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+The Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à
+l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon
+ Tome VII
+
+Author: Duc de Rovigo
+
+Release Date: August 25, 2007 [EBook #22386]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+MEMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR
+NAPOLÉON.
+
+TOME SEPTIÈME.
+
+PARIS,
+
+A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
+
+MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
+
+1828.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+L'impératrice quitte Paris.--Le roi de Rome refuse de sortir des
+Tuileries.--Conseil de défense.--Le prince Joseph.--Arrivée du général
+Dejean.--Encore le duc de Dalberg.--Je reçois ordre de suivre
+l'impératrice.--M. de Talleyrand.--Ses instances pour se faire autoriser
+de rester à Paris.--Il n'était donc pas bien sûr de ses trames, ou il
+avait de bien grandes répugnances pour les Bourbons.
+
+
+Le lendemain, dès sept heures, les dispositions du départ étaient
+faites. Le bruit se répandit promptement que l'impératrice s'éloignait.
+La foule accourut, et la place du Carrousel fut bientôt couverte d'une
+multitude d'hommes, de femmes qui ne demandaient pas mieux que de couper
+les traits, de renvoyer les attelages, et de voir la régente courir
+généreusement avec eux les dernières chances de la fortune. Mais tel
+était le respect que l'on portait encore à sa personne et à ses
+volontés, que, dans une foule immense dont chacun eût voulu la retenir,
+il ne se trouva personne qui osât même en manifester l'intention. Une
+simple tentative eût cependant tout sauvé, car l'impératrice était loin
+d'approuver la résolution qui avait été prise. Le prince Joseph,
+l'archi-chancelier ne l'approuvaient pas davantage. Ils l'avaient
+appuyée, parce que les ordres de l'empereur étaient précis; mais ni l'un
+ni l'autre ne se faisaient illusion sur les conséquences dont elle
+serait suivie.
+
+Marie-Louise était dans la même situation d'esprit. Chacun voyait ce
+qu'il fallait faire, sans que personne osât l'ordonner. Joseph proposait
+à l'impératrice de prendre l'initiative, l'impératrice se rejetait sur
+le conseil de régence, et observait que l'empereur ne lui avait donné un
+conseil que pour la guider; que c'était à ceux qui en étaient membres à
+lui tracer la conduite qu'elle devait suivre; que pour rien au monde
+elle ne se mettrait en opposition avec les volontés de l'empereur.
+Joseph observa alors qu'avant de quitter la capitale, il convenait au
+moins de s'assurer des forces qui la menaçaient. Il partit à la pointe
+du jour pour aller lui-même prendre connaissance de l'état des choses.
+L'impératrice voulait, comme elle en était convenue, attendre son retour
+pour prendre une décision; mais les avis les plus alarmans, les rapports
+les plus contradictoires se succédaient d'un instant à l'autre: le
+ministre de la guerre la pressait, elle céda et monta en voiture sur les
+onze heures du matin.
+
+Elle fut suivie des personnes qu'elle avait désignées pour
+l'accompagner, et s'éloigna sous l'escorte de ses gardes ordinaires. La
+foule lui donna des marques d'intérêt dans ce moment cruel; mais si
+quelqu'un eût été assez hardi pour couper les traits des attelages, il
+n'y eût plus eu de responsabilité à craindre, l'indécision eût disparu,
+et tout eût été sauvé. Une chose remarquable, c'est la résistance
+qu'opposa le roi de Rome au moment où l'on voulut l'emporter chez sa
+mère. L'enfant se mit à crier que l'on trahissait son papa, qu'il ne
+voulait pas partir. Il saisissait les rideaux de l'appartement, et
+disait que c'était sa maison, qu'il n'en sortirait pas. Il fallut tout
+l'ascendant de madame de Montesquiou pour le calmer; encore fallut-il
+qu'elle lui promît bien de le ramener pour le décider à se laisser
+emporter chez sa mère.
+
+Après le départ de l'impératrice, le pouvoir tomba dans les mains du
+prince Joseph, qui quitta le Luxembourg, où il demeurait, pour venir
+s'établir aux Tuileries. Il chercha à prolonger la défense, à utiliser
+le peu de moyens qui nous restaient, et ne se montra indifférent qu'à ce
+qui n'intéressait pas le service de l'empereur; car, je dois le dire,
+l'intrigue ne fut pas inactive autour de lui. Déjà avant que l'armistice
+de Lusigny fût rompu, il y avait eu un commencement de tentative pour le
+décider à se déclarer protecteur de l'empire, et faire prononcer par le
+sénat la déchéance de l'empereur. Les hommes qui étaient à la tête de ce
+complot étaient à peu près les mêmes que ceux qui, quinze jours après,
+se mirent en mouvement pour faire rappeler la maison de Bourbon, avec
+laquelle ils répugnaient de s'allier, ou du moins n'avaient pas encore
+de rapports bien arrêtés. Le prince Joseph non seulement rejeta
+l'insinuation, mais il démontra à ceux qui la lui présentaient le danger
+d'une entreprise dont le résultat le moins fâcheux devait détruire les
+dernières ressources qui restaient à l'empereur, dont l'ombre nous
+défendait encore; qu'elle pouvait même engendrer la guerre civile, et
+mettre les Français aux prises les uns avec les autres; qu'au surplus,
+quelles que fussent les chances, on se trompait beaucoup, si on le
+croyait capable de se ranger parmi les ennemis de son frère. Il ajouta
+qu'il voulait bien oublier cette proposition, mais il défendit qu'on lui
+en parlât davantage, ou que l'on y donnât aucune suite, parce qu'alors,
+il en ferait poursuivre les auteurs.
+
+Le prince de Bénévent avec l'archi-trésorier et les ministres restèrent
+à Paris. Le moment approchait où cette longue agonie allait se terminer.
+
+Le départ de l'impératrice ne pouvait rester ignoré des ennemis, qui
+étaient aux portes de la capitale. Il fut aussi le signal d'une quantité
+d'autres départs particuliers qui avaient tardé jusqu'à ce moment à
+s'effectuer, en sorte que, depuis la barrière de Paris jusqu'à Chartres,
+ce n'était plus, pour ainsi dire, qu'un immense convoi de voitures de
+toute espèce. On ne peut se faire une idée de ce spectacle lorsqu'on ne
+l'a pas vu. Que l'on se figure le désordre qui accompagnait cette scène
+de désolation, et l'on sera moins étonné des conséquences dont elle a
+été suivie.
+
+Paris était dans un état de désertion vers le midi, et toute la
+population du voisinage y affluait vers le nord. Cependant les ennemis,
+qui avaient, les jours précédens, poussé sur la route de Meaux le petit
+corps aux ordres du général Compans, venaient de le rejeter encore
+jusque sur les approches de la barrière de Bondy, entre l'étang de la
+Villette et les hauteurs de Ménilmontant. Les souverains alliés étaient
+là en personne.
+
+De leur côté, les corps des maréchaux Marmont et Mortier, appelés au
+secours de la capitale, étaient arrivés à Saint-Mandé la nuit qui
+précéda l'attaque. Le soir, ils prirent leur positions de bataille:
+Marmont appuya sa droite à la Marne, et développa à sa gauche les
+troupes de Mortier sous les hauteurs de Montmartre. Il était chargé de
+la direction des corps[1]; il avait fait reconnaître Romainville, et
+croyait, sur la foi des rapports qui lui avaient été faits, que les
+alliés n'y avaient pas paru: il fit marcher sur le village. Les Russes
+l'occupaient en force. L'action s'engagea, et devint bientôt des plus
+vives. Le duc de Padoue, qui conduisait la droite, ne put se soutenir:
+atteint, au milieu de la mêlée, d'un coup de feu qui le mit hors de
+combat, il fut remplacé par le général Lucotte, qui vint se reformer au
+cimetière du P. Lachaise. Ce mouvement rétrograde découvrait tout-à-fait
+la route qui va de Belleville à Saint-Mandé. Le duc de Raguse fut obligé
+d'abandonner l'attaque de Romainville pour venir en toute hâte couvrir
+le premier de ces deux villages. Il était temps, car le général Compans
+avait abandonné la position qu'il occupait dans le bassin de la Villette
+pour se retirer plus en arrière. Les Russes, qui n'étaient plus contenus
+par nos troupes, s'étaient portés en avant, et débouchaient déjà sur sa
+droite, que le duc de Raguse ignorait encore la retraite de son
+lieutenant. Il fit néanmoins bonne contenance, et réussit à opérer son
+mouvement.
+
+Pendant que ces choses se passaient, Paris était témoin d'une scène qui
+fait la honte de ceux qui en étaient les auteurs. Il y avait plus d'un
+mois que la garde nationale demandait avec instance qu'on lui délivrât
+des fusils de munition, au lieu de ces piques ridicules avec lesquelles
+on l'avait en grande partie armée; elle avait renouvelé plusieurs fois
+sa demande sans pouvoir rien obtenir. J'en écrivis à l'empereur, qui me
+répondit: «Vous me faites une demande ridicule; l'arsenal est plein de
+fusils, il faut les utiliser.»
+
+J'avais montré cette lettre au prince Joseph et au ministre de la
+guerre. Celui-ci m'avait répondu qu'il n'avait que très peu de fusils,
+qu'il les conservait pour l'armée, qui en avait besoin à chaque instant,
+en sorte que je ne pus rien obtenir. Ce ne fut qu'au moment où l'on
+attaquait les troupes postées sous les murailles de Paris, que le duc de
+Feltre consentit à livrer à la garde nationale quatre mille fusils au
+lieu de vingt mille dont elle avait besoin; encore, pour couronner
+l'oeuvre, ne distribua-t-on les quatre mille fusils que lorsque les
+différentes légions étaient déjà réunies. Les chariots chargés de ces
+armes furent amenés devant elles, et on en fit la distribution.
+L'artillerie n'avait reçu que la veille dans la nuit l'ordre de délivrer
+ces fusils; à cette heure, le sort de Paris ne paraissait plus douteux.
+Le ministre de la guerre surtout ne dissimulait pas qu'il regardait la
+capitale comme perdue. Pourquoi donc ne pas ouvrir alors les arsenaux à
+la population, ne pas lui abandonner tout ce qu'ils contenaient,
+puisqu'on ne pouvait pas empêcher ces armes de tomber dans les mains des
+ennemis?
+
+À la pointe du jour, le prince Joseph s'était établi à Montmartre, et
+avait fait prévenir les membres du conseil de défense de venir le
+joindre. J'y étais appelé, je m'y rendis un des premiers. Le tambour
+battait de tous côtés dans Paris; les citoyens s'assemblaient, le
+dévouement était général dans les faubourgs. Lorsque j'arrivai à
+Montmartre, je ne fus pas peu surpris de n'y voir aucune disposition de
+défense; on y avait grimpé deux ou trois pièces de campagne, et il y en
+avait deux cents dans le Champ-de-Mars, que l'on aurait pu transporter
+sur n'importe quel point de Paris avec les chevaux de carrosses de cette
+capitale. Le ministre de la guerre n'avait qu'un mot à dire, il ne le
+dit pas; rien ne fut disposé pour la défense, les plateformes n'étaient
+pas même ébauchées; il n'y avait pas une esplanade de faite pour mettre
+du canon en batterie.
+
+Bien plus, Montmartre était sans troupes; la garde nationale fut obligée
+de l'occuper. Le moment où sa présence aurait pu y être utile était
+celui où elle recevait les quatre mille fusils que l'on avait eu tant de
+peine à arracher des arsenaux.
+
+L'ennemi, dont le plan était arrêté, avait développé tous ses moyens. Il
+faisait des progrès rapides sur les hauteurs de Belleville et de
+Ménilmontant, où on n'avait pas à lui opposer le quart des troupes qu'il
+avait déployées sur ce point.
+
+Les membres qui devaient composer le conseil de défense n'étaient pas
+arrivés; le prince Joseph m'engagea à aller moi-même voir ce qui se
+passait sur le point où l'attaque paraissait s'échauffer, et revenir lui
+rendre compte de ce que j'aurais vu. Je m'y rendis par l'extérieur de la
+muraille d'enceinte. Déjà nos troupes commençaient à céder; elles se
+défendaient cependant avec courage, et cela était d'autant plus
+méritoire, que l'issue du combat ne pouvait pas devenir favorable.
+
+Un autre incident qui survint contribua encore à aggraver leur position:
+les deux maréchaux furent obligés de se rendre au conseil de défense;
+pendant qu'ils se transportaient des hauteurs de Ménilmontant à celles
+de Montmartre, les ennemis, qui étaient déjà si nombreux, avaient encore
+l'avantage de n'avoir pas affaire à ceux qui étaient personnellement
+chargés du commandement.
+
+Le conseil était composé du ministre de la guerre, des deux maréchaux,
+du commandant de Paris avec quelques autres officiers-généraux. Il lui
+arrivait à chaque instant les nouvelles les plus fâcheuses; il voyait,
+du point où il était, les troupes ennemies qui couvraient la plaine
+entre Saint-Denis et la capitale. Les chefs de corps, revenus à leur
+poste, donnèrent cependant à la défense un élan qui imposa quelque temps
+aux alliés. Mais ceux-ci recevaient incessamment de nouveaux renforts,
+le soleil n'était pas aux deux tiers de sa course. Une plus longue
+résistance fut jugée impossible. Marmont fit connaître ce fâcheux état
+de choses à Joseph, qui lui répondit par le billet suivant:
+
+ «Paris, le 30 mars 1814.
+
+ «Si M. le maréchal duc de Trévise et M. le maréchal duc de Raguse
+ ne peuvent plus tenir leurs positions, ils sont autorisés à entrer
+ en pourparlers avec le prince de Schwartzenberg et l'empereur de
+ Russie, qui sont devant eux.
+
+ «_Signé_ JOSEPH.
+
+ «Montmartre, à midi un quart.
+
+ «Ils se retireront sur la Loire.»
+
+Marmont se mit alors en communication avec l'ennemi. Ses parlementaires,
+accueillis à coups de fusil sur la route de Belleville, furent mieux
+reçus sur celle de la Villette. Ils furent admis, annoncèrent que le
+maréchal était autorisé à traiter, et demandèrent une suspension
+d'armes, qui fut accordée.
+
+Au moment où ces choses se passaient à Belleville, le général Dejean
+arrivait à Paris avec des dépêches de l'empereur. Ce prince se trouvait
+aux alentours d'Arcis-sur-Aube, lorsqu'il apprit la marche des alliés
+sur la capitale. Il entrevit de suite les fatales conséquences que ce
+mouvement pouvait avoir; il chargea le colonel Gourgaud d'aller en toute
+hâte s'emparer des ponts de Troyes, d'expédier de cette ville un
+courrier qui annonçât au ministre de la guerre que l'armée accourait au
+secours. Le colonel Gourgaud n'était pas arrivé à Troyes, qu'il y fut
+joint par le général Dejean, dépêché directement à Paris. La poste
+manquait de chevaux; Gourgaud donna celui qu'il était parvenu à se
+procurer, et Dejean poursuivit sa route. Il arrive au moment où
+l'attaque est la plus vive, descend chez son père, prend un cheval et
+court à Montmartre. Le prince Joseph venait de s'éloigner; il se mit sur
+ses traces, et le joignit au milieu du bois de Boulogne. Il lui transmit
+les dépêches de l'empereur, et l'engagea à retourner à Paris. Le prince
+s'y refusa; il répondit qu'il était trop tard, qu'il avait autorisé les
+maréchaux à traiter; il engagea du reste le général à se rendre auprès
+d'eux et à leur faire connaître les ordres dont il était porteur. Dejean
+joignit en effet le maréchal Mortier, qui combattait près du canal de la
+Villette, lui transmit les instructions dont il était chargé. De
+nouvelles ouvertures avaient été faites; les alliés ou du moins
+l'Autriche semblaient disposés à les accueillir; on était près de
+s'entendre. Il fallait, à tout prix, gagner quelques heures, et sauver
+la capitale des malheurs de l'occupation. Le duc de Trévise adopta
+vivement cette idée. Il fit approcher un tambour, et écrivit, au milieu
+de la mitraille qui décimait ses carrés, la lettre suivante.
+
+ «Sous Paris, le 30 mars 1814.
+
+ «À S. A. S. le prince Schwartzenberg, commandant en chef les armées
+ combinées.
+
+ «PRINCE,
+
+ «Des négociations viennent d'être ouvertes de nouveau, M. le duc de
+ Vicence est parti pour se rendre auprès de S. M. l'empereur
+ d'Autriche; le prince de Metternich doit être en ce moment auprès
+ de l'empereur Napoléon: dans cet état de choses, et au moment où
+ les affaires peuvent s'arranger, épargnons, prince, l'effusion du
+ sang humain. Je suis suffisamment autorisé à vous proposer des
+ arrangemens. Ils sont de nature à être écoutés. J'ai donc l'honneur
+ de vous proposer, prince, une suspension d'armes de vingt-quatre
+ heures, pendant laquelle nous pourrions traiter pour épargner à la
+ ville de Paris, _où nous sommes résolus de nous défendre jusqu'à la
+ dernière extrémité_, les horreurs d'un siége.
+
+ «Je prie V. A. S. d'agréer l'assurance de ma haute considération,
+ et je saisis cette occasion pour lui exprimer de nouveau les
+ sentimens de l'estime personnelle que je lui porte.
+
+ «_Signé_, le maréchal duc DE TRÉVISE.»
+
+Le duc de Trévise avait à peine expédié sa lettre, qu'un des officiers
+du duc de Raguse vint lui donner connaissance de la convention que ce
+maréchal avait conclue. Dès-lors, sa démarche devenait un hors-d'oeuvre;
+il jugea bien que les nouvelles qu'il avait transmises au généralissime
+ne paraîtraient qu'un leurre destiné à gagner du temps. C'est en effet
+ce qui arriva. Schwartzenberg ne se borna pas à révoquer en doute les
+ouvertures dont il lui parlait, il contesta jusqu'à la possibilité d'un
+rapprochement[2]. Rien n'était cependant plus réel que les négociations
+qu'avait annoncées le maréchal.
+
+Outré de voir que son négociateur n'avait rien su conclure, l'empereur
+avait pris le parti d'être lui-même son diplomate, et de se mettre en
+communication directe avec l'empereur d'Autriche. Il avait fait appeler,
+dans la nuit du 25 au 26 mars, le colonel Galbois, lui avait remis des
+dépêches pour ce prince, et après lui avoir spécialement recommandé
+d'éviter les Russes, de ne parlementer qu'avec les troupes du souverain
+auprès duquel il était envoyé, il lui avait dit: Allez, faites
+diligence, _vous portez la paix_. Le colonel réussit à échapper aux
+cosaques, mais ne put pousser jusqu'à Dijon. Du reste, il fut
+parfaitement accueilli, et reçut, dans la matinée du 28, l'assurance que
+les propositions qu'il avait transmises étaient agréées. L'adjudant de
+l'empereur d'Autriche qui vint lui donner communication des intentions
+de ce prince, lui apprit que chacun des trois grands souverains était
+autorisé à traiter, à signer pour les deux autres; que ce n'était pas
+avec l'Autriche seule, mais avec toute la coalition, que la paix était
+faite. Le colonel demandait une réponse écrite; mais la rédaction d'une
+pièce de cette importance exigeait du temps, le moindre retard pouvait
+de nouveau tout compromettre; il partit, sur l'assurance réitérée
+qu'elle serait incessamment expédiée. Elle le fut en effet; mais un
+parti de cosaques fondit sur les parlementaires qui en étaient porteurs.
+Français et Autrichiens, tout fut enlevé, et l'on poussa d'autant plus
+vivement l'entreprise qu'on avait formée sur Paris.
+
+Cette circonstance était sans doute ignorée par Schwartzenberg,
+puisqu'au lieu d'accueillir les ouvertures du duc de Trévise, il lui
+répondit par l'envoi d'une pièce odieuse sur laquelle je reviendrai tout
+à l'heure. Les choses restèrent dans l'état où elles étaient; il ne vint
+à la pensée de Dejean ni de Mortier de faire connaître à Marmont
+l'arrivée prochaine de l'empereur, d'user le temps de la suspension
+d'armes, et de tenter un nouvel effort pour atteindre la nuit.
+
+Les deux maréchaux se réunirent paisiblement à la barrière de la
+Villette, où ils arrêtèrent, avec M. de Nesselrode et le comte Orloff,
+la capitulation que signèrent le colonel Fabvier et le colonel
+Saint-Denys, l'un officier d'état-major, et l'autre premier aide-de-camp
+du duc de Raguse.
+
+Ainsi finit cette déplorable affaire, et le sort de la France fut
+décidé.
+
+L'empereur n'avait cependant demandé à Paris que de se défendre quatre
+ou cinq jours, et il avait annoncé, en quittant la capitale, qu'il
+serait possible que, par suite des manoeuvres qu'il était obligé de
+faire, les ennemis s'approchassent jusque sous les murailles de cette
+grande ville, mais qu'il ne tarderait pas à arriver. On lui avait promis
+de ne point s'effrayer de l'approche des ennemis, mais on ne lui tint
+pas parole; ce n'est pas Paris qui a des reproches à se faire, tous les
+citoyens étaient prêts à suivre ceux qui auraient voulu les conduire; et
+si, au lieu de laisser dans les arsenaux ainsi qu'au Champ-de-Mars les
+armes et l'artillerie qui y furent trouvées par les ennemis, on les
+avait abandonnées à la population de Paris quatre jours plus tôt, elle
+aurait su en tirer un meilleur parti. Une faute aussi grave ne doit être
+attribuée qu'à ces hommes médiocres qui, avides de faveurs et de
+pouvoir, étaient parvenus, à force de bassesses et de protestations de
+leur dévouement, à se faire accorder une confiance exclusive; ce sont
+eux qui ont disposé de nos destinées en manquant de courage dans les
+momens périlleux.
+
+Au moment où l'on faisait prendre au prince Joseph la fatale résolution
+dont je viens de parler, les ministres et tout ce qui composait l'action
+du gouvernement étaient encore à Paris. On aurait sans doute bien voulu
+alors que cette ville fût en état d'insurrection, mais il ne restait que
+quelques heures pour distribuer les armes et disposer l'immense
+artillerie qui était au Champ-de-Mars, dépaver les rues, et, en général,
+prendre l'attitude d'une place déterminée à se défendre: tout cela
+aurait pu se faire quelques jours plus tôt, mais lorsque les citoyens de
+Paris virent qu'on avait plus de confiance dans les ennemis qu'en eux
+pour conserver leur ville, ils ne durent naturellement avoir qu'une fort
+mince opinion de ceux aux mains desquels on avait remis le soin de leur
+sort. On se regardait avec inquiétude; on se demandait comment cela
+allait finir.
+
+J'étais encore sur les hauteurs de Belleville, lorsque le conseil de
+défense, qui se tenait à Montmartre, prit la dernière résolution. Je
+vins à la barrière Saint-Antoine; je parcourus le faubourg, qui était
+prêt à tout, si ce n'est à se rendre; tout le monde demandait instamment
+des armes; il y avait de quoi faire une armée des hommes qui étaient
+dans ces généreuses dispositions. En montant le boulevard Saint-Antoine
+pour me rendre une seconde fois à la barrière, je rencontrai dans une
+calèche le duc Dalberg, qui revenait de l'intérieur du faubourg; je lui
+demandai d'où il venait; il était très agité. Cette rencontre me surprit
+et m'occupa un instant; j'ignorais encore la décision qui venait d'être
+prise à Montmartre. Il était facile de lui faire expier ses trames, mais
+la partie était perdue; une exécution n'eût servi à rien: je le laissai
+aller.
+
+De la barrière Saint-Antoine, je revins à Montmartre. On passait encore
+le long du boulevard extérieur, mais les ennemis n'en étaient pas
+éloignés. Arrivé au pied de la hauteur, j'appris qu'il était arrivé un
+aide-de-camp de l'empereur, et que l'on venait de voir passer le prince
+Joseph accompagné du duc de Feltre, avec qui il s'était acheminé le long
+du boulevard extérieur qui mène à la barrière de Mousseaux et à celle de
+la rue du Roule. Je pris par l'intérieur pour lui couper le chemin et le
+rejoindre à la barrière des Champs-Élysées; j'arrivai trop tard. Les
+officiers de la garde nationale m'apprirent qu'il s'était dirigé sur le
+bois de Boulogne; je cherchais vainement à me rendre raison de cette
+marche singulière, lorsque je fus joint par un maréchal-des-logis de la
+garde de Paris, qui avait couru après moi depuis le faubourg
+Saint-Antoine. Il m'apportait une lettre d'un des secrétaires de mon
+cabinet, qui me rendait compte qu'il venait de recevoir pour moi une
+lettre très pressée du grand-juge, et qu'on en avait exigé un reçu
+circonstancié. Je courus chez moi, et j'y trouvai l'ordre de quitter
+Paris à l'instant pour suivre les traces de l'impératrice.
+
+On me rendit compte que M. de Talleyrand était venu, il y avait environ
+deux heures; qu'il m'avait attendu et était parti en disant qu'il
+reviendrait, qu'il avait à me parler. Je jugeai, par l'heure de la date
+que portait la lettre du grand-juge, du motif qui l'amenait. Resté chez
+lui pendant que je courais d'une barrière à l'autre, il avait reçu avant
+moi la dépêche qui lui prescrivait de quitter Paris, et voulait
+m'entretenir à ce sujet. J'avais deviné juste. M. de Talleyrand, revenu
+presque aussitôt que je fus arrivé à mon hôtel, se mit à me faire part
+de l'embarras où il était. Il ne refusait pas de partir, sans se soucier
+beaucoup de le faire. Il recommença ses tirades contre ceux qu'il
+accusait de tous les malheurs qui arrivaient, et plaignit vivement
+l'empereur de s'en être rapporté aux _ignorans_ qui l'avaient perdu. Il
+ajoutait cependant que les mauvais traitemens qu'il en avait reçus
+avaient mis tout-à-fait hors de son coeur les anciens sentimens qu'il
+avait eus pour lui, et qu'il ne saurait oublier qu'il l'avait sacrifié à
+des misérables. Néanmoins il désirait, pour le bien de tous, que
+l'édifice ne fût pas détruit, et ce n'était plus qu'à Paris que l'on
+pouvait le sauver. Il me demandait à l'autoriser à rester, persuadé que
+je ferais une chose utile pour le bien du service de l'empereur et de
+tout le monde.
+
+Je ne me laissai pas prendre au leurre, et répondis au diplomate que non
+seulement je ne l'autorisais pas à rester, mais que je lui intimais,
+autant qu'il était en moi, de partir sur-le-champ pour se rendre près de
+l'impératrice; je le prévins même que dès ce moment j'allais surveiller
+son départ, et prendre des mesures pour le faire effectuer. Je chargeai
+en effet des agens d'avoir l'oeil sur le personnage. Il feignit de se
+rendre à mon injonction, et courut solliciter du préfet de police
+l'autorisation qu'il n'avait pu obtenir de moi. Le préfet refusa; M. de
+Talleyrand fut obligé de se mettre en route, et de se faire
+officieusement arrêter pour rentrer à Paris. C'était bien de la
+prudence, ou ses plans n'étaient pas encore arrêtés; car enfin à quoi
+bon solliciter avec tant de persévérance l'autorisation de rester à
+Paris? Si ses conventions eussent été faites, il lui suffisait de se
+cacher quelques heures pour se trouver au milieu des Russes; mais il
+n'était sûr de rien, il redoutait l'avenir, et voulait, à tout
+événement, être en mesure de justifier son séjour dans la capitale. Il
+fit croire aux alliés qu'il avait des moyens de consommer la ruine de
+l'empereur, et à ses dupes, que les alliés hésitaient, mais qu'il
+espérait vaincre leurs répugnances, et ramener les Bourbons.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Je quitte Paris.--M. Pasquier et M. de Chabrol restent chargés de
+veiller à la sûreté de la capitale.--Je suis tenté de revenir sur mes
+pas.--Toujours M. de Talleyrand.--L'empereur ne pensait pas que ses
+antécédens lui permissent de se rallier aux Bourbons.--Esquisse des
+actes des diplomates contre les diverses branches de cette maison.
+
+
+Aussitôt que M. de Talleyrand fut sorti de chez moi, je m'occupai de mon
+départ. Je fis venir le préfet de police, M. Pasquier; après lui avoir
+donné connaissance de l'ordre que j'avais reçu, je le chargeai de rester
+à Paris, et lui communiquai tout ce que je pressentais devoir être la
+suite d'une décision contre laquelle je m'étais vainement élevé. Je ne
+lui cachai pas que je ne m'abusais point sur la grandeur du mal, qu'on
+allait tenter de déplacer le pouvoir, qu'indubitablement on
+s'adresserait à lui pour le faire concourir à cette entreprise; je
+l'engageai à se tenir sur la réserve, et surtout à se rappeler son
+devoir, qu'un homme d'honneur ne méconnaît jamais. Je lui dis que M. de
+Chabrol, qui était préfet de la Seine, dans lequel l'empereur avait eu
+assez de confiance pour le charger de l'administration de Paris à
+l'approche de l'orage, recevait du ministre de l'intérieur la même
+mission que lui-même recevait de moi; qu'ils pouvaient, en réunissant
+leurs efforts, empêcher beaucoup de mal et se faire infiniment
+d'honneur. M. Pasquier connaissait depuis long-temps mes opinions
+particulières sur l'issue de cette lutte; je l'avais souvent entretenu
+de tout ce que je craignais, et il y avait beaucoup de choses sur
+lesquelles j'étais en confiance avec lui. Je me félicitai de pouvoir le
+laisser à Paris dans la circonstance où nous étions, tant à cause de la
+considération qu'il s'était acquise par ses talens, qu'à cause de la
+réputation que lui avait méritée son caractère intègre. Il me répondit
+de manière à confirmer la haute opinion que j'avais de lui: il me dit
+qu'il ne doutait pas de l'existence de beaucoup de mauvais projets, mais
+que pour lui, il ne serait jamais que le magistrat de la tranquillité
+publique; que tant qu'on lui laisserait de l'autorité, il n'en ferait
+usage que pour la protéger. Je n'ai pas changé d'opinion sur M.
+Pasquier, malgré tout ce qui est arrivé, et je ne fais nul doute qu'il
+eût comprimé une révolution populaire de tout son pouvoir; mais
+l'impulsion partit de trop haut, il fut obligé de suivre le torrent. Ma
+confiance en lui était si forte, que je lui remis un portefeuille dans
+lequel étaient toutes les lettres que l'empereur m'avait fait l'honneur
+de m'écrire pendant mon administration, parce que je ne voulais pas les
+exposer au hasard d'un pillage auquel je pouvais particulièrement être
+exposé, en cas d'une révolution que je voyais arriver; il s'en chargea à
+condition qu'il lui serait permis de le brûler, s'il survenait quelque
+danger pour lui. Le cas survint en effet, et ce précieux dépôt fut
+détruit. J'avais fait enlever ma correspondance sécrète, et livré aux
+flammes tout ce qui pouvait compromettre les individus qui étaient
+attachés au ministère. Je m'étais cru obligé d'assurer le repos d'une
+foule de gens qui m'avaient servi.
+
+Dès les premiers jours de février, il ne restait dans les bureaux aucune
+pièce qui pût les exposer aux vengeances, ni même les compromettre. Je
+laissai le secrétaire-général du ministère à Paris, pour contenir le
+personnel de l'administration, et signifiai à M. Anglès, qui était
+chargé de l'arrondissement au-delà des Alpes, de me joindre à Blois. M.
+Réal, qui était à la tête d'un autre arrondissement, reçut la même
+invitation. Quant à M. Pelet de la Lozère, qui dirigeait l'autre, il se
+trouvait en mission dans le midi. Toutes les dispositions ayant été
+prises, je me mis en route; il était quatre heures et demie. Je voulus
+partir par la barrière de Sèvres, mais elle était tellement encombrée de
+voitures, que je me décidai à passer par Orléans, persuadé que je
+trouverais la route libre. C'est effectivement ce qui arriva.
+
+Jamais je ne m'étais trouvé dans une agitation d'esprit semblable à
+celle que j'éprouvai en quittant Paris. J'étais même tenté de retourner
+sur mes pas, et peu s'en fallut que je n'enfreignisse l'ordre que
+j'avais reçu directement de l'empereur, de ne pas rester à Paris, si
+l'impératrice se trouvait obligée d'en partir. Néanmoins, en
+réfléchissant aux conséquences qui auraient été la suite d'une
+désobéissance sans excuse, dans le cas où les choses eussent pris une
+autre tournure que celle que je me flattais de leur donner, je n'osai
+pas compromettre ma responsabilité jusque-là. Je n'étais pas sans
+inquiétude sur M. de Talleyrand, et si je ne le fis pas arrêter et
+emmener de force avec moi, c'est que je n'avais pas de lieu à ma
+disposition où je pusse le déposer. Je ne pouvais pas ignorer les rôles
+qu'il avait successivement joués dans le cours de la révolution; je
+savais qu'il avait servi toutes les factions qui s'étaient tour à tour
+arraché le pouvoir, qu'il s'était toujours trouvé dans le port quand
+l'orage avait éclaté, et qu'il avait toujours été du parti du plus fort.
+Je savais aussi combien il devait être indisposé contre l'empereur, et
+tout ce qu'il avait à craindre du parti qui l'avait jeté dans cette
+position vis-à-vis de ce prince; je ne pouvais donc pas douter qu'il ne
+saisît l'occasion de se venger de ses ennemis, et de se faire une
+position tellement forte, qu'il n'eût plus rien à en redouter.
+
+L'empereur savait tout cela encore bien mieux que moi; il avait
+d'ailleurs près de lui M. de Bassano, qui n'aimait certainement pas M.
+de Talleyrand, et qui le connaissait sous toute sorte de rapports; et
+cependant, loin de donner des ordres contre lui, il défendit de
+l'inquiéter, et le laissa siéger au conseil de régence. Au reste les
+opinions qu'il manifesta jusqu'au dernier moment étaient, il faut le
+dire, bien éloignées de motiver des mesures de sévérité. Pourquoi
+l'empereur le gardait-il malgré toutes les manoeuvres qu'on lui avait
+signalées? C'est parce qu'il lui connaissait des antécédens qui ne lui
+permettaient guère de se livrer aux projets de vengeance qui roulaient
+dans sa tête, et que le souvenir de ses premiers services n'était pas
+effacé. L'empereur a toujours conservé la mémoire de ceux qu'il avait
+reçus, et n'a jamais tout-à-fait abandonné un homme dont il avait été
+content, n'eût-ce été qu'une seule fois. Il grondait, disait souvent des
+choses dures, mais il les oubliait presque aussitôt; le plus souvent ses
+mouvemens d'humeur ne provenaient que d'un rapport qu'on lui avait fait,
+et qui était quelquefois étranger à celui qui s'offrait à la réprimande.
+Je lui ai souvent entendu dire que M. de Talleyrand avait un côté de
+bon, que c'était celui qui avait donné le plus de gages contre un
+bouleversement en faveur de la maison de Bourbon. J'ai toujours cru que
+c'était cette considération qui avait empêché ce prince de le renvoyer
+tout-à-fait, comme il en était journellement sollicité. Les antécédens
+du diplomate semblaient en effet présenter assez de garanties.
+
+M. de Talleyrand était un des membres de la constituante qui avaient le
+plus vivement attaqué la cour de Versailles. Plus tard, il tira parti de
+ses faits et actes pour capter la confiance du directoire, dont il fut
+le ministre des relations extérieures.
+
+Au retour d'Égypte, il fut un de ceux qui contribuèrent le plus à
+renverser le directoire et à dissiper la faction qui travaillait à
+appeler au trône le duc d'Orléans, et à son défaut un prince d'Espagne.
+
+Lors du procès de George Cadoudal et de ses complices, en 1804, ce fut
+lui qui indiqua le duc d'Enghien comme le seul qui pouvait être
+l'individu que signalèrent deux subordonnés de George dans leur
+déposition (voir les détails de cet événement au tome II); il décida le
+parti qui fut pris à l'égard de ce prince, en faisant remarquer que
+l'individu désigné ne pouvait être qu'un prince de la maison de Bourbon,
+parce qu'elle seule était intéressée à empêcher le parti révolutionnaire
+de profiter du coup qu'avait médité George en venant en France.
+
+Parmi les princes de la maison de Bourbon, il fit observer que le duc
+d'Enghien était le seul dont la résolution de caractère et la position
+de résidence pussent fixer les soupçons qu'avaient fait naître les
+dépositions des compagnons de George. Il appuya son opinion particulière
+de détails qu'il avait puisés dans la correspondance des agens de son
+ministère, et fit prendre la mesure qui fut exécutée. Il était en France
+à peu près le seul qui en avait le secret, et qui peut-être en
+connaissait, ou du moins pouvait en prévoir l'issue. Il écrivit aux
+envoyés diplomatiques près les princes de la rive droite du Rhin pour
+justifier la violation de leur territoire. Cette formalité, je le veux
+bien, était commandée par sa position; mais il faut convenir aussi qu'il
+fit preuve de réserve dans cette occasion, car enfin il eût suffi d'un
+mot jeté dans les salons de l'hôtel de Luines, qu'il fréquentait
+assidument alors, pour faire échouer l'entreprise.
+
+Le premier consul, qui ne savait pas même qu'il existât un duc
+d'Enghien, ne put voir dans le mouvement que se donna M. de Talleyrand
+qu'un acte de dévouement à sa personne, car George et ses complices
+n'avaient pas d'autre projet que de lui arracher la vie, et le ministre
+ne pouvait avoir, dans le zèle qu'il mettait à les poursuivre, d'autre
+but que de livrer au glaive de la justice tout ce qui pouvait avoir eu
+part à cette tentative. Le duc d'Enghien n'était pas l'héritier de la
+couronne; dans aucun cas, il ne pouvait y être appelé, et il n'y avait
+pour l'empereur aucun avantage à se défaire de lui; il ignorait même
+qu'il fût si près de Strasbourg; la police ne le savait guère mieux, car
+à cette époque elle n'avait pas toutes les ramifications qu'elle eut
+depuis. Ce qui se passait au-delà des frontières était uniquement
+observé, rapporté et suivi par le ministère des relations extérieures.
+La part que prit M. de Talleyrand à cette affaire ne contribua pas peu à
+le préserver des atteintes de ses ennemis, qui s'efforçaient de le
+présenter comme un agent de la maison de Bourbon. L'empereur, qui fut
+très mécontent d'avoir été mal informé dans cette circonstance, ne
+laissa jamais échapper le blâme contre qui que ce fût. Il savait tenir
+compte des intentions que l'on avait eues; mais il faisait son profit
+des erreurs dans lesquelles étaient tombés ceux qui avaient voulu le
+servir, afin d'éviter de nouvelles méprises à l'avenir. Indépendamment
+de cet antécédent, qui pouvait être mis en ligne de compte, M. de
+Talleyrand en avait d'autres.
+
+Il avait été l'agent principal de la détrônisation des Bourbons de
+Naples, en 1805. Enfin c'était lui qui avait proposé celle de la branche
+d'Espagne, qui avait été préparée de longue main. Ses partisans
+prétendent qu'il a été étranger à cette conception, mais le bon sens
+suffit pour voir qu'un traité qui décidait d'aussi grands intérêts ne
+pouvait pas avoir été l'affaire d'un jour, et qu'avant d'avoir réglé les
+prétentions en dédommagemens de tout ce qui perdait son existence à la
+suite des changemens qui se préparaient en Espagne, il avait fallu bien
+des négociations, d'autant plus que cette matière n'avait jamais fait le
+sujet de notes écrites, qu'elle avait été traitée entre le prince de la
+Paix et M. de Talleyrand, par le canal d'Izquierdo, agent de confiance
+du ministre espagnol.
+
+La pièce que j'ai citée dans le volume IV montre d'ailleurs que c'est M.
+de Talleyrand qui a suivi la négociation; c'est lui qui a demandé la
+cession de territoire et insisté pour changer l'ordre de succession.
+Mais ce n'est pas à cela que s'est bornée la part qu'il a prise à cette
+affaire: non seulement il l'a conduite, mais, je ne crains pas de
+l'affirmer, c'est lui qui en a donné l'idée.
+
+Après la bataille de Friedland, l'empereur m'avait donné le gouvernement
+de Koenisberg et de toute la vieille Prusse. Avant l'action, M. de
+Talleyrand était allé attendre à Dantzick les événemens et les ordres de
+l'empereur, qui lui écrivit de Tilsit de venir s'établir à Koenisberg. Il
+y vint; mais à peine était-il arrivé, qu'il reçut un courrier qui lui
+apportait une lettre de l'empereur. J'avais moi-même reçu une dépêche
+par laquelle ce prince m'ordonnait, de faire préparer un équipage de
+pont qui existait à l'arsenal, de l'expédier par le canal, et de le
+disposer de manière qu'il pût arriver à Tilsit avec la plus grande
+célérité. Je fis part de mes ordres à M. de Talleyrand, qui me montra sa
+lettre. L'empereur lui marquait, que: «Alexandre avait fait demander un
+armistice de quelques jours; qu'il l'avait accordé; que depuis il lui
+avait fait proposer une entrevue dont il ne se souciait que
+médiocrement: il n'était pas encore décidé, cependant il réfléchirait;
+mais si la paix ne se concluait sur-le-champ, son parti était pris, il
+était décidé à passer le Niémen sans délai. Il était d'autant plus porté
+à le faire, que les Russes n'avaient plus d'armée, tandis que les deux
+tiers de la sienne ne s'étaient pas trouvés sur le champ de bataille de
+Friedland.» Et il finissait par lui mander de se rendre près de lui.
+L'empereur disait vrai; il n'y avait eu que trois corps d'engagés à
+Friedland, et une seule division de cuirassiers, sans compter les
+dragons et la cavalerie légère; et après la conclusion de la paix,
+lorsque je fus chargé des affaires de France en Russie, je voyageai de
+Tilsit à Pétersbourg avec les corps de la garde russe. Les officiers que
+je vis, et que je questionnai, convinrent que, hormis la garde, ils
+n'avaient, à proprement parler, plus d'armée, et d'après le calcul que
+je faisais avec eux, l'empereur de Russie n'aurait pas pu nous opposer
+plus de vingt-deux mille hommes de troupes régulières. Nous aurions
+passé le Niémen; l'empereur pouvait le faire avec plus de cent cinquante
+mille hommes. Nous n'étions qu'au 20 ou 22 juin, et la Pologne était
+dans le délire de l'insurrection. Pendant mon séjour en Russie, j'ai
+souvent eu occasion de me persuader que c'étaient ces considérations qui
+avaient déterminé l'empereur Alexandre à solliciter la fameuse entrevue
+du radeau de Tilsit.
+
+M. de Talleyrand, en recevant l'ordre de se rendre à Tilsit, et en
+voyant ce que l'empereur me marquait dans la lettre qu'il m'écrivait,
+hâta son départ tant qu'il put; il me disait: «Ne vous pressez pas de
+faire partir votre pont, j'espère que l'empereur n'en aura pas besoin:
+qu'irait-il faire au-delà du Niémen? Il faut lui faire abandonner cette
+idée de Pologne. On ne peut rien faire avec ces gens-là; on n'organise
+que le désordre avec les Polonais. Voilà une occasion de terminer tout
+cela avec honneur; il faut la saisir, il faut même d'autant plus se
+hâter, que l'empereur a une affaire bien plus importante ailleurs, et
+qu'il peut faire entrer dans un traité de paix. S'il ne le fait pas,
+lorsqu'il voudra l'entreprendre, il sera rappelé ici par de nouveaux
+embarras, tandis qu'il peut tout terminer dès aujourd'hui. Il le peut
+d'autant plus que ce qu'il projette est une conséquence raisonnable de
+son système.»
+
+Dans le fait, comment admettre que M. de Talleyrand était étranger aux
+affaires d'Espagne? En supposant même qu'il ait eu le projet de trahir
+l'empereur en lui faisant faire la paix qui a été conclue à Tilsit, il
+n'avait pas affaire à un insensé: l'empereur connaissait l'état de
+l'armée russe, les Prussiens n'existaient plus que pour mémoire; notre
+armée, à très peu de chose près, était intacte: dans cet état de choses,
+qui pouvait arrêter l'empereur dans l'exécution de ce qu'il aurait
+voulu? M. de Talleyrand se proposait cependant de le détourner de l'idée
+de passer le Niémen et de rétablir la Pologne. Dès-lors, il dut
+nécessairement lui expliquer ses motifs, et puisqu'il a été écouté, que
+la paix a été faite, peut-on admettre que M. de Talleyrand ait négligé
+de le prier de s'expliquer sur ses projets à venir avec l'empereur
+Alexandre, dans un moment où il pouvait tout obtenir de ce prince? Le
+peut-on, lorsqu'on sait qu'il ne se dissimulait pas que le concours
+d'Alexandre était nécessaire pour ne pas voir se renouveler la guerre?
+
+Il n'y a pas d'esprit si borné qu'il soit qui ne voie que c'était folie
+de renoncer aux immenses avantages de guerre qu'avait l'empereur, et
+d'aller s'embarquer dans une entreprise comme celle d'Espagne, sans être
+d'accord avec l'empereur de Russie, qui pouvait reprendre les armes dès
+que nous nous serions retirés, et s'allier avec l'Autriche, qui
+n'intervenait pas dans ce que l'on faisait à Tilsit. Si la paix qui fut
+signée avait eu d'autres bases que celles sur lesquelles elle fut
+conclue, on pourrait dire que la Russie était étrangère aux affaires
+d'Espagne. Dans l'état d'impuissance où elle se trouvait, son monarque
+venant lui-même traiter au quartier-général de l'empereur, et, au lieu
+de supporter des sacrifices, partageant avec nous les dépouilles des
+vaincus, il aurait fallu que nous fussions en démence, pour n'avoir pas
+songé à des affaires que nous projetions, et mettre ainsi leur réussite
+en problème, en n'y faisant pas participer la seule puissance qui
+pouvait en traverser l'exécution.
+
+L'empereur de Russie, non-seulement ne perdit rien, mais obtint qu'on
+rendît à son beau-père, le duc de Meklenbourg-Schwerin, ses États, qui
+avaient été envahis. Il intercéda pour son allié le roi de Prusse, et
+fit si bien, qu'on remit Guillaume en possession d'une partie des
+provinces qu'il avait perdues. Il reçut pour lui-même un district qui
+fut pris sur le territoire de ce prince. Bien plus, nous ne stipulâmes
+rien pour les Turcs, qui avaient perdu la Valachie et la Moldavie en
+s'armant pour nous. Il nous était facile de les comprendre dans la paix
+que nous faisions. Nous avions le droit du plus fort et celui de
+l'équité, qui nous permettaient bien de stipuler pour nos alliés, comme
+les Russes le faisaient pour les leurs. Certainement toutes ces
+transactions n'eurent pas lieu sans quelque retour de la part de
+l'empereur Alexandre, qui, n'ayant rien à nous donner, nous dut porter
+en compte ce que nous voulions faire. Si cela n'était pas ainsi, nous
+serions inexcusables d'avoir abandonné les Turcs. Je ne m'expliquai
+cette conduite de notre part que par ce qu'Alexandre me fit l'honneur de
+me dire des entretiens qu'il avait eus avec l'empereur au sujet de la
+Turquie, et de leurs projets à venir sur ce pays. Je pense bien que cela
+n'aurait pas été absolument fait comme l'empereur de Russie l'espérait;
+mais je n'avais pas d'instructions sur ce sujet.
+
+Assurément il énonça des projets sur les Turcs; l'empereur n'aura pas
+manqué de lui parler des vues qu'il avait sur l'Espagne, avec la réserve
+pourtant que mettent les souverains dans leurs relations. Il n'est pas
+possible de supposer, la confidence n'eût-elle pas été entière,
+qu'Alexandre ignorait les projets que l'empereur avait formés sur
+l'Espagne. Assurément, s'il n'avait été question que d'un simple
+arrangement, nous n'eussions pas laissé prendre sur nos alliés les
+avantages que nous abandonnâmes aux Russes. D'un autre côté, on ne dut
+pas chercher à donner le change à l'autocrate sur les vues qu'on avait
+au sujet de la péninsule; car à quoi bon? Il ne pouvait être dupe de
+l'artifice; il savait que la maison d'Espagne avait hérité de tous les
+droits de Philippe V, et que tant que ses descendans régneraient,
+l'ouvrage de la révolution française serait incertain. Il savait qu'il
+suffirait _des entreprises_ d'un prince belliqueux, que le hasard
+pouvait faire naître en Espagne, pour tout remettre en compromis.
+L'histoire ne nous apprend-elle pas que, lorsque Louis XV, encore
+enfant, fut attaqué de la petite-vérole, le roi Philippe V crut qu'on
+lui cachait le danger de son neveu, et se prépara à passer en France
+pour revendiquer ses droits à la couronne? Je crois avoir démontré qu'il
+n'est pas vraisemblable que la Russie ait été étrangère aux changemens
+projetés en Espagne. Dès-lors M. de Talleyrand ne pouvait les ignorer;
+autrement il faudrait convenir qu'il a joué un triste rôle à Tilsit, ce
+que personne n'a jamais dit.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Suite du chapitre précédent.--Petite spéculation de M. de Talleyrand et
+du prince de la Paix.--Félicitations que m'adresse le premier de ces
+diplomates.--La constance qu'il avait mise à poursuivre les Bourbons
+permettait bien de croire tout rapprochement impossible.
+
+
+Un autre fait encore qui vient à l'appui de mon assertion est celui-ci.
+C'est sur la conscription qui fut levée à la suite de la bataille
+d'Eylau, que l'on prit la portion de troupes dont on composa les corps
+qui s'approchèrent de l'Adour et du Roussillon dans le cours de l'été
+suivant. Cette direction indiquait déjà leur destination ultérieure. Eh!
+qui en France pouvait avoir démontré la nécessité d'une expédition de ce
+genre? Qui pouvait avoir averti des dangers qui seraient quelque jour
+dans le cas de menacer cette partie de nos frontières, si ce n'est le
+ministre des relations extérieures? Qui a pu rendre compte à l'empereur
+des dispositions secrètes du prince de la Paix? Qui a pu mettre sous ses
+yeux la proclamation que ce favori adressa aux Espagnols? Personne,
+assurément, si ce n'est le ministre des relations extérieures. Je
+terminerai par une dernière observation. Sur quoi repose au fond le
+traité de Fontainebleau? Sur les notions fâcheuses que le prince de la
+Paix avait données à diverses reprises, au sujet des dispositions
+hostiles que nourrissait contre la France le prince des Asturies. Ce
+malheureux, qui cherchait à se faire une position qui le mît à l'abri
+des vengeances dont le menaçait l'héritier du trône, appela vivement
+l'attention du cabinet des Tuileries sur les machinations que Ferdinand
+ne cessait d'ourdir contre le roi Charles IV. Il annonçait que, si l'on
+tardait à prendre un parti contre ce prince, ou quelques dispositions
+relatives au pays, il ne répondait de rien, que la première conséquence
+de l'avènement du prince des Asturies à la couronne serait un changement
+de politique de la part de l'Espagne. Entre des communications
+semblables et la conclusion d'un traité comme celui de Fontainebleau, il
+a dû y avoir bien des propositions et des réponses. Quelle que soit
+l'impudence d'un ministre, il y a bien du chemin à faire avant de
+consentir, ou même de proposer de livrer ses maîtres, ou du moins
+d'abuser de la confiance qu'ils lui ont accordée pour les effrayer
+d'abord sur les dangers qu'il leur avait attirés, et les porter ensuite
+à se retirer dans leurs possessions d'Amérique, afin de venir plus
+librement recevoir le prix de sa trahison; car enfin le prince de la
+Paix s'était engagé à faire partir le roi Charles IV avec sa famille
+pour le Mexique, à l'exemple du prince de Portugal, qui avait fait voile
+pour le Brésil. Il devait l'accompagner jusqu'à Séville, le quitter
+ensuite clandestinement, et aller jouir de la principauté des Algarves.
+C'est en effet la proposition qu'il fit dans le conseil à Aranjuez,
+d'abandonner l'Espagne pour se retirer au Mexique, qui décida le
+mouvement à la tête duquel se mit le prince des Asturies.
+
+Quand on considère le temps qu'il a fallu pour arriver jusqu'à convenir
+de tous ces faits, et que l'on reporte ses réflexions à l'époque où les
+affaires d'Espagne ont commencé, on est bien forcé de reconnaître
+qu'elles n'ont pu être conçues et mises à exécution que sous le
+ministère de M. de Talleyrand. S'il n'en avait pas été ainsi, il aurait
+fallu que l'on eût établi une négociation directe à côté de ses offices
+ordinaires, et assurément il l'aurait traversée tant qu'il aurait pu,
+jusqu'à ce qu'il eût fait abandonner la partie au diplomate intrus; cela
+eût été dans son devoir et dans son droit sous tous les rapports.
+
+J'admets que l'entreprise sur l'Espagne n'ait été qu'une conception
+sortie du cerveau de l'empereur; mais ce prince n'a pu l'exécuter sans
+des démarches préliminaires, sans développer ses idées, et les faire
+adopter aux hommes qui, par état, se trouvaient obligés de les élaborer
+tant en Espagne qu'en France. Or, quel était parmi nous celui qui
+convenait le mieux à une négociation qui n'admettait pas d'écriture, et
+qui cependant exigeait une grande activité de correspondance? Celui,
+assurément, qui, depuis dix ou douze ans, avait présidé à toutes les
+transactions qui avaient eu lieu entre la France et l'Espagne; celui
+enfin qui avait consolidé le crédit du prince de la Paix, avec lequel il
+avait eu une série d'antécédens de toute espèce. Personne autre en
+France ne pouvait être chargé d'une semblable négociation; car quels
+documens donner à un homme qui aurait eu à débuter par une ouverture
+dont le dernier des hommes se serait trouvé blessé? Plus je réfléchis à
+tout ce qui a dû précéder la conclusion du traité de Fontainebleau, plus
+je reste convaincu que le projet de changer la dynastie d'Espagne est
+une conception dont le mérite appartient tout entier à M. de Talleyrand
+et au prince de la Paix. Elle a été enfantée en commun par ces deux
+diplomates, et n'a été soumise à l'empereur que lorsqu'on a pu lui
+démontrer la facilité de son exécution. Je développerai ce qui me porte
+à le croire. L'empereur, en suivant, après la bataille de Friedland, le
+projet qu'il avait de rétablir la Pologne, pouvait compter sur le
+succès. Il n'a sûrement pas abandonné cette grande entreprise afin d'en
+tenter une autre, sans que la réussite de celle-ci lui en ait été
+démontrée, c'est-à-dire sans s'être fait rendre compte de tout ce que
+l'on avait fait pour la mener à fin.
+
+Si l'idée des changemens projetés en Espagne était venue de l'empereur,
+il aurait encore eu bien plus de facilité pour les exécuter après avoir
+rétabli la Pologne, qui seule eût été en état de contenir ce qui serait
+resté de puissance à l'empire russe; l'Autriche n'était pas en état de
+s'opposer à ce que l'on voulait faire au-delà des Pyrénées. On peut donc
+avancer, en supposant que telle eût été l'arrière-pensée de l'empereur,
+qu'il y eut un levier qui mit l'entreprise en mouvement plus tôt qu'il
+ne le voulait; ce levier était le prince de la Paix, qui, se trouvant
+sur un brasier à Madrid, hâtait, autant qu'il était en lui, la perte de
+ses maîtres, pour échapper lui-même à sa ruine. Il était sur la brèche,
+appelait au secours, et prétendait qu'il ne pouvait plus tenir, que la
+France perdrait l'Espagne, s'il perdait son crédit. Placé dans la
+terrible position où il était, il exagérait le danger pour hâter le
+remède, et il consentit à tout ce qu'on lui proposa. Or un homme comme
+M. de Talleyrand, qui connaissait la situation et les moyens du prince
+de la Paix, n'a pas dû manquer de lui imposer des conditions analogues
+aux embarras qu'il éprouvait.
+
+Parmi toutes les raisons qui portaient M. de Talleyrand à ne point
+abandonner le prince de la Paix, il y en avait plusieurs qui étaient
+peut-être des motifs pour le perdre, et c'est le cas de citer une
+anecdote qui est peu connue. Après le retour d'Égypte, lorsque le
+premier consul fut devenu le chef de l'État, il trouva un arrangement
+qui avait été fait entre la France et l'Espagne; cette dernière
+puissance s'était engagée à payer à la première, pendant toute la durée
+de la guerre, une somme de 5,000,000 par mois.
+
+Le pitoyable état dans lequel étaient nos finances obligea le premier
+consul à laisser subsister cet état de choses; mais après la bataille de
+Marengo, lorsque l'ordre commença à se rétablir, il ordonna à M. de
+Talleyrand d'écrire en Espagne que la France n'ayant plus besoin de cet
+argent, il renonçait au droit qu'il avait de l'exiger, et en faisait la
+remise au roi Charles, comme un témoignage du désir qu'il avait de ne
+point être à charge à ses alliés.
+
+M. de Talleyrand désapprouva la résolution, et fit observer au premier
+consul que, si, au lieu défaire la remise, de la somme entière, il
+commençait par ne se désister que de la moitié, cela ferait plus
+d'effet. On montrerait la progression de l'amélioration des affaires,
+et, de plus, on aurait le mérite d'avoir été attentif à observer le
+moment où il avait été possible de se passer d'un secours onéreux à
+Charles IV. Le premier consul adopta cette idée, et donna en conséquence
+l'ordre de commencer par faire la remise de 2,500,000 francs par mois.
+Il s'imaginait que ses intentions avaient été suivies; il n'en était
+rien: cependant l'Espagne continua à payer en entier le subside, et ce
+ne fut qu'après la paix de Lunéville, lorsqu'il ordonna de faire la
+remise de la seconde partie, qu'elle cessa le paiement des 5,000,000 que
+lui avait imposé le traité de Bâle. Le trésor public, ne recevant plus
+rien d'Espagne, avait rayé cet article de ses registres; il n'y avait
+plus de moyens de fraude, on n'osa pas continuer à percevoir le tribut.
+Le trésor ne touchait que les 2,500,000 francs autorisés par l'empereur;
+cependant l'Espagne avait continué de payer les 5,000,000 stipulés. Que
+devenait la différence? comment se faisait la fraude? Nous allons
+l'expliquer.
+
+Si l'empereur, au lieu de diviser la remise en deux parties, l'eût faite
+en une fois, il n'y aurait pas eu de moyens de friponner, parce que le
+trésor d'Espagne n'aurait eu aucun paiement à faire à celui de France.
+M. de Talleyrand n'eût pas pu se dispenser d'écrire à Madrid dans le
+sens des ordres qu'il avait reçus, ni même d'en parler à l'ambassadeur
+de cette puissance à Paris: autrement il se serait exposé aux plus
+fâcheuses conséquences, si l'empereur en avait parlé lui-même à cet
+ambassadeur, comme cela pouvait arriver. D'un autre côté, s'il n'avait
+pas fait part des intentions du premier consul, et que l'Espagne eût
+continué à payer la totalité du subside, le trésor en aurait tenu
+compte, et non seulement le premier consul aurait vu qu'il n'avait pas
+été obéi, mais M. de Talleyrand n'y aurait rien gagné. Le prince de la
+Paix était à Madrid dans la même situation. Si M. de Talleyrand avait
+dit un mot à l'ambassadeur de France à Madrid, celui-ci pouvait en
+parler au roi, et il devenait impossible au prince de la Paix de
+s'approprier un écu.
+
+Comme il était puissant et disposait de tout, il n'y avait que ce prince
+qui pût se prêter à laisser sortir des coffres d'Espagne 5,000,000 par
+mois pour n'en faire entrer que deux et demi dans ceux de France. Au
+surplus, il n'était pas homme à laisser divertir le reste sans en
+retenir sa part. Il y était d'autant moins disposé, qu'on ne pouvait
+rien faire sans lui. La négociation se fit sûrement entre les deux
+ministres par le canal de quelques agens du prince de la Paix qui se
+trouvaient continuellement à Paris. Quelle fut la part que chacun se
+fit? je l'ignore; mais l'empereur connaissait cette friponnerie, qu'il
+m'a lui-même racontée. Or, l'on conviendra qu'il ne pouvait pas désirer
+des antécédens plus convenables pour faire négocier avec le prince de la
+Paix ses projets sur l'Espagne (si l'idée lui en appartient). MM. de
+Talleyrand et Godoy avaient réciproquement un égal besoin de se ménager,
+et peut-être de se perdre. Ils étaient les deux seuls hommes qui, sans
+craindre de se blesser, pouvaient se proposer mutuellement à discuter
+tout ce qui était relatif à des affaires de la nature de celles
+d'Espagne. Le premier avait toute sorte de raisons pour voir avec
+plaisir l'élévation du second au suprême pouvoir. Loin de lui nuire,
+cela passait l'éponge sur tout ce qui avait eu lieu entre eux deux, et
+arrangeait sa position présente et à venir, à moins qu'il n'eût trouvé
+une occasion de le perdre sans retour. Cette circonstance de la
+dilapidation de la moitié du subside de l'Espagne est une de celles qui
+ont fait le plus de tort à M. de Talleyrand dans l'esprit de l'empereur.
+Quoique bien informé des détails de cette affaire, il continua à
+l'employer, parce que, comme il le disait, ce diplomate avait un côté
+utile.
+
+C'est en vain que les amis de M. de Talleyrand, et lui-même, voudraient
+faire croire qu'il a été étranger à cette entreprise. À la vérité, on a
+répandu avec affectation qu'il n'y avait eu aucune part; lui-même a imbu
+de cette idée le corps diplomatique qui était resté à Paris pendant que
+l'empereur s'était rendu à Bayonne, où il avait emmené le ministre des
+relations extérieures, M. le duc de Cadore. Ces messieurs du corps
+diplomatique rendirent compte à leurs cours de ce qui se disait à Paris,
+et ajoutèrent à leur rapport que M. de Talleyrand était étranger, opposé
+même à ce qui se faisait. Il caressa cette opinion, l'accrédita avec
+persévérance, parce qu'elle était de nature à faire désirer son retour
+au ministère; mais il est si vrai qu'il avait eu la première part à tout
+ce qui était relatif à cela, que, lorsque le prince des Asturies et son
+frère l'infant don Carlos, partirent de Bayonne pour se rendre à
+l'endroit qu'ils devaient habiter, l'empereur lui fit donner l'ordre
+d'aller les recevoir à Valençay, et d'y rester quelque temps avec eux.
+Il y fut, et chargea le major Henry, qui revenait nous joindre, de me
+dire mille choses amicales de sa part. «Vous direz au général Savary,
+ajouta-t-il en congédiant le major, que l'on n'a jamais tiré un meilleur
+parti d'une affaire gâtée, que celui qu'il a tiré de celle-ci; je lui en
+fais mon compliment, il a évité de bien grands maux.»
+
+M. de Talleyrand ignorait ce que j'avais été faire en Espagne, et il
+n'en voyait que le résultat; mais il convenait par ses félicitations
+qu'il y avait eu un autre projet qui devait être exécuté d'une autre
+manière. Il est vrai que les choses auraient pris une bien autre
+tournure, si le roi et la famille royale fussent tout simplement partis
+pour l'Amérique. C'était de cette manière que M. de Talleyrand avait
+conçu et préparé la chose; c'est pour cela qu'il se disait étranger à ce
+qui se faisait en Espagne. Vraisemblablement il aura parlé dans ce
+sens-là autour des princes pendant son séjour à Valençay; mais il ne
+faut rien en conclure, sinon qu'ayant été éloigné des affaires, il était
+désintéressé à leur réussite, et qu'il y avait plus d'avantage pour lui
+à se ranger du côté de l'opinion qui désapprouvait cette entreprise, que
+de chercher à la justifier; mais un homme sensé qui a connu l'intérieur
+de l'administration de la France à cette époque, ne peut pas, sans faire
+tort à son jugement, douter de la part directe et immédiate que M. de
+Talleyrand a eue aux changemens de dynastie en Espagne. Dans cette
+occasion encore, il fut un des ardens destructeurs de cette branche de
+la maison de Bourbon, comme il l'avait été de celle qui régnait à Parme,
+puis en Toscane, après que ce pays avait été donné à l'infant de Parme,
+au fils duquel M. de Talleyrand le fit encore arracher. En général, il
+était de l'opinion qu'il n'y avait rien d'assuré pour la dynastie de
+l'empereur tant qu'il existerait une branche de Bourbon, n'importe où.
+
+En ajoutant à toutes ces considérations les inconvéniens de la position
+personnelle de M. de Talleyrand, qui était prêtre marié, on se
+convaincra qu'il y avait peu d'hommes aussi intéressés que lui à croiser
+les événemens qui suivirent d'aussi près le départ de l'impératrice.
+
+Une foule d'autres détails qui ne m'étaient pas inconnus semblait lui en
+faire une loi. Indépendamment des gages que semblait avoir donnés M. de
+Talleyrand en faveur d'un ordre de choses qui protégeait l'arrangement
+de sa vie, il est à observer que, pour prendre un parti violent contre
+lui, il fallait un peu plus que des préventions; car enfin il était un
+des premiers personnages de l'État. En supposant même que j'eusse été
+saisi d'un fait à sa charge, je n'aurais pu prendre des mesures contre
+lui sans m'y être auparavant fait autoriser par le conseil de la
+régence, et en son absence par le prince Joseph; mais ni l'un ni l'autre
+n'eussent voulu me laisser agir contre M. de Talleyrand avant d'avoir
+entendu les motifs et reconnu la nécessité d'une pareille démarche.
+Chacun d'eux pouvait se trouver dans le même cas; la cause de M. de
+Talleyrand dans celui-ci devenait celle de chacun d'eux. Si je m'étais
+permis de le faire arrêter de mon autorité privée, l'on aurait jeté de
+beaux cris contre moi, et on aurait eu raison. Néanmoins, si j'avais été
+saisi d'un commencement de délit un peu saillant, je n'aurais pas
+balancé. Si les journaux anglais, par exemple, en rendant compte de
+l'arrivée de l'émissaire envoyé auprès de M. le comte d'Artois, qui
+était alors à Vesoul, n'eussent pas estropié le nom de manière à ne pas
+me le laisser reconnaître, j'aurais sur-le-champ pris un parti, parce
+que je connaissais assez d'antécédens au personnage pour ne pas douter
+que, quand bien même il n'aurait pas été expédié par M. de Talleyrand,
+celui-ci ne pouvait pas ignorer son départ ni l'objet de son voyage.
+
+Faute de ce renseignement, je restai dans la réserve, d'autant plus
+qu'en réfléchissant à tout ce qui m'avait été dit sur les espérances
+dont se flattaient les personnes attachées anciennement à la maison de
+Bourbon, je ne pouvais douter que ce n'était que du vent qui agitait un
+peu de poussière. En effet, de tous les points de la France qui ont été
+arrosés du sang répandu dans nos querelles intestines, et où le parti
+royal avait encore des racines, il ne revenait aucun rapport digne de
+l'attention des autorités. Là, ainsi que partout, on était résigné à se
+soumettre aux événemens, qui ne pouvaient pas tarder à se prononcer.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Les voeux secrets de M. de Talleyrand étaient pour la régence.--Je suis
+sur le point de me rendre près de l'empereur.--Considérations qui me
+retiennent.--Arrivée de l'empereur à la cour de France.--Il envoie
+Caulaincourt à Paris.--Motifs probables du refus de mes services.--M.
+Tourton, ses protestations et ses actes.--Artifices de
+Talleyrand.--Bourienne et le duc de Raguse.
+
+
+En réfléchissant que ce ne fut que le 22 mars que l'on sut à Paris la
+rupture des conférences de Châtillon-sur-Seine, et que c'est le 30 que
+les alliés entrèrent dans cette capitale, on voit aisément que les
+conspirateurs avaient été pris sur le temps, qu'ils n'avaient pu asseoir
+leurs idées, convenir de leurs faits. Or, dans cette situation vague, ce
+qu'il y avait de mieux à faire était d'attendre que les véritables
+intentions des alliés se dessinassent. M. de Talleyrand était trop
+habile pour ne pas le voir, trop prudent pour risquer une tentative qui
+n'eût rien décidé; car, s'il l'avait fait, le bon sens lui eût tout au
+moins conseillé de se cacher à Paris le jour où il reçut l'ordre d'en
+partir, au lieu de venir demander que je l'autorisasse à rester. Ce
+parti était d'autant plus simple, qu'il ne s'agissait que de gagner
+quelques heures. J'ai su depuis que son projet, en éludant l'ordre de
+s'éloigner, était de travailler en faveur de la régence: il l'avait
+confié à quelqu'un qui me l'a rapporté, et qui le savait avant de partir
+pour Blois[3]; et l'on verra combien peu il s'en fallut qu'il ne vînt à
+bout de ce qu'il avait projeté. Son intérêt, de toute manière, devait le
+porter à tâcher de faire adopter la régence; avec cet ordre de choses,
+il gardait tous ses avantages, ainsi que les hommes de la révolution; il
+échappait aux tracasseries continuelles qui lui avaient été suscitées
+dans les deux dernières années du règne de l'empereur; il évitait les
+inconvéniens dans lesquels il ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard
+après le retour de la maison de Bourbon; et si l'installation du
+gouvernement de la régence n'était pas accompagnée de mesures
+personnelles contre l'empereur, ce qui était vraisemblable, il avait
+encore l'avantage de pouvoir contribuer au retour de ce prince au
+gouvernement. Il pouvait par conséquent refaire la position qu'il avait
+perdue en quittant les relations extérieures.
+
+Le ballottement de toutes ces idées remplissait mon esprit; mais je
+suppose que je ne me fusse pas arrêté à ces considérations, et qu'au
+lieu de lui intimer l'ordre de partir, j'eusse employé la force et fait
+conduire M. de Talleyrand à Blois, le retour de la maison de Bourbon
+n'en eût pas moins eu lieu, car il ne manquait pas à Paris de gens qui
+ne demandaient que du mouvement et des places. On était las de ce qu'on
+avait, au point qu'il semblait qu'un cosaque devait être un Washington;
+l'expérience des détrônisations était connue de tant d'intrigans, que
+l'empereur de Russie en aurait trouvé cent pour un. Qu'aurais-je eu à
+répondre, si, après avoir emmené M. de Talleyrand de mon propre
+mouvement, ce qui a eu lieu fût arrivé? N'aurait-on pas eu le droit de
+dire, et l'empereur le premier: «Parbleu! voilà un ministre de la police
+qui est un fier imbécille: il s'est avisé de devenir l'ennemi de M. de
+Talleyrand, dans le moment même où celui-ci était forcé de servir
+l'empereur pour se sauver. Dans son zèle aveugle, il emmène de Paris
+l'homme qu'il aurait dû y envoyer, s'il n'y avait pas été. Si le sens
+commun ne lui indiquait pas ce qu'il avait à faire, il ne devait pas du
+moins donner une pareille extension à son autorité. De quel droit se
+permet-il d'arrêter un dignitaire, sans l'ordre de l'empereur, surtout
+lorsqu'il a rendu compte au souverain de tout ce qu'il pressentait, et
+qu'il n'en a reçu aucune direction particulière?»
+
+J'aurais passé pour un ignorant, un présomptueux, si l'on n'eût osé
+m'accuser de pis. L'empereur ne m'eût jamais pardonné de n'avoir pas été
+plus pénétrant. Combien de fois n'a-t-il pas réprimandé la police pour
+avoir arrêté des individus sur de simples présomptions! On conviendra
+que la situation dans laquelle je me trouvais était assez délicate pour
+que je pesasse mes déterminations. J'avais, comme je l'ai dit, demandé à
+l'empereur de me nommer son commissaire à Paris, dans le cas où les
+ennemis y entreraient; mais il m'avait répondu de suivre l'impératrice,
+si les événemens obligeaient cette princesse de sortir de la capitale.
+Les circonstances difficiles où nous étions, l'ordre positif du chef de
+l'État, devaient me rendre circonspect.
