</i></p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Ôtez-vous de là, messieurs; des dames veulent s'asseoir.</p> + +<p class="did"><i>Deux dames de la cour entrent et s'assoient.</i></p> + +<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p> + +<p>Cela est de Venise?</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Oui, Magnifique Seigneurie; vous en lèverai-je +quelques aunes?</p> + +<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p> + +<p>Si tu veux. J'ai cru voir passer Julien Salviati.</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Il va et vient à la porte de l'église; c'est un galant.</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME DAME.</p> + +<p>C'est un insolent. Montrez-moi des bas de soie.</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Il n'y en aura pas d'assez petits pour vous.</p> + +<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p> + +<p>Laissez donc, vous ne savez que dire. Puisque vous +voyez Julien, allez lui dire que j'ai à lui parler.</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>J'y vais et je le ramène.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">PREMIÈRE DAME.</p> + +<p>Il est bête à faire plaisir, ton officier; que peux-tu +faire de cela?</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME DAME.</p> + +<p>Tu sauras qu'il n'y a rien de mieux que cet homme-là.</p> + +<p class="did"><i>Elles s'éloignent.—Entre le prieur de Capoue.</i></p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Donnez-moi un verre de limonade, brave homme.</p> + +<p class="did"><i>Il s'assoit.</i></p> + +<p class="speaker">UN DES BOURGEOIS.</p> + +<p>Voilà le prieur de Capoue; c'est là un patriote!</p> + +<p class="did"><i>Les deux bourgeois se rassoient.</i></p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Vous venez de l'église, messieurs? que dites-vous +du sermon?</p> + +<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p> + +<p>Il était beau, seigneur prieur.</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME BOURGEOIS, <i>à l'orfèvre</i>.</p> + +<p>Cette noblesse des Strozzi est chère au peuple, parce +qu'elle n'est pas fière. N'est-il pas agréable de voir un +grand seigneur adresser librement la parole à ses voisins +d'une manière affable? Tout cela fait plus qu'on +ne pense.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>S'il faut parler franchement, j'ai trouvé le sermon +trop beau; j'ai prêché quelquefois, et je n'ai jamais +tiré grande gloire du tremblement des vitres; mais une +petite larme sur la joue d'un brave homme m'a toujours +été d'un grand prix.</p> + +<p class="did"><i>Entre Salviati.</i></p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>On m'a dit qu'il y avait ici des femmes qui me demandaient +tout à l'heure; mais je ne vois de robe ici que +la vôtre, prieur. Est-ce que je me trompe?</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont +éloignées; mais je pense qu'elles vont revenir. Voilà dix +aunes d'étoffes et quatre paires de bas pour elles.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI, <i>s'asseyant</i>.</p> + +<p>Voilà une jolie femme qui passe.—Où diable l'ai-je +donc vue?—Ah! parbleu! c'est dans mon lit.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR, <i>au bourgeois</i>.</p> + +<p>Je crois avoir vu votre signature sur une lettre +adressée au duc.</p> + +<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p> + +<p>Je le dis tout haut: c'est la supplique adressée par +les bannis.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>En avez-vous dans votre famille?</p> + +<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p> + +<p>Deux, Excellence: mon père et mon oncle; il n'y a +plus que moi d'homme à la maison.</p> + +<p class="speaker">LE DEUXIÈME BOURGEOIS, <i>à l'orfèvre</i>.</p> + +<p>Comme ce Salviati a une méchante langue!</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Cela n'est pas étonnant: un homme à moitié ruiné, +vivant des générosités de ces Médicis, et marié comme +il l'est à une femme déshonorée partout! Il voudrait +qu'on dît de toutes les femmes possibles ce qu'on dit +de la sienne.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>N'est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre?</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de notre +noblesse me sont inconnues. Si je ne me trompe, elle +donne la main à sa sœur cadette.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>J'ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de +Nasi; elle a, ma foi, une jolie jambe, et nous devons +coucher ensemble au premier jour.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR, <i>se retournant</i>.</p> + +<p>Comment l'entendez-vous?</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Cela est clair, elle me l'a dit. Je lui tenais l'étrier, ne +pensant guère à malice; je ne sais par quelle distraction +je lui pris la jambe, et voilà comme tout est venu.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Julien, je ne sais pas si tu sais que c'est de ma sœur +que tu parles.</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Je le sais très bien; toutes les femmes sont faites pour +coucher avec les hommes, et ta sœur peut bien coucher +avec moi.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR <i>se lève</i>.</p> + +<p>Vous dois-je quelque chose, brave homme?</p> + +<p class="did"><i>Il jette une pièce de monnaie sur la table et sort.</i></p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>J'aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos +sur sa sœur a fait oublier le reste de son argent. Ne +dirait-on pas que toute la vertu de Florence s'est réfugiée +chez ces Strozzi? Le voilà qui se retourne. Écarquille +les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas +peur.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VI.</h3> + +<p class="speaker"><i>Le bord de l'Arno.</i></p> + +<p class="speaker">MARIE SODERINI, CATHERINE.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Le soleil commence à baisser. De larges bandes de +pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait +sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C'est +une singulière chose que toutes les harmonies du soir +avec le bruit lointain de cette ville.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Il est temps de rentrer; noue ton voile autour de ton +cou.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Pas encore, à moins que vous n'ayez froid. Regardez, +ma mère chérie<a name="FNanchor_C" id="FNanchor_C"></a><a href="#Footnote_C"> +<sup>C</sup></a>; que le ciel est beau! Que tout cela est +vaste et tranquille! Comme Dieu est partout! Mais vous +baissez la tête, vous êtes inquiète depuis ce matin.</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_C" id="Footnote_C"></a> +<a href="#FNanchor_C">Note C</a> +: Catherine Ginori est belle-sœur de Marie; elle lui donne le +nom de <i>mère</i>, parce qu'il y a entre elles une différence d'âge très +grande; Catherine n'a guère que vingt-deux ans. (<i>Note de l'auteur</i>).</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Inquiète, non, mais affligée. N'as-tu pas entendu +répéter cette fatale histoire de Lorenzo? Le voilà la +fable de Florence.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>O ma mère! la lâcheté n'est point un crime; le courage +n'est pas une vertu: pourquoi la faiblesse est-elle +blâmable? Répondre des battements de son cœur est +un triste privilège; Dieu seul peut le rendre noble et +digne d'admiration. Et pourquoi cet enfant n'aurait-il +pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes? +Une femme qui n'a peur de rien n'est pas aimable, +dit-on.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Aimerais-tu un homme qui a peur? Tu rougis, Catherine; +Lorenzo est ton neveu, tu ne peux pas l'aimer; +mais figure-toi qu'il s'appelle de tout autre nom, qu'en +penserais-tu? Quelle femme voudrait s'appuyer sur son +bras pour monter à cheval? Quel homme lui serrerait +la main?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Cela est triste, et cependant ce n'est pas de cela que +je le plains. Son cœur n'est peut-être pas celui d'un +Médicis; mais hélas! c'est encore moins celui d'un +honnête homme.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>N'en parlons pas, Catherine;—il est assez cruel +pour une mère de ne pouvoir parler de son fils.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Ah! cette Florence! c'est là qu'on l'a perdu! N'ai-je +pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une +noble ambition? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore +d'un soleil levant? Et souvent encore aujourd'hui il +me semble qu'un éclair rapide...—Je me dis malgré +moi que tout n'est pas mort en lui.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Ah! tout cela est un abîme! Tant de facilité, un si +doux amour de la solitude! Ce ne sera jamais un guerrier +que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de +son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros livres +sous le bras; mais un saint amour de la vérité brillait +sur ses lèvres et dans ses yeux noirs. Il lui fallait s'inquiéter +de tout, dire sans cesse: «Celui-là est pauvre, +celui-là est ruiné; comment faire?» Et cette admiration +pour les grands hommes de son Plutarque! Catherine, +Catherine, que de fois je l'ai baisé au front +en pensant au père de la patrie!</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Ne vous affligez pas.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j'en parle +sans cesse. Il y a de certaines choses, vois-tu, les mères +ne s'en taisent que dans le silence éternel. Que mon fils +eût été un débauché vulgaire, que le sang des Soderini +eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes +veines, je ne me désespérerais pas; mais j'ai espéré et +j'ai eu raison de le faire. Ah! Catherine, il n'est même +plus beau; comme une fumée malfaisante, la souillure +de son cœur lui est montée au visage. Le sourire, ce +doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable +aux fleurs, s'est enfui de ses joues couleur de soufre, +pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le +mépris de tout.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie +étrange.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône? N'aurait-il +pas pu y faire monter un jour avec lui la science +d'un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner +d'un diadème d'or tous mes songes chéris? Ne +devais-je pas m'attendre à cela? Ah! Cattina, pour +dormir tranquille, il faut n'avoir jamais fait certains +rêves. Cela est trop cruel d'avoir vécu dans un palais +de fées, où murmuraient les cantiques des anges, de +s'y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller +dans une masure ensanglantée, pleine de débris d'orgie +et de restes humains, dans les bras d'un spectre +hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom +de mère.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Des ombres silencieuses commencent à marcher sur +la route; rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Pauvres gens! ils ne doivent que faire pitié! Ah! +ne puis-je voir un seul objet qu'il ne m'entre une +épine dans le cœur? Ne puis-je plus ouvrir les yeux? +Hélas! ma Cattina, ceci est encore l'ouvrage de Lorenzo. +Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui; il +n'en est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés +de leur patrie, que mon fils n'ait trahi. Leurs +lettres, signées de leur nom, sont montrées au duc. +C'est ainsi qu'il fait tourner à un infâme usage jusqu'à +la glorieuse mémoire de ses aïeux. Les républicains +s'adressent à lui comme à l'antique rejeton de leur protecteur; +sa maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mêmes +y viennent. Pauvre Philippe! il y aura une triste +fin pour tes cheveux gris! Ah! ne puis-je voir une fille +sans pudeur, un malheureux privé de sa famille, sans +que tout cela me crie: Tu es la mère de nos malheurs! +Quand serai-je là?</p> + +<p class="did"><i>Elle frappe la terre.</i></p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Ma pauvre mère, vos larmes se gagnent.</p> + +<p class="did"><i>Elles s'éloignent.—Le soleil est couché.—Un groupe de bannis +se forme au milieu d'un champ.</i></p> + +<p class="speaker">UN DES BANNIS.</p> + +<p>Où allez-vous?</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>A Pise; et vous?</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER.</p> + +<p>A Rome.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Et moi à Venise; en voilà deux qui vont à Ferrare; +que deviendrons-nous ainsi éloignés les uns des autres?</p> + +<p class="speaker">UN QUATRIÈME.</p> + +<p>Adieu, voisin, à des temps meilleurs.</p> + +<p class="did"><i>Il s'en va.</i></p> + +<p>Adieu; pour nous, nous pouvons aller ensemble +jusqu'à la croix de la Vierge.</p> + +<p class="did"><i>Il sort avec un autre.—Arrive Maffio.</i></p> + +<p class="speaker">LE PREMIER BANNI.</p> + +<p>C'est toi, Maffio? par quel hasard es-tu ici?</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>Je suis des vôtres. Vous saurez que le duc a enlevé +ma sœur; j'ai tiré l'épée; une espèce de tigre avec des +membres de fer s'est jeté à mon cou et m'a désarmé. +Après quoi j'ai reçu l'ordre de sortir de la ville, et une +bourse à moitié pleine de ducats.</p> + +<p class="speaker">LE SECOND BANNI.</p> + +<p>Et ta sœur, où est-elle?</p> + +<p class="speaker">MAFFIO.</p> + +<p>On me l'a montrée ce soir sortant du spectacle dans +une robe comme n'en a pas l'impératrice; que Dieu +lui pardonne! Une vieille l'accompagnait, qui a laissé +trois de ses dents à la sortie. Jamais je n'ai donné de +ma vie un coup de poing qui m'a fait ce plaisir-là.</p> + +<p class="speaker">LE TROISIÈME BANNI.</p> + +<p>Qu'ils crèvent tous dans leur fange crapuleuse, et +nous mourrons contents.</p> + +<p class="speaker">LE QUATRIÈME.</p> + +<p>Philippe Strozzi nous écrira à Venise; quelque jour +nous serons tous étonnés de trouver une armée à nos +ordres.</p> + +<p class="speaker">LE TROISIÈME.</p> + +<p>Que Philippe vive longtemps! Tant qu'il y aura un +cheveu sur sa tête, la liberté de l'Italie n'est pas +morte.</p> + +<p class="did"><i>Une partie du groupe se détache; tous les bannis s'embrassent.</i></p> + +<p class="speaker">UNE VOIX.</p> + +<p>A des temps meilleurs!</p> + +<p class="speaker">UNE AUTRE.</p> + +<p>A des temps meilleurs!</p> + +<p class="did"><i>Deux bannis montent sur une plate-forme d'où l'on découvre la ville.</i></p> + +<p class="speaker">LE PREMIER.</p> + +<p>Adieu, Florence, peste de l'Italie! adieu, mère stérile, +qui n'as plus de lait pour tes enfants!</p> + +<p class="speaker">LE SECOND.</p> + +<p>Adieu, Florence la bâtarde, spectre hideux de l'antique +Florence! adieu, fange sans nom!</p> + +<p class="speaker">TOUS LES BANNIS.</p> + +<p>Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de +tes femmes! maudits soient les sanglots! maudits les +prières de tes églises, le pain de tes blés, l'air de tes +rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang +corrompu!</p> + +<h3>FIN DE L'ACTE PREMIER.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE DEUXIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez les Strozzi.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PHILIPPE, <i>dans son cabinet</i>.</p> + +<p>Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement! +le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa sœur corrompue, +devenue une fille publique en une nuit! +Pauvre petite! Quand l'éducation des basses classes +sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles +de rire lorsque leurs parents pleurent? La corruption +est-elle donc une loi de nature? Ce qu'on appelle la +vertu, est-ce donc l'habit du dimanche qu'on met pour +aller à la messe? Le reste de la semaine, on est à la +croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes +gens passer. Pauvre humanité! quel nom portes-tu +donc? celui de ta race, ou celui de ton baptême? Et +nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle +avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou +cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres? +Qu'il t'est facile à toi, dans le silence du cabinet, de +tracer d'une main légère une ligne mince et pure +comme un cheveu sur ce papier blanc! qu'il t'est facile +de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et +un peu d'encre! Mais l'architecte qui a dans son pupitre +des milliers de plans admirables ne peut soulever +de terre le premier pavé de son édifice, quand il vient +se mettre à l'ouvrage avec son dos voûté et ses idées +obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu'un +rêve, cela est pourtant dur; que le mal soit irrévocable, +éternel, impossible à changer, non! Pourquoi le philosophe +qui travaille pour tous regarde-t-il autour de +lui? voilà le tort. Le moindre insecte qui passe devant +ses yeux lui cache le soleil: allons-y donc plus hardiment; +la république, il nous faut ce mot-là. Et quand +ce ne serait qu'un mot, c'est quelque chose, puisque +les peuples se lèvent quand il travers l'air... Ah! +bonjour, Léon.</p> + +<p class="did"><i>Entre le prieur de Capoue.</i></p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Je viens de la foire de Montolivet.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Était-ce beau? Te voilà aussi, Pierre? Assieds-toi +donc; j'ai à te parler.</p> + +<p class="did"><i>Entre Pierre Strozzi.</i></p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>C'était très beau, et je me suis assez amusé, sauf +certaine contrariété un peu trop forte que j'ai quelque +peine à digérer.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Bah! qu'est-ce que c'est donc?</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Figurez-vous que j'étais entré dans une boutique +pour prendre un verre de limonade...—Mais non, +cela est inutile, je suis un sot de m'en souvenir.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Que diable as-tu sur le cœur? tu parles comme une +âme en peine.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Ce n'est rien; un méchant propos, rien de plus. Il +n'y a aucune importance à attacher à tout cela.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Un propos? sur qui? sur toi?</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Non pas sur moi précisément. Je me soucierais +bien d'un propos sur moi!</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Sur qui donc? Allons! parle, si tu veux.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>J'ai tort; on ne se souvient pas de ces choses-là, +quand on sait la différence d'un honnête homme à un +Salviati.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Salviati? Qu'a dit cette canaille?</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>C'est un misérable, tu as raison. Qu'importe ce +qu'il peut dire! Un homme sans pudeur, un valet de +cour, qui, à ce qu'on raconte, a pour femme la plus +grande dévergondée! Allons! voilà qui est fait, je n'y +penserai pas davantage.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Penses-y et parle, Léon; c'est-à-dire que cela me +démange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il médit? +De nous? de mon père? Ah! sang du Christ, je ne +l'aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache cela, +entends-tu?</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Si tu y tiens, je te le dirai. Il s'est exprimé devant +moi, dans une boutique, d'une manière vraiment +offensante sur le compte de notre sœur.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>O mon Dieu! Dans quels termes? Allons! parle +donc!</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Dans les termes les plus grossiers.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Diable de prêtre que tu es! tu me vois hors de moi +d'impatience, et tu cherches tes mots! Dis les choses +comme elles sont; parbleu! un mot est un mot; il n'y +a pas de bon Dieu qui tienne.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pierre, Pierre! tu manques à ton frère.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Il a dit qu'il coucherait avec elle, voilà son mot, et +qu'elle le lui avait promis.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Qu'elle couch... Ah! mort de mort, de mille morts! +Quelle heure est-il?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Où vas-tu? Allons! es-tu fait de salpêtre? Qu'as-tu +à faire de cette épée? tu en as une au côté.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Je n'ai rien à faire; allons dîner; le dîner est servi.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>Le portail d'une église.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> LORENZO <span class="sc">et</span> VALORI.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Comment se fait-il que le duc n'y vienne pas? Ah! +monsieur, quelle satisfaction pour un chrétien que ces +pompes magnifiques de l'Église romaine! quel homme +peut y être insensible? L'artiste ne trouve-t-il pas là le +paradis de son cœur? le guerrier, le prêtre et le marchand +n'y rencontrent-ils pas tout ce qu'ils aiment? +Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures +éclatantes de velours et de tapisseries, ces tableaux des +premiers maîtres, les parfums tièdes et suaves que balancent +les encensoirs, et les chants délicieux de ces +voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble +mondain, le moine sévère et ennemi du plaisir; +mais rien n'est plus beau, selon moi, qu'une +religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi +les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux? +La religion n'est pas un oiseau de proie; c'est une +colombe compatissante qui plane doucement sur tous +les rêves et sur tous les amours.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Sans doute; ce que vous dites là est parfaitement +vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO FRECCIA, <i>s'approchant de Valori</i>.</p> + +<p>Ah! monseigneur, qu'il est doux de voir un homme +tel que Votre Éminence parler ainsi de la tolérance +et de l'enthousiasme sacré! Pardonnez à un citoyen +obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous remercier +de ce peu de paroles que je viens d'entendre. Trouver +sur les lèvres d'un honnête homme ce qu'on a soi-même +dans le cœur, c'est le plus grand des bonheurs +qu'on puisse désirer.</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>N'êtes-vous pas le petit Freccia?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Mes ouvrages ont peu de mérite; je sais mieux +aimer les arts que je ne sais les exercer. Ma jeunesse +tout entière s'est passée dans les églises. Il me semble +que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre divin +Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant +leurs ouvrages, dans une extase sans égale. Le +chant de l'orgue me révèle leur pensée, et me fait pénétrer +dans leur âme; je regarde les personnages de +leurs tableaux si saintement agenouillés, et j'écoute, +comme si les cantiques du chœur sortaient de leurs +bouches entr'ouvertes; des bouffées d'encens aromatique +passent entre eux et moi dans une vapeur légère; +je crois y voir la gloire de l'artiste; c'est aussi une +triste et douce fumée, et qui ne serait qu'un parfum +stérile, si elle ne montait à Dieu.</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Vous êtes un vrai cœur d'artiste! venez à mon palais, +et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous +y viendrez. Je veux que vous travailliez pour moi.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>C'est trop d'honneur que me fait Votre Éminence. Je +suis un desservant bien humble de la sainte religion de +la peinture.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pourquoi remettre vos offres de service? Vous avez, +il me semble, un cadre dans les mains.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Il est vrai; mais je n'ose le montrer à de si grands +connaisseurs. C'est une esquisse bien pauvre d'un rêve +magnifique.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Vous faites le portrait de vos rêves? Je ferai poser +pour vous quelques-uns des miens.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus +grands ont représenté les leurs dans toute leur force, +et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre +plein de sève; les bourgeons s'y métamorphosaient sans +peine en fleurs, et les fleurs en fruits; bientôt ces fruits +mûrissaient à un soleil bienfaisant, et, quand ils étaient +mûrs, ils se détachaient d'eux-mêmes et tombaient sur +la terre sans perdre un seul grain de leur poussière +virginale. Hélas! les rêves des artistes médiocres sont +des plantes difficiles à nourrir, et qu'on arrose de larmes +bien amères pour les faire bien peu prospérer.</p> + +<p class="did"><i>Il montre son tableau.</i></p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Sans compliment, cela est beau; non pas du premier +mérite, il est vrai: pourquoi flatterais-je un homme +qui ne se flatte pas lui-même? Mais votre barbe n'est +pas poussée, jeune homme.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Est-ce un paysage ou un portrait? De quel côté faut-il +le regarder, en long ou en large?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Votre Seigneurie se rit de moi. C'est la vue du Campo-Santo.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Combien y a-t-il d'ici à l'immortalité?</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez +comme ses grands yeux s'attristent à chacune de vos +paroles.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>L'immortalité, c'est la foi. Ceux à qui Dieu a donné +des ailes y arrivent en souriant.</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Tu parles comme un élève de Raphaël.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Seigneur, c'était mon maître. Ce que j'ai appris vient +de lui.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Viens chez moi; je le ferai peindre la Mazzafirra toute +nue.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte +mon art: je ne puis faire le portrait d'une courtisane.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ton Dieu s'est bien donné la peine de la faire; tu +peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me +faire une vue de Florence?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Oui, monseigneur.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Comment t'y prendrais-tu?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je me placerais à l'orient, sur la rive gauche de +l'Arno. C'est de cet endroit que la perspective est la +plus large et la plus agréable.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les +rues?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Oui, monseigneur.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, +si tu veux peindre un mauvais lieu?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>On ne m'a point encore appris à parler ainsi de ma +mère.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Qu'appelles-tu ta mère?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Florence, seigneur.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Alors tu n'es qu'un bâtard, car ta mère n'est qu'une +catin.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Une blessure sanglante peut engendrer la corruption +dans le corps le plus sain; mais des gouttes précieuses +du sang de ma mère sort une plante odorante +qui guérit tous les maux. L'art, cette fleur divine, a +quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui +la porte.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Comment entends-tu ceci?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois +brillé d'une clarté pure, mais faible. Il y a plusieurs +cordes à la harpe des anges; et le zéphir peut murmurer +sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie +suave et délicieuse; mais la corde d'argent ne +s'ébranle qu'au passage du vent du nord. C'est la plus +belle et la plus noble; et cependant le toucher d'une +rude main lui est favorable. L'enthousiasme est frère +de la souffrance.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>C'est-à-dire qu'un peuple malheureux fait les grands +artistes. Je me ferai volontiers l'alchimiste de ton alambic; +les larmes des peuples y retombent en perles. Par +la mort du diable! tu me plais. Les familles peuvent se +désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la +cervelle de monsieur! Admirable poète! comment +arranges-tu cela avec ta piété?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je ne ris point du malheur des familles: je dis que +la poésie est la plus douce des souffrances, et qu'elle +aime ses sœurs. Je plains les peuples malheureux; +mais je crois, en effet, qu'ils font les grands artistes: +les champs de bataille font pousser les moissons, les +terres corrompues engendrent le blé céleste.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ton pourpoint est usé; en veux-tu à ma livrée?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je n'appartiens à personne; quand la pensée veut +être libre, le corps doit l'être aussi.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner +des coups de bâton.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Pourquoi, monseigneur?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux +de naissance ou par accident?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je ne suis pas boiteux; que voulez-vous dire par-là?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu es boiteux ou tu es fou.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Pourquoi, monseigneur? vous vous riez de moi.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Si tu n'étais pas boiteux, comment resterais-tu, à +moins d'être fou, dans une ville où, en l'honneur de +tes idées de liberté, le premier valet d'un Médicis peut +te faire assommer sans qu'on y trouve à redire?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>J'aime ma mère Florence; c'est pourquoi je reste +chez elle. Je sais qu'un citoyen peut être assassiné en +plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux +qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce stylet à +ma ceinture.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il +lui est arrivé souvent de commettre, par partie de plaisir, +des meurtres facétieux?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je le tuerais s'il m'attaquait.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu me dis cela à moi?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Pourquoi m'en voudrait-on? je ne fais de mal à personne. +Je passe les journées à l'atelier. Le dimanche, +je vais à l'Annonciade ou à Sainte-Marie; les moines +trouvent que j'ai de la voix; ils me mettent une robe +blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans +les chœurs, quelquefois un petit solo: ce sont les seules +occasions où je vais en public. Le soir, je vais chez ma +maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur +son balcon. Personne ne me connaît, et je ne connais +personne: à qui ma vie ou ma mort peut-elle être +utile?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Es-tu républicain? aimes-tu les princes?</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Je suis artiste; j'aime ma mère et ma maîtresse.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un +tableau d'importance pour le jour de mes noces.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez la marquise de Cibo.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>seul</i>.</p> + +<p>Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse<a name="FNanchor_D" id="FNanchor_D"></a> +<a href="#Footnote_D"><sup>D</sup></a>! Que ton commissaire +apostolique s'enferme avec sa probité dans +le cercle étroit de son office, je remuerai d'une main +ferme la terre glissante sur laquelle il n'ose marcher. +Tu attends cela de moi, je l'ai compris, et j'agirai sans +parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui +j'étais lorsque tu m'as placé auprès d'Alexandre sans +me revêtir d'aucun titre qui me donnât quelque pouvoir +sur lui. C'est d'un autre qu'il se défiera, en +m'obéissant à son insu. Qu'il épuise sa force contre des +ombres d'hommes gonflés d'une ombre de puissance, +je serai l'anneau invisible qui l'attachera, pieds et +poings liés, à la chaîne de fer dont Rome et César tiennent +les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, +c'est dans cette maison qu'est le marteau dont je me +servirai. Alexandre aime ma belle-sœur: que cet amour +l'ait flattée, cela est croyable; ce qui peut en résulter +est douteux; mais ce qu'elle veut en faire, c'est là ce +qui est certain pour moi. Qui sait jusqu'où pourrait +aller l'influence d'une femme exaltée, même sur cet +homme grossier, sur cette armure vivante? Un si doux +péché pour une si belle cause, cela est tentant, n'est-il +pas vrai, Ricciarda? Presser ce cœur de lion sur ton +faible cœur tout percé de flèches saignantes, comme +celui de saint Sébastien; parler, les yeux en pleurs, +pendant que le tyran adoré passera ses rudes mains +dans ta chevelure dénouée; faire jaillir d'un rocher +l'étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice de +l'honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. +Florence y gagnerait tant, et ces bons maris n'y +perdent rien! Mais il ne fallait pas me prendre pour +confesseur.</p> + +<p>La voici qui s'avance, son livre de prières à la main. +Aujourd'hui donc tout va s'éclairer; laisse seulement +tomber ton secret dans l'oreille du prêtre: le courtisan +pourra bien en profiter; mais, en conscience, il n'en +dira rien.</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_D" id="Footnote_D"></a> +<a href="#FNanchor_D">Note D</a> +: Le pape Paul III. (<i>Note de l'auteur.</i>)</p> + +<p class="did"><i>Entre la marquise de Cibo.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>s'asseyant</i>.</p> + +<p>Me voilà prêt.</p> + +<p class="did"><i>La marquise s'agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu.</i></p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Bénissez-moi, mon père, parce que j'ai péché.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Avez-vous dit votre <i>Confiteor</i>? Nous pouvons commencer, +marquise.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Je m'accuse de mouvements de colère, de doutes +irréligieux et injurieux pour notre saint-père le pape.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Continuez.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>J'ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l'évêque +de Fano, que la sainte Église catholique était un +lieu de débauche.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Continuez.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>J'ai écouté des discours contraires à la fidélité que +j'ai jurée à mon mari.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Qui vous a tenu ces discours?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>J'ai lu une lettre écrite dans la même pensée.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Qui vous a écrit cette lettre?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Je m'accuse de ce que j'ai fait, et non de ce qu'ont +fait les autres.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que +je puisse vous donner l'absolution en toute sécurité. +Avant tout, dites-moi si vous avez répondu à cette +lettre.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>J'y ai répondu de vive voix, mais non par écrit.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Qu'avez-vous répondu?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>J'ai accordé à la personne qui m'avait écrit la permission +de me voir comme elle le demandait.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Comment s'est passée cette entrevue?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Je me suis accusée déjà d'avoir écouté des discours +contraires à mon honneur.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Comment y avez-vous répondu?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Comme il convient à une femme qui se respecte.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>N'avez-vous point laissé entrevoir qu'on finirait par +vous persuader?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Non, mon père.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Avez-vous annoncé à la personne dont il s'agit la +résolution de ne plus écouter de semblables discours à +l'avenir?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, mon père.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Cette personne vous plaît-elle?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Mon cœur n'en sait rien, j'espère.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Avez-vous averti votre mari?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Non, mon père. Une honnête femme ne doit point +troubler son ménage par des récits de cette sorte.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Ne me cachez-vous rien? Ne s'est-il rien passé entre +vous et la personne dont il s'agit, que vous hésitiez à +me confier?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Rien, mon père.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Pas un regard tendre? pas un baiser pris à la dérobée?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Non, mon père.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Cela est-il sûr, ma fille?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Mon beau-frère, il me semble que je n'ai pas l'habitude +de mentir devant Dieu.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai +demandé tout à l'heure; je ne puis cependant vous +donner l'absolution sans le savoir.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Pourquoi cela? Lire une lettre peut être un péché, +mais non pas une signature. Qu'importe le nom à la +chose?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Il importe plus que vous ne pensez.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi +l'absolution, si vous voulez; je prendrai pour confesseur +le premier prêtre venu, qui me la donnera.</p> + +<p class="did"><i>Elle se lève.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Quelle violence, marquise! Est-ce que je ne sais pas +que c'est du duc que vous voulez parler?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Du duc!—Eh bien! si vous le savez, pourquoi voulez-vous +me le faire dire?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Pourquoi refusez-vous de le dire? Cela m'étonne.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Et qu'en voulez-vous faire, vous, mon confesseur? +Est-ce pour le répéter à mon mari que vous tenez si fort +à l'entendre? Oui, cela est bien certain; c'est un tort +que d'avoir pour confesseur un de ses parents. Le ciel +m'est témoin qu'en m'agenouillant devant vous, j'oublie +que je suis votre belle-sœur; mais vous prenez soin +de me le rappeler. Prenez garde, Cibo, prenez garde à +votre salut éternel, tout cardinal que vous êtes.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Revenez donc à cette place, marquise; il n'y a pas +tant de mal que vous croyez.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Que voulez-vous dire?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Qu'un confesseur doit tout savoir, parce qu'il peut +tout diriger, et qu'un beau-frère ne doit rien dire, à +certaines conditions.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Quelles conditions?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Non, non, je me trompe; ce n'était pas ce mot-là +que je voulais employer. Je voulais dire que le duc est +puissant, qu'une rupture avec lui peut nuire aux plus +riches familles; mais qu'un secret d'importance entre +des mains expérimentées peut devenir une source de +biens abondante.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Une source de biens!—des mains expérimentées!—Je +reste là, en vérité, comme une statue. Que +couves-tu, prêtre, sous ces paroles ambiguës? Il y a +certains assemblages de mots qui passent par instants +sur vos lèvres, à vous autres; on ne sait qu'en penser.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous +ai point encore donné l'absolution.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Parlez toujours; il n'est pas prouvé que j'en veuille.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL, <i>se levant</i>.</p> + +<p>Prenez garde à vous, marquise! Quand on veut me +braver en face, il faut avoir une armure solide et sans +défaut; je ne veux point menacer; je n'ai pas un mot +à vous dire: prenez un autre confesseur.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE, <i>seule</i>.</p> + +<p>Cela est inouï. S'en aller en serrant les poings, les +yeux enflammés de colère! Parler de mains expérimentées, +de direction à donner à certaines choses! +Eh mais! qu'y a-t-il donc? Qu'il voulût pénétrer mon +secret pour en informer mon mari, je le conçois; mais, +si ce n'est pas là son but, que veut-il donc faire de +moi? la maîtresse du duc? Tout savoir, dit-il, et tout +diriger! cela n'est pas possible; il y a quelque autre +mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous; +Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non! cela est sûr; +je le connais. C'est bon pour Lorenzaccio; mais lui! +il faut qu'il ait quelque sourde pensée, plus vaste que +cela et plus profonde. Ah! comme les hommes sortent +d'eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence! +Cela est effrayant.</p> + +<p>Maintenant, que ferai-je? Est-ce que j'aime Alexandre? +Non, je ne l'aime pas, non, assurément; j'ai dit que +non dans ma confession, et je n'ai pas menti. Pourquoi +Laurent est-il à Massa? Pourquoi le duc me presse-t-il? +Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir? +pourquoi?—Ah! pourquoi y a-t-il dans tout cela un +aimant, un charme inexplicable qui m'attire?</p> + +<p class="did"><i>Elle ouvre sa fenêtre.</i></p> + +<p>Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste! Il +y a là plus d'une maison où Alexandre est entré la nuit, +couvert de son manteau; c'est un libertin, je le sais.—Et +pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence? +Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi, ou est-ce lui?</p> + +<p class="speaker">AGNOLO, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Madame, Son Altesse vient d'entrer dans la cour.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Cela est singulier; ce Malaspina m'a laissée toute +tremblante.</p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>Au palais des Soderini.</i></p> + +<p class="speaker">MARIE SODERINI, CATHERINE, LORENZO, <i>assis</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">CATHERINE, <i>tenant un livre</i>.</p> + +<p>Quelle histoire vous lirai-je, ma mère?</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que +je comprends rien à tes livres latins?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Celui-ci n'est point en latin, mais il en est traduit. +C'est l'histoire romaine.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je suis très fort sur l'histoire romaine. Il y avait une +fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Ah! c'est une histoire de sang.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pas du tout; c'est un conte de fées. Brutus était un +fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un +duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si +les petites filles dormaient bien.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Dites-vous aussi du mal de Lucrèce?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Elle s'est donné le plaisir du péché et la gloire du +trépas. Elle s'est laissé prendre toute vive comme une +alouette au piège, et puis elle s'est fourré bien gentiment +son petit couteau dans le ventre.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous +de les rabaisser devant votre mère et votre sœur?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde +me fait horreur.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Sais-tu le rêve que j'ai eu cette nuit, mon enfant?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Quel rêve?</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Ce n'était point un rêve, car je ne dormais pas. +J'étais seule dans cette grande salle; ma lampe était loin +de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais +aux jours où j'étais heureuse, aux jours de ton enfance, +mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je +me disais: il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait +autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient +de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. +J'ai entendu tout d'un coup marcher lentement dans +la galerie; je me suis retournée; un homme vêtu de noir +venait à moi, un livre sous le bras: c'était toi, Renzo: +«Comme tu reviens de bonne heure!» me suis-je +écriée. Mais le spectre s'est assis auprès de la lampe, +sans me répondre; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu +mon Lorenzino d'autrefois.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Vous l'avez vu?</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Comme je te vois.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Quand s'en est-il allé?</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Mon spectre, à moi! Et il s'en est allé quand je suis +rentré?</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Il s'est levé d'un air mélancolique, et s'est effacé +comme une vapeur du matin.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Catherine, Catherine, lis-moi l'histoire de Brutus.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Qu'avez-vous? vous tremblez de la tête aux pieds.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous +étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui +qu'il verra bientôt quelque chose qui l'étonnera.</p> + +<p class="did"><i>On frappe.</i></p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>C'est mon oncle Bindo et Baptista Venturi.</p> + +<p class="did"><i>Bindo et Venturi entrent.</i></p> + +<p class="speaker">BINDO, <i>bas à Marie</i>.</p> + +<p>Je viens tenter un dernier effort.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Nous vous laissons; puissiez-vous réussir!</p> + +<p class="did"><i>Elle sort avec Catherine.</i></p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l'histoire scandaleuse +qui court sur ton compte?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Quelle histoire?</p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>On dit que tu t'es évanoui à la vue d'une épée.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Le croyez-vous, mon oncle?</p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>Je t'ai vu faire des armes à Rome; mais cela ne +m'étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu'un chien, +au métier que tu fais ici.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>L'histoire est vraie: je me suis évanoui. Bonjour, +Venturi. A quel taux sont vos marchandises? comment +va le commerce?</p> + +<p class="speaker">VENTURI.</p> + +<p>Seigneur, je suis à la tête d'une fabrique de soie, +mais c'est me faire une injure que de m'appeler marchand.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>C'est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez +contracté au collège l'habitude innocente de vendre +de la soie.</p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>J'ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent +en ce moment tant de familles à Florence. C'est +un digne ami de la liberté, et j'entends, Lorenzo, que +vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est +passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance +extrême que le duc vous témoigne n'était qu'un +piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux? Êtes-vous +des nôtres, ou n'en êtes-vous pas? voilà ce qu'il nous +faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que +le despotisme des Médicis n'est ni juste ni tolérable. De +quel droit laisserions-nous s'élever paisiblement cette +maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges? +La capitulation n'est point observée. La puissance de +l'Allemagne se fait sentir de jour en jour d'une manière +plus absolue. Il est temps d'en finir, et de rassembler +les patriotes. Répondez-vous à cet appel?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Qu'en dites-vous, seigneur Venturi? Parlez, parlez, +voilà mon oncle qui reprend haleine; saisissez cette +occasion, si vous aimez votre pays.</p> + +<p class="speaker">VENTURI.</p> + +<p>Seigneur, je pense de même, et je n'ai pas un mot +à ajouter.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pas un mot? pas un beau petit mot bien sonore? +Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On +tourne une grande période autour d'un beau petit mot, +pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie; +on rejette son bras gauche en arrière, de manière +à faire faire à son manteau des plis pleins d'une dignité +tempérée par la grâce; on lâche sa période qui se déroule +comme une corde ronflante, et la petite toupie +s'échappe avec un murmure délicieux. On pourrait +presque la ramasser dans le creux de la main, comme +les enfants des rues.</p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>Tu es un insolent! Réponds, ou sors d'ici.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez-vous pas à +ma coiffure que je suis républicain dans l'âme? Regardez +comme ma barbe est coupée. N'en doutez pas un +seul instant, l'amour de la patrie respire dans mes vêtements +les plus cachés.</p> + +<p class="did"><i>On sonne à la porte d'entrée; la cour se remplit de pages et de +chevaux</i>.</p> + +<p class="speaker">UN PAGE, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Le duc!</p> + +<p class="did"><i>Entre Alexandre.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Quel excès de faveur, mon prince! Vous daignez +visiter un pauvre serviteur en personne?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quels sont ces hommes-là? J'ai à te parler.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'ai l'honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle +Bindo Altoviti, qui regrette qu'un long séjour à Naples +ne lui ait pas permis de se jeter plus tôt à vos pieds. +Cet autre seigneur est l'illustre Baptista Venturi, qui +fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n'en vend +point. Que la présence inattendue d'un si grand prince +dans cette humble maison ne vous trouble pas, mon +cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi. Ce que +vous demandez vous sera accordé, ou vous serez en +droit de dire que mes supplications n'ont aucun crédit +auprès de mon gracieux souverain.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Que demandez-vous, Bindo?</p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>Altesse, je suis désolé que mon neveu...</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Le titre d'ambassadeur à Rome n'appartient à personne +en ce moment. Mon oncle se flattait de l'obtenir +de vos bontés. Il n'est pas dans Florence un seul homme +qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dès qu'il +s'agit du dévouement et du respect qu'on doit aux +Médicis.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>En vérité, Renzino? Eh bien! mon cher Bindo, voilà +qui est dit. Viens demain matin au palais.</p> + +<p class="speaker">BINDO.</p> + +<p>Altesse, je suis confondu. Comment reconnaître?...</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Le seigneur Venturi, bien qu'il ne vende point de +soie, demande un privilège pour ses fabriques.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quel privilège?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui, +monseigneur, si vous aimez ceux qui vous +aiment.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Voilà qui est bon. Est-ce fini? Allez, messieurs; la +paix soit avec vous.</p> + +<p class="speaker">VENTURI.</p> + +<p>Altesse!... vous me comblez de joie,... je ne puis +exprimer...</p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>à ses gardes</i>.</p> + +<p>Qu'on laisse passer ces deux personnes.</p> + +<p class="speaker">BINDO, <i>sortant, bas à Venturi</i>.</p> + +<p>C'est un tour infâme.</p> + +<p class="speaker">VENTURI, <i>de même</i>.</p> + +<p>Qu'est-ce que vous ferez?</p> + +<p class="speaker">BINDO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Que diable veux-tu que je fasse? Je suis nommé.</p> + +<p class="speaker">VENTURI, <i>de même</i>.</p> + +<p>Cela est terrible!</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>La Cibo est à moi.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'en suis fâché.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Parce que cela fera tort aux autres.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Ma foi, non, elle m'ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon, +quelle est donc cette belle femme qui arrange ces +fleurs sur cette fenêtre? Voilà longtemps que je la vois +sans cesse en passant.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Où donc?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Là-bas, en face, dans le palais.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Oh! ce n'est rien.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Rien? Appelles-tu rien ces bras-là! Quelle Vénus, +entrailles du diable!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>C'est une voisine.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je veux parler à cette voisine-là. Eh, parbleu! si je ne +me trompe, c'est Catherine Ginori.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je la reconnais très bien; c'est ta tante. Peste! j'avais +oublié cette figure-là. Amène-la donc souper.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cela serait très difficile. C'est une vertu.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Allons donc! Est-ce qu'il y en a pour nous autres?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je lui demanderai, si vous voulez, mais je vous avertis +que c'est une pédante; elle parle latin.</p> + +<p class="speaker">LE DUC</p> + +<p>Bon! elle ne fait pas l'amour en latin. Viens donc +par ici; nous la verrons mieux de cette galerie.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Une autre fois, mignon;—à l'heure qu'il est, je n'ai +pas de temps à perdre:—il faut que j'aille chez le +Strozzi.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quoi! chez ce vieux fou?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il +paraît qu'il ne peut se guérir de cette singulière lubie +d'ouvrir sa bourse à toutes ces viles créatures qu'on +nomme bannis, et que ces meurt-de-faim se réunissent +chez lui tous les jours, avant de mettre leurs souliers +et de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est +d'aller au plus vite manger le dîner de ce vieux gibier +de potence, et de lui renouveler l'assurance de ma cordiale +amitié. J'aurai ce soir quelque bonne histoire à +vous conter, quelque charmante petite fredaine qui +pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes +de toutes ces canailles.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Que je suis heureux de t'avoir, mignon! J'avoue que +je ne comprends pas comment ils te reçoivent.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Bon! si vous saviez comme cela est aisé de mentir +impudemment au nez d'un butor! Cela prouve bien +que vous n'avez jamais essayé. A propos, ne m'avez-vous +pas dit que vous vouliez donner votre portrait, +je ne sais plus à qui? J'ai un peintre à vous amener; +c'est un protégé.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Bon, bon; mais pense à ta tante. C'est pour elle +que je suis venu te voir: le diable m'emporte! tu as +une tante qui me revient.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Et la Cibo?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je te dis de parler de moi à ta tante.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE V</h3> + +<p class="speaker"><i>Une salle du palais des Strozzi.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE STROZZI, LE PRIEUR, LOUISE, <i>occupée +à travailler</i>; LORENZO, <i>couché sur un sofa</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Dieu veuille qu'il n'en soit rien! Que de haines +inextinguibles, implacables, n'ont pas commencé autrement! +Un propos! la fumée d'un repas jasant sur +les lèvres épaisses d'un débauché! voilà les guerres de +famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est +insulté, et on tue; on a tué, et on est tué. Bientôt les +haines s'enracinent; on berce les fils dans les cercueils +de leurs aïeux, et des générations entières sortent de +terre l'épée à la main.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>J'ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant +propos et de ce maudit voyage à Montolivet; mais le +moyen d'endurer ces Salviati?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ah! Léon, Léon, je te le demande, qu'y aurait-il de +changé pour Louise et pour nous-mêmes, si tu n'avais +rien dit à mes enfants? La vertu d'une Strozzi ne peut-elle +oublier un mot d'un Salviati? L'habitant d'un palais +de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace +écrit sur ses murs? Qu'importe le propos d'un +Julien? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnête +mari? ses enfants la respecteront-ils moins? M'en souviendrai-je, +moi, son père, en lui donnant le baiser du +soir? Où en sommes-nous, si l'insolence du premier +venu tire du fourreau des épées comme les nôtres? +Maintenant tout est perdu; voilà Pierre furieux de tout +ce que tu nous as conté. Il s'est mis en campagne; il +est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver! +Qu'il rencontre Salviati, voilà le sang répandu, le mien, +mon sang sur le pavé de Florence! Ah! pourquoi suis-je +père!</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Si on m'eût rapporté un propos sur ma sœur, quel +qu'il fût, j'aurais tourné le dos, et tout aurait été fini +là; mais celui-là m'était adressé; il était si grossier, +que je me suis figuré que le rustre ne savait de qui il +parlait;—mais il le savait bien.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Oui, ils le savent, les infâmes! ils savent bien où ils +frappent! Le vieux tronc d'arbre est d'un bois trop +solide; ils ne viendraient pas l'entamer. Mais ils connaissent +la fibre délicate qui tressaille dans ses entrailles +lorsqu'on attaque son plus faible bourgeon. Ma +Louise! ah! qu'est-ce donc que la raison? Les mains +me tremblent à cette idée. Juste Dieu! La raison, est-ce +donc la vieillesse?</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Pierre est trop violent.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pauvre Pierre! comme le rouge lui est monté au +front! comme il a frémi en t'écoutant raconter l'insulte +faite à sa sœur! C'est moi qui suis un fou, car je +t'ai laissé dire. Pierre se promenait par la chambre à +grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue; il allait, +il venait, comme moi maintenant. Je le regardais en +silence: c'est un si beau spectacle qu'un sang pur +montant à un front sans reproche! O ma patrie! pensais-je, +en voilà un, et c'est mon aîné. Ah! Léon, j'ai +beau faire, je suis un Strozzi.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Il n'y a peut-être pas tant de danger que vous le +pensez.—C'est un grand hasard s'il rencontre Salviati +ce soir.—Demain nous verrons toutes les choses +plus sagement.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>N'en doute pas; Pierre le tuera, ou il se fera tuer.</p> + +<p class="did"><i>Il ouvre la fenêtre.</i></p> + +<p>Où sont-ils maintenant? Voilà la nuit; la ville se couvre +de profondes ténèbres; ces rues sombres me font horreur;—le +sang coule quelque part; j'en suis sûr.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Calmez-vous.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>A la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr +qu'il ne rentrera que vengé ou mort. Je l'ai vu décrocher +son épée en fronçant le sourcil; il se mordait les +lèvres, et les muscles de ses bras étaient tendus comme +des arcs. Oui, oui, maintenant il meurt ou il est +vengé; cela n'est pas douteux.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR.</p> + +<p>Remettez-vous, fermez cette fenêtre.