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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/22386-8.txt b/22386-8.txt new file mode 100644 index 0000000..78c280d --- /dev/null +++ b/22386-8.txt @@ -0,0 +1,10039 @@ +The Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à +l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon + Tome VII + +Author: Duc de Rovigo + +Release Date: August 25, 2007 [EBook #22386] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +MEMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR +NAPOLÉON. + +TOME SEPTIÈME. + +PARIS, + +A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22. + +MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25. + +1828. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +L'impératrice quitte Paris.--Le roi de Rome refuse de sortir des +Tuileries.--Conseil de défense.--Le prince Joseph.--Arrivée du général +Dejean.--Encore le duc de Dalberg.--Je reçois ordre de suivre +l'impératrice.--M. de Talleyrand.--Ses instances pour se faire autoriser +de rester à Paris.--Il n'était donc pas bien sûr de ses trames, ou il +avait de bien grandes répugnances pour les Bourbons. + + +Le lendemain, dès sept heures, les dispositions du départ étaient +faites. Le bruit se répandit promptement que l'impératrice s'éloignait. +La foule accourut, et la place du Carrousel fut bientôt couverte d'une +multitude d'hommes, de femmes qui ne demandaient pas mieux que de couper +les traits, de renvoyer les attelages, et de voir la régente courir +généreusement avec eux les dernières chances de la fortune. Mais tel +était le respect que l'on portait encore à sa personne et à ses +volontés, que, dans une foule immense dont chacun eût voulu la retenir, +il ne se trouva personne qui osât même en manifester l'intention. Une +simple tentative eût cependant tout sauvé, car l'impératrice était loin +d'approuver la résolution qui avait été prise. Le prince Joseph, +l'archi-chancelier ne l'approuvaient pas davantage. Ils l'avaient +appuyée, parce que les ordres de l'empereur étaient précis; mais ni l'un +ni l'autre ne se faisaient illusion sur les conséquences dont elle +serait suivie. + +Marie-Louise était dans la même situation d'esprit. Chacun voyait ce +qu'il fallait faire, sans que personne osât l'ordonner. Joseph proposait +à l'impératrice de prendre l'initiative, l'impératrice se rejetait sur +le conseil de régence, et observait que l'empereur ne lui avait donné un +conseil que pour la guider; que c'était à ceux qui en étaient membres à +lui tracer la conduite qu'elle devait suivre; que pour rien au monde +elle ne se mettrait en opposition avec les volontés de l'empereur. +Joseph observa alors qu'avant de quitter la capitale, il convenait au +moins de s'assurer des forces qui la menaçaient. Il partit à la pointe +du jour pour aller lui-même prendre connaissance de l'état des choses. +L'impératrice voulait, comme elle en était convenue, attendre son retour +pour prendre une décision; mais les avis les plus alarmans, les rapports +les plus contradictoires se succédaient d'un instant à l'autre: le +ministre de la guerre la pressait, elle céda et monta en voiture sur les +onze heures du matin. + +Elle fut suivie des personnes qu'elle avait désignées pour +l'accompagner, et s'éloigna sous l'escorte de ses gardes ordinaires. La +foule lui donna des marques d'intérêt dans ce moment cruel; mais si +quelqu'un eût été assez hardi pour couper les traits des attelages, il +n'y eût plus eu de responsabilité à craindre, l'indécision eût disparu, +et tout eût été sauvé. Une chose remarquable, c'est la résistance +qu'opposa le roi de Rome au moment où l'on voulut l'emporter chez sa +mère. L'enfant se mit à crier que l'on trahissait son papa, qu'il ne +voulait pas partir. Il saisissait les rideaux de l'appartement, et +disait que c'était sa maison, qu'il n'en sortirait pas. Il fallut tout +l'ascendant de madame de Montesquiou pour le calmer; encore fallut-il +qu'elle lui promît bien de le ramener pour le décider à se laisser +emporter chez sa mère. + +Après le départ de l'impératrice, le pouvoir tomba dans les mains du +prince Joseph, qui quitta le Luxembourg, où il demeurait, pour venir +s'établir aux Tuileries. Il chercha à prolonger la défense, à utiliser +le peu de moyens qui nous restaient, et ne se montra indifférent qu'à ce +qui n'intéressait pas le service de l'empereur; car, je dois le dire, +l'intrigue ne fut pas inactive autour de lui. Déjà avant que l'armistice +de Lusigny fût rompu, il y avait eu un commencement de tentative pour le +décider à se déclarer protecteur de l'empire, et faire prononcer par le +sénat la déchéance de l'empereur. Les hommes qui étaient à la tête de ce +complot étaient à peu près les mêmes que ceux qui, quinze jours après, +se mirent en mouvement pour faire rappeler la maison de Bourbon, avec +laquelle ils répugnaient de s'allier, ou du moins n'avaient pas encore +de rapports bien arrêtés. Le prince Joseph non seulement rejeta +l'insinuation, mais il démontra à ceux qui la lui présentaient le danger +d'une entreprise dont le résultat le moins fâcheux devait détruire les +dernières ressources qui restaient à l'empereur, dont l'ombre nous +défendait encore; qu'elle pouvait même engendrer la guerre civile, et +mettre les Français aux prises les uns avec les autres; qu'au surplus, +quelles que fussent les chances, on se trompait beaucoup, si on le +croyait capable de se ranger parmi les ennemis de son frère. Il ajouta +qu'il voulait bien oublier cette proposition, mais il défendit qu'on lui +en parlât davantage, ou que l'on y donnât aucune suite, parce qu'alors, +il en ferait poursuivre les auteurs. + +Le prince de Bénévent avec l'archi-trésorier et les ministres restèrent +à Paris. Le moment approchait où cette longue agonie allait se terminer. + +Le départ de l'impératrice ne pouvait rester ignoré des ennemis, qui +étaient aux portes de la capitale. Il fut aussi le signal d'une quantité +d'autres départs particuliers qui avaient tardé jusqu'à ce moment à +s'effectuer, en sorte que, depuis la barrière de Paris jusqu'à Chartres, +ce n'était plus, pour ainsi dire, qu'un immense convoi de voitures de +toute espèce. On ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu'on ne +l'a pas vu. Que l'on se figure le désordre qui accompagnait cette scène +de désolation, et l'on sera moins étonné des conséquences dont elle a +été suivie. + +Paris était dans un état de désertion vers le midi, et toute la +population du voisinage y affluait vers le nord. Cependant les ennemis, +qui avaient, les jours précédens, poussé sur la route de Meaux le petit +corps aux ordres du général Compans, venaient de le rejeter encore +jusque sur les approches de la barrière de Bondy, entre l'étang de la +Villette et les hauteurs de Ménilmontant. Les souverains alliés étaient +là en personne. + +De leur côté, les corps des maréchaux Marmont et Mortier, appelés au +secours de la capitale, étaient arrivés à Saint-Mandé la nuit qui +précéda l'attaque. Le soir, ils prirent leur positions de bataille: +Marmont appuya sa droite à la Marne, et développa à sa gauche les +troupes de Mortier sous les hauteurs de Montmartre. Il était chargé de +la direction des corps[1]; il avait fait reconnaître Romainville, et +croyait, sur la foi des rapports qui lui avaient été faits, que les +alliés n'y avaient pas paru: il fit marcher sur le village. Les Russes +l'occupaient en force. L'action s'engagea, et devint bientôt des plus +vives. Le duc de Padoue, qui conduisait la droite, ne put se soutenir: +atteint, au milieu de la mêlée, d'un coup de feu qui le mit hors de +combat, il fut remplacé par le général Lucotte, qui vint se reformer au +cimetière du P. Lachaise. Ce mouvement rétrograde découvrait tout-à-fait +la route qui va de Belleville à Saint-Mandé. Le duc de Raguse fut obligé +d'abandonner l'attaque de Romainville pour venir en toute hâte couvrir +le premier de ces deux villages. Il était temps, car le général Compans +avait abandonné la position qu'il occupait dans le bassin de la Villette +pour se retirer plus en arrière. Les Russes, qui n'étaient plus contenus +par nos troupes, s'étaient portés en avant, et débouchaient déjà sur sa +droite, que le duc de Raguse ignorait encore la retraite de son +lieutenant. Il fit néanmoins bonne contenance, et réussit à opérer son +mouvement. + +Pendant que ces choses se passaient, Paris était témoin d'une scène qui +fait la honte de ceux qui en étaient les auteurs. Il y avait plus d'un +mois que la garde nationale demandait avec instance qu'on lui délivrât +des fusils de munition, au lieu de ces piques ridicules avec lesquelles +on l'avait en grande partie armée; elle avait renouvelé plusieurs fois +sa demande sans pouvoir rien obtenir. J'en écrivis à l'empereur, qui me +répondit: «Vous me faites une demande ridicule; l'arsenal est plein de +fusils, il faut les utiliser.» + +J'avais montré cette lettre au prince Joseph et au ministre de la +guerre. Celui-ci m'avait répondu qu'il n'avait que très peu de fusils, +qu'il les conservait pour l'armée, qui en avait besoin à chaque instant, +en sorte que je ne pus rien obtenir. Ce ne fut qu'au moment où l'on +attaquait les troupes postées sous les murailles de Paris, que le duc de +Feltre consentit à livrer à la garde nationale quatre mille fusils au +lieu de vingt mille dont elle avait besoin; encore, pour couronner +l'oeuvre, ne distribua-t-on les quatre mille fusils que lorsque les +différentes légions étaient déjà réunies. Les chariots chargés de ces +armes furent amenés devant elles, et on en fit la distribution. +L'artillerie n'avait reçu que la veille dans la nuit l'ordre de délivrer +ces fusils; à cette heure, le sort de Paris ne paraissait plus douteux. +Le ministre de la guerre surtout ne dissimulait pas qu'il regardait la +capitale comme perdue. Pourquoi donc ne pas ouvrir alors les arsenaux à +la population, ne pas lui abandonner tout ce qu'ils contenaient, +puisqu'on ne pouvait pas empêcher ces armes de tomber dans les mains des +ennemis? + +À la pointe du jour, le prince Joseph s'était établi à Montmartre, et +avait fait prévenir les membres du conseil de défense de venir le +joindre. J'y étais appelé, je m'y rendis un des premiers. Le tambour +battait de tous côtés dans Paris; les citoyens s'assemblaient, le +dévouement était général dans les faubourgs. Lorsque j'arrivai à +Montmartre, je ne fus pas peu surpris de n'y voir aucune disposition de +défense; on y avait grimpé deux ou trois pièces de campagne, et il y en +avait deux cents dans le Champ-de-Mars, que l'on aurait pu transporter +sur n'importe quel point de Paris avec les chevaux de carrosses de cette +capitale. Le ministre de la guerre n'avait qu'un mot à dire, il ne le +dit pas; rien ne fut disposé pour la défense, les plateformes n'étaient +pas même ébauchées; il n'y avait pas une esplanade de faite pour mettre +du canon en batterie. + +Bien plus, Montmartre était sans troupes; la garde nationale fut obligée +de l'occuper. Le moment où sa présence aurait pu y être utile était +celui où elle recevait les quatre mille fusils que l'on avait eu tant de +peine à arracher des arsenaux. + +L'ennemi, dont le plan était arrêté, avait développé tous ses moyens. Il +faisait des progrès rapides sur les hauteurs de Belleville et de +Ménilmontant, où on n'avait pas à lui opposer le quart des troupes qu'il +avait déployées sur ce point. + +Les membres qui devaient composer le conseil de défense n'étaient pas +arrivés; le prince Joseph m'engagea à aller moi-même voir ce qui se +passait sur le point où l'attaque paraissait s'échauffer, et revenir lui +rendre compte de ce que j'aurais vu. Je m'y rendis par l'extérieur de la +muraille d'enceinte. Déjà nos troupes commençaient à céder; elles se +défendaient cependant avec courage, et cela était d'autant plus +méritoire, que l'issue du combat ne pouvait pas devenir favorable. + +Un autre incident qui survint contribua encore à aggraver leur position: +les deux maréchaux furent obligés de se rendre au conseil de défense; +pendant qu'ils se transportaient des hauteurs de Ménilmontant à celles +de Montmartre, les ennemis, qui étaient déjà si nombreux, avaient encore +l'avantage de n'avoir pas affaire à ceux qui étaient personnellement +chargés du commandement. + +Le conseil était composé du ministre de la guerre, des deux maréchaux, +du commandant de Paris avec quelques autres officiers-généraux. Il lui +arrivait à chaque instant les nouvelles les plus fâcheuses; il voyait, +du point où il était, les troupes ennemies qui couvraient la plaine +entre Saint-Denis et la capitale. Les chefs de corps, revenus à leur +poste, donnèrent cependant à la défense un élan qui imposa quelque temps +aux alliés. Mais ceux-ci recevaient incessamment de nouveaux renforts, +le soleil n'était pas aux deux tiers de sa course. Une plus longue +résistance fut jugée impossible. Marmont fit connaître ce fâcheux état +de choses à Joseph, qui lui répondit par le billet suivant: + + «Paris, le 30 mars 1814. + + «Si M. le maréchal duc de Trévise et M. le maréchal duc de Raguse + ne peuvent plus tenir leurs positions, ils sont autorisés à entrer + en pourparlers avec le prince de Schwartzenberg et l'empereur de + Russie, qui sont devant eux. + + «_Signé_ JOSEPH. + + «Montmartre, à midi un quart. + + «Ils se retireront sur la Loire.» + +Marmont se mit alors en communication avec l'ennemi. Ses parlementaires, +accueillis à coups de fusil sur la route de Belleville, furent mieux +reçus sur celle de la Villette. Ils furent admis, annoncèrent que le +maréchal était autorisé à traiter, et demandèrent une suspension +d'armes, qui fut accordée. + +Au moment où ces choses se passaient à Belleville, le général Dejean +arrivait à Paris avec des dépêches de l'empereur. Ce prince se trouvait +aux alentours d'Arcis-sur-Aube, lorsqu'il apprit la marche des alliés +sur la capitale. Il entrevit de suite les fatales conséquences que ce +mouvement pouvait avoir; il chargea le colonel Gourgaud d'aller en toute +hâte s'emparer des ponts de Troyes, d'expédier de cette ville un +courrier qui annonçât au ministre de la guerre que l'armée accourait au +secours. Le colonel Gourgaud n'était pas arrivé à Troyes, qu'il y fut +joint par le général Dejean, dépêché directement à Paris. La poste +manquait de chevaux; Gourgaud donna celui qu'il était parvenu à se +procurer, et Dejean poursuivit sa route. Il arrive au moment où +l'attaque est la plus vive, descend chez son père, prend un cheval et +court à Montmartre. Le prince Joseph venait de s'éloigner; il se mit sur +ses traces, et le joignit au milieu du bois de Boulogne. Il lui transmit +les dépêches de l'empereur, et l'engagea à retourner à Paris. Le prince +s'y refusa; il répondit qu'il était trop tard, qu'il avait autorisé les +maréchaux à traiter; il engagea du reste le général à se rendre auprès +d'eux et à leur faire connaître les ordres dont il était porteur. Dejean +joignit en effet le maréchal Mortier, qui combattait près du canal de la +Villette, lui transmit les instructions dont il était chargé. De +nouvelles ouvertures avaient été faites; les alliés ou du moins +l'Autriche semblaient disposés à les accueillir; on était près de +s'entendre. Il fallait, à tout prix, gagner quelques heures, et sauver +la capitale des malheurs de l'occupation. Le duc de Trévise adopta +vivement cette idée. Il fit approcher un tambour, et écrivit, au milieu +de la mitraille qui décimait ses carrés, la lettre suivante. + + «Sous Paris, le 30 mars 1814. + + «À S. A. S. le prince Schwartzenberg, commandant en chef les armées + combinées. + + «PRINCE, + + «Des négociations viennent d'être ouvertes de nouveau, M. le duc de + Vicence est parti pour se rendre auprès de S. M. l'empereur + d'Autriche; le prince de Metternich doit être en ce moment auprès + de l'empereur Napoléon: dans cet état de choses, et au moment où + les affaires peuvent s'arranger, épargnons, prince, l'effusion du + sang humain. Je suis suffisamment autorisé à vous proposer des + arrangemens. Ils sont de nature à être écoutés. J'ai donc l'honneur + de vous proposer, prince, une suspension d'armes de vingt-quatre + heures, pendant laquelle nous pourrions traiter pour épargner à la + ville de Paris, _où nous sommes résolus de nous défendre jusqu'à la + dernière extrémité_, les horreurs d'un siége. + + «Je prie V. A. S. d'agréer l'assurance de ma haute considération, + et je saisis cette occasion pour lui exprimer de nouveau les + sentimens de l'estime personnelle que je lui porte. + + «_Signé_, le maréchal duc DE TRÉVISE.» + +Le duc de Trévise avait à peine expédié sa lettre, qu'un des officiers +du duc de Raguse vint lui donner connaissance de la convention que ce +maréchal avait conclue. Dès-lors, sa démarche devenait un hors-d'oeuvre; +il jugea bien que les nouvelles qu'il avait transmises au généralissime +ne paraîtraient qu'un leurre destiné à gagner du temps. C'est en effet +ce qui arriva. Schwartzenberg ne se borna pas à révoquer en doute les +ouvertures dont il lui parlait, il contesta jusqu'à la possibilité d'un +rapprochement[2]. Rien n'était cependant plus réel que les négociations +qu'avait annoncées le maréchal. + +Outré de voir que son négociateur n'avait rien su conclure, l'empereur +avait pris le parti d'être lui-même son diplomate, et de se mettre en +communication directe avec l'empereur d'Autriche. Il avait fait appeler, +dans la nuit du 25 au 26 mars, le colonel Galbois, lui avait remis des +dépêches pour ce prince, et après lui avoir spécialement recommandé +d'éviter les Russes, de ne parlementer qu'avec les troupes du souverain +auprès duquel il était envoyé, il lui avait dit: Allez, faites +diligence, _vous portez la paix_. Le colonel réussit à échapper aux +cosaques, mais ne put pousser jusqu'à Dijon. Du reste, il fut +parfaitement accueilli, et reçut, dans la matinée du 28, l'assurance que +les propositions qu'il avait transmises étaient agréées. L'adjudant de +l'empereur d'Autriche qui vint lui donner communication des intentions +de ce prince, lui apprit que chacun des trois grands souverains était +autorisé à traiter, à signer pour les deux autres; que ce n'était pas +avec l'Autriche seule, mais avec toute la coalition, que la paix était +faite. Le colonel demandait une réponse écrite; mais la rédaction d'une +pièce de cette importance exigeait du temps, le moindre retard pouvait +de nouveau tout compromettre; il partit, sur l'assurance réitérée +qu'elle serait incessamment expédiée. Elle le fut en effet; mais un +parti de cosaques fondit sur les parlementaires qui en étaient porteurs. +Français et Autrichiens, tout fut enlevé, et l'on poussa d'autant plus +vivement l'entreprise qu'on avait formée sur Paris. + +Cette circonstance était sans doute ignorée par Schwartzenberg, +puisqu'au lieu d'accueillir les ouvertures du duc de Trévise, il lui +répondit par l'envoi d'une pièce odieuse sur laquelle je reviendrai tout +à l'heure. Les choses restèrent dans l'état où elles étaient; il ne vint +à la pensée de Dejean ni de Mortier de faire connaître à Marmont +l'arrivée prochaine de l'empereur, d'user le temps de la suspension +d'armes, et de tenter un nouvel effort pour atteindre la nuit. + +Les deux maréchaux se réunirent paisiblement à la barrière de la +Villette, où ils arrêtèrent, avec M. de Nesselrode et le comte Orloff, +la capitulation que signèrent le colonel Fabvier et le colonel +Saint-Denys, l'un officier d'état-major, et l'autre premier aide-de-camp +du duc de Raguse. + +Ainsi finit cette déplorable affaire, et le sort de la France fut +décidé. + +L'empereur n'avait cependant demandé à Paris que de se défendre quatre +ou cinq jours, et il avait annoncé, en quittant la capitale, qu'il +serait possible que, par suite des manoeuvres qu'il était obligé de +faire, les ennemis s'approchassent jusque sous les murailles de cette +grande ville, mais qu'il ne tarderait pas à arriver. On lui avait promis +de ne point s'effrayer de l'approche des ennemis, mais on ne lui tint +pas parole; ce n'est pas Paris qui a des reproches à se faire, tous les +citoyens étaient prêts à suivre ceux qui auraient voulu les conduire; et +si, au lieu de laisser dans les arsenaux ainsi qu'au Champ-de-Mars les +armes et l'artillerie qui y furent trouvées par les ennemis, on les +avait abandonnées à la population de Paris quatre jours plus tôt, elle +aurait su en tirer un meilleur parti. Une faute aussi grave ne doit être +attribuée qu'à ces hommes médiocres qui, avides de faveurs et de +pouvoir, étaient parvenus, à force de bassesses et de protestations de +leur dévouement, à se faire accorder une confiance exclusive; ce sont +eux qui ont disposé de nos destinées en manquant de courage dans les +momens périlleux. + +Au moment où l'on faisait prendre au prince Joseph la fatale résolution +dont je viens de parler, les ministres et tout ce qui composait l'action +du gouvernement étaient encore à Paris. On aurait sans doute bien voulu +alors que cette ville fût en état d'insurrection, mais il ne restait que +quelques heures pour distribuer les armes et disposer l'immense +artillerie qui était au Champ-de-Mars, dépaver les rues, et, en général, +prendre l'attitude d'une place déterminée à se défendre: tout cela +aurait pu se faire quelques jours plus tôt, mais lorsque les citoyens de +Paris virent qu'on avait plus de confiance dans les ennemis qu'en eux +pour conserver leur ville, ils ne durent naturellement avoir qu'une fort +mince opinion de ceux aux mains desquels on avait remis le soin de leur +sort. On se regardait avec inquiétude; on se demandait comment cela +allait finir. + +J'étais encore sur les hauteurs de Belleville, lorsque le conseil de +défense, qui se tenait à Montmartre, prit la dernière résolution. Je +vins à la barrière Saint-Antoine; je parcourus le faubourg, qui était +prêt à tout, si ce n'est à se rendre; tout le monde demandait instamment +des armes; il y avait de quoi faire une armée des hommes qui étaient +dans ces généreuses dispositions. En montant le boulevard Saint-Antoine +pour me rendre une seconde fois à la barrière, je rencontrai dans une +calèche le duc Dalberg, qui revenait de l'intérieur du faubourg; je lui +demandai d'où il venait; il était très agité. Cette rencontre me surprit +et m'occupa un instant; j'ignorais encore la décision qui venait d'être +prise à Montmartre. Il était facile de lui faire expier ses trames, mais +la partie était perdue; une exécution n'eût servi à rien: je le laissai +aller. + +De la barrière Saint-Antoine, je revins à Montmartre. On passait encore +le long du boulevard extérieur, mais les ennemis n'en étaient pas +éloignés. Arrivé au pied de la hauteur, j'appris qu'il était arrivé un +aide-de-camp de l'empereur, et que l'on venait de voir passer le prince +Joseph accompagné du duc de Feltre, avec qui il s'était acheminé le long +du boulevard extérieur qui mène à la barrière de Mousseaux et à celle de +la rue du Roule. Je pris par l'intérieur pour lui couper le chemin et le +rejoindre à la barrière des Champs-Élysées; j'arrivai trop tard. Les +officiers de la garde nationale m'apprirent qu'il s'était dirigé sur le +bois de Boulogne; je cherchais vainement à me rendre raison de cette +marche singulière, lorsque je fus joint par un maréchal-des-logis de la +garde de Paris, qui avait couru après moi depuis le faubourg +Saint-Antoine. Il m'apportait une lettre d'un des secrétaires de mon +cabinet, qui me rendait compte qu'il venait de recevoir pour moi une +lettre très pressée du grand-juge, et qu'on en avait exigé un reçu +circonstancié. Je courus chez moi, et j'y trouvai l'ordre de quitter +Paris à l'instant pour suivre les traces de l'impératrice. + +On me rendit compte que M. de Talleyrand était venu, il y avait environ +deux heures; qu'il m'avait attendu et était parti en disant qu'il +reviendrait, qu'il avait à me parler. Je jugeai, par l'heure de la date +que portait la lettre du grand-juge, du motif qui l'amenait. Resté chez +lui pendant que je courais d'une barrière à l'autre, il avait reçu avant +moi la dépêche qui lui prescrivait de quitter Paris, et voulait +m'entretenir à ce sujet. J'avais deviné juste. M. de Talleyrand, revenu +presque aussitôt que je fus arrivé à mon hôtel, se mit à me faire part +de l'embarras où il était. Il ne refusait pas de partir, sans se soucier +beaucoup de le faire. Il recommença ses tirades contre ceux qu'il +accusait de tous les malheurs qui arrivaient, et plaignit vivement +l'empereur de s'en être rapporté aux _ignorans_ qui l'avaient perdu. Il +ajoutait cependant que les mauvais traitemens qu'il en avait reçus +avaient mis tout-à-fait hors de son coeur les anciens sentimens qu'il +avait eus pour lui, et qu'il ne saurait oublier qu'il l'avait sacrifié à +des misérables. Néanmoins il désirait, pour le bien de tous, que +l'édifice ne fût pas détruit, et ce n'était plus qu'à Paris que l'on +pouvait le sauver. Il me demandait à l'autoriser à rester, persuadé que +je ferais une chose utile pour le bien du service de l'empereur et de +tout le monde. + +Je ne me laissai pas prendre au leurre, et répondis au diplomate que non +seulement je ne l'autorisais pas à rester, mais que je lui intimais, +autant qu'il était en moi, de partir sur-le-champ pour se rendre près de +l'impératrice; je le prévins même que dès ce moment j'allais surveiller +son départ, et prendre des mesures pour le faire effectuer. Je chargeai +en effet des agens d'avoir l'oeil sur le personnage. Il feignit de se +rendre à mon injonction, et courut solliciter du préfet de police +l'autorisation qu'il n'avait pu obtenir de moi. Le préfet refusa; M. de +Talleyrand fut obligé de se mettre en route, et de se faire +officieusement arrêter pour rentrer à Paris. C'était bien de la +prudence, ou ses plans n'étaient pas encore arrêtés; car enfin à quoi +bon solliciter avec tant de persévérance l'autorisation de rester à +Paris? Si ses conventions eussent été faites, il lui suffisait de se +cacher quelques heures pour se trouver au milieu des Russes; mais il +n'était sûr de rien, il redoutait l'avenir, et voulait, à tout +événement, être en mesure de justifier son séjour dans la capitale. Il +fit croire aux alliés qu'il avait des moyens de consommer la ruine de +l'empereur, et à ses dupes, que les alliés hésitaient, mais qu'il +espérait vaincre leurs répugnances, et ramener les Bourbons. + + + + +CHAPITRE II. + +Je quitte Paris.--M. Pasquier et M. de Chabrol restent chargés de +veiller à la sûreté de la capitale.--Je suis tenté de revenir sur mes +pas.--Toujours M. de Talleyrand.--L'empereur ne pensait pas que ses +antécédens lui permissent de se rallier aux Bourbons.--Esquisse des +actes des diplomates contre les diverses branches de cette maison. + + +Aussitôt que M. de Talleyrand fut sorti de chez moi, je m'occupai de mon +départ. Je fis venir le préfet de police, M. Pasquier; après lui avoir +donné connaissance de l'ordre que j'avais reçu, je le chargeai de rester +à Paris, et lui communiquai tout ce que je pressentais devoir être la +suite d'une décision contre laquelle je m'étais vainement élevé. Je ne +lui cachai pas que je ne m'abusais point sur la grandeur du mal, qu'on +allait tenter de déplacer le pouvoir, qu'indubitablement on +s'adresserait à lui pour le faire concourir à cette entreprise; je +l'engageai à se tenir sur la réserve, et surtout à se rappeler son +devoir, qu'un homme d'honneur ne méconnaît jamais. Je lui dis que M. de +Chabrol, qui était préfet de la Seine, dans lequel l'empereur avait eu +assez de confiance pour le charger de l'administration de Paris à +l'approche de l'orage, recevait du ministre de l'intérieur la même +mission que lui-même recevait de moi; qu'ils pouvaient, en réunissant +leurs efforts, empêcher beaucoup de mal et se faire infiniment +d'honneur. M. Pasquier connaissait depuis long-temps mes opinions +particulières sur l'issue de cette lutte; je l'avais souvent entretenu +de tout ce que je craignais, et il y avait beaucoup de choses sur +lesquelles j'étais en confiance avec lui. Je me félicitai de pouvoir le +laisser à Paris dans la circonstance où nous étions, tant à cause de la +considération qu'il s'était acquise par ses talens, qu'à cause de la +réputation que lui avait méritée son caractère intègre. Il me répondit +de manière à confirmer la haute opinion que j'avais de lui: il me dit +qu'il ne doutait pas de l'existence de beaucoup de mauvais projets, mais +que pour lui, il ne serait jamais que le magistrat de la tranquillité +publique; que tant qu'on lui laisserait de l'autorité, il n'en ferait +usage que pour la protéger. Je n'ai pas changé d'opinion sur M. +Pasquier, malgré tout ce qui est arrivé, et je ne fais nul doute qu'il +eût comprimé une révolution populaire de tout son pouvoir; mais +l'impulsion partit de trop haut, il fut obligé de suivre le torrent. Ma +confiance en lui était si forte, que je lui remis un portefeuille dans +lequel étaient toutes les lettres que l'empereur m'avait fait l'honneur +de m'écrire pendant mon administration, parce que je ne voulais pas les +exposer au hasard d'un pillage auquel je pouvais particulièrement être +exposé, en cas d'une révolution que je voyais arriver; il s'en chargea à +condition qu'il lui serait permis de le brûler, s'il survenait quelque +danger pour lui. Le cas survint en effet, et ce précieux dépôt fut +détruit. J'avais fait enlever ma correspondance sécrète, et livré aux +flammes tout ce qui pouvait compromettre les individus qui étaient +attachés au ministère. Je m'étais cru obligé d'assurer le repos d'une +foule de gens qui m'avaient servi. + +Dès les premiers jours de février, il ne restait dans les bureaux aucune +pièce qui pût les exposer aux vengeances, ni même les compromettre. Je +laissai le secrétaire-général du ministère à Paris, pour contenir le +personnel de l'administration, et signifiai à M. Anglès, qui était +chargé de l'arrondissement au-delà des Alpes, de me joindre à Blois. M. +Réal, qui était à la tête d'un autre arrondissement, reçut la même +invitation. Quant à M. Pelet de la Lozère, qui dirigeait l'autre, il se +trouvait en mission dans le midi. Toutes les dispositions ayant été +prises, je me mis en route; il était quatre heures et demie. Je voulus +partir par la barrière de Sèvres, mais elle était tellement encombrée de +voitures, que je me décidai à passer par Orléans, persuadé que je +trouverais la route libre. C'est effectivement ce qui arriva. + +Jamais je ne m'étais trouvé dans une agitation d'esprit semblable à +celle que j'éprouvai en quittant Paris. J'étais même tenté de retourner +sur mes pas, et peu s'en fallut que je n'enfreignisse l'ordre que +j'avais reçu directement de l'empereur, de ne pas rester à Paris, si +l'impératrice se trouvait obligée d'en partir. Néanmoins, en +réfléchissant aux conséquences qui auraient été la suite d'une +désobéissance sans excuse, dans le cas où les choses eussent pris une +autre tournure que celle que je me flattais de leur donner, je n'osai +pas compromettre ma responsabilité jusque-là. Je n'étais pas sans +inquiétude sur M. de Talleyrand, et si je ne le fis pas arrêter et +emmener de force avec moi, c'est que je n'avais pas de lieu à ma +disposition où je pusse le déposer. Je ne pouvais pas ignorer les rôles +qu'il avait successivement joués dans le cours de la révolution; je +savais qu'il avait servi toutes les factions qui s'étaient tour à tour +arraché le pouvoir, qu'il s'était toujours trouvé dans le port quand +l'orage avait éclaté, et qu'il avait toujours été du parti du plus fort. +Je savais aussi combien il devait être indisposé contre l'empereur, et +tout ce qu'il avait à craindre du parti qui l'avait jeté dans cette +position vis-à-vis de ce prince; je ne pouvais donc pas douter qu'il ne +saisît l'occasion de se venger de ses ennemis, et de se faire une +position tellement forte, qu'il n'eût plus rien à en redouter. + +L'empereur savait tout cela encore bien mieux que moi; il avait +d'ailleurs près de lui M. de Bassano, qui n'aimait certainement pas M. +de Talleyrand, et qui le connaissait sous toute sorte de rapports; et +cependant, loin de donner des ordres contre lui, il défendit de +l'inquiéter, et le laissa siéger au conseil de régence. Au reste les +opinions qu'il manifesta jusqu'au dernier moment étaient, il faut le +dire, bien éloignées de motiver des mesures de sévérité. Pourquoi +l'empereur le gardait-il malgré toutes les manoeuvres qu'on lui avait +signalées? C'est parce qu'il lui connaissait des antécédens qui ne lui +permettaient guère de se livrer aux projets de vengeance qui roulaient +dans sa tête, et que le souvenir de ses premiers services n'était pas +effacé. L'empereur a toujours conservé la mémoire de ceux qu'il avait +reçus, et n'a jamais tout-à-fait abandonné un homme dont il avait été +content, n'eût-ce été qu'une seule fois. Il grondait, disait souvent des +choses dures, mais il les oubliait presque aussitôt; le plus souvent ses +mouvemens d'humeur ne provenaient que d'un rapport qu'on lui avait fait, +et qui était quelquefois étranger à celui qui s'offrait à la réprimande. +Je lui ai souvent entendu dire que M. de Talleyrand avait un côté de +bon, que c'était celui qui avait donné le plus de gages contre un +bouleversement en faveur de la maison de Bourbon. J'ai toujours cru que +c'était cette considération qui avait empêché ce prince de le renvoyer +tout-à-fait, comme il en était journellement sollicité. Les antécédens +du diplomate semblaient en effet présenter assez de garanties. + +M. de Talleyrand était un des membres de la constituante qui avaient le +plus vivement attaqué la cour de Versailles. Plus tard, il tira parti de +ses faits et actes pour capter la confiance du directoire, dont il fut +le ministre des relations extérieures. + +Au retour d'Égypte, il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à +renverser le directoire et à dissiper la faction qui travaillait à +appeler au trône le duc d'Orléans, et à son défaut un prince d'Espagne. + +Lors du procès de George Cadoudal et de ses complices, en 1804, ce fut +lui qui indiqua le duc d'Enghien comme le seul qui pouvait être +l'individu que signalèrent deux subordonnés de George dans leur +déposition (voir les détails de cet événement au tome II); il décida le +parti qui fut pris à l'égard de ce prince, en faisant remarquer que +l'individu désigné ne pouvait être qu'un prince de la maison de Bourbon, +parce qu'elle seule était intéressée à empêcher le parti révolutionnaire +de profiter du coup qu'avait médité George en venant en France. + +Parmi les princes de la maison de Bourbon, il fit observer que le duc +d'Enghien était le seul dont la résolution de caractère et la position +de résidence pussent fixer les soupçons qu'avaient fait naître les +dépositions des compagnons de George. Il appuya son opinion particulière +de détails qu'il avait puisés dans la correspondance des agens de son +ministère, et fit prendre la mesure qui fut exécutée. Il était en France +à peu près le seul qui en avait le secret, et qui peut-être en +connaissait, ou du moins pouvait en prévoir l'issue. Il écrivit aux +envoyés diplomatiques près les princes de la rive droite du Rhin pour +justifier la violation de leur territoire. Cette formalité, je le veux +bien, était commandée par sa position; mais il faut convenir aussi qu'il +fit preuve de réserve dans cette occasion, car enfin il eût suffi d'un +mot jeté dans les salons de l'hôtel de Luines, qu'il fréquentait +assidument alors, pour faire échouer l'entreprise. + +Le premier consul, qui ne savait pas même qu'il existât un duc +d'Enghien, ne put voir dans le mouvement que se donna M. de Talleyrand +qu'un acte de dévouement à sa personne, car George et ses complices +n'avaient pas d'autre projet que de lui arracher la vie, et le ministre +ne pouvait avoir, dans le zèle qu'il mettait à les poursuivre, d'autre +but que de livrer au glaive de la justice tout ce qui pouvait avoir eu +part à cette tentative. Le duc d'Enghien n'était pas l'héritier de la +couronne; dans aucun cas, il ne pouvait y être appelé, et il n'y avait +pour l'empereur aucun avantage à se défaire de lui; il ignorait même +qu'il fût si près de Strasbourg; la police ne le savait guère mieux, car +à cette époque elle n'avait pas toutes les ramifications qu'elle eut +depuis. Ce qui se passait au-delà des frontières était uniquement +observé, rapporté et suivi par le ministère des relations extérieures. +La part que prit M. de Talleyrand à cette affaire ne contribua pas peu à +le préserver des atteintes de ses ennemis, qui s'efforçaient de le +présenter comme un agent de la maison de Bourbon. L'empereur, qui fut +très mécontent d'avoir été mal informé dans cette circonstance, ne +laissa jamais échapper le blâme contre qui que ce fût. Il savait tenir +compte des intentions que l'on avait eues; mais il faisait son profit +des erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux qui avaient voulu le +servir, afin d'éviter de nouvelles méprises à l'avenir. Indépendamment +de cet antécédent, qui pouvait être mis en ligne de compte, M. de +Talleyrand en avait d'autres. + +Il avait été l'agent principal de la détrônisation des Bourbons de +Naples, en 1805. Enfin c'était lui qui avait proposé celle de la branche +d'Espagne, qui avait été préparée de longue main. Ses partisans +prétendent qu'il a été étranger à cette conception, mais le bon sens +suffit pour voir qu'un traité qui décidait d'aussi grands intérêts ne +pouvait pas avoir été l'affaire d'un jour, et qu'avant d'avoir réglé les +prétentions en dédommagemens de tout ce qui perdait son existence à la +suite des changemens qui se préparaient en Espagne, il avait fallu bien +des négociations, d'autant plus que cette matière n'avait jamais fait le +sujet de notes écrites, qu'elle avait été traitée entre le prince de la +Paix et M. de Talleyrand, par le canal d'Izquierdo, agent de confiance +du ministre espagnol. + +La pièce que j'ai citée dans le volume IV montre d'ailleurs que c'est M. +de Talleyrand qui a suivi la négociation; c'est lui qui a demandé la +cession de territoire et insisté pour changer l'ordre de succession. +Mais ce n'est pas à cela que s'est bornée la part qu'il a prise à cette +affaire: non seulement il l'a conduite, mais, je ne crains pas de +l'affirmer, c'est lui qui en a donné l'idée. + +Après la bataille de Friedland, l'empereur m'avait donné le gouvernement +de Koenisberg et de toute la vieille Prusse. Avant l'action, M. de +Talleyrand était allé attendre à Dantzick les événemens et les ordres de +l'empereur, qui lui écrivit de Tilsit de venir s'établir à Koenisberg. Il +y vint; mais à peine était-il arrivé, qu'il reçut un courrier qui lui +apportait une lettre de l'empereur. J'avais moi-même reçu une dépêche +par laquelle ce prince m'ordonnait, de faire préparer un équipage de +pont qui existait à l'arsenal, de l'expédier par le canal, et de le +disposer de manière qu'il pût arriver à Tilsit avec la plus grande +célérité. Je fis part de mes ordres à M. de Talleyrand, qui me montra sa +lettre. L'empereur lui marquait, que: «Alexandre avait fait demander un +armistice de quelques jours; qu'il l'avait accordé; que depuis il lui +avait fait proposer une entrevue dont il ne se souciait que +médiocrement: il n'était pas encore décidé, cependant il réfléchirait; +mais si la paix ne se concluait sur-le-champ, son parti était pris, il +était décidé à passer le Niémen sans délai. Il était d'autant plus porté +à le faire, que les Russes n'avaient plus d'armée, tandis que les deux +tiers de la sienne ne s'étaient pas trouvés sur le champ de bataille de +Friedland.» Et il finissait par lui mander de se rendre près de lui. +L'empereur disait vrai; il n'y avait eu que trois corps d'engagés à +Friedland, et une seule division de cuirassiers, sans compter les +dragons et la cavalerie légère; et après la conclusion de la paix, +lorsque je fus chargé des affaires de France en Russie, je voyageai de +Tilsit à Pétersbourg avec les corps de la garde russe. Les officiers que +je vis, et que je questionnai, convinrent que, hormis la garde, ils +n'avaient, à proprement parler, plus d'armée, et d'après le calcul que +je faisais avec eux, l'empereur de Russie n'aurait pas pu nous opposer +plus de vingt-deux mille hommes de troupes régulières. Nous aurions +passé le Niémen; l'empereur pouvait le faire avec plus de cent cinquante +mille hommes. Nous n'étions qu'au 20 ou 22 juin, et la Pologne était +dans le délire de l'insurrection. Pendant mon séjour en Russie, j'ai +souvent eu occasion de me persuader que c'étaient ces considérations qui +avaient déterminé l'empereur Alexandre à solliciter la fameuse entrevue +du radeau de Tilsit. + +M. de Talleyrand, en recevant l'ordre de se rendre à Tilsit, et en +voyant ce que l'empereur me marquait dans la lettre qu'il m'écrivait, +hâta son départ tant qu'il put; il me disait: «Ne vous pressez pas de +faire partir votre pont, j'espère que l'empereur n'en aura pas besoin: +qu'irait-il faire au-delà du Niémen? Il faut lui faire abandonner cette +idée de Pologne. On ne peut rien faire avec ces gens-là; on n'organise +que le désordre avec les Polonais. Voilà une occasion de terminer tout +cela avec honneur; il faut la saisir, il faut même d'autant plus se +hâter, que l'empereur a une affaire bien plus importante ailleurs, et +qu'il peut faire entrer dans un traité de paix. S'il ne le fait pas, +lorsqu'il voudra l'entreprendre, il sera rappelé ici par de nouveaux +embarras, tandis qu'il peut tout terminer dès aujourd'hui. Il le peut +d'autant plus que ce qu'il projette est une conséquence raisonnable de +son système.» + +Dans le fait, comment admettre que M. de Talleyrand était étranger aux +affaires d'Espagne? En supposant même qu'il ait eu le projet de trahir +l'empereur en lui faisant faire la paix qui a été conclue à Tilsit, il +n'avait pas affaire à un insensé: l'empereur connaissait l'état de +l'armée russe, les Prussiens n'existaient plus que pour mémoire; notre +armée, à très peu de chose près, était intacte: dans cet état de choses, +qui pouvait arrêter l'empereur dans l'exécution de ce qu'il aurait +voulu? M. de Talleyrand se proposait cependant de le détourner de l'idée +de passer le Niémen et de rétablir la Pologne. Dès-lors, il dut +nécessairement lui expliquer ses motifs, et puisqu'il a été écouté, que +la paix a été faite, peut-on admettre que M. de Talleyrand ait négligé +de le prier de s'expliquer sur ses projets à venir avec l'empereur +Alexandre, dans un moment où il pouvait tout obtenir de ce prince? Le +peut-on, lorsqu'on sait qu'il ne se dissimulait pas que le concours +d'Alexandre était nécessaire pour ne pas voir se renouveler la guerre? + +Il n'y a pas d'esprit si borné qu'il soit qui ne voie que c'était folie +de renoncer aux immenses avantages de guerre qu'avait l'empereur, et +d'aller s'embarquer dans une entreprise comme celle d'Espagne, sans être +d'accord avec l'empereur de Russie, qui pouvait reprendre les armes dès +que nous nous serions retirés, et s'allier avec l'Autriche, qui +n'intervenait pas dans ce que l'on faisait à Tilsit. Si la paix qui fut +signée avait eu d'autres bases que celles sur lesquelles elle fut +conclue, on pourrait dire que la Russie était étrangère aux affaires +d'Espagne. Dans l'état d'impuissance où elle se trouvait, son monarque +venant lui-même traiter au quartier-général de l'empereur, et, au lieu +de supporter des sacrifices, partageant avec nous les dépouilles des +vaincus, il aurait fallu que nous fussions en démence, pour n'avoir pas +songé à des affaires que nous projetions, et mettre ainsi leur réussite +en problème, en n'y faisant pas participer la seule puissance qui +pouvait en traverser l'exécution. + +L'empereur de Russie, non-seulement ne perdit rien, mais obtint qu'on +rendît à son beau-père, le duc de Meklenbourg-Schwerin, ses États, qui +avaient été envahis. Il intercéda pour son allié le roi de Prusse, et +fit si bien, qu'on remit Guillaume en possession d'une partie des +provinces qu'il avait perdues. Il reçut pour lui-même un district qui +fut pris sur le territoire de ce prince. Bien plus, nous ne stipulâmes +rien pour les Turcs, qui avaient perdu la Valachie et la Moldavie en +s'armant pour nous. Il nous était facile de les comprendre dans la paix +que nous faisions. Nous avions le droit du plus fort et celui de +l'équité, qui nous permettaient bien de stipuler pour nos alliés, comme +les Russes le faisaient pour les leurs. Certainement toutes ces +transactions n'eurent pas lieu sans quelque retour de la part de +l'empereur Alexandre, qui, n'ayant rien à nous donner, nous dut porter +en compte ce que nous voulions faire. Si cela n'était pas ainsi, nous +serions inexcusables d'avoir abandonné les Turcs. Je ne m'expliquai +cette conduite de notre part que par ce qu'Alexandre me fit l'honneur de +me dire des entretiens qu'il avait eus avec l'empereur au sujet de la +Turquie, et de leurs projets à venir sur ce pays. Je pense bien que cela +n'aurait pas été absolument fait comme l'empereur de Russie l'espérait; +mais je n'avais pas d'instructions sur ce sujet. + +Assurément il énonça des projets sur les Turcs; l'empereur n'aura pas +manqué de lui parler des vues qu'il avait sur l'Espagne, avec la réserve +pourtant que mettent les souverains dans leurs relations. Il n'est pas +possible de supposer, la confidence n'eût-elle pas été entière, +qu'Alexandre ignorait les projets que l'empereur avait formés sur +l'Espagne. Assurément, s'il n'avait été question que d'un simple +arrangement, nous n'eussions pas laissé prendre sur nos alliés les +avantages que nous abandonnâmes aux Russes. D'un autre côté, on ne dut +pas chercher à donner le change à l'autocrate sur les vues qu'on avait +au sujet de la péninsule; car à quoi bon? Il ne pouvait être dupe de +l'artifice; il savait que la maison d'Espagne avait hérité de tous les +droits de Philippe V, et que tant que ses descendans régneraient, +l'ouvrage de la révolution française serait incertain. Il savait qu'il +suffirait _des entreprises_ d'un prince belliqueux, que le hasard +pouvait faire naître en Espagne, pour tout remettre en compromis. +L'histoire ne nous apprend-elle pas que, lorsque Louis XV, encore +enfant, fut attaqué de la petite-vérole, le roi Philippe V crut qu'on +lui cachait le danger de son neveu, et se prépara à passer en France +pour revendiquer ses droits à la couronne? Je crois avoir démontré qu'il +n'est pas vraisemblable que la Russie ait été étrangère aux changemens +projetés en Espagne. Dès-lors M. de Talleyrand ne pouvait les ignorer; +autrement il faudrait convenir qu'il a joué un triste rôle à Tilsit, ce +que personne n'a jamais dit. + + + + +CHAPITRE III. + +Suite du chapitre précédent.--Petite spéculation de M. de Talleyrand et +du prince de la Paix.--Félicitations que m'adresse le premier de ces +diplomates.--La constance qu'il avait mise à poursuivre les Bourbons +permettait bien de croire tout rapprochement impossible. + + +Un autre fait encore qui vient à l'appui de mon assertion est celui-ci. +C'est sur la conscription qui fut levée à la suite de la bataille +d'Eylau, que l'on prit la portion de troupes dont on composa les corps +qui s'approchèrent de l'Adour et du Roussillon dans le cours de l'été +suivant. Cette direction indiquait déjà leur destination ultérieure. Eh! +qui en France pouvait avoir démontré la nécessité d'une expédition de ce +genre? Qui pouvait avoir averti des dangers qui seraient quelque jour +dans le cas de menacer cette partie de nos frontières, si ce n'est le +ministre des relations extérieures? Qui a pu rendre compte à l'empereur +des dispositions secrètes du prince de la Paix? Qui a pu mettre sous ses +yeux la proclamation que ce favori adressa aux Espagnols? Personne, +assurément, si ce n'est le ministre des relations extérieures. Je +terminerai par une dernière observation. Sur quoi repose au fond le +traité de Fontainebleau? Sur les notions fâcheuses que le prince de la +Paix avait données à diverses reprises, au sujet des dispositions +hostiles que nourrissait contre la France le prince des Asturies. Ce +malheureux, qui cherchait à se faire une position qui le mît à l'abri +des vengeances dont le menaçait l'héritier du trône, appela vivement +l'attention du cabinet des Tuileries sur les machinations que Ferdinand +ne cessait d'ourdir contre le roi Charles IV. Il annonçait que, si l'on +tardait à prendre un parti contre ce prince, ou quelques dispositions +relatives au pays, il ne répondait de rien, que la première conséquence +de l'avènement du prince des Asturies à la couronne serait un changement +de politique de la part de l'Espagne. Entre des communications +semblables et la conclusion d'un traité comme celui de Fontainebleau, il +a dû y avoir bien des propositions et des réponses. Quelle que soit +l'impudence d'un ministre, il y a bien du chemin à faire avant de +consentir, ou même de proposer de livrer ses maîtres, ou du moins +d'abuser de la confiance qu'ils lui ont accordée pour les effrayer +d'abord sur les dangers qu'il leur avait attirés, et les porter ensuite +à se retirer dans leurs possessions d'Amérique, afin de venir plus +librement recevoir le prix de sa trahison; car enfin le prince de la +Paix s'était engagé à faire partir le roi Charles IV avec sa famille +pour le Mexique, à l'exemple du prince de Portugal, qui avait fait voile +pour le Brésil. Il devait l'accompagner jusqu'à Séville, le quitter +ensuite clandestinement, et aller jouir de la principauté des Algarves. +C'est en effet la proposition qu'il fit dans le conseil à Aranjuez, +d'abandonner l'Espagne pour se retirer au Mexique, qui décida le +mouvement à la tête duquel se mit le prince des Asturies. + +Quand on considère le temps qu'il a fallu pour arriver jusqu'à convenir +de tous ces faits, et que l'on reporte ses réflexions à l'époque où les +affaires d'Espagne ont commencé, on est bien forcé de reconnaître +qu'elles n'ont pu être conçues et mises à exécution que sous le +ministère de M. de Talleyrand. S'il n'en avait pas été ainsi, il aurait +fallu que l'on eût établi une négociation directe à côté de ses offices +ordinaires, et assurément il l'aurait traversée tant qu'il aurait pu, +jusqu'à ce qu'il eût fait abandonner la partie au diplomate intrus; cela +eût été dans son devoir et dans son droit sous tous les rapports. + +J'admets que l'entreprise sur l'Espagne n'ait été qu'une conception +sortie du cerveau de l'empereur; mais ce prince n'a pu l'exécuter sans +des démarches préliminaires, sans développer ses idées, et les faire +adopter aux hommes qui, par état, se trouvaient obligés de les élaborer +tant en Espagne qu'en France. Or, quel était parmi nous celui qui +convenait le mieux à une négociation qui n'admettait pas d'écriture, et +qui cependant exigeait une grande activité de correspondance? Celui, +assurément, qui, depuis dix ou douze ans, avait présidé à toutes les +transactions qui avaient eu lieu entre la France et l'Espagne; celui +enfin qui avait consolidé le crédit du prince de la Paix, avec lequel il +avait eu une série d'antécédens de toute espèce. Personne autre en +France ne pouvait être chargé d'une semblable négociation; car quels +documens donner à un homme qui aurait eu à débuter par une ouverture +dont le dernier des hommes se serait trouvé blessé? Plus je réfléchis à +tout ce qui a dû précéder la conclusion du traité de Fontainebleau, plus +je reste convaincu que le projet de changer la dynastie d'Espagne est +une conception dont le mérite appartient tout entier à M. de Talleyrand +et au prince de la Paix. Elle a été enfantée en commun par ces deux +diplomates, et n'a été soumise à l'empereur que lorsqu'on a pu lui +démontrer la facilité de son exécution. Je développerai ce qui me porte +à le croire. L'empereur, en suivant, après la bataille de Friedland, le +projet qu'il avait de rétablir la Pologne, pouvait compter sur le +succès. Il n'a sûrement pas abandonné cette grande entreprise afin d'en +tenter une autre, sans que la réussite de celle-ci lui en ait été +démontrée, c'est-à-dire sans s'être fait rendre compte de tout ce que +l'on avait fait pour la mener à fin. + +Si l'idée des changemens projetés en Espagne était venue de l'empereur, +il aurait encore eu bien plus de facilité pour les exécuter après avoir +rétabli la Pologne, qui seule eût été en état de contenir ce qui serait +resté de puissance à l'empire russe; l'Autriche n'était pas en état de +s'opposer à ce que l'on voulait faire au-delà des Pyrénées. On peut donc +avancer, en supposant que telle eût été l'arrière-pensée de l'empereur, +qu'il y eut un levier qui mit l'entreprise en mouvement plus tôt qu'il +ne le voulait; ce levier était le prince de la Paix, qui, se trouvant +sur un brasier à Madrid, hâtait, autant qu'il était en lui, la perte de +ses maîtres, pour échapper lui-même à sa ruine. Il était sur la brèche, +appelait au secours, et prétendait qu'il ne pouvait plus tenir, que la +France perdrait l'Espagne, s'il perdait son crédit. Placé dans la +terrible position où il était, il exagérait le danger pour hâter le +remède, et il consentit à tout ce qu'on lui proposa. Or un homme comme +M. de Talleyrand, qui connaissait la situation et les moyens du prince +de la Paix, n'a pas dû manquer de lui imposer des conditions analogues +aux embarras qu'il éprouvait. + +Parmi toutes les raisons qui portaient M. de Talleyrand à ne point +abandonner le prince de la Paix, il y en avait plusieurs qui étaient +peut-être des motifs pour le perdre, et c'est le cas de citer une +anecdote qui est peu connue. Après le retour d'Égypte, lorsque le +premier consul fut devenu le chef de l'État, il trouva un arrangement +qui avait été fait entre la France et l'Espagne; cette dernière +puissance s'était engagée à payer à la première, pendant toute la durée +de la guerre, une somme de 5,000,000 par mois. + +Le pitoyable état dans lequel étaient nos finances obligea le premier +consul à laisser subsister cet état de choses; mais après la bataille de +Marengo, lorsque l'ordre commença à se rétablir, il ordonna à M. de +Talleyrand d'écrire en Espagne que la France n'ayant plus besoin de cet +argent, il renonçait au droit qu'il avait de l'exiger, et en faisait la +remise au roi Charles, comme un témoignage du désir qu'il avait de ne +point être à charge à ses alliés. + +M. de Talleyrand désapprouva la résolution, et fit observer au premier +consul que, si, au lieu défaire la remise, de la somme entière, il +commençait par ne se désister que de la moitié, cela ferait plus +d'effet. On montrerait la progression de l'amélioration des affaires, +et, de plus, on aurait le mérite d'avoir été attentif à observer le +moment où il avait été possible de se passer d'un secours onéreux à +Charles IV. Le premier consul adopta cette idée, et donna en conséquence +l'ordre de commencer par faire la remise de 2,500,000 francs par mois. +Il s'imaginait que ses intentions avaient été suivies; il n'en était +rien: cependant l'Espagne continua à payer en entier le subside, et ce +ne fut qu'après la paix de Lunéville, lorsqu'il ordonna de faire la +remise de la seconde partie, qu'elle cessa le paiement des 5,000,000 que +lui avait imposé le traité de Bâle. Le trésor public, ne recevant plus +rien d'Espagne, avait rayé cet article de ses registres; il n'y avait +plus de moyens de fraude, on n'osa pas continuer à percevoir le tribut. +Le trésor ne touchait que les 2,500,000 francs autorisés par l'empereur; +cependant l'Espagne avait continué de payer les 5,000,000 stipulés. Que +devenait la différence? comment se faisait la fraude? Nous allons +l'expliquer. + +Si l'empereur, au lieu de diviser la remise en deux parties, l'eût faite +en une fois, il n'y aurait pas eu de moyens de friponner, parce que le +trésor d'Espagne n'aurait eu aucun paiement à faire à celui de France. +M. de Talleyrand n'eût pas pu se dispenser d'écrire à Madrid dans le +sens des ordres qu'il avait reçus, ni même d'en parler à l'ambassadeur +de cette puissance à Paris: autrement il se serait exposé aux plus +fâcheuses conséquences, si l'empereur en avait parlé lui-même à cet +ambassadeur, comme cela pouvait arriver. D'un autre côté, s'il n'avait +pas fait part des intentions du premier consul, et que l'Espagne eût +continué à payer la totalité du subside, le trésor en aurait tenu +compte, et non seulement le premier consul aurait vu qu'il n'avait pas +été obéi, mais M. de Talleyrand n'y aurait rien gagné. Le prince de la +Paix était à Madrid dans la même situation. Si M. de Talleyrand avait +dit un mot à l'ambassadeur de France à Madrid, celui-ci pouvait en +parler au roi, et il devenait impossible au prince de la Paix de +s'approprier un écu. + +Comme il était puissant et disposait de tout, il n'y avait que ce prince +qui pût se prêter à laisser sortir des coffres d'Espagne 5,000,000 par +mois pour n'en faire entrer que deux et demi dans ceux de France. Au +surplus, il n'était pas homme à laisser divertir le reste sans en +retenir sa part. Il y était d'autant moins disposé, qu'on ne pouvait +rien faire sans lui. La négociation se fit sûrement entre les deux +ministres par le canal de quelques agens du prince de la Paix qui se +trouvaient continuellement à Paris. Quelle fut la part que chacun se +fit? je l'ignore; mais l'empereur connaissait cette friponnerie, qu'il +m'a lui-même racontée. Or, l'on conviendra qu'il ne pouvait pas désirer +des antécédens plus convenables pour faire négocier avec le prince de la +Paix ses projets sur l'Espagne (si l'idée lui en appartient). MM. de +Talleyrand et Godoy avaient réciproquement un égal besoin de se ménager, +et peut-être de se perdre. Ils étaient les deux seuls hommes qui, sans +craindre de se blesser, pouvaient se proposer mutuellement à discuter +tout ce qui était relatif à des affaires de la nature de celles +d'Espagne. Le premier avait toute sorte de raisons pour voir avec +plaisir l'élévation du second au suprême pouvoir. Loin de lui nuire, +cela passait l'éponge sur tout ce qui avait eu lieu entre eux deux, et +arrangeait sa position présente et à venir, à moins qu'il n'eût trouvé +une occasion de le perdre sans retour. Cette circonstance de la +dilapidation de la moitié du subside de l'Espagne est une de celles qui +ont fait le plus de tort à M. de Talleyrand dans l'esprit de l'empereur. +Quoique bien informé des détails de cette affaire, il continua à +l'employer, parce que, comme il le disait, ce diplomate avait un côté +utile. + +C'est en vain que les amis de M. de Talleyrand, et lui-même, voudraient +faire croire qu'il a été étranger à cette entreprise. À la vérité, on a +répandu avec affectation qu'il n'y avait eu aucune part; lui-même a imbu +de cette idée le corps diplomatique qui était resté à Paris pendant que +l'empereur s'était rendu à Bayonne, où il avait emmené le ministre des +relations extérieures, M. le duc de Cadore. Ces messieurs du corps +diplomatique rendirent compte à leurs cours de ce qui se disait à Paris, +et ajoutèrent à leur rapport que M. de Talleyrand était étranger, opposé +même à ce qui se faisait. Il caressa cette opinion, l'accrédita avec +persévérance, parce qu'elle était de nature à faire désirer son retour +au ministère; mais il est si vrai qu'il avait eu la première part à tout +ce qui était relatif à cela, que, lorsque le prince des Asturies et son +frère l'infant don Carlos, partirent de Bayonne pour se rendre à +l'endroit qu'ils devaient habiter, l'empereur lui fit donner l'ordre +d'aller les recevoir à Valençay, et d'y rester quelque temps avec eux. +Il y fut, et chargea le major Henry, qui revenait nous joindre, de me +dire mille choses amicales de sa part. «Vous direz au général Savary, +ajouta-t-il en congédiant le major, que l'on n'a jamais tiré un meilleur +parti d'une affaire gâtée, que celui qu'il a tiré de celle-ci; je lui en +fais mon compliment, il a évité de bien grands maux.» + +M. de Talleyrand ignorait ce que j'avais été faire en Espagne, et il +n'en voyait que le résultat; mais il convenait par ses félicitations +qu'il y avait eu un autre projet qui devait être exécuté d'une autre +manière. Il est vrai que les choses auraient pris une bien autre +tournure, si le roi et la famille royale fussent tout simplement partis +pour l'Amérique. C'était de cette manière que M. de Talleyrand avait +conçu et préparé la chose; c'est pour cela qu'il se disait étranger à ce +qui se faisait en Espagne. Vraisemblablement il aura parlé dans ce +sens-là autour des princes pendant son séjour à Valençay; mais il ne +faut rien en conclure, sinon qu'ayant été éloigné des affaires, il était +désintéressé à leur réussite, et qu'il y avait plus d'avantage pour lui +à se ranger du côté de l'opinion qui désapprouvait cette entreprise, que +de chercher à la justifier; mais un homme sensé qui a connu l'intérieur +de l'administration de la France à cette époque, ne peut pas, sans faire +tort à son jugement, douter de la part directe et immédiate que M. de +Talleyrand a eue aux changemens de dynastie en Espagne. Dans cette +occasion encore, il fut un des ardens destructeurs de cette branche de +la maison de Bourbon, comme il l'avait été de celle qui régnait à Parme, +puis en Toscane, après que ce pays avait été donné à l'infant de Parme, +au fils duquel M. de Talleyrand le fit encore arracher. En général, il +était de l'opinion qu'il n'y avait rien d'assuré pour la dynastie de +l'empereur tant qu'il existerait une branche de Bourbon, n'importe où. + +En ajoutant à toutes ces considérations les inconvéniens de la position +personnelle de M. de Talleyrand, qui était prêtre marié, on se +convaincra qu'il y avait peu d'hommes aussi intéressés que lui à croiser +les événemens qui suivirent d'aussi près le départ de l'impératrice. + +Une foule d'autres détails qui ne m'étaient pas inconnus semblait lui en +faire une loi. Indépendamment des gages que semblait avoir donnés M. de +Talleyrand en faveur d'un ordre de choses qui protégeait l'arrangement +de sa vie, il est à observer que, pour prendre un parti violent contre +lui, il fallait un peu plus que des préventions; car enfin il était un +des premiers personnages de l'État. En supposant même que j'eusse été +saisi d'un fait à sa charge, je n'aurais pu prendre des mesures contre +lui sans m'y être auparavant fait autoriser par le conseil de la +régence, et en son absence par le prince Joseph; mais ni l'un ni l'autre +n'eussent voulu me laisser agir contre M. de Talleyrand avant d'avoir +entendu les motifs et reconnu la nécessité d'une pareille démarche. +Chacun d'eux pouvait se trouver dans le même cas; la cause de M. de +Talleyrand dans celui-ci devenait celle de chacun d'eux. Si je m'étais +permis de le faire arrêter de mon autorité privée, l'on aurait jeté de +beaux cris contre moi, et on aurait eu raison. Néanmoins, si j'avais été +saisi d'un commencement de délit un peu saillant, je n'aurais pas +balancé. Si les journaux anglais, par exemple, en rendant compte de +l'arrivée de l'émissaire envoyé auprès de M. le comte d'Artois, qui +était alors à Vesoul, n'eussent pas estropié le nom de manière à ne pas +me le laisser reconnaître, j'aurais sur-le-champ pris un parti, parce +que je connaissais assez d'antécédens au personnage pour ne pas douter +que, quand bien même il n'aurait pas été expédié par M. de Talleyrand, +celui-ci ne pouvait pas ignorer son départ ni l'objet de son voyage. + +Faute de ce renseignement, je restai dans la réserve, d'autant plus +qu'en réfléchissant à tout ce qui m'avait été dit sur les espérances +dont se flattaient les personnes attachées anciennement à la maison de +Bourbon, je ne pouvais douter que ce n'était que du vent qui agitait un +peu de poussière. En effet, de tous les points de la France qui ont été +arrosés du sang répandu dans nos querelles intestines, et où le parti +royal avait encore des racines, il ne revenait aucun rapport digne de +l'attention des autorités. Là, ainsi que partout, on était résigné à se +soumettre aux événemens, qui ne pouvaient pas tarder à se prononcer. + + + + +CHAPITRE IV. + +Les voeux secrets de M. de Talleyrand étaient pour la régence.--Je suis +sur le point de me rendre près de l'empereur.--Considérations qui me +retiennent.--Arrivée de l'empereur à la cour de France.--Il envoie +Caulaincourt à Paris.--Motifs probables du refus de mes services.--M. +Tourton, ses protestations et ses actes.--Artifices de +Talleyrand.