+
+Je crus avoir fait tout ce que je pouvais dans la latitude qui m'avait
+été laissée, et je ne pense pas aujourd'hui même avoir manqué au moindre
+de mes devoirs. Je m'acheminai donc vers Orléans; je joignis à Étampes
+le grand-juge, M. Molé, qui avait aussi pris cette route pour éviter les
+encombremens qui obstruaient celle de Versailles, Rambouillet et
+Chartres. Nous nous communiquâmes nos tristes pressentimens, qui ne
+tardèrent pas à se réaliser.
+
+On m'amena au milieu de la nuit un courrier qui portait à l'impératrice,
+qui était encore à Rambouillet, l'ordre de se rendre à Blois. Ce
+courrier m'apprit qu'il avait quitté l'empereur, dans l'après-midi, à
+Fontainebleau, où il venait d'arriver avec M. de Caulaincourt, et qu'il
+était reparti sur-le-champ pour Paris, où toute l'armée se rendait, mais
+que la tête n'en était encore arrivée qu'à Montereau. Mon premier
+mouvement fut de partir pour aller rejoindre l'empereur, mais je
+réfléchis bientôt qu'il pouvait devenir nécessaire de prendre diverses
+mesures à Blois ou à tout autre lieu dans lequel s'arrêterait
+l'impératrice; j'abandonnai cette idée pour me conformer à l'ordre que
+j'avais de me rendre auprès de cette princesse. Je me résignai d'autant
+plus aisément, qu'en comparant l'heure à laquelle le courrier avait
+quitté l'empereur à Fontainebleau avec ce qui avait dû se passer à Paris
+avant qu'il pût y arriver, il me fut facile de juger qu'il en serait
+informé avant que je l'eusse joint, ce qui effectivement eut lieu. Je
+continuai donc mon chemin sur Orléans, puis sur Tours, où je croyais
+l'impératrice, parce que je présumais que le courrier l'aurait trouvée
+partie de Rambouillet, et n'aurait pu l'atteindre qu'à Tours, qui était
+sa première destination. Je me trompai et fus obligé de revenir à Blois,
+où j'arrivai avant elle.
+
+Il s'est passé des choses si peu importantes à Blois, en comparaison de
+celles qui se préparaient à Paris, qu'il est naturel de commencer par le
+récit de celles-ci.
+
+L'empereur poussa jusqu'au lieu appelé la Cour de France: c'est le
+second relais de poste en partant de Paris par cette route; il y a de ce
+point à la barrière à peu près trois lieues. Il rencontra à la Cour de
+France le général Hullin, qui venait de Paris, d'où il était parti après
+la signature de la capitulation que le maréchal Marmont avait conclue
+avec les ennemis. Il apprit de cet officier-général que la capitale
+était rendue, que les troupes françaises devaient l'évacuer le soir, et
+que les ennemis en prenaient possession le lendemain. On ne peut se
+faire une idée de l'impression que cette nouvelle fit sur lui. Il avait
+prévu la marche que les ennemis pouvaient faire sur Paris, il l'avait
+dit au corps des officiers de la garde nationale avant de partir
+lui-même pour l'armée. Il les avait prévenus qu'il ne leur demandait de
+se défendre que quelques jours, pour lui donner le temps d'accourir. Il
+avait tenu parole, puisque Paris n'était attaqué que depuis le matin, et
+qu'avant la fin du jour il était déjà aux portes suivi de l'armée
+entière; mais au lieu de se défendre quelques jours, on ne se défendit
+pas quelques heures. En effet, midi n'était pas sonné qu'on avait déjà
+pris la résolution de capituler; tout cela ne peut s'attribuer qu'à la
+lâcheté des uns et à l'aveugle empressement des autres de s'en remettre
+à la générosité des ennemis. L'empereur, après la rupture des
+conférences de Châtillon, avait, comme je l'ai dit, fait un mouvement
+vers les places de Lorraine avec toute son armée; il apprit en chemin
+celui que la grande-armée des alliés avait fait sur Paris. Il vint de
+suite, du point où il se trouvait, pour forcer le passage de la Marne à
+Vitry-le-François; mais les ennemis avaient pourvu à la défense de cette
+place, il aurait perdu trop de temps pour l'emporter. Il renonça à
+l'immense avantage qu'il y aurait eu pour lui à revenir sur Paris par
+les derrières de l'armée ennemie, dont il avait coupé la ligne
+d'opérations, et il prit le chemin le plus sûr, en suivant les rives de
+la Seine. Il n'avait pas perdu de temps; si Paris s'était défendu
+seulement deux jours, son armée y entrait, et on sait comme il menait
+les choses. Il n'aurait pas craint de faire ouvrir les arsenaux au
+peuple; sa présence eût enflammé la multitude, il eût imprimé une
+direction convenable à son élan, et l'on eût vu sans doute imiter
+l'exemple de Saragosse, ou plutôt les ennemis n'auraient rien tenté:
+car, indépendamment de ce que l'empereur était pour eux une tête de
+Méduse, on sut plus tard que, dans le combat qui avait précédé la
+reddition de la capitale, ils avaient brûlé la presque totalité de leurs
+munitions. Il y a de quoi verser des larmes de sang au souvenir de
+pareilles choses.
+
+La situation de l'empereur était déchirante; il arrivait en toute hâte à
+Paris, mais les corps des maréchaux Mortier et Marmont en sortaient pour
+prendre une position sur la route de Fontainebleau; il n'avait avec lui
+que M. de Caulaincourt et M. de Saint-Agnan, l'un de ses écuyers. Il
+envoya le premier à Paris avec des pouvoirs illimités; il le chargea
+d'exercer les fonctions de son commissaire dans la capitale pendant le
+séjour qu'y feraient les ennemis, et retourna à Fontainebleau. L'armée
+ne tarda pas à déboucher. Il réunit la garde qui était en tête, la passa
+en revue, lui donna connaissance des événemens qui avaient eu lieu, et
+lui annonça l'intention de marcher en avant. «Soldats, dit-il à ces
+braves, l'ennemi nous a dérobé trois marches, et s'est rendu maître de
+Paris; il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés auxquels
+nous avons pardonné, ont arboré la cocarde blanche et se sont joints aux
+ennemis; les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat. Jurons
+de vaincre ou de mourir et de faire respecter cette cocarde tricolore
+qui, depuis vingt ans, nous trouve sur le chemin de la gloire et de
+l'honneur.» La proposition fut accueillie par des acclamations
+générales, et la garde alla se placer en deuxième ligne derrière la
+rivière d'Essone.
+
+La mesure qu'avait prise l'empereur, d'envoyer M. de Caulaincourt pour
+traiter à tout prix, était certainement ce qu'il y avait de mieux à
+faire; mais le duc de Vicence était de tous les hauts fonctionnaires
+celui qui avait eu le moins de rapports avec les administrations de
+détails de cette grande ville, qui allait décider du sort de l'État. Je
+connaissais la puissance d'opinion de ces petites administrations sur le
+peuple, et c'était pourquoi j'avais appelé l'attention de l'empereur sur
+la nécessité de désigner à l'avance ce commissaire, en lui offrant mon
+dévouement. C'était le devoir d'un ministre de la police sous tous les
+rapports; si l'empereur n'avait pas de confiance en moi, il fallait
+qu'il m'éloignât sur-le-champ du ministère, au lieu de compromettre les
+intérêts de tant de monde à la fois.
+
+Je ne m'abusai point sur les motifs du refus que j'essuyai. Ce n'était
+pas manque de confiance dans mon savoir-faire, l'empereur, mieux que
+personne, avait pu quelquefois en juger dans les négociations dont il
+m'avait chargé; ce ne pouvait pas être non plus manque de confiance dans
+mon habileté militaire, puisque de tout ce qu'il avait laissé à Paris
+d'hommes de cette profession, j'étais celui qui s'était trouvé le plus
+souvent sur les mémorables champs de bataille dont le souvenir nous
+reste seul pour la consolation de la fin de notre histoire. À l'armée,
+l'empereur m'employait à tout; j'étais celui de ses aides-de-camp de
+l'activité ou de la santé duquel il abusait le plus. J'avais été tant de
+fois grondé, que j'étais devenu prudent et expert. Il fallait que
+l'empereur l'eût jugé ainsi, puisqu'il me fournit quelques occasions
+d'acquérir de la gloire dans des commandemens en chef où j'étais
+tout-à-fait hors de sa main; j'avais été assez heureux pour ne pas
+tromper son attente, ou du moins la fortune avait couronné mes
+combinaisons. C'est après l'affaire que j'eus à Ostrolenka qu'il me
+donna le cordon de la Légion-d'Honneur avec une pension viagère de vingt
+mille francs; c'était enfin dans l'armée que j'avais obtenu les honneurs
+dont j'avais été comblé. Néanmoins il plaça ailleurs sa confiance. Il ne
+me fut pas difficile de voir d'où le coup partait.
+
+Dans la situation où se trouvait l'empereur, toutes les facultés de son
+esprit étaient absorbées par les soins qu'exigeait l'armée, dont il
+était l'âme. Je l'avais vu moi-même dans des circonstances bien moins
+cruelles, en faisant la guerre près de lui: il se livrait exclusivement
+aux combinaisons militaires, et accordait peu ou point d'attention aux
+affaires administratives, qu'il abandonnait aux fonctionnaires
+respectifs qui le suivaient. J'avais reçu de Troyes, après le combat de
+Brienne, l'ordre de prendre diverses mesures qu'assurément il n'avait
+pas imaginées. Il en fut de même dans cette occasion, ou peut-être
+encore pis; du moins je l'ai conjecturé. J'ai pensé qu'il avait donné
+connaissance à quelqu'un des personnages qui le suivaient, de la
+proposition que je lui avais faite de me laisser à Paris au moment de
+l'arrivée des ennemis, et que celui-ci, qui avait déjà arrêté ma chute,
+l'en avait détourné en lui observant que j'étais un homme au-dessous de
+ce que je proposais, que je me mettrais à la discrétion de M. de
+Talleyrand, qui déjà me tenait sous le charme. Ces détestables
+insinuations seules ont pu empêcher l'empereur de me donner la confiance
+que méritait le zèle que je montrais pour lui dans un moment où chacun
+commençait à l'abandonner.
+
+Combien de fois, pendant le cours de cette campagne, j'ai regretté de
+n'avoir pas été appelé à l'administration quelques années plus tôt! J'y
+aurais atteint cette force morale que donne la puissance d'opinion, et à
+coup sûr j'aurais su m'en servir utilement.
+
+Comme le jugement de l'empereur était essentiellement mathématique, il y
+avait une marche simple à tenir avec lui, c'était d'être pur et vrai
+dans tout ce qu'on lui rapportait ou qu'on lui proposait;
+malheureusement, pendant les deux dernières années de son gouvernement,
+il ne fut entretenu qu'au gré des petites passions et des misérables
+intrigues qui pullulaient autour de lui. Les maréchaux Bessières et
+Duroc pensaient comme moi à cet égard; nous avons souvent gémi ensemble
+de ce qui se passait sous nos yeux.
+
+Arrivé à Paris, M. de Caulaincourt prit connaissance de l'état des
+choses avant de se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre,
+qui était à Bondy (le premier relais de poste sur la route de
+Strasbourg). M. de Talleyrand, qui était parti de Paris d'après l'ordre
+qu'il avait reçu de suivre les traces de l'impératrice, y était rentré,
+et il m'a été rapporté[4] qu'il avait été arrêté en chemin par M.
+Tourton, chef d'état-major de la garde nationale, qui se trouvait à la
+tête de ce corps par suite du départ du maréchal Moncey, qui en était le
+commandant en chef, et de celui de M. de Montesquiou, qui en était le
+commandant en second. C'était, m'a-t-on raconté, un arrangement convenu
+entre eux, ce qui prouverait encore que M. de Talleyrand n'était fixé
+sur rien, et n'osait pas même prendre sur lui de rester, sur le théâtre
+des grands événemens. La fatalité qui poursuivait l'empereur était telle
+que l'on avait ordonné aux divers chefs de légions de la garde nationale
+qui étaient pourvus de charges de cour ou d'emplois publics, de suivre
+l'impératrice, qui n'avait nul besoin d'eux, au lieu de les laisser à
+Paris pour diriger leurs subordonnés, quoique ce fût pourtant cette
+considération qui avait déterminé l'empereur à les placer à la tête de
+la garde nationale. Dès qu'ils furent partis, on pourvut à leur
+remplacement, et on fit tomber les choix sur des hommes d'opinions
+opposées; on se donna ainsi les moyens d'exécuter ce que l'on voulait
+faire.
+
+M. Tourton oublia tout ce qu'il devait personnellement à l'empereur, qui
+lui avait fait des avances considérables dans une circonstance où
+l'honneur de sa maison était compromis, avances qui n'étaient pas encore
+remboursées lorsqu'il s'arma contre lui.
+
+M. de Talleyrand, étant rentré dans Paris, songea à s'y faire une
+position qui mît l'empereur Alexandre hors d'état de se passer de lui
+pour l'exécution des projets qu'il lui connaissait; il fit sur-le-champ
+appeler les hommes de mouvement que renfermaient les diverses classes de
+la société, et il ne rencontra d'opposition nulle part, puisqu'il y
+avait absence totale de tout ce qui pouvait faire apercevoir l'influence
+de l'empereur. M. de Talleyrand reconnut les moyens qu'il avait,
+organisa sur le papier une administration provisoire, mais ne se
+prononça point avant de savoir ce que l'empereur de Russie se proposait
+décidément de faire. Il passa toute sa soirée chez le duc de Raguse, à
+sa maison de la rue de Paradis, faubourg Saint-Denis, où le maréchal
+était encore, ayant toute la nuit pour évacuer Paris, où les ennemis ne
+devaient entrer que le lendemain. Plusieurs amis de Marmont y étaient
+aussi. M. de Talleyrand savait bien que, quoi que l'empereur Alexandre
+voulût tenter, il ne pourrait pas y concourir de manière à s'assurer les
+avantages qu'il cherchait, s'il ne disposait d'une partie de l'armée,
+qui se trouvait être la seule puissance physique et morale qui restât à
+l'empereur. Il ne se dissimulait pas que, tant qu'elle serait entière,
+elle fixerait l'opinion générale de la nation, de sorte que le parti qui
+se préparait à déplacer le pouvoir parviendrait au plus à allumer une
+guerre civile qui mettrait tout en problème.
+
+En persuadant au maréchal Marmont de se détacher de l'empereur, il
+avait, indépendamment de l'avantage de diminuer encore les moyens qui
+restaient à l'empereur Napoléon, celui de se présenter à l'empereur de
+Russie avec des facilités de plus pour ce qu'il lui conviendrait
+d'ordonner. Il chercha donc à attirer Marmont à lui. Il n'y avait entre
+eux aucun antécédent, ni même aucune relation de société qui pût lui
+fournir une occasion d'ouvrir des propositions aussi délicates pour le
+duc de Raguse, qui était encore dans toute la pureté des sentimens qui
+avaient germé dans son coeur avec les premiers lauriers d'Italie; mais M.
+de Talleyrand avait à sa disposition M. de Bourienne, qui était le
+compagnon de la jeunesse du maréchal, et qui, comme lui, avait conçu à
+la même époque le plus sincère attachement pour l'empereur, et l'avait
+habilement servi pendant les douze années les plus laborieuses de sa
+vie. Bourienne avait été éloigné du cabinet, par suite d'imputations
+fâcheuses. L'empereur, auquel on le peignit comme un homme indigne de la
+confiance qui lui était accordée, le nomma depuis son ministre à
+Hambourg. Bourienne résida dans cette ville jusqu'à la réunion de ce
+pays à la France. Revenu alors à Paris, il y retrouva tous les ennuis
+qu'il avait déjà essuyés. L'intrigue qui l'avait déplacé du cabinet
+s'effraya de la possibilité du retour à la faveur d'un homme de talent,
+et ne ménagea rien pour dissuader l'empereur de le reprendre, ou même de
+l'employer à quoi que ce fût. On lui rapporta sur le compte de M. de
+Bourienne des absurdités qui furent suivies de mille tracasseries. Se
+voyant à la fois abandonné du souverain, et en butte à des persécutions,
+Bourienne se rangea parmi les ennemis de l'empereur.
+
+Je ne l'approuve pas, mais je le plains, parce que j'ai connu toute
+l'injustice des reproches qui lui étaient adressés. Je l'ai défendu tant
+que je l'ai pu, et toutes les fois que j'ai parlé de lui, j'ai trouvé
+l'empereur bienveillant pour son ancien secrétaire; il n'a pas tenu à
+moi qu'il l'employât d'une manière convenable, ni que Bourienne ne
+devînt pas son ennemi. Je ne pus y réussir; Bourienne épousa le parti
+contraire, et y porta son activité et son talent. Il connaissait tous
+les replis du coeur de Marmont; il avait été intimement lié avec lui
+pendant la guerre d'Italie et celle d'Égypte, et il était trop habile
+pour n'avoir pas aperçu le côté par lequel il fallait l'attaquer. Il
+avait d'ailleurs un auxiliaire capable de corrompre le coeur que
+Talleyrand avait intérêt à gâter: c'était Montessuis, ancien
+aide-de-camp du maréchal, à qui aucun des mouvemens de l'âme de son chef
+n'avait échappé.
+
+L'intrigue ne faisait que commencer, mais elle était menée par des
+hommes qui avaient trop d'expérience pour négliger les moyens de la
+faire arriver à maturité pour le moment où il fallait la porter à
+l'empereur de Russie, afin d'en recueillir le fruit, qu'elle en
+attendait. Aussi on ne manqua pas de présenter à Marmont, comme une
+chose faite ou convenue, une révolution dont au contraire on le faisait
+le principal acteur. On lui parla au nom de l'amitié, on l'engagea à ne
+pas perdre cette occasion de conserver les honneurs qu'il avait acquis,
+de sauver la France, et de rester en position d'être utile à ses amis.
+Il faut se hâter de le dire, tandis qu'il en est temps encore, Marmont
+se montra fidèle à ses souvenirs. Il repoussa la séduction, et se retira
+en annonçant que rien ne pourrait le détacher de ses devoirs, qu'il
+mourrait à côté de l'empereur. Un ami de madame la maréchale, qui était
+présent à cette scène, m'a raconté qu'il ne quitta le duc de Raguse qu'à
+onze heures du soir, et rentra chez lui avec la conviction que ce
+général tiendrait parole, et se ferait tuer plutôt que d'abandonner
+l'empereur. Telle était l'opinion que le maréchal Marmont avait laissée
+de lui à ses amis au moment où il quitta Paris pour rejoindre ses
+troupes sur le chemin de Fontainebleau. M. de Talleyrand n'avait rien
+obtenu; mais il était trop habile dans l'art de juger le coeur humain
+pour renoncer à l'espérance de séduire le maréchal, et l'on verra
+comment il réussit à l'égarer.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+Méprise de Caulaincourt.--Il se persuade que tout est fini.--Alexandre
+évite de s'expliquer.--Réception qu'il fait au corps municipal.--Il
+envoie Nesselrode prendre langue à Paris.--Madame Aimée de
+Coigny.--Demande de Talleyrand.--Alexandre descend chez lui.
+
+
+M. de Caulaincourt, en cherchant à connaître la situation des choses à
+Paris, ne put manquer de s'apercevoir que l'intrigue contre l'empereur
+s'agitait; ses mouvemens étaient d'autant plus visibles, qu'elle
+agissait sans entraves, car on avait fait partir tout ce qui aurait pu
+la croiser. Ne voyant, ne rencontrant partout que des intrus en
+fonctions, il dut penser que ces nouveaux choix étaient la conséquence
+des communications que l'on avait déjà eues avec les ennemis. Il dut
+d'autant plus le croire, qu'à Châtillon il avait été, mieux que
+personne, à portée de juger de leurs intentions. Il fut dupe des
+apparences, s'imagina que tout était arrangé, tandis que tout était
+encore à faire. M. de Talleyrand, chez lequel il ne manqua pas de se
+rendre, le confirma dans son erreur, car c'est un art particulier aux
+intrigans expérimentés que de présenter comme déjà fait ce qui est
+précisément à faire.
+
+M. de Caulaincourt, dont la principale mission était pour le
+quartier-général de l'empereur de Russie, se hâta de s'y rendre,
+d'autant plus que là il pouvait s'expliquer le mot de l'énigme par le
+langage qu'on lui tiendrait, et qu'alors il réglerait la conduite qu'il
+devait tenir pour la seconde partie de sa mission, c'est-à-dire, pour
+être à Paris le commissaire de l'empereur pendant le séjour des alliés.
+
+Dès que la capitulation eut été signée et notifiée aux autorités
+civiles, le conseil municipal s'assembla et alla en corps à Bondy
+demander à l'empereur de Russie de ménager la capitale. Il avait à sa
+tête, selon l'usage, le préfet du département et le préfet de police; il
+s'était mis en route le lendemain de la signature de la capitulation, et
+avait par conséquent devancé M. de Caulaincourt. Alexandre fit attendre
+fort long-temps la députation avant de la recevoir, et je tiens de
+quelqu'un qui était présent qu'il l'accueillit un peu brusquement; ce
+fut du moins la première impression qu'il fit sur elle. Il se radoucit
+cependant et lui dit, entre autres choses, que «le sort de la guerre
+l'avait rendu maître de la capitale, qu'il n'était point l'ennemi de la
+nation, qu'il n'avait qu'un ennemi en France, que c'était à lui qu'il
+faisait la guerre. Je plains, ajouta-t-il, les maux qu'il a attirés sur
+vous, et je tâcherai de les alléger; je mettrai dans Paris le moins de
+troupes possible, le reste sera placé dans les environs.» Il demanda
+s'il y avait beaucoup de casernes à Paris; on lui répondit qu'il y en
+avait pour à peu près dix mille hommes. Il répliqua: «Eh bien! ce sera
+autant de soulagement pour les habitans, auxquels je ne veux aucun mal,
+non plus que mes alliés. Vous pouvez les en assurer de ma part et de la
+leur.» Il congédia le corps municipal, qui remarqua qu'il avait évité de
+s'expliquer sur des projets que chacun lui connaissait.
+
+Pendant que le conseil municipal se rendait à Bondy, l'empereur
+Alexandre avait dépêché à Paris son ministre des relations extérieures,
+le comte de Nesselrode, le même qui avait été attaché à la dernière
+légation russe. Il l'avait envoyé prendre langue auprès des chefs du
+parti, et s'assurer au juste des moyens dont la conspiration disposait.
+Nesselrode descendit chez Talleyrand, qu'il savait s'être encore tout
+fraîchement mis en communication plus intime avec Hartwell. Les
+conditions transmises par madame Aimée de Coigny avaient été acceptées.
+Cette dame, qui avait été successivement duchesse de Fleury, madame de
+Montron, et était redevenue, par suite de son divorce, ce qu'elle était
+d'abord, s'était adressée à son grand-père, le maréchal de Coigny, qui
+était à Londres. Celui-ci courut offrir au roi le repentir et le
+dévoûment de M. de Talleyrand, et lui soumettre les réserves du
+diplomate. «Acceptez, répondit le prince; si je remonte sur mon trône,
+vous pouvez tout promettre.» Ce marché, connu de Castlereagh, ne devait
+pas être ignoré de l'empereur de Russie. Nesselrode pouvait adopter
+celui des projets de Francfort ou de Londres qui lui convenait le mieux.
+Son choix ne fut pas long.
+
+Alexandre avait depuis long-temps résolu de changer la dynastie qui
+gouvernait la France, si les événemens ne s'opposaient pas trop à ses
+desseins. Il s'était arrêté à cette idée depuis la conférence qu'il
+avait eue à Abbo avec Bernadotte, et n'avait sans doute appelé Moreau
+que pour le faire concourir à l'exécution de son dessein. Nesselrode
+somma en conséquence Talleyrand de tenir ses promesses. Celui-ci
+répondit qu'il ne demandait pas mieux, mais que, pour le faire avec
+succès, il fallait que l'empereur Alexandre lui donnât une marque
+solennelle de bienveillance qui le mît à même de se saisir de
+l'influence dont il avait besoin pour exécuter ce qu'il avait promis.
+Alexandre lui fit répondre sur-le-champ qu'il irait descendre et prendre
+son quartier chez lui.
+
+M. de Caulaincourt, en sortant de la barrière de Paris pour se rendre à
+Bondy, s'annonça aux avant-postes russes comme parlementaire; on l'y
+retint jusqu'à ce que l'on eût pris les ordres de l'empereur. Alexandre
+fit dire de le recevoir; il rencontra, comme il se rendait au
+quartier-général, le corps municipal qui en revenait.
+
+Je ne me rappelle pas si M. de Caulaincourt arriva jusqu'à Bondy avant
+d'être admis près de l'empereur de Russie, ou s'il le rencontra en
+chemin, venant lui-même à Paris, pour y entrer à la tête de son armée,
+qui était assemblée sur la route; mais je suis certain qu'Alexandre, en
+l'accueillant, lui dit: «Il est bien temps de venir lorsqu'il n'y a plus
+de remède. Je ne puis vous entretenir à présent; rendez-vous à Paris, je
+vous y verrai.» M. de Caulaincourt y revint fort attristé de voir ses
+pressentimens se réaliser. Il alla à la préfecture de la Seine et à
+celle de police, où l'on était tout-à-fait désabusé sur les intentions
+qu'on attribuait à l'empereur de Russie; on n'osait plus ni méconnaître
+son devoir, ni se compromettre davantage pour celui que la fortune
+couronnait de ses faveurs. Si M. de Caulaincourt eût voulu déployer son
+caractère de commissaire de l'empereur, la moindre chose qui eût pu lui
+en arriver était non seulement de n'être pas reçu par l'empereur de
+Russie, qui devait venir le soir même, mais encore de se faire renvoyer.
+Il fut donc obligé de laisser à chacun sa stupeur et de se contenter
+d'observer, ce qui était une douloureuse extrémité.
+
+La colonne russe entra à Paris vers midi ou une heure le lendemain de la
+capitulation. C'est alors que les coeurs généreux eurent à souffrir d'un
+spectacle si affligeant pour des Français qui avaient été fiers de la
+gloire de leur pays.
+
+Nos armées sont aussi entrées triomphantes dans les capitales
+étrangères, et, qui plus est, à la suite de batailles mémorables qui ont
+donné leur nom à toute la campagne dans laquelle elles ont eu lieu. On
+dira encore long-temps la campagne de Marengo, la campagne d'Austerlitz,
+d'Iéna et de Moscou. Elles seront toujours les monumens de notre
+histoire en dépit de l'envie; mais quoiqu'à la suite de ces événemens
+glorieux pour nous, les vaincus aient eu la consolation de nous faire
+expier nos victoires, nous n'avons pas vu leurs familles accourir
+au-devant de nous ni nous recevoir comme des libérateurs; on n'est point
+venu embrasser nos bottes. Nos regards n'ont rencontré que de
+l'affliction, nous n'avons point vu de bassesse à Vienne et à Berlin, où
+l'on était fondé à craindre nos ressentimens. On garda la dignité
+nationale; on ne nous accorda que ce que l'on ne pouvait pas nous
+refuser.
+
+Il était réservé à Paris d'offrir un honteux contraste, et de montrer
+aux ennemis qu'il était resté indifférent à notre gloire, tout en
+devenant dépositaire de tant de trophées accumulés dans ses murs. On
+blâmera sans doute cette manière de s'exprimer, mais mon intention est
+de n'adresser de reproches qu'aux hommes qui se sont dégradés dans cette
+circonstance. Je signale les bassesses de l'époque, afin que nos neveux,
+en se pénétrant de l'indignation qu'elles doivent faire naître,
+connaissent toutes les souillures qu'ils ont à purger.
+
+Tout pousse, en France; les lauriers y sont indigènes: on a pu en faire
+une ample récolte. C'est une preuve qu'ils y avaient été bien cultivés,
+et que l'on avait besoin de les naturaliser où on les a transportés. Les
+ravisseurs en ont usé ainsi que l'on fait ordinairement du bien mal
+acquis; mais les racines et le climat nous restent, tout n'est pas perdu
+lorsqu'on a conservé du courage avec l'amour de la patrie.
+
+Il y avait une foule innombrable pour voir entrer l'armée russe. La
+curiosité en avait réuni la majeure partie, l'indignation avait assemblé
+l'autre. La classe qui avait été jusqu'alors insignifiante dans la
+société, où elle était contenue dans les bornes de la bienséance, rompit
+le frein qui bridait les haines particulières. On vit des femmes, et
+même des femmes titrées, sortir des bornes du respect qu'elles se
+devaient à elles-mêmes, pour se livrer en public à l'exaltation, au
+délire le plus honteux. On les vit se jeter à travers les chevaux du
+groupe qui accompagnait l'empereur de Russie, et lui témoigner un
+empressement plus propre à attirer le mépris qu'à concilier la
+bienveillance. On en vit d'autres, qui ne vivaient que des bontés de
+l'empereur, courir les rues en calèche, ameutant le peuple et lançant
+des imprécations contre celui dont elles n'avaient cessé d'éprouver les
+bienfaits. Enfin, on en vit dont le deuil était à peine expiré, et dont
+les larmes auraient dû couler encore, s'offrir en spectacle à ce
+triomphe, et y paraître avec des bouquets de myrte et de laurier
+qu'elles jetaient sous les pieds des chevaux, au lieu de chercher parmi
+une population indignée des vengeurs à leurs maris; elles employèrent à
+tresser des couronnes pour ceux qui avaient arraché la vie à ces
+infortunés, les fleurs dont elles devaient orner leur tombe.
+
+Chaque membre de cette armée nombreuse que les alliés déployèrent aux
+yeux de la capitale portait au bras droit une écharpe blanche, qui
+servit à échauffer la multitude. On a dit, et eux-mêmes l'ont répété,
+que cette distinction avait été donnée aux troupes de la coalition,
+parce qu'il était arrivé que, ne se connaissant pas à cause de la
+variété de leurs uniformes, elles s'étaient réciproquement prises pour
+ennemies, et s'étaient battues entre elles. Que cela soit vrai ou non,
+la multitude, qui ne juge que par les yeux, n'en donna pas moins à ce
+signe de reconnaissance une autre interprétation qui devint favorable à
+l'exécution des projets de l'empereur Alexandre.
+
+Les troupes ennemies remplirent Paris et les environs; elles portèrent
+en même temps des corps avancés sur les routes de Fontainebleau et
+d'Orléans.
+
+L'empereur de Russie, qui s'était réservé le rôle de l'Agamemnon de la
+croisade, vit bien que déjà il était l'arbitre du sort de ce même
+monarque qu'à une époque non éloignée encore, il était venu implorer
+dans un triomphe mieux mérité que celui dont il étalait la pompe. La
+vraie puissance est généreuse; le coeur dans lequel cette vertu n'habite
+pas est privé par la nature de la première des qualités nécessaires à
+celui qui veut s'élever au-dessus de ses semblables. L'empereur
+Alexandre laissa défiler les troupes, et se rendit, comme il l'avait
+annoncé, chez M. de Talleyrand. Les moyens qu'on voulait mettre en oeuvre
+avaient été ébauchés dans l'entrevue qu'avait eue le diplomate avec M.
+de Nesselrode; l'autocrate reprit sur-le-champ la discussion, et se
+laissa facilement convaincre que ce qu'il y avait de mieux à faire était
+ce qu'il désirait[5]. La chute de l'empereur fut arrêtée; mais on voulut
+ménager l'amour-propre national. On convint de faire exécuter par des
+mains françaises ce qui eût révolté de la part des alliés. En
+conséquence, M. de Talleyrand fut chargé de réunir ses amis, de se
+concerter avec ses complices, afin d'aviser aux moyens qu'exigeait la
+circonstance.
+
+Ses choix étaient déjà à peu près faits. La capitale restée, pour ainsi
+dire, sans administrateurs lui fournissait un prétexte plausible; il eut
+recours au sénat, et adressa de suite aux divers membres de ce corps qui
+étaient encore à Paris des lettres de convocation. La mesure était
+illégale et compromettait sans retour ceux qui s'en rendaient complices;
+mais les chefs de la coalition savaient comment on enhardit les hommes.
+Ils avaient assuré leur avenir à ceux qui étaient accourus au-devant de
+la séduction[6]; ils ne pouvaient hésiter à donner des garanties à ceux
+qu'ils cherchaient à compromettre. Ils s'engagèrent à ne traiter ni avec
+Napoléon ni avec aucun membre de sa famille, et, confondant, par une
+fiction odieuse, une poignée de traîtres avec la nation, ils couvrirent
+les murs de la capitale d'une pièce où, après avoir accueilli les voeux
+de la nation française, ils déclarèrent:
+
+ «Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes
+ garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte,
+ elles doivent être plus favorables lorsque, par un retour vers un
+ gouvernement sage, la France elle-même offrira l'assurance du
+ repos.
+
+ «Les souverains proclament en conséquence qu'ils ne traiteront plus
+ avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille;
+
+ «Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France telle qu'elle a
+ existé sous ses rois légitimes. Ils peuvent même faire plus, parce
+ qu'ils professent toujours les principes que, pour le bonheur de
+ l'Europe, il faut que la France soit grande et forte;
+
+ «Qu'ils reconnaîtront et garantiront la constitution que la nation
+ française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le sénat à
+ désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire, qui puisse
+ pourvoir aux besoins de l'administration, et préparer la
+ constitution qui conviendra au peuple français.
+
+ «Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec
+ toutes les puissances alliées.
+
+ «Paris, le 31 mars 1814, trois heures après midi.
+
+ «_Signé_, ALEXANDRE.»
+
+Ceux mêmes qui s'étaient le plus donné de mouvement pour favoriser les
+vues de Talleyrand étaient bien loin de prévoir tous les maux qu'ils
+préparaient; ils étaient même persuadés qu'il leur était réservé de les
+détourner. L'empereur de Russie, dans ce premier entretien, confia-t-il
+à M. de Talleyrand le fond de sa pensée et son dernier projet? Je ne le
+pense pas, quoi qu'en dise M. de Pradt. Je n'ai, il est vrai, à cet
+égard, que mes conjectures, mais elles ont aussi leur valeur. Je vais
+les rapporter.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+Composition du gouvernement provisoire.--M. de Pradt.--Le duc de Vicence
+reçoit ordre de se retirer.--Marmont, séductions dont on l'entoure.--M.
+de Bourienne.--Le duc de Raguse ne veut rien entendre.--Artifices
+d'Alexandre.--Toujours M. de Talleyrand.--Il envoie des émissaires à
+Fontainebleau et à Essone.--Le maréchal Oudinot.--Montessuis.--Marmont
+se laisse séduire.--Conseil des généraux.
+
+
+Je tiens d'un homme qui a servi de secrétaire à M. de Talleyrand dans
+cette circonstance, que ce grand désorganisateur avait fait son thème de
+deux manières; il avait porté sur la liste des personnes dont il voulait
+composer le gouvernement provisoire:
+
+1° Lui-même, comme président;
+
+2° Beurnonville, qui avait été son agent en Espagne et en Russie;
+
+3° Jaucourt, son collègue de révolution;
+
+4° Dalberg, sa créature, qu'il avait marié à la fille de madame de
+Brignole;
+
+5° M. Barthélemy le sénateur, homme généralement estimé.
+
+Ces choix n'annonçaient pas assurément le projet de rappeler la branche
+aînée de la maison de Bourbon, et garantissaient une majorité constante
+aux opinions de M. de Talleyrand. Ce ne fut qu'après l'entretien qu'il
+eut avec l'empereur de Russie qu'il substitua l'abbé de Montesquiou à M.
+Barthélemy. Ainsi le marché d'Hartwell n'était pas ce dont il se
+souciait le plus, et si l'empereur Alexandre ne lui eût laissé entrevoir
+qu'il penchait pour le retour de la maison de Bourbon, il est probable
+que le diplomate n'eût pas tenu grand compte de son traité. Une chose
+qui prouve combien peu il était disposé à travailler pour la légitimité,
+c'est que, même après avoir saisi la véritable pensée de l'autocrate, il
+ne prit parmi les amis de la monarchie que l'abbé de Montesquiou, afin
+de conserver la majorité, dans le cas où l'empereur de Russie ne se
+serait pas tellement prononcé qu'il n'y eût encore espérance de lui
+faire adopter une idée qu'on n'avait peut-être pas osé lui développer,
+et qui aurait rencontré des obstacles, s'il y avait eu dans le
+gouvernement plus d'un membre de la couleur de M. de Montesquiou.
+
+Le gouvernement composé, on s'occupa de pourvoir aux places principales
+de l'administration. On fit choix de M. l'abbé Louis, conseiller d'État,
+pour les finances;
+
+De M. Beugnot, conseiller d'État, pour l'intérieur;
+
+De M. Malouet, conseiller d'État (en exil), pour la marine;
+
+Du général Dupont, pour la guerre;
+
+De M. Anglès, maître des requêtes, qui était chargé du troisième
+arrondissement de la police, pour le ministère de la police générale;
+
+Du général Dessoles, pour le commandement de la garde nationale;
+
+De l'archevêque de Malines, pour la légion d'honneur;
+
+Et de M. de Bourienne, pour l'administration des postes.
+
+Ces travaux préparatoires achevés, M. de Talleyrand se rendit au sénat,
+où toutes ces mesures furent converties en décret.
+
+Les divers individus que M. de Talleyrand s'était associés prirent
+possession des différentes branches d'administration auxquelles ils
+étaient si illégalement appelés, sans rencontrer aucune opposition,
+parce qu'on aime à voir sa responsabilité à couvert lorsqu'on a besoin à
+chaque instant d'une direction nouvelle.
+
+Ces places pourvues, l'administration se trouva organisée et commença à
+se donner du mouvement. Elle annonçait, ou du moins elle ne dissimulait
+pas ses vues, mais elle n'avait encore arboré aucun signe, pris aucune
+couleur que n'avouât pas la nation.
+
+Le préfet de la Seine, M. de Chabrol, et le préfet de police, M.
+Pasquier, furent conservés, parce qu'ils convenaient l'un et l'autre aux
+deux hypothèses sur lesquelles M. de Talleyrand avait fait son thème.
+Ces deux magistrats n'étaient point des hommes de révolution, ils ne
+pouvaient qu'obéir aux événemens; on ne les avait laissés à Paris que
+pour cela.
+
+M. de Talleyrand assembla chez lui les membres du gouvernement
+provisoire, et les présenta, ou, pour mieux dire, les livra à l'empereur
+de Russie, qui ne leur parla qu'en protecteur des grands travaux qu'ils
+allaient faire[7]. Il connaissait assez les hommes pour savoir que
+c'était la manière la plus sûre de les faire courir au-devant de ses
+désirs. Je tiens de l'archevêque de Malines lui-même, qu'il demanda dans
+cette présentation un entretien particulier à l'empereur Alexandre qui
+le lui accorda; il lui dit que, «quoi que l'on se proposât de faire,
+l'opinion ne se prononcerait pas tant qu'on ne serait pas assuré de ses
+sentimens particuliers, et que d'ailleurs la présence de M. de
+Caulaincourt à Paris glaçait tout le monde.»
+
+La puissance de l'empereur Alexandre était déjà assez bien établie pour
+lui assurer le succès de ce qu'il allait entreprendre. Il donna audience
+le soir même à M. de Caulaincourt. Ce dernier ne m'a pas communiqué les
+détails de l'entretien, mais assurément il ne fut pas reçu comme
+l'ambassadeur de France, quoiqu'il le fût du reste avec la bienveillance
+habituelle que l'empereur de Russie employait à son égard. Le duc de
+Vicence ne voyait que trop ce qui allait arriver. Il était le seul qui
+eût eu assez de relations directes avec ce prince pour ne pas craindre
+de prendre le ton qui convenait à la circonstance, sans cependant le
+dépasser; il est présumable qu'il fit tout ce qui lui fut possible pour
+détourner l'orage, ou tout au moins suspendre l'explosion. Mais tous ses
+efforts furent inutiles; Alexandre lui notifia sèchement que sa présence
+comprimait l'opinion, qu'il l'empêchait de se prononcer, et que
+cependant les souverains avaient besoin de la connaître pour prendre une
+décision. En conséquence, il lui signifia qu'il eût à s'éloigner, que
+les alliés n'avaient rien à répondre aux communications qu'il avait
+faites.
+
+Cette injonction, et surtout la déclaration dont les murs de la capitale
+étaient couverts, avaient accru les chances de la conspiration. Les
+sénateurs, étourdis par l'orage et comprimés par une surprise que je
+raconterai tout à l'heure, ne pouvaient opposer de résistance; la
+déchéance fut mise en délibération. Chacun était plus ou moins engagé,
+personne n'essaya de combattre la mesure, et la chute de l'empereur fut
+prononcée.
+
+M. de Caulaincourt s'éloigna et revint à Fontainebleau, où l'empereur
+avait réuni sa faible armée, qui ne comptait pas soixante mille
+combattans. On juge aisément de la situation d'esprit dans laquelle le
+jeta la réponse d'Alexandre. Il avait auprès de lui les maréchaux
+Berthier, Moncey, Lefebvre, Ney, Macdonald, Oudinot, Mortier et Marmont,
+dont le quartier-général était à Essone, à moitié chemin sur la route de
+Fontainebleau à Paris; celui du maréchal Mortier était auprès de
+Villeroi, un peu en arrière d'Essone du côté de Fontainebleau, de sorte
+que le premier faisait tête de colonne.
+
+Avant de quitter Paris, il avait transmis à l'empereur la capitulation
+qu'il avait signée, et lui avait fait dire que, s'il voulait rentrer de
+force dans la capitale, il devait s'attendre à la voir tout entière
+s'armer contre lui. L'aide-de-camp rendit le message tel que le lui
+avait donné le duc de Raguse, mais il ne fut pas à l'épreuve de cet
+horrible mensonge; il en fut long-temps malade, et avoua à quelqu'un qui
+me l'a répété, que cette coupable faiblesse avait empoisonné sa vie.
+
+Marmont alla lui-même voir l'empereur à Fontainebleau, mais ne lui dit
+pas un mot de ce qui s'était passé chez lui le soir de la capitulation;
+il se retira, et était déjà rentré à Essone lorsque M. de Caulaincourt y
+passa en revenant de chez l'empereur de Russie. L'empereur avait laissé
+ignorer aux maréchaux qui étaient près de lui les dangers qui menaçaient
+l'État; mais les uns et les autres avaient leurs familles à Paris, ils
+furent bientôt instruits de tout ce qui s'était fait ou se préparait: on
+y prenait une résolution dont le mot de ralliement n'était pas encore
+prononcé. Les murailles étaient tapissées de proclamations de Louis
+XVIII; c'était l'idée principale que l'on jetait dans la multitude:
+était-ce par l'ordre ou avec l'assentiment de l'empereur de Russie qui
+voulait tâter l'opinion sans avoir l'air de la diriger, afin de pouvoir
+se retirer de la partie, si cela devenait nécessaire à une autre idée
+qu'il prévoyait peut-être qu'il serait obligé d'adopter; ou bien
+était-ce M. de Talleyrand qui faisait placarder ces proclamations,
+d'après l'ordre tacite ou les communications de ce prince? Je ne
+pourrais le dire, mais ni l'un ni l'autre n'ignoraient ce qui se
+passait; ils n'avaient qu'à prononcer un mot pour mettre un terme au
+désordre.
+
+Malgré l'espèce d'anonyme que l'on voulait donner à la publication des
+proclamations du roi, on ne pouvait pas se méprendre sur leur point de
+départ. Que ce fût, au reste, l'empereur Alexandre ou M. de Talleyrand
+qui les fît répandre, l'un et l'autre avaient des motifs pour ne pas se
+laisser apercevoir; je m'explique. L'empereur Alexandre n'avait cessé de
+répéter qu'il ne faisait la guerre qu'à l'empereur, qu'il n'en voulait
+ni à la France ni aux Français. Il tenait ce langage pour détacher la
+nation de son chef, dépopulariser celui-ci, et arrêter l'élan que l'on
+cherchait à donner à la population; s'il avait annoncé le projet qu'il
+exécuta, personne n'aurait été dupe de ses discours, et la plus grande
+faute qu'il aurait pu faire aurait été de permettre que l'on affichât
+les proclamations de Louis XVIII dans les villes où il entrait; il
+aurait vu, s'il l'avait fait, les campagnes accourir sous les bannières
+de l'insurrection qui se serait organisée toute seule. Ses promesses
+fallacieuses de bonheur prévinrent le mouvement, et finirent par lui
+donner la victoire.
+
+Alexandre avait non seulement la nation à abuser, il fallait aussi
+donner le change à l'empereur d'Autriche, se ménager les moyens de se
+rejeter sur l'opinion et d'attribuer à ses exigences ce qui n'était que
+son ouvrage. Aussi ne fut-ce qu'après la rupture des conférences de
+Châtillon, et aux portes de Paris, que l'on commença à jeter les
+proclamations aux avant-postes français.
+
+L'empereur d'Autriche avait assurément beaucoup de griefs particuliers
+contre l'empereur, mais on ne peut lui faire l'injure de supposer qu'il
+eût été insensible au rôle humiliant qu'on lui faisait jouer en
+l'attachant au char du conquérant, qui ne lui laissait, pour sa part de
+triomphe, que la détrônisation de sa fille. Il serait injuste de croire
+que ce prince eût été indifférent à tout ce qu'il aurait vu faire pour y
+parvenir, si l'empereur de Russie lui avait laissé entrevoir son projet;
+il n'y a pas de père, quelle que soit sa condition, qui n'aime à se
+persuader que l'on trompait celui d'Autriche, qui avait présenté sa
+fille à l'amour des Français, parée de ses vertus et riche de la
+tendresse de son père.
+
+On doit encore supposer que, si ce prince eût soupçonné que le projet
+que nourrissait l'empereur de Russie en franchissant le Rhin était de
+détrôner sa fille, non seulement il aurait répondu sur un autre ton à
+celle-ci, dans la série de lettres qu'il lui écrivit depuis l'invasion
+de notre territoire, mais encore, qu'au lieu de s'en tenir à lui
+conseiller d'engager son mari à faire la paix, il lui aurait dit
+franchement les dangers qu'elle courait elle-même. On doit ajouter
+encore qu'il ne se serait pas tenu de sa personne aussi éloigné du
+quartier-général de l'armée alliée, qu'il ne rejoignit qu'à Paris. On
+lui fit voir les choses sous les couleurs qu'il plut à l'empereur de
+Russie de leur donner. C'est par ces diverses considérations que
+l'empereur Alexandre évitait encore d'avouer une révolution qui dès-lors
+n'aurait plus été considérée que comme son ouvrage.
+
+M. de Talleyrand avait des raisons plus fortes encore pour se ménager.
+D'abord il ne se souciait nullement au fond du retour de la branche
+aînée de la maison de Bourbon, avec laquelle il avait trop de comptes à
+régler et pas assez de temps pour traiter de ses intérêts personnels. Il
+jugeait bien que la volonté de l'empereur de Russie l'emporterait;
+néanmoins il ne désespérait pas encore de lui surprendre une
+détermination qui pourrait changer tant qu'elle n'aurait pas été
+annoncée publiquement.
+
+D'un autre côté, il savait bien qu'il ne pouvait pas se flatter de
+consommer l'oeuvre qu'il se proposait tant que l'armée resterait fidèle à
+l'empereur, parce que la majorité de la nation s'y rallierait toujours.
+Il vogua à travers toutes ces difficultés, en donnant des espérances à
+ceux qui voulaient le retour pur et simple de la maison de Bourbon, et
+en calmant les inquiétudes de ceux qui le craignaient. Il se servit tour
+à tour des uns et des autres pour mettre à fin ce qu'il projetait. Il
+avait expédié M. de Montessuis près du maréchal Marmont, à Essone, et en
+même temps il avait envoyé le général Lamotte[8] au duc de Reggio, dont
+cet officier avait été aide-de-camp.
+
+Ces deux messagers avaient chacun un langage différent à tenir pour
+faire arriver leur mission au même résultat.
+
+Ils avaient pour moyens de persuasion l'assurance que l'empereur de
+Russie était décidé à ne pas traiter avec l'empereur, que ce n'était
+qu'à lui qu'il en voulait, et que hors lui il accorderait tout ce qui
+lui serait proposé.
+
+C'était le langage convenu pour le maréchal Oudinot, parce qu'il était à
+sa portée et de nature à être répandu dans l'armée, où il pouvait faire
+germer l'idée d'un lâche abandon que provoqua même le maréchal, dans la
+persuasion qu'il ne s'agissait que de sacrifier l'empereur. On se garda
+bien de lui présenter la question sous une autre face; car ses
+antécédens n'étaient pas de nature à faire croire qu'il pût jamais
+transiger avec les Bourbons. La perspective lui sourit; il se montra
+facile dans tout ce qu'on lui proposa, et prit les engagemens qu'on
+voulut, sans même réfléchir aux conséquences qu'ils allaient avoir.
+
+Montessuis s'y prit autrement avec Marmont. Il annonça au maréchal que
+la résolution d'Alexandre était arrêtée, que ce prince avait déclaré
+qu'il ne traiterait plus ni avec l'empereur ni avec aucun membre de sa
+famille. Il lui peignit les malheurs qui allaient fondre sur la France,
+les divisions, la guerre civile avec les horreurs qu'elle traîne à sa
+suite; car on était bien décidé à rejeter la régence, attendu qu'elle
+ramènerait forcément l'empereur au pouvoir. Il insista d'autant plus sur
+ce point, que c'était le moyen de décider Marmont, et de donner un but à
+sa défection. En effet, si la régence eût été proclamée, sa position
+était faite, tandis que placé vis-à-vis de l'anarchie révolutionnaire
+tout était compromis. Dès-lors il ne devait pas balancer sur ce qu'on
+lui proposerait, fût-ce même le retour des Bourbons, parce que d'une
+part il avait des honneurs à conserver, et que dans sa vanité il se
+flattait d'en acquérir de nouveaux en donnant l'exemple de l'abandon.
+Ces considérations étaient les seules qui fussent capables d'égarer
+Marmont, et sans la défection d'une partie de l'armée on ne pouvait rien
+exécuter de ce que voulait l'empereur de Russie. Montessuis ajouta que
+«nécessairement il y aurait anarchie si l'on ne prenait pas bien vite un
+parti pour ramener tout à un même pouvoir; que l'essentiel était d'avoir
+un point de ralliement. Il lui dit que c'était tellement l'opinion de M.
+de Talleyrand, que ce prince venait d'écrire à M. le comte d'Artois,
+parce qu'il préférait les Bourbons, que Bordeaux avait reconnus, aux
+jacobins qui commençaient à surgir de toutes parts; que si lui, Marmont,
+dont les qualités sociales étaient si aimables, les sentimens
+patriotiques si élevés et les talens militaires si connus, voulait se
+couvrir de gloire en donnant à l'armée le courageux exemple de se
+rallier à ce parti, il éviterait la guerre civile, ce qui était la plus
+belle couronne qu'il pût ambitionner. Il lui dit qu'indépendamment de la
+satisfaction personnelle qu'il en recueillerait, son exemple lui
+donnerait les premiers droits aux faveurs, d'autant plus que déjà les
+commissaires du roi prenaient à Paris note de tous ceux qui se
+présentaient, qu'ils recevaient leurs sermens d'obéissance et de
+fidélité.» Cela était faux; on cherchait encore un traître, Marmont le
+vit et repoussa le rôle qu'on lui destinait.
+
+L'intrigue ne se rebuta pas. Elle mit en campagne de nouveaux émissaires
+et l'on vit affluer à Essone une foule d'hommes qui, tout couverts des
+bienfaits de l'empereur, n'insistaient pas moins vivement auprès du
+maréchal pour l'en détacher. Le duc résista encore, mais il avait admis
+des individus dont il ne devait pas tolérer la présence: il ne tarda pas
+à porter la peine de sa témérité. Compromis comme ils étaient, les chefs
+du parti qui s'était livré à l'étranger n'avaient d'autre alternative
+que de réussir ou de s'expatrier. Ils le sentaient; aussi ne
+négligeaient-ils rien pour consommer la défection qu'ils méditaient. Ils
+firent agir ceux des magistrats qui pouvaient exercer quelque influence
+sur le maréchal; ils lui dépêchèrent quelques-uns de ses amis, et en
+même temps qu'ils lui dépeignaient la cause de l'empereur comme à jamais
+perdue, ils sollicitaient Schwartzenberg à lui offrir une sorte de
+planche de salut, à l'aide de laquelle il pût se flatter d'échapper au
+naufrage. Le généralissime y consentit: ses ouvertures furent
+accueillies et les bases de la défection arrêtées[9]. Mais le duc de
+Raguse savait bien que, s'il lui était possible d'abuser ses troupes, il
+n'en était pas ainsi des généraux; il savait qu'il dépendait d'eux de
+faire tout manquer ou tout réussir. Il se détermina en conséquence à
+leur communiquer les propositions qui lui étaient faites, sous prétexte
+que cela les intéressait personnellement, et qu'il ne voulait pas
+décider de la principale action de leur vie sans leur assentiment; il
+les appela à une espèce de conseil, où assistèrent entr'autres Compans,
+Souham et Bordesoulle. Le dernier était à coup sûr un des hommes les
+plus braves qui aient existé. Pour passer dans une armée ennemie, il
+faut qu'il ait été étrangement abusé, car il était capable
+d'entreprendre de la combattre à lui seul.
+
+Marmont, qui exerçait une certaine puissance d'opinion, puissance qui
+dérivait d'ailleurs du commandement dont il savait faire sentir le
+poids, communiqua à ses généraux ce qui venait de se passer entre lui et
+M. de Montessuis. Il leur fit un long et affligeant détail de tous les
+maux qui allaient accabler la patrie, si quelqu'un ne donnait pas
+l'exemple de la réunion à un pouvoir qui pourrait se consolider et
+préserver la France de l'anarchie. Il leur dit que ce pouvoir était la
+maison de Bourbon, que les alliés rappelaient au trône, et avec laquelle
+Paris était déjà entré en arrangement; que la France ni les Français n'y
+perdraient rien; qu'il n'y aurait que l'empereur de sacrifié. Il leur
+annonça que, quant à lui, son parti était pris; qu'il les avait
+assemblés pour le leur communiquer, les laissant les maîtres de leurs
+déterminations. Il n'ignorait pas qu'un esprit supérieur entraîne
+toujours les faibles, particulièrement dans des circonstances hors de la
+portée des intelligences communes.
+
+Les généraux de son armée ne pouvaient d'ailleurs suspecter les
+intentions de leur chef, dès qu'il s'agissait de l'empereur. Ils crurent
+qu'il n'obéissait qu'à une rigoureuse nécessité, et adoptèrent le parti
+qu'il avait pris, déplorant toutefois d'être réduits à abandonner leur
+souverain.
+
+On suivit les relations qu'avaient ouvertes Schwartzenberg. Les
+conditions de la défection furent discutées, convenues, sans néanmoins
+être signées[10]. Marmont conserva en conséquence la position qu'il
+occupait. Il continua de faire tête de colonne, soit qu'il balançât
+encore, soit même qu'il voulût revenir sur la surprise qu'on lui avait
+faite.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+L'empereur de Russie hésite.--Consternation des conspirateurs.--Le
+gouvernement provisoire est sur le point de se dissoudre.--Conseil.--Le
+général Dessoles; ses sollicitudes pour mademoiselle de Dampierre.--M.
+de Pradt.--L'empereur se dispose à marcher sur Paris.--Ce qui
+l'arrête.--Abdication.--Encore Marmont.--Projet coupable.--Ce que c'est
+que les garanties que veulent les alliés.--Étonnement de M. de
+Nesselrode.--En Russie on n'hésiterait pas tant.
+
+
+Les choses allaient moins bien à Paris. L'empereur de Russie s'était
+tellement ménagé les moyens de changer de résolution, que je tiens de M.
+Anglès lui-même que les conspirateurs crurent un instant la partie
+perdue. La chose fut au point qu'au sortir d'une conférence qui avait eu
+lieu chez l'empereur de Russie, il fit charger sa voiture de voyage,
+persuadé que tout était fini. Ce fut l'engagement pris par Marmont qui
+ramena la sécurité dans toutes ces consciences coupables.
+
+Il y avait à Paris de bons esprits qui, sans être bien contens du
+gouvernement impérial, se trouvaient humiliés d'être l'objet de la
+spéculation et du trafic de quelques intrigans accoutumés à tout servir
+et à tout trahir.
+
+On remarquait une direction indiquée au mouvement, que l'on excitait
+sans faire connaître la puissance qui l'appuyait. On avait l'exemple
+récent de Bordeaux: lorsque le maire de cette ville s'était déclaré pour
+le duc d'Angoulême, on avait usé de son influence pour faire arborer les
+couleurs royales. Les notables s'étaient assemblés et avaient été en
+corps demander au général commandant les troupes anglaises qui avaient
+pris possession de la ville, si c'était par son ordre que l'on y
+déployait des signes propres à allumer la guerre civile; et celui-ci
+avait répondu qu'il ne protégeait particulièrement aucun parti, qu'il
+laissait chacun libre d'en agir comme il l'entendait.
+
+À Paris, on voyait le corps municipal qui était excité à s'immiscer dans
+le changement de gouvernement. Quelques uns de ses membres même, tels
+que l'avocat Bellart et l'ancien notaire Pérignon, n'avaient pas craint
+de se mettre en avant. Tout cela avait fait penser ceux qui redoutaient
+de nouveaux orages, ou ne voulaient pas servir de marche-pied à quelques
+intrigans. Plusieurs bonnes têtes imaginèrent d'écrire à l'empereur
+Alexandre, en conservant l'anonyme, mais en employant le style qui porte
+la conviction. On ne lui épargna pas les représentations sur l'estime ou
+la confiance que méritaient les hommes qui travaillaient en son nom.
+
+Peut-être aussi lui-même chercha-t-il, par d'autres voies, à s'assurer
+au juste du véritable état de l'opinion. Soit que la masse d'intérêts
+qu'il fallait froisser l'ébranlât, soit toute autre considération,
+toujours est-il qu'il fut sur le point de répudier les casse-cous
+politiques qui s'attachaient à ses pas. Quelle influence ne pouvait pas
+avoir, dans cet état d'indécision, la présence de l'impératrice à Paris!
+
+M. de Talleyrand, voyant les incertitudes de l'empereur Alexandre,
+craignit que ce prince ne lui échappât. Il jugea bien que l'on ne
+parviendrait pas à décider qui que ce fût à se prêter aux mesures
+nécessaires pour prévenir tout retour de l'empereur, si Marie-Louise
+restait sur le trône. Comme le danger était imminent et le devenait
+chaque jour davantage, il abandonna l'idée de la régence et se rallia
+aux Bourbons. Ce parti n'était pas sans inconvéniens pour lui, mais il
+excluait toute idée de retour après une transaction aussi étrange, aussi
+subite; il ne pouvait pas manquer de lui offrir des moyens de revenir à
+son premier thème, en faisant mouvoir le parti de la révolution avant de
+laisser les Bourbons s'établir. La chose était facile: la plupart des
+places administratives étaient occupées par des hommes du parti.
+
+Voilà donc Talleyrand décidé à faire adopter ce qu'il repoussait
+jusque-là de toutes ses forces. Dès lors il ne chercha plus qu'à fixer
+les irrésolutions de l'empereur Alexandre, et ne craignit pas, comme on
+dit, de le mettre au pied du mur. Il devenait au reste urgent de le
+décider, car le diplomate était déjà en butte aux reproches de tous ceux
+qui s'étaient engagés avec lui dans cette entreprise. Le gouvernement
+provisoire fut même sur le point de se dissoudre. M. de Talleyrand avait
+trop d'expérience des hommes et des affaires pour manquer de tête dans
+cette occasion: il réunit, à ce qui m'a été rapporté, les membres du
+gouvernement provisoire, à l'issue de la conférence qui avait dissipé
+tant d'illusions; il leur montra les dangers que chacun d'eux courait;
+il les détermina sans peine à le suivre chez l'empereur de Russie, qui
+occupait le premier étage de son hôtel. Il porta la parole et observa à
+ce prince que les personnes qui l'accompagnaient s'étaient exposées à
+tout perdre pour assurer son triomphe, que seuls ils avaient contenu la
+population dans l'obéissance, qu'ils n'avaient pas craint de
+compromettre leur existence, celle de leurs familles pour le servir, que
+pour prix de tant de dévouement ils allaient être abandonnés aux
+vengeances qu'ils avaient si aveuglement provoquées. Dans ce triste état
+de choses, ils venaient tous le supplier de leur assurer un asile, s'il
+persistait dans le dessein qu'il leur avait manifesté. Alexandre les
+rassura sur les dangers dont ils se croyaient menacés, et leur dit qu'à
+la vérité ses idées n'étaient pas encore arrêtées, mais qu'il
+n'abandonnerait pas des hommes qui avaient tout compromis pour son
+service, et leur assurerait une existence dont ils seraient satisfaits.
+Les choses en étaient là lorsque M. de Talleyrand acquit la certitude
+qu'il pouvait compter sur la défection de Marmont et sur le zèle
+d'Oudinot. Dès-lors il fut plus assuré de réussir, et ne manqua pas de
+transmettre ses espérances à l'empereur de Russie, qui assembla le
+lendemain le conseil dans lequel on agita définitivement la question du
+renversement du gouvernement impérial en France. Je tiens d'un des
+membres de ce conseil le détail de ce qui s'y passa. Il était composé de
+l'empereur Alexandre, du roi de Prusse, du prince de Schwartzenberg, de
+M. de Metternich, et je crois du ministre d'Angleterre; je n'oserais
+cependant assurer que ce dernier y fut. De Français, il y avait M. de
+Talleyrand, le duc Dalberg, M. Louis, le général Dupont, le général
+Dessoles, l'archevêque de Malines; je crois, sans en être sûr, que MM.
+de Montesquiou (l'abbé), Beurnonville et Jaucourt en faisaient partie.
+Ce fut l'empereur Alexandre qui ouvrit la discussion. Il déclara qu'il
+avait dessein de renverser le gouvernement impérial, mais qu'avant de
+l'annoncer publiquement, il désirait connaître quel était l'ordre de
+choses qu'on pourrait lui substituer, pour éviter les dissensions
+intestines qui avaient déchiré ce pays pendant tant d'années. Il
+s'adressa à M. de Talleyrand en l'invitant à donner son opinion;
+celui-ci, ne voulant pas émettre devant tant de monde une opinion qui
+n'aurait peut-être pas été adoptée, et qui deviendrait peut-être un
+motif pour le faire éloigner de la faveur du gouvernement qui allait
+être élu, fit dans cette occasion ce que je lui ai vu faire dans les
+conseils où l'empereur l'appelait.
+
+Il parla avec sa facilité ordinaire, insista sur la nécessité d'abattre
+l'empereur, mais aussi il énuméra les immenses intérêts qui reposaient
+sur le système impérial et en étaient inséparables. Il dit que l'on ne
+pouvait lui substituer qu'un ordre de choses qui garantirait à chacun la
+conservation de ce qu'il avait acquis, si l'on ne voulait pas faire
+revivre tous les désordres. Il ne s'expliqua pas plus clairement, mais
+son discours prouvait assez qu'il penchait toujours pour la régence. M.
+Louis laissait entrevoir les opinions qui furent reproduites par toutes
+les créatures du diplomate. Enfin arriva le tour du général Dessoles.
+Interpellé de s'expliquer sur ce qu'il convenait de faire, il répliqua
+vivement, en s'adressant à Alexandre: «Sire, la régence n'est qu'un mot;
+le tigre est derrière, et ne tardera pas à reparaître, si on la
+proclame[11]. Au surplus, mon parti est pris; je ne demande rien pour
+moi, mais, Sire, mademoiselle Dampierre! sauvez-la! de grâce,
+sauvez-la!» L'empereur de Russie, tout surpris de cette chaude
+allocution, cherchait ce que c'était que mademoiselle Dampierre; «C'est
+ma femme, Sire, madame Dessoles; sans doute elle n'a pas un rapport bien
+direct avec la question qui se débat, mais c'est mademoiselle Dampierre;
+sauvez ce que j'ai de plus cher au monde!» Cette petite sollicitude
+conjugale dérida un moment le conseil; mais on se remit bientôt, et la
+discussion continua. C'était le tour de l'archevêque de Malines; il mit
+cartes sur table. «Messieurs, dit-il, il faut s'expliquer nettement.
+Vous êtes décidés à en finir avec l'empereur. Pourquoi, dans ce cas, ne
+pas rendre à la France un gouvernement sous lequel elle a été heureuse
+pendant tant de siècles? Je ne crains pas d'avancer ici que c'est le voeu
+secret de la grande majorité des Français, et que, si l'on n'ose
+l'émettre, c'est que l'esprit national est encore comprimé, et qu'on
+craint de n'être pas appuyé en le manifestant. Quant à moi je déclare
+que je ne vois d'autre projet raisonnable en abattant l'empereur que de
+rappeler les Bourbons.» Alexandre arrêta la discussion, et se tournant
+vers Frédéric-Guillaume: «Votre opinion, roi de Prusse?»--«Celle de
+l'archevêque de Malines,» répondit Guillaume. L'empereur de Russie
+continua de recueillir les voix des étrangers, qui furent de l'opinion
+du roi de Prusse. Alexandre exposa la sienne à son tour, et dit que
+c'était une très grande affaire que de se fixer sur le gouvernement qui
+pouvait régner en France sans trouble et sans dangers pour la
+tranquillité de ses voisins; qu'il pensait que la maison de Bourbon
+pouvait convenir; que néanmoins il remettait au lendemain à se décider;
+qu'on lui avait rendu compte de l'arrivée aux avant-postes d'une
+députation venant de Fontainebleau; qu'il la recevrait et verrait
+ensuite. Le conseil se sépara. On n'ignorait, comme je l'ai dit, rien à
+Fontainebleau de ce qui se faisait à Paris. On y exagérait même les
+choses, quoique le mal fût très grand.
+
+L'empereur cependant ne se laissait pas imposer par les propos qu'on
+semait autour de lui. Tout entier à des combinaisons militaires, il se
+disposait à tenter de nouveau la fortune, lorsque le duc de Vicence
+arriva. Il n'apportait pas des nouvelles bien heureuses, mais du moins
+les alliés ne proscrivaient plus la régence. La condition était pénible,
+le soldat bouillait d'ardeur: Napoléon continue de tout disposer pour
+tenter la fortune; mais ses généraux n'ont plus d'élan, ils sont las de
+guerres, de combats, personne n'envisage qu'avec une sorte d'effroi les
+nouvelles chances qui vont s'ouvrir. C'est au milieu de cette anxiété
+générale que le décret de déchéance arrive à Fontainebleau. Dès qu'il le
+connaît, Napoléon n'hésite plus. La guerre civile lui apparaît avec
+toutes ses horreurs; il se retire, et dresse lui-même l'acte qui le
+dépouille du pouvoir[12]. L'abdication signée, il choisit des
+négociateurs, qui, en la transmettant aux alliés, discutent les intérêts
+de la France et ceux des braves qui l'ont servie. Il nomme le duc de
+Vicence et le prince de la Moscowa; mais il ne les a pas plus tôt
+désignés, que son vieil aide-de-camp lui revient à la mémoire. Il va
+leur adjoindre Marmont, et veut que ce soit son plus ancien compagnon
+d'armes qui aille débattre les intérêts de sa famille. On lui observe
+que ceux de l'armée doivent aussi être défendus; qu'un homme qui a été
+moins avant dans ses affections, que Macdonald, par exemple, aurait plus
+de poids; il se rend et accepte le duc de Tarente. Sa prédilection
+néanmoins le domine encore; il donne l'ordre formel aux
+plénipotentiaires de prévenir le duc de Raguse qu'il ne l'a pas choisi,
+mais qu'il ne peut refuser à sa fidélité, garantie par tant de bienfaits
+d'un coté et de services de l'autre, ce dernier témoignage de confiance;
+qu'en conséquence, s'il ne pense pas être plus utile à la tête de son
+corps qu'à Paris, il est le maître de se joindre aux plénipotentiaires,
+chargés d'expédier d'Essone un courrier qui rapportera ses pouvoirs.
+
+Arrivés à Essone, les plénipotentiaires firent part au duc de Raguse de
+ce qui s'était passé à Fontainebleau, de l'abdication consentie par
+Napoléon, et de l'objet de leur mission à Paris. Ils lui transmirent
+également le message dont ils étaient chargés. Cette circonstance dut
+être pénible au maréchal, car il venait, comme nous l'avons vu,
+d'arrêter ses conditions avec le généralissime. Il ne cacha pas à ses
+collègues les termes où il en était avec les alliés. Il leur déclara
+qu'il n'avait agi isolément que par suite de la dispersion de l'armée et
+de la difficulté qu'il y avait à s'entendre; que de ce moment il se
+réunissait à eux pour ne plus s'en séparer; qu'il les accompagnerait à
+Paris, et ferait entendre au prince de Schwartzenberg les changemens
+survenus dans sa position. Il prévint ses généraux, il l'atteste du
+moins, de ne faire aucun mouvement qu'il ne leur eût expédié de nouveaux
+ordres, et se rendit au quartier-général ennemi, où l'on ne fit aucune
+difficulté d'annuler le projet de convention. Les trois maréchaux et le
+duc de Vicence continuèrent leur route et allèrent à Paris pour négocier
+en commun. Ils descendirent chez M. de Talleyrand, où, comme je l'ai
+dit, logeait l'empereur de Russie; ils firent part au diplomate du motif
+de leur voyage et du but de leur mission. L'un d'entre eux le prit à
+part et lui dit que, s'il pouvait obtenir la régence, ils étaient
+décidés (il ne nomma personne) à prendre un parti contre l'empereur, de
+manière à prévenir tout retour. Il ne disait pas ce que c'était que ce
+parti. M. de Talleyrand lui répondit que «tout s'arrangerait, que les
+souverains alliés ne demandaient que cette garantie, qu'ils
+accorderaient tout ce que l'on désirait, dès qu'ils seraient convaincus
+que Napoléon ne reparaîtrait pas.» M. de Talleyrand ne pouvait désirer
+mieux qu'une telle confidence; elle augmentait son crédit, et démontrait
+qu'on ne pouvait rien faire sans lui. Il monta chez l'empereur Alexandre
+pour le prévenir de l'arrivée des maréchaux, et lui rendit compte de ce
+qui s'était passé chez lui, sans oublier assurément l'ouverture qui lui
+avait été faite. C'était sans doute ce qui leur souriait le plus, car
+enfin la demande de garantie que répétait sans cesse l'empereur
+Alexandre contre le retour de l'empereur Napoléon était claire. On ne
+prononçait pas le mot propre, mais l'affectation avec laquelle on
+réclamait des garanties ne permettait pas de se méprendre sur ce que
+l'on voulait.
+
+Il jugeait des Français par quelques autres peuples; sous ce rapport, il
+était dans l'erreur, ces choses-là ne vont pas à nos moeurs. Je tiens
+d'un des secrétaires[13] de M. de Talleyrand, qu'après que tout fut
+fini, c'est-à-dire, quand la déchéance fut prononcée, M. de Nesselrode
+ne revenait pas de nos scrupules: «Quel pays! disait-il, quelle nation!
+Si peu de chose vous arrête! Il n'en serait pas ainsi chez nous, tout
+serait fini en moins d'un quart d'heure. Tant pis pour le souverain qui
+se met en opposition avec l'intérêt général. C'est la chose du monde que
+l'on trouve le plus aisément qu'un souverain.»
+
+L'empereur de Russie fit dire à la députation des maréchaux qu'il la
+recevrait le lendemain à neuf ou dix heures du matin. Ils se retirèrent
+et se réunirent le soir à l'hôtel du maréchal Ney; on vint les y voir et
+les entretenir de l'idée qu'il n'y avait que l'empereur qui fût un
+obstacle à tout; que sans lui les souverains alliés accorderaient la
+régence, ou tout autre gouvernement qu'on voudrait choisir. Ces
+insinuations étaient inutiles, puisque l'empereur lui-même avait
+recommandé aux plénipotentiaires de ne le considérer pour rien, et de
+souscrire à tous les sacrifices qui lui seraient personnellement
+imposés.