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Eh bien! Florence, apprends-la donc à tes pavés, +la couleur de mon noble sang! Il y a quarante de tes +fils qui l'ont dans les veines. Et moi, le chef de cette +famille immense, plus d'une fois encore ma tête +blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les +angoisses paternelles! plus d'une fois ce sang, que tu +bois peut-être à cette heure avec indifférence, séchera +au soleil de tes places! Mais ne ris pas ce soir du +vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare +de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, +où tu te mettras avec lui à la fenêtre, et où le +cœur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de +nos épées.</p> + +<p class="speaker">LOUISE.</p> + +<p>Mon père! mon père! vous me faites peur.</p> + +<p class="speaker">LE PRIEUR, <i>bas à Louise</i>.</p> + +<p>N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes? il +m'a semblé le reconnaître à sa petite taille. Le voilà +parti.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pauvre ville! où les pères attendent ainsi le retour +de leurs enfants! Pauvre patrie! pauvre patrie! Il y +en a bien d'autres à cette heure qui ont pris leur manteau +et leur épée pour s'enfoncer dans cette nuit +obscure; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets; +ils savent qu'ils mourront demain de misère, +s'ils ne meurent de froid cette nuit. Et nous, dans ces +palais somptueux, nous attendons qu'on nous insulte +pour tirer nos épées! Le propos d'un ivrogne nous +transporte de colère, et disperse dans ces sombres rues +nos fils et nos amis! Mais les malheurs publics ne +secouent pas la poussière de nos armes. On croit Philippe +Strozzi un honnête homme, parce qu'il fait le +bien sans empêcher le mal; et maintenant, moi, père, +que ne donnerais-je pas pour qu'il y eût au monde un +être capable de me rendre mon fils et de punir juridiquement +l'insulte faite à ma fille! Mais pourquoi empêcherait-on +le mal qui m'arrive, quand je n'ai pas +empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais +le pouvoir? Je me suis courbé sur des livres, et j'ai +rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans l'antiquité. +Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me +bouchais les oreilles pour m'enfoncer dans mes méditations; +il a fallu que la tyrannie vînt me frapper au +visage pour me faire dire: Agissons! et ma vengeance +a des cheveux gris.</p> + +<p class="did"><i>Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>C'est fait; Salviati est mort.</p> + +<p class="did"><i>Il embrasse sa sœur.</i></p> + +<p class="speaker">LOUISE.</p> + +<p>Quelle horreur! tu es couvert de sang.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Nous l'avons attendu au coin de la rue des Archers; +François a arrêté son cheval; Thomas l'a frappé à la +jambe, et moi...</p> + +<p class="speaker">LOUISE.</p> + +<p>Tais-toi! tais-toi! tu me fais frémir; tes yeux sortent +de leurs orbites; tes mains sont hideuses; tout ton corps +tremble, et tu es pâle comme la mort.</p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>se levant</i>.</p> + +<p>Tu es beau, Pierre, tu es grand comme la vengeance.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Qui dit cela? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio!</p> + +<p class="did"><i>Il s'approche de son père.</i></p> + +<p>Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable? +ne savez-vous donc pas ce que c'est, sans compter +l'histoire de son duel avec Maurice?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>C'est bon, je sais tout cela. Si Lorenzo est ici, c'est +que j'ai de bonnes raisons pour l'y recevoir. Nous en +parlerons en temps et lieu.</p> + +<p class="speaker">PIERRE, <i>entre ses dents</i>.</p> + +<p>Hum! des raisons pour recevoir cette canaille? Je +pourrais bien en trouver, un de ces matins, une très +bonne aussi pour le faire sauter par les fenêtres. Dites +ce que vous voudrez, j'étouffe dans cette chambre de +voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Allons, paix! tu es un écervelé! Dieu veuille que +ton coup de ce soir n'ait pas de mauvaises suites pour +nous! Il faut commencer par te cacher.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Me cacher! Et au nom de tous les saints, pourquoi +me cacherais-je?</p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>à Thomas</i>.</p> + +<p>En sorte que vous l'avez frappé à l'épaule? Dites-moi +donc un peu...</p> + +<p class="did"><i>Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre; tous deux s'entretiennent +à voix basse.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Non, mon père, je ne me cacherai pas. L'insulte a +été publique, il nous l'a faite au milieu d'une place. +Moi, je l'ai assommé au milieu d'une rue, et il me +convient demain matin de le raconter à toute la ville. +Depuis quand se cache-t-on pour avoir vengé son honneur? +Je me promènerais volontiers l'épée nue, et sans +en essuyer une goutte de sang.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n'es pas +blessé, mon enfant? tu n'as rien reçu dans tout cela?</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VI</h3> + +<p class="speaker"><i>Au palais du duc.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>à demi-nu</i>; TEBALDEO, <i>faisant son portrait</i>; +GIOMO, <i>joue de la guitare</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">GIOMO, <i>chantant</i>.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Quand je mourrai, mon échanson,</p> +<p>Porte mon cœur à ma maîtresse;</p> +<p>Qu'elle envoie au diable la messe,</p> +<p>La prêtraille et les oraisons.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Les pleurs ne sont que de l'eau claire:</p> +<p>Dis-lui qu'elle éventre un tonneau;</p> +<p>Qu'on entonne un chœur sur ma bière,</p> +<p>J'y répondrai du fond de mon tombeau.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je savais bien que j'avais quelque chose à te demander. +Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon +que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Pourquoi? Est-ce qu'il est mort?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>C'est un gamin d'une maison voisine; tout à l'heure, +en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Cela vous plaît à dire; je vous ai vu tuer un homme +d'un coup plus d'une fois.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tu crois? J'étais donc gris? Quand je suis en pointe +de gaîté, tous mes moindres coups sont mortels. Qu'as-tu +donc, petit? est-ce que la main te tremble? tu louches +terriblement.</p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Rien, monseigneur, plaise à Votre Altesse.</p> + +<p class="did"><i>Entre Lorenzo</i>.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cela avance-t-il? Êtes-vous content de mon protégé?</p> + +<p class="did"><i>Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa</i>.</p> + +<p>Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon! +Mais cela doit être bien chaud.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>En vérité, si elle me gênait, je n'en porterais pas. +Mais c'est du fil d'acier; la lime la plus aiguë n'en +pourrait ronger une maille, et en même temps c'est +léger comme de la soie. Il n'y a peut-être pas la pareille +dans toute l'Europe; aussi je ne la quitte guère; +jamais, pour mieux dire.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>C'est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à +l'épreuve du stylet?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Assurément.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Au fait, j'y réfléchis à présent; vous la portez toujours +sous votre pourpoint. L'autre jour, à la chasse, +j'étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à +bras-le-corps, je la sentais très bien. C'est une prudente +habitude.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Ce n'est pas que je me méfie de personne; comme +tu dis, c'est une habitude,—pure habitude de soldat.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces +gants! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu? Cette +cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait; +vous avez eu tort de la quitter.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>C'est le peintre qui l'a voulu; cela vaut toujours +mieux, d'ailleurs, de poser le cou découvert: regarde +les antiques.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Où diable est ma guitare? Il faut que je fasse un +second dessus à Giomo.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">TEBALDEO.</p> + +<p>Altesse, je n'en ferai pas davantage aujourd'hui.</p> + +<p class="speaker">GIOMO, <i>à la fenêtre</i>.</p> + +<p>Que fait donc Lorenzo? Le voilà en contemplation +devant le puits qui est au milieu du jardin: ce n'est +pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de +mailles?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Je ne la trouve pas; j'ai beau chercher: elle s'est +envolée.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes; il l'aura +jetée dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume +de paresseux.</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Cela est incroyable; pas plus de cotte de mailles que +sur ma main.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Allons, tu rêves! cela est impossible.</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Voyez vous-même, Altesse; la chambre n'est pas +si grande!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Renzo la tenait là, sur ce sofa.</p> + +<p class="did"><i>Rentre Lorenzo.</i></p> + +<p>Qu'as-tu donc fait de ma cotte? nous ne pouvons plus +la trouver.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je l'ai remise où elle était. Attendez; non, je l'ai +posée sur ce fauteuil; non, c'était sur le lit. Je n'en +sais rien; mais j'ai trouvé ma guitare.</p> + +<p class="did"><i>Il chante en s'accompagnant.</i></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Bonjour, madame l'abbesse...</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Dans le puits du jardin, apparemment? car vous +étiez penché dessus tout à l'heure d'un air tout à fait +absorbé.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon +plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n'ai pas +d'autre occupation.</p> + +<p class="did"><i>Il continue à jouer.</i></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue! Je +crois que je ne l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce +n'est pour me coucher.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire +un valet de chambre d'un fils de pape? Vos gens la +trouveront.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Que le diable t'emporte! c'est toi qui l'as égarée.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre +chose que de mes cottes. A propos, j'ai parlé de vous +à ma chère tante. Tout est au mieux; venez donc vous +asseoir un peu ici que je vous parle à l'oreille.</p> + +<p class="speaker">GIOMO, <i>bas au duc</i>.</p> + +<p>Cela est singulier, au moins; la cotte de mailles est +enlevée.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>On la retrouvera.</p> + +<p class="did"><i>Il s'assoit à côté de Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">GIOMO, <i>à part</i>.</p> + +<p>Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, +cela n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte +de mailles, pour m'ôter de la tête une vieille idée qui +se rouille de temps en temps. Bah! un Lorenzaccio! +La cotte est sous quelque fauteuil.</p> + + +<h3>SCÈNE VII</h3> + +<p class="speaker"><i>Devant le palais.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entre</i> SALVIATI, <i>couvert de sang et boitant; deux hommes +le soutiennent.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">SALVIATI, <i>criant</i>.</p> + +<p>Alexandre de Médicis! ouvre ta fenêtre, et regarde +un peu comme on traite tes serviteurs!</p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>à la fenêtre</i>.</p> + +<p>Qui est là dans la boue? Qui se traîne aux murailles +de mon palais avec ces cris épouvantables!</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Les Strozzi m'ont assassiné; je vais mourir à ta +porte.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Lesquels des Strozzi, et pourquoi?</p> + +<p class="speaker">SALVIATI.</p> + +<p>Parce que j'ai dit que leur sœur était amoureuse de +toi, mon noble duc. Les Strozzi ont trouvé leur sœur +insultée parce que j'ai dit que tu lui plaisais; trois +d'entre eux m'ont assassiné. J'ai reconnu Pierre et +Thomas; je ne connais pas le troisième.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Fais-toi monter ici; par Hercule! les meurtriers passeront +la nuit en prison, et on les pendra demain matin.</p> + +<p class="did"><i>Salviati entre dans le palais.</i></p> + +<h3>FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE TROISIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>La chambre à coucher de Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, SCORONCONCOLO, <i>faisant des armes</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Maître, as-tu assez du jeu?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Non; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci! tiens, +meurs! tiens, misérable!</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>A l'assassin! on me tue! on me coupe la gorge!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Meurs! meurs! meurs!—Frappe donc du pied.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>A moi, mes archers! au secours! on me tue! Lorenzo +de l'enfer!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Meurs, infâme! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai! +Au cœur, au cœur! il est éventré.—Crie donc, +frappe donc, tue donc! Ouvre-lui les entrailles! Coupons-le +par morceaux, et mangeons, mangeons! J'en +ai jusqu'au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, +roule! Mordons, mordons, et mangeons!</p> + +<p class="did"><i>Il tombe épuisé.</i></p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO, <i>s'essuyant le front</i>.</p> + +<p>Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en +vrai tigre; mille millions de tonnerres! tu rugis comme +une caverne pleine de panthères et de lions.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>O jour de sang, jour de mes noces! O soleil! soleil! +il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb; +tu te meurs de soif, soleil! son sang t'enivrera. O ma +vengeance! qu'il y a longtemps que tes ongles poussent! +O dents d'Ugolin! il vous faut le crâne, le crâne!</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Es-tu en délire? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même +un rêve?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Lâche, lâche,—ruffian,—le petit maigre, les pères, +les filles,—des adieux, des adieux sans fin,—les +rives de l'Arno pleines d'adieux!—les gamins l'écrivent +sur les murs.—Ris, vieillard, ris dans ton bonnet +blanc;—tu ne vois pas que mes ongles poussent?—Ah! +le crâne! le crâne!</p> + +<p class="did"><i>Il s'évanouit.</i></p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Maître, tu as un ennemi.</p> + +<p class="did"><i>Il lui jette de l'eau à la figure.</i></p> + +<p>Allons! maître, ce n'est pas la peine de tant te démener. +On a des sentiments élevés ou on n'en a pas; +je n'oublierai jamais que tu m'as fait avoir une certaine +grâce sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un +ennemi, dis-le, et je t'en débarrasserai sans qu'il y paraisse +autrement.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ce n'est rien; je te dis que mon seul plaisir est de +faire peur à mes voisins.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et +que nous y mettons tout à l'envers, ils doivent être bien +accoutumés à notre tapage. Je crois que tu pourrais +égorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler +sur ton plancher, sans qu'on s'aperçût dans la maison +qu'il s'y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux +voisins, tu t'y prends mal. Ils ont eu peur la première +fois, c'est vrai; mais maintenant ils se contentent +d'enrager, et ne s'en mettent pas en peine jusqu'au +point de quitter leurs fauteuils ou d'ouvrir leurs fenêtres.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu crois?</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Tu as un ennemi, maître. Ne t'ai-je pas vu frapper +du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance? +N'ai-je pas des oreilles? Et, au milieu de toutes tes +fureurs, n'ai-je pas entendu résonner distinctement un +petit mot bien net; la vengeance? Tiens, maître, crois-moi, +tu maigris;—tu n'as plus le mot pour rire +comme devant;—crois-moi, il n'y a rien de si mauvaise +digestion qu'une bonne haine. Est-ce que sur +deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un +dont l'ombre gêne l'autre? Ton médecin est dans ma +gaine; laisse-moi te guérir.</p> + +<p class="did"><i>Il tire son épée.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ce médecin-là t'a-t-il jamais guéri, toi?</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une +petite demoiselle qui me disait...</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Montre-moi cette épée. Ah! garçon, c'est une brave +lame.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Essaye-la, et tu verras.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu as deviné mon mal,—j'ai un ennemi. Mais +pour lui je ne me servirai pas d'une épée qui ait servi +pour d'autres. Celle qui le tuera n'aura ici-bas qu'un +baptême; elle gardera son nom.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Quel est le nom de l'homme?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Qu'importe? M'es-tu dévoué?</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Pour toi, je remettrais le Christ en croix.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je te le dis en confidence,—je ferai le coup dans +cette chambre. Écoute bien, et ne te trompe pas. Si +je l'abats du premier coup, ne t'avise pas de le toucher. +Mais je ne suis pas plus gros qu'une puce, et +c'est un sanglier. S'il se défend, je compte sur toi +pour lui tenir les mains; rien de plus, entends-tu? +c'est à moi qu'il appartient. Je t'avertirai en temps et +lieu.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Amen.</p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>Au palais Strozzi.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> PHILIPPE <span class="sc">et</span> PIERRE.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Quand je pense à cela, j'ai envie de me couper la +main droite. Avoir manqué cette canaille! un coup si +juste, et l'avoir manqué! A qui n'était-ce pas rendre +service que de faire dire aux gens: Il y a un Salviati +de moins dans les rues? Mais le drôle a fait comme +les araignées,—il s'est laissé tomber en repliant ses +pattes crochues, et il a fait le mort de peur d'être +achevé.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Que t'importe qu'il vive? ta vengeance n'en est que +plus complète.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Oui, je le sais bien, voilà comme vous voyez les +choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais +encore meilleur père de famille: ne vous mêlez pas de +tout cela.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Qu'as-tu encore en tête? Ne saurais-tu vivre un quart +d'heure sans penser à mal?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Non, par l'enfer! je ne saurais vivre un quart d'heure +tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse +sur la tête comme une voûte de prison, et il me semble +que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets +d'ivrognes. Adieu, j'ai affaire à présent.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Où vas-tu?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Pourquoi voulez-vous le savoir? Je vais chez les +Pazzi.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Attends-moi donc, car j'y vais aussi.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Pas à présent, mon père; ce n'est pas un bon moment +pour vous.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Parle-moi franchement.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, +les Ruccellai et d'autres, qui ne portons pas le +bâtard dans nos entrailles.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ainsi donc?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au +moyen d'un caillou gros comme le bout du doigt.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Mais vous n'avez rien d'arrêté? pas de plan, pas de +mesures prises? O enfants, enfants! jouer avec la vie et +la mort! Des questions qui ont remué le monde! des +idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les +ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds +du bourreau! des projets que la Providence elle-même +regarde en silence et avec terreur, et qu'elle laisse +achever à l'homme, sans oser y toucher! Vous parlez +de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre +de vin d'Espagne, comme s'il s'agissait d'un cheval ou +d'une mascarade! Savez-vous ce que c'est qu'une république, +que l'artisan au fond de son atelier, que le +laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, +que la vie entière d'un royaume? le bonheur des +hommes, Dieu de justice! O enfants, enfants! savez-vous +compter sur vos doigts?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Un bon coup de lancette guérit tous les maux.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Guérir! guérir! Savez-vous que le plus petit coup de +lancette doit être donné par le médecin? Savez-vous +qu'il faut une expérience longue comme la vie, et une +science grande comme le monde, pour tirer du bras +d'un malade une goutte de sang? N'étais-je pas offensé +aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée +nue sous ton manteau? Ne suis-je pas le père de ma +Louise, comme tu es son frère? N'était-ce pas une juste +vengeance? Et cependant sais-tu ce qu'elle m'a coûté? +Ah! les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu +es père un jour, nous en parlerons.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Qu'ont donc fait à Dieu ces Pazzi? Ils invitent leurs +amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux +dés, et les amis, en entrant dans leur cour, glissent +dans le sang de leurs grands-pères +<a name="FNanchor_E" id="FNanchor_E"></a> +<a href="#Footnote_E"><sup>E</sup></a>. Quelle soif ont +donc leurs épées? Que voulez-vous donc, que voulez-vous?</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_E" id="Footnote_E"></a> +<a href="#FNanchor_E">Note E</a> +: Voir la conspiration des Pazzi. (<i>Note de l'auteur.</i>)</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Et pourquoi vous démentir vous-même? Ne vous +ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons? +Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos +domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées +des flambeaux de la veille? Ceux qui passent les nuits +sans dormir ne meurent pas silencieux.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Où en viendrez-vous? réponds-moi.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par +un serpent n'a que faire d'un médecin; il n'a qu'à se +brûler la plaie.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous +mettre à la place?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je vous le dis, comptez sur vos doigts.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Les têtes d'une hydre sont faciles à compter.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Et vous voulez agir? cela est décidé?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de +Florence.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Cela est irrévocable? vous voulez agir?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Adieu, mon père; laissez-moi aller seul.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, +quand ses aiglons vont à la curée? O mes enfants! ma +brave et belle jeunesse! vous qui avez la force que j'ai +perdue, vous qui êtes aujourd'hui ce qu'était le jeune +Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous! Emmène-moi, +mon fils, je vois que vous allez agir. Je ne vous +ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques +mots; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette +tête grise: deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas +encore; je ne vous serai pas à charge; ne pars pas sans +moi, mon enfant; attends que je prenne mon manteau.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Venez, mon noble père; nous baiserons le bas de +votre robe. Vous êtes notre patriarche, venez voir marcher +au soleil les rêves de votre vie. La liberté est +mûre; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir +de terre la plante que vous aimez.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>Une rue.</i></p> + +<p class="speaker">UN OFFICIER ALLEMAND <span class="sc">et des soldats</span>; +THOMAS STROZZI, <i>au milieu d'eux</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons +chez les Pazzi.</p> + +<p class="speaker">THOMAS.</p> + +<p>Va ton train, et ne sois pas en peine; tu sauras ce +qu'il en coûte.</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Pas de menace; j'exécute les ordres du duc, et n'ai +rien à souffrir de personne.</p> + +<p class="speaker">THOMAS.</p> + +<p>Imbécile! qui arrête un Strozzi sur la parole d'un +Médicis!</p> + +<p class="did"><i>Il se forme un groupe autour d'eux.</i></p> + +<p class="speaker">UN BOURGEOIS.</p> + +<p>Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur? nous le connaissons +bien, c'est le fils de Philippe.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Lâche-le; nous répondons pour lui.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER.</p> + +<p>Oui, oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le +aller, ou prends garde à tes oreilles.</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Hors de là, canaille! laissez passer la justice du duc, +si vous n'aimez pas les coups de hallebarde.</p> + +<p class="did"><i>Pierre et Philippe arrivent.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Qu'y a-t-il? quel est ce tapage? Que fais-tu là, +Thomas?</p> + +<p class="speaker">LE BOURGEOIS.</p> + +<p>Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en +prison.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>En prison? et sur quel ordre?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>En prison? sais-tu à qui tu as affaire?</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Qu'on saisisse cet homme!</p> + +<p class="did"><i>Les soldats arrêtent Pierre.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme +des pourceaux!</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Sur quel ordre agissez-vous, monsieur?</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER, <i>montrant l'ordre du duc</i>.</p> + +<p>Voilà mon mandat. J'ai ordre d'arrêter Pierre et +Thomas Strozzi.</p> + +<p class="did"><i>Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>De quoi nous accuse-t-on? qu'avons-nous fait? +Aidez-moi, mes amis; rossons cette canaille.</p> + +<p class="did"><i>Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive.</i></p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Venez ici; prêtez-moi main-forte.</p> + +<p class="did"><i>Pierre est désarmé.</i></p> + +<p>En marche! et le premier qui approche de trop +près, un coup de pique dans le ventre! Cela leur apprendra +à se mêler de leurs affaires.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>On n'a pas le droit de m'arrêter sans un ordre des +Huit. Je me soucie bien des ordres d'Alexandre! Où +est l'ordre des Huit?</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>C'est devant eux que nous vous menons.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Si c'est devant eux, je n'ai rien à dire. De quoi +suis-je accusé?</p> + +<p class="speaker">UN HOMME DU PEUPLE.</p> + +<p>Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants +au tribunal des Huit?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Répondez donc, de quoi suis-je accusé?</p> + +<p class="speaker">L'OFFICIER.</p> + +<p>Cela ne me regarde pas.</p> + +<p class="did"><i>Les soldats sortent avec Pierre et Thomas.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE, <i>en sortant</i>.</p> + +<p>N'ayez aucune inquiétude, mon père; les Huit me +renverront souper à la maison, et le bâtard en sera +pour ses frais de justice.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE, <i>seul, s'asseyant sur un banc</i>.</p> + +<p>J'ai beaucoup d'enfants, mais pas pour longtemps, si +cela va si vite. Où en sommes-nous donc si une vengeance +aussi juste que le ciel que voilà est clair est +punie comme un crime! Eh quoi! les deux aînés d'une +famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des +voleurs de grand chemin! la plus grossière insulte châtiée, +un Salviati frappé, seulement frappé, et des hallebardes +en jeu! Sors donc du fourreau, mon épée. Si le +saint appareil des exécutions judiciaires devient la cuirasse +des ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, +cette arme des assassins, protègent l'homme de +bien. O Christ! la justice devenue une entremetteuse, +l'honneur des Strozzi souffleté en place publique, et un +tribunal répondant des quolibets d'un rustre! Un Salviati +jetant à la plus noble famille de Florence son gant +taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant +pour se défendre le coupe-tête du bourreau! Lumière +du soleil! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure, +contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me +donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres! +Allons! mes bras, remuez; et toi, vieux corps courbé +par l'âge et par l'étude, redresse-toi pour l'action!</p> + +<p class="did"><i>Entre Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Demandes-tu l'aumône, Philippe, assis au coin de +cette rue?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je demande l'aumône à la justice des hommes; je +suis un mendiant affamé de justice, et mon honneur +est en haillons.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Quel changement va donc s'opérer dans le monde, +et quelle robe nouvelle va revêtir la nature, si le masque +de la colère s'est posé sur le visage auguste et paisible +du vieux Philippe? O mon père! quelles sont ces +plaintes? pour qui répands-tu sur la terre les joyaux +les plus précieux qu'il y ait sous le soleil, les larmes +d'un homme sans peur et sans reproche?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un +Médicis toi-même, mais seulement par ton nom; si je +t'ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m'a +trouve impassible et fidèle spectateur, que l'homme +sorte de l'histrion. Si tu as jamais été quelque chose +d'honnête, sois-le aujourd'hui. Pierre et Thomas sont +en prison.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Oui, oui, je sais cela.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Est-ce là ta réponse? Est-ce là ton visage, homme +sans épée?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Que veux-tu? dis-le, et tu auras alors ma réponse.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Agir! Comment? je n'en sais rien. Quel moyen employer, +quel levier mettre sous cette citadelle de mort, +pour la soulever et la pousser dans le fleuve? quoi faire, +que résoudre, quels hommes aller trouver? je ne puis +le savoir encore. Mais agir, agir, agir! O Lorenzo! le +temps est venu. N'es-tu pas diffamé, traité de chien et +de sans-cœur? Si je t'ai tenu, en dépit de tout, ma porte +ouverte, ma main ouverte, mon cœur ouvert, parle, et +que je voie si je me suis trompé. Ne m'as-tu pas parlé +d'un homme qui s'appelle aussi Lorenzo, et qui se +cache derrière le Lorenzo que voilà? Cet homme n'aime-t-il +pas sa patrie, n'est-il pas dévoué à ses amis? Tu le +disais, et je l'ai cru. Parle, parle, le temps est venu.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil +me tombe sur la tête!</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ami, rire d'un vieillard désespéré, cela porte malheur; +si tu dis vrai, à l'action! J'ai de toi des promesses +qui engageraient Dieu lui-même, et c'est sur ces promesses +que je t'ai reçu. Le rôle que tu joues est un rôle +de boue et de lèpre, tel que l'enfant prodigue ne l'aurait +pas joué dans un jour de démence; et cependant je t'ai +reçu. Quand les pierres criaient à ton passage, quand +chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, +je t'ai appelé du nom sacré d'ami, je me suis fait +sourd pour te croire, aveugle pour t'aimer; j'ai laissé +l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, +et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur +ma main la trace hideuse du contact de la tienne. Sois +honnête, car je l'ai été; agis, car tu es jeune, et je suis +vieux.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pierre et Thomas sont en prison; est-ce là tout?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>O ciel et terre! oui, c'est là tout. Presque rien, deux +enfants de mes entrailles qui vont s'asseoir au banc des +voleurs. Deux têtes que j'ai baisées autant de fois que +j'ai de cheveux gris, et que je vais trouver demain matin +clouées sur la porte de la forteresse; oui, c'est là +tout, rien de plus, en vérité.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ne me parle pas sur ce ton: je suis rongé d'une +tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est +une lumière éblouissante.</p> + +<p class="did"><i>Il s'assoit près de Philippe.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, +vois-tu! On m'arracherait les bras et les jambes, +que, comme le serpent, les morceaux mutilés de Philippe +se rejoindraient encore et se lèveraient pour la +vengeance. Je connais si bien tout cela! Les Huit! un +tribunal d'hommes de marbre! une forêt de spectres, +sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre +du doute qui les agite pendant une minute, pour se +résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, ô +conscience! Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils +ont des femmes et des filles! Ah! qu'ils tuent et qu'ils +égorgent; mais pas mes enfants, pas mes enfants!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pierre est un homme; il parlera, et il sera mis en +liberté.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>O mon Pierre, mon premier-né!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille; ou faites +mieux, quittez Florence. Je vous réponds de tout, si +vous quittez Florence.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Moi, un banni! moi dans un lit d'auberge à mon +heure dernière! O Dieu! tout cela pour une parole +d'un Salviati!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais +non pas pour lui seul. Alexandre a un pied dans le lit +de cet homme; il y exerce le droit du seigneur sur la +prostitution.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Et nous n'agirons pas! O Lorenzo, Lorenzo! tu es +un homme ferme, toi; parle-moi, je suis faible, et +mon cœur est trop intéressé dans tout cela. Je m'épuise, +vois-tu! j'ai trop réfléchi ici-bas; j'ai trop tourné sur +moi-même, comme un cheval de pressoir; je ne vaux +plus rien pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses; +je le ferai.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Rentrez chez vous, mon bon monsieur.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi; là +sont cinquante jeunes gens tous déterminés. Ils ont +juré d'agir; je leur parlerai noblement, comme un +Strozzi et comme un père, et ils m'entendront. Ce soir +j'inviterai à souper les quarante membres de ma famille; +je leur raconterai ce qui m'arrive. Nous verrons, +nous verrons! rien n'est encore fait. Que les +Médicis prennent garde à eux! Adieu, je vais chez les +Pazzi; aussi bien, j'y allais avec Pierre, quand on l'a +arrêté.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Il y a plusieurs démons, Philippe; celui qui te +tente en ce moment n'est pas le moins à craindre de +tous.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Que veux-tu dire?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel: +la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, +tous ces mots résonnent à son approche comme les +cordes d'une lyre; c'est le bruit des écailles d'argent +de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent +la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. +Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres; +son vol est si rapide, que nul ne peut dire où il va. +Prends-y garde! une fois dans ma vie je l'ai vu traverser +les cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher +de sa main a fait frémir mes cheveux comme une +plume légère. Que je l'aie écouté ou non, n'en parlons +pas.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je ne te comprends qu'avec peine, et je ne sais +pourquoi j'ai peur de te comprendre.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>N'avez-vous dans la tête que cela: délivrer vos fils? +Mettez la main sur la conscience; quelque autre pensée +plus vaste, plus terrible, ne vous entraîne-t-elle pas +comme un chariot étourdissant au milieu de cette jeunesse?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Eh bien! oui, que l'injustice faite à ma famille soit +le signal de la liberté. Pour moi, et pour tous, j'irai!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur +de l'humanité.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Que veut dire ceci? Es-tu dedans comme dehors +une vapeur infecte? Toi qui m'as parlé d'une liqueur +précieuse dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu +renfermes?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je suis, en effet, précieux pour vous, car je tuerai +Alexandre.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Toi?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous, +tâchez de délivrer vos enfants; si vous ne le pouvez +pas, laissez-leur subir une légère punition; je sais pertinemment +qu'il n'y a pas d'autres dangers pour eux, +et je vous répète que d'ici à quelques jours il n'y aura +pas plus d'Alexandre de Médicis à Florence qu'il n'y a +de soleil à minuit.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de +penser à la liberté? Ne viendra-t-elle pas quand tu +auras fait ton coup, si tu le fais?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante +ans de vertu sur ta tête grise; c'est un enjeu trop cher +pour le jouer aux dés.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose +que je puisse entendre, parle; tu m'irrites singulièrement.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tel que tu me vois, Philippe, j'ai été honnête. J'ai +cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un +martyr croit à son Dieu. J'ai versé plus de larmes sur +la pauvre Italie que Niobé sur ses filles.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Eh bien, Lorenzo?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ma jeunesse a été pure comme l'or. Pendant vingt +ans de silence, la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine; +et il faut que je sois réellement une étincelle du +tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j'étais +assis dans les ruines du colisée antique, je ne sais +pourquoi, je me levai; je tendis vers le ciel mes bras +trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma +patrie mourrait de ma main. J'étais un étudiant paisible, +et je ne m'occupais alors que des arts et des +sciences, et il m'est impossible de dire comment cet +étrange serment s'est fait en moi. Peut-être est-ce là +ce qu'on éprouve quand on devient amoureux.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>J'ai toujours eu confiance en toi, et cependant je +crois rêver.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Et moi aussi. J'étais heureux alors; j'avais le cœur +et les mains tranquilles; mon nom m'appelait au trône, +et je n'avais qu'à laisser le soleil se lever et se coucher +pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances +humaines. Les hommes ne m'avaient fait ni bien ni +mal; mais j'étais bon, et, pour mon malheur éternel, +j'ai voulu être grand. Il faut que je l'avoue: si la Providence +m'a poussé à la résolution de tuer un tyran, +quel qu'il fût, l'orgueil m'y a poussé aussi. Que te dirais-je +de plus? Tous les Césars du monde me faisaient +penser à Brutus.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>L'orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi +t'en défendrais-tu?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu ne sauras jamais, à moins d'être fou, de quelle +nature est la pensée qui m'a travaillé. Pour comprendre +l'exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo +qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles +fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui +descendrait de son piédestal pour marcher parmi les +hommes sur la place publique serait peut-être semblable +à ce que j'ai été le jour où j'ai commencé à vivre +avec cette idée: il faut que je sois un Brutus.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu m'étonnes de plus en plus.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'ai voulu d'abord tuer Clément VII; je n'ai pu le +faire, parce qu'on m'a banni de Rome avant le temps. +J'ai recommencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais +agir seul, sans le secours d'aucun homme. Je travaillais +pour l'humanité; mais mon orgueil restait solitaire +au milieu de tous mes rêves philanthropiques. +Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier +avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses, +ni conquérir la gloire bavarde d'un paralytique comme +Cicéron; je voulais arriver à l'homme, me prendre +corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après +cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser +la fumée du sang d'Alexandre monter au nez des harangueurs, +pour réchauffer leur cervelle ampoulée.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Quelle tête de fer as-tu, ami! quelle tête de fer!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>La tâche que je m'imposais était rude avec Alexandre. +Florence était, comme aujourd'hui, noyée de vin +et de sang. L'empereur et le pape avaient fait un duc +d'un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il +fallait arriver à lui porté par les larmes des familles; +pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait +baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses +orgies. J'étais pur comme un lis, et cependant je n'ai +pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à +cause de cela, n'en parlons pas. Tu dois comprendre +que j'ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève +pas l'appareil impunément. Je suis devenu vicieux, +lâche, un objet de honte et d'opprobre; qu'importe? ce +n'est pas de cela qu'il s'agit.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu baisses la tête; tes yeux sont humides.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Non, je ne rougis point; les masques de plâtre n'ont +point de rougeur au service de la honte. J'ai fait ce que +j'ai fait. Tu sauras seulement que j'ai réussi dans mon +entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain +lieu d'où il ne sortira pas debout. Je suis au terme +de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, +quand le bouvier l'abat sur l'herbe, n'est pas entouré +de plus de filets, de plus de nœuds coulants que +je n'en ai tissu autour de mon bâtard. Ce cœur, jusques +auquel une armée ne serait pas parvenue en un +an, il est maintenant à nu sous ma main; je n'ai qu'à +laisser tomber mon stylet pour qu'il y entre. Tout sera +fait. Maintenant, sais-tu ce qui m'arrive, et ce dont je +veux t'avertir?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu es notre Brutus si tu dis vrai.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe; je +me suis souvenu du bâton d'or couvert d'écorce. Maintenant +je connais les hommes et je te conseille de ne +pas t'en mêler.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ah! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un +fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de +l'océan des hommes, et vous avez regardé dans les +eaux la réflexion de votre propre lumière; du fond de +votre solitude, vous trouviez l'océan magnifique sous le +dais splendide des cieux; vous ne comptiez pas chaque +flot, vous ne jetiez pas la sonde; vous étiez plein de +confiance dans l'ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce +temps-là, j'ai plongé; je me suis enfoncé dans cette +mer houleuse de la vie; j'en ai parcouru toutes les profondeurs, +couvert de ma cloche de verre; tandis que +vous admiriez la surface, j'ai vu les débris des naufrages, +les ossements et les Léviathans.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ta tristesse me fend le cœur.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>C'est parce que je vous vois tel que j'ai été, et sur le +point de faire ce que j'ai fait, que je vous parle ainsi. +Je ne méprise point les hommes; le tort des livres et +des historiens est de nous les montrer différents de ce +qu'ils sont. La vie est comme une cité; on peut y rester +cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que +des promenades et des palais; mais il ne faut pas entrer +dans les tripots, ni s'arrêter, en rentrant chez soi, aux +fenêtres des mauvais quartiers. Voilà mon avis, Philippe; +s'il s'agit de sauver tes enfants, je te dis de rester +tranquille; c'est le meilleur moyen pour qu'on te les +renvoie après une petite semonce. S'il s'agit de tenter +quelque chose pour les hommes, je te conseille de te +couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t'apercevoir +qu'il n'y a que toi qui en aies.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je conçois que le rôle que tu joues t'ait donné de +pareilles idées. Si je te comprends bien, tu as pris, dans +un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout +ressemble à ce que tu as vu.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te +dis le danger d'en faire. Je connais la vie, et c'est une +vilaine cuisine, sois-en persuadé. Ne mets pas la main +là dedans, si tu respectes quelque chose.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Arrête; ne brise pas comme un roseau mon bâton +de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des +rêves; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio! et les +enfants ne me jettent pas de la boue! Les lits des filles +sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent +pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais +pour m'assommer! Au fond de ces dix mille maisons +que voilà, la septième génération parlera encore de la +nuit où j'y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue +un valet de charrue qui me fende en deux comme une +bûche pourrie! L'air que vous respirez, Philippe, je le +respire; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement +sur le sable fin des promenades; pas une goutte +de poison ne tombe dans mon chocolat; que dis-je? ô +Philippe! les mères pauvres soulèvent honteusement le +voile de leurs filles quand je m'arrête au seuil de leurs +portes; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire +plus vil que le baiser de Judas, tandis que moi, +pinçant le menton de la petite, je serre les poings de +rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes +pièces d'or.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Que le tentateur ne méprise pas le faible; pourquoi +tenter lorsque l'on doute?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Suis-je un Satan? Lumière du ciel! je m'en souviens +encore, j'aurais pleuré avec la première fille que j'ai +séduite si elle ne s'était mise à rire. Quand j'ai commencé +à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais +dans mes habits neufs de la grande confrérie du +vice comme un enfant de dix ans dans l'armure d'un +géant de la fable. Je croyais que la corruption était un +stigmate, et que les monstres seuls le portaient au +front. J'avais commencé à dire tout haut que mes vingt +années de vertu étaient un masque étouffant; ô Philippe! +j'entrai alors dans la vie, et je vis qu'à mon approche +tout le monde en faisait autant que moi; tous +les masques tombaient devant mon regard; l'humanité +souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte +digne d'elle, sa monstrueuse nudité. J'ai vu les hommes +tels qu'ils sont, et je me suis dit: Pour qui est-ce +donc que je travaille? Lorsque je parcourais les rues de +Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais +autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient +du cœur, et je me demandais: Quand j'aurai fait +mon coup, celui-là en profitera-t-il? J'ai vu les républicains +dans leurs cabinets; je suis entré dans les boutiques; +j'ai écouté et j'ai guetté. J'ai recueilli les discours +des gens du peuple; j'ai vu l'effet que produisait +sur eux la tyrannie; j'ai bu dans les banquets patriotiques +le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée; +j'ai avalé entre deux baisers les larmes les plus vertueuses; +j'attendais toujours que l'humanité me laissât +voir sur sa face quelque chose d'honnête. J'observais +comme un amant observe sa fiancée en attendant le +jour des noces.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Si tu n'as vu que le mal, je te plains, mais je ne +puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le +bien; comme l'ombre existe, mais non sans la lumière.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu ne veux voir en moi qu'un mépriseur d'hommes: +c'est me faire injure. Je sais parfaitement qu'il y en a +de bons; mais à quoi servent-ils? que font-ils? comment +agissent-ils? Qu'importe que la conscience soit +vivante, si le bras est mort? Il y a de certains côtés +par où tout devient bon: un chien est un ami fidèle; +on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme +on peut voir aussi qu'il se roule sur les cadavres et que +la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne +d'une lieue. Tout ce que j'ai à voir, moi, c'est +que je suis perdu, et que les hommes n'en profiteront +pas plus qu'ils ne me comprendront.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pauvre enfant, tu me navres le cœur! Mais si tu es +honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. +Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de +penser que tu es honnête; alors tu jetteras ce déguisement +hideux qui te défigure, et tu redeviendras d'un +métal aussi pur que les statues de bronze d'Harmodius +et d'Aristogiton.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Philippe, Philippe, j'ai été honnête. La main qui a +soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le +laisser retomber; elle reste immobile jusqu'à la mort, +tenant toujours ce voile terrible, et l'élevant de plus +en plus au-dessus de la tête de l'homme, jusqu'à ce +que l'ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Toutes les maladies se guérissent; et le vice est une +maladie aussi.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le +vice a été pour moi un vêtement; maintenant il est +collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand +je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme +la mort au milieu de ma gaieté. Brutus a fait le fou +pour tuer Tarquin, et ce qui m'étonne en lui, c'est +qu'il n'y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, +voilà ce que j'ai à te dire: ne travaille pas pour +ta patrie.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Si je te croyais, il me semble que le ciel s'obscurcirait +pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnée +à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route +dangereuse, cela peut être; pourquoi ne pourrais-je +en prendre une autre qui me mènerait au même point? +Mon intention est d'en appeler au peuple, et d'agir +ouvertement.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Prends garde à toi, Philippe; celui qui te le dit sait +pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu +auras toujours affaire aux hommes.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je crois à l'honnêteté des républicains.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre; une +fois mon coup fait, si les républicains se comportent +comme ils le doivent, il leur sera facile d'établir une +république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la +terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. +Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout +ce que je te demande, c'est de ne pas t'en mêler; parle, +si tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore +plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup: tu as +les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Fais-le, et tu verras.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Soit,—mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette +petite maison cette famille assemblée autour d'une table? +ne dirait-on pas des hommes? Ils ont un corps, +et une âme dans ce corps. Cependant, s'il me prenait +envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, +et de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y +aurait pas un couteau de levé sur moi.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu me fais horreur. Comment le cœur peut-il rester +grand avec des mains comme les tiennes?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer +tes enfants.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées +pareilles?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pourquoi? tu le demandes?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, +comment le commets-tu?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu me demandes cela en face? regarde-moi un peu. +J'ai été beau, tranquille et vertueux.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu +donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans +l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en +frappant sur ce squelette,</p> + +<p class="did"><i>Il frappe sa poitrine.</i></p> + +<p>il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, +veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui +rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de +mon cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, +c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que +je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et +que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu +cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus +d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu +que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, +cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon +apprentissage de vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais +peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j'aime le vin, le +jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores en +moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre +que tu honores, peut-être justement parce que tu +ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les +républicains me couvrent de boue et d'infamie; voilà +assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration +des hommes empoisonne le pain que je mâche; +j'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans +nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de +m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre +brailler en plein vent le bavardage humain; il +faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il +est. Dieu merci! c'est peut-être demain que je tue +Alexandre; dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent +autour de moi avec des yeux louches, comme autour +d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, +pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. +Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils +agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai +à dire; je leur ferai tailler leur plume, si je ne leur +fais pas nettoyer leurs piques, et l'humanité gardera sur +sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de +sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus +ou Érostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. Ma +vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence +retourne ou non la tête en m'entendant frapper, +je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe +d'Alexandre; dans deux jours les hommes comparaîtront +devant le tribunal de ma volonté.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tout cela m'étonne, et il y a dans tout ce que tu m'as +dit des choses qui me font peine, et d'autres qui me +font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et +je ne saurais là-dessus m'en fier à personne qu'à moi-même. +C'est en vain que ma colère voudrait ronger +son frein; mes entrailles sont émues trop vivement; +tu peux avoir raison, mais il faut que j'agisse; je vais +rassembler mes parents.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Comme tu voudras; mais prends garde à toi. Garde-moi +le secret, même avec tes amis, c'est tout ce que +je demande.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>Au palais Soderini.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker"><i>Entre</i> CATHERINE, <i>lisant un billet</i>.</p> + +<p>«Lorenzo a dû vous parler de moi; mais qui pourrait +vous parler dignement d'un amour pareil au +mien? Que ma plume vous apprenne ce que ma +bouche ne peut vous dire et ce que mon cœur voudrait +signer de son sang.</p> + +<p>«<span class="sc">Alexandre de Médicis</span>.»</p> + +<p>Si mon nom n'était pas sur l'adresse, je croirais que +le messager s'est trompé, et ce que je lis me fait douter +de mes yeux.</p> + +<p class="did"><i>Entre Marie.</i></p> + +<p>O ma mère chérie! voyez ce qu'on m'écrit; expliquez-moi, +si vous pouvez, ce mystère.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Malheureuse, malheureuse! il t'aime! Où t'a-t-il +vue? où lui as-tu parlé?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Nulle part; un messager m'a apporté cela comme +je sortais de l'église.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui? Ah! Catherine, +avoir un fils pareil! Oui, faire de la sœur de sa mère +la maîtresse du duc, non pas même la maîtresse, ô +ma fille! Quels noms portent ces créatures! je ne puis +le dire; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux +lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu +comment il répondra.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Je croyais que le duc aimait;... pardon, ma mère; +mais je croyais que le duc aimait la marquise de Cibo; +on me l'avait dit...</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Cela est vrai, il l'a aimée, s'il peut aimer.</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Il ne l'aime plus? Ah! comment peut-on offrir sans +honte un cœur pareil! Venez, ma mère; venez chez +Lorenzo.</p> + +<p class="speaker">MARIE.</p> + +<p>Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j'éprouve +depuis quelques jours; j'ai eu la fièvre toutes les nuits: +il est vrai que depuis trois mois elle ne me quitte +guère. J'ai trop souffert, ma pauvre Catherine; pourquoi +m'as-tu lu cette lettre? Je ne puis plus rien supporter. +Je ne suis plus jeune, et cependant il me +semble que je le redeviendrais à certaines conditions; +mais tout ce que je vois m'entraîne vers la tombe. +Allons! soutiens-moi, pauvre enfant; je ne te donnerai +pas longtemps cette peine.</p> + +<p class="did"><i>Elles sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE V</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez la marquise.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LA MARQUISE, <i>parée, devant un miroir</i>.</p> + +<p>Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet +d'une nouvelle qu'on m'apprendrait tout à coup. Quel +précipice que la vie! Comment, il est déjà neuf heures, +et c'est le duc que j'attends dans cette toilette! Qu'il +en soit ce qu'il pourra, je veux essayer mon pouvoir.</p> + +<p class="did"><i>Entre le cardinal.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Quelle parure, marquise! voilà des fleurs qui embaument.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Je ne puis vous recevoir, cardinal; j'attends une +amie: vous m'excuserez.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont +j'aperçois la porte entr'ouverte là-bas, c'est un petit +paradis. Irai-je vous y attendre?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Je suis pressée, pardonnez-moi. Non, pas dans mon +boudoir; où vous voudrez.