--Bourienne et le duc de Raguse. + + +En réfléchissant que ce ne fut que le 22 mars que l'on sut à Paris la +rupture des conférences de Châtillon-sur-Seine, et que c'est le 30 que +les alliés entrèrent dans cette capitale, on voit aisément que les +conspirateurs avaient été pris sur le temps, qu'ils n'avaient pu asseoir +leurs idées, convenir de leurs faits. Or, dans cette situation vague, ce +qu'il y avait de mieux à faire était d'attendre que les véritables +intentions des alliés se dessinassent. M. de Talleyrand était trop +habile pour ne pas le voir, trop prudent pour risquer une tentative qui +n'eût rien décidé; car, s'il l'avait fait, le bon sens lui eût tout au +moins conseillé de se cacher à Paris le jour où il reçut l'ordre d'en +partir, au lieu de venir demander que je l'autorisasse à rester. Ce +parti était d'autant plus simple, qu'il ne s'agissait que de gagner +quelques heures. J'ai su depuis que son projet, en éludant l'ordre de +s'éloigner, était de travailler en faveur de la régence: il l'avait +confié à quelqu'un qui me l'a rapporté, et qui le savait avant de partir +pour Blois[3]; et l'on verra combien peu il s'en fallut qu'il ne vînt à +bout de ce qu'il avait projeté. Son intérêt, de toute manière, devait le +porter à tâcher de faire adopter la régence; avec cet ordre de choses, +il gardait tous ses avantages, ainsi que les hommes de la révolution; il +échappait aux tracasseries continuelles qui lui avaient été suscitées +dans les deux dernières années du règne de l'empereur; il évitait les +inconvéniens dans lesquels il ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard +après le retour de la maison de Bourbon; et si l'installation du +gouvernement de la régence n'était pas accompagnée de mesures +personnelles contre l'empereur, ce qui était vraisemblable, il avait +encore l'avantage de pouvoir contribuer au retour de ce prince au +gouvernement. Il pouvait par conséquent refaire la position qu'il avait +perdue en quittant les relations extérieures. + +Le ballottement de toutes ces idées remplissait mon esprit; mais je +suppose que je ne me fusse pas arrêté à ces considérations, et qu'au +lieu de lui intimer l'ordre de partir, j'eusse employé la force et fait +conduire M. de Talleyrand à Blois, le retour de la maison de Bourbon +n'en eût pas moins eu lieu, car il ne manquait pas à Paris de gens qui +ne demandaient que du mouvement et des places. On était las de ce qu'on +avait, au point qu'il semblait qu'un cosaque devait être un Washington; +l'expérience des détrônisations était connue de tant d'intrigans, que +l'empereur de Russie en aurait trouvé cent pour un. Qu'aurais-je eu à +répondre, si, après avoir emmené M. de Talleyrand de mon propre +mouvement, ce qui a eu lieu fût arrivé? N'aurait-on pas eu le droit de +dire, et l'empereur le premier: «Parbleu! voilà un ministre de la police +qui est un fier imbécille: il s'est avisé de devenir l'ennemi de M. de +Talleyrand, dans le moment même où celui-ci était forcé de servir +l'empereur pour se sauver. Dans son zèle aveugle, il emmène de Paris +l'homme qu'il aurait dû y envoyer, s'il n'y avait pas été. Si le sens +commun ne lui indiquait pas ce qu'il avait à faire, il ne devait pas du +moins donner une pareille extension à son autorité. De quel droit se +permet-il d'arrêter un dignitaire, sans l'ordre de l'empereur, surtout +lorsqu'il a rendu compte au souverain de tout ce qu'il pressentait, et +qu'il n'en a reçu aucune direction particulière?» + +J'aurais passé pour un ignorant, un présomptueux, si l'on n'eût osé +m'accuser de pis. L'empereur ne m'eût jamais pardonné de n'avoir pas été +plus pénétrant. Combien de fois n'a-t-il pas réprimandé la police pour +avoir arrêté des individus sur de simples présomptions! On conviendra +que la situation dans laquelle je me trouvais était assez délicate pour +que je pesasse mes déterminations. J'avais, comme je l'ai dit, demandé à +l'empereur de me nommer son commissaire à Paris, dans le cas où les +ennemis y entreraient; mais il m'avait répondu de suivre l'impératrice, +si les événemens obligeaient cette princesse de sortir de la capitale. +Les circonstances difficiles où nous étions, l'ordre positif du chef de +l'État, devaient me rendre circonspect. + +Je crus avoir fait tout ce que je pouvais dans la latitude qui m'avait +été laissée, et je ne pense pas aujourd'hui même avoir manqué au moindre +de mes devoirs. Je m'acheminai donc vers Orléans; je joignis à Étampes +le grand-juge, M. Molé, qui avait aussi pris cette route pour éviter les +encombremens qui obstruaient celle de Versailles, Rambouillet et +Chartres. Nous nous communiquâmes nos tristes pressentimens, qui ne +tardèrent pas à se réaliser. + +On m'amena au milieu de la nuit un courrier qui portait à l'impératrice, +qui était encore à Rambouillet, l'ordre de se rendre à Blois. Ce +courrier m'apprit qu'il avait quitté l'empereur, dans l'après-midi, à +Fontainebleau, où il venait d'arriver avec M. de Caulaincourt, et qu'il +était reparti sur-le-champ pour Paris, où toute l'armée se rendait, mais +que la tête n'en était encore arrivée qu'à Montereau. Mon premier +mouvement fut de partir pour aller rejoindre l'empereur, mais je +réfléchis bientôt qu'il pouvait devenir nécessaire de prendre diverses +mesures à Blois ou à tout autre lieu dans lequel s'arrêterait +l'impératrice; j'abandonnai cette idée pour me conformer à l'ordre que +j'avais de me rendre auprès de cette princesse. Je me résignai d'autant +plus aisément, qu'en comparant l'heure à laquelle le courrier avait +quitté l'empereur à Fontainebleau avec ce qui avait dû se passer à Paris +avant qu'il pût y arriver, il me fut facile de juger qu'il en serait +informé avant que je l'eusse joint, ce qui effectivement eut lieu. Je +continuai donc mon chemin sur Orléans, puis sur Tours, où je croyais +l'impératrice, parce que je présumais que le courrier l'aurait trouvée +partie de Rambouillet, et n'aurait pu l'atteindre qu'à Tours, qui était +sa première destination. Je me trompai et fus obligé de revenir à Blois, +où j'arrivai avant elle. + +Il s'est passé des choses si peu importantes à Blois, en comparaison de +celles qui se préparaient à Paris, qu'il est naturel de commencer par le +récit de celles-ci. + +L'empereur poussa jusqu'au lieu appelé la Cour de France: c'est le +second relais de poste en partant de Paris par cette route; il y a de ce +point à la barrière à peu près trois lieues. Il rencontra à la Cour de +France le général Hullin, qui venait de Paris, d'où il était parti après +la signature de la capitulation que le maréchal Marmont avait conclue +avec les ennemis. Il apprit de cet officier-général que la capitale +était rendue, que les troupes françaises devaient l'évacuer le soir, et +que les ennemis en prenaient possession le lendemain. On ne peut se +faire une idée de l'impression que cette nouvelle fit sur lui. Il avait +prévu la marche que les ennemis pouvaient faire sur Paris, il l'avait +dit au corps des officiers de la garde nationale avant de partir +lui-même pour l'armée. Il les avait prévenus qu'il ne leur demandait de +se défendre que quelques jours, pour lui donner le temps d'accourir. Il +avait tenu parole, puisque Paris n'était attaqué que depuis le matin, et +qu'avant la fin du jour il était déjà aux portes suivi de l'armée +entière; mais au lieu de se défendre quelques jours, on ne se défendit +pas quelques heures. En effet, midi n'était pas sonné qu'on avait déjà +pris la résolution de capituler; tout cela ne peut s'attribuer qu'à la +lâcheté des uns et à l'aveugle empressement des autres de s'en remettre +à la générosité des ennemis. L'empereur, après la rupture des +conférences de Châtillon, avait, comme je l'ai dit, fait un mouvement +vers les places de Lorraine avec toute son armée; il apprit en chemin +celui que la grande-armée des alliés avait fait sur Paris. Il vint de +suite, du point où il se trouvait, pour forcer le passage de la Marne à +Vitry-le-François; mais les ennemis avaient pourvu à la défense de cette +place, il aurait perdu trop de temps pour l'emporter. Il renonça à +l'immense avantage qu'il y aurait eu pour lui à revenir sur Paris par +les derrières de l'armée ennemie, dont il avait coupé la ligne +d'opérations, et il prit le chemin le plus sûr, en suivant les rives de +la Seine. Il n'avait pas perdu de temps; si Paris s'était défendu +seulement deux jours, son armée y entrait, et on sait comme il menait +les choses. Il n'aurait pas craint de faire ouvrir les arsenaux au +peuple; sa présence eût enflammé la multitude, il eût imprimé une +direction convenable à son élan, et l'on eût vu sans doute imiter +l'exemple de Saragosse, ou plutôt les ennemis n'auraient rien tenté: +car, indépendamment de ce que l'empereur était pour eux une tête de +Méduse, on sut plus tard que, dans le combat qui avait précédé la +reddition de la capitale, ils avaient brûlé la presque totalité de leurs +munitions. Il y a de quoi verser des larmes de sang au souvenir de +pareilles choses. + +La situation de l'empereur était déchirante; il arrivait en toute hâte à +Paris, mais les corps des maréchaux Mortier et Marmont en sortaient pour +prendre une position sur la route de Fontainebleau; il n'avait avec lui +que M. de Caulaincourt et M. de Saint-Agnan, l'un de ses écuyers. Il +envoya le premier à Paris avec des pouvoirs illimités; il le chargea +d'exercer les fonctions de son commissaire dans la capitale pendant le +séjour qu'y feraient les ennemis, et retourna à Fontainebleau. L'armée +ne tarda pas à déboucher. Il réunit la garde qui était en tête, la passa +en revue, lui donna connaissance des événemens qui avaient eu lieu, et +lui annonça l'intention de marcher en avant. «Soldats, dit-il à ces +braves, l'ennemi nous a dérobé trois marches, et s'est rendu maître de +Paris; il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels +nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints aux +ennemis; les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons +de vaincre ou de mourir et de faire respecter cette cocarde tricolore +qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de +l'honneur.» La proposition fut accueillie par des acclamations +générales, et la garde alla se placer en deuxième ligne derrière la +rivière d'Essone. + +La mesure qu'avait prise l'empereur, d'envoyer M. de Caulaincourt pour +traiter à tout prix, était certainement ce qu'il y avait de mieux à +faire; mais le duc de Vicence était de tous les hauts fonctionnaires +celui qui avait eu le moins de rapports avec les administrations de +détails de cette grande ville, qui allait décider du sort de l'État. Je +connaissais la puissance d'opinion de ces petites administrations sur le +peuple, et c'était pourquoi j'avais appelé l'attention de l'empereur sur +la nécessité de désigner à l'avance ce commissaire, en lui offrant mon +dévouement. C'était le devoir d'un ministre de la police sous tous les +rapports; si l'empereur n'avait pas de confiance en moi, il fallait +qu'il m'éloignât sur-le-champ du ministère, au lieu de compromettre les +intérêts de tant de monde à la fois. + +Je ne m'abusai point sur les motifs du refus que j'essuyai. Ce n'était +pas manque de confiance dans mon savoir-faire, l'empereur, mieux que +personne, avait pu quelquefois en juger dans les négociations dont il +m'avait chargé; ce ne pouvait pas être non plus manque de confiance dans +mon habileté militaire, puisque de tout ce qu'il avait laissé à Paris +d'hommes de cette profession, j'étais celui qui s'était trouvé le plus +souvent sur les mémorables champs de bataille dont le souvenir nous +reste seul pour la consolation de la fin de notre histoire. À l'armée, +l'empereur m'employait à tout; j'étais celui de ses aides-de-camp de +l'activité ou de la santé duquel il abusait le plus. J'avais été tant de +fois grondé, que j'étais devenu prudent et expert. Il fallait que +l'empereur l'eût jugé ainsi, puisqu'il me fournit quelques occasions +d'acquérir de la gloire dans des commandemens en chef où j'étais +tout-à-fait hors de sa main; j'avais été assez heureux pour ne pas +tromper son attente, ou du moins la fortune avait couronné mes +combinaisons. C'est après l'affaire que j'eus à Ostrolenka qu'il me +donna le cordon de la Légion-d'Honneur avec une pension viagère de vingt +mille francs; c'était enfin dans l'armée que j'avais obtenu les honneurs +dont j'avais été comblé. Néanmoins il plaça ailleurs sa confiance. Il ne +me fut pas difficile de voir d'où le coup partait. + +Dans la situation où se trouvait l'empereur, toutes les facultés de son +esprit étaient absorbées par les soins qu'exigeait l'armée, dont il +était l'âme. Je l'avais vu moi-même dans des circonstances bien moins +cruelles, en faisant la guerre près de lui: il se livrait exclusivement +aux combinaisons militaires, et accordait peu ou point d'attention aux +affaires administratives, qu'il abandonnait aux fonctionnaires +respectifs qui le suivaient. J'avais reçu de Troyes, après le combat de +Brienne, l'ordre de prendre diverses mesures qu'assurément il n'avait +pas imaginées. Il en fut de même dans cette occasion, ou peut-être +encore pis; du moins je l'ai conjecturé. J'ai pensé qu'il avait donné +connaissance à quelqu'un des personnages qui le suivaient, de la +proposition que je lui avais faite de me laisser à Paris au moment de +l'arrivée des ennemis, et que celui-ci, qui avait déjà arrêté ma chute, +l'en avait détourné en lui observant que j'étais un homme au-dessous de +ce que je proposais, que je me mettrais à la discrétion de M. de +Talleyrand, qui déjà me tenait sous le charme. Ces détestables +insinuations seules ont pu empêcher l'empereur de me donner la confiance +que méritait le zèle que je montrais pour lui dans un moment où chacun +commençait à l'abandonner. + +Combien de fois, pendant le cours de cette campagne, j'ai regretté de +n'avoir pas été appelé à l'administration quelques années plus tôt! J'y +aurais atteint cette force morale que donne la puissance d'opinion, et à +coup sûr j'aurais su m'en servir utilement. + +Comme le jugement de l'empereur était essentiellement mathématique, il y +avait une marche simple à tenir avec lui, c'était d'être pur et vrai +dans tout ce qu'on lui rapportait ou qu'on lui proposait; +malheureusement, pendant les deux dernières années de son gouvernement, +il ne fut entretenu qu'au gré des petites passions et des misérables +intrigues qui pullulaient autour de lui. Les maréchaux Bessières et +Duroc pensaient comme moi à cet égard; nous avons souvent gémi ensemble +de ce qui se passait sous nos yeux. + +Arrivé à Paris, M. de Caulaincourt prit connaissance de l'état des +choses avant de se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre, +qui était à Bondy (le premier relais de poste sur la route de +Strasbourg). M. de Talleyrand, qui était parti de Paris d'après l'ordre +qu'il avait reçu de suivre les traces de l'impératrice, y était rentré, +et il m'a été rapporté[4] qu'il avait été arrêté en chemin par M. +Tourton, chef d'état-major de la garde nationale, qui se trouvait à la +tête de ce corps par suite du départ du maréchal Moncey, qui en était le +commandant en chef, et de celui de M. de Montesquiou, qui en était le +commandant en second. C'était, m'a-t-on raconté, un arrangement convenu +entre eux, ce qui prouverait encore que M. de Talleyrand n'était fixé +sur rien, et n'osait pas même prendre sur lui de rester, sur le théâtre +des grands événemens. La fatalité qui poursuivait l'empereur était telle +que l'on avait ordonné aux divers chefs de légions de la garde nationale +qui étaient pourvus de charges de cour ou d'emplois publics, de suivre +l'impératrice, qui n'avait nul besoin d'eux, au lieu de les laisser à +Paris pour diriger leurs subordonnés, quoique ce fût pourtant cette +considération qui avait déterminé l'empereur à les placer à la tête de +la garde nationale. Dès qu'ils furent partis, on pourvut à leur +remplacement, et on fit tomber les choix sur des hommes d'opinions +opposées; on se donna ainsi les moyens d'exécuter ce que l'on voulait +faire. + +M. Tourton oublia tout ce qu'il devait personnellement à l'empereur, qui +lui avait fait des avances considérables dans une circonstance où +l'honneur de sa maison était compromis, avances qui n'étaient pas encore +remboursées lorsqu'il s'arma contre lui. + +M. de Talleyrand, étant rentré dans Paris, songea à s'y faire une +position qui mît l'empereur Alexandre hors d'état de se passer de lui +pour l'exécution des projets qu'il lui connaissait; il fit sur-le-champ +appeler les hommes de mouvement que renfermaient les diverses classes de +la société, et il ne rencontra d'opposition nulle part, puisqu'il y +avait absence totale de tout ce qui pouvait faire apercevoir l'influence +de l'empereur. M. de Talleyrand reconnut les moyens qu'il avait, +organisa sur le papier une administration provisoire, mais ne se +prononça point avant de savoir ce que l'empereur de Russie se proposait +décidément de faire. Il passa toute sa soirée chez le duc de Raguse, à +sa maison de la rue de Paradis, faubourg Saint-Denis, où le maréchal +était encore, ayant toute la nuit pour évacuer Paris, où les ennemis ne +devaient entrer que le lendemain. Plusieurs amis de Marmont y étaient +aussi. M. de Talleyrand savait bien que, quoi que l'empereur Alexandre +voulût tenter, il ne pourrait pas y concourir de manière à s'assurer les +avantages qu'il cherchait, s'il ne disposait d'une partie de l'armée, +qui se trouvait être la seule puissance physique et morale qui restât à +l'empereur. Il ne se dissimulait pas que, tant qu'elle serait entière, +elle fixerait l'opinion générale de la nation, de sorte que le parti qui +se préparait à déplacer le pouvoir parviendrait au plus à allumer une +guerre civile qui mettrait tout en problème. + +En persuadant au maréchal Marmont de se détacher de l'empereur, il +avait, indépendamment de l'avantage de diminuer encore les moyens qui +restaient à l'empereur Napoléon, celui de se présenter à l'empereur de +Russie avec des facilités de plus pour ce qu'il lui conviendrait +d'ordonner. Il chercha donc à attirer Marmont à lui. Il n'y avait entre +eux aucun antécédent, ni même aucune relation de société qui pût lui +fournir une occasion d'ouvrir des propositions aussi délicates pour le +duc de Raguse, qui était encore dans toute la pureté des sentimens qui +avaient germé dans son coeur avec les premiers lauriers d'Italie; mais M. +de Talleyrand avait à sa disposition M. de Bourienne, qui était le +compagnon de la jeunesse du maréchal, et qui, comme lui, avait conçu à +la même époque le plus sincère attachement pour l'empereur, et l'avait +habilement servi pendant les douze années les plus laborieuses de sa +vie. Bourienne avait été éloigné du cabinet, par suite d'imputations +fâcheuses. L'empereur, auquel on le peignit comme un homme indigne de la +confiance qui lui était accordée, le nomma depuis son ministre à +Hambourg. Bourienne résida dans cette ville jusqu'à la réunion de ce +pays à la France. Revenu alors à Paris, il y retrouva tous les ennuis +qu'il avait déjà essuyés. L'intrigue qui l'avait déplacé du cabinet +s'effraya de la possibilité du retour à la faveur d'un homme de talent, +et ne ménagea rien pour dissuader l'empereur de le reprendre, ou même de +l'employer à quoi que ce fût. On lui rapporta sur le compte de M. de +Bourienne des absurdités qui furent suivies de mille tracasseries. Se +voyant à la fois abandonné du souverain, et en butte à des persécutions, +Bourienne se rangea parmi les ennemis de l'empereur. + +Je ne l'approuve pas, mais je le plains, parce que j'ai connu toute +l'injustice des reproches qui lui étaient adressés. Je l'ai défendu tant +que je l'ai pu, et toutes les fois que j'ai parlé de lui, j'ai trouvé +l'empereur bienveillant pour son ancien secrétaire; il n'a pas tenu à +moi qu'il l'employât d'une manière convenable, ni que Bourienne ne +devînt pas son ennemi. Je ne pus y réussir; Bourienne épousa le parti +contraire, et y porta son activité et son talent. Il connaissait tous +les replis du coeur de Marmont; il avait été intimement lié avec lui +pendant la guerre d'Italie et celle d'Égypte, et il était trop habile +pour n'avoir pas aperçu le côté par lequel il fallait l'attaquer. Il +avait d'ailleurs un auxiliaire capable de corrompre le coeur que +Talleyrand avait intérêt à gâter: c'était Montessuis, ancien +aide-de-camp du maréchal, à qui aucun des mouvemens de l'âme de son chef +n'avait échappé. + +L'intrigue ne faisait que commencer, mais elle était menée par des +hommes qui avaient trop d'expérience pour négliger les moyens de la +faire arriver à maturité pour le moment où il fallait la porter à +l'empereur de Russie, afin d'en recueillir le fruit, qu'elle en +attendait. Aussi on ne manqua pas de présenter à Marmont, comme une +chose faite ou convenue, une révolution dont au contraire on le faisait +le principal acteur. On lui parla au nom de l'amitié, on l'engagea à ne +pas perdre cette occasion de conserver les honneurs qu'il avait acquis, +de sauver la France, et de rester en position d'être utile à ses amis. +Il faut se hâter de le dire, tandis qu'il en est temps encore, Marmont +se montra fidèle à ses souvenirs. Il repoussa la séduction, et se retira +en annonçant que rien ne pourrait le détacher de ses devoirs, qu'il +mourrait à côté de l'empereur. Un ami de madame la maréchale, qui était +présent à cette scène, m'a raconté qu'il ne quitta le duc de Raguse qu'à +onze heures du soir, et rentra chez lui avec la conviction que ce +général tiendrait parole, et se ferait tuer plutôt que d'abandonner +l'empereur. Telle était l'opinion que le maréchal Marmont avait laissée +de lui à ses amis au moment où il quitta Paris pour rejoindre ses +troupes sur le chemin de Fontainebleau. M. de Talleyrand n'avait rien +obtenu; mais il était trop habile dans l'art de juger le coeur humain +pour renoncer à l'espérance de séduire le maréchal, et l'on verra +comment il réussit à l'égarer. + + + + +CHAPITRE V. + +Méprise de Caulaincourt.--Il se persuade que tout est fini.--Alexandre +évite de s'expliquer.--Réception qu'il fait au corps municipal.--Il +envoie Nesselrode prendre langue à Paris.--Madame Aimée de +Coigny.--Demande de Talleyrand.--Alexandre descend chez lui. + + +M. de Caulaincourt, en cherchant à connaître la situation des choses à +Paris, ne put manquer de s'apercevoir que l'intrigue contre l'empereur +s'agitait; ses mouvemens étaient d'autant plus visibles, qu'elle +agissait sans entraves, car on avait fait partir tout ce qui aurait pu +la croiser. Ne voyant, ne rencontrant partout que des intrus en +fonctions, il dut penser que ces nouveaux choix étaient la conséquence +des communications que l'on avait déjà eues avec les ennemis. Il dut +d'autant plus le croire, qu'à Châtillon il avait été, mieux que +personne, à portée de juger de leurs intentions. Il fut dupe des +apparences, s'imagina que tout était arrangé, tandis que tout était +encore à faire. M. de Talleyrand, chez lequel il ne manqua pas de se +rendre, le confirma dans son erreur, car c'est un art particulier aux +intrigans expérimentés que de présenter comme déjà fait ce qui est +précisément à faire. + +M. de Caulaincourt, dont la principale mission était pour le +quartier-général de l'empereur de Russie, se hâta de s'y rendre, +d'autant plus que là il pouvait s'expliquer le mot de l'énigme par le +langage qu'on lui tiendrait, et qu'alors il réglerait la conduite qu'il +devait tenir pour la seconde partie de sa mission, c'est-à-dire, pour +être à Paris le commissaire de l'empereur pendant le séjour des alliés. + +Dès que la capitulation eut été signée et notifiée aux autorités +civiles, le conseil municipal s'assembla et alla en corps à Bondy +demander à l'empereur de Russie de ménager la capitale. Il avait à sa +tête, selon l'usage, le préfet du département et le préfet de police; il +s'était mis en route le lendemain de la signature de la capitulation, et +avait par conséquent devancé M. de Caulaincourt. Alexandre fit attendre +fort long-temps la députation avant de la recevoir, et je tiens de +quelqu'un qui était présent qu'il l'accueillit un peu brusquement; ce +fut du moins la première impression qu'il fit sur elle. Il se radoucit +cependant et lui dit, entre autres choses, que «le sort de la guerre +l'avait rendu maître de la capitale, qu'il n'était point l'ennemi de la +nation, qu'il n'avait qu'un ennemi en France, que c'était à lui qu'il +faisait la guerre. Je plains, ajouta-t-il, les maux qu'il a attirés sur +vous, et je tâcherai de les alléger; je mettrai dans Paris le moins de +troupes possible, le reste sera placé dans les environs.» Il demanda +s'il y avait beaucoup de casernes à Paris; on lui répondit qu'il y en +avait pour à peu près dix mille hommes. Il répliqua: «Eh bien! ce sera +autant de soulagement pour les habitans, auxquels je ne veux aucun mal, +non plus que mes alliés. Vous pouvez les en assurer de ma part et de la +leur.» Il congédia le corps municipal, qui remarqua qu'il avait évité de +s'expliquer sur des projets que chacun lui connaissait. + +Pendant que le conseil municipal se rendait à Bondy, l'empereur +Alexandre avait dépêché à Paris son ministre des relations extérieures, +le comte de Nesselrode, le même qui avait été attaché à la dernière +légation russe. Il l'avait envoyé prendre langue auprès des chefs du +parti, et s'assurer au juste des moyens dont la conspiration disposait. +Nesselrode descendit chez Talleyrand, qu'il savait s'être encore tout +fraîchement mis en communication plus intime avec Hartwell. Les +conditions transmises par madame Aimée de Coigny avaient été acceptées. +Cette dame, qui avait été successivement duchesse de Fleury, madame de +Montron, et était redevenue, par suite de son divorce, ce qu'elle était +d'abord, s'était adressée à son grand-père, le maréchal de Coigny, qui +était à Londres. Celui-ci courut offrir au roi le repentir et le +dévoûment de M. de Talleyrand, et lui soumettre les réserves du +diplomate. «Acceptez, répondit le prince; si je remonte sur mon trône, +vous pouvez tout promettre.» Ce marché, connu de Castlereagh, ne devait +pas être ignoré de l'empereur de Russie. Nesselrode pouvait adopter +celui des projets de Francfort ou de Londres qui lui convenait le mieux. +Son choix ne fut pas long. + +Alexandre avait depuis long-temps résolu de changer la dynastie qui +gouvernait la France, si les événemens ne s'opposaient pas trop à ses +desseins. Il s'était arrêté à cette idée depuis la conférence qu'il +avait eue à Abbo avec Bernadotte, et n'avait sans doute appelé Moreau +que pour le faire concourir à l'exécution de son dessein. Nesselrode +somma en conséquence Talleyrand de tenir ses promesses. Celui-ci +répondit qu'il ne demandait pas mieux, mais que, pour le faire avec +succès, il fallait que l'empereur Alexandre lui donnât une marque +solennelle de bienveillance qui le mît à même de se saisir de +l'influence dont il avait besoin pour exécuter ce qu'il avait promis. +Alexandre lui fit répondre sur-le-champ qu'il irait descendre et prendre +son quartier chez lui. + +M. de Caulaincourt, en sortant de la barrière de Paris pour se rendre à +Bondy, s'annonça aux avant-postes russes comme parlementaire; on l'y +retint jusqu'à ce que l'on eût pris les ordres de l'empereur. Alexandre +fit dire de le recevoir; il rencontra, comme il se rendait au +quartier-général, le corps municipal qui en revenait. + +Je ne me rappelle pas si M. de Caulaincourt arriva jusqu'à Bondy avant +d'être admis près de l'empereur de Russie, ou s'il le rencontra en +chemin, venant lui-même à Paris, pour y entrer à la tête de son armée, +qui était assemblée sur la route; mais je suis certain qu'Alexandre, en +l'accueillant, lui dit: «Il est bien temps de venir lorsqu'il n'y a plus +de remède. Je ne puis vous entretenir à présent; rendez-vous à Paris, je +vous y verrai.» M. de Caulaincourt y revint fort attristé de voir ses +pressentimens se réaliser. Il alla à la préfecture de la Seine et à +celle de police, où l'on était tout-à-fait désabusé sur les intentions +qu'on attribuait à l'empereur de Russie; on n'osait plus ni méconnaître +son devoir, ni se compromettre davantage pour celui que la fortune +couronnait de ses faveurs. Si M. de Caulaincourt eût voulu déployer son +caractère de commissaire de l'empereur, la moindre chose qui eût pu lui +en arriver était non seulement de n'être pas reçu par l'empereur de +Russie, qui devait venir le soir même, mais encore de se faire renvoyer. +Il fut donc obligé de laisser à chacun sa stupeur et de se contenter +d'observer, ce qui était une douloureuse extrémité. + +La colonne russe entra à Paris vers midi ou une heure le lendemain de la +capitulation. C'est alors que les coeurs généreux eurent à souffrir d'un +spectacle si affligeant pour des Français qui avaient été fiers de la +gloire de leur pays. + +Nos armées sont aussi entrées triomphantes dans les capitales +étrangères, et, qui plus est, à la suite de batailles mémorables qui ont +donné leur nom à toute la campagne dans laquelle elles ont eu lieu. On +dira encore long-temps la campagne de Marengo, la campagne d'Austerlitz, +d'Iéna et de Moscou. Elles seront toujours les monumens de notre +histoire en dépit de l'envie; mais quoiqu'à la suite de ces événemens +glorieux pour nous, les vaincus aient eu la consolation de nous faire +expier nos victoires, nous n'avons pas vu leurs familles accourir +au-devant de nous ni nous recevoir comme des libérateurs; on n'est point +venu embrasser nos bottes. Nos regards n'ont rencontré que de +l'affliction, nous n'avons point vu de bassesse à Vienne et à Berlin, où +l'on était fondé à craindre nos ressentimens. On garda la dignité +nationale; on ne nous accorda que ce que l'on ne pouvait pas nous +refuser. + +Il était réservé à Paris d'offrir un honteux contraste, et de montrer +aux ennemis qu'il était resté indifférent à notre gloire, tout en +devenant dépositaire de tant de trophées accumulés dans ses murs. On +blâmera sans doute cette manière de s'exprimer, mais mon intention est +de n'adresser de reproches qu'aux hommes qui se sont dégradés dans cette +circonstance. Je signale les bassesses de l'époque, afin que nos neveux, +en se pénétrant de l'indignation qu'elles doivent faire naître, +connaissent toutes les souillures qu'ils ont à purger. + +Tout pousse, en France; les lauriers y sont indigènes: on a pu en faire +une ample récolte. C'est une preuve qu'ils y avaient été bien cultivés, +et que l'on avait besoin de les naturaliser où on les a transportés. Les +ravisseurs en ont usé ainsi que l'on fait ordinairement du bien mal +acquis; mais les racines et le climat nous restent, tout n'est pas perdu +lorsqu'on a conservé du courage avec l'amour de la patrie. + +Il y avait une foule innombrable pour voir entrer l'armée russe. La +curiosité en avait réuni la majeure partie, l'indignation avait assemblé +l'autre. La classe qui avait été jusqu'alors insignifiante dans la +société, où elle était contenue dans les bornes de la bienséance, rompit +le frein qui bridait les haines particulières. On vit des femmes, et +même des femmes titrées, sortir des bornes du respect qu'elles se +devaient à elles-mêmes, pour se livrer en public à l'exaltation, au +délire le plus honteux. On les vit se jeter à travers les chevaux du +groupe qui accompagnait l'empereur de Russie, et lui témoigner un +empressement plus propre à attirer le mépris qu'à concilier la +bienveillance. On en vit d'autres, qui ne vivaient que des bontés de +l'empereur, courir les rues en calèche, ameutant le peuple et lançant +des imprécations contre celui dont elles n'avaient cessé d'éprouver les +bienfaits. Enfin, on en vit dont le deuil était à peine expiré, et dont +les larmes auraient dû couler encore, s'offrir en spectacle à ce +triomphe, et y paraître avec des bouquets de myrte et de laurier +qu'elles jetaient sous les pieds des chevaux, au lieu de chercher parmi +une population indignée des vengeurs à leurs maris; elles employèrent à +tresser des couronnes pour ceux qui avaient arraché la vie à ces +infortunés, les fleurs dont elles devaient orner leur tombe. + +Chaque membre de cette armée nombreuse que les alliés déployèrent aux +yeux de la capitale portait au bras droit une écharpe blanche, qui +servit à échauffer la multitude. On a dit, et eux-mêmes l'ont répété, +que cette distinction avait été donnée aux troupes de la coalition, +parce qu'il était arrivé que, ne se connaissant pas à cause de la +variété de leurs uniformes, elles s'étaient réciproquement prises pour +ennemies, et s'étaient battues entre elles. Que cela soit vrai ou non, +la multitude, qui ne juge que par les yeux, n'en donna pas moins à ce +signe de reconnaissance une autre interprétation qui devint favorable à +l'exécution des projets de l'empereur Alexandre. + +Les troupes ennemies remplirent Paris et les environs; elles portèrent +en même temps des corps avancés sur les routes de Fontainebleau et +d'Orléans. + +L'empereur de Russie, qui s'était réservé le rôle de l'Agamemnon de la +croisade, vit bien que déjà il était l'arbitre du sort de ce même +monarque qu'à une époque non éloignée encore, il était venu implorer +dans un triomphe mieux mérité que celui dont il étalait la pompe. La +vraie puissance est généreuse; le coeur dans lequel cette vertu n'habite +pas est privé par la nature de la première des qualités nécessaires à +celui qui veut s'élever au-dessus de ses semblables. L'empereur +Alexandre laissa défiler les troupes, et se rendit, comme il l'avait +annoncé, chez M. de Talleyrand. Les moyens qu'on voulait mettre en oeuvre +avaient été ébauchés dans l'entrevue qu'avait eue le diplomate avec M. +de Nesselrode; l'autocrate reprit sur-le-champ la discussion, et se +laissa facilement convaincre que ce qu'il y avait de mieux à faire était +ce qu'il désirait[5]. La chute de l'empereur fut arrêtée; mais on voulut +ménager l'amour-propre national. On convint de faire exécuter par des +mains françaises ce qui eût révolté de la part des alliés. En +conséquence, M. de Talleyrand fut chargé de réunir ses amis, de se +concerter avec ses complices, afin d'aviser aux moyens qu'exigeait la +circonstance. + +Ses choix étaient déjà à peu près faits. La capitale restée, pour ainsi +dire, sans administrateurs lui fournissait un prétexte plausible; il eut +recours au sénat, et adressa de suite aux divers membres de ce corps qui +étaient encore à Paris des lettres de convocation. La mesure était +illégale et compromettait sans retour ceux qui s'en rendaient complices; +mais les chefs de la coalition savaient comment on enhardit les hommes. +Ils avaient assuré leur avenir à ceux qui étaient accourus au-devant de +la séduction[6]; ils ne pouvaient hésiter à donner des garanties à ceux +qu'ils cherchaient à compromettre. Ils s'engagèrent à ne traiter ni avec +Napoléon ni avec aucun membre de sa famille, et, confondant, par une +fiction odieuse, une poignée de traîtres avec la nation, ils couvrirent +les murs de la capitale d'une pièce où, après avoir accueilli les voeux +de la nation française, ils déclarèrent: + + «Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes + garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte, + elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un + gouvernement sage, la France elle-même offrira l'assurance du + repos. + + «Les souverains proclament en conséquence qu'ils ne traiteront plus + avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille; + + «Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France telle qu'elle a + existé sous ses rois légitimes. Ils peuvent même faire plus, parce + qu'ils professent toujours les principes que, pour le bonheur de + l'Europe, il faut que la France soit grande et forte; + + «Qu'ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation + française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le sénat à + désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire, qui puisse + pourvoir aux besoins de l'administration, et préparer la + constitution qui conviendra au peuple français. + + «Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec + toutes les puissances alliées. + + «Paris, le 31 mars 1814, trois heures après midi. + + «_Signé_, ALEXANDRE.» + +Ceux mêmes qui s'étaient le plus donné de mouvement pour favoriser les +vues de Talleyrand étaient bien loin de prévoir tous les maux qu'ils +préparaient; ils étaient même persuadés qu'il leur était réservé de les +détourner. L'empereur de Russie, dans ce premier entretien, confia-t-il +à M. de Talleyrand le fond de sa pensée et son dernier projet? Je ne le +pense pas, quoi qu'en dise M. de Pradt. Je n'ai, il est vrai, à cet +égard, que mes conjectures, mais elles ont aussi leur valeur. Je vais +les rapporter. + + + + +CHAPITRE VI. + +Composition du gouvernement provisoire.--M. de Pradt.--Le duc de Vicence +reçoit ordre de se retirer.--Marmont, séductions dont on l'entoure.--M. +de Bourienne.--Le duc de Raguse ne veut rien entendre.--Artifices +d'Alexandre.--Toujours M. de Talleyrand.--Il envoie des émissaires à +Fontainebleau et à Essone.--Le maréchal Oudinot.--Montessuis.--Marmont +se laisse séduire.--Conseil des généraux. + + +Je tiens d'un homme qui a servi de secrétaire à M. de Talleyrand dans +cette circonstance, que ce grand désorganisateur avait fait son thème de +deux manières; il avait porté sur la liste des personnes dont il voulait +composer le gouvernement provisoire: + +1° Lui-même, comme président; + +2° Beurnonville, qui avait été son agent en Espagne et en Russie; + +3° Jaucourt, son collègue de révolution; + +4° Dalberg, sa créature, qu'il avait marié à la fille de madame de +Brignole; + +5° M. Barthélemy le sénateur, homme généralement estimé. + +Ces choix n'annonçaient pas assurément le projet de rappeler la branche +aînée de la maison de Bourbon, et garantissaient une majorité constante +aux opinions de M. de Talleyrand. Ce ne fut qu'après l'entretien qu'il +eut avec l'empereur de Russie qu'il substitua l'abbé de Montesquiou à M. +Barthélemy. Ainsi le marché d'Hartwell n'était pas ce dont il se +souciait le plus, et si l'empereur Alexandre ne lui eût laissé entrevoir +qu'il penchait pour le retour de la maison de Bourbon, il est probable +que le diplomate n'eût pas tenu grand compte de son traité. Une chose +qui prouve combien peu il était disposé à travailler pour la légitimité, +c'est que, même après avoir saisi la véritable pensée de l'autocrate, il +ne prit parmi les amis de la monarchie que l'abbé de Montesquiou, afin +de conserver la majorité, dans le cas où l'empereur de Russie ne se +serait pas tellement prononcé qu'il n'y eût encore espérance de lui +faire adopter une idée qu'on n'avait peut-être pas osé lui développer, +et qui aurait rencontré des obstacles, s'il y avait eu dans le +gouvernement plus d'un membre de la couleur de M. de Montesquiou. + +Le gouvernement composé, on s'occupa de pourvoir aux places principales +de l'administration. On fit choix de M. l'abbé Louis, conseiller d'État, +pour les finances; + +De M. Beugnot, conseiller d'État, pour l'intérieur; + +De M. Malouet, conseiller d'État (en exil), pour la marine; + +Du général Dupont, pour la guerre; + +De M. Anglès, maître des requêtes, qui était chargé du troisième +arrondissement de la police, pour le ministère de la police générale; + +Du général Dessoles, pour le commandement de la garde nationale; + +De l'archevêque de Malines, pour la légion d'honneur; + +Et de M. de Bourienne, pour l'administration des postes. + +Ces travaux préparatoires achevés, M. de Talleyrand se rendit au sénat, +où toutes ces mesures furent converties en décret. + +Les divers individus que M. de Talleyrand s'était associés prirent +possession des différentes branches d'administration auxquelles ils +étaient si illégalement appelés, sans rencontrer aucune opposition, +parce qu'on aime à voir sa responsabilité à couvert lorsqu'on a besoin à +chaque instant d'une direction nouvelle. + +Ces places pourvues, l'administration se trouva organisée et commença à +se donner du mouvement. Elle annonçait, ou du moins elle ne dissimulait +pas ses vues, mais elle n'avait encore arboré aucun signe, pris aucune +couleur que n'avouât pas la nation. + +Le préfet de la Seine, M. de Chabrol, et le préfet de police, M. +Pasquier, furent conservés, parce qu'ils convenaient l'un et l'autre aux +deux hypothèses sur lesquelles M. de Talleyrand avait fait son thème. +Ces deux magistrats n'étaient point des hommes de révolution, ils ne +pouvaient qu'obéir aux événemens; on ne les avait laissés à Paris que +pour cela. + +M. de Talleyrand assembla chez lui les membres du gouvernement +provisoire, et les présenta, ou, pour mieux dire, les livra à l'empereur +de Russie, qui ne leur parla qu'en protecteur des grands travaux qu'ils +allaient faire[7]. Il connaissait assez les hommes pour savoir que +c'était la manière la plus sûre de les faire courir au-devant de ses +désirs. Je tiens de l'archevêque de Malines lui-même, qu'il demanda dans +cette présentation un entretien particulier à l'empereur Alexandre qui +le lui accorda; il lui dit que, «quoi que l'on se proposât de faire, +l'opinion ne se prononcerait pas tant qu'on ne serait pas assuré de ses +sentimens particuliers, et que d'ailleurs la présence de M. de +Caulaincourt à Paris glaçait tout le monde.» + +La puissance de l'empereur Alexandre était déjà assez bien établie pour +lui assurer le succès de ce qu'il allait entreprendre. Il donna audience +le soir même à M. de Caulaincourt. Ce dernier ne m'a pas communiqué les +détails de l'entretien, mais assurément il ne fut pas reçu comme +l'ambassadeur de France, quoiqu'il le fût du reste avec la bienveillance +habituelle que l'empereur de Russie employait à son égard. Le duc de +Vicence ne voyait que trop ce qui allait arriver. Il était le seul qui +eût eu assez de relations directes avec ce prince pour ne pas craindre +de prendre le ton qui convenait à la circonstance, sans cependant le +dépasser; il est présumable qu'il fit tout ce qui lui fut possible pour +détourner l'orage, ou tout au moins suspendre l'explosion. Mais tous ses +efforts furent inutiles; Alexandre lui notifia sèchement que sa présence +comprimait l'opinion, qu'il l'empêchait de se prononcer, et que +cependant les souverains avaient besoin de la connaître pour prendre une +décision. En conséquence, il lui signifia qu'il eût à s'éloigner, que +les alliés n'avaient rien à répondre aux communications qu'il avait +faites. + +Cette injonction, et surtout la déclaration dont les murs de la capitale +étaient couverts, avaient accru les chances de la conspiration. Les +sénateurs, étourdis par l'orage et comprimés par une surprise que je +raconterai tout à l'heure, ne pouvaient opposer de résistance; la +déchéance fut mise en délibération. Chacun était plus ou moins engagé, +personne n'essaya de combattre la mesure, et la chute de l'empereur fut +prononcée. + +M. de Caulaincourt s'éloigna et revint à Fontainebleau, où l'empereur +avait réuni sa faible armée, qui ne comptait pas soixante mille +combattans. On juge aisément de la situation d'esprit dans laquelle le +jeta la réponse d'Alexandre. Il avait auprès de lui les maréchaux +Berthier, Moncey, Lefebvre, Ney, Macdonald, Oudinot, Mortier et Marmont, +dont le quartier-général était à Essone, à moitié chemin sur la route de +Fontainebleau à Paris; celui du maréchal Mortier était auprès de +Villeroi, un peu en arrière d'Essone du côté de Fontainebleau, de sorte +que le premier faisait tête de colonne. + +Avant de quitter Paris, il avait transmis à l'empereur la capitulation +qu'il avait signée, et lui avait fait dire que, s'il voulait rentrer de +force dans la capitale, il devait s'attendre à la voir tout entière +s'armer contre lui. L'aide-de-camp rendit le message tel que le lui +avait donné le duc de Raguse, mais il ne fut pas à l'épreuve de cet +horrible mensonge; il en fut long-temps malade, et avoua à quelqu'un qui +me l'a répété, que cette coupable faiblesse avait empoisonné sa vie. + +Marmont alla lui-même voir l'empereur à Fontainebleau, mais ne lui dit +pas un mot de ce qui s'était passé chez lui le soir de la capitulation; +il se retira, et était déjà rentré à Essone lorsque M. de Caulaincourt y +passa en revenant de chez l'empereur de Russie. L'empereur avait laissé +ignorer aux maréchaux qui étaient près de lui les dangers qui menaçaient +l'État; mais les uns et les autres avaient leurs familles à Paris, ils +furent bientôt instruits de tout ce qui s'était fait ou se préparait: on +y prenait une résolution dont le mot de ralliement n'était pas encore +prononcé. Les murailles étaient tapissées de proclamations de Louis +XVIII; c'était l'idée principale que l'on jetait dans la multitude: +était-ce par l'ordre ou avec l'assentiment de l'empereur de Russie qui +voulait tâter l'opinion sans avoir l'air de la diriger, afin de pouvoir +se retirer de la partie, si cela devenait nécessaire à une autre idée +qu'il prévoyait peut-être qu'il serait obligé d'adopter; ou bien +était-ce M. de Talleyrand qui faisait placarder ces proclamations, +d'après l'ordre tacite ou les communications de ce prince? Je ne +pourrais le dire, mais ni l'un ni l'autre n'ignoraient ce qui se +passait; ils n'avaient qu'à prononcer un mot pour mettre un terme au +désordre. + +Malgré l'espèce d'anonyme que l'on voulait donner à la publication des +proclamations du roi, on ne pouvait pas se méprendre sur leur point de +départ. Que ce fût, au reste, l'empereur Alexandre ou M. de Talleyrand +qui les fît répandre, l'un et l'autre avaient des motifs pour ne pas se +laisser apercevoir; je m'explique. L'empereur Alexandre n'avait cessé de +répéter qu'il ne faisait la guerre qu'à l'empereur, qu'il n'en voulait +ni à la France ni aux Français. Il tenait ce langage pour détacher la +nation de son chef, dépopulariser celui-ci, et arrêter l'élan que l'on +cherchait à donner à la population; s'il avait annoncé le projet qu'il +exécuta, personne n'aurait été dupe de ses discours, et la plus grande +faute qu'il aurait pu faire aurait été de permettre que l'on affichât +les proclamations de Louis XVIII dans les villes où il entrait; il +aurait vu, s'il l'avait fait, les campagnes accourir sous les bannières +de l'insurrection qui se serait organisée toute seule. Ses promesses +fallacieuses de bonheur prévinrent le mouvement, et finirent par lui +donner la victoire. + +Alexandre avait non seulement la nation à abuser, il fallait aussi +donner le change à l'empereur d'Autriche, se ménager les moyens de se +rejeter sur l'opinion et d'attribuer à ses exigences ce qui n'était que +son ouvrage. Aussi ne fut-ce qu'après la rupture des conférences de +Châtillon, et aux portes de Paris, que l'on commença à jeter les +proclamations aux avant-postes français. + +L'empereur d'Autriche avait assurément beaucoup de griefs particuliers +contre l'empereur, mais on ne peut lui faire l'injure de supposer qu'il +eût été insensible au rôle humiliant qu'on lui faisait jouer en +l'attachant au char du conquérant, qui ne lui laissait, pour sa part de +triomphe, que la détrônisation de sa fille. Il serait injuste de croire +que ce prince eût été indifférent à tout ce qu'il aurait vu faire pour y +parvenir, si l'empereur de Russie lui avait laissé entrevoir son projet; +il n'y a pas de père, quelle que soit sa condition, qui n'aime à se +persuader que l'on trompait celui d'Autriche, qui avait présenté sa +fille à l'amour des Français, parée de ses vertus et riche de la +tendresse de son père. + +On doit encore supposer que, si ce prince eût soupçonné que le projet +que nourrissait l'empereur de Russie en franchissant le Rhin était de +détrôner sa fille, non seulement il aurait répondu sur un autre ton à +celle-ci, dans la série de lettres qu'il lui écrivit depuis l'invasion +de notre territoire, mais encore, qu'au lieu de s'en tenir à lui +conseiller d'engager son mari à faire la paix, il lui aurait dit +franchement les dangers qu'elle courait elle-même. On doit ajouter +encore qu'il ne se serait pas tenu de sa personne aussi éloigné du +quartier-général de l'armée alliée, qu'il ne rejoignit qu'à Paris. On +lui fit voir les choses sous les couleurs qu'il plut à l'empereur de +Russie de leur donner. C'est par ces diverses considérations que +l'empereur Alexandre évitait encore d'avouer une révolution qui dès-lors +n'aurait plus été considérée que comme son ouvrage. + +M. de Talleyrand avait des raisons plus fortes encore pour se ménager. +D'abord il ne se souciait nullement au fond du retour de la branche +aînée de la maison de Bourbon, avec laquelle il avait trop de comptes à +régler et pas assez de temps pour traiter de ses intérêts personnels. Il +jugeait bien que la volonté de l'empereur de Russie l'emporterait; +néanmoins il ne désespérait pas encore de lui surprendre une +détermination qui pourrait changer tant qu'elle n'aurait pas été +annoncée publiquement. + +D'un autre côté, il savait bien qu'il ne pouvait pas se flatter de +consommer l'oeuvre qu'il se proposait tant que l'armée resterait fidèle à +l'empereur, parce que la majorité de la nation s'y rallierait toujours. +Il vogua à travers toutes ces difficultés, en donnant des espérances à +ceux qui voulaient le retour pur et simple de la maison de Bourbon, et +en calmant les inquiétudes de ceux qui le craignaient. Il se servit tour +à tour des uns et des autres pour mettre à fin ce qu'il projetait. Il +avait expédié M. de Montessuis près du maréchal Marmont, à Essone, et en +même temps il avait envoyé le général Lamotte[8] au duc de Reggio, dont +cet officier avait été aide-de-camp. + +Ces deux messagers avaient chacun un langage différent à tenir pour +faire arriver leur mission au même résultat. + +Ils avaient pour moyens de persuasion l'assurance que l'empereur de +Russie était décidé à ne pas traiter avec l'empereur, que ce n'était +qu'à lui qu'il en voulait, et que hors lui il accorderait tout ce qui +lui serait proposé. + +C'était le langage convenu pour le maréchal Oudinot, parce qu'il était à +sa portée et de nature à être répandu dans l'armée, où il pouvait faire +germer l'idée d'un lâche abandon que provoqua même le maréchal, dans la +persuasion qu'il ne s'agissait que de sacrifier l'empereur. On se garda +bien de lui présenter la question sous une autre face; car ses +antécédens n'étaient pas de nature à faire croire qu'il pût jamais +transiger avec les Bourbons. La perspective lui sourit; il se montra +facile dans tout ce qu'on lui proposa, et prit les engagemens qu'on +voulut, sans même réfléchir aux conséquences qu'ils allaient avoir. + +Montessuis s'y prit autrement avec Marmont. Il annonça au maréchal que +la résolution d'Alexandre était arrêtée, que ce prince avait déclaré +qu'il ne traiterait plus ni avec l'empereur ni avec aucun membre de sa +famille. Il lui peignit les malheurs qui allaient fondre sur la France, +les divisions, la guerre civile avec les horreurs qu'elle traîne à sa +suite; car on était bien décidé à rejeter la régence, attendu qu'elle +ramènerait forcément l'empereur au pouvoir. Il insista d'autant plus sur +ce point, que c'était le moyen de décider Marmont, et de donner un but à +sa défection. En effet, si la régence eût été proclamée, sa position +était faite, tandis que placé vis-à-vis de l'anarchie révolutionnaire +tout était compromis. Dès-lors il ne devait pas balancer sur ce qu'on +lui proposerait, fût-ce même le retour des Bourbons, parce que d'une +part il avait des honneurs à conserver, et que dans sa vanité il se +flattait d'en acquérir de nouveaux en donnant l'exemple de l'abandon. +Ces considérations étaient les seules qui fussent capables d'égarer +Marmont, et sans la défection d'une partie de l'armée on ne pouvait rien +exécuter de ce que voulait l'empereur de Russie. Montessuis ajouta que +«nécessairement il y aurait anarchie si l'on ne prenait pas bien vite un +parti pour ramener tout à un même pouvoir; que l'essentiel était d'avoir +un point de ralliement. Il lui dit que c'était tellement l'opinion de M. +de Talleyrand, que ce prince venait d'écrire à M. le comte d'Artois, +parce qu'il préférait les Bourbons, que Bordeaux avait reconnus, aux +jacobins qui commençaient à surgir de toutes parts; que si lui, Marmont, +dont les qualités sociales étaient si aimables, les sentimens +patriotiques si élevés et les talens militaires si connus, voulait se +couvrir de gloire en donnant à l'armée le courageux exemple de se +rallier à ce parti, il éviterait la guerre civile, ce qui était la plus +belle couronne qu'il pût ambitionner. Il lui dit qu'indépendamment de la +satisfaction personnelle qu'il en recueillerait, son exemple lui +donnerait les premiers droits aux faveurs, d'autant plus que déjà les +commissaires du roi prenaient à Paris note de tous ceux qui se +présentaient, qu'ils recevaient leurs sermens d'obéissance et de +fidélité.» Cela était faux; on cherchait encore un traître, Marmont le +vit et repoussa le rôle qu'on lui destinait. + +L'intrigue ne se rebuta pas. Elle mit en campagne de nouveaux émissaires +et l'on vit affluer à Essone une foule d'hommes qui, tout couverts des +bienfaits de l'empereur, n'insistaient pas moins vivement auprès du +maréchal pour l'en détacher. Le duc résista encore, mais il avait admis +des individus dont il ne devait pas tolérer la présence: il ne tarda pas +à porter la peine de sa témérité. Compromis comme ils étaient, les chefs +du parti qui s'était livré à l'étranger n'avaient d'autre alternative +que de réussir ou de s'expatrier. Ils le sentaient; aussi ne +négligeaient-ils rien pour consommer la défection qu'ils méditaient. Ils +firent agir ceux des magistrats qui pouvaient exercer quelque influence +sur le maréchal; ils lui dépêchèrent quelques-uns de ses amis, et en +même temps qu'ils lui dépeignaient la cause de l'empereur comme à jamais +perdue, ils sollicitaient Schwartzenberg à lui offrir une sorte de +planche de salut, à l'aide de laquelle il pût se flatter d'échapper au +naufrage. Le généralissime y consentit: ses ouvertures furent +accueillies et les bases de la défection arrêtées[9]. Mais le duc de +Raguse savait bien que, s'il lui était possible d'abuser ses troupes, il +n'en était pas ainsi des généraux; il savait qu'il dépendait d'eux de +faire tout manquer ou tout réussir. Il se détermina en conséquence à +leur communiquer les propositions qui lui étaient faites, sous prétexte +que cela les intéressait personnellement, et qu'il ne voulait pas +décider de la principale action de leur vie sans leur assentiment; il +les appela à une espèce de conseil, où assistèrent entr'autres Compans, +Souham et Bordesoulle. Le dernier était à coup sûr un des hommes les +plus braves qui aient existé. Pour passer dans une armée ennemie, il +faut qu'il ait été étrangement abusé, car il était capable +d'entreprendre de la combattre à lui seul. + +Marmont, qui exerçait une certaine puissance d'opinion, puissance qui +dérivait d'ailleurs du commandement dont il savait faire sentir le +poids, communiqua à ses généraux ce qui venait de se passer entre lui et +M. de Montessuis. Il leur fit un long et affligeant détail de tous les +maux qui allaient accabler la patrie, si quelqu'un ne donnait pas +l'exemple de la réunion à un pouvoir qui pourrait se consolider et +préserver la France de l'anarchie. Il leur dit que ce pouvoir était la +maison de Bourbon, que les alliés rappelaient au trône, et avec laquelle +Paris était déjà entré en arrangement; que la France ni les Français n'y +perdraient rien; qu'il n'y aurait que l'empereur de sacrifié. Il leur +annonça que, quant à lui, son parti était pris; qu'il les avait +assemblés pour le leur communiquer, les laissant les maîtres de leurs +déterminations. Il n'ignorait pas qu'un esprit supérieur entraîne +toujours les faibles, particulièrement dans des circonstances hors de la +portée des intelligences communes. + +Les généraux de son armée ne pouvaient d'ailleurs suspecter les +intentions de leur chef, dès qu'il s'agissait de l'empereur. Ils crurent +qu'il n'obéissait qu'à une rigoureuse nécessité, et adoptèrent le parti +qu'il avait pris, déplorant toutefois d'être réduits à abandonner leur +souverain. + +On suivit les relations qu'avaient ouvertes Schwartzenberg. Les +conditions de la défection furent discutées, convenues, sans néanmoins +être signées[10]. Marmont conserva en conséquence la position qu'il +occupait. Il continua de faire tête de colonne, soit qu'il balançât +encore, soit même qu'il voulût revenir sur la surprise qu'on lui avait +faite. + + + + +CHAPITRE VII. + +L'empereur de Russie hésite.--Consternation des conspirateurs.--Le +gouvernement provisoire est sur le point de se dissoudre.--Conseil.--Le +général Dessoles; ses sollicitudes pour mademoiselle de Dampierre.--M. +de Pradt.--L'empereur se dispose à marcher sur Paris.--Ce qui +l'arrête.--Abdication.--Encore Marmont.--Projet coupable.--Ce que c'est +que les garanties que veulent les alliés.--Étonnement de M. de +Nesselrode.--En Russie on n'hésiterait pas tant. + + +Les choses allaient moins bien à Paris. L'empereur de Russie s'était +tellement ménagé les moyens de changer de résolution, que je tiens de M. +Anglès lui-même que les conspirateurs crurent un instant la partie +perdue. La chose fut au point qu'au sortir d'une conférence qui avait eu +lieu chez l'empereur de Russie, il fit charger sa voiture de voyage, +persuadé que tout était fini. Ce fut l'engagement pris par Marmont qui +ramena la sécurité dans toutes ces consciences coupables. + +Il y avait à Paris de bons esprits qui, sans être bien contens du +gouvernement impérial, se trouvaient humiliés d'être l'objet de la +spéculation et du trafic de quelques intrigans accoutumés à tout servir +et à tout trahir. + +On remarquait une direction indiquée au mouvement, que l'on excitait +sans faire connaître la puissance qui l'appuyait. On avait l'exemple +récent de Bordeaux: lorsque le maire de cette ville s'était déclaré pour +le duc d'Angoulême, on avait usé de son influence pour faire arborer les +couleurs royales. Les notables s'étaient assemblés et avaient été en +corps demander au général commandant les troupes anglaises qui avaient +pris possession de la ville, si c'était par son ordre que l'on y +déployait des signes propres à allumer la guerre civile; et celui-ci +avait répondu qu'il ne protégeait particulièrement aucun parti, qu'il +laissait chacun libre d'en agir comme il l'entendait. + +À Paris, on voyait le corps municipal qui était excité à s'immiscer dans +le changement de gouvernement. Quelques uns de ses membres même, tels +que l'avocat Bellart et l'ancien notaire Pérignon, n'avaient pas craint +de se mettre en avant. Tout cela avait fait penser ceux qui redoutaient +de nouveaux orages, ou ne voulaient pas servir de marche-pied à quelques +intrigans. Plusieurs bonnes têtes imaginèrent d'écrire à l'empereur +Alexandre, en conservant l'anonyme, mais en employant le style qui porte +la conviction. On ne lui épargna pas les représentations sur l'estime ou +la confiance que méritaient les hommes qui travaillaient en son nom. + +Peut-être aussi lui-même chercha-t-il, par d'autres voies, à s'assurer +au juste du véritable état de l'opinion. Soit que la masse d'intérêts +qu'il fallait froisser l'ébranlât, soit toute autre considération, +toujours est-il qu'il fut sur le point de répudier les casse-cous +politiques qui s'attachaient à ses pas. Quelle influence ne pouvait pas +avoir, dans cet état d'indécision, la présence de l'impératrice à Paris! + +M. de Talleyrand, voyant les incertitudes de l'empereur Alexandre, +craignit que ce prince ne lui échappât. Il jugea bien que l'on ne +parviendrait pas à décider qui que ce fût à se prêter aux mesures +nécessaires pour prévenir tout retour de l'empereur, si Marie-Louise +restait sur le trône. Comme le danger était imminent et le devenait +chaque jour davantage, il abandonna l'idée de la régence et se rallia +aux Bourbons. Ce parti n'était pas sans inconvéniens pour lui, mais il +excluait toute idée de retour après une transaction aussi étrange, aussi +subite; il ne pouvait pas manquer de lui offrir des moyens de revenir à +son premier thème, en faisant mouvoir le parti de la révolution avant de +laisser les Bourbons s'établir. La chose était facile: la plupart des +places administratives étaient occupées par des hommes du parti. + +Voilà donc Talleyrand décidé à faire adopter ce qu'il repoussait +jusque-là de toutes ses forces. Dès lors il ne chercha plus qu'à fixer +les irrésolutions de l'empereur Alexandre, et ne craignit pas, comme on +dit, de le mettre au pied du mur. Il devenait au reste urgent de le +décider, car le diplomate était déjà en butte aux reproches de tous ceux +qui s'étaient engagés avec lui dans cette entreprise. Le gouvernement +provisoire fut même sur le point de se dissoudre. M. de Talleyrand avait +trop d'expérience des hommes et des affaires pour manquer de tête dans +cette occasion: il réunit, à ce qui m'a été rapporté, les membres du +gouvernement provisoire, à l'issue de la conférence qui avait dissipé +tant d'illusions; il leur montra les dangers que chacun d'eux courait; +il les détermina sans peine à le suivre chez l'empereur de Russie, qui +occupait le premier étage de son hôtel. Il porta la parole et observa à +ce prince que les personnes qui l'accompagnaient s'étaient exposées à +tout perdre pour assurer son triomphe, que seuls ils avaient contenu la +population dans l'obéissance, qu'ils n'avaient pas craint de +compromettre leur existence, celle de leurs familles pour le servir, que +pour prix de tant de dévouement ils allaient être abandonnés aux +vengeances qu'ils avaient si aveuglement provoquées. Dans ce triste état +de choses, ils venaient tous le supplier de leur assurer un asile, s'il +persistait dans le dessein qu'il leur avait manifesté. Alexandre les +rassura sur les dangers dont ils se croyaient menacés, et leur dit qu'à +la vérité ses idées n'étaient pas encore arrêtées, mais qu'il +n'abandonnerait pas des hommes qui avaient tout compromis pour son +service, et leur assurerait une existence dont ils seraient satisfaits. +Les choses en étaient là lorsque M. de Talleyrand acquit la certitude +qu'il pouvait compter sur la défection de Marmont et sur le zèle +d'Oudinot. Dès-lors il fut plus assuré de réussir, et ne manqua pas de +transmettre ses espérances à l'empereur de Russie, qui assembla le +lendemain le conseil dans lequel on agita définitivement la question du +renversement du gouvernement impérial en France. Je tiens d'un des +membres de ce conseil le détail de ce qui s'y passa. Il était composé de +l'empereur Alexandre, du roi de Prusse, du prince de Schwartzenberg, de +M. de Metternich, et je crois du ministre d'Angleterre; je n'oserais +cependant assurer que ce dernier y fut. De Français, il y avait M. de +Talleyrand, le duc Dalberg, M. Louis, le général Dupont, le général +Dessoles, l'archevêque de Malines; je crois, sans en être sûr, que MM. +de Montesquiou (l'abbé), Beurnonville et Jaucourt en faisaient partie. +Ce fut l'empereur Alexandre qui ouvrit la discussion. Il déclara qu'il +avait dessein de renverser le gouvernement impérial, mais qu'avant de +l'annoncer publiquement, il désirait connaître quel était l'ordre de +choses qu'on pourrait lui substituer, pour éviter les dissensions +intestines qui avaient déchiré ce pays pendant tant d'années. Il +s'adressa à M. de Talleyrand en l'invitant à donner son opinion; +celui-ci, ne voulant pas émettre devant tant de monde une opinion qui +n'aurait peut-être pas été adoptée, et qui deviendrait peut-être un +motif pour le faire éloigner de la faveur du gouvernement qui allait +être élu, fit dans cette occasion ce que je lui ai vu faire dans les +conseils où l'empereur l'appelait. + +Il parla avec sa facilité ordinaire, insista sur la nécessité d'abattre +l'empereur, mais aussi il énuméra les immenses intérêts qui reposaient +sur le système impérial et en étaient inséparables. Il dit que l'on ne +pouvait lui substituer qu'un ordre de choses qui garantirait à chacun la +conservation de ce qu'il avait acquis, si l'on ne voulait pas faire +revivre tous les désordres. Il ne s'expliqua pas plus clairement, mais +son discours prouvait assez qu'il penchait toujours pour la régence. M. +Louis laissait entrevoir les opinions qui furent reproduites par toutes +les créatures du diplomate. Enfin arriva le tour du général Dessoles. +Interpellé de s'expliquer sur ce qu'il convenait de faire, il répliqua +vivement, en s'adressant à Alexandre: «Sire, la régence n'est qu'un mot; +le tigre est derrière, et ne tardera pas à reparaître, si on la +proclame[11]. Au surplus, mon parti est pris; je ne demande rien pour +moi, mais, Sire, mademoiselle Dampierre! sauvez-la! de grâce, +sauvez-la!» L'empereur de Russie, tout surpris de cette chaude +allocution, cherchait ce que c'était que mademoiselle Dampierre; «C'est +ma femme, Sire, madame Dessoles; sans doute elle n'a pas un rapport bien +direct avec la question qui se débat, mais c'est mademoiselle Dampierre; +sauvez ce que j'ai de plus cher au monde!» Cette petite sollicitude +conjugale dérida un moment le conseil; mais on se remit bientôt, et la +discussion continua. C'était le tour de l'archevêque de Malines; il mit +cartes sur table. «Messieurs, dit-il, il faut s'expliquer nettement. +Vous êtes décidés à en finir avec l'empereur. Pourquoi, dans ce cas, ne +pas rendre à la France un gouvernement sous lequel elle a été heureuse +pendant tant de siècles? Je ne crains pas d'avancer ici que c'est le voeu +secret de la grande majorité des Français, et que, si l'on n'ose +l'émettre, c'est que l'esprit national est encore comprimé, et qu'on +craint de n'être pas appuyé en le manifestant. Quant à moi je déclare +que je ne vois d'autre projet raisonnable en abattant l'empereur que de +rappeler les Bourbons.» Alexandre arrêta la discussion, et se tournant +vers Frédéric-Guillaume: «Votre opinion, roi de Prusse?»--«Celle de +l'archevêque de Malines,» répondit Guillaume. L'empereur de Russie +continua de recueillir les voix des étrangers, qui furent de l'opinion +du roi de Prusse. Alexandre exposa la sienne à son tour, et dit que +c'était une très grande affaire que de se fixer sur le gouvernement qui +pouvait régner en France sans trouble et sans dangers pour la +tranquillité de ses voisins; qu'il pensait que la maison de Bourbon +pouvait convenir; que néanmoins il remettait au lendemain à se décider; +qu'on lui avait rendu compte de l'arrivée aux avant-postes d'une +députation venant de Fontainebleau; qu'il la recevrait et verrait +ensuite. Le conseil se sépara. On n'ignorait, comme je l'ai dit, rien à +Fontainebleau de ce qui se faisait à Paris. On y exagérait même les +choses, quoique le mal fût très grand. + +L'empereur cependant ne se laissait pas imposer par les propos qu'on +semait autour de lui. Tout entier à des combinaisons militaires, il se +disposait à tenter de nouveau la fortune, lorsque le duc de Vicence +arriva. Il n'apportait pas des nouvelles bien heureuses, mais du moins +les alliés ne proscrivaient plus la régence. La condition était pénible, +le soldat bouillait d'ardeur: Napoléon continue de tout disposer pour +tenter la fortune; mais ses généraux n'ont plus d'élan, ils sont las de +guerres, de combats, personne n'envisage qu'avec une sorte d'effroi les +nouvelles chances qui vont s'ouvrir. C'est au milieu de cette anxiété +générale que le décret de déchéance arrive à Fontainebleau. Dès qu'il le +connaît, Napoléon n'hésite plus. La guerre civile lui apparaît avec +toutes ses horreurs; il se retire, et dresse lui-même l'acte qui le +dépouille du pouvoir[12]. L'abdication signée, il choisit des +négociateurs, qui, en la transmettant aux alliés, discutent les intérêts +de la France et ceux des braves qui l'ont servie. Il nomme le duc de +Vicence et le prince de la Moscowa; mais il ne les a pas plus tôt +désignés, que son vieil aide-de-camp lui revient à la mémoire. Il va +leur adjoindre Marmont, et veut que ce soit son plus ancien compagnon +d'armes qui aille débattre les intérêts de sa famille. On lui observe +que ceux de l'armée doivent aussi être défendus; qu'un homme qui a été +moins avant dans ses affections, que Macdonald, par exemple, aurait plus +de poids; il se rend et accepte le duc de Tarente. Sa prédilection +néanmoins le domine encore; il donne l'ordre formel aux +plénipotentiaires de prévenir le duc de Raguse qu'il ne l'a pas choisi, +mais qu'il ne peut refuser à sa fidélité, garantie par tant de bienfaits +d'un coté et de services de l'autre, ce dernier témoignage de confiance; +qu'en conséquence, s'il ne pense pas être plus utile à la tête de son +corps qu'à Paris, il est le maître de se joindre aux plénipotentiaires, +chargés d'expédier d'Essone un courrier qui rapportera ses pouvoirs. + +Arrivés à Essone, les plénipotentiaires firent part au duc de Raguse de +ce qui s'était passé à Fontainebleau, de l'abdication consentie par +Napoléon, et de l'objet de leur mission à Paris. Ils lui transmirent +également le message dont ils étaient chargés. Cette circonstance dut +être pénible au maréchal, car il venait, comme nous l'avons vu, +d'arrêter ses conditions avec le généralissime. Il ne cacha pas à ses +collègues les termes où il en était avec les alliés. Il leur déclara +qu'il n'avait agi isolément que par suite de la dispersion de l'armée et +de la difficulté qu'il y avait à s'entendre; que de ce moment il se +réunissait à eux pour ne plus s'en séparer; qu'il les accompagnerait à +Paris, et ferait entendre au prince de Schwartzenberg les changemens +survenus dans sa position. Il prévint ses généraux, il l'atteste du +moins, de ne faire aucun mouvement qu'il ne leur eût expédié de nouveaux +ordres, et se rendit au quartier-général ennemi, où l'on ne fit aucune +difficulté d'annuler le projet de convention. Les trois maréchaux et le +duc de Vicence continuèrent leur route et allèrent à Paris pour négocier +en commun. Ils descendirent chez M. de Talleyrand, où, comme je l'ai +dit, logeait l'empereur de Russie; ils firent part au diplomate du motif +de leur voyage et du but de leur mission. L'un d'entre eux le prit à +part et lui dit que, s'il pouvait obtenir la régence, ils étaient +décidés (il ne nomma personne) à prendre un parti contre l'empereur, de +manière à prévenir tout retour. Il ne disait pas ce que c'était que ce +parti. M. de Talleyrand lui répondit que «tout s'arrangerait, que les +souverains alliés ne demandaient que cette garantie, qu'ils +accorderaient tout ce que l'on désirait, dès qu'ils seraient convaincus +que Napoléon ne reparaîtrait pas.» M. de Talleyrand ne pouvait désirer +mieux qu'une telle confidence; elle augmentait son crédit, et démontrait +qu'on ne pouvait rien faire sans lui. Il monta chez l'empereur Alexandre +pour le prévenir de l'arrivée des maréchaux, et lui rendit compte de ce +qui s'était passé chez lui, sans oublier assurément l'ouverture qui lui +avait été faite. C'était sans doute ce qui leur souriait le plus, car +enfin la demande de garantie que répétait sans cesse l'empereur +Alexandre contre le retour de l'empereur Napoléon était claire. On ne +prononçait pas le mot propre, mais l'affectation avec laquelle on +réclamait des garanties ne permettait pas de se méprendre sur ce que +l'on voulait. + +Il jugeait des Français par quelques autres peuples; sous ce rapport, il +était dans l'erreur, ces choses-là ne vont pas à nos moeurs. Je tiens +d'un des secrétaires[13] de M. de Talleyrand, qu'après que tout fut +fini, c'est-à-dire, quand la déchéance fut prononcée, M. de Nesselrode +ne revenait pas de nos scrupules: «Quel pays! disait-il, quelle nation! +Si peu de chose vous arrête! Il n'en serait pas ainsi chez nous, tout +serait fini en moins d'un quart d'heure. Tant pis pour le souverain qui +se met en opposition avec l'intérêt général. C'est la chose du monde que +l'on trouve le plus aisément qu'un souverain.» + +L'empereur de Russie fit dire à la députation des maréchaux qu'il la +recevrait le lendemain à neuf ou dix heures du matin. Ils se retirèrent +et se réunirent le soir à l'hôtel du maréchal Ney; on vint les y voir et +les entretenir de l'idée qu'il n'y avait que l'empereur qui fût un +obstacle à tout; que sans lui les souverains alliés accorderaient la +régence, ou tout autre gouvernement qu'on voudrait choisir. Ces +insinuations étaient inutiles, puisque l'empereur lui-même avait +recommandé aux plénipotentiaires de ne le considérer pour rien, et de +souscrire à tous les sacrifices qui lui seraient personnellement +imposés. + +Je tiens d'une personne qui était présente à cette assemblée, sur tout +ce qui fut dit et fait, des détails qui prouvent à quel point était +portée l'aveugle confiance que l'on avait dans les sentimens de +l'empereur de Russie; mais elle a coûté trop de larmes pour la reprocher +à ceux qui la partageaient. On pensait encore que M. de Talleyrand était +dans des dispositions favorables à la régence, et je crois qu'on ne se +trompait pas, quoique du reste ce diplomate fût prêt aussi pour une +autre hypothèse. + +Caulaincourt m'a dit depuis que c'était une erreur, que M. de Talleyrand +s'était dès le principe prononcé ouvertement pour la maison de Bourbon. +Je suis persuadé qu'il n'en est rien; mais, la chose faite, il valait +mieux se donner le mérite de l'avoir préparée que de convenir qu'on ne +l'avait pas voulue. Il est possible aussi que M. de Talleyrand ait +laissé percer ses intelligences avec Hartwell, afin de mieux brouiller +les cartes, se ménager plus de chances, et se trouver en mesure +d'obtenir de meilleures conditions. Il est même probable que les alliés +se sont servis de cet épouvantail pour amener le duc de Vicence aux +sacrifices qu'ils voulaient lui imposer; car, comme nous l'apprend un +des auxiliaires qu'ils s'étaient donnés, ils ne se flattaient pas de +venir si tôt à bout de leurs desseins, et voulaient achever par +l'intrigue ce que les armes avaient commencé[14]. Mais dans ce cas, +convaincu comme il était que M. de Talleyrand tournait en faveur des +Bourbons, pourquoi M. de Caulaincourt ne prévenait-il pas les maréchaux? +Pourquoi les conduisait-il chez un conspirateur qu'il devait mettre tous +ses soins à éviter? Le moindre inconvénient qui pouvait résulter pour +eux de la direction qu'il leur donnait, était de les mener se confesser +au renard, comme cela arriva effectivement. Mais il est probable, quoi +qu'il en ait dit plus tard, qu'il était dupe lui-même des apparences que +se donnait M. de Talleyrand; autrement il aurait eu le projet de livrer +les maréchaux. Cela donnerait de la force à des soupçons fâcheux qui ont +été émis sur son séjour à Châtillon. + +Il y avait vingt endroits différens pour les réunir, et se rendre de là +chez l'empereur Alexandre avant d'être forcé d'entrer chez M. de +Talleyrand, si on le considérait comme ennemi. La chose est pénible à +dire, mais le fond de tout cela est que, voyant la chute de l'empereur +inévitable, on ne voulait que le quitter avec honneur, et préparer sa +position avec le gouvernement qui allait lui succéder, persuadé que l'on +pourrait conserver ce que l'on avait acquis en se mettant derrière une +lâcheté. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Alexandre reçoit les maréchaux.--Le maréchal Macdonald.--L'autocrate +insiste pour la garantie.--La nouvelle de la défection du sixième corps +met fin à la négociation.--MM. Sosthène et Archambault montent à +cheval.--Talleyrand.--Qui lui fait son discours.--Son trouble.--Il eût +prononcé tout ce qui se fût trouvé dans sa poche.--Le sénat. + + +L'empereur de Russie reçut la députation des maréchaux ainsi qu'il +l'avait annoncé, et après avoir écouté l'objet de leur message près de +lui, il leur fit connaître qu'il était décidé à ne plus traiter avec +l'empereur. Il ajouta qu'indépendamment de l'éloignement que lui et les +alliés avaient pour un rapprochement, de quelque nature qu'il fût, le +repos de l'Europe, qui dépendait de celui de la France, ne permettait +pas de se prêter aux propositions dont ils étaient chargés. Il dit qu'il +ne voulait ni toucher à nos frontières, ni porter atteinte à l'ouvrage +de l'armée française, pour laquelle il avait la plus haute estime; qu'il +était disposé à leur en donner des preuves dans le choix du gouvernement +qu'il avait intention de leur proposer. Il observa que, quel que fût au +reste ce gouvernement, son plus grand intérêt serait toujours de se +rapprocher des hommes qui avaient porté si haut la gloire de leur pays. +Il parlait avec assurance, et montrait d'autant plus de résolution, +qu'il avait connaissance de l'ouverture qui avait été faite à M. de +Talleyrand. Il savait d'ailleurs que la résolution était réelle, qu'elle +avait été prise chez le prince de Neufchâtel, et avait eu lieu d'après +les communications que le maréchal Oudinot avait eues avec l'envoyé de +M. de Talleyrand. On avait même reproduit dans cette réunion le projet +formé avant la bataille de Champ-Aubert, et qui n'allait à rien moins +qu'à en user avec l'empereur comme on avait fait autrefois avec Romulus, +et de traiter avec les ennemis. + +Dès que l'empereur de Russie eut achevé de parler, le duc de Tarente +prit la parole. C'était de tous les maréchaux celui qui avait été le +moins bien traité par l'empereur; ce fut celui qui se montra le plus +digne des faveurs dont les autres avaient été comblés. Il fit valoir le +sacrifice de l'empereur, développa les droits de sa dynastie, la +convenance de la régence; et, revenant à ce qui tenait le plus à coeur +aux alliés, à Napoléon, il remarqua que, si c'était ce prince qui +faisait difficulté, dès ce moment tout était résolu, puisque les +pouvoirs dont ils étaient revêtus leur prescrivaient de le compter pour +rien; qu'ainsi la continuation de sa dynastie était sans objection comme +sans inconvénient. La transmission de l'autorité souveraine pouvait +d'autant moins devenir matière à discussion, que les intentions +qu'Alexandre venait de manifester, tant en son nom qu'en celui de ses +alliés, se trouvaient conformes aux constitutions de l'État, et +favorables au droit de celui que, dans l'ordre de la nature, elles +avaient désigné pour l'héritier du trône. + +Macdonald fut fort dans cette discussion, et honorable par le courage +avec lequel il défendit les intérêts de la régence, comme pouvant +garantir à chacun la conservation de ce qu'il avait acquis, et que +l'empereur Alexandre déclarait vouloir respecter. Ce prince ne savait +que répondre, et n'insistait que sur l'observation qu'il fallait une +garantie contre la possibilité du retour de l'empereur. Ce n'était point +aux maréchaux à indiquer cette garantie, c'était aux alliés à préciser +les sacrifices qu'ils voulaient imposer, et à s'expliquer sur ce qu'ils +entendaient par cette garantie. Les plénipotentiaires feignirent de ne +pas comprendre; les alliés, de leur côté, ne jugèrent pas convenable de +parler plus catégoriquement. Mais ils en avaient assez dit. + +La discussion languissait; l'empereur de Russie répondait d'une manière +évasive, lorsque de son cabinet on vint le prévenir qu'on le demandait +pour quelque chose de pressé. Il s'y rendit, et rentra quelques instans +après dans le salon où les maréchaux étaient restés à l'attendre. Il +leur dit: «Messieurs, persuadé par vos observations, et voulant donner +une marque de mon estime particulière à l'armée française que vous +représentez ici, j'allais me rendre à vos instances, et reconnaître le +gouvernement qui est l'objet de vos désirs; mais cette armée, dont vous +prétendez que le voeu est unanime, est elle-même en opposition avec ce +que vous m'annoncez, puisqu'elle s'est divisée dans ses opinions. L'on +vient de me rendre compte à l'instant que le corps de M. le duc de +Raguse est arrivé ce matin à Versailles, et qu'il se range sous les +drapeaux de M. le duc d'Angoulême. Pour fixer promptement les +irrésolutions de ceux qui seraient disposés à l'imiter, je mets toute ma +puissance et celle de mes alliés de ce côté-là.» + +Cette déclaration répondait à tout ce que l'on aurait pu objecter. Les +maréchaux jetèrent un regard de mépris à Marmont qui était présent; il +fut saisi de honte en entendant l'empereur de Russie s'exprimer ainsi, +et dit: «Je donnerais un bras pour que cela ne fût pas arrivé.» +Macdonald lui répondit: «Un bras, monsieur, dites la vie.» Tout fut fini +dès cet instant. On m'a même rapporté que, dans cette séance, l'empereur +de Russie dit au maréchal Marmont: «Vous vous êtes bien pressé, monsieur +le maréchal.» + +Ce prince s'était, comme je l'ai dit, laissé surprendre l'engagement de +ne plus traiter avec l'empereur ni aucun membre de sa famille. Sa +déclaration avait commencé le mal, la défection de Marmont l'acheva. +Talleyrand, qui avait si bassement tramé le déshonneur du maréchal, mit +tous ses soins à le publier. Il le fit répandre, colporter partout, et +ne songea qu'à en recueillir les fruits. Il se saisit de tout ce qui +pouvait montrer aux yeux de la multitude qu'il était le pivot de la +révolution qui s'opérait. + +Depuis que l'empereur Alexandre était à Paris, le salon de M. de +Talleyrand était continuellement rempli de tout ce qui venait tâter le +pouls à la fortune. Dès qu'elle fut prononcée, M. Archambault de +Périgord, frère de M. de Talleyrand, M. Sosthène de la Rochefoucauld et +quelques autres mirent de grandes cocardes blanches à leurs chapeaux, et +coururent à cheval par toutes les rues pour annoncer ce qui venait +d'arriver, et ranimer les espérances des gens de leur parti. + +La garde nationale de Paris, quoiqu'elle s'attendît à un changement de +gouvernement, ne comprenait rien à ce qu'elle voyait, et je tiens d'un +officier de ce corps, qui commandait le poste placé à l'angle que fait +la rue de Marigny avec celle du faubourg Saint-Honoré, qu'il faillit +faire feu lorsque M. de Périgord vint haranguer, en cocarde blanche, le +peuple de ce quartier. Toutes les idées étaient loin de ce qui se +faisait, et si M. Archambault ne fut pas tué, c'est que l'officier le +reconnut. + +M. de Talleyrand ne négligea aucun moyen de répandre la défection de +Marmont: il ne ménagea aucune de ses créatures; plus il pouvait en +employer, mieux il établissait l'opinion que le retour des Bourbons +était son ouvrage et le but auquel il voulait véritablement atteindre. +Son nom était sans doute quelque chose, mais ne suffisait pas pour +sanctionner une révolution qui blessait tant de souvenirs et d'intérêts. +Il le sentit et résolut d'y suppléer. Tous les sénateurs reçurent une +invitation à dîner avec l'empereur Alexandre: ils n'eurent garde d'y +manquer. Le dîner se passa en propos ordinaires; il n'avait été question +de rien lorsqu'on servit le vin de Champagne. Alexandre se lève alors, +et, adressant la parole à ses commensaux, il renouvelle l'assurance +qu'il n'est ni leur ennemi ni celui des Français, bien loin de là. Une +preuve, c'est qu'il accepte les voeux que lui ont exprimés les hommes les +plus honorables et les plus distingués du pays, et propose la santé du +roi de France, de S. M. Louis XVIII. + +Les sénateurs s'imaginèrent que tout avait été arrangé à l'avance, et +burent à Louis XVIII comme ils buvaient à l'empereur. + +On passa dans le salon, et chacun de demander à son voisin ce qui +s'était passé avant qu'il arrivât. Tous se faisaient la même question, +tous étaient persuadés que quelque délibération avait eu lieu, et il ne +vint à la pensée de personne d'imaginer qu'ils étaient dupes d'une +mystification. On ne leur laissa pas d'ailleurs le temps de réfléchir, +on battit le fer à chaud, on convoqua le sénat pour le lendemain, et la +révolution fut consommée. On pressa le dénouement, parce qu'on sentait +bien que, si on tardait, les objections viendraient en foule sur cette +manière de procéder au choix d'un souverain. Le sénat prononça la +déchéance de l'un et l'élection de l'autre avec la même docilité qu'il +passait sur les demandes de conscription. + +Il ne vint à l'esprit d'aucun membre de ce corps, qui était cependant +composé d'hommes à lumières et presque tous comblés des bienfaits de +l'empereur, de faire remarquer que la convocation qui avait été faite +était inconstitutionnelle et même criminelle. Il n'y en eut pas un qui +observât qu'on faisait servir le sénat d'instrument pour détruire +l'édifice dont il était _conservateur_, et qu'en le faisant crouler, ils +écrasaient, pour la plupart, leurs propres enfans. Les sénateurs +peuvent-ils dire qu'on les a trompés? Non assurément; on ne pouvait pas +parler en termes plus clairs que ceux dont se servait M. de Talleyrand +en proposant la déchéance de l'empereur. Quels que fussent les +arrangemens particuliers de ce diplomate avec les ennemis, les sénateurs +n'avaient pas droit de méconnaître leur devoir, lorsque le moment de le +faire était arrivé. Ils pouvaient, par une noble résistance, se couvrir +de gloire; au lieu de cela, il n'y a pas d'épithètes qu'ils n'aient +méritées, surtout lorsqu'on lit dans leur délibération de cette fatale +époque l'article qui assure la conservation de leurs émolumens. + +M. de Talleyrand fut dominé par une intrigue qui lui fit abandonner son +projet de régence en lui montrant une porte de salut pour lui. Je tiens +de l'archevêque de Malines lui-même, qu'étant allé voir M. de Talleyrand +le matin du jour où il avait convoqué le sénat, il eut beaucoup de peine +à le décider à tenir à ce corps le langage dans lequel il lui parla, et +que c'était lui-même, archevêque de Malines, qui lui avait fait son +discours pendant qu'on le coiffait. Il ajoutait même que, si M. de +Talleyrand en avait eu un autre dans sa poche, et qu'il l'eût tiré en +place du premier, il l'aurait prononcé de même. + +Ceux qui connaissent M. de Talleyrand n'en seront point étonnés. Ils ont +dû le voir plus d'une fois dupe d'une intrigue obscure, prêtant son nom +pour se créer une puissance dans l'opinion du vulgaire, qui ne garde que +les noms de ceux qu'on l'accoutume à voir en scène. On retrouve beaucoup +de traits du caractère de M. de Talleyrand dans le portrait du cardinal +de Retz. Comme lui, il suscita tous les grands désordres de l'État, et +cependant il ne voulait que la paix; il y était naturellement porté, et +en avait plus besoin qu'un autre. L'empereur lui disait quelquefois +qu'il avait mal arrangé sa vie. Néanmoins M. de Talleyrand est resté en +possession de fixer le ridicule comme de mettre le vice en crédit. + +Le sénat pouvait-il se réunir? Non, il ne le pouvait que sur une +convocation légale transmise à chaque sénateur par son président, et le +président était à Blois près de l'impératrice. Pouvait-il délibérer dans +un lieu au pouvoir des ennemis qui étaient en guerre avec la nation? Où +en serait-on, si l'on osait dire que oui? Pouvait-il retirer un pouvoir +qu'il n'avait pas confié? Était-ce lui qui avait élu l'empereur? D'après +les constitutions de l'État, était-ce le sénat qui déférait la suprême +puissance? Non, assurément, et l'empereur lui-même n'avait point voulu +de leurs suffrages autrement que comme celui de simples citoyens; la +nation avait individuellement voté l'élévation de l'empereur à la +dignité impériale; le sénat n'avait été chargé que de vérifier les votes +des communes et d'en constater l'état, c'est-à-dire, constater ceux qui +étaient pour l'affirmative et ceux qui étaient pour la négative. Il ne +pouvait donc pas intervenir dans une proposition qui n'était pas de sa +compétence, et encore moins prendre l'initiative dans une question où il +n'avait pas de droits. Il faut convenir que le général Mallet, dans sa +tentative du 23 octobre 1812, avait aussi bien jugé que M. de Talleyrand +le parti que l'on pouvait tirer du sénat, et Louis XVIII a rendu à ce +corps la justice qu'il méritait en le renvoyant, quels que fussent ses +droits à la reconnaissance de ce prince. Il aurait en effet été +impolitique de conserver une institution qui venait de donner un si +déplorable exemple. + +Après ces délibérations du sénat, le gouvernement provisoire en expédia +une ampliation, qui fut portée par un officier-général au roi à Londres. +On expédia de même un courrier à M. le comte d'Artois, qui était encore +à Vesoul, un autre au duc d'Angoulême, à Bordeaux, et un à M. le duc de +Berry, aux îles de Jersey. On couvrit les murailles de Paris de +publications de toute espèce; chacun ne chercha plus qu'à se concilier +la bienveillance du nouveau souverain. On expédia des courriers aux +armées du midi, aux grandes villes et aux places qui se trouvaient +bloquées depuis l'invasion du territoire. + +Je reviendrai sur ces détails, mais je dois dire auparavant comment eut +lieu cette défection de l'armée de Marmont, qui fournit à l'empereur de +Russie le prétexte, ou qui le mit dans la nécessité d'adopter la +résolution qu'il prit, si elle n'était pas tout-à-fait arrêtée d'avance. + + + + +CHAPITRE IX. + +Comment la défection du sixième corps fut consommée.--Les ennemis de +l'empereur s'attachent de préférence à semer la séduction parmi ses +officiers de confiance.--Ce qu'on pouvait faire encore.--Digression sur +la légitimité.--La régente.--Ce qu'on eût dû faire. + + +Après le départ de Fontainebleau de la commission des maréchaux qui se +rendaient à Paris, l'empereur se trouvait seul et livré à de vives +inquiétudes; le prince de Neufchâtel lui était de peu de ressource, si +ce n'est pour son travail. Il envoya dire au maréchal Marmont de venir +le voir; il le croyait à son quartier-général à Essone, ne s'imaginant +pas qu'il eût été à Paris avec les autres maréchaux. Il y a de +Fontainebleau à Essone six lieues. L'empereur, dont l'impatience ne +mesurait pas la longueur du chemin, envoya successivement plusieurs +officiers chercher le maréchal Marmont. L'arrivée à Essone de ces +officiers, qui se suivaient à peu de distance, jeta l'épouvante dans +l'esprit du général Souham, qui s'imagina que la trahison à laquelle il +avait pris part était découverte, et qu'il allait être arrêté; il ne +savait comment expliquer l'absence du maréchal, et encore moins quels +motifs donner au voyage qu'il était allé faire à Paris. Il réunit les +généraux de cette armée auxquels Marmont avait confié son projet; il +leur communiqua ce que l'arrivée successive de ces officiers venant de +Fontainebleau avait jeté de troubles dans son esprit, et il ne leur +cacha pas qu'il avait des raisons de craindre que tout ne fût découvert. +En conséquence, ils délibérèrent entre eux sur le parti à prendre, et +ils ne trouvèrent rien de plus convenable que de partir à l'instant avec +tout le corps d'armée. La résolution en fut prise et exécutée le jour +même où Marmont avait quitté son quartier-général, c'est-à-dire que ce +général était à peine arrivé chez lui à Paris, que son armée partait +d'Essone. Le général Souham[15] fait prendre les armes aux troupes +pendant la nuit, celles-ci se mettent en marche vers Paris, elles se +persuadent que c'est un mouvement général, et l'armée les suit tout +entière. Comme elles composaient l'avant-garde, elles étaient étrangères +à ce qui se passait derrière elles. Les généraux étaient à la tête de +leurs colonnes; des précautions avaient été prises[16] pour que la +rencontre des avant-postes ennemis n'amenât point de difficultés avant +que toute la colonne fût sur le territoire qui était occupé par l'armée +russe; c'était la plaine entre la station de poste de la Cour-de-France +et celle de Villejuif sur la route de Fontainebleau à Paris. L'armée +russe prit les armes, et fit passer à la queue de la colonne du général +Souham une nombreuse cavalerie qui se déploya, et prit position pour +s'opposer à la retraite de ces malheureuses troupes, qui commençaient à +s'apercevoir de la perfidie de leurs généraux. Que pouvaient-elles faire +pour se tirer du piége où les avaient conduites ceux auxquels elles +n'avaient obéi que par devoir? Elles faillirent les mettre en pièces; +ceux-ci n'échappèrent qu'à la faveur des précautions qu'ils avaient +prises. + +L'histoire n'offre pas d'exemple d'une action semblable. Mais les +ennemis de l'empereur semblaient se faire une étude de le blesser dans +ses affections; ils s'étaient attachés à Marmont, un de ses premiers +élèves, qu'il avait formé et qu'il avait comblé de biens. Marmont avait +fait la guerre d'Italie et celles qui l'ont suivies; l'empereur l'avait +présenté à la confiance de l'armée, parce qu'il avait la sienne, et sans +que la fortune eût couronné ni son talent ni son courage; Marmont enfin, +dont l'empereur avait pris plaisir à jalonner l'avenir, est précisément +celui auquel on s'attaque, et que l'on égare au point qu'il consent à +mettre son chef à la discrétion des alliés, en leur ouvrant le chemin de +l'asile où il reposait sous la fidélité des légions qu'il allait +lui-même être bientôt forcé de quitter. Lorsque l'empereur apprit cette +défection, ses idées s'obscurcirent, et il était difficile qu'il en fût +autrement, car s'il avait fait abnégation de lui-même, il n'en prévoyait +pas moins tout ce qui allait arriver de fâcheux pour la France, à +laquelle la séduction venait d'arracher le tiers de la puissance qui lui +restait. Il ignorait encore ce qui s'était passé à Paris depuis +l'arrivée de la députation des maréchaux; mais après ce qui avait eu +lieu, rien ne pouvait plus l'étonner. Il avait cependant encore des +ressources considérables: il pouvait se retirer sur la Loire, y appeler +les troupes des maréchaux Soult et Suchet, qui étaient dans le +Bas-Languedoc, ainsi que le corps du maréchal Augereau. Au besoin même +il pouvait se jeter en Italie avec tout ce qui aurait voulu le suivre. +Dans ce pays, le berceau de sa gloire, tous les coeurs étaient à lui, et +l'intérêt qu'excite un héros abandonné de tant d'ingrats lui aurait +rallié un nombre prodigieux de ces hommes dont l'élévation d'âme ne +compte pas les sacrifices; s'il avait pris ce parti, combien de corps de +troupes lui seraient restés fidèles! Il suffit de jeter les yeux sur les +noms des généraux qui commandaient dans les places depuis le cours de +l'Elbe jusqu'à l'ancienne frontière de France, pour être convaincu de ce +que j'avance. L'empereur en eut la pensée, mais il en fut détourné par +celle qu'il allait lui-même rallumer la guerre civile, dont l'extinction +en France avait été un des premiers bienfaits de son gouvernement, et +qu'en cas de succès, il n'aurait que des ingrats à mépriser, ou des +coupables à punir. Il considéra aussi combien il lui en coûterait pour +faire revenir les Français de l'aveugle confiance avec laquelle ils se +livraient aux mains de leurs ennemis, et qu'enfin, puisqu'ils se +détachaient de lui dans une circonstance aussi importante, les suites de +leur imprudence ne pourraient pas lui être imputées; on lui proposa +d'abdiquer pour rendre la liberté à tous ceux qui le servaient +fidèlement, et qui, au péril de tout ce qui aurait pu leur en arriver, +l'auraient suivi quelles que fussent les déterminations qu'il aurait +prises. + +L'empereur ne pouvait pas renverser lui-même l'édifice qu'il avait +élevé. Son abdication, quels que fussent d'ailleurs les caractères dont +elle fût revêtue, ne pouvait être légale, si elle n'était au bénéfice de +son fils. En recevant la couronne des mains des citoyens français, il +n'avait pas reçu le droit de la transmettre à un autre que celui qui +était désigné par les constitutions de l'État comme devant lui succéder, +et ce n'était ni l'acte d'un sénat assemblé au milieu des ennemis à la +voix de leurs chefs, ni les intrigues de quelques transfuges qui +pouvaient décerner la couronne. Les séductions de l'étranger, la +trahison des chefs de corps, le pouvaient encore moins. D'ailleurs la +défection du sixième corps n'était que l'oeuvre de deux ou trois généraux +coupables; les troupes qui faisaient la force sur laquelle on s'appuyait +étaient étrangères à cette iniquité; on les avait abusées. Lorsqu'elles +eurent reconnu la trahison de leurs chefs, les officiers et les soldats +étaient plus disposés à les fusiller qu'à les suivre. + +Les droits du successeur de l'empereur étaient établis et indépendans de +la volonté de ce prince même. Ils ne pouvaient lui être retirés qu'à la +suite d'un vote national exprimé dans un état de liberté. Si c'est pour +éviter une révolution en France que les étrangers ont appuyé les +complots de quelques misérables, ils ne pouvaient pas prendre un moyen +plus sûr d'en préparer une nouvelle. + +Ils ne faisaient, disaient-ils, la guerre qu'à l'empereur seul, ils n'en +voulaient ni à la France ni aux Français. On conçoit (quoique +difficilement) qu'une nation soit réduite à la douloureuse nécessité de +se détacher de son monarque, lorsqu'elle est tombée dans l'impuissance +de le faire triompher des ressentimens de ses ennemis, qui se plaisaient +à rattacher à sa personne tous les malheurs dont eux-mêmes affligèrent +l'humanité. Mais le sacrifice de la personne du monarque une fois fait, +où était la nécessité de priver la nation entière de la jouissance des +droits qu'elle avait conquis au prix de tant d'efforts, en lui enlevant +la première des prérogatives de l'homme, qui est de se donner des lois +et un gouvernement? Ces mêmes nations qui nous ont privés du bénéfice de +nos lois, qui ont foulé aux pieds notre constitution, laisseraient-elles +faire le même outrage aux leurs? Les Anglais, qui ont pris tant de part +à nos maux, et qui se sont montrés les plus ardens à nous détruire et à +contester nos droits politiques, sont de tous les peuples du monde celui +qui tient le plus aux statuts qu'il est parvenus à se donner à la suite +de révolutions encore plus sanglantes que la nôtre. C'est malgré moi que +je sors de mon sujet, mais je ne ferai plus qu'une réflexion. Les +Anglais, à la suite d'une de leurs révolutions qui avait obligé leur roi +légitime à se réfugier en France, appelèrent au trône d'Angleterre un +prince de la maison de Brunswick, et n'attendirent pas pour le +reconnaître ou le légitimer que la famille fugitive fût éteinte. Les +puissances de l'Europe ont assurément bien reconnu le choix qu'avait +fait le peuple anglais d'un prince de Brunswick, et pas une d'elles n'a +songé à obliger l'Angleterre de reprendre les Stuarts, hormis la France +qui donna quelques moyens au roi fugitif. La maison de Brunswick a donc +été mise par la volonté du peuple en possession du trône d'Angleterre, +auquel il n'y a plus aujourd'hui de prétendans, la famille des Stuart +étant éteinte; le chef de la branche qui a été appelée au trône est bien +le roi légitime des Anglais. + +Nous venons de voir la princesse héritière d'Angleterre épouser un +prince de la maison de Cobourg[17]; les enfans qui naîtront de ce +mariage ne seront assurément que des princes ou princesses de Cobourg; +la princesse Charlotte sera reine, mais après elle seront-ce les princes +de Brunswick ou les princes de Cobourg, ses enfans, qui seront appelés à +la couronne? + +Assurément cette question ne fera aucune difficulté, et alors voilà le +trône d'Angleterre dans la famille de Cobourg. Cependant celle de +Brunswick est la légitime; pourquoi le trône ira-t-il dans la famille de +Cobourg? Parce que la constitution anglaise le veut ainsi. Qui a fait +cette constitution si ce n'est le peuple? Donc les peuples ont le droit +de se donner des lois et des rois; et que diraient les Anglais, si les +Français ou d'autres nations venaient leur dire: Quoique le prince de +Cobourg soit le roi que vos constitutions vous donnent, nous voulons que +vous gardiez tel prince de la maison de Brunswick, vos souverains +légitimes? Sans doute ils se battraient, et ils ne croiraient pas être +des rebelles, des brigands, etc., etc. Pourquoi les Français +n'auraient-ils pas joui du même privilège pour un ordre de choses +établi? Les forcer d'y renoncer, n'était-ce pas leur faire violence, +méconnaître des droits dont on se montrerait jaloux? Ce n'étaient pas +les droits du fils de l'empereur qui manquaient de force: ils étaient +incontestables; mais ils manquaient d'amis dans ceux qui devaient périr +pour les défendre. + +On commit là une grande faute, et les meneurs d'alors s'en sont mal +excusés en disant que l'Autriche n'avait pas appuyé la régence. Comment +pouvait-on espérer que l'empereur d'Autriche tournerait subitement ses +baïonnettes contre ses alliés, lorsqu'il voyait assez peu de solidité +dans les esprits pour ne pas repousser avec force l'influence de ceux +qui n'avaient aucun intérêt à ménager l'ordre de choses établi en France +au prix de tant d'efforts, et qui, au contraire, en avaient un très +grand à rallumer la discorde parmi nous? En suivant la direction que les +meneurs ont fait prendre, on a désintéressé ce monarque, qui n'a pas dû +être satisfait, d'une part, de l'abandon que l'on faisait de +l'impératrice, et, de l'autre, de l'indifférence que l'on montrait pour +son alliance, qui devenait cependant la garantie d'un système reconnu +auquel étaient attachées tant d'existences. + +Le bon sens devait faire voir que les considérations qui avaient fait +reconnaître à l'empereur la nécessité d'une alliance contractée au temps +de sa puissance devenaient plus impérieuses encore pour son fils, et que +l'on devait se défier de ceux qui voulaient l'écarter. La sagesse +commandait à la France, pour sauver son indépendance, de se ranger sous +la protection de sa tutrice naturelle, qui dans ce cas était la +puissance du père de sa souveraine. + +Supposons qu'au lieu de tomber par l'effet d'une coalition, l'empereur +fût mort à la guerre, aurait-on bouleversé l'État et demandé aux +étrangers un monarque que désignaient nos constitutions? Eh bien! ces +constitutions déféraient l'autorité suprême à la régente jusqu'à la +majorité de son fils. Si cette princesse eût été revêtue du pouvoir, +aurait-on trouvé extraordinaire qu'elle eût appuyé sa politique +extérieure des conseils de son père? Non, assurément; et c'était cette +réunion de puissances que les ennemis de la France voulaient empêcher. +Peut-on croire que, si toutes les volontés s'étaient ralliées à +l'impératrice, la coalition eût osé lui faire l'outrage de la détrôner +aux yeux de son père? Non, parce qu'on ne heurte pas la force d'un +principe qui intéresse à la fois la dignité de deux nations. Tout aurait +été sauvé alors; on aurait perdu cet état de suprématie qui fatiguait +l'Europe; mais l'ordre social n'aurait pas été ébranlé en France, et on +n'eût pas même aperçu l'état d'abjection dans lequel on est tombé +depuis. Dès que l'Autriche vit qu'on s'éloignait d'elle, elle dut pour +le moins redevenir indifférente à ce qui pouvait arriver à la France; +dès-lors elle dut reprendre largement sur elle tout ce qu'elle avait +précédemment perdu, ainsi que le faisaient ses autres ennemis. C'était +pour elle un moyen de se trouver à peu près au pair de l'extension de +puissance qu'ils acquéraient. + +On aurait tort de croire que l'Autriche se mêlera des affaires de la +France, au risque de rallumer la guerre en Europe; elle est trop sage +pour cela, et elle a fait l'expérience que souvent la guerre conduit où +l'on ne voulait pas aller. La France a manqué le moment de lier ses +destinées à celles de l'Autriche, à laquelle il sera plus facile de +consommer la ruine de la première, qu'à celle-ci de la prévenir. Le +temps apprendra si tout cela n'était pas arrangé d'avance entre les +Autrichiens et les Russes. S'il en était ainsi, il faudrait que les +premiers eussent été dupes des seconds, parce que l'on ne peut pas +croire que le ministère autrichien ait été accessible à des passions +particulières auxquelles il aurait sacrifié la politique de son pays, en +détruisant une puissance qui a autant d'intérêt que lui à observer +l'avenir des Russes. Personne ne connaissait mieux la profondeur du +péril qui menaçait l'État que M. de Talleyrand; il n'y a nul doute que, +si, dans cette circonstance, il avait été ministre de la régence, il +aurait évité le pas qu'il a fait faire à tout le monde, pour se créer à +lui-même une position particulière dans le retour d'un système qui, peu +de jours auparavant, semblait encore devoir être un abîme, +particulièrement pour lui. Il pensait à se faire pardonner d'anciens +antécédens, il redoubla d'efforts et ne s'arrêta devant aucune +difficulté. + +Il n'en faut pas douter, c'est dans son intérêt du moment que tout le +monde a été sacrifié. D'une part, il tremblait de n'être plus rien au +retour de la régence, et de se trouver aux prises avec le besoin; de +l'autre, il craignait de voir la France sous l'influence de l'Autriche, +et conséquemment lui-même au-dessous de M. de Metternich, contre lequel +il a une animosité personnelle. Il me disait lui-même à cette époque: +«Mais en vérité ce M. de Metternich se croit un personnage.» Ce sont ces +misérables passions qui nous ont jetés dans les bras des Russes, +lesquels nous ont remis à ceux des Anglais. La cause de notre +anéantissement remonte bien plus haut et est bien étrangère à l'empereur +Napoléon, qui en a été le prétexte. Depuis Pierre-le-Grand, la Russie +s'avance à grands pas sur l'Europe, qui, fatiguée de longues guerres, à +l'époque où ce prince parut, commit la très grande faute de lui laisser +détruire la Suède. Depuis, elle a fait pis encore en laissant anéantir +la Pologne et asservir les Turcs par Catherine II. Le partage du trône +des Jagellons consommé, la Russie n'a négligé aucun moyen pour acquérir +de l'influence en Allemagne parmi une quantité de petits princes dont +les regards sont sans cesse tournés vers un État plus puissant; la +vassalité dans laquelle les tenait l'empire d'Allemagne leur a fait +prendre cette habitude. + +La Russie fut favorisée par l'Angleterre, qui devenait plus forte de +tout ce que perdait la France, et qui, à cette époque-là, n'avait que +bien peu à craindre de l'extension de la Russie, à laquelle son commerce +était éminemment nécessaire. Sa politique était tout entière tournée +contre la France et l'Amérique, dont les progrès commençaient à +l'inquiéter. Elle ne s'apercevait pas qu'un jour ils deviendraient tels +que, si la Russie s'unissait à l'Amérique, ces deux pays ensemble +seraient suffisans pour opprimer le reste du monde. La France a au +contraire un intérêt immense à repousser d'Allemagne l'influence que la +Russie veut y exercer, et, sous ce rapport, elle doit se trouver en +harmonie au moins avec l'Autriche. Depuis 1798, sous Paul Ier, la Russie +a su s'introduire et même se faire appeler dans les coalitions de +celle-ci contre la France. Si les efforts qu'elle a faits lui ont coûté +cher, elle a de même chèrement vendu ses services. Il n'y a qu'à voir où +elle en est aujourd'hui, et quel est l'État d'Allemagne qui n'a pas payé +plus cher la liberté, après laquelle il court encore, que les +agrandissemens qu'il avait obtenus en restant dans l'alliance de la +France. La Russie a joué un jeu d'autant plus sûr, qu'elle n'a qu'une +frontière à défendre, point de derrières à garder, et compte une +population immense dont la moitié était son ennemie il y a à peine +vingt-cinq ans; celle-ci est aujourd'hui la propriété de quelques +seigneurs russes, comme le bétail d'une terre est celle d'un +particulier. C'est cependant avec ces principes-là qu'elle a triomphé +des idées libérales et a amené, au nom de la liberté de l'Europe, ses +hordes d'Asie à Paris. + +L'Europe verra, avant un second règne, comment ses libérateurs auront +profité de la leçon. Catherine II n'avait pas dans ses États assez +d'hommes qui sussent lire et écrire pour en donner un à chaque village. +Aujourd'hui les filles des cosaques connaissent la musique; elles +emploient la parfumerie à leur toilette; le pillage des environs de +Paris a été transporté jusqu'en Tartarie. Ce n'est pas seulement +l'empereur Napoléon, mais la France, qui menaçait de l'arrêter dans ses +projets sur l'Allemagne, que la Russie voulait détruire; elle voulait se +défaire de la seule rivale qu'elle eût appris à redouter. Nous verrons +maintenant qui la contiendra; et, pour parler nettement, il faut avouer +que ce n'est que dans l'intérêt des intrigans comme des siens qu'a agi +l'empereur de Russie. Égaré par quelques casse-cous politiques, qui +s'étaient groupés autour de lui, il s'était flatté de joindre le rôle de +législateur et de fondateur à celui de conquérant: il n'a fait, en +bouleversant la France, que compromettre l'Europe. + +On comprend sans peine que M. de Talleyrand, et les agitateurs qui +marchaient sous sa bannière, n'aient vu, n'aient recherché que l'intérêt +du moment et une meilleure position personnelle; mais que le chef de +coalition, qui pouvait asseoir les destinées du continent, fixer les +rapports des divers États dont il se compose, assurer au monde deux +siècles de paix, ait renoncé à tant de gloire pour se mettre à la tête +d'un parti, satisfaire une basse vengeance, voilà ce qui ne se conçoit +pas. Par quel égarement, lui, qui pouvait recueillir les bénédictions de +tant de peuples, ne se montra-t-il jaloux que de leur colère? Il s'en +souciait peu, il faut le croire; mais enfin il avait déjà dû +s'apercevoir que les princes les plus puissans succombent à la longue +sous les coups d'épingles: il en avait vu la preuve en Russie comme en +France. Il paraît, du reste, qu'il reconnut bientôt qu'il s'était +mépris, car il faisait répandre qu'il avait été forcé d'agir contre son +intention. C'était aussi ce que ne cessait de répéter M. de Talleyrand, +tant chacun reculait devant son propre ouvrage et déclinait la +responsabilité de ce qu'il avait fait. Je le vis à mon retour de Blois. +À cette époque, je pouvais encore parler d'affaires avec lui. Je lui +témoignai ma surprise du parti auquel il s'était arrêté. Il repoussa la +conception de toutes ses forces. Il s'était, disait-il, vivement débattu +pour obtenir la régence; mais Alexandre s'était prononcé sans détour, et +avait exigé le rappel des Bourbons. Ce prince regardait leur retour +comme le complément de sa gloire et de celle des alliés, qui avaient si +long-temps combattu pour les reporter sur le trône: rien n'avait pu le +faire changer de résolution. Ainsi, me disait Talleyrand, la chose a été +forcée; il n'y a pas eu de choix. Au surplus, c'est une combinaison +comme une autre. Nous verrons comment ils vont s'y prendre, et nous nous +conduirons en conséquence. + + + + +CHAPITRE X. + +Adresse à l'armée.--L'empereur abdique.--Ses réserves.--On lui offre la +Corse.--Considérations qui lui font préférer l'île +d'Elbe.--L'impératrice à Blois.--Elle veut rejoindre +l'empereur.--Sauvegarde russe.--Arrivée à Orléans.--M. Dudon.--Comment +il s'acquitte de sa mission.--L'impératrice remercie les membres du +gouvernement.--Déplorable état de cette princesse. + + +Pendant que ces choses se passaient à Paris, la nouvelle de la défection +du sixième corps arrivait à Fontainebleau. Le colonel Gourgaud, qui +avait été en mission à Essone, accourt prévenir l'empereur que Marmont a +traité avec les alliés, qu'il est de sa personne à Paris, que ses +troupes, mises en mouvement sous prétexte de marcher sur la capitale, se +trouvent déjà au milieu des colonnes russes, et que Fontainebleau reste +à découvert. Napoléon ne peut croire à un rapport aussi étrange, il se +le fait répéter, refuse d'y ajouter foi. La défection est +malheureusement trop certaine, il ne peut se faire illusion; ses amis, +ses créatures l'abandonnent, mais l'armée lui reste, il en appelle à son +courage, à sa loyauté. + + À L'ARMÉE. + + Fontainebleau, ce 5 mars 1814. + + «L'empereur remercie l'armée pour l'attachement qu'elle lui + témoigne, et principalement parce qu'elle reconnaît que la France + est en lui, et non pas dans le peuple de la capitale. Le soldat + suit la fortune et l'infortune de son général, son honneur et sa + religion. Le duc de Raguse n'a point inspiré ce sentiment à ses + compagnons d'armes; il a passé aux alliés. L'empereur ne peut + approuver la condition sous laquelle il a fait cette démarche; il + ne peut accepter la vie et la liberté de la merci d'un sujet. + + «Le sénat s'est permis de disposer du gouvernement français; il a + oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant; + il a oublié que c'est l'empereur qui a sauvé une partie de ses + membres des orages de la révolution, tiré de l'obscurité et protégé + l'autre contre la haine de la nation. Le sénat se fonde sur les + articles de la constitution pour la renverser; il ne rougit pas de + faire des reproches à l'empereur, sans remarquer que, comme premier + corps de l'État, il a pris part à tous les événemens. Il est allé + si loin, qu'il a osé accuser l'empereur d'avoir changé les actes + dans leur publication. Le monde entier sait qu'il n'avait pas + besoin de tels artifices. Un signe était un ordre pour le sénat, + qui toujours faisait plus qu'on ne désirait de lui. + + «L'empereur a toujours été accessible aux remontrances de ses + ministres, et il attendait d'eux, dans cette circonstance, la + justification la plus indéfinie des mesures qu'il avait prises. Si + l'enthousiasme s'est mêlé dans les adresses et les discours + publics, alors l'empereur a été trompé; mais ceux qui ont tenu ce + langage doivent s'attribuer à eux-mêmes les suites de leurs + flatteries. Le sénat ne rougit pas de parler de libelles publiés + contre les gouvernemens étrangers, et il oublie qu'ils furent + rédigés dans son sein. Si long-temps que la fortune s'est montrée + fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle + plainte n'a été entendue sur les abus de pouvoir. Si l'empereur + avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, le monde + reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son + mépris. Il tenait sa dignité de Dieu et de la nation; eux seuls + pouvaient l'en priver. Il l'a toujours considérée comme un fardeau, + et lorsqu'il l'accepta ce fut dans la conviction que lui seul était + à même de la porter dignement. + + «Le bonheur de la France paraissait être dans la destinée de + l'empereur. Aujourd'hui que la fortune s'est décidée contre lui, la + volonté de la nation seule pouvait le persuader de rester plus + long-temps sur le trône; s'il doit se considérer comme le seul + obstacle, il fait volontiers le dernier sacrifice à la France. Il + a, en conséquence, envoyé le prince de la Moscowa et les ducs de + Vicence et de Tarente à Paris pour entamer la négociation. L'armée + peut être certaine que le bonheur de l'empereur ne sera jamais en + contradiction avec le bonheur de la France.» + +Comme je l'ai dit, la défection dont se plaignait l'empereur avait fait +échouer la négociation dont il donnait connaissance aux troupes. +Toujours tremblans au nom du père, les alliés avaient refusé de +reconnaître le fils, et demandaient que sa dynastie fût déchue. +L'empereur fut outré de la prétention. Il leur avait tendu la main après +leur défaite, et ils ne se contentaient pas de le faire descendre du +trône, ils voulaient encore proscrire son successeur. Mieux valait +courir les dernières chances de la guerre. Malheureusement la séduction +n'était pas restée oisive. Des généraux, des chefs de corps s'étaient +ralliés aux traîtres; les feuilles publiques, les rapports venaient à +chaque instant révéler de nouvelles défections. La guerre civile +devenait inévitable: il se résigna, et le sacrifice fut consommé[18]. + +Les ennemis étaient entrés à Paris le 30 mars, nous étions au 8 avril, +ce court espace de temps avait suffi pour anéantir le fruit de tant de +travaux glorieux pour les Français. + +Les faits que je viens de rapporter ne sont pas exposés dans l'ordre où +ils sont arrivés; ils n'en sont pas moins exactement vrais, je m'en suis +assuré par les moyens d'informations que j'avais encore pendant les +premières semaines de mon retour. + +Le sacrifice consommé, la négociation fut bientôt faite. Il ne +s'agissait que de régler des intérêts individuels, les alliés se +montrèrent faciles. Ils offrirent la Corse à l'empereur; ce prince la +refusa, parce qu'il prévoyait bien qu'un peu plus tôt, un peu plus tard, +on le trouverait trop près de la France, et qu'il serait dans +l'impossibilité de se défendre, si l'on entreprenait de lui arracher cet +asile. Il m'a dit lui-même, après son retour de l'île d'Elbe, que, quand +il avait vu, à la marche du gouvernement du roi, qu'il serait encore +dans le cas de reparaître sur la scène du monde, il avait plus d'une +fois éprouvé le regret de n'avoir pas accepté. Il préféra l'île d'Elbe, +qui ne pouvait porter d'ombrage à personne, ni faire concevoir +d'inquiétudes sur l'emploi des moyens qu'elle pouvait offrir. On lui +accorda sans peine ce faible débris de la puissance qu'on lui arrachait. +Il fut convenu que la France lui donnerait annuellement un subside de +deux millions; qu'il aurait la liberté d'emmener avec lui douze cents +hommes de ceux de l'armée qui voudraient le suivre. On stipula également +des dédommagemens pécuniaires en faveur des personnes de sa famille. +Quelque malheureuse que fût sa position, il n'oublia ni ses serviteurs +ni ses amis. Il demanda que les dispositions qu'il avait prises en leur +faveur fussent respectées, qu'on ne les troublât pas dans la possession +des biens qu'il leur avait donnés, tels que des dotations de rentes sur +l'État et sur le Mont-Napoléon de Milan; il stipula, sur les fonds +particuliers dont il faisait l'abandon à la couronne, une réserve de +deux millions en faveur d'un certain nombre d'officiers qu'il désigna: +on lui accorda tout. + +Les souverains alliés reconnurent et garantirent toutes les transactions +qui furent faites avec lui, mais n'en exécutèrent aucune, ou peu s'en +faut. On régla de même le sort de l'impératrice; elle devait d'abord +avoir la Toscane, cependant elle n'eut que le duché de Parme et de +Plaisance. On devait croire que les conditions de ces différens traités +seraient exactement observées, car enfin l'héritage était assez beau +pour qu'on ne contestât pas sur les charges. Il n'en fut rien cependant, +et l'on dut bientôt se détromper. + +Il est temps de revenir à Blois, où l'impératrice était avec son fils et +les ministres; l'empereur la tenait exactement informée de l'état dans +lequel il se trouvait, et paraissait plus affligé de ces revers pour +elle que pour lui. On fit faire à cette princesse quelques actes qui ne +pouvaient plus avoir d'effet. Quoique fort jeune, elle voyait bien le +dénouement qui se préparait. On lui proposa d'aller à Orléans pour être +plus près de Fontainebleau; elle répondit que l'empereur lui avait dit +de rester à Blois, qu'elle était décidée à attendre dans cette ville les +événemens, quels qu'ils fussent. Il arriva successivement plusieurs +officiers expédiés par l'empereur; il se servait de cette voie, parce +qu'il ne pouvait déjà plus compter sur un autre moyen de correspondre. +Il avait connaissance de tout ce qui s'était passé à Paris; il ne +doutait pas que l'on eût cherché à corrompre ce qui les entourait l'un +et l'autre. L'on ne sut à Blois les événemens qui avaient eu lieu les +premiers jours d'avril que par suite de l'ordre qu'avait reçu la +direction des postes d'Orléans de ne donner cours à aucune malle de +poste venant de Paris sans l'avoir préalablement envoyée à Blois. Il en +arriva bientôt une, et l'on sut tout ce qui s'était passé dans la +capitale; on arrêta les dépêches qu'elle contenait, et comme on avait +pris les mêmes dispositions sur les routes de Bretagne et du Mans, on +suspendit pendant quelques jours le cours de ces désastreuses nouvelles. +L'impératrice était livrée aux plus vives inquiétudes. Pendant les huit +jours qu'elle passa à Blois, son visage fut continuellement baigné de +larmes; elle s'était formée une tout autre idée des Français. + +La méchanceté de ceux qui la faisaient descendre du trône a imputé à son +manque de caractère une partie des malheurs qui arrivèrent, et pourtant +il n'y avait pas de sa faute. Si l'impératrice, au lieu d'être une jeune +femme de moins de vingt-deux ans, avait été dans l'âge où l'expérience +donne de l'assurance et permet à une femme de s'entourer des conseils de +ceux dans lesquels elle a confiance, les événemens auraient probablement +pris une autre direction; mais elle n'était pas dans ce cas: l'empereur +avait composé son entourage, elle donna l'exemple de la soumission. Dans +son intérieur comme en public, elle ne manqua jamais aux rigoureuses +bienséances qui étaient imposées à sa jeunesse, lesquelles n'admettaient +pas de conversations particulières avec qui que ce fût, hors ceux qui +lui avaient été désignés comme ses conseils. J'eus l'honneur de la voir +plusieurs fois pendant ces pénibles momens, et je pus me convaincre de +tout le dévouement qu'elle avait pour l'empereur. + +Elle me disait un jour: «Ceux qui étaient d'opinion que je restasse à +Paris avaient bien raison, les soldats de mon père ne m'en auraient +peut-être pas chassée. Que dois-je penser en voyant qu'il souffre tout +cela?» Elle était dans cet état d'anxiété, lorsqu'elle apprit la +fâcheuse détermination qu'avaient amenée les intrigues de la capitale. +Ce fut le colonel Galbois qui en apporta la nouvelle. Expédié de +Fontainebleau le 6 avril, ce brave officier ne parvint qu'avec peine à +éviter les partis alliés qui interceptaient la route de Blois. Il a +lui-même rendu compte de sa mission, écoutons-le parler. + +«Le lendemain 7, j'arrivai de bonne heure à Blois; l'impératrice me +reçut de suite. L'abdication de l'empereur la surprit beaucoup: elle ne +pouvait croire que les souverains alliés eussent l'intention de détrôner +l'empereur Napoléon. _Mon père_, disait-elle, _ne le souffrirait pas; il +m'a répété vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il +m'y soutiendrait toujours, et mon père est un honnête homme_. + +«L'impératrice voulut rester seule pour méditer sur la lettre de +l'empereur. + +«Alors je vis le roi d'Espagne et le roi de Westphalie. Joseph était +profondément affligé; Jérôme s'emporta contre Napoléon. + +«Marie-Louise me fit appeler. S. M. était très animée: elle m'annonça +qu'elle voulait aller rejoindre l'empereur. Je lui observai que la chose +n'était pas possible. Alors S. M. me dit avec vivacité: _Pourquoi donc, +M. le colonel? vous y allez bien, vous! Ma place est auprès de +l'empereur, dans un moment où il doit être si malheureux. Je veux le +rejoindre, et je me trouverai bien partout, pourvu que je sois avec +lui_. Je représentai à l'impératrice que j'avais eu beaucoup d'embarras +pour arriver jusqu'à elle, que j'en aurais bien plus pour rejoindre +l'empereur. En effet, tout était dangereux dans cette course. L'on eut +de la peine pour dissuader l'impératrice; enfin elle se décida à écrire. + +«Je retournai heureusement auprès de l'empereur. Napoléon lut la lettre +de Marie-Louise avec un empressement extrême; il me parut très touché du +tendre intérêt que cette princesse lui témoignait. L'impératrice parlait +de la possibilité de réunir cent cinquante mille hommes. L'empereur lut +ce passage à haute voix, et il m'adressa ces paroles remarquables: _Oui, +sans doute, je pourrais tenir la campagne, et peut-être avec succès; +mais je mettrais la guerre civile en France, et je ne veux pas.... +D'ailleurs j'ai signé mon abdication, je ne reviendrai pas sur ce que +j'ai fait._ + +L'empereur, comme le dit le colonel Galbois, fut sensible à la +résolution que montrait l'impératrice, mais il ne partageait pas ses +espérances, il lui prescrivit de se rendre à Orléans; et (le +croirait-on?) on avait fait accompagner l'officier qui portait sa +dépêche par un aide-de-camp de l'empereur de Russie, qui, sur les bords +de la Loire, devait servir de sauvegarde à celle qui naguère était la +souveraine de la moitié de l'Europe. Il est vrai que déjà des hordes de +cosaques rôdaient dans les environs de Beaugency; l'esprit chevaleresque +de l'empereur de Russie lui fit trouver plus galant d'envoyer un de ses +aides-de-camp pour assurer le voyage de l'impératrice, que de donner des +ordres pour que toutes ces bandes spoliatrices s'éloignassent au moins à +une distance respectueuse. Cela ne peut s'expliquer que par le plaisir +secret qu'il éprouvait à se donner l'air de protéger l'impératrice. Nous +verrons bientôt qu'il lui réservait une autre espèce d'outrage. +L'arrivée à Blois de cet aide-de-camp, avec une pareille mission, fit +une impression fâcheuse; il donna des passe-ports à la suite de +l'impératrice, qui ne pouvait pas voyager avec cette princesse sans la +protection de ce Moscovite. Les membres du gouvernement accompagnèrent +leur souveraine à Orléans; le passe-port donné par i'aide-de-camp russe +ne fut pas inutile, car un parti de cosaques poussa effectivement +jusqu'à Beaugency et pilla une partie des équipages. + +L'impératrice arriva à Orléans, où on lui fit encore une réception de +souveraine; les troupes étaient sous les armes, et les acclamations du +public l'accompagnèrent jusqu'à son palais. On savait cependant tout ce +qui avait eu lieu à Paris. Je faisais de bien tristes réflexions en +voyant la ville d'Orléans pleine de troupes; nous en avions laissé +encore bien davantage à Blois, où s'étaient successivement retirés les +dépôts qui étaient à Versailles et à Chartres, ainsi que la colonne des +troupes de la garde qui accompagnait l'impératrice, et cela d'après les +dispositions du ministre de la guerre. Comment tout cela n'avait-il pas +été réuni aux corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui défendaient +Paris? On ne peut en donner une autre raison, sinon qu'on ne l'avait pas +voulu; mais assurément ces divers détachemens s'élevaient à plus de +vingt mille hommes. Que l'on ajoute à cela l'arsenal de Paris, et l'on +sera forcé de convenir que l'on a manqué de tête ou de coeur, et que +l'empereur a été bien mal servi sous ce rapport. + +L'impératrice était à peine rendue à Orléans, qu'on vit arriver dans +cette ville un agent du gouvernement provisoire. On ne savait quel objet +pouvait l'amener, mais il était tout frais sorti du donjon de Vincennes; +sa mission n'annonçait rien de bon. Les conjectures qu'elle faisait +naître ne tardèrent pas à se vérifier. M. Dudon, qui avait été renfermé +pour avoir déserté son poste, abandonné l'armée d'Espagne, et répandu la +terreur dont il était saisi sur la route qu'il avait parcourue, avait de +quoi se venger dans sa poche. C'était un arrêté (du moins il en parut un +dans le _Moniteur_) dont les considérans expriment trop bien le système +de déception de l'époque pour n'être pas reproduit. Il était ainsi +conçu: + + «Le gouvernement provisoire, informé que, d'après les ordres du + souverain dont la déchéance a été solennellement prononcée le 3 + avril 1814, des fonds considérables ont été enlevés de Paris dans + les jours qui ont précédé l'occupation de cette ville par les + troupes alliées; que ces fonds ont été conduits en plusieurs + transports sur divers points du royaume; qu'ils ont même été + grossis par les spoliations de plusieurs caisses publiques dans les + départemens; que les caisses municipales et celles même des + hôpitaux n'ont pas échappé à cette dilapidation; voulant, dans le + plus bref délai, faire rentrer au trésor les fonds qui lui ont été + soustraits, et qui appartiennent au service public. + + «Arrête ce qui suit: + + «ARTICLE PREMIER. Tout dépositaire, tout rétentionnaire de fonds + provenant de cet enlèvement et de cette spoliation, est tenu, dès + l'instant où la connaissance du présent décret lui sera parvenue, + de faire la déclaration desdits fonds au maire de la commune la + plus prochaine du lieu où il se trouve, pour, par suite, en + effectuer le dépôt dans la caisse du receveur-général ou municipal + de ladite commune. + + «ART. II. Tout conducteur de transport desdits fonds, de quelque + qualité qu'il puisse être, est tenu d'arrêter le transport à + l'instant, de faire sa déclaration au maire de la commune la plus + voisine du lieu où il se trouve, et d'effectuer le dépôt où il est + dit en l'article ci-dessus. + + «ART. III. Tout commandant d'escortes militaires quelconques est + tenu aux mêmes obligations que celles portées aux articles + ci-dessus, et de veiller à ce que le dépôt soit fait immédiatement. + + «ART. IV. Tout magistrat, tout administrateur civil ou militaire, + préfet, maire, commandant de place, est tenu, dès l'instant où il a + connaissance d'un transport de la nature de ceux indiqués au + présent arrêté, de s'opposer de tous ses moyens et de toutes les + forces qui sont à sa disposition, à ce que ledit transport soit + continué, et est tenu de veiller à ce que le dépôt des fonds qui + peuvent y être compris soit fait immédiatement, ainsi qu'il est dit + aux articles précédens. + + «ART. V. Tous les individus dénommés dans les articles du présent + arrêté qui n'obtempéreraient pas aux injonctions qui leur seraient + faites sont déclarés civilement et personnellement responsables des + sommes qui pourraient avoir été soustraites par leur négligence ou + par leur désobéissance, sont déclarés eux-mêmes spoliateurs des + caisses publiques, et, comme tels, seront judiciairement poursuivis + dans leurs personnes et dans leurs biens. + + «Fait à Paris, le 9 avril 1814. + + _Signé_, le prince de BÉNÉVENT, + + Le duc DALBERG, François de JAUCOURT, BEURNONVILLE, MONTESQUIOU. + +L'arrêté est positif. Il s'agit de spoliations, de deniers publics; rien +de plus sage que de faire rentrer au trésor ce qui en a été indûment +extrait. Malheureusement les faits ne justifient pas les intentions que +l'on afficha, ou plutôt les intentions sont en contradiction manifeste +avec les faits: car enfin, M. Dudon n'était pas un novice; il n'était +pas homme à se méprendre, et l'eût-il d'ailleurs été, il ne l'a pas fait +dans le cas dont il s'agit, puisque ses opérations ont été approuvées. +Or, que fit-il? Examinons. Il se rendit de Paris à Orléans par la route +la plus directe, qui ne pouvait pas être celle où le gouvernement de la +régente avait enlevé des caisses publiques, puisqu'il ne l'avait pas +suivie. D'ailleurs, avant de faire partir M. Dudon, on s'était fort bien +assuré, on l'avait pu du moins, dans toutes les administrations, +qu'aucun denier public n'en avait été enlevé. + +Du reste, ce n'était pas de ceux-ci, qui se retrouvent toujours, que +l'on s'était occupé. En effet, à qui s'adressa M. Dudon en arrivant à +Orléans? À M. de la Bouillerie, trésorier de la liste civile, et qui, +comme tel, n'avait pas de deniers publics. On voulait s'emparer de ceux +que ce fonctionnaire avait en caisse, mais l'arrêté ne pouvait les +atteindre, et on le sentait bien; aussi n'essaya-t-on aucune tentative +sérieuse auprès de lui. + +On eut recours à un officier de gendarmerie d'élite, M. Janin, de +Chambéry, aujourd'hui officier-général, qui était commis à l'escorte de +cet argent. Ce jeune homme, voyant un moyen de faire sa fortune, se +donna à M. Dudon. Il rassembla son détachement, fit atteler d'autorité +les caissons qui contenaient encore le trésor de l'empereur Napoléon, +car on ne l'avait pas déchargé, et se mit en route pour Paris, où il +arriva sans coup férir. + +C'est ainsi que ce trésor fut enlevé; on ne respecta pas même le linge +et les habits de l'empereur Napoléon. Les fourgons furent ramenés le 12 +dans la cour des Tuileries, d'où ils étaient partis le 30 mars. + +Ainsi, dans le court espace de trois jours, M. Dudon s'était rendu à +Orléans, et en avait ramené un lourd transport qui devait en mettre au +moins quatre à parcourir le trajet qui sépare cette ville de la +capitale. Comment eut lieu cette étrange célérité? comment concilier la +date de l'arrêté avec celle de la rentrée des fonds? Je l'ignore, à +moins toutefois qu'on n'admette une version assez plausible qui courut +alors, c'est que l'arrêté eut moins pour objet de prescrire une +spoliation sur laquelle on ne comptait pas, que de sanctionner ce qui +avait été fait. + +Quoi qu'il en soit, la proie faillit mettre le désordre dans la troupe: +chacun revendiqua l'honneur de la conception et voulut se faire une +meilleure part. Les amis intervinrent, et l'aubaine fut jugée assez +bonne pour que personne ne se gardât rancune. + +On a prétendu depuis que cette affaire n'avait eu lieu qu'après la +dissolution du gouvernement provisoire. Le fait est inexact: il suffit, +pour s'en convaincre, de remarquer la date de l'arrêté. L'argent est +d'ailleurs arrivé à Paris le jour même où le comte d'Artois fit son +entrée dans cette capitale. Le prince ne put ordonner une chose qui +était faite. Je reviens à la conduite de l'agent du gouvernement +provisoire. + +Il se montrait si pressant, qu'on n'eut que le temps d'exécuter diverses +dispositions que l'empereur avait prescrites, lorsque M. Dudon signifia +l'objet de son voyage. Il voulait annuler les ordres qui avaient été +donnés en conséquence, mais on lui observa que ceux dont il était +porteur ne pouvaient pas avoir d'effet rétroactif, et on l'obligea à se +contenter de ce qu'il trouvait. Il est bon d'observer que l'argent que +le gouvernement provisoire envoyait saisir était à l'empereur; il ne +provenait point de recettes publiques, il n'avait pas été puisé dans les +coffres du trésor, l'on n'avait donc aucun droit de l'y faire rentrer, +si toutefois il en est rentré quelque chose. Si on l'a porté dans les +caisses publiques, il n'a pu y être inscrit que comme venant de cette +spoliation, car on n'aura pas assurément trouvé qu'il en avait été +soustrait[19] pour être remis à l'empereur. + +L'agent du gouvernement provisoire réclama les diamans de la couronne, +qui furent rendus, sur inventaire, avec la plus scrupuleuse exactitude. +Il n'y manquait que le régent, que l'on mettait ordinairement à part, à +cause de son grand prix et de la facilité qu'il y avait à le dérober; +tout le monde ignorait que l'impératrice portait dans un sac à ouvrage +la monture d'une des épées de l'empereur dans laquelle il était engagé. +On vint lui rendre compte de ce qui se passait; elle tira aussitôt la +monture et la remit. Les diamans qui lui appartenaient personnellement +étaient avec les autres, elle ne fit pas une question pour savoir si on +les avait aussi enlevés. M. Dudon ne s'en tint pas là: il s'empara +encore du peu d'argenterie que l'on avait emporté pour le service de +l'impératrice et de son fils; il ne lui laissa pas un couvert d'argent, +et poussa les choses au point que l'on fut obligé d'emprunter les +couverts et même la faïence de l'évêque, chez qui elle était logée, pour +la servir pendant les deux jours qu'elle passa encore dans cette +ville[20]. + +Cette conduite fut tenue sous les yeux de l'empereur de Russie, qui +avait un de ses aides-de-camp à Orléans, envers la fille de son allié, +l'empereur d'Autriche. On ne peut refuser de convenir que l'empereur +avait eu des procédés bien différens, lorsqu'au temps de sa prospérité +il avait été l'arbitre du sort de tant de princes et de rois, et +particulièrement des proches de l'empereur Alexandre. Le séjour que +l'impératrice fit à Orléans fut pour cette malheureuse princesse un +supplice continuel; chaque moment lui apportait de nouvelles alarmes. +L'empereur lui avait écrit de congédier les ministres, les membres du +gouvernement qui l'avaient accompagnée, ainsi que les grands-officiers +de la couronne. Elle fit connaître cet ordre, et chacun s'empressa +d'aller lui offrir les dernières marques de son respect, en lui +témoignant la part que l'on prenait à son malheur. Elle reçut +successivement tous ceux qui se présentèrent; elle dit à chacun de lui +conserver un souvenir; et qu'elle souhaitait qu'il fût heureux; ses +larmes inondaient son visage, et en auraient tiré d'un coeur de bronze; +elle présenta sa main à baiser, et donna congé. + + + + +CHAPITRE XI. + +Abandon où se trouve l'impératrice.--On voudrait que l'empereur se +donnât la mort.--Anecdote à ce sujet.--Mesdames de Montebello et de +Montesquiou.--L'impératrice regrette de ne s'être pas fait +chanoinesse.--Incertitude pénible où elle se trouve.--Avenir qu'on lui +présente. + + +Le lendemain de cette triste cérémonie, l'impératrice était presque +seule à Orléans; tout le monde avait repris le chemin de Paris. Je +l'avais pris moi-même lorsqu'un incident dont je rendrai compte +m'obligea de revenir à Orléans, où je restai encore deux jours. +L'évêché, où habitait cette princesse, n'avait plus l'air d'un palais; à +peine y rencontrait-on quelqu'un, si ce n'est les deux ou trois dames +qui étaient restées près d'elle et du roi de Rome. Les momens que +l'impératrice passa ainsi isolée durent être cruels, elle était dans un +état à ne pouvoir prendre aucune espèce de repos. Son intimité se +réduisait à la duchesse de Montebello, sa dame d'honneur. Les autres +dames qui l'accompagnaient n'étaient pas admises au même degré de +confiance. Madame de Montesquiou ne jouissait que de celle que l'on ne +pouvait refuser à la personne qui s'était dévouée tout entière aux soins +de l'enfance du roi de Rome. L'archi-chancelier n'était pas venu jusqu'à +Orléans; il avait repris de Blois le chemin de Paris; son âge joint à +ses infirmités lui rendait le déplacement trop douloureux, en sorte que, +dans ces pénibles momens, l'impératrice n'avait pour conseil que sa dame +d'honneur. + +Présentée à la confiance de Marie-Louise par l'empereur lui-même, +celle-ci avait justifié le choix du souverain par les soins les plus +empressés. Marie-Louise avait pour elle une amitié aussi sincère que si +elle avait été une de ses soeurs, dont elle aimait beaucoup à +l'entretenir. La dame d'honneur, comme la souveraine, était dévouée à +l'empereur, mais, comme elle aussi, ébranlée par l'orage. Elles +recueillaient tous les bruits, se communiquaient leurs alarmes, et +augmentaient ainsi l'anxiété qu'elles éprouvaient l'une et l'autre, +quoique à des titres différens. + +Il n'était question, depuis plusieurs jours, que d'un prétendu projet +qu'avait l'empereur d'attenter lui-même à sa vie. Je ne pense pas que +personne se soit chargé de lui conseiller de terminer ainsi; il n'y a +que ceux qui étaient pressés d'être libres de tous sentimens de +reconnaissance envers lui, qui ont témoigné de l'étonnement de ce qu'il +avait eu la force de survivre à tant d'adversités. Quant à moi, je +trouve qu'il se serait rendu ridicule en se détruisant. Cette action +n'est convenable que lorsqu'on ne peut échapper à l'infamie; mais pour +les malheurs, un grand homme doit toujours être à leur épreuve. La mort +prochaine de l'empereur, répandue d'abord à Blois, circula avec plus de +force à Orléans. On alla jusqu'à dire que l'on avait reçu des lettres de +Fontainebleau qui annonçaient que tout serait fini le lendemain. + +Ces bruits étaient sûrement parvenus jusqu'aux oreilles de +l'impératrice, car elle était dans un état nerveux qui la privait du +sommeil. Madame de Montebello n'était pas dans une situation plus +tranquille. Toutes les nouvelles qui circulaient avaient produit un tel +effet sur elle, qu'elle ne voyait partout que des messagers de mort. + +L'empereur écrivait à peu près tous les jours à l'impératrice. Cette +princesse était seule à Orléans, et il ne la pressait point de venir le +joindre à Fontainebleau; il ne le lui demandait pas même, présumant sans +doute qu'elle arrangerait mieux sa position en restant loin de lui qu'en +venant s'associer à ses malheurs, attendu que cette démarche aurait pu +déplaire à son père, auquel l'empereur lui disait d'écrire, puisque +lui-même était sans moyens de la protéger. Le tendre attachement qu'il +avait pour elle lui imposa le douloureux sacrifice de la dissuader de +venir le joindre, quelque consolation qu'elle eût pu lui porter. J'ai vu +le coeur de cette souveraine aux prises avec ce que son attachement pour +l'empereur lui conseillait de faire, et le parti que sa déférence pour +ses moindres insinuations l'avait accoutumée à suivre. Elle me fit +l'honneur de me dire à Orléans: «Je suis vraiment à plaindre. Les uns me +conseillent de partir, les autres de rester. J'écris à l'empereur, il ne +répond pas à ce que je lui demande. Il me dit d'écrire à mon père; ah! +mon père, que me dira-t-il après l'affront qu'il permet qu'on me fasse? +Je suis abandonnée, et m'en remets à la providence. Elle m'avait +sagement inspirée en me conseillant de me faire chanoinesse. J'aurais +bien mieux fait que de venir dans ce pays. + +«Aller auprès de l'empereur! Je ne puis partir sans mon fils dont je +suis la sûreté. D'un autre côté, si l'empereur craint que l'on attente à +sa vie, comme cela est probable, et qu'il soit obligé de fuir, les +embarras que je lui causerais peuvent le faire tomber dans les mains de +ses ennemis, qui veulent sa perte, n'en doutons pas. Je ne sais que +résoudre, je ne vis que de larmes.» Elle en était véritablement inondée +en achevant de prononcer ces paroles. + +Toutes les fois qu'il se présentait un officier de la part de +l'empereur, on avertissait madame de Montebello, qui se levait pour le +recevoir, s'il arrivait dans la nuit; elle entrait ensuite chez +l'impératrice pour lui remettre les lettres qui étaient pour elle. M. +Anatole de Montesquiou se présenta dans ces entrefaites venant de +Fontainebleau: il alla d'abord chez sa mère, à l'appartement du roi de +Rome, d'où il fit prévenir la duchesse. Il fut introduit dans une pièce +où elle avait passé la nuit tout habillée, entortillée de schals et +jetée sur son lit. Elle reçut M. Anatole de Montesquiou dans cet +équipage, et sans lui donner le temps d'ouvrir la bouche: «Eh bien! lui +dit-elle, est-ce fini? est-il mort?» Anatole, qui ne connaissait pas les +terreurs qui l'agitaient, ne comprit rien à la question: «Qui, madame? +lui répondit-il; de quelle mort parlez-vous?--Mais, répliqua la dame +d'honneur, de celle de l'empereur; on a dit ici qu'il s'était tué.--Non, +madame, dit M. de Montesquiou, il n'est pas mort: il se porte bien; +pouvez-vous ajouter foi aux bruits que répandent ses ennemis? Voici même +une lettre qu'il m'a chargé de remettre à l'impératrice.» + +Madame de Montesquiou la mère, qui portait au plus haut point la +pratique de toutes les vertus et de tous ses devoirs, était moins facile +à alarmer; mais elle ne voyait l'impératrice que lorsque le roi de Rome +était porté chez elle; si elle avait eu quelque influence sur +l'impératrice, elle l'eût sans doute bien conseillée. Au reste, cela +n'aurait pas produit grand'chose, car depuis quatre ans que +l'impératrice était en France, elle avait dû entendre souvent dire que +les alliances avec l'Autriche avaient toujours été funestes à la France; +et depuis que cette puissance s'était déclarée contre nous, on se gênait +si peu pour lancer des épithètes à l'empereur d'Autriche, qu'il n'était +pas possible qu'il ne fût revenu quelques uns de ces propos aux oreilles +de l'impératrice. Il faut, au reste, convenir que les événemens ne le +justifiaient que trop. Elle-même le voyait bien, elle avait le tact +assez fin pour démêler la vérité la mieux enveloppée. + +Elle ne se dissimulait pas l'effet que la conduite de son père avait dû +produire sur la nation. + +«Je conçois, disait-elle quelquefois, que le peuple ait de l'aversion +pour moi dans ce pays, et cependant il n'y a pas de ma faute; mais +pourquoi mon père m'a-t-il mariée, s'il avait les projets qu'il +exécute?» + +Elle exagérait à cet égard, car on ne cessa jamais d'avoir la plus +grande vénération pour elle. + +Elle était livrée à une foule de réflexions sur des événémens qui +étaient au-dessus de son expérience; mais quoi qu'on pût lui dire pour +lui faire prendre un parti, elle n'avait plus de confiance dans l'avenir +et s'attendait à tout. On lui à reproché de n'avoir pas été à l'île +d'Elbe. On a eu tort; elle n'a du reste été désapprouvée que par ceux +qui ne connaissaient ni sa position ni celle de l'empereur, et par le +parti ennemi, qui ne se méprenant pas sur la puissance d'opinion que +cette princesse et son fils avaient en France, cherchait tous les moyens +possibles de la dépopulariser. C'était rendre justice au bon jugement de +la nation que de lui supposer de l'aversion pour une faute qui n'aurait +pu partir que d'un vice de coeur. Mais l'impératrice l'avait trop pur +pour être même soupçonnée. + +J'ai fait connaître toutes les raisons qui avaient été la base de ses +déterminations; je vais y ajouter quelques réflexions qui pourront faire +juger de la part qu'ont pu y avoir ses entourages. Madame de Montebello, +qui avait une très grande fortune, ne se souciait point du tout d'aller +s'enterrer vivante à l'île d'Elbe. Ses affections la rappelaient à +Paris, où elle pouvait vivre indépendante. Elle connaissait assez le +coeur de l'impératrice pour être persuadée que si une seule fois elle +revoyait l'empereur, il n'y aurait pas eu de puissance assez forte pour +l'empêcher de s'unir à son sort, et qu'alors elle serait obligée de la +suivre. Aussi insista-t-elle vivement pour lui faire adopter le parti +que l'empereur lui-même avait conseillé, savoir, de s'adresser à +l'empereur d'Autriche, parce qu'une fois cette princesse rentrée dans sa +famille, elle se trouvait dégagée[21]. Des insinuations perfides se +joignirent aux instances de la dame d'honneur. On dit à l'impératrice +que l'empereur ne l'avait jamais aimée, qu'il avait eu dix maîtresses +depuis son union avec elle, qu'il ne l'avait épousée que par politique; +mais qu'après la tournure que les choses avaient prise, elle devait +s'attendre à des reproches continuels. L'impératrice ébranlée céda; elle +écrivit à son père, et ce fut sans doute sur son invitation qu'elle se +rendit d'Orléans à Rambouillet. Nous verrons bientôt ce qui se passa +dans cette entrevue. Revenons sur quelques allégations dont les alliés +se servaient encore pour égarer l'opinion. + + + + +CHAPITRE XII. + +Déclaration du 19 mars.