+
+Je tiens d'une personne qui était présente à cette assemblée, sur tout
+ce qui fut dit et fait, des détails qui prouvent à quel point était
+portée l'aveugle confiance que l'on avait dans les sentimens de
+l'empereur de Russie; mais elle a coûté trop de larmes pour la reprocher
+à ceux qui la partageaient. On pensait encore que M. de Talleyrand était
+dans des dispositions favorables à la régence, et je crois qu'on ne se
+trompait pas, quoique du reste ce diplomate fût prêt aussi pour une
+autre hypothèse.
+
+Caulaincourt m'a dit depuis que c'était une erreur, que M. de Talleyrand
+s'était dès le principe prononcé ouvertement pour la maison de Bourbon.
+Je suis persuadé qu'il n'en est rien; mais, la chose faite, il valait
+mieux se donner le mérite de l'avoir préparée que de convenir qu'on ne
+l'avait pas voulue. Il est possible aussi que M. de Talleyrand ait
+laissé percer ses intelligences avec Hartwell, afin de mieux brouiller
+les cartes, se ménager plus de chances, et se trouver en mesure
+d'obtenir de meilleures conditions. Il est même probable que les alliés
+se sont servis de cet épouvantail pour amener le duc de Vicence aux
+sacrifices qu'ils voulaient lui imposer; car, comme nous l'apprend un
+des auxiliaires qu'ils s'étaient donnés, ils ne se flattaient pas de
+venir si tôt à bout de leurs desseins, et voulaient achever par
+l'intrigue ce que les armes avaient commencé[14]. Mais dans ce cas,
+convaincu comme il était que M. de Talleyrand tournait en faveur des
+Bourbons, pourquoi M. de Caulaincourt ne prévenait-il pas les maréchaux?
+Pourquoi les conduisait-il chez un conspirateur qu'il devait mettre tous
+ses soins à éviter? Le moindre inconvénient qui pouvait résulter pour
+eux de la direction qu'il leur donnait, était de les mener se confesser
+au renard, comme cela arriva effectivement. Mais il est probable, quoi
+qu'il en ait dit plus tard, qu'il était dupe lui-même des apparences que
+se donnait M. de Talleyrand; autrement il aurait eu le projet de livrer
+les maréchaux. Cela donnerait de la force à des soupçons fâcheux qui ont
+été émis sur son séjour à Châtillon.
+
+Il y avait vingt endroits différens pour les réunir, et se rendre de là
+chez l'empereur Alexandre avant d'être forcé d'entrer chez M. de
+Talleyrand, si on le considérait comme ennemi. La chose est pénible à
+dire, mais le fond de tout cela est que, voyant la chute de l'empereur
+inévitable, on ne voulait que le quitter avec honneur, et préparer sa
+position avec le gouvernement qui allait lui succéder, persuadé que l'on
+pourrait conserver ce que l'on avait acquis en se mettant derrière une
+lâcheté.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+Alexandre reçoit les maréchaux.--Le maréchal Macdonald.--L'autocrate
+insiste pour la garantie.--La nouvelle de la défection du sixième corps
+met fin à la négociation.--MM. Sosthène et Archambault montent à
+cheval.--Talleyrand.--Qui lui fait son discours.--Son trouble.--Il eût
+prononcé tout ce qui se fût trouvé dans sa poche.--Le sénat.
+
+
+L'empereur de Russie reçut la députation des maréchaux ainsi qu'il
+l'avait annoncé, et après avoir écouté l'objet de leur message près de
+lui, il leur fit connaître qu'il était décidé à ne plus traiter avec
+l'empereur. Il ajouta qu'indépendamment de l'éloignement que lui et les
+alliés avaient pour un rapprochement, de quelque nature qu'il fût, le
+repos de l'Europe, qui dépendait de celui de la France, ne permettait
+pas de se prêter aux propositions dont ils étaient chargés. Il dit qu'il
+ne voulait ni toucher à nos frontières, ni porter atteinte à l'ouvrage
+de l'armée française, pour laquelle il avait la plus haute estime; qu'il
+était disposé à leur en donner des preuves dans le choix du gouvernement
+qu'il avait intention de leur proposer. Il observa que, quel que fût au
+reste ce gouvernement, son plus grand intérêt serait toujours de se
+rapprocher des hommes qui avaient porté si haut la gloire de leur pays.
+Il parlait avec assurance, et montrait d'autant plus de résolution,
+qu'il avait connaissance de l'ouverture qui avait été faite à M. de
+Talleyrand. Il savait d'ailleurs que la résolution était réelle, qu'elle
+avait été prise chez le prince de Neufchâtel, et avait eu lieu d'après
+les communications que le maréchal Oudinot avait eues avec l'envoyé de
+M. de Talleyrand. On avait même reproduit dans cette réunion le projet
+formé avant la bataille de Champ-Aubert, et qui n'allait à rien moins
+qu'à en user avec l'empereur comme on avait fait autrefois avec Romulus,
+et de traiter avec les ennemis.
+
+Dès que l'empereur de Russie eut achevé de parler, le duc de Tarente
+prit la parole. C'était de tous les maréchaux celui qui avait été le
+moins bien traité par l'empereur; ce fut celui qui se montra le plus
+digne des faveurs dont les autres avaient été comblés. Il fit valoir le
+sacrifice de l'empereur, développa les droits de sa dynastie, la
+convenance de la régence; et, revenant à ce qui tenait le plus à coeur
+aux alliés, à Napoléon, il remarqua que, si c'était ce prince qui
+faisait difficulté, dès ce moment tout était résolu, puisque les
+pouvoirs dont ils étaient revêtus leur prescrivaient de le compter pour
+rien; qu'ainsi la continuation de sa dynastie était sans objection comme
+sans inconvénient. La transmission de l'autorité souveraine pouvait
+d'autant moins devenir matière à discussion, que les intentions
+qu'Alexandre venait de manifester, tant en son nom qu'en celui de ses
+alliés, se trouvaient conformes aux constitutions de l'État, et
+favorables au droit de celui que, dans l'ordre de la nature, elles
+avaient désigné pour l'héritier du trône.
+
+Macdonald fut fort dans cette discussion, et honorable par le courage
+avec lequel il défendit les intérêts de la régence, comme pouvant
+garantir à chacun la conservation de ce qu'il avait acquis, et que
+l'empereur Alexandre déclarait vouloir respecter. Ce prince ne savait
+que répondre, et n'insistait que sur l'observation qu'il fallait une
+garantie contre la possibilité du retour de l'empereur. Ce n'était point
+aux maréchaux à indiquer cette garantie, c'était aux alliés à préciser
+les sacrifices qu'ils voulaient imposer, et à s'expliquer sur ce qu'ils
+entendaient par cette garantie. Les plénipotentiaires feignirent de ne
+pas comprendre; les alliés, de leur côté, ne jugèrent pas convenable de
+parler plus catégoriquement. Mais ils en avaient assez dit.
+
+La discussion languissait; l'empereur de Russie répondait d'une manière
+évasive, lorsque de son cabinet on vint le prévenir qu'on le demandait
+pour quelque chose de pressé. Il s'y rendit, et rentra quelques instans
+après dans le salon où les maréchaux étaient restés à l'attendre. Il
+leur dit: «Messieurs, persuadé par vos observations, et voulant donner
+une marque de mon estime particulière à l'armée française que vous
+représentez ici, j'allais me rendre à vos instances, et reconnaître le
+gouvernement qui est l'objet de vos désirs; mais cette armée, dont vous
+prétendez que le voeu est unanime, est elle-même en opposition avec ce
+que vous m'annoncez, puisqu'elle s'est divisée dans ses opinions. L'on
+vient de me rendre compte à l'instant que le corps de M. le duc de
+Raguse est arrivé ce matin à Versailles, et qu'il se range sous les
+drapeaux de M. le duc d'Angoulême. Pour fixer promptement les
+irrésolutions de ceux qui seraient disposés à l'imiter, je mets toute ma
+puissance et celle de mes alliés de ce côté-là.»
+
+Cette déclaration répondait à tout ce que l'on aurait pu objecter. Les
+maréchaux jetèrent un regard de mépris à Marmont qui était présent; il
+fut saisi de honte en entendant l'empereur de Russie s'exprimer ainsi,
+et dit: «Je donnerais un bras pour que cela ne fût pas arrivé.»
+Macdonald lui répondit: «Un bras, monsieur, dites la vie.» Tout fut fini
+dès cet instant. On m'a même rapporté que, dans cette séance, l'empereur
+de Russie dit au maréchal Marmont: «Vous vous êtes bien pressé, monsieur
+le maréchal.»
+
+Ce prince s'était, comme je l'ai dit, laissé surprendre l'engagement de
+ne plus traiter avec l'empereur ni aucun membre de sa famille. Sa
+déclaration avait commencé le mal, la défection de Marmont l'acheva.
+Talleyrand, qui avait si bassement tramé le déshonneur du maréchal, mit
+tous ses soins à le publier. Il le fit répandre, colporter partout, et
+ne songea qu'à en recueillir les fruits. Il se saisit de tout ce qui
+pouvait montrer aux yeux de la multitude qu'il était le pivot de la
+révolution qui s'opérait.
+
+Depuis que l'empereur Alexandre était à Paris, le salon de M. de
+Talleyrand était continuellement rempli de tout ce qui venait tâter le
+pouls à la fortune. Dès qu'elle fut prononcée, M. Archambault de
+Périgord, frère de M. de Talleyrand, M. Sosthène de la Rochefoucauld et
+quelques autres mirent de grandes cocardes blanches à leurs chapeaux, et
+coururent à cheval par toutes les rues pour annoncer ce qui venait
+d'arriver, et ranimer les espérances des gens de leur parti.
+
+La garde nationale de Paris, quoiqu'elle s'attendît à un changement de
+gouvernement, ne comprenait rien à ce qu'elle voyait, et je tiens d'un
+officier de ce corps, qui commandait le poste placé à l'angle que fait
+la rue de Marigny avec celle du faubourg Saint-Honoré, qu'il faillit
+faire feu lorsque M. de Périgord vint haranguer, en cocarde blanche, le
+peuple de ce quartier. Toutes les idées étaient loin de ce qui se
+faisait, et si M. Archambault ne fut pas tué, c'est que l'officier le
+reconnut.
+
+M. de Talleyrand ne négligea aucun moyen de répandre la défection de
+Marmont: il ne ménagea aucune de ses créatures; plus il pouvait en
+employer, mieux il établissait l'opinion que le retour des Bourbons
+était son ouvrage et le but auquel il voulait véritablement atteindre.
+Son nom était sans doute quelque chose, mais ne suffisait pas pour
+sanctionner une révolution qui blessait tant de souvenirs et d'intérêts.
+Il le sentit et résolut d'y suppléer. Tous les sénateurs reçurent une
+invitation à dîner avec l'empereur Alexandre: ils n'eurent garde d'y
+manquer. Le dîner se passa en propos ordinaires; il n'avait été question
+de rien lorsqu'on servit le vin de Champagne. Alexandre se lève alors,
+et, adressant la parole à ses commensaux, il renouvelle l'assurance
+qu'il n'est ni leur ennemi ni celui des Français, bien loin de là. Une
+preuve, c'est qu'il accepte les voeux que lui ont exprimés les hommes les
+plus honorables et les plus distingués du pays, et propose la santé du
+roi de France, de S. M. Louis XVIII.
+
+Les sénateurs s'imaginèrent que tout avait été arrangé à l'avance, et
+burent à Louis XVIII comme ils buvaient à l'empereur.
+
+On passa dans le salon, et chacun de demander à son voisin ce qui
+s'était passé avant qu'il arrivât. Tous se faisaient la même question,
+tous étaient persuadés que quelque délibération avait eu lieu, et il ne
+vint à la pensée de personne d'imaginer qu'ils étaient dupes d'une
+mystification. On ne leur laissa pas d'ailleurs le temps de réfléchir,
+on battit le fer à chaud, on convoqua le sénat pour le lendemain, et la
+révolution fut consommée. On pressa le dénouement, parce qu'on sentait
+bien que, si on tardait, les objections viendraient en foule sur cette
+manière de procéder au choix d'un souverain. Le sénat prononça la
+déchéance de l'un et l'élection de l'autre avec la même docilité qu'il
+passait sur les demandes de conscription.
+
+Il ne vint à l'esprit d'aucun membre de ce corps, qui était cependant
+composé d'hommes à lumières et presque tous comblés des bienfaits de
+l'empereur, de faire remarquer que la convocation qui avait été faite
+était inconstitutionnelle et même criminelle. Il n'y en eut pas un qui
+observât qu'on faisait servir le sénat d'instrument pour détruire
+l'édifice dont il était _conservateur_, et qu'en le faisant crouler, ils
+écrasaient, pour la plupart, leurs propres enfans. Les sénateurs
+peuvent-ils dire qu'on les a trompés? Non assurément; on ne pouvait pas
+parler en termes plus clairs que ceux dont se servait M. de Talleyrand
+en proposant la déchéance de l'empereur. Quels que fussent les
+arrangemens particuliers de ce diplomate avec les ennemis, les sénateurs
+n'avaient pas droit de méconnaître leur devoir, lorsque le moment de le
+faire était arrivé. Ils pouvaient, par une noble résistance, se couvrir
+de gloire; au lieu de cela, il n'y a pas d'épithètes qu'ils n'aient
+méritées, surtout lorsqu'on lit dans leur délibération de cette fatale
+époque l'article qui assure la conservation de leurs émolumens.
+
+M. de Talleyrand fut dominé par une intrigue qui lui fit abandonner son
+projet de régence en lui montrant une porte de salut pour lui. Je tiens
+de l'archevêque de Malines lui-même, qu'étant allé voir M. de Talleyrand
+le matin du jour où il avait convoqué le sénat, il eut beaucoup de peine
+à le décider à tenir à ce corps le langage dans lequel il lui parla, et
+que c'était lui-même, archevêque de Malines, qui lui avait fait son
+discours pendant qu'on le coiffait. Il ajoutait même que, si M. de
+Talleyrand en avait eu un autre dans sa poche, et qu'il l'eût tiré en
+place du premier, il l'aurait prononcé de même.
+
+Ceux qui connaissent M. de Talleyrand n'en seront point étonnés. Ils ont
+dû le voir plus d'une fois dupe d'une intrigue obscure, prêtant son nom
+pour se créer une puissance dans l'opinion du vulgaire, qui ne garde que
+les noms de ceux qu'on l'accoutume à voir en scène. On retrouve beaucoup
+de traits du caractère de M. de Talleyrand dans le portrait du cardinal
+de Retz. Comme lui, il suscita tous les grands désordres de l'État, et
+cependant il ne voulait que la paix; il y était naturellement porté, et
+en avait plus besoin qu'un autre. L'empereur lui disait quelquefois
+qu'il avait mal arrangé sa vie. Néanmoins M. de Talleyrand est resté en
+possession de fixer le ridicule comme de mettre le vice en crédit.
+
+Le sénat pouvait-il se réunir? Non, il ne le pouvait que sur une
+convocation légale transmise à chaque sénateur par son président, et le
+président était à Blois près de l'impératrice. Pouvait-il délibérer dans
+un lieu au pouvoir des ennemis qui étaient en guerre avec la nation? Où
+en serait-on, si l'on osait dire que oui? Pouvait-il retirer un pouvoir
+qu'il n'avait pas confié? Était-ce lui qui avait élu l'empereur? D'après
+les constitutions de l'État, était-ce le sénat qui déférait la suprême
+puissance? Non, assurément, et l'empereur lui-même n'avait point voulu
+de leurs suffrages autrement que comme celui de simples citoyens; la
+nation avait individuellement voté l'élévation de l'empereur à la
+dignité impériale; le sénat n'avait été chargé que de vérifier les votes
+des communes et d'en constater l'état, c'est-à-dire, constater ceux qui
+étaient pour l'affirmative et ceux qui étaient pour la négative. Il ne
+pouvait donc pas intervenir dans une proposition qui n'était pas de sa
+compétence, et encore moins prendre l'initiative dans une question où il
+n'avait pas de droits. Il faut convenir que le général Mallet, dans sa
+tentative du 23 octobre 1812, avait aussi bien jugé que M. de Talleyrand
+le parti que l'on pouvait tirer du sénat, et Louis XVIII a rendu à ce
+corps la justice qu'il méritait en le renvoyant, quels que fussent ses
+droits à la reconnaissance de ce prince. Il aurait en effet été
+impolitique de conserver une institution qui venait de donner un si
+déplorable exemple.
+
+Après ces délibérations du sénat, le gouvernement provisoire en expédia
+une ampliation, qui fut portée par un officier-général au roi à Londres.
+On expédia de même un courrier à M. le comte d'Artois, qui était encore
+à Vesoul, un autre au duc d'Angoulême, à Bordeaux, et un à M. le duc de
+Berry, aux îles de Jersey. On couvrit les murailles de Paris de
+publications de toute espèce; chacun ne chercha plus qu'à se concilier
+la bienveillance du nouveau souverain. On expédia des courriers aux
+armées du midi, aux grandes villes et aux places qui se trouvaient
+bloquées depuis l'invasion du territoire.
+
+Je reviendrai sur ces détails, mais je dois dire auparavant comment eut
+lieu cette défection de l'armée de Marmont, qui fournit à l'empereur de
+Russie le prétexte, ou qui le mit dans la nécessité d'adopter la
+résolution qu'il prit, si elle n'était pas tout-à-fait arrêtée d'avance.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+Comment la défection du sixième corps fut consommée.--Les ennemis de
+l'empereur s'attachent de préférence à semer la séduction parmi ses
+officiers de confiance.--Ce qu'on pouvait faire encore.--Digression sur
+la légitimité.--La régente.--Ce qu'on eût dû faire.
+
+
+Après le départ de Fontainebleau de la commission des maréchaux qui se
+rendaient à Paris, l'empereur se trouvait seul et livré à de vives
+inquiétudes; le prince de Neufchâtel lui était de peu de ressource, si
+ce n'est pour son travail. Il envoya dire au maréchal Marmont de venir
+le voir; il le croyait à son quartier-général à Essone, ne s'imaginant
+pas qu'il eût été à Paris avec les autres maréchaux. Il y a de
+Fontainebleau à Essone six lieues. L'empereur, dont l'impatience ne
+mesurait pas la longueur du chemin, envoya successivement plusieurs
+officiers chercher le maréchal Marmont. L'arrivée à Essone de ces
+officiers, qui se suivaient à peu de distance, jeta l'épouvante dans
+l'esprit du général Souham, qui s'imagina que la trahison à laquelle il
+avait pris part était découverte, et qu'il allait être arrêté; il ne
+savait comment expliquer l'absence du maréchal, et encore moins quels
+motifs donner au voyage qu'il était allé faire à Paris. Il réunit les
+généraux de cette armée auxquels Marmont avait confié son projet; il
+leur communiqua ce que l'arrivée successive de ces officiers venant de
+Fontainebleau avait jeté de troubles dans son esprit, et il ne leur
+cacha pas qu'il avait des raisons de craindre que tout ne fût découvert.
+En conséquence, ils délibérèrent entre eux sur le parti à prendre, et
+ils ne trouvèrent rien de plus convenable que de partir à l'instant avec
+tout le corps d'armée. La résolution en fut prise et exécutée le jour
+même où Marmont avait quitté son quartier-général, c'est-à-dire que ce
+général était à peine arrivé chez lui à Paris, que son armée partait
+d'Essone. Le général Souham[15] fait prendre les armes aux troupes
+pendant la nuit, celles-ci se mettent en marche vers Paris, elles se
+persuadent que c'est un mouvement général, et l'armée les suit tout
+entière. Comme elles composaient l'avant-garde, elles étaient étrangères
+à ce qui se passait derrière elles. Les généraux étaient à la tête de
+leurs colonnes; des précautions avaient été prises[16] pour que la
+rencontre des avant-postes ennemis n'amenât point de difficultés avant
+que toute la colonne fût sur le territoire qui était occupé par l'armée
+russe; c'était la plaine entre la station de poste de la Cour-de-France
+et celle de Villejuif sur la route de Fontainebleau à Paris. L'armée
+russe prit les armes, et fit passer à la queue de la colonne du général
+Souham une nombreuse cavalerie qui se déploya, et prit position pour
+s'opposer à la retraite de ces malheureuses troupes, qui commençaient à
+s'apercevoir de la perfidie de leurs généraux. Que pouvaient-elles faire
+pour se tirer du piége où les avaient conduites ceux auxquels elles
+n'avaient obéi que par devoir? Elles faillirent les mettre en pièces;
+ceux-ci n'échappèrent qu'à la faveur des précautions qu'ils avaient
+prises.
+
+L'histoire n'offre pas d'exemple d'une action semblable. Mais les
+ennemis de l'empereur semblaient se faire une étude de le blesser dans
+ses affections; ils s'étaient attachés à Marmont, un de ses premiers
+élèves, qu'il avait formé et qu'il avait comblé de biens. Marmont avait
+fait la guerre d'Italie et celles qui l'ont suivies; l'empereur l'avait
+présenté à la confiance de l'armée, parce qu'il avait la sienne, et sans
+que la fortune eût couronné ni son talent ni son courage; Marmont enfin,
+dont l'empereur avait pris plaisir à jalonner l'avenir, est précisément
+celui auquel on s'attaque, et que l'on égare au point qu'il consent à
+mettre son chef à la discrétion des alliés, en leur ouvrant le chemin de
+l'asile où il reposait sous la fidélité des légions qu'il allait
+lui-même être bientôt forcé de quitter. Lorsque l'empereur apprit cette
+défection, ses idées s'obscurcirent, et il était difficile qu'il en fût
+autrement, car s'il avait fait abnégation de lui-même, il n'en prévoyait
+pas moins tout ce qui allait arriver de fâcheux pour la France, à
+laquelle la séduction venait d'arracher le tiers de la puissance qui lui
+restait. Il ignorait encore ce qui s'était passé à Paris depuis
+l'arrivée de la députation des maréchaux; mais après ce qui avait eu
+lieu, rien ne pouvait plus l'étonner. Il avait cependant encore des
+ressources considérables: il pouvait se retirer sur la Loire, y appeler
+les troupes des maréchaux Soult et Suchet, qui étaient dans le
+Bas-Languedoc, ainsi que le corps du maréchal Augereau. Au besoin même
+il pouvait se jeter en Italie avec tout ce qui aurait voulu le suivre.
+Dans ce pays, le berceau de sa gloire, tous les coeurs étaient à lui, et
+l'intérêt qu'excite un héros abandonné de tant d'ingrats lui aurait
+rallié un nombre prodigieux de ces hommes dont l'élévation d'âme ne
+compte pas les sacrifices; s'il avait pris ce parti, combien de corps de
+troupes lui seraient restés fidèles! Il suffit de jeter les yeux sur les
+noms des généraux qui commandaient dans les places depuis le cours de
+l'Elbe jusqu'à l'ancienne frontière de France, pour être convaincu de ce
+que j'avance. L'empereur en eut la pensée, mais il en fut détourné par
+celle qu'il allait lui-même rallumer la guerre civile, dont l'extinction
+en France avait été un des premiers bienfaits de son gouvernement, et
+qu'en cas de succès, il n'aurait que des ingrats à mépriser, ou des
+coupables à punir. Il considéra aussi combien il lui en coûterait pour
+faire revenir les Français de l'aveugle confiance avec laquelle ils se
+livraient aux mains de leurs ennemis, et qu'enfin, puisqu'ils se
+détachaient de lui dans une circonstance aussi importante, les suites de
+leur imprudence ne pourraient pas lui être imputées; on lui proposa
+d'abdiquer pour rendre la liberté à tous ceux qui le servaient
+fidèlement, et qui, au péril de tout ce qui aurait pu leur en arriver,
+l'auraient suivi quelles que fussent les déterminations qu'il aurait
+prises.
+
+L'empereur ne pouvait pas renverser lui-même l'édifice qu'il avait
+élevé. Son abdication, quels que fussent d'ailleurs les caractères dont
+elle fût revêtue, ne pouvait être légale, si elle n'était au bénéfice de
+son fils. En recevant la couronne des mains des citoyens français, il
+n'avait pas reçu le droit de la transmettre à un autre que celui qui
+était désigné par les constitutions de l'État comme devant lui succéder,
+et ce n'était ni l'acte d'un sénat assemblé au milieu des ennemis à la
+voix de leurs chefs, ni les intrigues de quelques transfuges qui
+pouvaient décerner la couronne. Les séductions de l'étranger, la
+trahison des chefs de corps, le pouvaient encore moins. D'ailleurs la
+défection du sixième corps n'était que l'oeuvre de deux ou trois généraux
+coupables; les troupes qui faisaient la force sur laquelle on s'appuyait
+étaient étrangères à cette iniquité; on les avait abusées. Lorsqu'elles
+eurent reconnu la trahison de leurs chefs, les officiers et les soldats
+étaient plus disposés à les fusiller qu'à les suivre.
+
+Les droits du successeur de l'empereur étaient établis et indépendans de
+la volonté de ce prince même. Ils ne pouvaient lui être retirés qu'à la
+suite d'un vote national exprimé dans un état de liberté. Si c'est pour
+éviter une révolution en France que les étrangers ont appuyé les
+complots de quelques misérables, ils ne pouvaient pas prendre un moyen
+plus sûr d'en préparer une nouvelle.
+
+Ils ne faisaient, disaient-ils, la guerre qu'à l'empereur seul, ils n'en
+voulaient ni à la France ni aux Français. On conçoit (quoique
+difficilement) qu'une nation soit réduite à la douloureuse nécessité de
+se détacher de son monarque, lorsqu'elle est tombée dans l'impuissance
+de le faire triompher des ressentimens de ses ennemis, qui se plaisaient
+à rattacher à sa personne tous les malheurs dont eux-mêmes affligèrent
+l'humanité. Mais le sacrifice de la personne du monarque une fois fait,
+où était la nécessité de priver la nation entière de la jouissance des
+droits qu'elle avait conquis au prix de tant d'efforts, en lui enlevant
+la première des prérogatives de l'homme, qui est de se donner des lois
+et un gouvernement? Ces mêmes nations qui nous ont privés du bénéfice de
+nos lois, qui ont foulé aux pieds notre constitution, laisseraient-elles
+faire le même outrage aux leurs? Les Anglais, qui ont pris tant de part
+à nos maux, et qui se sont montrés les plus ardens à nous détruire et à
+contester nos droits politiques, sont de tous les peuples du monde celui
+qui tient le plus aux statuts qu'il est parvenus à se donner à la suite
+de révolutions encore plus sanglantes que la nôtre. C'est malgré moi que
+je sors de mon sujet, mais je ne ferai plus qu'une réflexion. Les
+Anglais, à la suite d'une de leurs révolutions qui avait obligé leur roi
+légitime à se réfugier en France, appelèrent au trône d'Angleterre un
+prince de la maison de Brunswick, et n'attendirent pas pour le
+reconnaître ou le légitimer que la famille fugitive fût éteinte. Les
+puissances de l'Europe ont assurément bien reconnu le choix qu'avait
+fait le peuple anglais d'un prince de Brunswick, et pas une d'elles n'a
+songé à obliger l'Angleterre de reprendre les Stuarts, hormis la France
+qui donna quelques moyens au roi fugitif. La maison de Brunswick a donc
+été mise par la volonté du peuple en possession du trône d'Angleterre,
+auquel il n'y a plus aujourd'hui de prétendans, la famille des Stuart
+étant éteinte; le chef de la branche qui a été appelée au trône est bien
+le roi légitime des Anglais.
+
+Nous venons de voir la princesse héritière d'Angleterre épouser un
+prince de la maison de Cobourg[17]; les enfans qui naîtront de ce
+mariage ne seront assurément que des princes ou princesses de Cobourg;
+la princesse Charlotte sera reine, mais après elle seront-ce les princes
+de Brunswick ou les princes de Cobourg, ses enfans, qui seront appelés à
+la couronne?
+
+Assurément cette question ne fera aucune difficulté, et alors voilà le
+trône d'Angleterre dans la famille de Cobourg. Cependant celle de
+Brunswick est la légitime; pourquoi le trône ira-t-il dans la famille de
+Cobourg? Parce que la constitution anglaise le veut ainsi. Qui a fait
+cette constitution si ce n'est le peuple? Donc les peuples ont le droit
+de se donner des lois et des rois; et que diraient les Anglais, si les
+Français ou d'autres nations venaient leur dire: Quoique le prince de
+Cobourg soit le roi que vos constitutions vous donnent, nous voulons que
+vous gardiez tel prince de la maison de Brunswick, vos souverains
+légitimes? Sans doute ils se battraient, et ils ne croiraient pas être
+des rebelles, des brigands, etc., etc. Pourquoi les Français
+n'auraient-ils pas joui du même privilège pour un ordre de choses
+établi? Les forcer d'y renoncer, n'était-ce pas leur faire violence,
+méconnaître des droits dont on se montrerait jaloux? Ce n'étaient pas
+les droits du fils de l'empereur qui manquaient de force: ils étaient
+incontestables; mais ils manquaient d'amis dans ceux qui devaient périr
+pour les défendre.
+
+On commit là une grande faute, et les meneurs d'alors s'en sont mal
+excusés en disant que l'Autriche n'avait pas appuyé la régence. Comment
+pouvait-on espérer que l'empereur d'Autriche tournerait subitement ses
+baïonnettes contre ses alliés, lorsqu'il voyait assez peu de solidité
+dans les esprits pour ne pas repousser avec force l'influence de ceux
+qui n'avaient aucun intérêt à ménager l'ordre de choses établi en France
+au prix de tant d'efforts, et qui, au contraire, en avaient un très
+grand à rallumer la discorde parmi nous? En suivant la direction que les
+meneurs ont fait prendre, on a désintéressé ce monarque, qui n'a pas dû
+être satisfait, d'une part, de l'abandon que l'on faisait de
+l'impératrice, et, de l'autre, de l'indifférence que l'on montrait pour
+son alliance, qui devenait cependant la garantie d'un système reconnu
+auquel étaient attachées tant d'existences.
+
+Le bon sens devait faire voir que les considérations qui avaient fait
+reconnaître à l'empereur la nécessité d'une alliance contractée au temps
+de sa puissance devenaient plus impérieuses encore pour son fils, et que
+l'on devait se défier de ceux qui voulaient l'écarter. La sagesse
+commandait à la France, pour sauver son indépendance, de se ranger sous
+la protection de sa tutrice naturelle, qui dans ce cas était la
+puissance du père de sa souveraine.
+
+Supposons qu'au lieu de tomber par l'effet d'une coalition, l'empereur
+fût mort à la guerre, aurait-on bouleversé l'État et demandé aux
+étrangers un monarque que désignaient nos constitutions? Eh bien! ces
+constitutions déféraient l'autorité suprême à la régente jusqu'à la
+majorité de son fils. Si cette princesse eût été revêtue du pouvoir,
+aurait-on trouvé extraordinaire qu'elle eût appuyé sa politique
+extérieure des conseils de son père? Non, assurément; et c'était cette
+réunion de puissances que les ennemis de la France voulaient empêcher.
+Peut-on croire que, si toutes les volontés s'étaient ralliées à
+l'impératrice, la coalition eût osé lui faire l'outrage de la détrôner
+aux yeux de son père? Non, parce qu'on ne heurte pas la force d'un
+principe qui intéresse à la fois la dignité de deux nations. Tout aurait
+été sauvé alors; on aurait perdu cet état de suprématie qui fatiguait
+l'Europe; mais l'ordre social n'aurait pas été ébranlé en France, et on
+n'eût pas même aperçu l'état d'abjection dans lequel on est tombé
+depuis. Dès que l'Autriche vit qu'on s'éloignait d'elle, elle dut pour
+le moins redevenir indifférente à ce qui pouvait arriver à la France;
+dès-lors elle dut reprendre largement sur elle tout ce qu'elle avait
+précédemment perdu, ainsi que le faisaient ses autres ennemis. C'était
+pour elle un moyen de se trouver à peu près au pair de l'extension de
+puissance qu'ils acquéraient.
+
+On aurait tort de croire que l'Autriche se mêlera des affaires de la
+France, au risque de rallumer la guerre en Europe; elle est trop sage
+pour cela, et elle a fait l'expérience que souvent la guerre conduit où
+l'on ne voulait pas aller. La France a manqué le moment de lier ses
+destinées à celles de l'Autriche, à laquelle il sera plus facile de
+consommer la ruine de la première, qu'à celle-ci de la prévenir. Le
+temps apprendra si tout cela n'était pas arrangé d'avance entre les
+Autrichiens et les Russes. S'il en était ainsi, il faudrait que les
+premiers eussent été dupes des seconds, parce que l'on ne peut pas
+croire que le ministère autrichien ait été accessible à des passions
+particulières auxquelles il aurait sacrifié la politique de son pays, en
+détruisant une puissance qui a autant d'intérêt que lui à observer
+l'avenir des Russes. Personne ne connaissait mieux la profondeur du
+péril qui menaçait l'État que M. de Talleyrand; il n'y a nul doute que,
+si, dans cette circonstance, il avait été ministre de la régence, il
+aurait évité le pas qu'il a fait faire à tout le monde, pour se créer à
+lui-même une position particulière dans le retour d'un système qui, peu
+de jours auparavant, semblait encore devoir être un abîme,
+particulièrement pour lui. Il pensait à se faire pardonner d'anciens
+antécédens, il redoubla d'efforts et ne s'arrêta devant aucune
+difficulté.
+
+Il n'en faut pas douter, c'est dans son intérêt du moment que tout le
+monde a été sacrifié. D'une part, il tremblait de n'être plus rien au
+retour de la régence, et de se trouver aux prises avec le besoin; de
+l'autre, il craignait de voir la France sous l'influence de l'Autriche,
+et conséquemment lui-même au-dessous de M. de Metternich, contre lequel
+il a une animosité personnelle. Il me disait lui-même à cette époque:
+«Mais en vérité ce M. de Metternich se croit un personnage.» Ce sont ces
+misérables passions qui nous ont jetés dans les bras des Russes,
+lesquels nous ont remis à ceux des Anglais. La cause de notre
+anéantissement remonte bien plus haut et est bien étrangère à l'empereur
+Napoléon, qui en a été le prétexte. Depuis Pierre-le-Grand, la Russie
+s'avance à grands pas sur l'Europe, qui, fatiguée de longues guerres, à
+l'époque où ce prince parut, commit la très grande faute de lui laisser
+détruire la Suède. Depuis, elle a fait pis encore en laissant anéantir
+la Pologne et asservir les Turcs par Catherine II. Le partage du trône
+des Jagellons consommé, la Russie n'a négligé aucun moyen pour acquérir
+de l'influence en Allemagne parmi une quantité de petits princes dont
+les regards sont sans cesse tournés vers un État plus puissant; la
+vassalité dans laquelle les tenait l'empire d'Allemagne leur a fait
+prendre cette habitude.
+
+La Russie fut favorisée par l'Angleterre, qui devenait plus forte de
+tout ce que perdait la France, et qui, à cette époque-là, n'avait que
+bien peu à craindre de l'extension de la Russie, à laquelle son commerce
+était éminemment nécessaire. Sa politique était tout entière tournée
+contre la France et l'Amérique, dont les progrès commençaient à
+l'inquiéter. Elle ne s'apercevait pas qu'un jour ils deviendraient tels
+que, si la Russie s'unissait à l'Amérique, ces deux pays ensemble
+seraient suffisans pour opprimer le reste du monde. La France a au
+contraire un intérêt immense à repousser d'Allemagne l'influence que la
+Russie veut y exercer, et, sous ce rapport, elle doit se trouver en
+harmonie au moins avec l'Autriche. Depuis 1798, sous Paul Ier, la Russie
+a su s'introduire et même se faire appeler dans les coalitions de
+celle-ci contre la France. Si les efforts qu'elle a faits lui ont coûté
+cher, elle a de même chèrement vendu ses services. Il n'y a qu'à voir où
+elle en est aujourd'hui, et quel est l'État d'Allemagne qui n'a pas payé
+plus cher la liberté, après laquelle il court encore, que les
+agrandissemens qu'il avait obtenus en restant dans l'alliance de la
+France. La Russie a joué un jeu d'autant plus sûr, qu'elle n'a qu'une
+frontière à défendre, point de derrières à garder, et compte une
+population immense dont la moitié était son ennemie il y a à peine
+vingt-cinq ans; celle-ci est aujourd'hui la propriété de quelques
+seigneurs russes, comme le bétail d'une terre est celle d'un
+particulier. C'est cependant avec ces principes-là qu'elle a triomphé
+des idées libérales et a amené, au nom de la liberté de l'Europe, ses
+hordes d'Asie à Paris.
+
+L'Europe verra, avant un second règne, comment ses libérateurs auront
+profité de la leçon. Catherine II n'avait pas dans ses États assez
+d'hommes qui sussent lire et écrire pour en donner un à chaque village.
+Aujourd'hui les filles des cosaques connaissent la musique; elles
+emploient la parfumerie à leur toilette; le pillage des environs de
+Paris a été transporté jusqu'en Tartarie. Ce n'est pas seulement
+l'empereur Napoléon, mais la France, qui menaçait de l'arrêter dans ses
+projets sur l'Allemagne, que la Russie voulait détruire; elle voulait se
+défaire de la seule rivale qu'elle eût appris à redouter. Nous verrons
+maintenant qui la contiendra; et, pour parler nettement, il faut avouer
+que ce n'est que dans l'intérêt des intrigans comme des siens qu'a agi
+l'empereur de Russie. Égaré par quelques casse-cous politiques, qui
+s'étaient groupés autour de lui, il s'était flatté de joindre le rôle de
+législateur et de fondateur à celui de conquérant: il n'a fait, en
+bouleversant la France, que compromettre l'Europe.
+
+On comprend sans peine que M. de Talleyrand, et les agitateurs qui
+marchaient sous sa bannière, n'aient vu, n'aient recherché que l'intérêt
+du moment et une meilleure position personnelle; mais que le chef de
+coalition, qui pouvait asseoir les destinées du continent, fixer les
+rapports des divers États dont il se compose, assurer au monde deux
+siècles de paix, ait renoncé à tant de gloire pour se mettre à la tête
+d'un parti, satisfaire une basse vengeance, voilà ce qui ne se conçoit
+pas. Par quel égarement, lui, qui pouvait recueillir les bénédictions de
+tant de peuples, ne se montra-t-il jaloux que de leur colère? Il s'en
+souciait peu, il faut le croire; mais enfin il avait déjà dû
+s'apercevoir que les princes les plus puissans succombent à la longue
+sous les coups d'épingles: il en avait vu la preuve en Russie comme en
+France. Il paraît, du reste, qu'il reconnut bientôt qu'il s'était
+mépris, car il faisait répandre qu'il avait été forcé d'agir contre son
+intention. C'était aussi ce que ne cessait de répéter M. de Talleyrand,
+tant chacun reculait devant son propre ouvrage et déclinait la
+responsabilité de ce qu'il avait fait. Je le vis à mon retour de Blois.
+À cette époque, je pouvais encore parler d'affaires avec lui. Je lui
+témoignai ma surprise du parti auquel il s'était arrêté. Il repoussa la
+conception de toutes ses forces. Il s'était, disait-il, vivement débattu
+pour obtenir la régence; mais Alexandre s'était prononcé sans détour, et
+avait exigé le rappel des Bourbons. Ce prince regardait leur retour
+comme le complément de sa gloire et de celle des alliés, qui avaient si
+long-temps combattu pour les reporter sur le trône: rien n'avait pu le
+faire changer de résolution. Ainsi, me disait Talleyrand, la chose a été
+forcée; il n'y a pas eu de choix. Au surplus, c'est une combinaison
+comme une autre. Nous verrons comment ils vont s'y prendre, et nous nous
+conduirons en conséquence.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+Adresse à l'armée.--L'empereur abdique.--Ses réserves.--On lui offre la
+Corse.--Considérations qui lui font préférer l'île
+d'Elbe.--L'impératrice à Blois.--Elle veut rejoindre
+l'empereur.--Sauvegarde russe.--Arrivée à Orléans.--M. Dudon.--Comment
+il s'acquitte de sa mission.--L'impératrice remercie les membres du
+gouvernement.--Déplorable état de cette princesse.
+
+
+Pendant que ces choses se passaient à Paris, la nouvelle de la défection
+du sixième corps arrivait à Fontainebleau. Le colonel Gourgaud, qui
+avait été en mission à Essone, accourt prévenir l'empereur que Marmont a
+traité avec les alliés, qu'il est de sa personne à Paris, que ses
+troupes, mises en mouvement sous prétexte de marcher sur la capitale, se
+trouvent déjà au milieu des colonnes russes, et que Fontainebleau reste
+à découvert. Napoléon ne peut croire à un rapport aussi étrange, il se
+le fait répéter, refuse d'y ajouter foi. La défection est
+malheureusement trop certaine, il ne peut se faire illusion; ses amis,
+ses créatures l'abandonnent, mais l'armée lui reste, il en appelle à son
+courage, à sa loyauté.
+
+ À L'ARMÉE.
+
+ Fontainebleau, ce 5 mars 1814.
+
+ «L'empereur remercie l'armée pour l'attachement qu'elle lui
+ témoigne, et principalement parce qu'elle reconnaît que la France
+ est en lui, et non pas dans le peuple de la capitale. Le soldat
+ suit la fortune et l'infortune de son général, son honneur et sa
+ religion. Le duc de Raguse n'a point inspiré ce sentiment à ses
+ compagnons d'armes; il a passé aux alliés. L'empereur ne peut
+ approuver la condition sous laquelle il a fait cette démarche; il
+ ne peut accepter la vie et la liberté de la merci d'un sujet.
+
+ «Le sénat s'est permis de disposer du gouvernement français; il a
+ oublié qu'il doit à l'empereur le pouvoir dont il abuse maintenant;
+ il a oublié que c'est l'empereur qui a sauvé une partie de ses
+ membres des orages de la révolution, tiré de l'obscurité et protégé
+ l'autre contre la haine de la nation. Le sénat se fonde sur les
+ articles de la constitution pour la renverser; il ne rougit pas de
+ faire des reproches à l'empereur, sans remarquer que, comme premier
+ corps de l'État, il a pris part à tous les événemens. Il est allé
+ si loin, qu'il a osé accuser l'empereur d'avoir changé les actes
+ dans leur publication. Le monde entier sait qu'il n'avait pas
+ besoin de tels artifices. Un signe était un ordre pour le sénat,
+ qui toujours faisait plus qu'on ne désirait de lui.
+
+ «L'empereur a toujours été accessible aux remontrances de ses
+ ministres, et il attendait d'eux, dans cette circonstance, la
+ justification la plus indéfinie des mesures qu'il avait prises. Si
+ l'enthousiasme s'est mêlé dans les adresses et les discours
+ publics, alors l'empereur a été trompé; mais ceux qui ont tenu ce
+ langage doivent s'attribuer à eux-mêmes les suites de leurs
+ flatteries. Le sénat ne rougit pas de parler de libelles publiés
+ contre les gouvernemens étrangers, et il oublie qu'ils furent
+ rédigés dans son sein. Si long-temps que la fortune s'est montrée
+ fidèle à leur souverain, ces hommes sont restés fidèles, et nulle
+ plainte n'a été entendue sur les abus de pouvoir. Si l'empereur
+ avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, le monde
+ reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son
+ mépris. Il tenait sa dignité de Dieu et de la nation; eux seuls
+ pouvaient l'en priver. Il l'a toujours considérée comme un fardeau,
+ et lorsqu'il l'accepta ce fut dans la conviction que lui seul était
+ à même de la porter dignement.
+
+ «Le bonheur de la France paraissait être dans la destinée de
+ l'empereur. Aujourd'hui que la fortune s'est décidée contre lui, la
+ volonté de la nation seule pouvait le persuader de rester plus
+ long-temps sur le trône; s'il doit se considérer comme le seul
+ obstacle, il fait volontiers le dernier sacrifice à la France. Il
+ a, en conséquence, envoyé le prince de la Moscowa et les ducs de
+ Vicence et de Tarente à Paris pour entamer la négociation. L'armée
+ peut être certaine que le bonheur de l'empereur ne sera jamais en
+ contradiction avec le bonheur de la France.»
+
+Comme je l'ai dit, la défection dont se plaignait l'empereur avait fait
+échouer la négociation dont il donnait connaissance aux troupes.
+Toujours tremblans au nom du père, les alliés avaient refusé de
+reconnaître le fils, et demandaient que sa dynastie fût déchue.
+L'empereur fut outré de la prétention. Il leur avait tendu la main après
+leur défaite, et ils ne se contentaient pas de le faire descendre du
+trône, ils voulaient encore proscrire son successeur. Mieux valait
+courir les dernières chances de la guerre. Malheureusement la séduction
+n'était pas restée oisive. Des généraux, des chefs de corps s'étaient
+ralliés aux traîtres; les feuilles publiques, les rapports venaient à
+chaque instant révéler de nouvelles défections. La guerre civile
+devenait inévitable: il se résigna, et le sacrifice fut consommé[18].
+
+Les ennemis étaient entrés à Paris le 30 mars, nous étions au 8 avril,
+ce court espace de temps avait suffi pour anéantir le fruit de tant de
+travaux glorieux pour les Français.
+
+Les faits que je viens de rapporter ne sont pas exposés dans l'ordre où
+ils sont arrivés; ils n'en sont pas moins exactement vrais, je m'en suis
+assuré par les moyens d'informations que j'avais encore pendant les
+premières semaines de mon retour.
+
+Le sacrifice consommé, la négociation fut bientôt faite. Il ne
+s'agissait que de régler des intérêts individuels, les alliés se
+montrèrent faciles. Ils offrirent la Corse à l'empereur; ce prince la
+refusa, parce qu'il prévoyait bien qu'un peu plus tôt, un peu plus tard,
+on le trouverait trop près de la France, et qu'il serait dans
+l'impossibilité de se défendre, si l'on entreprenait de lui arracher cet
+asile. Il m'a dit lui-même, après son retour de l'île d'Elbe, que, quand
+il avait vu, à la marche du gouvernement du roi, qu'il serait encore
+dans le cas de reparaître sur la scène du monde, il avait plus d'une
+fois éprouvé le regret de n'avoir pas accepté. Il préféra l'île d'Elbe,
+qui ne pouvait porter d'ombrage à personne, ni faire concevoir
+d'inquiétudes sur l'emploi des moyens qu'elle pouvait offrir. On lui
+accorda sans peine ce faible débris de la puissance qu'on lui arrachait.
+Il fut convenu que la France lui donnerait annuellement un subside de
+deux millions; qu'il aurait la liberté d'emmener avec lui douze cents
+hommes de ceux de l'armée qui voudraient le suivre. On stipula également
+des dédommagemens pécuniaires en faveur des personnes de sa famille.
+Quelque malheureuse que fût sa position, il n'oublia ni ses serviteurs
+ni ses amis. Il demanda que les dispositions qu'il avait prises en leur
+faveur fussent respectées, qu'on ne les troublât pas dans la possession
+des biens qu'il leur avait donnés, tels que des dotations de rentes sur
+l'État et sur le Mont-Napoléon de Milan; il stipula, sur les fonds
+particuliers dont il faisait l'abandon à la couronne, une réserve de
+deux millions en faveur d'un certain nombre d'officiers qu'il désigna:
+on lui accorda tout.
+
+Les souverains alliés reconnurent et garantirent toutes les transactions
+qui furent faites avec lui, mais n'en exécutèrent aucune, ou peu s'en
+faut. On régla de même le sort de l'impératrice; elle devait d'abord
+avoir la Toscane, cependant elle n'eut que le duché de Parme et de
+Plaisance. On devait croire que les conditions de ces différens traités
+seraient exactement observées, car enfin l'héritage était assez beau
+pour qu'on ne contestât pas sur les charges. Il n'en fut rien cependant,
+et l'on dut bientôt se détromper.
+
+Il est temps de revenir à Blois, où l'impératrice était avec son fils et
+les ministres; l'empereur la tenait exactement informée de l'état dans
+lequel il se trouvait, et paraissait plus affligé de ces revers pour
+elle que pour lui. On fit faire à cette princesse quelques actes qui ne
+pouvaient plus avoir d'effet. Quoique fort jeune, elle voyait bien le
+dénouement qui se préparait. On lui proposa d'aller à Orléans pour être
+plus près de Fontainebleau; elle répondit que l'empereur lui avait dit
+de rester à Blois, qu'elle était décidée à attendre dans cette ville les
+événemens, quels qu'ils fussent. Il arriva successivement plusieurs
+officiers expédiés par l'empereur; il se servait de cette voie, parce
+qu'il ne pouvait déjà plus compter sur un autre moyen de correspondre.
+Il avait connaissance de tout ce qui s'était passé à Paris; il ne
+doutait pas que l'on eût cherché à corrompre ce qui les entourait l'un
+et l'autre. L'on ne sut à Blois les événemens qui avaient eu lieu les
+premiers jours d'avril que par suite de l'ordre qu'avait reçu la
+direction des postes d'Orléans de ne donner cours à aucune malle de
+poste venant de Paris sans l'avoir préalablement envoyée à Blois. Il en
+arriva bientôt une, et l'on sut tout ce qui s'était passé dans la
+capitale; on arrêta les dépêches qu'elle contenait, et comme on avait
+pris les mêmes dispositions sur les routes de Bretagne et du Mans, on
+suspendit pendant quelques jours le cours de ces désastreuses nouvelles.
+L'impératrice était livrée aux plus vives inquiétudes. Pendant les huit
+jours qu'elle passa à Blois, son visage fut continuellement baigné de
+larmes; elle s'était formée une tout autre idée des Français.
+
+La méchanceté de ceux qui la faisaient descendre du trône a imputé à son
+manque de caractère une partie des malheurs qui arrivèrent, et pourtant
+il n'y avait pas de sa faute. Si l'impératrice, au lieu d'être une jeune
+femme de moins de vingt-deux ans, avait été dans l'âge où l'expérience
+donne de l'assurance et permet à une femme de s'entourer des conseils de
+ceux dans lesquels elle a confiance, les événemens auraient probablement
+pris une autre direction; mais elle n'était pas dans ce cas: l'empereur
+avait composé son entourage, elle donna l'exemple de la soumission. Dans
+son intérieur comme en public, elle ne manqua jamais aux rigoureuses
+bienséances qui étaient imposées à sa jeunesse, lesquelles n'admettaient
+pas de conversations particulières avec qui que ce fût, hors ceux qui
+lui avaient été désignés comme ses conseils. J'eus l'honneur de la voir
+plusieurs fois pendant ces pénibles momens, et je pus me convaincre de
+tout le dévouement qu'elle avait pour l'empereur.
+
+Elle me disait un jour: «Ceux qui étaient d'opinion que je restasse à
+Paris avaient bien raison, les soldats de mon père ne m'en auraient
+peut-être pas chassée. Que dois-je penser en voyant qu'il souffre tout
+cela?» Elle était dans cet état d'anxiété, lorsqu'elle apprit la
+fâcheuse détermination qu'avaient amenée les intrigues de la capitale.
+Ce fut le colonel Galbois qui en apporta la nouvelle. Expédié de
+Fontainebleau le 6 avril, ce brave officier ne parvint qu'avec peine à
+éviter les partis alliés qui interceptaient la route de Blois. Il a
+lui-même rendu compte de sa mission, écoutons-le parler.
+
+«Le lendemain 7, j'arrivai de bonne heure à Blois; l'impératrice me
+reçut de suite. L'abdication de l'empereur la surprit beaucoup: elle ne
+pouvait croire que les souverains alliés eussent l'intention de détrôner
+l'empereur Napoléon. _Mon père_, disait-elle, _ne le souffrirait pas; il
+m'a répété vingt fois, quand il m'a mise sur le trône de France, qu'il
+m'y soutiendrait toujours, et mon père est un honnête homme_.
+
+«L'impératrice voulut rester seule pour méditer sur la lettre de
+l'empereur.
+
+«Alors je vis le roi d'Espagne et le roi de Westphalie. Joseph était
+profondément affligé; Jérôme s'emporta contre Napoléon.
+
+«Marie-Louise me fit appeler. S. M. était très animée: elle m'annonça
+qu'elle voulait aller rejoindre l'empereur. Je lui observai que la chose
+n'était pas possible. Alors S. M. me dit avec vivacité: _Pourquoi donc,
+M. le colonel? vous y allez bien, vous! Ma place est auprès de
+l'empereur, dans un moment où il doit être si malheureux. Je veux le
+rejoindre, et je me trouverai bien partout, pourvu que je sois avec
+lui_. Je représentai à l'impératrice que j'avais eu beaucoup d'embarras
+pour arriver jusqu'à elle, que j'en aurais bien plus pour rejoindre
+l'empereur. En effet, tout était dangereux dans cette course. L'on eut
+de la peine pour dissuader l'impératrice; enfin elle se décida à écrire.
+
+«Je retournai heureusement auprès de l'empereur. Napoléon lut la lettre
+de Marie-Louise avec un empressement extrême; il me parut très touché du
+tendre intérêt que cette princesse lui témoignait. L'impératrice parlait
+de la possibilité de réunir cent cinquante mille hommes. L'empereur lut
+ce passage à haute voix, et il m'adressa ces paroles remarquables: _Oui,
+sans doute, je pourrais tenir la campagne, et peut-être avec succès;
+mais je mettrais la guerre civile en France, et je ne veux pas....
+D'ailleurs j'ai signé mon abdication, je ne reviendrai pas sur ce que
+j'ai fait._
+
+L'empereur, comme le dit le colonel Galbois, fut sensible à la
+résolution que montrait l'impératrice, mais il ne partageait pas ses
+espérances, il lui prescrivit de se rendre à Orléans; et (le
+croirait-on?) on avait fait accompagner l'officier qui portait sa
+dépêche par un aide-de-camp de l'empereur de Russie, qui, sur les bords
+de la Loire, devait servir de sauvegarde à celle qui naguère était la
+souveraine de la moitié de l'Europe. Il est vrai que déjà des hordes de
+cosaques rôdaient dans les environs de Beaugency; l'esprit chevaleresque
+de l'empereur de Russie lui fit trouver plus galant d'envoyer un de ses
+aides-de-camp pour assurer le voyage de l'impératrice, que de donner des
+ordres pour que toutes ces bandes spoliatrices s'éloignassent au moins à
+une distance respectueuse. Cela ne peut s'expliquer que par le plaisir
+secret qu'il éprouvait à se donner l'air de protéger l'impératrice. Nous
+verrons bientôt qu'il lui réservait une autre espèce d'outrage.
+L'arrivée à Blois de cet aide-de-camp, avec une pareille mission, fit
+une impression fâcheuse; il donna des passe-ports à la suite de
+l'impératrice, qui ne pouvait pas voyager avec cette princesse sans la
+protection de ce Moscovite. Les membres du gouvernement accompagnèrent
+leur souveraine à Orléans; le passe-port donné par i'aide-de-camp russe
+ne fut pas inutile, car un parti de cosaques poussa effectivement
+jusqu'à Beaugency et pilla une partie des équipages.
+
+L'impératrice arriva à Orléans, où on lui fit encore une réception de
+souveraine; les troupes étaient sous les armes, et les acclamations du
+public l'accompagnèrent jusqu'à son palais. On savait cependant tout ce
+qui avait eu lieu à Paris. Je faisais de bien tristes réflexions en
+voyant la ville d'Orléans pleine de troupes; nous en avions laissé
+encore bien davantage à Blois, où s'étaient successivement retirés les
+dépôts qui étaient à Versailles et à Chartres, ainsi que la colonne des
+troupes de la garde qui accompagnait l'impératrice, et cela d'après les
+dispositions du ministre de la guerre. Comment tout cela n'avait-il pas
+été réuni aux corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui défendaient
+Paris? On ne peut en donner une autre raison, sinon qu'on ne l'avait pas
+voulu; mais assurément ces divers détachemens s'élevaient à plus de
+vingt mille hommes. Que l'on ajoute à cela l'arsenal de Paris, et l'on
+sera forcé de convenir que l'on a manqué de tête ou de coeur, et que
+l'empereur a été bien mal servi sous ce rapport.
+
+L'impératrice était à peine rendue à Orléans, qu'on vit arriver dans
+cette ville un agent du gouvernement provisoire. On ne savait quel objet
+pouvait l'amener, mais il était tout frais sorti du donjon de Vincennes;
+sa mission n'annonçait rien de bon. Les conjectures qu'elle faisait
+naître ne tardèrent pas à se vérifier. M. Dudon, qui avait été renfermé
+pour avoir déserté son poste, abandonné l'armée d'Espagne, et répandu la
+terreur dont il était saisi sur la route qu'il avait parcourue, avait de
+quoi se venger dans sa poche. C'était un arrêté (du moins il en parut un
+dans le _Moniteur_) dont les considérans expriment trop bien le système
+de déception de l'époque pour n'être pas reproduit. Il était ainsi
+conçu:
+
+ «Le gouvernement provisoire, informé que, d'après les ordres du
+ souverain dont la déchéance a été solennellement prononcée le 3
+ avril 1814, des fonds considérables ont été enlevés de Paris dans
+ les jours qui ont précédé l'occupation de cette ville par les
+ troupes alliées; que ces fonds ont été conduits en plusieurs
+ transports sur divers points du royaume; qu'ils ont même été
+ grossis par les spoliations de plusieurs caisses publiques dans les
+ départemens; que les caisses municipales et celles même des
+ hôpitaux n'ont pas échappé à cette dilapidation; voulant, dans le
+ plus bref délai, faire rentrer au trésor les fonds qui lui ont été
+ soustraits, et qui appartiennent au service public.
+
+ «Arrête ce qui suit:
+
+ «ARTICLE PREMIER. Tout dépositaire, tout rétentionnaire de fonds
+ provenant de cet enlèvement et de cette spoliation, est tenu, dès
+ l'instant où la connaissance du présent décret lui sera parvenue,
+ de faire la déclaration desdits fonds au maire de la commune la
+ plus prochaine du lieu où il se trouve, pour, par suite, en
+ effectuer le dépôt dans la caisse du receveur-général ou municipal
+ de ladite commune.
+
+ «ART. II. Tout conducteur de transport desdits fonds, de quelque
+ qualité qu'il puisse être, est tenu d'arrêter le transport à
+ l'instant, de faire sa déclaration au maire de la commune la plus
+ voisine du lieu où il se trouve, et d'effectuer le dépôt où il est
+ dit en l'article ci-dessus.
+
+ «ART. III. Tout commandant d'escortes militaires quelconques est
+ tenu aux mêmes obligations que celles portées aux articles
+ ci-dessus, et de veiller à ce que le dépôt soit fait immédiatement.
+
+ «ART. IV. Tout magistrat, tout administrateur civil ou militaire,
+ préfet, maire, commandant de place, est tenu, dès l'instant où il a
+ connaissance d'un transport de la nature de ceux indiqués au
+ présent arrêté, de s'opposer de tous ses moyens et de toutes les
+ forces qui sont à sa disposition, à ce que ledit transport soit
+ continué, et est tenu de veiller à ce que le dépôt des fonds qui
+ peuvent y être compris soit fait immédiatement, ainsi qu'il est dit
+ aux articles précédens.
+
+ «ART. V. Tous les individus dénommés dans les articles du présent
+ arrêté qui n'obtempéreraient pas aux injonctions qui leur seraient
+ faites sont déclarés civilement et personnellement responsables des
+ sommes qui pourraient avoir été soustraites par leur négligence ou
+ par leur désobéissance, sont déclarés eux-mêmes spoliateurs des
+ caisses publiques, et, comme tels, seront judiciairement poursuivis
+ dans leurs personnes et dans leurs biens.
+
+ «Fait à Paris, le 9 avril 1814.
+
+ _Signé_, le prince de BÉNÉVENT,
+
+ Le duc DALBERG, François de JAUCOURT, BEURNONVILLE, MONTESQUIOU.
+
+L'arrêté est positif. Il s'agit de spoliations, de deniers publics; rien
+de plus sage que de faire rentrer au trésor ce qui en a été indûment
+extrait. Malheureusement les faits ne justifient pas les intentions que
+l'on afficha, ou plutôt les intentions sont en contradiction manifeste
+avec les faits: car enfin, M. Dudon n'était pas un novice; il n'était
+pas homme à se méprendre, et l'eût-il d'ailleurs été, il ne l'a pas fait
+dans le cas dont il s'agit, puisque ses opérations ont été approuvées.
+Or, que fit-il? Examinons. Il se rendit de Paris à Orléans par la route
+la plus directe, qui ne pouvait pas être celle où le gouvernement de la
+régente avait enlevé des caisses publiques, puisqu'il ne l'avait pas
+suivie. D'ailleurs, avant de faire partir M. Dudon, on s'était fort bien
+assuré, on l'avait pu du moins, dans toutes les administrations,
+qu'aucun denier public n'en avait été enlevé.
+
+Du reste, ce n'était pas de ceux-ci, qui se retrouvent toujours, que
+l'on s'était occupé. En effet, à qui s'adressa M. Dudon en arrivant à
+Orléans? À M. de la Bouillerie, trésorier de la liste civile, et qui,
+comme tel, n'avait pas de deniers publics. On voulait s'emparer de ceux
+que ce fonctionnaire avait en caisse, mais l'arrêté ne pouvait les
+atteindre, et on le sentait bien; aussi n'essaya-t-on aucune tentative
+sérieuse auprès de lui.
+
+On eut recours à un officier de gendarmerie d'élite, M. Janin, de
+Chambéry, aujourd'hui officier-général, qui était commis à l'escorte de
+cet argent. Ce jeune homme, voyant un moyen de faire sa fortune, se
+donna à M. Dudon. Il rassembla son détachement, fit atteler d'autorité
+les caissons qui contenaient encore le trésor de l'empereur Napoléon,
+car on ne l'avait pas déchargé, et se mit en route pour Paris, où il
+arriva sans coup férir.
+
+C'est ainsi que ce trésor fut enlevé; on ne respecta pas même le linge
+et les habits de l'empereur Napoléon. Les fourgons furent ramenés le 12
+dans la cour des Tuileries, d'où ils étaient partis le 30 mars.
+
+Ainsi, dans le court espace de trois jours, M. Dudon s'était rendu à
+Orléans, et en avait ramené un lourd transport qui devait en mettre au
+moins quatre à parcourir le trajet qui sépare cette ville de la
+capitale. Comment eut lieu cette étrange célérité? comment concilier la
+date de l'arrêté avec celle de la rentrée des fonds? Je l'ignore, à
+moins toutefois qu'on n'admette une version assez plausible qui courut
+alors, c'est que l'arrêté eut moins pour objet de prescrire une
+spoliation sur laquelle on ne comptait pas, que de sanctionner ce qui
+avait été fait.
+
+Quoi qu'il en soit, la proie faillit mettre le désordre dans la troupe:
+chacun revendiqua l'honneur de la conception et voulut se faire une
+meilleure part. Les amis intervinrent, et l'aubaine fut jugée assez
+bonne pour que personne ne se gardât rancune.
+
+On a prétendu depuis que cette affaire n'avait eu lieu qu'après la
+dissolution du gouvernement provisoire. Le fait est inexact: il suffit,
+pour s'en convaincre, de remarquer la date de l'arrêté. L'argent est
+d'ailleurs arrivé à Paris le jour même où le comte d'Artois fit son
+entrée dans cette capitale. Le prince ne put ordonner une chose qui
+était faite. Je reviens à la conduite de l'agent du gouvernement
+provisoire.
+
+Il se montrait si pressant, qu'on n'eut que le temps d'exécuter diverses
+dispositions que l'empereur avait prescrites, lorsque M. Dudon signifia
+l'objet de son voyage. Il voulait annuler les ordres qui avaient été
+donnés en conséquence, mais on lui observa que ceux dont il était
+porteur ne pouvaient pas avoir d'effet rétroactif, et on l'obligea à se
+contenter de ce qu'il trouvait. Il est bon d'observer que l'argent que
+le gouvernement provisoire envoyait saisir était à l'empereur; il ne
+provenait point de recettes publiques, il n'avait pas été puisé dans les
+coffres du trésor, l'on n'avait donc aucun droit de l'y faire rentrer,
+si toutefois il en est rentré quelque chose. Si on l'a porté dans les
+caisses publiques, il n'a pu y être inscrit que comme venant de cette
+spoliation, car on n'aura pas assurément trouvé qu'il en avait été
+soustrait[19] pour être remis à l'empereur.
+
+L'agent du gouvernement provisoire réclama les diamans de la couronne,
+qui furent rendus, sur inventaire, avec la plus scrupuleuse exactitude.
+Il n'y manquait que le régent, que l'on mettait ordinairement à part, à
+cause de son grand prix et de la facilité qu'il y avait à le dérober;
+tout le monde ignorait que l'impératrice portait dans un sac à ouvrage
+la monture d'une des épées de l'empereur dans laquelle il était engagé.
+On vint lui rendre compte de ce qui se passait; elle tira aussitôt la
+monture et la remit. Les diamans qui lui appartenaient personnellement
+étaient avec les autres, elle ne fit pas une question pour savoir si on
+les avait aussi enlevés. M. Dudon ne s'en tint pas là: il s'empara
+encore du peu d'argenterie que l'on avait emporté pour le service de
+l'impératrice et de son fils; il ne lui laissa pas un couvert d'argent,
+et poussa les choses au point que l'on fut obligé d'emprunter les
+couverts et même la faïence de l'évêque, chez qui elle était logée, pour
+la servir pendant les deux jours qu'elle passa encore dans cette
+ville[20].
+
+Cette conduite fut tenue sous les yeux de l'empereur de Russie, qui
+avait un de ses aides-de-camp à Orléans, envers la fille de son allié,
+l'empereur d'Autriche. On ne peut refuser de convenir que l'empereur
+avait eu des procédés bien différens, lorsqu'au temps de sa prospérité
+il avait été l'arbitre du sort de tant de princes et de rois, et
+particulièrement des proches de l'empereur Alexandre. Le séjour que
+l'impératrice fit à Orléans fut pour cette malheureuse princesse un
+supplice continuel; chaque moment lui apportait de nouvelles alarmes.
+L'empereur lui avait écrit de congédier les ministres, les membres du
+gouvernement qui l'avaient accompagnée, ainsi que les grands-officiers
+de la couronne. Elle fit connaître cet ordre, et chacun s'empressa
+d'aller lui offrir les dernières marques de son respect, en lui
+témoignant la part que l'on prenait à son malheur. Elle reçut
+successivement tous ceux qui se présentèrent; elle dit à chacun de lui
+conserver un souvenir; et qu'elle souhaitait qu'il fût heureux; ses
+larmes inondaient son visage, et en auraient tiré d'un coeur de bronze;
+elle présenta sa main à baiser, et donna congé.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+Abandon où se trouve l'impératrice.--On voudrait que l'empereur se
+donnât la mort.--Anecdote à ce sujet.--Mesdames de Montebello et de
+Montesquiou.--L'impératrice regrette de ne s'être pas fait
+chanoinesse.--Incertitude pénible où elle se trouve.--Avenir qu'on lui
+présente.
+
+
+Le lendemain de cette triste cérémonie, l'impératrice était presque
+seule à Orléans; tout le monde avait repris le chemin de Paris. Je
+l'avais pris moi-même lorsqu'un incident dont je rendrai compte
+m'obligea de revenir à Orléans, où je restai encore deux jours.
+L'évêché, où habitait cette princesse, n'avait plus l'air d'un palais; à
+peine y rencontrait-on quelqu'un, si ce n'est les deux ou trois dames
+qui étaient restées près d'elle et du roi de Rome. Les momens que
+l'impératrice passa ainsi isolée durent être cruels, elle était dans un
+état à ne pouvoir prendre aucune espèce de repos. Son intimité se
+réduisait à la duchesse de Montebello, sa dame d'honneur. Les autres
+dames qui l'accompagnaient n'étaient pas admises au même degré de
+confiance. Madame de Montesquiou ne jouissait que de celle que l'on ne
+pouvait refuser à la personne qui s'était dévouée tout entière aux soins
+de l'enfance du roi de Rome. L'archi-chancelier n'était pas venu jusqu'à
+Orléans; il avait repris de Blois le chemin de Paris; son âge joint à
+ses infirmités lui rendait le déplacement trop douloureux, en sorte que,
+dans ces pénibles momens, l'impératrice n'avait pour conseil que sa dame
+d'honneur.
+
+Présentée à la confiance de Marie-Louise par l'empereur lui-même,
+celle-ci avait justifié le choix du souverain par les soins les plus
+empressés. Marie-Louise avait pour elle une amitié aussi sincère que si
+elle avait été une de ses soeurs, dont elle aimait beaucoup à
+l'entretenir. La dame d'honneur, comme la souveraine, était dévouée à
+l'empereur, mais, comme elle aussi, ébranlée par l'orage. Elles
+recueillaient tous les bruits, se communiquaient leurs alarmes, et
+augmentaient ainsi l'anxiété qu'elles éprouvaient l'une et l'autre,
+quoique à des titres différens.
+
+Il n'était question, depuis plusieurs jours, que d'un prétendu projet
+qu'avait l'empereur d'attenter lui-même à sa vie. Je ne pense pas que
+personne se soit chargé de lui conseiller de terminer ainsi; il n'y a
+que ceux qui étaient pressés d'être libres de tous sentimens de
+reconnaissance envers lui, qui ont témoigné de l'étonnement de ce qu'il
+avait eu la force de survivre à tant d'adversités. Quant à moi, je
+trouve qu'il se serait rendu ridicule en se détruisant. Cette action
+n'est convenable que lorsqu'on ne peut échapper à l'infamie; mais pour
+les malheurs, un grand homme doit toujours être à leur épreuve. La mort
+prochaine de l'empereur, répandue d'abord à Blois, circula avec plus de
+force à Orléans. On alla jusqu'à dire que l'on avait reçu des lettres de
+Fontainebleau qui annonçaient que tout serait fini le lendemain.
+
+Ces bruits étaient sûrement parvenus jusqu'aux oreilles de
+l'impératrice, car elle était dans un état nerveux qui la privait du
+sommeil. Madame de Montebello n'était pas dans une situation plus
+tranquille. Toutes les nouvelles qui circulaient avaient produit un tel
+effet sur elle, qu'elle ne voyait partout que des messagers de mort.
+
+L'empereur écrivait à peu près tous les jours à l'impératrice. Cette
+princesse était seule à Orléans, et il ne la pressait point de venir le
+joindre à Fontainebleau; il ne le lui demandait pas même, présumant sans
+doute qu'elle arrangerait mieux sa position en restant loin de lui qu'en
+venant s'associer à ses malheurs, attendu que cette démarche aurait pu
+déplaire à son père, auquel l'empereur lui disait d'écrire, puisque
+lui-même était sans moyens de la protéger. Le tendre attachement qu'il
+avait pour elle lui imposa le douloureux sacrifice de la dissuader de
+venir le joindre, quelque consolation qu'elle eût pu lui porter. J'ai vu
+le coeur de cette souveraine aux prises avec ce que son attachement pour
+l'empereur lui conseillait de faire, et le parti que sa déférence pour
+ses moindres insinuations l'avait accoutumée à suivre. Elle me fit
+l'honneur de me dire à Orléans: «Je suis vraiment à plaindre. Les uns me
+conseillent de partir, les autres de rester. J'écris à l'empereur, il ne
+répond pas à ce que je lui demande. Il me dit d'écrire à mon père; ah!
+mon père, que me dira-t-il après l'affront qu'il permet qu'on me fasse?
+Je suis abandonnée, et m'en remets à la providence. Elle m'avait
+sagement inspirée en me conseillant de me faire chanoinesse. J'aurais
+bien mieux fait que de venir dans ce pays.