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Je reviendrai dans un moment plus favorable.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Pourquoi toujours le visage de ce prêtre? Quels +cercles décrit donc autour de moi ce vautour à tête +chauve, pour que je le trouve sans cesse derrière moi +quand je me retourne? Est-ce que l'heure de ma mort +serait proche?</p> + +<p class="did"><i>Entre un page qui lui parle à l'oreille.</i></p> + +<p>C'est bon, j'y vais. Ah! ce métier de servante, tu +n'y es pas fait, pauvre cœur orgueilleux.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VI</h3> + +<p class="speaker"><i>Le boudoir de la marquise.</i></p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE, LE DUC.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>C'est ma façon de penser; je t'aimerais ainsi.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Des mots, des mots, et rien de plus.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Vous autres, hommes, cela est si peu pour vous! +Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de +l'honneur! quelquefois ses enfants même;—ne vivre +que pour un seul être au monde; se donner, enfin, +se donner, puisque cela s'appelle ainsi! Mais cela n'en +vaut pas la peine: à quoi bon écouter une femme? +une femme qui parle d'autre chose que de chiffons et +de libertinage, cela ne se voit pas.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Vous rêvez tout éveillée.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, par le ciel! oui, j'ai fait un rêve; hélas! les rois +seuls n'en font jamais: toutes les chimères de leurs +caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars +eux-mêmes se changent en marbre! Alexandre! +Alexandre! quel mot que celui-là: Je peux si je veux! +Ah! Dieu lui-même n'en sait pas plus: devant ce mot, +les mains des peuples se joignent dans une prière +craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son +haleine pour écouter.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>N'en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Être un roi, sais-tu ce que c'est? Avoir au bout de +son bras cent mille mains! Être le rayon du soleil qui +sèche les larmes des hommes! Être le bonheur et le +malheur! Ah! quel frisson mortel cela donne! Comme +il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes +ailes, toi, mon aiglon! César est si loin! la garnison +t'est si dévouée! Et d'ailleurs on égorge une armée et +l'on n'égorge pas un peuple. Le jour où tu auras pour +toi la nation tout entière, et où tu seras la tête d'un corps +libre, où tu diras: Comme le doge de Venise épouse +l'Adriatique, ainsi je mets mon anneau d'or au doigt de +ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants... +Ah! sais-tu ce que c'est qu'un peuple qui prend son +bienfaiteur dans ses bras? Sais-tu ce que c'est que +d'être porté comme un nourrisson chéri par le vaste +océan des hommes? Sais-tu ce que c'est que d'être +montré par un père à son enfant?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je me soucie de l'impôt; pourvu qu'on le paye, que +m'importe?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Mais enfin, on t'assassinera.—Les pavés sortiront +de terre et t'écraseront. Ah! la postérité! N'as-tu jamais +vu ce spectre-là au chevet de ton lit? Ne t'es-tu +jamais demandé ce que penseront de toi ceux qui sont +dans le ventre des vivants? Et tu vis, toi, il est encore +temps! Tu n'as qu'un mot à dire. Te souviens-tu du +père de la patrie? Va! cela est facile d'être un grand +roi quand on est roi. Déclare Florence indépendante; +réclame l'exécution du traité avec l'empire; tire ton +épée et montre-la: ils te diront de la remettre au fourreau, +que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe +donc comme tu es jeune! Rien n'est décidé sur ton +compte.—Il y a dans le cœur des peuples de larges +indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique +est un profond fleuve d'oubli pour leurs fautes +passées. On t'a mal conseillé, on t'a trompé.—Mais +il est encore temps; tu n'as qu'à dire; tant que tu es +vivant, la page n'est pas tournée dans le livre de Dieu.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Assez, ma chère, assez.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Ah! quand elle le sera! quand un misérable jardinier +payé à la journée viendra arroser à contre-cœur +quelques chétives marguerites autour du tombeau +d'Alexandre;—quand les pauvres respireront gaiement +l'air du ciel, et n'y verront plus planer le sombre +météore de ta puissance;—quand ils parleront de toi +en secouant la tête;—quand ils compteront autour de +ta tombe les tombes de leurs parents,—es-tu sûr de +dormir tranquille dans ton dernier sommeil?—Toi +qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu'à l'impôt, +es-tu sûr que l'éternité soit sourde, et qu'il n'y ait pas +un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés? +Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent +les emporte?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tu as une jolie jambe.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Écoute-moi; tu es étourdi, je le sais; mais tu n'es +pas méchant; non, sur Dieu, tu ne l'es pas, tu ne +peux pas l'être. Voyons! fais-toi violence;—réfléchis +un instant, un seul instant à ce que je te dis. N'y +a-t-il rien dans tout cela? Suis-je décidément une +folle?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tout cela me passe bien par la tête; mais qu'est-ce +que je fais donc de si mal? Je vaux bien mes voisins; +je vaux, ma foi, mieux que le pape. Tu me fais penser +aux Strozzi avec tous tes discours;—et tu sais que je +les déteste. Tu veux que je me révolte contre César; +César est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures +que les Florentins ne m'aiment pas; je suis sûr qu'ils +m'aiment, moi. Eh! parbleu! quand tu aurais raison, +de qui veux-tu que j'aie peur?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Tu n'as pas peur de ton peuple,—mais tu as peur +de l'empereur; tu as tué ou déshonoré des centaines +de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets +une cotte de mailles sous ton habit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Paix! point de ceci.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Ah! je m'emporte; je dis ce que je ne veux pas +dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave? Tu es +brave comme tu es beau; ce que tu as fait de mal, +c'est ta jeunesse, c'est ta tête,—que sais-je, moi? c'est +le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, +c'est ce soleil étouffant qui nous pèse.—Je t'en +supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource; que +mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas +inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c'est +vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien +d'autres valent mieux que moi. Mais n'as-tu rien, dis-moi,—dis-moi +donc, toi! voyons! n'as-tu donc rien, +rien là?</p> + +<p class="did"><i>Elle lui frappe le cœur.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quel démon! assois-toi donc là, ma petite.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Eh bien! oui, je veux bien l'avouer; oui, j'ai de +l'ambition, non pas pour moi;—mais toi! toi et ma +chère Florence! O Dieu! tu m'es témoin de ce que je +souffre.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tu souffres! qu'est-ce que tu as?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Non, je ne souffre pas. Écoute! écoute! Je vois que +tu t'ennuies auprès de moi. Tu comptes les moments, +tu détournes la tête; ne t'en va pas encore: c'est +peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute! je te +dis que Florence t'appelle sa peste nouvelle, et qu'il +n'y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé +sur les murailles avec un coup de couteau dans le +cœur. Que je sois folle, que tu me haïsses demain, +que m'importe? tu sauras cela!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Malheur à toi, si tu joues avec ma colère!</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, malheur à moi! malheur à moi!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Une autre fois,—demain matin, si tu veux,—nous +pourrons nous revoir et parler de cela. Ne te +fâche pas si je te quitte à présent: il faut que j'aille à +la chasse.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, malheur à moi! malheur à moi!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Pourquoi? Tu as l'air sombre comme l'enfer. Pourquoi +diable aussi te mêles-tu de politique? Allons! +allons! ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te +va si bien! Tu es trop dévote; cela se formera. Aide-moi +donc à remettre mon habit; je suis tout débraillé.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Adieu, Alexandre.</p> + +<p class="did"><i>Le duc l'embrasse.—Entre le cardinal Cibo.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Ah!—Pardon, Altesse, je croyais ma sœur toute +seule. Je suis un maladroit; c'est à moi d'en porter la +peine. Je vous supplie de m'excuser.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Comment l'entendez-vous? Allons donc! Malaspina, +voilà qui sent le prêtre. Est-ce que vous devez voir ces +choses-là? Venez donc, venez donc; que diable est-ce +que cela vous fait?</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent ensemble.</i></p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE, <i>seule, tenant le portrait de son mari</i>.</p> + +<p>Où es-tu maintenant, Laurent? Il est midi passé; tu +te promènes sur la terrasse, devant les grands marronniers. +Autour de toi paissent tes génisses grasses; tes +garçons de ferme dînent à l'ombre; la pelouse soulève +son manteau blanchâtre aux rayons du soleil; les arbres, +entretenus par tes soins, murmurent religieusement +sur la tête blanche de leur vieux maître, tandis que +l'écho de nos longues arcades répète avec respect le +bruit de ton pas tranquille. O mon Laurent! j'ai perdu +le trésor de ton honneur; j'ai voué au ridicule et au +doute les dernières années de ta noble vie; tu ne presseras +plus sur la cuirasse un cœur digne du tien, ce +sera une main tremblante qui t'apportera ton repas +du soir quand tu rentreras de la chasse.</p> + + +<h3>SCÈNE VII</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez les Strozzi.</i></p> + +<p class="speaker">LES QUARANTE STROZZI, <i>à souper</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Mes enfants, mettons-nous à table.</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>Pourquoi reste-t-il deux sièges vides?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pierre et Thomas sont en prison.</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la +foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère +Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre +de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de +son ruffian.</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>Meurent les Médicis!</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>J'ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, +et la prier de me secourir. Soupons et sortons +ensuite l'épée à la main, pour redemander mes deux +fils, si vous avez du cœur.</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>C'est dit; nous voulons bien.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Il est temps que cela finisse, voyez-vous; on nous +tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il +est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que +c'est que le droit de vie et de mort. Les Huit n'ont pas +le droit de condamner mes enfants; et moi, je n'y survivrais +pas, voyez-vous!</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>N'aie pas peur, Philippe, nous sommes là.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je suis le chef de la famille: comment souffrirais-je +qu'on m'insultât? Nous sommes tout autant que les +Médicis, les Ruccellai tout autant, les Aldobrandini et +vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger +nos enfants plutôt que nous les leurs? Qu'on allume +un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et +voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à +ces Médicis? Là est leur force; hors de là, ils ne sont +rien. Sommes-nous des hommes? Est-ce à dire qu'on +abattra d'un coup de hache les familles de Florence, et +qu'on arrachera de la terre natale des racines aussi +vieilles qu'elle? C'est par nous qu'on commence, c'est à +nous de tenir ferme; notre premier cri d'alarme, comme +le coup de sifflet de l'oiseleur, va rabattre sur Florence +une armée tout entière d'aigles chassés du nid; ils ne +sont pas loin; ils tournoient autour de la ville, les yeux +fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau noir +de la peste; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont +les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d'abord +délivrer nos fils; demain nous irons tous ensemble, +l'épée nue, à la porte de toutes les grandes familles; il +y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d'eux +sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté +y frappera.</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>Vive la liberté!</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je prends Dieu à témoin que c'est la violence qui me +force à tirer l'épée; que je suis resté durant soixante +ans bon et paisible citoyen; que je n'ai jamais fait de +mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de +ma fortune a été employée à secourir les malheureux.</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES.</p> + +<p>C'est vrai.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>C'est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, +et je me fais rebelle parce que Dieu m'a fait père. Je ne +suis poussé par aucun motif d'ambition, ni d'intérêt, +ni d'orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée. +Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre vengeance est +une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous +partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis!</p> + +<p class="speaker">LES CONVIVES, <i>se levant et buvant</i>.</p> + +<p>A la mort des Médicis!</p> + +<p class="speaker">LOUISE, <i>posant son verre</i>.</p> + +<p>Ah! je vais mourir.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Qu'as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée? qu'as-tu, +mon Dieu? que t'arrive-t-il? Mon Dieu, mon Dieu! comme +tu pâlis! Parle, qu'as-tu? parle à ton père. Au secours! +au secours! un médecin! Vite, vite, il n'est plus temps.</p> + +<p class="speaker">LOUISE.</p> + +<p>Je vais mourir, je vais mourir.</p> + +<p class="did"><i>Elle meurt.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Elle s'en va, mes amis, elle s'en va! Un médecin! +ma fille est empoisonnée!</p> + +<p class="did"><i>Il tombe à genoux près de Louise.</i></p> + +<p class="speaker">UN CONVIVE.</p> + +<p>Coupez son corset! faites-lui boire de l'eau tiède; si +c'est du poison, il faut de l'eau tiède.</p> + +<p class="did"><i>Les domestiques accourent.</i></p> + +<p class="speaker">UN AUTRE CONVIVE.</p> + +<p>Frappez-lui dans les mains; ouvrez les fenêtres et +frappez-lui dans les mains.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Ce n'est peut-être qu'un étourdissement; elle aura +bu avec trop de précipitation.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Pauvre enfant! comme ses traits sont calmes! Elle ne +peut pas être morte ainsi tout d'un coup.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Mon enfant! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma +fille bien-aimée?</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER CONVIVE.</p> + +<p>Voilà le médecin qui accourt.</p> + +<p class="did"><i>Un médecin entre.</i></p> + +<p class="speaker">LE SECOND CONVIVE.</p> + +<p>Dépêchez-vous, monsieur; dites-nous si c'est du +poison.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>C'est un étourdissement, n'est-ce pas?</p> + +<p class="speaker">LE MÉDECIN.</p> + +<p>Pauvre jeune fille! elle est morte.</p> + +<p class="did"><i>Un profond silence règne dans la salle; Philippe est toujours à genoux +auprès de Louise et lui tient les mains.</i></p> + +<p class="speaker">UN DES CONVIVES.</p> + +<p>C'est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe +dans l'état où il est. Cette immobilité est effrayante.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour +de la table un domestique qui a appartenu à la femme +de Salviati.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>C'est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, +et arrêtons-le.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + +<p class="speaker">LE PREMIER CONVIVE.</p> + +<p>Philippe ne veut pas répondre à ce qu'on lui dit; il +est frappé de la foudre.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>C'est horrible! C'est un meurtre inouï!</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Cela crie vengeance au ciel; sortons, et allons égorger +Alexandre.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Oui, sortons; mort à Alexandre! C'est lui qui a tout +ordonné. Insensés que nous sommes! ce n'est pas d'hier +que date sa haine contre nous. Nous agissons trop +tard.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Salviati n'en voulait pas à cette pauvre Louise pour +son propre compte; c'est pour le duc qu'il travaillait. +Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu'au +dernier.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE <i>se lève</i>.</p> + +<p>Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n'est-ce +pas,</p> + +<p class="did"><i>Il met son manteau.</i></p> + +<p>dans mon jardin, derrière les figuiers? Adieu, mes bons +amis; adieu, portez-vous bien.</p> + +<p class="speaker">UN CONVIVE.</p> + +<p>Où vas-tu, Philippe?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>J'en ai assez, voyez-vous! j'en ai autant que j'en +puis porter. J'ai mes deux fils en prison, et voilà ma +fille morte. J'en ai assez, je m'en vais d'ici.</p> + +<p class="speaker">UN CONVIVE.</p> + +<p>Tu t'en vas? tu t'en vas sans vengeance?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, +mais ne l'enterrez pas; c'est à moi de l'enterrer; je le +ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais +et qui viendront la chercher demain. A quoi +sert-il de la regarder? elle est morte; ainsi cela est +inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous; portez-vous +bien.</p> + +<p class="speaker">UN CONVIVE.</p> + +<p>Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>Quelle horreur! je me sens prêt à m'évanouir dans +cette salle.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ne me faites pas violence; ne m'enfermez pas dans +une chambre où est le cadavre de ma fille; laissez-moi +m'en aller.</p> + +<p class="speaker">UN CONVIVE.</p> + +<p>Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que +ta Louise soit notre Lucrèce! Nous ferons boire à +Alexandre le reste de son verre.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE.</p> + +<p>La nouvelle Lucrèce! Nous allons jurer sur son corps +de mourir pour la liberté! Rentre chez toi, Philippe, +pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau; +j'ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je +reste ici, tout va mourir autour de moi. L'important, +c'est que je m'en aille, et que vous vous teniez tranquilles. +Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, +on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, +je m'en vais vous voir tomber tous les uns après les +autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je +ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles; +si je n'y suis plus, on ne vous fera rien. Je m'en vais de +ce pas à Venise.</p> + +<p class="speaker">UN CONVIVE.</p> + +<p>Il fait un orage épouvantable; reste ici cette nuit.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>N'enterrez pas ma pauvre enfant; mes vieux moines +viendront demain, et ils l'emporteront. Dieu de justice! +Dieu de justice! que t'ai-je fait?</p> + +<p class="did"><i>Il sort en courant.</i></p> + +<h3>FIN DE L'ACTE TROISIÈME.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE QUATRIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>Au palais du duc.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE DUC <span class="sc">et</span> LORENZO.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>J'aurais voulu être là; il devait y avoir plus d'une +face en colère. Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner +cette Louise.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ni moi non plus; à moins que ce ne soit vous.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Philippe doit être furieux! On dit qu'il est parti +pour Venise. Dieu merci, me voilà délivré de ce vieillard +insupportable. Quant à la chère famille, elle aura +la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu qu'ils ont failli +faire une petite révolution dans leur quartier? On m'a +tué deux Allemands.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ce qui me fâche le plus, c'est que cet honnête Salviati +a une jambe coupée. Avez-vous retrouvé votre +cotte de mailles?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Non, en vérité; j'en suis plus mécontent que je ne +puis le dire.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Méfiez-vous de Giomo; c'est lui qui vous l'a volée. +Que portez-vous à la place?</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Rien; je ne puis en supporter une autre; il n'y en a +pas d'aussi légère que celle-là.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cela est fâcheux pour vous.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tu ne me parles pas de ta tante.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>C'est par oubli, car elle vous adore; ses yeux ont +perdu le repos depuis que l'astre de votre amour s'est +levé dans son pauvre cœur. De grâce, seigneur, ayez +quelque pitié pour elle; dites quand vous voulez la +recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous +sacrifier le peu de vertu qu'elle a.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Parles-tu sérieusement?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais +voir qu'une tante à moi ne couchât pas avec +vous!</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Où pourrai-je la voir?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Dans ma chambre, seigneur; je ferai mettre des rideaux +blancs à mon lit et un pot de réséda sur ma table; +après quoi je coucherai par écrit sur votre calepin que +ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que +vous ne l'oubliiez pas après souper.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je n'en ai garde. Peste! Catherine est un morceau +de roi. Eh! dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr +qu'elle viendra? Comment t'y es-tu pris?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je vous dirai cela.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je m'en vais voir un cheval que je viens d'acheter; +adieu et à ce soir. Viens me prendre après souper; +nous irons ensemble à ta maison; quant à la Cibo, j'en +ai par-dessus les oreilles; hier encore, il a fallu l'avoir +sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p> + +<p>Ainsi, c'est convenu. Ce soir je l'emmène chez moi, +et demain les républicains verront ce qu'ils ont à +faire, car le duc de Florence sera mort. Il faut que +j'avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil, si tu es +curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>Une rue.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE <span class="sc">et</span> THOMAS STROZZI, <i>sortant de prison</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>J'étais bien sûr que les Huit me renverraient absous, +et toi aussi. Viens, frappons à notre porte, et allons +embrasser notre père. Cela est singulier; les volets +sont fermés!</p> + +<p class="speaker">LE PORTIER, <i>ouvrant</i>.</p> + +<p>Hélas! seigneur, vous savez les nouvelles.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Quelles nouvelles? Tu as l'air d'un spectre qui sort +d'un tombeau, à la porte de ce palais désert.</p> + +<p class="speaker">LE PORTIER.</p> + +<p>Est-il possible que vous ne sachiez rien?</p> + +<p class="did"><i>Deux moines arrivent.</i></p> + +<p class="speaker">THOMAS.</p> + +<p>Et que pourrions-nous savoir? Nous sortons de prison. +Parle; qu'est-il arrivé?</p> + +<p class="speaker">LE PORTIER.</p> + +<p>Hélas! mes pauvres seigneurs, cela est horrible à +dire.</p> + +<p class="speaker">LES MOINES, <i>s'approchant</i>.</p> + +<p>Est-ce ici le palais des Strozzi?</p> + +<p class="speaker">LE PORTIER.</p> + +<p>Oui; que demandez-vous?</p> + +<p class="speaker">LES MOINES.</p> + +<p>Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. +Voilà l'autorisation de Philippe, afin que vous nous +laissiez l'emporter.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Comment dites-vous? Quel corps demandez-vous?</p> + +<p class="speaker">LES MOINES.</p> + +<p>Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre +visage la ressemblance de Philippe; il n'y a rien de +bon à apprendre ici pour vous.</p> + +<p class="speaker">THOMAS.</p> + +<p>Comment? elle est morte! morte, ô Dieu du ciel!</p> + +<p class="did"><i>Il s'assoit à l'écart.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué +ma sœur? car on ne meurt pas à son âge, dans l'espace +d'une nuit, sans une cause surnaturelle. Qui l'a tuée, +que je le tue? Répondez-moi, ou vous êtes mort vous-même.</p> + +<p class="speaker">LE PORTIER.</p> + +<p>Hélas! hélas! qui peut le dire? Personne n'en sait +rien.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Où est mon père? Viens, Thomas; point de larmes. +Par le ciel! mon cœur se serre comme s'il allait s'ossifier +dans mes entrailles, et rester un rocher pour +l'éternité.</p> + +<p class="speaker">LES MOINES.</p> + +<p>Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous, nous +vous conduirons à lui; il est depuis hier à notre couvent.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Et je ne saurai pas qui a tué ma sœur! Écoutez-moi, +prêtres; si vous êtes l'image de Dieu, vous pouvez recevoir +un serment. Par tout ce qu'il y a d'instruments +de supplice sous le ciel, par les tortures de l'enfer... +Non; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous, +que je voie mon père. O Dieu! ô Dieu! faites que ce +que je soupçonne soit la vérité, afin que je les broie +sous mes pieds comme des grains de sable. Venez, venez, +avant que je perde la force; ne me dites pas un +mot: il s'agit là d'une vengeance, voyez-vous! telle +que la colère céleste n'en a pas rêvé.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>Une rue.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, SCORONCONCOLO.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit; +tu t'enfermeras dans mon cabinet jusqu'à ce qu'on +vienne t'avertir.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Oui, monseigneur.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p> + +<p>De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi? +Quand je pense que j'ai aimé les fleurs, les prairies et +les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se +lève devant moi en frissonnant. O Dieu! pourquoi ce +seul mot: «A ce soir,» fait-il pénétrer jusque dans +mes os cette joie brûlante comme un fer rouge? De +quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements +suis-je donc sorti? Que m'avait fait cet homme? Quand +je pose ma main là, et que je réfléchis,—qui donc +m'entendra dire demain: «Je l'ai tué», sans me répondre: +«Pourquoi l'as-tu tué?» Cela est étrange. Il +a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du bien, du +moins à sa manière. Si j'étais resté tranquille au fond +de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu +m'y chercher, et moi je suis venu le chercher à Florence. +Pourquoi cela? Le spectre de mon père me conduisait-il, +comme Oreste, vers un nouvel Égiste? +M'avait-il offensé alors? Cela est étrange, et cependant +pour cette action j'ai tout quitté; la seule pensée de +ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma +vie; je n'ai plus été qu'une ruine, dès que ce meurtre, +comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et +m'a appelé à lui. Que veut dire cela? Tout à l'heure, +en passant sur la place, j'ai entendu deux hommes +parler d'une comète. Sont-ce bien les battements d'un +cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine? +Ah! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent +depuis quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il +une nuée au-dessus de ma tête? Quand j'entrerai dans +cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du +fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de l'archange, +et de tomber en cendres sur ma proie.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez le marquis de Cibo.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE CARDINAL <span class="sc">et</span> LA MARQUISE.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Comme vous voudrez, Malaspina.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise, +avant de vous jouer à moi. Êtes-vous une femme +comme les autres, et faut-il qu'on ait une chaîne d'or +au cou et un mandat à la main pour que vous compreniez +qui on est? Attendez-vous qu'un valet crie à +tue-tête en ouvrant une porte devant moi, pour savoir +quelle est ma puissance? Apprenez-le: ce ne sont pas +les titres qui font l'homme; je ne suis ni envoyé du +pape ni capitaine de Charles-Quint, je suis plus que +cela.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Oui, je le sais: César a vendu son ombre au diable; +cette ombre impériale se promène, affublée d'une robe +rouge, sous le nom de Cibo.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Vous êtes la maîtresse d'Alexandre, songez à cela; +et votre secret est entre mes mains.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Faites-en ce qu'il vous plaira; nous verrons l'usage +qu'un confesseur sait faire de sa conscience.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Vous vous trompez, ce n'est pas par votre confession +que je l'ai appris; je l'ai vu de mes propres yeux: je +vous ai vue embrasser le duc. Vous me l'auriez avoué +au confessionnal que je pourrais encore en parler sans +péché, puisque je l'ai vu hors du confessionnal.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Eh bien! après?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Pourquoi le duc vous quittait-il d'un pas si nonchalant, +et en soupirant comme un écolier quand la cloche +sonne? Vous l'avez rassasié de votre patriotisme, qui, +comme une fade boisson, se mêle à tous les mets de +votre table; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte +duègne était donc votre gouvernante, pour que vous +ne sachiez pas que la maîtresse d'un roi parle ordinairement +d'autre chose que de patriotisme?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>J'avoue que l'on ne m'a jamais appris bien nettement +de quoi devait parler la maîtresse d'un roi; j'ai +négligé de m'instruire sur ce point, comme aussi, peut-être, +de manger du riz pour m'engraisser, à la mode +turque.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Il ne faut pas une grande science pour garder un +amant un peu plus de trois jours.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Qu'un prêtre eût appris cette science à une femme, +cela eût été fort simple: que ne m'avez-vous conseillée?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Voulez-vous que je vous conseille? Prenez votre +manteau, et allez vous glisser dans l'alcôve du duc. +S'il s'attend à des phrases en vous voyant, prouvez-lui +que vous savez n'en pas faire à toutes les heures; soyez +pareille à une somnambule, et faites en sorte que, s'il +s'endort sur ce cœur républicain, ce ne soit pas d'ennui. +Êtes-vous vierge? n'y a-t-il plus de vin de Chypre? +n'avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse +chanson? n'avez-vous pas lu l'Arétin?</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>O ciel! j'ai entendu murmurer des mots comme +ceux-là à de hideuses vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf. +Si vous n'êtes pas un prêtre, êtes-vous un +homme? êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour faire +ainsi rougir votre pourpre elle-même.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Il n'y a rien de si vertueux que l'oreille d'une femme +dépravée. Feignez ou non de me comprendre, mais +souvenez-vous que mon frère est votre mari.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce +que je ne puis comprendre que vaguement. Vous me +faites horreur: que voulez-vous de moi?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Il y a des secrets qu'une femme ne doit pas savoir, +mais qu'elle peut faire prospérer en en sachant les +éléments.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous +me faire tenir? Si vos désirs sont aussi effrayants +que vos menaces, parlez; montrez-moi du moins le +cheveu qui suspend l'épée sur ma tête.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Je ne puis parler qu'en termes couverts, par la raison +que je ne suis pas sûr de vous. Qu'il vous suffise de +savoir que, si vous eussiez été une autre femme, vous +seriez une reine à l'heure qu'il est. Puisque vous m'appelez +l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez +grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous +où peut conduire un sourire féminin? Savez-vous +où vont les fortunes dont les racines poussent dans les +alcôves? Alexandre est fils d'un pape, apprenez-le; et +quand ce pape était à Bologne... Mais je me laisse +entraîner trop loin.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous +êtes frère de mon mari, je suis maîtresse d'Alexandre.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Vous l'avez été, marquise, et bien d'autres aussi.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Je l'ai été; oui, Dieu merci! je l'ai été.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>J'étais sûr que vous commenceriez par vos rêves; il +faudra cependant que vous en veniez quelque jour aux +miens. Écoutez-moi: nous nous querellons assez mal à +propos; mais, en vérité, vous prenez tout au sérieux. +Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai +blessée tout à l'heure en vous disant comment, je n'ai +que faire de le répéter. Laissez-vous conduire; dans un +an, dans deux ans, vous me remercierez. J'ai travaillé +longtemps pour être ce que je suis, et je sais où l'on +peut aller. Si j'étais sûr de vous, je vous dirais des +choses que Dieu lui-même ne saura jamais.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>N'espérez rien, et soyez assuré de mon mépris.</p> + +<p class="did"><i>Elle veut sortir.</i></p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Un instant! pas si vite! N'entendez-vous pas le bruit +d'un cheval? mon frère ne doit-il pas venir aujourd'hui +ou demain? me connaissez-vous pour un homme qui +a deux paroles? Allez au palais ce soir, ou vous êtes +perdue.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les +moyens vous soient bons, je le conçois; mais parlerez-vous +plus clairement? Voyons, Malaspina, je ne veux +pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si vous +pouvez me convaincre, faites-le,—parlez-moi franchement. +Quel est votre but?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre, +n'est-il pas vrai? Me prenez-vous pour un enfant, et +croyez-vous qu'il suffise de me frotter les lèvres de miel +pour me les desserrer? Agissez d'abord, je parlerai +après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris +l'empire nécessaire, non pas sur l'esprit d'Alexandre +duc de Florence, mais sur le cœur d'Alexandre votre +amant, je vous apprendrai le reste, et vous saurez ce +que j'attends.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Ainsi donc, quand j'aurai lu l'Arétin pour me donner +une première expérience, j'aurai à lire, pour en acquérir +une seconde, le livre secret de vos pensées? Voulez-vous +que je vous dise, moi, ce que vous n'osez pas me +dire? Vous servez le pape, jusqu'à ce que l'empereur +trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. +Vous espérez qu'un jour César vous devra bien +réellement, bien complètement l'esclavage de l'Italie, +et ce jour-là,—oh! ce jour-là, n'est-il pas vrai? celui +qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous +donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour +gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous +feriez femme tout à l'heure, si vous pouviez. Quand la +pauvre Ricciarda Cibo aura fait faire deux ou trois +coups d'État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que +Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu'elle est menée par +son beau-frère; et, comme vous dites, qui sait jusqu'où +les larmes des peuples, devenues un océan, pourraient +lancer votre barque? Est-ce à peu près cela? Mon +imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans +doute; mais je crois que c'est à peu près cela.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Perdue? et comment?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Ton mari saura tout.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Faites-le, faites-le, je me tuerai.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Menace de femme! Écoutez, et ne vous jouez pas à +moi. Que vous m'ayez compris bien ou mal, allez ce +soir chez le duc.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce +qu'il y a de sacré au monde, je lui raconte tout, si vous +dites non encore une fois.</p> + +<p class="speaker">LA MARQUISE.</p> + +<p>Non, non, non!</p> + +<p class="did"><i>Entre le marquis.</i></p> + +<p>Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis +livrée à Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il +était, et quel rôle misérable j'allais jouer. Mais voilà un +prêtre qui veut m'en faire jouer un plus vil encore; il +me propose des horreurs pour m'assurer le titre de maîtresse +du duc, et le tourner à son profit.</p> + +<p class="did"><i>Elle se jette à genoux.</i></p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>Êtes-vous folle? Que veut-elle dire, Malaspina?—Eh +bien! vous voilà comme une statue. Ceci est-il une +comédie, cardinal? Eh bien donc! que faut-il que j'en +pense?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Ah! corps du Christ!</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LE MARQUIS.</p> + +<p>Elle est évanouie. Holà! qu'on apporte du vinaigre!</p> + + +<h3>SCÈNE V</h3> + +<p class="speaker"><i>La chambre de Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, <span class="sc">deux Domestiques</span>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et +celles-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de +manière à ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et +que les charbons échauffent sans éclairer. Vous me +donnerez la clef, et vous irez vous coucher.</p> + +<p class="did"><i>Entre Catherine.</i></p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Notre mère est malade; ne viens-tu pas la voir, Renzo?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ma mère est malade?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Hélas! je ne puis te cacher la vérité. J'ai reçu hier +un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais +dû me parler d'amour pour lui; cette lecture a fait bien +du mal à Marie.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cependant je ne t'avais pas parlé de cela. N'as-tu pas +pu lui dire que je n'étais pour rien là-dedans?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd'hui +si belle et en si bon état? je ne croyais pas que +l'esprit d'ordre fût ton majordome.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Le duc t'a donc écrit? Cela est singulier que je ne +l'aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Ce que j'en pense?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Oui, de la déclaration d'Alexandre. Qu'en pense ce +petit cœur innocent?</p> + +<p class="speaker">CATHERINE.</p> + +<p>Que veux-tu que j'en pense?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>N'as-tu pas été flattée? un amour qui fait l'envie de +tant de femmes! un titre si beau à conquérir, la maîtresse +de... Va-t'en, Catherine, va dire à ma mère que +je te suis. Sors d'ici. Laisse-moi!</p> + +<p class="did"><i>Catherine sort.</i></p> + +<p>Par le ciel! quel homme de cire suis-je donc? Le +vice, comme la robe de Déjanire, s'est-il si profondément +incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus +répondre de ma langue, et que l'air qui sort de mes +lèvres se fasse ruffian malgré moi? J'allais corrompre +Catherine; je crois que je corromprais ma mère, si +mon cerveau le prenait à tâche; car Dieu sait quelle +corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et +quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les +hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément +l'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un +tison au lieu d'une étincelle dans ce corps faible et +chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais non revenir +sur mes pas quand j'ai choisi. O Dieu! les jeunes +gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d'être +vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils +quelque chose de plus pressé que de se pervertir? Quel +bourbier doit donc être l'espèce humaine qui se rue +ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de +débauche, quand moi, qui n'ai voulu prendre qu'un +masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais +lieux avec une résolution inébranlable de rester pur +sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver +moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang! +Pauvre Catherine! tu mourrais cependant comme +Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant +d'autres dans l'éternel abîme, si je n'étais pas là. O +Alexandre! je ne suis pas dévot, mais je voudrais, en +vérité, que tu fisses ta prière avant de venir ce soir +dans cette chambre. Catherine n'est-elle pas vertueuse, +irréprochable? Combien faudrait-il pourtant de paroles +pour faire de cette colombe ignorante la proie +de ce gladiateur aux poils roux? Quand je pense que +j'ai failli parler! Que de filles maudites par leurs pères +rôdent au coin des bornes, ou regardent leur tête +rasée dans le miroir cassé d'une cellule, qui ont valu +autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian +moins habile que moi! Hé bien! j'ai commis bien des +crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d'un +juge quelconque, il y aura d'un côté une montagne +de sanglots; mais il y aura peut-être de l'autre une +goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui +aura nourri d'honnêtes enfants.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VI</h3> + +<p class="speaker"><i>Une vallée; un couvent dans le fond.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> PHILIPPE STROZZI <span class="sc">et deux moines</span>; <i>des novices +portent le cercueil de Louise; ils le posent dans un tombeau</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi +l'embrasser. Lorsqu'elle était couchée, c'est ainsi que je +me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir. +Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi; +mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, +comme deux fleurs d'azur; elle se levait doucement, le +sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux +père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait +délicieux un moment bien triste, le réveil d'un homme +fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant +l'aurore, un sillon de plus dans mon champ! Mais +alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous +la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la +bienvenue.</p> + +<p class="did"><i>On ferme le tombeau.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE STROZZI, <i>derrière la scène</i>.</p> + +<p>Par ici, venez par ici.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu ne te lèveras plus de ta couche; tu ne poseras pas +tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton +père. O ma Louise! il n'y a que Dieu qui a su qui tu +étais, et moi, moi, moi!</p> + +<p class="speaker">PIERRE, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Ils sont cent à Sestino qui arrivent du Piémont. Venez, +Philippe; le temps des larmes est passé.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Enfant, sais-tu ce que c'est que le temps des larmes?</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Les bannis se sont rassemblés à Sestino; il est temps +de penser à la vengeance; marchons franchement sur +Florence avec notre petite armée. Si nous pouvons arriver +à propos pendant la nuit et surprendre les postes +de la citadelle, tout est dit. Par le ciel! j'élèverai à ma +sœur un autre mausolée que celui-là.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Non pas moi; allez sans moi, mes amis.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Nous ne pouvons nous passer de vous; sachez-le, +les confédérés comptent sur votre nom; François I<sup>er</sup> +lui-même attend de vous un mouvement en faveur de +la liberté. Il vous écrit comme au chef des républicains +florentins; voilà sa lettre.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE <i>ouvre la lettre</i>.</p> + +<p>Dis à celui qui t'a apporté cette lettre qu'il réponde +ceci au roi de France: Le jour où Philippe portera les +armes contre son pays, il sera devenu fou.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Quelle est cette nouvelle sentence?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Celle qui me convient.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Ainsi vous perdez la cause des bannis pour le plaisir +de faire une phrase! Prenez garde, mon père, il ne +s'agit pas là d'un passage de Pline; réfléchissez avant +de dire non.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre +à la lettre du roi de France.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Cela passe toute idée! vous me forceriez à vous +dire de certaines choses. Venez avec nous, mon père, +je vous en supplie. Lorsque j'allais chez les Pazzi, ne +m'avez-vous pas dit: Emmène-moi? Cela était-il différent +alors?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Très différent. Un père offensé, qui sort de sa maison +l'épée à la main, avec ses amis, pour aller réclamer +justice, est très différent d'un rebelle qui porte les +armes contre son pays, en rase campagne et au mépris +des lois.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Il s'agissait bien de réclamer justice! il s'agissait +d'assommer Alexandre! Qu'est-ce qu'il y a de changé +aujourd'hui? Vous n'aimez pas votre pays, ou sans cela +vous profiteriez d'une occasion comme celle-ci.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Une occasion, mon Dieu! cela une occasion!</p> + +<p class="did"><i>Il frappe le tombeau.</i></p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Laissez-vous fléchir.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je n'ai pas une douleur ambitieuse; laisse-moi seul, +j'en ai assez dit.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Vieillard obstiné! inexorable faiseur de sentences! +vous serez cause de notre perte.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tais-toi, insolent! sors d'ici!</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il +vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh! +mort de Dieu! il ne sera pas dit que tout soit perdu +faute d'un traducteur de latin!</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ton jour est venu, Philippe! tout cela signifie que +ton jour est venu.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VII</h3> + +<p class="speaker"><i>Le bord de l'Arno; un quai. On voit une longue suite de palais.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker"><i>Entre</i> LORENZO.</p> + +<p>Voilà le soleil qui se couche; je n'ai pas de temps +à perdre, et cependant tout ressemble ici à du temps +perdu.</p> + +<p class="did"><i>Il frappe à une porte.</i></p> + +<p>Holà! seigneur Alamanno! holà!</p> + +<p class="speaker">ALAMANNO, <i>sur sa terrasse</i>.</p> + +<p>Qui est là? que me voulez-vous?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette +nuit; prenez vos mesures pour demain avec vos amis, +si vous aimez la liberté.</p> + +<p class="speaker">ALAMANNO.</p> + +<p>Par qui doit être tué Alexandre?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Par Lorenzo de Médicis.</p> + +<p class="speaker">ALAMANNO.</p> + +<p>C'est toi, Renzinaccio? Eh! entre donc souper avec +de bons vivants qui sont dans mon salon.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je n'ai pas le temps; préparez-vous à agir demain.</p> + +<p class="speaker">ALAMANNO.</p> + +<p>Tu veux tuer le duc, toi? Allons donc! tu as un coup +de vin dans la tête.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p> + +<p>Peut-être que j'ai tort de leur dire que c'est moi +qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me +croire.</p> + +<p class="did"><i>Il frappe à une autre porte.</i></p> + +<p>Holà! seigneur Pazzi! holà!</p> + +<p class="speaker">PAZZI, <i>sur sa terrasse</i>.</p> + +<p>Qui m'appelle?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit; +tâchez d'agir demain pour la liberté de Florence.</p> + +<p class="speaker">PAZZI.</p> + +<p>Qui doit tuer le duc?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je +ne puis vous dire le nom de l'homme.</p> + +<p class="speaker">PAZZI.</p> + +<p>Tu es fou, drôle, va-t'en au diable!</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>seul</i>.</p> + +<p>Il est clair que, si je ne dis pas que c'est moi, on +me croira encore bien moins.</p> + +<p class="did"><i>Il frappe à une porte.</i></p> + +<p>Holà! seigneur Corsini!</p> + +<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR, <i>sur sa terrasse</i>.</p> + +<p>Qu'est-ce donc?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Le duc Alexandre sera tué cette nuit.</p> + +<p class="speaker">LE PROVÉDITEUR.</p> + +<p>Vraiment, Lorenzo! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. +Tu m'as blessé bien mal à propos un cheval au +bal des Nasi; que le diable te confonde!</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pauvre Florence! pauvre Florence!</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VIII</h3> + +<p class="speaker"><i>Une plaine.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> PIERRE STROZZI <span class="sc">et deux bannis</span>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Mon père ne veut pas venir. Il m'a été impossible +de lui faire entendre raison.</p> + +<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p> + +<p>Je n'annoncerai pas cela à mes camarades: il y a +de quoi les mettre en déroute.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Pourquoi? Montez à cheval ce soir, et allez bride +abattue à Sestino; j'y serai demain matin. Dites que +Philippe a refusé, mais que Pierre ne refuse pas.</p> + +<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p> + +<p>Les confédérés veulent le nom de Philippe: nous ne +ferons rien sans cela.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Le nom de famille de Philippe est le même que le +mien; dites que Strozzi viendra, cela suffit.</p> + +<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p> + +<p>On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne +réponds pas: Philippe, rien ne se fera.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Imbécile! fais ce qu'on te dit, et ne réponds que +pour toi-même. Comment sais-tu d'avance que rien +ne se fera?</p> + +<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p> + +<p>Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Allons! monte à cheval, et va à Sestino.</p> + +<p class="speaker">PREMIER BANNI.</p> + +<p>Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué! j'ai fait +douze lieues dans la nuit. Je n'ai pas envie de le seller +à cette heure.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Tu n'es qu'un sot.</p> + +<p class="did"><i>A l'autre banni.</i></p> + +<p>Allez-y, vous: vous vous y prendrez mieux.</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME BANNI.</p> + +<p>Le camarade n'a pas tort pour ce qui regarde Philippe; +il est certain que son nom ferait bien pour la +cause.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Lâches! manants sans cœur! ce qui fait bien pour +la cause, ce sont vos femmes et vos enfants qui meurent +de faim, entendez-vous? Le nom de Philippe leur remplira +la bouche, mais il ne leur remplira pas le ventre. +Quels pourceaux êtes-vous!</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME BANNI.</p> + +<p>Il est impossible de s'entendre avec un homme aussi +grossier; allons-nous-en, camarade.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Va au diable, canaille! et dis à tes confédérés que, +s'ils ne veulent pas de moi, le roi de France en veut, +lui; et qu'ils prennent garde qu'on ne me donne la +main haute sur vous tous!</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME BANNI, <i>à l'autre</i>.</p> + +<p>Viens, camarade, allons souper; je suis, comme toi, +excédé de fatigue.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IX</h3> + +<p class="speaker"><i>Une place; il est nuit.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker"><i>Entre</i> LORENZO.</p> + +<p>Je lui dirai que c'est un motif de pudeur, et j'emporterai +la lumière;—cela se fait tous les jours;—une +nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son +mari pour entrer dans la chambre nuptiale, et Catherine +passe pour très vertueuse.—Pauvre fille! qui +l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas? Que ma mère +mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver.</p> + +<p>Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience! une heure +est une heure, et l'horloge vient de sonner. Si vous y +tenez cependant?—Mais non, pourquoi? Emporte le +flambeau si tu veux: la première fois qu'une femme +se donne, cela est tout simple.—Entrez donc, chauffez-vous +donc un peu.—Oh! mon Dieu, oui, pur caprice +de jeune fille.—Et quel motif de croire à ce +meurtre? Cela pourra les étonner, même Philippe.</p> + +<p>Te voilà, toi, face livide?</p> + +<p class="did"><i>La lune paraît.</i></p> + +<p>Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution +demain dans la ville! Mais Pierre est un ambitieux; +les Ruccellai seuls valent quelque chose.—Ah! +les mots, les mots, les éternelles paroles! S'il y a quelqu'un +là-haut, il doit bien rire de nous tous; cela est +très comique, très comique, vraiment.—O bavardage +humain! ô grand tueur de corps morts! grand défonceur +de portes ouvertes! ô hommes sans bras!</p> + +<p>Non! non! je n'emporterai pas la lumière.—J'irai +droit au cœur; il se verra tuer... Sang du Christ! on se +mettra demain aux fenêtres.</p> + +<p>Pourvu qu'il n'ait pas imaginé quelque cuirasse +nouvelle, quelque cotte de mailles. Maudite invention! +Lutter avec Dieu et le diable, cela n'est rien; mais +lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les +autres par la main sale d'un armurier!—Je passerai +le second pour entrer; il posera son épée là,—ou là,—oui, +sur le canapé.—Quant à l'affaire du baudrier +à rouler autour de la garde, cela est aisé. S'il pouvait +lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le +vrai moyen. Couché, assis ou debout? Assis plutôt. Je +commencerai par sortir. Scoronconcolo est enfermé +dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons. Je ne +voudrais pourtant pas qu'il tournât le dos. J'irai à lui +tout droit. Allons! la paix, la paix! l'heure va venir.—Il +faut que j'aille dans quelque cabaret; je ne +m'aperçois pas que je prends du froid; je boirai une +bouteille.—Non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je +donc? les cabarets sont fermés.</p> + +<p>Est-elle bonne fille?—Oui, vraiment.—En chemise?—Oh! +non, non, je ne le pense pas.—Pauvre +Catherine!—Que ma mère mourût de tout cela, ce serait +triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu'aurais-je +pu y faire? au lieu de la consoler, cela lui aurait +fait dire: «Crime, crime!» jusqu'à son dernier soupir.</p> + +<p>Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude.</p> + +<p class="did"><i>Il s'assoit.</i></p> + +<p>Pauvre Philippe! une fille belle comme le jour! Une +seule fois je me suis assis près d'elle sous le marronnier; +ces petites mains blanches, comme cela travaillait! +Que de journées j'ai passées, moi, assis sous les arbres! +Ah! quelle tranquillité! quel horizon à Cafaggiuolo! +Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant +sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres +qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon! +la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes +pattes menues.</p> + +<p class="did"><i>Une horloge sonne.</i></p> + +<p>Ah! ah! il faut que j'aille là-bas.—Bonsoir, mignon; +eh! trinque donc avec Giomo.—Bon vin! Cela +serait plaisant qu'il lui vînt à l'idée de me dire: «Ta +chambre est-elle retirée? entendra-t-on quelque chose +du voisinage?» Cela serait plaisant. Ah! on y a pourvu. +Oui, cela serait drôle qu'il lui vînt cette idée.</p> + +<p>Je me trompe d'heure; ce n'est que la demie. Quelle +est donc cette lumière sous le portique de l'église? on +taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes +sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent! +comme ils enfoncent! Ils font un crucifix; avec quel +courage ils le clouent! Je voudrais voir que leur cadavre +de marbre les prît tout d'un coup à la gorge.</p> + +<p>Eh bien! eh bien! quoi donc? j'ai des envies de +danser qui sont incroyables. Je crois, si je m'y laissais +aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces +gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon! eh, +mignon! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que +cela; tra la la! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, +je vous le dis à l'oreille, prenez garde à son petit couteau.</p> + +<p class="did"><i>Il sort en courant.</i></p> + + +<h3>SCÈNE X</h3> + +<p class="speaker"><i>Chez le duc.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>à souper</i>; GIOMO.—<i>Entre le cardinal</i> CIBO.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Altesse, prenez garde à Lorenzo.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Vous voilà, cardinal! asseyez-vous donc, et prenez +donc un verre.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Prenez garde à Lorenzo, duc. Il a été demander ce +soir à l'évêque de Marzi la permission d'avoir des chevaux +de poste cette nuit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Cela ne se peut pas.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Je le tiens de l'évêque lui-même.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Allons donc! je vous dis que j'ai de bonnes raisons +pour savoir que cela ne se peut pas.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Me faire croire est peut-être impossible; je remplis +mon devoir en vous avertissant.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quand cela serait vrai, que voyez-vous d'effrayant à +cela? Il va peut-être à Cafaggiuolo.</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Ce qu'il y a d'effrayant, monseigneur, c'est qu'en +passant sur la place pour venir ici, je l'ai vu de mes +yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un +fou. Je l'ai appelé, et je suis forcé d'en convenir, son +regard m'a fait peur. Soyez certain qu'il mûrit dans sa +tête quelque projet pour cette nuit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Faut-il tout dire, même quand on parle d'un favori? +Apprenez qu'il a dit ce soir à deux personnes de ma +connaissance, publiquement sur leur terrasse, qu'il +vous tuerait cette nuit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que +vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au +coucher du soleil?</p> + +<p class="did"><i>Entre Sire Maurice.</i></p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de +mes amis, ce soir, qu'il voulait vous tuer cette nuit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux +fables? je vous croyais plus homme que cela.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Votre Altesse sait si je m'effraye sans raison. Ce que +je dis, je puis le prouver.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal; vous +ne trouverez pas mauvais que j'aille à mes affaires.