--Reproches faits à +l'empereur.--L'armistice.--Contre-projet.--Est-ce le duc de Vicence ou +l'empereur? + + +On a vu que le prince de Schwartzenberg avait répondu aux ouvertures du +duc de Trévise par l'envoi d'une pièce injurieuse à l'empereur. C'était +un nouveau manifeste où les alliés, continuant la déception de +Francfort, opposaient leur feinte modération aux vues ambitieuses du +souverain qui combattait pour ses foyers. Attentifs à saisir tout ce qui +pouvait nous aliéner l'opinion, ils se prévalaient des fautes de sa +diplomatie pour accuser les intentions du chef de l'État. Restituons à +chacun ce qui lui appartient de cette série d'actes malheureux ou +pusillanimes qui ont consommé la ruine de ce vaste édifice de gloire que +nous avions été vingt ans à élever. + +Insensible aux calamités qui pesaient sur ses peuples, l'empereur +s'est-il obstiné à continuer la guerre? A-t-il, comme l'en accusaient +les alliés, repoussé tout projet de réconciliation pour solliciter un +armistice aux conditions auxquelles il pouvait obtenir la paix? +Examinons. + +Le duc de Vicence, confiant dans la déclaration de Francfort, s'était +imposé, dans les pouvoirs qu'il avait rédigés pour lui-même, +l'obligation de ne traiter que sur les bases que les souverains +eux-mêmes avaient promulguées; mais, retenu aux avant-postes ennemis, il +ne tarda pas à se convaincre que les alliés étaient loin de vouloir +accorder à la France les limites dont ils l'avaient flattée. Il demanda +de nouveaux pouvoirs où il ne fût pas fait mention de frontières qu'on +ne pouvait obtenir. Ces pouvoirs furent expédiés le 4 avril dans les +termes que le négociateur avait désirés. + +Napoléon avait hésité à les revêtir de sa signature, soit qu'il regardât +comme une faute de débuter dans une négociation qui n'était pas même +ouverte, par une concession dont les conséquences pouvaient être graves, +soit que les bases de Francfort fussent la seule planche de salut qu'il +voulût saisir dans son naufrage. L'idée de subir d'autres conditions lui +était insupportable. + +Une lettre de Châtillon adressée au duc de Bassano arriva sur ces +entrefaites. Le duc de Vicence s'exprimait en ces termes: «Il ne faut +pas se faire illusion, l'ennemi a un immense développement de forces et +de moyens. Si l'empereur a des armées assez nombreuses pour que son +génie le fasse triompher, certes il ne faut rien céder en-deçà des +limites naturelles; mais si la fortune nous a assez trahis pour que nous +n'ayons pas en ce moment les forces nécessaires, cédons à la nécessité +ce que nous ne pouvons défendre, et ce que notre courage ne peut +reconquérir... Obtenez donc de S. M. une décision précise. Dans une +question de cette importance, il faut être décisif... _Il ne faut avoir +les mains liées d'aucune manière. Le salut de la France dépend-il d'une +paix ou d'un armistice qui doive être conclu sous quatre jours?_ Dans ce +cas, je demande des ordres précis, _et qui donnent la faculté d'agir._» + +Le duc de Bassano remit la dépêche à l'empereur, le conjura de fléchir +devant la nécessité. Napoléon eut l'air de l'écouter à peine. Il lui +montra du doigt un passage des oeuvres de Montesquieu qu'il semblait +feuilleter avec distraction. Lisez, lisez tout haut, lui dit-il. Le +ministre lut: «Je ne sache rien de plus magnanime que la résolution que +prit un monarque qui a régné de nos jours, de s'ensevelir plutôt sous +les débris du trône, que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit +pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ses +malheurs ne l'avaient mis, et il savait bien que le courage peut +raffermir une couronne, et que l'infamie ne le fait jamais[22].» + +Douze ans auparavant, Napoléon disait à son ministre qui commençait à +avoir une grande part à sa confiance: «Je sais un homme à qui l'on peut +tout dire.» Le duc de Bassano se le rappela. «Je sais quelque chose de +plus magnanime encore, répondit-il à Napoléon, c'est de sacrifier votre +gloire pour combler l'abîme où la France tomberait avec vous.--Eh bien! +soit, reprit l'empereur, faites la paix, que Caulaincourt la fasse, +qu'il signe tout ce qu'il faut pour l'obtenir; je pourrai en supporter +la honte, mais n'attendez pas que je dicte ma propre humiliation.» +L'exemple récent du congrès de Prague avait déjà appris au duc de +Bassano, et devait avoir appris au duc de Vicence s'il serait facile +d'obtenir que Napoléon proposât une à une les conditions qu'il devait +subir. + +Ce prince s'en remit à son plénipotentiaire, dont il venait de lire +l'opinion énergiquement exprimée, et lui fit écrire: «Les conditions +sont, à ce qu'il paraît, arrêtées d'avance entre les alliés: aussitôt +qu'ils vous les auront communiquées, vous _êtes le maître de les +accepter_, ou d'en référer à moi dans les vingt-quatre heures.» +L'alternative en pareille matière pouvait embarrasser le +plénipotentiaire, le duc de Bassano demanda avec instance que de +nouveaux ordres effaçassent ce que ceux-ci pouvaient contenir de +conditionnel. Il s'ensuivit une longue conversation qui dura une grande +partie de la nuit; enfin il fut autorisé à écrire le 5, et il écrivit à +la hâte en ces termes: + +«Je vous ai expédié hier un courrier avec une lettre de Sa Majesté, et +les nouveaux pleins pouvoirs que vous avez demandés. + +«Au moment où Sa Majesté va quitter Troyes, elle me charge de vous en +expédier un second, et de vous faire connaître en propre termes que Sa +Majesté vous donne _carte blanche pour conduire les négociations à une +heureuse issue, sauver la capitale, et éviter une bataille où sont les +dernières espérances de la nation_.» + +Ces expressions, que Napoléon avait approuvées textuellement, étaient +précises, énergiques. Néanmoins le duc de Bassano ne les jugea pas +suffisantes. Il crut nécessaire de donner à l'autorisation qu'elles +portaient encore plus de force et de solennité, afin de garantir +pleinement le plénipotentiaire, quelque usage qu'il dût en faire, et de +le couvrir au besoin de sa propre responsabilité. À cet effet il ajouta: + +«Les conférences doivent avoir commencé hier 4. Sa Majesté n'a pas voulu +attendre que vous lui eussiez donné connaissance des premières +ouvertures, de crainte d'occasionner le moindre retard. + +«Je suis donc chargé, monsieur le duc, de vous faire connaître que +l'intention de l'empereur est que vous vous regardiez comme investi de +tous les pouvoirs, de toute l'autorité nécessaire dans ces circonstances +importantes pour prendre le parti le plus convenable, afin d'arrêter les +progrès de l'ennemi et de sauver la capitale.» + +Voilà les pouvoirs donnés par le souverain, voyons l'usage que va en +faire le négociateur. Le congrès s'était ouvert le 5 février. La séance, +ajournée au lendemain, n'eut pas lieu, et laissa au plénipotentiaire +français le temps de recevoir sa carte blanche, qui lui parvint dans la +journée. Les ministres ennemis, rassemblés le 7, énoncèrent les +conditions qu'ils mettaient à la paix. C'étaient à peu près celles +auxquelles l'empereur allait consentir, quand il apprit la marche +imprudente de Blücher. Cependant, loin de les accueillir, Caulaincourt +n'opposa que difficultés. _Il réclama les bases de Francfort, voulut +savoir au profit de qui tourneraient les sacrifices imposés à la France, +s'enquit de l'emploi qu'on se proposait d'en faire, et exigea même qu'on +lui soumît un projet qui développât les vues des alliés dans leur +ensemble_, toutes prétentions incompatibles avec les circonstances, et +propres seulement à faire suspecter les intentions du souverain au nom +duquel elles étaient présentées. On ne dissimule pas au duc combien +elles sont étranges. Il se roidit, persiste à réclamer des limites dont +il a lui-même plaidé l'abandon, et, après deux jours perdus dans une +obstination sans objet, il imagine de céder ce qu'on lui demande, non +pas pour la paix qu'on lui offre, mais pour un armistice que rien ne +l'autorise à solliciter. Il fait plus: dans ces pénibles circonstances, +où le moindre délai peut devenir mortel, il ne propose pas même le +singulier expédient qu'il a improvisé. Il consulte M. de Metternich, qui +est à vingt lieues de là; il lui soumet ce qu'il a dessein de faire. On +ne pouvait mieux entrer dans les vues des alliés. Tous avaient vu leurs +capitales envahies; nos aigles s'étaient montrées à Vienne, à Berlin, à +Moscou. Ce souvenir importunait leur orgueil, ils brûlaient de nous +rendre l'humiliation qu'ils avaient reçue. + +Le succès de Brienne semblait leur garantir la satisfaction qu'ils +ambitionnaient, il ne s'agissait que de s'assurer le temps nécessaire +d'arriver à Paris. La paix, telle qu'on voulait l'imposer à l'empereur, +en offrait les moyens. Elle était dure; il balancerait à l'accepter, et +ses hésitations permettraient de consommer sa ruine. Les inconcevables +prétentions que le duc de Vicence avait émises justifiaient cet affreux +calcul. + +Les diplomates étrangers étaient dans une sécurité complète, lorsque +Caulaincourt, se ravisant tout à coup, consent à abandonner +immédiatement, pour un armistice, tout ce qui est en question pour la +paix. Le chevalier Floret, qui a reçu cette étrange confidence, la +communique aussitôt à M. de Stadion, qui la transmet au comte +Razumowski. Celui-ci prend sur-le-champ son parti. Les plénipotentiaires +anglais n'ont point d'injure personnelle à venger: il sait que la paix +est faite, s'ils apprennent que la France abandonne Anvers et se +dessaisit de la Belgique. Il n'a qu'un moyen de la prévenir; il s'en +empare, et demande au nom de son souverain que les conférences soient +suspendues. Il n'ignorait pas sans doute que c'était à la double faute +de M. de Vicence qu'il devait les avantages qu'il avait pris. Mais M. de +Vicence n'avait pas d'importance propre: c'était l'empereur qu'il +s'agissait de détruire, on n'eut garde de ne pas lui imputer les +méprises de son négociateur. + +Les alliés ne s'en tenaient pas à cette fausse imputation: ils +accusaient encore l'empereur d'avoir long-temps tardé à fournir son +contre-projet de paix, et d'avoir enfin reproduit des prétentions +incompatibles avec l'état des choses. Voyons encore si c'est sur lui ou +sur son plénipotentiaire que doivent peser ces prétentions inopportunes. + +Napoléon avait fait écrire, le 25 février, à son plénipotentiaire: «La +prudence veut sans doute qu'on cherche tous les moyens de s'arranger; +mais S. M. pense, et elle ordonne de l'écrire de nouveau à V. E., que +ces moyens, ou tout au moins les données qui peuvent servir à les +trouver, _c'est à vous à les procurer, et que les renseignemens à cet +égard ne peuvent vous venir de lui, mais doivent lui venir de vous_... +L'empereur juge comme vous que le moment est favorable pour traiter, si +la paix est possible; mais pour juger cette possibilité, il a _besoin +des lumières que lui procureront les négociations, ou vos rapports avec +les négociateurs_.» + +Au lieu de ces données, de ces renseignemens, de ces lumières, Napoléon +ne recevait que des représentations, vides d'indications utiles, sur sa +position en général. Les dépêches de son plénipotentiaire contenaient +des lieux communs sur la guerre, des exhortations, des demandes, où les +convenances n'étaient pas toujours respectées. Le grand-écuyer ne savait +pas plus traiter avec son souverain qu'avec les alliés; il ne +l'éclairait pas, il le blessait. Après chacune de ses lettres, +l'empereur se sentait toujours moins disposé à céder. + +L'empereur avait envoyé, le 2 mars, de La Ferté-sous-Jouarre, les +élémens du contre-projet. Le 8, il adressa au duc de Vicence une longue +lettre, dont nous reproduisons un extrait: + +«M. de Rumigny arrive... Le canevas que S. M. vous a envoyé avec sa +lettre du 2, renferme les matériaux du contre-projet que V.E. est dans +le cas de présenter... S. M. vous a laissé toute latitude pour la +rédaction... Il s'agit, pour arriver à la paix, de faire des +sacrifices... Ces sacrifices portent sur des portions de territoire, la +Belgique et la rive gauche du Rhin, dont la réunion, _faite +constitutionnellement_, a été reconnue par de nombreux traités. +L'empereur ne peut pas, dans cette situation, proposer la cession d'une +partie de territoire. Il peut consentir à quelques concessions, s'il +n'est que ce moyen de parvenir à la paix; mais pour qu'il y consente, il +faut qu'elles lui soient demandées en masse par le projet que les alliés +vous ont remis. Mais ce projet est leur premier mot, et leur premier mot +ne saurait être leur _ultimatum_. Vous leur répondrez par l'acceptation +des propositions qu'ils ont faites à Francfort; et cette réponse, qui +est également votre premier mot, ne saurait être votre _ultimatum_. S. +M. connaît mieux que personne la situation de ses affaires, elle sent +donc mieux que personne combien il lui est nécessaire d'avoir la paix; +mais elle ne veut pas la faire à des conditions plus onéreuses que +celles auxquelles les alliés seraient véritablement disposés à +consentir.» + +Ainsi l'empereur aurait consenti à ces conditions, si son +plénipotentiaire, qui négociait depuis plus d'un mois, avait su les +connaître, les apprécier, s'en rendre compte lui-même, et démontrer à +son souverain que les alliés ne s'en départiraient pas. Un homme de +résolution aurait trouvé dans cette lettre assez de prétextes pour +s'autoriser à conclure. On lisait encore dans les dépêches dont il +s'agit: «Vous avez la pensée de S. M. sur celles (les propositions) +qu'elle pourrait accorder.» (Elles sont énoncées dans le cours de cette +longue lettre: le Brabant hollandais, Wesel, Cassel, Kell, au besoin +Mayence.) «Si les alliés s'en contentent, rien n'empêche que nous +terminions; s'ils en veulent d'autres, vous aurez à les discuter pour +arriver à les faire modifier; _vous irez verbalement aussi en avant que +vous le jugerez convenable_, et quand vous serez parvenu à avoir un +_ultimatum_ positif, vous vous trouverez dans le cas d'en référer à +votre gouvernement pour recevoir ses derniers ordres.» + +Si l'on voit dans cette lettre l'embarras, l'hésitation de Napoléon, et +une sorte de mécontentement contre un plénipotentiaire qui le régentait +sans l'aider en rien, et sans lui fournir aucune lumière, on y voit +aussi qu'il _veut la paix_, qu'il avoue qu'elle lui est nécessaire, et +qu'il n'est retenu que par la crainte de céder à des conditions dont les +ennemis pourraient se désister. «Vous irez verbalement aussi loin que +vous le jugerez convenable.» C'était encore une carte blanche, sauf +autorisation; mais si le plénipotentiaire, après en avoir fait usage et +être _parvenu à un ultimatum positif, ne se trouve pas dans le cas d'en +référer_, attendu la déclaration formelle que, s'il n'accepte pas dans +les vingt-quatre heures, la négociation est immédiatement rompue, il +accédera, il signera, à moins que le fantôme de sa responsabilité ne lui +retienne la main[23]. + +Les intentions de l'empereur ne furent pas mieux remplies dans cette +circonstance qu'elles ne l'avaient été dans celle qui nous a déjà +occupés. Les deux déclarations que le duc de Vicence fit insérer au +protocole de la conférence du 10 n'étaient pas, comme les alliés le +demandaient, un contre-projet rédigé sur le canevas que l'empereur lui +avait envoyé le 2, mais des observations qui enflaient plutôt qu'elles +n'atténuaient les prétentions sur lesquels il insistait. L'empereur le +remarqua et chercha de suite à y remédier. Il écrivit de Reims, où il se +trouvait lorsqu'il reçut les dépêches du duc de Vicence, une lettre dans +laquelle des concessions importantes étaient compliquées par des +locutions conditionnelles qui auraient de nouveau jeté son +plénipotentiaire dans sa perplexité habituelle. + +Le caractère de ce ministre était embarrassant, il ne voulait rien +deviner, rien prendre sur lui, il lui fallait des ordres précis, et +quand ces ordres étaient de faire la paix à tout prix, il s'épouvantait +de leur précision même. C'est ce qui était arrivé au commencement de +février; mais après six semaines de négociations, il devait être plus +éclairé et serait peut-être moins timide. Il devait sentir qu'une longue +polémique n'était plus de saison, lorsque les événemens se pressaient, +et que ses courriers mettaient quatre jours pour parvenir au quartier +impérial. Dans ces momens extrêmes, l'envoi des pouvoirs absolus était +le seul moyen d'aller au but, s'il pouvait encore être atteint. Le duc +de Bassano fut autorisé à les donner; mais pour produire une impression +plus forte sur le plénipotentiaire, il obtint que Napoléon écrirait +directement. On lit dans ces lettres, datées de Reims, le 17 mars: + + «Sa Majesté, ayant pris en considération vos deux lettres du 13, + dont elle a reçu le duplicata hier soir, et le primata ce matin, + vous laisse toute la latitude convenable, non seulement pour le + mode de démarches qui vous paraîtrait à propos, mais aussi pour + faire, par un contre-projet, les cessions que vous jugeriez + indispensables, afin d'empêcher la rupture des négociations.... + + «M. le duc de Vicence, je vous donne directement l'autorisation de + faire les concessions qui seraient indispensables pour maintenir + l'activité des négociations, et _arriver enfin à connaître + l'ultimatum des alliés_, bien entendu que les concessions qui + seraient faites par le traité auraient pour résultat l'évacuation + de notre territoire, et le renvoi, de part et d'autre, de tous les + prisonniers, etc., etc. + + «_Signé_, NAPOLÉON.» + +Une autre lettre du duc de Bassano, en date du 19, répétait cette +autorisation, en expliquant que Napoléon n'y mettait aucune limite. «Il +est bien temps, ajoutait cette lettre, de parvenir à savoir quels sont +les sacrifices que la France ne peut éviter de faire pour obtenir la +paix.» Au moment même où Napoléon dictait ces mots et demandait encore +ce que depuis long-temps son négociateur aurait dû lui apprendre, les +plénipotentiaires alliés déclarèrent à Châtillon que les négociations +étaient terminées. Revenons sur ce qu'ils avaient fait. + +Le 13, ils avaient répondu aux déclarations verbales faites le 11 par M. +de Vicence, en se renfermant dans un cercle de vingt-quatre heures. +Dès-lors, ce plénipotentiaire ne peut plus douter que le projet de +traiter qu'ils ont remis ne soit, à quelques modifications près, leur +_ultimatum_. Il demande un nouveau délai; il l'obtient, et présente +enfin, le 15, un contre-projet. Il n'y parle ni du Brabant hollandais, +ni du Weser, de Cassel, de Mayence, de Kell, qu'il est autorisé à +abandonner. Dans ses déclarations du 10, rien n'est modifié, adouci; +rien n'est oublié, pas même la princesse Élisa, le grand-duc de Berg, le +prince de Neufchâtel et la principauté de Bénévent. Il n'y a pas +jusqu'aux petits princes allemands que le plénipotentiaire français ne +prenne sous sa protection, en demandant, par l'article 16, _que les +dispositions à faire_ des territoires cédés et les indemnités à donner +aux princes dépossédés soient réglées dans un congrès spécial où la +France interviendra: protection d'autant plus méritoire de sa part, +qu'il agit formellement contre les intentions de Napoléon, exprimées +sans équivoque dans la lettre du 8, dont M. de Rumigny a été le porteur: +«On ne trouvera aucune difficulté de la part de l'empereur sur l'état de +possession en Allemagne, il ne met pas d'importance à y intervenir. Il y +laissera les alliés faire à leur gré.» + +Les alliés, que cette circonstance étonne, rappellent avec dérision au +plénipotentiaire français que, six semaines auparavant, il a offert pour +un armistice ce qu'il refuse aujourd'hui pour la paix, et les +négociations sont rompues. Mais à qui s'en prendre? Sur qui doivent +peser les conséquences de la rupture? Ce n'est assurément pas sur +l'empereur. + + + + +CHAPITRE XIII. + +Arrivée du comte d'Artois à Paris.--Il n'y a qu'un Français de +plus.--Arrivée de l'empereur d'Autriche.--Cérémonie +religieuse.--Bassesse de quelques maréchaux.--On presse l'empereur de +partir.--Il pénètre le but de ces sollicitations.--Mesures qu'il +prend.--Je ne puis aller lui dire adieu.--Augereau.--Ce n'était pas lui +qui avait fait la proclamation. + + +M. le comte d'Artois, qui, comme l'on sait, était à Vesoul, partit de +cette ville aussitôt qu'il eut reçu le courrier qui lui annonçait les +événemens qui avaient eu lieu. Il arriva à Paris le 12 avril. La +curiosité avait poussé la foule au-devant de lui; son entrée se fit avec +une sorte de pompe triomphale. Il fut harangué par M. de Talleyrand, qui +l'attendait à la barrière de Bondy avec les membres du gouvernement +provisoire. Il répondit, et laissa échapper ce mot tant reproduit: «Rien +ne sera changé, il n'y a qu'un Français de plus.» + +On donna une grande publicité à cette réponse, comme on est dans +l'habitude de faire pour tout ce qui sort de la bouche des princes. On +avait dans ce cas-ci un motif particulier, c'était de rassurer ceux qui +craignaient le retour à l'émigration. + +Le comte d'Artois monta à cheval à la barrière Saint-Martin; il suivit +le faubourg, descendit les boulevards, prit la rue Napoléon, la rue de +Rivoli, et gagna enfin les Tuileries. À Paris, le moindre événement +attire des spectateurs, et on pouvait si peu prévoir celui-là un mois +auparavant, que la curiosité fut proportionnée à l'étonnement. L'entrée +de l'empereur d'Autriche eut lieu peu de jours après celle du comte +d'Artois. Ce prince arrivait par la route de Bourgogne; toutes les +troupes alliées prirent les armes, et allèrent à sa rencontre jusqu'à la +barrière Saint-Antoine avec l'empereur de Russie et le roi de Prusse à +leur tête. Les trois souverains revinrent ensemble à cheval suivis de +ces mêmes troupes, qui parcoururent encore le boulevard depuis la +Bastille jusqu'à la place de la Révolution, où elles défilèrent. Il est +bien difficile de se persuader que l'empereur d'Autriche ait conçu le +projet de détrôner sa fille, cependant on ne voit pas de motif +raisonnable à son absence de l'armée alliée. L'opinion la moins +défavorable que l'on puisse en concevoir, c'est que pour avoir l'air de +n'y avoir point participé, ou par crainte de se trouver engagé dans +quelques scènes d'attendrissement, il avait prolongé son absence, +laissant ainsi à ses alliés le soin d'immoler sa fille. Il faut convenir +qu'ils s'en sont bien acquittés, et que l'impératrice avait raison de +dire qu'elle était abandonnée, et ne pouvait compter sur son père qui la +laissait outrager. + +Nous étions véritablement dans une série de dégradations. C'était à qui +se vautrerait dans la fange, et nos neveux se refuseront à croire ce que +je vais rapporter. + +Peu de jours après l'entrée à Paris de l'armée alliée, l'empereur de +Russie fit célébrer l'office divin selon le rite grec, et chanter un _Te +Deum_ en action de grâce de la prise de Paris. Pour donner plus de pompe +à cette cérémonie, il ordonna qu'il fût élevé au milieu de la place de +la Révolution un vaste échafaud sur lequel on construisit un autel. +Comme il se trouvait précisément à la place où avait été immolé Louis +XVI, et que l'on n'avait rien publié au sujet de la cérémonie religieuse +des Russes, on crut généralement que toutes ces dispositions étaient +destinées à la célébration de quelque office expiatoire; mais l'on sut +bientôt à quoi s'en tenir. Toute l'armée alliée fut rangée sur la place +autour de l'autel, sur lequel les prêtres grecs qui suivaient le +quartier-général de l'empereur Alexandre étaient placés. Ce prince +arriva bientôt accompagné du roi de Prusse, de tous les princes et +généraux qui étaient dans l'armée alliée. Mais le croira-t-on? au milieu +de ce cortège qui venait remercier Dieu de notre destruction et chanter +sur les restes inanimés de nos malheureux soldats, on remarquait des +maréchaux de France en grand uniforme; ils se disputaient les approches +de l'empereur Alexandre avec les cosaques dont il était entouré. Ces +hommes, privés de direction, avaient quitté leurs troupes pour assister +à une cérémonie qui les couvrait de honte, et cela au milieu de la +capitale, déjà indignée de la souillure qu'elle était réduite à +supporter. Il était réservé à cette malheureuse France, dont la gloire +avait été portée si haut, de tomber tout à coup dans l'abjection, et +d'être obligée de consigner à côté des plus beaux faits d'armes, des +inconvenances, des actions honteuses, qui en ternissaient l'éclat. + +Depuis la bataille de Fleurus en 1794 jusqu'à celle de Wagram, les +armées autrichiennes ont constamment fait une guerre malheureuse contre +nous. Nous avons occupé deux fois leur capitale; mais quoique abandonnés +par la fortune, pas un de leurs officiers n'a été infidèle à ses +drapeaux, pas un de leurs généraux n'a souillé son uniforme. + +L'empereur était encore à Fontainebleau, où il faisait ses dispositions +de départ pour l'île d'Elbe. Il fit d'abord mettre en marche les douze +cents hommes de sa garde qui s'associaient à sa mauvaise fortune, et +avec eux une centaine de Polonais qui avaient mieux aimé le suivre que +de passer sous les drapeaux qu'ils avaient si long-temps combattus, car +l'empereur Alexandre les avait réunis à son armée à Paris même. + +On pressait l'empereur de partir de Fontainebleau. On lui représentait +que le roi devait arriver à Paris le 21 avril, et qu'il n'était pas +convenable qu'il se trouvât assez près pour entendre le canon qui +annoncerait son entrée. L'empereur démêla bien les motifs qui poussaient +ceux qui le pressaient de partir, mais il ne les écouta pas. Il savait +que l'on en voulait à sa vie, et jugea prudent de ne pas se mettre en +marche avant que la petite troupe qui devait veiller à sa sûreté fût en +mesure de le garantir des embûches qu'on pouvait lui tendre. Il voulait +pouvoir, au besoin, se jeter au milieu de ces braves gens, et voyager +avec eux jusqu'à la mer, si cela était devenu nécessaire; aussi fut-il +insensible à tout ce qu'on lui disait pour hâter son départ. On +continuait de l'importuner; il donna congé à tout le monde, et rendit +ainsi la liberté à ceux qui soupiraient après le moment de pouvoir le +quitter avec une sorte de pudeur. Il fut effectivement presque abandonné +les derniers jours qu'il passa à Fontainebleau. Il devait au prince de +Neufchâtel de lui témoigner le désir de l'emmener, il l'avait assez +comblé d'honneurs et de richesses pour croire que Berthier ne +s'éloignerait pas de lui dans l'adversité; il lui proposa en effet de le +suivre: il le fit même avec d'autant plus de confiance, qu'il ignorait +la réunion qui avait eu lieu chez ce prince, et dans laquelle on avait +pris la résolution de se porter à des extrémités fâcheuses, s'il +n'abdiquait. + +Berthier, obligé de répondre à l'ouverture que lui faisait l'empereur, +protesta de sa fidélité et lui promit de ne pas l'abandonner; mais il +lui demanda d'aller quelques jours à Paris pour régler ses affaires, et +détruire quelques papiers qui étaient restés dans son cabinet. Le +prétexte était assez plausible pour qu'il ne fît naître aucun soupçon; +néanmoins l'empereur, qui avait un tact très fin, ne s'y méprit pas: +«Berthier, lui dit-il, vous n'accusez pas vrai, vous avez tort. Si vous +voulez me quitter, il faut le dire franchement.» + +Berthier renouvela ses protestations, et se montra même choqué du +soupçon; mais il ne convainquit pas l'empereur, qui lui dit froidement: +«Allez, Berthier, allez à Paris, vous y avez d'autres affaires; mais je +vous le prédis, nous ne vous reverrons plus, et quelque assurance que +vous me donniez de votre retour, je n'y compte pas.» Berthier se rendit +à Paris et ne reparut plus. + +L'empereur était livré à toute sorte de réflexions sur les antécédens +qu'il supposait avoir précédé le rappel de la maison de Bourbon, et il +devait en être ainsi. Je sais qu'il m'a rendu assez peu de justice, dans +le premier moment, pour croire que j'avais eu part à cet événement; en +écrivant de Fontainebleau à Blois, au prince Joseph, son frère, il lui +marquait: «Vous ne me dites rien du ministre de la police.» Le prince +Joseph, en lui répondant, me rendit la justice que je méritais; je ne me +trouvai point blessé de la question de l'empereur: elle était une +conséquence de ce qu'il voyait, et qui était de nature à lui faire +suspecter tout le monde; il y avait d'ailleurs assez d'officieux autour +de lui pour caresser ses soupçons. Néanmoins j'éprouvai beaucoup de +regrets de n'avoir pu aller lui dire adieu; mais cela ne me fut pas +possible; autrement je n'eusse pas tenu grand compte des insinuations +dont j'étais l'objet, car j'ai toujours eu confiance dans le sentiment +qui suivait la réflexion de l'empereur, et me souciai peu du jugement de +ceux qui l'entouraient: mais, je le répète, cela ne me fut pas possible. + +Il n'y avait que Caulaincourt qui allait et venait sans obstacles, parce +qu'il était chargé de régler tout ce qui était relatif aux intérêts de +l'empereur. Ce ne fut que le 23 avril que ce prince crut pouvoir partir. + +Pendant l'intervalle de près de quinze jours qu'il passa ainsi à +Fontainebleau, les détails des événemens qui avaient changé la face de +la France étaient parvenus d'un bout à l'autre de ce vaste pays. Les +productions les plus viles sortaient de dessous les presses, et +excitaient la réaction. Toutes ces diatribes avaient devancé l'empereur +sur la route qu'il devait suivre, et avaient échauffé la populace. Il +fut heureux pour lui qu'on l'eût fait accompagner par un commissaire +anglais, un autrichien et un russe. Ce même monarque qui avait été +l'objet de tout l'amour des Français, dut s'entourer de leurs ennemis, +pour se garantir de leur vengeance. Cette douloureuse extrémité est trop +bien constatée pour qu'elle échappe à l'histoire. + +Les commissaires se rendirent à Fontainebleau; on les présenta à +l'empereur comme des sauvegardes pour la sûreté de sa personne, mais +c'était bien autant afin d'être en mesure contre les projets qu'on lui +supposait, que par intérêt pour lui, qu'on les lui envoyait; cependant +ils lui furent utiles en traversant la Provence. Ces trois individus +étaient des hommes d'honneur, qui ne le quittèrent pas un instant et +remplirent leur devoir avec une honorable ponctualité. + +Le jour du départ, les troupes prirent les armes et se formèrent dans la +cour du château de Fontainebleau. Les voitures de l'empereur étaient +attelées et rangées au pied du grand escalier, ainsi que cela était +d'usage; avant d'y monter, il voulut faire ses adieux à ses troupes, et +s'avançant vers la garde, il lui adressa cette vive allocution: + +«Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans, +je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la +gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité, +vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec +des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre +eût été interminable; c'eût été la guerre civile, et la France n'en fût +devenue que plus malheureuse. J'ai sacrifié tous mes intérêts à ceux de +la patrie. Je pars; vous, mes amis, continuez de servir la France. Son +bonheur était mon unique pensée, il sera toujours l'objet de mes voeux. +Ne plaignez point mon sort; si j'ai consenti à me survivre, c'est pour +servir encore à votre gloire: je veux écrire les grandes choses que nous +avons faites ensemble. Adieu, mes enfans, je voudrais vous presser tous +sur mon coeur.» + +Il se fit apporter les aigles, les embrassa et reprit: «Je ne puis vous +embrasser tous, mais je le fais dans la personne de votre général. +Adieu, soldats, soyez toujours braves et bons.» Cette scène leur avait +arraché des larmes. «Quel homme nous perdons! disaient-ils entre eux; +les alliés savent bien ce qu'ils font en l'enlevant à la France.» + +L'empereur était ému à suffoquer; il fut obligé de se faire violence +pour sortir des rangs de ces braves gens; il monta en voiture et +s'éloigna. J'eus, dans cette circonstance douloureuse, le bonheur de lui +rendre un dernier service; voici à quelle occasion: + +Aussitôt que les événemens de Bordeaux avaient eu lieu, j'avais envoyé +dans cette ville quelques agens s'assurer de ce qu'il y avait à faire. +Ils avaient trouvé les esprits disposés à tout entreprendre, et venaient +me rendre compte des mesures qu'ils avaient prises pour chasser +l'étranger. La nouvelle de l'abdication les atteignit en route; ils +s'arrêtèrent à Orléans, rencontrèrent d'autres affidés fraîchement +débarqués dans cette ville, mais dans des vues tout opposées. Ils +lièrent conversation, et apprirent le but de l'excursion de leurs +camarades, qui leur proposèrent même de se joindre à eux. Ils +refusèrent, gagnèrent Paris en toute hâte, et accoururent me prévenir +qu'ils avaient trouvé une bande conduite par un ancien écuyer de la +reine de Westphalie, qui épiait une occasion favorable pour fondre sur +l'empereur et l'assassiner. J'expédiai en toute diligence un courrier à +Fontainebleau, et fus assez heureux pour qu'il arrivât à temps. On prit +les précautions nécessaires; les assassins n'osèrent se hasarder contre +une quarantaine de lanciers qui formaient l'escorte, et ils se +rabattirent sur les équipages de la reine de Westphalie, qu'ils +pillèrent. + +On a prétendu depuis que Maubreuil n'avait d'autre mission que de +s'emparer des diamans de la couronne, et de saisir des trésors avec +lesquels l'empereur eût pu se créer un parti. Je sais qu'on s'est servi +de ce prétexte pour arracher aux chefs des troupes ennemies les ordres +destinés à faire prêter main-forte[24] à la bande qu'on avait mise sur +les traces de l'empereur, mais il n'en est pas moins dérisoire, car on +ne pouvait faire courir, le 17, après des valeurs qu'on avait depuis le +9. On a dit encore que le gouvernement provisoire n'existait plus lors +de la mission de Maubreuil, mais le fait n'est pas plus exact, car les +ordres qui devaient assurer l'exécution du complot sont revêtus de la +signature de Bourienne[25], de Dupont-Baylen[26], d'Anglès[27], tous +ministres de la commission que présidait Talleyrand. + +Au reste, les détails qui suivent fixeront l'idée qu'on doit se faire du +but que se proposaient Maubreuil et ses commettans. Je les extrais d'une +information judiciaire dont l'exactitude n'a pas été contestée[28]. + + * * * * * + +«La mission de Maubreuil et de ses complices avait deux objets, +l'attentat aux jours de l'empereur, et l'enlèvement des effets +appartenant à Sa Majesté et à tous les membres de sa famille. + + * * * * * + +«Maubreuil connaissait depuis long-temps Roux-Laborie, intrigant, qui +profita de la catastrophe du 31 mars et de la faveur du prince de +Bénévent pour se faire nommer secrétaire-général, adjoint du +gouvernement provisoire. + +«Ce fut à Roux-Laborie que Maubreuil, après avoir éprouvé les refus de +M. de Sémallé, adressa directement ses sollicitations. + +«Il est constant que, depuis trois mois, il allait le voir tous les +jours, tant pour des opérations de commerce qu'ils méditaient ensemble +que pour les affaires politiques, dont Roux-Laborie était parfaitement +instruit et Maubreuil extrêmement avide, en distribuant des +proclamations _et de belles paroles_. Il rentra chez lui à sept heures +du soir, et trouva cinq à six billets de Roux-Laborie, conçus à peu près +en ces termes: _Venez donc. Pourquoi ne venez-vous pas? Comment est-il +possible de se faire attendre ainsi? Vous me désespérez, en vérité! Je +vous attends d'heure en heure chez le prince._ + +«Maubreuil monte en voiture, et se rend à l'hôtel du prince en toute +hâte. Laborie le fait entrer dans le cabinet du prince, et lui dit: +Avez-vous mangé?--Non, répond Maubreuil, je n'ai pas mangé depuis ce +matin; j'ai couru toute la journée.--Eh bien! allez prendre un bouillon: +j'ai donné ma parole d'honneur de ne vous rien dire sans cela.--Laissons +là ce bouillon, et dites ce que vous voulez de moi.--Non, j'ai donné ma +parole: partez, allez prendre ce bouillon, et dans une heure, une heure +cinq minutes, une heure dix au plus tard, soyez ici. Songez que +j'attends de vous un grand dévouement: j'en ai répondu au prince, et +j'ose croire ne m'être pas trompé.--Vous savez, mon cher Laborie, que le +but unique de toutes mes actions et de toutes mes peines est de +reprendre la place que j'étais fait pour occuper dans le monde avant la +révolution. Né fils unique avec une grande fortune, je ne vois pas sans +douleur mon nom et mon existence, pour ainsi dire, anéantis. Faites tout +pour qu'au péril de ma vie, dix fois s'il le faut, j'atteigne le but que +je me suis toujours proposé. + +«--C'est très bien; mais partez sur-le-champ. Revenez dans une heure, +une heure dix. Je ne vous écoute plus; il faut que je vous quitte. +Partez, partez. + +«Maubreuil sort dans sa voiture, va prendre un bouillon au restaurant de +Riche, sur le boulevard, et retourne chez le prince à huit heures. + +«Laborie était au conseil. Il est averti du retour de Maubreuil par le +premier huissier de la chambre; il vient, prend Maubreuil par la main, +le conduit dans le même cabinet, le fait asseoir dans le fauteuil du +prince, et lui adresse ces mots: + +«Vous êtes un homme d'un grand courage et d'un grand caractère; vous +avez une grande ambition: elle sera satisfaite par-delà vos désirs, si +vous réussissez. Tout le bien, toutes les dignités vous attendent. On +vous donnera 200,000 fr. de rente; on vous fera duc, lieutenant-général +et gouverneur d'une province. Mais ne vous dissimulez pas qu'il y a un +grand danger à courir. Pouvez-vous, d'ici à demain au soir cinq heures, +vous assurer de cent hommes déterminés? Voici ce qu'il faut faire: vous +irez au quartier-général du prince Schwartzenberg; on vous donnera +argent, chevaux, tout ce que vous demanderez.--Que voulez-vous?--Mais +enfin, mon ami, il s'agit de nous débarrasser de l'empereur; lui mort, +la France, l'armée, tout est à nous. Est-ce que vous manquez de courage +et de résolution? Voyons, parlez. + +«--S'il s'agit d'un assassinat, répondit Maubreuil, je ne puis vous +convenir; sans doute ce n'est pas là ce que vous voulez me proposer. + +Laborie l'interrompt brusquement: «Tout cela vous regarde; faites comme +vous voudrez. Débarrassez-nous-en, mais dépêchez-vous. Rendez-vous au +quartier-général. Il doit y avoir une grande bataille; que ce soit +avant, pendant ou après, peu importe: tout ce qu'il nous faut est d'en +être débarrassé. + +«--De la garde, cent sont beaucoup de trop: je n'en veux que douze dont +je sois sûr. Il faut que vous me donniez la faculté d'avancer de deux ou +trois grades ceux qui serviront bien. Il faut des récompenses +pécuniaires dans la même proportion. + +«--Vous aurez tout ce que vous voudrez, dit Laborie: faites. Après tout, +que nous importe d'avoir dix ou douze colonels et quelques officiers de +plus ou de moins? Voulez-vous attendre le prince? il est au sénat. Il va +vous répéter tout ce que je vous ai dit. Le voulez-vous? mais c'est +inutile. + +«--Mon Dieu, répond Maubreuil, ce sera comme vous voudrez; je m'en +rapporte parfaitement à vous; c'est inutile. Je vais passer la nuit à +courir et à rassembler une douzaine de personnes.» + +«C'est ainsi que se termine la conversation; nous la donnons telle +qu'elle est rapportée par Maubreuil. Mais il est certain que Laborie, +s'est expliqué d'une manière beaucoup plus positive sur l'étendue et les +divers objets de la mission.» + + * * * * * + +Le 3 avril, à cinq heures du matin, Maubreuil, fidèle à ses conventions +avec Laborie, se rendit chez ce dernier, qui n'était pas encore rentré à +neuf heures. Il fut au second rendez-vous chez le prince de Bénévent. +Laborie ne lui dit que ces mots: «Vous avez encore la journée pour vous +préparer. À cinq heures, mon ami.--À cinq heures. En vérité, lui dit +Maubreuil, je suis enchanté, car, tout étant sens dessus dessous dans +Paris, il a été impossible de rien préparer pendant la nuit.» + +Le soir à cinq heures, Maubreuil retourna chez Laborie, qui lui dit: «À +neuf heures, mon bon ami, à neuf heures; de grandes nouvelles, de +grandes nouvelles; préparez-vous toujours, venez à neuf.» + + * * * * * + +À neuf heures, Maubreuil étant chez le prince, Laborie commença en ces +termes: «_Nous avons, mon cher_, de grandes nouvelles. Nous avons +déterminé Marmont à passer avec son armée; il paraît que toute l'armée +va suivre son exemple. Déjà beaucoup de propositions ont été faites aux +maréchaux; nous espérons beaucoup.» + +Maubreuil lui demanda si cela dérangeait sa mission, ce qu'il devait +faire. Laborie répondit: «Non assurément; tenez-vous prêt, mais +attendons à demain.» Il eut alors avec Maubreuil une longue +conversation, dont celui-ci nous a transmis quelques fragmens... + +«Savez-vous, lui dit Maubreuil, que royalistes, bonapartistes, +constitutionnels, tout crie contre le prince? On se demande où il en +veut venir, et moi-même je vous demande, pour ma gouverne, si c'est pour +les Bourbons qu'il travaille. + +«Bah! dit Laborie, voilà bien Paris. À peine deux jours de délivrance, +les voilà qui se plaignent. Ah! mon Dieu, qu'on est injuste! Tenez, mon +ami, à la place où vous êtes, depuis midi jusqu'à quatre heures, +aujourd'hui, j'ai tremblé pour les Bourbons. Faut-il le dire, cette +maison a été jouée à croix ou pile. M. de Caulaincourt a trois fois +pensé l'emporter près de l'empereur Alexandre. Que d'efforts il a fallu +faire! Ajoutez la régence, l'Autriche d'un autre côté, et l'empereur de +Russie, si incertain et si fatigué, qu'il a laissé, pour ainsi dire, +prendre l'initiative à M. de Nesselrode sur cette grande question.» + +«Jugez, jugez si la maison de Bourbon a obligation à M. de Talleyrand. +Je vous dirai aussi, pour moi, que j'en suis rompu. Je n'ai jamais rien +vu de semblable au travail de cette journée. Que de moyens n'a-t-il pas +fallu prendre pour arracher la déclaration d'Alexandre! Vous ne vous en +faites pas d'idée; mais enfin nous l'avons. La déchéance sera prononcée +ce soir, et les Bourbons rappelés demain par le sénat.» + +_D'après cette conférence, le plan ne fut pas abandonné, son exécution +ne fut que différée_, et Laborie assura Maubreuil que, si en définitive +l'expédition n'avait pas lieu, le prince ne lui en saurait pas moins bon +gré, et lui tiendrait compte de sa bonne volonté. + +Le lendemain 4, Dasies alla chez Devantaux pour savoir le jour du +départ. + +Maubreuil arriva et lui dit: «_Notre départ_ est retardé de quelques +jours.» + +Depuis le 4 avril jusqu'au 18, Maubreuil alla quatre fois par jour au +gouvernement provisoire. Il fit porter par son domestique, Prosper +Barbier, un grand nombre de billets à Laborie; mais il ne donne aucun +détail sur une correspondance si active et sur des démarches si +multipliées. Il se contente de dire qu'il présenta à Laborie plusieurs +personnes, entre autres Dasies, Montbadon et le général Montélégier. Ce +dernier fut témoin de la manière pressante dont Laborie dit à Maubreuil +d'aller faire expédier son brevet de maréchal-de-camp par le général +Dupont, ministre de la guerre. Dasies convint qu'il accompagnait très +souvent Maubreuil; mais il prétend qu'il faisait toujours antichambre. + +Dans ce même intervalle, du 4 au 18 avril, Maubreuil et Dasies firent +plusieurs démarches qu'il est essentiel de rapporter, parce qu'elles +sont relatives à l'un des objets de leur mission. + + * * * * * + +Le 12 avril arriva la nouvelle de l'abdication de l'empereur. Elle +n'apporta aucun changement aux dispositions du prince de Bénévent, qui +désirait l'entière destruction de la famille impériale; et Maubreuil +affirme, dans les termes les plus positifs, qu'il ne peut lui rester +aucun doute à cet égard, d'après tout ce qui lui a été dit dans +l'intervalle de l'abdication à l'expédition de ses ordres. + +L'empereur, en déposant la couronne, s'était désarmé. Dès-lors la +mission confiée à Maubreuil ne pouvait plus être considérée que comme un +projet d'assassinat; c'est ce qu'il avoue lui-même, en alléguant des +excuses frivoles et contradictoires qui ne prouvent de sa part que +l'extrême embarras et l'impossibilité de se justifier. + +Il dit qu'il fut obligé de garder sa mission, parce qu'elle était _un +secret d'État_, et qu'en refusant de l'accomplir, il aurait répondu à la +plus grande confiance par une insigne trahison, et se serait attiré le +ressentiment de M. de Talleyrand, et du comte d'Artois, qu'il croyait +également instruit du complot, d'après le rapport de diverses personnes. + +Le 16 avril, avant midi, Maubreuil, accompagné de Dasies, rend une +nouvelle visite à Laborie, qui lui remet des lettres pour le ministre de +la guerre, le ministre de la police, le directeur-général des postes, et +qui lui dit, en le quittant: «Faites, mon cher, tout ce que vous +voudrez, tout ce que vous entendrez avec les effets de tous les +Bonapartes; vous avez carte blanche en tout, sur tout et pour tout. Le +prince a une telle confiance en vous, qu'il est persuadé que personne +mieux que vous et aussi bien que vous ne pouvait remplir ses vues.» + +Pour cette phrase de Laborie: _Faites ce que vous voudrez avec les +effets des Bonapartes_, Maubreuil observe que le prétexte dont ils +étaient convenus de couvrir la mission était la recherche des effets et +diamans de la couronne. + +Il répondit à Laborie: «Je vous jure que je ferai de mon mieux, et +j'espère faire si bien, que tout le monde sera content.» + + * * * * * + +Le 23 avril, à six heures du matin, Maubreuil alla chez Roux-Laborie, et +lui raconta les événemens de son voyage. + +Il prétend qu'il lui donna ordre, ou plutôt conseilla de renoncer à +toute idée de faire périr l'empereur, en ajoutant que, pour son propre +compte, il ne se chargerait que de l'enlever et de le conduire en +Espagne, ou en tout autre lieu qui serait désigné par le prince de +Bénévent. À ce discours, Laborie ne put cacher son agitation, qui se +trahit sur sa figure par un mouvement convulsif; il répondit ces propres +paroles: «Mon Dieu, mon cher, qu'est ce que cela veut dire? Mais comment +est-il possible? En vérité, je ne vous comprends pas. Au surplus, cela +vous regarde; quant à moi, je ne m'en mêle pas: c'était à vous à faire, +et tant pis pour vous, si cela tourne mal. Je vous donne ma parole que +je ne réponds pas de tout ce dont vous allez être cause.» Il prononça +encore d'autres phrases entrecoupées et singulières qui décelèrent un +étrange embarras. Maubreuil lui parla des caisses de la reine de +Westphalie, et Laborie lui dit: «Tout cela vous regardera; et si +l'empereur de Russie se fâche, le prince ne s'en mêlera pas.» + + * * * * * + +La procédure fut suivie, et le 16 juin, le procureur impérial près le +tribunal de première instance de la Seine, prit les conclusions +suivantes: + +«Attendu qu'il résulte des aveux de Maubreuil que le sieur Roux-Laborie, +en sa qualité de secrétaire-général adjoint du gouvernement provisoire, +lui a donné, dans plusieurs conférences tenues depuis le 2 jusqu'au 18 +avril, soit chez le prince de Talleyrand, soit aux Tuileries, où +siégeait ce gouvernement, la mission d'assassiner l'empereur et les +princes Joseph et Jérôme, ainsi que d'enlever le roi de Rome; qu'avant +l'abdication de l'empereur, Maubreuil avait accepté cette mission; qu'à +la vérité il allègue pour défense qu'il avait seulement le dessein +d'agir en brave soldat, à la tête d'une troupe d'hommes déterminés, dans +la bataille à laquelle on s'attendait; excuse frivole sous deux +rapports: 1° il avoue que cette troupe devait être revêtue de l'uniforme +de la garde impériale, ce qui annonce de la manière la plus positive +l'intention de se glisser dans les rangs à la faveur d'un déguisement, +et de tuer l'empereur en trahison; 2° les princes Jérôme et Joseph +n'étaient point à l'armée; + +«Qu'après l'abdication, le complot n'a point changé d'objet, et que +Maubreuil a persisté dans la résolution de l'exécuter, craignant, comme +il le dit lui-même, de s'attirer le ressentiment du prince de Bénévent +et du comte d'Artois; + +«Que si le motif apparent, le prétexte de l'expédition, était la reprise +des diamans de la couronne, ou des fonds qu'on prétendait avoir été +enlevés de Paris et de plusieurs caisses publiques des départemens par +la famille impériale, une preuve irrésistible que la mission avait un +autre objet encore plus important, et qu'on n'osait avouer, c'est la +nature et le texte même des ordres ou pouvoirs qui ont été donnés à +Maubreuil les 16 et 17 avril, par les ministres du gouvernement +provisoire. En effet, un arrêté de ce gouvernement, portant la date du 9 +avril, et inséré au Bulletin des Lois, enjoignait à toutes les autorités +civiles et militaires d'arrêter le transport de ces fonds, et d'en +effectuer sur-le-champ le dépôt dans une caisse publique. Or, si la +mission avait eu pour but la recherche ou la saisie, soit de pareils +deniers, soit des diamans de la couronne; les pouvoirs conférés à +Maubreuil n'étaient plus, dans cette hypothèse, qu'une conséquence de +l'arrêté, un moyen de parvenir à son exécution; ils n'auraient eu rien +de mystérieux, et la mission n'y serait pas annoncée comme secrète dans +l'ordre du commissaire au département de la police générale; + +«Que Maubreuil, dans son voyage à Fossard, envoya Colleville à +Fontainebleau pour épier le moment du départ de l'empereur, et la marche +des princes Joseph et Jérôme, qui étaient alors du côté de Blois; + +«Qu'en sortant de Fossard après le vol de l'argent et des bijoux de la +reine de Westphalie, Maubreuil, sachant que l'empereur voyageait jusqu'à +Lyon sous l'escorte de quinze cents hommes de la garde, prit la +résolution d'aller le joindre au-dessus de cette ville, ce qui suppose +nécessairement l'intention de l'assassiner, et non pas de le combattre; + +«Que, s'il préféra de revenir à Paris, ce fut non seulement pour +accompagner les objets volés à la reine de Westphalie, mais encore pour +s'associer trois ou quatre personnes sûres, se mettre à la tête d'un +détachement de cavalerie qui lui fût dévoué, et avec la certitude +d'avoir le temps de rejoindre l'empereur, qui ne voyageait qu'à petites +journées; + +«Qu'à Chailly, sur le chemin de Fossard à Paris, il donna l'ordre au +lieutenant George, qui l'escortait avec quelques chasseurs de la garde, +de se rendre au-dessus de Lyon, pour y attendre l'empereur; + +«Qu'en arrivant à Paris, il écrivit aux ministres de la guerre et de la +police qu'il n'avait point encore rempli le _grand but_ de la mission, +et qu'il avait pris seulement les caisses de la reine de Westphalie, +dans lesquelles on trouverait sans doute les diamans qui manquaient à la +couronne; + +«Qu'il vit plusieurs fois Roux-Laborie; que celui-ci fit éclater le plus +vif mécontentement, et se répandit en reproches; que, le 25 avril, après +une longue résistance de la part de Roux-Laborie, il fut arrêté entre +eux que l'empereur aurait la vie sauve, mais qu'il serait enlevé et +conduit en Espagne, d'où il résulte évidemment que, jusqu'au 25 avril, +Roux-Laborie avait ordonné, et Maubreuil s'était proposé l'assassinat de +Sa Majesté; + +«Qu'enfin Maubreuil, de son aveu, a persévéré jusqu'à son arrestation +dans le dessein d'exécuter au moins l'enlèvement de l'empereur, et qu'il +se disposait à repartir pour l'accomplissement de cette nouvelle +mission; + +«Attendu, à l'égard de Dasies, qu'il a fait conjointement avec Maubreuil +un grand nombre de visites à Roux-Laborie, qu'il a reçu des ministres du +gouvernement provisoire des ordres absolument semblables à ceux donnés à +Maubreuil, qu'il a suivi ce dernier dans son voyage, et ne l'a pas +quitté un seul moment; qu'il était instruit, dès le 3 avril, du complot +qui se formait contre la vie de l'empereur; + +«Qu'il convient lui-même avoir exhorté Maubreuil à revenir de Fossard à +Paris, pour associer quelques personnes à l'entreprise, et prendre un +détachement plus nombreux de cavalerie, en lui faisant observer qu'ils +auraient le temps de rejoindre l'empereur au-delà de Lyon; + +«Que sur l'observation de M. de Vitrolles, qu'il manquait encore deux +caisses, dont l'une contenait de l'argent, M. Deventeaux fit prévenir +Maubreuil par son domestique, Prosper Barbier, qu'il serait fusillé, +s'il n'en faisait pas sur-le-champ la restitution; + +«Que, le soir, Prosper apporta à M. Deventeaux le nécessaire du prince +Jérôme, les planches de la caisse qui avait renfermé ces 84,000 francs +en or et qui s'était brisée, enfin quatre sacs qui paraissaient pleins +d'argent, et dont M. Deventeaux négligea de faire la vérification; que, +le même soir, ou dans la nuit, M. Deventeaux, accompagné de Maubreuil, +de Dasies et de Prosper, fit, à la secrétairie d'État, entre les mains +de M. de Vitrolles, le dépôt du nécessaire, des débris de la caisse, et +de quatre sacs; mais le contenu n'en fut point vérifié; + +«Attendu que des faits exposés ci-dessus il résulte, 1° que le prince de +Talleyrand paraît avoir conçu ou accueilli l'idée de faire assassiner +l'empereur, ses deux frères les princes Joseph et Jérôme, et de faire +enlever le roi de Rome, au mois d'avril 1814; qu'il paraît également +s'être servi de l'entremise de Laborie pour charger de l'exécution de ce +complot Maubreuil et Dasies; néanmoins, comme il ne leur a fait lui-même +aucune proposition directe, et qu'il ne s'est engagé personnellement +dans aucune entrevue, dans aucun pourparler avec eux; qu'il n'existe +contre lui que la déclaration de Maubreuil et la présomption que +Roux-Laborie ne se serait pas permis de faire délivrer à Maubreuil et à +Dasies, sans l'autorisation du prince, les ordres dont ils ont été +porteurs; + +«Attendu qu'il est très vraisemblable que les trois agens signataires +desdits pouvoirs, sous les dates des 16 et 17 avril 1814, connaissaient +l'objet de la mission pour l'accomplissement de laquelle ces ordres +étaient expédiés; que l'un d'eux, commissaire au département de la +police générale, a donné à cette expédition l'épithète de _secrète_, +sans doute à fin de masquer le but criminel de la mission qu'il n'osait +avouer; cependant, comme aucunes déclarations ne viennent éclairer la +justice à cet égard, et qu'enfin il serait possible que ces agens +eussent reçu purement et simplement l'ordre de délivrer de tels +pouvoirs, sans avoir été préalablement admis à la confidence du projet +conçu contre l'existence de l'empereur et de sa famille; + +«Attendu que des mêmes faits ci-dessus exposés, il résulte: + +«1° Que Roux-Laborie est prévenu d'avoir, au mois d'avril 1814, proposé +à Maubreuil une mission qui avait pour but l'assassinat de l'empereur, +des princes Joseph et Jérôme, et l'enlèvement du roi de Rome; + +«2° Que Maubreuil et Dasies sont prévenus d'avoir accepté la mission qui +avait été offerte par Roux-Laborie; + +«Nous requerrons, etc.» + +La tentative de Maubreuil fut la seule qui fut faite contre l'empereur +dans les premiers jours de son voyage: nulle part on ne lui manqua +depuis Fontainebleau jusqu'à Avignon. En passant à Lyon, qui était +occupé par les troupes autrichiennes, il laissa son valet de chambre +pour attendre l'arrivée de la poste de Paris et lui apporter les +feuilles publiques avec tout ce qu'il pourrait se procurer de ces +ouvrages de circonstance dont on couvrait la France. Il continua son +chemin, et ne tarda pas à rencontrer le maréchal Augereau. Celui-ci +l'embrassa, lui témoigna les regrets qu'il éprouvait de son malheur, et +lui parla avec le même respect qu'auparavant. Ils s'étaient à peine +séparés, que l'empereur fut rejoint par son valet de chambre. Parmi les +papiers publics que celui-ci lui apportait, se trouvait le _Moniteur_, +dans lequel était la proclamation que ce même maréchal Augereau avait +faite à son armée, en lui annonçant le retour de la maison de Bourbon: +elle était remplie d'invectives contre l'empereur, qu'il osait accuser +de lâcheté. Il était cependant venu l'embrasser, et cela se conçoit, car +tous ceux qui ont connu le maréchal savent qu'il n'était pas en état de +faire un pareil écrit. Je tiens de celui qui rédigea la proclamation +qu'il adressa aux troupes sous son commandement, lors du retour de l'île +d'Elbe, que c'était Fouché qui lui avait fait la première. + + + + +CHAPITRE XIV. + +Nouvelles tentatives contre la vie de l'empereur.--Ce prince est sur le +point d'être assassiné.--Affaires d'Orgon.--La séduction s'étend +jusqu'aux domestiques.--Ce que voulait Talleyrand.--Alexandre se prête +au complot.--Sa visite à Rambouillet.--L'impératrice refuse obstinément +de le recevoir.--Elle ne se dissimule pas ce qu'il se propose. + + +La tentative confiée à Maubreuil avait échoué; on en organisa une autre +à Avignon. Des émissaires avaient été détachés dans cette ville, et +étaient promptement parvenus à échauffer la populace. Elle accueillit +l'empereur avec des cris de sang, et se portait déjà à sa voiture, +lorsque le commandant de la garde nationale, M. de Saint-Paulen, depuis +chef d'escadron de gendarmerie au service du roi, accourut avec un +piquet, et arrêta ces malheureux, qui avaient déjà la main à la +portière. Il contint les autres; l'empereur s'éloigna sans incidens +fâcheux. Il n'en fut pas de même à Orgon, petite ville de Provence. Un +officier, qui courait à franc-étrier devant les voitures pour faire +préparer des chevaux, avait gagné assez d'avance pour reconnaître les +intentions criminelles qui animaient le peuple de cette contrée. Il vit +de l'attroupement et des excitateurs parmi la foule; il retourna sur ses +pas jusqu'à ce qu'il eût rejoint l'empereur, à qui il rendit compte de +ce qui se passait. Le danger était imminent; il n'était pas sûr que les +commissaires étrangers parvinssent à faire respecter leur caractère. On +délibéra, et il fut convenu que, sans perdre temps, l'empereur prendrait +l'habit de l'un d'eux, et qu'ils courraient ensemble à franc-étrier, +jusqu'à ce qu'ils fussent hors de danger. Cela était si urgent, qu'étant +entrés dans une auberge pour prendre un verre d'eau, la maîtresse de la +maison, qui croyait parler à des étrangers, leur dit: «Ah! nous +l'attendons; nous verrons s'il passera sans être tué;» et c'était à +lui-même que cette méchante créature faisait cette horrible confidence! +L'empereur conserva son travestissement jusqu'à ce qu'il fût arrivé chez +sa soeur, la princesse Pauline, qui était dans les environs de Nice. Il y +attendit les généraux Bertrand et Drouot, qui venaient avec ses +voitures, et qui faillirent être mis en pièces. Tout cela n'était pas +fait pour inspirer de la confiance; aussi refusa-t-il de se rendre à +bord du bâtiment qui l'attendait: il s'embarqua sur la frégate anglaise +_l'Indomptable_, qui était en croisière sur cette côte, et gagna l'île +d'Elbe, où il fut rejoint par la petite troupe qui s'était associée à +son exil. J'ai oublié de dire qu'avant de partir de Fontainebleau, +l'empereur avait pour domestiques particuliers un valet de chambre +français et son mameluck, dont le dévouement paraissait sans bornes; il +l'avait pris enfant, l'avait amené d'Égypte, l'avait fait élever, et lui +avait donné une petite fortune qui le mettait au-dessus du besoin, quoi +qu'il pût arriver. Ce pauvre garçon était assurément bien persuadé qu'il +devait se faire tuer pour sauver la vie de l'empereur, et cependant il +l'abandonna dans la nuit qui précéda le départ de Fontainebleau. Ce +mameluck n'était pas un homme sans coeur, il s'en fallait beaucoup; mais +il était faible, et se laissa séduire par le valet de chambre français. +Celui-ci, ayant résolu d'abandonner son bienfaiteur, chercha un complice +comme font d'ordinaire les lâches. Il gâta le coeur de ce pauvre +mameluck, qui, avant cette coupable action, n'aurait jamais cru pouvoir +la commettre. Leur désertion laissa l'empereur sans un seul valet de +chambre; on fut obligé d'y suppléer une heure avant son départ. + +J'étais revenu à Paris depuis quelques jours; j'eus occasion d'aller +chez M. de Talleyrand; il était avec ce valet de chambre dans son +cabinet, et me fit attendre assez long-temps. Je cherchais, sans pouvoir +le comprendre, ce que le diplomate pouvait avoir de commun avec un tel +homme; il me l'expliqua lui-même, ou du moins il me mit sur la voie. Il +vint à moi dès que le mameluck fut sorti, et m'apprit avec un air de +satisfaction que l'impératrice n'allait pas à l'île d'Elbe; qu'il y +avait long-temps qu'elle souffrait des mauvais traitemens de l'empereur, +que ce prince était dur pour elle; en un mot il me tint un langage si +extraordinaire sur un intérieur que je connaissais mieux que lui, et +dont j'avais une autre opinion, qu'il me fut démontré qu'il n'avait pas +dédaigné de porter la séduction parmi les domestiques même de +l'empereur. Il avait mis en jeu tout ce qui avait influence ou accès +près de l'impératrice, pour faire prendre à cette princesse une +détermination favorable à des projets dont il s'occupait déjà, et +n'avait sûrement fait venir ce valet de chambre que pour lui dicter un +langage dans ce sens-là, parce qu'un domestique d'intimité qui a du +babil peut donner à ce qu'il débite un air de vérité, surtout lorsqu'il +raconte des détails d'intérieur. Je réfléchissais d'autant plus aux +motifs qui portaient M. de Talleyrand à me parler ainsi, que je savais +combien il était contrarié du retour des Bourbons, avec lesquels il +n'avait que les apparences. En brouillant l'impératrice avec son mari, +de manière à pouvoir exclure l'idée d'un retour, il la disposait à +l'exécution de ce qu'il roulait déjà dans sa tête: c'était du moins mon +opinion, et je crois que je n'étais pas bien loin de la vérité. + +L'impératrice était toujours à Rambouillet, d'où elle se disposait à +partir pour retourner en Autriche; mais avant de quitter la France, il +lui était réservé d'y essuyer un nouvel outrage: croira-t-on en effet +que, dans la situation où il l'avait mise, l'empereur de Russie imaginât +d'aller lui rendre ses devoirs? + +Cela se conçoit d'autant moins, que l'on ne peut pas supposer qu'il +ignorât ce que cette visite avait d'inconvenant; car enfin il ne pouvait +pas croire que sa présence serait agréable à l'impératrice, et +l'impuissance où elle était de se refuser à cette visite la recommandait +au respect dont lui-même aurait dû donner l'exemple. + +Il n'était sûrement pas dupe des contes que débitait et faisait débiter +M. de Talleyrand sur la prétendue dureté de l'empereur envers cette +princesse. L'empereur d'Autriche, sous les auspices duquel il se +présentait, connaissait la parfaite harmonie des deux époux, et avait +même laissé quelquefois échapper le dépit que lui causait l'enthousiasme +de sa fille pour son gendre. Il n'avait pas dû manquer de détromper +Alexandre, si toutefois celui-ci avait jamais été trompé. Au reste, si +la froideur eût été réelle, il était peut-être, de toute la coalition, +celui qui devait le moins en faire un grief contre l'empereur Napoléon, +car enfin, il savait, et nous savions tous, à quel termes il en était +chez lui. Quoi qu'il en soit, voici des détails que je tiens d'une +personne du service de l'impératrice, et qui se trouvait dans ce +moment-là près d'elle à Rambouillet. Elle entendit la conversation qui +eut lieu d'abord entre elle et son père, à laquelle il n'assistait point +de tiers, puis celle qui s'engagea lorsque l'empereur de Russie fut +arrivé. L'étiquette du service intérieur exigeait qu'il y eût toujours +des dames autour de l'impératrice, et dans ces pénibles momens, celles +qui avaient l'honneur de lui appartenir observaient encore plus +scrupuleusement leurs devoirs qu'auparavant, en sorte que quand +l'impératrice passait dans son salon, il y avait de ses dames qui +étaient dans la pièce la plus voisine. À Rambouillet, cette pièce était +la chambre à coucher. + +L'empereur d'Autriche arriva le premier, il devançait l'empereur de +Russie. Lorsqu'il entra on laissa l'impératrice seule avec lui, et comme +on supposait bien qu'il y aurait une explication sérieuse sur la manière +dont elle avait été traitée, on ne manqua pas de prêter l'oreille. + +L'impératrice fit à son père un accueil respectueux et lui témoigna un +grand plaisir de le revoir; mais ses larmes disaient tout ce que son +coeur souffrait du rôle qu'il lui faisait jouer: elle avait de +l'élévation dans l'âme, et dans cette occasion, elle ne ménagea aucun +des reproches que sa dignité offensée lui donnait le droit de faire +entendre. L'empereur d'Autriche, qui l'aimait tendrement, ne pouvait la +consoler, ni la persuader par les motifs d'obligations dont il +s'appuyait. Il lui demanda cependant d'accueillir l'empereur Alexandre, +qui le suivait et ne tarderait pas à arriver. L'impératrice pâlit +d'indignation, mais que pouvait-elle faire dans l'état où elle était +réduite? + +Toutefois elle ne donna pas aux Français le pitoyable exemple de courir +au-devant de celui qui avait immolé son époux. Sa première réponse fut +un refus formel, prononcé avec la fermeté d'une âme fière et élevée, et +qui témoignait combien elle se trouvait blessée que l'empereur de Russie +osât lui manquer à ce point. + +L'empereur d'Autriche, pour la calmer, fut obligé de prendre la démarche +sur lui. Il demandait en grâce à sa fille de lui donner cette marque +d'obéissance, en prenant sur elle assez d'empire pour étouffer sa +douleur, et en ajoutant que toutes les conséquences d'un éclat de sa +part retomberaient sur lui, qu'il s'était chargé de tout près de +l'empereur Alexandre, qui le suivait et allait arriver. Il ne gagnait +rien sur sa fille, qui répondait: «Eh bien! me fera-t-il aussi sa +prisonnière sous vos yeux? S'il me force à le recevoir en entrant ici +malgré moi, je me retirerai dans ma chambre à coucher; nous verrons s'il +osera me suivre jusque-là.» + +Le temps pressait, et l'empereur d'Autriche ne gagnait rien sur sa +fille, qui refusait obstinément de se rendre. L'on entendait déjà le +bruit de la voiture de l'empereur Alexandre, qui s'avançait par la +grande avenue du château, qu'elle persistait encore à ne pas vouloir +ouvrir les portes de son salon. Les momens étaient comptés, l'empereur +d'Autriche priait sa fille avec les plus tendres instances; elle +résistait toujours, que déjà l'empereur de Russie entrait dans la cour +du château. L'empereur d'Autriche alla le recevoir d'après l'étiquette +d'usage, et le conduisit dans le salon où était restée sa fille. Quelle +entrevue! quelle situation pour tous les trois! L'empereur Alexandre dut +lire sur un visage, qui, depuis plus de vingt jours, n'était arrosé que +de larmes, l'effet que sa présence produisait. Il ignorait sans doute +l'état intérieur de l'impératrice, qui avait été instruite des moindres +détails de tout ce qui s'était passé à Paris avant et pendant la +réception qu'il avait faite à la députation des maréchaux. Elle savait +de même tout ce qui avait été projeté contre son époux, et il fallait +assurément qu'elle fût bien maîtresse d'elle-même pour conserver de la +contenance devant l'auteur de tous les chagrins qui la dévoraient. + +L'empereur de Russie aborda l'impératrice en s'excusant de la liberté +qu'il prenait de se présenter devant elle, sans lui en avoir d'abord +fait demander la permission. Il ajouta qu'il n'avait osé le faire que +sous les auspices de l'empereur d'Autriche, qui avait bien voulu se +charger de le faire excuser. Il fit mille protestations à l'impératrice, +et la pria de daigner s'adresser à lui pour tout ce qui la concernait; +il lui dit qu'il serait heureux de rencontrer une occasion de la servir +et de lui témoigner son empressement à aller au-devant de ses désirs. +Tel fut à peu près le discours que l'empereur de Russie tint à une +princesse qu'il venait de faire descendre du trône, et à laquelle il +arrachait le diadème. Il ne pouvait pas assurément douter des sentimens +dont elle était animée; aussi ne répondit-elle à tant d'offres de +service que par un froid remercîment, ajoutant qu'elle n'avait plus rien +à désirer que la liberté de retourner promptement dans sa famille. La +conversation finit, et l'autocrate se retira. + +Je tiens de feu madame la comtesse de Brignole, que je vis avant qu'elle +ne partît pour Vienne, que de tout ce qui avait affligé l'impératrice, +cette visite était ce qui lui avait été le plus pénible. + +Il faut croire que l'empereur Alexandre avait craint que la jeune +souveraine, justement offensée, ne s'excusât s'il lui demandait, dans +les formes d'usage, la permission de lui rendre des devoirs, et qu'il +imagina de s'y faire accompagner par son allié l'empereur d'Autriche; +mais quelle que soit la couleur que l'on veuille donner à cette +démarche, elle aura toujours quelque chose d'assez choquant, dans la +forme comme dans les bienséances, pour en laisser apercevoir le motif. + +En y réfléchissant, on trouve qu'elle est une conséquence de la marche +adoptée par les souverains alliés, pour détacher la nation de +l'empereur. L'on imagina sans doute, pour compléter l'oeuvre, d'avilir +l'impératrice, et de la présenter au public comme partageant les +sentimens des âmes viles qui couraient rendre des actions de grâces aux +ennemis pour les avoir affranchis de la prétendue tyrannie de son époux. +Au reste on ne l'abusa pas; elle discerna fort bien le motif qui avait +conduit l'empereur Alexandre. Elle est douée d'un trop bon jugement pour +ne pas s'en être formé l'opinion qu'elle était autorisée à en concevoir. + +Peu de jours après cette visite de Rambouillet, l'impératrice partit +pour Vienne; elle alla le premier jour coucher à Gros-Bois, chez le +prince de Neufchâtel, ayant passé par Versailles, Vervières et Soisy. +Chacun alla la voir, et lui dire un dernier adieu. + +Elle voyagea escortée par les troupes de son père, et prit la route même +qu'avaient tenue les alliés pour venir de Bâle à Paris. Elle parcourut +avec une noble fierté les départemens d'un pays qui, à pareille époque +(elle avait été mariée à l'empereur, le 8 ou le 10 avril 1810), à quatre +ans de distance, avait élevé des arcs de triomphe sur son passage, avait +semé des fleurs sur son chemin. Il la voyait partir alors comme la +dernière victime des ennemis qui avaient dévasté ses cités, et emportant +avec elle le lien qui semblait encore, peu de temps auparavant, devoir +l'unir indissolublement avec les Français. Son coeur était déchiré +pendant ce triste voyage, tout lui était amer; elle ne trouva un peu de +distraction que lorsque ses yeux ne furent plus frappés, des tableaux +qui entretenaient sa douleur. Elle emporta les regrets de tout ce qui +avait eu le bonheur de l'approcher, et laissa parmi nous le souvenir de +toutes les vertus. + +La mère de l'empereur était partie d'Orléans pour Rome avec son frère, +le cardinal Fesch; le roi Louis suivit sa mère; le roi de Westphalie se +rendit en Styrie; le prince Joseph alla en Suisse; les soeurs de +l'empereur se retirèrent également en pays étranger. Il est temps de +revenir à ce qui se faisait à Paris. + + + + +CHAPITRE XV. + +Toujours M. de Talleyrand.