+
+«Aller auprès de l'empereur! Je ne puis partir sans mon fils dont je
+suis la sûreté. D'un autre côté, si l'empereur craint que l'on attente à
+sa vie, comme cela est probable, et qu'il soit obligé de fuir, les
+embarras que je lui causerais peuvent le faire tomber dans les mains de
+ses ennemis, qui veulent sa perte, n'en doutons pas. Je ne sais que
+résoudre, je ne vis que de larmes.» Elle en était véritablement inondée
+en achevant de prononcer ces paroles.
+
+Toutes les fois qu'il se présentait un officier de la part de
+l'empereur, on avertissait madame de Montebello, qui se levait pour le
+recevoir, s'il arrivait dans la nuit; elle entrait ensuite chez
+l'impératrice pour lui remettre les lettres qui étaient pour elle. M.
+Anatole de Montesquiou se présenta dans ces entrefaites venant de
+Fontainebleau: il alla d'abord chez sa mère, à l'appartement du roi de
+Rome, d'où il fit prévenir la duchesse. Il fut introduit dans une pièce
+où elle avait passé la nuit tout habillée, entortillée de schals et
+jetée sur son lit. Elle reçut M. Anatole de Montesquiou dans cet
+équipage, et sans lui donner le temps d'ouvrir la bouche: «Eh bien! lui
+dit-elle, est-ce fini? est-il mort?» Anatole, qui ne connaissait pas les
+terreurs qui l'agitaient, ne comprit rien à la question: «Qui, madame?
+lui répondit-il; de quelle mort parlez-vous?--Mais, répliqua la dame
+d'honneur, de celle de l'empereur; on a dit ici qu'il s'était tué.--Non,
+madame, dit M. de Montesquiou, il n'est pas mort: il se porte bien;
+pouvez-vous ajouter foi aux bruits que répandent ses ennemis? Voici même
+une lettre qu'il m'a chargé de remettre à l'impératrice.»
+
+Madame de Montesquiou la mère, qui portait au plus haut point la
+pratique de toutes les vertus et de tous ses devoirs, était moins facile
+à alarmer; mais elle ne voyait l'impératrice que lorsque le roi de Rome
+était porté chez elle; si elle avait eu quelque influence sur
+l'impératrice, elle l'eût sans doute bien conseillée. Au reste, cela
+n'aurait pas produit grand'chose, car depuis quatre ans que
+l'impératrice était en France, elle avait dû entendre souvent dire que
+les alliances avec l'Autriche avaient toujours été funestes à la France;
+et depuis que cette puissance s'était déclarée contre nous, on se gênait
+si peu pour lancer des épithètes à l'empereur d'Autriche, qu'il n'était
+pas possible qu'il ne fût revenu quelques uns de ces propos aux oreilles
+de l'impératrice. Il faut, au reste, convenir que les événemens ne le
+justifiaient que trop. Elle-même le voyait bien, elle avait le tact
+assez fin pour démêler la vérité la mieux enveloppée.
+
+Elle ne se dissimulait pas l'effet que la conduite de son père avait dû
+produire sur la nation.
+
+«Je conçois, disait-elle quelquefois, que le peuple ait de l'aversion
+pour moi dans ce pays, et cependant il n'y a pas de ma faute; mais
+pourquoi mon père m'a-t-il mariée, s'il avait les projets qu'il
+exécute?»
+
+Elle exagérait à cet égard, car on ne cessa jamais d'avoir la plus
+grande vénération pour elle.
+
+Elle était livrée à une foule de réflexions sur des événémens qui
+étaient au-dessus de son expérience; mais quoi qu'on pût lui dire pour
+lui faire prendre un parti, elle n'avait plus de confiance dans l'avenir
+et s'attendait à tout. On lui à reproché de n'avoir pas été à l'île
+d'Elbe. On a eu tort; elle n'a du reste été désapprouvée que par ceux
+qui ne connaissaient ni sa position ni celle de l'empereur, et par le
+parti ennemi, qui ne se méprenant pas sur la puissance d'opinion que
+cette princesse et son fils avaient en France, cherchait tous les moyens
+possibles de la dépopulariser. C'était rendre justice au bon jugement de
+la nation que de lui supposer de l'aversion pour une faute qui n'aurait
+pu partir que d'un vice de coeur. Mais l'impératrice l'avait trop pur
+pour être même soupçonnée.
+
+J'ai fait connaître toutes les raisons qui avaient été la base de ses
+déterminations; je vais y ajouter quelques réflexions qui pourront faire
+juger de la part qu'ont pu y avoir ses entourages. Madame de Montebello,
+qui avait une très grande fortune, ne se souciait point du tout d'aller
+s'enterrer vivante à l'île d'Elbe. Ses affections la rappelaient à
+Paris, où elle pouvait vivre indépendante. Elle connaissait assez le
+coeur de l'impératrice pour être persuadée que si une seule fois elle
+revoyait l'empereur, il n'y aurait pas eu de puissance assez forte pour
+l'empêcher de s'unir à son sort, et qu'alors elle serait obligée de la
+suivre. Aussi insista-t-elle vivement pour lui faire adopter le parti
+que l'empereur lui-même avait conseillé, savoir, de s'adresser à
+l'empereur d'Autriche, parce qu'une fois cette princesse rentrée dans sa
+famille, elle se trouvait dégagée[21]. Des insinuations perfides se
+joignirent aux instances de la dame d'honneur. On dit à l'impératrice
+que l'empereur ne l'avait jamais aimée, qu'il avait eu dix maîtresses
+depuis son union avec elle, qu'il ne l'avait épousée que par politique;
+mais qu'après la tournure que les choses avaient prise, elle devait
+s'attendre à des reproches continuels. L'impératrice ébranlée céda; elle
+écrivit à son père, et ce fut sans doute sur son invitation qu'elle se
+rendit d'Orléans à Rambouillet. Nous verrons bientôt ce qui se passa
+dans cette entrevue. Revenons sur quelques allégations dont les alliés
+se servaient encore pour égarer l'opinion.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+Déclaration du 19 mars.--Reproches faits à
+l'empereur.--L'armistice.--Contre-projet.--Est-ce le duc de Vicence ou
+l'empereur?
+
+
+On a vu que le prince de Schwartzenberg avait répondu aux ouvertures du
+duc de Trévise par l'envoi d'une pièce injurieuse à l'empereur. C'était
+un nouveau manifeste où les alliés, continuant la déception de
+Francfort, opposaient leur feinte modération aux vues ambitieuses du
+souverain qui combattait pour ses foyers. Attentifs à saisir tout ce qui
+pouvait nous aliéner l'opinion, ils se prévalaient des fautes de sa
+diplomatie pour accuser les intentions du chef de l'État. Restituons à
+chacun ce qui lui appartient de cette série d'actes malheureux ou
+pusillanimes qui ont consommé la ruine de ce vaste édifice de gloire que
+nous avions été vingt ans à élever.
+
+Insensible aux calamités qui pesaient sur ses peuples, l'empereur
+s'est-il obstiné à continuer la guerre? A-t-il, comme l'en accusaient
+les alliés, repoussé tout projet de réconciliation pour solliciter un
+armistice aux conditions auxquelles il pouvait obtenir la paix?
+Examinons.
+
+Le duc de Vicence, confiant dans la déclaration de Francfort, s'était
+imposé, dans les pouvoirs qu'il avait rédigés pour lui-même,
+l'obligation de ne traiter que sur les bases que les souverains
+eux-mêmes avaient promulguées; mais, retenu aux avant-postes ennemis, il
+ne tarda pas à se convaincre que les alliés étaient loin de vouloir
+accorder à la France les limites dont ils l'avaient flattée. Il demanda
+de nouveaux pouvoirs où il ne fût pas fait mention de frontières qu'on
+ne pouvait obtenir. Ces pouvoirs furent expédiés le 4 avril dans les
+termes que le négociateur avait désirés.
+
+Napoléon avait hésité à les revêtir de sa signature, soit qu'il regardât
+comme une faute de débuter dans une négociation qui n'était pas même
+ouverte, par une concession dont les conséquences pouvaient être graves,
+soit que les bases de Francfort fussent la seule planche de salut qu'il
+voulût saisir dans son naufrage. L'idée de subir d'autres conditions lui
+était insupportable.
+
+Une lettre de Châtillon adressée au duc de Bassano arriva sur ces
+entrefaites. Le duc de Vicence s'exprimait en ces termes: «Il ne faut
+pas se faire illusion, l'ennemi a un immense développement de forces et
+de moyens. Si l'empereur a des armées assez nombreuses pour que son
+génie le fasse triompher, certes il ne faut rien céder en-deçà des
+limites naturelles; mais si la fortune nous a assez trahis pour que nous
+n'ayons pas en ce moment les forces nécessaires, cédons à la nécessité
+ce que nous ne pouvons défendre, et ce que notre courage ne peut
+reconquérir... Obtenez donc de S. M. une décision précise. Dans une
+question de cette importance, il faut être décisif... _Il ne faut avoir
+les mains liées d'aucune manière. Le salut de la France dépend-il d'une
+paix ou d'un armistice qui doive être conclu sous quatre jours?_ Dans ce
+cas, je demande des ordres précis, _et qui donnent la faculté d'agir._»
+
+Le duc de Bassano remit la dépêche à l'empereur, le conjura de fléchir
+devant la nécessité. Napoléon eut l'air de l'écouter à peine. Il lui
+montra du doigt un passage des oeuvres de Montesquieu qu'il semblait
+feuilleter avec distraction. Lisez, lisez tout haut, lui dit-il. Le
+ministre lut: «Je ne sache rien de plus magnanime que la résolution que
+prit un monarque qui a régné de nos jours, de s'ensevelir plutôt sous
+les débris du trône, que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit
+pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ses
+malheurs ne l'avaient mis, et il savait bien que le courage peut
+raffermir une couronne, et que l'infamie ne le fait jamais[22].»
+
+Douze ans auparavant, Napoléon disait à son ministre qui commençait à
+avoir une grande part à sa confiance: «Je sais un homme à qui l'on peut
+tout dire.» Le duc de Bassano se le rappela. «Je sais quelque chose de
+plus magnanime encore, répondit-il à Napoléon, c'est de sacrifier votre
+gloire pour combler l'abîme où la France tomberait avec vous.--Eh bien!
+soit, reprit l'empereur, faites la paix, que Caulaincourt la fasse,
+qu'il signe tout ce qu'il faut pour l'obtenir; je pourrai en supporter
+la honte, mais n'attendez pas que je dicte ma propre humiliation.»
+L'exemple récent du congrès de Prague avait déjà appris au duc de
+Bassano, et devait avoir appris au duc de Vicence s'il serait facile
+d'obtenir que Napoléon proposât une à une les conditions qu'il devait
+subir.
+
+Ce prince s'en remit à son plénipotentiaire, dont il venait de lire
+l'opinion énergiquement exprimée, et lui fit écrire: «Les conditions
+sont, à ce qu'il paraît, arrêtées d'avance entre les alliés: aussitôt
+qu'ils vous les auront communiquées, vous _êtes le maître de les
+accepter_, ou d'en référer à moi dans les vingt-quatre heures.»
+L'alternative en pareille matière pouvait embarrasser le
+plénipotentiaire, le duc de Bassano demanda avec instance que de
+nouveaux ordres effaçassent ce que ceux-ci pouvaient contenir de
+conditionnel. Il s'ensuivit une longue conversation qui dura une grande
+partie de la nuit; enfin il fut autorisé à écrire le 5, et il écrivit à
+la hâte en ces termes:
+
+«Je vous ai expédié hier un courrier avec une lettre de Sa Majesté, et
+les nouveaux pleins pouvoirs que vous avez demandés.
+
+«Au moment où Sa Majesté va quitter Troyes, elle me charge de vous en
+expédier un second, et de vous faire connaître en propre termes que Sa
+Majesté vous donne _carte blanche pour conduire les négociations à une
+heureuse issue, sauver la capitale, et éviter une bataille où sont les
+dernières espérances de la nation_.»
+
+Ces expressions, que Napoléon avait approuvées textuellement, étaient
+précises, énergiques. Néanmoins le duc de Bassano ne les jugea pas
+suffisantes. Il crut nécessaire de donner à l'autorisation qu'elles
+portaient encore plus de force et de solennité, afin de garantir
+pleinement le plénipotentiaire, quelque usage qu'il dût en faire, et de
+le couvrir au besoin de sa propre responsabilité. À cet effet il ajouta:
+
+«Les conférences doivent avoir commencé hier 4. Sa Majesté n'a pas voulu
+attendre que vous lui eussiez donné connaissance des premières
+ouvertures, de crainte d'occasionner le moindre retard.
+
+«Je suis donc chargé, monsieur le duc, de vous faire connaître que
+l'intention de l'empereur est que vous vous regardiez comme investi de
+tous les pouvoirs, de toute l'autorité nécessaire dans ces circonstances
+importantes pour prendre le parti le plus convenable, afin d'arrêter les
+progrès de l'ennemi et de sauver la capitale.»
+
+Voilà les pouvoirs donnés par le souverain, voyons l'usage que va en
+faire le négociateur. Le congrès s'était ouvert le 5 février. La séance,
+ajournée au lendemain, n'eut pas lieu, et laissa au plénipotentiaire
+français le temps de recevoir sa carte blanche, qui lui parvint dans la
+journée. Les ministres ennemis, rassemblés le 7, énoncèrent les
+conditions qu'ils mettaient à la paix. C'étaient à peu près celles
+auxquelles l'empereur allait consentir, quand il apprit la marche
+imprudente de Blücher. Cependant, loin de les accueillir, Caulaincourt
+n'opposa que difficultés. _Il réclama les bases de Francfort, voulut
+savoir au profit de qui tourneraient les sacrifices imposés à la France,
+s'enquit de l'emploi qu'on se proposait d'en faire, et exigea même qu'on
+lui soumît un projet qui développât les vues des alliés dans leur
+ensemble_, toutes prétentions incompatibles avec les circonstances, et
+propres seulement à faire suspecter les intentions du souverain au nom
+duquel elles étaient présentées. On ne dissimule pas au duc combien
+elles sont étranges. Il se roidit, persiste à réclamer des limites dont
+il a lui-même plaidé l'abandon, et, après deux jours perdus dans une
+obstination sans objet, il imagine de céder ce qu'on lui demande, non
+pas pour la paix qu'on lui offre, mais pour un armistice que rien ne
+l'autorise à solliciter. Il fait plus: dans ces pénibles circonstances,
+où le moindre délai peut devenir mortel, il ne propose pas même le
+singulier expédient qu'il a improvisé. Il consulte M. de Metternich, qui
+est à vingt lieues de là; il lui soumet ce qu'il a dessein de faire. On
+ne pouvait mieux entrer dans les vues des alliés. Tous avaient vu leurs
+capitales envahies; nos aigles s'étaient montrées à Vienne, à Berlin, à
+Moscou. Ce souvenir importunait leur orgueil, ils brûlaient de nous
+rendre l'humiliation qu'ils avaient reçue.
+
+Le succès de Brienne semblait leur garantir la satisfaction qu'ils
+ambitionnaient, il ne s'agissait que de s'assurer le temps nécessaire
+d'arriver à Paris. La paix, telle qu'on voulait l'imposer à l'empereur,
+en offrait les moyens. Elle était dure; il balancerait à l'accepter, et
+ses hésitations permettraient de consommer sa ruine. Les inconcevables
+prétentions que le duc de Vicence avait émises justifiaient cet affreux
+calcul.
+
+Les diplomates étrangers étaient dans une sécurité complète, lorsque
+Caulaincourt, se ravisant tout à coup, consent à abandonner
+immédiatement, pour un armistice, tout ce qui est en question pour la
+paix. Le chevalier Floret, qui a reçu cette étrange confidence, la
+communique aussitôt à M. de Stadion, qui la transmet au comte
+Razumowski. Celui-ci prend sur-le-champ son parti. Les plénipotentiaires
+anglais n'ont point d'injure personnelle à venger: il sait que la paix
+est faite, s'ils apprennent que la France abandonne Anvers et se
+dessaisit de la Belgique. Il n'a qu'un moyen de la prévenir; il s'en
+empare, et demande au nom de son souverain que les conférences soient
+suspendues. Il n'ignorait pas sans doute que c'était à la double faute
+de M. de Vicence qu'il devait les avantages qu'il avait pris. Mais M. de
+Vicence n'avait pas d'importance propre: c'était l'empereur qu'il
+s'agissait de détruire, on n'eut garde de ne pas lui imputer les
+méprises de son négociateur.
+
+Les alliés ne s'en tenaient pas à cette fausse imputation: ils
+accusaient encore l'empereur d'avoir long-temps tardé à fournir son
+contre-projet de paix, et d'avoir enfin reproduit des prétentions
+incompatibles avec l'état des choses. Voyons encore si c'est sur lui ou
+sur son plénipotentiaire que doivent peser ces prétentions inopportunes.
+
+Napoléon avait fait écrire, le 25 février, à son plénipotentiaire: «La
+prudence veut sans doute qu'on cherche tous les moyens de s'arranger;
+mais S. M. pense, et elle ordonne de l'écrire de nouveau à V. E., que
+ces moyens, ou tout au moins les données qui peuvent servir à les
+trouver, _c'est à vous à les procurer, et que les renseignemens à cet
+égard ne peuvent vous venir de lui, mais doivent lui venir de vous_...
+L'empereur juge comme vous que le moment est favorable pour traiter, si
+la paix est possible; mais pour juger cette possibilité, il a _besoin
+des lumières que lui procureront les négociations, ou vos rapports avec
+les négociateurs_.»
+
+Au lieu de ces données, de ces renseignemens, de ces lumières, Napoléon
+ne recevait que des représentations, vides d'indications utiles, sur sa
+position en général. Les dépêches de son plénipotentiaire contenaient
+des lieux communs sur la guerre, des exhortations, des demandes, où les
+convenances n'étaient pas toujours respectées. Le grand-écuyer ne savait
+pas plus traiter avec son souverain qu'avec les alliés; il ne
+l'éclairait pas, il le blessait. Après chacune de ses lettres,
+l'empereur se sentait toujours moins disposé à céder.
+
+L'empereur avait envoyé, le 2 mars, de La Ferté-sous-Jouarre, les
+élémens du contre-projet. Le 8, il adressa au duc de Vicence une longue
+lettre, dont nous reproduisons un extrait:
+
+«M. de Rumigny arrive... Le canevas que S. M. vous a envoyé avec sa
+lettre du 2, renferme les matériaux du contre-projet que V.E. est dans
+le cas de présenter... S. M. vous a laissé toute latitude pour la
+rédaction... Il s'agit, pour arriver à la paix, de faire des
+sacrifices... Ces sacrifices portent sur des portions de territoire, la
+Belgique et la rive gauche du Rhin, dont la réunion, _faite
+constitutionnellement_, a été reconnue par de nombreux traités.
+L'empereur ne peut pas, dans cette situation, proposer la cession d'une
+partie de territoire. Il peut consentir à quelques concessions, s'il
+n'est que ce moyen de parvenir à la paix; mais pour qu'il y consente, il
+faut qu'elles lui soient demandées en masse par le projet que les alliés
+vous ont remis. Mais ce projet est leur premier mot, et leur premier mot
+ne saurait être leur _ultimatum_. Vous leur répondrez par l'acceptation
+des propositions qu'ils ont faites à Francfort; et cette réponse, qui
+est également votre premier mot, ne saurait être votre _ultimatum_. S.
+M. connaît mieux que personne la situation de ses affaires, elle sent
+donc mieux que personne combien il lui est nécessaire d'avoir la paix;
+mais elle ne veut pas la faire à des conditions plus onéreuses que
+celles auxquelles les alliés seraient véritablement disposés à
+consentir.»
+
+Ainsi l'empereur aurait consenti à ces conditions, si son
+plénipotentiaire, qui négociait depuis plus d'un mois, avait su les
+connaître, les apprécier, s'en rendre compte lui-même, et démontrer à
+son souverain que les alliés ne s'en départiraient pas. Un homme de
+résolution aurait trouvé dans cette lettre assez de prétextes pour
+s'autoriser à conclure. On lisait encore dans les dépêches dont il
+s'agit: «Vous avez la pensée de S. M. sur celles (les propositions)
+qu'elle pourrait accorder.» (Elles sont énoncées dans le cours de cette
+longue lettre: le Brabant hollandais, Wesel, Cassel, Kell, au besoin
+Mayence.) «Si les alliés s'en contentent, rien n'empêche que nous
+terminions; s'ils en veulent d'autres, vous aurez à les discuter pour
+arriver à les faire modifier; _vous irez verbalement aussi en avant que
+vous le jugerez convenable_, et quand vous serez parvenu à avoir un
+_ultimatum_ positif, vous vous trouverez dans le cas d'en référer à
+votre gouvernement pour recevoir ses derniers ordres.»
+
+Si l'on voit dans cette lettre l'embarras, l'hésitation de Napoléon, et
+une sorte de mécontentement contre un plénipotentiaire qui le régentait
+sans l'aider en rien, et sans lui fournir aucune lumière, on y voit
+aussi qu'il _veut la paix_, qu'il avoue qu'elle lui est nécessaire, et
+qu'il n'est retenu que par la crainte de céder à des conditions dont les
+ennemis pourraient se désister. «Vous irez verbalement aussi loin que
+vous le jugerez convenable.» C'était encore une carte blanche, sauf
+autorisation; mais si le plénipotentiaire, après en avoir fait usage et
+être _parvenu à un ultimatum positif, ne se trouve pas dans le cas d'en
+référer_, attendu la déclaration formelle que, s'il n'accepte pas dans
+les vingt-quatre heures, la négociation est immédiatement rompue, il
+accédera, il signera, à moins que le fantôme de sa responsabilité ne lui
+retienne la main[23].
+
+Les intentions de l'empereur ne furent pas mieux remplies dans cette
+circonstance qu'elles ne l'avaient été dans celle qui nous a déjà
+occupés. Les deux déclarations que le duc de Vicence fit insérer au
+protocole de la conférence du 10 n'étaient pas, comme les alliés le
+demandaient, un contre-projet rédigé sur le canevas que l'empereur lui
+avait envoyé le 2, mais des observations qui enflaient plutôt qu'elles
+n'atténuaient les prétentions sur lesquels il insistait. L'empereur le
+remarqua et chercha de suite à y remédier. Il écrivit de Reims, où il se
+trouvait lorsqu'il reçut les dépêches du duc de Vicence, une lettre dans
+laquelle des concessions importantes étaient compliquées par des
+locutions conditionnelles qui auraient de nouveau jeté son
+plénipotentiaire dans sa perplexité habituelle.
+
+Le caractère de ce ministre était embarrassant, il ne voulait rien
+deviner, rien prendre sur lui, il lui fallait des ordres précis, et
+quand ces ordres étaient de faire la paix à tout prix, il s'épouvantait
+de leur précision même. C'est ce qui était arrivé au commencement de
+février; mais après six semaines de négociations, il devait être plus
+éclairé et serait peut-être moins timide. Il devait sentir qu'une longue
+polémique n'était plus de saison, lorsque les événemens se pressaient,
+et que ses courriers mettaient quatre jours pour parvenir au quartier
+impérial. Dans ces momens extrêmes, l'envoi des pouvoirs absolus était
+le seul moyen d'aller au but, s'il pouvait encore être atteint. Le duc
+de Bassano fut autorisé à les donner; mais pour produire une impression
+plus forte sur le plénipotentiaire, il obtint que Napoléon écrirait
+directement. On lit dans ces lettres, datées de Reims, le 17 mars:
+
+ «Sa Majesté, ayant pris en considération vos deux lettres du 13,
+ dont elle a reçu le duplicata hier soir, et le primata ce matin,
+ vous laisse toute la latitude convenable, non seulement pour le
+ mode de démarches qui vous paraîtrait à propos, mais aussi pour
+ faire, par un contre-projet, les cessions que vous jugeriez
+ indispensables, afin d'empêcher la rupture des négociations....
+
+ «M. le duc de Vicence, je vous donne directement l'autorisation de
+ faire les concessions qui seraient indispensables pour maintenir
+ l'activité des négociations, et _arriver enfin à connaître
+ l'ultimatum des alliés_, bien entendu que les concessions qui
+ seraient faites par le traité auraient pour résultat l'évacuation
+ de notre territoire, et le renvoi, de part et d'autre, de tous les
+ prisonniers, etc., etc.
+
+ «_Signé_, NAPOLÉON.»
+
+Une autre lettre du duc de Bassano, en date du 19, répétait cette
+autorisation, en expliquant que Napoléon n'y mettait aucune limite. «Il
+est bien temps, ajoutait cette lettre, de parvenir à savoir quels sont
+les sacrifices que la France ne peut éviter de faire pour obtenir la
+paix.» Au moment même où Napoléon dictait ces mots et demandait encore
+ce que depuis long-temps son négociateur aurait dû lui apprendre, les
+plénipotentiaires alliés déclarèrent à Châtillon que les négociations
+étaient terminées. Revenons sur ce qu'ils avaient fait.
+
+Le 13, ils avaient répondu aux déclarations verbales faites le 11 par M.
+de Vicence, en se renfermant dans un cercle de vingt-quatre heures.
+Dès-lors, ce plénipotentiaire ne peut plus douter que le projet de
+traiter qu'ils ont remis ne soit, à quelques modifications près, leur
+_ultimatum_. Il demande un nouveau délai; il l'obtient, et présente
+enfin, le 15, un contre-projet. Il n'y parle ni du Brabant hollandais,
+ni du Weser, de Cassel, de Mayence, de Kell, qu'il est autorisé à
+abandonner. Dans ses déclarations du 10, rien n'est modifié, adouci;
+rien n'est oublié, pas même la princesse Élisa, le grand-duc de Berg, le
+prince de Neufchâtel et la principauté de Bénévent. Il n'y a pas
+jusqu'aux petits princes allemands que le plénipotentiaire français ne
+prenne sous sa protection, en demandant, par l'article 16, _que les
+dispositions à faire_ des territoires cédés et les indemnités à donner
+aux princes dépossédés soient réglées dans un congrès spécial où la
+France interviendra: protection d'autant plus méritoire de sa part,
+qu'il agit formellement contre les intentions de Napoléon, exprimées
+sans équivoque dans la lettre du 8, dont M. de Rumigny a été le porteur:
+«On ne trouvera aucune difficulté de la part de l'empereur sur l'état de
+possession en Allemagne, il ne met pas d'importance à y intervenir. Il y
+laissera les alliés faire à leur gré.»
+
+Les alliés, que cette circonstance étonne, rappellent avec dérision au
+plénipotentiaire français que, six semaines auparavant, il a offert pour
+un armistice ce qu'il refuse aujourd'hui pour la paix, et les
+négociations sont rompues. Mais à qui s'en prendre? Sur qui doivent
+peser les conséquences de la rupture? Ce n'est assurément pas sur
+l'empereur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+Arrivée du comte d'Artois à Paris.--Il n'y a qu'un Français de
+plus.--Arrivée de l'empereur d'Autriche.--Cérémonie
+religieuse.--Bassesse de quelques maréchaux.--On presse l'empereur de
+partir.--Il pénètre le but de ces sollicitations.--Mesures qu'il
+prend.--Je ne puis aller lui dire adieu.--Augereau.--Ce n'était pas lui
+qui avait fait la proclamation.
+
+
+M. le comte d'Artois, qui, comme l'on sait, était à Vesoul, partit de
+cette ville aussitôt qu'il eut reçu le courrier qui lui annonçait les
+événemens qui avaient eu lieu. Il arriva à Paris le 12 avril. La
+curiosité avait poussé la foule au-devant de lui; son entrée se fit avec
+une sorte de pompe triomphale. Il fut harangué par M. de Talleyrand, qui
+l'attendait à la barrière de Bondy avec les membres du gouvernement
+provisoire. Il répondit, et laissa échapper ce mot tant reproduit: «Rien
+ne sera changé, il n'y a qu'un Français de plus.»
+
+On donna une grande publicité à cette réponse, comme on est dans
+l'habitude de faire pour tout ce qui sort de la bouche des princes. On
+avait dans ce cas-ci un motif particulier, c'était de rassurer ceux qui
+craignaient le retour à l'émigration.
+
+Le comte d'Artois monta à cheval à la barrière Saint-Martin; il suivit
+le faubourg, descendit les boulevards, prit la rue Napoléon, la rue de
+Rivoli, et gagna enfin les Tuileries. À Paris, le moindre événement
+attire des spectateurs, et on pouvait si peu prévoir celui-là un mois
+auparavant, que la curiosité fut proportionnée à l'étonnement. L'entrée
+de l'empereur d'Autriche eut lieu peu de jours après celle du comte
+d'Artois. Ce prince arrivait par la route de Bourgogne; toutes les
+troupes alliées prirent les armes, et allèrent à sa rencontre jusqu'à la
+barrière Saint-Antoine avec l'empereur de Russie et le roi de Prusse à
+leur tête. Les trois souverains revinrent ensemble à cheval suivis de
+ces mêmes troupes, qui parcoururent encore le boulevard depuis la
+Bastille jusqu'à la place de la Révolution, où elles défilèrent. Il est
+bien difficile de se persuader que l'empereur d'Autriche ait conçu le
+projet de détrôner sa fille, cependant on ne voit pas de motif
+raisonnable à son absence de l'armée alliée. L'opinion la moins
+défavorable que l'on puisse en concevoir, c'est que pour avoir l'air de
+n'y avoir point participé, ou par crainte de se trouver engagé dans
+quelques scènes d'attendrissement, il avait prolongé son absence,
+laissant ainsi à ses alliés le soin d'immoler sa fille. Il faut convenir
+qu'ils s'en sont bien acquittés, et que l'impératrice avait raison de
+dire qu'elle était abandonnée, et ne pouvait compter sur son père qui la
+laissait outrager.
+
+Nous étions véritablement dans une série de dégradations. C'était à qui
+se vautrerait dans la fange, et nos neveux se refuseront à croire ce que
+je vais rapporter.
+
+Peu de jours après l'entrée à Paris de l'armée alliée, l'empereur de
+Russie fit célébrer l'office divin selon le rite grec, et chanter un _Te
+Deum_ en action de grâce de la prise de Paris. Pour donner plus de pompe
+à cette cérémonie, il ordonna qu'il fût élevé au milieu de la place de
+la Révolution un vaste échafaud sur lequel on construisit un autel.
+Comme il se trouvait précisément à la place où avait été immolé Louis
+XVI, et que l'on n'avait rien publié au sujet de la cérémonie religieuse
+des Russes, on crut généralement que toutes ces dispositions étaient
+destinées à la célébration de quelque office expiatoire; mais l'on sut
+bientôt à quoi s'en tenir. Toute l'armée alliée fut rangée sur la place
+autour de l'autel, sur lequel les prêtres grecs qui suivaient le
+quartier-général de l'empereur Alexandre étaient placés. Ce prince
+arriva bientôt accompagné du roi de Prusse, de tous les princes et
+généraux qui étaient dans l'armée alliée. Mais le croira-t-on? au milieu
+de ce cortège qui venait remercier Dieu de notre destruction et chanter
+sur les restes inanimés de nos malheureux soldats, on remarquait des
+maréchaux de France en grand uniforme; ils se disputaient les approches
+de l'empereur Alexandre avec les cosaques dont il était entouré. Ces
+hommes, privés de direction, avaient quitté leurs troupes pour assister
+à une cérémonie qui les couvrait de honte, et cela au milieu de la
+capitale, déjà indignée de la souillure qu'elle était réduite à
+supporter. Il était réservé à cette malheureuse France, dont la gloire
+avait été portée si haut, de tomber tout à coup dans l'abjection, et
+d'être obligée de consigner à côté des plus beaux faits d'armes, des
+inconvenances, des actions honteuses, qui en ternissaient l'éclat.
+
+Depuis la bataille de Fleurus en 1794 jusqu'à celle de Wagram, les
+armées autrichiennes ont constamment fait une guerre malheureuse contre
+nous. Nous avons occupé deux fois leur capitale; mais quoique abandonnés
+par la fortune, pas un de leurs officiers n'a été infidèle à ses
+drapeaux, pas un de leurs généraux n'a souillé son uniforme.
+
+L'empereur était encore à Fontainebleau, où il faisait ses dispositions
+de départ pour l'île d'Elbe. Il fit d'abord mettre en marche les douze
+cents hommes de sa garde qui s'associaient à sa mauvaise fortune, et
+avec eux une centaine de Polonais qui avaient mieux aimé le suivre que
+de passer sous les drapeaux qu'ils avaient si long-temps combattus, car
+l'empereur Alexandre les avait réunis à son armée à Paris même.
+
+On pressait l'empereur de partir de Fontainebleau. On lui représentait
+que le roi devait arriver à Paris le 21 avril, et qu'il n'était pas
+convenable qu'il se trouvât assez près pour entendre le canon qui
+annoncerait son entrée. L'empereur démêla bien les motifs qui poussaient
+ceux qui le pressaient de partir, mais il ne les écouta pas. Il savait
+que l'on en voulait à sa vie, et jugea prudent de ne pas se mettre en
+marche avant que la petite troupe qui devait veiller à sa sûreté fût en
+mesure de le garantir des embûches qu'on pouvait lui tendre. Il voulait
+pouvoir, au besoin, se jeter au milieu de ces braves gens, et voyager
+avec eux jusqu'à la mer, si cela était devenu nécessaire; aussi fut-il
+insensible à tout ce qu'on lui disait pour hâter son départ. On
+continuait de l'importuner; il donna congé à tout le monde, et rendit
+ainsi la liberté à ceux qui soupiraient après le moment de pouvoir le
+quitter avec une sorte de pudeur. Il fut effectivement presque abandonné
+les derniers jours qu'il passa à Fontainebleau. Il devait au prince de
+Neufchâtel de lui témoigner le désir de l'emmener, il l'avait assez
+comblé d'honneurs et de richesses pour croire que Berthier ne
+s'éloignerait pas de lui dans l'adversité; il lui proposa en effet de le
+suivre: il le fit même avec d'autant plus de confiance, qu'il ignorait
+la réunion qui avait eu lieu chez ce prince, et dans laquelle on avait
+pris la résolution de se porter à des extrémités fâcheuses, s'il
+n'abdiquait.
+
+Berthier, obligé de répondre à l'ouverture que lui faisait l'empereur,
+protesta de sa fidélité et lui promit de ne pas l'abandonner; mais il
+lui demanda d'aller quelques jours à Paris pour régler ses affaires, et
+détruire quelques papiers qui étaient restés dans son cabinet. Le
+prétexte était assez plausible pour qu'il ne fît naître aucun soupçon;
+néanmoins l'empereur, qui avait un tact très fin, ne s'y méprit pas:
+«Berthier, lui dit-il, vous n'accusez pas vrai, vous avez tort. Si vous
+voulez me quitter, il faut le dire franchement.»
+
+Berthier renouvela ses protestations, et se montra même choqué du
+soupçon; mais il ne convainquit pas l'empereur, qui lui dit froidement:
+«Allez, Berthier, allez à Paris, vous y avez d'autres affaires; mais je
+vous le prédis, nous ne vous reverrons plus, et quelque assurance que
+vous me donniez de votre retour, je n'y compte pas.» Berthier se rendit
+à Paris et ne reparut plus.
+
+L'empereur était livré à toute sorte de réflexions sur les antécédens
+qu'il supposait avoir précédé le rappel de la maison de Bourbon, et il
+devait en être ainsi. Je sais qu'il m'a rendu assez peu de justice, dans
+le premier moment, pour croire que j'avais eu part à cet événement; en
+écrivant de Fontainebleau à Blois, au prince Joseph, son frère, il lui
+marquait: «Vous ne me dites rien du ministre de la police.» Le prince
+Joseph, en lui répondant, me rendit la justice que je méritais; je ne me
+trouvai point blessé de la question de l'empereur: elle était une
+conséquence de ce qu'il voyait, et qui était de nature à lui faire
+suspecter tout le monde; il y avait d'ailleurs assez d'officieux autour
+de lui pour caresser ses soupçons. Néanmoins j'éprouvai beaucoup de
+regrets de n'avoir pu aller lui dire adieu; mais cela ne me fut pas
+possible; autrement je n'eusse pas tenu grand compte des insinuations
+dont j'étais l'objet, car j'ai toujours eu confiance dans le sentiment
+qui suivait la réflexion de l'empereur, et me souciai peu du jugement de
+ceux qui l'entouraient: mais, je le répète, cela ne me fut pas possible.
+
+Il n'y avait que Caulaincourt qui allait et venait sans obstacles, parce
+qu'il était chargé de régler tout ce qui était relatif aux intérêts de
+l'empereur. Ce ne fut que le 23 avril que ce prince crut pouvoir partir.
+
+Pendant l'intervalle de près de quinze jours qu'il passa ainsi à
+Fontainebleau, les détails des événemens qui avaient changé la face de
+la France étaient parvenus d'un bout à l'autre de ce vaste pays. Les
+productions les plus viles sortaient de dessous les presses, et
+excitaient la réaction. Toutes ces diatribes avaient devancé l'empereur
+sur la route qu'il devait suivre, et avaient échauffé la populace. Il
+fut heureux pour lui qu'on l'eût fait accompagner par un commissaire
+anglais, un autrichien et un russe. Ce même monarque qui avait été
+l'objet de tout l'amour des Français, dut s'entourer de leurs ennemis,
+pour se garantir de leur vengeance. Cette douloureuse extrémité est trop
+bien constatée pour qu'elle échappe à l'histoire.
+
+Les commissaires se rendirent à Fontainebleau; on les présenta à
+l'empereur comme des sauvegardes pour la sûreté de sa personne, mais
+c'était bien autant afin d'être en mesure contre les projets qu'on lui
+supposait, que par intérêt pour lui, qu'on les lui envoyait; cependant
+ils lui furent utiles en traversant la Provence. Ces trois individus
+étaient des hommes d'honneur, qui ne le quittèrent pas un instant et
+remplirent leur devoir avec une honorable ponctualité.
+
+Le jour du départ, les troupes prirent les armes et se formèrent dans la
+cour du château de Fontainebleau. Les voitures de l'empereur étaient
+attelées et rangées au pied du grand escalier, ainsi que cela était
+d'usage; avant d'y monter, il voulut faire ses adieux à ses troupes, et
+s'avançant vers la garde, il lui adressa cette vive allocution:
+
+«Soldats de ma vieille garde, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans,
+je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la
+gloire. Dans ces derniers temps comme dans ceux de notre prospérité,
+vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec
+des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre
+eût été interminable; c'eût été la guerre civile, et la France n'en fût
+devenue que plus malheureuse. J'ai sacrifié tous mes intérêts à ceux de
+la patrie. Je pars; vous, mes amis, continuez de servir la France. Son
+bonheur était mon unique pensée, il sera toujours l'objet de mes voeux.
+Ne plaignez point mon sort; si j'ai consenti à me survivre, c'est pour
+servir encore à votre gloire: je veux écrire les grandes choses que nous
+avons faites ensemble. Adieu, mes enfans, je voudrais vous presser tous
+sur mon coeur.»
+
+Il se fit apporter les aigles, les embrassa et reprit: «Je ne puis vous
+embrasser tous, mais je le fais dans la personne de votre général.
+Adieu, soldats, soyez toujours braves et bons.» Cette scène leur avait
+arraché des larmes. «Quel homme nous perdons! disaient-ils entre eux;
+les alliés savent bien ce qu'ils font en l'enlevant à la France.»
+
+L'empereur était ému à suffoquer; il fut obligé de se faire violence
+pour sortir des rangs de ces braves gens; il monta en voiture et
+s'éloigna. J'eus, dans cette circonstance douloureuse, le bonheur de lui
+rendre un dernier service; voici à quelle occasion:
+
+Aussitôt que les événemens de Bordeaux avaient eu lieu, j'avais envoyé
+dans cette ville quelques agens s'assurer de ce qu'il y avait à faire.
+Ils avaient trouvé les esprits disposés à tout entreprendre, et venaient
+me rendre compte des mesures qu'ils avaient prises pour chasser
+l'étranger. La nouvelle de l'abdication les atteignit en route; ils
+s'arrêtèrent à Orléans, rencontrèrent d'autres affidés fraîchement
+débarqués dans cette ville, mais dans des vues tout opposées. Ils
+lièrent conversation, et apprirent le but de l'excursion de leurs
+camarades, qui leur proposèrent même de se joindre à eux. Ils
+refusèrent, gagnèrent Paris en toute hâte, et accoururent me prévenir
+qu'ils avaient trouvé une bande conduite par un ancien écuyer de la
+reine de Westphalie, qui épiait une occasion favorable pour fondre sur
+l'empereur et l'assassiner. J'expédiai en toute diligence un courrier à
+Fontainebleau, et fus assez heureux pour qu'il arrivât à temps. On prit
+les précautions nécessaires; les assassins n'osèrent se hasarder contre
+une quarantaine de lanciers qui formaient l'escorte, et ils se
+rabattirent sur les équipages de la reine de Westphalie, qu'ils
+pillèrent.
+
+On a prétendu depuis que Maubreuil n'avait d'autre mission que de
+s'emparer des diamans de la couronne, et de saisir des trésors avec
+lesquels l'empereur eût pu se créer un parti. Je sais qu'on s'est servi
+de ce prétexte pour arracher aux chefs des troupes ennemies les ordres
+destinés à faire prêter main-forte[24] à la bande qu'on avait mise sur
+les traces de l'empereur, mais il n'en est pas moins dérisoire, car on
+ne pouvait faire courir, le 17, après des valeurs qu'on avait depuis le
+9. On a dit encore que le gouvernement provisoire n'existait plus lors
+de la mission de Maubreuil, mais le fait n'est pas plus exact, car les
+ordres qui devaient assurer l'exécution du complot sont revêtus de la
+signature de Bourienne[25], de Dupont-Baylen[26], d'Anglès[27], tous
+ministres de la commission que présidait Talleyrand.
+
+Au reste, les détails qui suivent fixeront l'idée qu'on doit se faire du
+but que se proposaient Maubreuil et ses commettans. Je les extrais d'une
+information judiciaire dont l'exactitude n'a pas été contestée[28].
+
+ * * * * *
+
+«La mission de Maubreuil et de ses complices avait deux objets,
+l'attentat aux jours de l'empereur, et l'enlèvement des effets
+appartenant à Sa Majesté et à tous les membres de sa famille.
+
+ * * * * *
+
+«Maubreuil connaissait depuis long-temps Roux-Laborie, intrigant, qui
+profita de la catastrophe du 31 mars et de la faveur du prince de
+Bénévent pour se faire nommer secrétaire-général, adjoint du
+gouvernement provisoire.
+
+«Ce fut à Roux-Laborie que Maubreuil, après avoir éprouvé les refus de
+M. de Sémallé, adressa directement ses sollicitations.
+
+«Il est constant que, depuis trois mois, il allait le voir tous les
+jours, tant pour des opérations de commerce qu'ils méditaient ensemble
+que pour les affaires politiques, dont Roux-Laborie était parfaitement
+instruit et Maubreuil extrêmement avide, en distribuant des
+proclamations _et de belles paroles_. Il rentra chez lui à sept heures
+du soir, et trouva cinq à six billets de Roux-Laborie, conçus à peu près
+en ces termes: _Venez donc. Pourquoi ne venez-vous pas? Comment est-il
+possible de se faire attendre ainsi? Vous me désespérez, en vérité! Je
+vous attends d'heure en heure chez le prince._
+
+«Maubreuil monte en voiture, et se rend à l'hôtel du prince en toute
+hâte. Laborie le fait entrer dans le cabinet du prince, et lui dit:
+Avez-vous mangé?--Non, répond Maubreuil, je n'ai pas mangé depuis ce
+matin; j'ai couru toute la journée.--Eh bien! allez prendre un bouillon:
+j'ai donné ma parole d'honneur de ne vous rien dire sans cela.--Laissons
+là ce bouillon, et dites ce que vous voulez de moi.--Non, j'ai donné ma
+parole: partez, allez prendre ce bouillon, et dans une heure, une heure
+cinq minutes, une heure dix au plus tard, soyez ici. Songez que
+j'attends de vous un grand dévouement: j'en ai répondu au prince, et
+j'ose croire ne m'être pas trompé.--Vous savez, mon cher Laborie, que le
+but unique de toutes mes actions et de toutes mes peines est de
+reprendre la place que j'étais fait pour occuper dans le monde avant la
+révolution. Né fils unique avec une grande fortune, je ne vois pas sans
+douleur mon nom et mon existence, pour ainsi dire, anéantis. Faites tout
+pour qu'au péril de ma vie, dix fois s'il le faut, j'atteigne le but que
+je me suis toujours proposé.
+
+«--C'est très bien; mais partez sur-le-champ. Revenez dans une heure,
+une heure dix. Je ne vous écoute plus; il faut que je vous quitte.
+Partez, partez.
+
+«Maubreuil sort dans sa voiture, va prendre un bouillon au restaurant de
+Riche, sur le boulevard, et retourne chez le prince à huit heures.
+
+«Laborie était au conseil. Il est averti du retour de Maubreuil par le
+premier huissier de la chambre; il vient, prend Maubreuil par la main,
+le conduit dans le même cabinet, le fait asseoir dans le fauteuil du
+prince, et lui adresse ces mots:
+
+«Vous êtes un homme d'un grand courage et d'un grand caractère; vous
+avez une grande ambition: elle sera satisfaite par-delà vos désirs, si
+vous réussissez. Tout le bien, toutes les dignités vous attendent. On
+vous donnera 200,000 fr. de rente; on vous fera duc, lieutenant-général
+et gouverneur d'une province. Mais ne vous dissimulez pas qu'il y a un
+grand danger à courir. Pouvez-vous, d'ici à demain au soir cinq heures,
+vous assurer de cent hommes déterminés? Voici ce qu'il faut faire: vous
+irez au quartier-général du prince Schwartzenberg; on vous donnera
+argent, chevaux, tout ce que vous demanderez.--Que voulez-vous?--Mais
+enfin, mon ami, il s'agit de nous débarrasser de l'empereur; lui mort,
+la France, l'armée, tout est à nous. Est-ce que vous manquez de courage
+et de résolution? Voyons, parlez.
+
+«--S'il s'agit d'un assassinat, répondit Maubreuil, je ne puis vous
+convenir; sans doute ce n'est pas là ce que vous voulez me proposer.
+
+Laborie l'interrompt brusquement: «Tout cela vous regarde; faites comme
+vous voudrez. Débarrassez-nous-en, mais dépêchez-vous. Rendez-vous au
+quartier-général. Il doit y avoir une grande bataille; que ce soit
+avant, pendant ou après, peu importe: tout ce qu'il nous faut est d'en
+être débarrassé.
+
+«--De la garde, cent sont beaucoup de trop: je n'en veux que douze dont
+je sois sûr. Il faut que vous me donniez la faculté d'avancer de deux ou
+trois grades ceux qui serviront bien. Il faut des récompenses
+pécuniaires dans la même proportion.
+
+«--Vous aurez tout ce que vous voudrez, dit Laborie: faites. Après tout,
+que nous importe d'avoir dix ou douze colonels et quelques officiers de
+plus ou de moins? Voulez-vous attendre le prince? il est au sénat. Il va
+vous répéter tout ce que je vous ai dit. Le voulez-vous? mais c'est
+inutile.
+
+«--Mon Dieu, répond Maubreuil, ce sera comme vous voudrez; je m'en
+rapporte parfaitement à vous; c'est inutile. Je vais passer la nuit à
+courir et à rassembler une douzaine de personnes.»
+
+«C'est ainsi que se termine la conversation; nous la donnons telle
+qu'elle est rapportée par Maubreuil. Mais il est certain que Laborie,
+s'est expliqué d'une manière beaucoup plus positive sur l'étendue et les
+divers objets de la mission.»
+
+ * * * * *
+
+Le 3 avril, à cinq heures du matin, Maubreuil, fidèle à ses conventions
+avec Laborie, se rendit chez ce dernier, qui n'était pas encore rentré à
+neuf heures. Il fut au second rendez-vous chez le prince de Bénévent.
+Laborie ne lui dit que ces mots: «Vous avez encore la journée pour vous
+préparer. À cinq heures, mon ami.--À cinq heures. En vérité, lui dit
+Maubreuil, je suis enchanté, car, tout étant sens dessus dessous dans
+Paris, il a été impossible de rien préparer pendant la nuit.»
+
+Le soir à cinq heures, Maubreuil retourna chez Laborie, qui lui dit: «À
+neuf heures, mon bon ami, à neuf heures; de grandes nouvelles, de
+grandes nouvelles; préparez-vous toujours, venez à neuf.»
+
+ * * * * *
+
+À neuf heures, Maubreuil étant chez le prince, Laborie commença en ces
+termes: «_Nous avons, mon cher_, de grandes nouvelles. Nous avons
+déterminé Marmont à passer avec son armée; il paraît que toute l'armée
+va suivre son exemple. Déjà beaucoup de propositions ont été faites aux
+maréchaux; nous espérons beaucoup.»
+
+Maubreuil lui demanda si cela dérangeait sa mission, ce qu'il devait
+faire. Laborie répondit: «Non assurément; tenez-vous prêt, mais
+attendons à demain.» Il eut alors avec Maubreuil une longue
+conversation, dont celui-ci nous a transmis quelques fragmens...
+
+«Savez-vous, lui dit Maubreuil, que royalistes, bonapartistes,
+constitutionnels, tout crie contre le prince? On se demande où il en
+veut venir, et moi-même je vous demande, pour ma gouverne, si c'est pour
+les Bourbons qu'il travaille.
+
+«Bah! dit Laborie, voilà bien Paris. À peine deux jours de délivrance,
+les voilà qui se plaignent. Ah! mon Dieu, qu'on est injuste! Tenez, mon
+ami, à la place où vous êtes, depuis midi jusqu'à quatre heures,
+aujourd'hui, j'ai tremblé pour les Bourbons. Faut-il le dire, cette
+maison a été jouée à croix ou pile. M. de Caulaincourt a trois fois
+pensé l'emporter près de l'empereur Alexandre. Que d'efforts il a fallu
+faire! Ajoutez la régence, l'Autriche d'un autre côté, et l'empereur de
+Russie, si incertain et si fatigué, qu'il a laissé, pour ainsi dire,
+prendre l'initiative à M. de Nesselrode sur cette grande question.»
+
+«Jugez, jugez si la maison de Bourbon a obligation à M. de Talleyrand.
+Je vous dirai aussi, pour moi, que j'en suis rompu. Je n'ai jamais rien
+vu de semblable au travail de cette journée. Que de moyens n'a-t-il pas
+fallu prendre pour arracher la déclaration d'Alexandre! Vous ne vous en
+faites pas d'idée; mais enfin nous l'avons. La déchéance sera prononcée
+ce soir, et les Bourbons rappelés demain par le sénat.»
+
+_D'après cette conférence, le plan ne fut pas abandonné, son exécution
+ne fut que différée_, et Laborie assura Maubreuil que, si en définitive
+l'expédition n'avait pas lieu, le prince ne lui en saurait pas moins bon
+gré, et lui tiendrait compte de sa bonne volonté.
+
+Le lendemain 4, Dasies alla chez Devantaux pour savoir le jour du
+départ.
+
+Maubreuil arriva et lui dit: «_Notre départ_ est retardé de quelques
+jours.»
+
+Depuis le 4 avril jusqu'au 18, Maubreuil alla quatre fois par jour au
+gouvernement provisoire. Il fit porter par son domestique, Prosper
+Barbier, un grand nombre de billets à Laborie; mais il ne donne aucun
+détail sur une correspondance si active et sur des démarches si
+multipliées. Il se contente de dire qu'il présenta à Laborie plusieurs
+personnes, entre autres Dasies, Montbadon et le général Montélégier. Ce
+dernier fut témoin de la manière pressante dont Laborie dit à Maubreuil
+d'aller faire expédier son brevet de maréchal-de-camp par le général
+Dupont, ministre de la guerre. Dasies convint qu'il accompagnait très
+souvent Maubreuil; mais il prétend qu'il faisait toujours antichambre.
+
+Dans ce même intervalle, du 4 au 18 avril, Maubreuil et Dasies firent
+plusieurs démarches qu'il est essentiel de rapporter, parce qu'elles
+sont relatives à l'un des objets de leur mission.
+
+ * * * * *
+
+Le 12 avril arriva la nouvelle de l'abdication de l'empereur. Elle
+n'apporta aucun changement aux dispositions du prince de Bénévent, qui
+désirait l'entière destruction de la famille impériale; et Maubreuil
+affirme, dans les termes les plus positifs, qu'il ne peut lui rester
+aucun doute à cet égard, d'après tout ce qui lui a été dit dans
+l'intervalle de l'abdication à l'expédition de ses ordres.
+
+L'empereur, en déposant la couronne, s'était désarmé. Dès-lors la
+mission confiée à Maubreuil ne pouvait plus être considérée que comme un
+projet d'assassinat; c'est ce qu'il avoue lui-même, en alléguant des
+excuses frivoles et contradictoires qui ne prouvent de sa part que
+l'extrême embarras et l'impossibilité de se justifier.
+
+Il dit qu'il fut obligé de garder sa mission, parce qu'elle était _un
+secret d'État_, et qu'en refusant de l'accomplir, il aurait répondu à la
+plus grande confiance par une insigne trahison, et se serait attiré le
+ressentiment de M. de Talleyrand, et du comte d'Artois, qu'il croyait
+également instruit du complot, d'après le rapport de diverses personnes.
+
+Le 16 avril, avant midi, Maubreuil, accompagné de Dasies, rend une
+nouvelle visite à Laborie, qui lui remet des lettres pour le ministre de
+la guerre, le ministre de la police, le directeur-général des postes, et
+qui lui dit, en le quittant: «Faites, mon cher, tout ce que vous
+voudrez, tout ce que vous entendrez avec les effets de tous les
+Bonapartes; vous avez carte blanche en tout, sur tout et pour tout. Le
+prince a une telle confiance en vous, qu'il est persuadé que personne
+mieux que vous et aussi bien que vous ne pouvait remplir ses vues.»
+
+Pour cette phrase de Laborie: _Faites ce que vous voudrez avec les
+effets des Bonapartes_, Maubreuil observe que le prétexte dont ils
+étaient convenus de couvrir la mission était la recherche des effets et
+diamans de la couronne.
+
+Il répondit à Laborie: «Je vous jure que je ferai de mon mieux, et
+j'espère faire si bien, que tout le monde sera content.»
+
+ * * * * *
+
+Le 23 avril, à six heures du matin, Maubreuil alla chez Roux-Laborie, et
+lui raconta les événemens de son voyage.
+
+Il prétend qu'il lui donna ordre, ou plutôt conseilla de renoncer à
+toute idée de faire périr l'empereur, en ajoutant que, pour son propre
+compte, il ne se chargerait que de l'enlever et de le conduire en
+Espagne, ou en tout autre lieu qui serait désigné par le prince de
+Bénévent. À ce discours, Laborie ne put cacher son agitation, qui se
+trahit sur sa figure par un mouvement convulsif; il répondit ces propres
+paroles: «Mon Dieu, mon cher, qu'est ce que cela veut dire? Mais comment
+est-il possible? En vérité, je ne vous comprends pas. Au surplus, cela
+vous regarde; quant à moi, je ne m'en mêle pas: c'était à vous à faire,
+et tant pis pour vous, si cela tourne mal. Je vous donne ma parole que
+je ne réponds pas de tout ce dont vous allez être cause.» Il prononça
+encore d'autres phrases entrecoupées et singulières qui décelèrent un
+étrange embarras. Maubreuil lui parla des caisses de la reine de
+Westphalie, et Laborie lui dit: «Tout cela vous regardera; et si
+l'empereur de Russie se fâche, le prince ne s'en mêlera pas.»
+
+ * * * * *
+
+La procédure fut suivie, et le 16 juin, le procureur impérial près le
+tribunal de première instance de la Seine, prit les conclusions
+suivantes:
+
+«Attendu qu'il résulte des aveux de Maubreuil que le sieur Roux-Laborie,
+en sa qualité de secrétaire-général adjoint du gouvernement provisoire,
+lui a donné, dans plusieurs conférences tenues depuis le 2 jusqu'au 18
+avril, soit chez le prince de Talleyrand, soit aux Tuileries, où
+siégeait ce gouvernement, la mission d'assassiner l'empereur et les
+princes Joseph et Jérôme, ainsi que d'enlever le roi de Rome; qu'avant
+l'abdication de l'empereur, Maubreuil avait accepté cette mission; qu'à
+la vérité il allègue pour défense qu'il avait seulement le dessein
+d'agir en brave soldat, à la tête d'une troupe d'hommes déterminés, dans
+la bataille à laquelle on s'attendait; excuse frivole sous deux
+rapports: 1° il avoue que cette troupe devait être revêtue de l'uniforme
+de la garde impériale, ce qui annonce de la manière la plus positive
+l'intention de se glisser dans les rangs à la faveur d'un déguisement,
+et de tuer l'empereur en trahison; 2° les princes Jérôme et Joseph
+n'étaient point à l'armée;
+
+«Qu'après l'abdication, le complot n'a point changé d'objet, et que
+Maubreuil a persisté dans la résolution de l'exécuter, craignant, comme
+il le dit lui-même, de s'attirer le ressentiment du prince de Bénévent
+et du comte d'Artois;
+
+«Que si le motif apparent, le prétexte de l'expédition, était la reprise
+des diamans de la couronne, ou des fonds qu'on prétendait avoir été
+enlevés de Paris et de plusieurs caisses publiques des départemens par
+la famille impériale, une preuve irrésistible que la mission avait un
+autre objet encore plus important, et qu'on n'osait avouer, c'est la
+nature et le texte même des ordres ou pouvoirs qui ont été donnés à
+Maubreuil les 16 et 17 avril, par les ministres du gouvernement
+provisoire. En effet, un arrêté de ce gouvernement, portant la date du 9
+avril, et inséré au Bulletin des Lois, enjoignait à toutes les autorités
+civiles et militaires d'arrêter le transport de ces fonds, et d'en
+effectuer sur-le-champ le dépôt dans une caisse publique. Or, si la
+mission avait eu pour but la recherche ou la saisie, soit de pareils
+deniers, soit des diamans de la couronne; les pouvoirs conférés à
+Maubreuil n'étaient plus, dans cette hypothèse, qu'une conséquence de
+l'arrêté, un moyen de parvenir à son exécution; ils n'auraient eu rien
+de mystérieux, et la mission n'y serait pas annoncée comme secrète dans
+l'ordre du commissaire au département de la police générale;
+
+«Que Maubreuil, dans son voyage à Fossard, envoya Colleville à
+Fontainebleau pour épier le moment du départ de l'empereur, et la marche
+des princes Joseph et Jérôme, qui étaient alors du côté de Blois;
+
+«Qu'en sortant de Fossard après le vol de l'argent et des bijoux de la
+reine de Westphalie, Maubreuil, sachant que l'empereur voyageait jusqu'à
+Lyon sous l'escorte de quinze cents hommes de la garde, prit la
+résolution d'aller le joindre au-dessus de cette ville, ce qui suppose
+nécessairement l'intention de l'assassiner, et non pas de le combattre;
+
+«Que, s'il préféra de revenir à Paris, ce fut non seulement pour
+accompagner les objets volés à la reine de Westphalie, mais encore pour
+s'associer trois ou quatre personnes sûres, se mettre à la tête d'un
+détachement de cavalerie qui lui fût dévoué, et avec la certitude
+d'avoir le temps de rejoindre l'empereur, qui ne voyageait qu'à petites
+journées;
+
+«Qu'à Chailly, sur le chemin de Fossard à Paris, il donna l'ordre au
+lieutenant George, qui l'escortait avec quelques chasseurs de la garde,
+de se rendre au-dessus de Lyon, pour y attendre l'empereur;
+
+«Qu'en arrivant à Paris, il écrivit aux ministres de la guerre et de la
+police qu'il n'avait point encore rempli le _grand but_ de la mission,
+et qu'il avait pris seulement les caisses de la reine de Westphalie,
+dans lesquelles on trouverait sans doute les diamans qui manquaient à la
+couronne;
+
+«Qu'il vit plusieurs fois Roux-Laborie; que celui-ci fit éclater le plus
+vif mécontentement, et se répandit en reproches; que, le 25 avril, après
+une longue résistance de la part de Roux-Laborie, il fut arrêté entre
+eux que l'empereur aurait la vie sauve, mais qu'il serait enlevé et
+conduit en Espagne, d'où il résulte évidemment que, jusqu'au 25 avril,
+Roux-Laborie avait ordonné, et Maubreuil s'était proposé l'assassinat de
+Sa Majesté;
+
+«Qu'enfin Maubreuil, de son aveu, a persévéré jusqu'à son arrestation
+dans le dessein d'exécuter au moins l'enlèvement de l'empereur, et qu'il
+se disposait à repartir pour l'accomplissement de cette nouvelle
+mission;
+
+«Attendu, à l'égard de Dasies, qu'il a fait conjointement avec Maubreuil
+un grand nombre de visites à Roux-Laborie, qu'il a reçu des ministres du
+gouvernement provisoire des ordres absolument semblables à ceux donnés à
+Maubreuil, qu'il a suivi ce dernier dans son voyage, et ne l'a pas
+quitté un seul moment; qu'il était instruit, dès le 3 avril, du complot
+qui se formait contre la vie de l'empereur;
+
+«Qu'il convient lui-même avoir exhorté Maubreuil à revenir de Fossard à
+Paris, pour associer quelques personnes à l'entreprise, et prendre un
+détachement plus nombreux de cavalerie, en lui faisant observer qu'ils
+auraient le temps de rejoindre l'empereur au-delà de Lyon;
+
+«Que sur l'observation de M. de Vitrolles, qu'il manquait encore deux
+caisses, dont l'une contenait de l'argent, M. Deventeaux fit prévenir
+Maubreuil par son domestique, Prosper Barbier, qu'il serait fusillé,
+s'il n'en faisait pas sur-le-champ la restitution;
+
+«Que, le soir, Prosper apporta à M. Deventeaux le nécessaire du prince
+Jérôme, les planches de la caisse qui avait renfermé ces 84,000 francs
+en or et qui s'était brisée, enfin quatre sacs qui paraissaient pleins
+d'argent, et dont M. Deventeaux négligea de faire la vérification; que,
+le même soir, ou dans la nuit, M. Deventeaux, accompagné de Maubreuil,
+de Dasies et de Prosper, fit, à la secrétairie d'État, entre les mains
+de M. de Vitrolles, le dépôt du nécessaire, des débris de la caisse, et
+de quatre sacs; mais le contenu n'en fut point vérifié;
+
+«Attendu que des faits exposés ci-dessus il résulte, 1° que le prince de
+Talleyrand paraît avoir conçu ou accueilli l'idée de faire assassiner
+l'empereur, ses deux frères les princes Joseph et Jérôme, et de faire
+enlever le roi de Rome, au mois d'avril 1814; qu'il paraît également
+s'être servi de l'entremise de Laborie pour charger de l'exécution de ce
+complot Maubreuil et Dasies; néanmoins, comme il ne leur a fait lui-même
+aucune proposition directe, et qu'il ne s'est engagé personnellement
+dans aucune entrevue, dans aucun pourparler avec eux; qu'il n'existe
+contre lui que la déclaration de Maubreuil et la présomption que
+Roux-Laborie ne se serait pas permis de faire délivrer à Maubreuil et à
+Dasies, sans l'autorisation du prince, les ordres dont ils ont été
+porteurs;
+
+«Attendu qu'il est très vraisemblable que les trois agens signataires
+desdits pouvoirs, sous les dates des 16 et 17 avril 1814, connaissaient
+l'objet de la mission pour l'accomplissement de laquelle ces ordres
+étaient expédiés; que l'un d'eux, commissaire au département de la
+police générale, a donné à cette expédition l'épithète de _secrète_,
+sans doute à fin de masquer le but criminel de la mission qu'il n'osait
+avouer; cependant, comme aucunes déclarations ne viennent éclairer la
+justice à cet égard, et qu'enfin il serait possible que ces agens
+eussent reçu purement et simplement l'ordre de délivrer de tels
+pouvoirs, sans avoir été préalablement admis à la confidence du projet
+conçu contre l'existence de l'empereur et de sa famille;
+
+«Attendu que des mêmes faits ci-dessus exposés, il résulte:
+
+«1° Que Roux-Laborie est prévenu d'avoir, au mois d'avril 1814, proposé
+à Maubreuil une mission qui avait pour but l'assassinat de l'empereur,
+des princes Joseph et Jérôme, et l'enlèvement du roi de Rome;
+
+«2° Que Maubreuil et Dasies sont prévenus d'avoir accepté la mission qui
+avait été offerte par Roux-Laborie;
+
+«Nous requerrons, etc.»
+
+La tentative de Maubreuil fut la seule qui fut faite contre l'empereur
+dans les premiers jours de son voyage: nulle part on ne lui manqua
+depuis Fontainebleau jusqu'à Avignon. En passant à Lyon, qui était
+occupé par les troupes autrichiennes, il laissa son valet de chambre
+pour attendre l'arrivée de la poste de Paris et lui apporter les
+feuilles publiques avec tout ce qu'il pourrait se procurer de ces
+ouvrages de circonstance dont on couvrait la France. Il continua son
+chemin, et ne tarda pas à rencontrer le maréchal Augereau. Celui-ci
+l'embrassa, lui témoigna les regrets qu'il éprouvait de son malheur, et
+lui parla avec le même respect qu'auparavant. Ils s'étaient à peine
+séparés, que l'empereur fut rejoint par son valet de chambre. Parmi les
+papiers publics que celui-ci lui apportait, se trouvait le _Moniteur_,
+dans lequel était la proclamation que ce même maréchal Augereau avait
+faite à son armée, en lui annonçant le retour de la maison de Bourbon:
+elle était remplie d'invectives contre l'empereur, qu'il osait accuser
+de lâcheté. Il était cependant venu l'embrasser, et cela se conçoit, car
+tous ceux qui ont connu le maréchal savent qu'il n'était pas en état de
+faire un pareil écrit. Je tiens de celui qui rédigea la proclamation
+qu'il adressa aux troupes sous son commandement, lors du retour de l'île
+d'Elbe, que c'était Fouché qui lui avait fait la première.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+Nouvelles tentatives contre la vie de l'empereur.--Ce prince est sur le
+point d'être assassiné.--Affaires d'Orgon.--La séduction s'étend
+jusqu'aux domestiques.--Ce que voulait Talleyrand.--Alexandre se prête
+au complot.--Sa visite à Rambouillet.--L'impératrice refuse obstinément
+de le recevoir.--Elle ne se dissimule pas ce qu'il se propose.
+
+
+La tentative confiée à Maubreuil avait échoué; on en organisa une autre
+à Avignon. Des émissaires avaient été détachés dans cette ville, et
+étaient promptement parvenus à échauffer la populace. Elle accueillit
+l'empereur avec des cris de sang, et se portait déjà à sa voiture,
+lorsque le commandant de la garde nationale, M. de Saint-Paulen, depuis
+chef d'escadron de gendarmerie au service du roi, accourut avec un
+piquet, et arrêta ces malheureux, qui avaient déjà la main à la
+portière. Il contint les autres; l'empereur s'éloigna sans incidens
+fâcheux. Il n'en fut pas de même à Orgon, petite ville de Provence. Un
+officier, qui courait à franc-étrier devant les voitures pour faire
+préparer des chevaux, avait gagné assez d'avance pour reconnaître les
+intentions criminelles qui animaient le peuple de cette contrée. Il vit
+de l'attroupement et des excitateurs parmi la foule; il retourna sur ses
+pas jusqu'à ce qu'il eût rejoint l'empereur, à qui il rendit compte de
+ce qui se passait. Le danger était imminent; il n'était pas sûr que les
+commissaires étrangers parvinssent à faire respecter leur caractère. On
+délibéra, et il fut convenu que, sans perdre temps, l'empereur prendrait
+l'habit de l'un d'eux, et qu'ils courraient ensemble à franc-étrier,
+jusqu'à ce qu'ils fussent hors de danger. Cela était si urgent, qu'étant
+entrés dans une auberge pour prendre un verre d'eau, la maîtresse de la
+maison, qui croyait parler à des étrangers, leur dit: «Ah! nous
+l'attendons; nous verrons s'il passera sans être tué;» et c'était à
+lui-même que cette méchante créature faisait cette horrible confidence!
+L'empereur conserva son travestissement jusqu'à ce qu'il fût arrivé chez
+sa soeur, la princesse Pauline, qui était dans les environs de Nice. Il y
+attendit les généraux Bertrand et Drouot, qui venaient avec ses
+voitures, et qui faillirent être mis en pièces. Tout cela n'était pas
+fait pour inspirer de la confiance; aussi refusa-t-il de se rendre à
+bord du bâtiment qui l'attendait: il s'embarqua sur la frégate anglaise
+_l'Indomptable_, qui était en croisière sur cette côte, et gagna l'île
+d'Elbe, où il fut rejoint par la petite troupe qui s'était associée à
+son exil. J'ai oublié de dire qu'avant de partir de Fontainebleau,
+l'empereur avait pour domestiques particuliers un valet de chambre
+français et son mameluck, dont le dévouement paraissait sans bornes; il
+l'avait pris enfant, l'avait amené d'Égypte, l'avait fait élever, et lui
+avait donné une petite fortune qui le mettait au-dessus du besoin, quoi
+qu'il pût arriver. Ce pauvre garçon était assurément bien persuadé qu'il
+devait se faire tuer pour sauver la vie de l'empereur, et cependant il
+l'abandonna dans la nuit qui précéda le départ de Fontainebleau. Ce
+mameluck n'était pas un homme sans coeur, il s'en fallait beaucoup; mais
+il était faible, et se laissa séduire par le valet de chambre français.
+Celui-ci, ayant résolu d'abandonner son bienfaiteur, chercha un complice
+comme font d'ordinaire les lâches. Il gâta le coeur de ce pauvre
+mameluck, qui, avant cette coupable action, n'aurait jamais cru pouvoir
+la commettre. Leur désertion laissa l'empereur sans un seul valet de
+chambre; on fut obligé d'y suppléer une heure avant son départ.
+
+J'étais revenu à Paris depuis quelques jours; j'eus occasion d'aller
+chez M. de Talleyrand; il était avec ce valet de chambre dans son
+cabinet, et me fit attendre assez long-temps. Je cherchais, sans pouvoir
+le comprendre, ce que le diplomate pouvait avoir de commun avec un tel
+homme; il me l'expliqua lui-même, ou du moins il me mit sur la voie. Il
+vint à moi dès que le mameluck fut sorti, et m'apprit avec un air de
+satisfaction que l'impératrice n'allait pas à l'île d'Elbe; qu'il y
+avait long-temps qu'elle souffrait des mauvais traitemens de l'empereur,
+que ce prince était dur pour elle; en un mot il me tint un langage si
+extraordinaire sur un intérieur que je connaissais mieux que lui, et
+dont j'avais une autre opinion, qu'il me fut démontré qu'il n'avait pas
+dédaigné de porter la séduction parmi les domestiques même de
+l'empereur. Il avait mis en jeu tout ce qui avait influence ou accès
+près de l'impératrice, pour faire prendre à cette princesse une
+détermination favorable à des projets dont il s'occupait déjà, et
+n'avait sûrement fait venir ce valet de chambre que pour lui dicter un
+langage dans ce sens-là, parce qu'un domestique d'intimité qui a du
+babil peut donner à ce qu'il débite un air de vérité, surtout lorsqu'il
+raconte des détails d'intérieur. Je réfléchissais d'autant plus aux
+motifs qui portaient M. de Talleyrand à me parler ainsi, que je savais
+combien il était contrarié du retour des Bourbons, avec lesquels il
+n'avait que les apparences. En brouillant l'impératrice avec son mari,
+de manière à pouvoir exclure l'idée d'un retour, il la disposait à
+l'exécution de ce qu'il roulait déjà dans sa tête: c'était du moins mon
+opinion, et je crois que je n'étais pas bien loin de la vérité.