</p> + +<p class="did"><i>Entre Lorenzo.</i></p> + +<p>Eh bien! mignon, est-il déjà temps?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Il est minuit tout à l'heure.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Qu'on me donne mon pourpoint de zibeline!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Dépêchons-nous! votre belle est peut-être déjà au +rendez-vous.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Quels gants faut-il prendre? ceux de guerre, ou ceux +d'amour?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ceux d'amour, Altesse.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Soit, je veux être un vert galant.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Que dites-vous de cela, cardinal?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE XI</h3> + +<p class="speaker"><i>La chambre de Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> LE DUC <span class="sc">et</span> LORENZO.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Je suis transi,—il fait vraiment froid.</p> + +<p class="did"><i>Il ôte son épée.</i></p> + +<p>Eh bien! mignon, qu'est-ce que tu fais donc?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je +la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours +une arme sous la main.</p> + +<p class="did"><i>Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir +du fourreau.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est +revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour +éviter les conversations, je vais me mettre au lit. A +propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux +de poste à l'évêque de Marzi?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce +qu'il m'écrit.</p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>Va donc chercher ta tante.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Dans un instant.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC, <i>seul</i>.</p> + +<p>Faire la cour à une femme qui vous répond oui +lorsqu'on lui demande oui ou non, cela m'a toujours +paru très sot, et tout à fait digne d'un Français. Aujourd'hui +surtout que j'ai soupé comme trois moines, +je serais incapable de dire seulement: «Mon cœur,» +ou: «Mes chères entrailles,» à l'infante d'Espagne. +Je veux faire semblant de dormir: ce sera peut-être +cavalier, mais ce sera commode.</p> + +<p class="did"><i>Il se couche.—Lorenzo rentre l'épée à la main.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Dormez-vous, seigneur?</p> + +<p class="did"><i>Il le frappe.</i></p> + +<p class="speaker">LE DUC.</p> + +<p>C'est toi, Renzo?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Seigneur, n'en doutez pas.</p> + +<p class="did"><i>Il le frappe de nouveau.—Entre Scoronconcolo.</i></p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Est-ce fait?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à +la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Ah! mon Dieu! c'est le duc de Florence!</p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>s'asseyant sur la fenêtre</i>.</p> + +<p>Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire, +respire, cœur navré de joie!</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Que le vent du soir est doux et embaumé! comme +les fleurs des prairies s'entr'ouvrent! O nature magnifique! +ô éternel repos!</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en +découle.—Venez, seigneur.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ah! Dieu de bonté! quel moment!</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO, <i>à part</i>.</p> + +<p>Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je +prendrai les devants.</p> + +<p class="did"><i>Il veut sortir.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Attends, tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la +clef de cette chambre.</p> + +<p class="speaker">SCORONCONCOLO.</p> + +<p>Pourvu que les voisins n'aient rien entendu!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre +tapage? Viens, partons.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>FIN DE L'ACTE QUATRIÈME.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE CINQUIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>Au palais du duc.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> VALORI, SIRE MAURICE <span class="sc">et</span> GUICCIARDINI.</p> + +<p class="speaker"><i>Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Giomo n'est pas revenu encore de son message; cela +devient de plus en plus inquiétant.</p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p> + +<p>Le voilà qui entre dans la salle.</p> + +<p class="did"><i>Entre Giomo.</i></p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Eh bien! qu'as-tu appris?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Rien du tout.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p> + +<p>Il ne veut pas répondre: le cardinal Cibo est enfermé +dans le cabinet du duc; c'est à lui seul que les +nouvelles arrivent.</p> + +<p class="did"><i>Entre un autre messager.</i></p> + +<p>Eh bien! le duc est-il retrouvé? sait-on ce qu'il est +devenu?</p> + +<p class="speaker">LE MESSAGER.</p> + +<p>Je ne sais pas.</p> + +<p class="did"><i>Il entre dans le cabinet.</i></p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Quel événement épouvantable, messieurs, que cette +disparition! point de nouvelles du duc! Ne disiez-vous +pas, sire Maurice, que vous l'avez vu hier soir? Il ne +paraissait pas malade?</p> + +<p class="did"><i>Rentre Giomo.</i></p> + +<p class="speaker">GIOMO, <i>à sire Maurice</i>.</p> + +<p>Je puis vous le dire à l'oreille, le duc est assassiné.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Assassiné! par qui? où l'avez-vous trouvé?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Où vous nous aviez dit:—dans la chambre de +Lorenzo.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Ah! sang du diable! Le cardinal le sait-il?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Oui, Excellence.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Que décide-t-il? qu'y a-t-il à faire? Déjà le peuple +se porte en foule vers le palais; toute cette hideuse +affaire a transpiré; nous sommes morts si elle se confirme; +on nous massacrera.</p> + +<p class="did"><i>Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles +passent dans le fond.</i></p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p> + +<p>Que signifie cela? va-t-on faire des distributions au +peuple?</p> + +<p class="did"><i>Entre un seigneur de la cour.</i></p> + +<p class="speaker">LE SEIGNEUR.</p> + +<p>Le duc est-il visible, messieurs? Voilà un cousin à +moi, nouvellement arrivé d'Allemagne, que je désire +présenter à Son Altesse; soyez assez bons pour le voir +d'un œil favorable.</p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p> + +<p>Répondez-lui, seigneur Valori; je ne sais que lui dire.</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs +du matin. Ils attendent tranquillement qu'on +les admette.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE, <i>à Giomo</i>.</p> + +<p>On l'a enterré là?</p> + +<p class="speaker">GIOMO.</p> + +<p>Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous! si le +peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer +bien d'autres. Lorsqu'il en sera temps, on lui fera des +obsèques publiques. En attendant, nous l'avons emporté +dans un tapis.</p> + +<p class="speaker">VALORI.</p> + +<p>Qu'allons-nous devenir?</p> + +<p class="speaker">PLUSIEURS SEIGNEURS, <i>s'approchant</i>.</p> + +<p>Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs +à Son Altesse? qu'en pensez-vous, messieurs?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL CIBO, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure +ou deux; le duc a passé la nuit à une mascarade, et il +repose dans ce moment.</p> + +<p class="did"><i>Des valets suspendent des dominos aux croisées.</i></p> + +<p class="speaker">LES COURTISANS.</p> + +<p>Retirons-nous; le duc est encore couché. Il a passé +la nuit au bal.</p> + +<p class="did"><i>Les courtisans se retirent. Entrent les Huit.</i></p> + +<p class="speaker">NICCOLINI.</p> + +<p>Eh bien! cardinal, qu'y a-t-il de décidé?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Primo avulso, non deficit alter</p> +<p>Aureus, et simili frondescit virga metallo.</p> + </div> </div> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">NICCOLINI.</p> + +<p>Voilà qui est admirable! mais qu'y a-t-il de fait? Le +duc est mort; il faut en élire un autre, et cela le plus +vite possible. Si nous n'avons pas un duc ce soir ou +demain, c'en est fait de nous. Le peuple est en ce +moment comme l'eau qui va bouillir.</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>Je propose Octavien de Médicis.</p> + +<p class="speaker">CAPPONI.</p> + +<p>Pourquoi? il n'est pas le premier par les droits du +sang.</p> + +<p class="speaker">ACCIAIUOLI.</p> + +<p>Si nous prenions le cardinal?</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Plaisantez-vous?</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, +vous qui le laissez, au mépris de toutes les lois, se +déclarer seul juge de cette affaire?</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>C'est un homme capable de la bien diriger?</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Qu'il se fasse donner l'ordre du pape.</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>C'est ce qu'il a fait; le pape a envoyé l'autorisation +par un courrier que le cardinal a fait partir dans la +nuit.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Vous voulez dire par un oiseau, sans doute; car un +courrier commence par prendre le temps d'aller, avant +d'avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des +enfants?</p> + +<p class="speaker">CANIGIANI, <i>s'approchant</i>.</p> + +<p>Messieurs, si vous m'en croyez, voilà ce que nous +ferons: nous élirons duc de Florence mon fils naturel +Julien.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Bravo! un enfant de cinq ans! N'a-t-il pas cinq ans, +Canigiani?</p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI, <i>bas</i>.</p> + +<p>Ne voyez-vous pas le personnage? c'est le cardinal +qui lui met dans la tête cette sotte proposition; Cibo +serait régent et l'enfant mangerait des gâteaux.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Cela est honteux; je sors de cette salle, si on y tient +de pareils discours.</p> + +<p class="did"><i>Entre</i> CORSI.</p> + +<p>Messieurs, le cardinal vient d'écrire à Côme de Médicis.</p> + +<p class="speaker">LES HUIT.</p> + +<p>Sans nous consulter?</p> + +<p class="speaker">CORSI.</p> + +<p>Le cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo +et à Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de +Médicis sera demain ici avec le plus de monde possible; +Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse avec la +garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois +courriers pour le joindre.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Qu'il se fasse duc tout de suite, votre cardinal; cela +sera plus tôt fait.</p> + +<p class="speaker">CORSI.</p> + +<p>Il m'est ordonné de vous prier de mettre aux voix +l'élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire +de gouverneur de la république florentine.</p> + +<p class="speaker">GIOMO, <i>à des valets qui traversent la salle</i>.</p> + +<p>Répandez du sable autour de la porte, et n'épargnez +pas le vin plus que le reste.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Pauvre peuple! quel badaud on fait de toi!</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Allons! messieurs, aux voix. Voici vos billets.</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>Côme est en effet le premier en droit après Alexandre; +c'est son plus proche parent.</p> + +<p class="speaker">ACCIAIUOLI.</p> + +<p>Quel homme est-ce? je le connais fort peu.</p> + +<p class="speaker">CORSI.</p> + +<p>C'est le meilleur prince du monde.</p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI.</p> + +<p>Hé! hé! pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus +diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai.</p> + +<p class="speaker">SIRE MAURICE.</p> + +<p>Vos voix, seigneurs.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Je m'oppose à ce vote formellement, et au nom de +tous les citoyens.</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, +ni seigneurs; voici mon vote.</p> + +<p class="did"><i>Il montre son billet blanc.</i></p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>Votre voix n'est qu'une voix. Nous nous passerons +de vous.</p> + +<p class="speaker">RUCCELLAI.</p> + +<p>Adieu donc; je m'en lave les mains.</p> + +<p class="speaker">GUICCIARDINI, <i>courant après lui</i>.</p> + +<p>Eh! mon Dieu! Palla, vous êtes trop violent.</p> + +<p class="speaker">RUCELLAI.</p> + +<p>Laissez-moi; j'ai soixante-deux ans passés; ainsi vous +ne pouvez pas me faire grand mal désormais.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">NICCOLINI.</p> + +<p>Vos voix, messieurs!</p> + +<p class="did"><i>Il déplie les billets jetés dans un bonnet.</i></p> + +<p>Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour +Trebbio?</p> + +<p class="speaker">CORSI.</p> + +<p>Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de +demain, à moins qu'il ne refuse.</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>Pourquoi refuserait-il?</p> + +<p class="speaker">NICCOLINI.</p> + +<p>Ah! mon Dieu! s'il allait refuser, que deviendrions-nous? +quinze lieues à faire d'ici à Trebbio pour trouver +Côme, et autant pour revenir, ce serait une journée +de perdue. Nous aurions dû choisir quelqu'un qui +fût plus près de nous.</p> + +<p class="speaker">VETTORI.</p> + +<p>Que voulez-vous! notre vote est fait, et il est probable +qu'il acceptera. Tout cela est étourdissant.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>A Venise.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PHILIPPE STROZZI, <i>dans son cabinet</i>.</p> + +<p>J'en étais sûr.—Pierre est en correspondance avec +le roi de France; le voilà à la tête d'une espèce d'armée, +et prêt à mettre le bourg à feu et à sang. C'est +donc là ce qu'aura fait ce pauvre nom de Strozzi, qu'on +a respecté si longtemps! il aura produit un rebelle et +deux ou trois massacres. O ma Louise! tu dors en paix +sous le gazon; l'oubli du monde entier est autour de +toi, comme en toi, au fond de la triste vallée où je t'ai +laissée.</p> + +<p class="did"><i>On frappe à la porte.</i></p> + +<p>Entrez.</p> + +<p class="did"><i>Entre Lorenzo.</i></p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Philippe! je t'apporte le plus beau joyau de la couronne.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Qu'est-ce que tu jettes là? une clef?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre +est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Vraiment! vraiment! cela est incroyable.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d'autres que par +moi.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE, <i>prenant la clef</i>.</p> + +<p>Alexandre est mort, cela est-il possible?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Que dirais-tu si les républicains t'offraient d'être duc +à sa place?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je refuserais, mon ami.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Vraiment! vraiment! cela est incroyable.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pourquoi? cela est tout simple pour moi.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne +veux-tu pas me croire?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>O notre nouveau Brutus! je te crois et je t'embrasse. +La liberté est donc sauvée! Oui, je te crois, tu es tel +que tu me l'as dit. Donne-moi ta main. Le duc est +mort! ah! il n'y a pas de haine dans ma joie; il n'y a +que l'amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie; +j'en prends Dieu à témoin.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Allons! calme-toi; il n'y a rien de sauvé que moi, +qui ai les reins brisés par les chevaux de l'évêque de +Marzi.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>N'as-tu pas averti nos amis? N'ont-ils pas l'épée à +la main à l'heure qu'il est?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je les ai avertis; j'ai frappé à toutes les portes républicaines +avec la constance d'un frère quêteur; je leur +ai dit de frotter leurs épées, qu'Alexandre serait mort +quand ils s'éveilleraient. Je pense qu'à l'heure qu'il est, +ils se sont éveillés plus d'une fois, et rendormis à l'avenant. +Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>As-tu averti les Pazzi? l'as-tu dit à Corsini?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>A tout le monde; je l'aurais dit, je crois, à la lune, +tant j'étais sûr de n'être pas écouté.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Comment l'entends-tu?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'entends qu'ils ont haussé les épaules, et qu'ils sont +retournés à leurs dîners, à leurs cornets et à leurs +femmes.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu ne leur as donc pas expliqué l'affaire?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Que diantre voulez-vous que j'explique? croyez-vous +que j'eusse une heure à perdre avec chacun d'eux? Je +leur ai dit: Préparez-vous; et j'ai fait mon coup.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Et tu crois que les Pazzi ne font rien? qu'en sais-tu? +Tu n'as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a +plusieurs jours que tu es en route.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je crois que les Pazzi font quelque chose; je crois +qu'ils font des armes dans leur antichambre, en buvant +du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier +sec.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu soutiens ta gageure; ne m'as-tu pas voulu parier +ce que tu me dis là? Sois tranquille; j'ai meilleure +espérance.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Pourquoi n'es-tu pas sorti la tête du duc à la main? +Le peuple t'aurait suivi comme son sauveur et son chef.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'ai laissé le cerf aux chiens; qu'ils fassent eux-mêmes +la curée.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je ne les méprise point; je les connais. Je suis très +persuadé qu'il y en a très peu de très méchants, beaucoup +de lâches, et un grand nombre d'indifférents. Il y +en a aussi de féroces, comme les habitants de Pistoie, +qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion +d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au +milieu des rues. J'ai appris cela il n'y a pas une heure.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je suis plein de joie et d'espoir; le cœur me bat +malgré moi.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Tant mieux pour vous.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Puisque tu n'en sais rien, pourquoi en parles-tu +ainsi? Assurément tous les hommes ne sont pas capables +de grandes choses, mais tous sont sensibles aux +grandes choses: nies-tu l'histoire du monde entier? +Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt; +mais l'étincelle peut sortir d'un caillou, et la forêt +prend feu. C'est ainsi que l'éclair d'une seule épée peut +illuminer tout un siècle.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je ne nie pas l'histoire; mais je n'y étais pas.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Laisse-moi t'appeler Brutus; si je suis un rêveur, +laisse-moi ce rêve-là. O mes amis, mes compatriotes! +vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, +si vous voulez!</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre?</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ne vois-tu pas un courrier qui arrive? Mon Brutus! +mon grand Lorenzo! la liberté est dans le ciel; je la +sens, je la respire.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Philippe! Philippe! point de cela; fermez votre +fenêtre; toutes ces paroles me font mal.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Il me semble qu'il y a un attroupement dans la rue; +un crieur lit une proclamation. Holà, Jean! allez +acheter le papier de ce crieur.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>O Dieu! ô Dieu!</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu deviens pâle comme un mort. Qu'as-tu donc?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>N'as-tu rien entendu?</p> + +<p class="did"><i>Entre un domestique, apportant la proclamation.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Non; lis donc un peu ce papier, qu'on criait dans +la rue.</p> + +<p class="speaker">LORENZO, <i>lisant</i>.</p> + +<p>«A tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo +de Médicis, traître à la patrie et assassin de son maître, +en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, +sur toute la surface de l'Italie, il est promis par le +conseil des Huit à Florence: 1º quatre mille florins +d'or sans aucune retenue; 2º une rente de cent florins +d'or par an, pour lui durant sa vie, et ses héritiers en +ligne directe après sa mort; 3º la permission d'exercer +toutes les magistratures, de posséder tous les +bénéfices et privilèges de l'État, malgré sa naissance +s'il est roturier; 4º grâce perpétuelle pour toutes +ses fautes, passées et futures, ordinaires et extraordinaires.»</p> + +<p>Signé de la main des Huit.</p> + +<p>Eh bien! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout +à l'heure que j'avais tué Alexandre! Vous voyez bien +que je l'ai tué.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Silence! quelqu'un monte l'escalier. Cache-toi dans +cette chambre.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>Florence.—Une rue.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> DEUX GENTILSHOMMES.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PREMIER GENTILHOMME.</p> + +<p>N'est-ce pas le marquis de Cibo qui passe là? il me +semble qu'il donne le bras à sa femme.</p> + +<p class="did"><i>Le marquis et la marquise passent.</i></p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME GENTILHOMME.</p> + +<p>Il paraît que ce bon marquis n'est pas d'une nature +vindicative. Qui ne sait pas à Florence que sa femme a +été la maîtresse du feu duc?</p> + +<p class="speaker">PREMIER GENTILHOMME.</p> + +<p>Ils paraissent bien raccommodés. J'ai cru les voir +se serrer la main.</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME GENTILHOMME.</p> + +<p>La perle des maris, en vérité! Avaler ainsi une couleuvre +aussi longue que l'Arno, cela s'appelle avoir +l'estomac bon.</p> + +<p class="speaker">PREMIER GENTILHOMME.</p> + +<p>Je sais que cela fait parler,—cependant je ne te +conseillerais pas d'aller lui en parler à lui-même; il est +de la première force à toutes les armes, et les faiseurs +de calembours craignent l'odeur de son jardin.</p> + +<p class="speaker">DEUXIÈME GENTILHOMME.</p> + +<p>Si c'est un original, il n'y a rien à dire.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>Une auberge.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> PIERRE STROZZI <span class="sc">et un Messager</span>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>Ce sont ses propres paroles?</p> + +<p class="speaker">LE MESSAGER.</p> + +<p>Oui, Excellence; les paroles du roi lui-même.</p> + +<p class="speaker">PIERRE.</p> + +<p>C'est bon.</p> + +<p class="did"><i>Le messager sort.</i></p> + +<p>Le roi de France protégeant la liberté de l'Italie; +c'est justement comme un voleur protégeant contre +un autre voleur une jolie femme en voyage. Il la défend +jusqu'à ce qu'il la viole. Quoi qu'il en soit, une route +s'ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons +grains que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio, +qui s'avise de devenir quelque chose! Ma vengeance +m'a glissé entre les doigts comme un oiseau effarouché; +je ne puis plus rien imaginer ici qui soit digne de +moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et +puis laissons là ces femmelettes qui ne pensent qu'au +nom de mon père, et qui me toisent toute la journée +pour chercher par où je lui ressemble. Je suis né pour +autre chose que pour faire un chef de bandits.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE V</h3> + +<p class="speaker"><i>Une place.—Florence.</i></p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE <span class="sc">et</span> LE MARCHAND DE SOIE, <i>assis</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Observez bien ce que je dis; faites attention à mes +paroles. Le feu duc Alexandre a été tué l'an 1536, qui +est bien l'année où nous sommes. Suivez-moi toujours. +Il a donc été tué l'an 1536; voilà qui est fait. Il avait +vingt-six ans; remarquez-vous cela? mais ce n'est encore +rien. Il avait donc vingt-six ans; bon. Il est mort +le 6 du mois; ah! ah! saviez-vous ceci? n'est-ce pas +justement le 6 qu'il est mort? Écoutez maintenant. Il +est mort à six heures de la nuit. Qu'en pensez-vous, +père Mondella? voilà de l'extraordinaire, ou je ne m'y +connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. +Paix! ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh +bien! cela vous frappe-t-il à présent? Il avait six blessures, +à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l'âge de +vingt-six ans, l'an 1536. Maintenant, un seul mot: il +avait régné six ans.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Quel galimatias me faites-vous là, voisin!</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Comment! comment! vous êtes donc absolument +incapable de calculer? vous ne voyez pas ce qui résulte +de ces combinaisons surnaturelles que j'ai l'honneur +de vous expliquer?</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Non, en vérité, je ne vois pas ce qui en résulte.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Vous ne le voyez pas? Est-ce possible, voisin, que +vous ne le voyiez pas?</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Je ne vois pas qu'il en résulte la moindre des choses.—A +quoi cela peut-il nous être utile?</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Il en résulte que six Six ont concouru à la mort +d'Alexandre. Chut! ne répétez pas ceci comme venant +de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage +et circonspect; ne me faites point de tort, au nom de +tous les saints! La chose est plus grave qu'on ne pense; +je vous le dis comme à un ami.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Allez vous promener; je suis un homme vieux, mais +pas encore une vieille femme. Le Côme arrive aujourd'hui, +voilà ce qui résulte le plus clairement de notre +affaire; il nous est poussé un beau dévideur de paroles +dans votre nuit de six Six. Ah! mort de ma vie! cela +ne fait-il pas honte! Mes ouvriers, voisin, les derniers +de mes ouvriers, frappaient avec leurs instruments +sur les tables, en voyant passer les Huit, et ils leur +criaient: «Si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous, +qui agirons.»</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Il n'y a pas que les vôtres qui aient crié; c'est un +vacarme de paroles dans la ville comme je n'en ai +jamais entendu, même par ouï-dire.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>On demande les boules<a name="FNanchor_F" id="FNanchor_F"></a> +<a href="#Footnote_F"><sup>F</sup></a>; les uns courent après les +soldats, les autres après le vin qu'on distribue, ils s'en +remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le +peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient +leur rester.</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_F" id="Footnote_F"></a> +<a href="#FNanchor_F">Note F</a> +: On comprend qu'il s'agit ici d'élections. (Voir page 206.)</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire +librement un gonfalonier, comme jadis.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Il y en a qui voulaient, comme vous dites; mais il +n'y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j'ai +été au Marché-Neuf, moi, et j'ai reçu dans la jambe +un bon coup de hallebarde, parce que je demandais +les boules. Pas une âme n'est venue à mon secours. +Les étudiants seuls se sont montrés.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Je le crois bien. Savez-vous ce qu'on dit, voisin? +On dit que le provéditeur, Roberto Corsini, est allé +hier soir à l'assemblée des républicains, au palais +Salviati.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Rien n'est plus vrai; il a offert de livrer la forteresse +aux amis de la liberté, avec les provisions, les +clefs, et tout le reste.</p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Et il l'a fait, voisin? est-ce qu'il l'a fait? C'est une +trahison de haute justice.</p> + +<p class="speaker">L'ORFÈVRE.</p> + +<p>Ah bien oui! on a braillé, bu du vin sucré, et cassé +des carreaux; mais la proposition de ce brave homme +n'a seulement pas été écoutée. Comme on n'osait pas +faire ce qu'il voulait, on a dit qu'on doutait de lui, et +qu'on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille +millions de diables! que j'enrage! Tenez! voilà les +courriers de Trebbio qui arrivent; Côme n'est pas loin +d'ici. Bonsoir, voisin, le sang me démange! il faut que +j'aille au palais.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">LE MARCHAND.</p> + +<p>Attendez-donc, voisin; je vais avec vous.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.—Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre +avec le petit Strozzi.</i></p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p><i>Sapientissime doctor</i>, comment se porte Votre Seigneurie? +Le trésor de votre précieuse santé est-il dans +une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il +convenable par ces tempêtes où nous voilà?</p> + +<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>C'est chose grave, seigneur docteur, qu'une rencontre +aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette +terre soucieuse et lézardée. Souffrez que je presse cette +main gigantesque, d'où sont sortis les chefs-d'œuvre +de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu +un sonnet.</p> + +<p class="speaker">LE PETIT SALVIATI.</p> + +<p>Canaille de Strozzi que tu es!</p> + +<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p> + +<p>Ton père a été rossé, Salviati.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu'à +vous, qui êtes homme d'art si consciencieux, si large +et si austère? Des yeux comme les vôtres, qui remuent +des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils +consenti à s'occuper des fumées peut-être bizarres +et osées d'une imagination chatoyante?</p> + +<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Oh! si vous aimez l'art, et si vous nous aimez, dites-nous, +de grâce, votre sonnet. La ville ne s'occupe que +de votre sonnet.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé +par chanter la monarchie en quelque sorte, je +semble cette fois chanter la république.</p> + +<p class="speaker">LE PETIT SALVIATI.</p> + +<p>Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.</p> + +<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p> + +<p>Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Voici les vers:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre...</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LE PETIT SALVIATI.</p> + +<p>Faites donc finir ce gamin-là, monsieur; c'est un +coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.</p> + +<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Allons! petit, tiens-toi tranquille.</p> + +<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p> + +<p>Tu y reviens en sournois! Tiens! canaille, porte cela +à ton père, et dis-lui qu'il le mette avec l'estafilade +qu'il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu +es! Vous êtes tous des empoisonneurs.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Veux-tu te taire, polisson!</p> + +<p class="did"><i>Il le frappe.</i></p> + +<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p> + +<p>Aïe! aïe! il m'a frappé.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre,</p> +<p>Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LE PETIT STROZZI.</p> + +<p>Aïe! aïe! il m'a écorché l'oreille.</p> + +<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Vous avez frappé trop fort, mon ami.</p> + +<p class="did"><i>Le petit Strozzi rosse le petit Salviati.</i></p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Eh bien! qu'est-ce à dire?</p> + +<p class="speaker">LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Continuez, je vous en supplie.</p> + +<p class="speaker">LE PREMIER PRÉCEPTEUR.</p> + +<p>Avec plaisir; mais ces enfants ne cessent pas de se +battre.</p> + +<p class="did"><i>Les enfants sortent en se battant. Ils les suivent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VI</h3> + +<p class="speaker"><i>Florence.—Une rue.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> DES ÉTUDIANTS <span class="sc">et</span> DES SOLDATS.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">UN ÉTUDIANT.</p> + +<p>Puisque les grands seigneurs n'ont que des langues, +ayons des bras. Holà! les boules! les boules! Citoyens +de Florence, ne laissons pas élire un duc sans voter.</p> + +<p class="speaker">UN SOLDAT.</p> + +<p>Vous n'aurez pas les boules; retirez-vous.</p> + +<p class="speaker">L'ÉTUDIANT.</p> + +<p>Citoyens, venez ici; on méconnaît vos droits, on +insulte le peuple.</p> + +<p class="did"><i>Un grand tumulte.</i></p> + +<p class="speaker">LES SOLDATS.</p> + +<p>Gare! retirez-vous.</p> + +<p class="speaker">UN AUTRE ÉTUDIANT.</p> + +<p>Nous voulons mourir pour nos droits.</p> + +<p class="speaker">UN SOLDAT.</p> + +<p>Meurs donc!</p> + +<p class="did"><i>Il le frappe.</i></p> + +<p class="speaker">L'ÉTUDIANT.</p> + +<p>Venge-moi, Roberto, et console ma mère.</p> + +<p class="did"><i>Il meurt.—Les étudiants attaquent les soldats; ils sortent en +se battant.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VII</h3> + +<p class="speaker"><i>Venise.—Le cabinet de Strozzi.</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> PHILIPPE <span class="sc">et</span> LORENZO, <i>tenant une lettre</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Voilà une lettre qui m'apprend que ma mère est +morte. Venez donc faire un tour de promenade, Philippe.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. +Vous allez et venez continuellement, comme si +cette proclamation de mort n'existait pas contre vous.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Au moment où j'allais tuer Clément VII, ma tête a +été mise à prix à Rome; il est naturel qu'elle le soit +dans toute l'Italie, aujourd'hui que j'ai tué Alexandre; +si je sortais de l'Italie, je serais bientôt sonné à son de +trompe dans toute l'Europe, et à ma mort, le bon Dieu +ne manquera pas de faire placarder ma condamnation +éternelle dans tous les carrefours de l'immensité.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n'êtes +pas changé, Lorenzo.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Non, en vérité, je porte les mêmes habits, je +marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma +bouche; il n'y a de changé en moi qu'une misère: +c'est que je suis plus creux et plus vide qu'une statue +de fer-blanc.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Partons ensemble; redevenez un homme; vous avez +beaucoup fait, mais vous êtes jeune.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne; je +vous en prie, venez faire un tour de promenade.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Votre esprit se torture dans l'inaction; c'est là votre +malheur. Vous avez des travers, mon ami.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'en conviens; que les républicains n'aient rien fait +à Florence, c'est là un grand travers de ma part. +Qu'une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, +se soient fait massacrer en vain; que Côme, +un planteur de choux, ait été élu à l'unanimité, oh! +je l'avoue, je l'avoue, ce sont là des travers impardonnables, +et qui me font le plus grand tort.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Ne raisonnons point sur un événement qui n'est pas +achevé. L'important est de sortir d'Italie; vous n'avez +point encore fini sur la terre.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>J'étais une machine à meurtre, mais à un meurtre +seulement.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>N'avez-vous pas été heureux autrement que par ce +meurtre? Quand vous ne devriez faire désormais qu'un +honnête homme, qu'un artiste, pourquoi voudriez-vous +mourir?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Je ne puis que vous répéter mes propres paroles: +Philippe, j'ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je +sans l'ennui qui me prend. J'aime encore le vin et les +femmes; c'est assez, il est vrai, pour faire de moi un +débauché, mais ce n'est pas assez pour me donner envie +de l'être. Sortons, je vous en prie.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Cela m'amuse de les voir. La récompense est si grosse, +qu'elle les rend presque courageux. Hier, un grand +gaillard à jambes nues m'a suivi un gros quart d'heure +au bord de l'eau, sans pouvoir se déterminer à m'assommer. +Le pauvre homme portait une espèce de couteau +long comme une broche; il le regardait d'un air +si penaud qu'il me faisait pitié; c'était peut-être un +père de famille qui mourait de faim.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>O Lorenzo, Lorenzo! ton cœur est très malade. C'était +sans doute un honnête homme: pourquoi attribuer à +la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux?</p> + +<p class="speaker">LORENZO.</p> + +<p>Attribuez cela à ce que vous voudrez. Je vais faire +un tour au Rialto.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">PHILIPPE, <i>seul</i>.</p> + +<p>Il faut que je le fasse suivre par quelqu'un de mes +gens. Holà! Jean! Pippo! holà!</p> + +<p class="did"><i>Entre un domestique.</i></p> + +<p>Prenez une épée, vous et un autre de vos camarades, +et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo, +de manière à pouvoir le secourir si on l'attaque.</p> + +<p class="speaker">JEAN.</p> + +<p>Oui, monseigneur.</p> + +<p class="did"><i>Entre Pippo.</i></p> + +<p class="speaker">PIPPO.</p> + +<p>Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était +caché derrière la porte, qui l'a frappé par derrière, +comme il sortait.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Courons vite; il n'est peut-être que blessé.</p> + +<p class="speaker">PIPPO.</p> + +<p>Ne voyez-vous pas tout ce monde? le peuple s'est +jeté sur lui. Dieu de miséricorde! on le pousse dans la +lagune.</p> + +<p class="speaker">PHILIPPE.</p> + +<p>Quelle horreur! quelle horreur! Eh quoi! pas même +un tombeau!</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE VIII</h3> + +<p class="speaker"><i>Florence.—La grande place; des tribunes publiques sont remplies de monde.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">DES GENS DU PEUPLE, <i>courant de tous côtés</i>.</p> + +<p>Les boules! les boules! Il est duc, duc; les boules! +il est duc.</p> + +<p class="speaker">LES SOLDATS.</p> + +<p>Gare, canaille!</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL CIBO, <i>sur une estrade, à Côme de Médicis</i>.</p> + +<p>Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir +de mes mains la couronne que le pape et César +m'ont chargé de vous confier, il m'est ordonné de vous +faire jurer quatre choses.</p> + +<p class="speaker">CÔME.</p> + +<p>Lesquelles, cardinal?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Faire la justice sans restriction; ne jamais rien tenter +contre l'autorité de Charles-Quint; venger la mort +d'Alexandre, et bien traiter le seigneur Jules et la +signora Julia, ses enfants naturels.</p> + +<p class="speaker">CÔME.</p> + +<p>Comment faut-il que je prononce ce serment?</p> + +<p class="speaker">LE CARDINAL.</p> + +<p>Sur l'Évangile.</p> + +<p class="did"><i>Il lui présente l'Évangile.</i></p> + +<p>Je le jure à Dieu et à vous, cardinal. Maintenant, +donnez-moi la main.</p> + +<p class="did"><i>Ils s'avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans l'éloignement.</i></p> + +<p class="speaker">CÔME.</p> + +<p>«Très nobles et très puissants seigneurs,</p> + +<p>«Le remercîment que je veux faire à Vos très illustres +et très gracieuses Seigneuries, pour le bienfait si +haut que je leur dois, n'est pas autre que l'engagement +qui m'est bien doux, à moi si jeune comme je suis, +d'avoir toujours devant les yeux, en même temps que +la crainte de Dieu, l'honnêteté et la justice, et le dessein +de n'offenser personne, ni dans les biens ni dans +l'honneur, et, quant au gouvernement des affaires, de +ne jamais m'écarter du conseil et du jugement des +très prudentes et très judicieuses Seigneuries auxquelles +je m'offre en tout, et recommande bien dévotement.»</p> + + +<h3>FIN DE LORENZACCIO.</h3> + + +<p>Alfred de Musset conçut l'idée de ce grand drame et en composa +le plan, à Florence, devant les sombres palais des Médicis et +des Strozzi, pendant le mois de janvier 1834; mais il prit le +temps de le laisser mûrir dans sa tête, et ne l'écrivit que huit +mois plus tard; on ne doit pas s'étonner d'y trouver une crudité +de langage à laquelle les lecteurs des comédies précédentes n'étaient +pas accoutumés. Il s'agissait cette fois de faire une peinture +exacte de l'Italie au seizième siècle, et l'on sait que, depuis +le règne de Borgia jusqu'à celui de Sixte-Quint, les actes de violence +de toutes sortes se commettaient ouvertement et avec impunité. +Les premières familles de la noblesse en donnaient +l'exemple, et Benvenuto Cellini lui-même, qui n'était pas un +grand seigneur, ne dormait jamais de si bon cœur que lorsqu'il +avait poignardé ou assommé un de ses ennemis. A moins de ne +tenir aucun compte de l'histoire et de la vérité, l'auteur de <i>Lorenzaccio</i> +ne pouvait pas faire parler décemment des scélérats +tels que Julien Salviati et Alexandre de Médicis. C'est dans les +rôles de Philippe Strozzi, de Catherine Ginori et de Marie Soderini +qu'on trouve les sentiments tendres et le langage des cœurs +nobles et délicats. Quant au personnage de Lorenzo, nous n'hésitons +pas à le placer au niveau des plus belles créations de +Shakespeare. Ce drame est assurément l'œuvre capitale d'Alfred +de Musset, l'expression la plus énergique et la plus virile de son +génie.</p> + +<p>La longueur de cet ouvrage nous a obligés à le rejeter au second +volume du Théâtre, bien qu'il ait été écrit avant <i>Barberine</i>.</p> + + + + +<a id="chroniques"></a> +<h3>TRADUCTION DU LIVRE XV DES CHRONIQUES FLORENTINES</h3> + + +<p>La nuit était venue que le destin avait marquée pour être +celle de la mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut entre +cinq et six heures, le samedi d'avant l'Épiphanie, et le 6 janvier +de l'année 1536 (selon la manière de compter le temps +des Florentins, qui prennent pour la première heure du jour +celle qui suit le coucher du soleil). Le duc n'avait pas encore +achevé sa vingt-sixième année. Cette mort, dont on a parlé +et écrit diversement, je la raconterai avec la plus entière véracité, +en ayant entendu le récit de la bouche même de Lorenzo, +dans la <i>villa</i> Paluello, située à huit milles de Padoue, +ainsi que de la bouche même de Scoronconcolo, dans la +maison des Strozzi à Venise. Si l'on peut parler d'un tel fait +avec certitude, c'est assurément lorsqu'on le tient de ces +hommes, et non d'autres, en supposant qu'ils l'aient voulu +raconter sans mentir, comme je pense qu'ils l'ont fait. Mais +il est nécessaire de commencer par donner quelques détails +sur la vie et les mœurs dudit Lorenzo.</p> + +<p>Il naquit à Florence en 1514, le 24 mars. Son père était +Pierre-François de Médicis, fils de Lorenzo et petit-neveu de +Lorenzo, frère de Cosme; et sa mère, madame Marie, fille de +Thomas Soderini, fils de Paul-Antoine. Cette femme, d'une +rare prudence et bonté, ayant perdu son mari quand Lorenzo +était encore en bas âge, fit élever cet enfant avec tous +les soins imaginables. Lorenzo manifesta une intelligence incroyable +dans ses études; mais à peine fut-il sorti de la tutelle +de sa mère et de ses maîtres, qu'il commença à montrer +un esprit inquiet, insatiable, et désireux de mal faire. +Après avoir pris des leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se +railler ouvertement de toutes les choses divines et humaines. +Au lieu de rechercher ses égaux, il se lia de préférence avec +des gens au-dessous de lui et qui non seulement lui témoignaient +du respect, mais se faisaient ses âmes damnées. Il se +passait toutes ses envies, surtout en affaires d'amour, sans +égard pour le sexe, l'âge et la condition des personnes. Il +caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les +hommes. Son appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait +pas échapper une seule occasion, tant en actions qu'en +paroles, d'acquérir la réputation d'homme galant ou spirituel. +Comme il était délicat et maigre de corps, on l'appelait +Lorenzino. Il ne riait point, et souriait seulement. Bien qu'il +fût plutôt agréable que beau, ayant le visage brun et l'air +mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa petite +jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l'empêcha point, +comme il l'a dit lui-même après la mort du duc Alexandre, +de concevoir la pensée de tuer le saint-père. Il conduisit +François, fils de Raphaël de Médicis, compétiteur du pape, +jeune homme instruit et de grande espérance, à un tel état +de ruine, que ce malheureux, devenu la fable de la cour de +Rome, fut considéré comme fou et renvoyé à Florence. Dans +le même temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et +devint un objet de haine pour le peuple romain: on trouva +un matin, sur l'Arc de Constantin et en d'autres lieux de la +ville, quantité de figures antiques privées de leurs têtes. +Clément en ressentit tant de colère, qu'il déclara, ne pensant +guère à Lorenzo, que l'auteur de ce délit serait pendu +par le cou, sans forme de procès, quel qu'il fût, à moins +pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être le coupable. +Le cardinal, ayant découvert que l'auteur était Lorenzo, +s'en alla intercéder en sa faveur près du saint-père, +en le représentant comme un jeune amateur passionné d'objets +d'art, à l'exemple de leurs aïeux les Médicis. A grand'-peine +le cardinal réussit à calmer le ressentiment du pape, +qui appela Lorenzo la honte et l'opprobre de sa maison. Le +dit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si on +l'y reprenait, par deux décrets dont un émané du tribunal +de <i>Caporioni</i>, et messer François-Marie Molza, homme de +grande éloquence, versé dans les lettres grecques, latines et +italiennes, prononça, dans l'Académie romaine, un discours +où il accabla Lorenzo des plus belles malédictions qu'il put +trouver en latin.</p> + +<p>Lorenzo, étant retourné à Florence, se mit à faire sa cour +au duc Alexandre, et il sut si bien feindre, si bien complaire +au duc en toutes choses, qu'il alla jusqu'à lui persuader +que, pour le service de ce prince, il jouait le rôle d'espion; +et, en effet, il entretenait des relations secrètes avec les +bannis, et chaque jour il communiquait au duc quelque +lettre de ces bannis; et comme il se montrait lâche au point +de n'oser ni porter ni toucher une arme, ni même en entendre +parler, le duc s'amusait beaucoup de sa poltronnerie. +Tant parce que Lorenzo étudiait et lisait, que parce qu'il +allait souvent seul et paraissait mépriser la fortune et les +honneurs, le duc l'appelait le Philosophe, tandis que +d'autres le connaissant mieux le nommaient <i>Lorenzaccio</i>. En +toute occasion, Alexandre le favorisait, et particulièrement +contre son second cousin Cosme, auquel le duc portait une +haine extrême, dont l'origine, outre leur complète dissemblance +de mœurs et de caractères, était un procès important +que Cosme avait intenté à ce prince, touchant l'héritage de +leurs ancêtres. De toutes ces choses, il arriva que le duc prit +une confiance extrême en Lorenzo, et qu'il se servit de lui +comme d'entremetteur près des femmes, tant religieuses +que laïques, vierges, mariées ou veuves, nobles ou roturières, +jeunes ou expérimentées; et non content de cela, il +voulut encore que Lorenzo lui procurât une sœur de sa +mère du côté paternel, jeune femme d'une merveilleuse +beauté, mais aussi honnête que belle, laquelle était mariée +à Léonard Ginori et demeurait non loin de la porte de derrière +du palais de Médicis.</p> + +<p>Lorenzo, qui attendait une occasion de ce genre, fit entendre +au duc que l'entreprise offrirait des difficultés, mais +qu'il ferait son possible pour réussir, disant qu'en somme +toutes les femmes étaient femmes, et que, d'ailleurs, le +mari de celle-ci se trouvait fort à propos à Naples dans le +moment présent pour des affaires embarrassées, car il avait +dissipé son bien. Quoique Lorenzo n'eût parlé de rien à sa +tante, il ne laissait pas de dire au duc qu'il l'avait fait, et +qu'il la trouvait rebelle; mais que pourtant il viendrait à +bout de la séduire et de l'obliger à condescendre à leurs +désirs. Tandis qu'il amusait ainsi le duc, il travaillait l'esprit +d'un certain Michel del Tovalaccino, surnommé Scoronconcolo, +auquel il avait fait obtenir grâce de la vie, +pour un homicide par lui commis; et, raisonnant avec cet +homme, il se plaignait à lui d'un courtisan qui, disait-il, +l'avait offensé sans raison, et s'était joué de lui, et il ajoutait +que par le ciel!... Mais Scoronconcolo, l'interrompant, +lui dit tout à coup: «Nommez-le seulement, et laissez-moi +faire; il ne vous donnera plus d'ennui.» Il le supplia de +dire qui était son ennemi; à quoi Lorenzo répondit: «Hélas! +je ne le puis: c'est un favori du duc.—Qui que ce +soit, dites toujours,» reprenait Scoronconcolo; et dans le +langage dont se servent habituellement les spadassins de +cette espèce, il s'écria: «Je le tuerai, quand ce serait le +Christ!»</p> + +<p>Voyant, par là, que ses manœuvres réussissaient, Lorenzo +emmena un jour cet homme dîner avec lui, comme il le faisait +souvent, malgré les remontrances de sa mère, et il dit à +Scoronconcolo: «Or çà, puisque tu me promets si résolument +de m'assister, je crois que tu ne me manqueras pas, +comme, de mon côté, je te rendrai service en tout ce qui +dépendra de moi, et je suis satisfait de tes offres que j'accepte. +Mais je veux être de la partie, et afin que nous puissions +faire le coup et nous sauver après, j'aviserai à conduire +mon ennemi dans un lieu où nous ne courrons aucun +risque, et je suis sûr que nous réussirons.» Comme la nuit +que j'ai dite plus haut parut à Lorenzo le moment favorable, +d'autant que le seigneur Alexandre Vitelli se trouvait parti +ce jour-là pour Città-di-Castello, il parla bas à l'oreille du +duc après souper, et il lui dit qu'enfin, par des promesses +d'argent, il avait décidé sa tante, et que le duc pouvait venir +seul, à l'heure convenue et avec précaution, dans sa chambre +à lui Lorenzo, en prenant garde, pour l'honneur de la dame, +que personne ne le vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que +le prince y serait, incontinent il irait chercher Catherine +Ginori. Le duc ayant mis un grand vêtement de satin, à la +napolitaine et garni de zibeline, au moment de prendre ses +gants, qui étaient les uns de mailles et les autres de peau parfumée, +réfléchit un peu et dit: «Lesquels prendrai-je, ceux +de guerre ou ceux de bonne fortune?» Quand il eut pris +ceux-ci, le duc sortit accompagné seulement de trois personnes, +Giomo le Hongrois, le capitaine Justinien de Cesena, +et un officier de bouche nommé Alexandre. Arrivé sur la +place de Saint-Marc, où il était venu pour ne pas être épié, +il les congédia, disant qu'il voulait aller seul, et il ne retint +avec lui que le Hongrois, lequel entra dans la maison des +<i>Sostegni</i>, située presque en face de celle de Lorenzo, avec +l'ordre du prince de ne bouger ni se montrer, quelque personne +qu'il vît entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant +demeuré là un bon bout de temps, retourna au palais et +s'endormit dans l'appartement du duc. En arrivant dans la +chambre de Lorenzo, où un grand feu était allumé, le prince +ôta son épée. Tandis qu'il se couchait sur le lit, Lorenzo +s'empara de l'épée, en lia prestement la garde avec le ceinturon, +de manière à empêcher la lame de sortir aisément du +fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en disant au +duc de se reposer; après quoi il sortit, et laissa retomber +derrière lui la porte, qui était de celles qui se ferment +d'elles-mêmes. Il s'en alla trouver Scoronconcolo, et d'un +air tout à fait content: «Frère, lui dit-il, voici le moment; +j'ai enfermé mon ennemi dans ma chambre, et il dort.—Allons-y,» +répondit Scoronconcolo. Sur le palier de l'escalier, +Lorenzo se retourna et dit: «Ne t'inquiète pas si +c'est un ami du duc; et tâche de bien faire.—Ainsi ferai-je, +répondit l'ami, quand ce serait le duc lui-même.—Grâce +à notre embuscade, reprit Lorenzo d'un ton joyeux, il +ne peut plus nous échapper; marchons.—Marchons donc,» +répondit Scoronconcolo.</p> + +<p>Lorsqu'il eut soulevé le loquet qui retomba et ne s'ouvrit +pas du premier coup, Lorenzo entra dans la chambre, et +dit: «Seigneur, dormez-vous?» Prononcer ces mots et percer +le duc de part en part d'un coup de dague, fut une seule +et même chose. Cette blessure était mortelle, car elle avait +traversé les reins et perforé cette membrane appelée diaphragme, +qui, semblable à une ceinture, divise le corps humain +en deux parties, l'une supérieure où se trouvent le +cœur et les autres organes du sentiment, l'autre inférieure +où sont le foie et les organes de la nutrition et de la génération. +Le duc, qui dormait ou feignait de dormir, se tenait +le visage tourné vers le fond. Il bondit sur le lit en recevant +cette blessure, et sortit du côté de la ruelle, cherchant à gagner +la porte, et se faisant un bouclier d'un escabeau qu'il +avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade au +visage qui lui fendit la tempe et une grande partie de la +joue gauche. Lorenzo le repoussa sur le lit et l'y tint renversé +en pesant sur lui de tout le poids de son corps; et +afin de l'empêcher de crier, lui serra la bouche avec le +pouce et l'index de sa main gauche, en lui disant: «Seigneur, +n'en doutez pas.» Alors le duc, se débattant comme +il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le +serra avec une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela +Scoronconcolo à son aide. Celui-ci courait d'un côté et +de l'autre, et il ne pouvait atteindre le duc sans blesser du +même coup Lorenzo, que le duc tenait étroitement embrassé. +Scoronconcolo essaya d'abord de faire passer son +épée entre les jambes de Lorenzo, sans autre résultat que +de piquer le matelas; enfin il prit un couteau qu'il avait +par hasard sur lui, et l'ayant fixé dans le cou de la victime, +il appuya si fort que le duc fut égorgé. Après sa mort, ils +lui firent encore quelques blessures qui versèrent tant de +sang que la chambre en devint comme un lac. C'est une +chose à remarquer, que pendant tout ce temps, où il était +tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tourner et +se démener pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une +plainte, et ne lâcha point ce doigt qu'il serrait entre ses +dents avec fureur. En mourant, il avait glissé à terre; ses +meurtriers le relevèrent tout souillé de sang, et l'ayant posé +sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la tenture qu'il +avait fermée lui-même avant de s'endormir ou d'en faire semblant. +On a supposé qu'il s'était ainsi enfermé à dessein, parce +que, sachant bien qu'il était incapable d'en user convenablement +avec cette Catherine qu'il attendait, laquelle passait +pour une personne savante et d'esprit, il voulait éviter, par +ce moyen, les préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu'il +vit le duc en l'état qu'il souhaitait, tant pour s'assurer +qu'on n'avait rien entendu que pour se reposer et reprendre +ses esprits, car il se sentait rompu et accablé de fatigue, se +mit à l'une des fenêtres qui donnaient sur la <i>Via Larga</i>. +Quelques personnes de la maison avaient entendu du bruit +et des trépignements de pieds, entre autres madame Marie, +mère du seigneur Cosme; mais nul ne s'en était ému, car +depuis longtemps, et par précaution, Lorenzo avait pris l'habitude +d'amener dans cette chambre, comme font parfois +les mauvais plaisants, une troupe de gens qui feignaient de +se quereller et couraient çà et là criant: «Frappe-le! tue-le! +Ah! traître, tu m'as tué!» et autres vociférations semblables.</p> + + + +<hr /> +<a id="lechandelier"></a> +<h2>LE CHANDELIER</h2> + +<h3>COMÉDIE EN TROIS ACTES</h3> + +<h4>PUBLIÉE EN 1835, REPRÉSENTÉE EN 1848.</h4> + +<table summary="acteurs_chandelier" width="80%"> +<tr><td><span class="sc">PERSONNAGES</span>. </td><td> <span class="sc">ACTEURS</span></td></tr> +<tr><td></td><td> <span class="sc">DE LA COMÉDIE FRANÇAISE</span>.</td></tr> +<tr><td></td></tr> +<tr><td>MAITRE ANDRÉ, notaire. </td><td> <span class="sc">M. SAMSON</span>.</td></tr> +<tr><td>JACQUELINE, sa femme. </td><td> <span class="sc">M<sup>me</sup> ALLAN</span>.</td></tr> +<tr><td>CLAVAROCHE, officier de dragons. </td><td> <span class="sc">MM. BRINDEAU</span>.</td></tr> +<tr><td>FORTUNIO, </td><td> <span class="sc">DELAUNAY</span></td></tr> +<tr><td>GUILLAUME, clercs. </td><td> <span class="sc">GOT</span>.</td></tr> +<tr><td>LANDRY, </td><td> <span class="sc">MATHIEN</span>.</td></tr> +<tr><td>UNE SERVANTE. </td><td> <span class="sc">M<sup>lle</sup> BERTIN</span>.</td></tr> +<tr><td>UN JARDINIER.</td></tr> + </table> + +<p><i>Une petite ville.</i></p> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/229.png" alt="Jacqueline. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas?" +title="Le Chandelier. Jacqueline. Chantez, vous dis-je, je le veux. Vous ne chantez pas?" /> +</div> + + +<h2>ACTE PREMIER</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p><i>Une chambre à coucher.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>dans son lit</i>. <i>Entre</i> MAITRE ANDRÉ, +<i>en robe de chambre.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Holà! ma femme! hé! Jacqueline! hé! holà! Jacqueline! +ma femme! La peste soit de l'endormie! Hé! +hé! ma femme! éveillez-vous! Holà! holà! levez-vous, +Jacqueline!—Comme elle dort! Holà, holà, holà! hé, +hé, hé! ma femme, ma femme, ma femme! c'est moi, +André, votre mari, qui ai à vous parler de choses +sérieuses. Hé, hé! pstt, pstt! hem! brum, brum! pstt! +Jacqueline, êtes-vous morte? Si vous ne vous éveillez +tout à l'heure, je vous coiffe du pot à l'eau.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Qu'est-ce que c'est, mon bon ami?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Vertu de ma vie! ce n'est pas malheureux. Finirez-vous +de vous tirer les bras? c'est affaire à vous de dormir. +Écoutez-moi, j'ai à vous parler. Hier au soir, Landry, +mon clerc...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh mais! bon Dieu! il ne fait pas jour. Devenez-vous +fou, maître André, de m'éveiller ainsi sans raison? +De grâce, allez vous recoucher. Est-ce que vous êtes +malade?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Je ne suis ni fou ni malade, et vous éveille à bon +escient. J'ai à vous parler maintenant; songez d'abord +à m'écouter, et ensuite à me répondre. Voilà ce qui +est arrivé à Landry, mon clerc; vous le connaissez +bien...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Quelle heure est-il donc, s'il vous plaît?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Il est six heures du matin. Faites attention à ce que +je vous dis; il ne s'agit de rien de plaisant, et je n'ai +pas sujet de rire. Mon honneur, madame, le vôtre, et +notre vie peut-être à tous deux, dépendent de l'explication +que je vais avoir avec vous. Landry, mon clerc, +a vu, cette nuit...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais, maître André, si vous êtes malade, il fallait +m'avertir tantôt. N'est-ce pas à moi, mon cher cœur, +de vous soigner et de vous veiller?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Je me porte bien, vous dis-je; êtes-vous d'humeur à +m'écouter?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh! mon Dieu! vous me faites peur; est-ce qu'on +nous aurait volés?