--Incroyable transaction; ses motifs.--Le +fermier des jeux Saint-Brice.--Arrivée du roi à Compiègne.--Harangue +inconvenante de Berthier.--Saint-Ouen; la constitution du sénat.--Entrée +de Louis XVIII à Paris.--Jugement sévère de la multitude.--Incidens +fâcheux.--J'écris à Alexandre.--Pourquoi je ne puis aller dire adieu à +l'empereur. + + +Depuis l'abdication de l'empereur, c'est-à-dire, depuis le 8 avril, la +guerre était naturellement finie, puisque ce n'était qu'à lui, +disait-on, qu'on la faisait; elle l'était effectivement, car les armées +ennemies étaient de suite entrées en cantonnement, et une ligne de +démarcation avait été tracée entre la portion de territoire qu'elles +occupaient et celles où étaient réparties nos troupes. Les généraux de +l'armée française étaient pour la plupart à Paris, ils y avaient même +des troupes; l'armée entière avait d'ailleurs reconnu le gouvernement +provisoire, et lui obéissait ainsi qu'à ses ministres, qui étaient fort +assidus à rendre leurs hommages aux souverains alliés. On attendait le +roi, qui ne devait pas tarder à arriver, et comme on ne pouvait pas +espérer l'abuser par les contes que chacun se proposait de lui faire sur +la part qu'il avait eue à son rappel au trône, on se hâta de lui lier +les mains par une constitution que l'on fit faire à la hâte par le +sénat. Il n'y eut que les dupes qui furent pris à un leurre de cette +espèce. Le sénat ne pouvait pas plus donner une constitution aux +Français, qu'il n'avait eu le droit de prononcer la déchéance de +l'empereur. Le roi avait un esprit trop supérieur à celui de tous ces +casse-cous politiques pour se faire illusion sur les véritables causes +de son retour. + +Un fait qui prouve combien ces artisans de troubles qui n'avaient cessé +de tromper la nation en trahissant constamment le plus faible au +bénéfice du plus fort, s'attendaient peu à la rentrée du prince auquel +ils voulaient faire croire qu'ils avaient rendu la couronne, c'est +qu'ils n'avaient pas même de conventions faites avec lui. Assurément +s'ils eussent réellement songé à le remettre sur le trône, et qu'ils +eussent eu les vues d'intérêt public dont ils se targuent, ils auraient +fixé quelques bases, exigé quelques garanties, ou bien ils eussent été +les plus imprévoyans des hommes. Mais ils ne méritent pas ce dernier +reproche; le roi fut ramené par les événemens, et quand ils virent +qu'ils ne pouvaient l'éviter, que leurs intrigues n'avaient tourné qu'au +profit de l'émigration, ils imaginèrent de s'approprier l'oeuvre des +circonstances, et de s'attribuer ce qui s'opérait malgré eux. Ils +s'avisèrent alors d'improviser une constitution qu'il leur importait +d'obtenir, d'abord pour leur propre sûreté ensuite parce que c'était une +pièce nécessaire pour entraîner les Français près desquels ils +n'avaient, pour moyen de persuasion, qu'une proclamation du roi, qui +même avait près d'un an de date. Ils croyaient qu'avec cette +constitution ils allaient être à l'abri des conséquences qu'ils +redoutaient; on verra combien ils étaient dans l'erreur. Je sais du +reste que M. de Talleyrand ne donnait pas dans cette illusion. Il ne +s'abusait pas sur les suites que pourrait avoir le retour de la maison +de Bourbon, et avait songé à prévenir les conséquences fâcheuses qu'il +serait dans le cas d'avoir pour lui personnellement. Il était dans un +besoin d'argent extrême, et perdait un traitement annuel de 100 mille +écus dont il jouissait sous le gouvernement de l'empereur. Il voyait +bien que le roi ne pourrait conserver à personne des émolumens aussi +considérables. Un fait vient à l'appui de ce que j'avance: M. de +Talleyrand avait acheté, du produit de l'hôtel qu'il avait vendu à +l'empereur, une maison de plaisance nommée Saint-Brice, à peu de +distance de Saint-Denis. La perte de son traitement le mettait dans +l'impossibilité de conserver cette maison qui était d'un entretien +dispendieux; en conséquence, il chercha à s'en défaire. Personne ne se +présenta pour l'acquérir, mais il sut y suppléer. Il fit venir le +fermier-général de l'entreprise des jeux de Paris, et lui proposa de lui +acheter cette propriété; celui-ci déclina sa proposition, mais +inutilement. On lui signifia qu'on ne l'avait pas fait appeler pour +éprouver un refus, qu'il fallait acquérir, et que, si le contrat n'en +était pas signé dans vingt-quatre heures, le bail était cassé et donné à +un autre. Le fermier était sans appui, il avait affaire au chef du +gouvernement provisoire, il se résigna et demanda le prix qu'on mettait +à la maison. On lui répondit 250,000 francs; il les fit payer le jour +même, sauf à se les faire rembourser par les joueurs, et à se défaire +comme il pourrait de la maison. + +Il fallait que M. de Talleyrand n'eût pas des pressentimens rassurans, +pour se défaire, par de semblables moyens, de tout ce qui pouvait être +d'une réalisation difficile. Mais revenons à la position de la France +vis-à-vis des étrangers, qui avaient déclaré ne vouloir lui imposer +aucun sacrifice. + +On attendait le roi, dont l'arrivée avait été assignée à jour fixe. On +pouvait discuter sur la paix à loisir, puisque l'on ne se battait plus, +et qu'il n'y avait plus d'effusion de sang à arrêter. Cependant on se +hâta d'ouvrir une négociation, et l'on fit signer au comte d'Artois des +préliminaires qui nous dépouillaient de tout ce que nous possédions +encore dans les contrées qui avaient été si long-temps annexées à la +France. Flottes, arsenaux, places, constructions de toute espèce, nous +nous dessaisîmes de tout. Comment achetâmes-nous si cher un armistice +qui existait par le seul fait de l'abdication? Comment payâmes-nous si +haut une suspension d'armes dont nous jouissions déjà? Comment M. de +Talleyrand, qui connaissait si bien la valeur des objets négociables +dans les transactions politiques, commença-t-il par priver la France de +tous ceux qu'elle avait? Il consentit à rendre à l'instant tout ce +qu'elle possédait au-delà de son ancienne frontière, hormis Chambéri, et +quelques lambeaux de territoire, autour de cette place. Mais la Toscane, +le Piémont, Genève, la Belgique, le Palatinat, les places de guerre avec +leurs armemens et approvisionnemens, Anvers avec sa flotte, l'arsenal et +ses magasins, tout fut cédé aux ennemis, et l'on fit ratifier cette +désastreuse disposition à M. le comte d'Artois, avant même qu'il pût +être instruit de ce qu'on lui proposait. On expédia de suite des +courriers à tous les commandans de ces places, avec ordre de les rendre +telles qu'elles étaient aux troupes ennemies qui en faisaient le blocus, +et de se mettre de suite en marche avec leurs garnisons pour rentrer en +France. On voulut observer que toutes les places que l'on abandonnait +ainsi renfermaient la presque totalité de l'artillerie qui composait +l'armement de celles de l'ancienne frontière. On remarqua que +l'inventaire de la première prise de possession de ces places par les +Français existait encore. On proposa d'en faire la remise d'après cet +inventaire, et conséquemment de ramener tout ce qui avait été tiré de +l'intérieur. Mais le gouvernement provisoire reçut mal cette +observation, et voulut que les places fussent rendues dans l'état où +elles se trouvaient. Il poussa la libéralité jusqu'à ordonner que +l'arsenal de Turin, qui n'était composé et rempli que de l'ancien +établissement de Valence, ainsi que des approvisionnemens achetés par la +France, fût livré sans en rien distraire. Il ne pouvait cependant pas +ignorer ce qu'il abandonnait, puisqu'il y avait des états au bureau de +la guerre, et que rien ne s'opposait à ce qu'il en demandât +communication. + +On ne peut pas faire à M. de Talleyrand l'injustice de croire qu'il à +été surpris dans cette transaction par les ministres des puissances +étrangères, ni qu'il s'est mépris sur l'immensité du sacrifice qu'il +laissait imposer à la France. Il voyait bien qu'il ne lui restait rien +pour conclure la paix, et qu'il s'ôtait les moyens de prendre une +position entre la nation et les ennemis, car que pouvait-il faire après +la perte de ce qui aurait pu appuyer une prétention, quelque faible +qu'elle fût? Comment M. de Talleyrand prit-il sur lui de conclure cette +transaction avant l'arrivée du roi? D'une part, il n'y avait pas +nécessité de traiter; de l'autre, aucun motif raisonnable ne justifiait +les bases sur lesquelles on négociait. M. Talleyrand savait mieux que le +comte d'Artois que la France avait encore plus de troupes que les alliés +ne nous en avaient montrées. Il n'était besoin que de jeter les yeux sur +les tableaux du ministre de la guerre pour s'en convaincre. Rien ne +s'opposait plus à leur réunion; l'on pouvait donc s'en prévaloir dans la +négociation. + +Quand on cherche ce qui a pu déterminer M. de Talleyrand à ouvrir ou à +ne pas renvoyer cette négociation jusqu'à l'arrivée du roi, on est, +malgré soi, obligé d'accorder quelque croyance à des bruits qui +coururent et rattachèrent la conclusion de cette affaire à des intérêts +particuliers. On a dit, et on me l'a répété de bonne source, que M. de +Talleyrand ayant eu la main forcée par les événemens, dans le retour des +Bourbons, n'avait aucune confiance dans la position qu'il lui serait +possible de prendre, parce qu'il jugeait déjà des sentimens dans +lesquels ces princes revenaient, et que, ne prévoyant rien d'avantageux +pour lui, il avait songé à acquérir une indépendance qui le mît à l'abri +d'une disgrâce. Il avait, en un mot, usé de ses voies ordinaires pour +faire arriver cette proposition d'armistice par les étrangers qui +s'étaient engagés à reconnaître ses services. Comment en effet +n'aurait-on pas été généreux envers celui qui, d'un trait de plume, +remettait à des souverains étrangers un matériel d'artillerie avec des +approvisionnemens tellement considérables, que la puissance la plus +opulente n'aurait pu les acheter sans obérer ses finances? Quelque +injurieux que soit le soupçon, il a existé. Je le rapporte comme je l'ai +entendu émettre par des personnes qui avaient l'habitude de juger M. de +Talleyrand. + +Après la signature de cette convention, quelle paix restait-il à +conclure? On ne pouvait qu'assembler avec plus ou moins d'esprit des +conditions qui aujourd'hui ne sont plus des garanties pour la +tranquillité des peuples. Si, comme il est probable, M. de Talleyrand +avait des projets autres que ceux auxquels il avait été obligé de +prendre part, il ne pouvait employer de meilleur moyen pour calmer +l'enthousiasme avec lequel il craignait que l'on accueillît le roi à son +retour, que de stigmatiser cette époque par un sacrifice comme celui +qu'il laissa imposer à la nation, lorsqu'elle pouvait encore faire +respecter ce qu'elle avait acquis au prix de tant d'efforts. + +Ce fut le 21 avril que le roi fit son entrée à Paris. Il avait débarqué +à Boulogne, et était venu de là à Compiègne, où le gouvernement +provisoire, les ministres et les maréchaux de France s'étaient rendus +pour lui présenter leurs hommages et lui offrir les assurances de leur +fidélité. L'empereur était encore à Fontainebleau. Il lui était réservé +de voir tous ces hommes qu'il avait élevés, enrichis, déserter ses +drapeaux pour courir au-devant d'une nouvelle fortune; c'est, peut-on le +croire? ce même Berthier dont il a été tant de fois question, qui était +à la tête des maréchaux; ce fut lui qui porta la parole au roi, qui lui +dit que, depuis vingt-cinq ans, la France, gémissant sous le poids des +malheurs dont elle était accablée, attendait le jour fortuné qu'elle +voyait luire, et il n'y avait pas une semaine qu'à Fontainebleau il +promettait à l'empereur de ne pas l'abandonner. Berthier, son compagnon +d'armes, l'ami choisi pour aller à Vienne épouser la fille de l'empereur +d'Autriche, Berthier s'oublier à ce point! Et pourtant il était attaché +au souverain qu'il outrageait; il payait tribut à la faiblesse de son +caractère, au vertige de l'époque, sans cesser de chérir et de plaindre +le bienfaiteur dont il n'avait pas le courage de partager l'infortune. +De Compiègne, le roi vint à Saint-Ouen, qui, comme l'on sait, n'est qu'à +deux lieues de Paris. Il y reçut le sénat, qui apportait la dernière +constitution par laquelle il croyait avoir immuablement fixé ses +destinées. J'ai ouï dire à quelques uns d'entre ces messieurs qu'à peine +étaient-ils sortis de l'audience, qu'ils avaient prévu ce qui allait +arriver. + +Le cortége qui devait accompagner le roi à son entrée dans Paris était +réuni. Il se mit en marche et entra par le faubourg Saint-Martin, après +avoir suivi les boulevards extérieurs. Berthier était à la tête de la +voiture du roi, qu'accompagnaient plusieurs maréchaux, ainsi que le duc +de Feltre, qui avait dit en plein conseil, devant l'impératrice, que +tant qu'il resterait un village où l'autorité de l'empereur serait +reconnue, là serait la capitale et le lieu où tous les Français devaient +se réunir. J'étais dans la foule occupé à voir passer le cortége; il +rappelait, il est vrai, quelques souvenirs, mais le tableau en était +pénible. Si l'on avait vu à cheval à côté de la voiture du roi les +hommes qui avaient partagé les malheurs de son exil, cela aurait paru +naturel; mais il y avait quelque chose d'indécent à voir figurer à la +suite de Louis XVIII des hommes qui occupaient les premières places dans +les marches triomphales de l'empereur. + +Le roi eût sans doute plus estimé ces nouveaux serviteurs de la +légitimité, s'ils s'étaient excusés sur leur âge, leurs fatigues, et se +fussent condamnés à la retraite, au lieu de s'avilir gratuitement; car +enfin il ne les avait pas appelés, et il ne pouvait pas avoir une bien +grande opinion d'hommes qui se conduisaient ainsi. + +La pauvre espèce humaine est bien faible; elle a besoin de n'être pas +mise à une trop forte épreuve. Que l'on dise après cela que le génie de +quelques uns de ses lieutenans était d'un grand secours à l'empereur. Je +n'avais pas eu besoin de cette circonstance pour m'étonner qu'il eût pu +faire tant de choses merveilleuses avec de tels hommes; au reste, il y +en a qui sont plus à plaindre qu'à blâmer: ils n'ont manqué que de +jugement pour voir que leur rôle était fini, et qu'à moins qu'on ne les +appelât, ils devaient se tenir à l'écart. Le peuple, qui a, plus qu'on +ne l'imagine, le sentiment des convenances, ne ménagea pas Berthier; +j'entendis à diverses reprises la foule lui crier: «À l'île d'Elbe, +Berthier! à l'île d'Elbe!» + +On ne finirait pas, si l'on s'abandonnait à toutes les réflexions que +l'on pourrait faire sur la conduite de quelques-uns des grands +personnages de l'empire. Quelle confiance espéraient-ils inspirer au +roi? Quels étaient les gages de fidélité qu'ils venaient lui offrir? +Était-ce leur constance? Le roi pouvait en être juge. Était-ce l'intérêt +personnel qui les conduisait à ses pieds? Ils s'abusaient plus encore. +Louis XVIII pouvait comparer les bienfaits qu'ils avaient reçus de celui +qu'ils avaient abandonné, avec les avantages que pourrait leur faire +celui auquel ils venaient offrir leur fraîche fidélité. + +Le roi descendit à Notre-Dame, où il voulut aller rendre grâce à Dieu de +son retour. Madame la duchesse d'Angoulême était à côté de lui dans une +calèche attelée de huit chevaux des écuries de l'empereur, et conduits +par des hommes qui avaient encore sa livrée. De Notre-Dame, il vint aux +Tuileries. Je ne parlerai pas des cérémonies d'usage en pareil cas, cela +serait fastidieux; d'ailleurs, je n'étais plus à portée de faire des +observations. + +J'ai dit que je n'avais pu aller dire adieu à l'empereur avant qu'il +partît pour l'île d'Elbe. Voici ce qui m'en empêcha: j'avais reçu à +Blois une lettre du général Bertrand, et je lui disais combien il était +cruel de voir périr l'État avec autant de moyens de le sauver, puisqu'il +y avait dans les places la valeur d'une bonne armée, et qu'enfin, si +l'armée de l'empereur n'était pas en état d'entreprendre de suite +quelque chose sur Paris, il ne fallait pas balancer à revenir sur la +Loire, et à y appeler les armées des maréchaux Soult, Suchet et +Augereau. Je pensais qu'alors on serait encore en état de balancer la +fortune, parce qu'une bataille aux portes de Paris ferait décider la +capitale à une insurrection qui n'éclaterait pas tant que la population +ne verrait pas de moyens de succès. J'étais bien loin, comme on voit, +des idées d'abdication; le malheur voulut qu'il n'y eût qu'une estafette +de prise entre Orléans et Fontainebleau, et ce fut celle qui était +chargée de ma lettre. J'ignorais cette circonstance lorsque je me mis, +comme les autres ministres, en chemin pour revenir d'Orléans à Paris. Le +grand-juge, M. Molé, dont la voiture précédait la mienne, reçut en route +un avis qu'on lui transmettait de Paris, avec invitation de me le +communiquer; il eut la bonté de laisser à la poste un de ses gens qui me +remit la lettre lorsque j'y arrivai. Elle portait de me donner le +conseil de ne pas venir à Paris, parce que la lettre que j'avais écrite +au général Bertrand, à la date du 8 avril, avait été prise et portée à +l'empereur de Russie, ainsi qu'au gouvernement provisoire, qui était +fort indisposé contre moi. Je n'avais assurément, en donnant ce conseil, +rien fait de répréhensible. Néanmoins je profitai de l'avis et retournai +à Orléans, où je restai encore deux jours, car en révolution deux jours +sont quelque chose. + +À mon retour, je fis prier un aide-de-camp de l'empereur de Russie, M. +de Czernicheff, de venir me voir. Il voulut bien demander de ma part à +son souverain si je pouvais vivre tranquille au milieu de ma famille, et +compter sur sa protection, en cas que je fusse recherché pour des faits +antérieurs à l'époque où j'avais dû cesser mes fonctions. J'avais dit à +M. de Czernicheff que le moment était arrivé où j'avais besoin des +effets de la bienveillance dont son souverain m'avait donné tant de fois +l'assurance pendant que je résidais près de lui. Il revint le soir même +me prévenir que, pour sa protection, l'empereur de Russie ne me +l'accorderait qu'autant que je donnerais ma parole d'honneur de me tenir +tranquille, et de ne pas faire un pas hors de Paris sans sa permission. +Je la donnai sans hésiter. M. de Czernicheff ajouta que, quant aux +effets de l'ancienne bienveillance dont je lui avais parlé, il ne +fallait plus y compter, parce que l'empereur Alexandre avait tout-à-fait +changé de façon de penser à mon égard. Je lui répondis qu'au moins il ne +pouvait pas me refuser son estime, et que ce sentiment me dédommageait +de la perte de l'autre. J'écrivis deux lettres, à ce sujet, à l'empereur +Alexandre, moins pour en obtenir des faveurs que pour lui témoigner +combien j'étais peiné d'être obligé de reconnaître que tous les accueils +bienveillans que j'avais reçus de lui avaient été plutôt accordés au +caractère public dont j'étais revêtu qu'à l'estime particulière que je +croyais emporter en le quittant, puisque lui-même m'en avait donné +l'assurance. Ma démarche fut inutile: je ne gagnai rien sur ses +préventions, et je dus prendre garde à moi. J'étais prisonnier, dans +Paris à la vérité; mais, après tout ce qui s'était passé, j'étais celui +qui devait mettre le plus de circonspection dans sa conduite. + +L'empereur Napoléon parut surpris que je n'allasse pas prendre congé de +lui; mais il ignorait la position dans laquelle j'étais à Paris, et +lorsque M. de Caulaincourt me fit part de l'étonnement que ce prince lui +avait témoigné, je le priai de la lui apprendre. M. de Caulaincourt ne +reçut pas mon excuse, et me pressa même d'aller remplir mon devoir. J'y +étais assurément très disposé; je lui demandai d'employer les facilités +dont il jouissait près de l'empereur Alexandre pour obtenir de m'emmener +à Fontainebleau et me ramener à Paris. Je ne voulais pas m'exposer, en +cas qu'il survînt des troubles, à être accusé d'avoir été chercher des +instructions à Fontainebleau. Je lui observai que j'aurais bien assez de +peine à conserver ma tranquillité, sans ajouter encore de nouveaux +embarras aux difficultés de ma position, étant en butte aux ressentimens +inséparables de l'esprit de réaction qui s'emparait déjà de toutes les +têtes. M. de Caulaincourt donna sans doute un autre motif à mon refus, +et je n'en fus pas surpris, parce que je le voyais lui-même persuadé que +le rappel de la maison de Bourbon était l'ouvrage d'un parti et le +résultat d'une conjuration. Avec cette opinion, il était difficile de ne +pas suspecter le ministre de la police d'y avoir pris part, ou d'avoir +laissé agir. Il devait, en conséquence, lui supposer une position faite +avec le gouvernement provisoire, de manière à n'avoir plus besoin de lui +donner des gages de circonspection. Il était même naturel que l'on crût +que j'avais, par suite de cela, des motifs pour ne pas oser me présenter +devant l'empereur. M. de Caulaincourt allait jusqu'à me dire que, quand +on avait, comme moi, des honneurs et beaucoup d'argent, on était +toujours quelque chose dans un grand pays tel que la France. Je cherchai +à l'éclairer; mais je n'y parvins pas. Ce ne fut que plus tard qu'il +reconnut la marche qui avait été suivie pour amener cette grande +catastrophe. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Arrivée de Fouché à Paris.--Ses regrets de ce qu'une conspiration avait +eu lieu sans qu'il en fût.--Flatteries qu'on prodigue à Alexandre.--Nous +n'avions rien vu de semblable ni à Vienne ni à Berlin.--La reine +Hortense.--Alexandre se défend d'avoir été l'auteur de la perte de +l'empereur.--Partage de nos dépouilles.--Comme l'âne de la +fable.--Considérations politiques. + + +M. Fouché, qui avait attendu en Languedoc et en Provence le dénouement +de toute cette longue agonie, venait d'arriver à Paris, aussi surpris +que tout le monde de la direction qu'avaient prise les affaires; c'était +la première fois que l'on faisait quelque chose sans lui. Il se donna +mille mouvemens pour s'immiscer dans les affaires; mais tous les rôles +étaient remplis: il eut beau se présenter à l'empereur de Russie, au +comte d'Artois, se rapprocher de M. de Talleyrand, il était trop tard. +Il prétendait, et ses adhérens ont répété d'après lui, que, s'il avait +été à Paris, tout cela ne serait pas arrivé; les dupes ont pu le croire, +mais les personnes qui connaissaient M. Fouché lui rendaient plus de +justice, en disant qu'il n'y aurait eu de différence dans les événemens +qu'une meilleure capitulation pour lui. + +Pendant le séjour que les souverains alliés firent à Paris, on leur +donna plusieurs divertissemens de société. On mettait à leur plaire un +empressement dont nous n'avions vu d'exemple ni à Vienne, ni à Berlin. +Il y avait bal chez M. de Talleyrand une ou deux fois par semaine, et on +les composait de tout ce que la haute société offrait de jolies femmes. +Il ne me souvient pas qu'on ait rien omis pour mieux faire ressortir la +dégradation dans laquelle on était tombé. + +Les dames polonaises avaient tenu une conduite bien différente lorsque +les Autrichiens entrèrent à Varsovie en 1809, et l'empereur de Russie +dut bien s'apercevoir que l'on n'aurait pas mis le feu à Paris pour +l'empêcher d'y entrer. Il aimait les plaisirs, et suivait assidument +ceux qu'on lui offrait à l'envi; il fut galant avec les dames, et même +prévenant pour quelques unes qu'il alla voir. Par suite du plan de +conduite qu'il avait adopté à Paris, il crut devoir faire visite à +l'impératrice Joséphine. Il se fit annoncer à la Malmaison, et y +rencontra toutes les déférences auxquelles la politesse de sa démarche +lui donnait droit de prétendre; mais il était dans l'erreur, s'il +croyait que dans cet asile l'on fût insensible aux malheurs de +l'empereur. Aussi déchira-t-il le coeur de Joséphine, qui se contraignit +pour ne pas laisser apercevoir ce qu'elle éprouvait, et faire un accueil +gracieux à celui qui venait de détruire son existence et la tranquillité +du reste de sa vie. Elle avait chez elle la reine Hortense, dont les +agrémens de société attiraient beaucoup de monde à la Malmaison. +L'empereur de Russie avait entendu parler de cette princesse, et eut +aussi la curiosité de faire sa connaissance. On aurait pu croire qu'il +cherchait à se réconcilier avec ceux dont il avait détruit l'avenir; +mais on ne pouvait ni lui faire mauvaise grâce, ni s'excuser de +paraître, parce que c'était lui-même qui était devenu le régulateur des +convenances, et lorsqu'il ne craignait pas de venir étaler la pompe de +son triomphe au milieu de ses victimes, c'était au moins leur ordonner +de le bien accueillir. + +Il prit goût à la société de la Malmaison, y revint plusieurs fois et +finit par permettre qu'on le traitât avec une sorte de familiarité, qui +d'ailleurs ne compromet jamais la gravité des souverains vis-à-vis des +dames. Comme celles-ci avaient l'esprit cultivé, la conversation fut +quelquefois établie sur un chapitre plus sérieux qu'il n'est d'ordinaire +de la voir chez les femmes. Les événemens du jour étaient une matière +suffisante pour fournir à la discussion que la reine Hortense était bien +en état de soutenir. + +J'eus l'honneur de voir cette princesse depuis cette époque, et je lui +manifestai l'opinion que j'avais sur la cause de nos malheurs, en les +attribuant exclusivement à l'empereur de Russie, sans lequel on n'aurait +rien pu exécuter, parce qu'étant le chef de cette croisade, il n'avait +laissé entreprendre que ce qui lui convenait. La reine Hortense le +défendait; elle m'apprit qu'elle lui en avait fait l'observation, et +qu'il lui avait soutenu qu'il n'avait pas eu la moindre part à la +détrônisation de l'empereur. + +«J'étais satisfait, lui disait-il, j'étais venu aussi à Paris. +L'empereur n'était plus à craindre pour moi, parce qu'on ne fait pas +deux fois dans la vie une entreprise comme celle de Moscou[29]; l'effet +de ses ressentimens n'aurait jamais pu arriver jusqu'à moi: ainsi je +n'avais aucune raison pour désirer sa perte. Il n'en était pas de même +de mes alliés, qui, étant ses voisins, avaient sans cesse devant les +yeux le tableau de tout ce qui leur était arrivé, et qu'ils redoutaient +encore. L'empereur d'Autriche particulièrement craignait de revoir +Napoléon à Vienne; il en était de même des autres. J'ai dû condescendre +à leurs désirs; mais pour moi personnellement, je me lave les mains de +ce qui a été fait.» La reine Hortense paraissait persuadée de la vérité +de ce discours qu'elle avait la bonté de me répéter; quant à moi, je n'y +vis qu'un artifice qui avait été employé pour détourner le reproche +d'une action déloyale, et surtout indigne d'un grand souverain. Ces +propos avaient encore un but, c'était de nous rendre l'Autriche odieuse, +et de nous faire revenir par là sur l'intérêt que tout le monde +témoignait à l'impératrice Marie-Louise, intérêt dont l'empereur +Alexandre commençait à s'apercevoir. + +La chute de l'empereur était trop nécessaire à l'exécution des autres +projets qu'il avait en tête, pour qu'il laissât échapper une aussi belle +occasion de détruire celui qui aurait pu les traverser. Il lui importait +en conséquence beaucoup de mettre la France à la discrétion de son +ennemi le plus irréconciliable, de l'Angleterre; il s'en rapportait à +elle pour nous réduire à une impuissance absolue. Il devenait +naturellement par là le maître du monde. L'empereur de Russie pouvait +imaginer tout ce qu'il voulait faire répéter, pour former l'opinion sur +la part qu'il avait eue à la perte de l'empereur; se défendre, c'était +s'accuser, et c'était déjà reconnaître qu'il y avait eu une mauvaise +action de faite que d'en accuser ses collaborateurs. Or, c'était se +jouer de la crédulité publique, car il était évident qu'on n'avait rien +pu faire sans lui. Je ne sais d'ailleurs si le rôle qu'il cherchait à se +donner était préférable à celui qu'il voulait attribuer aux autres. + +Pendant que l'empereur de Russie assistait à des bals, et respirait +l'encens qu'on brûlait devant lui, le roi de Prusse songeait à réparer +ses affaires, et il avait raison. Il vendait les magasins, les arsenaux, +et faisait charger les chariots de bagages de son armée de tout ce dont +nous avions fait si peu d'usage dans le moment où il s'agissait de notre +sort. Les fusils, les canons, les caissons, tout prit la route de +Berlin, et nous l'avions bien mérité. On ne toucha pas au Muséum, mais +on voyait que les mains en démangeaient à tout le monde. Il suffisait +qu'il attestât notre gloire pour qu'il fût déjà condamné, il ne fallait +qu'une occasion pour y revenir; heureusement l'ombre de l'empereur +protégeait encore cette riche collection. + +Voilà donc la France réduite à laisser prendre sur elle tout ce qu'elle +avait acquis depuis 1792, tant par le droit des armes qu'en retour des +compensations qu'avaient obtenues ses ennemis dans les transactions +qu'ils avaient faites avec elle. Les sacrifices furent supportés par la +France seule; les autres puissances rentrèrent en possession de ce +qu'elles avaient perdu, et ne se dessaisirent pas des compensations +qu'elles avaient obtenues. Cela s'appelait rétablir l'équilibre entre +les différentes puissances de l'Europe. + +La France fut à si peu de chose près anéantie, que l'on ne comprend pas +comment les gouvernemens à la merci desquels sa mauvaise fortune l'avait +mise ont laissé aller les choses à ce point. L'Autriche ne s'est pas +trompée dans l'issue qu'elle s'était flattée de donner aux affaires +générales; il faut convenir qu'elle s'est jetée de confiance dans les +bras des Russes, sans en prévoir les suites, ni tirer parti du poids que +ses armes avaient mis dans la balance, ou bien que, dès les conférences +de Prague, elle avait acquiescé à tous les projets des ennemis +personnels de l'empereur contre la puissance de la France. Quels +qu'aient été les antécédens de la détermination qu'elle prit à cette +époque, elle expiera quelque jour l'erreur de son cabinet, et +reconnaîtra qu'elle n'a fait que changer d'inconvéniens avec le +désavantage pour elle de la perte de tous les moyens qu'elle avait de se +rapprocher de la France, si le cas l'eût exigé, et que la politique en +eût fait un devoir. + +L'histoire de tous les siècles est à peu près la même. Celle du dernier +nous apprend que, dans le temps où ni la Russie ni la Prusse n'étaient +connues, la Suède était une puissance ainsi que la Pologne, et surtout +l'empire ottoman. Dans ces temps-là, la monarchie autrichienne crut son +existence assez menacée par l'appel au trône d'Espagne d'un petit-fils +de Louis XIV, pour se déterminer à la longue guerre qui se termina par +le traité d'Utrecht. On établit alors un équilibre entre les puissances, +en démembrant une bonne partie de la monarchie espagnole. Aujourd'hui on +a replacé la France dans une situation moins avantageuse que celle où +elle se trouvait à cette époque, déjà malheureuse, mais qui lui donna +depuis la facilité de se lier avec l'Espagne et la Hollande pour +soutenir au moins son indépendance maritime. Elle ne pourrait reprendre +aujourd'hui la même opération en sous-oeuvre, puisque ces deux États ont, +ainsi qu'elle, perdu presque toutes leurs colonies; et ce sont ces +possessions qui composent une puissance commerciale et facilitent +l'entretien d'une marine. Les Anglais, en forçant cet état de choses, +ont assuré pour long-temps leur supériorité navale, qui est tout le +secret de leurs richesses, et par conséquent de leur influence sur le +reste du monde. Il est bien vrai que l'Amérique s'est élevée; mais aussi +elle est menacée de devenir tellement forte, qu'elle adoptera +vraisemblablement une politique différente de celle qu'elle a suivie +depuis la paix de 1783, et que la France, comme les autres, aura sa +rivalité à craindre après avoir espéré son appui. Peut-être un jour +verra-t-on les marines de l'Europe insuffisantes pour résister à celles +de l'Amérique, qui, sous ce rapport, a les mêmes avantages de position +que la Russie possède sur notre continent. Quoique cette époque soit +éloignée, on peut la prévoir, et celle de laquelle nous traitons, ayant +été assez laborieuse pour jeter un regard sur l'avenir, on est bien +autorisé à émettre l'opinion que, du côté de l'équilibre naval, il n'y a +pas même eu de l'équité dans les partages. Il ne faut que voir ce qui +s'est fait pour reconnaître la puissance qui a, non pas dirigé, mais +commandé en maîtresse absolue. + +Dès le commencement du dix-septième siècle, la tranquillité de l'Europe +avait fait sanctionner les partages faits à Utrecht. Si les calamités +qui depuis ont affligé l'espèce humaine eussent eu pour but le +rétablissement d'un ordre de choses propre à assurer au monde une longue +paix, elles eussent porté leur excuse avec elles. Mais il n'en est pas +ainsi: on est forcé d'en convenir, ce qui s'est fait paraît en +opposition manifeste avec ce noble but. Assurément les changemens +survenus depuis un siècle dans la répartition de l'Europe en avaient +amené dans la politique. D'anciens États avaient en effet disparu, +d'autres s'étaient élevés et se sont présentés au partage tout arrondis +de la destruction de vingt peuples divers dont il n'est venu à l'idée +d'aucune puissance de leur demander compte. Il n'y a que la France à +laquelle on fit éprouver le sort de l'âne de la fable des _Animaux +malades de la peste_. On la condamna en admettant comme juges et témoins +tout ce qui avait pour le moins la conscience aussi chargée qu'elle. On +aurait dû cependant remarquer que tout ressentiment devait être mis à +part, qu'on commettait une grande faute, et que plus il y avait de +puissances qui aspiraient à la prépondérance sur la grande scène du +monde, plus on devait apporter d'attention à ce que l'on faisait. +C'était en effet le moment de comprimer toutes les haines particulières; +la prudence même commandait d'étouffer la discorde qui aurait pu se +rallumer parmi les Français, afin de pouvoir porter tout le corps +politique de cette nation du côté où cela aurait été nécessaire. Il y a +de l'erreur à croire qu'en morcelant un pays, les portions que l'on +réunit à divers autres États portent dans les affaires le même poids que +lorsqu'elles appartenaient à un grand peuple, et agissaient avec lui. +Tout ce qui a été enlevé à la France pour l'énerver n'a que faiblement +augmenté la puissance des États qui ont acquis ses provinces. De même +toutes les provinces que la Suède possédait avant le désastreux traité +de Neustadt, la Pologne, l'intégrité de l'empire turc, l'indépendance +des Tartares de la Géorgie et des provinces persanes aux bouches du +Volga ne menaçaient point la tranquillité de l'Europe, qui eut le +malheur de rester indifférente au sort que ces pays éprouvèrent +successivement. La Russie, en les subjuguant hors des regards de +l'Europe, a acquis une puissance incomparablement plus forte que tout ce +qui nous a été transmis par l'histoire. À cette puissance plus que +gigantesque se joint encore celle de l'unité d'action produite par un +gouvernement despotique qui commande à plus d'un quart de la population +du monde connu, et qui exerce une puissance morale sur la moitié du +reste. Depuis le rétablissement de l'équilibre en Europe, une foule de +peuples qui lui sont inconnus, ceux qui habitent sur la surface immense +entre les glaces qui séparent le nord de l'Amérique de la Russie et une +ligne tirée depuis l'embouchure de la Vistule par celle du Borysthène à +celle du Volga, plus une étendue de pays égale à la surface de la +France, et située à l'ouest de ces fleuves, et une autre plus inconnue +encore, aux bords de la mer Caspienne; tous ces peuples, dis-je, sont +vassaux immédiats du même gouvernement, qui ne reconnaît de loi que sa +volonté, qui peut lever des armées, faire la guerre ou la paix selon son +bon plaisir, sans qu'aucune institution intérieure puisse mettre des +bornes à son pouvoir. Il peut donc exister dans cette immense monarchie +des armées égales à celles du reste de l'Europe sans que celle-ci en ait +connaissance, parce que les relations avec ce pays n'existent que sur un +point tandis que celles de la Russie avec l'Europe ont des ramifications +innombrables. Ces armées peuvent être transportées en Asie ou au centre +de l'Europe, ayant qu'on sache à Paris, à Londres ou à Vienne de quoi il +s'agit. + +Telle est cependant la position dans laquelle on s'est jeté en se +livrant exclusivement à l'esprit de vengeance et en lui sacrifiant tout. + +On donne pour excuse que le souverain actuel de la Russie est ami de la +paix, et qu'il tiendra à son ouvrage; cependant c'est ce même souverain +qui a excité allumé la guerre de 1805, qui a amené toutes les autres. +Mais admettons que, mûri par l'âge qui donne de l'expérience et de la +philosophie, il soit disposé à maintenir l'harmonie entre les nations +dont il s'est rendu l'arbitre: est-il immortel? S'il meurt, quelles +mesures a-t-on prises contre son successeur, s'il est jeune et +belliqueux? Comment même prévenir les effets de son ambition dans un +pays qui, jusqu'à présent, compte presque autant de révolutions de +palais que d'avènemens de souverains au trône[30]? + +On voit à l'église de la forteresse de Saint-Pétersbourg les tombes +sépulcrales des neuf ou dix souverains que la Russie compte déjà, et il +n'y a guère que Catherine II qui ait eu une mort naturelle. + +Mais admettons que le souverain actuel de la Russie veuille maintenir la +paix, malgré les opérations qui lui sont encore commandées pour la +gloire de son règne, et la consolidation d'un système qu'il doit bien +penser être déjà l'objet de plusieurs sombres inquiétudes. + +Si son successeur, qui n'aura pas la même puissance morale que lui sur +la nation, est obligé d'entreprendre de nouvelles excursions, +qu'arrivera-t-il au reste du monde, et où est l'alliance à former pour +s'opposer à ce torrent? + +La Prusse sera obligée de suivre la politique de la Russie, pour ne pas +perdre les États qu'elle possède depuis Memel, au-delà du Niémen, +jusqu'à l'embouchure de la Vistule; elle obligera la Saxe de l'imiter, +et une bonne partie des États du nord de l'Allemagne suivront la même +direction. + +Alors que fera l'Autriche seule avec la Bavière? Pourra-t-elle appuyer +les Turcs et se défendre elle-même? Il y a de la déraison à le supposer. +Appellera-t-elle la France et l'Espagne à son secours? Elles +arriveraient trop tard, et d'ailleurs il leur importe peu qui soit roi +de Bohême et de Hongrie; elles auront l'une et l'autre leur bât à +porter, on ne leur a laissé que ce droit-là par l'impuissance où on les +a réduites. Si elles se laissaient séduire par des promesses, elles en +seraient dupes; elles feront mieux de se réunir pour se présenter au +partage des dépouilles du vaincu, que d'aller aux coups: elles ont des +pertes à réparer, et rien à compromettre. + +Plus on regarde avec sang-froid ce que l'Autriche a laissé faire, moins +on peut expliquer une aussi étrange politique. + +Si c'est aux conférences de Prague que cette puissance a souscrit à la +destruction de la France en même temps qu'à celle de son chef, rien ne +peut excuser une pareille erreur, et en supposant que l'empereur +d'Autriche lui-même ait laissé rentrer dans son coeur des ressentimens +qui paraissaient en être sortis depuis l'union de sa fille avec +l'empereur Napoléon, son cabinet ne devait tout au plus que lui laisser +faire le sacrifice de ce qui touchait à sa propre dignité, mais jamais +celui de ce qui touchait aux intérêts immédiats de la monarchie. + +Le monarque, dont les espérances avaient été trompées, pouvait avoir +repris son ancienne aigreur; mais un cabinet devait être d'autant plus +prudent, que le chef de l'État se livrait à une manière d'envisager qui +obscurcit le jugement. + +Un ministre doit être sans passion, parce qu'il est responsable, et doit +toujours pouvoir rendre compte de ce qui a été la règle de sa conduite +sans être autorisé à s'excuser par des erreurs. + +Si le ministère autrichien a souscrit à Prague à l'anéantissement de la +France, il est seul coupable de tout ce qui pourra en être la suite, +parce que son refus aurait obligé à adopter d'autres bases, qu'il ne +serait pas pardonnable de n'avoir pas présentées lui-même et fait +discuter d'avance. + +Si ce sont les événemens qui ont suivi l'entrée des alliés à Paris, au +mois de mars 1814, qui ont déterminé l'Autriche à l'indifférence dans +laquelle elle est restée, son cabinet est encore plus répréhensible, +parce que ce qui aurait été une sage prévoyance avant de se livrer à la +coalition, devenait un devoir, lorsque la politique russe et anglaise se +développait de manière à faire reconnaître à l'Autriche si elle avait +été trompée, et à lui faire apercevoir que l'on dirigeait de nouveau +l'animadversion de la France contre elle, parce qu'il n'est pas permis à +son cabinet de douter quelles peuvent en être les conséquences. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Suite du chapitre précédent.--Ce qu'a fait la Russie.--Ce qu'eût dû +faire l'Autriche.--Différence de la marche des deux cabinets.--Qu'ont à +dire les Français?--Résumé de la conduite des souverains vis-à-vis de la +France.--Projet de Pitt et d'Alexandre.--Est-ce l'empereur ou la France +qu'on voulait abattre? + + +Si le cabinet de Vienne avait protesté contre la fin de cette campagne, +il aurait remis tout en problème. L'Autriche aurait repris sa place de +médiatrice des destinées de l'Europe, en s'appuyant de la force qui +restait encore à la France, et qu'elle cherchait à joindre à celle d'un +protecteur. + +L'Autriche pouvait redevenir dans ce moment-là ce qu'elle devait être à +Prague, l'arbitre de la France, et qui plus est, celle de l'Italie, dont +elle eût mieux fait de protéger l'indépendance sous un ou plusieurs +princes de sa maison. Et puisque les souverains de l'Europe avaient +successivement souscrit à la ruine de la maison de Bourbon, pour +favoriser l'agrandissement des leurs, il n'aurait pas été déraisonnable +à l'Autriche, dans cette circonstance, de tenter de ressaisir +l'équivalent de la puissance de Charles-Quint, au moins en Europe. + +Elle ne risquait rien et ne pouvait qu'améliorer ses affaires, qui ne +l'ont pas beaucoup été par le recouvrement d'anciennes provinces. +Celles-ci ont été détachées de la métropole pendant trop d'années pour +lui reporter une sincère affection. + +L'Autriche, en protégeant l'indépendance administrative de l'Italie, +aurait empêché l'agrandissement de ses autres voisins, auxquels elle a +laissé faire des acquisitions incomparablement plus avantageuses qu'une +bonne partie de celles dans lesquelles elle est rentrée; il ne faut, +pour s'en convaincre, que comparer ce que la France et l'Italie +présentaient de forces avant 1814 à ce que pourraient présenter +aujourd'hui cette même France, la Belgique, les pays du Rhin qui ont été +donnés à plusieurs princes différens, et enfin la Toscane et le Piémont. + +L'ancien royaume d'Italie a à peine augmenté l'armée autrichienne de +quatre régimens, et il en faut huit ou dix autrichiens pour imposer à +l'esprit de mécontentement du pays. + +La Prusse, et surtout la Russie, ont fait des acquisitions qui n'ont pas +ces inconvéniens. Cette dernière puissance, en obligeant les autres à se +replacer dans leurs anciennes ornières, n'a pas adopté ce principe pour +elle-même; elle s'est au contraire tracé une route nouvelle par laquelle +nous la verrons encore s'approcher du soleil au milieu des ruines de +plus d'une nation, et amener ainsi de nouveaux bouleversemens sur la +scène du monde. + +Il n'y a que contre la France que l'on prêcherait une nouvelle croisade, +si elle voulait tenter seulement de reprendre Landau ou de reconstruire +Huningue. Il y a peu d'années qu'un article de journal appelait vingt +batailles, et aujourd'hui les cabinets de l'Europe sont indifférens à +tout ce qui prépare l'asservissement du monde. On se demande où sont les +hommes d'État qui ont fait tant de bruit pour abaisser la France, et ce +que la tranquillité de l'Europe a gagné à lui substituer une puissance +plus dangereuse, contre laquelle il ne reste pas même la ressource des +alliances pour s'opposer à ses entreprises de domination universelle. +C'est par là qu'elle-même a commencé à s'assurer d'avance de toutes les +positions, il n'y a qu'à voir ce qu'il en reste. Par les femmes, +l'empereur de Russie est un des prétendans à la couronne de Suède, car +si celle-ci, à la mort de Charles XIII, passe à Bernadotte, elle +n'arrivera pas assurément à son fils; de plus, l'empereur de Russie est +beau-frère du roi de Bavière, du grand-duc de Bade, du prince +héréditaire de Hesse-Darmstadt, du roi de Wurtemberg, et qui plus est, +neveu de tous les princes de cette maison; il est beau-frère du roi des +Pays-Bas, du duc de Mecklembourg-Schwerin, du prince héréditaire de +Saxe-Weimar, qui, comme l'on sait, est la branche aînée de Saxe; elle +n'a été dépossédée de l'électorat de ce nom, aujourd'hui royaume de +Saxe, que par la puissance d'un empereur d'Allemagne, qui mit l'électeur +au ban de l'empire pour lui avoir fait la guerre, et le fit condamner à +céder son électorat à la branche cadette de Weimar, avec laquelle on +l'obligea de permuter. Enfin, l'empereur de Russie est beau-frère du +prince héréditaire de Prusse, dont la soeur vient d'épouser un grand-duc +de Russie; il est en outre allié à la maison de Saxe-Cobourg par le +mariage du grand-duc Constantin, son frère, avec une princesse de cette +maison. Pouvait-on tirer un meilleur parti de ses moyens d'alliance, que +n'a fait la Russie? Non assurément. Cette position est le complément des +travaux de Catherine II; que l'on aille détrôner une de ces princesses, +et l'on trouvera à qui parler. + +C'est ici le cas de rappeler qu'aux époques où la Russie traitait avec +la France sur des bases peu avantageuses, on ne fit point cet outrage +aux princesses de son sang, dont les maris s'étaient déclarés contre +nous, et dont les États pouvaient, en 1807, être employés à indemniser +la Prusse. L'Autriche a plus de princesses et surtout de princes dans +les deux branches de Lorraine et d'Est que n'en avait la Russie. Tous +sont capables de commander, il s'en faut bien cependant qu'elle en ait +tiré un parti aussi avantageux pour sa gloire et sa puissance. Ils +occupent, pour la plupart, des emplois militaires au gouvernement des +provinces où ils se font aimer; mais, en général, ils vivent si retirés, +que sans les vertus du grand-duc de Toscane on douterait de l'existence +de ses frères: on n'entend au contraire parler que des voyages des +grands-ducs de Russie. Si on ne les destinait qu'à gouverner en Sibérie, +au Caucase, ou au Kamtschatka, on ne les enverrait pas faire des +reconnaissances à Paris, Londres, Vienne et Berlin. + +Quelles que soient les raisons politiques qui déterminèrent au parti que +l'on prit, il est plus essentiel d'en prévenir les suites que de +chercher à les approfondir; c'est aux États menacés à sentir le besoin +de se rapprocher et à se donner secours. + +Les Français n'ont assurément pas un mot à dire sur ce qu'on leur a +imposé, et ils ne sont pas à la fin des maux qu'ils ont cru éviter en se +jetant entre les mains de leurs ennemis. Ils supporteront encore le +poids des puissances qui se sont agrandies aux dépens de la France. +Telle pourra être la conséquence de l'erreur dans laquelle ils sont +tombés en jetant le gouvernail à la mer au plus fort du danger, et si +telle est leur destinée, qu'ils aient encore à gémir sur de nouveaux +malheurs, on aura le droit de leur dire (tout esprit de parti mis à +part): Comment avez-vous pu douter du but qu'avaient les puissances +alliées? Lorsqu'elles vous firent la guerre en 1792, ce n'était pas pour +vous arracher vos conquêtes; c'était donc pour vous asservir, et si à la +suite des sanglantes querelles qui eurent lieu entre cette époque, et le +traité de Campo-Formio, vous n'avez pas subi le joug qu'on voulait vous +imposer, ce n'est que parce que les immortelles campagnes d'Italie +avaient mis vos ennemis dans l'impuissance de vous nuire, et dans +l'obligation de respecter l'organisation sociale que vous veniez +d'adopter. À qui deviez-vous les victoires qui avaient fait reconnaître +votre indépendance? La renommée répondra, à l'empereur. Et lorsqu'il fut +parti pour l'Égypte, d'où il paraissait impossible qu'il revînt jamais, +comment pûtes-vous vous méprendre sur le motif qui fit recourir vos +ennemis aux armes? Pourriez-vous encore douter quels étaient leurs +projets alors, et ce qui aurait été fait de vous sans la bataille de +Zurich, et la défense de Gênes, qui donna au premier consul le temps de +réorganiser l'intérieur et d'aller vaincre à Marengo? En quel état vous +avait-il retrouvés à son retour d'Égypte? Comparez-le à celui dans +lequel il vous avait replacés après les traités de Lunéville et +d'Amiens. Si à cette dernière époque vous n'avez pas subi le joug, c'est +qu'il fut ramené par la fortune pour vous sauver de nouveau. + +Lorsqu'il était uniquement occupé des soins que demandait l'entreprise +formée à Boulogne pour terminer nos différends avec l'Angleterre, on ne +pouvait assurément pas accuser son ambition: il doit vous souvenir de +toutes les circonstances de l'agression de l'Angleterre, et combien la +France entière faisait de voeux pour l'empereur, qu'elle excitait à +franchir le détroit, au-delà duquel semblait être l'événement qui devait +nous amener une paix profonde. + +Vous ne pouvez pas non plus avoir oublié comment il fut tout à coup +obligé d'abandonner ce projet pour courir en Allemagne à la rencontre de +la plus honteuse comme de la plus injuste des agressions dont l'histoire +nous ait transmis le souvenir. Quel était l'ambitieux dans cette +circonstance, ou au moins l'agitateur des discordes, le perturbateur de +la paix? N'était-ce pas ce même empereur Alexandre que vous venez +d'encenser comme un libérateur? Si vous n'avez pu juger des projets des +puissances coalisées contre vous à cette époque, les révélations du +général en chef de l'armée autrichienne, que la fortune abandonna dans +les champs d'Ulm, et surtout les plans concertés entre l'Angleterre et +la Russie[31] pour ramener la France dans ses limites de 1792, plans +connus, avoués dès-lors, ne devaient-ils pas vous en instruire, et vous +démontrer que votre organisation politique intérieure était le véritable +grief que l'on vous imputait? Et si, au lieu d'avoir vu les ennemis vous +dicter des lois, vous avez au contraire rejeté sur eux l'humiliation +qu'ils vous réservaient, à qui le devez-vous, si ce n'est à la bataille +d'Austerlitz? + +Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, couvrit la +France de son bouclier, après l'avoir fait triompher par son génie. +Lorsque, l'année suivante, il triompha à Iéna, puis à Friedland, ne +pouvait-il pas se laisser séduire par la victoire? et si telle avait été +la faiblesse de son esprit, qui aurait pu l'empêcher de devenir +ambitieux? Ne pourrait-on pas opposer le traité de Tilsit à tous les +reproches de cette nature que l'on voudrait lui adresser? J'arrive à +l'entreprise formée sur l'Espagne, qui est la seule que l'opinion +publique ait désapprouvée assez hautement en France, pour y rattacher la +cause de tous les malheurs qui ont affligé la patrie. Les projets de +l'empereur sur cette péninsule n'étaient pas plus ambitieux que +n'avaient été ceux de Louis XIV; mais ceux de ce monarque furent plus +habilement conduits, car quant aux droits que l'un et l'autre avaient +sur ce pays, ils consistaient dans l'intérêt des peuples des deux États +et dans les moyens que ces deux souverains avaient pour vaincre les +obstacles qu'ils devaient rencontrer. Si, par suite du principe qui a +déterminé Louis XIV à faire passer la couronne d'Espagne sur la tête de +son petit-fils, l'empereur a pu être autorisé à entreprendre le même +ouvrage, ne doit-on pas reconnaître qu'il avait au moins saisi +l'occasion la plus favorable pour exécuter ce projet, en y faisant +participer la seule puissance qui pouvait le traverser, et dont le poids +suffisait au maintien de la paix en Europe? Alors que ne peut-on pas +penser de ce qu'au mépris des engagemens que l'on venait de prendre avec +lui, on laissa troubler la sécurité qu'on lui avait garantie, et qu'on +l'obligea de courir de nouveau au-devant de l'agression dont ses alliés +avaient déjà été victimes au printemps de l'année 1809? Est-il +raisonnable d'admettre que les ennemis, qui l'attaquaient sans +déclaration préalable, étaient plus autorisés à craindre pour leur +propre sûreté qu'il ne l'était lui-même à supposer qu'ils n'avaient +entrepris cette nouvelle guerre que parce qu'ils espéraient que +l'éloignement de son armée leur donnerait la facilité de revoir toutes +les transactions qu'ils avaient faites précédemment avec lui? Si cela +n'est pas déraisonnable à supposer, il ne le sera pas davantage de faire +remarquer ce qui serait vraisemblablement advenu à la suite des succès +des ennemis, si toutefois ils en avaient obtenu dans la campagne de +1809. Or, quel est l'événement de cette savante campagne qui les mit +dans l'impuissance de nous nuire pour cette fois encore? La bataille de +Wagram. + +Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, préserva la +France de toutes les désastreuses conséquences qui auraient été la suite +d'un revers. Il fit la paix en 1809, parce que l'indifférence des +Russes, qui lui avaient garanti la tranquillité du nord, lui démontra +qu'il ne devait pas compter sur eux. Il dut le croire encore davantage, +lorsque cette puissance montra de la répugnance à resserrer son alliance +avec lui. Était-il déraisonnable alors de se rapprocher de l'Autriche, +qui présentait l'archiduchesse Marie-Louise de bonne grâce et même avec +de l'empressement? Une fois uni à cette puissance, était-ce une folle +entreprise que de vouloir à son tour réviser ses comptes avec les +Russes? Assurément on ne peut refuser de convenir que l'on ne pouvait +pas avoir pris plus de précautions qu'il ne l'avait fait pour s'assurer +le succès. Toute l'Europe, à l'exception de l'Angleterre, marchait sous +ses drapeaux, et vraisemblablement, s'il avait différé d'un an à former +cette croisade, il aurait vu plus d'une puissance rejeter la proposition +d'y prendre part. + +Un hiver détruisit tout, et ramena sur l'empereur l'orage qu'il avait +conduit sur ses ennemis. C'était un malheur qu'il ne pouvait prévoir; +mais, par des efforts de génie, il reprit sa supériorité à Lutzen. Là +encore il soutint l'édifice qui allait peut-être s'écrouler. À Prague, +peut-être on ne fit pas assez pour détacher l'Autriche; mais la +coalition était en armes et réunie tout entière: elle fit tout pour +éluder la paix. La bataille de Dresde eut lieu; malheureusement ce beau +fait d'armes fut suivi d'une série de revers qui nous annonçait notre +décadence et nous présageait la chute de celui qui jusqu'alors nous +avait soutenus. Je ne recommencerai pas une longue narration de tous ces +événemens, je ne me permettrai que quelques réflexions. Les ennemis +prétendaient n'en vouloir qu'à l'empereur. Il est vrai qu'ils lui en +voulaient beaucoup, et cela était tout simple: ils avaient éprouvé qu'il +n'y avait que lui qui arrêtât l'exécution des projets qu'ils n'avaient +cessé de poursuivre depuis 1792. Ils engageaient les Français à se +détacher de l'empereur. Ceux-ci, abstraction faite des différences +d'opinions qui les divisaient encore, et de tous les reproches qu'ils se +croyaient fondés à adresser à leur souverain, n'ont pas eux-mêmes +considéré qu'ils avaient placé la révolution ainsi que leurs intérêts à +fonds perdu sur sa tête, et qu'en l'abandonnant dans un danger qui les +menaçait autant que lui, ils le mettaient dans l'obligation de leur +faire banqueroute, et c'est ce qui est arrivé. L'empereur une fois +abattu, toutes les circonstances de cet événement ont été naturelles, et +quelles que soient les plaintes que les Français puissent faire +entendre, on leur répondra toujours: Fiez-vous à la foi punique! + +Les hommes qui ont ainsi égaré la nation, qui est toujours bonne et +pure, sont les mêmes qui ont été les moteurs de tous les grands +désordres depuis 1789 jusqu'à cette désastreuse époque, et qui chaque +fois se sont montrés avec un degré de démoralisation de plus. Que +disent-ils à présent à cette même nation qui redemande le prix des +efforts qu'elle a faits pendant vingt ans, et du sang que ses enfans ont +répandu? La renverront-ils au roi ou aux princes de la maison de +Bourbon? Mais le roi ne peut être comptable de ce qu'il n'a pas reçu; le +gouvernement provisoire de M. de Talleyrand, en trafiquant de +l'armistice qui a précédé l'entrée du roi à Paris, a mis le monarque +dans l'impossibilité de faire valoir les droits de conquête que pouvait +encore appuyer la nation. C'est ce gouvernement provisoire qui a +consommé sa ruine, et qui par là a peut-être jeté parmi elle les élémens +de quelques discordes nouvelles. Enfin on dira aux Français: Si les +Autrichiens avaient abandonné leur monarque dans les deux occasions où +vous avez été à Vienne, la monarchie autrichienne était perdue. Si les +Prussiens avaient été infidèles à leur roi après les malheurs dont leur +pays fut accablé, c'en était fait de leur existence politique. Si les +Russes avaient de même abandonné l'empereur Alexandre, parce que nous +étions les maîtres de Moscou, cette vaste monarchie aurait été +démembrée. Ces trois peuples ont supporté patiemment de longues +calamités; ils ont obtenu le prix de leur persévérance. Quant à vous, +Français, vous n'avez pas voulu voir que, si vous n'avez pas subi le +joug quinze ans plus tôt, c'est que vous aviez l'empereur à votre tête; +maintenant vous vous convaincrez que, si les ennemis vous accablent de +tout leur ressentiment, c'est qu'ils ne craignent plus le prince qui +vous protégeait et qu'ils exécutent en sûreté l'arrêt prononcé contre la +France depuis 1792. + +Vous en aurait-il coûté autant pour lui donner les moyens de vous +défendre qu'il vous en coûte après vous être séparés de lui? Souffrez +donc et ne vous plaignez pas; mais surtout évitez de nouvelles discordes +qui achèveraient de perdre le reste de votre existence; songez que vous +restez vingt-quatre millions d'hommes, ayant les mêmes lois et la même +langue, et qu'il y a là d'immenses ressources avec de la sagesse. + + + + +CHAPITRE XVIII. + +État de l'opinion.--Composition du ministère de Louis XVIII.--Les +intrigans remettent les fers au feu.--M. Fouché.--Confidence singulière +du duc Dalberg.--Projets sur la personne de l'empereur.--Le roi s'y +refuse.--M. de Talleyrand.--Ses mesures avant de partir pour +Vienne.--Projets de massacre.