+
+L'impératrice était toujours à Rambouillet, d'où elle se disposait à
+partir pour retourner en Autriche; mais avant de quitter la France, il
+lui était réservé d'y essuyer un nouvel outrage: croira-t-on en effet
+que, dans la situation où il l'avait mise, l'empereur de Russie imaginât
+d'aller lui rendre ses devoirs?
+
+Cela se conçoit d'autant moins, que l'on ne peut pas supposer qu'il
+ignorât ce que cette visite avait d'inconvenant; car enfin il ne pouvait
+pas croire que sa présence serait agréable à l'impératrice, et
+l'impuissance où elle était de se refuser à cette visite la recommandait
+au respect dont lui-même aurait dû donner l'exemple.
+
+Il n'était sûrement pas dupe des contes que débitait et faisait débiter
+M. de Talleyrand sur la prétendue dureté de l'empereur envers cette
+princesse. L'empereur d'Autriche, sous les auspices duquel il se
+présentait, connaissait la parfaite harmonie des deux époux, et avait
+même laissé quelquefois échapper le dépit que lui causait l'enthousiasme
+de sa fille pour son gendre. Il n'avait pas dû manquer de détromper
+Alexandre, si toutefois celui-ci avait jamais été trompé. Au reste, si
+la froideur eût été réelle, il était peut-être, de toute la coalition,
+celui qui devait le moins en faire un grief contre l'empereur Napoléon,
+car enfin, il savait, et nous savions tous, à quel termes il en était
+chez lui. Quoi qu'il en soit, voici des détails que je tiens d'une
+personne du service de l'impératrice, et qui se trouvait dans ce
+moment-là près d'elle à Rambouillet. Elle entendit la conversation qui
+eut lieu d'abord entre elle et son père, à laquelle il n'assistait point
+de tiers, puis celle qui s'engagea lorsque l'empereur de Russie fut
+arrivé. L'étiquette du service intérieur exigeait qu'il y eût toujours
+des dames autour de l'impératrice, et dans ces pénibles momens, celles
+qui avaient l'honneur de lui appartenir observaient encore plus
+scrupuleusement leurs devoirs qu'auparavant, en sorte que quand
+l'impératrice passait dans son salon, il y avait de ses dames qui
+étaient dans la pièce la plus voisine. À Rambouillet, cette pièce était
+la chambre à coucher.
+
+L'empereur d'Autriche arriva le premier, il devançait l'empereur de
+Russie. Lorsqu'il entra on laissa l'impératrice seule avec lui, et comme
+on supposait bien qu'il y aurait une explication sérieuse sur la manière
+dont elle avait été traitée, on ne manqua pas de prêter l'oreille.
+
+L'impératrice fit à son père un accueil respectueux et lui témoigna un
+grand plaisir de le revoir; mais ses larmes disaient tout ce que son
+coeur souffrait du rôle qu'il lui faisait jouer: elle avait de
+l'élévation dans l'âme, et dans cette occasion, elle ne ménagea aucun
+des reproches que sa dignité offensée lui donnait le droit de faire
+entendre. L'empereur d'Autriche, qui l'aimait tendrement, ne pouvait la
+consoler, ni la persuader par les motifs d'obligations dont il
+s'appuyait. Il lui demanda cependant d'accueillir l'empereur Alexandre,
+qui le suivait et ne tarderait pas à arriver. L'impératrice pâlit
+d'indignation, mais que pouvait-elle faire dans l'état où elle était
+réduite?
+
+Toutefois elle ne donna pas aux Français le pitoyable exemple de courir
+au-devant de celui qui avait immolé son époux. Sa première réponse fut
+un refus formel, prononcé avec la fermeté d'une âme fière et élevée, et
+qui témoignait combien elle se trouvait blessée que l'empereur de Russie
+osât lui manquer à ce point.
+
+L'empereur d'Autriche, pour la calmer, fut obligé de prendre la démarche
+sur lui. Il demandait en grâce à sa fille de lui donner cette marque
+d'obéissance, en prenant sur elle assez d'empire pour étouffer sa
+douleur, et en ajoutant que toutes les conséquences d'un éclat de sa
+part retomberaient sur lui, qu'il s'était chargé de tout près de
+l'empereur Alexandre, qui le suivait et allait arriver. Il ne gagnait
+rien sur sa fille, qui répondait: «Eh bien! me fera-t-il aussi sa
+prisonnière sous vos yeux? S'il me force à le recevoir en entrant ici
+malgré moi, je me retirerai dans ma chambre à coucher; nous verrons s'il
+osera me suivre jusque-là.»
+
+Le temps pressait, et l'empereur d'Autriche ne gagnait rien sur sa
+fille, qui refusait obstinément de se rendre. L'on entendait déjà le
+bruit de la voiture de l'empereur Alexandre, qui s'avançait par la
+grande avenue du château, qu'elle persistait encore à ne pas vouloir
+ouvrir les portes de son salon. Les momens étaient comptés, l'empereur
+d'Autriche priait sa fille avec les plus tendres instances; elle
+résistait toujours, que déjà l'empereur de Russie entrait dans la cour
+du château. L'empereur d'Autriche alla le recevoir d'après l'étiquette
+d'usage, et le conduisit dans le salon où était restée sa fille. Quelle
+entrevue! quelle situation pour tous les trois! L'empereur Alexandre dut
+lire sur un visage, qui, depuis plus de vingt jours, n'était arrosé que
+de larmes, l'effet que sa présence produisait. Il ignorait sans doute
+l'état intérieur de l'impératrice, qui avait été instruite des moindres
+détails de tout ce qui s'était passé à Paris avant et pendant la
+réception qu'il avait faite à la députation des maréchaux. Elle savait
+de même tout ce qui avait été projeté contre son époux, et il fallait
+assurément qu'elle fût bien maîtresse d'elle-même pour conserver de la
+contenance devant l'auteur de tous les chagrins qui la dévoraient.
+
+L'empereur de Russie aborda l'impératrice en s'excusant de la liberté
+qu'il prenait de se présenter devant elle, sans lui en avoir d'abord
+fait demander la permission. Il ajouta qu'il n'avait osé le faire que
+sous les auspices de l'empereur d'Autriche, qui avait bien voulu se
+charger de le faire excuser. Il fit mille protestations à l'impératrice,
+et la pria de daigner s'adresser à lui pour tout ce qui la concernait;
+il lui dit qu'il serait heureux de rencontrer une occasion de la servir
+et de lui témoigner son empressement à aller au-devant de ses désirs.
+Tel fut à peu près le discours que l'empereur de Russie tint à une
+princesse qu'il venait de faire descendre du trône, et à laquelle il
+arrachait le diadème. Il ne pouvait pas assurément douter des sentimens
+dont elle était animée; aussi ne répondit-elle à tant d'offres de
+service que par un froid remercîment, ajoutant qu'elle n'avait plus rien
+à désirer que la liberté de retourner promptement dans sa famille. La
+conversation finit, et l'autocrate se retira.
+
+Je tiens de feu madame la comtesse de Brignole, que je vis avant qu'elle
+ne partît pour Vienne, que de tout ce qui avait affligé l'impératrice,
+cette visite était ce qui lui avait été le plus pénible.
+
+Il faut croire que l'empereur Alexandre avait craint que la jeune
+souveraine, justement offensée, ne s'excusât s'il lui demandait, dans
+les formes d'usage, la permission de lui rendre des devoirs, et qu'il
+imagina de s'y faire accompagner par son allié l'empereur d'Autriche;
+mais quelle que soit la couleur que l'on veuille donner à cette
+démarche, elle aura toujours quelque chose d'assez choquant, dans la
+forme comme dans les bienséances, pour en laisser apercevoir le motif.
+
+En y réfléchissant, on trouve qu'elle est une conséquence de la marche
+adoptée par les souverains alliés, pour détacher la nation de
+l'empereur. L'on imagina sans doute, pour compléter l'oeuvre, d'avilir
+l'impératrice, et de la présenter au public comme partageant les
+sentimens des âmes viles qui couraient rendre des actions de grâces aux
+ennemis pour les avoir affranchis de la prétendue tyrannie de son époux.
+Au reste on ne l'abusa pas; elle discerna fort bien le motif qui avait
+conduit l'empereur Alexandre. Elle est douée d'un trop bon jugement pour
+ne pas s'en être formé l'opinion qu'elle était autorisée à en concevoir.
+
+Peu de jours après cette visite de Rambouillet, l'impératrice partit
+pour Vienne; elle alla le premier jour coucher à Gros-Bois, chez le
+prince de Neufchâtel, ayant passé par Versailles, Vervières et Soisy.
+Chacun alla la voir, et lui dire un dernier adieu.
+
+Elle voyagea escortée par les troupes de son père, et prit la route même
+qu'avaient tenue les alliés pour venir de Bâle à Paris. Elle parcourut
+avec une noble fierté les départemens d'un pays qui, à pareille époque
+(elle avait été mariée à l'empereur, le 8 ou le 10 avril 1810), à quatre
+ans de distance, avait élevé des arcs de triomphe sur son passage, avait
+semé des fleurs sur son chemin. Il la voyait partir alors comme la
+dernière victime des ennemis qui avaient dévasté ses cités, et emportant
+avec elle le lien qui semblait encore, peu de temps auparavant, devoir
+l'unir indissolublement avec les Français. Son coeur était déchiré
+pendant ce triste voyage, tout lui était amer; elle ne trouva un peu de
+distraction que lorsque ses yeux ne furent plus frappés, des tableaux
+qui entretenaient sa douleur. Elle emporta les regrets de tout ce qui
+avait eu le bonheur de l'approcher, et laissa parmi nous le souvenir de
+toutes les vertus.
+
+La mère de l'empereur était partie d'Orléans pour Rome avec son frère,
+le cardinal Fesch; le roi Louis suivit sa mère; le roi de Westphalie se
+rendit en Styrie; le prince Joseph alla en Suisse; les soeurs de
+l'empereur se retirèrent également en pays étranger. Il est temps de
+revenir à ce qui se faisait à Paris.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+Toujours M. de Talleyrand.--Incroyable transaction; ses motifs.--Le
+fermier des jeux Saint-Brice.--Arrivée du roi à Compiègne.--Harangue
+inconvenante de Berthier.--Saint-Ouen; la constitution du sénat.--Entrée
+de Louis XVIII à Paris.--Jugement sévère de la multitude.--Incidens
+fâcheux.--J'écris à Alexandre.--Pourquoi je ne puis aller dire adieu à
+l'empereur.
+
+
+Depuis l'abdication de l'empereur, c'est-à-dire, depuis le 8 avril, la
+guerre était naturellement finie, puisque ce n'était qu'à lui,
+disait-on, qu'on la faisait; elle l'était effectivement, car les armées
+ennemies étaient de suite entrées en cantonnement, et une ligne de
+démarcation avait été tracée entre la portion de territoire qu'elles
+occupaient et celles où étaient réparties nos troupes. Les généraux de
+l'armée française étaient pour la plupart à Paris, ils y avaient même
+des troupes; l'armée entière avait d'ailleurs reconnu le gouvernement
+provisoire, et lui obéissait ainsi qu'à ses ministres, qui étaient fort
+assidus à rendre leurs hommages aux souverains alliés. On attendait le
+roi, qui ne devait pas tarder à arriver, et comme on ne pouvait pas
+espérer l'abuser par les contes que chacun se proposait de lui faire sur
+la part qu'il avait eue à son rappel au trône, on se hâta de lui lier
+les mains par une constitution que l'on fit faire à la hâte par le
+sénat. Il n'y eut que les dupes qui furent pris à un leurre de cette
+espèce. Le sénat ne pouvait pas plus donner une constitution aux
+Français, qu'il n'avait eu le droit de prononcer la déchéance de
+l'empereur. Le roi avait un esprit trop supérieur à celui de tous ces
+casse-cous politiques pour se faire illusion sur les véritables causes
+de son retour.
+
+Un fait qui prouve combien ces artisans de troubles qui n'avaient cessé
+de tromper la nation en trahissant constamment le plus faible au
+bénéfice du plus fort, s'attendaient peu à la rentrée du prince auquel
+ils voulaient faire croire qu'ils avaient rendu la couronne, c'est
+qu'ils n'avaient pas même de conventions faites avec lui. Assurément
+s'ils eussent réellement songé à le remettre sur le trône, et qu'ils
+eussent eu les vues d'intérêt public dont ils se targuent, ils auraient
+fixé quelques bases, exigé quelques garanties, ou bien ils eussent été
+les plus imprévoyans des hommes. Mais ils ne méritent pas ce dernier
+reproche; le roi fut ramené par les événemens, et quand ils virent
+qu'ils ne pouvaient l'éviter, que leurs intrigues n'avaient tourné qu'au
+profit de l'émigration, ils imaginèrent de s'approprier l'oeuvre des
+circonstances, et de s'attribuer ce qui s'opérait malgré eux. Ils
+s'avisèrent alors d'improviser une constitution qu'il leur importait
+d'obtenir, d'abord pour leur propre sûreté ensuite parce que c'était une
+pièce nécessaire pour entraîner les Français près desquels ils
+n'avaient, pour moyen de persuasion, qu'une proclamation du roi, qui
+même avait près d'un an de date. Ils croyaient qu'avec cette
+constitution ils allaient être à l'abri des conséquences qu'ils
+redoutaient; on verra combien ils étaient dans l'erreur. Je sais du
+reste que M. de Talleyrand ne donnait pas dans cette illusion. Il ne
+s'abusait pas sur les suites que pourrait avoir le retour de la maison
+de Bourbon, et avait songé à prévenir les conséquences fâcheuses qu'il
+serait dans le cas d'avoir pour lui personnellement. Il était dans un
+besoin d'argent extrême, et perdait un traitement annuel de 100 mille
+écus dont il jouissait sous le gouvernement de l'empereur. Il voyait
+bien que le roi ne pourrait conserver à personne des émolumens aussi
+considérables. Un fait vient à l'appui de ce que j'avance: M. de
+Talleyrand avait acheté, du produit de l'hôtel qu'il avait vendu à
+l'empereur, une maison de plaisance nommée Saint-Brice, à peu de
+distance de Saint-Denis. La perte de son traitement le mettait dans
+l'impossibilité de conserver cette maison qui était d'un entretien
+dispendieux; en conséquence, il chercha à s'en défaire. Personne ne se
+présenta pour l'acquérir, mais il sut y suppléer. Il fit venir le
+fermier-général de l'entreprise des jeux de Paris, et lui proposa de lui
+acheter cette propriété; celui-ci déclina sa proposition, mais
+inutilement. On lui signifia qu'on ne l'avait pas fait appeler pour
+éprouver un refus, qu'il fallait acquérir, et que, si le contrat n'en
+était pas signé dans vingt-quatre heures, le bail était cassé et donné à
+un autre. Le fermier était sans appui, il avait affaire au chef du
+gouvernement provisoire, il se résigna et demanda le prix qu'on mettait
+à la maison. On lui répondit 250,000 francs; il les fit payer le jour
+même, sauf à se les faire rembourser par les joueurs, et à se défaire
+comme il pourrait de la maison.
+
+Il fallait que M. de Talleyrand n'eût pas des pressentimens rassurans,
+pour se défaire, par de semblables moyens, de tout ce qui pouvait être
+d'une réalisation difficile. Mais revenons à la position de la France
+vis-à-vis des étrangers, qui avaient déclaré ne vouloir lui imposer
+aucun sacrifice.
+
+On attendait le roi, dont l'arrivée avait été assignée à jour fixe. On
+pouvait discuter sur la paix à loisir, puisque l'on ne se battait plus,
+et qu'il n'y avait plus d'effusion de sang à arrêter. Cependant on se
+hâta d'ouvrir une négociation, et l'on fit signer au comte d'Artois des
+préliminaires qui nous dépouillaient de tout ce que nous possédions
+encore dans les contrées qui avaient été si long-temps annexées à la
+France. Flottes, arsenaux, places, constructions de toute espèce, nous
+nous dessaisîmes de tout. Comment achetâmes-nous si cher un armistice
+qui existait par le seul fait de l'abdication? Comment payâmes-nous si
+haut une suspension d'armes dont nous jouissions déjà? Comment M. de
+Talleyrand, qui connaissait si bien la valeur des objets négociables
+dans les transactions politiques, commença-t-il par priver la France de
+tous ceux qu'elle avait? Il consentit à rendre à l'instant tout ce
+qu'elle possédait au-delà de son ancienne frontière, hormis Chambéri, et
+quelques lambeaux de territoire, autour de cette place. Mais la Toscane,
+le Piémont, Genève, la Belgique, le Palatinat, les places de guerre avec
+leurs armemens et approvisionnemens, Anvers avec sa flotte, l'arsenal et
+ses magasins, tout fut cédé aux ennemis, et l'on fit ratifier cette
+désastreuse disposition à M. le comte d'Artois, avant même qu'il pût
+être instruit de ce qu'on lui proposait. On expédia de suite des
+courriers à tous les commandans de ces places, avec ordre de les rendre
+telles qu'elles étaient aux troupes ennemies qui en faisaient le blocus,
+et de se mettre de suite en marche avec leurs garnisons pour rentrer en
+France. On voulut observer que toutes les places que l'on abandonnait
+ainsi renfermaient la presque totalité de l'artillerie qui composait
+l'armement de celles de l'ancienne frontière. On remarqua que
+l'inventaire de la première prise de possession de ces places par les
+Français existait encore. On proposa d'en faire la remise d'après cet
+inventaire, et conséquemment de ramener tout ce qui avait été tiré de
+l'intérieur. Mais le gouvernement provisoire reçut mal cette
+observation, et voulut que les places fussent rendues dans l'état où
+elles se trouvaient. Il poussa la libéralité jusqu'à ordonner que
+l'arsenal de Turin, qui n'était composé et rempli que de l'ancien
+établissement de Valence, ainsi que des approvisionnemens achetés par la
+France, fût livré sans en rien distraire. Il ne pouvait cependant pas
+ignorer ce qu'il abandonnait, puisqu'il y avait des états au bureau de
+la guerre, et que rien ne s'opposait à ce qu'il en demandât
+communication.
+
+On ne peut pas faire à M. de Talleyrand l'injustice de croire qu'il à
+été surpris dans cette transaction par les ministres des puissances
+étrangères, ni qu'il s'est mépris sur l'immensité du sacrifice qu'il
+laissait imposer à la France. Il voyait bien qu'il ne lui restait rien
+pour conclure la paix, et qu'il s'ôtait les moyens de prendre une
+position entre la nation et les ennemis, car que pouvait-il faire après
+la perte de ce qui aurait pu appuyer une prétention, quelque faible
+qu'elle fût? Comment M. de Talleyrand prit-il sur lui de conclure cette
+transaction avant l'arrivée du roi? D'une part, il n'y avait pas
+nécessité de traiter; de l'autre, aucun motif raisonnable ne justifiait
+les bases sur lesquelles on négociait. M. Talleyrand savait mieux que le
+comte d'Artois que la France avait encore plus de troupes que les alliés
+ne nous en avaient montrées. Il n'était besoin que de jeter les yeux sur
+les tableaux du ministre de la guerre pour s'en convaincre. Rien ne
+s'opposait plus à leur réunion; l'on pouvait donc s'en prévaloir dans la
+négociation.
+
+Quand on cherche ce qui a pu déterminer M. de Talleyrand à ouvrir ou à
+ne pas renvoyer cette négociation jusqu'à l'arrivée du roi, on est,
+malgré soi, obligé d'accorder quelque croyance à des bruits qui
+coururent et rattachèrent la conclusion de cette affaire à des intérêts
+particuliers. On a dit, et on me l'a répété de bonne source, que M. de
+Talleyrand ayant eu la main forcée par les événemens, dans le retour des
+Bourbons, n'avait aucune confiance dans la position qu'il lui serait
+possible de prendre, parce qu'il jugeait déjà des sentimens dans
+lesquels ces princes revenaient, et que, ne prévoyant rien d'avantageux
+pour lui, il avait songé à acquérir une indépendance qui le mît à l'abri
+d'une disgrâce. Il avait, en un mot, usé de ses voies ordinaires pour
+faire arriver cette proposition d'armistice par les étrangers qui
+s'étaient engagés à reconnaître ses services. Comment en effet
+n'aurait-on pas été généreux envers celui qui, d'un trait de plume,
+remettait à des souverains étrangers un matériel d'artillerie avec des
+approvisionnemens tellement considérables, que la puissance la plus
+opulente n'aurait pu les acheter sans obérer ses finances? Quelque
+injurieux que soit le soupçon, il a existé. Je le rapporte comme je l'ai
+entendu émettre par des personnes qui avaient l'habitude de juger M. de
+Talleyrand.
+
+Après la signature de cette convention, quelle paix restait-il à
+conclure? On ne pouvait qu'assembler avec plus ou moins d'esprit des
+conditions qui aujourd'hui ne sont plus des garanties pour la
+tranquillité des peuples. Si, comme il est probable, M. de Talleyrand
+avait des projets autres que ceux auxquels il avait été obligé de
+prendre part, il ne pouvait employer de meilleur moyen pour calmer
+l'enthousiasme avec lequel il craignait que l'on accueillît le roi à son
+retour, que de stigmatiser cette époque par un sacrifice comme celui
+qu'il laissa imposer à la nation, lorsqu'elle pouvait encore faire
+respecter ce qu'elle avait acquis au prix de tant d'efforts.
+
+Ce fut le 21 avril que le roi fit son entrée à Paris. Il avait débarqué
+à Boulogne, et était venu de là à Compiègne, où le gouvernement
+provisoire, les ministres et les maréchaux de France s'étaient rendus
+pour lui présenter leurs hommages et lui offrir les assurances de leur
+fidélité. L'empereur était encore à Fontainebleau. Il lui était réservé
+de voir tous ces hommes qu'il avait élevés, enrichis, déserter ses
+drapeaux pour courir au-devant d'une nouvelle fortune; c'est, peut-on le
+croire? ce même Berthier dont il a été tant de fois question, qui était
+à la tête des maréchaux; ce fut lui qui porta la parole au roi, qui lui
+dit que, depuis vingt-cinq ans, la France, gémissant sous le poids des
+malheurs dont elle était accablée, attendait le jour fortuné qu'elle
+voyait luire, et il n'y avait pas une semaine qu'à Fontainebleau il
+promettait à l'empereur de ne pas l'abandonner. Berthier, son compagnon
+d'armes, l'ami choisi pour aller à Vienne épouser la fille de l'empereur
+d'Autriche, Berthier s'oublier à ce point! Et pourtant il était attaché
+au souverain qu'il outrageait; il payait tribut à la faiblesse de son
+caractère, au vertige de l'époque, sans cesser de chérir et de plaindre
+le bienfaiteur dont il n'avait pas le courage de partager l'infortune.
+De Compiègne, le roi vint à Saint-Ouen, qui, comme l'on sait, n'est qu'à
+deux lieues de Paris. Il y reçut le sénat, qui apportait la dernière
+constitution par laquelle il croyait avoir immuablement fixé ses
+destinées. J'ai ouï dire à quelques uns d'entre ces messieurs qu'à peine
+étaient-ils sortis de l'audience, qu'ils avaient prévu ce qui allait
+arriver.
+
+Le cortége qui devait accompagner le roi à son entrée dans Paris était
+réuni. Il se mit en marche et entra par le faubourg Saint-Martin, après
+avoir suivi les boulevards extérieurs. Berthier était à la tête de la
+voiture du roi, qu'accompagnaient plusieurs maréchaux, ainsi que le duc
+de Feltre, qui avait dit en plein conseil, devant l'impératrice, que
+tant qu'il resterait un village où l'autorité de l'empereur serait
+reconnue, là serait la capitale et le lieu où tous les Français devaient
+se réunir. J'étais dans la foule occupé à voir passer le cortége; il
+rappelait, il est vrai, quelques souvenirs, mais le tableau en était
+pénible. Si l'on avait vu à cheval à côté de la voiture du roi les
+hommes qui avaient partagé les malheurs de son exil, cela aurait paru
+naturel; mais il y avait quelque chose d'indécent à voir figurer à la
+suite de Louis XVIII des hommes qui occupaient les premières places dans
+les marches triomphales de l'empereur.
+
+Le roi eût sans doute plus estimé ces nouveaux serviteurs de la
+légitimité, s'ils s'étaient excusés sur leur âge, leurs fatigues, et se
+fussent condamnés à la retraite, au lieu de s'avilir gratuitement; car
+enfin il ne les avait pas appelés, et il ne pouvait pas avoir une bien
+grande opinion d'hommes qui se conduisaient ainsi.
+
+La pauvre espèce humaine est bien faible; elle a besoin de n'être pas
+mise à une trop forte épreuve. Que l'on dise après cela que le génie de
+quelques uns de ses lieutenans était d'un grand secours à l'empereur. Je
+n'avais pas eu besoin de cette circonstance pour m'étonner qu'il eût pu
+faire tant de choses merveilleuses avec de tels hommes; au reste, il y
+en a qui sont plus à plaindre qu'à blâmer: ils n'ont manqué que de
+jugement pour voir que leur rôle était fini, et qu'à moins qu'on ne les
+appelât, ils devaient se tenir à l'écart. Le peuple, qui a, plus qu'on
+ne l'imagine, le sentiment des convenances, ne ménagea pas Berthier;
+j'entendis à diverses reprises la foule lui crier: «À l'île d'Elbe,
+Berthier! à l'île d'Elbe!»
+
+On ne finirait pas, si l'on s'abandonnait à toutes les réflexions que
+l'on pourrait faire sur la conduite de quelques-uns des grands
+personnages de l'empire. Quelle confiance espéraient-ils inspirer au
+roi? Quels étaient les gages de fidélité qu'ils venaient lui offrir?
+Était-ce leur constance? Le roi pouvait en être juge. Était-ce l'intérêt
+personnel qui les conduisait à ses pieds? Ils s'abusaient plus encore.
+Louis XVIII pouvait comparer les bienfaits qu'ils avaient reçus de celui
+qu'ils avaient abandonné, avec les avantages que pourrait leur faire
+celui auquel ils venaient offrir leur fraîche fidélité.
+
+Le roi descendit à Notre-Dame, où il voulut aller rendre grâce à Dieu de
+son retour. Madame la duchesse d'Angoulême était à côté de lui dans une
+calèche attelée de huit chevaux des écuries de l'empereur, et conduits
+par des hommes qui avaient encore sa livrée. De Notre-Dame, il vint aux
+Tuileries. Je ne parlerai pas des cérémonies d'usage en pareil cas, cela
+serait fastidieux; d'ailleurs, je n'étais plus à portée de faire des
+observations.
+
+J'ai dit que je n'avais pu aller dire adieu à l'empereur avant qu'il
+partît pour l'île d'Elbe. Voici ce qui m'en empêcha: j'avais reçu à
+Blois une lettre du général Bertrand, et je lui disais combien il était
+cruel de voir périr l'État avec autant de moyens de le sauver, puisqu'il
+y avait dans les places la valeur d'une bonne armée, et qu'enfin, si
+l'armée de l'empereur n'était pas en état d'entreprendre de suite
+quelque chose sur Paris, il ne fallait pas balancer à revenir sur la
+Loire, et à y appeler les armées des maréchaux Soult, Suchet et
+Augereau. Je pensais qu'alors on serait encore en état de balancer la
+fortune, parce qu'une bataille aux portes de Paris ferait décider la
+capitale à une insurrection qui n'éclaterait pas tant que la population
+ne verrait pas de moyens de succès. J'étais bien loin, comme on voit,
+des idées d'abdication; le malheur voulut qu'il n'y eût qu'une estafette
+de prise entre Orléans et Fontainebleau, et ce fut celle qui était
+chargée de ma lettre. J'ignorais cette circonstance lorsque je me mis,
+comme les autres ministres, en chemin pour revenir d'Orléans à Paris. Le
+grand-juge, M. Molé, dont la voiture précédait la mienne, reçut en route
+un avis qu'on lui transmettait de Paris, avec invitation de me le
+communiquer; il eut la bonté de laisser à la poste un de ses gens qui me
+remit la lettre lorsque j'y arrivai. Elle portait de me donner le
+conseil de ne pas venir à Paris, parce que la lettre que j'avais écrite
+au général Bertrand, à la date du 8 avril, avait été prise et portée à
+l'empereur de Russie, ainsi qu'au gouvernement provisoire, qui était
+fort indisposé contre moi. Je n'avais assurément, en donnant ce conseil,
+rien fait de répréhensible. Néanmoins je profitai de l'avis et retournai
+à Orléans, où je restai encore deux jours, car en révolution deux jours
+sont quelque chose.
+
+À mon retour, je fis prier un aide-de-camp de l'empereur de Russie, M.
+de Czernicheff, de venir me voir. Il voulut bien demander de ma part à
+son souverain si je pouvais vivre tranquille au milieu de ma famille, et
+compter sur sa protection, en cas que je fusse recherché pour des faits
+antérieurs à l'époque où j'avais dû cesser mes fonctions. J'avais dit à
+M. de Czernicheff que le moment était arrivé où j'avais besoin des
+effets de la bienveillance dont son souverain m'avait donné tant de fois
+l'assurance pendant que je résidais près de lui. Il revint le soir même
+me prévenir que, pour sa protection, l'empereur de Russie ne me
+l'accorderait qu'autant que je donnerais ma parole d'honneur de me tenir
+tranquille, et de ne pas faire un pas hors de Paris sans sa permission.
+Je la donnai sans hésiter. M. de Czernicheff ajouta que, quant aux
+effets de l'ancienne bienveillance dont je lui avais parlé, il ne
+fallait plus y compter, parce que l'empereur Alexandre avait tout-à-fait
+changé de façon de penser à mon égard. Je lui répondis qu'au moins il ne
+pouvait pas me refuser son estime, et que ce sentiment me dédommageait
+de la perte de l'autre. J'écrivis deux lettres, à ce sujet, à l'empereur
+Alexandre, moins pour en obtenir des faveurs que pour lui témoigner
+combien j'étais peiné d'être obligé de reconnaître que tous les accueils
+bienveillans que j'avais reçus de lui avaient été plutôt accordés au
+caractère public dont j'étais revêtu qu'à l'estime particulière que je
+croyais emporter en le quittant, puisque lui-même m'en avait donné
+l'assurance. Ma démarche fut inutile: je ne gagnai rien sur ses
+préventions, et je dus prendre garde à moi. J'étais prisonnier, dans
+Paris à la vérité; mais, après tout ce qui s'était passé, j'étais celui
+qui devait mettre le plus de circonspection dans sa conduite.
+
+L'empereur Napoléon parut surpris que je n'allasse pas prendre congé de
+lui; mais il ignorait la position dans laquelle j'étais à Paris, et
+lorsque M. de Caulaincourt me fit part de l'étonnement que ce prince lui
+avait témoigné, je le priai de la lui apprendre. M. de Caulaincourt ne
+reçut pas mon excuse, et me pressa même d'aller remplir mon devoir. J'y
+étais assurément très disposé; je lui demandai d'employer les facilités
+dont il jouissait près de l'empereur Alexandre pour obtenir de m'emmener
+à Fontainebleau et me ramener à Paris. Je ne voulais pas m'exposer, en
+cas qu'il survînt des troubles, à être accusé d'avoir été chercher des
+instructions à Fontainebleau. Je lui observai que j'aurais bien assez de
+peine à conserver ma tranquillité, sans ajouter encore de nouveaux
+embarras aux difficultés de ma position, étant en butte aux ressentimens
+inséparables de l'esprit de réaction qui s'emparait déjà de toutes les
+têtes. M. de Caulaincourt donna sans doute un autre motif à mon refus,
+et je n'en fus pas surpris, parce que je le voyais lui-même persuadé que
+le rappel de la maison de Bourbon était l'ouvrage d'un parti et le
+résultat d'une conjuration. Avec cette opinion, il était difficile de ne
+pas suspecter le ministre de la police d'y avoir pris part, ou d'avoir
+laissé agir. Il devait, en conséquence, lui supposer une position faite
+avec le gouvernement provisoire, de manière à n'avoir plus besoin de lui
+donner des gages de circonspection. Il était même naturel que l'on crût
+que j'avais, par suite de cela, des motifs pour ne pas oser me présenter
+devant l'empereur. M. de Caulaincourt allait jusqu'à me dire que, quand
+on avait, comme moi, des honneurs et beaucoup d'argent, on était
+toujours quelque chose dans un grand pays tel que la France. Je cherchai
+à l'éclairer; mais je n'y parvins pas. Ce ne fut que plus tard qu'il
+reconnut la marche qui avait été suivie pour amener cette grande
+catastrophe.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+Arrivée de Fouché à Paris.--Ses regrets de ce qu'une conspiration avait
+eu lieu sans qu'il en fût.--Flatteries qu'on prodigue à Alexandre.--Nous
+n'avions rien vu de semblable ni à Vienne ni à Berlin.--La reine
+Hortense.--Alexandre se défend d'avoir été l'auteur de la perte de
+l'empereur.--Partage de nos dépouilles.--Comme l'âne de la
+fable.--Considérations politiques.
+
+
+M. Fouché, qui avait attendu en Languedoc et en Provence le dénouement
+de toute cette longue agonie, venait d'arriver à Paris, aussi surpris
+que tout le monde de la direction qu'avaient prise les affaires; c'était
+la première fois que l'on faisait quelque chose sans lui. Il se donna
+mille mouvemens pour s'immiscer dans les affaires; mais tous les rôles
+étaient remplis: il eut beau se présenter à l'empereur de Russie, au
+comte d'Artois, se rapprocher de M. de Talleyrand, il était trop tard.
+Il prétendait, et ses adhérens ont répété d'après lui, que, s'il avait
+été à Paris, tout cela ne serait pas arrivé; les dupes ont pu le croire,
+mais les personnes qui connaissaient M. Fouché lui rendaient plus de
+justice, en disant qu'il n'y aurait eu de différence dans les événemens
+qu'une meilleure capitulation pour lui.
+
+Pendant le séjour que les souverains alliés firent à Paris, on leur
+donna plusieurs divertissemens de société. On mettait à leur plaire un
+empressement dont nous n'avions vu d'exemple ni à Vienne, ni à Berlin.
+Il y avait bal chez M. de Talleyrand une ou deux fois par semaine, et on
+les composait de tout ce que la haute société offrait de jolies femmes.
+Il ne me souvient pas qu'on ait rien omis pour mieux faire ressortir la
+dégradation dans laquelle on était tombé.
+
+Les dames polonaises avaient tenu une conduite bien différente lorsque
+les Autrichiens entrèrent à Varsovie en 1809, et l'empereur de Russie
+dut bien s'apercevoir que l'on n'aurait pas mis le feu à Paris pour
+l'empêcher d'y entrer. Il aimait les plaisirs, et suivait assidument
+ceux qu'on lui offrait à l'envi; il fut galant avec les dames, et même
+prévenant pour quelques unes qu'il alla voir. Par suite du plan de
+conduite qu'il avait adopté à Paris, il crut devoir faire visite à
+l'impératrice Joséphine. Il se fit annoncer à la Malmaison, et y
+rencontra toutes les déférences auxquelles la politesse de sa démarche
+lui donnait droit de prétendre; mais il était dans l'erreur, s'il
+croyait que dans cet asile l'on fût insensible aux malheurs de
+l'empereur. Aussi déchira-t-il le coeur de Joséphine, qui se contraignit
+pour ne pas laisser apercevoir ce qu'elle éprouvait, et faire un accueil
+gracieux à celui qui venait de détruire son existence et la tranquillité
+du reste de sa vie. Elle avait chez elle la reine Hortense, dont les
+agrémens de société attiraient beaucoup de monde à la Malmaison.
+L'empereur de Russie avait entendu parler de cette princesse, et eut
+aussi la curiosité de faire sa connaissance. On aurait pu croire qu'il
+cherchait à se réconcilier avec ceux dont il avait détruit l'avenir;
+mais on ne pouvait ni lui faire mauvaise grâce, ni s'excuser de
+paraître, parce que c'était lui-même qui était devenu le régulateur des
+convenances, et lorsqu'il ne craignait pas de venir étaler la pompe de
+son triomphe au milieu de ses victimes, c'était au moins leur ordonner
+de le bien accueillir.
+
+Il prit goût à la société de la Malmaison, y revint plusieurs fois et
+finit par permettre qu'on le traitât avec une sorte de familiarité, qui
+d'ailleurs ne compromet jamais la gravité des souverains vis-à-vis des
+dames. Comme celles-ci avaient l'esprit cultivé, la conversation fut
+quelquefois établie sur un chapitre plus sérieux qu'il n'est d'ordinaire
+de la voir chez les femmes. Les événemens du jour étaient une matière
+suffisante pour fournir à la discussion que la reine Hortense était bien
+en état de soutenir.
+
+J'eus l'honneur de voir cette princesse depuis cette époque, et je lui
+manifestai l'opinion que j'avais sur la cause de nos malheurs, en les
+attribuant exclusivement à l'empereur de Russie, sans lequel on n'aurait
+rien pu exécuter, parce qu'étant le chef de cette croisade, il n'avait
+laissé entreprendre que ce qui lui convenait. La reine Hortense le
+défendait; elle m'apprit qu'elle lui en avait fait l'observation, et
+qu'il lui avait soutenu qu'il n'avait pas eu la moindre part à la
+détrônisation de l'empereur.
+
+«J'étais satisfait, lui disait-il, j'étais venu aussi à Paris.
+L'empereur n'était plus à craindre pour moi, parce qu'on ne fait pas
+deux fois dans la vie une entreprise comme celle de Moscou[29]; l'effet
+de ses ressentimens n'aurait jamais pu arriver jusqu'à moi: ainsi je
+n'avais aucune raison pour désirer sa perte. Il n'en était pas de même
+de mes alliés, qui, étant ses voisins, avaient sans cesse devant les
+yeux le tableau de tout ce qui leur était arrivé, et qu'ils redoutaient
+encore. L'empereur d'Autriche particulièrement craignait de revoir
+Napoléon à Vienne; il en était de même des autres. J'ai dû condescendre
+à leurs désirs; mais pour moi personnellement, je me lave les mains de
+ce qui a été fait.» La reine Hortense paraissait persuadée de la vérité
+de ce discours qu'elle avait la bonté de me répéter; quant à moi, je n'y
+vis qu'un artifice qui avait été employé pour détourner le reproche
+d'une action déloyale, et surtout indigne d'un grand souverain. Ces
+propos avaient encore un but, c'était de nous rendre l'Autriche odieuse,
+et de nous faire revenir par là sur l'intérêt que tout le monde
+témoignait à l'impératrice Marie-Louise, intérêt dont l'empereur
+Alexandre commençait à s'apercevoir.
+
+La chute de l'empereur était trop nécessaire à l'exécution des autres
+projets qu'il avait en tête, pour qu'il laissât échapper une aussi belle
+occasion de détruire celui qui aurait pu les traverser. Il lui importait
+en conséquence beaucoup de mettre la France à la discrétion de son
+ennemi le plus irréconciliable, de l'Angleterre; il s'en rapportait à
+elle pour nous réduire à une impuissance absolue. Il devenait
+naturellement par là le maître du monde. L'empereur de Russie pouvait
+imaginer tout ce qu'il voulait faire répéter, pour former l'opinion sur
+la part qu'il avait eue à la perte de l'empereur; se défendre, c'était
+s'accuser, et c'était déjà reconnaître qu'il y avait eu une mauvaise
+action de faite que d'en accuser ses collaborateurs. Or, c'était se
+jouer de la crédulité publique, car il était évident qu'on n'avait rien
+pu faire sans lui. Je ne sais d'ailleurs si le rôle qu'il cherchait à se
+donner était préférable à celui qu'il voulait attribuer aux autres.
+
+Pendant que l'empereur de Russie assistait à des bals, et respirait
+l'encens qu'on brûlait devant lui, le roi de Prusse songeait à réparer
+ses affaires, et il avait raison. Il vendait les magasins, les arsenaux,
+et faisait charger les chariots de bagages de son armée de tout ce dont
+nous avions fait si peu d'usage dans le moment où il s'agissait de notre
+sort. Les fusils, les canons, les caissons, tout prit la route de
+Berlin, et nous l'avions bien mérité. On ne toucha pas au Muséum, mais
+on voyait que les mains en démangeaient à tout le monde. Il suffisait
+qu'il attestât notre gloire pour qu'il fût déjà condamné, il ne fallait
+qu'une occasion pour y revenir; heureusement l'ombre de l'empereur
+protégeait encore cette riche collection.
+
+Voilà donc la France réduite à laisser prendre sur elle tout ce qu'elle
+avait acquis depuis 1792, tant par le droit des armes qu'en retour des
+compensations qu'avaient obtenues ses ennemis dans les transactions
+qu'ils avaient faites avec elle. Les sacrifices furent supportés par la
+France seule; les autres puissances rentrèrent en possession de ce
+qu'elles avaient perdu, et ne se dessaisirent pas des compensations
+qu'elles avaient obtenues. Cela s'appelait rétablir l'équilibre entre
+les différentes puissances de l'Europe.
+
+La France fut à si peu de chose près anéantie, que l'on ne comprend pas
+comment les gouvernemens à la merci desquels sa mauvaise fortune l'avait
+mise ont laissé aller les choses à ce point. L'Autriche ne s'est pas
+trompée dans l'issue qu'elle s'était flattée de donner aux affaires
+générales; il faut convenir qu'elle s'est jetée de confiance dans les
+bras des Russes, sans en prévoir les suites, ni tirer parti du poids que
+ses armes avaient mis dans la balance, ou bien que, dès les conférences
+de Prague, elle avait acquiescé à tous les projets des ennemis
+personnels de l'empereur contre la puissance de la France. Quels
+qu'aient été les antécédens de la détermination qu'elle prit à cette
+époque, elle expiera quelque jour l'erreur de son cabinet, et
+reconnaîtra qu'elle n'a fait que changer d'inconvéniens avec le
+désavantage pour elle de la perte de tous les moyens qu'elle avait de se
+rapprocher de la France, si le cas l'eût exigé, et que la politique en
+eût fait un devoir.
+
+L'histoire de tous les siècles est à peu près la même. Celle du dernier
+nous apprend que, dans le temps où ni la Russie ni la Prusse n'étaient
+connues, la Suède était une puissance ainsi que la Pologne, et surtout
+l'empire ottoman. Dans ces temps-là, la monarchie autrichienne crut son
+existence assez menacée par l'appel au trône d'Espagne d'un petit-fils
+de Louis XIV, pour se déterminer à la longue guerre qui se termina par
+le traité d'Utrecht. On établit alors un équilibre entre les puissances,
+en démembrant une bonne partie de la monarchie espagnole. Aujourd'hui on
+a replacé la France dans une situation moins avantageuse que celle où
+elle se trouvait à cette époque, déjà malheureuse, mais qui lui donna
+depuis la facilité de se lier avec l'Espagne et la Hollande pour
+soutenir au moins son indépendance maritime. Elle ne pourrait reprendre
+aujourd'hui la même opération en sous-oeuvre, puisque ces deux États ont,
+ainsi qu'elle, perdu presque toutes leurs colonies; et ce sont ces
+possessions qui composent une puissance commerciale et facilitent
+l'entretien d'une marine. Les Anglais, en forçant cet état de choses,
+ont assuré pour long-temps leur supériorité navale, qui est tout le
+secret de leurs richesses, et par conséquent de leur influence sur le
+reste du monde. Il est bien vrai que l'Amérique s'est élevée; mais aussi
+elle est menacée de devenir tellement forte, qu'elle adoptera
+vraisemblablement une politique différente de celle qu'elle a suivie
+depuis la paix de 1783, et que la France, comme les autres, aura sa
+rivalité à craindre après avoir espéré son appui. Peut-être un jour
+verra-t-on les marines de l'Europe insuffisantes pour résister à celles
+de l'Amérique, qui, sous ce rapport, a les mêmes avantages de position
+que la Russie possède sur notre continent. Quoique cette époque soit
+éloignée, on peut la prévoir, et celle de laquelle nous traitons, ayant
+été assez laborieuse pour jeter un regard sur l'avenir, on est bien
+autorisé à émettre l'opinion que, du côté de l'équilibre naval, il n'y a
+pas même eu de l'équité dans les partages. Il ne faut que voir ce qui
+s'est fait pour reconnaître la puissance qui a, non pas dirigé, mais
+commandé en maîtresse absolue.
+
+Dès le commencement du dix-septième siècle, la tranquillité de l'Europe
+avait fait sanctionner les partages faits à Utrecht. Si les calamités
+qui depuis ont affligé l'espèce humaine eussent eu pour but le
+rétablissement d'un ordre de choses propre à assurer au monde une longue
+paix, elles eussent porté leur excuse avec elles. Mais il n'en est pas
+ainsi: on est forcé d'en convenir, ce qui s'est fait paraît en
+opposition manifeste avec ce noble but. Assurément les changemens
+survenus depuis un siècle dans la répartition de l'Europe en avaient
+amené dans la politique. D'anciens États avaient en effet disparu,
+d'autres s'étaient élevés et se sont présentés au partage tout arrondis
+de la destruction de vingt peuples divers dont il n'est venu à l'idée
+d'aucune puissance de leur demander compte. Il n'y a que la France à
+laquelle on fit éprouver le sort de l'âne de la fable des _Animaux
+malades de la peste_. On la condamna en admettant comme juges et témoins
+tout ce qui avait pour le moins la conscience aussi chargée qu'elle. On
+aurait dû cependant remarquer que tout ressentiment devait être mis à
+part, qu'on commettait une grande faute, et que plus il y avait de
+puissances qui aspiraient à la prépondérance sur la grande scène du
+monde, plus on devait apporter d'attention à ce que l'on faisait.
+C'était en effet le moment de comprimer toutes les haines particulières;
+la prudence même commandait d'étouffer la discorde qui aurait pu se
+rallumer parmi les Français, afin de pouvoir porter tout le corps
+politique de cette nation du côté où cela aurait été nécessaire. Il y a
+de l'erreur à croire qu'en morcelant un pays, les portions que l'on
+réunit à divers autres États portent dans les affaires le même poids que
+lorsqu'elles appartenaient à un grand peuple, et agissaient avec lui.
+Tout ce qui a été enlevé à la France pour l'énerver n'a que faiblement
+augmenté la puissance des États qui ont acquis ses provinces. De même
+toutes les provinces que la Suède possédait avant le désastreux traité
+de Neustadt, la Pologne, l'intégrité de l'empire turc, l'indépendance
+des Tartares de la Géorgie et des provinces persanes aux bouches du
+Volga ne menaçaient point la tranquillité de l'Europe, qui eut le
+malheur de rester indifférente au sort que ces pays éprouvèrent
+successivement. La Russie, en les subjuguant hors des regards de
+l'Europe, a acquis une puissance incomparablement plus forte que tout ce
+qui nous a été transmis par l'histoire. À cette puissance plus que
+gigantesque se joint encore celle de l'unité d'action produite par un
+gouvernement despotique qui commande à plus d'un quart de la population
+du monde connu, et qui exerce une puissance morale sur la moitié du
+reste. Depuis le rétablissement de l'équilibre en Europe, une foule de
+peuples qui lui sont inconnus, ceux qui habitent sur la surface immense
+entre les glaces qui séparent le nord de l'Amérique de la Russie et une
+ligne tirée depuis l'embouchure de la Vistule par celle du Borysthène à
+celle du Volga, plus une étendue de pays égale à la surface de la
+France, et située à l'ouest de ces fleuves, et une autre plus inconnue
+encore, aux bords de la mer Caspienne; tous ces peuples, dis-je, sont
+vassaux immédiats du même gouvernement, qui ne reconnaît de loi que sa
+volonté, qui peut lever des armées, faire la guerre ou la paix selon son
+bon plaisir, sans qu'aucune institution intérieure puisse mettre des
+bornes à son pouvoir. Il peut donc exister dans cette immense monarchie
+des armées égales à celles du reste de l'Europe sans que celle-ci en ait
+connaissance, parce que les relations avec ce pays n'existent que sur un
+point tandis que celles de la Russie avec l'Europe ont des ramifications
+innombrables. Ces armées peuvent être transportées en Asie ou au centre
+de l'Europe, ayant qu'on sache à Paris, à Londres ou à Vienne de quoi il
+s'agit.
+
+Telle est cependant la position dans laquelle on s'est jeté en se
+livrant exclusivement à l'esprit de vengeance et en lui sacrifiant tout.
+
+On donne pour excuse que le souverain actuel de la Russie est ami de la
+paix, et qu'il tiendra à son ouvrage; cependant c'est ce même souverain
+qui a excité allumé la guerre de 1805, qui a amené toutes les autres.
+Mais admettons que, mûri par l'âge qui donne de l'expérience et de la
+philosophie, il soit disposé à maintenir l'harmonie entre les nations
+dont il s'est rendu l'arbitre: est-il immortel? S'il meurt, quelles
+mesures a-t-on prises contre son successeur, s'il est jeune et
+belliqueux? Comment même prévenir les effets de son ambition dans un
+pays qui, jusqu'à présent, compte presque autant de révolutions de
+palais que d'avènemens de souverains au trône[30]?
+
+On voit à l'église de la forteresse de Saint-Pétersbourg les tombes
+sépulcrales des neuf ou dix souverains que la Russie compte déjà, et il
+n'y a guère que Catherine II qui ait eu une mort naturelle.
+
+Mais admettons que le souverain actuel de la Russie veuille maintenir la
+paix, malgré les opérations qui lui sont encore commandées pour la
+gloire de son règne, et la consolidation d'un système qu'il doit bien
+penser être déjà l'objet de plusieurs sombres inquiétudes.
+
+Si son successeur, qui n'aura pas la même puissance morale que lui sur
+la nation, est obligé d'entreprendre de nouvelles excursions,
+qu'arrivera-t-il au reste du monde, et où est l'alliance à former pour
+s'opposer à ce torrent?
+
+La Prusse sera obligée de suivre la politique de la Russie, pour ne pas
+perdre les États qu'elle possède depuis Memel, au-delà du Niémen,
+jusqu'à l'embouchure de la Vistule; elle obligera la Saxe de l'imiter,
+et une bonne partie des États du nord de l'Allemagne suivront la même
+direction.
+
+Alors que fera l'Autriche seule avec la Bavière? Pourra-t-elle appuyer
+les Turcs et se défendre elle-même? Il y a de la déraison à le supposer.
+Appellera-t-elle la France et l'Espagne à son secours? Elles
+arriveraient trop tard, et d'ailleurs il leur importe peu qui soit roi
+de Bohême et de Hongrie; elles auront l'une et l'autre leur bât à
+porter, on ne leur a laissé que ce droit-là par l'impuissance où on les
+a réduites. Si elles se laissaient séduire par des promesses, elles en
+seraient dupes; elles feront mieux de se réunir pour se présenter au
+partage des dépouilles du vaincu, que d'aller aux coups: elles ont des
+pertes à réparer, et rien à compromettre.
+
+Plus on regarde avec sang-froid ce que l'Autriche a laissé faire, moins
+on peut expliquer une aussi étrange politique.
+
+Si c'est aux conférences de Prague que cette puissance a souscrit à la
+destruction de la France en même temps qu'à celle de son chef, rien ne
+peut excuser une pareille erreur, et en supposant que l'empereur
+d'Autriche lui-même ait laissé rentrer dans son coeur des ressentimens
+qui paraissaient en être sortis depuis l'union de sa fille avec
+l'empereur Napoléon, son cabinet ne devait tout au plus que lui laisser
+faire le sacrifice de ce qui touchait à sa propre dignité, mais jamais
+celui de ce qui touchait aux intérêts immédiats de la monarchie.
+
+Le monarque, dont les espérances avaient été trompées, pouvait avoir
+repris son ancienne aigreur; mais un cabinet devait être d'autant plus
+prudent, que le chef de l'État se livrait à une manière d'envisager qui
+obscurcit le jugement.
+
+Un ministre doit être sans passion, parce qu'il est responsable, et doit
+toujours pouvoir rendre compte de ce qui a été la règle de sa conduite
+sans être autorisé à s'excuser par des erreurs.
+
+Si le ministère autrichien a souscrit à Prague à l'anéantissement de la
+France, il est seul coupable de tout ce qui pourra en être la suite,
+parce que son refus aurait obligé à adopter d'autres bases, qu'il ne
+serait pas pardonnable de n'avoir pas présentées lui-même et fait
+discuter d'avance.
+
+Si ce sont les événemens qui ont suivi l'entrée des alliés à Paris, au
+mois de mars 1814, qui ont déterminé l'Autriche à l'indifférence dans
+laquelle elle est restée, son cabinet est encore plus répréhensible,
+parce que ce qui aurait été une sage prévoyance avant de se livrer à la
+coalition, devenait un devoir, lorsque la politique russe et anglaise se
+développait de manière à faire reconnaître à l'Autriche si elle avait
+été trompée, et à lui faire apercevoir que l'on dirigeait de nouveau
+l'animadversion de la France contre elle, parce qu'il n'est pas permis à
+son cabinet de douter quelles peuvent en être les conséquences.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+Suite du chapitre précédent.--Ce qu'a fait la Russie.--Ce qu'eût dû
+faire l'Autriche.--Différence de la marche des deux cabinets.--Qu'ont à
+dire les Français?--Résumé de la conduite des souverains vis-à-vis de la
+France.--Projet de Pitt et d'Alexandre.--Est-ce l'empereur ou la France
+qu'on voulait abattre?
+
+
+Si le cabinet de Vienne avait protesté contre la fin de cette campagne,
+il aurait remis tout en problème. L'Autriche aurait repris sa place de
+médiatrice des destinées de l'Europe, en s'appuyant de la force qui
+restait encore à la France, et qu'elle cherchait à joindre à celle d'un
+protecteur.
+
+L'Autriche pouvait redevenir dans ce moment-là ce qu'elle devait être à
+Prague, l'arbitre de la France, et qui plus est, celle de l'Italie, dont
+elle eût mieux fait de protéger l'indépendance sous un ou plusieurs
+princes de sa maison. Et puisque les souverains de l'Europe avaient
+successivement souscrit à la ruine de la maison de Bourbon, pour
+favoriser l'agrandissement des leurs, il n'aurait pas été déraisonnable
+à l'Autriche, dans cette circonstance, de tenter de ressaisir
+l'équivalent de la puissance de Charles-Quint, au moins en Europe.
+
+Elle ne risquait rien et ne pouvait qu'améliorer ses affaires, qui ne
+l'ont pas beaucoup été par le recouvrement d'anciennes provinces.
+Celles-ci ont été détachées de la métropole pendant trop d'années pour
+lui reporter une sincère affection.
+
+L'Autriche, en protégeant l'indépendance administrative de l'Italie,
+aurait empêché l'agrandissement de ses autres voisins, auxquels elle a
+laissé faire des acquisitions incomparablement plus avantageuses qu'une
+bonne partie de celles dans lesquelles elle est rentrée; il ne faut,
+pour s'en convaincre, que comparer ce que la France et l'Italie
+présentaient de forces avant 1814 à ce que pourraient présenter
+aujourd'hui cette même France, la Belgique, les pays du Rhin qui ont été
+donnés à plusieurs princes différens, et enfin la Toscane et le Piémont.
+
+L'ancien royaume d'Italie a à peine augmenté l'armée autrichienne de
+quatre régimens, et il en faut huit ou dix autrichiens pour imposer à
+l'esprit de mécontentement du pays.
+
+La Prusse, et surtout la Russie, ont fait des acquisitions qui n'ont pas
+ces inconvéniens. Cette dernière puissance, en obligeant les autres à se
+replacer dans leurs anciennes ornières, n'a pas adopté ce principe pour
+elle-même; elle s'est au contraire tracé une route nouvelle par laquelle
+nous la verrons encore s'approcher du soleil au milieu des ruines de
+plus d'une nation, et amener ainsi de nouveaux bouleversemens sur la
+scène du monde.
+
+Il n'y a que contre la France que l'on prêcherait une nouvelle croisade,
+si elle voulait tenter seulement de reprendre Landau ou de reconstruire
+Huningue. Il y a peu d'années qu'un article de journal appelait vingt
+batailles, et aujourd'hui les cabinets de l'Europe sont indifférens à
+tout ce qui prépare l'asservissement du monde. On se demande où sont les
+hommes d'État qui ont fait tant de bruit pour abaisser la France, et ce
+que la tranquillité de l'Europe a gagné à lui substituer une puissance
+plus dangereuse, contre laquelle il ne reste pas même la ressource des
+alliances pour s'opposer à ses entreprises de domination universelle.
+C'est par là qu'elle-même a commencé à s'assurer d'avance de toutes les
+positions, il n'y a qu'à voir ce qu'il en reste. Par les femmes,
+l'empereur de Russie est un des prétendans à la couronne de Suède, car
+si celle-ci, à la mort de Charles XIII, passe à Bernadotte, elle
+n'arrivera pas assurément à son fils; de plus, l'empereur de Russie est
+beau-frère du roi de Bavière, du grand-duc de Bade, du prince
+héréditaire de Hesse-Darmstadt, du roi de Wurtemberg, et qui plus est,
+neveu de tous les princes de cette maison; il est beau-frère du roi des
+Pays-Bas, du duc de Mecklembourg-Schwerin, du prince héréditaire de
+Saxe-Weimar, qui, comme l'on sait, est la branche aînée de Saxe; elle
+n'a été dépossédée de l'électorat de ce nom, aujourd'hui royaume de
+Saxe, que par la puissance d'un empereur d'Allemagne, qui mit l'électeur
+au ban de l'empire pour lui avoir fait la guerre, et le fit condamner à
+céder son électorat à la branche cadette de Weimar, avec laquelle on
+l'obligea de permuter. Enfin, l'empereur de Russie est beau-frère du
+prince héréditaire de Prusse, dont la soeur vient d'épouser un grand-duc
+de Russie; il est en outre allié à la maison de Saxe-Cobourg par le
+mariage du grand-duc Constantin, son frère, avec une princesse de cette
+maison. Pouvait-on tirer un meilleur parti de ses moyens d'alliance, que
+n'a fait la Russie? Non assurément. Cette position est le complément des
+travaux de Catherine II; que l'on aille détrôner une de ces princesses,
+et l'on trouvera à qui parler.
+
+C'est ici le cas de rappeler qu'aux époques où la Russie traitait avec
+la France sur des bases peu avantageuses, on ne fit point cet outrage
+aux princesses de son sang, dont les maris s'étaient déclarés contre
+nous, et dont les États pouvaient, en 1807, être employés à indemniser
+la Prusse. L'Autriche a plus de princesses et surtout de princes dans
+les deux branches de Lorraine et d'Est que n'en avait la Russie. Tous
+sont capables de commander, il s'en faut bien cependant qu'elle en ait
+tiré un parti aussi avantageux pour sa gloire et sa puissance. Ils
+occupent, pour la plupart, des emplois militaires au gouvernement des
+provinces où ils se font aimer; mais, en général, ils vivent si retirés,
+que sans les vertus du grand-duc de Toscane on douterait de l'existence
+de ses frères: on n'entend au contraire parler que des voyages des
+grands-ducs de Russie. Si on ne les destinait qu'à gouverner en Sibérie,
+au Caucase, ou au Kamtschatka, on ne les enverrait pas faire des
+reconnaissances à Paris, Londres, Vienne et Berlin.
+
+Quelles que soient les raisons politiques qui déterminèrent au parti que
+l'on prit, il est plus essentiel d'en prévenir les suites que de
+chercher à les approfondir; c'est aux États menacés à sentir le besoin
+de se rapprocher et à se donner secours.
+
+Les Français n'ont assurément pas un mot à dire sur ce qu'on leur a
+imposé, et ils ne sont pas à la fin des maux qu'ils ont cru éviter en se
+jetant entre les mains de leurs ennemis. Ils supporteront encore le
+poids des puissances qui se sont agrandies aux dépens de la France.
+Telle pourra être la conséquence de l'erreur dans laquelle ils sont
+tombés en jetant le gouvernail à la mer au plus fort du danger, et si
+telle est leur destinée, qu'ils aient encore à gémir sur de nouveaux
+malheurs, on aura le droit de leur dire (tout esprit de parti mis à
+part): Comment avez-vous pu douter du but qu'avaient les puissances
+alliées? Lorsqu'elles vous firent la guerre en 1792, ce n'était pas pour
+vous arracher vos conquêtes; c'était donc pour vous asservir, et si à la
+suite des sanglantes querelles qui eurent lieu entre cette époque, et le
+traité de Campo-Formio, vous n'avez pas subi le joug qu'on voulait vous
+imposer, ce n'est que parce que les immortelles campagnes d'Italie
+avaient mis vos ennemis dans l'impuissance de vous nuire, et dans
+l'obligation de respecter l'organisation sociale que vous veniez
+d'adopter. À qui deviez-vous les victoires qui avaient fait reconnaître
+votre indépendance? La renommée répondra, à l'empereur. Et lorsqu'il fut
+parti pour l'Égypte, d'où il paraissait impossible qu'il revînt jamais,
+comment pûtes-vous vous méprendre sur le motif qui fit recourir vos
+ennemis aux armes? Pourriez-vous encore douter quels étaient leurs
+projets alors, et ce qui aurait été fait de vous sans la bataille de
+Zurich, et la défense de Gênes, qui donna au premier consul le temps de
+réorganiser l'intérieur et d'aller vaincre à Marengo? En quel état vous
+avait-il retrouvés à son retour d'Égypte? Comparez-le à celui dans
+lequel il vous avait replacés après les traités de Lunéville et
+d'Amiens. Si à cette dernière époque vous n'avez pas subi le joug, c'est
+qu'il fut ramené par la fortune pour vous sauver de nouveau.
+
+Lorsqu'il était uniquement occupé des soins que demandait l'entreprise
+formée à Boulogne pour terminer nos différends avec l'Angleterre, on ne
+pouvait assurément pas accuser son ambition: il doit vous souvenir de
+toutes les circonstances de l'agression de l'Angleterre, et combien la
+France entière faisait de voeux pour l'empereur, qu'elle excitait à
+franchir le détroit, au-delà duquel semblait être l'événement qui devait
+nous amener une paix profonde.
+
+Vous ne pouvez pas non plus avoir oublié comment il fut tout à coup
+obligé d'abandonner ce projet pour courir en Allemagne à la rencontre de
+la plus honteuse comme de la plus injuste des agressions dont l'histoire
+nous ait transmis le souvenir. Quel était l'ambitieux dans cette
+circonstance, ou au moins l'agitateur des discordes, le perturbateur de
+la paix? N'était-ce pas ce même empereur Alexandre que vous venez
+d'encenser comme un libérateur? Si vous n'avez pu juger des projets des
+puissances coalisées contre vous à cette époque, les révélations du
+général en chef de l'armée autrichienne, que la fortune abandonna dans
+les champs d'Ulm, et surtout les plans concertés entre l'Angleterre et
+la Russie[31] pour ramener la France dans ses limites de 1792, plans
+connus, avoués dès-lors, ne devaient-ils pas vous en instruire, et vous
+démontrer que votre organisation politique intérieure était le véritable
+grief que l'on vous imputait? Et si, au lieu d'avoir vu les ennemis vous
+dicter des lois, vous avez au contraire rejeté sur eux l'humiliation
+qu'ils vous réservaient, à qui le devez-vous, si ce n'est à la bataille
+d'Austerlitz?
+
+Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, couvrit la
+France de son bouclier, après l'avoir fait triompher par son génie.
+Lorsque, l'année suivante, il triompha à Iéna, puis à Friedland, ne
+pouvait-il pas se laisser séduire par la victoire? et si telle avait été
+la faiblesse de son esprit, qui aurait pu l'empêcher de devenir
+ambitieux? Ne pourrait-on pas opposer le traité de Tilsit à tous les
+reproches de cette nature que l'on voudrait lui adresser? J'arrive à
+l'entreprise formée sur l'Espagne, qui est la seule que l'opinion
+publique ait désapprouvée assez hautement en France, pour y rattacher la
+cause de tous les malheurs qui ont affligé la patrie. Les projets de
+l'empereur sur cette péninsule n'étaient pas plus ambitieux que
+n'avaient été ceux de Louis XIV; mais ceux de ce monarque furent plus
+habilement conduits, car quant aux droits que l'un et l'autre avaient
+sur ce pays, ils consistaient dans l'intérêt des peuples des deux États
+et dans les moyens que ces deux souverains avaient pour vaincre les
+obstacles qu'ils devaient rencontrer. Si, par suite du principe qui a
+déterminé Louis XIV à faire passer la couronne d'Espagne sur la tête de
+son petit-fils, l'empereur a pu être autorisé à entreprendre le même
+ouvrage, ne doit-on pas reconnaître qu'il avait au moins saisi
+l'occasion la plus favorable pour exécuter ce projet, en y faisant
+participer la seule puissance qui pouvait le traverser, et dont le poids
+suffisait au maintien de la paix en Europe? Alors que ne peut-on pas
+penser de ce qu'au mépris des engagemens que l'on venait de prendre avec
+lui, on laissa troubler la sécurité qu'on lui avait garantie, et qu'on
+l'obligea de courir de nouveau au-devant de l'agression dont ses alliés
+avaient déjà été victimes au printemps de l'année 1809? Est-il
+raisonnable d'admettre que les ennemis, qui l'attaquaient sans
+déclaration préalable, étaient plus autorisés à craindre pour leur
+propre sûreté qu'il ne l'était lui-même à supposer qu'ils n'avaient
+entrepris cette nouvelle guerre que parce qu'ils espéraient que
+l'éloignement de son armée leur donnerait la facilité de revoir toutes
+les transactions qu'ils avaient faites précédemment avec lui? Si cela
+n'est pas déraisonnable à supposer, il ne le sera pas davantage de faire
+remarquer ce qui serait vraisemblablement advenu à la suite des succès
+des ennemis, si toutefois ils en avaient obtenu dans la campagne de
+1809. Or, quel est l'événement de cette savante campagne qui les mit
+dans l'impuissance de nous nuire pour cette fois encore? La bataille de
+Wagram.
+
+Ce fut donc encore l'empereur qui, dans cette occasion, préserva la
+France de toutes les désastreuses conséquences qui auraient été la suite
+d'un revers. Il fit la paix en 1809, parce que l'indifférence des
+Russes, qui lui avaient garanti la tranquillité du nord, lui démontra
+qu'il ne devait pas compter sur eux. Il dut le croire encore davantage,
+lorsque cette puissance montra de la répugnance à resserrer son alliance
+avec lui. Était-il déraisonnable alors de se rapprocher de l'Autriche,
+qui présentait l'archiduchesse Marie-Louise de bonne grâce et même avec
+de l'empressement? Une fois uni à cette puissance, était-ce une folle
+entreprise que de vouloir à son tour réviser ses comptes avec les
+Russes? Assurément on ne peut refuser de convenir que l'on ne pouvait
+pas avoir pris plus de précautions qu'il ne l'avait fait pour s'assurer
+le succès. Toute l'Europe, à l'exception de l'Angleterre, marchait sous
+ses drapeaux, et vraisemblablement, s'il avait différé d'un an à former
+cette croisade, il aurait vu plus d'une puissance rejeter la proposition
+d'y prendre part.
+
+Un hiver détruisit tout, et ramena sur l'empereur l'orage qu'il avait
+conduit sur ses ennemis. C'était un malheur qu'il ne pouvait prévoir;
+mais, par des efforts de génie, il reprit sa supériorité à Lutzen. Là
+encore il soutint l'édifice qui allait peut-être s'écrouler. À Prague,
+peut-être on ne fit pas assez pour détacher l'Autriche; mais la
+coalition était en armes et réunie tout entière: elle fit tout pour
+éluder la paix. La bataille de Dresde eut lieu; malheureusement ce beau
+fait d'armes fut suivi d'une série de revers qui nous annonçait notre
+décadence et nous présageait la chute de celui qui jusqu'alors nous
+avait soutenus. Je ne recommencerai pas une longue narration de tous ces
+événemens, je ne me permettrai que quelques réflexions. Les ennemis
+prétendaient n'en vouloir qu'à l'empereur. Il est vrai qu'ils lui en
+voulaient beaucoup, et cela était tout simple: ils avaient éprouvé qu'il
+n'y avait que lui qui arrêtât l'exécution des projets qu'ils n'avaient
+cessé de poursuivre depuis 1792. Ils engageaient les Français à se
+détacher de l'empereur. Ceux-ci, abstraction faite des différences
+d'opinions qui les divisaient encore, et de tous les reproches qu'ils se
+croyaient fondés à adresser à leur souverain, n'ont pas eux-mêmes
+considéré qu'ils avaient placé la révolution ainsi que leurs intérêts à
+fonds perdu sur sa tête, et qu'en l'abandonnant dans un danger qui les
+menaçait autant que lui, ils le mettaient dans l'obligation de leur
+faire banqueroute, et c'est ce qui est arrivé. L'empereur une fois
+abattu, toutes les circonstances de cet événement ont été naturelles, et
+quelles que soient les plaintes que les Français puissent faire
+entendre, on leur répondra toujours: Fiez-vous à la foi punique!
+
+Les hommes qui ont ainsi égaré la nation, qui est toujours bonne et
+pure, sont les mêmes qui ont été les moteurs de tous les grands
+désordres depuis 1789 jusqu'à cette désastreuse époque, et qui chaque
+fois se sont montrés avec un degré de démoralisation de plus. Que
+disent-ils à présent à cette même nation qui redemande le prix des
+efforts qu'elle a faits pendant vingt ans, et du sang que ses enfans ont
+répandu? La renverront-ils au roi ou aux princes de la maison de
+Bourbon? Mais le roi ne peut être comptable de ce qu'il n'a pas reçu; le
+gouvernement provisoire de M. de Talleyrand, en trafiquant de
+l'armistice qui a précédé l'entrée du roi à Paris, a mis le monarque
+dans l'impossibilité de faire valoir les droits de conquête que pouvait
+encore appuyer la nation. C'est ce gouvernement provisoire qui a
+consommé sa ruine, et qui par là a peut-être jeté parmi elle les élémens
+de quelques discordes nouvelles. Enfin on dira aux Français: Si les
+Autrichiens avaient abandonné leur monarque dans les deux occasions où
+vous avez été à Vienne, la monarchie autrichienne était perdue. Si les
+Prussiens avaient été infidèles à leur roi après les malheurs dont leur
+pays fut accablé, c'en était fait de leur existence politique. Si les
+Russes avaient de même abandonné l'empereur Alexandre, parce que nous
+étions les maîtres de Moscou, cette vaste monarchie aurait été
+démembrée. Ces trois peuples ont supporté patiemment de longues
+calamités; ils ont obtenu le prix de leur persévérance. Quant à vous,
+Français, vous n'avez pas voulu voir que, si vous n'avez pas subi le
+joug quinze ans plus tôt, c'est que vous aviez l'empereur à votre tête;
+maintenant vous vous convaincrez que, si les ennemis vous accablent de
+tout leur ressentiment, c'est qu'ils ne craignent plus le prince qui
+vous protégeait et qu'ils exécutent en sûreté l'arrêt prononcé contre la
+France depuis 1792.
+
+Vous en aurait-il coûté autant pour lui donner les moyens de vous
+défendre qu'il vous en coûte après vous être séparés de lui? Souffrez
+donc et ne vous plaignez pas; mais surtout évitez de nouvelles discordes
+qui achèveraient de perdre le reste de votre existence; songez que vous
+restez vingt-quatre millions d'hommes, ayant les mêmes lois et la même
+langue, et qu'il y a là d'immenses ressources avec de la sagesse.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+État de l'opinion.--Composition du ministère de Louis XVIII.--Les
+intrigans remettent les fers au feu.--M. Fouché.--Confidence singulière
+du duc Dalberg.--Projets sur la personne de l'empereur.--Le roi s'y
+refuse.--M. de Talleyrand.--Ses mesures avant de partir pour
+Vienne.--Projets de massacre.--Ce qui m'arrive.