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Non, on ne nous a pas volés. Mettez-vous là, sur +votre séant, et écoutez de vos deux oreilles. Landry, +mon clerc, vient de m'éveiller, pour me remettre certain +travail qu'il s'était chargé de finir cette nuit. +Comme il était dans mon étude...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah! sainte Vierge! j'en suis sûre, vous aurez eu +quelque querelle à ce café où vous allez.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Non, non, je n'ai point eu de querelle, et il ne m'est +rien arrivé. Ne voulez-vous pas m'écouter? Je vous dis +que Landry, mon clerc, a vu un homme cette nuit se +glisser par votre fenêtre.</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Je devine à votre visage que vous avez perdu au jeu.]</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Ah çà! ma femme, êtes-vous sourde? [Vous avez un +amant, Madame; cela est-il clair? Vous me trompez. +Un homme, cette nuit, a escaladé nos murailles. Qu'est-ce +que cela signifie?]</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Faites-moi le plaisir d'ouvrir le volet.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Le voilà ouvert; vous baillerez après dîner; Dieu +merci, vous n'y manquez guère. Prenez garde à vous, +Jacqueline! Je suis un homme d'humeur paisible, et +qui ai pris grand soin de vous. [J'étais l'ami de votre +père, et vous êtes ma fille presque autant que ma +femme.] J'ai résolu en venant ici, de vous traiter +avec douceur; et vous voyez que je le fais, puisque, +avant de vous condamner, je veux m'en rapporter à +vous, et vous donner sujet de vous défendre et de vous +expliquer catégoriquement. Si vous refusez, prenez +garde. Il y a garnison dans la ville, et vous voyez, Dieu +me pardonne! bonne quantité de hussards. Votre silence +peut confirmer des doutes que je nourris depuis +longtemps.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah! maître André, vous ne m'aimez plus. C'est vainement +que vous dissimulez par des paroles bienveillantes +la mortelle froideur qui a remplacé tant d'amour. +Il n'en eût pas été ainsi jadis; vous ne parliez pas de +ce ton; ce n'est pas alors sur un mot que vous m'eussiez +condamnée sans m'entendre. Deux ans de paix, d'amour +et de bonheur ne se seraient pas, sur un mot, évanouis +comme des ombres. Mais quoi! la jalousie vous pousse; +depuis longtemps la froide indifférence lui a ouvert la +porte de votre cœur. De quoi servirait l'évidence? l'innocence +même aurait tort devant vous. Vous ne m'aimez +plus, puisque vous m'accusez.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Voilà qui est bon, Jacqueline; il ne s'agit pas de +cela. Landry, mon clerc, a vu un homme...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh! mon Dieu! j'ai bien entendu. Me prenez-vous +pour une brute, de me rebattre ainsi la tête? C'est une +fatigue qui n'est pas supportable.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>A quoi tient-il que vous ne répondiez?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>pleurant</i>.</p> + +<p>Seigneur mon Dieu, que je suis malheureuse! qu'est-ce +que je vais devenir? Je le vois bien, vous avez résolu +ma mort, vous ferez de moi ce qui vous plaira; +vous êtes homme, et je suis femme; la force est de votre +côté. Je suis résignée; je m'y attendais; vous saisissez +le premier prétexte pour justifier votre violence. +Je n'ai plus qu'à partir d'ici; je m'en irai [avec ma +fille] dans un couvent, dans un désert, s'il est possible; +j'y emporterai avec moi, j'y ensevelirai dans mon cœur +le souvenir du temps qui n'est plus.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Ma femme, ma femme! pour l'amour de Dieu et des +saints, est-ce que vous vous moquez de moi?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah çà! tout de bon, maître André, est-ce sérieux ce +que vous dites?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Si ce que je dis est sérieux? Jour de Dieu! la patience +m'échappe, et je ne sais à quoi il tient que je ne +vous mène en justice.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous, en justice?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Moi, en justice; il y a de quoi faire damner un +homme, d'avoir affaire à une telle mule; je n'avais +jamais ouï dire qu'on pût être aussi entêté.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>sautant à bas du lit</i>.</p> + +<p>Vous avez vu un homme entrer par la fenêtre? l'avez-vous +vu, monsieur, oui ou non?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Je ne l'ai pas vu de mes yeux.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous ne l'avez pas vu de vos yeux, et vous voulez me +mener en justice?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Oui, par le ciel! si vous ne répondez.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Savez-vous une chose, maître André, que ma grand'mère +a apprise de la sienne? Quand un mari se fie à +sa femme, il garde pour lui les mauvais propos, et +quand il est sûr de son fait, il n'a que faire de la consulter. +Quand on a des doutes, on les lève; quand on +manque de preuves, on se tait; et quand on ne peut +pas démontrer qu'on a raison, on a tort. Allons! venez; +sortons d'ici.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>C'est donc ainsi que vous le prenez?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui, c'est ainsi; marchez, je vous suis.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Et où veux-tu que j'aille à cette heure?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>En justice.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Mais, Jacqueline...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Marchez, marchez; quand on menace, il ne faut pas +menacer en vain.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Allons, voyons! calme-toi un peu.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non; vous voulez me mener en justice, et j'y veux +aller de ce pas.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Que diras-tu pour ta défense? dis-le-moi aussi bien +maintenant.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non, je ne veux rien dire ici.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Parce que je veux aller en justice.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Vous êtes capable de me rendre fou, et il me semble +que je rêve. Éternel Dieu, créateur du monde! je m'en +vais faire une maladie. Comment? quoi? cela est possible? +J'étais dans mon lit; je dormais, et je prends les +murs à témoin que c'était de toute mon âme. Landry, +mon clerc, un enfant de seize ans, qui de sa vie n'a +médit de personne, le plus candide garçon du monde, +qui venait de passer la nuit à copier un inventaire, voit +entrer un homme par la fenêtre; il me le dit, je prends +ma robe de chambre, je viens vous trouver en ami, je +vous demande pour toute grâce de m'expliquer ce que +cela signifie, et vous me dites des injures! vous me +traitez de furieux, jusqu'à vous élancer du lit et à me +saisir à la gorge! Non, cela passe toute idée; je serai +hors d'état pour huit jours de faire une addition qui +ait le sens commun. Jacqueline, ma petite femme! +c'est vous qui me traitez ainsi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Allez, allez! vous êtes un pauvre homme.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Mais enfin, ma chère petite, qu'est-ce que cela te +fait de me répondre? Crois-tu que je puisse penser que +tu me trompes réellement? Hélas! mon Dieu! un mot +te suffit. Pourquoi ne veux-tu pas le dire? C'était peut-être +quelque voleur qui se glissait par notre fenêtre; +ce quartier-ci n'est pas des plus sûrs, et nous ferions +bien d'en changer. Tous ces soldats me déplaisent fort, +ma toute belle, mon bijou chéri. Quand nous allons à +la promenade, au spectacle, au bal, et jusque chez +nous, ces gens-là ne nous quittent pas; je ne saurais te +dire un mot de près sans me heurter à leurs épaulettes, +et sans qu'un grand sabre crochu ne s'embarrasse dans +mes jambes. Qui sait si leur impertinence ne pourrait +aller jusqu'à escalader nos fenêtres? Tu n'en sais rien, +je le vois bien; ce n'est pas toi qui les encourages; ces +vilaines gens sont capables de tout. Allons, voyons! +donne la main; est-ce que tu m'en veux, Jacqueline?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Assurément, je vous en veux. Me menacer d'aller en +justice! Lorsque ma mère le saura, elle vous fera bon +visage!</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Eh! mon enfant, ne le lui dis pas. A quoi bon faire +part aux autres de nos petites brouilleries? Ce sont +quelques légers nuages qui passent un instant dans le +ciel, pour le laisser plus tranquille et plus pur.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>A la bonne heure! touchez là.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Est-ce que je ne sais pas que tu m'aimes? Est-ce que +je n'ai pas en toi la plus aveugle confiance? [Est-ce que +depuis deux ans tu ne m'as pas donné toutes les preuves +de la terre que tu es toute à moi, Jacqueline?] Cette +fenêtre, dont parle Landry, ne donne pas tout à fait +dans ta chambre; en traversant le péristyle, on va par +là au potager; je ne serais pas étonné que notre voisin, +maître Pierre, ne vînt braconner dans mes espaliers. +Va, va! je ferai mettre notre jardinier ce soir en sentinelle, +et le piège à loup dans l'allée; nous rirons demain +tous les deux.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je tombe de fatigue, et vous m'avez éveillée bien mal +à propos.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Recouche-toi, ma chère petite, je m'en vais, je te +laisse ici. Allons! adieu, n'y pensons plus. Tu le vois, +mon enfant, je ne fais pas la moindre recherche dans +ton appartement; je n'ai pas ouvert une armoire; je +t'en crois sur parole. Il me semble que je t'en aime cent +fois plus de t'avoir soupçonnée à tort et de te savoir +innocente. Tantôt je réparerai tout cela; nous irons à +la campagne et je te ferai un cadeau. Adieu, adieu, je +te reverrai<a id="footnotetagI-1" name="footnotetagI-1"></a><a href="#footnoteI-1"><sup>1</sup></a>.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.—Jacqueline, seule, ouvre une armoire; on y aperçoit +accroupi le capitaine Clavaroche.</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>sortant de l'armoire</i>.</p> + +<p>Ouf!</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vite, sortez! mon mari est jaloux; on vous a vu, +mais non reconnu; vous ne pouvez pas revenir ici. +Comment étiez-vous là-dedans?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>A merveille.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Nous n'avons pas de temps à perdre; qu'allons-nous +faire? Il faut nous voir, et échapper à tous les yeux. +Quel parti prendre? le jardinier y sera ce soir; je ne +suis pas sûre de ma femme de chambre; d'aller ailleurs, +impossible ici; tout est à jour dans une petite +ville. Vous êtes couvert de poussière, et il me semble +que vous boitez.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>J'ai le genou et la tête brisés. La poignée de mon +sabre m'est entrée dans les côtes. Pouah! c'est à croire +que je sors d'un moulin.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Brûlez mes lettres en rentrant chez vous. Si on les +trouvait, je serais perdue[; ma mère me mettrait au +couvent]. Landry, un clerc, vous a vu passer, il me le +payera. Que faire? quel moyen? répondez! Vous êtes +pâle comme la mort.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>J'avais une position fausse quand vous avez poussé +le battant, en sorte que je me suis trouvé, une heure +durant, comme une curiosité d'histoire naturelle dans +un bocal d'esprit-de-vin.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh bien! voyons! que ferons-nous?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Bon! il n'y a rien de si facile.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais encore?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Je n'en sais rien; mais rien n'est plus aisé. M'en +croyez-vous à ma première affaire? Je suis rompu; +donnez-moi un verre d'eau.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je crois que le meilleur parti serait de nous voir à la +ferme.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE</p> + +<p>Que ces maris, quand ils s'éveillent, sont d'incommodes +animaux! Voilà un uniforme dans un joli état, +et je serai beau à la parade!</p> + +<p class="did"><i>Il boit.</i></p> + +<p>Avez-vous une brosse ici? Le diable m'emporte! avec +cette poussière, il m'a fallu un courage d'enfer pour +m'empêcher d'éternuer.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Voilà ma toilette, prenez ce qu'il vous faut.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>se brossant la tête</i>.</p> + +<p>A quoi bon aller à la ferme? Votre mari est, à tout +prendre, d'assez douce composition. Est-ce que c'est +une habitude que ces apparitions nocturnes?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non, Dieu merci! J'en suis encore tremblante. Mais +songez donc qu'avec les idées qu'il a maintenant dans +la tête, tous les soupçons vont tomber sur vous.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Pourquoi sur moi?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pourquoi? Mais,... je ne sais;... il me semble que cela +doit être. Tenez! Clavaroche, la vérité est une chose +étrange, elle a quelque chose des spectres: on la pressent +sans la toucher.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>ajustant son uniforme</i>.</p> + +<p>Bah! ce sont les grands parents et les juges de paix<a id="footnotetagI-2" name="footnotetagI-2"></a> +<a href="#footnoteI-2"><sup>2</sup></a> +qui disent que tout se sait. Ils ont pour cela une bonne +raison, c'est que tout ce qui ne se sait pas s'ignore, et +par conséquent n'existe pas. J'ai l'air de dire une bêtise; +réfléchissez, vous verrez que c'est vrai.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Tout ce que vous voudrez. Les mains me tremblent, +et j'ai une peur qui est pire que le mal.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Patience, nous arrangerons cela.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Comment? Partez, voilà le jour.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Eh! bon Dieu! quelle tête folle! Vous êtes jolie +comme un ange avec vos grands airs effarés. Voyons +un peu, mettez-vous là, et raisonnons de nos affaires. +Me voilà presque présentable, et ce désordre réparé. +La cruelle armoire que vous avez là! il ne fait pas bon +être de vos nippes.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ne riez donc pas, vous me faites frémir.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Eh bien! ma chère, écoutez-moi, je vais vous dire +mes principes. Quand on rencontre sur sa route l'espèce +de bête malfaisante qui s'appelle un mari jaloux...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah! Clavaroche, par égard pour moi!</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Je vous ai choquée?</p> + +<p class="did"><i>Il l'embrasse.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Au moins parlez plus bas.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Il y a trois moyens certains d'éviter tout inconvénient. +Le premier, c'est de se quitter. Mais celui-là, +nous n'en voulons guère.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous me ferez mourir de peur.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Le second, le meilleur incontestablement, c'est de +n'y pas prendre garde, et au besoin...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh bien?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Non, celui-là ne vaut rien non plus; vous avez un +mari de plume; il faut garder l'épée au fourreau. Reste +donc alors le troisième; c'est de trouver un <i>chandelier</i>.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Un chandelier? Qu'est-ce que vous voulez dire?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Nous appelions ainsi, au régiment, un grand garçon +de bonne mine qui est chargé de porter un châle ou un +parapluie au besoin; qui, lorsqu'une femme se lève +pour danser, va gravement s'asseoir sur sa chaise et la +suit dans la foule d'un œil mélancolique, en jouant avec +son éventail; qui lui donne la main pour sortir de sa +loge, et pose avec fierté sur la console voisine le verre +où elle vient de boire [; l'accompagne à la promenade, +lui fait la lecture le soir; bourdonne sans cesse autour +d'elle, assiège son oreille d'une pluie de fadaises]. +Admire-t-on la dame, il se rengorge, et si on l'insulte, +il se bat. Un coussin manque à la causeuse, c'est lui +qui court, se précipite, et va le chercher là où il est; +car il connaît la maison et les êtres, il fait partie du +mobilier, et traverse les corridors sans lumière. [Il joue +le soir avec les tantes au reversi et au piquet. Comme +il circonvient le mari, en politique habile et empressé, +il s'est bientôt fait prendre en grippe.] Y a-t-il fête +quelque part, où la belle ait envie d'aller? il s'est rasé +au point du jour, il est depuis midi sur la place ou sur +la chaussée, et il a marqué des chaises avec ses gants. +Demandez-lui pourquoi il s'est fait ombre, il n'en sait +rien et n'en peut rien dire. Ce n'est pas que parfois la +dame ne l'encourage d'un sourire, et ne lui abandonne +en valsant le bout de ses doigts, qu'il serre avec amour; +il est comme ces grands seigneurs qui ont une charge +honoraire et les entrées aux jours de gala; mais le cabinet +leur est clos; ce ne sont pas leurs affaires. En un +mot, sa faveur expire là où commencent les véritables; +il a tout ce qu'on voit des femmes, et rien de ce qu'on +en désire. Derrière ce mannequin commode se cache le +mystère heureux; il sert de paravent à tout ce qui se +passe sous le manteau de la cheminée. Si le mari est +jaloux, c'est de lui; tient-on des propos? c'est sur son +compte; [c'est lui qu'on mettra à la porte un beau +matin que les valets auront entendu marcher la nuit +dans l'appartement de madame; c'est lui qu'on épie en +secret; ses lettres, pleines de respect et de tendresse, +sont décachetées par la belle-mère;] il va, il vient, il +s'inquiète, on le laisse ramer, c'est son œuvre, moyennant +quoi, l'amant discret et la très innocente amie, +couverts d'un voile impénétrable, se rient de lui et des +curieux.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je ne puis m'empêcher de rire, malgré le peu d'envie +que j'en ai. Et pourquoi à ce personnage ce nom +baroque de <i>chandelier</i>?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Eh! mais; c'est que c'est lui qui porte la...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est bon, c'est bon, je vous comprends.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Voyez, ma chère: parmi vos amis, n'auriez-vous +point quelque bonne âme capable de remplir ce rôle +important, qui, de bonne foi, n'est pas sans douceur? +Cherchez, voyez, pensez à cela.</p> + +<p class="did"><i>Il regarde à sa montre.</i></p> + +<p>Sept heures! il faut que je vous quitte. Je suis de +semaine d'aujourd'hui.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais, Clavaroche, en vérité, je ne connais ici personne; +et puis c'est une tromperie dont je n'aurais +pas le courage. Quoi! encourager un jeune homme, +l'attirer à soi, le laisser espérer, le rendre peut-être +amoureux tout de bon, et se jouer de ce qu'il peut +souffrir? C'est une rouerie que vous me proposez.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Aimez-vous mieux que je vous perde! et dans l'embarras +où nous sommes, ne voyez-vous pas qu'à tout +prix il faut détourner les soupçons?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pourquoi les faire tomber sur un autre?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Eh! pour qu'ils tombent. Les soupçons, ma chère, +les soupçons d'un mari jaloux ne sauraient planer dans +l'espace; ce ne sont pas des hirondelles. Il faut qu'ils +se posent tôt ou tard, et le plus sûr est de leur faire un +nid.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non, décidément, je ne puis. Ne faudrait-il pas +pour cela me compromettre très réellement?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Plaisantez-vous? Est-ce que, le jour des preuves, +vous n'êtes pas toujours à même de démontrer votre +innocence? Un amoureux n'est pas un amant.<a id="footnotetagI-3" name="footnotetagI-3"></a> +<a href="#footnoteI-3"><sup>3</sup></a></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>[Eh bien!... mais le temps presse. Qui voulez-vous? +Désignez-moi quelqu'un.]</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>à la fenêtre</i>.</p> + +<p>Tenez! voilà, dans votre cour, trois jeunes gens +assis au pied d'un arbre; ce sont les clercs de votre +mari. Je vous laisse le choix entre eux; quand je reviendrai, +qu'il y en ait un amoureux fou de vous.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Comment cela serait-il possible? Je ne leur ai jamais +dit un mot.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Est-ce que tu n'es pas fille d'Ève? Allons! Jacqueline, +consentez.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>N'y comptez pas; je n'en ferai rien.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Touchez là; je vous remercie. Adieu, la très craintive +blonde; vous êtes fine, jeune et jolie, amoureuse... +un peu, n'est-il pas vrai, madame? A l'ouvrage! un +coup de filet!</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous êtes hardi, Clavaroche.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Fier et hardi; fier de vous plaire, et hardi pour vous +conserver.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>Un petit jardin.</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, LANDRY <span class="sc">et</span> GUILLAUME, <i>assis</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est +étrange.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>N'allez pas en jaser, au moins; vous me feriez mettre +dehors.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu'il soit, +c'est un homme heureux.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Promettez-moi de n'en rien dire; maître André me +l'a fait jurer.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut +pas souffler le mot.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir +le cœur. Vraiment, Landry, tu as vu cela?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>C'est bon; qu'il n'en soit plus question.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Tu as entendu marcher doucement?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>A pas de loup derrière le mur.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Craquer doucement la fenêtre?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Comme un grain de sable sous le pied.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Puis, sur le mur, l'ombre d'un homme, quand il a +franchi la poterne?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Comme un spectre, dans son manteau.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Et une main derrière le volet?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Tremblante comme la feuille.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques +pas lointains?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur +qui disparaît.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Est-ce que tu es amoureux de Jacqueline? Tu aurais +fait là un joli métier!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je jure devant Dieu, Guillaume, qu'en présence de +Jacqueline je n'ai jamais levé les yeux. Pas même en +songe, je n'oserais l'aimer. Je l'ai rencontrée au bal +une fois; ma main n'a pas touché la sienne, ses lèvres +ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle +pense, je n'en ai de ma vie rien su, sinon qu'elle se +promène ici l'après-midi, et que j'ai soufflé sur nos +vitres pour la voir marcher dans l'allée.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Si tu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis-tu que +tu serais resté? Il n'y avait rien de mieux à faire que +ce qu'a fait justement Landry: aller conter nettement +la chose à maître André, notre patron.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède +Juliette! je voudrais être l'oiseau matinal qui les +avertit du danger.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Te voilà bien avec tes fredaines! Quel bien cela +peut-il te faire que Jacqueline ait un amant? C'est +quelque officier de la garnison.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>J'aurais voulu être dans l'étude; j'aurais voulu voir +tout cela.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Dieu soit béni! c'est notre libraire qui t'empoisonne +avec ses romans. Que te revient-il de ce conte? D'être +Gros-Jean comme devant. N'espères-tu pas, par hasard, +que tu pourras avoir ton tour? Eh! oui, sans doute, +monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui. +Pauvre garçon! tu ne connais guère nos belles dames +de province. Nous autres, avec nos habits noirs, nous +ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les +couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge<a id="footnotetagI-4" name="footnotetagI-4"></a> +<a href="#footnoteI-4"><sup>4</sup></a>, et +une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison +change? Tous les militaires se ressemblent; qui +en aime un en aime cent. Il n'y a que le revers de +l'habit qui change, et qui de jaune devient vert ou +blanc. Du reste, ne retrouvent-elles pas la moustache +retroussée de même, la même allure de corps de garde, +le même langage et le même plaisir? Ils sont tous faits +sur un modèle; à la rigueur, elles peuvent s'y tromper.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Il n'y a pas à causer avec toi: tu passes tes fêtes et +dimanches à regarder des joueurs de boule.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes +giroflées. Voyez la belle différence! Avec tes idées romanesques, +tu deviendras fou à lier. Allons! rentrons; +à quoi penses-tu? il est l'heure de travailler.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit +dans l'étude.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers +ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté-ci +[, et asseyons-nous sur ce banc].</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne +fait pas chaud ce matin.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison, +je ne crois pas être venue deux fois dans cette +partie du jardin. Regarde donc ce pied de chèvrefeuille. +Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper +les clématites.</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Avec cela que madame n'est pas couverte; elle a +voulu descendre en cheveux.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Dis-moi, puisque te voilà: qu'est-ce que c'est donc +que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse? +Est-ce que je me trompe? Je crois qu'ils nous regardent; +ils étaient tout à l'heure ici.</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Madame ne les connaît donc pas? Ce sont les clercs +de maître André.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah! est-ce que tu les connais, toi, Madelon? Tu as +l'air de rougir en disant cela.</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Moi, madame! pourquoi donc faire? Je les connais +de les voir tous les jours; et encore, je dis tous les +jours. Je n'en sais rien, si je les connais.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Allons! avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi +t'en défendre? Autant que je puis en juger d'ici, ces +garçons ne sont pas si mal. Voyons! lequel préfères-tu? +fais-moi un peu tes confidences. Tu es belle fille, +Madelon; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y +a-t-il de mal à cela?</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Je ne dis pas qu'il y ait du mal; ces jeunes gens ne +manquent pas de bien, et leurs familles sont honorables. +Il y a là un petit blond; les grisettes de la Grand'Rue +ne font pas fi de son coup de chapeau.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>s'approchant de la maison</i>.</p> + +<p>Qui? celui-là avec sa moustache?<a id="footnotetagI-5" name="footnotetagI-5"></a><a href="#footnoteI-5"> +<sup>5</sup></a></p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Oh! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin +qui ne sait que dire.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est donc cet autre qui écrit?</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Nenni, nenni; c'est M. Guillaume, un honnête garçon +bien rangé; mais ses cheveux ne frisent guère, +et ça fait pitié, le dimanche, quand il veut se mettre +à danser.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>De qui veux-tu donc parler? Je ne crois pas qu'il y +en ait d'autres que ceux-là dans l'étude.</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme +propre et bien peigné? Tenez! le voilà qui se penche; +c'est le petit Fortunio.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui-dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, +ma foi, avec ses cheveux sur l'oreille et son petit air +innocent. Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là +font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes, ce +monsieur-là, avec ses yeux bleus? Eh bien! Madelon, il +ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si renchéri. +Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait +donc que dire, celui-là, et il a un maître à danser?</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux, +ici, ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez +tourné la tête quand vous passiez dans le quinconce, +vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras croisés, la +plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Plaisantez-vous, mademoiselle, et pensez-vous à qui +vous parlez?</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui +disent que l'évêque n'est pas fâché d'être regardé du +chien. Il n'est pas si sot, ce garçon, et son père est un +riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait d'injure à regarder +passer les gens.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde? Il ne +vous a pas, j'imagine, fait de confidences là-dessus.</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Quand un garçon tourne la tête, allez! madame, il +ne faut guère être femme pour ne pas deviner où les +yeux s'en vont. Je n'ai que faire de ses confidences, et +on ne m'apprendra que ce que j'en sais.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>J'ai froid. Allez me chercher un châle, et faites-moi +grâce de vos propos.</p> + +<p class="did"><i>La servante sort.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>seule</i>.</p> + +<p>Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu +entre ces arbres. Holà! Pierre, écoutez.</p> + +<p class="speaker">LE JARDINIER, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Vous m'avez appelé, madame?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui, entrez là; demandez un clerc qui s'appelle +Fortunio. Qu'il vienne ici; j'ai à lui parler.</p> + +<p class="did"><i>Le jardinier sort. Un instant après entre Fortunio.</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Madame, on se trompe sans doute; on vient de me +dire que vous me demandiez.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Asseyez-vous, on ne se trompe pas.—Vous me +voyez, monsieur Fortunio, fort embarrassée, fort en +peine. Je ne sais trop comment vous dire ce que j'ai à +vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je ne suis que troisième clerc; s'il s'agit d'une affaire +d'importance, Guillaume, notre premier clerc, +est là; souhaitez-vous que je l'appelle?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais non. Si c'était une affaire, est-ce que je n'ai +pas mon mari?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Puis-je être bon à quelque chose? Veuillez parler +avec confiance. Quoique bien jeune, je mourrais de +bon cœur pour vous rendre service.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est galamment et vaillamment parler; et cependant, +si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux +qui la regardent; mais elle est connue du moindre +pâtre qui chemine sur le coteau.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par +deux motifs: d'abord vous pouvez me trahir, et en +second lieu, même en me servant, prendre de moi +mauvaise opinion.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Puis-je me soumettre à quelque épreuve? Je vous +supplie de croire en moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous-même, +vous pouvez croire en vous, et ne pas toujours +en répondre.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Vous êtes plus belle que je ne suis jeune; de ce que +mon cœur sent, j'en réponds.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Personne; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte +de l'étude.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non, décidément, je ne puis parler; pardonnez-moi +cette démarche inutile, et qu'il n'en soit jamais +question.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Hélas! madame, je suis bien malheureux! il en +sera comme il vous plaira.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le +sens commun. J'aurais besoin, vous l'avouerai-je? non +pas tout à fait d'un ami, et cependant d'une action +d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais +dans ce jardin, en regardant ces espaliers; et je vous +dis, je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, +j'ai eu l'idée de vous faire appeler.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette +faveur, permettez-moi d'en profiter. Je ne puis que +répéter mes paroles: je mourrais de bon cœur pour +vous.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ne me le répétez pas trop; c'est le moyen de me +faire taire.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Pourquoi? c'est le fond de mon cœur.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pourquoi? pourquoi? vous n'en savez rien, et je n'y +veux seulement pas penser. Non; ce que j'ai à vous +demander ne peut avoir de suite aussi grave, Dieu +merci! c'est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant, +n'est-ce pas? Vous me trouvez peut-être jolie, et vous +m'adressez légèrement quelques paroles de galanterie. +Je les prends ainsi, c'est tout simple; tout homme à +votre place en pourrait dire autant.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que +je suis un enfant, et qu'on peut douter de mes paroles; +mais telles qu'elles sont, Dieu peut les juger.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est bon, vous savez votre rôle, et vous ne vous +dédisez pas. En voilà assez là-dessus; prenez donc ce +siège et mettez-vous là.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je le ferai pour vous obéir.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pardonnez-moi une question qui pourra vous sembler +étrange. Madeleine, ma femme de chambre, m'a +dit que votre père était joaillier. Il doit se trouver en +rapport avec les marchands de la ville.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, madame; je puis dire qu'il n'en est guère d'un +peu considérable qui ne connaisse notre maison.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Par conséquent, vous avez occasion d'aller et de +venir dans le quartier marchand, et on connaît votre +visage dans les boutiques de la Grand'Rue?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, madame, pour vous servir.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. +Elle ne manque pas de fortune, mais elle ne peut en +disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa parure, ses caprices, +si vous voulez, quelle femme vit sans caprice? tout est +réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année +elle ne se trouve en position de faire face à de grosses +dépenses; mais chaque mois, presque chaque semaine, +il lui faut compter, disputer, calculer tout ce qu'elle +achète. [Vous comprenez que la morale, tous les sermons +d'économie possibles, toutes les raisons des avares, +ne font pas faute aux échéances;] enfin, avec beaucoup +d'aisance, elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus +pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien. +Qui dit toilette, en parlant des femmes, dit un grand +mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de +quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne +portent que ces dépenses banales que le mari appelle +«de première nécessité»; ces choses-là se payent au +grand jour; mais, à certaines époques convenues, certains +autres mémoires secrets font mention de quelques +bagatelles que la femme appelle à son tour «de +seconde nécessité», qui est la vraie, et que les esprits +mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant +quoi, tout s'arrange à merveille; chacun y peut trouver +son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se +connaît pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a +pas payé tout ce qu'il voit sur l'épaule de sa femme.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je ne vois pas grand mal à cela.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Maintenant donc, voilà ce qui arrive: le mari, un +peu soupçonneux, a fini par s'apercevoir, non du chiffon +de trop, mais de l'argent de moins. Il a menacé ses +domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands. +La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu +un louis; mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, +dévorée du matin au soir de la soif des chiffons. +Plus de confidents, plus de mémoires secrets, plus de +dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente; à +tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un +jeune homme adroit, discret surtout, et d'assez haut +rang dans la ville pour n'éveiller aucun soupçon, voulût +aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour +lui-même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait +qu'il eût, tout d'abord, facile accès dans la maison; +qu'il pût entrer et sortir avec assurance; qu'il eût +bon goût, cela est clair, et qu'il sût choisir à propos. +Peut-être serait-ce un heureux hasard s'il se trouvait +par là, dans la ville, quelque jolie et coquette fille à qui +on sût qu'il fît sa cour. N'êtes-vous pas dans ce cas, je +suppose? ce hasard-là justifierait tout. Ce serait alors +pour la belle que les emplettes seraient censées se +faire. Voilà ce qu'il faudrait trouver.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Dites à votre amie que je m'offre à elle; je la servirai +de mon mieux.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est-il +pas vrai, que, pour avoir dans la maison le libre +accès dont je vous parle, le confident devrait s'y montrer +autre part qu'à la salle basse? Vous comprenez +qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon? +Vous comprenez que la discrétion est une vertu trop +difficile pour qu'on lui manque de reconnaissance, +mais qu'en outre du bon vouloir, le savoir-faire n'y +gâterait rien? Il faudrait qu'un soir, je suppose comme +ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entr'ouverte +et apporter un bijou furtif comme un hardi +contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère ne trahît +jamais son adresse; qu'il fût prudent, leste et avisé; qu'il +se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux +qui le suivent: «Aux audacieux Dieu prête la main.»</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je vous en supplie, servez-vous de moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût +sûr du silence, on pourrait dire au confident le nom +de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule, +adroitement comme une jeune soubrette, une bourse +dont il saurait l'emploi. Preste! j'aperçois Madeleine +qui vient m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence, +adieu. L'amie, c'est moi; le confident, c'est +vous; la bourse est là au pied de la chaise.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.—Guillaume et Landry sur le pas de la porte.</i></p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Holà! Fortunio; maître André est là qui t'appelle.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais-tu là +hors de l'étude?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Hein? plaît-il? que me voulez-vous?</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Nous te disons que le patron te demande.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Arrive ici; on a besoin de toi. A quoi songe donc +ce rêveur?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>En vérité, cela est singulier, et cette aventure est +étrange.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>FIN DE L'ACTE PREMIER.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE DEUXIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3><a id="footnotetagI-6" name="footnotetagI-6"></a><a href="#footnoteI-6"> +<sup>6</sup></a> + +<p class="speaker"><i>Un salon.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>devant une glace</i>.</p> + +<p>En conscience, ces belles dames, si on les aimait +tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier +des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux +travail. Tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet +qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La +femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une +oreille, et au milieu du plus doux transport on vous +pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez +soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manœuvre, +qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire +ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. +Vite, un barbier, le valet de chambre! On court, on +vole; il n'est plus temps, le mari est rentré; la pluie +tombe, il faut faire le pied de grue, une heure durant. +Avisez-vous d'être malade ou seulement de mauvaise +humeur! Point; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude, +le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La +difficulté est en possession, depuis qu'il y a des proverbes, +du privilège d'augmenter le plaisir, et le vent +de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne +croyait vous donner du cœur. En vérité, on représente +l'amour avec des ailes et un carquois; on ferait mieux +de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages, +avec une veste imperméable et une perruque de +laine frisée pour lui garantir l'occiput. Quelles sottes +bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches +lippées pour courir après quoi, de grâce? après l'ombre +de leur orgueil! Mais la garnison dure six mois; on ne +peut pas toujours aller au café; les comédiens de province +ennuient, on se regarde dans un miroir, et on ne +veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine; +c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode +de tout sans trop faire le difficile.</p> + +<p class="did"><i>Entre Jacqueline.</i></p> + +<p>Eh bien! ma chère, qu'avez-vous fait? Avez-vous +suivi mes conseils, et sommes-nous hors de danger?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Comment vous y êtes-vous prise? vous allez me conter +cela. Est-ce un des clercs de maître André qui s'est +chargé de notre salut?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas +plus d'esprit que vous. Vous avez fait venir, n'est-ce +pas, le bon jeune homme à votre boudoir? Je le vois +d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses +doigts. Mais quel conte lui avez-vous fait pour réussir +en si peu de temps?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Le premier venu; je n'en sais rien.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels +pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de +nous endiabler! Et votre mari, comment voit-il la +chose? La foudre qui nous menaçait sent-elle déjà l'aiguille +aimantée? commence-t-elle à se détourner?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Parbleu! nous nous divertirons, et je me fais une +vraie fête d'examiner cette comédie, d'en observer les +ressorts et les gestes, et d'y jouer moi-même mon rôle. +Et l'humble esclave, je vous prie, depuis que je vous +ai quittée, est-il déjà amoureux de vous? Je parierais +que je l'ai rencontré comme je montais: un visage +affairé et une encolure à cela. Est-il déjà installé dans +sa charge? s'acquitte-t-il des soins indispensables avec +quelque facilité? porte-t-il déjà vos couleurs? met-il +l'écran devant le feu? a-t-il hasardé quelques mots +d'amour craintif et de respectueuse tendresse? êtes-vous +contente de lui?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Et, comme à-compte sur ses futurs services, ces +beaux yeux pleins d'une flamme noire lui ont-ils déjà +laissé deviner qu'il est permis de soupirer pour eux? +A-t-il déjà obtenu quelque grâce? Voyons, franchement, +où en êtes-vous? Avez-vous croisé le regard? +avez-vous engagé le fer? C'est bien le moins qu'on +l'encourage pour le service qu'il nous rend.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Qu'avez-vous donc? Vous êtes rêveuse et vous répondez +à demi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>J'ai fait ce que vous m'avez dit.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>En avez-vous quelque regret?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous +inquiète.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Verriez-vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie? +Laissez donc, tout cela n'est rien.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde +me donnerait-il tort, et à vous peut-être raison?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Bon! c'est un jeu, c'est une misère; ne m'aimez-vous +pas, Jacqueline?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Eh bien donc! qui peut vous fâcher? N'est-ce donc +pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout +cela?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Je vous assure que cela m'amuse et que je n'y regarde +pas de si près.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Silence! l'heure du dîner approche, et voici maître +André qui vient.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Est-ce notre homme qui est avec lui?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.</p> + +<p class="did"><i>Entrent maître André et Fortunio.</i></p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Non! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler +d'une affaire. Je veux qu'on s'évertue à danser et qu'il +ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans +la joie, et je n'entends qu'à bien dîner.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Peste! vous êtes en belle humeur, maître André, à +ce que je vois.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. +J'ai soupçonné injustement ma femme; j'ai fait mettre +le piège à loup devant la porte de mon jardin, j'y ai +trouvé mon chat ce matin; c'est bien fait; je l'ai mérité. +Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous +appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle +m'a pardonné.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est bon, je n'ai pas de rancune; obligez-moi de +n'en plus parler.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit +partout dans la ville, et j'ai rapporté dans ma poche +un petit Napoléon en sucre<a id="footnotetagI-7" name="footnotetagI-7"></a> +<a href="#footnoteI-7"><sup>7</sup></a>; je veux le mettre sur +ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les +fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma +femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à +l'avenir.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Voilà agir en digne mari; je reconnais là maître +André.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Capitaine, je vous salue. Voulez-vous dîner avec +nous?<a id="footnotetagI-8" name="footnotetagI-8"></a><a href="#footnoteI-8"> +<sup>8</sup></a> Nous avons aujourd'hui au logis une façon de +petite fête, et vous êtes le bienvenu.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>C'est trop d'honneur que vous me faites.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Je vous présente un nouvel hôte; c'est un de mes +clercs, capitaine. Hé! hé! <i>cedant arma togae</i>. Ce n'est +pas pour vous faire injure; le petit drôle a de l'esprit; +il vient faire la cour à ma femme.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Monsieur, peut-on vous demander votre nom? Je suis +ravi de faire votre connaissance.</p> + +<p class="did"><i>Fortunio salue.</i></p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Fortunio. C'est un nom heureux. A vous dire vrai, +voilà tantôt un an qu'il travaillait à mon étude, et je +ne m'étais pas aperçu de tout le mérite qu'il a. Je crois +même que, sans Jacqueline, je n'y aurais jamais songé. +Son écriture n'est pas très nette; et il me fait des accolades +qui ne sont pas exemptes de reproche; mais ma +femme a besoin de lui pour quelques petites affaires, +et elle se loue fort de son zèle. C'est leur secret; nous +autres maris nous ne mettons point le nez là. Un hôte +aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de +peu de prix; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise! nous le +recevrons de notre mieux.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je ferai tout pour m'en rendre digne.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, <i>à Clavaroche</i>.</p> + +<p>Mon travail, comme vous le savez, me retient chez +moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline +s'amuse sans moi comme elle l'entend. Il lui fallait +quelquefois un bras pour se promener par la ville; le +médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du +bien. Ce garçon-là sait les nouvelles, il lit fort bien à +haute voix; il est, d'ailleurs, de bonne famille, et ses +parents l'ont bien élevé; c'est un cavalier pour ma +femme, et je vous demande votre amitié pour lui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Mon amitié, digne maître André, est tout entière à +son service; c'est une chose qui vous est acquise, +et dont vous pouvez disposer.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais +comment le remercier.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Touchez là! l'honneur est pour moi si vous me +comptez pour un ami.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Allons! voilà qui est à merveille. Vive la joie! [La +nappe nous attend; donnez la main à Jacqueline, et +venez goûter de mon vin.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas à Jacqueline</i>.</p> + +<p>Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait +les choses comme je m'y attendais.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>bas</i>.</p> + +<p>Sa confiance et sa jalousie dépendent d'un mot et +du vent qui souffle.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>de même</i>.</p> + +<p>Mais ce n'est pas cela qu'il nous faut.] Si cela prend +cette tournure, nous n'avons que faire de votre clerc.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE <i>de même</i>.</p> + +<p>J'ai fait ce que vous m'avez dit.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>[A l'étude.]</i></p> + +<p class="speaker">GUILLAUME <span class="sc">et</span> LANDRY, <i>travaillant</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps +à l'étude.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Il y a gala ce soir à la maison, et maître André l'a invité.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Oui; de façon que l'ouvrage nous reste. J'ai la main +droite paralysée.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Il n'est pourtant que troisième clerc; on aurait pu +nous inviter aussi.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Après tout, c'est un bon garçon; il n'y a pas grand +mal à cela.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Non. Il n'y en aurait pas non plus si on nous eut mis +de la noce.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Hum, hum! quelle odeur de cuisine! on fait un bruit +là-haut, c'est à ne pas s'entendre.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Je crois qu'on danse; j'ai vu des violons.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Au diable les paperasses! je n'en ferai pas davantage +aujourd'hui.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Sais-tu une chose? j'ai quelque idée qu'il se passe +du mystère ici.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Bah! comment cela?</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Oui, oui. Tout n'est pas clair, et si je voulais un peu +jaser...</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>N'aie pas peur, je n'en dirai rien.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Tu te souviens que j'ai vu l'autre jour un homme +escalader la fenêtre: qui c'était, on n'en a rien su. +Mais aujourd'hui, pas plus tard que ce soir, j'ai vu +quelque chose, moi qui te parle, et ce que c'était, je le +sais bien.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Qu'est-ce que c'était? conte-moi cela.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>J'ai vu Jacqueline, entre chien et loup, ouvrir la porte +du jardin. Un homme était derrière elle, qui s'est glissé +contre le mur, et qui lui a baisé la main; après quoi, il +a pris le large, et j'ai entendu qu'il disait: Ne craignez +rien, je reviendrai tantôt.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Vraiment! cela n'est pas possible.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Je l'ai vu comme je te vois.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Ma foi! s'il en était ainsi, je sais ce que je ferais à ta +place. J'en avertirais maître André, comme l'autre fois, +ni plus ni moins.</p> + +<p class="speaker">LANDRY.</p> + +<p>Cela demande réflexion. Avec un homme comme +maître André, il y a des chances à courir. Il change +d'avis tous les matins.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Entends-tu le carillon qu'ils font? Paf, les portes! +clip-clap, les assiettes, les plats, les fourchettes, les +bouteilles! Il me semble que j'entends chanter.</p> + +<p class="speaker">[LANDRY.</p> + +<p>Oui, c'est la voix de maître André lui-même. Pauvre +bonhomme! on se rit bien de lui.]</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p>Viens donc un peu sur la promenade; nous jaserons +tout à notre aise. Ma foi! quand le patron s'amuse, c'est +bien le moins que les clercs se reposent.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>La salle à manger.</i></p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO +<span class="sc">et</span> JACQUELINE, <i>à table.—[On est au dessert.]</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Allons! monsieur Fortunio, servez donc à boire à +madame.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>De tout mon cœur, monsieur le capitaine, et je bois +à votre santé.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Fi donc! vous n'êtes pas galant. A la santé de votre +voisine.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Eh oui! à la santé de ma femme. Je suis enchanté, +capitaine, que vous trouviez ce vin de votre goût.</p> + +<p class="did"><i>Il chante.</i></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Amis, buvons, buvons sans cesse...</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Cette chanson-là est trop vieille. Chantez donc, +monsieur Fortunio.<a id="footnotetagI-9" name="footnotetagI-9"></a><a href="#footnoteI-9"> +<sup>9</sup></a></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Si madame veut l'ordonner.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Hé, hé! le garçon sait son monde.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh bien! chantez, je vous en prie.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Un instant. Avant de chanter, mangez un peu de ce +biscuit; cela vous ouvrira la voix, et vous donnera du +montant.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Le capitaine a le mot pour rire.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je vous remercie, cela m'étoufferait.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Bon, bon! Demandez à madame de vous en donner +un morceau. Je suis sûr que de sa blanche main cela +vous paraîtra léger.</p> + +<p class="did"><i>Regardant sous la table.</i></p> + +<p>O ciel! que vois-je? vos pieds sur le carreau! souffrez, +madame, qu'on apporte un coussin.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>se levant</i>.</p> + +<p>En voilà un sous cette chaise.</p> + +<p class="did"><i>Il le place sous les pieds de Jacqueline.</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>A la bonne heure! monsieur Fortunio; je pensais que +vous m'eussiez laissé faire. Un jeune homme qui fait sa +cour ne doit pas permettre qu'on le prévienne.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Oh! oh! le garçon ira loin; il n'y a qu'à lui dire un +mot.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Maintenant donc, chantez, s'il vous plaît; nous écoutons +de toutes nos oreilles.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je n'ose devant des connaisseurs. Je ne sais pas de +chanson de table.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Puisque madame l'a ordonné, vous ne pouvez vous +en dispenser.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je ferai donc comme je pourrai.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>N'avez-vous pas encore, monsieur Fortunio, adressé +de vers à madame? Voyez, l'occasion se présente.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Silence, silence! Laissez-le chanter.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Une chanson d'amour surtout, n'est-il pas vrai, monsieur +Fortunio? Pas autre chose, je vous en conjure. +Madame, priez-le, s'il vous plaît, qu'il nous chante une +chanson d'amour. On ne saurait vivre sans cela.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je vous en prie, Fortunio.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>chante</i>.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Si vous croyez que je vais dire</p> +<p class="i2"> Qui j'ose aimer,</p> +<p>Je ne saurais pour un empire</p> +<p class="i2"> Vous la nommer.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Nous allons chanter à la ronde,</p> +<p class="i2"> Si vous voulez,</p> +<p>Que je l'adore, et qu'elle est blonde</p> +<p class="i2"> Comme les blés.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Je fais ce que sa fantaisie</p> +<p class="i2"> Veut m'ordonner,</p> +<p>Et je puis, s'il lui faut ma vie,</p> +<p class="i2"> La lui donner.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Du mal qu'une amour ignorée</p> +<p class="i2"> Nous fait souffrir,</p> +<p>J'en porte l'âme déchirée</p> +<p class="i2"> Jusqu'à mourir.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mais j'aime trop pour que je die</p> +<p class="i2"> Qui j'ose aimer,</p> +<p>Et je veux mourir pour ma mie,</p> +<p class="i2"> Sans la nommer.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>En vérité, le petit gaillard est amoureux comme il le +dit; il en a les larmes aux yeux. Allons! garçon, bois +pour te remettre. C'est quelque grisette de la ville qui +t'aura fait ce méchant cadeau-là.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Je ne crois pas à monsieur Fortunio l'ambition si +roturière; sa chanson vaut mieux qu'une grisette. Qu'en +dit madame, et quel est son avis?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Très bien. [Donnez-moi le bras, et] allons prendre +le café.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>[Vite, monsieur Fortunio, offrez votre bras à madame].</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE <i>prend le bras de Fortunio; bas, en sortant</i>.</p> + +<p>Avez-vous fait ma commission?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, madame [; tout est dans l'étude].</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Allez m'attendre dans ma chambre; je vous y rejoins +dans un instant.<a id="footnotetagI-10" name="footnotetagI-10"></a><a href="#footnoteI-10"> +<sup>10</sup></a></p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>[La chambre de Jacqueline.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entre</i> FORTUNIO.