--Ce qui m'arrive. + + +Je passerai rapidement sur tout ce qui eut lieu entre l'arrivée du roi +et le retour de l'île d'Elbe. Je n'étais plus placé pour bien observer; +je ne veux rapporter que des faits exacts, et j'aime mieux ne pas tout +dire que de raconter des choses dont la vérité peut être contestée. + +La déchéance une fois proclamée, chacun prit son parti, et la maison de +Bourbon eut, à son retour en France, une force d'opinion que l'on +pourrait comparer à celle que l'empereur avait eue contre le directoire +à son arrivée d'Égypte. Il fallait bien peu de chose pour assurer au roi +un règne paisible. Si l'on n'avait pas fait des événemens qui l'avaient +replacé sur le trône une révolution, qui d'ordinaire en amène une autre; +qu'il fût venu s'asseoir aux Tuileries sans rien changer que sa manière +de vivre intérieure, il n'y a nul doute que l'administration aurait +marché. Il y avait plusieurs raisons pour cela: la direction des +affaires était dans les mains d'hommes habiles, qui depuis long-temps +étaient accoutumés à les diriger; en second lieu, il y a en France un +besoin d'être gouverné qui est généralement senti, et fait que tout le +monde obéit dès que les mesures qu'on prend sont raisonnables. Hormis +les deux ministères de la police et des relations extérieures, qui +doivent toujours être entre les mains d'hommes possédant la confiance +particulière du monarque, le roi ne pouvait pas faire de meilleurs choix +que ceux que l'empereur avait faits. + +Mais un tel arrangement ne convenait pas aux intrigans qui s'étaient +groupés autour du gouvernement provisoire. Celui-ci cherchait à brider +le roi, et à prendre une position assez forte pour écarter tout ce qui +aurait été tenté de signaler sa conduite au prince. + +Au fait, ces messieurs n'avaient pas pactisé avec les étrangers, abattu +l'empereur, pour rester dans leur obscurité; ils ne s'étaient vendus aux +ennemis que pour avoir les premières places, ils n'entendaient pas qu'on +les en frustrât: aussi ne négligèrent-ils rien pour persuader qu'il +fallait qu'on les en pourvût. + +Le roi ne connaissait personne; il dut nécessairement croire ceux qui se +présentaient comme ayant tout hasardé dans l'intérêt de son retour. En +conséquence, il confirma, à quelques changemens près, les choix du +gouvernement provisoire; de cette manière, la majorité dans le conseil +resta à M. de Talleyrand. + +Ceci est important à observer, à cause des conséquences qui vont s'en +déduire. + +Talleyrand était ministre des relations extérieures; + +L'abbé de Montesquiou était ministre de l'intérieur; + +L'abbé Louis (ami de Talleyrand depuis 1789), ministre des finances; + +Le général Dupont (créature de Talleyrand), ministre de la guerre; + +Malouet, très attaché au roi, mais dupe de Talleyrand, ministre de la +marine; + +M. de Vitrolles, ministre secrétaire d'État. + +La police, tant celle de Paris que du royaume, était entre les mains de +M. Beugnot, qui était trop honnête homme pour n'être pas dupe de M. de +Talleyrand. (On ne créa d'abord qu'un directeur-général de police; j'en +dirai le motif tout à l'heure.) + +La garde nationale était entre les mains du général Dessoles; l'ex-garde +impériale dans celles du maréchal Oudinot. + +Le duc Dalberg était ministre d'État, ainsi que Beurnonville. Comment le +roi, ainsi entouré, aurait-il fait un pas contre le gré de M. de +Talleyrand? Aussi les choses marchèrent-elles tant bien que mal pendant +deux mois. Il fallait bien ce temps-là au roi pour apprendre à connaître +les hommes auxquels il avait affaire. + +La chambre des députés fut convoquée. On réunit celle qui avait été +ajournée par l'empereur au mois de janvier précédent: elle accourut le +coeur plein de vengeance. On croyait le retour des Bourbons amené, +préparé de longue main, et par conséquent accompagné de toutes les +garanties de liberté publique que l'on désirait; on se crut heureux, et +on ne ménagea pas plus l'encensoir aux arrivans que les injures à +l'empereur. + +On ne peut s'empêcher de faire de tristes réflexions sur le caractère +national, en comparant les diatribes de la tribune avec les flatteries +dont elle avait si long-temps retenti: tant il est vrai qu'il faut +vaincre, et que c'est le succès, et non la nature des intérêts que l'on +défend, qui fait la gloire. + +Plus on parlait, plus la presse était libre, et plus le roi +reconnaissait, d'un côté, les forces qui étaient à lui, et de l'autre, +la nécessité de prendre une autre position que celle que lui avait faite +le gouvernement provisoire. + +Par la même raison, celui-ci sentait le besoin de renforcer son parti, +et c'est dans cette circonstance que je jugeai de tous les projets à +venir de M. de Talleyrand. Il avait besoin, pour les exécuter, de +l'éloignement des étrangers: aussi fut-il expéditif de ce côté-là, et on +en fut bientôt débarrassé. + +Cela fait, il chercha à grossir son parti, et eut recours à ce que l'on +appelle vulgairement les jacobins. Ceux-ci n'existaient plus depuis +long-temps, mais il en fallait; on imagina ce moyen-ci pour en trouver. +On supposa qu'ils étaient déjà en grand nombre, on répandit même qu'il y +avait parmi eux de l'agitation. On en parla au roi, afin de pouvoir +l'entretenir de M. Fouché, que l'on voulait lui donner pour ministre de +la police. On lui signala le duc d'Otrante comme le seul homme vraiment +habile sous ce rapport que possédât la France, comme le seul capable de +contenir les jacobins, qui étaient d'autant plus à craindre qu'ils +avaient des rapports avec les illuminés d'Allemagne. + +C'était afin de pouvoir lui faire donner le portefeuille de la police +que l'on n'avait d'abord nommé qu'un directeur-général dans cette +partie, car celui-ci aurait vu sans se plaindre un ministre passer avant +lui. + +Si M. Fouché avait été agréé par le roi, on eût pu recréer à l'aise le +parti des jacobins, tout en ayant l'air de le combattre et de le +contenir. On aurait poussé ces démagogues aux places, aux fonctions +électives. De cette manière, on aurait préparé l'exécution du projet que +l'on avait été obligé d'abandonner lorsque les souverains alliés +s'étaient déclarés pour les Bourbons. + +Le roi refusa obstinément d'accepter M. Fouché, et déjoua ainsi le +projet, sans s'en douter. Voici à ce sujet une anecdote que je tiens du +duc Dalberg lui-même. + +Il y avait déjà une quinzaine que le roi était à Paris, lorsque l'on +admit à l'honneur de lui être présentées toutes les personnes qui +avaient été pourvues de titres honorifiques sous l'empereur. Les ducs, +entre autres, furent invités par la voie du _Moniteur_ à se présenter. +Les injures dont j'étais l'objet n'arrêtaient pas; j'étais insulté dans +les pamphlets, décrié dans les journaux; tout cela m'indiquait sur quel +pied j'étais au château, et n'avais garde d'y paraître. + +J'attendis une seconde invitation; le _Moniteur_ la fit, je me décidai, +j'allai rendre mes devoirs au chef du gouvernement. Je rencontrai le duc +Dalberg dans le salon du Trône, je liai conversation avec lui, en +attendant que la messe fût finie. + +Il me demanda ce que je comptais faire: je lui répondis que je n'avais +pas de projets, et que je voulais vivre en paix et loin des affaires. Je +ne sais où il avait pris que j'avais de l'ambition, mais il me conseilla +de renoncer à courir la fortune, ajoutant que j'étais un brave homme, +mais tout-à-fait incapable de remplir un grand emploi. L'homme d'État +avait prononcé, et reconnu même qu'il n'y avait jamais eu que M. Fouché +de réellement habile dans le ministère de la police. Il m'apprit que +l'on avait proposé au roi de le reprendre, mais que l'on n'avait pu +vaincre la répugnance que montrait ce prince à employer un homme qui +avait voté la mort de son frère. M. Dalberg trouvait cela +extraordinaire, et disait que c'était un grand malheur pour la France, +qu'il n'y avait que M. Fouché qui fût en état de la gouverner dans la +situation où elle était, et que l'on verrait de belles choses d'ici à +peu de temps, si l'on ne prenait pas un parti contre toutes les têtes +remuantes, tant en France qu'en Allemagne. + +Je ne pus m'empêcher de lui observer que je ne concevais pas comment, +avec une pareille opinion, il avait pu concourir à la destruction d'un +ouvrage qui était une aussi forte garantie contre la propagation des +principes qu'il paraissait tant redouter. + +Il me répondit qu'on n'avait pas été le maître des événemens, qu'il +avait bien fallu accepter ce que l'on n'avait pas eu les moyens de +refuser. Il ajouta: «Nous avons eu une belle peur un soir, et si l'on ne +s'était pas pressé d'accepter ceux-ci (en parlant des princes de la +maison de Bourbon), nous aurions bien pu revoir l'empereur. Encore +n'est-il pas sûr que, sans Marmont, il eût été détrôné. + +«Que vouliez-vous que l'on fît? on n'a eu le temps de rien arranger +avant leur retour. C'est à présent seulement que l'on va s'en occuper: +mais si l'on ne parvient pas à faire adopter à ceux-ci la résolution de +régner avec les idées libérales, le pays ne sera pas tenable; il faudra +que chacun s'enfuie.» + +Ainsi me parlait M. Dalberg vingt jours environ après l'arrivée du roi; +cela m'expliqua pourquoi on voulait mettre M. Fouché au ministère de la +police. On cherchait déjà à s'emparer des postes, pour commencer la +destruction d'un gouvernement que l'on avait à peine établi. + +Pendant les trois premiers mois qui suivirent le retour des Bourbons, +les esprits étaient contens. L'on s'était néanmoins déjà aperçu +qu'aucune garantie n'avait été prise contre les projets que Louis XVIII +aurait pu former par la suite, pour remettre les choses au point où +elles étaient avant la révolution de 1789. Mais les entourages du roi ne +tardèrent pas à jouir de la confiance que leur avait méritée la position +dans laquelle ils avaient vécu, par suite des malheurs que ce prince +avait lui-même éprouvés pendant vingt-cinq ans. + +Cet entourage était composé en majeure partie de vieillards qui ne +connaissaient plus la France. Ils étaient restés sur la mauvaise humeur +que leur avaient donnée les événemens de la révolution, et n'avaient +rien appris depuis qu'ils avaient été obligés de chercher un asile à +l'étranger. + +La chambre des députés au contraire était composée d'hommes qui avaient +à peine connu ce que les premiers ne voulaient pas oublier, c'est-à-dire +toutes les pratiques de l'ancien régime. Les députés de cette même +chambre professaient hautement tous les principes politiques que la +révolution avait consacrés. Dès-lors il était facile de voir que l'on ne +pouvait pas rester long-temps d'accord, et qu'il fallait, ou que les +vieillards se réformassent, ce qui n'était pas présumable, ou que les +hommes élevés dans la révolution fissent rétrograder leurs idées, et +abjurassent tout ce qu'ils avaient professé comme dogmes, ou suivi par +habitude depuis plus de vingt ans. + +On passa ainsi tout l'été de 1814. Vers le mois de septembre, on +commença à s'apercevoir de tout ce qu'il y aurait encore à faire, pour +obtenir ce que l'on demande depuis si long-temps, et que +vraisemblablement on demandera plus long-temps encore, sans que l'on +puisse parvenir à s'entendre. + +Il faut croire que, malgré les milliers de productions de toute espèce +qui ont été publiées sur les constitutions et les gouvernemens, on n'a +pas présenté aux esprits des choses bien claires; autrement l'on serait +forcé de reconnaître que ceux-ci ont manqué de sagacité pour les saisir. +Voilà près de trente ans que l'on se bat pour une constitution, et à +force de vouloir la perfectionner, on a fini par n'en point avoir du +tout. + +Pendant que l'on discutait sur les droits de l'homme et la liberté +individuelle, on a vu proscrire des citoyens recommandables par de longs +services, et asservir la nation en la dépouillant de la première des +prérogatives. On a vu également, pendant que l'on discutait sur des +plans de finances, et que l'on s'occupait de la prospérité nationale, +détruire la fortune publique et souscrire à tous les désastreux +arrangemens qui ont rendu tout, jusqu'au territoire, l'hypothèque des +engagemens pris avec les ennemis. + +Une constitution est sans doute une chose fort nécessaire, mais il est +bon aussi de mettre aux affaires des hommes dont les intentions soient +pures, et la conduite honorable. + +Les mêmes hommes qui avaient attribué à leur influence les événemens qui +avaient amené le retour de la maison de Bourbon, étaient très attentifs +à observer la dissemblance qu'il y avait entre les sentimens qui +animaient ces entourages du roi, et ceux qui animaient la majorité des +Français. + +L'expérience a assez démontré où conduisent les discordes, lorsqu'une +fois la nation est en mésintelligence avec le pouvoir. Dans cette +occasion-ci, on prévoyait déjà qu'une nouvelle catastrophe serait la +suite de cet état de choses, qui cependant ne faisait que commencer. +Mais lorsqu'on n'est pas d'accord sur les principes, on ne l'est pas +davantage sur les conséquences qu'ils entraînent. Les opinions se +rallièrent en silence; bientôt on vit de tous côtés se former des +sociétés où l'on parlait librement contre le gouvernement et tous les +actes de son administration. + +M. de Talleyrand et ses collaborateurs ne songèrent dès-lors qu'à +préparer un ordre de choses qui pût être substitué à celui qui était +établi, dans le cas où ils parviendraient à le faire écrouler. + +Ce fut sur ces entrefaites que le roi nomma le diplomate ambassadeur +près du congrès réuni à Vienne. M. de Talleyrand s'y rendit, emmenant +avec lui le duc Dalberg, à qui il fit donner un caractère diplomatique. +Il eut toutefois la précaution de bien organiser sa correspondance avec +Paris, afin de ne manquer d'aucunes informations[32]. + +Il fit nommer par _interim_, aux relations extérieures, M. de Jaucourt +qui était sa créature, et partit ensuite pour Vienne. + +En quittant Paris, M. de Talleyrand était convaincu qu'une nouvelle +révolution était inévitable; il avait cherché en conséquence de quel +côté on parviendrait à rallier le plus de monde. On avait déjà parlé du +duc d'Orléans, mais on ne s'était pas arrêté à cette idée, parce que ce +prince n'offrait pas assez de sécurité sur les inconvéniens que l'on +trouvait déjà insupportables avec les alentours des princes de la +branche aînée, c'est-à-dire que le duc d'Orléans n'aurait pas fait une +scission assez complète avec les émigrés et tout ce qu'on entend +communément par cette dénomination. Comme on ne voulait ni de la +république ni d'un gouvernement électif, on trouva que ce qu'il y avait +de plus raisonnable était de se rattacher à la régence; mais pour cela +faire, il fallait prendre un parti contre l'empereur, qui pouvait partir +de son île, et arriver à Paris comme un trait. Les artisans de la +déchéance s'étaient mis à la besogne. Ils s'étaient affilié tout ce +qu'ils avaient trouvé de brouillons et avaient formé le projet de faire +assassiner l'empereur. Ils avaient imaginé d'associer l'autorité à cet +attentat; l'assassin était prêt, il ne s'agissait que d'obtenir +l'agrément du roi. On s'adressa à M. de Blacas; on le détermina à +soumettre le projet au souverain, mais celui-ci ne voulut rien entendre. +Les meneurs, à qui ses intentions furent assez durement signifiées, n'en +persistèrent pas moins dans la coupable résolution qu'ils avaient prise. + +Ce qui déterminait encore à adopter le parti de la régence, c'est que +les armées étaient rentrées en France après avoir successivement évacué +tous les points qu'elles occupaient encore au-delà des frontières. + +Les prisonniers de guerre étaient revenus tant d'Angleterre que des +autres pays. Les uns et les autres ne voyaient plus de perspective par +la création d'une troupe de noblesse pour la garde du roi. Quelques +dispositions de cette espèce avaient fourni des prétextes à ceux qui +étaient mécontens, pour laisser apercevoir leur mauvaise humeur. + +Les choses étaient allées rapidement; au mois d'octobre, on rencontrait +déjà dix personnes prêtes à s'armer contre le roi, pour une qui était +résolue à le défendre. + +D'autres considérations personnelles à M. de Talleyrand l'obligeaient +aussi à ne pas perdre un instant pour changer sa position, qu'il avait +bien jugée être mauvaise et incompatible avec les principes qui +semblaient devoir être la base du gouvernement du roi. + +En quittant Paris, sa résolution était arrêtée; mais il n'était pas fixé +sur les moyens dont il convenait de faire usage, ni sur ce qu'on +pourrait substituer au gouvernement après sa chute. Comme il prévoyait +bien que la majorité de la nation, que l'armée entière seraient plus +favorables à la régence qu'au duc d'Orléans, que l'on ne connaissait pas +beaucoup plus que la branche aînée, il ne songea qu'à se garantir +personnellement de tout ce qu'il y aurait eu de dangers pour lui dans le +retour d'un gouvernement qu'il avait lui-même abattu. Aussi à Vienne +fit-il son affaire principale de l'enlèvement de l'empereur, qu'il +peignait comme pesant sur la France, et y entretenant les espérances des +esprits remuans. Sous ce rapport, il avait raison. + +On était très occupé de l'empereur, et plus on approfondissait les +détails de tout ce qui avait amené sa chute, plus on lui témoignait +d'intérêt. + +Talleyrand avait l'exemple du retour d'Égypte. Il craignait une seconde +représentation de cet événement. L'on avait tant dit que la tranquillité +de l'Europe dépendait de celle de la France, qu'on se persuada aisément +que l'enlèvement de l'empereur était une chose nécessaire au bonheur +général: aussi M. de Talleyrand parvint-il à l'obtenir. Il n'y eut que +l'empereur de Russie qui fit difficulté de se rendre à cette +proposition, mais qui, enfin, y avait tacitement consenti. + +L'on a prétendu que le roi de France avait donné cette instruction à son +plénipotentiaire. Je ne sais à cet égard que ce qui m'en a été dit, mais +comment croire que M. de Talleyrand aurait pris sur lui d'ouvrir une +pareille négociation, si elle n'avait pas été conforme à ses +instructions? Elle n'était pas, du reste, déraisonnable de la part du +roi, mais aussi il mettait par là l'empereur en droit de se défendre et +de le prévenir comme il le fit en effet. + +Il n'avait jamais été convenu qu'il ne pourrait pas attaquer le roi de +France, et à plus forte raison se défendre contre lui. L'opinion est +injuste lorsqu'elle attribue à l'empereur seul les tristes résultats +dont son entreprise à été suivie. Un jour ou l'autre, on reviendra sur +cette question, et ce sera tant pis. + +Il y avait peu de temps que le congrès de Vienne était ouvert, lorsqu'il +survint un changement dans le ministère à Paris; M. Malouet, qui était +ministre de la marine, mourut, et enleva ainsi une voix à M. de +Talleyrand. + +Il fut remplacé par M. Beugnot, qui n'a jamais rien connu à la marine. +D'un autre côté, la police fut donnée à M. d'André, homme de bien et +indépendant, qui ne pouvait pas être rangé sous l'influence de M. de +Talleyrand. Enfin le roi, ayant reconnu quelques malversations dans les +dépenses du ministère de la guerre, retira le portefeuille au général +Dupont. Il le remplaça par le maréchal Soult, qui était encore moins +disposé à se mettre sous l'aile du diplomate. + +Celui-ci se trouvait par là avoir perdu beaucoup de sa puissance depuis +son départ de Paris, ce qui ne contribua pas peu à le décider à mener la +seconde partie de son projet un peu plus vite qu'il n'en avait d'abord +eu l'intention. + +À Paris, l'on tourmentait les imaginations des esprits faibles par des +prétendus projets de proscription; on faisait circuler dans le monde des +listes sur lesquelles on avait inscrit le nom des personnes qui +semblaient devoir être les premières victimes de la réaction. L'on avait +été jusqu'à pousser les alentours du roi à se porter à toute sorte de +mesures propres à le dépopulariser; on avait probablement imaginé ce +moyen pour hâter sa perte. + +Cet état de choses ne pouvait manquer d'être souvent la matière de la +correspondance de Paris avec Vienne, où l'on informait exactement M. de +Talleyrand de tout ce qui pouvait l'intéresser. Vers les mois de +novembre et décembre, il y avait à Paris un horizon politique si obscur, +même pour ceux qui habitaient cette capitale, qu'il était difficile de +ne pas s'en former une idée encore pire, quand on ne jugeait de l'état +des choses que par des données de correspondance. + +À cette époque, la famille royale se trouvait sur une pente de +déclinaison; loin de regagner dans l'opinion publique, elle perdait tous +les jours davantage. Il y avait une double raison à cela. + +D'abord l'opposition aux vues politiques qu'on lui supposait. La +restitution des biens nationaux et autres choses de cette espèce avaient +seules suffi pour détacher d'elle. + +Ensuite il y eut, dès cette époque, une agence active qui ne laissa rien +échapper de tout ce qui pouvait dépopulariser la maison de Bourbon. On +saisit adroitement le ridicule, qui en France est une arme si puissante, +et dans cette circonstance on l'employa sous toutes ses formes. On eut +l'air de mépriser ce moyen dangereux; mais il fit des plaies profondes. +La famille royale parut bientôt isolée au milieu de la nation. + +J'avais été autrefois trop avant dans les affaires pour ne pas +rechercher les causes de ce que j'apercevais, et qui était si général, +que, dans la terre où je vivais retiré, les gens de la campagne me +disaient que j'eusse patience, que cela ne pouvait pas durer. + +Ce ne fut néanmoins que plus tard que je sus tout ce qui avait produit +les effets que je remarquais du fond de mon exil. Je le rapporterai tel +qu'on me l'a donné; mais auparavant je dois raconter une anecdote qui +m'est personnelle, parce que cela revient à l'appui de l'opinion que +l'on voulait établir sur la formation des listes de proscription. + +J'ai toujours cru que c'était à quelque machinateur de nouvelles +révolutions que je dus l'ordre qui me fut donné de sortir de Paris. +Quelque répugnance que j'eusse à y obtempérer, je fus obligé de le +faire, car je n'étais pas dans une position assez bonne pour braver la +malveillance qui s'acharnait sur moi. Il était d'ailleurs si facile aux +intrigans à projets nouveaux, de mettre leurs faits et gestes à +l'adresse d'un homme qui avait été ministre de la police, que je dus +prendre garde à moi. Les choses en étaient au point que mes démarches +les plus simples étaient devenues suspectes. On en jugera par le fait +suivant. + +Je m'étais livré à la grande culture; la récolte des pommes de terre +avait manqué, je fus obligé de faire acheter deux ou trois cents sacs de +ces tubercules sur les marchés des environs de Paris, d'où, après les +avoir emmagasinés dans une des remises de mon hôtel, on les conduisait à +ma terre à dix lieues de la capitale. Croirait-on qu'une chose aussi +simple devint une affaire de gouvernement, et qu'on ne craignit pas +d'adresser à des princes du sang une dénonciation d'accaparement, de +projet d'affamer Paris? Il y eut un ordre donné au commissaire du +quartier de constater l'existence et la quantité de ces pommes de terre, +et recevoir ma déclaration sur l'emploi que je comptais en faire. Cette +ridicule visite eut lieu avec la sévérité la plus grave; je dois +l'avouer, les employés de police qui l'exécutaient en étaient honteux; +mais enfin ils devaient obéir. + +Obligé de quitter Paris, je me retirai dans ma terre où je vivais seul, +ma femme et mes enfans étant restés dans mon hôtel. + +Nous étions au mois de novembre; un homme à décoration se présente et +demande à m'entretenir; je le reçois: il m'apprend qu'il est un de mes +obligés, que la reconnaissance lui prescrit de me dévoiler ce qui se +trame contre moi. «Ne restez pas ici, monsieur le duc, me dit-il, ne +restez pas ici; je ne puis trop vous engager à rentrer à Paris, d'où on +ne vous a pas assurément fait sortir sans motifs. Avant-hier, on devait +se présenter chez vous; on ne l'a pas fait, mais la chose n'est que +différée. Dans peu de jours, vous verrez entrer ici quatorze personnes +conduites par un nommé D***[33], que vous devez connaître; les autres +sont des hommes de même espèce (il me les nomma): l'on viendra vous +réclamer de l'argent; ce sera le prétexte que l'on prendra pour +commencer une querelle dans laquelle on doit vous assassiner. On est sûr +de l'impunité, déjà même on a rédigé le rapport de cette aventure, afin +de la mettre dans les journaux. Il est conçu de manière à faire penser +que l'on serait venu chez vous vous réclamer de l'argent et vous +proposer un défi que vous auriez refusé, mais que, forcé par les hommes +d'honneur auxquels vous aviez affaire, vous avez été contraint de +l'accepter; et comme l'on a supposé que vous blesseriez quelqu'un en +vous défendant, on a de même supposé que c'est en duel que vous auriez +blessé le premier, le second, tous ceux qui le seraient; mais qu'enfin +vous auriez succombé à votre tour. + +«Je ne puis vous en dire davantage sans m'exposer moi-même; mais pour +rien, ne restez chez vous, parce que je ne pourrais pas venir deux fois +vous donner un pareil avis.» + +Cet honnête homme me quitta, et, comme l'on pense bien, j'envoyai au +ministre de la police une copie de sa déclaration, lui indiquant les +noms qu'il m'avait cités. Ils étaient aisés à trouver, puisque ce *** +était chevalier de Saint-Louis, et garde de la porte de la maison du +roi. Je fis donner communication de son projet à son capitaine, M. de +Mortemart, et je n'en entendis plus parler. + +Malgré cette précaution, je jugeai prudent de rentrer à Paris, et d'y +passer quelques jours pour faire abandonner le projet de venir +m'assassiner à ma campagne. C'est pendant ce petit séjour que je fis +dans la capitale que je vis ce qui se préparait. Je n'en connus +cependant les ramifications qu'après le retour de l'île d'Elbe. Je vais +les consigner ici. + + + + +CHAPITRE XX. + +L'enlèvement de l'empereur est décidé.--À quoi servait M. +Dalberg.--Metternich se met en rapport avec Fouché.--Questions posées +par le diplomate.--Menées de Fouché.--Il est obligé de s'adjoindre des +collaborateurs.--Ceux-ci le jouent.--Maladresse de la cour.--Anecdotes +diverses.--J'envoie un émissaire à l'île d'Elbe.--M. André.--Ma +conversation avec ce ministre. + + +M. de Talleyrand, apprenant d'un côté ce qui se passait à Paris, et se +croyant sûr de l'enlèvement de l'empereur de l'île d'Elbe, ne songea +plus qu'à hâter cette dernière opération, dont s'était chargé, disait-on +alors, l'amiral anglais Sidney-Smith, auquel on devait donner pour +mission apparente le commandement d'une expédition contre les puissances +barbaresques dans la Méditerranée. + +Je n'appris cette circonstance que par tout ce qui se disait +publiquement à Paris, où une foule de lettres qu'on recevait de Londres +donnaient des détails sur le congrès, vers lequel tous les regards +étaient tournés. Les feuilles publiques anglaises disaient même que l'on +devait conduire l'empereur à Sainte-Hélène, et celles d'Allemagne +l'avaient répété. L'empereur les recevait à l'île d'Elbe. + +On ne faisait guère de doute que cette opération n'eût lieu. Comment +d'ailleurs ne l'aurait-on pas cru d'après les détails suivans, qui m'ont +été confirmés par M. Fouché lui-même au mois de mai 1815? + +Il faut rappeler que M. de Talleyrand avait près de lui le duc Dalberg. +Celui-ci avait épousé la fille de madame de Brignole, qui avait suivi +l'impératrice Marie-Louise à Vienne. M. de Talleyrand avait ainsi un +moyen naturel de négocier sa position avec la régente, après avoir mis +sur le compte de l'instruction du roi de France l'enlèvement de +l'empereur pour Sainte-Hélène, quoique cela le servît lui-même pour le +moins autant que cela pouvait être utile aux intérêts du roi. + +Pendant qu'il négociait ce point officiellement, il se servait du duc +Dalberg pour faire répandre autour des ministres étrangers que l'on +serait prochainement obligé, en France, de se détacher de la maison de +Bourbon, qui ne pouvait rallier à elle aucun des partis de la nation. Il +faisait insinuer qu'il était sage de prévoir ce cas-là, et d'être prêt à +substituer un ordre de choses quelconque à celui qui existait, si l'on +ne voulait pas voir de nouveau le pays tout en feu. + +En présentant cela comme une prévoyance, on était bien assuré de se +faire écouter, et, qui mieux est, d'exciter assez d'attention pour que +l'on cherchât à pénétrer la vérité d'une semblable assertion, qui ne +pouvait manquer d'être justifiée par tout ce que la correspondance de +Paris apprenait. + +Fouché m'a dit que le duc Dalberg lui avait écrit à cette époque, pour +lui demander quelques renseignemens de ce genre, afin sans doute d'en +faire son profit à Vienne; mais comme il connaissait le correspondant +auquel il avait à faire, il lui répondit qu'il ne voulait se mêler de +rien avant d'avoir une lettre du ministre autrichien. Il ajoutait que +c'était alors que (sur les instances de M. Dalberg sans doute) M. de +Metternich, probablement dans l'intention de juger du degré de confiance +que l'on devait accorder au langage que ce diplomate en sous-ordre +tenait à Vienne, lui écrivit, et qu'il lui avait répondu. + +Il ajouta que cette première lettre de M. de Metternich avait été suivie +de quatre autres. Ainsi assuré des intentions de l'Autriche, il se mit à +l'oeuvre; mais jusque-là il avait rejeté (il le prétendait du moins) +toutes les sollicitations qui lui avaient été faites. + +«Je garde, ajoutait-il, toutes ces lettres de Metternich, pour m'en +servir en temps et lieu. J'en ai cinq, et il doit en avoir autant de +moi. Il m'en a écrit une pour avoir mon opinion sur une question qu'il +avait posée en trois points, qui étaient ceux-ci: + +«Si l'empereur reparaissait en France, qu'arriverait-il? + +«Si le roi de Rome était présenté à la frontière et appuyé d'un corps de +troupes autrichiennes, qu'arriverait-il? + +«Et enfin, si rien de tout cela n'avait lieu, et que le mouvement qui +viendrait de la population fût national, quelle direction prendrait-il? + +M. Fouché me disait lui avoir répondu à chaque question de la manière +suivante: + +«Si l'empereur reparaissait à la frontière, tout dépendrait du premier +régiment que l'on enverrait contre lui: s'il passait de son côté, toute +l'armée suivrait son exemple. + +«Si le roi de Rome paraissait à la frontière avec un corps autrichien +pour le protéger, dans un moment, tout le monde serait pour lui. + +«Si aucun de ces deux cas ne se présentait, et que le mouvement +révolutionnaire vînt de l'intérieur, il se ferait en faveur du duc +d'Orléans.» + +C'est à la suite de ces communications qu'il se mit à travailler. + +La maladie de Fouché et Dalberg est de croire qu'ils persuadent. Ils ne +veulent pas s'apercevoir qu'on les devine, et que, dans ce cas-ci +surtout, on voyait qu'ils ne songeaient à un autre bouleversement que +parce que leurs espérances personnelles avaient été déçues par les +principes qu'avaient adoptés les princes de la maison de Bourbon. Ils ne +voulaient que les premières places, et peu leur importait l'honneur +national, etc., etc. Mais les étrangers faisaient un autre calcul: il +leur importait peu que MM. Fouché et Dalberg eussent les premières ou +les dernières places, mais ils tenaient beaucoup à profiter des trames +qu'ils pouvaient ourdir. + +Je ne sais si on les jouait dans ce cas-ci: je ne suis autorisé ni à en +douter, ni à le croire, mais je suis certain qu'on les connaissait trop +bien l'un et l'autre pour être leurs dupes. Ils ne le croyaient pas, car +le propre de la vanité est de s'abuser. + +Quoi qu'il en soit, M. Fouché ne pouvait manquer d'observer qu'à Paris +la maison de Bourbon perdait tous les jours, et qu'une révolution était +d'autant plus probable, qu'elle était plus facile; il avait eu des +communications avec Vienne, et ne songea qu'à profiter d'un nouveau +désordre pour se faire personnellement une meilleure position. + +En conséquence, il commença à faire pratiquer de jeunes généraux parmi +ceux qui avaient été conservés en activité de service et qui +commandaient des troupes. Il eut soin de choisir les plus susceptibles +d'exaltation, de leur peindre les malheurs dont le pays était accablé, +et de leur faire observer que de braves gens comme eux ne seraient +jamais considérés par un gouvernement qui ne s'entourait que de vieille +noblesse; qu'enfin ils devaient s'attendre avant peu à être renvoyés. + +M. Fouché n'était pas assez connu de ceux à qui il tenait ce langage +pour qu'ils jugeassent de ses projets. Ils ne les envisagèrent que d'un +côté et fort légèrement; ils reçurent les directions qu'il voulut leur +donner. + +Ce fut dans ce temps-là qu'eut lieu à Paris l'affaire du général +Excelmans. Cet officier était employé dans la première division +militaire; le ministre, après l'avoir fait mettre à la demi-solde à +cause d'une lettre qu'il avait écrite au roi de Naples dont il avait été +l'aide-de-camp, voulut le contraindre à quitter Paris. Excelmans refusa +de se soumettre à la décision, et invoqua les dispositions de la Charte +constitutionnelle. Comme les esprits étaient mal disposés pour le +gouvernement, tout le monde fut favorable à Excelmans, et l'on crut +avoir rencontré une occasion d'éclater. + +Le ministre de la guerre ordonna l'arrestation du général. Celui-ci +s'enfuit et demanda un conseil de guerre; on le renvoya devant celui de +Lille, il s'y rendit. Les officiers de la garnison allèrent le chercher +en cérémonie pour le conduire à la salle où se tenait le conseil, et le +ramenèrent chez lui au milieu des acclamations après le jugement qui +l'acquitta. Une telle décision, déjà si grave par elle-même, devint +capitale à raison de la disposition où étaient les esprits. + +M. Fouché saisit cette circonstance, et en même temps qu'il la +commentait pour échauffer les têtes, il faisait entretenir les généraux +qui commandaient des troupes hors de Paris. Il se mit en relation de +suite avec quelques-uns de ceux qui tenaient garnison dans le nord, et +réussit bientôt à les égarer. Il vint ensuite à la garde nationale. + +Il avait naturellement action sur elle par M. Tourton. Le général +Dessoles, qui la commandait, était d'ailleurs un homme qui avait fait +ses preuves en révolution. + +De plus, il avait su attirer à lui le général Lallemand, qui commandait +une brigade de dragons dans les environs de Laon et Soissons. Il avait +dès-lors assez de moyens; il ne s'agissait que de mettre tout cela en +mouvement, car ce n'est pas une petite chose que de se déterminer à +franchir les bornes du devoir pour se jeter gratuitement dans une +démarche criminelle. Fouché le savait mieux qu'un autre: aussi ne mit-il +son nom nulle part, et se ménagea-t-il une porte de retraite au besoin. + +Il arriva aussi quelques scènes de rues que l'on saisit avidement pour +railler la cour. + +La célèbre actrice mademoiselle Raucourt mourut. Les sociétaires du +Théâtre-Français, accompagnés de ceux des autres théâtres de la +capitale, lui rendirent les derniers devoirs et lui avaient composé un +très beau cortége. Ils vinrent présenter la défunte à l'église de +Saint-Roch; le curé ne voulut pas la recevoir. Il ferma la porte de son +église, dans laquelle il se tint pendant que tout le cortége se +débattait dans la rue Saint-Honoré. Ce spectacle eut bientôt attiré la +foule. On commença par rire, puis vinrent les menaces contre le curé, +qui refusait toujours d'ouvrir son église. Il y avait déjà quelque temps +que ce désordre durait, lorsque des Tuileries, où l'on avait été +prévenu, il arriva un ordre pour faire ouvrir les portes de l'église de +Saint-Roch et recevoir le corps de la défunte. La malveillance s'empara +de ce fait, et en fit mille plaisanteries plus piquantes les unes que +les autres. + +À peu près à la même époque eut lieu l'exhumation du corps du roi Louis +XVI et de celui de la reine Marie-Antoinette, que l'on transporta en +grande cérémonie, le 21 janvier 1815, depuis le cimetière de la +Madeleine, rue d'Anjou, jusqu'à Saint-Denis. + +On était déjà si mal disposé, que l'on saisit l'occasion de manifester +son mécontentement. On avait mis les troupes sous les armes de très +bonne heure; elles bordaient la haie, à partir du cimetière jusqu'à la +barrière par laquelle le cortége devait sortir pour se rendre à +Saint-Denis. + +Les restes du roi Louis XVI, ainsi que ceux de la reine +Marie-Antoinette, consistaient dans un peu de terre blanchâtre que l'on +avait retrouvée à la place où ils avaient été enterrés dans de la chaux +vive. On conçoit aisément qu'ils avaient dû être consumés: on prétendit +cependant que l'on avait retrouvé le crâne de la reine et même une de +ses jarretières. C'était tant mieux. + +Ces faibles restes avaient été placés sur un char funèbre d'une +élévation si disproportionnée, qu'il était hors d'état de passer sous +les réverbères de la rue. On n'en avait pas fait la remarque, et on +n'avait pris aucune précaution pour rehausser ceux-ci. + +Le cortége se mit en marche; le char funèbre s'accrocha aux réverbères; +on fut obligé, à diverses reprises, de s'arrêter pour le dégager. Il +faisait mauvais: le temps, la négligence de l'administration des +cérémonies eurent bientôt mis tout le monde en gaieté. Chacun se +répandit en railleries sur cette pompe funèbre; quelques voix même, +saisissant le moment où les décorations du char s'engageaient dans un +réverbère, firent entendre le cri: _À la lanterne!_ Il semblait qu'on +eût pris à tâche de faire faire à la cour tout ce qui offrait prise aux +saillies. + +Je n'étais pas encore dans le monde lorsque la révolution commença, mais +j'entendais dire à tous ceux qui avaient assisté à l'origine du drame +que c'était par des bagatelles de cette espèce que l'on était parvenu à +ébranler le colosse que son antiquité semblait avoir rendu +indestructible. + +Plus l'on voyait la cour faire de fausses démarches, plus l'on prenait +des avantages sur elle. Les hommes à mouvement s'agitaient, les +communications de M. Fouché étaient devenues plus actives, et dès les +premiers jours de février tout annonçait l'explosion. + +Il fallait que les administrations du roi eussent les yeux bien peu +ouverts, car _on conspirait_, comme on dit, _sur les bornes, au coin des +rues_. Personne, si ce n'est le ministère, n'ignorait ce qui se +préparait. + +Avant d'aller plus avant, je placerai ici une réflexion. + +Je n'écris pas pour un parti, je recueille mes souvenirs et ne dois de +secret à aucun de ceux qui non seulement ne m'en ont pas confié, mais +qui ont eu la lâcheté de mettre mon nom sur une liste de proscription où +les leurs auraient dû figurer les premiers, parce qu'ils étaient les +seuls vrais coupables. + +Je ne veux dénoncer personne; mais en écrivant les événemens de +l'époque, je tracerai les noms chaque fois qu'ils se trouveront liés à +ma narration. + +Si je rapporte des erreurs, je suis prêt à les redresser, mais pour les +injures et les récriminations, je les tiens d'avance pour non avenues. + +Je ne puis faire aucun mal à ceux qui m'en ont tant fait, et d'ailleurs +je ne leur dois pas plus de ménagemens qu'ils n'en ont eu pour moi, soit +au retour de l'île d'Elbe, soit au dernier départ de l'empereur. Je suis +las d'être le bouc émissaire de ces excitateurs, et je veux leur +renvoyer ce qu'ils ont mis à mon adresse; ils courent d'autant moins de +dangers, que leur habileté en révolution les a déjà mis à couvert de ce +qu'ils avaient à craindre. + +M. Fouché regardait la chute du roi comme certaine. Il n'y avait que sur +le gouvernement qu'on pourrait faire succéder à ce prince, qu'il n'était +pas fixé. Cet homme, à qui l'on accordait tant d'habileté, était hors +d'état d'assembler deux idées. C'étaient cette légèreté d'esprit et +cette inconséquence de caractère qui lui étaient propres, qui avaient +fait appeler habileté ce qui n'était qu'une longue suite de duplicités. +Il suffit d'ailleurs d'un peu de réflexion pour voir que si M. Fouché +avait été un homme qui eût de l'âme, qui eût servi franchement son +parti, il aurait succombé dix fois. Il ne s'est maintenu au milieu des +orages révolutionnaires qu'en livrant successivement ceux auxquels il +s'était attaché. + +Je suis un des hommes du monde qui peut mieux le juger, parce que, lui +ayant succédé, j'ai vu ce qu'il n'avait pas fait et ce qu'il avait +laissé faire; c'est de cette époque que je suis revenu de l'opinion que +j'en avais moi-même avant de connaître son administration. Sa +vacillation continuelle n'a pas peu contribué à empêcher la fixation des +esprits à un principe qui avait été adopté comme base du repos général. + +Cet homme, qui avait occupé quinze ans la place administrative d'où l'on +juge toutes les autres, ne savait comment il se conduirait le lendemain +du jour où il aurait abattu le roi; car enfin, après avoir détruit, il +faut réédifier et le faire assez promptement pour entraîner toutes les +irrésolutions avant que la partie adverse soit revenue de son +étonnement. + +Il lui fallait un homme pour la partie militaire, un autre pour la +partie civile; il fut obligé de s'adjoindre des collaborateurs. Il +chercha à se rapprocher de deux hommes qui avaient fait leurs preuves en +ce genre. Tous deux connaissaient le personnage auquel ils avaient +affaire, tous deux méprisaient sa versatilité et éprouvaient la plus +forte aversion pour lui; mais la nécessité réconcilie même des ennemis +qui semblent ne devoir jamais s'entendre. Les auxiliaires que voulait se +donner Fouché prêtèrent l'oreille, sans toutefois s'engager. + +L'un et l'autre avaient trop d'expérience pour être dupes. Ils exigèrent +avant tout que Fouché leur fît connaître les moyens dont il pouvait +disposer. Celui-ci le fit-il? Leur dit-il tout ce qu'il avait ébauché +avec Metternich? Je l'ignore, mais je le crois, parce qu'une entreprise +pour changer le gouvernement pendant la réunion du congrès de Vienne +était une folie, à moins d'être d'accord avec une des grandes puissances +étrangères. M. Fouché n'a eu garde de ne pas répondre aux objections qui +lui en auront été faites; il a sans doute communiqué sa correspondance +avec le duc Dalberg et avec les ministres étrangers. Après la +communication de pareilles pièces, personne ne pouvait disconvenir que +l'entreprise ne présentât des chances favorables. Les deux +collaborateurs que s'était adjoint Fouché étaient fort attachés à +l'empereur et incapables de prendre part à quelque chose qui n'aurait +pas été dans ses intérêts. Le duc, qui les connaissait, eut grand soin +de leur protester qu'il pensait comme eux, mais que, s'il avait dit un +mot de l'empereur à Vienne, on ne l'aurait pas écouté, et qu'enfin le +seul moyen de ramener ce prince était de commencer par appeler son fils, +parce qu'il était naturel de rendre son père à cet enfant. Il persuada à +ces messieurs qu'il avait travaillé pour l'empereur, et j'ai vu l'un des +deux persuadé qu'il avait réellement agi dans les intérêts de +l'empereur. + +Fouché les jouait, comme il jouait les généraux dont j'ai parlé, hormis +un ou deux auxquels il avait reconnu des caractères propres aux +conjurations. Tous croyaient être mis en mouvement pour l'empereur; mais +les auxiliaires dont il a déjà été plusieurs fois question connaissaient +M. Fouché, ils ne s'y fièrent qu'à demi, et songèrent à faire prendre +une direction conforme à leur manière de voir à tout ce qu'il se +proposait de tenter dans un autre but. Ils travaillèrent dans ce sens, +et réussirent à jouer Fouché. + +On ne peut s'empêcher de remarquer qu'il n'y avait pas un seul homme +dans cette entreprise qui n'eût un double jeu et un double langage. +Appellera-t-on cela de l'habileté? J'y consens; mais j'aurai bientôt +occasion de tirer de tristes conséquences de cette versatilité de +conduite. + +Voici quelle était au mois de février notre situation intérieure. M. +Fouché était en communication directe avec les ministres du congrès, à +ce qu'il disait, mais l'était positivement avec le duc Dalberg, +c'est-à-dire avec Talleyrand, qui travaillait à faire place nette en +faisant enlever l'empereur. Il était trop intéressé à mener à fin cette +tentative pour permettre qu'on fît la moindre entreprise avant que +celle-là fût exécutée. + +À Paris, Fouché était en rapport avec MM. *** et ***, qu'il cherchait à +abuser comme ceux-ci travaillaient à lui donner le change. Il était de +plus en rapport avec le général *** et le général Lallemand; il confiait +à quelques uns la haine qu'il portait à l'empereur, avec les autres il +déplorait sa perte. Il savait que c'était un moyen sûr de les enlever et +ne se l'épargnait pas. + +Tout paraissait monté de manière à devoir réussir au gré des auteurs de +ces projets. On attendait, disait-on, un courrier de Vienne pour +commencer, lorsqu'il arriva tout autre chose. + +Comment la police de France n'a-t-elle rien su de cela? Ce n'est pas +faute de confidens, car il y en avait partout. + +Il paraît, au reste, que l'on ne se taisait pas beaucoup mieux à Vienne +qu'à Paris. On en jugera tout à l'heure. + +Dans les premiers jours de février, il était arrivé à Paris un jeune +négociant de l'île d'Elbe, qui avait, entr'autres commissions de la mère +de l'empereur pour son homme d'affaires, celle de visiter un parent +qu'elle avait à Paris. Il demanda à me voir; mais comme je séjournais +habituellement à la campagne, je profitai de la circonstance pour +décliner sa proposition, et je ne le reçus pas. + +J'ai su plus tard qu'il avait non seulement fait les commissions dont il +était chargé, mais encore qu'un haut fonctionnaire, ayant appris qu'il +cherchait à me voir, s'était imaginé que j'allais me mettre en +communication avec l'empereur. Il employa, en conséquence, les moyens +dont il disposait pour suspendre le retour de ce jeune négociant, afin +de donner de l'avance à un messager qu'il envoyait à l'île d'Elbe. Il +voulait montrer qu'il était toujours le plus zélé et le plus habile à +servir. C'était peine perdue, comme on vient de voir. + +Lorsque je sus tout le tripotage dont je viens de rendre compte, je ne +me fis pas illusion sur ce qui allait arriver, et me décidai à envoyer +quelqu'un à l'empereur pour le conjurer de n'ajouter foi à aucune +insinuation, car je ne doutais pas qu'elle ne couvrît un piège dont il +serait la victime. Je pensais que M. *** était dupe de M. Fouché, que je +persistais à regarder comme l'ennemi mortel de Napoléon. + +Je me donnai de la peine inutilement: le gant était jeté. Mon messager +apprit en chemin le débarquement de l'empereur, et ne jugea pas +nécessaire d'aller le joindre. Il revint directement à Paris. + +Je ne pouvais pas comprendre qui avait pu porter l'empereur à cette +résolution; j'en étais au désespoir pour lui. Ce ne fut que quelque +temps après son arrivée que j'appris les considérations qui l'avaient +déterminé. + +Avant de les rapporter, je dois citer une anecdote qui m'est +particulière. J'étais à Paris, à la fin de février 1815, lorsque je +reçus la visite inattendue de M. d'André, qui était ministre de la +police du roi; c'était le 27 ou le 28 février, et la première fois qu'il +venait chez moi. Je n'en devinais pas le motif, lorsqu'il m'apprit qu'on +lui avait rendu compte que je serais disposé à voir le roi, et qu'il +venait lui-même pour s'assurer si je ne me refuserais pas à l'entretenir +de ce que je pouvais savoir sur les événemens qui se préparaient. + +Si M. d'André me lit, il verra si je rapporte exactement notre +conversation. + +J'eus du plaisir à le voir, parce qu'il avait été pour moi un magistrat +équitable, et qu'il avait eu le courage de me défendre contre l'esprit +de réaction. + +«Je n'ai nullement, lui dis-je, témoigné le désir de voir le roi, parce +que j'ai adopté un genre de vie qui m'a rendu indifférent aux affaires +du monde en général. + +«Si j'avais été appelé au service, j'aurais servi le roi comme j'ai +servi l'empereur, ou bien j'aurais donné ma démission; mais, loin de +vouloir m'employer, il n'y a pas d'injures dont on ne m'ait abreuvé, ni +d'épithètes odieuses qu'on ne m'ait prodiguées. Vous conviendrez qu'à +moins d'être un homme sans âme, on ne se rapproche pas d'un gouvernement +qui vous traite de la sorte: aussi je me regarde comme entièrement +libre. Je vois, j'écoute et garde pour moi le produit de mes +observations. + +«Qu'irai-je faire chez le roi dans la position où l'on m'a placé? Le +moins que l'on pût en penser serait que j'ai été me déshonorer par une +lâche délation.» + +M. d'André m'interrompit et me dit: + +«Non, M. le duc, vous n'êtes pas fait pour être un délateur; mais ayant +été long-temps ministre de la police, vous devez connaître ce pays-ci et +avoir une opinion sur ce qui se passe. Est-ce que vous craindriez d'en +entretenir le roi? Cela est même dans votre intérêt, parce que, en cas +de troubles, vous seriez un des premiers frappés, si l'on n'était pas +entièrement sûr de vous.» + +Je repris: + +«En cas de troubles, je ne crains rien; je saurais me mettre à couvert. +Mais est-ce mon opinion que vous désirez connaître? Je vais m'expliquer, +quoique vous sachiez que, depuis près de huit mois, je ne vis pas à +Paris, et que conséquemment j'ai dû rompre tout-à-fait avec les sources +ordinaires de mes informations. Ce que je vois ici m'explique très bien +ce que j'apercevais dans les campagnes, c'est-à-dire une conviction de +bouleversement qui s'est emparée de tous les esprits, au point que l'on +croit n'avoir plus besoin que de quelques jours de patience pour voir +éclater de nouveaux désordres. + +«D'où cela vient-il? Ce n'est qu'ici, à Paris, qu'il faut en chercher la +cause. Vous avez traversé la révolution, et vous avez vu que c'est Paris +qui donna le mouvement aux provinces; récemment encore, c'est Paris qui +a décidé la catastrophe de l'empereur. Paris lui-même a un régulateur +dans ce cas-ci: c'est le château des Tuileries. Voyez ce qui s'y fait, +et vous connaîtrez la cause de la détérioration de l'opinion publique à +l'égard de la cour. + +«Comparez l'état dans lequel elle est aujourd'hui avec les dispositions +dans lesquelles on l'a accueillie à son arrivée, et vous serez forcé de +convenir qu'il y a eu de l'inhabileté dans la manière dont on a gouverné +une machine qui irait toute seule, par le besoin naturel qu'elle a +d'aller. + +«Aujourd'hui tout le monde est persuadé qu'elle ne peut plus marcher, et +chacun se prépare déjà pour ce qu'il croit apercevoir. + +«Je pense cependant qu'avec de la prudence on pourra mener cela aussi +long-temps que vivra le roi, parce que l'on a généralement une grande +estime pour lui, et que l'on croit qu'il s'oppose de toutes ses forces +aux mesures réactives; mais ne vous le dissimulez pas, les tintemens de +son _De profundis_ deviendront des coups de tocsin contre son +successeur. Vous dire pourquoi, cela serait trop long, mais vous devez +remarquer ce qui se passe. L'opinion ainsi que la confiance publique ont +tout-à-fait tourné leurs espérances d'un autre côté. + +«Je ne sais s'il y a des excitateurs qui la tourmentent; je ne m'en suis +point occupé, car cela m'est indifférent: je ne veux pas d'une position +meilleure que celle que j'ai. Quant à vous, vous êtes sur un volcan qui +fera incessamment explosion. Au bénéfice de qui je n'en sais rien; mais +ce dont je suis certain, c'est que l'on ne travaille pas pour +l'empereur, parce que les artisans de troubles craignent son retour. + +«Voilà, monsieur, ma manière de voir sur la situation des affaires. Vous +ferez particulièrement l'expérience que c'est bien peu de chose que le +pouvoir de la police, lorsque tous les étais de l'administration rompent +à la fois. Le roi paraît compter sur quelques maréchaux pour contenir +les troupes; il verra ce que feront ces messieurs, lorsqu'ils seront +dans le cas de prendre un parti entre lui et leurs intérêts.» + +Lorsque je tenais ce langage à M. d'André, j'ignorais complètement qu'on +eût envoyé quelqu'un à l'île d'Elbe; ce n'est qu'au retour de l'empereur +que je l'ai appris. + +M. d'André me quitta, et vraisemblablement lorsqu'il aura appris, cinq +jours après notre entretien, que l'empereur était débarqué à la côte de +Provence, il aura pensé que j'en étais prévenu, et que je le lui avais +caché; la vérité est cependant que je n'en savais rien. + + + + +CHAPITRE XXI. + +Motifs qui portent l'empereur à tenter de ressaisir le trône.--Incidens +de navigation.--Le prince de Monaco.--L'empereur se présente seul devant +les troupes.--Dialogue avec un chef de bataillon.--Entrée à +Grenoble.--Prise de Lyon.--Le maréchal Ney.--C'est le seul que craigne +l'empereur.--Signification qu'il lui fait faire.--M. de Bourmont. + + +Je reviens au point où j'ai laissé ma narration. Je vais dire comment +l'empereur prit le parti de sortir de l'île d'Elbe. Ce n'était pas le +rapport du jeune négociant qui l'avait porté à cette détermination, +puisque celui-ci n'avait pas eu le temps de le rejoindre. + +Ce n'était pas non plus le rapport de l'émissaire qui lui avait été +envoyé, car lorsqu'il arriva, tous les préparatifs de l'empereur étaient +faits; il n'y avait plus que les troupes à embarquer. + +Voici comment il fut averti des dangers dont il était menacé. J'ai dit +que l'on ne se taisait pas mieux à Vienne sur le sort qu'on lui +réservait, qu'on ne le faisait à Paris sur ce qui se préparait. + +Le congrès avait attiré à Vienne un grand nombre d'étrangers; parmi eux, +se trouvaient plusieurs militaires qui avaient servi sous nos drapeaux. +Un d'eux, qui avait été attaché à l'empereur, apprit par une personne de +distinction, tout ce que le plénipotentiaire de France tramait contre ce +prince. Il se mit en recherche avec tous les moyens d'informations dont +il pouvait disposer, et il sut bientôt ce qu'il avait pris à tâche +d'approfondir. + +Cet officier, qui était un des grands admirateurs de l'empereur, partit +aussitôt de Vienne, et alla par l'Italie trouver ce prince à l'île +d'Elbe. Il lui apprit tout ce qui avait été résolu contre lui; il ajouta +quelques détails qui portèrent la conviction dans l'esprit de +l'empereur, car, d'une part, ces données coïncidaient avec les projets +du retour de la régence qu'il connaissait déjà, et, de l'autre, il avait +une grande confiance dans l'élévation d'âme de l'officier étranger, qui +s'exposait à tant de dangers pour le prévenir. + +L'empereur n'avait reçu jusqu'à ce moment que les feuilles publiques. Il +n'avait pas d'autres nouvelles de France, mais celles-là lui +suffisaient; il jugea de l'état dans lequel devait être l'opinion +publique par les actes de l'administration, ainsi qu'il l'avait fait en +Égypte à l'aide des journaux qui lui furent transmis par les Anglais. + +Il forma, dans ce cas-ci, le projet de revenir en France, comme il +l'avait conçu à cette première époque. Il n'y avait pas au reste à +balancer; il savait qu'on se disposait à violer son asile, dans lequel +il n'avait pas les moyens de se défendre long-temps, et où d'ailleurs il +lui était impossible de subsister sans le traitement qu'on lui avait +garanti, et qu'on ne lui payait pas. + +La saison des longues nuits dans laquelle on était encore allait +expirer; il n'y avait plus que très peu de jours dont on pût disposer +pour surmonter les difficultés inséparables d'un départ inopiné avec +autant de monde à la fois. L'empereur se décida à les braver toutes, et +sans communiquer son projet à qui que ce fût, il fit disposer le peu de +bâtimens qu'il avait, de manière à pouvoir transporter toute sa petite +troupe. + +Il avait un brick de guerre et trois ou quatre autres petits bâtimens; +c'est avec cette escadrille qu'il vint faire la conquête du royaume de +France. + +Ses dispositions étaient faites; il n'attendait qu'une occasion +opportune pour partir, lorsqu'elle se présenta tout à coup. + +Les Anglais avaient mis près de lui, en qualité d'observateur, le +colonel Campbell. Le hasard voulut que ce colonel se prît de passion +pour une femme qui habitait Livourne; ses absences étaient longues et +fréquentes, l'empereur en profita. Il fit embarquer tout son monde, mit +à la voile, et se dirigea sur les côtes de France. Ce fut dans les +derniers jours de février que son départ eut lieu. + +Le deuxième ou troisième jour de navigation, il fut rencontré par un +brick de guerre français qui croisait dans ces parages avec mission +d'observer l'île d'Elbe. Le capitaine de ce brick était lié avec +l'officier qui commandait celui de l'empereur; il était à craindre qu'on +ne fût reconnu. On prévint cet inconvénient: on fit coucher à +plat-ventre les soldats qui étaient à bord, et on passa sans éveiller de +soupçons. La chose alla même si loin, que le brick français ouvrit la +conversation avec celui de l'empereur, et lui souhaita bonne chance, +tant il était loin de se douter de ce qu'il portait. Ils se séparèrent, +et l'escadrille alla jeter l'ancre dans le golfe de Juan, le 1er mars, à +peu près au même endroit où l'empereur avait pris terre en revenant +d'Égypte. Il débarqua ainsi avec toute sa troupe, et prit position sur +la grande route qui conduit à Monaco. + +Le soir même de son débarquement, le prince de Monaco, qui retournait de +Paris dans sa principauté, tomba dans ses postes. Il avait été +aide-de-camp du grand-duc de Berg. L'empereur voulut le voir, et le +laissa continuer son chemin après avoir causé avec lui. + +Il se mit en marche sans perdre de temps, et coupant à travers les +montagnes, il arriva en cinq jours à Grenoble. + +La garnison de cette ville était composée de deux régimens d'infanterie, +le 5e et le 7e de ligne, ainsi que d'un régiment d'artillerie. Le tout +était commandé par le général de division Marchand. + +Ce général avait envoyé un bataillon du 5e de ligne pour défendre un +défilé qui se trouve à deux ou trois lieues en avant, sur la route par +laquelle arrivait l'empereur. + +La colonne de l'île d'Elbe ne fut pas plus tôt en vue, que les soldats +s'approchèrent pour chercher à apercevoir leur ancien chef. Ils l'eurent +bientôt reconnu à la redingote grise qu'il portait toujours sur son +habit; il n'y avait pas un soldat de l'armée qui ne l'eût vu mille fois +dans ce costume. + +L'empereur s'approcha; le bataillon gardait un profond silence. +L'officier qui le conduisait commanda de mettre en joue: il fut obéi; +s'il avait commandé le feu, on ne peut pas dire ce qui serait arrivé. + +L'empereur ne lui en laissa pas le temps; il adressa la parole aux +soldats, et leur demanda comme à son ordinaire: «Eh bien! comment se +porte-t-on au 5e régiment?» Les soldats répondirent: «Très bien, Sire.» +L'empereur reprit: «Je viens vous revoir; est-ce qu'il y en a parmi vous +qui veulent me tuer?» Les soldats s'écrièrent: «Oh! pour ça non.» Alors +l'empereur se mit à les passer en revue comme à son ordinaire, et prit +ainsi possession de ce bataillon du 5e régiment. + +Le chef de bataillon paraissait mécontent. L'empereur lui demanda depuis +quand il servait; celui-ci lui indiqua l'époque où il était entré dans +les rangs. + +L'empereur continua: «Qui est-ce qui vous a fait officier?--Vous, +Sire.--Et lieutenant?--Vous, Sire--Et capitaine?--Vous, Sire.--Et chef +de bataillon?--Vous, Sire.--Je devais donc m'attendre à de la +reconnaissance; cependant je ne vous en demande pas. Donnez vos +épaulettes au premier capitaine du bataillon et retirez-vous.» Il obéit. + +Cela fait, l'empereur mit ce bataillon du 5e régiment à la tête de sa +colonne, et marcha sur Grenoble, où ce premier succès l'avait déjà +devancé. + +Le général Marchand avait fait prendre les armes à la garnison, et en +même temps fermer les portes de la ville. Il avait ordonné de charger +l'artillerie des remparts; on exécuta son ordre, mais en mettant le +boulet avant la poudre. + +L'insurrection s'était mise parmi les troupes. Le 7e régiment de ligne, +commandé par le colonel Labédoyère, sortit de la place tambour battant, +avec ses aigles qu'il avait conservées, et marcha à la rencontre de +l'empereur, qu'il rejoignit peu après le bataillon du 5e régiment. + +Quand l'empereur se présenta devant Grenoble, il avait déjà la moitié de +la garnison avec lui. Les sapeurs qui étaient à la tête de sa colonne se +mirent à charpenter les portes; les cris de _vive l'empereur!_ +retentissaient dans la ville; les esprits s'échauffèrent; ceux qui +étaient dans la place joignirent leurs efforts à ceux qui voulaient y +pénétrer. Les portes cédèrent enfin, et l'empereur entra dans Grenoble +au milieu des cris et des acclamations. La ville fut illuminée +spontanément, et passa la nuit dans le délire. + +L'esprit de parti a cherché à présenter le retour de l'empereur comme le +résultat d'une conjuration: il n'y a que ceux qui n'ont pas été témoins +des embrassemens des soldats entre eux qui puissent avoir cette opinion. +Les conjurations portent un bien autre caractère que celui qu'avait la +rencontre des troupes venant de l'île d'Elbe avec celles qui allaient à +leur rencontre. + +L'exemple de la garnison de Grenoble fut bientôt connu à Toulon, où +commandait le maréchal Masséna. Il y avait dans cette place une forte +garnison, et si elle ne se prononça pas de suite, c'est que l'empereur +n'avait pas pris sa route dans cette direction. + +L'on ne sut à Paris le débarquement de l'empereur que cinq jours après +l'événement, c'est-à-dire lorsque ce prince arrivait déjà à Grenoble. On +envoya le maréchal Macdonald prendre le commandement des troupes qui +étaient à Lyon, et le maréchal Ney se mettre à la tête de celles qui +étaient à Besançon. Le comte d'Artois et le duc d'Orléans se rendirent +également à Lyon; mais comme l'empereur ne s'était point arrêté à +Grenoble, et qu'il en avait emmené la garnison avec lui, entre autres le +régiment d'artillerie avec ses pièces, il arriva à Lyon presque aussitôt +qu'eux. + +Déjà la nouvelle de sa marche était répandue d'un bout de la France à +l'autre. On avait renvoyé les généraux dans leurs gouvernemens. La +frontière n'était plus aussi éloignée qu'autrefois; les troupes surent +presque aussitôt que l'empereur était en France, toutes brûlaient à +l'envi d'aller le joindre. + +À Lyon, l'on avait barricadé le pont de la Guillotière avec des pièces +de bois, et l'on avait mis les troupes en bataille sur le quai. +L'empereur arriva lui-même à la tête de sa colonne, et entra sur le pont +comme si déjà les troupes qui se trouvaient de l'autre côté étaient à +lui. Il ne se trompait pas: elles ne l'eurent pas plus tôt aperçu qui +faisait travailler à détruire la barricade, qu'elles allèrent aider à +précipiter dans le Rhône les pièces de bois qui séparaient les colonnes, +et se jetèrent dans les bras les uns des autres. L'empereur entra à Lyon +et alla de suite voir les régimens qui étaient sous les armes, et qui +l'accueillirent par mille cris de _vive l'empereur!_ + +Le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald furent +obligés de prendre la fuite en toute hâte, et revinrent à Paris. + +Voilà donc l'empereur maître de Lyon, et ayant déjà assez de troupes +pour y organiser la guerre, s'il était besoin. Il m'a dit depuis qu'il +n'avait marché aussi rapidement que pour atteindre les troupes, et qu'il +n'avait eu qu'une peur, c'était qu'au lieu de les envoyer contre lui, on +ne les retirât assez loin pour qu'il ne pût les joindre: tant il +connaissait l'affection que le soldat avait pour lui. + +Pendant que l'empereur était à Lyon, le maréchal Ney, qui avait réuni +les troupes de son gouvernement, s'était approché jusqu'à +Lons-le-Saulnier. Il était de tous les maréchaux celui que l'empereur +redoutait le plus; il craignait qu'il ne cherchât l'occasion de +l'attaquer et n'engageât la lutte: aussi ne se borna-t-il pas à lui +adresser la proclamation que l'on envoyait dans toutes les directions. +Ce moyen était trop usé en France pour que le maréchal en fût dupe. +L'empereur lui fit écrire par le général Bertrand, pour le prévenir +qu'il eût à prendre garde à ce qu'il allait faire; qu'il le rendait +responsable de la moindre goutte de sang qui serait répandue. Il le +prévint qu'en revenant en France, ce n'était point une entreprise +d'écolier qu'il avait faite; qu'il était sûr de réussir, quoi que lui, +Ney, pût faire pour l'en empêcher. Cette lettre du général Bertrand fut +remise au maréchal Ney à Lons-le-Saulnier, où étaient les généraux +Lecourbe et Bourmont; aucun des trois ne fut à l'épreuve de cette +injonction, ils s'imaginèrent que l'empereur était d'accord avec quelque +puissance, qu'il y aurait de la folie à vouloir le traverser. Les deux +généraux furent les premiers à conseiller au maréchal de ne pas +s'opposer à un torrent qui serait plus fort que lui. + +D'ailleurs les troupes savaient déjà ce qui s'était passé à Grenoble et +à Lyon; elles n'eussent pas entendu à autre chose qu'à aller rejoindre +l'empereur. Ney les fit assembler, leur lut la proclamation de +l'empereur, et en ajouta une qu'il fit faire par un de ses +secrétaires[34], car tous ceux qui l'ont connu savent que la chose à +laquelle il était le moins propre, c'était à faire des proclamations. + +On ne peut pas, sans doute, approuver sa conduite; il aurait dû se +retirer comme avait fait Macdonald. Cela n'eût rien changé au cours des +choses, mais il eût sauvé les convenances, et ne se fût pas compromis. + +Il faut néanmoins ajouter que MM. Lecourbe et Bourmont étaient avec lui +quand il se laissa entraîner, et pour ceux qui connaissaient le +caractère du maréchal Ney, il ne peut y avoir de doute qu'il n'ait suivi +les conseils de ces deux généraux. + +Après avoir commis cette faute, le maréchal Ney en fit une plus grande +encore. Il accusa réception de la lettre que le général Bertrand lui +avait adressée, et écrivit lui-même à l'empereur pour lui rendre compte +de ce qu'il avait fait, en lui annonçant qu'il se rendait à Auxerre, où +il espérait avoir l'honneur de le voir; ce qu'il fit effectivement. + +MM. Lecourbe et de Bourmont lui avaient conseillé cette conduite, afin +d'éviter la guerre civile dans laquelle eux-mêmes ne se souciaient pas +de s'engager. Le général Bourmont particulièrement n'avait pas oublié +tout ce que les discordes lui avaient coûté de fatigues et de dangers. +C'est lui qui observa au maréchal Ney que tout le monde l'abandonnerait, +s'il prenait ce parti; il lui dit qu'il ferait beaucoup mieux de +profiter de sa position pour se remettre bien avec l'empereur, et ne pas +perdre le fruit de ses services passés par un dévouement inutile à la +cause du roi, qui était perdue sans ressource. + + + + +CHAPITRE XXII. + +L'empereur rallie toutes les troupes qu'il rencontre.--Le maréchal +Oudinot.--Sa prévoyance.--Fouché ne sait qu'augurer du retour.--Parti +auquel il s'arrête.--Surprise des troupes.--Entrevue de Fouché et du +comte d'Artois.--Départ du roi.--Arrivée de l'empereur.--On eût dit +qu'il revenait simplement de voyage. + + +Je reviens à l'effet que produisait sur l'opinion l'approche de +l'empereur. Tout ce qui faisait partie de la cour se flattait qu'on +parviendrait à l'arrêter dans sa marche, mais que de toute manière cela +amènerait la guerre civile. Le roi avait envoyé M. le duc et madame la +duchesse d'Angoulême dans le midi, et M. le duc de Bourbon dans la +Vendée. On employait toutes les mesures dont on s'avisait pour arrêter +l'empereur, et lui-même accourait partout où il savait qu'il y avait des +troupes. Il faisait sur elles l'effet d'un talisman; dès qu'elles +l'apercevaient, elles étaient à lui. + +La garde impériale à pied était à Metz sous les ordres du maréchal +Oudinot. Elle sut ce qui s'était passé à Lyon et à Lons-le-Saulnier, et +n'hésita pas sur ce qu'elle avait à faire. Le maréchal, de son côté, eut +bientôt pris son parti: il se ménagea entre la fidélité qu'il devait au +roi, et les reproches qu'il craignait de la part de l'empereur. Une +sorte d'insurrection éclata à point nommé parmi les troupes; il y avait +eu violence, on ne pouvait lui imputer la défection du corps. Il resta +cependant de sa personne à Metz, mais un aide-de-camp discret alla +prendre les ordres de l'empereur. En même temps, il expédia son fils à +Gand, et le chargea de protester au roi de sa fidélité. + +Après avoir pris ces mesures, il se rendit à Paris, où le ministre +l'avait mandé. La cause des Bourbons semblait perdue; les espérances +dont on l'avait flatté ne lui paraissaient plus que des chimères, il +livra tous les détails qu'il avait sur Gand. + +Pendant que les événemens dont je viens de rendre compte se passaient à +Grenoble, Lyon et autres lieux, l'intrigue de Paris faisait de sérieuses +réflexions sur les conséquences dont le retour de l'empereur pourrait +être suivi. Fouché ne s'abusait pas; il savait bien que toute la France +se déclarerait pour l'empereur. Il ignorait encore son entrée à Grenoble +et à Lyon, et comme il ne comprenait rien à un retour aussi inopiné, la +première pensée qui lui vint fut que M. de Talleyrand l'avait joué, en +faisant prévenir l'empereur de tout ce qui avait été convenu, pour se +faire ainsi une position près de lui; il en était d'autant plus +persuadé, qu'il attendait de Vienne le signal qui devait lui être donné +pour faire agir contre le roi. + +Et ce qu'il y a de singulier, c'est que, de son côté, Talleyrand crut +que c'était Fouché qui l'avait joué en faisant avertir l'empereur, en +sorte qu'ils furent en méfiance l'un de l'autre et se firent peur +réciproquement. Fouché chercha aussitôt à se mettre en mesure, et voici +à quoi il s'arrêta. + +Il résolut de servir l'empereur, si celui-ci avait toutefois été prévenu +par Talleyrand, et de se mettre en devoir de lui résister, si son retour +était de son propre mouvement. + +Il était loin d'imaginer que l'empereur arriverait si vite à Paris, +n'aurait-il eu d'obstacles que la longueur du chemin; Fouché pensait que +le trajet lui assurerait le temps dont il avait besoin. + +Il fit venir le général Lallemand le 5 mars au soir, et lui parla de la +nécessité de faire prendre de suite un parti au général Drouet, afin, +disait-il, de s'opposer aux mesures arbitraires que la cour préparait +contre tout ce qui lui était suspect, et après bien des discours il +finit par conclure qu'il fallait que le général Drouet mît de suite +toutes ses troupes en mouvement sur Paris, afin de hâter le départ du +roi. + +Fouché avait un double but. Il croyait que Drouet arriverait sans coup +férir et assez tôt pour lui donner le temps de réunir la chambre des +députés, qui était à Paris, et la faire appuyer par la garde nationale. +Il se flattait, à la faveur de ces mesures, de pouvoir proclamer un +gouvernement quelconque, et s'opposer à l'entrée de l'empereur, tant +avec la garde nationale qu'avec les troupes du général Drouet, qu'il +espérait aussi compromettre. Il croyait par là se remettre en harmonie +avec Vienne et se donner le temps d'approfondir le mystère du retour. + +Le général Lallemand partit en effet de Paris le 6 mars. Il se rendit à +Lille, où il s'arrêta jusqu'à ce que le mouvement des troupes fût +commencé. Dans le nombre se trouvaient les grenadiers à cheval ainsi que +les chasseurs à cheval de l'ancienne garde. Lallemand commandait des +dragons qui étaient placés dans le département de l'Aisne, vers +Soissons; tout cela se mit en marche, et suivit pendant plusieurs jours +la route de Paris. La cour en fut informée, et envoya en toute hâte le +maréchal Mortier à Lille, pour faire rentrer toutes ces troupes dans +leurs garnisons. Cela fut d'autant plus facile, que les colonels +n'étaient pas dans la confidence du mouvement qu'ils exécutaient; tous +croyaient marcher d'après des ordres du ministre de la guerre. +Lorsqu'ils surent qu'on les avait abusés, ils firent d'autant moins de +difficultés pour rentrer dans leurs quartiers respectifs, qu'ils +n'ignoraient pas que l'empereur arrivait. Ils jugeaient dès-lors inutile +de prendre l'initiative dans des événemens qui allaient d'eux-mêmes +venir les trouver. Les grenadiers à cheval retournèrent à Arras après +trois ou quatre marches inutiles. + +Il n'y eut que les chasseurs à cheval avec les dragons du général +Lallemand qui s'avancèrent jusqu'à Compiègne. Ils avaient essayé, en +passant à La Fère, d'emmener le régiment d'artillerie qui occupait la +place. Il refusa de les suivre, et ce fut ce qui commença à éveiller les +soupçons des chasseurs. Ils se disaient entre eux: «Il faut qu'il y ait +quelque chose là-dessous, ou les canonniers sont des j*** f*** qu'il +faut sabrer, ou bien l'on nous abuse, et nous sommes dans une mauvaise +affaire.» + +En arrivant à Compiègne, on voulut déterminer le 6me chasseurs à suivre +le même mouvement; celui-ci s'y refusa. Les officiers des chasseurs de +la garde se réunirent alors, et délibérèrent sur la situation dans +laquelle on les avait engagés. Ils résolurent de retourner à leurs +quartiers à Cambrai; ils signifièrent cette résolution à leur colonel, +le général Lefebvre-Desnouettes, et l'engagèrent à s'enfuir, ce qu'il +fit, ainsi que le général Lallemand. + +Les officiers du régiment de chasseurs envoyèrent une députation au roi +pour lui renouveler l'assurance de leur fidélité, et l'entreprise de M. +Fouché fut manquée. Si elle avait réussi, il n'y a nul doute qu'il se +serait déclaré pour le duc d'Orléans, parce que l'empereur n'étant plus +à portée d'être saisi comme lorsqu'il était à l'île d'Elbe, il n'aurait +pas voulu de la régence, qui le ramenait naturellement. Cette forme de +gouvernement ne pouvait lui plaire qu'autant que l'empereur serait mort +ou à Sainte-Hélène; il était trop avisé pour la désirer tant que ce +prince restait libre. + +Le général Lallemand fut arrêté par la gendarmerie: il aurait +infailliblement été fusillé, si l'empereur ne fût arrivé à Paris aussi +promptement qu'il le fit. + +Fouché lui-même eût peut-être été perdu sans cette célérité; néanmoins +il ne se déconcerta pas. Ce fut le 10 mars qu'il fut informé de la +mauvaise issue de la tentative qu'il avait faite; on connaissait déjà +les événemens de Grenoble, on s'attendait à ceux de Lyon. Il songea à se +garantir du soupçon qui pourrait arriver jusqu'à lui, en demandant au +comte d'Artois l'honneur de l'entretenir en particulier; l'entretien fut +accordé, et eut lieu chez la princesse de Vaudemont. L'ex-ministre +conseilla au prince de nommer le duc d'Orléans régent du royaume. Il lui +dit que sans cela on n'empêcherait pas l'empereur d'arriver à Paris; +que, du reste, on pouvait s'en rapporter à sa parole, qu'il promettait +que Napoléon n'y resterait pas trois mois. Il se garda bien, comme on +peut croire, de lui parler de la part qu'il avait eue au mouvement des +troupes de Flandre, ni de la correspondance qu'il entretenait avec +Dalberg. + +Il est nécessaire d'observer que Fouché était informé de ce qui se +passait au conseil du roi. + +M. de Vitrolles avait été, comme je l'ai dit, fait ministre secrétaire +d'État. Comme tel, il tenait la plume au conseil. Il était lié avec M. +Dalberg, comme on l'a vu, et surtout avec madame la princesse de +Vaudemont, à laquelle il communiquait ce qu'il fallait que sût Fouché. +Je crois que c'est par là que celui-ci avait été averti de la nécessité +qu'il y avait pour lui à ce qu'il vît le comte d'Artois, afin qu'en tout +état de choses cela lui devînt un antécédent utile. + +Le mouvement des troupes de Flandre avait jeté la cour dans de vives +alarmes. Elle le croyait excité par l'influence de l'empereur, tandis +qu'au contraire il aurait été dirigé contre lui, si les choses eussent +tourné comme Fouché l'espérait. + +La défection successive de toutes les troupes donna au roi le soupçon +que le ministre de la guerre, qui était alors le maréchal Soult, n'était +pas étranger à un abandon aussi complet. Peut-être lui en avait-on parlé +ainsi; c'était dans tous les cas une calomnie, le maréchal Soult était +étranger à tout cela. Néanmoins le roi le changea, et nomma à sa place +le duc de Feltre, qui avait été ministre de la guerre sous l'empereur. + +Le duc de Feltre accepta, quoique la partie fût déjà à peu près perdue. +J'ai entendu faire à ce sujet plusieurs réflexions qui sont inutiles à +reproduire; quant à moi, je n'avais pas vu le duc depuis le voyage de +Blois, et je ne me mêlais plus de ce que chacun pouvait faire. + +Il faut néanmoins convenir que c'était donner une preuve de dévouement +au roi que de se charger du ministère de la guerre dans cette +circonstance, d'autant plus qu'il ne devait pas s'écouler dix jours +avant que l'empereur fût à Paris. + +C'est aussi dans ce moment critique que le roi rétablit la préfecture de +police de Paris, à laquelle il nomma M. de Bourienne. Il était trop tard +pour prendre toutes ces mesures: l'empereur voyageait en poste; la +population se précipitait sur son passage; toutes les troupes qu'on +envoyait contre lui prenaient le plus court chemin pour le joindre. On +touchait au dénouement; on rassembla un corps d'armée à Villejuif, mais +on n'en était pas plus tranquille, et le roi dut songer à quitter Paris. + +Il avait été à la chambre des députés pour la porter à prendre des +mesures énergiques; l'empereur approchait: il n'y trouva que des +paroles. + +On essaya de former des corps de volontaires, mais il ne se présenta +presque personne. + +Enfin le 19 mars au soir, l'empereur arriva à Fontainebleau; il était à +peine accompagné d'une vingtaine d'officiers. + +Le roi, ainsi que le comte d'Artois et le duc de Berry, était encore à +Paris, mais tout était prêt pour leur départ; on craignait même une +insurrection, car l'on faisait bivouaquer de l'artillerie dans la cour +du château des Tuileries. + +À une heure du matin, le 20 mars, toute la maison du roi s'assembla dans +la cour du château et sur la place du Carrousel. Le roi monta en +voiture, et partit accompagné du comte d'Artois et du duc de Berry, qui +était à la tête de la cavalerie de la maison du roi. + +Le corps de troupes qui avait été rassemblé à Villejuif sous les ordres +du général Rapp alla se placer à Saint-Denis dès que le roi eut quitté +la capitale. Jusqu'à huit heures du matin, le plus grand calme et le +plus grand silence régnèrent dans les environs du château. + +Le cortége du roi passa par le boulevard; il prit la route de Beauvais, +et alla jusqu'à Montreuil-sur-Mer, ce qui fit croire qu'il allait de +nouveau en Angleterre; mais de Montreuil il se rendit à Lille par +Béthune et Saint-Omer. + +Toute la cavalerie de la maison du roi, formant à peu près deux mille +hommes, était rassemblée à Béthune (Berthier, Marmont et Lauriston y +étaient avec leurs compagnies). Le comte d'Artois en passa la revue, et, +après avoir adressé à cette troupe quelques paroles de regrets, il lui +annonça que le roi la remerciait de ses services, et que chacun pouvait +retourner chez soi. La plupart revinrent en effet à Paris. + +Toute la journée du 20 mars fut employée en petits mouvemens. Chacun +s'empressait de prendre part à l'événement qui devait arriver à la fin +de la journée. On placardait les rues des proclamations de l'empereur, +lesquelles étaient à Paris depuis huit jours. On prit possession du +trésor public; on allait aux casernes, et en même temps l'on envoya +presser à Saint-Denis la défection des troupes que commandait le général +Rapp. + +On ne trouva de difficulté nulle part, parce que le roi était parti, et +que chacun ne cherchait qu'à se faire une position près de celui qui +venait le remplacer. Il en fut dans ce cas-ci comme il en a toujours été +dans les révolutions: on a donné mal à propos le nom de conspiration à +celle-ci, elle n'était que la conséquence du départ du roi. Si ce prince +fût resté à Paris et se fût entouré de tout ce qui aurait voulu le +défendre, vraisemblablement la solution du problème n'aurait pas été si +paisible. On répandit que Louis XVIII ne s'était décidé à partir que sur +la décision de son conseil. S'il l'avait assemblé, la résolution +s'explique; elle eut lieu comme l'avait eu celle qu'on avait fait +prendre à la régente au mois de mars précédent. + +Il y avait en outre autour du roi des hommes qui faisaient déjà leur +calcul particulier, et qui, regardant la partie comme perdue, pensaient +à le quitter pour se rapprocher de celui qu'ils avaient précédemment +abandonné. Or, en revenant, il fallait pouvoir se faire un mérite +d'avoir contribué au départ du roi. + +J'ai vu le 23 ou 24 mars, entre les mains d'un général fort connu dans +l'armée, une lettre que Berthier lui avait écrite avant de sortir de la +frontière, et dans laquelle il répétait ce qu'il avait dit moins d'un an +auparavant à Fontainebleau, c'est-à-dire «qu'il n'était pas l'homme du +roi, qu'il était l'homme de l'armée et Français avant tout, qu'il +voulait servir son pays et ne pas émigrer. Enfin il se recommandait déjà +à la générosité de l'empereur.» + +Il lui écrivit quelques jours après; l'empereur lui répondit, mais il +était trop tard, il avait dépassé la frontière lorsque la lettre lui +parvint. Il se retira à Bamberg, essaya de repasser en France; mais +arrêté par les alliés, il fut obligé de retourner sur ses pas, et périt +misérablement à quelque temps de là. + +L'empereur arriva à Paris le soir à sept heures. Tout était déjà +réinstallé; chacun avait repris son poste au château. L'empereur y dîna, +trouva son appartement fait; on eût dit qu'il revenait simplement de +voyage. Les officiers du service d'honneur, les employés de toutes les +espèces avaient repris leurs fonctions; rien ne manquait à la réception. +Il y a des esprits gauches qui ont voulu voir les conséquences d'une +conjuration dans la reprise de cette routine, tandis que chacun ne +faisait que ce qu'il avait vu faire aux employés de la cour de +Versailles, à l'époque du retour du roi. Il y avait plus de vingt ans +que les uns étaient rentrés dans l'obscurité, et il y en avait à peine +un que les autres avaient été congédiés. + +Il ne se trouva qu'un bataillon de la garde nationale dans la cour du +château au moment où l'empereur arriva; mais avec ce bataillon, il y +avait plusieurs milliers d'officiers de toutes armes qui avaient été mis +à la demi-solde. + +L'on avait été à la rencontre de l'empereur sur la route de +Fontainebleau; il revint entouré d'une foule d'officiers-généraux à +cheval. Il passa le long du boulevard neuf, ainsi qu'il avait coutume de +le faire chaque fois qu'il revenait de Fontainebleau, traversa le pont +de la Concorde, et entra aux Tuileries par le guichet qui donne sur le +quai. + +Il y avait autour de sa voiture la valeur d'un régiment de cavaliers de +tous les corps, qui présentaient un désordre imposant; tous ces hommes +poussaient des cris de _vive l'empereur_ jusqu'aux nues. Lorsqu'il entra +dans la cour du château, il fut impossible aux postillons d'approcher la +voiture du vestibule, où il devait descendre. La foule était si grande, +que les chevaux ne purent avancer. On se précipita à la portière, on +l'ouvrit et on tira l'empereur de sa calèche; il ne lui fut pas possible +de mettre le pied par terre, ni dans la cour, ni sur l'escalier, ni dans +les appartemens: on le porta, on le passa de bras en bras jusqu'à son +cabinet. + +Il fit de suite demander les anciens ministres et ordonna à chacun d'eux +d'aller reprendre son portefeuille. Il n'y eut de nouvelle promotion que +celle de M. Fouché, qui fut chargé de la police. Voici à ce sujet une +petite anecdote qu'il n'est pas inutile de rapporter. Elle fera voir que +l'intrigue s'agitait déjà, c'est-à-dire que l'on était déjà plus occupé +d'éloigner ceux que l'on redoutait par des considérations personnelles, +que d'aider l'empereur en l'entourant de tout ce qui pouvait le servir. + +J'avais été, dans la matinée, rendre visite à l'archi-chancelier, que je +n'avais pas vu depuis un an. Je présumais que l'empereur l'enverrait +chercher tout en arrivant, ainsi qu'il en avait l'habitude, chaque fois +qu'il revenait de voyage. J'étais allé le prier de vouloir bien (si cela +devenait nécessaire) dire à l'empereur que je désirais rester en repos, +et que, s'il voulait absolument m'employer, pour rien au monde je +n'accepterais le ministère de la police. Je lui témoignai combien ces +fonctions-là me déplaisaient, et lui dis que, prévoyant bien que +l'intrigue s'agiterait en tout sens, je ne me sentais nullement disposé +à vivre au milieu des passions qu'elle allait soulever. + +L'archi-chancelier était pour le moins aussi las que moi des affaires: +il me déclara qu'à moins que l'empereur ne lui fît violence, il +n'accepterait non plus aucune fonction. + +Ce que j'avais prévu arriva. L'archi-chancelier fut le premier grand +fonctionnaire que l'empereur fit appeler. Les ministres, qui avaient +également été mandés, ne se présentèrent que successivement. C'était un +singulier spectacle que de revoir les choses remises aussi vite à leur +ancienne place. On se retrouvait dans le même salon où l'on s'était +quitté un an auparavant, et sans presque s'être rencontré depuis. + + + + +CHAPITRE XXIII. + +Composition du ministère.