+
+
+Je passerai rapidement sur tout ce qui eut lieu entre l'arrivée du roi
+et le retour de l'île d'Elbe. Je n'étais plus placé pour bien observer;
+je ne veux rapporter que des faits exacts, et j'aime mieux ne pas tout
+dire que de raconter des choses dont la vérité peut être contestée.
+
+La déchéance une fois proclamée, chacun prit son parti, et la maison de
+Bourbon eut, à son retour en France, une force d'opinion que l'on
+pourrait comparer à celle que l'empereur avait eue contre le directoire
+à son arrivée d'Égypte. Il fallait bien peu de chose pour assurer au roi
+un règne paisible. Si l'on n'avait pas fait des événemens qui l'avaient
+replacé sur le trône une révolution, qui d'ordinaire en amène une autre;
+qu'il fût venu s'asseoir aux Tuileries sans rien changer que sa manière
+de vivre intérieure, il n'y a nul doute que l'administration aurait
+marché. Il y avait plusieurs raisons pour cela: la direction des
+affaires était dans les mains d'hommes habiles, qui depuis long-temps
+étaient accoutumés à les diriger; en second lieu, il y a en France un
+besoin d'être gouverné qui est généralement senti, et fait que tout le
+monde obéit dès que les mesures qu'on prend sont raisonnables. Hormis
+les deux ministères de la police et des relations extérieures, qui
+doivent toujours être entre les mains d'hommes possédant la confiance
+particulière du monarque, le roi ne pouvait pas faire de meilleurs choix
+que ceux que l'empereur avait faits.
+
+Mais un tel arrangement ne convenait pas aux intrigans qui s'étaient
+groupés autour du gouvernement provisoire. Celui-ci cherchait à brider
+le roi, et à prendre une position assez forte pour écarter tout ce qui
+aurait été tenté de signaler sa conduite au prince.
+
+Au fait, ces messieurs n'avaient pas pactisé avec les étrangers, abattu
+l'empereur, pour rester dans leur obscurité; ils ne s'étaient vendus aux
+ennemis que pour avoir les premières places, ils n'entendaient pas qu'on
+les en frustrât: aussi ne négligèrent-ils rien pour persuader qu'il
+fallait qu'on les en pourvût.
+
+Le roi ne connaissait personne; il dut nécessairement croire ceux qui se
+présentaient comme ayant tout hasardé dans l'intérêt de son retour. En
+conséquence, il confirma, à quelques changemens près, les choix du
+gouvernement provisoire; de cette manière, la majorité dans le conseil
+resta à M. de Talleyrand.
+
+Ceci est important à observer, à cause des conséquences qui vont s'en
+déduire.
+
+Talleyrand était ministre des relations extérieures;
+
+L'abbé de Montesquiou était ministre de l'intérieur;
+
+L'abbé Louis (ami de Talleyrand depuis 1789), ministre des finances;
+
+Le général Dupont (créature de Talleyrand), ministre de la guerre;
+
+Malouet, très attaché au roi, mais dupe de Talleyrand, ministre de la
+marine;
+
+M. de Vitrolles, ministre secrétaire d'État.
+
+La police, tant celle de Paris que du royaume, était entre les mains de
+M. Beugnot, qui était trop honnête homme pour n'être pas dupe de M. de
+Talleyrand. (On ne créa d'abord qu'un directeur-général de police; j'en
+dirai le motif tout à l'heure.)
+
+La garde nationale était entre les mains du général Dessoles; l'ex-garde
+impériale dans celles du maréchal Oudinot.
+
+Le duc Dalberg était ministre d'État, ainsi que Beurnonville. Comment le
+roi, ainsi entouré, aurait-il fait un pas contre le gré de M. de
+Talleyrand? Aussi les choses marchèrent-elles tant bien que mal pendant
+deux mois. Il fallait bien ce temps-là au roi pour apprendre à connaître
+les hommes auxquels il avait affaire.
+
+La chambre des députés fut convoquée. On réunit celle qui avait été
+ajournée par l'empereur au mois de janvier précédent: elle accourut le
+coeur plein de vengeance. On croyait le retour des Bourbons amené,
+préparé de longue main, et par conséquent accompagné de toutes les
+garanties de liberté publique que l'on désirait; on se crut heureux, et
+on ne ménagea pas plus l'encensoir aux arrivans que les injures à
+l'empereur.
+
+On ne peut s'empêcher de faire de tristes réflexions sur le caractère
+national, en comparant les diatribes de la tribune avec les flatteries
+dont elle avait si long-temps retenti: tant il est vrai qu'il faut
+vaincre, et que c'est le succès, et non la nature des intérêts que l'on
+défend, qui fait la gloire.
+
+Plus on parlait, plus la presse était libre, et plus le roi
+reconnaissait, d'un côté, les forces qui étaient à lui, et de l'autre,
+la nécessité de prendre une autre position que celle que lui avait faite
+le gouvernement provisoire.
+
+Par la même raison, celui-ci sentait le besoin de renforcer son parti,
+et c'est dans cette circonstance que je jugeai de tous les projets à
+venir de M. de Talleyrand. Il avait besoin, pour les exécuter, de
+l'éloignement des étrangers: aussi fut-il expéditif de ce côté-là, et on
+en fut bientôt débarrassé.
+
+Cela fait, il chercha à grossir son parti, et eut recours à ce que l'on
+appelle vulgairement les jacobins. Ceux-ci n'existaient plus depuis
+long-temps, mais il en fallait; on imagina ce moyen-ci pour en trouver.
+On supposa qu'ils étaient déjà en grand nombre, on répandit même qu'il y
+avait parmi eux de l'agitation. On en parla au roi, afin de pouvoir
+l'entretenir de M. Fouché, que l'on voulait lui donner pour ministre de
+la police. On lui signala le duc d'Otrante comme le seul homme vraiment
+habile sous ce rapport que possédât la France, comme le seul capable de
+contenir les jacobins, qui étaient d'autant plus à craindre qu'ils
+avaient des rapports avec les illuminés d'Allemagne.
+
+C'était afin de pouvoir lui faire donner le portefeuille de la police
+que l'on n'avait d'abord nommé qu'un directeur-général dans cette
+partie, car celui-ci aurait vu sans se plaindre un ministre passer avant
+lui.
+
+Si M. Fouché avait été agréé par le roi, on eût pu recréer à l'aise le
+parti des jacobins, tout en ayant l'air de le combattre et de le
+contenir. On aurait poussé ces démagogues aux places, aux fonctions
+électives. De cette manière, on aurait préparé l'exécution du projet que
+l'on avait été obligé d'abandonner lorsque les souverains alliés
+s'étaient déclarés pour les Bourbons.
+
+Le roi refusa obstinément d'accepter M. Fouché, et déjoua ainsi le
+projet, sans s'en douter. Voici à ce sujet une anecdote que je tiens du
+duc Dalberg lui-même.
+
+Il y avait déjà une quinzaine que le roi était à Paris, lorsque l'on
+admit à l'honneur de lui être présentées toutes les personnes qui
+avaient été pourvues de titres honorifiques sous l'empereur. Les ducs,
+entre autres, furent invités par la voie du _Moniteur_ à se présenter.
+Les injures dont j'étais l'objet n'arrêtaient pas; j'étais insulté dans
+les pamphlets, décrié dans les journaux; tout cela m'indiquait sur quel
+pied j'étais au château, et n'avais garde d'y paraître.
+
+J'attendis une seconde invitation; le _Moniteur_ la fit, je me décidai,
+j'allai rendre mes devoirs au chef du gouvernement. Je rencontrai le duc
+Dalberg dans le salon du Trône, je liai conversation avec lui, en
+attendant que la messe fût finie.
+
+Il me demanda ce que je comptais faire: je lui répondis que je n'avais
+pas de projets, et que je voulais vivre en paix et loin des affaires. Je
+ne sais où il avait pris que j'avais de l'ambition, mais il me conseilla
+de renoncer à courir la fortune, ajoutant que j'étais un brave homme,
+mais tout-à-fait incapable de remplir un grand emploi. L'homme d'État
+avait prononcé, et reconnu même qu'il n'y avait jamais eu que M. Fouché
+de réellement habile dans le ministère de la police. Il m'apprit que
+l'on avait proposé au roi de le reprendre, mais que l'on n'avait pu
+vaincre la répugnance que montrait ce prince à employer un homme qui
+avait voté la mort de son frère. M. Dalberg trouvait cela
+extraordinaire, et disait que c'était un grand malheur pour la France,
+qu'il n'y avait que M. Fouché qui fût en état de la gouverner dans la
+situation où elle était, et que l'on verrait de belles choses d'ici à
+peu de temps, si l'on ne prenait pas un parti contre toutes les têtes
+remuantes, tant en France qu'en Allemagne.
+
+Je ne pus m'empêcher de lui observer que je ne concevais pas comment,
+avec une pareille opinion, il avait pu concourir à la destruction d'un
+ouvrage qui était une aussi forte garantie contre la propagation des
+principes qu'il paraissait tant redouter.
+
+Il me répondit qu'on n'avait pas été le maître des événemens, qu'il
+avait bien fallu accepter ce que l'on n'avait pas eu les moyens de
+refuser. Il ajouta: «Nous avons eu une belle peur un soir, et si l'on ne
+s'était pas pressé d'accepter ceux-ci (en parlant des princes de la
+maison de Bourbon), nous aurions bien pu revoir l'empereur. Encore
+n'est-il pas sûr que, sans Marmont, il eût été détrôné.
+
+«Que vouliez-vous que l'on fît? on n'a eu le temps de rien arranger
+avant leur retour. C'est à présent seulement que l'on va s'en occuper:
+mais si l'on ne parvient pas à faire adopter à ceux-ci la résolution de
+régner avec les idées libérales, le pays ne sera pas tenable; il faudra
+que chacun s'enfuie.»
+
+Ainsi me parlait M. Dalberg vingt jours environ après l'arrivée du roi;
+cela m'expliqua pourquoi on voulait mettre M. Fouché au ministère de la
+police. On cherchait déjà à s'emparer des postes, pour commencer la
+destruction d'un gouvernement que l'on avait à peine établi.
+
+Pendant les trois premiers mois qui suivirent le retour des Bourbons,
+les esprits étaient contens. L'on s'était néanmoins déjà aperçu
+qu'aucune garantie n'avait été prise contre les projets que Louis XVIII
+aurait pu former par la suite, pour remettre les choses au point où
+elles étaient avant la révolution de 1789. Mais les entourages du roi ne
+tardèrent pas à jouir de la confiance que leur avait méritée la position
+dans laquelle ils avaient vécu, par suite des malheurs que ce prince
+avait lui-même éprouvés pendant vingt-cinq ans.
+
+Cet entourage était composé en majeure partie de vieillards qui ne
+connaissaient plus la France. Ils étaient restés sur la mauvaise humeur
+que leur avaient donnée les événemens de la révolution, et n'avaient
+rien appris depuis qu'ils avaient été obligés de chercher un asile à
+l'étranger.
+
+La chambre des députés au contraire était composée d'hommes qui avaient
+à peine connu ce que les premiers ne voulaient pas oublier, c'est-à-dire
+toutes les pratiques de l'ancien régime. Les députés de cette même
+chambre professaient hautement tous les principes politiques que la
+révolution avait consacrés. Dès-lors il était facile de voir que l'on ne
+pouvait pas rester long-temps d'accord, et qu'il fallait, ou que les
+vieillards se réformassent, ce qui n'était pas présumable, ou que les
+hommes élevés dans la révolution fissent rétrograder leurs idées, et
+abjurassent tout ce qu'ils avaient professé comme dogmes, ou suivi par
+habitude depuis plus de vingt ans.
+
+On passa ainsi tout l'été de 1814. Vers le mois de septembre, on
+commença à s'apercevoir de tout ce qu'il y aurait encore à faire, pour
+obtenir ce que l'on demande depuis si long-temps, et que
+vraisemblablement on demandera plus long-temps encore, sans que l'on
+puisse parvenir à s'entendre.
+
+Il faut croire que, malgré les milliers de productions de toute espèce
+qui ont été publiées sur les constitutions et les gouvernemens, on n'a
+pas présenté aux esprits des choses bien claires; autrement l'on serait
+forcé de reconnaître que ceux-ci ont manqué de sagacité pour les saisir.
+Voilà près de trente ans que l'on se bat pour une constitution, et à
+force de vouloir la perfectionner, on a fini par n'en point avoir du
+tout.
+
+Pendant que l'on discutait sur les droits de l'homme et la liberté
+individuelle, on a vu proscrire des citoyens recommandables par de longs
+services, et asservir la nation en la dépouillant de la première des
+prérogatives. On a vu également, pendant que l'on discutait sur des
+plans de finances, et que l'on s'occupait de la prospérité nationale,
+détruire la fortune publique et souscrire à tous les désastreux
+arrangemens qui ont rendu tout, jusqu'au territoire, l'hypothèque des
+engagemens pris avec les ennemis.
+
+Une constitution est sans doute une chose fort nécessaire, mais il est
+bon aussi de mettre aux affaires des hommes dont les intentions soient
+pures, et la conduite honorable.
+
+Les mêmes hommes qui avaient attribué à leur influence les événemens qui
+avaient amené le retour de la maison de Bourbon, étaient très attentifs
+à observer la dissemblance qu'il y avait entre les sentimens qui
+animaient ces entourages du roi, et ceux qui animaient la majorité des
+Français.
+
+L'expérience a assez démontré où conduisent les discordes, lorsqu'une
+fois la nation est en mésintelligence avec le pouvoir. Dans cette
+occasion-ci, on prévoyait déjà qu'une nouvelle catastrophe serait la
+suite de cet état de choses, qui cependant ne faisait que commencer.
+Mais lorsqu'on n'est pas d'accord sur les principes, on ne l'est pas
+davantage sur les conséquences qu'ils entraînent. Les opinions se
+rallièrent en silence; bientôt on vit de tous côtés se former des
+sociétés où l'on parlait librement contre le gouvernement et tous les
+actes de son administration.
+
+M. de Talleyrand et ses collaborateurs ne songèrent dès-lors qu'à
+préparer un ordre de choses qui pût être substitué à celui qui était
+établi, dans le cas où ils parviendraient à le faire écrouler.
+
+Ce fut sur ces entrefaites que le roi nomma le diplomate ambassadeur
+près du congrès réuni à Vienne. M. de Talleyrand s'y rendit, emmenant
+avec lui le duc Dalberg, à qui il fit donner un caractère diplomatique.
+Il eut toutefois la précaution de bien organiser sa correspondance avec
+Paris, afin de ne manquer d'aucunes informations[32].
+
+Il fit nommer par _interim_, aux relations extérieures, M. de Jaucourt
+qui était sa créature, et partit ensuite pour Vienne.
+
+En quittant Paris, M. de Talleyrand était convaincu qu'une nouvelle
+révolution était inévitable; il avait cherché en conséquence de quel
+côté on parviendrait à rallier le plus de monde. On avait déjà parlé du
+duc d'Orléans, mais on ne s'était pas arrêté à cette idée, parce que ce
+prince n'offrait pas assez de sécurité sur les inconvéniens que l'on
+trouvait déjà insupportables avec les alentours des princes de la
+branche aînée, c'est-à-dire que le duc d'Orléans n'aurait pas fait une
+scission assez complète avec les émigrés et tout ce qu'on entend
+communément par cette dénomination. Comme on ne voulait ni de la
+république ni d'un gouvernement électif, on trouva que ce qu'il y avait
+de plus raisonnable était de se rattacher à la régence; mais pour cela
+faire, il fallait prendre un parti contre l'empereur, qui pouvait partir
+de son île, et arriver à Paris comme un trait. Les artisans de la
+déchéance s'étaient mis à la besogne. Ils s'étaient affilié tout ce
+qu'ils avaient trouvé de brouillons et avaient formé le projet de faire
+assassiner l'empereur. Ils avaient imaginé d'associer l'autorité à cet
+attentat; l'assassin était prêt, il ne s'agissait que d'obtenir
+l'agrément du roi. On s'adressa à M. de Blacas; on le détermina à
+soumettre le projet au souverain, mais celui-ci ne voulut rien entendre.
+Les meneurs, à qui ses intentions furent assez durement signifiées, n'en
+persistèrent pas moins dans la coupable résolution qu'ils avaient prise.
+
+Ce qui déterminait encore à adopter le parti de la régence, c'est que
+les armées étaient rentrées en France après avoir successivement évacué
+tous les points qu'elles occupaient encore au-delà des frontières.
+
+Les prisonniers de guerre étaient revenus tant d'Angleterre que des
+autres pays. Les uns et les autres ne voyaient plus de perspective par
+la création d'une troupe de noblesse pour la garde du roi. Quelques
+dispositions de cette espèce avaient fourni des prétextes à ceux qui
+étaient mécontens, pour laisser apercevoir leur mauvaise humeur.
+
+Les choses étaient allées rapidement; au mois d'octobre, on rencontrait
+déjà dix personnes prêtes à s'armer contre le roi, pour une qui était
+résolue à le défendre.
+
+D'autres considérations personnelles à M. de Talleyrand l'obligeaient
+aussi à ne pas perdre un instant pour changer sa position, qu'il avait
+bien jugée être mauvaise et incompatible avec les principes qui
+semblaient devoir être la base du gouvernement du roi.
+
+En quittant Paris, sa résolution était arrêtée; mais il n'était pas fixé
+sur les moyens dont il convenait de faire usage, ni sur ce qu'on
+pourrait substituer au gouvernement après sa chute. Comme il prévoyait
+bien que la majorité de la nation, que l'armée entière seraient plus
+favorables à la régence qu'au duc d'Orléans, que l'on ne connaissait pas
+beaucoup plus que la branche aînée, il ne songea qu'à se garantir
+personnellement de tout ce qu'il y aurait eu de dangers pour lui dans le
+retour d'un gouvernement qu'il avait lui-même abattu. Aussi à Vienne
+fit-il son affaire principale de l'enlèvement de l'empereur, qu'il
+peignait comme pesant sur la France, et y entretenant les espérances des
+esprits remuans. Sous ce rapport, il avait raison.
+
+On était très occupé de l'empereur, et plus on approfondissait les
+détails de tout ce qui avait amené sa chute, plus on lui témoignait
+d'intérêt.
+
+Talleyrand avait l'exemple du retour d'Égypte. Il craignait une seconde
+représentation de cet événement. L'on avait tant dit que la tranquillité
+de l'Europe dépendait de celle de la France, qu'on se persuada aisément
+que l'enlèvement de l'empereur était une chose nécessaire au bonheur
+général: aussi M. de Talleyrand parvint-il à l'obtenir. Il n'y eut que
+l'empereur de Russie qui fit difficulté de se rendre à cette
+proposition, mais qui, enfin, y avait tacitement consenti.
+
+L'on a prétendu que le roi de France avait donné cette instruction à son
+plénipotentiaire. Je ne sais à cet égard que ce qui m'en a été dit, mais
+comment croire que M. de Talleyrand aurait pris sur lui d'ouvrir une
+pareille négociation, si elle n'avait pas été conforme à ses
+instructions? Elle n'était pas, du reste, déraisonnable de la part du
+roi, mais aussi il mettait par là l'empereur en droit de se défendre et
+de le prévenir comme il le fit en effet.
+
+Il n'avait jamais été convenu qu'il ne pourrait pas attaquer le roi de
+France, et à plus forte raison se défendre contre lui. L'opinion est
+injuste lorsqu'elle attribue à l'empereur seul les tristes résultats
+dont son entreprise à été suivie. Un jour ou l'autre, on reviendra sur
+cette question, et ce sera tant pis.
+
+Il y avait peu de temps que le congrès de Vienne était ouvert, lorsqu'il
+survint un changement dans le ministère à Paris; M. Malouet, qui était
+ministre de la marine, mourut, et enleva ainsi une voix à M. de
+Talleyrand.
+
+Il fut remplacé par M. Beugnot, qui n'a jamais rien connu à la marine.
+D'un autre côté, la police fut donnée à M. d'André, homme de bien et
+indépendant, qui ne pouvait pas être rangé sous l'influence de M. de
+Talleyrand. Enfin le roi, ayant reconnu quelques malversations dans les
+dépenses du ministère de la guerre, retira le portefeuille au général
+Dupont. Il le remplaça par le maréchal Soult, qui était encore moins
+disposé à se mettre sous l'aile du diplomate.
+
+Celui-ci se trouvait par là avoir perdu beaucoup de sa puissance depuis
+son départ de Paris, ce qui ne contribua pas peu à le décider à mener la
+seconde partie de son projet un peu plus vite qu'il n'en avait d'abord
+eu l'intention.
+
+À Paris, l'on tourmentait les imaginations des esprits faibles par des
+prétendus projets de proscription; on faisait circuler dans le monde des
+listes sur lesquelles on avait inscrit le nom des personnes qui
+semblaient devoir être les premières victimes de la réaction. L'on avait
+été jusqu'à pousser les alentours du roi à se porter à toute sorte de
+mesures propres à le dépopulariser; on avait probablement imaginé ce
+moyen pour hâter sa perte.
+
+Cet état de choses ne pouvait manquer d'être souvent la matière de la
+correspondance de Paris avec Vienne, où l'on informait exactement M. de
+Talleyrand de tout ce qui pouvait l'intéresser. Vers les mois de
+novembre et décembre, il y avait à Paris un horizon politique si obscur,
+même pour ceux qui habitaient cette capitale, qu'il était difficile de
+ne pas s'en former une idée encore pire, quand on ne jugeait de l'état
+des choses que par des données de correspondance.
+
+À cette époque, la famille royale se trouvait sur une pente de
+déclinaison; loin de regagner dans l'opinion publique, elle perdait tous
+les jours davantage. Il y avait une double raison à cela.
+
+D'abord l'opposition aux vues politiques qu'on lui supposait. La
+restitution des biens nationaux et autres choses de cette espèce avaient
+seules suffi pour détacher d'elle.
+
+Ensuite il y eut, dès cette époque, une agence active qui ne laissa rien
+échapper de tout ce qui pouvait dépopulariser la maison de Bourbon. On
+saisit adroitement le ridicule, qui en France est une arme si puissante,
+et dans cette circonstance on l'employa sous toutes ses formes. On eut
+l'air de mépriser ce moyen dangereux; mais il fit des plaies profondes.
+La famille royale parut bientôt isolée au milieu de la nation.
+
+J'avais été autrefois trop avant dans les affaires pour ne pas
+rechercher les causes de ce que j'apercevais, et qui était si général,
+que, dans la terre où je vivais retiré, les gens de la campagne me
+disaient que j'eusse patience, que cela ne pouvait pas durer.
+
+Ce ne fut néanmoins que plus tard que je sus tout ce qui avait produit
+les effets que je remarquais du fond de mon exil. Je le rapporterai tel
+qu'on me l'a donné; mais auparavant je dois raconter une anecdote qui
+m'est personnelle, parce que cela revient à l'appui de l'opinion que
+l'on voulait établir sur la formation des listes de proscription.
+
+J'ai toujours cru que c'était à quelque machinateur de nouvelles
+révolutions que je dus l'ordre qui me fut donné de sortir de Paris.
+Quelque répugnance que j'eusse à y obtempérer, je fus obligé de le
+faire, car je n'étais pas dans une position assez bonne pour braver la
+malveillance qui s'acharnait sur moi. Il était d'ailleurs si facile aux
+intrigans à projets nouveaux, de mettre leurs faits et gestes à
+l'adresse d'un homme qui avait été ministre de la police, que je dus
+prendre garde à moi. Les choses en étaient au point que mes démarches
+les plus simples étaient devenues suspectes. On en jugera par le fait
+suivant.
+
+Je m'étais livré à la grande culture; la récolte des pommes de terre
+avait manqué, je fus obligé de faire acheter deux ou trois cents sacs de
+ces tubercules sur les marchés des environs de Paris, d'où, après les
+avoir emmagasinés dans une des remises de mon hôtel, on les conduisait à
+ma terre à dix lieues de la capitale. Croirait-on qu'une chose aussi
+simple devint une affaire de gouvernement, et qu'on ne craignit pas
+d'adresser à des princes du sang une dénonciation d'accaparement, de
+projet d'affamer Paris? Il y eut un ordre donné au commissaire du
+quartier de constater l'existence et la quantité de ces pommes de terre,
+et recevoir ma déclaration sur l'emploi que je comptais en faire. Cette
+ridicule visite eut lieu avec la sévérité la plus grave; je dois
+l'avouer, les employés de police qui l'exécutaient en étaient honteux;
+mais enfin ils devaient obéir.
+
+Obligé de quitter Paris, je me retirai dans ma terre où je vivais seul,
+ma femme et mes enfans étant restés dans mon hôtel.
+
+Nous étions au mois de novembre; un homme à décoration se présente et
+demande à m'entretenir; je le reçois: il m'apprend qu'il est un de mes
+obligés, que la reconnaissance lui prescrit de me dévoiler ce qui se
+trame contre moi. «Ne restez pas ici, monsieur le duc, me dit-il, ne
+restez pas ici; je ne puis trop vous engager à rentrer à Paris, d'où on
+ne vous a pas assurément fait sortir sans motifs. Avant-hier, on devait
+se présenter chez vous; on ne l'a pas fait, mais la chose n'est que
+différée. Dans peu de jours, vous verrez entrer ici quatorze personnes
+conduites par un nommé D***[33], que vous devez connaître; les autres
+sont des hommes de même espèce (il me les nomma): l'on viendra vous
+réclamer de l'argent; ce sera le prétexte que l'on prendra pour
+commencer une querelle dans laquelle on doit vous assassiner. On est sûr
+de l'impunité, déjà même on a rédigé le rapport de cette aventure, afin
+de la mettre dans les journaux. Il est conçu de manière à faire penser
+que l'on serait venu chez vous vous réclamer de l'argent et vous
+proposer un défi que vous auriez refusé, mais que, forcé par les hommes
+d'honneur auxquels vous aviez affaire, vous avez été contraint de
+l'accepter; et comme l'on a supposé que vous blesseriez quelqu'un en
+vous défendant, on a de même supposé que c'est en duel que vous auriez
+blessé le premier, le second, tous ceux qui le seraient; mais qu'enfin
+vous auriez succombé à votre tour.
+
+«Je ne puis vous en dire davantage sans m'exposer moi-même; mais pour
+rien, ne restez chez vous, parce que je ne pourrais pas venir deux fois
+vous donner un pareil avis.»
+
+Cet honnête homme me quitta, et, comme l'on pense bien, j'envoyai au
+ministre de la police une copie de sa déclaration, lui indiquant les
+noms qu'il m'avait cités. Ils étaient aisés à trouver, puisque ce ***
+était chevalier de Saint-Louis, et garde de la porte de la maison du
+roi. Je fis donner communication de son projet à son capitaine, M. de
+Mortemart, et je n'en entendis plus parler.
+
+Malgré cette précaution, je jugeai prudent de rentrer à Paris, et d'y
+passer quelques jours pour faire abandonner le projet de venir
+m'assassiner à ma campagne. C'est pendant ce petit séjour que je fis
+dans la capitale que je vis ce qui se préparait. Je n'en connus
+cependant les ramifications qu'après le retour de l'île d'Elbe. Je vais
+les consigner ici.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+L'enlèvement de l'empereur est décidé.--À quoi servait M.
+Dalberg.--Metternich se met en rapport avec Fouché.--Questions posées
+par le diplomate.--Menées de Fouché.--Il est obligé de s'adjoindre des
+collaborateurs.--Ceux-ci le jouent.--Maladresse de la cour.--Anecdotes
+diverses.--J'envoie un émissaire à l'île d'Elbe.--M. André.--Ma
+conversation avec ce ministre.
+
+
+M. de Talleyrand, apprenant d'un côté ce qui se passait à Paris, et se
+croyant sûr de l'enlèvement de l'empereur de l'île d'Elbe, ne songea
+plus qu'à hâter cette dernière opération, dont s'était chargé, disait-on
+alors, l'amiral anglais Sidney-Smith, auquel on devait donner pour
+mission apparente le commandement d'une expédition contre les puissances
+barbaresques dans la Méditerranée.
+
+Je n'appris cette circonstance que par tout ce qui se disait
+publiquement à Paris, où une foule de lettres qu'on recevait de Londres
+donnaient des détails sur le congrès, vers lequel tous les regards
+étaient tournés. Les feuilles publiques anglaises disaient même que l'on
+devait conduire l'empereur à Sainte-Hélène, et celles d'Allemagne
+l'avaient répété. L'empereur les recevait à l'île d'Elbe.
+
+On ne faisait guère de doute que cette opération n'eût lieu. Comment
+d'ailleurs ne l'aurait-on pas cru d'après les détails suivans, qui m'ont
+été confirmés par M. Fouché lui-même au mois de mai 1815?
+
+Il faut rappeler que M. de Talleyrand avait près de lui le duc Dalberg.
+Celui-ci avait épousé la fille de madame de Brignole, qui avait suivi
+l'impératrice Marie-Louise à Vienne. M. de Talleyrand avait ainsi un
+moyen naturel de négocier sa position avec la régente, après avoir mis
+sur le compte de l'instruction du roi de France l'enlèvement de
+l'empereur pour Sainte-Hélène, quoique cela le servît lui-même pour le
+moins autant que cela pouvait être utile aux intérêts du roi.
+
+Pendant qu'il négociait ce point officiellement, il se servait du duc
+Dalberg pour faire répandre autour des ministres étrangers que l'on
+serait prochainement obligé, en France, de se détacher de la maison de
+Bourbon, qui ne pouvait rallier à elle aucun des partis de la nation. Il
+faisait insinuer qu'il était sage de prévoir ce cas-là, et d'être prêt à
+substituer un ordre de choses quelconque à celui qui existait, si l'on
+ne voulait pas voir de nouveau le pays tout en feu.
+
+En présentant cela comme une prévoyance, on était bien assuré de se
+faire écouter, et, qui mieux est, d'exciter assez d'attention pour que
+l'on cherchât à pénétrer la vérité d'une semblable assertion, qui ne
+pouvait manquer d'être justifiée par tout ce que la correspondance de
+Paris apprenait.
+
+Fouché m'a dit que le duc Dalberg lui avait écrit à cette époque, pour
+lui demander quelques renseignemens de ce genre, afin sans doute d'en
+faire son profit à Vienne; mais comme il connaissait le correspondant
+auquel il avait à faire, il lui répondit qu'il ne voulait se mêler de
+rien avant d'avoir une lettre du ministre autrichien. Il ajoutait que
+c'était alors que (sur les instances de M. Dalberg sans doute) M. de
+Metternich, probablement dans l'intention de juger du degré de confiance
+que l'on devait accorder au langage que ce diplomate en sous-ordre
+tenait à Vienne, lui écrivit, et qu'il lui avait répondu.
+
+Il ajouta que cette première lettre de M. de Metternich avait été suivie
+de quatre autres. Ainsi assuré des intentions de l'Autriche, il se mit à
+l'oeuvre; mais jusque-là il avait rejeté (il le prétendait du moins)
+toutes les sollicitations qui lui avaient été faites.
+
+«Je garde, ajoutait-il, toutes ces lettres de Metternich, pour m'en
+servir en temps et lieu. J'en ai cinq, et il doit en avoir autant de
+moi. Il m'en a écrit une pour avoir mon opinion sur une question qu'il
+avait posée en trois points, qui étaient ceux-ci:
+
+«Si l'empereur reparaissait en France, qu'arriverait-il?
+
+«Si le roi de Rome était présenté à la frontière et appuyé d'un corps de
+troupes autrichiennes, qu'arriverait-il?
+
+«Et enfin, si rien de tout cela n'avait lieu, et que le mouvement qui
+viendrait de la population fût national, quelle direction prendrait-il?
+
+M. Fouché me disait lui avoir répondu à chaque question de la manière
+suivante:
+
+«Si l'empereur reparaissait à la frontière, tout dépendrait du premier
+régiment que l'on enverrait contre lui: s'il passait de son côté, toute
+l'armée suivrait son exemple.
+
+«Si le roi de Rome paraissait à la frontière avec un corps autrichien
+pour le protéger, dans un moment, tout le monde serait pour lui.
+
+«Si aucun de ces deux cas ne se présentait, et que le mouvement
+révolutionnaire vînt de l'intérieur, il se ferait en faveur du duc
+d'Orléans.»
+
+C'est à la suite de ces communications qu'il se mit à travailler.
+
+La maladie de Fouché et Dalberg est de croire qu'ils persuadent. Ils ne
+veulent pas s'apercevoir qu'on les devine, et que, dans ce cas-ci
+surtout, on voyait qu'ils ne songeaient à un autre bouleversement que
+parce que leurs espérances personnelles avaient été déçues par les
+principes qu'avaient adoptés les princes de la maison de Bourbon. Ils ne
+voulaient que les premières places, et peu leur importait l'honneur
+national, etc., etc. Mais les étrangers faisaient un autre calcul: il
+leur importait peu que MM. Fouché et Dalberg eussent les premières ou
+les dernières places, mais ils tenaient beaucoup à profiter des trames
+qu'ils pouvaient ourdir.
+
+Je ne sais si on les jouait dans ce cas-ci: je ne suis autorisé ni à en
+douter, ni à le croire, mais je suis certain qu'on les connaissait trop
+bien l'un et l'autre pour être leurs dupes. Ils ne le croyaient pas, car
+le propre de la vanité est de s'abuser.
+
+Quoi qu'il en soit, M. Fouché ne pouvait manquer d'observer qu'à Paris
+la maison de Bourbon perdait tous les jours, et qu'une révolution était
+d'autant plus probable, qu'elle était plus facile; il avait eu des
+communications avec Vienne, et ne songea qu'à profiter d'un nouveau
+désordre pour se faire personnellement une meilleure position.
+
+En conséquence, il commença à faire pratiquer de jeunes généraux parmi
+ceux qui avaient été conservés en activité de service et qui
+commandaient des troupes. Il eut soin de choisir les plus susceptibles
+d'exaltation, de leur peindre les malheurs dont le pays était accablé,
+et de leur faire observer que de braves gens comme eux ne seraient
+jamais considérés par un gouvernement qui ne s'entourait que de vieille
+noblesse; qu'enfin ils devaient s'attendre avant peu à être renvoyés.
+
+M. Fouché n'était pas assez connu de ceux à qui il tenait ce langage
+pour qu'ils jugeassent de ses projets. Ils ne les envisagèrent que d'un
+côté et fort légèrement; ils reçurent les directions qu'il voulut leur
+donner.
+
+Ce fut dans ce temps-là qu'eut lieu à Paris l'affaire du général
+Excelmans. Cet officier était employé dans la première division
+militaire; le ministre, après l'avoir fait mettre à la demi-solde à
+cause d'une lettre qu'il avait écrite au roi de Naples dont il avait été
+l'aide-de-camp, voulut le contraindre à quitter Paris. Excelmans refusa
+de se soumettre à la décision, et invoqua les dispositions de la Charte
+constitutionnelle. Comme les esprits étaient mal disposés pour le
+gouvernement, tout le monde fut favorable à Excelmans, et l'on crut
+avoir rencontré une occasion d'éclater.
+
+Le ministre de la guerre ordonna l'arrestation du général. Celui-ci
+s'enfuit et demanda un conseil de guerre; on le renvoya devant celui de
+Lille, il s'y rendit. Les officiers de la garnison allèrent le chercher
+en cérémonie pour le conduire à la salle où se tenait le conseil, et le
+ramenèrent chez lui au milieu des acclamations après le jugement qui
+l'acquitta. Une telle décision, déjà si grave par elle-même, devint
+capitale à raison de la disposition où étaient les esprits.
+
+M. Fouché saisit cette circonstance, et en même temps qu'il la
+commentait pour échauffer les têtes, il faisait entretenir les généraux
+qui commandaient des troupes hors de Paris. Il se mit en relation de
+suite avec quelques-uns de ceux qui tenaient garnison dans le nord, et
+réussit bientôt à les égarer. Il vint ensuite à la garde nationale.
+
+Il avait naturellement action sur elle par M. Tourton. Le général
+Dessoles, qui la commandait, était d'ailleurs un homme qui avait fait
+ses preuves en révolution.
+
+De plus, il avait su attirer à lui le général Lallemand, qui commandait
+une brigade de dragons dans les environs de Laon et Soissons. Il avait
+dès-lors assez de moyens; il ne s'agissait que de mettre tout cela en
+mouvement, car ce n'est pas une petite chose que de se déterminer à
+franchir les bornes du devoir pour se jeter gratuitement dans une
+démarche criminelle. Fouché le savait mieux qu'un autre: aussi ne mit-il
+son nom nulle part, et se ménagea-t-il une porte de retraite au besoin.
+
+Il arriva aussi quelques scènes de rues que l'on saisit avidement pour
+railler la cour.
+
+La célèbre actrice mademoiselle Raucourt mourut. Les sociétaires du
+Théâtre-Français, accompagnés de ceux des autres théâtres de la
+capitale, lui rendirent les derniers devoirs et lui avaient composé un
+très beau cortége. Ils vinrent présenter la défunte à l'église de
+Saint-Roch; le curé ne voulut pas la recevoir. Il ferma la porte de son
+église, dans laquelle il se tint pendant que tout le cortége se
+débattait dans la rue Saint-Honoré. Ce spectacle eut bientôt attiré la
+foule. On commença par rire, puis vinrent les menaces contre le curé,
+qui refusait toujours d'ouvrir son église. Il y avait déjà quelque temps
+que ce désordre durait, lorsque des Tuileries, où l'on avait été
+prévenu, il arriva un ordre pour faire ouvrir les portes de l'église de
+Saint-Roch et recevoir le corps de la défunte. La malveillance s'empara
+de ce fait, et en fit mille plaisanteries plus piquantes les unes que
+les autres.
+
+À peu près à la même époque eut lieu l'exhumation du corps du roi Louis
+XVI et de celui de la reine Marie-Antoinette, que l'on transporta en
+grande cérémonie, le 21 janvier 1815, depuis le cimetière de la
+Madeleine, rue d'Anjou, jusqu'à Saint-Denis.
+
+On était déjà si mal disposé, que l'on saisit l'occasion de manifester
+son mécontentement. On avait mis les troupes sous les armes de très
+bonne heure; elles bordaient la haie, à partir du cimetière jusqu'à la
+barrière par laquelle le cortége devait sortir pour se rendre à
+Saint-Denis.
+
+Les restes du roi Louis XVI, ainsi que ceux de la reine
+Marie-Antoinette, consistaient dans un peu de terre blanchâtre que l'on
+avait retrouvée à la place où ils avaient été enterrés dans de la chaux
+vive. On conçoit aisément qu'ils avaient dû être consumés: on prétendit
+cependant que l'on avait retrouvé le crâne de la reine et même une de
+ses jarretières. C'était tant mieux.
+
+Ces faibles restes avaient été placés sur un char funèbre d'une
+élévation si disproportionnée, qu'il était hors d'état de passer sous
+les réverbères de la rue. On n'en avait pas fait la remarque, et on
+n'avait pris aucune précaution pour rehausser ceux-ci.
+
+Le cortége se mit en marche; le char funèbre s'accrocha aux réverbères;
+on fut obligé, à diverses reprises, de s'arrêter pour le dégager. Il
+faisait mauvais: le temps, la négligence de l'administration des
+cérémonies eurent bientôt mis tout le monde en gaieté. Chacun se
+répandit en railleries sur cette pompe funèbre; quelques voix même,
+saisissant le moment où les décorations du char s'engageaient dans un
+réverbère, firent entendre le cri: _À la lanterne!_ Il semblait qu'on
+eût pris à tâche de faire faire à la cour tout ce qui offrait prise aux
+saillies.
+
+Je n'étais pas encore dans le monde lorsque la révolution commença, mais
+j'entendais dire à tous ceux qui avaient assisté à l'origine du drame
+que c'était par des bagatelles de cette espèce que l'on était parvenu à
+ébranler le colosse que son antiquité semblait avoir rendu
+indestructible.
+
+Plus l'on voyait la cour faire de fausses démarches, plus l'on prenait
+des avantages sur elle. Les hommes à mouvement s'agitaient, les
+communications de M. Fouché étaient devenues plus actives, et dès les
+premiers jours de février tout annonçait l'explosion.
+
+Il fallait que les administrations du roi eussent les yeux bien peu
+ouverts, car _on conspirait_, comme on dit, _sur les bornes, au coin des
+rues_. Personne, si ce n'est le ministère, n'ignorait ce qui se
+préparait.
+
+Avant d'aller plus avant, je placerai ici une réflexion.
+
+Je n'écris pas pour un parti, je recueille mes souvenirs et ne dois de
+secret à aucun de ceux qui non seulement ne m'en ont pas confié, mais
+qui ont eu la lâcheté de mettre mon nom sur une liste de proscription où
+les leurs auraient dû figurer les premiers, parce qu'ils étaient les
+seuls vrais coupables.
+
+Je ne veux dénoncer personne; mais en écrivant les événemens de
+l'époque, je tracerai les noms chaque fois qu'ils se trouveront liés à
+ma narration.
+
+Si je rapporte des erreurs, je suis prêt à les redresser, mais pour les
+injures et les récriminations, je les tiens d'avance pour non avenues.
+
+Je ne puis faire aucun mal à ceux qui m'en ont tant fait, et d'ailleurs
+je ne leur dois pas plus de ménagemens qu'ils n'en ont eu pour moi, soit
+au retour de l'île d'Elbe, soit au dernier départ de l'empereur. Je suis
+las d'être le bouc émissaire de ces excitateurs, et je veux leur
+renvoyer ce qu'ils ont mis à mon adresse; ils courent d'autant moins de
+dangers, que leur habileté en révolution les a déjà mis à couvert de ce
+qu'ils avaient à craindre.
+
+M. Fouché regardait la chute du roi comme certaine. Il n'y avait que sur
+le gouvernement qu'on pourrait faire succéder à ce prince, qu'il n'était
+pas fixé. Cet homme, à qui l'on accordait tant d'habileté, était hors
+d'état d'assembler deux idées. C'étaient cette légèreté d'esprit et
+cette inconséquence de caractère qui lui étaient propres, qui avaient
+fait appeler habileté ce qui n'était qu'une longue suite de duplicités.
+Il suffit d'ailleurs d'un peu de réflexion pour voir que si M. Fouché
+avait été un homme qui eût de l'âme, qui eût servi franchement son
+parti, il aurait succombé dix fois. Il ne s'est maintenu au milieu des
+orages révolutionnaires qu'en livrant successivement ceux auxquels il
+s'était attaché.
+
+Je suis un des hommes du monde qui peut mieux le juger, parce que, lui
+ayant succédé, j'ai vu ce qu'il n'avait pas fait et ce qu'il avait
+laissé faire; c'est de cette époque que je suis revenu de l'opinion que
+j'en avais moi-même avant de connaître son administration. Sa
+vacillation continuelle n'a pas peu contribué à empêcher la fixation des
+esprits à un principe qui avait été adopté comme base du repos général.
+
+Cet homme, qui avait occupé quinze ans la place administrative d'où l'on
+juge toutes les autres, ne savait comment il se conduirait le lendemain
+du jour où il aurait abattu le roi; car enfin, après avoir détruit, il
+faut réédifier et le faire assez promptement pour entraîner toutes les
+irrésolutions avant que la partie adverse soit revenue de son
+étonnement.
+
+Il lui fallait un homme pour la partie militaire, un autre pour la
+partie civile; il fut obligé de s'adjoindre des collaborateurs. Il
+chercha à se rapprocher de deux hommes qui avaient fait leurs preuves en
+ce genre. Tous deux connaissaient le personnage auquel ils avaient
+affaire, tous deux méprisaient sa versatilité et éprouvaient la plus
+forte aversion pour lui; mais la nécessité réconcilie même des ennemis
+qui semblent ne devoir jamais s'entendre. Les auxiliaires que voulait se
+donner Fouché prêtèrent l'oreille, sans toutefois s'engager.
+
+L'un et l'autre avaient trop d'expérience pour être dupes. Ils exigèrent
+avant tout que Fouché leur fît connaître les moyens dont il pouvait
+disposer. Celui-ci le fit-il? Leur dit-il tout ce qu'il avait ébauché
+avec Metternich? Je l'ignore, mais je le crois, parce qu'une entreprise
+pour changer le gouvernement pendant la réunion du congrès de Vienne
+était une folie, à moins d'être d'accord avec une des grandes puissances
+étrangères. M. Fouché n'a eu garde de ne pas répondre aux objections qui
+lui en auront été faites; il a sans doute communiqué sa correspondance
+avec le duc Dalberg et avec les ministres étrangers. Après la
+communication de pareilles pièces, personne ne pouvait disconvenir que
+l'entreprise ne présentât des chances favorables. Les deux
+collaborateurs que s'était adjoint Fouché étaient fort attachés à
+l'empereur et incapables de prendre part à quelque chose qui n'aurait
+pas été dans ses intérêts. Le duc, qui les connaissait, eut grand soin
+de leur protester qu'il pensait comme eux, mais que, s'il avait dit un
+mot de l'empereur à Vienne, on ne l'aurait pas écouté, et qu'enfin le
+seul moyen de ramener ce prince était de commencer par appeler son fils,
+parce qu'il était naturel de rendre son père à cet enfant. Il persuada à
+ces messieurs qu'il avait travaillé pour l'empereur, et j'ai vu l'un des
+deux persuadé qu'il avait réellement agi dans les intérêts de
+l'empereur.
+
+Fouché les jouait, comme il jouait les généraux dont j'ai parlé, hormis
+un ou deux auxquels il avait reconnu des caractères propres aux
+conjurations. Tous croyaient être mis en mouvement pour l'empereur; mais
+les auxiliaires dont il a déjà été plusieurs fois question connaissaient
+M. Fouché, ils ne s'y fièrent qu'à demi, et songèrent à faire prendre
+une direction conforme à leur manière de voir à tout ce qu'il se
+proposait de tenter dans un autre but. Ils travaillèrent dans ce sens,
+et réussirent à jouer Fouché.
+
+On ne peut s'empêcher de remarquer qu'il n'y avait pas un seul homme
+dans cette entreprise qui n'eût un double jeu et un double langage.
+Appellera-t-on cela de l'habileté? J'y consens; mais j'aurai bientôt
+occasion de tirer de tristes conséquences de cette versatilité de
+conduite.
+
+Voici quelle était au mois de février notre situation intérieure. M.
+Fouché était en communication directe avec les ministres du congrès, à
+ce qu'il disait, mais l'était positivement avec le duc Dalberg,
+c'est-à-dire avec Talleyrand, qui travaillait à faire place nette en
+faisant enlever l'empereur. Il était trop intéressé à mener à fin cette
+tentative pour permettre qu'on fît la moindre entreprise avant que
+celle-là fût exécutée.
+
+À Paris, Fouché était en rapport avec MM. *** et ***, qu'il cherchait à
+abuser comme ceux-ci travaillaient à lui donner le change. Il était de
+plus en rapport avec le général *** et le général Lallemand; il confiait
+à quelques uns la haine qu'il portait à l'empereur, avec les autres il
+déplorait sa perte. Il savait que c'était un moyen sûr de les enlever et
+ne se l'épargnait pas.
+
+Tout paraissait monté de manière à devoir réussir au gré des auteurs de
+ces projets. On attendait, disait-on, un courrier de Vienne pour
+commencer, lorsqu'il arriva tout autre chose.
+
+Comment la police de France n'a-t-elle rien su de cela? Ce n'est pas
+faute de confidens, car il y en avait partout.
+
+Il paraît, au reste, que l'on ne se taisait pas beaucoup mieux à Vienne
+qu'à Paris. On en jugera tout à l'heure.
+
+Dans les premiers jours de février, il était arrivé à Paris un jeune
+négociant de l'île d'Elbe, qui avait, entr'autres commissions de la mère
+de l'empereur pour son homme d'affaires, celle de visiter un parent
+qu'elle avait à Paris. Il demanda à me voir; mais comme je séjournais
+habituellement à la campagne, je profitai de la circonstance pour
+décliner sa proposition, et je ne le reçus pas.
+
+J'ai su plus tard qu'il avait non seulement fait les commissions dont il
+était chargé, mais encore qu'un haut fonctionnaire, ayant appris qu'il
+cherchait à me voir, s'était imaginé que j'allais me mettre en
+communication avec l'empereur. Il employa, en conséquence, les moyens
+dont il disposait pour suspendre le retour de ce jeune négociant, afin
+de donner de l'avance à un messager qu'il envoyait à l'île d'Elbe. Il
+voulait montrer qu'il était toujours le plus zélé et le plus habile à
+servir. C'était peine perdue, comme on vient de voir.
+
+Lorsque je sus tout le tripotage dont je viens de rendre compte, je ne
+me fis pas illusion sur ce qui allait arriver, et me décidai à envoyer
+quelqu'un à l'empereur pour le conjurer de n'ajouter foi à aucune
+insinuation, car je ne doutais pas qu'elle ne couvrît un piège dont il
+serait la victime. Je pensais que M. *** était dupe de M. Fouché, que je
+persistais à regarder comme l'ennemi mortel de Napoléon.
+
+Je me donnai de la peine inutilement: le gant était jeté. Mon messager
+apprit en chemin le débarquement de l'empereur, et ne jugea pas
+nécessaire d'aller le joindre. Il revint directement à Paris.
+
+Je ne pouvais pas comprendre qui avait pu porter l'empereur à cette
+résolution; j'en étais au désespoir pour lui. Ce ne fut que quelque
+temps après son arrivée que j'appris les considérations qui l'avaient
+déterminé.
+
+Avant de les rapporter, je dois citer une anecdote qui m'est
+particulière. J'étais à Paris, à la fin de février 1815, lorsque je
+reçus la visite inattendue de M. d'André, qui était ministre de la
+police du roi; c'était le 27 ou le 28 février, et la première fois qu'il
+venait chez moi. Je n'en devinais pas le motif, lorsqu'il m'apprit qu'on
+lui avait rendu compte que je serais disposé à voir le roi, et qu'il
+venait lui-même pour s'assurer si je ne me refuserais pas à l'entretenir
+de ce que je pouvais savoir sur les événemens qui se préparaient.
+
+Si M. d'André me lit, il verra si je rapporte exactement notre
+conversation.
+
+J'eus du plaisir à le voir, parce qu'il avait été pour moi un magistrat
+équitable, et qu'il avait eu le courage de me défendre contre l'esprit
+de réaction.
+
+«Je n'ai nullement, lui dis-je, témoigné le désir de voir le roi, parce
+que j'ai adopté un genre de vie qui m'a rendu indifférent aux affaires
+du monde en général.
+
+«Si j'avais été appelé au service, j'aurais servi le roi comme j'ai
+servi l'empereur, ou bien j'aurais donné ma démission; mais, loin de
+vouloir m'employer, il n'y a pas d'injures dont on ne m'ait abreuvé, ni
+d'épithètes odieuses qu'on ne m'ait prodiguées. Vous conviendrez qu'à
+moins d'être un homme sans âme, on ne se rapproche pas d'un gouvernement
+qui vous traite de la sorte: aussi je me regarde comme entièrement
+libre. Je vois, j'écoute et garde pour moi le produit de mes
+observations.
+
+«Qu'irai-je faire chez le roi dans la position où l'on m'a placé? Le
+moins que l'on pût en penser serait que j'ai été me déshonorer par une
+lâche délation.»
+
+M. d'André m'interrompit et me dit:
+
+«Non, M. le duc, vous n'êtes pas fait pour être un délateur; mais ayant
+été long-temps ministre de la police, vous devez connaître ce pays-ci et
+avoir une opinion sur ce qui se passe. Est-ce que vous craindriez d'en
+entretenir le roi? Cela est même dans votre intérêt, parce que, en cas
+de troubles, vous seriez un des premiers frappés, si l'on n'était pas
+entièrement sûr de vous.»
+
+Je repris:
+
+«En cas de troubles, je ne crains rien; je saurais me mettre à couvert.
+Mais est-ce mon opinion que vous désirez connaître? Je vais m'expliquer,
+quoique vous sachiez que, depuis près de huit mois, je ne vis pas à
+Paris, et que conséquemment j'ai dû rompre tout-à-fait avec les sources
+ordinaires de mes informations. Ce que je vois ici m'explique très bien
+ce que j'apercevais dans les campagnes, c'est-à-dire une conviction de
+bouleversement qui s'est emparée de tous les esprits, au point que l'on
+croit n'avoir plus besoin que de quelques jours de patience pour voir
+éclater de nouveaux désordres.
+
+«D'où cela vient-il? Ce n'est qu'ici, à Paris, qu'il faut en chercher la
+cause. Vous avez traversé la révolution, et vous avez vu que c'est Paris
+qui donna le mouvement aux provinces; récemment encore, c'est Paris qui
+a décidé la catastrophe de l'empereur. Paris lui-même a un régulateur
+dans ce cas-ci: c'est le château des Tuileries. Voyez ce qui s'y fait,
+et vous connaîtrez la cause de la détérioration de l'opinion publique à
+l'égard de la cour.
+
+«Comparez l'état dans lequel elle est aujourd'hui avec les dispositions
+dans lesquelles on l'a accueillie à son arrivée, et vous serez forcé de
+convenir qu'il y a eu de l'inhabileté dans la manière dont on a gouverné
+une machine qui irait toute seule, par le besoin naturel qu'elle a
+d'aller.
+
+«Aujourd'hui tout le monde est persuadé qu'elle ne peut plus marcher, et
+chacun se prépare déjà pour ce qu'il croit apercevoir.
+
+«Je pense cependant qu'avec de la prudence on pourra mener cela aussi
+long-temps que vivra le roi, parce que l'on a généralement une grande
+estime pour lui, et que l'on croit qu'il s'oppose de toutes ses forces
+aux mesures réactives; mais ne vous le dissimulez pas, les tintemens de
+son _De profundis_ deviendront des coups de tocsin contre son
+successeur. Vous dire pourquoi, cela serait trop long, mais vous devez
+remarquer ce qui se passe. L'opinion ainsi que la confiance publique ont
+tout-à-fait tourné leurs espérances d'un autre côté.
+
+«Je ne sais s'il y a des excitateurs qui la tourmentent; je ne m'en suis
+point occupé, car cela m'est indifférent: je ne veux pas d'une position
+meilleure que celle que j'ai. Quant à vous, vous êtes sur un volcan qui
+fera incessamment explosion. Au bénéfice de qui je n'en sais rien; mais
+ce dont je suis certain, c'est que l'on ne travaille pas pour
+l'empereur, parce que les artisans de troubles craignent son retour.
+
+«Voilà, monsieur, ma manière de voir sur la situation des affaires. Vous
+ferez particulièrement l'expérience que c'est bien peu de chose que le
+pouvoir de la police, lorsque tous les étais de l'administration rompent
+à la fois. Le roi paraît compter sur quelques maréchaux pour contenir
+les troupes; il verra ce que feront ces messieurs, lorsqu'ils seront
+dans le cas de prendre un parti entre lui et leurs intérêts.»
+
+Lorsque je tenais ce langage à M. d'André, j'ignorais complètement qu'on
+eût envoyé quelqu'un à l'île d'Elbe; ce n'est qu'au retour de l'empereur
+que je l'ai appris.
+
+M. d'André me quitta, et vraisemblablement lorsqu'il aura appris, cinq
+jours après notre entretien, que l'empereur était débarqué à la côte de
+Provence, il aura pensé que j'en étais prévenu, et que je le lui avais
+caché; la vérité est cependant que je n'en savais rien.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+Motifs qui portent l'empereur à tenter de ressaisir le trône.--Incidens
+de navigation.--Le prince de Monaco.--L'empereur se présente seul devant
+les troupes.--Dialogue avec un chef de bataillon.--Entrée à
+Grenoble.--Prise de Lyon.--Le maréchal Ney.--C'est le seul que craigne
+l'empereur.--Signification qu'il lui fait faire.--M. de Bourmont.
+
+
+Je reviens au point où j'ai laissé ma narration. Je vais dire comment
+l'empereur prit le parti de sortir de l'île d'Elbe. Ce n'était pas le
+rapport du jeune négociant qui l'avait porté à cette détermination,
+puisque celui-ci n'avait pas eu le temps de le rejoindre.
+
+Ce n'était pas non plus le rapport de l'émissaire qui lui avait été
+envoyé, car lorsqu'il arriva, tous les préparatifs de l'empereur étaient
+faits; il n'y avait plus que les troupes à embarquer.
+
+Voici comment il fut averti des dangers dont il était menacé. J'ai dit
+que l'on ne se taisait pas mieux à Vienne sur le sort qu'on lui
+réservait, qu'on ne le faisait à Paris sur ce qui se préparait.
+
+Le congrès avait attiré à Vienne un grand nombre d'étrangers; parmi eux,
+se trouvaient plusieurs militaires qui avaient servi sous nos drapeaux.
+Un d'eux, qui avait été attaché à l'empereur, apprit par une personne de
+distinction, tout ce que le plénipotentiaire de France tramait contre ce
+prince. Il se mit en recherche avec tous les moyens d'informations dont
+il pouvait disposer, et il sut bientôt ce qu'il avait pris à tâche
+d'approfondir.
+
+Cet officier, qui était un des grands admirateurs de l'empereur, partit
+aussitôt de Vienne, et alla par l'Italie trouver ce prince à l'île
+d'Elbe. Il lui apprit tout ce qui avait été résolu contre lui; il ajouta
+quelques détails qui portèrent la conviction dans l'esprit de
+l'empereur, car, d'une part, ces données coïncidaient avec les projets
+du retour de la régence qu'il connaissait déjà, et, de l'autre, il avait
+une grande confiance dans l'élévation d'âme de l'officier étranger, qui
+s'exposait à tant de dangers pour le prévenir.
+
+L'empereur n'avait reçu jusqu'à ce moment que les feuilles publiques. Il
+n'avait pas d'autres nouvelles de France, mais celles-là lui
+suffisaient; il jugea de l'état dans lequel devait être l'opinion
+publique par les actes de l'administration, ainsi qu'il l'avait fait en
+Égypte à l'aide des journaux qui lui furent transmis par les Anglais.
+
+Il forma, dans ce cas-ci, le projet de revenir en France, comme il
+l'avait conçu à cette première époque. Il n'y avait pas au reste à
+balancer; il savait qu'on se disposait à violer son asile, dans lequel
+il n'avait pas les moyens de se défendre long-temps, et où d'ailleurs il
+lui était impossible de subsister sans le traitement qu'on lui avait
+garanti, et qu'on ne lui payait pas.
+
+La saison des longues nuits dans laquelle on était encore allait
+expirer; il n'y avait plus que très peu de jours dont on pût disposer
+pour surmonter les difficultés inséparables d'un départ inopiné avec
+autant de monde à la fois. L'empereur se décida à les braver toutes, et
+sans communiquer son projet à qui que ce fût, il fit disposer le peu de
+bâtimens qu'il avait, de manière à pouvoir transporter toute sa petite
+troupe.
+
+Il avait un brick de guerre et trois ou quatre autres petits bâtimens;
+c'est avec cette escadrille qu'il vint faire la conquête du royaume de
+France.
+
+Ses dispositions étaient faites; il n'attendait qu'une occasion
+opportune pour partir, lorsqu'elle se présenta tout à coup.
+
+Les Anglais avaient mis près de lui, en qualité d'observateur, le
+colonel Campbell. Le hasard voulut que ce colonel se prît de passion
+pour une femme qui habitait Livourne; ses absences étaient longues et
+fréquentes, l'empereur en profita. Il fit embarquer tout son monde, mit
+à la voile, et se dirigea sur les côtes de France. Ce fut dans les
+derniers jours de février que son départ eut lieu.
+
+Le deuxième ou troisième jour de navigation, il fut rencontré par un
+brick de guerre français qui croisait dans ces parages avec mission
+d'observer l'île d'Elbe. Le capitaine de ce brick était lié avec
+l'officier qui commandait celui de l'empereur; il était à craindre qu'on
+ne fût reconnu. On prévint cet inconvénient: on fit coucher à
+plat-ventre les soldats qui étaient à bord, et on passa sans éveiller de
+soupçons. La chose alla même si loin, que le brick français ouvrit la
+conversation avec celui de l'empereur, et lui souhaita bonne chance,
+tant il était loin de se douter de ce qu'il portait. Ils se séparèrent,
+et l'escadrille alla jeter l'ancre dans le golfe de Juan, le 1er mars, à
+peu près au même endroit où l'empereur avait pris terre en revenant
+d'Égypte. Il débarqua ainsi avec toute sa troupe, et prit position sur
+la grande route qui conduit à Monaco.
+
+Le soir même de son débarquement, le prince de Monaco, qui retournait de
+Paris dans sa principauté, tomba dans ses postes. Il avait été
+aide-de-camp du grand-duc de Berg. L'empereur voulut le voir, et le
+laissa continuer son chemin après avoir causé avec lui.
+
+Il se mit en marche sans perdre de temps, et coupant à travers les
+montagnes, il arriva en cinq jours à Grenoble.
+
+La garnison de cette ville était composée de deux régimens d'infanterie,
+le 5e et le 7e de ligne, ainsi que d'un régiment d'artillerie. Le tout
+était commandé par le général de division Marchand.
+
+Ce général avait envoyé un bataillon du 5e de ligne pour défendre un
+défilé qui se trouve à deux ou trois lieues en avant, sur la route par
+laquelle arrivait l'empereur.
+
+La colonne de l'île d'Elbe ne fut pas plus tôt en vue, que les soldats
+s'approchèrent pour chercher à apercevoir leur ancien chef. Ils l'eurent
+bientôt reconnu à la redingote grise qu'il portait toujours sur son
+habit; il n'y avait pas un soldat de l'armée qui ne l'eût vu mille fois
+dans ce costume.
+
+L'empereur s'approcha; le bataillon gardait un profond silence.
+L'officier qui le conduisait commanda de mettre en joue: il fut obéi;
+s'il avait commandé le feu, on ne peut pas dire ce qui serait arrivé.
+
+L'empereur ne lui en laissa pas le temps; il adressa la parole aux
+soldats, et leur demanda comme à son ordinaire: «Eh bien! comment se
+porte-t-on au 5e régiment?» Les soldats répondirent: «Très bien, Sire.»
+L'empereur reprit: «Je viens vous revoir; est-ce qu'il y en a parmi vous
+qui veulent me tuer?» Les soldats s'écrièrent: «Oh! pour ça non.» Alors
+l'empereur se mit à les passer en revue comme à son ordinaire, et prit
+ainsi possession de ce bataillon du 5e régiment.
+
+Le chef de bataillon paraissait mécontent. L'empereur lui demanda depuis
+quand il servait; celui-ci lui indiqua l'époque où il était entré dans
+les rangs.
+
+L'empereur continua: «Qui est-ce qui vous a fait officier?--Vous,
+Sire.--Et lieutenant?--Vous, Sire--Et capitaine?--Vous, Sire.--Et chef
+de bataillon?--Vous, Sire.--Je devais donc m'attendre à de la
+reconnaissance; cependant je ne vous en demande pas. Donnez vos
+épaulettes au premier capitaine du bataillon et retirez-vous.» Il obéit.
+
+Cela fait, l'empereur mit ce bataillon du 5e régiment à la tête de sa
+colonne, et marcha sur Grenoble, où ce premier succès l'avait déjà
+devancé.
+
+Le général Marchand avait fait prendre les armes à la garnison, et en
+même temps fermer les portes de la ville. Il avait ordonné de charger
+l'artillerie des remparts; on exécuta son ordre, mais en mettant le
+boulet avant la poudre.
+
+L'insurrection s'était mise parmi les troupes. Le 7e régiment de ligne,
+commandé par le colonel Labédoyère, sortit de la place tambour battant,
+avec ses aigles qu'il avait conservées, et marcha à la rencontre de
+l'empereur, qu'il rejoignit peu après le bataillon du 5e régiment.
+
+Quand l'empereur se présenta devant Grenoble, il avait déjà la moitié de
+la garnison avec lui. Les sapeurs qui étaient à la tête de sa colonne se
+mirent à charpenter les portes; les cris de _vive l'empereur!_
+retentissaient dans la ville; les esprits s'échauffèrent; ceux qui
+étaient dans la place joignirent leurs efforts à ceux qui voulaient y
+pénétrer. Les portes cédèrent enfin, et l'empereur entra dans Grenoble
+au milieu des cris et des acclamations. La ville fut illuminée
+spontanément, et passa la nuit dans le délire.
+
+L'esprit de parti a cherché à présenter le retour de l'empereur comme le
+résultat d'une conjuration: il n'y a que ceux qui n'ont pas été témoins
+des embrassemens des soldats entre eux qui puissent avoir cette opinion.
+Les conjurations portent un bien autre caractère que celui qu'avait la
+rencontre des troupes venant de l'île d'Elbe avec celles qui allaient à
+leur rencontre.
+
+L'exemple de la garnison de Grenoble fut bientôt connu à Toulon, où
+commandait le maréchal Masséna. Il y avait dans cette place une forte
+garnison, et si elle ne se prononça pas de suite, c'est que l'empereur
+n'avait pas pris sa route dans cette direction.
+
+L'on ne sut à Paris le débarquement de l'empereur que cinq jours après
+l'événement, c'est-à-dire lorsque ce prince arrivait déjà à Grenoble. On
+envoya le maréchal Macdonald prendre le commandement des troupes qui
+étaient à Lyon, et le maréchal Ney se mettre à la tête de celles qui
+étaient à Besançon. Le comte d'Artois et le duc d'Orléans se rendirent
+également à Lyon; mais comme l'empereur ne s'était point arrêté à
+Grenoble, et qu'il en avait emmené la garnison avec lui, entre autres le
+régiment d'artillerie avec ses pièces, il arriva à Lyon presque aussitôt
+qu'eux.
+
+Déjà la nouvelle de sa marche était répandue d'un bout de la France à
+l'autre. On avait renvoyé les généraux dans leurs gouvernemens. La
+frontière n'était plus aussi éloignée qu'autrefois; les troupes surent
+presque aussitôt que l'empereur était en France, toutes brûlaient à
+l'envi d'aller le joindre.
+
+À Lyon, l'on avait barricadé le pont de la Guillotière avec des pièces
+de bois, et l'on avait mis les troupes en bataille sur le quai.
+L'empereur arriva lui-même à la tête de sa colonne, et entra sur le pont
+comme si déjà les troupes qui se trouvaient de l'autre côté étaient à
+lui. Il ne se trompait pas: elles ne l'eurent pas plus tôt aperçu qui
+faisait travailler à détruire la barricade, qu'elles allèrent aider à
+précipiter dans le Rhône les pièces de bois qui séparaient les colonnes,
+et se jetèrent dans les bras les uns des autres. L'empereur entra à Lyon
+et alla de suite voir les régimens qui étaient sous les armes, et qui
+l'accueillirent par mille cris de _vive l'empereur!_
+
+Le comte d'Artois, le duc d'Orléans et le maréchal Macdonald furent
+obligés de prendre la fuite en toute hâte, et revinrent à Paris.
+
+Voilà donc l'empereur maître de Lyon, et ayant déjà assez de troupes
+pour y organiser la guerre, s'il était besoin. Il m'a dit depuis qu'il
+n'avait marché aussi rapidement que pour atteindre les troupes, et qu'il
+n'avait eu qu'une peur, c'était qu'au lieu de les envoyer contre lui, on
+ne les retirât assez loin pour qu'il ne pût les joindre: tant il
+connaissait l'affection que le soldat avait pour lui.
+
+Pendant que l'empereur était à Lyon, le maréchal Ney, qui avait réuni
+les troupes de son gouvernement, s'était approché jusqu'à
+Lons-le-Saulnier. Il était de tous les maréchaux celui que l'empereur
+redoutait le plus; il craignait qu'il ne cherchât l'occasion de
+l'attaquer et n'engageât la lutte: aussi ne se borna-t-il pas à lui
+adresser la proclamation que l'on envoyait dans toutes les directions.
+Ce moyen était trop usé en France pour que le maréchal en fût dupe.
+L'empereur lui fit écrire par le général Bertrand, pour le prévenir
+qu'il eût à prendre garde à ce qu'il allait faire; qu'il le rendait
+responsable de la moindre goutte de sang qui serait répandue. Il le
+prévint qu'en revenant en France, ce n'était point une entreprise
+d'écolier qu'il avait faite; qu'il était sûr de réussir, quoi que lui,
+Ney, pût faire pour l'en empêcher. Cette lettre du général Bertrand fut
+remise au maréchal Ney à Lons-le-Saulnier, où étaient les généraux
+Lecourbe et Bourmont; aucun des trois ne fut à l'épreuve de cette
+injonction, ils s'imaginèrent que l'empereur était d'accord avec quelque
+puissance, qu'il y aurait de la folie à vouloir le traverser. Les deux
+généraux furent les premiers à conseiller au maréchal de ne pas
+s'opposer à un torrent qui serait plus fort que lui.
+
+D'ailleurs les troupes savaient déjà ce qui s'était passé à Grenoble et
+à Lyon; elles n'eussent pas entendu à autre chose qu'à aller rejoindre
+l'empereur. Ney les fit assembler, leur lut la proclamation de
+l'empereur, et en ajouta une qu'il fit faire par un de ses
+secrétaires[34], car tous ceux qui l'ont connu savent que la chose à
+laquelle il était le moins propre, c'était à faire des proclamations.
+
+On ne peut pas, sans doute, approuver sa conduite; il aurait dû se
+retirer comme avait fait Macdonald. Cela n'eût rien changé au cours des
+choses, mais il eût sauvé les convenances, et ne se fût pas compromis.
+
+Il faut néanmoins ajouter que MM. Lecourbe et Bourmont étaient avec lui
+quand il se laissa entraîner, et pour ceux qui connaissaient le
+caractère du maréchal Ney, il ne peut y avoir de doute qu'il n'ait suivi
+les conseils de ces deux généraux.
+
+Après avoir commis cette faute, le maréchal Ney en fit une plus grande
+encore. Il accusa réception de la lettre que le général Bertrand lui
+avait adressée, et écrivit lui-même à l'empereur pour lui rendre compte
+de ce qu'il avait fait, en lui annonçant qu'il se rendait à Auxerre, où
+il espérait avoir l'honneur de le voir; ce qu'il fit effectivement.
+
+MM. Lecourbe et de Bourmont lui avaient conseillé cette conduite, afin
+d'éviter la guerre civile dans laquelle eux-mêmes ne se souciaient pas
+de s'engager. Le général Bourmont particulièrement n'avait pas oublié
+tout ce que les discordes lui avaient coûté de fatigues et de dangers.
+C'est lui qui observa au maréchal Ney que tout le monde l'abandonnerait,
+s'il prenait ce parti; il lui dit qu'il ferait beaucoup mieux de
+profiter de sa position pour se remettre bien avec l'empereur, et ne pas
+perdre le fruit de ses services passés par un dévouement inutile à la
+cause du roi, qui était perdue sans ressource.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+L'empereur rallie toutes les troupes qu'il rencontre.--Le maréchal
+Oudinot.--Sa prévoyance.--Fouché ne sait qu'augurer du retour.--Parti
+auquel il s'arrête.--Surprise des troupes.--Entrevue de Fouché et du
+comte d'Artois.--Départ du roi.--Arrivée de l'empereur.--On eût dit
+qu'il revenait simplement de voyage.
+
+
+Je reviens à l'effet que produisait sur l'opinion l'approche de
+l'empereur. Tout ce qui faisait partie de la cour se flattait qu'on
+parviendrait à l'arrêter dans sa marche, mais que de toute manière cela
+amènerait la guerre civile. Le roi avait envoyé M. le duc et madame la
+duchesse d'Angoulême dans le midi, et M. le duc de Bourbon dans la
+Vendée. On employait toutes les mesures dont on s'avisait pour arrêter
+l'empereur, et lui-même accourait partout où il savait qu'il y avait des
+troupes. Il faisait sur elles l'effet d'un talisman; dès qu'elles
+l'apercevaient, elles étaient à lui.