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Est-il un homme plus heureux que moi? J'en suis +certain, Jacqueline m'aime, et à tous les signes qu'elle +m'en donne, il n'y a pas à s'y tromper. Déjà me voilà +bien reçu, fêté, choyé dans la maison. [Elle m'a fait +mettre à table à côté d'elle;] si elle sort, je l'accompagnerai. +Quelle douceur, quelle voix, quel sourire! +Quand son regard se fixe sur moi, je ne sais ce qui me +passe par le corps; j'ai une joie qui me prend à la +gorge; je lui sauterais au cou si je ne me retenais. +Non;—plus j'y pense, plus je réfléchis, les moindres +signes, les plus légères faveurs, tout est certain; elle +m'aime, elle m'aime, et je serais un sot fieffé si je feignais +de ne pas le voir. Lorsque j'ai chanté tout à +l'heure, comme j'ai vu briller ses yeux! [Allons! ne +perdons pas de temps. Déposons ici cette boîte qui renferme +quelques bijoux; c'est une commission secrète, +et Jacqueline, sûrement, ne tardera pas à venir.]</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Êtes-vous là, Fortunio?</p> + +<p class="did"><i>Entre Jacqueline.</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui. Voilà votre écrin, madame, et ce que vous avez +demandé.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous êtes homme de parole, et je suis contente de +vous.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Comment vous dire ce que j'éprouve? Un regard de +vos yeux a changé mon sort, et je ne vis que pour vous +servir.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson +tout à l'heure. Pour qui est-ce donc qu'elle est faite? +Me la voulez-vous donner par écrit?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, +et ma vie est à vous.</p> + +<p class="did"><i>Il se jette à genoux.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vraiment! je croyais que votre refrain défendait de +dire qui on aime.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier +que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, +je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans +que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous +n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante +et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez +pas ouvert votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans +l'air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue; je ne +pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à +Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la cherchais, +je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. +Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit +j'y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos +lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais +tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en +était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais +par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je +l'aimais; je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre +bouche et dans votre cœur. Hélas! je vois que vous +souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je +vous aime à en mourir.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je ne souris pas de vous entendre dire qu'il y a deux +ans que vous m'aimez, mais je souris de ce que je pense +qu'il y aura deux jours demain.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Que je vous perde si la vérité ne m'est aussi chère +que mon amour! que je vous perde s'il n'y a deux ans +que je n'existe que pour vous!</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Levez-vous donc; si on venait, qu'est-ce qu'on penserait +de moi?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Non! je ne me lèverai pas, je ne quitterai pas cette +place, que vous ne croyiez à mes paroles. Si vous repoussez +mon amour, du moins n'en douterez-vous +pas.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Est-ce une entreprise que vous faites?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Une entreprise pleine de crainte, pleine de misère et +d'espérance. Je ne sais si je vis ou si je meurs; comment +j'ai osé vous parler, je n'en sais rien. Ma raison +est perdue; j'aime, je souffre; il faut que vous le sachiez, +que vous le voyiez, que vous me plaigniez.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ne va-t-il pas rester là une heure, ce méchant enfant +obstiné?] Allons! levez-vous, je le veux.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>se levant</i>.</p> + +<p>Vous croyez donc à mon amour?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non, je n'y crois pas; cela m'arrange de n'y pas +croire.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>C'est impossible! vous n'en pouvez douter.</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Bah! on ne se prend pas si vite à trois mots de galanterie.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>De grâce! jetez les yeux sur moi. Qui m'aurait appris +à tromper? Je suis un enfant né d'hier, et je n'ai +jamais aimé personne, si ce n'est vous qui l'ignoriez.]</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous faites la cour aux grisettes, je le sais comme si +je l'avais vu.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Vous vous moquez. Qui a pu vous le dire?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui, oui, vous allez à la danse et aux dîners sur le +gazon.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Avec mes amis, le dimanche. Quel mal y a-t-il à +cela?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je vous l'ai déjà dit hier, cela se conçoit: vous êtes +jeune, et à l'âge où le cœur est riche, on n'a pas les +lèvres avares.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Que faut-il faire pour vous convaincre? Je vous en +prie, dites-le-moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous demandez un joli conseil. Eh bien! il faudrait +le prouver.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Seigneur mon Dieu, je n'ai que des larmes. Les +larmes prouvent-elles qu'on aime? Quoi! me voilà à +genoux devant vous; mon cœur à chaque battement +voudrait s'élancer sur vos lèvres; ce qui m'a jeté à vos +pieds, c'est une douleur qui m'écrase, que je combats +depuis deux ans, que je ne peux plus contenir, et vous +restez froide et incrédule? Je ne puis faire passer en +vous une étincelle du feu qui me dévore? Vous niez +même ce que je souffre quand je suis prêt à mourir +devant vous? Ah! c'est plus cruel qu'un refus! c'est +plus affreux que le mépris! L'indifférence elle-même +peut croire, et je n'ai pas mérité cela.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Debout! on vient. Je vous crois, je vous aime; sortez +par le petit escalier, revenez en bas, j'y serai.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>seul</i>.</p> + +<p>Elle m'aime! Jacqueline m'aime! elle s'éloigne, elle +me quitte ainsi! Non! je ne puis descendre encore. +Silence! on approche; quelqu'un l'a arrêtée; on vient +ici. Vite, sortons!</p> + +<p class="did"><i>Il lève la tapisserie.</i></p> + +<p>Ah! la porte est fermée en dehors, je ne puis sortir; +comment faire? Si je descends par l'autre côté, je vais +rencontrer ceux qui viennent.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>en dehors</i>.</p> + +<p>Venez donc, venez donc un peu.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>C'est le capitaine qui monte avec elle. Cachons-nous +vite et attendons; il ne faut pas qu'on me voie ici.</p> + +<p class="did"><i>Il se cache dans le fond de l'alcôve.—Entrent Clavaroche et Jacqueline.</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>se jetant sur un sofa</i>.</p> + +<p>Parbleu! madame, je vous cherchais partout; que +faisiez-vous donc toute seule?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>à part</i>.</p> + +<p>Dieu soit loué, Fortunio est parti!</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Vous me laissez dans un tête-à-tête qui n'est vraiment +pas supportable. Qu'ai-je à faire avec maître +André, je vous prie? Et justement vous nous laissez +ensemble quand le vin joyeux de l'époux doit me rendre +plus précieux l'aimable entretien de la femme.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>caché</i>.</p> + +<p>C'est singulier; que veut dire ceci?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>ouvrant l'écrin qui est sur la table</i>.</p> + +<p>Voyons un peu. Sont-ce des anneaux? et dites-moi, +qu'en voulez-vous faire? Est-ce que vous faites un +cadeau?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous savez bien que c'est notre fable.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Mais, en conscience, c'est de l'or! Si vous comptez +tous les matins user du même stratagème, notre jeu +finira bientôt par ne pas valoir... A propos, que ce +dîner m'a amusé, et quelle curieuse figure a notre +jeune initié!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>caché</i>.</p> + +<p>Initié! à quel mystère? est-ce de moi qu'il veut +parler?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>La chaîne est belle; c'est un bijou de prix. Vous +avez eu là une singulière idée.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Ah! il paraît qu'il est aussi dans la confidence de +Jacqueline.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Comme il tremblait, le pauvre garçon, lorsqu'il a +soulevé son verre! Qu'il m'a réjoui avec ses coussins, +et qu'il faisait plaisir à voir!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Assurément, c'est de moi qu'il parle, et il s'agit du +dîner de tantôt.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Vous rendrez cela, je suppose, au bijoutier qui l'a +fourni.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Rendre la chaîne! et pourquoi donc?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Sa chanson surtout m'a ravi, et maître André l'a bien +remarqué; il en avait, Dieu me pardonne, la larme à +l'œil pour tout de bon.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Je n'ose croire ni comprendre encore. Est-ce un +rêve? suis-je éveillé? Qu'est-ce donc que ce Clavaroche?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Du reste, il devient inutile de pousser les choses plus +loin. A quoi bon un tiers incommode, si les soupçons +ne reviennent plus? Ces maris ne manquent jamais +d'adorer les amoureux de leurs femmes. Voyez ce qui +est arrivé! Du moment qu'on se fie à vous, il faut souffler +sur le chandelier.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Qui peut savoir ce qui arrivera? Avec ce caractère-là +il n'y a jamais rien de sûr, et il faut garder sous la +main de quoi se tirer d'embarras.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Qu'ils fassent de moi leur jouet, ce ne peut être sans +motif. Toutes ces paroles sont des énigmes.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Je suis d'avis de le congédier.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Comme vous voudrez. Dans tout cela, ce n'est pas +moi que je consulte. Quand le mal serait nécessaire, +croyez-vous qu'il serait de mon choix? Mais qui sait si +demain, ce soir, dans une heure, ne viendra pas une +bourrasque? Il ne faut pas compter sur le calme avec +trop de sécurité.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Tu crois?<a id="footnotetagI-11" name="footnotetagI-11"></a><a href="#footnoteI-11"> +<sup>11</sup></a></p> + +<p class="speaker">[FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Sang du Christ! il est son amant.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Faites-en, du reste, ce que vous voudrez. Sans +évincer tout à fait le jeune homme, on peut le tenir en +haleine, mais d'un peu loin, et le mettre aux lisières. +Si les soupçons de maître André lui revenaient jamais +en tête, eh bien? alors, on aurait à portée votre M. Fortunio, +pour les détourner de nouveau. Je le tiens pour +poisson d'eau vive; il est friand de l'hameçon.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Il me semble qu'on a remué.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Oui;] j'ai cru entendre un soupir.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est probablement Madeleine; elle range dans le +cabinet.]</p> + + +<h3>FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE TROISIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3><a id="footnotetagI-12" name="footnotetagI-12"></a> +<a href="#footnoteI-12"><sup>12</sup></a> + +<p class="speaker"><i>[Le jardin.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> JACQUELINE <span class="sc">et</span> LA SERVANTE.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Madame, un danger vous menace. Comme j'étais tout +à l'heure dans la salle, je viens d'entendre maître André +qui causait avec un de ses clercs. Autant que j'ai pu +deviner, il s'agissait d'une embuscade qui doit avoir +lieu cette nuit.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Une embuscade! en quel lieu? pour quoi faire?</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Dans l'étude; le clerc affirmait que la nuit dernière +il vous a vue, vous, madame, et un homme avec vous, +dans le jardin. Maître André jurait ses grands dieux +qu'il voulait vous surprendre, et qu'il vous ferait un +procès.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Tu ne te trompes pas, Madelon?</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Madame fera ce qu'elle voudra. Je n'ai pas l'honneur +de ses confidences; cela n'empêche pas qu'on ne rende +un service. J'ai mon ouvrage qui m'attend.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est bien, et vous pouvez compter que je ne serai +pas ingrate. Avez-vous vu Fortunio ce matin? où est-il? +j'ai à lui parler.</p> + +<p class="speaker">LA SERVANTE.</p> + +<p>Il n'est pas venu à l'étude; le jardinier, à ce que je +crois, l'a aperçu; mais on est en peine de lui, et on le +cherchait tout à l'heure de tous les côtés du jardin. +Tenez! voilà M. Guillaume, le premier clerc, qui le +cherche encore; le voyez-vous passer là-bas?</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME, <i>au fond du théâtre</i>.</p> + +<p>Holà! Fortunio! Fortunio! holà! où es-tu?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Va, Madelon, tâche de le trouver.</p> + +<p class="did"><i>Madelon sort.—Entre Clavaroche.</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Que diantre se passe-t-il donc ici? Comment! moi +qui ai quelques droits, je pense, à l'amitié de maître +André, il me rencontre et ne me salue pas; les clercs +me regardent de travers, et je ne sais si le chien lui-même +ne voulait me prendre aux talons. Qu'est-il +advenu, je vous prie? et à quel propos maltraite-t-on +les gens?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Nous n'avons pas sujet de rire; ce que j'avais prévu +arrive, et sérieusement cette fois: nous n'en sommes +plus aux paroles, mais à l'action.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>A l'action? que voulez-vous dire?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Que ces maudits clercs font le métier d'espions, qu'on +nous a vus, que maître André le sait, qu'il veut se +cacher dans l'étude, et que nous courons les plus +grands dangers.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>N'est-ce que cela qui vous inquiète?</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Assurément; que voulez-vous de pire? Qu'aujourd'hui +nous leur échappions, puisque nous sommes +avertis, ce n'est pas là le difficile; mais du moment +que maître André agit sans rien dire, nous avons tout +à craindre de lui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Vraiment! c'est là toute l'affaire, et il n'y a pas plus +de mal que cela?]</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Êtes-vous fou? comment est-il possible que vous en +plaisantiez?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>C'est qu'il n'y a rien de si simple que de nous tirer +d'embarras. Maître André, dites-vous, est furieux? eh +bien! qu'il crie; quel inconvénient? Il veut se mettre +en embuscade? qu'il s'y mette, il n'y a rien de mieux. +Les clercs sont-ils de la partie? qu'ils en soient avec +toute la ville, si cela les peut divertir. Ils veulent surprendre +la belle Jacqueline et son très humble serviteur? +hé! qu'ils surprennent, je ne m'y oppose pas. +Que voyez-vous là qui nous gêne?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je ne comprends rien à ce que vous dites.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Faites-moi venir Fortunio. Où est-il fourré, ce monsieur? +Comment! nous sommes en péril, et le drôle +nous abandonne! Allons! vite, avertissez-le.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>J'y ai pensé; on ne sait où il est, et il n'a pas paru +ce matin.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Bon! cela est impossible, il est par là quelque part +dans vos jupes; vous l'avez oublié dans une armoire, +et votre servante l'aura par mégarde accroché au +porte-manteau.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais encore, en quelle façon peut-il nous être utile? +J'ai demandé où il était sans trop savoir pourquoi moi-même; +je ne vois pas, en y réfléchissant, à quoi il peut +nous être bon.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Hé! ne voyez-vous pas que je m'apprête à lui faire +le plus grand sacrifice! Il ne s'agit pas d'autre chose +que de lui céder pour ce soir tous les privilèges de +l'amour.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pour ce soir? et dans quel dessein?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Dans le dessein positif et formel que ce digne maître +André ne passe pas inutilement une nuit à la belle +étoile. Ne voudriez-vous pas que ces pauvres clercs, qui +se vont donner bien du mal, ne trouvent<a name="FNanchor_G" id="FNanchor_G"></a> +<a href="#Footnote_G"><sup>G</sup></a> personne au +logis? Fi donc! nous ne pouvons permettre que ces +honnêtes gens restent les mains vides; il faut leur dépêcher +quelqu'un.</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_G" id="Footnote_G"></a> +<a href="#FNanchor_G"> +Note G</a>: Ce manquement à la règle des subjonctifs sied à Clavaroche.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Cela ne sera pas; trouvez autre chose; vous avez là +une idée horrible, et je ne puis y consentir.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Pourquoi horrible? Rien n'est plus innocent. Vous +écrivez un mot à Fortunio, si vous ne pouvez le trouver +vous-même; car le moindre mot en ce monde vaut +mieux que le plus gros écrit. Vous le faites venir ce +soir, sous prétexte d'un rendez-vous. Le voilà entré; les +clercs le surprennent, et maître André le prend au collet. +Que voulez-vous qu'il lui arrive? Vous descendez là-dessus +en cornette, et demandez pourquoi on fait du bruit, +le plus naturellement du monde. On vous l'explique. +Maître André en fureur vous demande à son tour pourquoi +son jeune clerc se glisse dans son jardin. Vous +rougissez d'abord quelque peu, puis vous avouez sincèrement +tout ce qu'il vous plaira d'avouer: que ce garçon +visite vos marchands, qu'il vous apporte en secret +des bijoux, en un mot la vérité pure. Qu'y a-t-il là de +si effrayant?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>On ne me croira pas. La belle apparence que je +donne des rendez-vous pour payer des mémoires!</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE</p> + +<p>On croit toujours ce qui est vrai. La vérité a un +accent impossible à méconnaître, et les cœurs bien nés +ne s'y trompent jamais. N'est-ce donc pas, en effet, à +vos commissions que vous employez ce jeune homme?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Eh bien donc! puisque vous le faites, vous le direz, +et on le verra bien. Qu'il ait les preuves dans sa poche, +un écrin, comme hier, la première chose venue, cela +suffira. [Songez donc que, si nous n'employons ce moyen, +nous en avons pour une année entière. Maître André +s'embusque aujourd'hui, il se rembusquera demain, et +ainsi de suite jusqu'à ce qu'il nous surprenne. Moins il +trouvera, plus il cherchera; mais qu'il trouve une fois +pour toutes, et nous en voilà délivrés.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est impossible! il n'y faut pas songer.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Un rendez-vous dans un jardin n'est pas d'ailleurs +un si gros péché. A la rigueur, si vous craignez l'air, +vous n'avez qu'à ne pas descendre. On ne trouvera que +le jeune homme, et il s'en tirera toujours. Il serait +plaisant qu'une femme ne puisse<a name="FNanchor_H" id="FNanchor_H"></a> +<a href="#Footnote_H"><sup>H</sup></a> prouver qu'elle est +innocente quand elle l'est.] Allons! vos tablettes, et +prenez-moi le crayon que voici.</p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_H" id="Footnote_H"></a> +<a href="#FNanchor_H">Note H</a>: Voir la note, p. 289.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous n'y pensez pas, Clavaroche; c'est un guet-apens +que vous faites là.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>lui présentant un crayon et du papier</i>.</p> + +<p>Écrivez donc, je vous en prie: «A minuit, ce soir, +au jardin.»</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est envoyer cet enfant dans un piège, c'est le livrer +à l'ennemi.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Ne signez pas, c'est inutile.</p> + +<p class="did"><i>Il prend le papier.</i></p> + +<p>Franchement, ma chère, la nuit sera fraîche, et vous +ferez mieux de rester chez vous. Laissez ce jeune +homme se promener seul, et profiter du temps qu'il +fait. Je pense, comme vous, qu'on aurait peine à croire +que c'est pour vos marchands qu'il vient. Vous ferez +mieux, si on vous interroge, de dire que vous ignorez +tout, et que vous n'êtes pour rien dans l'affaire.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ce mot d'écrit sera un témoin.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Fi donc! nous autres gens de cœur, pensez-vous que +nous allions montrer à un mari de l'écriture de sa +femme? Que pourrions-nous y gagner? en serions-nous +donc moins coupables de ce qu'un crime serait partagé? +D'ailleurs vous voyez bien que votre main tremblait un +peu sans doute, et que ces caractères sont presque +déguisés. Allons! je vais donner cette lettre au jardinier, +Fortunio l'aura tout de suite. Venez; les vautours +ont leur proie, et l'oiseau de Vénus, la pâle tourterelle, +peut dormir en paix sur son nid.</p> + +<p class="did"><i>[Ils sortent.]</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>[Une charmille.]</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">[FORTUNIO, <i>seul, assis sur l'herbe</i>.</p> + +<p>Rendre un jeune homme amoureux de soi, uniquement +pour détourner sur lui les soupçons tombés sur +un autre; lui laisser croire qu'on l'aime, le lui dire au +besoin; troubler peut-être bien des nuits tranquilles; +remplir de doute et d'espérance un cœur jeune et prêt +à souffrir; jeter une pierre dans un lac qui n'avait +jamais eu encore une seule ride à sa surface; exposer +un homme aux soupçons, à tous les dangers de l'amour +heureux, et cependant ne lui rien accorder; rester immobile +et inanimée dans une œuvre de vie et de mort; +tromper, mentir,—mentir du fond du cœur; faire de +son corps un appât; jouer avec tout ce qu'il y a de sacré +sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés: voilà +ce qui fait sourire une femme! voilà ce qu'elle fait +d'un petit air distrait.</p> + +<p class="did"><i>Il se lève.</i></p> + +<p>C'est ton premier pas, Fortunio, dans l'apprentissage +du monde. Pense, réfléchis, compare, examine, ne te +presse pas de juger. Cette femme-là a un amant qu'elle +aime; on la soupçonne, on la tourmente, on la menace; +elle est effrayée, elle va perdre l'homme qui remplit sa +vie, qui est pour elle plus que le monde entier. Son +mari se lève en sursaut, averti par un espion; il la +réveille, il veut la traîner à la barre d'un tribunal. Sa +famille va la renier, une ville entière va la maudire; +elle est perdue et déshonorée, et cependant elle aime et +ne peut cesser d'aimer. A tout prix il faut qu'elle sauve +l'unique objet de ses inquiétudes, de ses angoisses et de +ses douleurs; il faut qu'elle aime pour continuer de +vivre, et qu'elle trompe pour aimer. Elle se penche à sa +fenêtre, elle voit un jeune homme au bas; qui est-ce? +elle ne le connaît point, elle n'a jamais rencontré son +visage; est-il bon ou méchant, discret ou perfide, sensible +ou insouciant? elle n'en sait rien; elle a besoin de +lui, elle l'appelle, elle lui fait signe, elle ajoute une +fleur à sa parure, elle parle, elle a mis sur une carte le +bonheur de sa vie, et elle joue à rouge ou noir. Si elle +s'était aussi bien adressée à Guillaume qu'à moi, que +serait-il arrivé de cela? Guillaume est un garçon honnête, +mais qui ne s'est jamais aperçu que son cœur lui +servît à autre chose qu'à respirer. Guillaume aurait été +ravi d'aller dîner chez son patron, d'être à côté de Jacqueline +à table, tout comme j'en ai été ravi moi-même; +mais il n'en aurait pas vu davantage; il ne serait devenu +amoureux que de la cave de maître André; il ne se +serait point jeté à genoux, il n'aurait point écouté aux +portes; c'eût été pour lui tout profit. Quel mal y eût-il +eu alors qu'on se servît de lui à son insu pour détourner +les soupçons d'un mari? Aucun. Il eût paisiblement +rempli l'office qu'on lui eût demandé; il eût vécu heureux, +tranquille, dix ans sans s'en apercevoir. Jacqueline +aussi eût été heureuse, tranquille, dix ans sans lui +en dire un mot. Elle lui aurait fait des coquetteries, et +il y aurait répondu; mais rien n'eût tiré à conséquence. +Tout se serait passé à merveille, et personne ne pourrait +se plaindre le jour où la vérité viendrait.</p> + +<p class="did"><i>Il se rassoit.</i></p> + +<p>Pourquoi s'est-elle adressée à moi? Savait-elle donc +que je l'aimais? Pourquoi à moi plutôt qu'à Guillaume? +Est-ce hasard? est-ce calcul? Peut-être au fond se doutait-elle +que je n'étais pas indifférent. M'avait-elle vu à +cette fenêtre? S'était-elle jamais retournée le soir, +quand je l'observais dans le jardin? Mais si elle savait +que je l'aimais, pourquoi alors? Parce que cet amour +rendait son projet plus facile, et que j'allais, dès le +premier mot, me prendre au piège qu'elle me tendait. +Mon amour n'était qu'une chance favorable; elle n'y +a vu qu'une occasion.</p> + +<p>Est-ce bien sûr? N'y a-t-il rien autre chose? Quoi! +elle voit que je vais souffrir, et elle ne pense qu'à en +profiter! Quoi! elle me trouve sur ses traces, l'amour +dans le cœur, le désir dans les yeux, jeune et ardent, +prêt à mourir pour elle, et lorsque, me voyant à ses +pieds, elle me sourit et me dit qu'elle m'aime, c'est +un calcul, et rien de plus! Rien, rien de vrai dans ce +sourire, dans cette main qui m'effleure la main, dans +ce son de voix qui m'enivre? O Dieu juste! s'il en est +ainsi, à quel monstre ai-je donc affaire, et dans quel +abîme suis-je tombé?</p> + +<p class="did"><i>Il se lève.</i></p> + +<p>Non, tant d'horreur n'est pas possible! Non, une +femme ne saurait être une statue malfaisante, à la fois +vivante et glacée! Non, quand je le verrais de mes +yeux, quand je l'entendrais de sa bouche, je ne croirais +pas à un pareil métier. Non, quand elle me souriait, +elle ne m'aimait pas pour cela, mais elle souriait de voir +que je l'aimais. Quand elle me tendait la main, elle ne +me donnait pas son cœur, mais elle laissait le mien se +donner. Quand elle me disait: «Je vous aime,» elle +voulait dire: «Aimez-moi.» Non, Jacqueline n'est pas +méchante; il n'y a là ni calcul, ni froideur. Elle ment, +elle trompe, elle est femme; elle est coquette, railleuse, +joyeuse, audacieuse, mais non infâme, non insensible. +Ah! insensé, tu l'aimes! tu l'aimes! tu pries, +tu pleures, et elle se rit de toi!</p> + +<p class="did"><i>Entre Madelon.</i></p> + +<p class="speaker">MADELON.</p> + +<p>Ah! Dieu merci! je vous trouve enfin; madame vous +demande; elle est dans sa chambre. Venez vite, elle +vous attend.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Sais-tu ce qu'elle a à me dire? Je ne saurais y aller +maintenant.</p> + +<p class="speaker">MADELON.</p> + +<p>Vous avez donc affaire aux arbres? Elle est bien +inquiète, allez! toute la maison est en colère.</p> + +<p class="speaker">LE JARDINIER, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Vous voilà donc, monsieur? on vous cherche partout; +voilà un mot d'écrit pour vous, que notre maîtresse +m'a donné tantôt.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>lisant</i>.</p> + +<p>«A minuit, ce soir, au jardin.»</p> + +<p class="did"><i>Haut.</i></p> + +<p>C'est de la part de Jacqueline?</p> + +<p class="speaker">LE JARDINIER.</p> + +<p>Oui, monsieur; y a-t-il réponse?</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Que fais-tu donc, Fortunio? on te demande dans +l'étude.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>J'y vais, j'y vais.</p> + +<p class="did"><i>Bas à Madelon.</i></p> + +<p>Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure? Quelle inquiétude +a ta maîtresse?</p> + +<p class="speaker">MADELON, <i>bas</i>.</p> + +<p>C'est un secret. Maître André s'est fâché.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>de même</i>.</p> + +<p>Il s'est fâché? Pour quelle raison?</p> + +<p class="speaker">MADELON, <i>de même</i>.</p> + +<p>Il s'est mis en tête que madame recevait quelqu'un +en secret. Vous n'en direz rien, n'est-ce pas? Il veut se +cacher cette nuit dans l'étude; c'est moi qui ai découvert +cela, et si je vous le dis, dame! c'est que je pense +que vous n'y êtes pas indifférent.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Pourquoi se cacher dans l'étude?</p> + +<p class="speaker">MADELON.</p> + +<p>Pour tout surprendre et faire son procès.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>En vérité! est-ce possible?</p> + +<p class="speaker">LE JARDINIER.</p> + +<p>Y a-t-il réponse, monsieur?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>J'y vais moi-même; allons, partons.]</p> + +<p class="did"><i>[Ils sortent.]</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>[Une chambre.]</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>seule</i>.</p> + +<p>Non, cela ne se fera pas. Qui sait ce qu'un homme +comme maître André, une fois poussé à la violence, +peut inventer pour se venger? Je n'enverrai pas ce +jeune homme à un péril aussi affreux. Ce Clavaroche +est sans pitié. Tout est pour lui champ de bataille, et il +n'a d'entrailles pour rien. A quoi bon exposer Fortunio, +lorsqu'il n'y a rien de si simple que de n'exposer +ni soi ni personne? Je veux croire que tout soupçon +s'évanouirait par ce moyen; mais le moyen lui-même +est un mal, et je ne veux pas l'employer. Non, cela me +coûte et me déplaît; je ne veux pas que ce garçon soit +maltraité; puisqu'il dit qu'il m'aime, eh bien! soit; je +ne rends pas le mal pour le bien.</p> + +<p class="did"><i>Entre Fortunio.</i></p> + +<p>On a dû vous remettre un billet de ma part; l'avez-vous +lu?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>On me l'a remis, et je l'ai lu; vous pouvez disposer +de moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>C'est inutile, j'ai changé d'avis; déchirez-le, et n'en +parlons jamais.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Puis-je vous servir en quelque autre chose?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>à part</i>.</p> + +<p>C'est singulier, il n'insiste pas.</p> + +<p class="did"><i>Haut.</i></p> + +<p>Mais non; je n'ai pas besoin de vous. Je vous avais +demandé votre chanson.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>La voilà. Sont-ce tous vos ordres?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui,—je crois que oui. Qu'avez-vous donc? Vous +êtes pâle, ce me semble.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Si ma présence vous est inutile, permettez-moi de +me retirer.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je l'aime beaucoup, cette chanson; elle a un petit +air naïf qui va avec votre coiffure, et elle est bien faite +par vous.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Vous avez beaucoup d'indulgence.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Oui, voyez-vous! j'avais eu d'abord l'idée de vous +faire venir; mais j'ai réfléchi, c'est une folie; je vous +ai trop vite écouté.—Mettez-vous donc au piano, et +chantez-moi votre romance.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Excusez-moi, je ne saurais maintenant.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Et pourquoi donc? Êtes-vous souffrant, ou si c'est +un méchant caprice? J'ai presque envie de vouloir que +vous chantiez bon gré, mal gré. Est-ce que je n'ai +pas quelque droit de seigneur sur cette feuille de +papier-là?</p> + +<p class="did"><i>Elle place la chanson sur le piano.</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Ce n'est pas mauvaise volonté; je ne puis rester plus +longtemps, et maître André a besoin de moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Il me plaît assez que vous soyez grondé, asseyez-vous +là et chantez.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Si vous l'exigez, j'obéis.</p> + +<p class="did"><i>Il s'assoit.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Eh bien! à quoi pensez-vous donc? Est-ce que vous +attendez qu'on vienne?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je souffre; ne me retenez pas.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Chantez d'abord, nous verrons ensuite si vous souffrez +et si je vous retiens. Chantez, vous dis-je, je le +veux. Vous ne chantez pas? Eh bien! que fait-il donc? +Allons, voyons! si vous chantez, je vous donnerai le +bout de ma mitaine.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Tenez! Jacqueline, écoutez-moi: vous auriez mieux +fait de me le dire, et j'aurais consenti à tout.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Qu'est-ce que vous dites? de quoi parlez-vous?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, vous auriez mieux fait de me le dire; oui, devant +Dieu, j'aurais tout fait pour vous.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Tout fait pour moi? qu'entendez-vous par là?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Ah! Jacqueline, Jacqueline! il faut que vous l'aimiez +beaucoup; il doit vous en coûter de mentir et de +railler ainsi sans pitié.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Moi, je vous raille? Qui vous l'a dit?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je vous en supplie, ne mentez pas davantage; en +voilà assez; je sais tout.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais enfin, qu'est-ce que vous savez?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>J'étais hier dans votre chambre lorsque Clavaroche +était là.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Est-ce possible? Vous étiez dans l'alcôve?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, j'y étais; au nom du ciel! ne dites pas un mot +là-dessus.</p> + +<p class="did"><i>Un silence.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Puisque vous savez tout, monsieur, il ne me reste +maintenant qu'à vous prier de garder le silence. Je +sens assez mes torts envers vous pour ne pas même +vouloir tenter de les affaiblir à vos yeux. Ce que la +nécessité commande, et ce à quoi elle peut entraîner, +un autre que vous le comprendrait peut-être, et pourrait, +sinon pardonner, du moins excuser ma conduite; +mais vous êtes malheureusement une partie trop intéressée +pour en juger avec indulgence. Je suis résignée +et j'attends.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>N'ayez aucune espèce de crainte. Si je fais rien qui +puisse vous nuire, je me coupe cette main-là.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Il me suffit de votre parole, et je n'ai pas droit d'en +douter. [Je dois même dire que, si vous l'oubliiez, j'aurais +encore moins de droit de m'en plaindre. Mon imprudence +doit porter sa peine. C'est sans vous connaître, +monsieur, que je me suis adressée à vous. Si cette circonstance +rend ma faute moindre, elle rendait mon +danger plus grand. Puisque je m'y suis exposée, traitez-moi +donc comme vous l'entendrez.] Quelques paroles +échangées hier voudraient peut-être une explication. +Ne pouvant tout justifier, j'aime mieux me taire +sur tout. Laissez-moi croire que votre orgueil est la +seule personne offensée. Si cela est, que ces deux jours +s'oublient; plus tard, nous en reparlerons.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Jamais; c'est le souhait de mon cœur.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Comme vous voudrez; je dois obéir. Si cependant +je ne dois plus vous voir, j'aurais un mot à ajouter. +De vous à moi, je suis sans crainte, puisque vous me +promettez le silence; mais il existe une autre personne +dont la présence dans cette maison peut avoir des +suites fâcheuses.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je n'ai rien à dire à ce sujet.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je vous demande de m'écouter. Un éclat entre vous +et lui, vous le sentez, est fait pour me perdre. Je ferai +tout pour le prévenir. Quoi que vous puissiez exiger, je +m'y soumettrai sans murmure. Ne me quittez pas sans +y réfléchir; dictez vous-même les conditions. Faut-il +que la personne dont je parle s'éloigne d'ici pendant +quelque temps? Faut-il qu'elle s'excuse près de vous? +Ce que vous jugerez convenable sera reçu par moi +comme une grâce, et par elle comme un devoir. Le +souvenir de quelques plaisanteries m'oblige à vous +interroger sur ce point. Que décidez-vous? répondez.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je n'exige rien. Vous l'aimez; soyez en paix tant qu'il +vous aimera.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je vous remercie de ces deux promesses. [Si vous +veniez à vous en repentir, je vous répète que toute +condition sera reçue, imposée par vous. Comptez sur +ma reconnaissance. Puis-je dès à présent réparer autrement +mes torts? Est-il en ma disposition quelque +moyen de vous obliger? Quand vous ne devriez pas me +croire, je vous avoue que je ferais tout au monde pour +vous laisser de moi un souvenir moins désavantageux.] +Que puis-je faire? je suis à vos ordres.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Rien. Adieu, madame. Soyez sans crainte; vous +n'aurez jamais à vous plaindre de moi.</p> + +<p class="did"><i>Il va pour sortir et prend sa romance.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah! Fortunio, laissez-moi cela.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Et qu'en ferez-vous, cruelle que vous êtes? Vous me +parlez depuis un quart d'heure, et rien du cœur ne +vous sort des lèvres. Il s'agit bien de vos excuses, de +sacrifices et de réparations! il s'agit bien de votre +Clavaroche et de sa sotte vanité! il s'agit bien de mon +orgueil! Vous croyez donc l'avoir blessé? Vous croyez +donc que ce qui m'afflige, c'est d'avoir été pris pour +dupe et plaisanté à ce dîner! Je ne m'en souviens seulement +pas. Quand je vous dis que je vous aime, vous +croyez donc que je n'en sens rien? Quand je vous parle +de deux ans de souffrances, vous croyez donc que je +fais comme vous? Eh quoi! vous me brisez le cœur, +vous prétendez vous en repentir, et c'est ainsi que vous +me quittez! La nécessité, dites-vous, vous a fait commettre +une faute, et vous en avez du regret; vous rougissez, +vous détournez la tête; ce que je souffre vous +fait pitié; vous me voyez, vous comprenez votre œuvre; +et la blessure que vous m'avez faite, voilà comme vous +la guérissez! Ah! elle est au cœur, Jacqueline, et vous +n'aviez qu'à tendre la main. Je vous le jure, si vous +l'aviez voulu, quelque honteux qu'il soit de le dire, +quand vous en souririez vous-même, j'étais capable +de consentir à tout. O Dieu! la force m'abandonne; +je ne peux pas sortir d'ici.</p> + +<p class="did"><i>Il s'appuie sur un meuble.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pauvre enfant! je suis bien coupable. Tenez, respirez +ce flacon.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Ah! gardez-les, gardez-les pour lui, ces soins dont +je ne suis pas digne; ce n'est pas pour moi qu'ils sont +faits. Je n'ai pas l'esprit inventif, je ne suis ni heureux +ni habile; je ne saurais à l'occasion forger un profond +stratagème. Insensé! j'ai cru être aimé! oui, +parce que vous m'aviez souri, parce que votre main +tremblait dans la mienne, parce que vos yeux semblaient +chercher mes yeux [et m'inviter comme deux +anges à un festin de joie et de vie]; parce que vos +lèvres s'étaient ouvertes, et qu'un vain son en était +sorti; oui, je l'avoue, j'avais fait un rêve, j'avais cru +qu'on aimait ainsi! Quelle misère! Est-ce à une parade +que votre sourire m'avait félicité de la beauté de mon +cheval? Est-ce le soleil, dardant sur mon casque, +qui vous avait ébloui les yeux? Je sortais d'une salle +obscure, d'où je suivais depuis deux ans vos promenades +dans une allée; j'étais un pauvre dernier clerc +qui s'ingérait de pleurer en silence. C'était bien là ce +qu'on pouvait aimer!</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pauvre enfant!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, pauvre enfant! dites-le encore, car je ne sais si +je rêve ou si je veille, et, malgré tout, si vous ne m'aimez +pas. Depuis hier [je suis assis à terre, je me frappe +le cœur et le front;] je me rappelle ce que mes yeux +ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, et je me +demande si c'est possible. A l'heure qu'il est, vous me +le dites, je le sens, j'en souffre, j'en meurs, et je n'y +crois ni ne le comprends. Que vous avais-je fait, Jacqueline? +Comment se peut-il que, sans aucun motif, sans +avoir pour moi ni amour ni haine, sans me connaître, +sans m'avoir jamais vu; comment se peut-il que vous +que tout le monde aime, que j'ai vue faire la charité et +arroser ces fleurs que voilà, qui êtes bonne, qui croyez +en Dieu, à qui jamais... Ah! je vous accuse, vous que +j'aime plus que ma vie! ô ciel! vous ai-je fait un +reproche? Jacqueline, pardonnez-moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Calmez-vous, venez, calmez-vous.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Et à quoi suis-je bon, grand Dieu! sinon à vous +donner ma vie? sinon au plus chétif usage que vous +voudrez faire de moi? sinon à vous suivre, à vous préserver, +à écarter de vos pieds une épine? J'ose me +plaindre, et vous m'aviez choisi! ma place était à votre +table, j'allais compter dans votre existence. Vous alliez +dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies, +de me sourire comme vous; votre belle et radieuse +image commençait à marcher devant moi, et je la suivais; +j'allais vivre... Est-ce que je vous perds, Jacqueline? +est-ce que j'ai fait quelque chose pour que vous +me chassiez? pourquoi donc ne voulez-vous pas faire +encore semblant de m'aimer?</p> + +<p class="did"><i>Il tombe sans connaissance.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>courant à lui</i>.</p> + +<p>Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que j'ai fait? Fortunio, +revenez à vous.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Qui êtes-vous? laissez-moi partir.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Appuyez-vous, venez à la fenêtre; de grâce, appuyez-vous +sur moi; posez ce bras sur mon épaule, je vous en +supplie, Fortunio.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Ce n'est rien; me voilà remis.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>[Comme il est pâle, et comme son cœur bat! Voulez-vous +vous mouiller les tempes? prenez ce coussin, +prenez ce mouchoir;] vous suis-je tellement odieuse +que vous me refusiez cela?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je me sens mieux, je vous remercie.</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Comme ces mains-là sont glacées! Où allez-vous? +vous ne pouvez sortir. Attendez du moins un instant. +Puisque je vous fais tant souffrir, laissez-moi du moins +vous soigner.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>C'est inutile, il faut que je descende. Pardonnez-moi +ce que j'ai pu vous dire; je n'étais pas maître de mes +paroles.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Que voulez-vous que je vous pardonne? Hélas! c'est +vous qui ne pardonnez pas. Mais qui vous presse? +pourquoi me quitter? vos regards cherchent quelque +chose. Ne me reconnaissez-vous pas? Restez en repos, +je vous en conjure. Pour l'amour de moi, Fortunio, +vous ne pouvez sortir encore.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Non! adieu; je ne puis rester.]</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Ah! je vous ai fait bien du mal!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>On me demandait quand je suis monté; adieu, madame, +comptez sur moi.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous reverrai-je?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Si vous voulez.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Monterez-vous ce soir au salon?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Si cela vous plaît.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous partez donc?—encore un instant!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Adieu, adieu! je ne puis rester.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE <i>appelle</i>.</p> + +<p>Fortunio! écoutez-moi!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>rentrant</i>.</p> + +<p>Que me voulez-vous, Jacqueline?</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Écoutez-moi, il faut que je vous parle. Je ne veux +pas vous demander pardon; je ne veux revenir sur +rien; je ne veux pas me justifier. Vous êtes bon, brave +et sincère; j'ai été fausse et déloyale: je ne peux pas +vous quitter ainsi.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je vous pardonne de tout mon cœur.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Non, vous souffrez, le mal est fait. Où allez-vous? +que voulez-vous faire? comment se peut-il, sachant +tout, que vous soyez revenu ici?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Vous m'aviez fait demander.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Mais vous veniez pour me dire que je vous verrais à +ce rendez-vous. Est-ce que vous y seriez venu?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui, si c'était pour vous rendre service, et je vous +avoue que je le croyais.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Pourquoi pour me rendre service?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Madelon m'a dit quelques mots...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous le saviez, malheureux, et vous veniez à ce +jardin!</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Le premier mot que je vous aie dit de ma vie, c'est +que je mourrais de bon cœur pour vous, et le second, +c'est que je ne mentais jamais.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous le saviez et vous veniez! Songez-vous à ce que +vous dites? Il s'agissait d'un guet-apens.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je savais tout.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Il s'agissait d'être surpris, d'être tué peut-être, +traîné en prison; que sais-je? c'est horrible à dire.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Je savais tout.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous saviez tout? vous saviez tout? [Vous étiez +caché là, hier, dans cette alcôve, derrière ce rideau.] +Vous écoutiez, n'est-il pas vrai? vous saviez encore +tout, n'est-ce pas?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Vous saviez que je mens, que je trompe, que je vous +raille, et que je vous tue? vous saviez que j'aime Clavaroche +et qu'il me fait faire tout ce qu'il veut? que je +joue une comédie? que là, hier, je vous ai pris pour +dupe? que je suis lâche et méprisable? que je vous +expose à la mort par plaisir? Vous saviez tout, vous en +étiez sûr? Eh bien! eh bien!... qu'est-ce que vous savez +maintenant?</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Mais, Jacqueline, je crois... je sais...</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Sais-tu que je t'aime, enfant que tu es? qu'il faut +que tu me pardonnes ou que je meure; et que je te le +demande à genoux?</p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>[La salle à manger.]</i></p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, CLAVAROCHE, FORTUNIO +<span class="sc">et</span> JACQUELINE [, <i>à table</i>].</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Grâce au ciel, nous voilà tous joyeux, tous réunis et +tous amis. Si je doute jamais de ma femme, puisse mon +vin m'empoisonner!</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Donnez-moi donc à boire, monsieur Fortunio.]</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas</i>.</p> + +<p>Je vous répète que votre clerc m'ennuie; faites-moi +la grâce de le renvoyer.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>bas</i>.</p> + +<p>Je fais ce que vous m'avez dit.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Quand je pense qu'hier j'ai passé la nuit dans l'étude +à me morfondre sur un maudit soupçon, je ne sais de +quel nom m'appeler.</p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Monsieur Fortunio, donnez-moi ce coussin.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas</i>.</p> + +<p>Me croyez-vous un autre maître André?] Si votre +clerc ne sort de la maison, j'en sortirai tantôt moi-même.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Je fais ce que vous m'avez dit.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Mais je l'ai conté à tout le monde; il faut que justice +se fasse ici-bas. Toute la ville saura qui je suis; et désormais, +pour pénitence, je ne douterai de quoi que +ce soit.<a id="footnotetagI-13" name="footnotetagI-13"></a><a href="#footnoteI-13"><sup>13</sup></a></p> + +<p class="speaker">[JACQUELINE.</p> + +<p>Monsieur Fortunio, je bois à vos amours.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>bas</i>.</p> + +<p>En voilà assez, Jacqueline, et je comprends ce que +cela signifie. Ce n'est pas là ce que je vous ai dit.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Oui! aux amours de Fortunio!]</p> + +<p class="did"><i>Il chante.</i></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Amis, buvons, buvons sans cesse.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p>Cette chanson-là est bien vieille; chantez donc, monsieur +Clavaroche!</p> + +<h3>FIN DU CHANDELIER.</h3> + + + +<a id="addchandelier"></a> +<h3>ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR +POUR LA REPRÉSENTATION</h3> + + +<p><a id="footnoteI-1" name="footnoteI-1"></a><a href="#footnotetagI-1"> 1</a>.—PAGE 234.</p> + +<p><i>Adieu, adieu.</i> Eh bien! tu le vois: il n'y a rien de tel +que de s'expliquer: on finit toujours par s'entendre.</p> + +<p><a id="footnoteI-2" name="footnoteI-2"></a><a href="#footnotetagI-2">2</a>.—PAGE 237.</p> + +<p><i>Bah! ce sont les grands parents</i> et le lieutenant de police <i>qui +disent que tout se sait</i>, etc.</p> + +<p><a id="footnoteI-3" name="footnoteI-3"></a><a href="#footnotetagI-3">3</a>.—PAGE 242.</p> + +<p><i>Un amoureux n'est pas un amant.</i></p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p>Sans doute, mais...</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p><i>Tenez</i>, etc.</p> + +<p><a id="footnoteI-4" name="footnoteI-4"></a><a href="#footnotetagI-4">4</a>.—PAGE 246.</p> + +<p><i>Elles ne tâtent que</i> de l'épaulette, etc.</p> + +<p><a id="footnoteI-5" name="footnoteI-5"></a><a href="#footnotetagI-5">5</a>.—PAGE 248.</p> + +<p><i>Qui? celui là</i> qui taille sa plume?</p> + +<p><a id="footnoteI-6" name="footnoteI-6"></a> I-6><a href="#footnotetagI-6">6</a>.—PAGE 259.</p> + +<p class="speaker">ACTE DEUXIÈME</p> + +<p class="speaker">Une salle à manger.—Une table servie.</p> + +<p class="speaker">SCÈNE PREMIÈRE</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME, LANDRY.</p> + +<p class="speaker">GUILLAUME.</p> + +<p><i>Il me semble que Fortunio n'est pas resté longtemps à +l'étude.</i></p> + +<p>(Suit toute la scène <span class="sc">ii</span> du II<sup>e</sup> acte.)</p> + +<p>... <i>C'est bien le moins que les clercs se reposent.</i></p> + +<p><i>Ils sortent.</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <span class="sc">un Domestique</span>.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Personne encore?</p> + +<p class="speaker">LE DOMESTIQUE.</p> + +<p>Non, monsieur.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>C'est bon, j'attendrai.</p> + +<p><i>Le domestique sort.</i></p> + +<p><i>En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout +de bon</i>, etc.</p> + +<p>(Suit la scène I<sup>re</sup>.)</p> + +<p><a id="footnoteI-7" name="footnoteI-7"></a><a href="#footnotetagI-7">7</a>.—PAGE 264.</p> + +<p><i>J'ai apporté dans ma poche</i> un petit Amour en sucre.</p> + +<p><a id="footnoteI-8" name="footnoteI-8"></a><a href="#footnotetagI-8">8</a>.—PAGE 265.</p> + +<p><i>Voulez-vous dîner avec nous?</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Assurément, mon couvert est mis.</p> + +<p><i>Ils se mettent à table.</i></p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p><i>Nous avons aujourd'hui au logis</i>, etc.</p> + +<p><a id="footnoteI-9" name="footnoteI-9"></a><a href="#footnotetagI-9">9</a>.—PAGE 271.</p> + +<p><i>Chantez donc, monsieur Fortunio.</i></p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Est-ce qu'il chante?—Comment, bien vieille! c'est moi +qui l'ai composée pour le jour de mes noces.</p> + +<p class="speaker">FORTUNIO.</p> + +<p><i>Si madame veut l'ordonner</i>, etc.</p> + +<p><a id="footnoteI-10" name="footnoteI-10"></a><a href="#footnotetagI-10">10</a>.—PAGE 274.</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE, <i>bas à Fortunio</i>.</p> + +<p>Attendez-moi ici.—Je reviens dans un instant.</p> + +<p><a id="footnoteI-11" name="footnoteI-11"></a><a href="#footnotetagI-11">11</a>.—PAGE 283.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p><i>Tu crois?</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>caché</i>.</p> + +<p>Juste ciel!</p> + +<p class="speaker">JACQUELINE.</p> + +<p><i>J'ai cru entendre un soupir.</i></p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Bon! c'est votre mari qui vient.</p> + +<p class="speaker"><span class="sc">Les Mêmes</span>, MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ, <i>un peu aviné</i>.</p> + +<p>Capitaine! capitaine! où êtes-vous donc? Eh bien! vous +me laissez prendre mon café tout seul?—Et cette fine +partie de piquet?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE, <i>à part</i>.</p> + +<p>C'est amusant!</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Hier il m'a fait capot.</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Vous voulez jouer maintenant?</p> + +<p class="speaker">MAITRE ANDRÉ.</p> + +<p>Et ma revanche?</p> + +<p class="speaker">CLAVAROCHE.</p> + +<p>Venez donc, maître André.</p> + +<p class="did"><i>On sort.</i></p> + +<p class="speaker">FORTUNIO, <i>tombant accablé sur un fauteuil</i>.</p> + +<p><i>Sang du Christ! il est son amant!</i></p> + +<p class="speaker">FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</p> + +<p><a id="footnoteI-12" name="footnoteI-12"></a><a href="#footnotetagI-12">12</a>.—PAGE 285.</p> + +<p class="speaker">ACTE TROISIÈME</p> + +<p><i>La chambre à coucher de Jacqueline.</i></p> + +<p class="speaker">MADELON.</p> + +<p><i>Madame, un danger vous menace</i>, etc.</p> + +<p><a id="footnoteI-13" name="footnoteI-13"></a><a href="#footnotetagI-13">13</a>.—PAGE 313.</p> + +<p><i>Je ne douterai de quoi que ce soit.</i>—Allons nous mettre +à table. Fortunio, tu nous chanteras ta romance, et nous +boirons à tes amours. Moi je vous chanterai: «Amis, +buvons, buvons sans cesse,» etc.</p> + +<p class="speaker">FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.</p> + + +<p>Cette comédie, publiée dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>, en +1835, a été représentée, pour la première fois, le 10 août 1848, +au Théâtre-Historique. Une jeune actrice de grande espérance, +mademoiselle Maillet, remplissait le rôle de Jacqueline.—Elle +mourut peu de temps après.—La distribution des autres rôles +était si défectueuse et l'exécution si insuffisante, que le public put +à peine comprendre la pièce; mais le 29 juin 1850, elle reparut +sur l'affiche du Théâtre-Français, et cette fois elle fut jouée avec +une rare perfection; c'est pourquoi l'on peut considérer les artistes +de la Comédie-Française comme ayant créé les rôles. Au +mois d'octobre 1850, on jouait encore le <i>Chandelier</i> avec un +grand succès, lorsqu'un ordre exprès de M. Léon Faucher, ministre +de l'intérieur, en fit suspendre les représentations. Depuis +lors, la commission d'examen a plusieurs fois refusé l'autorisation +de reprendre le <i>Chandelier</i>; mais cette interdiction ne peut pas +durer toujours.</p> + + + +<hr /> + +<a id="ilnefaut"></a> +<h2>IL NE FAUT JURER DE RIEN</h2> + +<h3>COMÉDIE EN TROIS ACTES PUBLIÉE EN 1836, REPRÉSENTÉE EN 1848.</h3> + +<table summary="acteurs_ilnefaut" width="80%"> +<tr><td>PERSONNAGES.</td><td> ACTEURS</td></tr> +<tr><td></td><td> QUI ONT CRÉÉ LES RÔLES.</td></tr> +<tr><td></td></tr> +<tr><td>VAN BUCK, négociant. </td><td> MM. <span class="sc">Provost.</span></td></tr> +<tr><td>VALENTIN VAN BUCK, son neveu. </td><td> <span class="sc">Brindeau.</span></td></tr> +<tr><td><span class="sc">Un Abbé.</span> </td><td> <span class="sc">Got.</span></td></tr> +<tr><td><span class="sc">Un Maitre de danse.</span> </td><td> <span class="sc">Mathien.</span></td></tr> +<tr><td><span class="sc">Un Aubergiste.</span></td></tr> +<tr><td><span class="sc">Un Garçon.</span></td></tr> +<tr><td>LA BARONNE DE MANTES. </td><td> <span class="sc">M<sup>lle</sup> Mante.</span></td></tr> +<tr><td>CÉCILE, sa fille. </td><td> <span class="sc">A. Luther.</span></td></tr> + </table> + +<p><i>La scène est à Paris dans la première partie de l'acte I<sup>er</sup>, +et ensuite au château de la baronne.</i></p> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/328.png" alt="Cécile.De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?" +title="Il ne faut jurer de rien. Cécile.De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?" /> +</div> + + +<h2>ACTE PREMIER</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>La chambre de Valentin.</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN, <i>assis</i>.—<i>Entre</i> VAN BUCK.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Monsieur mon neveu, je vous souhaite le bonjour.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Monsieur mon oncle, votre serviteur.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Restez assis; j'ai à vous parler.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Asseyez-vous; j'ai donc à vous entendre. Veuillez +vous mettre dans la bergère, et poser là votre chapeau.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>s'asseyant</i>.</p> + +<p>Monsieur mon neveu, la plus longue patience et la +plus robuste obstination doivent, l'une ou l'autre, finir +tôt ou tard. Ce qu'on tolère devient intolérable, incorrigible +ce qu'on ne corrige pas; et qui vingt fois a jeté la +perche à un fou qui veut se noyer, peut être forcé un +jour ou l'autre de l'abandonner ou de périr avec lui.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oh! oh! voilà qui est débuter, et vous avez là des +métaphores qui se sont levées de grand matin.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Monsieur, veuillez garder le silence, et ne pas vous +permettre de me plaisanter. C'est vainement que les +plus sages conseils, depuis trois ans, tentent de mordre +sur vous. Une insouciance ou une fureur aveugle, des +résolutions sans effet, mille prétextes inventés à plaisir, +une maudite condescendance, tout ce que j'ai pu ou +puis faire encore (mais, par ma barbe! je ne ferai plus +rien!)... Où me menez-vous à votre suite? Vous êtes +aussi entêté...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Non, monsieur; n'interrompez pas. Vous êtes aussi +obstiné que je me suis, pour mon malheur, montré +crédule et patient. Est-il croyable, je vous le demande, +qu'un jeune homme de vingt-cinq ans passe son temps +comme vous le faites? De quoi servent mes remontrances, +et quand prendrez-vous un état? Vous êtes +pauvre, puisqu'au bout du compte vous n'avez de fortune +que la mienne; mais, finalement, je ne suis pas +moribond, et je digère encore vertement. Que comptez-vous +faire d'ici à ma mort?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle Van Buck, vous êtes en colère, et vous +allez vous oublier.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Non, monsieur; je sais ce que je fais. Si je suis le +seul de la famille qui se soit mis dans le commerce, c'est +grâce à moi, ne l'oubliez pas, que les débris d'une fortune +détruite ont pu encore se relever. Il vous sied bien +de sourire quand je parle! Si je n'avais pas vendu du +guingan à Anvers, vous seriez maintenant à l'hôpital +avec votre robe de chambre à fleurs. Mais, Dieu merci, +vos chiennes de bouillottes...