--M. Fouché à la police.--Par quelles +considérations ses nouveaux amis le recommandent à l'empereur.--Ce qu'il +eût voulu.--Le roi ne se croit pas en sûreté à Lille. + + +L'empereur n'avait pas encore fini de dîner, qu'il arriva un officier +venant de Soissons pour lui rendre compte que les deux frères Lallemand, +qui y étaient enfermés, couraient des dangers, que le sous-préfet de +cette ville refusait de les mettre en liberté. Il fit appeler le +ministre de la police sans le désigner par son nom, et comme l'on +hésitait à l'introduire, il m'appela par mon nom. Il m'ordonna d'écrire +au sous-préfet de rendre les deux frères Lallemand à la liberté, ce que +je fis. + +Lorsque l'empereur me donna cet ordre, il y avait plusieurs personnes +présentes, et toutes crurent que j'allais rentrer au ministère de la +police. Elles ignoraient mes dispositions particulières, et se hâtèrent +de croiser les intentions que l'empereur venait de manifester. + +Après qu'il eut entretenu M. l'archi-chancelier, il fit entrer M. le duc +de Bassano, qui était celui qui désirait le plus mon éloignement du +ministère, et qui sans doute ne lui conseilla pas de me conserver. Il ne +cherchait déjà qu'à mettre l'empereur dans une lanterne sourde, et il se +préparait à l'entourer de tous ses amis exclusivement. + +Après M. de Bassano, l'empereur reçut le maréchal Davout; puis je fus +admis. + +Après quelques mots de conversation, il me demanda s'il devait croire à +ce que j'avais dit le matin à l'archi-chancelier. Je lui répondis +affirmativement. Il voulut connaître les motifs de ma résolution. Je ne +les lui cachai pas; je lui détaillai toutes les tracasseries dont +j'avais été l'objet pendant son absence, et lui avouai qu'elles +m'avaient ôté le goût des affaires; et puis, lui dis-je, si l'on rend à +V. M. un compte fidèle de tout ce qui s'est passé ici depuis deux ou +trois mois, elle verra que son retour contrarie plus d'un projet. Si +elle eût tardé, elle eût sûrement trouvé un autre ordre de choses +établi. + +L'empereur se mit à rire et me dit: «Ainsi c'est un parti pris chez +vous, vous ne voulez pas du ministère?--Non, Sire,» lui répondis-je. + +Il ne me dit pas un mot de tout ce qu'avait dû lui insinuer M. de +Bassano pour le dissuader d'un choix qu'il redoutait particulièrement; +il me laissa les honneurs du refus, quoiqu'il ne m'eût peut-être pas +nommé. Il voulut me donner le gouvernement de Paris. Je le refusai +encore plus vivement que je n'avais refusé le ministère de la police. Je +lui dis même que je ne me souciais pas de faire la moindre chose. Il me +répondit que cela ne se pouvait pas, qu'il fallait travailler et le +servir; qu'il voulait que je prisse la gendarmerie, puisqu'il était +obligé de rendre le portefeuille à Fouché, contre lequel j'avais +toujours été sa sauvegarde. Je n'avais rien à objecter de plausible, je +me contentai de lui témoigner de l'étonnement de ce qu'il se confiait à +un homme si peu sûr; il me dit alors qu'on lui avait assuré qu'il avait +travaillé pour lui en faisant marcher les troupes de Flandre; je ne pus +m'empêcher de sourire, tant j'étais indigné qu'on eût déjà osé lui faire +un si impudent mensonge. Que peuvent jamais alléguer pour leur +justification, ceux qui, pour éloigner un homme dont ils redoutaient les +investigations, n'ont pas craint de se porter garans d'un traître, d'un +homme qui se vantait d'avoir été l'âme de toutes les conspirations +ourdies contre l'empereur? + +Après m'avoir donné congé, l'empereur reçut M. Fouché; c'était une chose +curieuse que de voir, jusqu'à la porte du cabinet de l'empereur, +l'intrigue prendre poste et pousser à l'envi un homme qui avait trahi +tous les partis, et avait déjà arrêté la perte du souverain auquel il +venait offrir ses services. Cependant l'aveuglement était tel, qu'une +personne du plus haut rang ne craignit pas de dire, lorsque le caméléon +se présenta: «Laissez bien vite entrer M. Fouché, c'est l'homme qu'il +importe le plus à l'empereur de voir en ce moment.» Cette respectable +personne pleure encore son erreur. + +Fouché entra effectivement chez l'empereur, et sans lui dire un mot de +tous ses antécédens avec Vienne, il le félicita sur son heureuse +arrivée. Il ajouta: «Je craignais que Votre Majesté n'éprouvât des +difficultés en chemin: c'est pourquoi j'avais fait marcher les troupes +pour déterminer le roi à partir; si quelques empêchemens s'étaient +présentés, j'aurais été à la rencontre de Votre Majesté.» + +Tel fut le langage que Fouché tint à l'empereur le soir de son arrivée. +Appuyé comme il l'était par ses nouveaux amis, il était bien difficile +que l'empereur ne lui accordât pas de la confiance: aussi le nomma-t-il +son ministre de la police. Le duc d'Otrante fut peu satisfait de cette +nomination, il me le dit à moi-même à l'issue de l'audience; ce n'était +pas la police qu'il voulait, mais les relations extérieures. L'empereur +l'avait forcé d'accepter, il l'avait fait. + +Le motif de la préférence n'était pas difficile à entrevoir: on conspire +plus à l'aise quand on est à la tête de la politique de l'État. + +Le maréchal Davout fut nommé à la guerre; les autres ministres reprirent +leurs fonctions, excepté M. Molé, qui était grand-juge avant la +révolution de 1814. + +L'archi-chancelier resta quelque temps chargé de la justice, et M. de +Montalivet fut remplacé par M. Carnot. + +Toutes ces nominations furent signées le 21 mars au matin: chacun des +nouveaux fonctionnaires alla prendre possession de son administration. + +Voilà donc dès le soir de son arrivée l'empereur livré à Fouché. Dans +quel but, je le demande, lui cachait-on tout ce qui avait été pratiqué +avant son retour? Je veux croire qu'on était trompé; mais ne +connaissait-on pas Fouché? Si l'on n'était pas dupe, on voulait donc +rester l'associé du personnage, et se ménager son amitié en lui +fournissant les moyens de mieux servir encore l'intrigue, dans laquelle +on savait qu'il avait un des principaux rôles. Quel inconvénient y +avait-il à faire connaître à l'empereur tout ce qu'on avait fait, avant +son retour, pour renverser le gouvernement du roi? La confidence ne +pouvait que l'éclairer. + +On ne le fit pas, parce que l'on craignait de se trouver soi-même dans +une position difficile, si l'empereur ne parvenait pas à se consolider, +et que le roi ne fût encore une fois reporté sur le trône, comme cela +est arrivé. D'un autre côté, si l'empereur réussissait, on ne pouvait +que gagner beaucoup soi-même à lui avoir persuadé que l'on avait employé +tous les moyens dont on pouvait disposer pour faciliter son retour; +c'était un tour de force d'avoir enlacé Fouché, car la misérable vanité +n'a jamais cessé de se montrer partout. + +Nous verrons bientôt comment les idées de Fouché, après avoir été +troublées par le retour subit de l'empereur, se replacèrent dans leur +ornière, et combien sont coupables ceux qui ont contribué à tromper la +confiance de l'empereur, en lui faisant de nouveau reprendre un tel +homme. + +Le délire qu'excita la réussite d'une entreprise aussi extraordinaire +que celle du retour de l'île d'Elbe n'a pas encore eu d'exemple. Il n'y +avait là ni armées étrangères, ni instigation d'aucun parti. Les battus +ont prétendu que l'empereur avait été rappelé par l'intrigue, ils +étaient dans l'erreur: il suffit, pour s'en convaincre, d'une simple +observation. + +Si l'empereur n'avait qu'un parti, comment l'a-t-il triomphé? Il est +revenu avec six cents hommes; on en avait bien autant à lui opposer: or +il n'a même pas été dans le cas de faire charger les fusils. De plus, il +voyageait presque seul dans une voiture de poste; comment ne l'a-t-on +pas arrêté? + +La population courait à sa rencontre, on illuminait sur son passage; +tous ceux qui l'ont accompagné rapportent qu'un million d'hommes se sont +montrés sur son chemin. L'empereur a dit lui-même qu'il n'avait +d'obligation à personne pour son retour, qu'il n'avait eu de parti en +France que le _Moniteur_, qui lui avait appris lorsqu'il était temps de +partir de l'île d'Elbe. + +Tous ceux qui l'ont servi au temps de ses hautes prospérités doivent +convenir que, dans aucune époque de sa vie, il n'a eu un triomphe aussi +parfait que celui que lui décernait l'enthousiasme national; c'étaient +bien les coeurs qui parlaient, car assurément aucun soin administratif +n'avait été pris pour exciter la joie publique. + +Le lendemain du retour de l'empereur aux Tuileries arriva le bataillon +de la garde qui l'avait suivi à l'île d'Elbe. La curiosité de la +multitude s'était changée en admiration; lorsqu'il entra dans la cour du +château, où l'empereur passait la revue des troupes de la garnison, ce +fut un cri de _vivat_ qui se répéta d'un bout à l'autre de la ligne. + +Une chose remarquable, c'est que, dans toute l'armée, chaque soldat +avait conservé sa cocarde aux trois couleurs, ainsi que l'aigle de son +schakos. On n'eut pas besoin de donner l'ordre de la reprendre, chacun +le fit aussitôt qu'il sut l'empereur en France. + +Pendant les premiers jours de son installation aux Tuileries, l'empereur +reçut les corps constitués. On lui tenait alors un langage bien +différent de celui qu'on tenait au roi quelques mois auparavant. + +Ce ne fut que le 24 ou le 25 mars que l'on apprit à Paris que le roi, +après s'être retiré à Lille, avait décidément quitté la France pour +passer en Belgique[35]; on avait su auparavant le licenciement de sa +maison à Béthune, et comme Lille est un chef-lieu de préfecture où il y +avait une nombreuse garnison commandée par le maréchal Mortier, on jugea +qu'il fallait bien qu'il y eût eu quelque avis fâcheux qui était parvenu +jusque-là, puisque le roi ne s'était pas cru en sûreté dans la place, et +en était parti. On lui dit probablement que les émissaires de l'empereur +étaient déjà dans Lille, et soulevaient la garnison. Je le crois, parce +que chacun était impatient de le voir partir, afin de pouvoir venir +rendre compte à Paris du plus ou moins de part qu'on avait eue à lui +exagérer les dangers qui lui avaient fait prendre cette résolution. + +Le maréchal Mortier arriva à Paris, et se présenta au lever de +l'empereur le lendemain. Non seulement il ne dit rien à personne qui pût +l'empêcher de solliciter du service, mais lui-même en prit immédiatement +ainsi que plusieurs officiers de la maison du roi, qui, avant d'en faire +partie, avaient servi dans l'armée. De toutes parts, on s'empressait de +montrer du zèle pour l'empereur; il ne laissait, de son côté, apercevoir +aucun ressentiment contre qui que ce fût. + +Il reçut les sénateurs, n'adressa de reproches à aucun d'eux; il ne +parla que d'une manière générale de l'acte honteux par lequel ce corps +avait prononcé sa déchéance, en ajoutant: «Je laisse cela à l'histoire; +quant à moi, j'oublie tout ce qui s'est passé.» + + + + +CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE. + +PIÈCES HISTORIQUES. + + + _Au duc de Rovigo._ + + Paris, le 4 juillet 1822. + + MONSIEUR LE DUC, + + J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et + je m'empresse d'y répondre. Ce que l'on vous a dit sur ma mission + est à peu près la vérité; plusieurs faits cependant sont inexacts, + et il importe de les rectifier. + + J'ai quitté l'empereur, le 29 au soir, au pont de Dolancourt près + Vandoeuvre. Il m'ordonna de me rendre à Paris et d'annoncer qu'il + allait s'y rendre avec son armée. Je n'avais pas d'ordres précis; + je devais agir selon les circonstances, tâcher de faire traîner les + choses en longueur jusqu'à l'arrivée de l'empereur, et annoncer que + les négociations étaient rouvertes avec les alliés, et + particulièrement avec l'Autriche. Arrivé à Paris le 30 à midi, je + montai effectivement à cheval et je fus à Montmartre. Le roi Joseph + venait d'en partir. Je le rejoignis dans le bois de Boulogne; il + avait près de lui le prince Jérôme, les ministres Daru, Clarke et + beaucoup d'autres personnes. Je lui communiquai les ordres de + l'empereur, et l'engageai à retourner à Paris: il me répondit qu'on + ne pouvait plus tenir, que des corps ennemis se dirigeaient sur + Versailles, que la retraite pouvait être coupée; qu'il ne voulait + pas qu'un frère de l'empereur fût livré en otage, et qu'il avait + laissé ses ordres aux maréchaux Marmont et Mortier. Je quittai le + roi Joseph, et je joignis le maréchal Mortier au bas de Montmartre; + il ignorait encore le départ du roi, je le lui appris, et je lui + communiquai mes ordres. Un moment après, il reçut un billet du roi + Joseph qui contenait à peu près ces mots, autant que ma mémoire + peut me les rappeler: «Si les maréchaux Marmont et Mortier ne + peuvent plus défendre Paris, ils sont autorisés à entrer en + négociation; ils se retireront sur la Loire.» + + D'après ce billet, et ce que j'avais dit au maréchal Mortier, il se + décida à écrire au prince Schwartzenberg, non pas pour traiter de + la capitulation, mais pour proposer un armistice, basé sur ce que + les négociations étaient rouvertes, et que probablement dans ce + moment la paix était signée avec l'empereur d'Autriche. Pendant ce + temps, l'ennemi avançait toujours, et peu de temps après le + maréchal Mortier reçut une réponse très sèche du prince + Schwartzenberg, qui lui marquait que les alliés ne feraient pas la + paix séparément, et qu'il fallait rendre Paris. Presque au même + moment arriva un officier-général, que je crois être le général + Mestadier; il venait annoncer au maréchal Mortier que le duc de + Raguse, que je n'avais pas encore vu, venait, d'après le billet du + roi Joseph, d'entrer en négociation pour la reddition de Paris, et + que les hostilités allaient cesser. + + Voilà, monsieur le duc, tout ce que je puis vous dire sur cette + journée. Je n'ai point apporté d'ordre pour capituler, et cette + idée n'est jamais venue, je crois, dans la tête de l'empereur; il + paraît même que le général Girardin, qui est arrivé après la + signature de la capitulation, avait ordre de faire tenir Paris à + tel prix que ce fût, et l'empereur, qui le suivait de près, + espérait arriver encore à temps. + + Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute + considération. + + _Signé_, Comte DEJEAN. + + * * * * * + + _Au prince Metternich._ + + Châtillon, le 9 février 1814. + + MON PRINCE, + + Je me propose de demander aux plénipotentiaires des cours alliées, + si la France, en consentant, ainsi qu'ils l'ont demandé, à rentrer + dans ses anciennes limites, obtiendra immédiatement un armistice. + Si, par un tel sacrifice, un armistice peut être sur-le-champ + obtenu, je serai prêt à le faire. Je serai prêt encore, dans cette + supposition, à remettre sur-le-champ une partie des places que ce + sacrifice devra nous faire perdre. + + J'ignore si les plénipotentiaires des cours alliées sont autorisés + à répondre affirmativement à cette question, et s'ils ont des + pouvoirs pour conclure cet armistice. S'ils n'en ont pas, personne + ne peut, autant que Votre Excellence, contribuer à leur en faire + donner. Les raisons qui me portent à l'en prier ne me semblent pas + tellement particulières à la France, qu'elles ne doivent intéresser + qu'elle seule. Je supplie Votre Excellence de mettre ma lettre sous + les yeux du père de l'impératrice: qu'il voie les sacrifices que + nous sommes prêts à faire, et qu'il décide. + + Agréez, etc. + + _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence. + + * * * * * + + _À l'empereur Napoléon_. + + Châtillon, le 5 mars 1814. + + SIRE, + + J'ai besoin d'exprimer particulièrement à V. M. toute ma peine de + voir mon dévouement méconnu. Elle est mécontente de moi; elle le + témoigne et charge de me le dire. Ma franchise lui déplaisant, elle + la taxe de rudesse et de dureté. Elle me reproche de voir partout + les Bourbons, dont, peut-être à tort, je ne parle qu'à peine. V. M. + oublie que c'est elle qui en a parlé la première dans les lettres + qu'elle a écrites ou dictées. Prévoir comme elle les chances que + peuvent leur présenter les passions d'une partie des alliés, celles + que peuvent faire naître des événemens malheureux et l'intérêt que + pourrait inspirer dans ce pays leur haute infortune, si la présence + d'un prince et un parti réveillaient ces vieux souvenirs dans un + moment de crise, ne serait cependant pas si déraisonnable, si les + choses sont poussées à bout. Dans la situation où sont les esprits, + dans l'état de fièvre où est l'Europe, dans celui d'anxiété et de + lassitude où se trouve la France, la prévoyance doit tout + embrasser, elle n'est que de la sagesse. V. M. voudrait, je le + comprends, vacciner sa force d'âme, l'élan de son grand caractère, + à tout ce qui la sert, et communiquer à tous son énergie; mais + votre ministre, Sire, n'a pas besoin de cet aiguillon. L'adversité + stimule son courage, au lieu de l'abattre; et s'il vous répète sans + cesse le mot de paix, c'est parce qu'il la croit indispensable et + même pressante pour ne pas tout perdre. C'est quand il n'y a pas de + tiers entre V. M. et lui, qu'il lui parle franchement. C'est votre + force, Sire, qui l'oblige à vous paraître faible, tout au moins + plus disposé à céder qu'il ne le serait réellement. Personne ne + désire, ne voudrait plus que moi consoler V. M., adoucir tout ce + que lès circonstances et les sacrifices qu'elles exigeront auront + de pénible pour elle; mais l'intérêt de la France, celui de votre + dynastie, me commandent, avant tout, d'être prévoyant et vrai. D'un + instant à l'autre, tout peut être compromis par ces ménagemens qui + ajournent les déterminations qu'exigent les grandes et difficiles + circonstances où nous sommes. Est-ce ma faute si je suis le seul + qui tient ce langage de dévouement à V. M.? si ceux qui + l'entourent, et qui pensent comme moi, craignant de lui déplaire et + voulant la ménager, quand elle a déjà tant de sujets de + contrariété, n'osent lui répéter ce qu'il est de mon devoir de lui + dire? Quelle gloire, quel avantage peut-il y avoir pour moi à + prêcher, à signer même cette paix, si toutefois on parvient à la + faire? Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour + V. M. un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens + en France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me la + reprocheront-ils pas six mois après qu'elle aura sauvé votre trône? + Comme je ne me fais pas plus illusion sur ma position que sur celle + de V. M., elle doit m'en croire. Je vois les choses ce qu'elles + sont, et les conséquences ce qu'elles peuvent devenir. La peur a + uni tous les souverains, le mécontentement a rallié tous les + Allemands. La partie est trop bien liée pour la rompre. En + acceptant le ministère dans les circonstances où je l'ai pris, en + me chargeant ensuite de cette négociation, je me suis dévoué pour + vous servir, pour sauver mon pays; je n'ai point eu d'autre but, et + celui-là seul était assez noble, assez élevé pour me paraître + au-dessus de tous les sacrifices. Dans ma position, je ne pouvais + qu'en faire, et c'est ce qui m'a décidé. V. M. peut dire de moi + tout le mal qu'il lui plaira; au fond de son coeur, elle ne pourra + en penser, et elle sera forcée de me rendre toujours la justice de + me regarder comme l'un de ses plus fidèles sujets, et l'un des + meilleurs citoyens de cette France que je ne puis être soupçonné de + vouloir avilir, quand je donnerais ma vie pour lui sauver un + village. + + Je suis, etc. + + _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence. + + * * * * * + +_Séance du 7 février 1814._ + +Les protocoles de la séance du 5 ayant été expédiés en _double_ et +collationnés dans la journée d'hier, MM. les plénipotentiaires, à +l'ouverture de la présente séance, ont muni ces expéditions de leurs +signatures, en observant l'alternative entre le plénipotentiaire de la +France d'un côté, et les plénipotentiaires des cours alliées de l'autre, +les derniers y ayant procédé entre eux, en adoptant la voie de +_pêle-mêle_, tout préjudice sauf. + +Cette formalité remplie, les plénipotentiaires des cours alliées +consignent au protocole ce qui suit: + + «Les puissances alliées réunissant le point de vue de la sûreté et + de l'indépendance future de l'Europe avec le désir de voir la + France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a + toujours occupé dans le système politique, et considérant la + situation dans laquelle l'Europe se trouve placée à l'égard de la + France, à la suite des succès obtenus par leurs armes, les + plénipotentiaires des cours alliées ont ordre de demander: + + «Que la France rentre dans les limites qu'elle avait avant la + révolution, sauf des arrangemens d'une convenance réciproque sur + des portions de territoire au-delà des limites de part et d'autre, + et sauf des restitutions que l'Angleterre est prête à faire pour + l'intérêt général de l'Europe, contre les rétrocessions ci-dessus + demandées à la France, lesquelles restitutions seront prises sur + les conquêtes que l'Angleterre a faites pendant la guerre; qu'en + conséquence la France abandonne toute influence directe hors de ses + limites futures, et que la renonciation à tous les titres qui + ressortent des rapports de souveraineté et de protectorat sur + l'Italie, l'Allemagne et la Suisse, soit une suite immédiate de cet + arrangement.» + +Après que M. le duc de Vicence a entendu la lecture de cette +proposition, il s'établit de part et d'autre entre les plénipotentiaires +une conversation explicative de l'objet, à la suite de laquelle S. Exc. +le plénipotentiaire français observe que la proposition étant de trop +grande importance pour pouvoir y répondre immédiatement, il désire à cet +effet que la séance soit suspendue. + +Les plénipotentiaires des cours alliées n'hésitent pas à déférer à ce +désir, et l'on convient de continuer la séance à huit heures du soir. + +Les plénipotentiaires reprenant la séance à l'heure convenue, M. le duc +de Vicence déclare ce qui suit: + +Le plénipotentiaire de France renouvelle encore l'engagement déjà pris +par sa cour de faire, pour la paix, les _plus grands sacrifices_, +quelque éloignée que la demande faite dans la séance d'aujourd'hui, au +nom des puissances alliées, soit des _bases proposées par elles à +Francfort_ et fondées sur ce que les _alliés eux-mêmes_ ont appelé les +_limites naturelles_ de la France; quelque éloignée qu'elle soit des +déclarations que toutes les cours n'ont cessé de faire à la face de +l'Europe; quelque éloignée que soit même leur proposition d'un état de +possession analogue au rang que la France a toujours occupé dans le +système politique, bases que les plénipotentiaires des puissances +alliées rappellent encore dans leur proposition de ce jour. Enfin +quoique le résultat de cette proposition soit d'appliquer à la France +seule un principe que les puissances alliées ne parlent point d'adopter +pour elles-mêmes, et dont cependant l'application ne peut être juste, si +elle n'est point réciproque et impartiale, le plénipotentiaire français +n'hésiterait pas à s'expliquer sans retard de la manière la plus +positive sur cette demande, si chaque sacrifice qui peut être fait et le +degré dans lequel il peut l'être ne dépendaient pas nécessairement de +l'espèce et du nombre de ceux qui seront demandés, comme la somme des +sacrifices dépend aussi nécessairement de celle des _compensations_; +toutes les questions d'une telle négociation sont tellement liées et +subordonnées les unes aux autres, qu'on ne peut prendre parti sur +aucune, avant de les connaître toutes. Il ne peut être indifférent à +celui à qui on demande _des sacrifices_ de savoir _au profit de qui_ il +les fait et quel emploi on veut en faire, enfin si, en les faisant, on +peut mettre tout de suite un terme aux malheurs de la guerre. Un projet +qui développerait les vues des alliés dans tout leur ensemble remplirait +ce but. + +Le plénipotentiaire renouvelle donc de la manière la plus instante la +demande que les plénipotentiaires des cours alliées veuillent _bien +s'expliquer positivement sur tous les points précités_. + +Après avoir pris lecture de ce qui vient d'être inséré au protocole de +la part de M. le plénipotentiaire de France, les plénipotentiaires des +cours alliées déclarent qu'ils prennent sa réponse _ad referendum_. + + Châtillon-sur-Seine, le 7 février 1814. + + _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence. + + _Signé_, Le comte DE STADION, ABERDEEN, HUMBOLDT, le comte de + RAZOUMOWSKI, CATHCART, Charles STEWART. + + * * * * * + +_Séance du 10 mars 1814._ + +Le plénipotentiaire de France commence la conférence par consigner au +protocole ce qui suit: + +Le plénipotentiaire de France avait espéré, d'après les représentations +qu'il avait été dans le cas d'adresser à MM. les plénipotentiaires des +cours alliées, et par la manière dont LL. EE. avaient bien voulu les +accueillir, qu'il serait donné des ordres pour que ses courriers pussent +lui arriver sans difficulté et sans retards. Cependant le dernier qui +lui est parvenu, non seulement a été arrêté très long-temps par +plusieurs officiers et généraux russes, mais on l'a même _obligé à +donner ses dépêches, qui ne lui ont été rendues que trente-six heures +après, à Chaumont_. Le plénipotentiaire de France se voit donc à regret +forcé d'appeler de nouveau sur cet objet l'attention de MM. les +plénipotentiaires des cours alliées, et de réclamer avec d'autant plus +d'instance contre une conduite contraire aux usages reçus et aux +prérogatives que le droit des gens assure aux ministres chargés d'une +négociation, qu'elle cause réellement les retards qui l'entravent. + +Les plénipotentiaires des cours alliées n'étant point informés du fait, +promettent de porter cette réclamation à la connaissance de leurs cours. + +Le plénipotentiaire de France donne ensuite lecture de la pièce +suivante, dont il demande l'insertion au protocole, ainsi que des pièces +y annexées n° 1, 2, 3, 4 et 5. + +_Le plénipotentiaire de France a reçu de sa cour l'ordre de faire au +protocole les observations suivantes:_ + + «Les souverains alliés, _dans leur déclaration de Francfort_, que + toute l'Europe connaît, et LL. EE. MM. les plénipotentiaires, dans + leur proposition du 7 février, ont également posé en principe que + la France doit conserver par la paix la même puissance relative + qu'elle avait avant les guerres que cette paix doit finir; car ce + que, dans le préambule de leur proposition, MM. les + plénipotentiaires ont dit du désir des puissances alliées de voir + la France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a + toujours occupé dans le système politique, n'a point et ne saurait + avoir un autre sens. Les souverains alliés avaient demandé, en + conséquence, que la France se renfermât dans les limites formées + par les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, et la France y avait + acquiescé. MM. les plénipotentiaires ont au contraire, et par leur + note du 7, et par le projet d'articles qu'ils ont remis le 17, + demandé qu'elle rentrât dans ses anciennes limites. Comment, sans + cesser d'invoquer le même principe, a-t-on pu, et en si peu de + temps, passer de l'une de ces demandes à l'autre? Qu'est-il survenu + depuis la première qui puisse motiver la seconde? + + «On ne pouvait pas le 7, on ne pouvait pas plus le 17, et à plus + forte raison ne pourrait-on pas aujourd'hui la fonder sur l'offre + confidentielle faite par le plénipotentiaire de France au ministre + du cabinet de l'une des cours alliées; car la lettre qui la + contenait ne fut écrite que le 9, et il était indispensable d'y + répondre immédiatement, puisque l'offre était faite sous la + _condition absolue d'un armistice immédiat_, pour arrêter + l'effusion du sang, et éviter une bataille que les alliés ont voulu + donner; au lieu de cela, les conférences furent, par la seule + volonté des alliés, et sans motifs, suspendues du 10 au 17, jour + auquel la condition proposée fut même formellement rejetée. On ne + pouvait, on ne peut donc, en aucune manière, se prévaloir d'une + offre qui lui était subordonnée. Les souverains alliés ne + voulaient-ils point, il y a trois mois, établir un juste équilibre + en Europe? N'annoncent-ils pas qu'ils le veulent encore + aujourd'hui? Conserver la même puissance relative qu'elle a + toujours eue, est aussi le seul désir qu'ait réellement la France. + _Mais l'Europe ne ressemble plus à ce qu'elle était il y a vingt + ans_; à cette époque, le royaume de Pologne, déjà morcelé, disparut + entièrement, l'immense territoire de la Russie s'accrut de vastes + et riches provinces. Six millions d'hommes furent ajoutés à une + population déjà plus grande que celle d'aucun État européen. Neuf + millions devinrent le partage de l'Autriche et de la Prusse. + Bientôt l'Allemagne changea de face. Les États ecclésiastiques et + le plus grand nombre des villes libres germaniques furent réparties + entre les princes séculiers. La Prusse et l'Autriche en reçurent la + meilleure part. L'antique république de Venise devint une province + de la monarchie autrichienne; deux nouveaux millions de sujets, + avec de nouveaux territoires et de nouvelles ressources, ont été + donnés depuis à la Russie, par le traité de Tilsit, par le traité + de Vienne, par celui d'Yassi, et par celui d'Abo. De son côté, et + dans le même intervalle de temps, l'Angleterre a non seulement + acquis, par le traité d'Amiens, les possessions hollandaises de + Ceylan et de l'île de la Trinité; mais elle a doublé ses + possessions de l'Inde, et en a fait un empire que deux des plus + grandes monarchies de l'Europe égaleraient à peine. Si la + population de cet empire ne peut être considérée comme un + accroissement de la population britannique, en revanche, + l'Angleterre n'en tire-t-elle pas, et par la souveraineté et par le + commerce, un accroissement immense de sa richesse, cet autre + élément de la puissance? La Russie, l'Angleterre, ont conservé tout + ce qu'elles ont acquis. L'Autriche et la Prusse ont, à la vérité, + fait des pertes; mais renoncent-elles à les réparer, et se + contentent-elles aujourd'hui de l'état de possession dans lequel la + guerre présente les a trouvées? Il diffère cependant peu de celui + qu'elles avaient il y a vingt ans. + + «Ce n'est pas pour son intérêt seul que la France doit vouloir + conserver la même puissance relative qu'elle avait; qu'on lise la + déclaration de Francfort, et l'on verra que les souverains alliés + ont été convaincus eux-mêmes que c'était aussi _l'intérêt de + l'Europe_. Or, quand tout a changé autour de la France, comment + pourrait-elle _conserver la même puissance relative en étant + replacée au même état qu'auparavant?_ Replacée dans ce même état, + _elle n'aurait pas même le degré de puissance absolue qu'elle avait + alors;_ car ses possessions d'outre-mer étaient incontestablement + un des élémens de cette puissance, et la plus importante de ces + possessions, celle qui, par sa valeur, égalait ou surpassait toutes + les autres ensemble, lui a été ravie; peu importe par quelle cause + elle l'a perdue, il suffit qu'elle ne l'ait plus, et qu'il ne soit + pas au pouvoir des alliés de la lui rendre. + + «Pour évaluer la puissance relative des États, ce n'est pas assez + de comparer leurs forces absolues, il faut faire entrer dans le + calcul l'emploi que leur situation géographique les contraint ou + leur permet d'en faire. + + «L'Angleterre est une puissance essentiellement maritime, qui peut + mettre toutes ses forces sur les eaux. L'Autriche a trop peu de + côtes pour le devenir; la Russie et la Prusse n'ont pas besoin de + l'être, puisqu'elles n'ont pas de possessions au-delà des mers: ce + sont des puissances essentiellement continentales. La France est, + au contraire, à la fois essentiellement maritime à raison de + l'étendue de ses côtes et de ses colonies, et essentiellement + continentale. L'Angleterre ne peut être attaquée que par des + flottes. La Russie, adossée au pôle du monde et bornée presque de + tous côtés par des mers ou de vastes solitudes, ne peut, depuis + qu'elle a acquis la Finlande, être attaquée que d'un seul côté. _La + France peut l'être sur tous les points de sa circonférence, et à la + fois du coté de la terre, où elle confine partout à des nations + vaillantes, et du côté de la mer, et dans ses possessions + lointaines_. + + «Pour rétablir un véritable équilibre, sa puissance relative + devrait donc être considérée sous deux aspects distincts: pour en + faire une estimation juste, il la faut diviser, et ne comparer ses + forces absolues à celles des autres États du continent, que + déduction faite de la part qu'elle en devra employer sur mer, et à + celles des États maritimes, que déduction faite de la part qu'elle + en devra employer sur le continent.» + +Le plénipotentiaire de France prie LL. EE. MM. les plénipotentiaires des +cours alliées de peser attentivement les considérations si frappantes de +vérité qui précèdent, et de juger si les acquisitions que la France a +faites en deçà des Alpes et du Rhin, et que les traités de Lunéville et +d'Amiens lui avaient assurées, suffiraient même pour rétablir entre elle +et les grandes puissances de l'Europe l'équilibre que les changemens +survenus dans l'état de possession de ces puissances ont rompu. + +Le plus simple calcul démontre jusqu'à l'évidence que ces acquisitions, +jointes à tout ce que la France possédait en 1792, seraient encore +_loin_ de lui donner le même degré de puissance relative qu'elle avait +alors, et qu'elle avait constamment eue dans les temps antérieurs, et +cependant on lui demande, non pas d'en abandonner seulement une partie +quelconque, mais de les abandonner toutes, quoique, dans leur +déclaration de Francfort, les souverains alliés eussent annoncé à +l'Europe _qu'ils reconnaissaient à la France un territoire plus étendu +qu'elle ne l'avait eu sous ses rois_. + +Les forces propres d'un État ne sont pas l'unique élément de sa +puissance relative, dans la composition de laquelle entrent encore les +liens qui l'unissent à d'autres États, liens généralement plus forts et +plus durables entre les États que gouvernent des princes d'un même sang. +L'empereur des Français possède, outre son empire, un royaume; son fils +adoptif en est l'héritier désigné. D'autres princes de la dynastie +française étaient possesseurs de couronnes ou de souverainetés +étrangères. Des traités avaient consacré leurs droits, et le continent +les avait reconnus. Le projet des cours alliées garde à leur égard un +silence que les questions si naturelles et si justes du plénipotentiaire +de France n'ont pu rompre. En renonçant cependant aux droits de ces +princes et à la part de puissance relative qui en résulte pour elle, +ainsi qu'à ce qu'elle a acquis en-deçà des Alpes et du Rhin, la France +se trouverait avoir perdu de son ancienne puissance relative maritime et +continentale, précisément en même raison que celle des autres grands +États s'est déjà ou se sera accrue à la paix par leurs acquisitions +respectives. La restitution de ses colonies, qui ne feraient alors que +la replacer dans son ancien état de grandeur absolue (ce que même la +situation de Saint-Domingue ne permettrait pas d'effectuer +complètement), ne serait point, ne pourrait pas être une compensation de +ses pertes; seulement ses pertes en seraient diminuées, et ce serait +sans doute le moins auquel elle eût le droit de s'attendre; mais que lui +offre à cet égard le projet des cours alliées? + +Des colonies françaises tombées au pouvoir de l'ennemi (et les guerres +du continent les y ont fait tomber toutes) il y en a trois que leur +importance, sous des rapports divers, met hors de comparaison avec +toutes les autres: ce sont la Guadeloupe, la Guyane et l'île de France. + +Au lieu de la restitution des deux premières, le projet des cours +alliées n'offre que des bons offices pour procurer cette restitution, et +il semblerait d'après cela que ces deux colonies fussent entre les mains +de puissances étrangères à la négociation présente et ne devant point +être comprises dans la future paix. Tout au contraire les puissances qui +les occupent sont du nombre de celles au nom de qui et pour qui les +cours alliées ont déclaré qu'elles étaient autorisées à traiter: n'y +sont-elles donc autorisées que pour les clauses à la charge de la +France? cessent-elles de l'être dès qu'il s'agit de clauses à son +profit? S'il en était ainsi, il deviendrait indispensable que tous les +États engagés dans la présente guerre prissent immédiatement part à la +négociation et envoyassent chacun des plénipotentiaires au congrès. + +Il est en outre à remarquer que la Guadeloupe n'étant sortie des mains +de l'Angleterre que par un acte que le droit des gens n'autorisait pas, +c'est l'Angleterre encore qui, relativement à la France, est censée +l'occuper, et que c'est à elle seule que la restitution en peut être +demandée. + +L'Angleterre veut garder pour elle les îles de France et de la Réunion, +sans lesquelles les autres possessions de la France, à l'est du cap de +Bonne-Espérance, perdent tout leur prix; les Saintes, sans lesquelles la +possession de la Guadeloupe serait précaire; et l'île de Tabago, +celle-ci sous le prétexte que la France ne la possédait point en 1792, +et les autres quoique la France les possédât de temps immémorial, +établissant ainsi une règle qui n'a de rigueur que pour la France, qui +n'admet d'exceptions que contre elle, et devient ainsi un glaive à deux +tranchans. + +Une île d'une certaine étendue, mais qui a perdu son ancienne fertilité, +deux ou trois autres infiniment moindres, et quelques comptoirs auxquels +la perte de l'île de France forcerait de renoncer, voilà à quoi se +réduisent les grandes restitutions que l'Angleterre promettait de faire. +Sont-ce là celles qu'elle fit à Amiens où pourtant elle rendait Malte, +qu'elle veut aujourd'hui garder et qu'on ne lui conteste plus? +Qu'aurait-elle offert de moins, si la France n'eût eu rien à céder qu'à +elle? Les restitutions qu'elle promettait avaient été annoncées comme un +équivalent des sacrifices qui seraient faits au continent. C'est sous +cette condition que la France a annoncé qu'elle était prête à consentir +à de grands sacrifices. Elles en doivent être la mesure. Pouvait-on +s'attendre à un projet par lequel le continent demande tout, +l'Angleterre ne rend presque rien, et dont en substance le résultat est +que toutes les grandes puissances de l'Europe doivent conserver tout ce +qu'elles ont acquis, réparer les pertes qu'elles ont pu faire, et +acquérir encore; que la France seule ne doit rien conserver de toutes +ses acquisitions et ne doit recouvrer que la part la plus petite et la +moins bonne de ce qu'elle a perdu? + +_Après tant de sacrifices demandés à la France, il ne manquait plus que +de lui demander encore celui de son honneur!_ + +Le projet tend à lui _ôter le droit d'intervenir en faveur d'anciens +alliés malheureux_. Le plénipotentiaire de France, ayant demandé si le +roi de Saxe serait remis en possession de ses États, n'a pu même obtenir +une réponse. + +On demande à la France des cessions et des renonciations, et l'on veut +qu'en cédant elle ne sache pas à qui, sous quels titres et dans quelle +proportion appartiendra ce qu'elle aura cédé! _On veut qu'elle ignore +quels doivent être ses plus proches voisins;_ on veut régler sans elle +le sort des pays auxquels elle aura renoncé, et le mode d'existence de +ceux avec lesquels son souverain était lié par des rapports +particuliers; on veut, _sans elle_, faire des arrangemens qui doivent +régler le système général de possession et d'équilibre en Europe; on +veut qu'elle soit étrangère à l'arrangement d'un tout dont elle est une +partie considérable et nécessaire; on veut enfin qu'en souscrivant à de +telles conditions, elle s'exclue en quelque sorte elle-même de la +société européenne. + +On lui restitue ses établissemens sur le continent de l'Inde, mais à la +condition de posséder comme dépendante et comme sujette ce qu'elle y +possédait en souveraineté. + +Enfin on lui dicte des règles de conduite pour le régime ultérieur de +ses colonies et envers des populations qu'aucun rapport de sujétion ou +de dépendance quelconque ne lie aux gouvernemens de l'Europe, et à +l'égard desquelles on ne peut reconnaître à aucun d'eux aucun droit de +patronage. + +Ce n'est point à de telles propositions qu'avait dû préparer le langage +des souverains alliés, et celui du prince régent d'Angleterre, lorsqu'il +disait au parlement britannique qu'aucune disposition de sa part à +demander à la France aucun sacrifice incompatible avec son intérêt comme +nation ou avec son honneur ne serait un obstacle à la paix. + +Attaquée à la lois par toutes les puissances réunies contre elle, la +nation française sent plus qu'aucune autre le besoin de la paix et la +veut aussi plus qu'aucune autre; _mais tout peuple comme tout homme +généreux met l'honneur avant l'existence même_. + +Il n'est sûrement point entré dans les vues des souverains alliés de +l'_avilir_; et quoique le plénipotentiaire de France ne puisse +s'expliquer le peu de conformité du projet d'articles qui lui avait été +remis avec les sentimens qu'ils ont tant de fois et si explicitement +manifestés, il n'en présente pas moins avec confiance au jugement des +cours alliées elles-mêmes et de MM. les plénipotentiaires des +observations dictées par l'intérêt général de l'Europe autant que par +l'intérêt particulier de la France, et qui ne s'écartent en aucun point +des déclarations des souverains alliés et de celle du prince régent au +parlement d'Angleterre. + +Les plénipotentiaires des cours alliées répondent que les observations +dont ils viennent d'entendre la lecture ne contiennent pas une +déclaration distincte et explicite du gouvernement français sur le +projet présenté par eux dans la séance du 17 février, et par conséquent +ne remplissent pas la demande que les plénipotentiaires des cours +alliées avaient formée dans la conférence du 28 février, d'obtenir une +réponse distincte et explicite dans le terme de dix jours, duquel ils +étaient mutuellement convenus avec M. le plénipotentiaire de France. + +Les plénipotentiaires des cours alliées se disposant là-dessus à lever +la séance, M. le plénipotentiaire de France déclare verbalement que +l'empereur des Français est prêt + +À renoncer, par le traité à conclure, à tout titre exprimant des +rapports de souveraineté, de suprématie, protection ou influence +constitutionnelle, avec les pays hors des limites de la France, + +Et à reconnaître + +L'indépendance de l'Espagne dans ses anciennes limites, sous la +souveraineté de Ferdinand VII; + +L'indépendance de l'Italie, l'indépendance de la Suisse, sous la +garantie de grandes puissances; + +L'indépendance de l'Allemagne; + +Et l'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté du prince +d'Orange. + +Il déclare encore que, si, pour écarter des causes de mésintelligence, +rendre l'amitié plus étroite et la paix plus durable entre la France et +l'Angleterre, des cessions de la part de la France au-delà des mers +peuvent être jugées nécessaires, la France sera prête à les faire +moyennant un équivalent raisonnable. + +Sur quoi la séance a été levée. + + _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence; ABERDEEN; A. comte de + RAZOUMOWSKI; CATHCART; le comte STADION; Ch. STEWART, + lieutenant-général. + + * * * * * + +_Séance du 13 mars 1814_. + +Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent au protocole ce qui +suit: + +Les plénipotentiaires des cours alliées ont pris en considération le +mémoire présenté par M. le duc de Vicence, dans la séance du 10 mars, et +la déclaration verbale dictée par lui au protocole de la même séance. +Ils ont jugé la première de ces pièces être de nature à ne pouvoir être +mise en discussion sans entraver la marche de la négociation. + +La déclaration verbale de M. le plénipotentiaire ne contient que +l'acceptation de quelques points du projet de traité remis par les +plénipotentiaires des cours alliées dans la séance du 17 février; elle +ne répond ni à l'ensemble ni même à la majeure partie des articles de ce +projet, et elle peut bien moins encore être regardée comme un +contre-projet renfermant la substance des propositions faites par les +puissances alliées. + +Les plénipotentiaires des cours alliées se voient donc obligés à inviter +M. le duc de Vicence à se prononcer s'il compte accepter ou rejeter le +projet de traité présenté par les cours alliées ou bien à remettre un +contre-projet. + +Le plénipotentiaire de France, répondant à cette déclaration des +plénipotentiaires des cours alliées, ainsi qu'à leurs observations sur +le même objet, a dit: + +Qu'une pièce telle que celle qu'il avait remise le 10, dans laquelle les +articles du projet des cours alliées qui sont susceptibles de +modifications étaient examinés et discutés en détail, loin d'entraver la +marche de la négociation, ne pouvait au contraire que l'accélérer, +puisqu'elle éclaircissait toutes les questions sous le double rapport de +l'intérêt de l'Europe et de celui de la France; + +Qu'après avoir annoncé aussi positivement qu'il l'a fait par sa note +verbale du même jour, que la France était prête à renoncer par le futur +traité à la souveraineté d'un territoire au-delà des Alpes et du Rhin, +contenant au-delà de sept millions, et à son influence sur celle de +vingt millions d'habitans, ce qui forme au moins les six septièmes des +sacrifices que le projet des alliés lui demande, on ne saurait lui +reprocher de n'avoir pas répondu d'une manière distincte et explicite; + +Que le contre-projet que lui demandent les plénipotentiaires des cours +alliées se trouve en substance dans sa déclaration verbale du 10, quant +aux objets auxquels la France peut consentir sans discussion, et que, +quant aux autres, qui sont tous susceptibles de modifications, les +observations y répondent, mais qu'il n'en est pas moins prêt à les +discuter à l'instant même. + +Les plénipotentiaires des cours alliées répondent ici: + +Que les deux pièces remises par M. le plénipotentiaire de France, dans +la séance du 10 mars, ne se référaient pas tellement l'une à l'autre, +qu'on pût dire que l'une renfermait les points auxquels le gouvernement +français consent sans discussion, et l'autre ceux sur lesquels il veut +établir la négociation; mais que, tout au contraire, l'une ne contient +que des observations générales ne menant à aucune conclusion, et que +l'autre énonce tout aussi peu d'une manière claire et précise ce que M. +le plénipotentiaire de France vient de dire, puisque, pour ne s'arrêter +qu'aux deux points suivans, elle n'explique pas même ce qu'on y entend +par les limites de la France, et ne parle qu'en général de +l'indépendance de l'Italie. Les plénipotentiaires ajoutent ensuite que, +ces deux pièces ayant été mises sous les yeux de leurs cours, ils ont eu +l'instruction positive, précise et stricte, de déclarer, ainsi qu'ils +l'ont fait, que ces deux pièces ont été tenues insuffisantes, et +d'insister sur une autre déclaration de la part de M, le +plénipotentiaire de France, qui renfermât ou une acceptation ou un refus +de leur projet de traité proposé dans la conférence du 17 février, ou +bien un contre-projet. Ils invitent donc de nouveau M. le +plénipotentiaire de France à leur donner cette déclaration. + +Le plénipotentiaire de France renouvelle ses instances pour que l'on +entre en discussion, observant que MM. les plénipotentiaires des cours +alliées, en déclarant eux-mêmes, dans la séance du 28 février, qu'ils +étaient prêts à discuter des modifications qui seraient proposées, +avaient prouvé, par cela même, que leur projet n'était pas un +_ultimatum_; que, pour se rapprocher et arriver à un résultat, une +discussion était indispensable, et qu'il n'y avait réellement point de +négociation sans discussion, etc. + +Les plénipotentiaires des cours alliées répliquent qu'ils ont bien +prouvé qu'ils ne voulaient point exclure la discussion, puisqu'ils ont +demandé un contre-projet, mais que leur intention est de ne point +admettre de discussion que sur des propositions qui puissent vraiment +conduire au but. + +Ayant en conséquence insisté de nouveau sur une déclaration catégorique, +et ayant invité M. le plénipotentiaire de France à donner cette +déclaration, il a désiré que la séance fût suspendue et reprise le soir +à neuf heures. + +Après avoir délibéré entre eux, les plénipotentiaires des cours alliées +ont dit à M. le plénipotentiaire de France que, pour le mettre mieux en +état de préparer sa réponse pour le soir, ils veulent le prévenir, dès à +présent, qu'en suite de leurs instructions, ils devront l'inviter (après +qu'il se sera déclaré ce soir s'il veut remettre une acceptation ou un +refus de leur projet, ou un contre-projet) à remplir cet engagement dans +le terme de vingt-quatre heures qui a été fixé péremptoirement par leurs +cours. + +Sur quoi la séance est remise à neuf heures du soir. + +_Continuation de la séance._ + +Les plénipotentiaires des cours alliées ayant renouvelé, de la manière +la plus expresse, la déclaration par laquelle ils avaient terminé la +première partie de la séance, le plénipotentiaire de France déclare +qu'il remettra le contre-projet demandé demain soir à neuf heures; +toutefois il a observé que, n'étant pas sûr d'avoir achevé jusque-là le +travail nécessaire, il demandait d'avance de remettre dans ce cas la +conférence à la matinée du 15. + +Les plénipotentiaires des cours alliées ont insisté pour que la +conférence restât fixée à demain au soir, et ne fût remise qu'en cas de +nécessité absolue à après-demain matin, à quoi M. le plénipotentiaire de +France a consenti. + + Châtillon-sur-Seine, le 13 mars 1814. + + _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence; ABERDEEN; comte de + RAZOUMOWSKI; HUMBOLDT; CATHCART; comte de STADION; Ch. STEWART, + lieutenant-général. + + * * * * * + +_Séance du 15 mars 1814._ + +M. le plénipotentiaire français ouvre la séance en faisant lecture du +projet de traité qui suit: + +_Projet de traité définitif entre la France et les alliés_. + +S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la +confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse, d'une +part; S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, S. M. +l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume uni de la +Grande-Bretagne et d'Irlande, et S. M. le roi de Prusse, stipulant +chacun d'eux pour soi et tous ensemble pour l'universalité des +puissances engagées avec eux dans la présente guerre, d'autre part: + +Ayant à coeur de faire cesser le plus promptement possible l'effusion du +sang humain et les malheurs des peuples, ont nommé pour leurs +plénipotentiaires, savoir: + +Lesquels sont convenus des articles suivans: + +Art. 1er. À compter de ce jour, il y aura paix, amitié sincère et bonne, +intelligence entre S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, +protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération +suisse, d'une part, et S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de +Bohême, S. M. l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume +uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, S. M. le roi de Prusse, et leurs +alliés d'autre part, leurs héritiers et successeurs à perpétuité. + +Les hautes parties contractantes s'engagent à apporter tous leurs soins +à maintenir, pour le bonheur futur de l'Europe, la bonne harmonie, si +heureusement rétablie entre elles. + +Art. 2. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses +successeurs à tous titres quelconques, autres que ceux tirés des +possessions qui, en conséquence du présent traité de paix, resteront +soumises à sa souveraineté. + +Art. 3. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses +successeurs à tous droits de souveraineté et de possession sur _les +provinces illyriennes_ et sur les territoires formant les départemens +français _au-delà des Alpes, l'île d'Elbe exceptée_, et les départemens +français au-delà du Rhin. + +Art. 4. S. M. l'empereur des Français, comme roi d'Italie, renonce à la +couronne d'Italie en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène +Napoléon, et de ses descendans à perpétuité. + +L'Adige formera la limite entre le royaume d'Italie et l'empire +d'Autriche. + +Art. 5. Les hautes parties contractantes reconnaissent solennellement, +et de la manière la plus formelle, l'indépendance absolue et la pleine +souveraineté de tous les États de l'Europe, dans les limites qu'ils se +trouveront avoir en conséquence du présent traité, ou par suite des +arrangemens indiqués dans l'art. 16, ci-après. + +Art. 6. S. M. l'empereur des Français reconnaît: + +1° L'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté de la maison +d'Orange. + +La Hollande recevra un accroissement de territoire. + +Le titre et l'exercice de la souveraineté en Hollande ne pourront, dans +aucun cas, appartenir à un prince portant ou appelé à porter une +couronne étrangère. + +2° L'indépendance de l'Allemagne, et chacun de ses États, lesquels +pourront être unis entre eux par un lien fédératif. + +3° L'indépendance de la Suisse, se gouvernant elle-même, sous la +garantie de toutes les grandes puissances. + +4° L'indépendance de l'Italie, et de chacun des princes, entre chacun +desquels elle est ou se trouvera divisée. + +5° L'indépendance et l'intégrité de l'Espagne sous la domination de +Ferdinand VII. + +Art. 7. Le pape sera remis immédiatement en possession de ses États, +tels qu'ils étaient en conséquence du traité de Tolentino, le duché de +Bénévent excepté. + +Art. 8. S. A. I. la princesse Élisa conservera pour elle et ses +descendans en toute propriété et souveraineté Lucques et Piombino. + +Art. 9. La principauté de _Neufchâtel_ demeure en toute propriété et +souveraineté au prince qui la possède et à ses descendans. + +Art. 10. S. M. le roi de Saxe sera rétabli dans la pleine et entière +possession de son grand-duché. + +Art. 11. S. A. R. le grand-duc de Berg sera pareillement remis en +possession de son grand-duché. + +Art. 12. Les villes de Bremen, Hambourg, Lubeck, Dantzig et Raguse +seront des villes libres. + +Art. 13. Les îles Ioniennes appartiendront en toute souveraineté au +royaume d'Italie. + +Art. 14. L'île de Malte et ses dépendances appartiendront en toute +souveraineté et propriété à S. M. britannique. + +Art. 15. Les colonies, pêcheries, établissemens, comptoirs et +factoreries que la France possédait avant la guerre actuelle dans les +mers, ou sur le continent de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie, et +qui sont tombés au pouvoir de l'Angleterre ou de ses alliés, lui seront +restitués, pour être possédés par elle aux mêmes titres qu'avant la +guerre, et avec les droits et facultés que lui assuraient, relativement +au commerce et à la pêche, les traités antérieurs, et notamment celui +d'Amiens; mais en même temps la France s'engage à consentir, moyennant +un équivalent raisonnable, à la cession de celles des susdites colonies +que l'Angleterre a témoigné le désir de conserver, à l'exception des +Saintes, qui dépendent nécessairement de la Guadeloupe. + +Art. 16. Les dispositions à faire des territoires auxquels S. M. +l'empereur des Français renonce, et dont il n'est pas disposé par le +présent traité, seront faites; les indemnités à donner aux rois et +princes dépossédés par la guerre actuelle seront déterminées, et tous +les arrangemens qui doivent fixer le système général de possession et +d'équilibre en Europe seront réglés dans un congrès spécial, lequel se +réunira à.... dans les.... jours qui suivront la ratification du présent +traité. + +Art. 17. Dans tous les territoires, villes et places auxquels la France +renonce, les munitions, magasins, arsenaux, vaisseaux et navires armés +et non armés, et généralement toutes choses qu'elle y a placées, lui +appartiennent, et lui demeurent réservées. + +Art. 18. Les dettes des pays réunis à la France, et auxquels elle +renonce par le présent traité, seront à la charge des dits pays et de +leurs futurs possesseurs. + +Art. 19. Dans tous les pays qui doivent ou devront changer de maître, +tant en vertu du présent traité, que des arrangemens qui doivent être +faits en conséquence de l'art. 16 ci-dessus, il sera accordé aux +habitans naturels et étrangers, de quelque condition et nation qu'ils +soient, un espace de six ans, à compter de l'échange des ratifications, +pour disposer de leurs propriétés acquises, soit avant, soit depuis la +guerre actuelle, et se retirer dans tel pays qu'il leur plaira de +choisir. + +Art. 20. Les propriétés, biens et revenus de toute nature que des sujets +de l'un quelconque des États engagés dans la présente guerre possèdent, +à quelque titre que ce soit, dans les pays qui sont actuellement ou +seront, en vertu de l'art. 16, soumis à un autre quelconque des dits +États, continueront d'être possédés par eux, sans trouble ni +empêchement, sous les seules clauses et conditions précédemment +attachées à leur possession, et avec pleine liberté d'en jouir et +disposer, ainsi que d'exporter les revenus, et, en cas de vente, la +valeur. + +Art. 21. Les hautes parties contractantes, voulant mettre et faire +mettre dans un entier oubli les divisions qui ont agité l'Europe, +déclarent et promettent que, dans les pays de leur obéissance +respective, aucun individu, de quelque classe ou condition qu'il soit, +ne sera inquiété dans sa personne, ses biens, rentes, pensions et +revenus, dans son rang, grade ou ses dignités, ni recherché, ni +poursuivi en aucune façon quelconque pour aucune part qu'il ait prise ou +pu prendre, de quelque manière que ce soit, aux événemens qui ont amené +la présente guerre, ou qui en ont été la conséquence. + +Art. 22. Aussitôt que la nouvelle de la signature du présent traité sera +parvenue aux quartiers-généraux respectifs, il sera sur-le-champ expédié +des ordres pour faire cesser les hostilités, tant sur terre que sur mer, +aussi promptement que les distances le permettront, les hautes +puissances contractantes s'engageant à mettre de bonne foi toute la +célérité possible à l'expédition des dits ordres, et de part et d'autre +il sera donné des passe-ports, soit pour les officiers, soit pour les +vaisseaux qui sont chargés de les porter. + +Art. 23. Pour prévenir tous les sujets de plainte et de contestation qui +pourraient naître à l'occasion des prises qui seraient faites en mer +après la signature du présent traité, il est réciproquement convenu que +les vaisseaux et effets qui pourraient être pris dans la Manche et dans +les mers du Nord, après l'espace de douze jours, à compter de l'échange +des ratifications du présent traité, seront de part et d'autre +restitués; que le terme sera d'un mois, depuis la Manche et les mers du +Nord jusqu'aux îles Canaries inclusivement, soit dans l'Océan, soit dans +la Méditerranée; de deux mois, depuis les dites îles Canaries jusqu'à +l'équateur, et enfin de cinq mois dans toutes les autres parties du +monde, sans aucune exception ni autre distinction plus particulière de +temps et de lieu. + +Art. 24. Les troupes alliées évacueront le territoire français, et les +places cédées ou devant être restituées par la France, en vertu de la +présente paix, leur seront remises dans les délais ci-après: le +troisième jour après l'échange des ratifications du présent traité, les +troupes alliées les plus éloignées, et le cinquième jour après le dit +échange, les troupes alliées les plus rapprochées des frontières +commenceront à se retirer, se dirigeant vers la frontière la plus +voisine du lieu où elles se trouveront, et faisant trente lieues par +chaque dix jours, de telle sorte que l'évacuation soit non interrompue +et successive, et que, dans le terme de quarante jours au plus tard, +elle soit complètement terminée. + +Il leur sera fourni jusqu'à leur sortie du territoire français les +vivres et les moyens de transport nécessaires, mais sans qu'à compter du +jour de la signature du présent traité, elles puissent lever aucune +contribution ni exiger aucune prestation quelconque, autre que celle +indiquée ci-dessus. Immédiatement après l'échange des ratifications du +présent traité, les places de Custrin, Glogau, Palma-Nova et Venise +seront remises aux alliés, et celles que les troupes françaises occupent +en Espagne, aux Espagnols. Les places de Hambourg, de Magdebourg, les +citadelles d'Erfurth et de Wurtzbourg seront remises lorsque la moitié +du territoire français sera évacuée. + +Toutes les autres places des pays cédés seront remises lors de +l'évacuation totale de ce territoire. + +Les pays que les garnisons desdites villes traverseront leur fourniront +les vivres et moyens de transport nécessaires pour rentrer en France, et +y ramener tout ce qui, en vertu de l'art. 17 ci-dessus, sera propriété +française. + +Art. 25. Les restitutions qui, en vertu de l'art. 15 ci-dessus, doivent +être faites à la France, par l'Angleterre ou ses alliés, auront lieu, +pour le continent et les mers d'Amérique et d'Afrique, dans les trois +mois, et pour l'Asie, dans les six mois qui suivront l'échange des +ratifications du présent traité. + +Art. 26. Les ambassadeurs, envoyés extraordinaires, ministres, résidens +et agens de chacune des hautes puissances contractantes jouiront, dans +les cours des autres, des mêmes rangs, prérogatives et privilèges +qu'avant la guerre, le même cérémonial étant maintenu. + +Art. 27. Tous les prisonniers respectifs seront, d'abord après l'échange +des ratifications du présent traité, rendus sans rançon, en payant de +part et d'autre les dettes particulières qu'ils auraient contractées. + +Art. 28. Les quatre cours alliées s'engagent à remettre à la France, +dans un délai de.... un acte d'accession au présent traité de la part de +chacun des États pour lesquels elles stipulent. + +Art. 29. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications seront +échangées dans le délai de cinq jours, et même plus tôt si faire se +peut. + + Châtillon-sur-Seine, le 15 mars + + (_Suivent les signatures._) + + * * * * * + +_Protocole de la séance du 18 mars 1814, et la continuation de cette +séance, le 19 mars_. + +Les plénipotentiaires des cours alliées, au nom et par l'ordre de leurs +souverains, déclarent ce qui suit: + +Les plénipotentiaires des cours alliées ont déclaré, le 28 février +dernier, à la suite de l'attente infructueuse d'une réponse au projet de +traité, remis par eux le 17 du même mois, qu'adhérant fermement à la +substance des demandes contenues dans les conditions du projet de +traité, conditions qu'ils considéraient comme aussi essentielles à la +sûreté de l'Europe que nécessaires à l'arrangement d'une paix générale, +ils ne pourraient interpréter tout retard ultérieur d'une réponse à +leurs propositions que comme un refus de la part du gouvernement +français. + +Le terme du 10 mars ayant été, d'un commun accord, fixé par MM. les +plénipotentiaires respectifs, comme obligatoire pour la remise de la +réponse de M. le plénipotentiaire de France, S. Exc. M. le duc de +Vicence présenta ce même jour un mémoire qui, sans admettre ni refuser +les bases énoncées à Châtillon, au nom de la grande alliance européenne, +n'eût offert que des prétextes à d'interminables longueurs dans la +négociation, s'il avait été reçu par les plénipotentiaires des cours +alliées comme propre à être discuté. Quelques articles de détails qui ne +touchent nullement le fond des questions principales des arrangemens de +la paix furent ajoutés verbalement par M. le duc de Vicence dans la même +séance. Les plénipotentiaires des cours alliées annoncèrent en +conséquence, le 13 mars, que si, dans un court délai, M. le +plénipotentiaire de France n'annonçait pas, soit l'acceptation, soit le +refus des propositions des puissances, ou ne présentait pas un +contre-projet renfermant la substance des conditions proposées par +elles, ils se verraient forcés à regarder la négociation comme terminée +par le gouvernement français. S. Exc. M. le duc de Vicence prit +l'engagement de remettre dans la journée du 15 le contre-projet +français; cette pièce a été portée par les plénipotentiaires des cours +alliées à la connaissance de leurs cabinets; ils viennent de recevoir +l'ordre de déposer au protocole la déclaration suivante: + +L'Europe, alliée contre le gouvernement français, ne vise qu'au +rétablissement de la paix générale, continentale et maritime. Cette paix +seule peut assurer au monde un état de repos, dont il se voit privé +depuis une longue suite d'années; mais cette paix ne saurait exister +sans une juste répartition de force entre les puissances. + +Aucune vue d'ambition ou de conquête n'a dicté la rédaction du projet de +traité remis, au nom des puissances alliées, dans la séance du 17 +février dernier; et comment admettre de pareilles vues dans des rapports +établis par l'Europe entière, dans un projet d'arrangement présenté à la +France par la réunion de toutes les puissances qui la composent? La +France, en rentrant dans les dimensions qu'elle avait en 1792, reste, +par la centralité de sa position, sa population, les richesses de son +sol, la nature de ses frontières, le nombre et la distribution de ses +places de guerre, sur la ligne des puissances les plus fortes du +continent; les autres grands corps politiques, en visant à leur +reconstruction sur une échelle de proportion conforme à l'établissement +d'un juste équilibre en assurant aux États intermédiaires une existence +indépendante, prouvent par le fait quels sont les principes qui les +animent. Il restait cependant une condition essentielle au bien-être de +la France à régler. L'étendue de ses côtes donne à ce pays le droit de +jouir de tous les bienfaits du commerce maritime. L'Angleterre lui rend +ses colonies, et avec elles son commerce et sa marine; l'Angleterre fait +plus, loin de prétendre à une domination exclusive des mers, +incompatible avec un système d'équilibre politique, elle se dépouille de +la presque totalité des conquêtes que la politique suivie depuis tant +d'années par le gouvernement français lui a valu. Animée d'un esprit de +justice et de libéralité digne d'un grand peuple, l'Angleterre met dans +la balance de l'Europe des possessions dont la conservation lui +assurerait, pour long-temps encore, cette domination exclusive. En +rendant à la France ses colonies, en portant de grands sacrifices à la +reconstruction de la Hollande, que l'élan national de ses peuples rend +digne de reprendre sa place parmi les puissances de l'Europe, et elle ne +met qu'une condition à ces sacrifices, elle ne se dépouillera de tant de +gages qu'en faveur du rétablissement d'un véritable système d'équilibre +politique, elle ne s'en dépouillera qu'autant que l'Europe sera +véritablement pacifiée, qu'autant que l'état politique du continent lui +offrira la garantie qu'elle ne fait pas d'aussi importantes cessions à +pure perte, et que ses sacrifices ne tourneront pas contre l'Europe et +contre elle-même. + +Tels sont les principes qui ont présidé aux conseils des souverains +alliés, à l'époque où ils ont entrevu la possibilité d'entreprendre la +grande oeuvre de la reconstruction politique de l'Europe; ces principes +ont reçu tout leur développement, et ils les ont prononcés le jour où le +succès de leurs armes a permis aux puissances du continent d'en assurer +l'effet, et à l'Angleterre de préciser les sacrifices qu'elle place dans +la balance de la paix. + +Le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire français part d'un +point de vue entièrement opposé; la France, d'après ses conditions, +garderait une force territoriale infiniment plus grande que le comporte +l'équilibre de l'Europe; elle conserverait des positions offensives et +des points d'attaque au moyen desquels son gouvernement a déjà effectué +tant de bouleversemens, les cessions qu'elle ferait ne seraient +qu'apparentes. Les principes annoncés à la face de l'Europe par le +souverain actuel de la France et l'expérience de plusieurs années ont +prouvé que des États intermédiaires, sous la domination de membres de la +famille régnante en France, ne sont indépendans que de nom. En déviant +de l'esprit qui a dicté les basés du traité du 17 février, les +puissances n'eussent rien fait pour le salut de l'Europe. Les efforts de +tant de nations réunies pour une même cause seraient perdus; la +faiblesse des cabinets tournerait contre eux et contre leurs peuples; +l'Europe et la France même deviendraient bientôt victimes de nouveaux +déchiremens; l'Europe ne ferait pas la paix, mais elle désarmerait. + +Les cours alliées considérant que le contre-projet présenté par M. le +plénipotentiaire de France ne s'éloigne pas seulement des bases de paix +proposées par elles, mais qu'il est essentiellement opposé à leur +esprit, et qu'ainsi il ne remplit aucune des conditions qu'elles ont +mises à la prolongation des négociations de Châtillon, elles ne peuvent +reconnaître dans la marche suivie par le gouvernement français que le +désir de _traîner en longueur_ des négociations aussi inutiles que +compromettantes: inutiles, parce que les _explications de la France sont +opposées aux conditions que les puissances regardent comme nécessaires_ +pour la reconstruction de l'édifice social, à laquelle elles consacrent +toutes les forces que la Providence leur a confiées; compromettantes, +parce que la prolongation de stériles négociations ne servirait qu'à +induire en erreur et à faire naître aux peuples de l'Europe le vain +espoir d'une paix qui est devenue le premier de leurs besoins. + +Les plénipotentiaires des cours alliées sont chargés en conséquence de +déclarer que, fidèles à leurs principes, et en conformité avec leurs +déclarations antérieures, les puissances alliées regardent les +négociations entamées à Châtillon comme _terminées par le gouvernement +français_. Ils ont ordre d'ajouter à cette déclaration celle que les +puissances alliées, indissolublement unies pour le grand but qu'avec +l'aide de Dieu elles espèrent atteindre, _ne font pas la guerre à la +France_; qu'elles regardent les justes dimensions de cet empire comme +une des premières conditions d'un état d'équilibre politique, mais +qu'elles ne poseront pas les armes avant que leurs principes n'aient été +reconnus et admis par son gouvernement. + + * * * * * + +_Déclaration des puissances coalisées._ + +Les puissances coalisées se doivent à elles-mêmes, à leurs peuples et à +la France d'annoncer publiquement, dans le moment de la rupture des +conférences de Châtillon, les motifs qui les ont portées à entamer une +négociation avec le gouvernement français, et les causes de la rupture +de cette négociation. Des événemens militaires tels que l'histoire aura +peine à en recueillir dans d'autres temps, renversèrent, au mois +d'octobre passé, l'édifice monstrueux compris sous la dénomination +d'empire français; édifice politique fondé sur les ruines d'États jadis +indépendans et heureux, agrandi par des provinces arrachées à d'antiques +monarchies, soutenu au prix du sang, de la fortune et du bien-être d'une +génération entière. Conduits par la victoire sur les bords du Rhin, les +souverains alliés crurent devoir exposer de nouveau à l'Europe les +principes qui forment la base de leur alliance, leurs voeux et leurs +déterminations. Éloignés de toute vue de conquête, animés du seul désir +de voir l'Europe reconstruite sur une juste échelle de proportion entre +les puissances, décidés à ne pas poser les armes avant d'avoir atteint +le noble but de leurs efforts, ils manifestèrent, par un acte public, la +constance de leurs intentions, et n'hésitèrent pas à s'expliquer +vis-à-vis du gouvernement ennemi dans un sens conforme à leur résolution +invariable. Le gouvernement français se prévalut de la déclaration +franche des cours alliées pour témoigner des dispositions pacifiques. Il +avait besoin, sans doute, d'en prendre l'apparence pour justifier aux +yeux de ses peuples les nouveaux efforts qu'il ne cessait de leur +demander. Tout cependant prouvait aux cabinets alliés qu'il ne voulait +que tirer parti d'une négociation apparente, dans l'intention de +disposer l'opinion publique en sa faveur, et que la paix de l'Europe +était encore loin de sa pensée. Les puissances alliées, pénétrant ses +vues secrètes, se décidèrent à aller conquérir en France même cette paix +si désirée. De nombreuses armées passèrent le Rhin; à peine eurent-elles +franchi les premières barrières, que le ministre des relations +extérieures de France se présenta aux avant-postes. + +Dès-lors, toutes les démarches du gouvernement français n'eurent d'autre +but que de donner le change à l'opinion publique, de fasciner les yeux +du peuple français, et de chercher à rejeter sur les alliés l'odieux des +malheurs de cette guerre d'invasion. + +_La marche des événemens avait donné, à cette époque, aux cours alliées +le sentiment de toute la force de la ligue européenne. Les principes qui +présidaient aux conseils des souverains coalisés, dès leur première +réunion pour le salut commun, avaient reçu tout leur développement_. +RIEN N'EMPÊCHAIT PLUS QU'ILS N'EXPRIMASSENT LES CONDITIONS NÉCESSAIRES À +LA RECONSTRUCTION DE L'ÉDIFICE SOCIAL. Ces conditions, après tant de +victoires, ne devaient plus former un obstacle à la paix. La seule +puissance appelée à mettre dans la balance des compensations pour la +France, l'Angleterre, pouvait énoncer en détail les sacrifices qu'elle +était prête à faire pour la pacification générale; les souverains alliés +pouvaient espérer enfin que l'expérience des derniers temps aurait +influé sur un conquérant, en butte aux reproches d'une grande nation, et +témoin pour la première fois, dans sa capitale, des maux qu'il a attirés +sur la France; cette expérience pouvait l'avoir conduit au sentiment +_que la conservation des trônes se lie essentiellement à la modération +et à la justice_. Toutefois les souverains alliés, convaincus que +l'essai qu'ils feraient ne devait pas compromettre la marche des +opérations militaires, convinrent que ces opérations continueraient +pendant les négociations: l'histoire du passé et de funestes souvenirs +leur avaient démontré la nécessité de cette mesure. Les +plénipotentiaires se réunirent avec celui du gouvernement français. + +Bientôt les armées victorieuses s'avancèrent jusqu'aux portes de la +capitale; le gouvernement ne songea, dès ce moment, qu'à la sauver d'une +occupation ennemie. Le plénipotentiaire de France reçut l'ordre de +proposer un armistice, fondé sur des bases conformes à celles que les +cours alliées jugeaient elles-mêmes nécessaires au rétablissement de la +paix générale: il offrit la remise immédiate des places fortes dans les +pays que la France céderait, mais sous la condition de la suspension des +opérations militaires. Les alliés, convaincus par vingt années +d'expérience qu'en traitant avec le cabinet français, les apparences +devaient soigneusement être distinguées des intentions[36], +substituèrent à cette proposition celle de signer sur-le-champ les +propositions de la paix. Cette signature avait pour la France tous les +avantages de la paix, sans entraîner pour les alliés les dangers d'une +suspension d'armes. Quelques succès partiels venaient cependant de +marquer les premiers pas d'une armée formée, sous les murs de Paris, de +l'élite de la génération actuelle, dernière espérance de la nation, et +des débris d'un million de braves qui avaient péri sur le champ de +bataille, ou qui avaient été abandonnés sur les grandes routes depuis +Lisbonne jusqu'à Moskou, sacrifiés à des intérêts étrangers à la France. +Aussitôt les conférences de Châtillon changèrent de caractère; le +plénipotentiaire français demeura sans instruction, et fut hors d'état +de répondre aux propositions des cours alliées. Alors les projets du +gouvernement français se montrèrent clairement aux cours: elles se +décidèrent donc à une démarche décisive, la seule qui fût digne de leur +puissance et de la droiture de leurs intentions. Elles chargèrent leurs +plénipotentiaires de remettre un projet de traité préliminaire, qui +contînt toutes les bases qu'elles jugeaient nécessaires pour le +rétablissement de l'équilibre politique, et qui, peu de jours +auparavant, avaient été offertes par le gouvernement français lui-même, +dans un moment où il croyait sans doute son existence compromise. Les +principes de la reconstruction politique de l'Europe se trouvaient +établis dans ce projet. + +La France, rendue à des dimensions que des siècles de gloire et de +prospérité, sous la domination de ses rois, lui avaient assurées, devait +partager avec l'Europe les bienfaits de sa liberté, de l'indépendance +nationale et de la paix. Il ne dépendait que de son gouvernement de +mettre, par un seul mot, un terme aux souffrances de la nation; de lui +rendre, avec la paix, ses colonies, son commerce et le libre exercice de +son industrie. Voulait-il plus? Les puissances s'étaient offertes à +discuter, dans un esprit de conciliation, ses voeux sur plusieurs objets +de possession d'une mutuelle convenance, qui dépasseraient les limites +de la France avant la guerre de la révolution. Quinze jours se passèrent +sans réponse de la part du gouvernement français. Les plénipotentiaires +des alliés insistèrent sur un terme péremptoire pour l'acceptation ou le +refus des conditions de la paix. On laissa au plénipotentiaire français +la latitude de présenter un contre-projet, pourvu que ce contre-projet +répondît à l'esprit et à la substance des conditions proposées par les +cours alliées. Le terme du 10 mars fut fixé d'un commun accord. Le +plénipotentiaire français ne présenta, à l'échéance de ce terme, que des +pièces dont la discussion, loin de rapprocher du but, n'aurait fait que +prolonger de stériles négociations. Sur la demande du plénipotentiaire +de France, il fut accordé un nouveau terme de peu de jours. Le 15 mars, +enfin, ce plénipotentiaire remit un contre-projet, qui ne laissa plus de +doute que les malheurs de la France n'avaient pas encore changé les vues +de son gouvernement. Revenant sur ce qu'il avait proposé lui-même, le +gouvernement français demanda, dans un nouveau projet, que des peuples +étrangers à l'esprit français, que des peuples que des siècles de +domination ne pouvaient pas fondre dans la nation française, +continuassent à en faire partie. La France devait conserver des +dimensions incompatibles avec l'établissement d'un système d'équilibre, +et hors de proportion avec les autres grands corps politiques de +l'Europe; elle voulait conserver des points et des positions offensives, +au moyen desquels son gouvernement avait, pour le malheur de l'Europe et +de la France, amené la chute de tant de trônes, et opéré tant de +bouleversemens. Des membres de la famille régnante en France devaient +être replacés sur des trônes étrangers. Le gouvernement français enfin, +ce gouvernement qui, depuis tant d'années, n'a pas moins cherché à +régner sur l'Europe par la discorde que par la force des armes, devait +rester l'arbitre des rapports intérieurs et du sort des puissances de +l'Europe. + +Les cours alliées, en continuant les négociations sous de tels auspices, +eussent manqué à tout ce qu'elles se doivent à elles-mêmes; elles +eussent, dès ce moment, renoncé au but glorieux qu'elles se proposent; +leurs efforts n'eussent plus tourné que contre leurs peuples. En signant +un traité sur les bases du contre-projet français, les puissances +eussent déposé les armes entre les mains de l'ennemi commun; elles +eussent trompé l'espérance des nations et la confiance de leurs alliés. + +C'est dans un moment aussi décisif pour le salut du monde, que les +souverains alliés renouvellent l'engagement solennel qu'ils ne poseront +pas les armes avant d'avoir atteint le grand objet de leur alliance. La +France ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement des maux qu'elle +souffre[37]. La paix seule peut fermer les plaies qu'un esprit de +domination universelle et sans exemple dans les annales du monde lui a +portées. Il est enfin temps que les princes puissent, sans influence +étrangère, veiller au bonheur de leurs sujets; que les nations +respectent leur indépendance réciproque; que les institutions sociales +soient à l'abri des bouleversemens journaliers, les propriétés assurées, +et le commerce libre. + +L'Europe entière ne forme qu'un voeu, celui de faire participer à ces +bienfaits de la paix la France, dont les puissances alliées elles-mêmes +ne désirent, ne veulent, ne souffriront pas le démembrement. La foi de +leurs promesses est dans les principes pour lesquels elles combattent. +Mais _par où les souverains pourront-ils juger que la France veut les +partager ces principes, qui doivent fonder le bonheur du monde, aussi +long-temps qu'ils verront que la même ambition qui a répandu tant de +maux sur l'Europe est encore le seul mobile du gouvernement; que, +prodigue du sang français et le versant à flots, l'intérêt public est +toujours immolé à l'intérêt personnel? Sous de tels rapports, où serait +la garantie de l'avenir, si un système aussi destructeur ne trouvait pas +un terme dans la volonté générale de la nation?_ Dès-lors, la paix de +l'Europe est assurée, et rien ne saurait la troubler à l'avenir[38]. + + * * * * * + +_Proclamation de Schwartzenberg._ + + HABITANS DE PARIS, + + Les armées alliées se trouvent devant Paris; le but de leur marche + vers la capitale de la France est fondé sur l'espoir d'une + réconciliation sincère et durable avec elle. Depuis vingt ans, + l'Europe est inondée de sang et de larmes; les tentatives faites + pour mettre un terme à tous ses malheurs ont été inutiles, parce + qu'il existe, dans le pouvoir même du gouvernement qui vous + opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Quel Français ne + serait convaincu de cette vérité? Les souverains alliés cherchent + de bonne foi une autorité salutaire, en France, qui puisse cimenter + l'union de toutes les nations et de tous les gouvernemens avec + elle. + + _C'est à la ville de Paris qu'il appartient, dans les circonstances + actuelles, d accélérer la paix du monde; son voeu est attendu_ avec + l'intérêt que doit inspirer un si immense résultat; qu'_elle se + prononce_, et, dès ce moment, l'armée qui est devant ses murs + devient le soutien de ses décisions. + + Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie, _la + conduite de Bordeaux, l'occupation amicale de Lyon_, les maux + attirés sur la France, et les dispositions véritables de vos + concitoyens. + + Vous trouverez dans ces exemples le terme de la guerre étrangère, + et celui de la discorde civile; vous ne sauriez plus le chercher + ailleurs. La conservation et la tranquillité de votre ville seront + l'objet des soins et des mesures que les alliés s'offrent de + prendre avec les autorités et les notables qui jouissent le plus de + l'estime publique. + + Aucun logement militaire ne pèsera sur la capitale. + + C'est dans ces sentimens que l'Europe, en armes devant vos murs, + s'adresse à vous. Hâtez-vous de répondre à la confiance qu'elle met + dans votre amour pour la patrie et dans votre sagesse. + + Quartier-général de Bondy, le 29 mars 1814. + + * * * * * + +_Capitulation de Paris._ + +Art. 1er. Les corps des maréchaux ducs de Trévise et de Raguse +évacueront la ville de Paris, le 31 mars, à sept heures du matin. + +Art. 2. Ils emmèneront le matériel de leur armée. + +Art. 3. Les hostilités ne pourront recommencer que deux heures après +l'évacuation de Paris, c'est-à-dire, le 31 mars, à neuf heures du matin. + +Art. 4. Tous les arsenaux, ateliers, édifices militaires et magasins +resteront dans l'état où ils se trouvaient avant la présente +capitulation. + +Art. 5. La garde nationale ou garde urbaine est entièrement séparée des +troupes de ligne; elle sera conservée, désarmée ou licenciée, selon que +les souverains alliés le jugeront nécessaire. + +Art. 6. Le corps de la gendarmerie municipale partagera en tout le sort +de la garde nationale. + +Art. 7. Les blessés et maraudeurs qui, après sept heures, seront encore +à Paris, seront prisonniers de guerre. + +Art. 8. La ville de Paris est recommandée à la générosité des hautes +puissances alliées. + + Fait à Paris, le 31 mars, à deux heures du matin. + + _Signé_, le colonel FABVIER, le colonel DENYS, le colonel ORLOFF, + le comte PAAR. + +FIN DU SEPTIÈME VOLUME. + + + + +NOTES + + +[1: + + Épernay, le 17 mars 1814. + + 6 heures et demie du soir. + + Monsieur le duc de Raguse, l'empereur en arrivant ici a appris que + l'ennemi avait passé la Seine sur ses ponts à Pont et marchait sur + Provins. Sa Majesté s'est résolue à marcher sur Troyes; le + quartier-général de l'empereur sera demain à Semoins et + après-demain à Arcis. Sa Majesté laisse à Épernay le général + Vincent. + + L'empereur désire, monsieur le maréchal, que vous ayez la direction + de votre corps et de celui du duc de Trévise, qui dans ce moment + est à Reims avec deux divisions d'infanterie et la cavalerie du + général Roussel, et qui a la division Charpentier à Soissons. Le + ministre de la guerre a dû envoyer un général de brigade avec + quelques troupes à Compiègne. + + Sa Majesté, monsieur le duc, désire que vous fassiez faire le plus + de mouvemens possible de cavalerie pour imposer à Blücher et gagner + du temps: si Blücher passe l'Aisne, vous devez lui disputer le + terrain et couvrir la route de Paris. Il est probable que le + mouvement de l'empereur va obliger l'ennemi à repasser la Seine; ce + qui arrêtera Blücher, et rendra disponible le corps du duc de + Tarante qui alors vous serait envoyé. + + Il faut, monsieur le maréchal, pour les choses importantes écrire + en chiffre par Épernay, et par des hommes intelligens qui sachent + passer ailleurs que par les grandes routes. + + Il est très important que vous envoyez ordre sur ordre à la + division Durutte, composée de toutes les garnisons de la Meuse, de + vous rejoindre sur Reims, Réthel ou Châlons. Envoyez cet ordre de + toutes les manières. + + Comme M. le maréchal duc de Trévise est le plus ancien, puisqu'il + est de la création, ayez l'air de vous concerter avec lui plutôt + que d'avoir la direction supérieure; c'est un objet de tact qui ne + vous échappera pas. + + Je charge le duc de Trévise de nommer un major pour commander la + place de Reims, la garde nationale et les batteries qui s'y + trouvent, et de faire partir demain le général Corbineau pour venir + rejoindre l'empereur. + + Je recommande au duc de Trévise de porter tous ses soins à + l'organisation de la garde nationale et de la levée en masse, et de + se procurer quelques chevaux pour atteler la batterie laissée à + Reims. + + Si Blücher prenait l'offensive dans la direction de Reims, de + manière à ce que cette ville se trouvât sous les pas de l'ennemi, + et que vous et le duc de Trévise ne fussiez pas en état de la + défendre, alors vous retireriez avec vous l'un ou l'autre, la + garnison et les pièces de canon et vous emmèneriez les gardes + nationaux de la levée en masse avec vous. + + _Signé_: Le prince vice-connétable, major général, + + ALEXANDRE. +] + +[2: + + Ce 30 mars 1814. + + MONSIEUR LE DUC, + + Je viens de recevoir la lettre que V. Exc. m'a fait l'honneur de + m'adresser. + + L'union intime et indissoluble qui règne entre les souverains + alliés m'est un sûr garant que les négociations que vous supposez + avoir été entamées isolément entre l'Autriche et la France, n'ont + pas eu lieu, et que vos données à cet égard sont destituées de + fondemens. + + La déclaration que j'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint en est + une preuve incontestable. + + Il ne dépendra que de vous, M. le maréchal, et des autorités de la + ville de Paris, de lui épargner les malheurs inévitables dont elle + se trouve menacée. + + Je prie V. Exc. d'agréer les assurances de ma haute considération + et de l'estime personnelle que je lui ai vouée. + + SCHWARTZENBERG. +] + +[3: «Que voulait-on? Deux choses: être délivré d'un joug, devenu +intolérable, et _continuer l'ordre établi_. C'était évidemment le sens +de tout ce qui avait influence dans les affaires, et c'est uniquement de +ceux-là que l'on doit s'occuper dans les grands mouvemens des empires. +Les voeux les plus légitimes ne sont pas toujours ceux qui comptent le +plus: des milliers d'hommes s'imaginent avoir rétabli le roi, parce +qu'ils l'ont désiré, ce dont on ne peut assez les louer; mais comme ils +n'exerçaient aucun pouvoir ni aucune influence active, ils restent avec +la seule chose qu'on ne peut leur contester, l'honneur de leurs +sentimens. Des voeux, quelque ardens qu'ils soient, ne sont pas un +pouvoir; il faut bien se garder de les confondre ensemble, car rien ne +se ressemble moins. Tenons donc pour certain que cette masse d'hommes +qui, depuis vingt-cinq ans, étaient en possession du pouvoir, qui le +maniaient, qui avaient donné à la France les différentes formes qu'elles +a subies, _tendaient au double but que nous venons d'indiquer_. Il +faudrait n'avoir pas habité Paris une minute pour élever quelque doute à +cet égard.» DE PRADT. _De la Restauration de la Royauté_, page 33. Chez +Rosa.] + +[4: Il m'a de même été assuré par quelqu'un qui a pris part à tous les +événemens, et auquel je témoignais l'étonnement que me causait une telle +conduite, que M. Tourton avait encore à rembourser au trésor une somme +considérable sur celle que l'empereur lui avait fait prêter en 1811; +elle passait un million. Dans l'interrègne qui eut lieu entre +l'installation du gouvernement provisoire et l'arrivée du roi, M. de +Talleyrand lui fit remettre les billets qu'il avait encore à retirer du +trésor. Peut-être a-t-il fait sanctionner cela par le comte d'Artois; je +n'en sais rien, je rapporte le fait comme on me l'a dit; s'il est vrai, +il explique suffisamment la conduite que M. Tourton a tenue depuis. On +peut vérifier la chose au trésor. + +La conduite du banquier Tourton est d'autant plus étrange, que c'est lui +qui se donna le plus de mouvement pour armer la garde nationale. Il vint +trente fois me protester de sa bonne volonté pour l'empereur, et me +proposer même de former un corps de _bons garçons_ (c'était son +expression), pour aller, comme il le disait, réchauffer l'armée qui +revenait de Leipsig; c'est à cet excès de zèle qu'il dut d'être choisi +pour le chef de l'état-major de la garde nationale.] + +[5: L'empereur Alexandre, après avoir exprimé les magnanimes intentions +qui animaient les alliés, à peu près comme il le fit devant nous, ainsi +qu'on va le lire dans un moment, dit à M. de Talleyrand qu'il n'avait +pas voulu arrêter une détermination définitive avant d'en avoir conféré +avec lui; qu'il y avait trois partis à prendre: + +1° Faire la paix avec Napoléon, en prenant toutes ses sûretés contre +lui; + +2° Établir la régence; + +3° Rappeler la maison de Bourbon. + +M. de Talleyrand s'attacha à faire sentir les inconvéniens des deux +premières propositions, et à les ruiner dans l'esprit du conseil devant +lequel il parlait. Il passa ensuite à l'établissement de la troisième, +comme la seule chose qui convînt, qui fût désirée, qui pût être acceptée +généralement, et qui finît pour tout et avec tous, en mettant un terme +désiré à la tyrannie, et en donnant des garanties aussi fortement +désirées pour la liberté, sous des princes d'un caractère connu par leur +modération, instruits par le malheur et par un long séjour dans une +terre toute de liberté. On ne lui contesta pas les convenances, mais +bien l'existence d'un désir dont on n'avait pas trouvé la manifestation +sur toute la route traversée par l'armée, dans laquelle au contraire la +population s'était prononcée d'une manière hostile. On appuyait sur la +résistance de l'armée qui se retrouvait au même degré dans les corps de +nouvelles levées et dans les vétérans. On avait vu, il y avait peu de +jours, à La Fère-Champenoise, un corps de plusieurs milliers d'hommes +arrachés tout fraîchement à la charrue, se battre jusqu'au dernier +contre les troupes alliées, au milieu desquelles ils étaient tombés sans +s'en douter. Surpris, enveloppés, il fallut que l'empereur Alexandre +arrachât leurs débris à la mort qu'ils continuaient de braver. On +résistait donc à l'idée que le rappel de la maison de Bourbon ne fût pas +contrarié par les dispositions d'un très grand nombre de personnes. +L'empereur demanda à M. de Talleyrand quels moyens il se proposait +d'employer pour arriver au résultat qu'il annonçait. Il répondit que ce +seraient les autorités constituées, et qu'il se portait fort pour le +sénat; que l'impulsion donnée par celui-ci serait suivie par Paris et +par toute la France. Quelque solides que fussent les raisons qu'il +allégua, et quelque confiance que l'on eût dans l'influence qu'il était +dans le cas d'exercer sur le sénat, cependant la résistance durait +encore, et ce fut pour la vaincre, qu'il crut devoir s'étayer du +témoignage de M. le baron Louis et du mien, et qu'il proposa à +l'empereur de nous interroger comme des personnes que, depuis plusieurs +mois, il avait vu occupées des mêmes intérêts, et de la recherche des +moyens de les ménager. + +Cette proposition ayant été agréée, M. de Talleyrand nous introduisit +dans la pièce où se tenait le conseil. On se trouva rangé de manière à +ce que, du côté droit, le roi de Prusse et M. le prince de +Schwartzenberg se trouvassent les plus rapprochés du meuble d'ornement +qui est au milieu de l'appartement: M. le duc de Dalberg était à la +droite de M. de Schwartzenberg; MM. de Nesselrode, Pozzo di Borgo, +prince de Lichtenstein suivaient. M. le prince de Talleyrand se trouvait +à la gauche du roi de Prusse, M. le baron Louis et moi placés auprès de +lui: l'empereur Alexandre, faisant face à l'assemblée, allait et venait. +Ce prince, du ton de voix le plus prononcé, et soutenu d'un geste très +animé, débuta par nous dire que ce n'était pas lui qui avait commencé la +guerre, qu'on avait été le chercher chez lui; que ce n'étaient ni la +soif des conquêtes, ni celle de la vengeance, qui l'amenaient à Paris; +qu'il avait tout fait pour épargner à cette grande capitale, qu'il +qualifia des épithètes les plus honorables, les horreurs de la guerre; +qu'il serait inconsolable, si elle en avait été atteinte; qu'il ne +faisait point la guerre à la France, et que ses alliés et lui ne +connaissaient que deux ennemis: l'empereur Napoléon et tout ennemi de la +liberté des Français. Il s'adressa alors au roi de Prusse et au prince +de Schwartzenberg, en leur demandant si ce n'étaient pas là leurs +intentions. Leur acquiescement ayant suivi cette demande, il répéta avec +la même action une partie de ce qu'il venait de dire, insistant sur des +sentimens dont la générosité nous pénétrait d'admiration et de +reconnaissance; et après nous avoir répété plusieurs fois que les +Français étaient parfaitement libres, que nous l'étions aussi, que nous +n'avions qu'à faire connaître ce qui nous paraissait certain dans les +dispositions de la nation, et que son voeu serait soutenu par les forces +alliées, il s'adressa à chacun de nous. Lorsque mon tour de parler fut +venu, j'éclatai par la déclaration que nous étions tous royalistes; que +toute la France l'était comme nous; que, si elle ne l'avait pas montré, +il ne fallait en accuser que les négociations continues de Châtillon; +qu'elles avaient suffi pour tout alanguir; qu'il en était de même de +Paris; qu'il se prononcerait aussitôt qu'il serait appelé à le faire, et +qu'il y aurait de la sûreté; que, d'après l'influence que Paris exerçait +sur la France depuis la révolution, son exemple serait décisif et répété +partout. L'empereur s'adressa de nouveau au roi de Prusse et au prince +de Schwartzenberg: ils répondirent dans un sens parfaitement conforme à +celui des opinions que nous avions énoncées. Eh bien! dit alors +l'empereur Alexandre, je déclare que je ne traiterai plus avec +l'empereur Napoléon: il fut observé que Napoléon seul se trouvait exclu +par cette déclaration qui n'atteignait pas sa famille, et, sur nos +représentations, l'empereur ajouta, ni avec aucun membre de sa famille. +(DE PRADT, _Précis historique de la Restauration_, pag. 54 à 59.)] + +[6: Les alliés étonnés de ne recevoir aucune manifestation des sentimens +de la nation, se sentant sur un terrain tout neuf, au milieu d'élémens +absolument inconnus, désiraient s'appuyer des connaissances des +personnes qu'ils supposaient être les mieux informées de l'état interne +de la France. MM. de Talleyrand et Dalberg avaient fixé leur attention +d'une manière plus particulière. Quelque peu de titres que je pusse +avoir à partager cet honneur, il m'avait été accordé. On avait poussé +l'attention jusqu'à pourvoir à notre avenir, s'il eût été compromis par +l'issue des événemens. (DE PRADT, _Précis historique de la +Restauration_, p. 26.)] + +[7: Un homme qui se disait mon allié, dit l'empereur Alexandre à la +députation du sénat chargée de lui présenter la résolution que ce corps +venait d'adopter, un homme qui se disait mon allié, est arrivé dans nos +États en injuste agresseur (voyez les aveux de Boutourlin); c'est à lui +que j'ai fait la guerre et non à la France (voir le traité de Paris). Je +suis l'ami du peuple français; ce que vous venez de faire redouble +encore ces sentimens: il est juste, il est sage de donner à la France +des institutions fortes et libérales qui soient en rapport avec les +lumières actuelles. Mes alliés et moi ne venons que pour protéger vos +décisions.] + +[8: Beau-frère de Roux-Laborie.] + +[9: _Lettre du prince Schwartzenberg au maréchal duc de Raguse._ + + Le 3 avril. + + MONSIEUR LE MARÉCHAL, + + J'ai l'honneur de faire passer à V. Exc., par une personne sûre, + tous les papiers publics et documens nécessaires pour mettre + parfaitement V. Exc. au courant des événemens qui se sont passés + depuis que vous avez quitté la capitale, ainsi qu'une invitation + des membres du gouvernement provisoire à vous ranger sous les + drapeaux de la bonne cause française. Je vous engage, au nom de + votre patrie et de l'humanité, à écouter des propositions qui + doivent mettre un terme à l'effusion du sang précieux des braves + que vous commandez. + +_Réponse du maréchal duc de Raguse._ + + MONSIEUR LE MARÉCHAL, + + J'ai reçu la lettre que V. A. m'a fait l'honneur de m'écrire, ainsi + que tous les papiers qu'elle renfermait. L'opinion publique a + toujours été la règle de ma conduite. L'armée et le peuple se + trouvent déliés du serment de fidélité envers l'empereur Napoléon + par le décret du sénat. Je suis disposé à concourir à un + rapprochement entre l'armée et le peuple, qui doit prévenir toute + chance de guerre civile et arrêter l'effusion du sang; en + conséquence, je suis prêt à quitter avec mes troupes l'armée de + l'empereur Napoléon aux conditions suivantes, dont je vous demande + la garantie par écrit: + + ART. 1. Moi, Charles, prince de Schwartzenberg, maréchal et + commandant en chef les armées alliées, je garantis à toutes les + troupes françaises qui, par suite du décret du sénat du 2 avril, + quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, qu'elles pourront se + retirer librement en Normandie avec armes, bagages et munitions, et + avec les mêmes égards et honneurs militaires que se doivent + réciproquement les troupes alliées; + + 2. Que si, par suite de ce mouvement, les événemens de la guerre + faisaient tomber entre les mains des puissances alliées la personne + de Napoléon Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties + dans un espace de terrain et dans un pays circonscrit au choix des + puissances alliées et du gouvernement français. + +_Réponse de M. le maréchal prince de Schwartzenberg._ + + MONSIEUR LE MARÉCHAL, + + Je ne saurais assez vous exprimer la satisfaction que j'éprouve en + apprenant l'empressement avec lequel vous vous rendez à + l'invitation du gouvernement provisoire, de vous ranger, + conformément au décret du 2 de ce mois, sous les bannières de la + cause française. + + Les services distingués que vous avez rendus à votre pays sont + reconnus généralement; mais vous y mettez le comble en rendant à + leur patrie le peu de braves échappés à l'ambition d'un seul homme. + + Je vous prie de croire que j'ai surtout apprécié la délicatesse de + l'article que vous demandez, et que j'accepte relativement à la + personne de Napoléon. Rien ne caractérise mieux cette belle + générosité naturelle aux Français, et qui distingue + particulièrement le caractère de V. Exc. + + Agréez les assurances de ma haute considération. + + À mon quartier-général, le 4 avril 1814. + + _Signé_: SCHWARTZENBERG. +] + +[10: + ART. 1er. + +Les troupes françaises qui, par suite du décret du sénat du 2 avril, +quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, pourront se retirer en +Normandie avec armes, bagages et munitions, et avec les mêmes égards et +honneurs militaires que les troupes alliées se doivent réciproquement. + +ART. 2. + +Si, par suite de ce mouvement, les événemens de la guerre faisaient +tomber entre les mains des puissances alliées la personne de Napoléon +Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties dans un espace de +terrain et dans un pays circonscrit au choix des puissances alliées et +du gouvernement français. + +Chevilly, 4 avril 1814. +] + +[11: Ceux qui connaissent le général Dessoles ne seront pas étonnés de +cette réponse. Elle est noire comme son âme, et tout-à-fait dans le goût +des images que dessine sa figure. Cette expression atroce n'a du reste +rien d'étrange; c'est une réminiscence des élucubrations de 1798. Le +général qui, en rendant compte des moyens qu'il avait employés pour +insurger les Marches se flattait que «c'était une révolution faite par +principes,» ne devait pas ménager les termes, lorsqu'il s'agissait d'en +opérer une autre.] + +[12: + Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était + le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur + Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre + du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la + patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence + de l'impératrice et du maintien des lois de l'empire. + +Fait en notre palais de Fontainebleau le 4 avril 1814. + +NAPOLÉON. +] + +[13: Roux-Laborie.] + +[14: À cette époque, l'idée des étrangers était qu'il fallait faire la +paix, lier strictement Napoléon, et _prendre deux ou trois ans pour le +détruire_. (DE PRADT, _Récit historique de la Restauration_, etc., p. +56.)] + +[15: Croira-t-on qu'après le retour de l'île d'Elbe, qui eut lieu +l'année suivante, celui de ces généraux qui avait le plus contribué à la +défection fut assez éhonté pour se présenter un des premiers chez +l'empereur?] + +[16: _Ordre du prince de Schwartzenberg aux armées coalisées._ + +Le corps ennemi du maréchal Marmont marchera par Juvisy sur la grande +route jusqu'à Fresnes, où il s'arrêtera pour repaître; il suivra ensuite +son mouvement d'après les ordres du gouvernement provisoire. + +Les troisième, quatrième, cinquième et sixième corps se tiendront à +l'entrée de la nuit prêts à tout événement; il en sera de même de +l'armée de Silésie. Le corps ennemi sera escorté jusqu'à Fresnes par +deux régimens de cavalerie du cinquième corps, et de là à Versailles par +deux régimens de cavalerie russe de la réserve. Tant par ce motif qu'à +cause de _l'indisposition_ des habitans de Versailles, cette ville devra +être fortement occupée par les troupes alliées.] + +[17: Ceci était écrit avant la mort de cette princesse, qui ne laissa +point d'enfans.] + +[18: _Traité de Fontainebleau._ + + ARTICLE 1er. + + S. M. l'empereur Napoléon renonce, pour lui et ses successeurs et + descendans, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout + droit de souveraineté et de domination, tant sur l'empire français + et le royaume d'Italie que sur tout autre pays. + + ART. 2. + + LL. MM. l'empereur Napoléon et l'impératrice Marie-Louise + conservent ces titres et qualités pour en jouir leur vie durant; la + mère, les frères, soeurs, neveux et nièces de l'empereur + conserveront également, partout où ils se trouveront, le titre de + princes de sa famille. + + ART. 3. + + L'île d'Elbe, adoptée par l'empereur Napoléon pour le lieu de son + séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée, qui sera + possédée par lui en toute souveraineté et propriété. Il sera donné + en outre à l'empereur Napoléon un revenu annuel de deux millions de + francs, en rentes sur le grand-livre de France, dont un million + réversible à l'impératrice. + + ART. 4. + + Toutes les puissances s'engagent à employer leurs bons offices pour + faire respecter par les Barbaresques le pavillon et le territoire + de l'île d'Elbe, et pour que, dans ses rapports avec les + Barbaresques, elle soit assimilée à la France. + + ART. 5. + + Les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, seront donnés en toute + souveraineté et propriété à S. M. l'impératrice Marie-Louise; ils + passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe. Le + prince son fils prendra dès ce moment le nom de prince de Parme, + Plaisance et Guastalla. + + ART. 6. + + Il sera réservé, dans les pays auxquels l'empereur Napoléon + renonce, pour lui et sa famille, des domaines, ou donné des rentes + sur le grand-livre de France, produisant un revenu annuel, net et + déduction faite de toute charge, de deux millions cinq cent mille + francs. Ces domaines ou rentes appartiendront en toute propriété, + et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes et + princesses de sa famille, et seront répartis entre eux, de manière + à ce que le revenu de chacun soit dans la proportion suivante, + savoir: à madame mère, 306,000 fr.; au roi Joseph et à la reine, + 500,000 fr.; au roi Louis, 200,000 fr.; à la reine Hortense et à + son enfant, 400,000 fr.; au roi Jérôme et à la reine, 500,000 fr.; + à la princesse Élisa, 300,000 fr.; à la princesse Pauline, 300,000 + fr. Les princes et princesses de la famille de l'empereur + conserveront en outre tous les biens meubles et immeubles, de + quelque nature que ce soit, qu'ils possèdent à titre particulier, + et notamment les rentes dont ils jouissent, également comme + particuliers, sur le grand-livre de France, ou le Mont-Napoléon de + Milan. + + ART. 7. + + Le traitement annuel de l'impératrice Joséphine sera réduit à un + million, en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de + France. Elle continuera à jouir, en toute propriété, de ses biens + meubles et immeubles particuliers, et pourra en jouir conformément + aux lois françaises. + + ART. 8. + + Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement + convenable hors de la France. + + ART. 9. + + Les propriétés que S. M. l'empereur Napoléon possède en France, + soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé, + resteront à la couronne. Sur les fonds placés par l'empereur + Napoléon, soit sur le grand-livre, soit sur la banque de France, + soit sur les actions des forêts, soit de toute autre manière, il + sera réservé un capital qui n'excédera pas deux millions, pour être + employé en gratifications en faveur des personnes qui seront + portées sur l'état que signera l'empereur Napoléon, et qui sera + remis au gouvernement français. + + ART. 10. + + Tous les diamans de la couronne resteront à la France. + + ART. 11. + + L'empereur Napoléon fera versement au trésor et aux autres caisses + publiques de toutes les sommes et effets qui auraient été déplacés + par ses ordres, à l'exception de la liste civile. + + ART. 12. + + Les dettes de la maison de S. M. l'empereur Napoléon, telles + qu'elles se trouvent à la signature du présent traité, seront + immédiatement acquittées sur les arrérages dus par le trésor à la + liste civile, d'après les états qui seront signés par un + commissaire nommé à cet effet. + + ART. 13. + + Les obligations du Mont-Napoléon de Milan, envers tous ses + créanciers, soit français soit étrangers, seront exactement + remplies, sans qu'il soit fait aucun changement à cet égard. + + ART. 14. + + On donnera tous les saufs-conduits nécessaires pour le libre voyage + de S. M. l'empereur Napoléon, de l'impératrice, des princes et + princesses, et de toutes les personnes de leur suite qui voudront + les accompagner ou s'établir hors de France, ainsi que pour le + passage de tous les équipages, chevaux et effets qui leur + appartiennent; les puissances alliées donneront en conséquence des + officiers et des hommes d'escorte. + + ART. 15. + + La garde impériale française fournira un détachement de douze à + quinze cents hommes de toutes armes, pour servir d'escorte jusqu'à + Saint-Tropez, lieu de l'embarquement. + + ART. 16. + + Il sera fourni une corvette armée, et les bâtimens nécessaires pour + conduire, au lieu de sa destination, S. M. l'empereur Napoléon, + ainsi que sa maison; la corvette demeurera en toute propriété à S. + M. + + ART. 17. + + S. M. l'empereur emmènera avec lui, et conservera pour sa garde, + quatre cents hommes de bonne volonté, tant officiers que + sous-officiers et soldats. + + ART. 18. + + Tous les Français qui auront suivi S. M. l'empereur Napoléon ou sa + famille, seront tenus, s'ils ne veulent pas perdre leur qualité de + Français, de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins + qu'ils ne soient compris dans les emplois que le gouvernement + français se réserve d'accorder après l'expiration de ce terme. + + ART. 19. + + Les troupes polonaises de toutes armes qui sont au service de + France, auront la liberté de retourner chez elles, en conservant + armes et bagages, comme un témoignage de leurs services honorables; + les officiers, sous-officiers et soldats conserveront les + décorations qui leur ont été accordées, et les pensions affectées à + ces décorations. + + ART. 20. + + Les hautes puissances alliées garantissent l'exécution de tous les + articles du présent traité; elles s'engagent à obtenir qu'ils + soient adoptés et garantis par la France. + + ART. 21. + + Le présent traité sera ratifié, et les ratifications échangées à + Paris, dans l'espace de deux jours, et plus tôt si faire se peut. + + Fait à Paris, le 11 avril 1814. + + _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence; NEY, duc d'Elchingen; + MACDONALD, duc de Tarente; le prince de METTERNICH; le comte de + STADION; le comte RAZOUMOSKI; le comte de NESSELRODE; CASTLEREAGH; + le baron de HARDENBERG. + + Nous avons accepté le traité ci-dessus en tous et chacun de ses + articles, le déclarons accepté et ratifié, et en promettons + l'invariable observation. En foi de quoi nous avons délivré le + présent, signé et revêtu de notre sceau impérial. + + Ainsi fait à Fontainebleau, le 12 avril 1814. + + _Signé_, NAPOLÉON. + + Et plus bas, + + Le ministre secrétaire d'État, + + Duc de BASSANO. +] + +[19: Les sommes contenues dans les caissons dépassaient vingt millions.] + +[20: C'est ici le cas d'observer que, lors de l'avènement de l'empereur +au gouvernement, il n'y avait pas une cuillère d'argent aux Tuileries, +pas une pièce de vaisselle, ni de linge. Tout ce qui existe en ce genre +aujourd'hui dans les palais du roi a été acheté sur les économies du +traitement particulier de l'empereur, et non avec les deniers du trésor +public. Les diamans de la couronne ont tous été achetés ou retirés par +lui des lieux où on les avait mis en gage avant son arrivée au pouvoir. +Il faut dire cependant que c'est avec l'argent du trésor qu'ils l'ont +été; quant à l'argenterie, je me rappelle l'époque où l'on était obligé +d'en louer à des orfèvres de Paris, lorsque le premier consul avait du +monde à dîner. Dans le mobilier de vaisselle plate existant aujourd'hui +aux Tuileries, se trouve la matière provenant de l'argenterie du général +Bonaparte, qui a été fondue aux armes impériales.] + +[21: On a prétendu que les lettres de l'empereur à l'impératrice avaient +été remises au prince de Schwartzenberg. Cette infidélité serait trop +noire. Il est probable qu'elle n'est pas vraie.] + +[22: _Grandeur et décadence des Romains_, chap. V.] + +[23: «Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour Votre +Majesté un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens en +France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me les +reprocheront-ils pas six mois après avoir sauvé le trône?» (_Dépêche du +5 mars_.)] + +[24: + M. le général de Maubreuil étant chargé d'une haute mission d'une + très grande importance, pour laquelle il est autorisé à requérir + les troupes de S. M. I. russe, M. le général en chef de + l'infanterie russe, baron Saken, ordonne aux commandans des troupes + de les lui mettre à sa disposition, pour l'exécution de sa mission, + dès qu'il les demandera. + + Le général en chef de l'infanterie russe, gouverneur de Paris. + + _Cachet_. _Signé_, baron SAKEN. + + * * * * * + + Paris, 17 avril 1814. + + M. le général de Maubreuil étant autorisé à parcourir en France + pour des affaires d'une très haute importance, et pour l'exécution + de très hautes missions; que dans son besoin il peut avoir occasion + de requérir les troupes des hautes puissances; en conséquence, et + suivant l'ordre de M. le général en chef de l'infanterie russe, + baron Saken, il est ordonné à MM. les commandans des troupes + alliées de les lui fournir sur ses demandes, pour l'exécution de + ces hautes missions. + + Le général d'état-major. + + _Cachet_. _Signé_, baron de BROKENHAUSEN. + + Paris, 17 avril 1814. +] + +[25: _Direction générale des postes et des relais de France._ + + Le directeur-général des postes ordonne aux maîtres de postes de + fournir à l'instant à M. de Maubreuil, chargé d'une importante + mission, la quantité de chevaux qui lui sera nécessaire, et de + veiller à ce qu'il n'éprouve aucun retard pour l'exécution des + ordres dont il est chargé. + + Le directeur-général des postes et relais de France, + + _Signé_, BOURIENNE. + + Hôtel des postes. Paris, 17 avril 1814. + + _P. S._ Le directeur-général ordonne aux inspecteurs et maîtres de + postes de veiller avec le plus grand soin à ce que le nombre de + chevaux demandé par M. de Maubreuil lui soit fourni avant et de + préférence à qui que ce soit, et qu'il n'éprouve aucune espèce de + retard. + + Le directeur-général, + + _Cachet_. _Signé_, BOURIENNE. + + Paris, 17 avril 1814. +] + +[26: _Ministère de la guerre._ + + Il est ordonné à toutes les autorités militaires d'obéir aux ordres + qui leur sont donnés par M. de Maubreuil, lequel est autorisé à les + requérir et en disposer selon qu'il le jugera convenable, étant + chargé d'une mission secrète. MM. les commandans veilleront à ce + que les troupes soient mises sur-le-champ à sa disposition, et + qu'il n'éprouve aucun retard pour l'exécution des ordres dont il + est chargé pour le service de S. M. Louis XVIII. + + Le ministre de la guerre, + + _Cachet._ _Signé_, le général comte DUPONT. + + Paris, 16 avril 1814. +] + +[27: _Ministère de la police générale._ + + Il est ordonné à toutes les autorités chargées de la police de + France, aux commissaires-généraux, spéciaux et autres, _d'obéir aux + ordres que M. de Maubreuil leur donnera_, et de faire exécuter à + l'instant même tout ce qu'il leur prescrira, M. de Maubreuil étant + chargé d'une mission secrète de la plus haute importance. + + Le commissaire provisoire au département de la police générale, + + _Cachet._ _Signé_, ANGLÈS. + + Paris, 16 avril 1814. +] + +[28: Rapport de MM. Thouret et Brière de Valigny, substituts de M. le +procureur impérial.] + +[29: Il aurait été plus juste de dire que l'on ne pouvait pas compter +deux fois sur un hiver comme celui de Moscou.] + +[30: Ceci a été écrit en 1816.] + +[31: _Extrait de la communication officielle faite par le gouvernement +de la Grande-Bretagne à l'ambassadeur de Russie, à Londres, le 19 +janvier 1805._ + +On a mis sous les yeux de Sa Majesté le résultat des communications +faites par le prince Czartorinski à l'ambassadeur de Sa Majesté à +Pétersbourg, et des explications confidentielles données par Votre +Excellence. Sa Majesté a vu avec une satisfaction inexprimable le plan +de politique sage, grand et généreux que l'empereur de Russie est +disposé à adopter dans la situation calamiteuse de l'Europe. Sa Majesté +est encore heureuse de s'apercevoir que les vues et les sentimens de +l'empereur, par rapport à la délivrance de l'Europe et à sa tranquillité +et à sa sûreté future, répondent entièrement aux siens. En conséquence, +le roi désire entrer dans l'explication la plus claire et la plus +franche sur chaque point qui tient à ce grand objet, et de former avec +Sa Majesté impériale l'union de conseil et le concert le plus intime, +afin que, par leur influence et leurs efforts réunis, on puisse +s'assurer de la coopération et de l'assistance d'autres puissances du +continent dans une proportion analogue à la grandeur et à l'importance +de l'entreprise, du succès de laquelle dépend le salut futur de +l'Europe. + +Pour cela, le premier pas doit être de fixer aussi précisément que +possible les objets vers lesquels un tel concert doit tendre. + +Il paraît, d'après l'explication qui a été donnée des sentimens de +l'empereur, auxquels Sa Majesté adhère parfaitement, qu'ils se +rapportent à trois objets, 1° de soustraire à la domination de la France +les contrées qu'elle a subjuguées depuis le commencement de la +révolution, et de réduire la France à ses anciennes limites, telles +qu'elles étaient avant cette époque; 2° de faire, à l'égard des +territoires enlevés à la France, des arrangemens qui, en assurant leur +tranquillité et leur bonheur, forment en même temps une barrière contre +les projets d'agrandissement futur de la France; 3° d'établir, à la +restauration de la paix, une convention et une garantie pour la +protection et la sûreté mutuelle des différentes puissances, et pour +rétablir en Europe un système général de droit public. + +Le premier et le second objet sont énoncés généralement et dans des +termes qui admettent la plus grande extension; mais ni l'un ni l'autre +ne peuvent être considérés en détail, sans avoir égard à la nature et à +l'étendue des moyens par lesquels ils peuvent être obtenus. Le premier +est certainement celui que les voeux de Sa Majesté et ceux de l'empereur +voudraient voir établi sans aucune modification ni exception, et rien de +moins ne pourrait complètement satisfaire les vues que les deux +souverains ont pour la délivrance et la sécurité de l'Europe. S'il était +possible de réunir à la Grande-Bretagne et à la Russie les deux autres +grandes puissances militaires du continent, il paraît hors de doute +qu'une pareille réunion de forces les mettrait en état d'accomplir tout +ce qu'elles se seraient proposé. Mais si (comme il y a trop de raison de +croire) il était impossible de faire entrer la Prusse dans la +confédération, on peut douter qu'il y ait moyen de faire, dans toutes +les parties de l'Europe, les opérations qui seraient nécessaires pour le +succès de la totalité du projet. + +Le second point renferme en lui-même la matière de plus d'une +considération importante. Les vues et les sentimens qui animent +également Sa Majesté et l'empereur de Russie, lorsqu'ils tentent +d'établir ce concert, sont purs et désintéressés. + +Leur principale vue à l'égard des pays qui peuvent être enlevés à la +France doit être de rétablir, autant que cela est possible, leurs +anciens droits et de fonder le bien-être de leurs habitans; mais, en +envisageant cet objet, ils ne doivent pas perdre de vue la sécurité +générale de l'Europe, d'où même cet objet particulier doit +principalement dépendre. + +Par suite de ce principe, il ne peut pas être douteux que, si +quelques-uns de ces pays sont capables d'être rendus à leur ancienne +indépendance, et placés dans une situation où ils puissent la défendre, +un tel arrangement doit être analogue à la politique et aux sentimens +sur lesquels ce système est fondé. Mais on en trouvera d'autres, parmi +les pays actuellement soumis à la domination de la France, auxquels ces +considérations ne sont point applicables, soit parce que dans ces pays +les anciennes relations sont tellement détruites, qu'on ne peut pas les +y rétablir, soit parce que leur indépendance n'aurait lieu que de nom, +et serait aussi incompatible avec la sûreté de ces pays mêmes qu'avec +celle de l'Europe. Heureusement le plus grand nombre entre dans la +première catégorie. Si les armes des alliés étaient couronnées de succès +au point de dépouiller la France de tous les pays qu'elle a acquis +depuis la révolution, ce serait certainement leur premier but de +rétablir les républiques des Provinces-Unies et de la Suisse, et les +territoires du roi de Sardaigne, de la Toscane, de Modène (sous la +protection de l'Autriche) et de Naples; mais celui de Gênes, celui de la +république italienne, renfermant les trois légations, ainsi que Parme et +Plaisance, et, d'un autre côté, les Pays-Bas autrichiens, les pays sur +la rive gauche du Rhin qui ont fait partie de l'empire germanique, +appartiennent à la seconde classe. Quant aux provinces italiennes que +l'on vient d'indiquer, l'expérience a montré combien peu de dispositions +il y a dans les unes, et combien peu de ressources dans les autres pour +résister à l'agression et à l'influence de la France. Certainement le +roi d'Espagne a trop participé au système dont une si grande partie de +l'Europe a été la victime, pour que les anciens intérêts de sa famille +méritent d'être pris en considération [A]; et la dernière conduite de +Gênes et de quelques autres États d'Italie ne leur donne aucun droit à +réclamer la justice ou la générosité des alliés. Il est, au surplus, +manifeste que toutes ces petites souverainetés ne pourraient plus +consolider leur existence politique, et qu'elles ne serviraient qu'à +affaiblir et à paralyser la force qui, autant que possible, devrait être +concentrée entre les mains de la principale puissance de l'Italie. + +Il est inutile de s'arrêter particulièrement sur l'état des Pays-Bas. +Les événemens qui se sont passés ne permettent plus d'élever la question +s'ils doivent être rendus à la maison d'Autriche; il s'ensuit qu'il y a +de nouveaux arrangemens à prendre à l'égard de ce pays et il est évident +qu'il ne pourra jamais exister comme État séparé et indépendant. Les +mêmes considérations s'appliquent à peu près aux électorats +ecclésiastiques et aux autres provinces situées sur la rive gauche du +Rhin, ces pays ayant une fois été détachés de l'empire, et leurs anciens +possesseurs ayant reçu des indemnités. Il ne paraît donc pas contraire +aux principes les plus sacrés de la justice et de la morale publique de +faire, à l'égard de l'un ou de l'autre de ces pays, telle disposition +qui paraisse convenable à l'intérêt général, et il est évident qu'après +tant de misère et de sang répandu, il ne reste pas d'autre mode de +parvenir au grand but de recréer de nouveau le repos et le salut de +l'Europe sur une base solide et durable. Il est heureux qu'un pareil +plan d'arrangement, essentiel en lui-même pour l'objet qu'on se propose, +puisse aussi contribuer au plus haut degré à assurer les moyens par +lesquels ce dessein important peut être promu. + +Il est très certainement de la plus haute importance, sinon de la plus +absolue nécessité, pour cela, de s'assurer de la coopération vigoureuse +et efficace de l'Autriche et de la Prusse; mais il y a peu de raison +d'espérer que l'une ou l'autre de ces puissances puisse être engagée à +s'embarquer pour la cause générale, si on ne lui offre la perspective +d'obtenir quelque acquisition importante pour la récompenser de ses +efforts. D'après ces motifs déjà allégués, Sa Majesté conçoit que rien +ne peut autant contribuer à la sécurité générale que de donner à +l'Autriche de nouveaux moyens pour s'opposer aux places de la France du +côté de l'Italie, et en plaçant la Prusse dans une position semblable à +l'égard des Pays-Bas. La situation relative de ces deux puissances +ferait naturellement de ces deux pays les points vers lesquels leurs +vues se dirigeraient respectivement. + +En Italie, une bonne politique exige que la puissance ou l'influence du +roi de Sardaigne soit augmentée, et que l'Autriche soit replacée dans +une situation qui lui fournisse les moyens de porter, en cas d'attaque, +un secours immédiat et prompt à ses possessions. _Sa Majesté voit avec +satisfaction, par les communications secrètes et confidentielles que +Votre Excellence vient de transmettre_, que les vues de _la cour de +Vienne sont parfaitement d'accord avec ce principe_, et que _l'extension +à laquelle cette cour vise peut non-seulement être admise avec sûreté, +mais que, pour l'avantage de la sûreté générale, on peut encore y +ajouter._ Sous d'autres points de vue, Sa Majesté adopte entièrement le +plan d'arrangement que S. M. l'empereur de Russie désire voir effectué +dans ce pays. Sa Majesté regarde comme absolument nécessaire pour la +sûreté générale, que l'Italie soit soustraite à la domination et à +l'influence de la France, et qu'on ne souffre dans ce pays aucune +puissance qui n'entrerait pas facilement dans un système général pour en +maintenir l'indépendance. Pour cela, il est essentiel que les provinces +qui composent maintenant ce que l'on appelle république italienne soient +données à d'autres souverains. En distribuant ces provinces, on devra +sans doute donner une augmentation de puissance et de richesse au roi de +Sardaigne, et il paraît utile que son territoire, aussi bien que le +duché de Toscane, qu'on propose de rendre au grand-duc, soient mis en +contact immédiat, ou en état de communiquer facilement avec les +possessions de l'Autriche. Sur ce principe, la totalité du territoire +qui compose maintenant la république ligurienne pourrait, à ce qu'il +paraît, être réuni au Piémont. + +En supposant que les efforts des alliés fussent couronnés du succès le +plus complet, et que les deux objets qu'on a discutés jusqu'à présent +eussent été pleinement obtenus, cependant Sa Majesté regarderait cette +oeuvre salutaire comme imparfaite, si la restauration de la paix n'était +pas accompagnée par les mesures les plus efficaces pour donner de la +solidité et de la stabilité au système ainsi établi. Beaucoup sera +certainement fait pour le repos futur de l'Europe par ces arrangemens +territoriaux, qui formeront contre l'ambition de la France une plus +forte barrière qu'il n'en a jamais existé; mais, pour rendre cette +sécurité aussi parfaite que possible, il paraît nécessaire qu'à l'époque +de la pacification générale, on conclue un traité auquel toutes les +principales puissances européennes prendront part, et par lequel leurs +possessions et leurs droits respectifs, tels qu'ils auront été établis, +seront fixés et reconnus, et ces puissances devraient toutes s'engager +réciproquement à se protéger et se soutenir l'une et l'autre contre +toute tentative pour l'enfreindre. Ce traité rendrait à l'Europe un +système général de droit public, et viserait, autant que possible, à +réprimer des entreprises futures pour troubler la tranquillité générale, +et, avant tout, pour faire échouer tout projet d'agrandissement et +d'ambition pareil à ceux qui ont produit tous les désastres dont +l'Europe a été affligée depuis la malheureuse ère de la révolution +française.] + +[A: Pitt, tout en parlant de grands principes de justice, montre ici la +griffe du léopard; l'Espagne a reconnu que ses intérêts maritimes +étaient les mêmes que ceux de la France: dès-lors les princes de sa +maison peuvent être dépouillés pour la grande satisfaction du cabinet de +Londres. Voilà la justice et la légitimité de ce cabinet!!!] + +[32: M. de Talleyrand a écrit plusieurs lettres à madame Aimée de +Coigny, qui était une de ses correspondantes, et il lui mandait qu'on ne +pouvait rien faire de mieux, pour le présent, que de s'attacher +fortement à la constitution.] + +[33: Ce D*** avait été sous-officier dans l'armée de Condé pendant la +révolution; il est de l'Alsace. + +À la dissolution du corps de Condé, il rentra en France, et, à la +campagne de 1805, je l'avais envoyé en Allemagne comme espion. Il avait +rempli deux ou trois missions avec assez d'intelligence, je l'envoyai +après les affaires d'Ulm, à l'armée de l'archiduc Charles en Italie; il +devait venir me prévenir aussitôt que cette armée se mettrait en marche +pour regagner Vienne. + +Comme il passait lui-même par cette capitale je lui avais donné une +lettre à l'adresse d'un particulier de cette ville qui devait la +remettre à un autre pour lequel elle renfermait des billets à ordre. + +D*** rompit le cachet, vit de quoi il était question, prit les billets à +ordre, et, pour éviter la réclamation de celui à qui ils étaient +destinés, il alla le dénoncer au gouvernement autrichien, qui le fit +arrêter; et lui, D***, au lieu de se rendre à l'armée de l'archiduc +Charles, alla en Bohême, d'où il vint se placer près de Ratisbonne; et +passant tantôt d'une rive du Danube sur l'autre, en se disant +commissaire bavarois lorsqu'il était sur la rive autrichienne, et +commissaire autrichien lorsqu'il était sur la rive bavaroise, il levait +ainsi des contributions sur toutes les deux. + +Il fut arrêté faisant ce métier, et il aurait été infailliblement +fusillé, si la paix ne s'était pas faite; il fut renvoyé à Paris pour y +être mis en prison jusqu'à ce que l'on eût pu tirer des mains des +ennemis celui qu'il avait fait arrêter en le dénonçant, et comme cela +fut long, ce D*** souffrit en France ce qu'il avait fait souffrir à son +semblable en Autriche. + +Je fus bien étonné de voir cet homme-là chevalier de Saint-Louis, garde +de la porte du roi, et depuis chef d'escadron de gendarmerie.] + +[34: J'ai vu depuis un officier fort respectable qui m'a assuré avoir vu +M. de Bourmont travailler à Lons-le-Saulnier, chez le maréchal Ney, à la +rédaction de la proclamation que celui-ci fit lire aux troupes.] + +[35: En même temps que l'on apprit le départ du roi de Lille, on sut +qu'un individu qui s'y trouvait avait tenu ce discours au duc d'Orléans, +qui accompagnait le roi: «Voilà la branche aînée qui a fini, Bonaparte +s'usera vite; ce sera naturellement vous qu'on appellera. N'allez point +dans les armées qui vont faire la guerre à la France; retirez-vous +paisiblement en Angleterre, et laissez faire le temps.» + +Cette conversation avait été rapportée à Paris par quelqu'un qui disait +l'avoir entendue.] + +[36: Les coalisés, fidèles à ce principe, ont en effet toujours séparé +_leurs intentions des apparences_, qu'ils mettaient en avant dans leurs +manifestes.] + +[37: Les publications allemandes de cette pièce portent: «La France ne +peut attribuer qu'à elle-même, etc.»] + +[38: Les éditions allemandes ne portent pas cet appel à la révolte, +elles se terminent ainsi: «L'Europe entière ne forme qu'un voeu, et ce +voeu est l'expression du besoin universel des peuples. Tous se sont +réunis pour le soutien d'une seule et même cause; cette cause triomphera +du seul obstacle qu'elle ait encore à vaincre.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir +à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO *** + +***** This file should be named 22386-8.txt or 22386-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/3/8/22386/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/22386-8.zip b/22386-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..92626b9 --- /dev/null +++ b/22386-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..23c9dbe --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #22386 (https://www.gutenberg.org/ebooks/22386) |