+
+La garde impériale à pied était à Metz sous les ordres du maréchal
+Oudinot. Elle sut ce qui s'était passé à Lyon et à Lons-le-Saulnier, et
+n'hésita pas sur ce qu'elle avait à faire. Le maréchal, de son côté, eut
+bientôt pris son parti: il se ménagea entre la fidélité qu'il devait au
+roi, et les reproches qu'il craignait de la part de l'empereur. Une
+sorte d'insurrection éclata à point nommé parmi les troupes; il y avait
+eu violence, on ne pouvait lui imputer la défection du corps. Il resta
+cependant de sa personne à Metz, mais un aide-de-camp discret alla
+prendre les ordres de l'empereur. En même temps, il expédia son fils à
+Gand, et le chargea de protester au roi de sa fidélité.
+
+Après avoir pris ces mesures, il se rendit à Paris, où le ministre
+l'avait mandé. La cause des Bourbons semblait perdue; les espérances
+dont on l'avait flatté ne lui paraissaient plus que des chimères, il
+livra tous les détails qu'il avait sur Gand.
+
+Pendant que les événemens dont je viens de rendre compte se passaient à
+Grenoble, Lyon et autres lieux, l'intrigue de Paris faisait de sérieuses
+réflexions sur les conséquences dont le retour de l'empereur pourrait
+être suivi. Fouché ne s'abusait pas; il savait bien que toute la France
+se déclarerait pour l'empereur. Il ignorait encore son entrée à Grenoble
+et à Lyon, et comme il ne comprenait rien à un retour aussi inopiné, la
+première pensée qui lui vint fut que M. de Talleyrand l'avait joué, en
+faisant prévenir l'empereur de tout ce qui avait été convenu, pour se
+faire ainsi une position près de lui; il en était d'autant plus
+persuadé, qu'il attendait de Vienne le signal qui devait lui être donné
+pour faire agir contre le roi.
+
+Et ce qu'il y a de singulier, c'est que, de son côté, Talleyrand crut
+que c'était Fouché qui l'avait joué en faisant avertir l'empereur, en
+sorte qu'ils furent en méfiance l'un de l'autre et se firent peur
+réciproquement. Fouché chercha aussitôt à se mettre en mesure, et voici
+à quoi il s'arrêta.
+
+Il résolut de servir l'empereur, si celui-ci avait toutefois été prévenu
+par Talleyrand, et de se mettre en devoir de lui résister, si son retour
+était de son propre mouvement.
+
+Il était loin d'imaginer que l'empereur arriverait si vite à Paris,
+n'aurait-il eu d'obstacles que la longueur du chemin; Fouché pensait que
+le trajet lui assurerait le temps dont il avait besoin.
+
+Il fit venir le général Lallemand le 5 mars au soir, et lui parla de la
+nécessité de faire prendre de suite un parti au général Drouet, afin,
+disait-il, de s'opposer aux mesures arbitraires que la cour préparait
+contre tout ce qui lui était suspect, et après bien des discours il
+finit par conclure qu'il fallait que le général Drouet mît de suite
+toutes ses troupes en mouvement sur Paris, afin de hâter le départ du
+roi.
+
+Fouché avait un double but. Il croyait que Drouet arriverait sans coup
+férir et assez tôt pour lui donner le temps de réunir la chambre des
+députés, qui était à Paris, et la faire appuyer par la garde nationale.
+Il se flattait, à la faveur de ces mesures, de pouvoir proclamer un
+gouvernement quelconque, et s'opposer à l'entrée de l'empereur, tant
+avec la garde nationale qu'avec les troupes du général Drouet, qu'il
+espérait aussi compromettre. Il croyait par là se remettre en harmonie
+avec Vienne et se donner le temps d'approfondir le mystère du retour.
+
+Le général Lallemand partit en effet de Paris le 6 mars. Il se rendit à
+Lille, où il s'arrêta jusqu'à ce que le mouvement des troupes fût
+commencé. Dans le nombre se trouvaient les grenadiers à cheval ainsi que
+les chasseurs à cheval de l'ancienne garde. Lallemand commandait des
+dragons qui étaient placés dans le département de l'Aisne, vers
+Soissons; tout cela se mit en marche, et suivit pendant plusieurs jours
+la route de Paris. La cour en fut informée, et envoya en toute hâte le
+maréchal Mortier à Lille, pour faire rentrer toutes ces troupes dans
+leurs garnisons. Cela fut d'autant plus facile, que les colonels
+n'étaient pas dans la confidence du mouvement qu'ils exécutaient; tous
+croyaient marcher d'après des ordres du ministre de la guerre.
+Lorsqu'ils surent qu'on les avait abusés, ils firent d'autant moins de
+difficultés pour rentrer dans leurs quartiers respectifs, qu'ils
+n'ignoraient pas que l'empereur arrivait. Ils jugeaient dès-lors inutile
+de prendre l'initiative dans des événemens qui allaient d'eux-mêmes
+venir les trouver. Les grenadiers à cheval retournèrent à Arras après
+trois ou quatre marches inutiles.
+
+Il n'y eut que les chasseurs à cheval avec les dragons du général
+Lallemand qui s'avancèrent jusqu'à Compiègne. Ils avaient essayé, en
+passant à La Fère, d'emmener le régiment d'artillerie qui occupait la
+place. Il refusa de les suivre, et ce fut ce qui commença à éveiller les
+soupçons des chasseurs. Ils se disaient entre eux: «Il faut qu'il y ait
+quelque chose là-dessous, ou les canonniers sont des j*** f*** qu'il
+faut sabrer, ou bien l'on nous abuse, et nous sommes dans une mauvaise
+affaire.»
+
+En arrivant à Compiègne, on voulut déterminer le 6me chasseurs à suivre
+le même mouvement; celui-ci s'y refusa. Les officiers des chasseurs de
+la garde se réunirent alors, et délibérèrent sur la situation dans
+laquelle on les avait engagés. Ils résolurent de retourner à leurs
+quartiers à Cambrai; ils signifièrent cette résolution à leur colonel,
+le général Lefebvre-Desnouettes, et l'engagèrent à s'enfuir, ce qu'il
+fit, ainsi que le général Lallemand.
+
+Les officiers du régiment de chasseurs envoyèrent une députation au roi
+pour lui renouveler l'assurance de leur fidélité, et l'entreprise de M.
+Fouché fut manquée. Si elle avait réussi, il n'y a nul doute qu'il se
+serait déclaré pour le duc d'Orléans, parce que l'empereur n'étant plus
+à portée d'être saisi comme lorsqu'il était à l'île d'Elbe, il n'aurait
+pas voulu de la régence, qui le ramenait naturellement. Cette forme de
+gouvernement ne pouvait lui plaire qu'autant que l'empereur serait mort
+ou à Sainte-Hélène; il était trop avisé pour la désirer tant que ce
+prince restait libre.
+
+Le général Lallemand fut arrêté par la gendarmerie: il aurait
+infailliblement été fusillé, si l'empereur ne fût arrivé à Paris aussi
+promptement qu'il le fit.
+
+Fouché lui-même eût peut-être été perdu sans cette célérité; néanmoins
+il ne se déconcerta pas. Ce fut le 10 mars qu'il fut informé de la
+mauvaise issue de la tentative qu'il avait faite; on connaissait déjà
+les événemens de Grenoble, on s'attendait à ceux de Lyon. Il songea à se
+garantir du soupçon qui pourrait arriver jusqu'à lui, en demandant au
+comte d'Artois l'honneur de l'entretenir en particulier; l'entretien fut
+accordé, et eut lieu chez la princesse de Vaudemont. L'ex-ministre
+conseilla au prince de nommer le duc d'Orléans régent du royaume. Il lui
+dit que sans cela on n'empêcherait pas l'empereur d'arriver à Paris;
+que, du reste, on pouvait s'en rapporter à sa parole, qu'il promettait
+que Napoléon n'y resterait pas trois mois. Il se garda bien, comme on
+peut croire, de lui parler de la part qu'il avait eue au mouvement des
+troupes de Flandre, ni de la correspondance qu'il entretenait avec
+Dalberg.
+
+Il est nécessaire d'observer que Fouché était informé de ce qui se
+passait au conseil du roi.
+
+M. de Vitrolles avait été, comme je l'ai dit, fait ministre secrétaire
+d'État. Comme tel, il tenait la plume au conseil. Il était lié avec M.
+Dalberg, comme on l'a vu, et surtout avec madame la princesse de
+Vaudemont, à laquelle il communiquait ce qu'il fallait que sût Fouché.
+Je crois que c'est par là que celui-ci avait été averti de la nécessité
+qu'il y avait pour lui à ce qu'il vît le comte d'Artois, afin qu'en tout
+état de choses cela lui devînt un antécédent utile.
+
+Le mouvement des troupes de Flandre avait jeté la cour dans de vives
+alarmes. Elle le croyait excité par l'influence de l'empereur, tandis
+qu'au contraire il aurait été dirigé contre lui, si les choses eussent
+tourné comme Fouché l'espérait.
+
+La défection successive de toutes les troupes donna au roi le soupçon
+que le ministre de la guerre, qui était alors le maréchal Soult, n'était
+pas étranger à un abandon aussi complet. Peut-être lui en avait-on parlé
+ainsi; c'était dans tous les cas une calomnie, le maréchal Soult était
+étranger à tout cela. Néanmoins le roi le changea, et nomma à sa place
+le duc de Feltre, qui avait été ministre de la guerre sous l'empereur.
+
+Le duc de Feltre accepta, quoique la partie fût déjà à peu près perdue.
+J'ai entendu faire à ce sujet plusieurs réflexions qui sont inutiles à
+reproduire; quant à moi, je n'avais pas vu le duc depuis le voyage de
+Blois, et je ne me mêlais plus de ce que chacun pouvait faire.
+
+Il faut néanmoins convenir que c'était donner une preuve de dévouement
+au roi que de se charger du ministère de la guerre dans cette
+circonstance, d'autant plus qu'il ne devait pas s'écouler dix jours
+avant que l'empereur fût à Paris.
+
+C'est aussi dans ce moment critique que le roi rétablit la préfecture de
+police de Paris, à laquelle il nomma M. de Bourienne. Il était trop tard
+pour prendre toutes ces mesures: l'empereur voyageait en poste; la
+population se précipitait sur son passage; toutes les troupes qu'on
+envoyait contre lui prenaient le plus court chemin pour le joindre. On
+touchait au dénouement; on rassembla un corps d'armée à Villejuif, mais
+on n'en était pas plus tranquille, et le roi dut songer à quitter Paris.
+
+Il avait été à la chambre des députés pour la porter à prendre des
+mesures énergiques; l'empereur approchait: il n'y trouva que des
+paroles.
+
+On essaya de former des corps de volontaires, mais il ne se présenta
+presque personne.
+
+Enfin le 19 mars au soir, l'empereur arriva à Fontainebleau; il était à
+peine accompagné d'une vingtaine d'officiers.
+
+Le roi, ainsi que le comte d'Artois et le duc de Berry, était encore à
+Paris, mais tout était prêt pour leur départ; on craignait même une
+insurrection, car l'on faisait bivouaquer de l'artillerie dans la cour
+du château des Tuileries.
+
+À une heure du matin, le 20 mars, toute la maison du roi s'assembla dans
+la cour du château et sur la place du Carrousel. Le roi monta en
+voiture, et partit accompagné du comte d'Artois et du duc de Berry, qui
+était à la tête de la cavalerie de la maison du roi.
+
+Le corps de troupes qui avait été rassemblé à Villejuif sous les ordres
+du général Rapp alla se placer à Saint-Denis dès que le roi eut quitté
+la capitale. Jusqu'à huit heures du matin, le plus grand calme et le
+plus grand silence régnèrent dans les environs du château.
+
+Le cortége du roi passa par le boulevard; il prit la route de Beauvais,
+et alla jusqu'à Montreuil-sur-Mer, ce qui fit croire qu'il allait de
+nouveau en Angleterre; mais de Montreuil il se rendit à Lille par
+Béthune et Saint-Omer.
+
+Toute la cavalerie de la maison du roi, formant à peu près deux mille
+hommes, était rassemblée à Béthune (Berthier, Marmont et Lauriston y
+étaient avec leurs compagnies). Le comte d'Artois en passa la revue, et,
+après avoir adressé à cette troupe quelques paroles de regrets, il lui
+annonça que le roi la remerciait de ses services, et que chacun pouvait
+retourner chez soi. La plupart revinrent en effet à Paris.
+
+Toute la journée du 20 mars fut employée en petits mouvemens. Chacun
+s'empressait de prendre part à l'événement qui devait arriver à la fin
+de la journée. On placardait les rues des proclamations de l'empereur,
+lesquelles étaient à Paris depuis huit jours. On prit possession du
+trésor public; on allait aux casernes, et en même temps l'on envoya
+presser à Saint-Denis la défection des troupes que commandait le général
+Rapp.
+
+On ne trouva de difficulté nulle part, parce que le roi était parti, et
+que chacun ne cherchait qu'à se faire une position près de celui qui
+venait le remplacer. Il en fut dans ce cas-ci comme il en a toujours été
+dans les révolutions: on a donné mal à propos le nom de conspiration à
+celle-ci, elle n'était que la conséquence du départ du roi. Si ce prince
+fût resté à Paris et se fût entouré de tout ce qui aurait voulu le
+défendre, vraisemblablement la solution du problème n'aurait pas été si
+paisible. On répandit que Louis XVIII ne s'était décidé à partir que sur
+la décision de son conseil. S'il l'avait assemblé, la résolution
+s'explique; elle eut lieu comme l'avait eu celle qu'on avait fait
+prendre à la régente au mois de mars précédent.
+
+Il y avait en outre autour du roi des hommes qui faisaient déjà leur
+calcul particulier, et qui, regardant la partie comme perdue, pensaient
+à le quitter pour se rapprocher de celui qu'ils avaient précédemment
+abandonné. Or, en revenant, il fallait pouvoir se faire un mérite
+d'avoir contribué au départ du roi.
+
+J'ai vu le 23 ou 24 mars, entre les mains d'un général fort connu dans
+l'armée, une lettre que Berthier lui avait écrite avant de sortir de la
+frontière, et dans laquelle il répétait ce qu'il avait dit moins d'un an
+auparavant à Fontainebleau, c'est-à-dire «qu'il n'était pas l'homme du
+roi, qu'il était l'homme de l'armée et Français avant tout, qu'il
+voulait servir son pays et ne pas émigrer. Enfin il se recommandait déjà
+à la générosité de l'empereur.»
+
+Il lui écrivit quelques jours après; l'empereur lui répondit, mais il
+était trop tard, il avait dépassé la frontière lorsque la lettre lui
+parvint. Il se retira à Bamberg, essaya de repasser en France; mais
+arrêté par les alliés, il fut obligé de retourner sur ses pas, et périt
+misérablement à quelque temps de là.
+
+L'empereur arriva à Paris le soir à sept heures. Tout était déjà
+réinstallé; chacun avait repris son poste au château. L'empereur y dîna,
+trouva son appartement fait; on eût dit qu'il revenait simplement de
+voyage. Les officiers du service d'honneur, les employés de toutes les
+espèces avaient repris leurs fonctions; rien ne manquait à la réception.
+Il y a des esprits gauches qui ont voulu voir les conséquences d'une
+conjuration dans la reprise de cette routine, tandis que chacun ne
+faisait que ce qu'il avait vu faire aux employés de la cour de
+Versailles, à l'époque du retour du roi. Il y avait plus de vingt ans
+que les uns étaient rentrés dans l'obscurité, et il y en avait à peine
+un que les autres avaient été congédiés.
+
+Il ne se trouva qu'un bataillon de la garde nationale dans la cour du
+château au moment où l'empereur arriva; mais avec ce bataillon, il y
+avait plusieurs milliers d'officiers de toutes armes qui avaient été mis
+à la demi-solde.
+
+L'on avait été à la rencontre de l'empereur sur la route de
+Fontainebleau; il revint entouré d'une foule d'officiers-généraux à
+cheval. Il passa le long du boulevard neuf, ainsi qu'il avait coutume de
+le faire chaque fois qu'il revenait de Fontainebleau, traversa le pont
+de la Concorde, et entra aux Tuileries par le guichet qui donne sur le
+quai.
+
+Il y avait autour de sa voiture la valeur d'un régiment de cavaliers de
+tous les corps, qui présentaient un désordre imposant; tous ces hommes
+poussaient des cris de _vive l'empereur_ jusqu'aux nues. Lorsqu'il entra
+dans la cour du château, il fut impossible aux postillons d'approcher la
+voiture du vestibule, où il devait descendre. La foule était si grande,
+que les chevaux ne purent avancer. On se précipita à la portière, on
+l'ouvrit et on tira l'empereur de sa calèche; il ne lui fut pas possible
+de mettre le pied par terre, ni dans la cour, ni sur l'escalier, ni dans
+les appartemens: on le porta, on le passa de bras en bras jusqu'à son
+cabinet.
+
+Il fit de suite demander les anciens ministres et ordonna à chacun d'eux
+d'aller reprendre son portefeuille. Il n'y eut de nouvelle promotion que
+celle de M. Fouché, qui fut chargé de la police. Voici à ce sujet une
+petite anecdote qu'il n'est pas inutile de rapporter. Elle fera voir que
+l'intrigue s'agitait déjà, c'est-à-dire que l'on était déjà plus occupé
+d'éloigner ceux que l'on redoutait par des considérations personnelles,
+que d'aider l'empereur en l'entourant de tout ce qui pouvait le servir.
+
+J'avais été, dans la matinée, rendre visite à l'archi-chancelier, que je
+n'avais pas vu depuis un an. Je présumais que l'empereur l'enverrait
+chercher tout en arrivant, ainsi qu'il en avait l'habitude, chaque fois
+qu'il revenait de voyage. J'étais allé le prier de vouloir bien (si cela
+devenait nécessaire) dire à l'empereur que je désirais rester en repos,
+et que, s'il voulait absolument m'employer, pour rien au monde je
+n'accepterais le ministère de la police. Je lui témoignai combien ces
+fonctions-là me déplaisaient, et lui dis que, prévoyant bien que
+l'intrigue s'agiterait en tout sens, je ne me sentais nullement disposé
+à vivre au milieu des passions qu'elle allait soulever.
+
+L'archi-chancelier était pour le moins aussi las que moi des affaires:
+il me déclara qu'à moins que l'empereur ne lui fît violence, il
+n'accepterait non plus aucune fonction.
+
+Ce que j'avais prévu arriva. L'archi-chancelier fut le premier grand
+fonctionnaire que l'empereur fit appeler. Les ministres, qui avaient
+également été mandés, ne se présentèrent que successivement. C'était un
+singulier spectacle que de revoir les choses remises aussi vite à leur
+ancienne place. On se retrouvait dans le même salon où l'on s'était
+quitté un an auparavant, et sans presque s'être rencontré depuis.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+Composition du ministère.--M. Fouché à la police.--Par quelles
+considérations ses nouveaux amis le recommandent à l'empereur.--Ce qu'il
+eût voulu.--Le roi ne se croit pas en sûreté à Lille.
+
+
+L'empereur n'avait pas encore fini de dîner, qu'il arriva un officier
+venant de Soissons pour lui rendre compte que les deux frères Lallemand,
+qui y étaient enfermés, couraient des dangers, que le sous-préfet de
+cette ville refusait de les mettre en liberté. Il fit appeler le
+ministre de la police sans le désigner par son nom, et comme l'on
+hésitait à l'introduire, il m'appela par mon nom. Il m'ordonna d'écrire
+au sous-préfet de rendre les deux frères Lallemand à la liberté, ce que
+je fis.
+
+Lorsque l'empereur me donna cet ordre, il y avait plusieurs personnes
+présentes, et toutes crurent que j'allais rentrer au ministère de la
+police. Elles ignoraient mes dispositions particulières, et se hâtèrent
+de croiser les intentions que l'empereur venait de manifester.
+
+Après qu'il eut entretenu M. l'archi-chancelier, il fit entrer M. le duc
+de Bassano, qui était celui qui désirait le plus mon éloignement du
+ministère, et qui sans doute ne lui conseilla pas de me conserver. Il ne
+cherchait déjà qu'à mettre l'empereur dans une lanterne sourde, et il se
+préparait à l'entourer de tous ses amis exclusivement.
+
+Après M. de Bassano, l'empereur reçut le maréchal Davout; puis je fus
+admis.
+
+Après quelques mots de conversation, il me demanda s'il devait croire à
+ce que j'avais dit le matin à l'archi-chancelier. Je lui répondis
+affirmativement. Il voulut connaître les motifs de ma résolution. Je ne
+les lui cachai pas; je lui détaillai toutes les tracasseries dont
+j'avais été l'objet pendant son absence, et lui avouai qu'elles
+m'avaient ôté le goût des affaires; et puis, lui dis-je, si l'on rend à
+V. M. un compte fidèle de tout ce qui s'est passé ici depuis deux ou
+trois mois, elle verra que son retour contrarie plus d'un projet. Si
+elle eût tardé, elle eût sûrement trouvé un autre ordre de choses
+établi.
+
+L'empereur se mit à rire et me dit: «Ainsi c'est un parti pris chez
+vous, vous ne voulez pas du ministère?--Non, Sire,» lui répondis-je.
+
+Il ne me dit pas un mot de tout ce qu'avait dû lui insinuer M. de
+Bassano pour le dissuader d'un choix qu'il redoutait particulièrement;
+il me laissa les honneurs du refus, quoiqu'il ne m'eût peut-être pas
+nommé. Il voulut me donner le gouvernement de Paris. Je le refusai
+encore plus vivement que je n'avais refusé le ministère de la police. Je
+lui dis même que je ne me souciais pas de faire la moindre chose. Il me
+répondit que cela ne se pouvait pas, qu'il fallait travailler et le
+servir; qu'il voulait que je prisse la gendarmerie, puisqu'il était
+obligé de rendre le portefeuille à Fouché, contre lequel j'avais
+toujours été sa sauvegarde. Je n'avais rien à objecter de plausible, je
+me contentai de lui témoigner de l'étonnement de ce qu'il se confiait à
+un homme si peu sûr; il me dit alors qu'on lui avait assuré qu'il avait
+travaillé pour lui en faisant marcher les troupes de Flandre; je ne pus
+m'empêcher de sourire, tant j'étais indigné qu'on eût déjà osé lui faire
+un si impudent mensonge. Que peuvent jamais alléguer pour leur
+justification, ceux qui, pour éloigner un homme dont ils redoutaient les
+investigations, n'ont pas craint de se porter garans d'un traître, d'un
+homme qui se vantait d'avoir été l'âme de toutes les conspirations
+ourdies contre l'empereur?
+
+Après m'avoir donné congé, l'empereur reçut M. Fouché; c'était une chose
+curieuse que de voir, jusqu'à la porte du cabinet de l'empereur,
+l'intrigue prendre poste et pousser à l'envi un homme qui avait trahi
+tous les partis, et avait déjà arrêté la perte du souverain auquel il
+venait offrir ses services. Cependant l'aveuglement était tel, qu'une
+personne du plus haut rang ne craignit pas de dire, lorsque le caméléon
+se présenta: «Laissez bien vite entrer M. Fouché, c'est l'homme qu'il
+importe le plus à l'empereur de voir en ce moment.» Cette respectable
+personne pleure encore son erreur.
+
+Fouché entra effectivement chez l'empereur, et sans lui dire un mot de
+tous ses antécédens avec Vienne, il le félicita sur son heureuse
+arrivée. Il ajouta: «Je craignais que Votre Majesté n'éprouvât des
+difficultés en chemin: c'est pourquoi j'avais fait marcher les troupes
+pour déterminer le roi à partir; si quelques empêchemens s'étaient
+présentés, j'aurais été à la rencontre de Votre Majesté.»
+
+Tel fut le langage que Fouché tint à l'empereur le soir de son arrivée.
+Appuyé comme il l'était par ses nouveaux amis, il était bien difficile
+que l'empereur ne lui accordât pas de la confiance: aussi le nomma-t-il
+son ministre de la police. Le duc d'Otrante fut peu satisfait de cette
+nomination, il me le dit à moi-même à l'issue de l'audience; ce n'était
+pas la police qu'il voulait, mais les relations extérieures. L'empereur
+l'avait forcé d'accepter, il l'avait fait.
+
+Le motif de la préférence n'était pas difficile à entrevoir: on conspire
+plus à l'aise quand on est à la tête de la politique de l'État.
+
+Le maréchal Davout fut nommé à la guerre; les autres ministres reprirent
+leurs fonctions, excepté M. Molé, qui était grand-juge avant la
+révolution de 1814.
+
+L'archi-chancelier resta quelque temps chargé de la justice, et M. de
+Montalivet fut remplacé par M. Carnot.
+
+Toutes ces nominations furent signées le 21 mars au matin: chacun des
+nouveaux fonctionnaires alla prendre possession de son administration.
+
+Voilà donc dès le soir de son arrivée l'empereur livré à Fouché. Dans
+quel but, je le demande, lui cachait-on tout ce qui avait été pratiqué
+avant son retour? Je veux croire qu'on était trompé; mais ne
+connaissait-on pas Fouché? Si l'on n'était pas dupe, on voulait donc
+rester l'associé du personnage, et se ménager son amitié en lui
+fournissant les moyens de mieux servir encore l'intrigue, dans laquelle
+on savait qu'il avait un des principaux rôles. Quel inconvénient y
+avait-il à faire connaître à l'empereur tout ce qu'on avait fait, avant
+son retour, pour renverser le gouvernement du roi? La confidence ne
+pouvait que l'éclairer.
+
+On ne le fit pas, parce que l'on craignait de se trouver soi-même dans
+une position difficile, si l'empereur ne parvenait pas à se consolider,
+et que le roi ne fût encore une fois reporté sur le trône, comme cela
+est arrivé. D'un autre côté, si l'empereur réussissait, on ne pouvait
+que gagner beaucoup soi-même à lui avoir persuadé que l'on avait employé
+tous les moyens dont on pouvait disposer pour faciliter son retour;
+c'était un tour de force d'avoir enlacé Fouché, car la misérable vanité
+n'a jamais cessé de se montrer partout.
+
+Nous verrons bientôt comment les idées de Fouché, après avoir été
+troublées par le retour subit de l'empereur, se replacèrent dans leur
+ornière, et combien sont coupables ceux qui ont contribué à tromper la
+confiance de l'empereur, en lui faisant de nouveau reprendre un tel
+homme.
+
+Le délire qu'excita la réussite d'une entreprise aussi extraordinaire
+que celle du retour de l'île d'Elbe n'a pas encore eu d'exemple. Il n'y
+avait là ni armées étrangères, ni instigation d'aucun parti. Les battus
+ont prétendu que l'empereur avait été rappelé par l'intrigue, ils
+étaient dans l'erreur: il suffit, pour s'en convaincre, d'une simple
+observation.
+
+Si l'empereur n'avait qu'un parti, comment l'a-t-il triomphé? Il est
+revenu avec six cents hommes; on en avait bien autant à lui opposer: or
+il n'a même pas été dans le cas de faire charger les fusils. De plus, il
+voyageait presque seul dans une voiture de poste; comment ne l'a-t-on
+pas arrêté?
+
+La population courait à sa rencontre, on illuminait sur son passage;
+tous ceux qui l'ont accompagné rapportent qu'un million d'hommes se sont
+montrés sur son chemin. L'empereur a dit lui-même qu'il n'avait
+d'obligation à personne pour son retour, qu'il n'avait eu de parti en
+France que le _Moniteur_, qui lui avait appris lorsqu'il était temps de
+partir de l'île d'Elbe.
+
+Tous ceux qui l'ont servi au temps de ses hautes prospérités doivent
+convenir que, dans aucune époque de sa vie, il n'a eu un triomphe aussi
+parfait que celui que lui décernait l'enthousiasme national; c'étaient
+bien les coeurs qui parlaient, car assurément aucun soin administratif
+n'avait été pris pour exciter la joie publique.
+
+Le lendemain du retour de l'empereur aux Tuileries arriva le bataillon
+de la garde qui l'avait suivi à l'île d'Elbe. La curiosité de la
+multitude s'était changée en admiration; lorsqu'il entra dans la cour du
+château, où l'empereur passait la revue des troupes de la garnison, ce
+fut un cri de _vivat_ qui se répéta d'un bout à l'autre de la ligne.
+
+Une chose remarquable, c'est que, dans toute l'armée, chaque soldat
+avait conservé sa cocarde aux trois couleurs, ainsi que l'aigle de son
+schakos. On n'eut pas besoin de donner l'ordre de la reprendre, chacun
+le fit aussitôt qu'il sut l'empereur en France.
+
+Pendant les premiers jours de son installation aux Tuileries, l'empereur
+reçut les corps constitués. On lui tenait alors un langage bien
+différent de celui qu'on tenait au roi quelques mois auparavant.
+
+Ce ne fut que le 24 ou le 25 mars que l'on apprit à Paris que le roi,
+après s'être retiré à Lille, avait décidément quitté la France pour
+passer en Belgique[35]; on avait su auparavant le licenciement de sa
+maison à Béthune, et comme Lille est un chef-lieu de préfecture où il y
+avait une nombreuse garnison commandée par le maréchal Mortier, on jugea
+qu'il fallait bien qu'il y eût eu quelque avis fâcheux qui était parvenu
+jusque-là, puisque le roi ne s'était pas cru en sûreté dans la place, et
+en était parti. On lui dit probablement que les émissaires de l'empereur
+étaient déjà dans Lille, et soulevaient la garnison. Je le crois, parce
+que chacun était impatient de le voir partir, afin de pouvoir venir
+rendre compte à Paris du plus ou moins de part qu'on avait eue à lui
+exagérer les dangers qui lui avaient fait prendre cette résolution.
+
+Le maréchal Mortier arriva à Paris, et se présenta au lever de
+l'empereur le lendemain. Non seulement il ne dit rien à personne qui pût
+l'empêcher de solliciter du service, mais lui-même en prit immédiatement
+ainsi que plusieurs officiers de la maison du roi, qui, avant d'en faire
+partie, avaient servi dans l'armée. De toutes parts, on s'empressait de
+montrer du zèle pour l'empereur; il ne laissait, de son côté, apercevoir
+aucun ressentiment contre qui que ce fût.
+
+Il reçut les sénateurs, n'adressa de reproches à aucun d'eux; il ne
+parla que d'une manière générale de l'acte honteux par lequel ce corps
+avait prononcé sa déchéance, en ajoutant: «Je laisse cela à l'histoire;
+quant à moi, j'oublie tout ce qui s'est passé.»
+
+
+
+
+CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE.
+
+PIÈCES HISTORIQUES.
+
+
+ _Au duc de Rovigo._
+
+ Paris, le 4 juillet 1822.
+
+ MONSIEUR LE DUC,
+
+ J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et
+ je m'empresse d'y répondre. Ce que l'on vous a dit sur ma mission
+ est à peu près la vérité; plusieurs faits cependant sont inexacts,
+ et il importe de les rectifier.
+
+ J'ai quitté l'empereur, le 29 au soir, au pont de Dolancourt près
+ Vandoeuvre. Il m'ordonna de me rendre à Paris et d'annoncer qu'il
+ allait s'y rendre avec son armée. Je n'avais pas d'ordres précis;
+ je devais agir selon les circonstances, tâcher de faire traîner les
+ choses en longueur jusqu'à l'arrivée de l'empereur, et annoncer que
+ les négociations étaient rouvertes avec les alliés, et
+ particulièrement avec l'Autriche. Arrivé à Paris le 30 à midi, je
+ montai effectivement à cheval et je fus à Montmartre. Le roi Joseph
+ venait d'en partir. Je le rejoignis dans le bois de Boulogne; il
+ avait près de lui le prince Jérôme, les ministres Daru, Clarke et
+ beaucoup d'autres personnes. Je lui communiquai les ordres de
+ l'empereur, et l'engageai à retourner à Paris: il me répondit qu'on
+ ne pouvait plus tenir, que des corps ennemis se dirigeaient sur
+ Versailles, que la retraite pouvait être coupée; qu'il ne voulait
+ pas qu'un frère de l'empereur fût livré en otage, et qu'il avait
+ laissé ses ordres aux maréchaux Marmont et Mortier. Je quittai le
+ roi Joseph, et je joignis le maréchal Mortier au bas de Montmartre;
+ il ignorait encore le départ du roi, je le lui appris, et je lui
+ communiquai mes ordres. Un moment après, il reçut un billet du roi
+ Joseph qui contenait à peu près ces mots, autant que ma mémoire
+ peut me les rappeler: «Si les maréchaux Marmont et Mortier ne
+ peuvent plus défendre Paris, ils sont autorisés à entrer en
+ négociation; ils se retireront sur la Loire.»
+
+ D'après ce billet, et ce que j'avais dit au maréchal Mortier, il se
+ décida à écrire au prince Schwartzenberg, non pas pour traiter de
+ la capitulation, mais pour proposer un armistice, basé sur ce que
+ les négociations étaient rouvertes, et que probablement dans ce
+ moment la paix était signée avec l'empereur d'Autriche. Pendant ce
+ temps, l'ennemi avançait toujours, et peu de temps après le
+ maréchal Mortier reçut une réponse très sèche du prince
+ Schwartzenberg, qui lui marquait que les alliés ne feraient pas la
+ paix séparément, et qu'il fallait rendre Paris. Presque au même
+ moment arriva un officier-général, que je crois être le général
+ Mestadier; il venait annoncer au maréchal Mortier que le duc de
+ Raguse, que je n'avais pas encore vu, venait, d'après le billet du
+ roi Joseph, d'entrer en négociation pour la reddition de Paris, et
+ que les hostilités allaient cesser.
+
+ Voilà, monsieur le duc, tout ce que je puis vous dire sur cette
+ journée. Je n'ai point apporté d'ordre pour capituler, et cette
+ idée n'est jamais venue, je crois, dans la tête de l'empereur; il
+ paraît même que le général Girardin, qui est arrivé après la
+ signature de la capitulation, avait ordre de faire tenir Paris à
+ tel prix que ce fût, et l'empereur, qui le suivait de près,
+ espérait arriver encore à temps.
+
+ Agréez, je vous prie, monsieur le duc, l'assurance de ma haute
+ considération.
+
+ _Signé_, Comte DEJEAN.
+
+ * * * * *
+
+ _Au prince Metternich._
+
+ Châtillon, le 9 février 1814.
+
+ MON PRINCE,
+
+ Je me propose de demander aux plénipotentiaires des cours alliées,
+ si la France, en consentant, ainsi qu'ils l'ont demandé, à rentrer
+ dans ses anciennes limites, obtiendra immédiatement un armistice.
+ Si, par un tel sacrifice, un armistice peut être sur-le-champ
+ obtenu, je serai prêt à le faire. Je serai prêt encore, dans cette
+ supposition, à remettre sur-le-champ une partie des places que ce
+ sacrifice devra nous faire perdre.
+
+ J'ignore si les plénipotentiaires des cours alliées sont autorisés
+ à répondre affirmativement à cette question, et s'ils ont des
+ pouvoirs pour conclure cet armistice. S'ils n'en ont pas, personne
+ ne peut, autant que Votre Excellence, contribuer à leur en faire
+ donner. Les raisons qui me portent à l'en prier ne me semblent pas
+ tellement particulières à la France, qu'elles ne doivent intéresser
+ qu'elle seule. Je supplie Votre Excellence de mettre ma lettre sous
+ les yeux du père de l'impératrice: qu'il voie les sacrifices que
+ nous sommes prêts à faire, et qu'il décide.
+
+ Agréez, etc.
+
+ _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence.
+
+ * * * * *
+
+ _À l'empereur Napoléon_.
+
+ Châtillon, le 5 mars 1814.
+
+ SIRE,
+
+ J'ai besoin d'exprimer particulièrement à V. M. toute ma peine de
+ voir mon dévouement méconnu. Elle est mécontente de moi; elle le
+ témoigne et charge de me le dire. Ma franchise lui déplaisant, elle
+ la taxe de rudesse et de dureté. Elle me reproche de voir partout
+ les Bourbons, dont, peut-être à tort, je ne parle qu'à peine. V. M.
+ oublie que c'est elle qui en a parlé la première dans les lettres
+ qu'elle a écrites ou dictées. Prévoir comme elle les chances que
+ peuvent leur présenter les passions d'une partie des alliés, celles
+ que peuvent faire naître des événemens malheureux et l'intérêt que
+ pourrait inspirer dans ce pays leur haute infortune, si la présence
+ d'un prince et un parti réveillaient ces vieux souvenirs dans un
+ moment de crise, ne serait cependant pas si déraisonnable, si les
+ choses sont poussées à bout. Dans la situation où sont les esprits,
+ dans l'état de fièvre où est l'Europe, dans celui d'anxiété et de
+ lassitude où se trouve la France, la prévoyance doit tout
+ embrasser, elle n'est que de la sagesse. V. M. voudrait, je le
+ comprends, vacciner sa force d'âme, l'élan de son grand caractère,
+ à tout ce qui la sert, et communiquer à tous son énergie; mais
+ votre ministre, Sire, n'a pas besoin de cet aiguillon. L'adversité
+ stimule son courage, au lieu de l'abattre; et s'il vous répète sans
+ cesse le mot de paix, c'est parce qu'il la croit indispensable et
+ même pressante pour ne pas tout perdre. C'est quand il n'y a pas de
+ tiers entre V. M. et lui, qu'il lui parle franchement. C'est votre
+ force, Sire, qui l'oblige à vous paraître faible, tout au moins
+ plus disposé à céder qu'il ne le serait réellement. Personne ne
+ désire, ne voudrait plus que moi consoler V. M., adoucir tout ce
+ que lès circonstances et les sacrifices qu'elles exigeront auront
+ de pénible pour elle; mais l'intérêt de la France, celui de votre
+ dynastie, me commandent, avant tout, d'être prévoyant et vrai. D'un
+ instant à l'autre, tout peut être compromis par ces ménagemens qui
+ ajournent les déterminations qu'exigent les grandes et difficiles
+ circonstances où nous sommes. Est-ce ma faute si je suis le seul
+ qui tient ce langage de dévouement à V. M.? si ceux qui
+ l'entourent, et qui pensent comme moi, craignant de lui déplaire et
+ voulant la ménager, quand elle a déjà tant de sujets de
+ contrariété, n'osent lui répéter ce qu'il est de mon devoir de lui
+ dire? Quelle gloire, quel avantage peut-il y avoir pour moi à
+ prêcher, à signer même cette paix, si toutefois on parvient à la
+ faire? Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour
+ V. M. un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens
+ en France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me la
+ reprocheront-ils pas six mois après qu'elle aura sauvé votre trône?
+ Comme je ne me fais pas plus illusion sur ma position que sur celle
+ de V. M., elle doit m'en croire. Je vois les choses ce qu'elles
+ sont, et les conséquences ce qu'elles peuvent devenir. La peur a
+ uni tous les souverains, le mécontentement a rallié tous les
+ Allemands. La partie est trop bien liée pour la rompre. En
+ acceptant le ministère dans les circonstances où je l'ai pris, en
+ me chargeant ensuite de cette négociation, je me suis dévoué pour
+ vous servir, pour sauver mon pays; je n'ai point eu d'autre but, et
+ celui-là seul était assez noble, assez élevé pour me paraître
+ au-dessus de tous les sacrifices. Dans ma position, je ne pouvais
+ qu'en faire, et c'est ce qui m'a décidé. V. M. peut dire de moi
+ tout le mal qu'il lui plaira; au fond de son coeur, elle ne pourra
+ en penser, et elle sera forcée de me rendre toujours la justice de
+ me regarder comme l'un de ses plus fidèles sujets, et l'un des
+ meilleurs citoyens de cette France que je ne puis être soupçonné de
+ vouloir avilir, quand je donnerais ma vie pour lui sauver un
+ village.
+
+ Je suis, etc.
+
+ _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence.
+
+ * * * * *
+
+_Séance du 7 février 1814._
+
+Les protocoles de la séance du 5 ayant été expédiés en _double_ et
+collationnés dans la journée d'hier, MM. les plénipotentiaires, à
+l'ouverture de la présente séance, ont muni ces expéditions de leurs
+signatures, en observant l'alternative entre le plénipotentiaire de la
+France d'un côté, et les plénipotentiaires des cours alliées de l'autre,
+les derniers y ayant procédé entre eux, en adoptant la voie de
+_pêle-mêle_, tout préjudice sauf.
+
+Cette formalité remplie, les plénipotentiaires des cours alliées
+consignent au protocole ce qui suit:
+
+ «Les puissances alliées réunissant le point de vue de la sûreté et
+ de l'indépendance future de l'Europe avec le désir de voir la
+ France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a
+ toujours occupé dans le système politique, et considérant la
+ situation dans laquelle l'Europe se trouve placée à l'égard de la
+ France, à la suite des succès obtenus par leurs armes, les
+ plénipotentiaires des cours alliées ont ordre de demander:
+
+ «Que la France rentre dans les limites qu'elle avait avant la
+ révolution, sauf des arrangemens d'une convenance réciproque sur
+ des portions de territoire au-delà des limites de part et d'autre,
+ et sauf des restitutions que l'Angleterre est prête à faire pour
+ l'intérêt général de l'Europe, contre les rétrocessions ci-dessus
+ demandées à la France, lesquelles restitutions seront prises sur
+ les conquêtes que l'Angleterre a faites pendant la guerre; qu'en
+ conséquence la France abandonne toute influence directe hors de ses
+ limites futures, et que la renonciation à tous les titres qui
+ ressortent des rapports de souveraineté et de protectorat sur
+ l'Italie, l'Allemagne et la Suisse, soit une suite immédiate de cet
+ arrangement.»
+
+Après que M. le duc de Vicence a entendu la lecture de cette
+proposition, il s'établit de part et d'autre entre les plénipotentiaires
+une conversation explicative de l'objet, à la suite de laquelle S. Exc.
+le plénipotentiaire français observe que la proposition étant de trop
+grande importance pour pouvoir y répondre immédiatement, il désire à cet
+effet que la séance soit suspendue.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées n'hésitent pas à déférer à ce
+désir, et l'on convient de continuer la séance à huit heures du soir.
+
+Les plénipotentiaires reprenant la séance à l'heure convenue, M. le duc
+de Vicence déclare ce qui suit:
+
+Le plénipotentiaire de France renouvelle encore l'engagement déjà pris
+par sa cour de faire, pour la paix, les _plus grands sacrifices_,
+quelque éloignée que la demande faite dans la séance d'aujourd'hui, au
+nom des puissances alliées, soit des _bases proposées par elles à
+Francfort_ et fondées sur ce que les _alliés eux-mêmes_ ont appelé les
+_limites naturelles_ de la France; quelque éloignée qu'elle soit des
+déclarations que toutes les cours n'ont cessé de faire à la face de
+l'Europe; quelque éloignée que soit même leur proposition d'un état de
+possession analogue au rang que la France a toujours occupé dans le
+système politique, bases que les plénipotentiaires des puissances
+alliées rappellent encore dans leur proposition de ce jour. Enfin
+quoique le résultat de cette proposition soit d'appliquer à la France
+seule un principe que les puissances alliées ne parlent point d'adopter
+pour elles-mêmes, et dont cependant l'application ne peut être juste, si
+elle n'est point réciproque et impartiale, le plénipotentiaire français
+n'hésiterait pas à s'expliquer sans retard de la manière la plus
+positive sur cette demande, si chaque sacrifice qui peut être fait et le
+degré dans lequel il peut l'être ne dépendaient pas nécessairement de
+l'espèce et du nombre de ceux qui seront demandés, comme la somme des
+sacrifices dépend aussi nécessairement de celle des _compensations_;
+toutes les questions d'une telle négociation sont tellement liées et
+subordonnées les unes aux autres, qu'on ne peut prendre parti sur
+aucune, avant de les connaître toutes. Il ne peut être indifférent à
+celui à qui on demande _des sacrifices_ de savoir _au profit de qui_ il
+les fait et quel emploi on veut en faire, enfin si, en les faisant, on
+peut mettre tout de suite un terme aux malheurs de la guerre. Un projet
+qui développerait les vues des alliés dans tout leur ensemble remplirait
+ce but.
+
+Le plénipotentiaire renouvelle donc de la manière la plus instante la
+demande que les plénipotentiaires des cours alliées veuillent _bien
+s'expliquer positivement sur tous les points précités_.
+
+Après avoir pris lecture de ce qui vient d'être inséré au protocole de
+la part de M. le plénipotentiaire de France, les plénipotentiaires des
+cours alliées déclarent qu'ils prennent sa réponse _ad referendum_.
+
+ Châtillon-sur-Seine, le 7 février 1814.
+
+ _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence.
+
+ _Signé_, Le comte DE STADION, ABERDEEN, HUMBOLDT, le comte de
+ RAZOUMOWSKI, CATHCART, Charles STEWART.
+
+ * * * * *
+
+_Séance du 10 mars 1814._
+
+Le plénipotentiaire de France commence la conférence par consigner au
+protocole ce qui suit:
+
+Le plénipotentiaire de France avait espéré, d'après les représentations
+qu'il avait été dans le cas d'adresser à MM. les plénipotentiaires des
+cours alliées, et par la manière dont LL. EE. avaient bien voulu les
+accueillir, qu'il serait donné des ordres pour que ses courriers pussent
+lui arriver sans difficulté et sans retards. Cependant le dernier qui
+lui est parvenu, non seulement a été arrêté très long-temps par
+plusieurs officiers et généraux russes, mais on l'a même _obligé à
+donner ses dépêches, qui ne lui ont été rendues que trente-six heures
+après, à Chaumont_. Le plénipotentiaire de France se voit donc à regret
+forcé d'appeler de nouveau sur cet objet l'attention de MM. les
+plénipotentiaires des cours alliées, et de réclamer avec d'autant plus
+d'instance contre une conduite contraire aux usages reçus et aux
+prérogatives que le droit des gens assure aux ministres chargés d'une
+négociation, qu'elle cause réellement les retards qui l'entravent.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées n'étant point informés du fait,
+promettent de porter cette réclamation à la connaissance de leurs cours.
+
+Le plénipotentiaire de France donne ensuite lecture de la pièce
+suivante, dont il demande l'insertion au protocole, ainsi que des pièces
+y annexées n° 1, 2, 3, 4 et 5.
+
+_Le plénipotentiaire de France a reçu de sa cour l'ordre de faire au
+protocole les observations suivantes:_
+
+ «Les souverains alliés, _dans leur déclaration de Francfort_, que
+ toute l'Europe connaît, et LL. EE. MM. les plénipotentiaires, dans
+ leur proposition du 7 février, ont également posé en principe que
+ la France doit conserver par la paix la même puissance relative
+ qu'elle avait avant les guerres que cette paix doit finir; car ce
+ que, dans le préambule de leur proposition, MM. les
+ plénipotentiaires ont dit du désir des puissances alliées de voir
+ la France dans un état de possession analogue au rang qu'elle a
+ toujours occupé dans le système politique, n'a point et ne saurait
+ avoir un autre sens. Les souverains alliés avaient demandé, en
+ conséquence, que la France se renfermât dans les limites formées
+ par les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, et la France y avait
+ acquiescé. MM. les plénipotentiaires ont au contraire, et par leur
+ note du 7, et par le projet d'articles qu'ils ont remis le 17,
+ demandé qu'elle rentrât dans ses anciennes limites. Comment, sans
+ cesser d'invoquer le même principe, a-t-on pu, et en si peu de
+ temps, passer de l'une de ces demandes à l'autre? Qu'est-il survenu
+ depuis la première qui puisse motiver la seconde?
+
+ «On ne pouvait pas le 7, on ne pouvait pas plus le 17, et à plus
+ forte raison ne pourrait-on pas aujourd'hui la fonder sur l'offre
+ confidentielle faite par le plénipotentiaire de France au ministre
+ du cabinet de l'une des cours alliées; car la lettre qui la
+ contenait ne fut écrite que le 9, et il était indispensable d'y
+ répondre immédiatement, puisque l'offre était faite sous la
+ _condition absolue d'un armistice immédiat_, pour arrêter
+ l'effusion du sang, et éviter une bataille que les alliés ont voulu
+ donner; au lieu de cela, les conférences furent, par la seule
+ volonté des alliés, et sans motifs, suspendues du 10 au 17, jour
+ auquel la condition proposée fut même formellement rejetée. On ne
+ pouvait, on ne peut donc, en aucune manière, se prévaloir d'une
+ offre qui lui était subordonnée. Les souverains alliés ne
+ voulaient-ils point, il y a trois mois, établir un juste équilibre
+ en Europe? N'annoncent-ils pas qu'ils le veulent encore
+ aujourd'hui? Conserver la même puissance relative qu'elle a
+ toujours eue, est aussi le seul désir qu'ait réellement la France.
+ _Mais l'Europe ne ressemble plus à ce qu'elle était il y a vingt
+ ans_; à cette époque, le royaume de Pologne, déjà morcelé, disparut
+ entièrement, l'immense territoire de la Russie s'accrut de vastes
+ et riches provinces. Six millions d'hommes furent ajoutés à une
+ population déjà plus grande que celle d'aucun État européen. Neuf
+ millions devinrent le partage de l'Autriche et de la Prusse.
+ Bientôt l'Allemagne changea de face. Les États ecclésiastiques et
+ le plus grand nombre des villes libres germaniques furent réparties
+ entre les princes séculiers. La Prusse et l'Autriche en reçurent la
+ meilleure part. L'antique république de Venise devint une province
+ de la monarchie autrichienne; deux nouveaux millions de sujets,
+ avec de nouveaux territoires et de nouvelles ressources, ont été
+ donnés depuis à la Russie, par le traité de Tilsit, par le traité
+ de Vienne, par celui d'Yassi, et par celui d'Abo. De son côté, et
+ dans le même intervalle de temps, l'Angleterre a non seulement
+ acquis, par le traité d'Amiens, les possessions hollandaises de
+ Ceylan et de l'île de la Trinité; mais elle a doublé ses
+ possessions de l'Inde, et en a fait un empire que deux des plus
+ grandes monarchies de l'Europe égaleraient à peine. Si la
+ population de cet empire ne peut être considérée comme un
+ accroissement de la population britannique, en revanche,
+ l'Angleterre n'en tire-t-elle pas, et par la souveraineté et par le
+ commerce, un accroissement immense de sa richesse, cet autre
+ élément de la puissance? La Russie, l'Angleterre, ont conservé tout
+ ce qu'elles ont acquis. L'Autriche et la Prusse ont, à la vérité,
+ fait des pertes; mais renoncent-elles à les réparer, et se
+ contentent-elles aujourd'hui de l'état de possession dans lequel la
+ guerre présente les a trouvées? Il diffère cependant peu de celui
+ qu'elles avaient il y a vingt ans.
+
+ «Ce n'est pas pour son intérêt seul que la France doit vouloir
+ conserver la même puissance relative qu'elle avait; qu'on lise la
+ déclaration de Francfort, et l'on verra que les souverains alliés
+ ont été convaincus eux-mêmes que c'était aussi _l'intérêt de
+ l'Europe_. Or, quand tout a changé autour de la France, comment
+ pourrait-elle _conserver la même puissance relative en étant
+ replacée au même état qu'auparavant?_ Replacée dans ce même état,
+ _elle n'aurait pas même le degré de puissance absolue qu'elle avait
+ alors;_ car ses possessions d'outre-mer étaient incontestablement
+ un des élémens de cette puissance, et la plus importante de ces
+ possessions, celle qui, par sa valeur, égalait ou surpassait toutes
+ les autres ensemble, lui a été ravie; peu importe par quelle cause
+ elle l'a perdue, il suffit qu'elle ne l'ait plus, et qu'il ne soit
+ pas au pouvoir des alliés de la lui rendre.
+
+ «Pour évaluer la puissance relative des États, ce n'est pas assez
+ de comparer leurs forces absolues, il faut faire entrer dans le
+ calcul l'emploi que leur situation géographique les contraint ou
+ leur permet d'en faire.
+
+ «L'Angleterre est une puissance essentiellement maritime, qui peut
+ mettre toutes ses forces sur les eaux. L'Autriche a trop peu de
+ côtes pour le devenir; la Russie et la Prusse n'ont pas besoin de
+ l'être, puisqu'elles n'ont pas de possessions au-delà des mers: ce
+ sont des puissances essentiellement continentales. La France est,
+ au contraire, à la fois essentiellement maritime à raison de
+ l'étendue de ses côtes et de ses colonies, et essentiellement
+ continentale. L'Angleterre ne peut être attaquée que par des
+ flottes. La Russie, adossée au pôle du monde et bornée presque de
+ tous côtés par des mers ou de vastes solitudes, ne peut, depuis
+ qu'elle a acquis la Finlande, être attaquée que d'un seul côté. _La
+ France peut l'être sur tous les points de sa circonférence, et à la
+ fois du coté de la terre, où elle confine partout à des nations
+ vaillantes, et du côté de la mer, et dans ses possessions
+ lointaines_.
+
+ «Pour rétablir un véritable équilibre, sa puissance relative
+ devrait donc être considérée sous deux aspects distincts: pour en
+ faire une estimation juste, il la faut diviser, et ne comparer ses
+ forces absolues à celles des autres États du continent, que
+ déduction faite de la part qu'elle en devra employer sur mer, et à
+ celles des États maritimes, que déduction faite de la part qu'elle
+ en devra employer sur le continent.»
+
+Le plénipotentiaire de France prie LL. EE. MM. les plénipotentiaires des
+cours alliées de peser attentivement les considérations si frappantes de
+vérité qui précèdent, et de juger si les acquisitions que la France a
+faites en deçà des Alpes et du Rhin, et que les traités de Lunéville et
+d'Amiens lui avaient assurées, suffiraient même pour rétablir entre elle
+et les grandes puissances de l'Europe l'équilibre que les changemens
+survenus dans l'état de possession de ces puissances ont rompu.
+
+Le plus simple calcul démontre jusqu'à l'évidence que ces acquisitions,
+jointes à tout ce que la France possédait en 1792, seraient encore
+_loin_ de lui donner le même degré de puissance relative qu'elle avait
+alors, et qu'elle avait constamment eue dans les temps antérieurs, et
+cependant on lui demande, non pas d'en abandonner seulement une partie
+quelconque, mais de les abandonner toutes, quoique, dans leur
+déclaration de Francfort, les souverains alliés eussent annoncé à
+l'Europe _qu'ils reconnaissaient à la France un territoire plus étendu
+qu'elle ne l'avait eu sous ses rois_.
+
+Les forces propres d'un État ne sont pas l'unique élément de sa
+puissance relative, dans la composition de laquelle entrent encore les
+liens qui l'unissent à d'autres États, liens généralement plus forts et
+plus durables entre les États que gouvernent des princes d'un même sang.
+L'empereur des Français possède, outre son empire, un royaume; son fils
+adoptif en est l'héritier désigné. D'autres princes de la dynastie
+française étaient possesseurs de couronnes ou de souverainetés
+étrangères. Des traités avaient consacré leurs droits, et le continent
+les avait reconnus. Le projet des cours alliées garde à leur égard un
+silence que les questions si naturelles et si justes du plénipotentiaire
+de France n'ont pu rompre. En renonçant cependant aux droits de ces
+princes et à la part de puissance relative qui en résulte pour elle,
+ainsi qu'à ce qu'elle a acquis en-deçà des Alpes et du Rhin, la France
+se trouverait avoir perdu de son ancienne puissance relative maritime et
+continentale, précisément en même raison que celle des autres grands
+États s'est déjà ou se sera accrue à la paix par leurs acquisitions
+respectives. La restitution de ses colonies, qui ne feraient alors que
+la replacer dans son ancien état de grandeur absolue (ce que même la
+situation de Saint-Domingue ne permettrait pas d'effectuer
+complètement), ne serait point, ne pourrait pas être une compensation de
+ses pertes; seulement ses pertes en seraient diminuées, et ce serait
+sans doute le moins auquel elle eût le droit de s'attendre; mais que lui
+offre à cet égard le projet des cours alliées?
+
+Des colonies françaises tombées au pouvoir de l'ennemi (et les guerres
+du continent les y ont fait tomber toutes) il y en a trois que leur
+importance, sous des rapports divers, met hors de comparaison avec
+toutes les autres: ce sont la Guadeloupe, la Guyane et l'île de France.
+
+Au lieu de la restitution des deux premières, le projet des cours
+alliées n'offre que des bons offices pour procurer cette restitution, et
+il semblerait d'après cela que ces deux colonies fussent entre les mains
+de puissances étrangères à la négociation présente et ne devant point
+être comprises dans la future paix. Tout au contraire les puissances qui
+les occupent sont du nombre de celles au nom de qui et pour qui les
+cours alliées ont déclaré qu'elles étaient autorisées à traiter: n'y
+sont-elles donc autorisées que pour les clauses à la charge de la
+France? cessent-elles de l'être dès qu'il s'agit de clauses à son
+profit? S'il en était ainsi, il deviendrait indispensable que tous les
+États engagés dans la présente guerre prissent immédiatement part à la
+négociation et envoyassent chacun des plénipotentiaires au congrès.
+
+Il est en outre à remarquer que la Guadeloupe n'étant sortie des mains
+de l'Angleterre que par un acte que le droit des gens n'autorisait pas,
+c'est l'Angleterre encore qui, relativement à la France, est censée
+l'occuper, et que c'est à elle seule que la restitution en peut être
+demandée.
+
+L'Angleterre veut garder pour elle les îles de France et de la Réunion,
+sans lesquelles les autres possessions de la France, à l'est du cap de
+Bonne-Espérance, perdent tout leur prix; les Saintes, sans lesquelles la
+possession de la Guadeloupe serait précaire; et l'île de Tabago,
+celle-ci sous le prétexte que la France ne la possédait point en 1792,
+et les autres quoique la France les possédât de temps immémorial,
+établissant ainsi une règle qui n'a de rigueur que pour la France, qui
+n'admet d'exceptions que contre elle, et devient ainsi un glaive à deux
+tranchans.
+
+Une île d'une certaine étendue, mais qui a perdu son ancienne fertilité,
+deux ou trois autres infiniment moindres, et quelques comptoirs auxquels
+la perte de l'île de France forcerait de renoncer, voilà à quoi se
+réduisent les grandes restitutions que l'Angleterre promettait de faire.
+Sont-ce là celles qu'elle fit à Amiens où pourtant elle rendait Malte,
+qu'elle veut aujourd'hui garder et qu'on ne lui conteste plus?
+Qu'aurait-elle offert de moins, si la France n'eût eu rien à céder qu'à
+elle? Les restitutions qu'elle promettait avaient été annoncées comme un
+équivalent des sacrifices qui seraient faits au continent. C'est sous
+cette condition que la France a annoncé qu'elle était prête à consentir
+à de grands sacrifices. Elles en doivent être la mesure. Pouvait-on
+s'attendre à un projet par lequel le continent demande tout,
+l'Angleterre ne rend presque rien, et dont en substance le résultat est
+que toutes les grandes puissances de l'Europe doivent conserver tout ce
+qu'elles ont acquis, réparer les pertes qu'elles ont pu faire, et
+acquérir encore; que la France seule ne doit rien conserver de toutes
+ses acquisitions et ne doit recouvrer que la part la plus petite et la
+moins bonne de ce qu'elle a perdu?
+
+_Après tant de sacrifices demandés à la France, il ne manquait plus que
+de lui demander encore celui de son honneur!_
+
+Le projet tend à lui _ôter le droit d'intervenir en faveur d'anciens
+alliés malheureux_. Le plénipotentiaire de France, ayant demandé si le
+roi de Saxe serait remis en possession de ses États, n'a pu même obtenir
+une réponse.
+
+On demande à la France des cessions et des renonciations, et l'on veut
+qu'en cédant elle ne sache pas à qui, sous quels titres et dans quelle
+proportion appartiendra ce qu'elle aura cédé! _On veut qu'elle ignore
+quels doivent être ses plus proches voisins;_ on veut régler sans elle
+le sort des pays auxquels elle aura renoncé, et le mode d'existence de
+ceux avec lesquels son souverain était lié par des rapports
+particuliers; on veut, _sans elle_, faire des arrangemens qui doivent
+régler le système général de possession et d'équilibre en Europe; on
+veut qu'elle soit étrangère à l'arrangement d'un tout dont elle est une
+partie considérable et nécessaire; on veut enfin qu'en souscrivant à de
+telles conditions, elle s'exclue en quelque sorte elle-même de la
+société européenne.
+
+On lui restitue ses établissemens sur le continent de l'Inde, mais à la
+condition de posséder comme dépendante et comme sujette ce qu'elle y
+possédait en souveraineté.
+
+Enfin on lui dicte des règles de conduite pour le régime ultérieur de
+ses colonies et envers des populations qu'aucun rapport de sujétion ou
+de dépendance quelconque ne lie aux gouvernemens de l'Europe, et à
+l'égard desquelles on ne peut reconnaître à aucun d'eux aucun droit de
+patronage.
+
+Ce n'est point à de telles propositions qu'avait dû préparer le langage
+des souverains alliés, et celui du prince régent d'Angleterre, lorsqu'il
+disait au parlement britannique qu'aucune disposition de sa part à
+demander à la France aucun sacrifice incompatible avec son intérêt comme
+nation ou avec son honneur ne serait un obstacle à la paix.
+
+Attaquée à la lois par toutes les puissances réunies contre elle, la
+nation française sent plus qu'aucune autre le besoin de la paix et la
+veut aussi plus qu'aucune autre; _mais tout peuple comme tout homme
+généreux met l'honneur avant l'existence même_.
+
+Il n'est sûrement point entré dans les vues des souverains alliés de
+l'_avilir_; et quoique le plénipotentiaire de France ne puisse
+s'expliquer le peu de conformité du projet d'articles qui lui avait été
+remis avec les sentimens qu'ils ont tant de fois et si explicitement
+manifestés, il n'en présente pas moins avec confiance au jugement des
+cours alliées elles-mêmes et de MM. les plénipotentiaires des
+observations dictées par l'intérêt général de l'Europe autant que par
+l'intérêt particulier de la France, et qui ne s'écartent en aucun point
+des déclarations des souverains alliés et de celle du prince régent au
+parlement d'Angleterre.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées répondent que les observations
+dont ils viennent d'entendre la lecture ne contiennent pas une
+déclaration distincte et explicite du gouvernement français sur le
+projet présenté par eux dans la séance du 17 février, et par conséquent
+ne remplissent pas la demande que les plénipotentiaires des cours
+alliées avaient formée dans la conférence du 28 février, d'obtenir une
+réponse distincte et explicite dans le terme de dix jours, duquel ils
+étaient mutuellement convenus avec M. le plénipotentiaire de France.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées se disposant là-dessus à lever
+la séance, M. le plénipotentiaire de France déclare verbalement que
+l'empereur des Français est prêt
+
+À renoncer, par le traité à conclure, à tout titre exprimant des
+rapports de souveraineté, de suprématie, protection ou influence
+constitutionnelle, avec les pays hors des limites de la France,
+
+Et à reconnaître
+
+L'indépendance de l'Espagne dans ses anciennes limites, sous la
+souveraineté de Ferdinand VII;
+
+L'indépendance de l'Italie, l'indépendance de la Suisse, sous la
+garantie de grandes puissances;
+
+L'indépendance de l'Allemagne;
+
+Et l'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté du prince
+d'Orange.
+
+Il déclare encore que, si, pour écarter des causes de mésintelligence,
+rendre l'amitié plus étroite et la paix plus durable entre la France et
+l'Angleterre, des cessions de la part de la France au-delà des mers
+peuvent être jugées nécessaires, la France sera prête à les faire
+moyennant un équivalent raisonnable.
+
+Sur quoi la séance a été levée.
+
+ _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence; ABERDEEN; A. comte de
+ RAZOUMOWSKI; CATHCART; le comte STADION; Ch. STEWART,
+ lieutenant-général.
+
+ * * * * *
+
+_Séance du 13 mars 1814_.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées déclarent au protocole ce qui
+suit:
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées ont pris en considération le
+mémoire présenté par M. le duc de Vicence, dans la séance du 10 mars, et
+la déclaration verbale dictée par lui au protocole de la même séance.
+Ils ont jugé la première de ces pièces être de nature à ne pouvoir être
+mise en discussion sans entraver la marche de la négociation.
+
+La déclaration verbale de M. le plénipotentiaire ne contient que
+l'acceptation de quelques points du projet de traité remis par les
+plénipotentiaires des cours alliées dans la séance du 17 février; elle
+ne répond ni à l'ensemble ni même à la majeure partie des articles de ce
+projet, et elle peut bien moins encore être regardée comme un
+contre-projet renfermant la substance des propositions faites par les
+puissances alliées.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées se voient donc obligés à inviter
+M. le duc de Vicence à se prononcer s'il compte accepter ou rejeter le
+projet de traité présenté par les cours alliées ou bien à remettre un
+contre-projet.
+
+Le plénipotentiaire de France, répondant à cette déclaration des
+plénipotentiaires des cours alliées, ainsi qu'à leurs observations sur
+le même objet, a dit:
+
+Qu'une pièce telle que celle qu'il avait remise le 10, dans laquelle les
+articles du projet des cours alliées qui sont susceptibles de
+modifications étaient examinés et discutés en détail, loin d'entraver la
+marche de la négociation, ne pouvait au contraire que l'accélérer,
+puisqu'elle éclaircissait toutes les questions sous le double rapport de
+l'intérêt de l'Europe et de celui de la France;
+
+Qu'après avoir annoncé aussi positivement qu'il l'a fait par sa note
+verbale du même jour, que la France était prête à renoncer par le futur
+traité à la souveraineté d'un territoire au-delà des Alpes et du Rhin,
+contenant au-delà de sept millions, et à son influence sur celle de
+vingt millions d'habitans, ce qui forme au moins les six septièmes des
+sacrifices que le projet des alliés lui demande, on ne saurait lui
+reprocher de n'avoir pas répondu d'une manière distincte et explicite;
+
+Que le contre-projet que lui demandent les plénipotentiaires des cours
+alliées se trouve en substance dans sa déclaration verbale du 10, quant
+aux objets auxquels la France peut consentir sans discussion, et que,
+quant aux autres, qui sont tous susceptibles de modifications, les
+observations y répondent, mais qu'il n'en est pas moins prêt à les
+discuter à l'instant même.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées répondent ici:
+
+Que les deux pièces remises par M. le plénipotentiaire de France, dans
+la séance du 10 mars, ne se référaient pas tellement l'une à l'autre,
+qu'on pût dire que l'une renfermait les points auxquels le gouvernement
+français consent sans discussion, et l'autre ceux sur lesquels il veut
+établir la négociation; mais que, tout au contraire, l'une ne contient
+que des observations générales ne menant à aucune conclusion, et que
+l'autre énonce tout aussi peu d'une manière claire et précise ce que M.
+le plénipotentiaire de France vient de dire, puisque, pour ne s'arrêter
+qu'aux deux points suivans, elle n'explique pas même ce qu'on y entend
+par les limites de la France, et ne parle qu'en général de
+l'indépendance de l'Italie. Les plénipotentiaires ajoutent ensuite que,
+ces deux pièces ayant été mises sous les yeux de leurs cours, ils ont eu
+l'instruction positive, précise et stricte, de déclarer, ainsi qu'ils
+l'ont fait, que ces deux pièces ont été tenues insuffisantes, et
+d'insister sur une autre déclaration de la part de M, le
+plénipotentiaire de France, qui renfermât ou une acceptation ou un refus
+de leur projet de traité proposé dans la conférence du 17 février, ou
+bien un contre-projet. Ils invitent donc de nouveau M. le
+plénipotentiaire de France à leur donner cette déclaration.
+
+Le plénipotentiaire de France renouvelle ses instances pour que l'on
+entre en discussion, observant que MM. les plénipotentiaires des cours
+alliées, en déclarant eux-mêmes, dans la séance du 28 février, qu'ils
+étaient prêts à discuter des modifications qui seraient proposées,
+avaient prouvé, par cela même, que leur projet n'était pas un
+_ultimatum_; que, pour se rapprocher et arriver à un résultat, une
+discussion était indispensable, et qu'il n'y avait réellement point de
+négociation sans discussion, etc.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées répliquent qu'ils ont bien
+prouvé qu'ils ne voulaient point exclure la discussion, puisqu'ils ont
+demandé un contre-projet, mais que leur intention est de ne point
+admettre de discussion que sur des propositions qui puissent vraiment
+conduire au but.
+
+Ayant en conséquence insisté de nouveau sur une déclaration catégorique,
+et ayant invité M. le plénipotentiaire de France à donner cette
+déclaration, il a désiré que la séance fût suspendue et reprise le soir
+à neuf heures.
+
+Après avoir délibéré entre eux, les plénipotentiaires des cours alliées
+ont dit à M. le plénipotentiaire de France que, pour le mettre mieux en
+état de préparer sa réponse pour le soir, ils veulent le prévenir, dès à
+présent, qu'en suite de leurs instructions, ils devront l'inviter (après
+qu'il se sera déclaré ce soir s'il veut remettre une acceptation ou un
+refus de leur projet, ou un contre-projet) à remplir cet engagement dans
+le terme de vingt-quatre heures qui a été fixé péremptoirement par leurs
+cours.
+
+Sur quoi la séance est remise à neuf heures du soir.
+
+_Continuation de la séance._
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées ayant renouvelé, de la manière
+la plus expresse, la déclaration par laquelle ils avaient terminé la
+première partie de la séance, le plénipotentiaire de France déclare
+qu'il remettra le contre-projet demandé demain soir à neuf heures;
+toutefois il a observé que, n'étant pas sûr d'avoir achevé jusque-là le
+travail nécessaire, il demandait d'avance de remettre dans ce cas la
+conférence à la matinée du 15.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées ont insisté pour que la
+conférence restât fixée à demain au soir, et ne fût remise qu'en cas de
+nécessité absolue à après-demain matin, à quoi M. le plénipotentiaire de
+France a consenti.
+
+ Châtillon-sur-Seine, le 13 mars 1814.
+
+ _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence; ABERDEEN; comte de
+ RAZOUMOWSKI; HUMBOLDT; CATHCART; comte de STADION; Ch. STEWART,
+ lieutenant-général.
+
+ * * * * *
+
+_Séance du 15 mars 1814._
+
+M. le plénipotentiaire français ouvre la séance en faisant lecture du
+projet de traité qui suit:
+
+_Projet de traité définitif entre la France et les alliés_.
+
+S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie, protecteur de la
+confédération du Rhin, et médiateur de la confédération suisse, d'une
+part; S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, S. M.
+l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume uni de la
+Grande-Bretagne et d'Irlande, et S. M. le roi de Prusse, stipulant
+chacun d'eux pour soi et tous ensemble pour l'universalité des
+puissances engagées avec eux dans la présente guerre, d'autre part:
+
+Ayant à coeur de faire cesser le plus promptement possible l'effusion du
+sang humain et les malheurs des peuples, ont nommé pour leurs
+plénipotentiaires, savoir:
+
+Lesquels sont convenus des articles suivans:
+
+Art. 1er. À compter de ce jour, il y aura paix, amitié sincère et bonne,
+intelligence entre S. M. l'empereur des Français, roi d'Italie,
+protecteur de la confédération du Rhin, et médiateur de la confédération
+suisse, d'une part, et S. M. l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de
+Bohême, S. M. l'empereur de toutes les Russies, S. M. le roi du royaume
+uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, S. M. le roi de Prusse, et leurs
+alliés d'autre part, leurs héritiers et successeurs à perpétuité.
+
+Les hautes parties contractantes s'engagent à apporter tous leurs soins
+à maintenir, pour le bonheur futur de l'Europe, la bonne harmonie, si
+heureusement rétablie entre elles.
+
+Art. 2. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses
+successeurs à tous titres quelconques, autres que ceux tirés des
+possessions qui, en conséquence du présent traité de paix, resteront
+soumises à sa souveraineté.