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle Van Buck, voilà le trivial; vous changez +de ton, vous vous oubliez; vous avez mieux commencé +que cela.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Sacrebleu! tu te moques de moi! Je ne suis bon +apparemment qu'à payer tes lettres de change? J'en ai +reçu une ce matin: soixante louis! te railles-tu des +gens? Il te sied bien de faire le fashionable (que le +diable soit des mots anglais!), quand tu ne peux pas +payer ton tailleur! C'est autre chose de descendre d'un +beau cheval pour retrouver au fond d'un hôtel une +bonne famille opulente, ou de sauter à bas d'un carrosse +de louage pour grimper deux ou trois étages. Avec +tes gilets de satin, tu demandes, en rentrant du bal, ta +chandelle à ton portier, et il regimbe quand il n'a pas +eu ses étrennes. Dieu sait si tu les lui donnes tous les +ans! Lancé dans un monde plus riche que toi, tu puises +chez tes amis le dédain de toi-même; [tu portes ta +barbe en pointe et tes cheveux sur les épaules, comme +si tu n'avais pas seulement de quoi acheter un ruban +pour te faire une queue.] Tu écrivailles dans les gazettes; +[tu es capable de te faire saint-simonien quand +tu n'auras plus ni sou ni maille, et cela viendra, je +l'en réponds.] Va, va! un écrivain public est plus estimable +que toi. Je finirai par te couper les vivres, et tu +mourras dans un grenier.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon bon oncle Van Buck, je vous respecte et je vous +aime. Faites-moi la grâce de m'écouter. Vous avez +payé ce matin une lettre de change à mon intention. +Quand vous êtes venu, j'étais à la fenêtre et je vous ai +vu arriver; vous méditiez un sermon juste aussi long +qu'il y a d'ici chez vous. Épargnez, de grâce, vos paroles. +Ce que vous pensez, je le sais; ce que vous dites, +vous ne le pensez pas toujours; ce que vous faites, je +vous en remercie. Que j'aie des dettes et que je ne sois +bon à rien, cela se peut; qu'y voulez-vous faire? Vous +avez soixante mille livres de rente...</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Cinquante.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Soixante, mon oncle; vous n'avez pas d'enfants, et +vous êtes plein de bonté pour moi. Si j'en profite, où +est le mal? Avec soixante bonnes mille livres de rente...</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Cinquante, cinquante; pas un denier de plus.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Soixante; vous me l'avez dit vous-même.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Jamais. Où as-tu pris cela?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mettons cinquante. Vous êtes jeune, gaillard encore, +et bon vivant. Croyez-vous que cela me fâche, et que +j'aie soif de votre bien? Vous ne me faites pas tant d'injure; +et vous savez que les mauvaises têtes n'ont pas +toujours les plus mauvais cœurs. Vous me querellez de +ma robe de chambre: vous en avez porté bien d'autres. +[Ma barbe en pointe ne veut pas dire que je sois +un saint-simonien: je respecte trop l'héritage.] Vous +vous plaignez de mes gilets: voulez-vous qu'on sorte en +chemise? Vous me dites que je suis pauvre et que mes +amis ne le sont pas: tant mieux pour eux, ce n'est pas +ma faute. Vous imaginez qu'ils me gâtent et que leur +exemple me rend dédaigneux: je ne le suis que de ce +qui m'ennuie, et puisque vous payez mes dettes, vous +voyez bien que je n'emprunte pas. Vous me reprochez +d'aller en fiacre: c'est que je n'ai pas de voiture. Je +prends, dites-vous, en rentrant, ma chandelle chez mon +portier: c'est pour ne pas monter sans lumière; à quoi +bon se casser le cou? Vous voudriez me voir un état: +faites-moi nommer premier ministre, et vous verrez +comme je ferai mon chemin. Mais quand je serai surnuméraire +dans l'entre-sol d'un avoué, je vous demande +ce que j'y apprendrai, sinon que tout est vanité. Vous +dites que je joue à la bouillotte: c'est que j'y gagne +quand j'ai brelan; mais soyez sûr que je n'y perds pas +plus tôt que je me repens de ma sottise. Ce serait, +dites-vous, autre chose si je descendais d'un beau cheval +pour entrer dans un bon hôtel: je le crois bien! vous +en parlez à votre aise. Vous ajoutez que vous êtes fier, +quoique vous ayez vendu du guingan; et plût à Dieu +que j'en vendisse! ce serait la preuve que je pourrais +en acheter. [Pour ma noblesse, elle m'est aussi chère +qu'elle peut vous l'être à vous-même; mais c'est pourquoi +je ne m'attelle pas, ni plus que moi les chevaux +de pur sang.] Tenez! mon oncle, ou je me trompe, ou +vous n'avez pas déjeuné. Vous êtes resté le cœur à jeun +sur cette maudite lettre de change: avalons-la de compagnie, +je vais demander le chocolat.</p> + +<p class="did"><i>Il sonne. On sert à déjeuner.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Quel déjeuner! Le diable m'emporte! tu vis comme +un prince.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Eh! que voulez-vous? quand on meurt de faim, il +faut bien tâcher de se distraire.</p> + +<p class="did"><i>Ils s'attablent.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je suis sûr que, parce que je me mets là, tu te figures +que je te pardonne.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Moi? Pas du tout. Ce qui me chagrine, lorsque vous +êtes irrité, c'est qu'il vous échappe malgré vous des +expressions d'arrière-boutique. Oui, sans le savoir, +vous vous écartez de cette fleur de politesse qui vous +distingue particulièrement; mais quand ce n'est pas +devant témoins, vous comprenez que je ne vais pas +le dire.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est bon, c'est bon; il ne m'échappe rien. Mais +brisons là, et parlons d'autre chose. Tu devrais bien +te marier.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Seigneur, mon Dieu! qu'est-ce que vous dites?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Donne-moi à boire. Je dis que tu prends de l'âge et +que tu devrais te marier.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mais, mon oncle, qu'est-ce que je vous ai fait?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu m'as fait des lettres de change. Mais quand tu +ne m'aurais rien fait, qu'a donc le mariage de si effroyable? +Voyons, parlons sérieusement. Tu serais, parbleu! +bien à plaindre quand on te mettrait ce soir dans +les bras une jolie fille bien élevée, avec cinquante mille +écus sur la table pour t'égayer demain matin au réveil. +Voyez un peu le grand malheur, et comme il y a de +quoi faire l'ombrageux! Tu as des dettes, je te les +payerai; une fois marié, tu te rangeras. Mademoiselle +de Mantes a tout ce qu'il faut...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mademoiselle de Mantes! Vous plaisantez?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Puisque son nom m'est échappé, je ne plaisante pas. +C'est d'elle qu'il s'agit, et si tu veux...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Et si elle veut. C'est comme dit la chanson:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Je sais bien qu'il ne tiendrait qu'à moi</p> +<p>De l'épouser, si elle voulait.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Non; c'est de toi que cela dépend. Tu es agréé, tu +lui plais.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne l'ai jamais vue de ma vie.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Cela ne fait rien; je te dis que tu lui plais.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>En vérité?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je t'en donne ma parole.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Eh bien donc! elle me déplaît.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Par la même raison que je lui plais.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Cela n'a pas le sens commun, de dire que les gens +nous déplaisent quand nous ne les connaissons pas.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Comme de dire qu'ils nous plaisent. Je vous en prie, +ne parlons plus de cela.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais, mon ami, en y réfléchissant (donne-moi à +boire), il faut faire une fin.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Assurément, il faut mourir une fois dans sa vie.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>J'entends qu'il faut prendre un parti, et se caser. +Que deviendras-tu? Je t'en avertis, un jour ou l'autre, +je te laisserai là malgré moi. Je n'entends pas que tu +me ruines, et si tu veux être mon héritier, encore faut-il +que tu puisses m'attendre. Ton mariage me coûterait, +c'est vrai, mais une fois pour toutes, et moins, en +somme, que tes folies. Enfin, j'aime mieux me débarrasser +de toi; pense à cela: veux-tu une jolie femme, +tes dettes payées, et vivre en repos?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Puisque vous y tenez, mon oncle, et que vous parlez +sérieusement, sérieusement je vais vous répondre: +prenez du pâté, et écoutez-moi.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Voyons, quel est ton sentiment?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Sans vouloir remonter bien haut, ni vous lasser par +trop de préambules, [je commencerai par l'antiquité.] +Est-il besoin de vous rappeler la manière dont fut traité +un homme qui ne l'avait mérité en rien; qui toute sa +vie fut d'humeur douce, jusqu'à reprendre, même après +sa faute, celle qui l'avait si outrageusement trompé? +Frère d'ailleurs d'un puissant monarque, et couronné +bien mal à propos...</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>De qui diantre me parles-tu?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>De Ménélas, mon oncle.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Que le diable t'emporte et moi avec! Je suis bien sot +de t'écouter.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pourquoi? il me semble tout simple...</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Maudit gamin! cervelle fêlée! il n'y a pas moyen de +te faire dire un mot qui ait le sens commun.</p> + +<p class="did"><i>Il se lève.</i></p> + +<p>Allons! finissons! en voilà assez. Aujourd'hui la +jeunesse ne respecte rien.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle Van Buck, vous allez vous mettre en +colère.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Non, monsieur; mais, en vérité, c'est une chose +inconcevable. Imagine-t-on qu'un homme de mon âge +serve de jouet à un bambin? Me prends-tu pour ton +camarade, et faudra-t-il te répéter?...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Comment! mon oncle, est-il possible que vous n'ayez +jamais lu Homère?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>se rasseyant</i>.</p> + +<p>Eh bien! quand je l'aurais lu?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous me parlez de mariage; il est tout simple que +je vous cite le plus grand mari de l'antiquité.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je me soucie bien de tes proverbes. Veux-tu répondre +sérieusement?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Soit; trinquons à cœur ouvert; je ne serai compris +de vous que si vous voulez bien ne pas m'interrompre. +Je ne vous ai pas cité Ménélas pour faire parade de ma +science, mais pour ne pas nommer beaucoup d'honnêtes +gens. Faut-il m'expliquer sans réserve?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Oui, sur-le-champ, ou je m'en vais.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>J'avais seize ans, et je sortais du collège, quand une +belle dame de notre connaissance me distingua pour la +première fois. A cet âge-là, peut-on savoir ce qui est +innocent ou criminel? J'étais un soir chez ma maîtresse, +au coin du feu, son mari en tiers. Le mari se lève et +dit qu'il va sortir. A ce mot, un regard rapide échangé +entre ma belle et moi me fait bondir le cœur de joie: +nous allions être seuls! Je me retourne, et vois le +pauvre homme mettant ses gants. Ils étaient en daim +de couleur verdâtre, trop larges, et décousus au pouce. +Tandis qu'il y enfonçait ses mains, debout au milieu +de la chambre, un imperceptible sourire passa sur le +coin des lèvres de la femme, et dessina comme une +ombre légère les deux fossettes de ses joues. L'œil d'un +amant voit seul de tels sourires, car on les sent plus +qu'on ne les voit. Celui-ci m'alla jusqu'à l'âme, et je +l'avalai comme un sorbet. Mais, par une bizarrerie +étrange, le souvenir de ce moment de délices se lia +invinciblement dans ma tête à celui de deux grosses +mains rouges se débattant dans des gants verdâtres; +et je ne sais ce que ces mains, dans leur opération confiante, +avaient de triste et de piteux, mais je n'y ai +jamais pensé depuis sans que le féminin sourire vînt +me chatouiller le coin des lèvres, et j'ai juré que +jamais femme au monde ne me ganterait de ces +gants-là.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est-à-dire qu'en franc libertin, tu doutes de la +vertu des femmes, et que tu as peur que les autres te +rendent le mal que tu leur as fait.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous l'avez dit: j'ai peur du diable, et je ne veux +pas être ganté.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Bah! c'est une idée de jeune homme.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Comme il vous plaira; c'est la mienne; dans une +trentaine d'années, si j'y suis, ce sera une idée de vieillard, +car je ne me marierai jamais.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Prétends-tu que toutes les femmes soient fausses, et +que tous les maris soient trompés?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne prétends rien, et je n'en sais rien. Je prétends, +quand je vais dans la rue, ne pas me jeter sous les +roues des voitures; quand je dîne, ne pas manger de +merlan; quand j'ai soif, ne pas boire dans un verre +cassé, et quand je vois une femme, ne pas l'épouser; +et encore je ne suis pas sûr de n'être ni écrasé, ni +étranglé, ni brèche-dent, ni...</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Fi donc! mademoiselle de Mantes est sage et bien +élevée; c'est une bonne petite fille.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>A Dieu ne plaise que j'en dise du mal! elle est sans +doute la meilleure du monde. Elle est bien élevée, +dites-vous? Quelle éducation a-t-elle reçue? La conduit-on +au bal, au spectacle, aux courses de chevaux? +Sort-elle seule en fiacre, le matin, à midi, pour revenir +à six heures? A-t-elle une femme de chambre adroite, +un escalier dérobé? [A-t-elle vu <i>la Tour de Nesle</i>, et +lit-elle les romans de M. de Balzac?] La mène-t-on, +après un bon dîner, les soirs d'été, quand le vent est +au sud, voir lutter aux Champs-Élysées dix ou douze +gaillards nus, aux épaules carrées? A-t-elle pour +maître un beau valseur grave et frisé, au jarret prussien, +qui lui serre les doigts quand elle a bu du punch? +Reçoit-elle des visites en tête à tête, l'après-midi, sur +un sofa élastique, sous le demi-jour d'un rideau rose? +A-t-elle à sa porte un verrou doré, qu'on pousse du +petit doigt en tournant la tête, et sur lequel retombe +mollement une tapisserie sourde et muette? Met-elle +son gant dans son verre lorsqu'on commence à passer +le champagne? [Fait-elle semblant d'aller au bal de +l'Opéra, pour s'éclipser un quart d'heure, courir chez +Musard et revenir bâiller?] Lui a-t-on appris, quand +Rubini chante, à ne montrer que le blanc de ses yeux, +comme une colombe amoureuse? [Passe-t-elle l'été à +la campagne chez une amie pleine d'expérience, qui +en répond à sa famille, et qui, le soir, la laisse au +piano pour se promener sous les charmilles, en chuchotant +avec un hussard?] Va-t-elle aux eaux? A-t-elle +des migraines?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Jour de Dieu! qu'est-ce que tu dis là?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>C'est que, si elle ne sait rien de tout cela, on ne lui +a pas appris grand'chose; car, dès qu'elle sera femme, +elle le saura, et alors qui peut rien prévoir?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu as de singulières idées sur l'éducation des +femmes. Voudrais-tu qu'on les suivît?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non; mais je voudrais qu'une jeune fille fût une +herbe dans un bois, et non une plante dans une caisse. +Allons! mon oncle, venez aux Tuileries, et ne parlons +plus de tout cela.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu refuses mademoiselle de Mantes?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pas plus qu'une autre, mais ni plus ni moins.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu me feras damner; tu es incorrigible. J'avais les +plus belles espérances; cette fille-là sera très riche un +jour. Tu me ruineras, et tu iras au diable; voilà tout +ce qui arrivera.—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que +tu veux?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous donner votre canne et votre chapeau, pour +prendre l'air, si cela vous convient.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je me soucie bien de prendre l'air! Je te déshérite si +tu refuses de te marier.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous me déshéritez, mon oncle?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Oui, par le ciel! j'en fais serment! Je serai aussi +obstiné que toi, et nous verrons qui des deux cédera.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous me déshéritez par écrit, ou seulement de vive +voix?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Par écrit, insolent que tu es!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Et à qui laisserez-vous votre bien? Vous fonderez +donc un prix de vertu, ou un concours de grammaire +latine?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Plutôt que de me laisser ruiner par toi, je me ruinerai +tout seul et à mon plaisir.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il n'y a plus de loterie ni de jeu; vous ne pourrez +jamais tout boire.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je quitterai Paris; je retournerai à Anvers; je me +marierai moi-même, s'il le faut, et je te ferai six cousins +germains.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Et moi je m'en irai à Alger; je me ferai trompette +de dragons, j'épouserai une Éthiopienne, et je vous +ferai vingt-quatre petits neveux, noirs comme de l'encre +et bêtes comme des pots.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Jour de ma vie! si je prends ma canne...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tout beau, mon oncle; prenez garde, en frappant, +de casser votre bâton de vieillesse.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>l'embrassant</i>.</p> + +<p>Ah, malheureux! tu abuses de moi.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Écoutez-moi: le mariage me répugne; mais pour +vous, mon bon oncle, je me déciderai à tout. Quelque +bizarre que puisse vous sembler ce que je vais vous +proposer, promettez-moi d'y souscrire sans réserve, et, +de mon côté, j'engage ma parole.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>De quoi s'agit-il? Dépêche-toi.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Promettez d'abord, je parlerai ensuite.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je ne le puis pas sans rien savoir.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il le faut, mon oncle; c'est indispensable.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Eh bien! soit, je te le promets.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Si vous voulez que j'épouse mademoiselle de Mantes, +il n'y a pour cela qu'un moyen: c'est de me donner la +certitude qu'elle ne me mettra jamais aux mains la +paire de gants dont nous parlions.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Et que veux-tu que j'en sache?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il y a pour cela des probabilités qu'on peut calculer +aisément. Convenez-vous que, si j'avais l'assurance +qu'on peut la séduire en huit jours, j'aurais grand tort +de l'épouser?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Certainement. Quelle apparence?...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne vous demande pas un plus long délai. La baronne +ne m'a jamais vu, non plus que sa fille; vous allez faire +atteler, et vous irez leur faire visite. Vous leur direz +qu'à votre grand regret, votre neveu reste garçon: j'arriverai +au château une heure après vous, et vous aurez +soin de ne pas me reconnaître; voilà tout ce que je vous +demande; le reste ne regarde que moi.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais tu m'effrayes. Qu'est-ce que tu veux faire? A +quel titre te présenter?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>C'est mon affaire; ne me reconnaissez pas, voilà tout +ce dont je vous charge. [Je passerai huit jours au château; +j'ai besoin d'air, et cela me fera du bien. Vous y +resterez si vous voulez.]</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Deviens-tu fou? et que prétends-tu faire? Séduire +une jeune fille en huit jours? Faire le galant sous un +nom supposé? La belle trouvaille! Il n'y a pas de contes +de fées où ces niaiseries ne soient rebattues. Me prends-tu +pour un oncle du Gymnase?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.<a id="footnotetagII-1" name="footnotetagII-1"></a><a href="#footnoteII-1"><sup>1</sup></a></p> + +<p>[Il est deux heures, allez-vous-en chez vous.]</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCENE II</h3> + +<p class="speaker"><i>Au château.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE, CÉCILE, <span class="sc">un Abbé</span>, +<span class="sc">Un Maître de danse</span>. <i>La baronne, assise, cause avec l'abbé en +faisant de la tapisserie. Cécile prend sa leçon de danse.</i></p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est une chose assez singulière que je ne trouve pas +mon peloton bleu.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Vous le teniez il y a un quart d'heure; il aura roulé +quelque part.</p> + +<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p> + +<p>Si mademoiselle veut faire encore la poule, nous +nous reposerons après cela.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Je veux apprendre la valse à deux temps.</p> + +<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p> + +<p>Madame la baronne s'y oppose. Ayez la bonté de +tourner la tête, et de me faire des oppositions.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Que pensez-vous, madame, du dernier sermon? ne +l'avez-vous pas entendu?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est vert et rose, sur fond noir, pareil au petit +meuble d'en haut.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Plaît-il?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah! pardon, je n'y étais pas.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>J'ai cru vous y apercevoir.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Où donc?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>A Saint-Roch, dimanche dernier.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Mais oui, très bien. Tout le monde pleurait; le baron +ne faisait que se moucher. Je m'en suis allée à la moitié, +parce que ma voisine avait des odeurs, et que je suis +en ce moment-ci entre les bras des homœopathes.</p> + +<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p> + +<p>Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites +pas d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête, +et arrondissez-moi les bras.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Mais, monsieur, quand on ne veut pas tomber, il +faut bien regarder devant soi.</p> + +<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p> + +<p>Fi donc! C'est une chose horrible. Tenez, voyez; y +a-t-il rien de plus simple? Regardez-moi; est-ce que je +tombe? Vous allez à droite, vous regardez à gauche; +vous allez à gauche, vous regardez à droite; il n'y a +rien de plus naturel.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas +mon peloton bleu.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Maman, pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'apprenne +la valse à deux temps?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Parce que c'est indécent.—Avez-vous lu <i>Jocelyn</i>?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Oui, madame, il y a de beaux vers; mais le fond, je +vous l'avouerai...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Le fond est noir; tout le petit meuble l'est; vous +verrez cela sur du palissandre.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Mais, maman, miss Clary valse bien, et mesdemoiselles +de Raimbaut aussi.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Miss Clary est Anglaise, mademoiselle. Je suis sûre, +l'abbé, que vous êtes assis dessus.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Moi, madame! sur miss Clary!</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Eh! c'est mon peloton, le voilà. Non, c'est du rouge; +où est-il passé?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je trouve la scène de l'évêque fort belle; il y a certainement +du génie, beaucoup de talent, et de la facilité.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Mais, maman, de ce qu'on est Anglaise, pourquoi +est-ce décent de valser?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Il y a aussi un roman que j'ai lu, qu'on m'a envoyé +de chez Mongie. Je ne sais plus le nom, ni de qui +c'était. L'avez-vous lu? C'est assez bien écrit.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Oui, madame. Il semble qu'on ouvre la grille. Attendez-vous +quelque visite?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah! c'est vrai; Cécile, écoutez.</p> + +<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p> + +<p>Madame la baronne veut vous parler, mademoiselle.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je ne vois pas entrer de voiture; ce sont des chevaux +qui vont sortir.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>s'approchant</i>.</p> + +<p>Vous m'avez appelée, maman?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Non. Ah! oui. Il va venir quelqu'un; baissez-vous +donc que je vous parle à l'oreille.—C'est un parti. +Êtes-vous coiffée?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Un parti?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Oui, très convenable.—Vingt-cinq à trente ans, ou +plus jeune;—non, je n'en sais rien; très bien; allez +danser.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Mais, maman, je voulais vous dire...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est incroyable où est allé ce peloton. Je n'en ai +qu'un de bleu, et il faut qu'il s'envole.</p> + +<p class="did"><i>Entre Van Buck.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Madame la baronne, je vous souhaite le bonjour. +Mon neveu n'a pu venir avec moi; il m'a chargé de +vous présenter ses regrets, et d'excuser son manque +de parole.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah bah! vraiment, il ne vient pas? Voilà ma fille qui +prend sa leçon; permettez-vous qu'elle continue? Je l'ai +fait descendre, parce que c'est trop petit chez elle.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>J'espère bien ne déranger personne. Si mon écervelé +de neveu...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Vous ne voulez pas boire quelque chose? Asseyez-vous +donc. Comment allez-vous?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mon neveu, madame, est bien fâché...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Écoutez donc que je vous dise. L'abbé, vous nous +restez, pas vrai? Eh bien! Cécile, qu'est-ce qui t'arrive?</p> + +<p class="speaker">LE MAÎTRE DE DANSE.</p> + +<p>Mademoiselle est lasse, madame.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Chansons! si elle était au bal, et qu'il fût quatre +heures du matin, elle ne serait pas lasse, c'est clair +comme le jour.—Dites-moi donc, vous,</p> + +<p class="did"><i>Bas à Van Buck.</i></p> + +<p>est-ce que c'est manqué?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>J'en ai peur; et s'il faut tout dire...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah bah! il refuse? Eh bien! c'est joli.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mon Dieu, madame, n'allez pas croire qu'il y ait là +de ma faute en rien. Je vous jure bien par l'âme de +mon père...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Enfin il refuse, pas vrai? C'est manqué?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais, madame, si je pouvais sans mentir...</p> + +<p class="did"><i>On entend un grand tumulte au dehors.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Qu'est-ce que c'est? regardez donc, l'abbé.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Madame, c'est une voiture versée devant la porte du +château. On apporte ici un jeune homme qui semble +privé de sentiment.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah! mon Dieu! un mort qui m'arrive! Qu'on arrange +vite la chambre verte. Venez, Van Buck, donnez-moi +le bras.<a id="footnotetagII-2" name="footnotetagII-2"></a><a href="#footnoteII-2"><sup>2</sup></a></p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + +<h3>FIN DE L'ACTE PREMIER.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE DEUXIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3> + +<p class="speaker"><i>[Une allée sous une charmille.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> VAN BUCK <span class="sc">et</span> VALENTIN, <i>qui a le bras en écharpe</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Est-il possible, malheureux garçon, que tu te sois +réellement démis le bras.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il n'y a rien de plus possible; c'est même probable, +[et, qui pis est, assez douloureusement réel.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je ne sais lequel, dans cette affaire, est le plus à +blâmer de nous deux. Vit-on jamais pareille extravagance!]<a id="footnotetagII-3" name="footnotetagII-3"></a> +<a href="#footnoteII-3"><sup>3</sup></a></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il fallait bien trouver un prétexte pour m'introduire +convenablement. Quelle raison voulez-vous qu'on ait +de se présenter ainsi incognito à une famille respectable? +J'avais donné un louis à mon postillon en lui +demandant sa parole de me verser devant le château. +C'est un honnête homme, il n'y a rien à lui dire, et son +argent est parfaitement gagné: il a mis sa roue dans +le fossé avec une constance héroïque. [Je me suis démis +le bras, c'est ma faute, mais] j'ai versé, et je ne me +plains pas. Au contraire, j'en suis bien aise; cela donne +aux choses un air de vérité qui intéresse en ma faveur.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Que vas-tu faire? et quel est ton dessein?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne viens pas du tout ici pour épouser mademoiselle +de Mantes, mais uniquement pour vous prouver +que j'aurais tort de l'épouser. Mon plan est fait, ma +batterie pointée, et jusqu'ici tout va à merveille. Vous +avez tenu votre promesse comme Régulus ou Hernani. +Vous ne m'avez pas appelé mon neveu, c'est le principal +et le plus difficile; me voilà reçu, [hébergé, couché +dans une belle chambre verte, de la fleur d'orange sur +ma table, et des rideaux blancs à mon lit.] C'est une +justice à rendre à votre baronne, elle m'a aussi bien +recueilli que mon postillon m'a versé. Maintenant il +s'agit de savoir si tout le reste ira à l'avenant. Je +compte d'abord faire ma déclaration, secondement +écrire un billet...</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est inutile; je ne souffrirai pas que cette mauvaise +plaisanterie s'achève.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous dédire! Comme vous voudrez; je me dédis aussi +sur-le-champ.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais, mon neveu...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Dites un mot, je reprends la poste et retourne à +Paris; plus de parole, plus de mariage; vous me déshériterez +si vous voulez.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est un guêpier incompréhensible, et il est inouï +que je sois fourré là. Mais enfin voyons, explique-toi!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m'avez dit +et accordé que, s'il était prouvé que ma future devait +me ganter de certains gants, je serais un fou d'en faire +ma femme. [Par conséquent, l'épreuve étant admise, +vous trouverez bon, juste et convenable qu'elle soit +aussi complète que possible. Ce que je dirai sera bien +dit; ce que j'essayerai, bien essayé, et ce que je pourrai +faire, bien fait: vous ne me chercherez pas chicane, +et j'ai carte blanche en tout cas.]</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais, monsieur, il y a pourtant de certaines bornes, +de certaines choses...—Je vous prie de remarquer que, +si vous allez vous prévaloir...—Miséricorde! comme +tu y vas!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Si notre future est telle que vous la croyez et que +vous me l'avez représentée, il n'y a pas le moindre +danger, et elle ne peut que s'en trouver plus digne. +Figurez-vous que je suis le premier venu; je suis amoureux +de mademoiselle de Mantes, vertueuse épouse de +Valentin Van Buck; songez comme la jeunesse du jour +est entreprenante et hardie! que ne fait-on pas, d'ailleurs, +quand on aime? Quelles escalades, quelles lettres +de quatre pages, quels torrents de larmes, quels cornets +de dragées! Devant quoi recule un amant? De quoi +peut-on lui demander compte? Quel mal fait-il, et de +quoi s'offenser? il aime. O mon oncle Van Buck! rappelez-vous +le temps où vous aimiez.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>De tout temps j'ai été décent, et j'espère que vous le +serez, sinon je dis tout à la baronne.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne compte rien faire qui puisse choquer personne. +Je compte d'abord faire ma déclaration; secondement, +écrire plusieurs billets; troisièmement, gagner +la fille de chambre; quatrièmement, rôder dans +les petits coins; cinquièmement, prendre l'empreinte +des serrures avec de la cire à cacheter; sixièmement, +faire une échelle de cordes, et couper les vitres avec +ma bague; septièmement, me mettre à genoux par +terre en récitant la <i>Nouvelle Héloïse</i>; et huitièmement, +si je ne réussis pas, m'aller noyer dans la pièce d'eau; +mais je vous jure d'être décent, et de ne pas dire un +seul gros mot, ni rien qui blesse les convenances.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu es un roué et un impudent; je ne souffrirai rien +de pareil.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mais pensez donc que tout ce que je vous dis là, +dans quatre ans d'ici un autre le fera, si j'épouse mademoiselle +de Mantes; et comment voulez-vous que je +sache de quelle résistance elle est capable, si je ne l'ai +d'abord essayé moi-même? Un autre tentera bien plus +encore, et aura devant lui un bien autre délai; en ne +demandant que huit jours, j'ai fait un acte de grande +humilité.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est un piège que tu m'as tendu; jamais je n'ai +prévu cela.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Et que pensiez-vous donc prévoir quand vous avez +accepté la gageure?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais, mon ami, je pensais, je croyais,—je croyais +que tu allais faire ta cour,... mais poliment,... à cette +jeune personne, comme, par exemple, de lui... de lui +dire... Ou si par hasard,... et encore je n'en sais rien... +Mais que diable! tu es effrayant.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tenez! voilà la blanche Cécile qui nous arrive à +petits pas.<a id="footnotetagII-4" name="footnotetagII-4"></a><a href="#footnoteII-4"> +<sup>4</sup></a> [Entendez-vous craquer le bois sec? La +mère tapisse avec son abbé. Vite, fourrez-vous dans la +charmille.] Vous serez témoin de la première escarmouche, +et vous m'en direz votre avis.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu l'épouseras si elle te reçoit mal?</p> + +<p class="did"><i>Il se cache [dans la charmille].</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suis ravi de +vous avoir pour spectateur, et l'ennemi détourne l'allée. +Puisque vous m'avez appelé fou, je veux vous montrer +qu'en fait d'extravagances, les plus fortes sont les +meilleures. Vous allez voir, avec un peu d'adresse, ce +que rapportent les blessures honorables reçues pour +plaire à la beauté. [Considérez cette démarche pensive, +et faites-moi la grâce de me dire si ce bras estropié ne +me sied pas. Eh! que voulez-vous! c'est qu'on est pâle; +il n'y a au monde que cela.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Un jeune malade, à pas lents...]</p> + </div> </div> + +<p>Surtout pas de bruit; voici l'instant critique; respectez +la foi des serments. [Je vais m'asseoir au pied +d'un arbre, comme un pasteur des temps passés.]</p> + +<p class="did"><i>Entre Cécile, un livre à la main.</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heure +dans le bois?]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>C'est vous, monsieur? je ne vous reconnaissais pas. +Comment se porte votre foulure?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN, <i>à part</i>.</p> + +<p>Foulure! voilà un vilain mot.</p> + +<p class="did"><i>Haut.</i></p> + +<p>C'est trop de grâce que vous me faites, et il y a de +certaines blessures qu'on ne sent jamais qu'à demi.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Vous a-t-on servi à déjeuner?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous êtes trop bonne; de toutes les vertus de votre +sexe, l'hospitalité est la moins commune, et on ne la +trouve nulle part aussi douce, aussi précieuse que chez +vous; et si l'intérêt qu'on m'y témoigne...]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Je vais dire qu'on vous monte un bouillon.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>rentrant</i>.</p> + +<p>Tu l'épouseras! tu l'épouseras! Avoue qu'elle a été +parfaite. Quelle naïveté! quelle pudeur divine! On ne +peut pas faire un meilleur choix.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Un moment, mon oncle, un moment; vous allez bien +vite en besogne.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Pourquoi pas? Il n'en faut pas plus; tu vois clairement +à qui tu as affaire, et ce sera toujours de même. +Que tu seras heureux avec cette femme-là! Allons tout +dire à la baronne; je me charge de l'apaiser.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Bouillon! Comment une jeune fille peut-elle prononcer +ce mot-là? Elle me déplaît; elle est laide et sotte. +Adieu, mon oncle, je retourne à Paris.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Plaisantez-vous? où est votre parole? Est-ce ainsi +qu'on se joue de moi? [Que signifient ces yeux baissés +et cette contenance défaite?] Est-ce à dire que vous me +prenez pour un libertin de votre espèce, et que vous +vous servez de ma folle complaisance comme d'un +manteau pour vos méchants desseins? N'est-ce donc +vraiment qu'une séduction que vous venez tenter ici +sous le masque de cette épreuve? Jour de Dieu! si je le +croyais!...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Elle me déplaît, ce n'est pas ma faute, et je n'en ai +pas répondu.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>En quoi peut-elle vous déplaire? elle est jolie, ou je +ne m'y connais pas. Elle a les yeux longs et bien fendus, +des cheveux superbes, une taille passable. Elle +est parfaitement bien élevée; elle sait l'anglais et l'italien; +elle aura trente mille livres de rente, et en attendant +une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui +faire, et pour quelle raison n'en voulez-vous pas?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il n'y a jamais de raison à donner pourquoi les gens +plaisent ou déplaisent. Il est certain qu'elle me déplaît, +elle, sa foulure et son bouillon.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est votre amour-propre qui souffre. Si je n'avais +pas été là, vous seriez venu me faire cent contes sur +votre premier entretien, et vous targuer de belles espérances. +Vous vous étiez imaginé faire sa conquête en +un clin d'œil, et c'est là où le bât vous blesse. [Elle +vous plaisait hier au soir, quand vous ne l'aviez encore +qu'entrevue, et qu'elle s'empressait avec sa mère à +vous soigner de votre sot accident. Maintenant] vous +la trouvez laide, parce qu'elle fait à peine attention à +vous. Je vous connais mieux que vous ne pensez, et +je ne céderai pas si vite. Je vous défends de vous en +aller.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Comme vous voudrez. Je ne veux pas d'elle; je vous +répète que je la trouve laide; elle a un air niais qui +est révoltant. Ses yeux sont grands, c'est vrai, mais +ils ne veulent rien dire; [ses cheveux sont beaux, mais +elle a le front plat;] quant à la taille, c'est peut-être +ce qu'elle a de mieux, quoique vous ne la trouviez que +passable. Je la félicite de savoir l'italien, elle y a peut-être +plus d'esprit qu'en français; pour ce qui est de sa +dot, qu'elle la garde, je n'en veux pas plus que de son +bouillon.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>A-t-on idée d'une pareille tête, et peut-on s'attendre +à rien de semblable? Va, va! ce que je disais hier +n'est que la pure vérité. Tu n'es capable que de rêver +de balivernes, et je ne veux plus m'occuper de toi. +Épouse une blanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses +ta fortune, lorsque tu l'as entre les mains, que +le hasard décide du reste; cherche-le au fond de tes +cornets. Dieu m'est témoin que ma patience a été +telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à ma +place...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Est-ce que je me trompe? Regardez donc, mon oncle, +il me semble qu'elle revient par ici. Oui, je l'aperçois +entre les arbres; elle va repasser dans le taillis.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Où donc? quoi? qu'est-ce que tu dis?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ne voyez-vous pas une robe blanche derrière ces +touffes de lilas? Je ne me trompe pas, c'est bien elle. +Vite, mon oncle, rentrez [dans la charmille], qu'on ne +nous surprenne pas ensemble.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>A quoi bon, puisqu'elle te déplaît?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il n'importe, je veux l'aborder, pour que vous ne +puissiez pas dire que je l'ai jugée trop légèrement.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu l'épouseras si elle persévère?</p> + +<p class="did"><i>Il se cache de nouveau.</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Chut! pas de bruit; la voici qui arrive.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Monsieur, ma mère m'a chargée de vous demander +si vous comptiez partir aujourd'hui.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oui, mademoiselle, c'est mon intention, et j'ai demandé +des chevaux.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>C'est qu'on fait un whist au salon, et que ma mère +vous serait bien obligée si vous vouliez faire le quatrième.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>J'en suis fâché, mais je ne sais pas jouer.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Et si vous vouliez rester à dîner, nous avons un faisan +truffé.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je vous remercie; je n'en mange pas.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Après dîner, il nous vient du monde, et nous danserons +la mazourke.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Excusez-moi, je ne danse jamais.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE</p> + +<p>C'est bien dommage. Adieu, monsieur.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>rentrant</i>.</p> + +<p>Ah çà! voyons, l'épouseras-tu? Qu'est-ce que tout +cela signifie? Tu dis que tu as demandé des chevaux: +est-ce que c'est vrai? ou si tu te moques de moi?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous aviez raison, elle est agréable; je la trouve +mieux que la première fois; elle a un petit signe au +coin de la bouche que je n'avais pas remarqué.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Où vas-tu? Qu'est-ce qui t'arrive? Veux-tu me répondre +sérieusement?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne vais nulle part, je me promène avec vous. Est-ce +que vous la trouvez mal faite?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Moi? Dieu m'en garde! je la trouve complète en +tout.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il me semble qu'il est bien matin pour jouer au +whist; y jouez-vous, mon oncle? Vous devriez rentrer +au château.<a id="footnotetagII-5" name="footnotetagII-5"></a><a href="#footnoteII-5"><sup>5</sup></a></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Certainement, je devrais y rentrer; j'attends que vous +daigniez me répondre. Restez-vous ici, oui ou non?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Si je reste, c'est pour notre gageure; je n'en voudrais +pas avoir le démenti; mais ne comptez sur rien +jusqu'à tantôt; [mon bras malade me met au supplice.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Rentrons; tu te reposeras.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oui,] j'ai envie de prendre ce bouillon qui est là-haut; +il faut que j'écrive; je vous reverrai à dîner.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Écrire! j'espère que ce n'est pas à elle que tu écriras.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Si je lui écris, c'est pour notre gageure. Vous savez +que c'est convenu.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je m'y oppose formellement, à moins que tu ne me +montres ta lettre.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vous répète +qu'elle me plaît médiocrement.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Quelle nécessité de lui écrire? Pourquoi ne lui as-tu +pas fait tout à l'heure ta déclaration de vive voix, +comme tu te l'étais promis?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Sans doute; qu'est-ce qui t'en empêchait? Tu avais +le plus beau courage du monde.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>[C'est que mon bras me faisait souffrir.] Tenez! la +voilà qui repasse une troisième fois; la voyez-vous là-bas +dans l'allée?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Elle tourne autour de la plate-bande, et la charmille +est circulaire. Il n'y a rien là que de très convenable.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ah! coquette fille! c'est autour du feu qu'elle tourne, +comme un papillon ébloui. Je veux jeter cette pièce à +pile ou face pour savoir si je l'aimerai.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tâche donc qu'elle t'aime auparavant; le reste est +le moins difficile.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle va passer +entre ces deux touffes d'arbres. Si elle tourne la tête +de notre côté, je l'aime; sinon, je m'en vais à Paris.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Gageons qu'elle ne se retourne pas.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oh, que si! Ne la perdons pas de vue.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tu as raison.—Non, pas encore; elle paraît lire +attentivement.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je suis sûr qu'elle va se retourner.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Non, elle avance; la touffe d'arbres approche. Je +suis convaincu qu'elle n'en fera rien.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Elle doit pourtant nous voir, rien ne nous cache; +je vous dis qu'elle se retournera.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Elle a passé, tu as perdu.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je vais lui écrire, ou que le ciel m'écrase! Il faut +que je sache à quoi m'en tenir. C'est incroyable qu'une +petite fille traite les gens aussi légèrement. Pure hypocrisie! +pur manège! Je vais lui dépêcher un billet en +règle; je lui dirai que je meurs d'amour pour elle, que +je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me +repousse je me brûle la cervelle, et que si elle veut +de moi je l'enlève demain matin. [Venez, rentrons, je +veux écrire devant vous.]</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Tout beau, mon neveu! quelle mouche vous pique? +Vous nous ferez quelque mauvais tour ici.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Croyez-vous donc que deux mots en l'air puissent signifier +quelque chose? Que lui ai-je dit que d'indifférent, +et que m'a-t-elle dit elle-même? Il est tout simple qu'elle +ne se retourne pas. Elle ne sait rien, et je n'ai rien su +lui dire. Je ne suis qu'un sot, si vous voulez; il est possible +que je me pique d'orgueil et que mon amour-propre +soit en jeu. Belle ou laide, peu m'importe; je +veux voir clair dans son âme. Il y a là-dessous quelque +ruse, quelque parti pris que nous ignorons; laissez-moi +faire, tout s'éclaircira.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Le diable m'emporte! tu parles en amoureux. Est-ce +que tu le serais par hasard?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non; je vous ai dit qu'elle me déplaît. Faut-il vous +rebattre cent fois la même chose? Dépêchons-nous, +[rentrons au château.]</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre, et surtout +de celle dont vous parlez.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Venez toujours, nous nous déciderons.</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>[Le salon.]</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE <span class="sc">et</span> L'ABBÉ, <i>devant une table de jeu préparée</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Vous direz ce que vous voudrez, c'est désolant de jouer +avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Mais où est donc M. Van Buck? [est-ce qu'il n'est +pas encore descendu?]</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Je l'ai vu tout à l'heure dans le parc avec ce monsieur +de la chaise, qui, par parenthèse, n'est guère +poli de ne pas vouloir nous rester à dîner.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>S'il a des affaires pressées...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Bah! des affaires, tout le monde en a. La belle excuse! +Si on ne pensait jamais qu'aux affaires, on ne serait +jamais à rien. Tenez! l'abbé, jouons au piquet; je me +sens d'une humeur massacrante.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>mêlant les cartes</i>.</p> + +<p>Il est certain que les jeunes gens du jour ne se +piquent pas d'être polis.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Polis! je crois bien. Est-ce qu'ils s'en doutent? et +qu'est-ce que c'est que d'être poli? Mon cocher est +poli. De mon temps, l'abbé, on était galant.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>C'était le bon, madame la baronne, et plût au ciel +que j'y fusse né!</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>J'aurais voulu voir que mon frère, qui était à Monsieur, +tombât de carrosse à la porte d'un château, et +qu'on l'y eût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa +fortune que de refuser de faire un quatrième.<a id="footnotetagII-6" name="footnotetagII-6"></a> +<a href="#footnoteII-6"><sup>6</sup></a> Tenez! +ne parlons plus de ces choses-là. C'est à vous de +prendre; vous n'en laissez pas?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je n'ai pas un as; voilà M. Van Buck.</p> + +<p>Entre Van Buck.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Continuons; c'est à vous de parler.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>bas à la baronne</i>.</p> + +<p>Madame, j'ai deux mots à vous dire qui sont de la +dernière importance.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Eh bien! après le marqué.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Cinq cartes, valant quarante-cinq.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Cela ne vaut pas.</p> + +<p class="did"><i>A Van Buck.</i></p> + +<p>Qu'est-ce donc?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je vous supplie de m'accorder un moment; je ne +puis parler devant un tiers, et ce que j'ai à vous dire +ne souffre aucun retard.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE, <i>se levant</i>.</p> + +<p>Vous me faites peur; de quoi s'agit-il?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Madame, c'est une grave affaire, et vous allez peut-être +vous fâcher contre moi. La nécessité me force de +manquer à une promesse que mon imprudence m'a +fait accorder. Le jeune homme à qui vous avez donné +l'hospitalité [cette nuit] est mon neveu.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah bah! quelle idée!</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Il désirait approcher de vous sans être connu; je +n'ai pas cru mal faire en me prêtant à une fantaisie +qui, en pareil cas, n'est pas nouvelle.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah, mon Dieu! j'en ai vu bien d'autres!</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais je dois vous avertir qu'à l'heure qu'il est, il +vient d'écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les +termes les moins retenus. Ni mes menaces, ni mes +prières n'ont pu le dissuader de sa folie; et un de vos +gens, je le dis à regret, s'est chargé de remettre le billet +à son adresse. Il s'agit d'une déclaration d'amour, et, +je dois ajouter, des plus extravagantes.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Vraiment? eh bien! ce n'est pas si mal. Il a de la +tête, votre petit bonhomme.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Jour de Dieu! je vous en réponds! ce n'est pas +d'hier que j'en sais quelque chose. Enfin, madame, +c'est à vous d'aviser aux moyens de détourner les +suites de cette affaire. Vous êtes chez vous; et, quant +à moi, je vous avouerai que je suffoque et que les +jambes vont me manquer. Ouf!</p> + +<p class="did"><i>Il tombe dans une chaise.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah ciel! qu'est-ce que vous avez donc? Vous êtes +pâle comme un linge! Vite! racontez-moi tout ce qui +s'est passé, et faites-moi confidence entière.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je vous ai tout dit; je n'ai rien à ajouter.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah bah! ce n'est que ça? Soyez donc sans crainte: +si votre neveu a écrit à Cécile, la petite me montrera +le billet.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>En êtes-vous sûre, baronne? Cela est dangereux.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Belle question! Où en serions-nous si une fille ne +montrait pas à sa mère une lettre qu'on lui écrit?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Hum! je n'en mettrais pas ma main au feu.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Qu'est-ce à dire, monsieur Van Buck? Savez-vous à +qui vous parlez? Dans quel monde avez-vous vécu pour +élever un pareil doute? Je ne sais pas trop comme on +fait aujourd'hui, ni de quel train va votre bourgeoisie; +mais, vertu de ma vie! en voilà assez; j'aperçois justement +ma fille, et vous verrez qu'elle m'apporte sa lettre. +Venez, l'abbé, continuons.</p> + +<p class="did"><i>Elle se remet au jeu.—Entre Cécile, qui va à la fenêtre, prend +son ouvrage et s'assoit à l'écart.</i></p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Quarante-cinq ne valent pas?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Non, vous n'avez rien; quatorze d'as, six et quinze, +c'est quatre-vingt-quinze. A vous de jouer.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Trèfle. Je crois que je suis capot.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>bas à la baronne</i>.</p> + +<p>Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vous fasse +encore de confidence.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE, <i>bas à Van Buck</i>.</p> + +<p>Vous ne savez ce que vous dites; c'est l'abbé qui +la gêne; je suis sûre d'elle comme de moi. Je fais +repic seulement. Cent, et dix-sept de reste. A vous à +faire.</p> + +<p class="speaker">UN DOMESTIQUE, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Monsieur l'abbé, on vous demande; c'est le sacristain +et le bedeau du village.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'ils me veulent? je suis occupé.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Donnez vos cartes à Van Buck; il jouera ce coup-ci +pour vous.</p> + +<p class="did"><i>L'abbé sort. Van Buck prend sa place.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est vous qui faites, et j'ai coupé. Vous êtes marqué, +selon toute apparence. Qu'est-ce que vous avez donc +dans les doigts?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>bas</i>.</p> + +<p>Je vous confesse que je ne suis pas tranquille: votre +fille ne dit mot, et je ne vois pas mon neveu.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Je vous dis que j'en réponds; c'est vous qui la gênez; +je la vois d'ici qui me fait des signes.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Vous croyez? moi, je ne vois rien.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Cécile, venez donc un peu ici; vous vous tenez à une +lieue.</p> + +<p class="did"><i>Cécile approche son fauteuil.</i></p> + +<p>Est-ce que vous n'avez rien à me dire, ma chère?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Moi? Non, maman.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah bah! Je n'ai que quatre cartes, Van Buck; le +point est à vous. J'ai trois valets.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Voulez-vous que je vous laisse seules?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Non; restez donc, ça ne fait rien. Cécile, tu peux +parler devant monsieur.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Moi, maman? Je n'ai rien de secret à dire.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Vous n'avez pas à me parler?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Non, maman.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est inconcevable; qu'est-ce que vous venez donc +me conter, Van Buck?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Madame, j'ai dit la vérité.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ça ne se peut pas: Cécile n'a rien à me dire; il est +clair qu'elle n'a rien reçu.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>se levant</i>.</p> + +<p>Eh morbleu! je l'ai vu de mes yeux.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE, <i>se levant aussi</i>.</p> + +<p>Ma fille, qu'est-ce que cela signifie? levez-vous +droite, et regardez-moi. Qu'est-ce que vous avez dans +vos poches?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>pleurant</i>.</p> + +<p>Mais, maman, ce n'est pas ma faute; c'est ce monsieur +qui m'a écrit.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Voyons cela.</p> + +<p class="did"><i>Cécile donne la lettre.</i></p> + +<p>Je suis curieuse de lire de son style, à ce monsieur, +comme vous l'appelez.</p> + +<p class="did"><i>Elle lit.</i></p> + +<p>«Mademoiselle, je meurs d'amour pour vous. Je +vous ai vue l'hiver passé, et, vous sachant à la campagne, +j'ai résolu de vous revoir ou de mourir. J'ai +donné un louis à mon postillon...»</p> + +<p>Ne voudrait-il pas qu'on le lui rendît? Nous avons +bien affaire de le savoir!</p> + +<p>«à mon postillon, pour me verser devant votre porte. +Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n'ai rien +pu vous dire, tant votre présence m'a troublé! Cependant +la crainte de vous perdre, et l'obligation de quitter +le château...»</p> + +<p>J'aime beaucoup ça! Qui est-ce qui le priait de partir? +C'est lui qui me refuse de rester à dîner.</p> + +<p>«me déterminent à vous demander de m'accorder un +rendez-vous. Je sais que je n'ai aucun titre à votre +confiance...»</p> + +<p>La belle remarque, et faite à propos!</p> + +<p>«mais l'amour peut tout excuser; ce soir, à neuf +heures, pendant le bal, je serai caché dans le bois; +tout le monde ici me croira parti, car je sortirai du +château en voiture avant dîner, mais seulement pour +faire quatre pas et descendre.»</p> + +<p>Quatre pas! quatre pas! l'avenue est longue; ne +dirait-on pas qu'il n'y a qu'à enjamber?</p> + +<p>«et descendre. Si dans la soirée vous pouvez vous +échapper, je vous attends; sinon je me brûle la cervelle.»</p> + +<p>Bien.</p> + +<p>«... la cervelle. Je ne crois pas que votre mère...»</p> + +<p>Ah! que votre mère? voyons un peu cela.</p> + +<p>«fasse grande attention à vous. Elle a une tête de +gir...»</p> + +<p>Monsieur Van Buck, qu'est-ce que cela signifie?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je n'ai pas entendu, madame.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir de dire à +votre neveu qu'il sorte de ma maison tout à l'heure, +et qu'il n'y mette jamais les pieds.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Il y a <i>girouette</i>, c'est positif; je ne m'en étais pas +aperçu. Il m'avait cependant lu sa lettre avant que de +la cacheter.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Il vous avait lu cette lettre et vous l'avez laissé la +donner à mes gens! Allez! vous êtes un vieux sot, et +je ne vous reverrai de ma vie. <a id="footnotetagII-7" name="footnotetagII-7"></a> +<a href="#footnoteII-7"><sup>7</sup></a></p> + +<p class="did"><i>[Elle sort. On entend le bruit d'une voiture.]</i></p> + +<p class="speaker">[VAN BUCK.</p> + +<p>Qu'est-ce que c'est? mon neveu qui part sans moi?</p> + +<p>Eh! comment veut-il que je m'en aille? j'ai renvoyé +mes chevaux. Il faut que je coure après lui.</p> + +<p class="did"><i>Il sort en courant.</i></p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>seule</i>.</p> + +<p>C'est singulier; pourquoi m'écrit-il, quand tout le +monde veut bien qu'il m'épouse?]</p> + +<h3>FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</h3> + + + +<hr class="empty" /> +<h2>ACTE TROISIÈME</h2> + + +<h3>SCÈNE PREMIÈRE</h3><a id="footnotetagII-8" name="footnotetagII-8"></a> +<a href="#footnoteII-8"><sup>8</sup></a> + +<p class="speaker"><i>[Un chemin.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> VAN BUCK <span class="sc">et</span> VALENTIN, <i>qui frappe à une auberge</i>.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">[VALENTIN.</p> + +<p>Holà! hé! y a-t-il quelqu'un ici capable de me faire +une commission?</p> + +<p class="speaker">UN GARÇON, <i>sortant</i>.</p> + +<p>Oui, monsieur, si ce n'est pas trop loin; car vous +voyez qu'il pleut à verse.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je m'y oppose de toute mon autorité, et au nom des +lois du royaume.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Connaissez-vous le château de Mantes, ici près?</p> + +<p class="speaker">LE GARÇON.</p> + +<p>Que oui, monsieur; nous y allons tous les jours. +C'est à main gauche; on le voit d'ici.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mon ami, je vous défends d'y aller, si vous avez +quelque notion du bien et du mal.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il y a deux louis à gagner pour vous. Voilà une lettre +pour mademoiselle de Mantes, que vous remettrez à +sa femme de chambre, et non à d'autres, et en secret. +Dépêchez-vous et revenez.</p> + +<p class="speaker">LE GARÇON.</p> + +<p>O monsieur! n'ayez pas peur.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Voilà quatre louis si vous refusez.</p> + +<p class="speaker">LE GARÇON.</p> + +<p>O monseigneur! il n'y a pas de danger.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>En voilà dix; et si vous n'y allez pas, je vous casse +ma canne sur le dos!</p> + +<p class="speaker">LE GARÇON.</p> + +<p>O mon prince! soyez tranquille; je serai bientôt +revenu.</p> + +<p class="did"><i>Il sort.</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Maintenant, mon oncle, mettons-nous à l'abri; et si +vous m'en croyez, buvons un verre de bière. Cette +course à pied doit vous avoir fatigué.]</p> + +<p class="did"><i>Ils s'assoient sur un banc.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Sois-en certain, je ne te quitterai pas! j'en jure par +l'âme de feu mon frère et par la lumière du soleil. +Tant que mes pieds pourront me porter, tant que ma +tête sera sur mes épaules, je m'opposerai à cette action +infâme et à ses horribles conséquences.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Soyez-en sûr, je n'en démordrai pas; j'en jure par +ma juste colère et par la nuit qui me protégera. Tant +que j'aurai du papier et de l'encre, et qu'il me restera +un louis dans ma poche, je poursuivrai et achèverai +mon dessein, quelque chose qui puisse en arriver.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>N'as-tu donc plus ni foi ni vergogne, et se peut-il +que tu sois mon sang? Quoi! ni le respect pour l'innocence, +ni le sentiment du convenable, ni la certitude +de me donner la fièvre, rien n'est capable de te toucher!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>N'avez-vous donc ni orgueil ni honte, et se peut-il +que vous soyez mon oncle? Quoi! ni l'insulte que l'on +nous fait, ni la manière dont on nous chasse, ni les +injures qu'on vous a dites à votre barbe, rien n'est +capable de vous donner du cœur!]</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Encore si tu étais amoureux! si je pouvais croire +que tant d'extravagances partent d'un motif qui eût +quelque chose d'humain! Mais non, tu n'es qu'un +Lovelace, tu ne respires que trahisons, et la plus exécrable +vengeance est ta seule soif et ton seul amour.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Encore si je vous voyais pester! si je pouvais me dire +qu'au fond de l'âme vous envoyez cette baronne et son +monde à tous les diables! Mais non, vous ne craignez +que la pluie, vous ne pensez qu'au mauvais temps qu'il +fait, et le soin de vos bas chinés est votre seule peur et +votre seul tourment.</p> + +<p class="speaker">[VAN BUCK.</p> + +<p>Ah! qu'on a bien raison de dire qu'une première +faute mène à un précipice! Qui m'eût pu prédire ce +matin, lorsque le barbier m'a rasé et que j'ai mis mon +habit neuf, que je serais ce soir dans une grange, +crotté et trempé jusqu'aux os! Quoi! c'est moi! Dieu +juste! à mon âge, il faut que je quitte ma chaise de +poste où nous étions si bien installés, il faut que je +coure à la suite d'un fou à travers champs en rase campagne! +Il faut que je me traîne à ses talons, comme un +confident de tragédie, et le résultat de tant de sueurs +sera le déshonneur de mon nom!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>C'est au contraire par la retraite que nous pourrions +nous déshonorer, et non par une glorieuse campagne +dont nous ne sortirons que vainqueurs.] Rougissez, +mon oncle Van Buck, mais que ce soit d'une noble indignation. +Vous me traitez de Lovelace: oui, par le ciel! +ce nom me convient. Comme à lui, on me ferme une +porte surmontée de fières armoiries; comme lui, une +famille odieuse croit m'abattre par un affront; comme +lui, comme l'épervier, j'erre et je tournoie aux environs; +mais comme lui je saisirai ma proie, et, comme +Clarisse, la sublime bégueule, ma bien-aimée m'appartiendra.</p> + +<p class="speaker">[VAN BUCK.</p> + +<p>Ah ciel! que ne suis-je à Anvers, assis devant mon +comptoir, sur mon fauteuil de cuir, et dépliant mon +taffetas! Que mon frère n'est-il mort garçon, au lieu de +se marier à quarante ans passés! Ou plutôt que ne +suis-je mort moi-même le premier jour que la baronne +de Mantes m'a invité à déjeuner!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ne regrettez que le moment où, par une fatale faiblesse, +vous avez révélé à cette femme le secret de notre +traité. C'est vous qui avez causé le mal; cessez de m'injurier, +moi qui le réparerai. Doutez-vous que cette petite +fille, qui cache si bien les billets doux dans les poches +de son tablier, ne fût venue au rendez-vous donné? Oui, +à coup sûr elle y serait venue; donc elle viendra encore +mieux cette fois. Par mon patron! je me fais une fête +de la voir descendre, en peignoir, en cornette et en +petits souliers, de cette grande caserne de briques +rouillées! Je ne l'aime pas; mais je l'aimerais, que la +vengeance serait la plus forte, et tuerait l'amour dans +mon cœur. Je jure qu'elle sera ma maîtresse, mais +qu'elle ne sera jamais ma femme; il n'y a maintenant +ni épreuve, ni promesse, ni alternative; je veux qu'on +se souvienne à jamais dans cette famille du jour où +l'on m'en a chassé.</p> + +<p class="speaker">L'AUBERGISTE, <i>sortant de sa maison</i>.</p> + +<p>Messieurs, le soleil commence à baisser: est-ce que +vous ne me ferez pas l'honneur de dîner chez moi?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Si fait: apportez-nous la carte, et faites-nous allumer +du feu. Dès que votre garçon sera revenu, vous lui +direz qu'il me donne réponse. Allons! mon oncle, un +peu de fermeté; venez et commandez le dîner.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Ils auront du vin détestable, je connais le pays; +c'est un vinaigre affreux.</p> + +<p class="speaker">L'AUBERGISTE.</p> + +<p>Pardonnez-moi; nous avons du champagne, du +chambertin, et tout ce que vous pouvez désirer.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>En vérité! dans un trou pareil? c'est impossible; +vous nous en imposez.</p> + +<p class="speaker">L'AUBERGISTE.</p> + +<p>C'est ici que descendent les messageries, et vous +verrez si nous manquons de rien.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Allons! tâchons donc de dîner; je sens que ma mort +est prochaine, et que dans peu je ne dînerai plus.]</p> + +<p class="did"><i>[Ils sortent.]</i></p> + + +<h3>SCÈNE II</h3> + +<p class="speaker"><i>[Au château. Un salon.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> LA BARONNE <span class="sc">et</span> L'ABBÉ.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">[LA BARONNE.</p> + +<p>Dieu soit loué, ma fille est enfermée! Je crois que +j'en ferai une maladie.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Madame, s'il m'est permis de vous donner un conseil, +je vous dirai que j'ai grandement peur. Je crois +avoir vu en traversant la cour un homme en blouse et +d'assez mauvaise mine, qui avait une lettre à la main.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Le verrou est mis; il n'y a rien à craindre. Aidez-moi +un peu à ce bal; je n'ai pas la force de m'en occuper.]</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous +retarder vos projets?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Êtes-vous fou? Vous verrez que j'aurai fait venir tout +le faubourg Saint-Germain de Paris, pour le remercier +et le mettre à la porte! Réfléchissez donc à ce que vous +dites.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je croyais qu'en telle occasion on aurait pu, sans +blesser personne...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Et au milieu de ça, je n'ai pas de bougies! Voyez donc +un peu si Dupré est là.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je pense qu'il s'occupe des sirops.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Vous avez raison: ces maudits sirops, voilà encore +de quoi mourir. Il y a huit jours que j'ai écrit moi-même, +et ils ne sont arrivés qu'il y a une heure. Je +vous demande si on va boire ça!</p> + +<p class="speaker">[L'ABBÉ.</p> + +<p>Cet homme en blouse, madame la baronne, est quelque +émissaire, n'en doutez pas. Il m'a semblé, autant +que je me le rappelle, qu'une de vos femmes causait +avec lui. Ce jeune homme d'hier est mauvaise tête, et +il faut songer que la manière assez verte dont vous vous +en êtes délivrée...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Bah! des Van Buck? des marchands de toile? qu'est-ce +que vous voulez donc que ça fasse? Quand ils crieraient, +est-ce qu'ils ont voix? Il faut que je démeuble le petit +salon; jamais je n'aurai de quoi asseoir mon monde.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Est-ce dans sa chambre, madame, que votre fille +est enfermée?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Dix et dix font vingt; les Raimbaut sont quatre; +vingt, trente. Qu'est-ce que vous dites, l'abbé?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je demande, madame la baronne, si c'est dans sa +belle chambre jaune que mademoiselle Cécile est enfermée?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Non; c'est là, dans la bibliothèque; c'est encore +mieux, je l'ai sous la main. Je ne sais ce qu'elle fait, +ni si on l'habille, et voilà la migraine qui me prend.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Désirez-vous que je l'entretienne?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Je vous dis que le verrou est mis; ce qui est fait est +fait; nous n'y pouvons rien.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je pense que c'était sa femme de chambre qui causait +avec ce lourdaud. Veuillez me croire, je vous en supplie; +il s'agit là de quelque anguille sous roche qu'il importe +de ne pas négliger.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Décidément il faut que j'aille à l'office; c'est la dernière +fois que je reçois ici.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort.</i></p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>seul</i>.</p> + +<p>Il me semble que j'entends du bruit dans la pièce +attenante à ce salon. Ne serait-ce point la jeune fille? +Hélas! ceci est inconsidéré!]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>en dehors</i>.</p> + +<p>Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Mademoiselle, je ne le puis sans autorisation préalable.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>de même</i>.</p> + +<p>La clef est là, sous le coussin de la causeuse; vous +n'avez qu'à la prendre, et vous m'ouvrirez.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>prenant la clef</i>.</p> + +<p>Vous avez raison, mademoiselle, la clef s'y trouve +effectivement; mais je ne puis m'en servir d'aucune +façon, bien contrairement à mon vouloir.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>de même</i>.</p> + +<p>Ah, mon Dieu! je me trouve mal!</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Grand Dieu! rappelez vos esprits. Je vais quérir madame +la baronne. Est-il possible qu'un accident funeste +vous ait frappée si subitement? Au nom du ciel! mademoiselle, +répondez-moi, que ressentez-vous?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>de même</i>.</p> + +<p>Je me trouve mal! je me trouve mal!</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Je ne puis laisser expirer ainsi une si charmante personne. +Ma foi! je prends sur moi d'ouvrir; on en dira +ce qu'on voudra.</p> + +<p class="did"><i>Il ouvre la porte.</i></p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Ma foi, l'abbé, je prends sur moi de m'en aller; on +en dira ce qu'on voudra.</p> + +<p class="did"><i>Elle sort en courant.</i></p> + + +<h3>SCÈNE III</h3> + +<p class="speaker"><i>[Un petit bois.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entre</i> VAN BUCK <span class="sc">et</span> VALENTIN.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">[VALENTIN.</p> + +<p>La lune se lève et l'orage passe. Voyez ces perles +sur les feuilles: comme ce vent tiède les fait rouler! +A peine si le sable garde l'empreinte de nos pas; le gravier +sec a déjà bu la pluie.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Pour une auberge de hasard, nous n'avons pas trop +mal dîné. J'avais besoin de ce fagot flambant; mes +vieilles jambes sont ragaillardies. Eh bien! garçon, +arrivons-nous?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Voici le terme de notre promenade; mais, si vous +m'en croyez, à présent vous pousserez jusqu'à cette +ferme dont les fenêtres brillent là-bas. Vous vous mettrez +au coin du feu, et vous nous commanderez un +grand bol de vin chaud avec du sucre et de la cannelle.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Ne te feras-tu pas trop attendre? Combien de temps +vas-tu rester ici? Songe du moins à toutes tes promesses, +et à être prêt en même temps que les chevaux.]</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je vous jure de n'entreprendre ni plus ni moins que +ce dont nous sommes convenus. Voyez, mon oncle, +comme je vous cède, et comme en tout je fais vos volontés. +Au fait, dîner porte conseil, et je sens bien que la +colère est quelquefois mauvaise amie. Capitulation de +part et d'autre. Vous me permettez un quart d'heure +d'amourette, et je renonce à toute espèce de vengeance. +La petite retournera chez elle, nous à Paris, et tout +sera dit. Quant à la détestée baronne, je lui pardonne +en l'oubliant.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est à merveille! et n'aie pas de crainte que tu +manques de femmes pour cela. Il n'est pas dit qu'une +vieille folle fera tort à d'honnêtes gens qui ont amassé +un bien considérable, et qui ne sont point mal tournés. +Vrai Dieu! il fait beau clair de lune; cela me rappelle +mon jeune temps.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ce billet doux que je viens de recevoir n'est pas si +niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, et +même quelque chose de mieux; oui, il y a du cœur +dans ces trois lignes; je ne sais quoi de tendre et de +hardi, de virginal et de brave en même temps; [le +rendez-vous qu'elle m'assigne est, du reste, comme +son billet. Regardez ce bosquet, ce ciel, ce coin de +verdure dans un lieu si sauvage.] Ah! que le cœur +est un grand maître! on n'invente rien de ce qu'il +trouve, et c'est lui seul qui choisit tout.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Je me souviens qu'étant à la Haye, j'eus une équipée +de ce genre. C'était, ma foi, un beau brin de fille: +elle avait cinq pieds et quelques pouces, et une vraie +moisson d'appas. Quelles Vénus que ces Flamandes! +On ne sait ce que c'est qu'une femme à présent; dans +toutes vos beautés parisiennes, il y a moitié chair et +moitié coton.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il me semble que j'aperçois des lueurs qui errent +là-bas dans la forêt. Qu'est-ce que cela voudrait dire? +nous traquerait-on à l'heure qu'il est?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est sans doute le bal qu'on prépare; il y a fête ce +soir au château.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Séparons-nous pour plus de sûreté; dans une demi-heure, +à la ferme.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est dit. Bonne chance, garçon; tu me conteras ton +affaire, et nous en ferons quelque chanson; c'était notre +ancienne manière, pas de fredaine qui ne fît un couplet.</p> + +<p class="did"><i>Il chante.</i></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Eh! vraiment, oui, mademoiselle,</p> +<p>Eh! vraiment, oui, nous serons trois.</p> + </div> </div> + +<p class="did"><i>Valentin sort. On voit des hommes qui portent des torches rôder +à travers la forêt. Entrent la baronne et l'abbé.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est clair comme le jour, elle est folle. C'est un +vertige qui lui a pris.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Elle me crie: «Je me trouve mal;» vous concevez +ma position.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>chantant</i>.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Il est donc bien vrai,</p> +<p>Charmante Colette,</p> +<p>Il est donc bien vrai</p> +<p>Que, pour votre fête,</p> +<p>Colin vous a fait...</p> +<p>Présent d'un bouquet.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Et justement, dans ce moment-là, je vois arriver +une voiture. Je n'ai eu que le temps d'appeler Dupré. +Dupré n'y était pas. On entre, on descend. C'était la +marquise de Valangoujar et le baron de Villebouzin.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Quand j'ai entendu ce premier cri, j'ai hésité; mais +que voulez-vous faire? Je la voyais là, sans connaissance, +étendue à terre; elle criait à tue-tête, et j'avais +la clef dans ma main.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>chantant</i>.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Quand il vous l'offrit,</p> +<p>Charmante brunette,</p> +<p>Quand il vous l'offrit,</p> +<p>Petite Colette,</p> +<p>On dit qu'il vous prit...</p> +<p>Un frisson subit.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Conçoit-on ça? Je vous le demande. Ma fille qui se +sauve à travers champs, et trente voitures qui entrent +ensemble! Je ne survivrai jamais à un pareil moment.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Encore si j'avais eu le temps, je l'aurais peut-être +retenue par son châle,... ou du moins,... enfin, par +mes prières, par mes justes observations.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, <i>chantant</i>.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Dites à présent,</p> +<p>Charmante bergère,</p> +<p>Dites à présent</p> +<p>Que vous n'aimez guère</p> +<p>Qu'un amant constant...</p> +<p>Vous fasse un présent.</p> + </div> </div> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>C'est vous, Van Buck? Ah! mon cher ami, nous +sommes perdus; qu'est-ce que ça veut dire? Ma fille +est folle, elle court les champs! [Avez-vous idée d'une +chose pareille? J'ai quarante personnes chez moi; me +voilà à pied par le temps qu'il fait.] Vous ne l'avez pas +vue dans le bois? Elle s'est sauvée, c'est comme un +rêve; [elle était coiffée et poudrée d'un côté, c'est sa +fille de chambre qui me l'a dit. Elle est partie en souliers +de satin blanc;] elle a renversé l'abbé qui était +là, et lui a passé sur le corps. J'en vais mourir! [Mes +gens ne trouvent rien; et il n'y a pas à dire, il faut +que je rentre. Ce n'est pas votre neveu, par hasard, +qui nous jouerait un tour pareil?] Je vous ai brusqué, +n'en parlons plus. Tenez! aidez-moi et faisons la paix. +Vous êtes mon vieil ami, pas vrai? Je suis mère, Van +Buck. Ah! cruelle fortune! cruel hasard! que t'ai-je +donc fait?</p> + +<p class="did"><i>Elle se met à pleurer.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Est-il possible, madame la baronne? vous seule à +pied! vous, cherchant votre fille! Grand Dieu! vous +pleurez! Ah! malheureux que je suis!</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Sauriez-vous quelque chose, monsieur? De grâce, +prêtez-nous vos lumières.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Venez, baronne, prenez mon bras, et Dieu veuille +que nous les trouvions! Je vous dirai tout; soyez sans +crainte. Mon neveu est homme d'honneur, et tout peut +encore se réparer.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Ah bah! c'était un rendez-vous? Voyez-vous la petite +masque! A qui se fier désormais?</p> + +<p class="did"><i>Ils sortent.</i></p> + + +<h3>SCÈNE IV</h3> + +<p class="speaker"><i>[Une clairière dans le bois.]</i></p> + +<p class="speaker"><i>Entrent</i> CÉCILE <span class="sc">et</span> VALENTIN.</p> + +<hr class="empty" /> +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Qui est là? Cécile, est-ce vous?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>C'est moi. Que veulent dire ces torches et ces clartés +dans la forêt?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne sais; qu'importe? Ce n'est pas pour nous.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Venez là, où la lune éclaire; [là, où vous voyez ce +rocher.]</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non, venez là, où il fait sombre; [là, sous l'ombre +de ces bouleaux.] Il est possible qu'on vous cherche, +et il faut échapper aux yeux.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Je ne verrais pas votre visage; venez, Valentin, +obéissez.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Où tu voudras, charmante fille; où tu iras, je te +suivrai. [Ne m'ôte pas cette main tremblante, laisse +mes lèvres la rassurer.]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Je n'ai pas pu venir plus vite. Y a-t-il longtemps +que vous m'attendez?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Depuis que la lune est dans le ciel; regarde cette +lettre trempée de larmes; c'est le billet que tu m'as +écrit.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Menteur! C'est le vent et la pluie qui ont pleuré sur +ce papier.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non, ma Cécile, c'est la joie et l'amour, c'est le +bonheur et le désir. Qui t'inquiète? Pourquoi ces regards? +que cherches-tu autour de toi?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>C'est singulier! je ne me reconnais pas. Où est votre +oncle? Je croyais le voir ici.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle est gris [de chambertin]; ta mère est +loin, et tout est tranquille. [Ce lieu est celui que tu as +choisi, et que ta lettre m'indiquait.]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Votre oncle est gris?—Pourquoi, ce matin, se +cachait-il dans la charmille?<a id="footnotetagII-9" name="footnotetagII-9"></a> +<a href="#footnoteII-9"><sup>9</sup></a></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ce matin? où donc? que veux-tu dire? [Je me promenais +seul dans le jardin.]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Ce matin, quand je vous ai parlé, votre oncle était +derrière un arbre.<a id="footnotetagII-10" name="footnotetagII-10"></a><a href="#footnoteII-10"> +<sup>10</sup></a> Est-ce que vous ne le saviez pas? +Je l'ai vu en détournant l'allée.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il faut que tu te sois trompée; je ne me suis aperçu +de rien.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oh! je l'ai bien vu; [il écartait des branches;] c'était +peut-être pour nous épier.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Quelle folie! tu as fait un rêve. N'en parlons plus. +Donne-moi un baiser.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oui, mon ami, et de tout mon cœur; asseyez-vous +là près de moi.—Pourquoi donc, dans votre lettre +d'hier, avez-vous dit du mal de ma mère?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pardonne-moi: c'est un moment de délire, et je +n'étais pas maître de moi.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Elle m'a demandé cette lettre, et je n'osais la lui +montrer; je savais ce qui allait arriver. Mais qui est-ce +donc qui l'avait avertie? Elle n'a pourtant rien pu deviner; +la lettre était là, dans ma poche.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pauvre enfant! on t'a maltraitée; c'est ta femme +de chambre qui t'aura trahie. [A qui se fier en pareil +cas?]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oh non! ma femme de chambre est sûre; il n'y avait +que faire de lui donner de l'argent. Mais en manquant +de respect pour ma mère, vous deviez penser que vous +en manquiez pour moi.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>N'en parlons plus, puisque tu me pardonnes. Ne +gâtons pas un si précieux moment. O ma Cécile! que +tu es belle, et quel bonheur repose en toi! Par quels +serments, par quels trésors puis-je payer tes douces +caresses? [Ah! la vie n'y suffirait pas. Viens sur mon +cœur; que le tien le sente battre, et que ce beau ciel +les emporte à Dieu!]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oui, Valentin, mon cœur est sincère. [Sentez mes +cheveux comme ils sont doux; j'ai de l'iris de ce côté-là, +mais je n'ai pas pris le temps d'en mettre de +l'autre.]—Pourquoi donc, pour venir chez nous, +avez-vous caché votre nom?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je ne puis le dire: c'est un caprice, une gageure +que j'avais faite.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Une gageure! Avec qui donc?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je n'en sais plus rien. Qu'importent ces folies?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Avec votre oncle peut-être; n'est-ce pas?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oui. Je t'aimais, et je voulais te connaître, et que +personne ne fût entre nous.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Vous avez raison. A votre place j'aurais voulu faire +comme vous.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pourquoi es-tu si curieuse, et à quoi bon toutes ces +questions? Ne m'aimes-tu pas, ma belle Cécile? Réponds-moi +oui, et que tout soit oublié.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oui, cher, oui, Cécile vous aime, et elle voudrait +être plus digne d'être aimée; mais c'est assez qu'elle +le soit pour vous. Mettez vos deux mains dans les +miennes.—Pourquoi donc m'avez-vous refusée tantôt +quand je vous ai prié à dîner?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je voulais partir: j'avais affaire ce soir.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Pas grande affaire, ni bien loin, il me semble; car +vous êtes descendu au bout de l'avenue.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tu m'as vu? comment le sais-tu?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oh! je guettais. Pourquoi m'avez-vous dit que vous +ne dansiez pas la mazourke? je vous l'ai vu danser +l'autre hiver.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Où donc? je ne m'en souviens pas.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Chez madame de Gesvres, au bal déguisé. Comment +ne vous en souvenez-vous pas? Vous me disiez dans +votre lettre d'hier que vous m'aviez vue cet hiver; +c'était là.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tu as raison; je m'en souviens. Regarde comme cette +nuit est pure! [Comme ce vent soulève sur tes épaules +cette gaze avare qui les entoure! Prête l'oreille: c'est +la voix de la nuit, c'est le chant de l'oiseau qui invite +au bonheur. Derrière cette roche élevée, nul regard ne +peut nous découvrir.] Tout dort, excepté ce qui s'aime. +Laisse ma main écarter ce voile, et mes deux bras le +remplacer.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oui, mon ami. Puissé-je vous sembler belle! Mais +ne m'ôtez pas votre main; je sens que mon cœur est +dans la mienne, et qu'il va au vôtre par là.—Pourquoi +donc vouliez-vous partir et faire semblant d'aller +à Paris?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il le fallait; c'était pour mon oncle. Osais-je, d'ailleurs, +prévoir que tu viendrais à ce rendez-vous? Oh! +que je tremblais en écrivant cette lettre, et que j'ai +souffert en t'attendant!</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Pourquoi ne serais-je pas venue, puisque je sais que +vous m'épouserez?</p> + +<p class="did"><i>Valentin se lève et fait quelques pas.</i></p> + +<p>Qu'avez-vous donc? qui vous chagrine? Venez vous +rasseoir près de moi.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ce n'est rien: j'ai cru,—j'ai cru entendre,—j'ai +cru voir quelqu'un de ce côté.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Nous sommes seuls: soyez sans crainte. Venez donc. +Faut-il me lever? ai-je dit quelque chose qui vous ait +blessé? votre visage n'est plus le même. Est-ce parce +que j'ai gardé mon châle, quoique vous vouliez que je +l'ôtasse? [C'est qu'il fait froid; je suis en toilette de +bal. Regardez donc mes souliers de satin. Qu'est-ce que +cette pauvre Henriette va penser?] Mais qu'avez-vous? +vous ne répondez pas; vous êtes triste. Qu'ai-je donc +pu vous dire? C'est par ma faute, je le vois.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non, je vous le jure, vous vous trompez; c'est une +pensée involontaire qui vient de me traverser l'esprit.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Vous me disiez «tu» tout à l'heure, et même, je +crois, un peu légèrement. Quelle est donc cette mauvaise +pensée qui vous a frappé tout à coup? Vous ai-je +déplu? Je serais bien à plaindre! Il me semble pourtant +que je n'ai rien dit de mal. Mais si vous aimez +mieux marcher, je ne veux pas rester assise.</p> + +<p class="did"><i>Elle se lève.</i></p> + +<p>Donnez-moi le bras, et promenons-nous. Savez-vous +une chose? Ce matin, je vous avais fait monter dans votre +chambre un bon bouillon que Henriette avait fait. Quand +je vous ai rencontré, je vous l'ai dit; j'ai cru que vous +ne vouliez pas le prendre et que cela vous déplaisait. +J'ai repassé trois fois dans l'allée, m'avez-vous vue? +Alors vous êtes monté; je suis allée me mettre devant +le parterre, et je vous ai vu par votre croisée; vous +teniez la tasse à deux mains, et vous avez bu tout +d'un trait. Est-ce vrai? l'avez-vous trouvé bon?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oui, chère enfant, le meilleur du monde, [bon +comme ton cœur et comme toi.]</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Ah! quand nous serons mari et femme, je vous soignerai +mieux que cela. Mais, dites-moi, qu'est-ce que +cela veut dire, de s'aller jeter dans un fossé? risquer de +se tuer, et pour quoi faire? Vous saviez bien être reçu +chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je +le comprends; mais à quoi bon le reste? Est-ce que +vous aimez les romans?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Quelquefois. Allons donc nous rasseoir.</p> + +<p class="did"><i>Ils se rassoient.</i></p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Je vous avoue qu'ils ne me plaisent guère; ceux que +j'ai lus ne signifient rien. Il me semble que ce ne sont +que des mensonges, et que tout s'y invente à plaisir. On +n'y parle que de séductions, de ruses, d'intrigues, de +mille choses impossibles. Il n'y a que les sites qui m'en +plaisent; j'en aime les paysages et non les tableaux. +Tenez, par exemple, ce soir, quand j'ai reçu votre lettre +et que j'ai vu qu'il s'agissait d'un rendez-vous dans le +bois, c'est vrai que j'ai cédé à une envie d'y venir qui +tient bien un peu du roman; mais c'est que j'y ai trouvé +aussi un peu de réel à mon avantage. Si ma mère le +sait, et elle le saura, vous comprenez qu'il faut qu'on +nous marie. Que votre oncle soit brouillé ou non avec +elle, il faudra bien se raccommoder. J'étais honteuse +d'être enfermée, et, au fait, pourquoi l'ai-je été? L'abbé +est venu, j'ai fait la morte; il m'a ouvert, et je me suis +sauvée: voilà ma ruse; je vous la donne pour ce qu'elle +vaut.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN, <i>à part</i>.</p> + +<p>Suis-je un renard pris à son piège, ou un fou qui +revient à la raison?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Eh bien! vous ne me répondez pas. Est-ce que cette +tristesse va durer toujours?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous me paraissez savante pour votre âge, et en +même temps aussi étourdie que moi, qui le suis +comme le premier coup de matines.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Pour étourdie, j'en dois convenir ici; mais, mon +ami, c'est que je vous aime. Vous le dirai-je? je savais +que vous m'aimiez, et ce n'est pas d'hier que je m'en +doutais. Je ne vous ai vu que trois fois à ce bal; mais +j'ai du cœur et je m'en souviens. Vous avez valsé avec +mademoiselle de Gesvres, et, en passant contre la porte, +son épingle à l'italienne a rencontré le panneau, et ses +cheveux se sont déroulés sur elle. Vous en souvenez-vous +maintenant? Ingrat! Le premier mot de votre +lettre disait que vous vous en souveniez. Aussi comme +le cœur m'a battu! Tenez! croyez-moi, c'est là ce qui +prouve qu'on aime, et c'est pour cela que je suis ici.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN, <i>à part</i>.</p> + +<p>Ou j'ai sous le bras le plus rusé démon que l'enfer +ait jamais vomi, ou la voix qui me parle est celle d'un +ange, et elle m'ouvre le chemin des cieux.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Pour savante, c'est une autre affaire;<a id="footnotetagII-11" name="footnotetagII-11"></a> +<a href="#footnoteII-11"><sup>11</sup></a> [mais je veux +répondre, puisque vous ne dites rien. Voyons! savez-vous +ce que c'est que cela?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Quoi? cette étoile à droite de cet arbre?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Non, celle-là qui se montre à peine et qui brille +comme une larme.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous avez lu madame de Staël?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Oui, ce mot de larme me plaît, je ne sais pourquoi, +comme les étoiles. Un beau ciel pur me donne envie +de pleurer.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Et à moi envie de t'aimer, de te le dire et de vivre +pour toi. Cécile, sais-tu à qui tu parles, et quel est +l'homme qui ose t'embrasser?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Dites-moi donc le nom de mon étoile. Vous n'en +êtes pas quitte à si bon marché.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Eh bien! c'est Vénus, l'astre de l'amour, la plus +belle perle de l'océan des nuits.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Non pas; c'en est une plus chaste et bien plus digne +de respect; vous apprendrez à l'aimer un jour, quand +vous vivrez dans les métairies et que vous aurez des +pauvres à vous: admirez-la, et gardez-vous de sourire; +c'est Cérès, déesse du pain.]</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tendre enfant! je devine ton cœur; tu fais la charité, +n'est-ce pas?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>C'est ma mère qui me l'a appris; il n'y a pas de +meilleure femme au monde.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vraiment? je ne l'aurais pas cru.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Ah! mon ami, ni vous ni bien d'autres, vous ne vous +doutez de ce qu'elle vaut. Qui a vu ma mère un quart +d'heure croit la juger sur quelques mots au hasard. Elle +passe le jour à jouer aux cartes et le soir à faire du +tapis; elle ne quitterait pas son piquet pour un prince; +mais que Dupré vienne, et qu'il lui parle bas, vous la +verrez se lever de table, si c'est un mendiant qui attend. +[Que de fois nous sommes allées ensemble, en robe de +soie, comme je suis là, courir les sentiers de la vallée, +portant la soupe et le bouilli, des souliers, du linge, à +de pauvres gens!] Que de fois j'ai vu, à l'église, les +yeux des malheureux s'humecter de pleurs lorsque ma +mère les regardait! Allez! elle a droit d'être fière, et je +l'ai été d'elle quelquefois!</p> + +<p class="speaker">[VALENTIN.</p> + +<p>Tu regardes toujours ta larme céleste; et moi aussi, +mais dans tes yeux bleus.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Que le ciel est grand! que ce monde est heureux! +que la nature est calme et bienfaisante!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Veux-tu aussi que je te fasse de la science et que je +te parle astronomie? Dis-moi, dans cette poussière de +mondes, y en a-t-il un qui ne sache sa route, qui n'ait +reçu sa mission avec la vie, et qui ne doive mourir en +l'accomplissant? Pourquoi ce ciel immense n'est-il pas +immobile? Dis-moi, s'il y a jamais eu un moment où +tout fut créé, en vertu de quelle force ont-ils commencé +à se mouvoir, ces mondes qui ne s'arrêteront jamais?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Par l'éternelle pensée.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Par l'éternel amour. La main qui les suspend dans +l'espace n'a écrit qu'un mot en lettres de feu. Ils vivent +parce qu'ils se cherchent, et les soleils tomberaient en +poussière si l'un d'entre eux cessait d'aimer.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Ah! toute la vie est là!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oui, toute la vie,—depuis l'Océan qui se soulève +sous les pâles baisers de Diane jusqu'au scarabée qui +s'endort jaloux dans sa fleur chérie. Demande aux forêts, +et aux pierres ce qu'elles diraient si elles pouvaient +parler. Elles ont l'amour dans le cœur et ne peuvent +l'exprimer. Je t'aime! voilà ce que je sais, ma chère; +voilà ce que cette fleur te dira, elle qui choisit dans le +sein de la terre les sucs qui doivent la nourrir; elle qui +écarte et repousse les éléments impurs qui pourraient +ternir sa fraîcheur! Elle sait qu'il faut qu'elle soit belle +au jour, et qu'elle meure dans sa robe de noce devant +le soleil qui l'a créée. J'en sais moins qu'elle en astronomie; +donne-moi ta main, tu en sais plus en amour.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE</p> + +<p>J'espère, du moins, que ma robe de noce ne sera pas +mortellement belle.] Il me semble qu'on rôde autour +de nous.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non, tout se tait. N'as-tu pas peur? Es-tu venue ici +sans trembler?</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Pourquoi? De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous, +ou de la nuit?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Pourquoi pas de moi? qui te rassure? Je suis jeune, +tu es belle, et nous sommes seuls.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Eh bien! quel mal y a-t-il à cela?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>C'est vrai, il n'y a aucun mal; écoutez-moi, et laissez-moi +me mettre à genoux.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Qu'avez-vous donc? vous frissonnez.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Je frissonne de crainte et de joie, car je vais t'ouvrir +le fond de mon cœur. Je suis un fou de la plus +méchante espèce, quoique, dans ce que je vais t'avouer, +il n'y ait qu'à hausser les épaules. [Je n'ai fait que +jouer, boire et fumer depuis que j'ai mes dents de +sagesse.] Tu m'as dit que les romans te choquent; j'en +ai beaucoup lu, et des plus mauvais. Il y en a un qu'on +nomme Clarisse Harlowe; je te le donnerai à lire +quand tu seras ma femme. Le héros aime une belle +fille comme toi, ma chère, et il veut l'épouser; mais +auparavant il veut l'éprouver. Il l'enlève et l'emmène +à Londres; après quoi, comme elle résiste, Bedfort +arrive,... c'est-à-dire Tomlinson, un capitaine,... je +veux dire Morden,... non, je me trompe... Enfin, pour +abréger,... Lovelace est un sot, et moi aussi, d'avoir +voulu suivre son exemple... Dieu soit loué! tu ne m'as +pas compris;... je t'aime, je t'épouse: il n'y a de vrai +au monde que de déraisonner d'amour.</p> + +<p class="did"><i>Entrent Van Buck, la baronne, l'abbé et plusieurs domestiques +qui les éclairent.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Il est +trop jeune pour une noirceur pareille.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Hélas! madame, c'est la vérité.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Séduire ma fille! tromper un enfant! déshonorer +une famille entière! Chanson! Je vous dis que c'est +une sornette; on ne fait plus de ces choses-là. Tenez! +les voilà qui s'embrassent. Bonsoir, mon gendre; où +diable vous fourrez-vous?</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Il est fâcheux que nos recherches soient couronnées +d'un si tardif succès; toute la compagnie va être +partie.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK<a id="footnotetagII-12" name="footnotetagII-12"></a> +<a href="#footnoteII-12"><sup>12</sup></a>.</p> + +<p>Ah çà! mon neveu, j'espère bien qu'avec votre sotte +gageure...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle, il ne faut jurer de rien, et encore moins +défier personne.</p> + +<h3>FIN DE IL NE FAUT JURER DE RIEN.</h3> + + + +<a id="addilnefaut"></a> +<h3>ADDITIONS ET VARIANTES EXÉCUTÉES PAR L'AUTEUR POUR LA REPRÉSENTATION</h3> + + +<p><a id="footnoteII-1" name="footnoteII-1"></a><a href="#footnotetagII-1">1</a>.—PAGE 341.</p> + +<p><i>Me prends-tu pour un oncle du Gymnase?</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Moi, grand Dieu! le ciel m'en préserve! Je vous tiens +pour un oncle véritable, et, de plus, pour le meilleur des +oncles. Croyez-moi, venez aux Champs-Élysées. Après un +bon repas et une petite querelle, un tour de promenade au +soleil fait grand bien. Venez, je vous conterai mes projets, +je vous dirai toute ma pensée. Pendant que vous me gronderez, +je plaiderai ma thèse; pendant que je parlerai, vous +ferez de la morale, et c'est bien le diable s'il ne passe pas +un beau cheval ou une jolie femme qui nous distraira tous +les deux. Nous causerons sans nous écouter; c'est le meilleur +moyen de s'entendre. Allons! venez.</p> + +<p class="speaker">FIN DE L'ACTE PREMIER.</p> + +<p><a id="footnoteII-2" name="footnoteII-2"></a><a href="#footnotetagII-2">2</a>.—PAGE 347.</p> + +<p><i>Donnez-moi le bras.</i> Restez, Cécile, attendez-nous.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>seule</i>.</p> + +<p>Un mort, grand Dieu! quel événement horrible! je voudrais +voir, et je n'ose regarder.—Ah! ciel! c'est ce jeune +homme que j'ai vu l'hiver passé au bal.—C'est le neveu +de M. Van Buck. Serait-ce de lui que ma mère vient de me +parler? Mais il n'est pas mort du tout.—Le voilà qui +parle à maman, et qui vient par ici.—C'est bien étrange. +Je ne me trompe pas; je le reconnais bien. Quel motif peut-il +donc avoir pour ne pas vouloir qu'on le reconnaisse? +Oh! je le saurai.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE, LA BARONNE.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Venez, Cécile, il est inutile que vous restiez ici.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Est-il blessé, maman?</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Qu'est-ce que cela vous fait? Venez, venez, mademoiselle.</p> + +<p><i>Elles sortent.</i></p> + +<p><a id="footnoteII-3" name="footnoteII-3"></a><a href="#footnotetagII-3">3</a>.—PAGE 348.</p> + +<p><i>C'est même probable</i>; mais pour réel, c'est une autre +affaire.</p> + +<p class="did"><i>Il dégage son bras.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Comment! encore une mauvaise plaisanterie!</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p><i>Il fallait bien trouver</i>, etc.</p> + + +<p><a id="footnoteII-4" name="footnoteII-4"></a><a href="#footnotetagII-4">4</a>.—PAGE 353.</p> + +<p><i>Voilà la blanche Cécile qui nous arrive à petits pas.</i> +Entrez dans ce cabinet, etc.</p> + + +<p><a id="footnoteII-5" name="footnoteII-5"></a><a href="#footnotetagII-5">5</a>.—PAGE 359.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p><i>Vous devriez</i> faire ce quatrième.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p><i>Certainement, je le devrais</i>, etc.</p> + + +<p><a id="footnoteII-6" name="footnoteII-6"></a><a href="#footnotetagII-6">6</a>.—PAGE 365.</p> + +<p>... <i>Refuser de faire un quatrième!</i> Des affaires! Est-ce +que je n'en ai pas, moi? Et ce bal [de ce soir! je n'ai pas +la force de m'en occuper.—Ah! voilà ma migraine qui +me prend.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p><i>Dans une circonstance aussi grave, ne pourriez-vous +retarder vos projets?</i></p> + +<p>(Suit la scène II de l'acte III entre la baronne et l'abbé, +jusqu'à ces mots: «<i>Je vous demande si on va boire ça!</i>» +<i>Tenez! ne parlons plus de ces choses là. C'est à vous de +prendre</i>, etc.)</p> + + +<p><a id="footnoteII-7" name="footnoteII-7"></a><a href="#footnotetagII-7">7</a>.—PAGE 372.</p> + +<p><i>Je ne vous reverrai de ma vie.</i></p> + +<p class="did"><i>A Cécile.</i></p> + +<p>Quant à vous, mademoiselle, entrez ici.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Mais, maman...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Allons! mademoiselle, ne raisonnez pas.</p> + +<p><i>Elle la fait entrer dans la chambre voisine.</i></p> + +<p class="speaker">LA BARONNE, VAN BUCK, L'ABBÉ.</p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Madame la baronne, je viens vous dire...</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE, <i>mettant la clef sous un coussin du canapé</i>.</p> + +<p><i>Dieu soit loué! ma fille est enfermée!</i></p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ.</p> + +<p>Enfermée, madame? que se passe-t-il?</p> + +<p class="did"><i>A Van Buck.</i></p> + +<p>Qu'avez-vous, monsieur?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Ce que j'ai, monsieur? J'ai que j'en ai assez.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Et moi aussi.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>J'ai que je sors de cette maison, qu'on ne m'y reverra de +ma vie, et que je n'ai qu'un regret, c'est d'y avoir jamais +mis les pieds.</p> + +<p class="speaker">LA BARONNE.</p> + +<p>Et moi de vous y avoir reçu.</p> + +<p><i>Ils sortent.</i></p> + +<p class="speaker">L'ABBÉ, <i>seul</i>.</p> + +<p>Qu'est-ce que cela signifie?</p> + +<p class="did"><i>Cécile frappe à la porte.</i></p> + +<p class="speaker">CÉCILE, <i>dans la chambre voisine</i>.</p> + +<p><i>Monsieur l'abbé, voulez-vous m'ouvrir?</i></p> + +<p>(Suit la dernière partie de la scène II de l'acte III.)</p> + +<p class="speaker">FIN DE L'ACTE DEUXIÈME.</p> + + +<p><a id="footnoteII-8" name="footnoteII-8"></a><a href="#footnotetagII-8">8</a>.—PAGE 374.</p> + +<p><i>Un bois.—Une petite maison à droite.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Encore une lettre? c'est trop fort.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Oui, une autre, et dix s'il le faut. Puisque cette maudite +baronne a éventé mon rendez-vous, il faut bien en donner +un autre, et j'attends ici la réponse. <i>Holà! hé!</i></p> + +<p class="speaker">UN GARÇON D'AUBERGE.</p> + +<p>Est-ce que ces messieurs nous feront l'honneur de dîner +ici?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Non; donnez-nous tout bonnement du champagne, si +vous en avez.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p><i>Ils auront un vin détestable, un vinaigre affreux.</i></p> + +<p class="speaker">LE GARÇON.</p> + +<p><i>Pardonnez-moi, nous avons ici tout ce que vous pouvez +désirer.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p><i>En vérité! dans un trou pareil! c'est impossible; vous +nous en imposez.</i></p> + +<p class="speaker">LE GARÇON.</p> + +<p>C'est ici le rendez-vous de chasse, monsieur, et nous ne +manquons de rien.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Allons! mon oncle, un peu de fermeté.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p><i>Sois-en certain, je ne le quitterai pas! j'en jure!</i> etc.</p> + +<p>(Suit la scène I de l'acte III, jusqu'à ces mots: «<i>Ma +bien-aimée m'appartiendra</i>.»)</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK, VALENTIN, <span class="sc">un Valet de ferme</span>.</p> + +<p class="speaker">LE VALET, <i>accourant</i>.</p> + +<p>Monsieur, voici votre réponse.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tu as été preste, l'ami.</p> + +<p class="speaker">LE VALET.</p> + +<p>Monsieur, j'ai trouvé justement la femme de chambre à +la grille du château; elle est partie avec mon billet, et +presque à l'instant même elle m'a rapporté celui-ci.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Tiens, voilà un louis pour ta peine.</p> + +<p class="did"><i>Le valet sort.</i></p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Il y a, pardieu! bien de quoi faire le généreux, pour +un billet où l'on t'envoie promener.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ce billet-là?</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est indubitable. Mademoiselle de Mantes te donne ton +congé pour la seconde fois. Ouvre un peu ce papier; je sais +d'avance ce qu'il renferme.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Et moi aussi, je crois le savoir.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Écervelé! tu te plains d'un outrage, et tu t'en attires un +second.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Un outrage là dedans! Que vous êtes jeune, mon bon +oncle! Regardez donc comme ce petit billet est gentil, et +quoiqu'on l'ait écrit si vite, comme il a encore trouvé le +moyen d'être coquet!—Regardez surtout comme il est +plié!—Voyez-vous ces trois petites pointes avec un cachet +de bague au milieu? c'est ce qu'on appelle un petit chapeau. +On n'écrit ainsi ni à un notaire, ni aux grands parents, +ni à son curé, pas même à ses bonnes amies. Un +outrage! Croyez-moi, mon oncle, jamais lettre en colère +ne fut pliée ainsi.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Ouvre donc ton chapeau, puisque chapeau il y a, et +voyons ce qui en est.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Il ne renferme qu'un seul mot.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Un seul mot?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Un seul.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Peste! voilà une petite fille bien laconique.—Et quel +est ce mot, s'il vous plaît?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Ce mot est: «Oui.»</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Oui?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Voyez vous-même.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Est-il possible?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Dame! à ce qu'il paraît. Allons! videz donc votre verre, +et ne vous étonnez pas si fort.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>C'est inconcevable! Et c'est un rendez-vous que tu lui +demandais?</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Vous le savez bien. Buvez donc. Quand vous retournerez +ce billet cent fois, vous n'en tirerez pas deux paroles.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Une telle demande faite à la bonne venue! Un seul mot +de réponse, et ce seul mot est «oui!»—En vérité, ce +«oui» trouble toutes mes idées; je n'ai jamais rien vu de +pareil à ce «oui». Ma foi! je te prenais pour un fou, et +tout ce qu'il y a de bienséances au monde se révoltait en +moi en voyant ton audace; mais j'avoue que ce «oui» +me bouleverse; ce «oui» m'assomme, ce «oui» est plus +qu'étrange, il est exorbitant, et si je n'étais pas ton oncle, +je croirais presque que tu as raison.</p> + +<p><i>La nuit commence.</i></p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Cela ne prouverait pas que vous eussiez tort. Eh! garçon, +une autre bouteille. Dans ce bas monde, chacun fait à sa +guise. Qu'est-ce qu'un oui ou un non de plus ou de moins? +Tenez! mon oncle, réconciliation: au lieu de sévérité, indulgence; +au lieu de colère, amourette; au lieu de nous +quereller, trinquons.—Ce «oui» qui vous offusque tant, +<i>n'est pas si niais, savez-vous? Cette petite fille a de l'esprit, +et même quelque chose de mieux; il y a du cœur</i> dans ce +seul mot, <i>je ne sais quoi</i> de tendre <i>et de hardi</i>, etc.</p> + +<p>(Suit la scène III jusqu'à ces mots; «<i>Moitié chair et +moitié coton</i>.»)</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Allons! mon oncle, à vos anciennes amours!</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Sais-tu que, pour une auberge de hasard, ce petit vin-là +n'est pas mauvais? J'avais besoin de cette halte. Je me sens +tout ragaillardi.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Écoutez-moi: voici le traité de paix que je vous propose. +Permettez-moi d'abord mon rendez-vous.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mais, mon ami, j'espère bien...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p><i>Je vous jure de n'entreprendre</i> rien que vous ne fissiez à +ma place. N'est-ce pas tout vous dire? <i>Voyez, mon oncle, +comme je vous cède</i>, <i>et comme</i>, en tout, <i>je fais vos volontés</i>. +En somme, le verre <i>porte conseil, et je sens bien que la colère +est quelquefois mauvaise amie</i>, etc.</p> + +<p>(Suit le couplet de Valentin finissant par: «Je lui pardonne +en l'oubliant.»)</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Par Dieu! garçon, je le veux bien. Au fait, épouse-t-on +des petites filles qui vous envoient des «oui» comme celui-là? +Et puisque tu me promets de te conduire en galant +homme, va ton train, et vogue la galère! <i>et n'aie pas de crainte +que tu manques de femme</i> pour ce sot mariage +avorté. Je m'en charge, moi, j'en fais mon affaire. <i>Il ne +sera pas dit qu'une vieille folle fasse tort à d'honnêtes gens, +qui ont amassé un bien considérable, et qui ne sont pas mal +tournés.</i> Avec soixante bonnes mille livres de rente...</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Cinquante, mon oncle.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Soixante, morbleu! avec cela, on n'a jamais manqué ni +de femmes, ni de vin<a name="FNanchor_I" id="FNanchor_I"></a> +<a href="#Footnote_I"><sup>I</sup></a>. <i>Il fait beau clair de lune, ce soir; +cela me rappelle mon jeune temps.</i></p> + +<p class="footnote"><a name="Footnote_I" id="Footnote_I"></a> +<a href="#FNanchor_I">Note I</a>: On se souvient que dans la scène I de l'acte I, Van Buck, alors à +jeun, s'est défendu d'avoir plus de cinquante milles livres de rente. A +présent, sous l'influence du vin de Champagne, il se vante d'en avoir +soixante mille. Avec deux ou trois mots comiques de cette valeur, la +version du théâtre serait devenue supérieure à la première version.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p><i>Il me semble que je vois des lueurs</i>, etc.</p> + +<p>(Suit la scène III)</p> + +<p><i>Séparons-nous pour plus de sûreté.</i> Si vous m'en croyez, +à présent, vous rentrerez dans cette auberge; vous vous +ferez faire un bon feu, et vous fumerez votre bon tabac flamand, +en vous rôtissant les jambes devant un bon fagot +flambant. Cela vous ragaillardira encore davantage. <i>Dans +une demi-heure</i>, je suis à vous.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p><i>C'est dit. Bonne chance</i>, etc.</p> + +<p>(Suit la fin de la scène III.)</p> + + +<p><a id="footnoteII-9" name="footnoteII-9"></a><a href="#footnotetagII-9">9</a>.—PAGE 391.</p> + +<p><i>Pourquoi donc se cachait-il ce matin dans la</i> bibliothèque?</p> + + +<p><a id="footnoteII-10" name="footnoteII-10"></a><a href="#footnotetagII-10">10</a>.—PAGE 392.</p> + +<p><i>Votre oncle était derrière</i> la porte.</p> + + +<p><a id="footnoteII-11" name="footnoteII-11"></a><a href="#footnotetagII-11">11</a>.—PAGE 399.</p> + +<p><i>Pour savante, c'est une autre affaire.</i> J'ai eu des maîtres +de toutes sortes; mais le peu que j'ai retenu, le meilleur, +me vient de ma mère.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>De ta mère? Je ne m'en doutais guère.</p> + +<p class="speaker">CÉCILE.</p> + +<p>Vous ne la connaissez pas, Valentin. Vous apprendrez à +l'aimer un jour, quand vous vivrez comme nous dans les +métairies, et quand vous aurez des pauvres à vous. Et +gardez-vous de sourire, quand vous parlez d'elle! vous +bénirez et vous suivrez ses pas.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p><i>Tendre enfant! je devine ton cœur</i>, etc.</p> + + +<p><a id="footnoteII-12" name="footnoteII-12"></a><a href="#footnotetagII-12">12</a>.—PAGE 405.</p> + +<p class="speaker">VALENTIN.</p> + +<p>Mon oncle, il ne faut défier personne.</p> + +<p class="speaker">VAN BUCK.</p> + +<p>Mon neveu, <i>il ne faut jurer de rien</i>.</p> + +<p class="speaker">FIN DES ADDITIONS ET VARIANTES.</p> + + +<p>Le 22 juin 1848, au milieu des préparatifs de la guerre civile +qui devait éclater le lendemain, on représentait pour la première +fois: <i>Il ne faut jurer de rien</i>, au Théâtre-Français, devant le +public qui avait applaudi le <i>Caprice</i>. Une jeune et charmante +actrice, Mademoiselle Amédine Luther, y débutait dans le rôle de +Cécile. Malgré les tristes préoccupations des spectateurs et les +déplorables circonstances où l'on se trouvait, la pièce fit un +plaisir extrême. Mademoiselle Mante s'y montra comédienne incomparable +dans le rôle de la baronne. On a repris plusieurs fois +cette comédie, toujours avec un grand succès, et récemment encore +pour les débuts de madame Victoria Lafontaine.</p> + + +<h3>FIN DU TOME IV.</h3> + + + + +<h2>TABLE DU TOME QUATRIÈME</h2> + + +<table summary="table_Tome_4" width="80%"> +<tr><td><span class="sc"><a href="#lorenzaccio"> Lorenzaccio</a></span> </td><td> 1</td></tr> +<tr><td> <a href="#chroniques"> Traduction du livre XV des <i>Chroniques florentines</i></a> </td><td> 214</td></tr> +<tr><td><span class="sc"><a href="#lechandelier">Le Chandelier</a></span> </td><td> 223</td></tr> +<tr><td> <a href="#addchandelier"> Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation</a> </td><td> 314</td></tr> +<tr><td><span class="sc"><a href="#ilnefaut">Il ne faut jurer de rien</a></span> </td><td> 321</td></tr> +<tr><td><a href="#addilnefaut"> Additions et Variantes exécutées par l'auteur pour la représentation</a> </td><td> 406</td></tr> + </table> + + + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Oeuvres complètes de Alfred de Musset - Tome 4 + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES COMPLÈTES *** + +***** This file should be named 22394-h.htm or 22394-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/3/9/22394/ + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> + +</html> + + diff --git a/22394-h/images/006.png b/22394-h/images/006.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..edf59f2 --- /dev/null +++ b/22394-h/images/006.png diff --git a/22394-h/images/229.png b/22394-h/images/229.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a8fd05f --- /dev/null +++ b/22394-h/images/229.png diff --git a/22394-h/images/328.png b/22394-h/images/328.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a0c3f14 --- /dev/null +++ b/22394-h/images/328.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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