+
+Art. 3. S. M. l'empereur des Français renonce pour lui et ses
+successeurs à tous droits de souveraineté et de possession sur _les
+provinces illyriennes_ et sur les territoires formant les départemens
+français _au-delà des Alpes, l'île d'Elbe exceptée_, et les départemens
+français au-delà du Rhin.
+
+Art. 4. S. M. l'empereur des Français, comme roi d'Italie, renonce à la
+couronne d'Italie en faveur de son héritier désigné, le prince Eugène
+Napoléon, et de ses descendans à perpétuité.
+
+L'Adige formera la limite entre le royaume d'Italie et l'empire
+d'Autriche.
+
+Art. 5. Les hautes parties contractantes reconnaissent solennellement,
+et de la manière la plus formelle, l'indépendance absolue et la pleine
+souveraineté de tous les États de l'Europe, dans les limites qu'ils se
+trouveront avoir en conséquence du présent traité, ou par suite des
+arrangemens indiqués dans l'art. 16, ci-après.
+
+Art. 6. S. M. l'empereur des Français reconnaît:
+
+1° L'indépendance de la Hollande, sous la souveraineté de la maison
+d'Orange.
+
+La Hollande recevra un accroissement de territoire.
+
+Le titre et l'exercice de la souveraineté en Hollande ne pourront, dans
+aucun cas, appartenir à un prince portant ou appelé à porter une
+couronne étrangère.
+
+2° L'indépendance de l'Allemagne, et chacun de ses États, lesquels
+pourront être unis entre eux par un lien fédératif.
+
+3° L'indépendance de la Suisse, se gouvernant elle-même, sous la
+garantie de toutes les grandes puissances.
+
+4° L'indépendance de l'Italie, et de chacun des princes, entre chacun
+desquels elle est ou se trouvera divisée.
+
+5° L'indépendance et l'intégrité de l'Espagne sous la domination de
+Ferdinand VII.
+
+Art. 7. Le pape sera remis immédiatement en possession de ses États,
+tels qu'ils étaient en conséquence du traité de Tolentino, le duché de
+Bénévent excepté.
+
+Art. 8. S. A. I. la princesse Élisa conservera pour elle et ses
+descendans en toute propriété et souveraineté Lucques et Piombino.
+
+Art. 9. La principauté de _Neufchâtel_ demeure en toute propriété et
+souveraineté au prince qui la possède et à ses descendans.
+
+Art. 10. S. M. le roi de Saxe sera rétabli dans la pleine et entière
+possession de son grand-duché.
+
+Art. 11. S. A. R. le grand-duc de Berg sera pareillement remis en
+possession de son grand-duché.
+
+Art. 12. Les villes de Bremen, Hambourg, Lubeck, Dantzig et Raguse
+seront des villes libres.
+
+Art. 13. Les îles Ioniennes appartiendront en toute souveraineté au
+royaume d'Italie.
+
+Art. 14. L'île de Malte et ses dépendances appartiendront en toute
+souveraineté et propriété à S. M. britannique.
+
+Art. 15. Les colonies, pêcheries, établissemens, comptoirs et
+factoreries que la France possédait avant la guerre actuelle dans les
+mers, ou sur le continent de l'Amérique, de l'Afrique et de l'Asie, et
+qui sont tombés au pouvoir de l'Angleterre ou de ses alliés, lui seront
+restitués, pour être possédés par elle aux mêmes titres qu'avant la
+guerre, et avec les droits et facultés que lui assuraient, relativement
+au commerce et à la pêche, les traités antérieurs, et notamment celui
+d'Amiens; mais en même temps la France s'engage à consentir, moyennant
+un équivalent raisonnable, à la cession de celles des susdites colonies
+que l'Angleterre a témoigné le désir de conserver, à l'exception des
+Saintes, qui dépendent nécessairement de la Guadeloupe.
+
+Art. 16. Les dispositions à faire des territoires auxquels S. M.
+l'empereur des Français renonce, et dont il n'est pas disposé par le
+présent traité, seront faites; les indemnités à donner aux rois et
+princes dépossédés par la guerre actuelle seront déterminées, et tous
+les arrangemens qui doivent fixer le système général de possession et
+d'équilibre en Europe seront réglés dans un congrès spécial, lequel se
+réunira à.... dans les.... jours qui suivront la ratification du présent
+traité.
+
+Art. 17. Dans tous les territoires, villes et places auxquels la France
+renonce, les munitions, magasins, arsenaux, vaisseaux et navires armés
+et non armés, et généralement toutes choses qu'elle y a placées, lui
+appartiennent, et lui demeurent réservées.
+
+Art. 18. Les dettes des pays réunis à la France, et auxquels elle
+renonce par le présent traité, seront à la charge des dits pays et de
+leurs futurs possesseurs.
+
+Art. 19. Dans tous les pays qui doivent ou devront changer de maître,
+tant en vertu du présent traité, que des arrangemens qui doivent être
+faits en conséquence de l'art. 16 ci-dessus, il sera accordé aux
+habitans naturels et étrangers, de quelque condition et nation qu'ils
+soient, un espace de six ans, à compter de l'échange des ratifications,
+pour disposer de leurs propriétés acquises, soit avant, soit depuis la
+guerre actuelle, et se retirer dans tel pays qu'il leur plaira de
+choisir.
+
+Art. 20. Les propriétés, biens et revenus de toute nature que des sujets
+de l'un quelconque des États engagés dans la présente guerre possèdent,
+à quelque titre que ce soit, dans les pays qui sont actuellement ou
+seront, en vertu de l'art. 16, soumis à un autre quelconque des dits
+États, continueront d'être possédés par eux, sans trouble ni
+empêchement, sous les seules clauses et conditions précédemment
+attachées à leur possession, et avec pleine liberté d'en jouir et
+disposer, ainsi que d'exporter les revenus, et, en cas de vente, la
+valeur.
+
+Art. 21. Les hautes parties contractantes, voulant mettre et faire
+mettre dans un entier oubli les divisions qui ont agité l'Europe,
+déclarent et promettent que, dans les pays de leur obéissance
+respective, aucun individu, de quelque classe ou condition qu'il soit,
+ne sera inquiété dans sa personne, ses biens, rentes, pensions et
+revenus, dans son rang, grade ou ses dignités, ni recherché, ni
+poursuivi en aucune façon quelconque pour aucune part qu'il ait prise ou
+pu prendre, de quelque manière que ce soit, aux événemens qui ont amené
+la présente guerre, ou qui en ont été la conséquence.
+
+Art. 22. Aussitôt que la nouvelle de la signature du présent traité sera
+parvenue aux quartiers-généraux respectifs, il sera sur-le-champ expédié
+des ordres pour faire cesser les hostilités, tant sur terre que sur mer,
+aussi promptement que les distances le permettront, les hautes
+puissances contractantes s'engageant à mettre de bonne foi toute la
+célérité possible à l'expédition des dits ordres, et de part et d'autre
+il sera donné des passe-ports, soit pour les officiers, soit pour les
+vaisseaux qui sont chargés de les porter.
+
+Art. 23. Pour prévenir tous les sujets de plainte et de contestation qui
+pourraient naître à l'occasion des prises qui seraient faites en mer
+après la signature du présent traité, il est réciproquement convenu que
+les vaisseaux et effets qui pourraient être pris dans la Manche et dans
+les mers du Nord, après l'espace de douze jours, à compter de l'échange
+des ratifications du présent traité, seront de part et d'autre
+restitués; que le terme sera d'un mois, depuis la Manche et les mers du
+Nord jusqu'aux îles Canaries inclusivement, soit dans l'Océan, soit dans
+la Méditerranée; de deux mois, depuis les dites îles Canaries jusqu'à
+l'équateur, et enfin de cinq mois dans toutes les autres parties du
+monde, sans aucune exception ni autre distinction plus particulière de
+temps et de lieu.
+
+Art. 24. Les troupes alliées évacueront le territoire français, et les
+places cédées ou devant être restituées par la France, en vertu de la
+présente paix, leur seront remises dans les délais ci-après: le
+troisième jour après l'échange des ratifications du présent traité, les
+troupes alliées les plus éloignées, et le cinquième jour après le dit
+échange, les troupes alliées les plus rapprochées des frontières
+commenceront à se retirer, se dirigeant vers la frontière la plus
+voisine du lieu où elles se trouveront, et faisant trente lieues par
+chaque dix jours, de telle sorte que l'évacuation soit non interrompue
+et successive, et que, dans le terme de quarante jours au plus tard,
+elle soit complètement terminée.
+
+Il leur sera fourni jusqu'à leur sortie du territoire français les
+vivres et les moyens de transport nécessaires, mais sans qu'à compter du
+jour de la signature du présent traité, elles puissent lever aucune
+contribution ni exiger aucune prestation quelconque, autre que celle
+indiquée ci-dessus. Immédiatement après l'échange des ratifications du
+présent traité, les places de Custrin, Glogau, Palma-Nova et Venise
+seront remises aux alliés, et celles que les troupes françaises occupent
+en Espagne, aux Espagnols. Les places de Hambourg, de Magdebourg, les
+citadelles d'Erfurth et de Wurtzbourg seront remises lorsque la moitié
+du territoire français sera évacuée.
+
+Toutes les autres places des pays cédés seront remises lors de
+l'évacuation totale de ce territoire.
+
+Les pays que les garnisons desdites villes traverseront leur fourniront
+les vivres et moyens de transport nécessaires pour rentrer en France, et
+y ramener tout ce qui, en vertu de l'art. 17 ci-dessus, sera propriété
+française.
+
+Art. 25. Les restitutions qui, en vertu de l'art. 15 ci-dessus, doivent
+être faites à la France, par l'Angleterre ou ses alliés, auront lieu,
+pour le continent et les mers d'Amérique et d'Afrique, dans les trois
+mois, et pour l'Asie, dans les six mois qui suivront l'échange des
+ratifications du présent traité.
+
+Art. 26. Les ambassadeurs, envoyés extraordinaires, ministres, résidens
+et agens de chacune des hautes puissances contractantes jouiront, dans
+les cours des autres, des mêmes rangs, prérogatives et privilèges
+qu'avant la guerre, le même cérémonial étant maintenu.
+
+Art. 27. Tous les prisonniers respectifs seront, d'abord après l'échange
+des ratifications du présent traité, rendus sans rançon, en payant de
+part et d'autre les dettes particulières qu'ils auraient contractées.
+
+Art. 28. Les quatre cours alliées s'engagent à remettre à la France,
+dans un délai de.... un acte d'accession au présent traité de la part de
+chacun des États pour lesquels elles stipulent.
+
+Art. 29. Le présent traité sera ratifié, et les ratifications seront
+échangées dans le délai de cinq jours, et même plus tôt si faire se
+peut.
+
+ Châtillon-sur-Seine, le 15 mars
+
+ (_Suivent les signatures._)
+
+ * * * * *
+
+_Protocole de la séance du 18 mars 1814, et la continuation de cette
+séance, le 19 mars_.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées, au nom et par l'ordre de leurs
+souverains, déclarent ce qui suit:
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées ont déclaré, le 28 février
+dernier, à la suite de l'attente infructueuse d'une réponse au projet de
+traité, remis par eux le 17 du même mois, qu'adhérant fermement à la
+substance des demandes contenues dans les conditions du projet de
+traité, conditions qu'ils considéraient comme aussi essentielles à la
+sûreté de l'Europe que nécessaires à l'arrangement d'une paix générale,
+ils ne pourraient interpréter tout retard ultérieur d'une réponse à
+leurs propositions que comme un refus de la part du gouvernement
+français.
+
+Le terme du 10 mars ayant été, d'un commun accord, fixé par MM. les
+plénipotentiaires respectifs, comme obligatoire pour la remise de la
+réponse de M. le plénipotentiaire de France, S. Exc. M. le duc de
+Vicence présenta ce même jour un mémoire qui, sans admettre ni refuser
+les bases énoncées à Châtillon, au nom de la grande alliance européenne,
+n'eût offert que des prétextes à d'interminables longueurs dans la
+négociation, s'il avait été reçu par les plénipotentiaires des cours
+alliées comme propre à être discuté. Quelques articles de détails qui ne
+touchent nullement le fond des questions principales des arrangemens de
+la paix furent ajoutés verbalement par M. le duc de Vicence dans la même
+séance. Les plénipotentiaires des cours alliées annoncèrent en
+conséquence, le 13 mars, que si, dans un court délai, M. le
+plénipotentiaire de France n'annonçait pas, soit l'acceptation, soit le
+refus des propositions des puissances, ou ne présentait pas un
+contre-projet renfermant la substance des conditions proposées par
+elles, ils se verraient forcés à regarder la négociation comme terminée
+par le gouvernement français. S. Exc. M. le duc de Vicence prit
+l'engagement de remettre dans la journée du 15 le contre-projet
+français; cette pièce a été portée par les plénipotentiaires des cours
+alliées à la connaissance de leurs cabinets; ils viennent de recevoir
+l'ordre de déposer au protocole la déclaration suivante:
+
+L'Europe, alliée contre le gouvernement français, ne vise qu'au
+rétablissement de la paix générale, continentale et maritime. Cette paix
+seule peut assurer au monde un état de repos, dont il se voit privé
+depuis une longue suite d'années; mais cette paix ne saurait exister
+sans une juste répartition de force entre les puissances.
+
+Aucune vue d'ambition ou de conquête n'a dicté la rédaction du projet de
+traité remis, au nom des puissances alliées, dans la séance du 17
+février dernier; et comment admettre de pareilles vues dans des rapports
+établis par l'Europe entière, dans un projet d'arrangement présenté à la
+France par la réunion de toutes les puissances qui la composent? La
+France, en rentrant dans les dimensions qu'elle avait en 1792, reste,
+par la centralité de sa position, sa population, les richesses de son
+sol, la nature de ses frontières, le nombre et la distribution de ses
+places de guerre, sur la ligne des puissances les plus fortes du
+continent; les autres grands corps politiques, en visant à leur
+reconstruction sur une échelle de proportion conforme à l'établissement
+d'un juste équilibre en assurant aux États intermédiaires une existence
+indépendante, prouvent par le fait quels sont les principes qui les
+animent. Il restait cependant une condition essentielle au bien-être de
+la France à régler. L'étendue de ses côtes donne à ce pays le droit de
+jouir de tous les bienfaits du commerce maritime. L'Angleterre lui rend
+ses colonies, et avec elles son commerce et sa marine; l'Angleterre fait
+plus, loin de prétendre à une domination exclusive des mers,
+incompatible avec un système d'équilibre politique, elle se dépouille de
+la presque totalité des conquêtes que la politique suivie depuis tant
+d'années par le gouvernement français lui a valu. Animée d'un esprit de
+justice et de libéralité digne d'un grand peuple, l'Angleterre met dans
+la balance de l'Europe des possessions dont la conservation lui
+assurerait, pour long-temps encore, cette domination exclusive. En
+rendant à la France ses colonies, en portant de grands sacrifices à la
+reconstruction de la Hollande, que l'élan national de ses peuples rend
+digne de reprendre sa place parmi les puissances de l'Europe, et elle ne
+met qu'une condition à ces sacrifices, elle ne se dépouillera de tant de
+gages qu'en faveur du rétablissement d'un véritable système d'équilibre
+politique, elle ne s'en dépouillera qu'autant que l'Europe sera
+véritablement pacifiée, qu'autant que l'état politique du continent lui
+offrira la garantie qu'elle ne fait pas d'aussi importantes cessions à
+pure perte, et que ses sacrifices ne tourneront pas contre l'Europe et
+contre elle-même.
+
+Tels sont les principes qui ont présidé aux conseils des souverains
+alliés, à l'époque où ils ont entrevu la possibilité d'entreprendre la
+grande oeuvre de la reconstruction politique de l'Europe; ces principes
+ont reçu tout leur développement, et ils les ont prononcés le jour où le
+succès de leurs armes a permis aux puissances du continent d'en assurer
+l'effet, et à l'Angleterre de préciser les sacrifices qu'elle place dans
+la balance de la paix.
+
+Le contre-projet présenté par M. le plénipotentiaire français part d'un
+point de vue entièrement opposé; la France, d'après ses conditions,
+garderait une force territoriale infiniment plus grande que le comporte
+l'équilibre de l'Europe; elle conserverait des positions offensives et
+des points d'attaque au moyen desquels son gouvernement a déjà effectué
+tant de bouleversemens, les cessions qu'elle ferait ne seraient
+qu'apparentes. Les principes annoncés à la face de l'Europe par le
+souverain actuel de la France et l'expérience de plusieurs années ont
+prouvé que des États intermédiaires, sous la domination de membres de la
+famille régnante en France, ne sont indépendans que de nom. En déviant
+de l'esprit qui a dicté les basés du traité du 17 février, les
+puissances n'eussent rien fait pour le salut de l'Europe. Les efforts de
+tant de nations réunies pour une même cause seraient perdus; la
+faiblesse des cabinets tournerait contre eux et contre leurs peuples;
+l'Europe et la France même deviendraient bientôt victimes de nouveaux
+déchiremens; l'Europe ne ferait pas la paix, mais elle désarmerait.
+
+Les cours alliées considérant que le contre-projet présenté par M. le
+plénipotentiaire de France ne s'éloigne pas seulement des bases de paix
+proposées par elles, mais qu'il est essentiellement opposé à leur
+esprit, et qu'ainsi il ne remplit aucune des conditions qu'elles ont
+mises à la prolongation des négociations de Châtillon, elles ne peuvent
+reconnaître dans la marche suivie par le gouvernement français que le
+désir de _traîner en longueur_ des négociations aussi inutiles que
+compromettantes: inutiles, parce que les _explications de la France sont
+opposées aux conditions que les puissances regardent comme nécessaires_
+pour la reconstruction de l'édifice social, à laquelle elles consacrent
+toutes les forces que la Providence leur a confiées; compromettantes,
+parce que la prolongation de stériles négociations ne servirait qu'à
+induire en erreur et à faire naître aux peuples de l'Europe le vain
+espoir d'une paix qui est devenue le premier de leurs besoins.
+
+Les plénipotentiaires des cours alliées sont chargés en conséquence de
+déclarer que, fidèles à leurs principes, et en conformité avec leurs
+déclarations antérieures, les puissances alliées regardent les
+négociations entamées à Châtillon comme _terminées par le gouvernement
+français_. Ils ont ordre d'ajouter à cette déclaration celle que les
+puissances alliées, indissolublement unies pour le grand but qu'avec
+l'aide de Dieu elles espèrent atteindre, _ne font pas la guerre à la
+France_; qu'elles regardent les justes dimensions de cet empire comme
+une des premières conditions d'un état d'équilibre politique, mais
+qu'elles ne poseront pas les armes avant que leurs principes n'aient été
+reconnus et admis par son gouvernement.
+
+ * * * * *
+
+_Déclaration des puissances coalisées._
+
+Les puissances coalisées se doivent à elles-mêmes, à leurs peuples et à
+la France d'annoncer publiquement, dans le moment de la rupture des
+conférences de Châtillon, les motifs qui les ont portées à entamer une
+négociation avec le gouvernement français, et les causes de la rupture
+de cette négociation. Des événemens militaires tels que l'histoire aura
+peine à en recueillir dans d'autres temps, renversèrent, au mois
+d'octobre passé, l'édifice monstrueux compris sous la dénomination
+d'empire français; édifice politique fondé sur les ruines d'États jadis
+indépendans et heureux, agrandi par des provinces arrachées à d'antiques
+monarchies, soutenu au prix du sang, de la fortune et du bien-être d'une
+génération entière. Conduits par la victoire sur les bords du Rhin, les
+souverains alliés crurent devoir exposer de nouveau à l'Europe les
+principes qui forment la base de leur alliance, leurs voeux et leurs
+déterminations. Éloignés de toute vue de conquête, animés du seul désir
+de voir l'Europe reconstruite sur une juste échelle de proportion entre
+les puissances, décidés à ne pas poser les armes avant d'avoir atteint
+le noble but de leurs efforts, ils manifestèrent, par un acte public, la
+constance de leurs intentions, et n'hésitèrent pas à s'expliquer
+vis-à-vis du gouvernement ennemi dans un sens conforme à leur résolution
+invariable. Le gouvernement français se prévalut de la déclaration
+franche des cours alliées pour témoigner des dispositions pacifiques. Il
+avait besoin, sans doute, d'en prendre l'apparence pour justifier aux
+yeux de ses peuples les nouveaux efforts qu'il ne cessait de leur
+demander. Tout cependant prouvait aux cabinets alliés qu'il ne voulait
+que tirer parti d'une négociation apparente, dans l'intention de
+disposer l'opinion publique en sa faveur, et que la paix de l'Europe
+était encore loin de sa pensée. Les puissances alliées, pénétrant ses
+vues secrètes, se décidèrent à aller conquérir en France même cette paix
+si désirée. De nombreuses armées passèrent le Rhin; à peine eurent-elles
+franchi les premières barrières, que le ministre des relations
+extérieures de France se présenta aux avant-postes.
+
+Dès-lors, toutes les démarches du gouvernement français n'eurent d'autre
+but que de donner le change à l'opinion publique, de fasciner les yeux
+du peuple français, et de chercher à rejeter sur les alliés l'odieux des
+malheurs de cette guerre d'invasion.
+
+_La marche des événemens avait donné, à cette époque, aux cours alliées
+le sentiment de toute la force de la ligue européenne. Les principes qui
+présidaient aux conseils des souverains coalisés, dès leur première
+réunion pour le salut commun, avaient reçu tout leur développement_.
+RIEN N'EMPÊCHAIT PLUS QU'ILS N'EXPRIMASSENT LES CONDITIONS NÉCESSAIRES À
+LA RECONSTRUCTION DE L'ÉDIFICE SOCIAL. Ces conditions, après tant de
+victoires, ne devaient plus former un obstacle à la paix. La seule
+puissance appelée à mettre dans la balance des compensations pour la
+France, l'Angleterre, pouvait énoncer en détail les sacrifices qu'elle
+était prête à faire pour la pacification générale; les souverains alliés
+pouvaient espérer enfin que l'expérience des derniers temps aurait
+influé sur un conquérant, en butte aux reproches d'une grande nation, et
+témoin pour la première fois, dans sa capitale, des maux qu'il a attirés
+sur la France; cette expérience pouvait l'avoir conduit au sentiment
+_que la conservation des trônes se lie essentiellement à la modération
+et à la justice_. Toutefois les souverains alliés, convaincus que
+l'essai qu'ils feraient ne devait pas compromettre la marche des
+opérations militaires, convinrent que ces opérations continueraient
+pendant les négociations: l'histoire du passé et de funestes souvenirs
+leur avaient démontré la nécessité de cette mesure. Les
+plénipotentiaires se réunirent avec celui du gouvernement français.
+
+Bientôt les armées victorieuses s'avancèrent jusqu'aux portes de la
+capitale; le gouvernement ne songea, dès ce moment, qu'à la sauver d'une
+occupation ennemie. Le plénipotentiaire de France reçut l'ordre de
+proposer un armistice, fondé sur des bases conformes à celles que les
+cours alliées jugeaient elles-mêmes nécessaires au rétablissement de la
+paix générale: il offrit la remise immédiate des places fortes dans les
+pays que la France céderait, mais sous la condition de la suspension des
+opérations militaires. Les alliés, convaincus par vingt années
+d'expérience qu'en traitant avec le cabinet français, les apparences
+devaient soigneusement être distinguées des intentions[36],
+substituèrent à cette proposition celle de signer sur-le-champ les
+propositions de la paix. Cette signature avait pour la France tous les
+avantages de la paix, sans entraîner pour les alliés les dangers d'une
+suspension d'armes. Quelques succès partiels venaient cependant de
+marquer les premiers pas d'une armée formée, sous les murs de Paris, de
+l'élite de la génération actuelle, dernière espérance de la nation, et
+des débris d'un million de braves qui avaient péri sur le champ de
+bataille, ou qui avaient été abandonnés sur les grandes routes depuis
+Lisbonne jusqu'à Moskou, sacrifiés à des intérêts étrangers à la France.
+Aussitôt les conférences de Châtillon changèrent de caractère; le
+plénipotentiaire français demeura sans instruction, et fut hors d'état
+de répondre aux propositions des cours alliées. Alors les projets du
+gouvernement français se montrèrent clairement aux cours: elles se
+décidèrent donc à une démarche décisive, la seule qui fût digne de leur
+puissance et de la droiture de leurs intentions. Elles chargèrent leurs
+plénipotentiaires de remettre un projet de traité préliminaire, qui
+contînt toutes les bases qu'elles jugeaient nécessaires pour le
+rétablissement de l'équilibre politique, et qui, peu de jours
+auparavant, avaient été offertes par le gouvernement français lui-même,
+dans un moment où il croyait sans doute son existence compromise. Les
+principes de la reconstruction politique de l'Europe se trouvaient
+établis dans ce projet.
+
+La France, rendue à des dimensions que des siècles de gloire et de
+prospérité, sous la domination de ses rois, lui avaient assurées, devait
+partager avec l'Europe les bienfaits de sa liberté, de l'indépendance
+nationale et de la paix. Il ne dépendait que de son gouvernement de
+mettre, par un seul mot, un terme aux souffrances de la nation; de lui
+rendre, avec la paix, ses colonies, son commerce et le libre exercice de
+son industrie. Voulait-il plus? Les puissances s'étaient offertes à
+discuter, dans un esprit de conciliation, ses voeux sur plusieurs objets
+de possession d'une mutuelle convenance, qui dépasseraient les limites
+de la France avant la guerre de la révolution. Quinze jours se passèrent
+sans réponse de la part du gouvernement français. Les plénipotentiaires
+des alliés insistèrent sur un terme péremptoire pour l'acceptation ou le
+refus des conditions de la paix. On laissa au plénipotentiaire français
+la latitude de présenter un contre-projet, pourvu que ce contre-projet
+répondît à l'esprit et à la substance des conditions proposées par les
+cours alliées. Le terme du 10 mars fut fixé d'un commun accord. Le
+plénipotentiaire français ne présenta, à l'échéance de ce terme, que des
+pièces dont la discussion, loin de rapprocher du but, n'aurait fait que
+prolonger de stériles négociations. Sur la demande du plénipotentiaire
+de France, il fut accordé un nouveau terme de peu de jours. Le 15 mars,
+enfin, ce plénipotentiaire remit un contre-projet, qui ne laissa plus de
+doute que les malheurs de la France n'avaient pas encore changé les vues
+de son gouvernement. Revenant sur ce qu'il avait proposé lui-même, le
+gouvernement français demanda, dans un nouveau projet, que des peuples
+étrangers à l'esprit français, que des peuples que des siècles de
+domination ne pouvaient pas fondre dans la nation française,
+continuassent à en faire partie. La France devait conserver des
+dimensions incompatibles avec l'établissement d'un système d'équilibre,
+et hors de proportion avec les autres grands corps politiques de
+l'Europe; elle voulait conserver des points et des positions offensives,
+au moyen desquels son gouvernement avait, pour le malheur de l'Europe et
+de la France, amené la chute de tant de trônes, et opéré tant de
+bouleversemens. Des membres de la famille régnante en France devaient
+être replacés sur des trônes étrangers. Le gouvernement français enfin,
+ce gouvernement qui, depuis tant d'années, n'a pas moins cherché à
+régner sur l'Europe par la discorde que par la force des armes, devait
+rester l'arbitre des rapports intérieurs et du sort des puissances de
+l'Europe.
+
+Les cours alliées, en continuant les négociations sous de tels auspices,
+eussent manqué à tout ce qu'elles se doivent à elles-mêmes; elles
+eussent, dès ce moment, renoncé au but glorieux qu'elles se proposent;
+leurs efforts n'eussent plus tourné que contre leurs peuples. En signant
+un traité sur les bases du contre-projet français, les puissances
+eussent déposé les armes entre les mains de l'ennemi commun; elles
+eussent trompé l'espérance des nations et la confiance de leurs alliés.
+
+C'est dans un moment aussi décisif pour le salut du monde, que les
+souverains alliés renouvellent l'engagement solennel qu'ils ne poseront
+pas les armes avant d'avoir atteint le grand objet de leur alliance. La
+France ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement des maux qu'elle
+souffre[37]. La paix seule peut fermer les plaies qu'un esprit de
+domination universelle et sans exemple dans les annales du monde lui a
+portées. Il est enfin temps que les princes puissent, sans influence
+étrangère, veiller au bonheur de leurs sujets; que les nations
+respectent leur indépendance réciproque; que les institutions sociales
+soient à l'abri des bouleversemens journaliers, les propriétés assurées,
+et le commerce libre.
+
+L'Europe entière ne forme qu'un voeu, celui de faire participer à ces
+bienfaits de la paix la France, dont les puissances alliées elles-mêmes
+ne désirent, ne veulent, ne souffriront pas le démembrement. La foi de
+leurs promesses est dans les principes pour lesquels elles combattent.
+Mais _par où les souverains pourront-ils juger que la France veut les
+partager ces principes, qui doivent fonder le bonheur du monde, aussi
+long-temps qu'ils verront que la même ambition qui a répandu tant de
+maux sur l'Europe est encore le seul mobile du gouvernement; que,
+prodigue du sang français et le versant à flots, l'intérêt public est
+toujours immolé à l'intérêt personnel? Sous de tels rapports, où serait
+la garantie de l'avenir, si un système aussi destructeur ne trouvait pas
+un terme dans la volonté générale de la nation?_ Dès-lors, la paix de
+l'Europe est assurée, et rien ne saurait la troubler à l'avenir[38].
+
+ * * * * *
+
+_Proclamation de Schwartzenberg._
+
+ HABITANS DE PARIS,
+
+ Les armées alliées se trouvent devant Paris; le but de leur marche
+ vers la capitale de la France est fondé sur l'espoir d'une
+ réconciliation sincère et durable avec elle. Depuis vingt ans,
+ l'Europe est inondée de sang et de larmes; les tentatives faites
+ pour mettre un terme à tous ses malheurs ont été inutiles, parce
+ qu'il existe, dans le pouvoir même du gouvernement qui vous
+ opprime, un obstacle insurmontable à la paix. Quel Français ne
+ serait convaincu de cette vérité? Les souverains alliés cherchent
+ de bonne foi une autorité salutaire, en France, qui puisse cimenter
+ l'union de toutes les nations et de tous les gouvernemens avec
+ elle.
+
+ _C'est à la ville de Paris qu'il appartient, dans les circonstances
+ actuelles, d accélérer la paix du monde; son voeu est attendu_ avec
+ l'intérêt que doit inspirer un si immense résultat; qu'_elle se
+ prononce_, et, dès ce moment, l'armée qui est devant ses murs
+ devient le soutien de ses décisions.
+
+ Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie, _la
+ conduite de Bordeaux, l'occupation amicale de Lyon_, les maux
+ attirés sur la France, et les dispositions véritables de vos
+ concitoyens.
+
+ Vous trouverez dans ces exemples le terme de la guerre étrangère,
+ et celui de la discorde civile; vous ne sauriez plus le chercher
+ ailleurs. La conservation et la tranquillité de votre ville seront
+ l'objet des soins et des mesures que les alliés s'offrent de
+ prendre avec les autorités et les notables qui jouissent le plus de
+ l'estime publique.
+
+ Aucun logement militaire ne pèsera sur la capitale.
+
+ C'est dans ces sentimens que l'Europe, en armes devant vos murs,
+ s'adresse à vous. Hâtez-vous de répondre à la confiance qu'elle met
+ dans votre amour pour la patrie et dans votre sagesse.
+
+ Quartier-général de Bondy, le 29 mars 1814.
+
+ * * * * *
+
+_Capitulation de Paris._
+
+Art. 1er. Les corps des maréchaux ducs de Trévise et de Raguse
+évacueront la ville de Paris, le 31 mars, à sept heures du matin.
+
+Art. 2. Ils emmèneront le matériel de leur armée.
+
+Art. 3. Les hostilités ne pourront recommencer que deux heures après
+l'évacuation de Paris, c'est-à-dire, le 31 mars, à neuf heures du matin.
+
+Art. 4. Tous les arsenaux, ateliers, édifices militaires et magasins
+resteront dans l'état où ils se trouvaient avant la présente
+capitulation.
+
+Art. 5. La garde nationale ou garde urbaine est entièrement séparée des
+troupes de ligne; elle sera conservée, désarmée ou licenciée, selon que
+les souverains alliés le jugeront nécessaire.
+
+Art. 6. Le corps de la gendarmerie municipale partagera en tout le sort
+de la garde nationale.
+
+Art. 7. Les blessés et maraudeurs qui, après sept heures, seront encore
+à Paris, seront prisonniers de guerre.
+
+Art. 8. La ville de Paris est recommandée à la générosité des hautes
+puissances alliées.
+
+ Fait à Paris, le 31 mars, à deux heures du matin.
+
+ _Signé_, le colonel FABVIER, le colonel DENYS, le colonel ORLOFF,
+ le comte PAAR.
+
+FIN DU SEPTIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1:
+
+ Épernay, le 17 mars 1814.
+
+ 6 heures et demie du soir.
+
+ Monsieur le duc de Raguse, l'empereur en arrivant ici a appris que
+ l'ennemi avait passé la Seine sur ses ponts à Pont et marchait sur
+ Provins. Sa Majesté s'est résolue à marcher sur Troyes; le
+ quartier-général de l'empereur sera demain à Semoins et
+ après-demain à Arcis. Sa Majesté laisse à Épernay le général
+ Vincent.
+
+ L'empereur désire, monsieur le maréchal, que vous ayez la direction
+ de votre corps et de celui du duc de Trévise, qui dans ce moment
+ est à Reims avec deux divisions d'infanterie et la cavalerie du
+ général Roussel, et qui a la division Charpentier à Soissons. Le
+ ministre de la guerre a dû envoyer un général de brigade avec
+ quelques troupes à Compiègne.
+
+ Sa Majesté, monsieur le duc, désire que vous fassiez faire le plus
+ de mouvemens possible de cavalerie pour imposer à Blücher et gagner
+ du temps: si Blücher passe l'Aisne, vous devez lui disputer le
+ terrain et couvrir la route de Paris. Il est probable que le
+ mouvement de l'empereur va obliger l'ennemi à repasser la Seine; ce
+ qui arrêtera Blücher, et rendra disponible le corps du duc de
+ Tarante qui alors vous serait envoyé.
+
+ Il faut, monsieur le maréchal, pour les choses importantes écrire
+ en chiffre par Épernay, et par des hommes intelligens qui sachent
+ passer ailleurs que par les grandes routes.
+
+ Il est très important que vous envoyez ordre sur ordre à la
+ division Durutte, composée de toutes les garnisons de la Meuse, de
+ vous rejoindre sur Reims, Réthel ou Châlons. Envoyez cet ordre de
+ toutes les manières.
+
+ Comme M. le maréchal duc de Trévise est le plus ancien, puisqu'il
+ est de la création, ayez l'air de vous concerter avec lui plutôt
+ que d'avoir la direction supérieure; c'est un objet de tact qui ne
+ vous échappera pas.
+
+ Je charge le duc de Trévise de nommer un major pour commander la
+ place de Reims, la garde nationale et les batteries qui s'y
+ trouvent, et de faire partir demain le général Corbineau pour venir
+ rejoindre l'empereur.
+
+ Je recommande au duc de Trévise de porter tous ses soins à
+ l'organisation de la garde nationale et de la levée en masse, et de
+ se procurer quelques chevaux pour atteler la batterie laissée à
+ Reims.
+
+ Si Blücher prenait l'offensive dans la direction de Reims, de
+ manière à ce que cette ville se trouvât sous les pas de l'ennemi,
+ et que vous et le duc de Trévise ne fussiez pas en état de la
+ défendre, alors vous retireriez avec vous l'un ou l'autre, la
+ garnison et les pièces de canon et vous emmèneriez les gardes
+ nationaux de la levée en masse avec vous.
+
+ _Signé_: Le prince vice-connétable, major général,
+
+ ALEXANDRE.
+]
+
+[2:
+
+ Ce 30 mars 1814.
+
+ MONSIEUR LE DUC,
+
+ Je viens de recevoir la lettre que V. Exc. m'a fait l'honneur de
+ m'adresser.
+
+ L'union intime et indissoluble qui règne entre les souverains
+ alliés m'est un sûr garant que les négociations que vous supposez
+ avoir été entamées isolément entre l'Autriche et la France, n'ont
+ pas eu lieu, et que vos données à cet égard sont destituées de
+ fondemens.
+
+ La déclaration que j'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint en est
+ une preuve incontestable.
+
+ Il ne dépendra que de vous, M. le maréchal, et des autorités de la
+ ville de Paris, de lui épargner les malheurs inévitables dont elle
+ se trouve menacée.
+
+ Je prie V. Exc. d'agréer les assurances de ma haute considération
+ et de l'estime personnelle que je lui ai vouée.
+
+ SCHWARTZENBERG.
+]
+
+[3: «Que voulait-on? Deux choses: être délivré d'un joug, devenu
+intolérable, et _continuer l'ordre établi_. C'était évidemment le sens
+de tout ce qui avait influence dans les affaires, et c'est uniquement de
+ceux-là que l'on doit s'occuper dans les grands mouvemens des empires.
+Les voeux les plus légitimes ne sont pas toujours ceux qui comptent le
+plus: des milliers d'hommes s'imaginent avoir rétabli le roi, parce
+qu'ils l'ont désiré, ce dont on ne peut assez les louer; mais comme ils
+n'exerçaient aucun pouvoir ni aucune influence active, ils restent avec
+la seule chose qu'on ne peut leur contester, l'honneur de leurs
+sentimens. Des voeux, quelque ardens qu'ils soient, ne sont pas un
+pouvoir; il faut bien se garder de les confondre ensemble, car rien ne
+se ressemble moins. Tenons donc pour certain que cette masse d'hommes
+qui, depuis vingt-cinq ans, étaient en possession du pouvoir, qui le
+maniaient, qui avaient donné à la France les différentes formes qu'elles
+a subies, _tendaient au double but que nous venons d'indiquer_. Il
+faudrait n'avoir pas habité Paris une minute pour élever quelque doute à
+cet égard.» DE PRADT. _De la Restauration de la Royauté_, page 33. Chez
+Rosa.]
+
+[4: Il m'a de même été assuré par quelqu'un qui a pris part à tous les
+événemens, et auquel je témoignais l'étonnement que me causait une telle
+conduite, que M. Tourton avait encore à rembourser au trésor une somme
+considérable sur celle que l'empereur lui avait fait prêter en 1811;
+elle passait un million. Dans l'interrègne qui eut lieu entre
+l'installation du gouvernement provisoire et l'arrivée du roi, M. de
+Talleyrand lui fit remettre les billets qu'il avait encore à retirer du
+trésor. Peut-être a-t-il fait sanctionner cela par le comte d'Artois; je
+n'en sais rien, je rapporte le fait comme on me l'a dit; s'il est vrai,
+il explique suffisamment la conduite que M. Tourton a tenue depuis. On
+peut vérifier la chose au trésor.
+
+La conduite du banquier Tourton est d'autant plus étrange, que c'est lui
+qui se donna le plus de mouvement pour armer la garde nationale. Il vint
+trente fois me protester de sa bonne volonté pour l'empereur, et me
+proposer même de former un corps de _bons garçons_ (c'était son
+expression), pour aller, comme il le disait, réchauffer l'armée qui
+revenait de Leipsig; c'est à cet excès de zèle qu'il dut d'être choisi
+pour le chef de l'état-major de la garde nationale.]
+
+[5: L'empereur Alexandre, après avoir exprimé les magnanimes intentions
+qui animaient les alliés, à peu près comme il le fit devant nous, ainsi
+qu'on va le lire dans un moment, dit à M. de Talleyrand qu'il n'avait
+pas voulu arrêter une détermination définitive avant d'en avoir conféré
+avec lui; qu'il y avait trois partis à prendre:
+
+1° Faire la paix avec Napoléon, en prenant toutes ses sûretés contre
+lui;
+
+2° Établir la régence;
+
+3° Rappeler la maison de Bourbon.
+
+M. de Talleyrand s'attacha à faire sentir les inconvéniens des deux
+premières propositions, et à les ruiner dans l'esprit du conseil devant
+lequel il parlait. Il passa ensuite à l'établissement de la troisième,
+comme la seule chose qui convînt, qui fût désirée, qui pût être acceptée
+généralement, et qui finît pour tout et avec tous, en mettant un terme
+désiré à la tyrannie, et en donnant des garanties aussi fortement
+désirées pour la liberté, sous des princes d'un caractère connu par leur
+modération, instruits par le malheur et par un long séjour dans une
+terre toute de liberté. On ne lui contesta pas les convenances, mais
+bien l'existence d'un désir dont on n'avait pas trouvé la manifestation
+sur toute la route traversée par l'armée, dans laquelle au contraire la
+population s'était prononcée d'une manière hostile. On appuyait sur la
+résistance de l'armée qui se retrouvait au même degré dans les corps de
+nouvelles levées et dans les vétérans. On avait vu, il y avait peu de
+jours, à La Fère-Champenoise, un corps de plusieurs milliers d'hommes
+arrachés tout fraîchement à la charrue, se battre jusqu'au dernier
+contre les troupes alliées, au milieu desquelles ils étaient tombés sans
+s'en douter. Surpris, enveloppés, il fallut que l'empereur Alexandre
+arrachât leurs débris à la mort qu'ils continuaient de braver. On
+résistait donc à l'idée que le rappel de la maison de Bourbon ne fût pas
+contrarié par les dispositions d'un très grand nombre de personnes.
+L'empereur demanda à M. de Talleyrand quels moyens il se proposait
+d'employer pour arriver au résultat qu'il annonçait. Il répondit que ce
+seraient les autorités constituées, et qu'il se portait fort pour le
+sénat; que l'impulsion donnée par celui-ci serait suivie par Paris et
+par toute la France. Quelque solides que fussent les raisons qu'il
+allégua, et quelque confiance que l'on eût dans l'influence qu'il était
+dans le cas d'exercer sur le sénat, cependant la résistance durait
+encore, et ce fut pour la vaincre, qu'il crut devoir s'étayer du
+témoignage de M. le baron Louis et du mien, et qu'il proposa à
+l'empereur de nous interroger comme des personnes que, depuis plusieurs
+mois, il avait vu occupées des mêmes intérêts, et de la recherche des
+moyens de les ménager.
+
+Cette proposition ayant été agréée, M. de Talleyrand nous introduisit
+dans la pièce où se tenait le conseil. On se trouva rangé de manière à
+ce que, du côté droit, le roi de Prusse et M. le prince de
+Schwartzenberg se trouvassent les plus rapprochés du meuble d'ornement
+qui est au milieu de l'appartement: M. le duc de Dalberg était à la
+droite de M. de Schwartzenberg; MM. de Nesselrode, Pozzo di Borgo,
+prince de Lichtenstein suivaient. M. le prince de Talleyrand se trouvait
+à la gauche du roi de Prusse, M. le baron Louis et moi placés auprès de
+lui: l'empereur Alexandre, faisant face à l'assemblée, allait et venait.
+Ce prince, du ton de voix le plus prononcé, et soutenu d'un geste très
+animé, débuta par nous dire que ce n'était pas lui qui avait commencé la
+guerre, qu'on avait été le chercher chez lui; que ce n'étaient ni la
+soif des conquêtes, ni celle de la vengeance, qui l'amenaient à Paris;
+qu'il avait tout fait pour épargner à cette grande capitale, qu'il
+qualifia des épithètes les plus honorables, les horreurs de la guerre;
+qu'il serait inconsolable, si elle en avait été atteinte; qu'il ne
+faisait point la guerre à la France, et que ses alliés et lui ne
+connaissaient que deux ennemis: l'empereur Napoléon et tout ennemi de la
+liberté des Français. Il s'adressa alors au roi de Prusse et au prince
+de Schwartzenberg, en leur demandant si ce n'étaient pas là leurs
+intentions. Leur acquiescement ayant suivi cette demande, il répéta avec
+la même action une partie de ce qu'il venait de dire, insistant sur des
+sentimens dont la générosité nous pénétrait d'admiration et de
+reconnaissance; et après nous avoir répété plusieurs fois que les
+Français étaient parfaitement libres, que nous l'étions aussi, que nous
+n'avions qu'à faire connaître ce qui nous paraissait certain dans les
+dispositions de la nation, et que son voeu serait soutenu par les forces
+alliées, il s'adressa à chacun de nous. Lorsque mon tour de parler fut
+venu, j'éclatai par la déclaration que nous étions tous royalistes; que
+toute la France l'était comme nous; que, si elle ne l'avait pas montré,
+il ne fallait en accuser que les négociations continues de Châtillon;
+qu'elles avaient suffi pour tout alanguir; qu'il en était de même de
+Paris; qu'il se prononcerait aussitôt qu'il serait appelé à le faire, et
+qu'il y aurait de la sûreté; que, d'après l'influence que Paris exerçait
+sur la France depuis la révolution, son exemple serait décisif et répété
+partout. L'empereur s'adressa de nouveau au roi de Prusse et au prince
+de Schwartzenberg: ils répondirent dans un sens parfaitement conforme à
+celui des opinions que nous avions énoncées. Eh bien! dit alors
+l'empereur Alexandre, je déclare que je ne traiterai plus avec
+l'empereur Napoléon: il fut observé que Napoléon seul se trouvait exclu
+par cette déclaration qui n'atteignait pas sa famille, et, sur nos
+représentations, l'empereur ajouta, ni avec aucun membre de sa famille.
+(DE PRADT, _Précis historique de la Restauration_, pag. 54 à 59.)]
+
+[6: Les alliés étonnés de ne recevoir aucune manifestation des sentimens
+de la nation, se sentant sur un terrain tout neuf, au milieu d'élémens
+absolument inconnus, désiraient s'appuyer des connaissances des
+personnes qu'ils supposaient être les mieux informées de l'état interne
+de la France. MM. de Talleyrand et Dalberg avaient fixé leur attention
+d'une manière plus particulière. Quelque peu de titres que je pusse
+avoir à partager cet honneur, il m'avait été accordé. On avait poussé
+l'attention jusqu'à pourvoir à notre avenir, s'il eût été compromis par
+l'issue des événemens. (DE PRADT, _Précis historique de la
+Restauration_, p. 26.)]
+
+[7: Un homme qui se disait mon allié, dit l'empereur Alexandre à la
+députation du sénat chargée de lui présenter la résolution que ce corps
+venait d'adopter, un homme qui se disait mon allié, est arrivé dans nos
+États en injuste agresseur (voyez les aveux de Boutourlin); c'est à lui
+que j'ai fait la guerre et non à la France (voir le traité de Paris). Je
+suis l'ami du peuple français; ce que vous venez de faire redouble
+encore ces sentimens: il est juste, il est sage de donner à la France
+des institutions fortes et libérales qui soient en rapport avec les
+lumières actuelles. Mes alliés et moi ne venons que pour protéger vos
+décisions.]
+
+[8: Beau-frère de Roux-Laborie.]
+
+[9: _Lettre du prince Schwartzenberg au maréchal duc de Raguse._
+
+ Le 3 avril.
+
+ MONSIEUR LE MARÉCHAL,
+
+ J'ai l'honneur de faire passer à V. Exc., par une personne sûre,
+ tous les papiers publics et documens nécessaires pour mettre
+ parfaitement V. Exc. au courant des événemens qui se sont passés
+ depuis que vous avez quitté la capitale, ainsi qu'une invitation
+ des membres du gouvernement provisoire à vous ranger sous les
+ drapeaux de la bonne cause française. Je vous engage, au nom de
+ votre patrie et de l'humanité, à écouter des propositions qui
+ doivent mettre un terme à l'effusion du sang précieux des braves
+ que vous commandez.
+
+_Réponse du maréchal duc de Raguse._
+
+ MONSIEUR LE MARÉCHAL,
+
+ J'ai reçu la lettre que V. A. m'a fait l'honneur de m'écrire, ainsi
+ que tous les papiers qu'elle renfermait. L'opinion publique a
+ toujours été la règle de ma conduite. L'armée et le peuple se
+ trouvent déliés du serment de fidélité envers l'empereur Napoléon
+ par le décret du sénat. Je suis disposé à concourir à un
+ rapprochement entre l'armée et le peuple, qui doit prévenir toute
+ chance de guerre civile et arrêter l'effusion du sang; en
+ conséquence, je suis prêt à quitter avec mes troupes l'armée de
+ l'empereur Napoléon aux conditions suivantes, dont je vous demande
+ la garantie par écrit:
+
+ ART. 1. Moi, Charles, prince de Schwartzenberg, maréchal et
+ commandant en chef les armées alliées, je garantis à toutes les
+ troupes françaises qui, par suite du décret du sénat du 2 avril,
+ quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, qu'elles pourront se
+ retirer librement en Normandie avec armes, bagages et munitions, et
+ avec les mêmes égards et honneurs militaires que se doivent
+ réciproquement les troupes alliées;
+
+ 2. Que si, par suite de ce mouvement, les événemens de la guerre
+ faisaient tomber entre les mains des puissances alliées la personne
+ de Napoléon Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties
+ dans un espace de terrain et dans un pays circonscrit au choix des
+ puissances alliées et du gouvernement français.
+
+_Réponse de M. le maréchal prince de Schwartzenberg._
+
+ MONSIEUR LE MARÉCHAL,
+
+ Je ne saurais assez vous exprimer la satisfaction que j'éprouve en
+ apprenant l'empressement avec lequel vous vous rendez à
+ l'invitation du gouvernement provisoire, de vous ranger,
+ conformément au décret du 2 de ce mois, sous les bannières de la
+ cause française.
+
+ Les services distingués que vous avez rendus à votre pays sont
+ reconnus généralement; mais vous y mettez le comble en rendant à
+ leur patrie le peu de braves échappés à l'ambition d'un seul homme.
+
+ Je vous prie de croire que j'ai surtout apprécié la délicatesse de
+ l'article que vous demandez, et que j'accepte relativement à la
+ personne de Napoléon. Rien ne caractérise mieux cette belle
+ générosité naturelle aux Français, et qui distingue
+ particulièrement le caractère de V. Exc.
+
+ Agréez les assurances de ma haute considération.
+
+ À mon quartier-général, le 4 avril 1814.
+
+ _Signé_: SCHWARTZENBERG.
+]
+
+[10:
+ ART. 1er.
+
+Les troupes françaises qui, par suite du décret du sénat du 2 avril,
+quitteront les drapeaux de Napoléon Bonaparte, pourront se retirer en
+Normandie avec armes, bagages et munitions, et avec les mêmes égards et
+honneurs militaires que les troupes alliées se doivent réciproquement.
+
+ART. 2.
+
+Si, par suite de ce mouvement, les événemens de la guerre faisaient
+tomber entre les mains des puissances alliées la personne de Napoléon
+Bonaparte, sa vie et sa liberté lui seraient garanties dans un espace de
+terrain et dans un pays circonscrit au choix des puissances alliées et
+du gouvernement français.
+
+Chevilly, 4 avril 1814.
+]
+
+[11: Ceux qui connaissent le général Dessoles ne seront pas étonnés de
+cette réponse. Elle est noire comme son âme, et tout-à-fait dans le goût
+des images que dessine sa figure. Cette expression atroce n'a du reste
+rien d'étrange; c'est une réminiscence des élucubrations de 1798. Le
+général qui, en rendant compte des moyens qu'il avait employés pour
+insurger les Marches se flattait que «c'était une révolution faite par
+principes,» ne devait pas ménager les termes, lorsqu'il s'agissait d'en
+opérer une autre.]
+
+[12:
+ Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était
+ le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur
+ Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre
+ du trône, à quitter la France et même la vie pour le bien de la
+ patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence
+ de l'impératrice et du maintien des lois de l'empire.
+
+Fait en notre palais de Fontainebleau le 4 avril 1814.
+
+NAPOLÉON.
+]
+
+[13: Roux-Laborie.]
+
+[14: À cette époque, l'idée des étrangers était qu'il fallait faire la
+paix, lier strictement Napoléon, et _prendre deux ou trois ans pour le
+détruire_. (DE PRADT, _Récit historique de la Restauration_, etc., p.
+56.)]
+
+[15: Croira-t-on qu'après le retour de l'île d'Elbe, qui eut lieu
+l'année suivante, celui de ces généraux qui avait le plus contribué à la
+défection fut assez éhonté pour se présenter un des premiers chez
+l'empereur?]
+
+[16: _Ordre du prince de Schwartzenberg aux armées coalisées._
+
+Le corps ennemi du maréchal Marmont marchera par Juvisy sur la grande
+route jusqu'à Fresnes, où il s'arrêtera pour repaître; il suivra ensuite
+son mouvement d'après les ordres du gouvernement provisoire.
+
+Les troisième, quatrième, cinquième et sixième corps se tiendront à
+l'entrée de la nuit prêts à tout événement; il en sera de même de
+l'armée de Silésie. Le corps ennemi sera escorté jusqu'à Fresnes par
+deux régimens de cavalerie du cinquième corps, et de là à Versailles par
+deux régimens de cavalerie russe de la réserve. Tant par ce motif qu'à
+cause de _l'indisposition_ des habitans de Versailles, cette ville devra
+être fortement occupée par les troupes alliées.]
+
+[17: Ceci était écrit avant la mort de cette princesse, qui ne laissa
+point d'enfans.]
+
+[18: _Traité de Fontainebleau._
+
+ ARTICLE 1er.
+
+ S. M. l'empereur Napoléon renonce, pour lui et ses successeurs et
+ descendans, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout
+ droit de souveraineté et de domination, tant sur l'empire français
+ et le royaume d'Italie que sur tout autre pays.
+
+ ART. 2.
+
+ LL. MM. l'empereur Napoléon et l'impératrice Marie-Louise
+ conservent ces titres et qualités pour en jouir leur vie durant; la
+ mère, les frères, soeurs, neveux et nièces de l'empereur
+ conserveront également, partout où ils se trouveront, le titre de
+ princes de sa famille.
+
+ ART. 3.
+
+ L'île d'Elbe, adoptée par l'empereur Napoléon pour le lieu de son
+ séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée, qui sera
+ possédée par lui en toute souveraineté et propriété. Il sera donné
+ en outre à l'empereur Napoléon un revenu annuel de deux millions de
+ francs, en rentes sur le grand-livre de France, dont un million
+ réversible à l'impératrice.
+
+ ART. 4.
+
+ Toutes les puissances s'engagent à employer leurs bons offices pour
+ faire respecter par les Barbaresques le pavillon et le territoire
+ de l'île d'Elbe, et pour que, dans ses rapports avec les
+ Barbaresques, elle soit assimilée à la France.
+
+ ART. 5.
+
+ Les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, seront donnés en toute
+ souveraineté et propriété à S. M. l'impératrice Marie-Louise; ils
+ passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe. Le
+ prince son fils prendra dès ce moment le nom de prince de Parme,
+ Plaisance et Guastalla.
+
+ ART. 6.
+
+ Il sera réservé, dans les pays auxquels l'empereur Napoléon
+ renonce, pour lui et sa famille, des domaines, ou donné des rentes
+ sur le grand-livre de France, produisant un revenu annuel, net et
+ déduction faite de toute charge, de deux millions cinq cent mille
+ francs. Ces domaines ou rentes appartiendront en toute propriété,
+ et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes et
+ princesses de sa famille, et seront répartis entre eux, de manière
+ à ce que le revenu de chacun soit dans la proportion suivante,
+ savoir: à madame mère, 306,000 fr.; au roi Joseph et à la reine,
+ 500,000 fr.; au roi Louis, 200,000 fr.; à la reine Hortense et à
+ son enfant, 400,000 fr.; au roi Jérôme et à la reine, 500,000 fr.;
+ à la princesse Élisa, 300,000 fr.; à la princesse Pauline, 300,000
+ fr. Les princes et princesses de la famille de l'empereur
+ conserveront en outre tous les biens meubles et immeubles, de
+ quelque nature que ce soit, qu'ils possèdent à titre particulier,
+ et notamment les rentes dont ils jouissent, également comme
+ particuliers, sur le grand-livre de France, ou le Mont-Napoléon de
+ Milan.
+
+ ART. 7.
+
+ Le traitement annuel de l'impératrice Joséphine sera réduit à un
+ million, en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de
+ France. Elle continuera à jouir, en toute propriété, de ses biens
+ meubles et immeubles particuliers, et pourra en jouir conformément
+ aux lois françaises.
+
+ ART. 8.
+
+ Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d'Italie, un établissement
+ convenable hors de la France.
+
+ ART. 9.
+
+ Les propriétés que S. M. l'empereur Napoléon possède en France,
+ soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé,
+ resteront à la couronne. Sur les fonds placés par l'empereur
+ Napoléon, soit sur le grand-livre, soit sur la banque de France,
+ soit sur les actions des forêts, soit de toute autre manière, il
+ sera réservé un capital qui n'excédera pas deux millions, pour être
+ employé en gratifications en faveur des personnes qui seront
+ portées sur l'état que signera l'empereur Napoléon, et qui sera
+ remis au gouvernement français.
+
+ ART. 10.
+
+ Tous les diamans de la couronne resteront à la France.
+
+ ART. 11.
+
+ L'empereur Napoléon fera versement au trésor et aux autres caisses
+ publiques de toutes les sommes et effets qui auraient été déplacés
+ par ses ordres, à l'exception de la liste civile.
+
+ ART. 12.
+
+ Les dettes de la maison de S. M. l'empereur Napoléon, telles
+ qu'elles se trouvent à la signature du présent traité, seront
+ immédiatement acquittées sur les arrérages dus par le trésor à la
+ liste civile, d'après les états qui seront signés par un
+ commissaire nommé à cet effet.
+
+ ART. 13.
+
+ Les obligations du Mont-Napoléon de Milan, envers tous ses
+ créanciers, soit français soit étrangers, seront exactement
+ remplies, sans qu'il soit fait aucun changement à cet égard.
+
+ ART. 14.
+
+ On donnera tous les saufs-conduits nécessaires pour le libre voyage
+ de S. M. l'empereur Napoléon, de l'impératrice, des princes et
+ princesses, et de toutes les personnes de leur suite qui voudront
+ les accompagner ou s'établir hors de France, ainsi que pour le
+ passage de tous les équipages, chevaux et effets qui leur
+ appartiennent; les puissances alliées donneront en conséquence des
+ officiers et des hommes d'escorte.
+
+ ART. 15.
+
+ La garde impériale française fournira un détachement de douze à
+ quinze cents hommes de toutes armes, pour servir d'escorte jusqu'à
+ Saint-Tropez, lieu de l'embarquement.
+
+ ART. 16.
+
+ Il sera fourni une corvette armée, et les bâtimens nécessaires pour
+ conduire, au lieu de sa destination, S. M. l'empereur Napoléon,
+ ainsi que sa maison; la corvette demeurera en toute propriété à S.
+ M.
+
+ ART. 17.
+
+ S. M. l'empereur emmènera avec lui, et conservera pour sa garde,
+ quatre cents hommes de bonne volonté, tant officiers que
+ sous-officiers et soldats.
+
+ ART. 18.
+
+ Tous les Français qui auront suivi S. M. l'empereur Napoléon ou sa
+ famille, seront tenus, s'ils ne veulent pas perdre leur qualité de
+ Français, de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins
+ qu'ils ne soient compris dans les emplois que le gouvernement
+ français se réserve d'accorder après l'expiration de ce terme.
+
+ ART. 19.
+
+ Les troupes polonaises de toutes armes qui sont au service de
+ France, auront la liberté de retourner chez elles, en conservant
+ armes et bagages, comme un témoignage de leurs services honorables;
+ les officiers, sous-officiers et soldats conserveront les
+ décorations qui leur ont été accordées, et les pensions affectées à
+ ces décorations.
+
+ ART. 20.
+
+ Les hautes puissances alliées garantissent l'exécution de tous les
+ articles du présent traité; elles s'engagent à obtenir qu'ils
+ soient adoptés et garantis par la France.
+
+ ART. 21.
+
+ Le présent traité sera ratifié, et les ratifications échangées à
+ Paris, dans l'espace de deux jours, et plus tôt si faire se peut.
+
+ Fait à Paris, le 11 avril 1814.
+
+ _Signé_, CAULAINCOURT, duc de Vicence; NEY, duc d'Elchingen;
+ MACDONALD, duc de Tarente; le prince de METTERNICH; le comte de
+ STADION; le comte RAZOUMOSKI; le comte de NESSELRODE; CASTLEREAGH;
+ le baron de HARDENBERG.
+
+ Nous avons accepté le traité ci-dessus en tous et chacun de ses
+ articles, le déclarons accepté et ratifié, et en promettons
+ l'invariable observation. En foi de quoi nous avons délivré le
+ présent, signé et revêtu de notre sceau impérial.
+
+ Ainsi fait à Fontainebleau, le 12 avril 1814.
+
+ _Signé_, NAPOLÉON.
+
+ Et plus bas,
+
+ Le ministre secrétaire d'État,
+
+ Duc de BASSANO.
+]
+
+[19: Les sommes contenues dans les caissons dépassaient vingt millions.]
+
+[20: C'est ici le cas d'observer que, lors de l'avènement de l'empereur
+au gouvernement, il n'y avait pas une cuillère d'argent aux Tuileries,
+pas une pièce de vaisselle, ni de linge. Tout ce qui existe en ce genre
+aujourd'hui dans les palais du roi a été acheté sur les économies du
+traitement particulier de l'empereur, et non avec les deniers du trésor
+public. Les diamans de la couronne ont tous été achetés ou retirés par
+lui des lieux où on les avait mis en gage avant son arrivée au pouvoir.
+Il faut dire cependant que c'est avec l'argent du trésor qu'ils l'ont
+été; quant à l'argenterie, je me rappelle l'époque où l'on était obligé
+d'en louer à des orfèvres de Paris, lorsque le premier consul avait du
+monde à dîner. Dans le mobilier de vaisselle plate existant aujourd'hui
+aux Tuileries, se trouve la matière provenant de l'argenterie du général
+Bonaparte, qui a été fondue aux armes impériales.]
+
+[21: On a prétendu que les lettres de l'empereur à l'impératrice avaient
+été remises au prince de Schwartzenberg. Cette infidélité serait trop
+noire. Il est probable qu'elle n'est pas vraie.]
+
+[22: _Grandeur et décadence des Romains_, chap. V.]
+
+[23: «Cette paix ou plutôt ces sacrifices ne seront-ils pas pour Votre
+Majesté un éternel grief contre son plénipotentiaire? Bien des gens en
+France, qui en sentent aujourd'hui la nécessité, ne me les
+reprocheront-ils pas six mois après avoir sauvé le trône?» (_Dépêche du
+5 mars_.)]
+
+[24:
+ M. le général de Maubreuil étant chargé d'une haute mission d'une
+ très grande importance, pour laquelle il est autorisé à requérir
+ les troupes de S. M. I. russe, M. le général en chef de
+ l'infanterie russe, baron Saken, ordonne aux commandans des troupes
+ de les lui mettre à sa disposition, pour l'exécution de sa mission,
+ dès qu'il les demandera.
+
+ Le général en chef de l'infanterie russe, gouverneur de Paris.
+
+ _Cachet_. _Signé_, baron SAKEN.
+
+ * * * * *
+
+ Paris, 17 avril 1814.
+
+ M. le général de Maubreuil étant autorisé à parcourir en France
+ pour des affaires d'une très haute importance, et pour l'exécution
+ de très hautes missions; que dans son besoin il peut avoir occasion
+ de requérir les troupes des hautes puissances; en conséquence, et
+ suivant l'ordre de M. le général en chef de l'infanterie russe,
+ baron Saken, il est ordonné à MM. les commandans des troupes
+ alliées de les lui fournir sur ses demandes, pour l'exécution de
+ ces hautes missions.
+
+ Le général d'état-major.
+
+ _Cachet_. _Signé_, baron de BROKENHAUSEN.
+
+ Paris, 17 avril 1814.
+]
+
+[25: _Direction générale des postes et des relais de France._
+
+ Le directeur-général des postes ordonne aux maîtres de postes de
+ fournir à l'instant à M. de Maubreuil, chargé d'une importante
+ mission, la quantité de chevaux qui lui sera nécessaire, et de
+ veiller à ce qu'il n'éprouve aucun retard pour l'exécution des
+ ordres dont il est chargé.
+
+ Le directeur-général des postes et relais de France,
+
+ _Signé_, BOURIENNE.
+
+ Hôtel des postes. Paris, 17 avril 1814.
+
+ _P. S._ Le directeur-général ordonne aux inspecteurs et maîtres de
+ postes de veiller avec le plus grand soin à ce que le nombre de
+ chevaux demandé par M. de Maubreuil lui soit fourni avant et de
+ préférence à qui que ce soit, et qu'il n'éprouve aucune espèce de
+ retard.
+
+ Le directeur-général,
+
+ _Cachet_. _Signé_, BOURIENNE.
+
+ Paris, 17 avril 1814.
+]
+
+[26: _Ministère de la guerre._
+
+ Il est ordonné à toutes les autorités militaires d'obéir aux ordres
+ qui leur sont donnés par M. de Maubreuil, lequel est autorisé à les
+ requérir et en disposer selon qu'il le jugera convenable, étant
+ chargé d'une mission secrète. MM. les commandans veilleront à ce
+ que les troupes soient mises sur-le-champ à sa disposition, et
+ qu'il n'éprouve aucun retard pour l'exécution des ordres dont il
+ est chargé pour le service de S. M. Louis XVIII.
+
+ Le ministre de la guerre,
+
+ _Cachet._ _Signé_, le général comte DUPONT.
+
+ Paris, 16 avril 1814.
+]
+
+[27: _Ministère de la police générale._
+
+ Il est ordonné à toutes les autorités chargées de la police de
+ France, aux commissaires-généraux, spéciaux et autres, _d'obéir aux
+ ordres que M. de Maubreuil leur donnera_, et de faire exécuter à
+ l'instant même tout ce qu'il leur prescrira, M. de Maubreuil étant
+ chargé d'une mission secrète de la plus haute importance.
+
+ Le commissaire provisoire au département de la police générale,
+
+ _Cachet._ _Signé_, ANGLÈS.
+
+ Paris, 16 avril 1814.
+]
+
+[28: Rapport de MM. Thouret et Brière de Valigny, substituts de M. le
+procureur impérial.]
+
+[29: Il aurait été plus juste de dire que l'on ne pouvait pas compter
+deux fois sur un hiver comme celui de Moscou.]
+
+[30: Ceci a été écrit en 1816.]
+
+[31: _Extrait de la communication officielle faite par le gouvernement
+de la Grande-Bretagne à l'ambassadeur de Russie, à Londres, le 19
+janvier 1805._
+
+On a mis sous les yeux de Sa Majesté le résultat des communications
+faites par le prince Czartorinski à l'ambassadeur de Sa Majesté à
+Pétersbourg, et des explications confidentielles données par Votre
+Excellence. Sa Majesté a vu avec une satisfaction inexprimable le plan
+de politique sage, grand et généreux que l'empereur de Russie est
+disposé à adopter dans la situation calamiteuse de l'Europe. Sa Majesté
+est encore heureuse de s'apercevoir que les vues et les sentimens de
+l'empereur, par rapport à la délivrance de l'Europe et à sa tranquillité
+et à sa sûreté future, répondent entièrement aux siens. En conséquence,
+le roi désire entrer dans l'explication la plus claire et la plus
+franche sur chaque point qui tient à ce grand objet, et de former avec
+Sa Majesté impériale l'union de conseil et le concert le plus intime,
+afin que, par leur influence et leurs efforts réunis, on puisse
+s'assurer de la coopération et de l'assistance d'autres puissances du
+continent dans une proportion analogue à la grandeur et à l'importance
+de l'entreprise, du succès de laquelle dépend le salut futur de
+l'Europe.
+
+Pour cela, le premier pas doit être de fixer aussi précisément que
+possible les objets vers lesquels un tel concert doit tendre.
+
+Il paraît, d'après l'explication qui a été donnée des sentimens de
+l'empereur, auxquels Sa Majesté adhère parfaitement, qu'ils se
+rapportent à trois objets, 1° de soustraire à la domination de la France
+les contrées qu'elle a subjuguées depuis le commencement de la
+révolution, et de réduire la France à ses anciennes limites, telles
+qu'elles étaient avant cette époque; 2° de faire, à l'égard des
+territoires enlevés à la France, des arrangemens qui, en assurant leur
+tranquillité et leur bonheur, forment en même temps une barrière contre
+les projets d'agrandissement futur de la France; 3° d'établir, à la
+restauration de la paix, une convention et une garantie pour la
+protection et la sûreté mutuelle des différentes puissances, et pour
+rétablir en Europe un système général de droit public.
+
+Le premier et le second objet sont énoncés généralement et dans des
+termes qui admettent la plus grande extension; mais ni l'un ni l'autre
+ne peuvent être considérés en détail, sans avoir égard à la nature et à
+l'étendue des moyens par lesquels ils peuvent être obtenus. Le premier
+est certainement celui que les voeux de Sa Majesté et ceux de l'empereur
+voudraient voir établi sans aucune modification ni exception, et rien de
+moins ne pourrait complètement satisfaire les vues que les deux
+souverains ont pour la délivrance et la sécurité de l'Europe. S'il était
+possible de réunir à la Grande-Bretagne et à la Russie les deux autres
+grandes puissances militaires du continent, il paraît hors de doute
+qu'une pareille réunion de forces les mettrait en état d'accomplir tout
+ce qu'elles se seraient proposé. Mais si (comme il y a trop de raison de
+croire) il était impossible de faire entrer la Prusse dans la
+confédération, on peut douter qu'il y ait moyen de faire, dans toutes
+les parties de l'Europe, les opérations qui seraient nécessaires pour le
+succès de la totalité du projet.
+
+Le second point renferme en lui-même la matière de plus d'une
+considération importante. Les vues et les sentimens qui animent
+également Sa Majesté et l'empereur de Russie, lorsqu'ils tentent
+d'établir ce concert, sont purs et désintéressés.
+
+Leur principale vue à l'égard des pays qui peuvent être enlevés à la
+France doit être de rétablir, autant que cela est possible, leurs
+anciens droits et de fonder le bien-être de leurs habitans; mais, en
+envisageant cet objet, ils ne doivent pas perdre de vue la sécurité
+générale de l'Europe, d'où même cet objet particulier doit
+principalement dépendre.
+
+Par suite de ce principe, il ne peut pas être douteux que, si
+quelques-uns de ces pays sont capables d'être rendus à leur ancienne
+indépendance, et placés dans une situation où ils puissent la défendre,
+un tel arrangement doit être analogue à la politique et aux sentimens
+sur lesquels ce système est fondé. Mais on en trouvera d'autres, parmi
+les pays actuellement soumis à la domination de la France, auxquels ces
+considérations ne sont point applicables, soit parce que dans ces pays
+les anciennes relations sont tellement détruites, qu'on ne peut pas les
+y rétablir, soit parce que leur indépendance n'aurait lieu que de nom,
+et serait aussi incompatible avec la sûreté de ces pays mêmes qu'avec
+celle de l'Europe. Heureusement le plus grand nombre entre dans la
+première catégorie. Si les armes des alliés étaient couronnées de succès
+au point de dépouiller la France de tous les pays qu'elle a acquis
+depuis la révolution, ce serait certainement leur premier but de
+rétablir les républiques des Provinces-Unies et de la Suisse, et les
+territoires du roi de Sardaigne, de la Toscane, de Modène (sous la
+protection de l'Autriche) et de Naples; mais celui de Gênes, celui de la
+république italienne, renfermant les trois légations, ainsi que Parme et
+Plaisance, et, d'un autre côté, les Pays-Bas autrichiens, les pays sur
+la rive gauche du Rhin qui ont fait partie de l'empire germanique,
+appartiennent à la seconde classe. Quant aux provinces italiennes que
+l'on vient d'indiquer, l'expérience a montré combien peu de dispositions
+il y a dans les unes, et combien peu de ressources dans les autres pour
+résister à l'agression et à l'influence de la France. Certainement le
+roi d'Espagne a trop participé au système dont une si grande partie de
+l'Europe a été la victime, pour que les anciens intérêts de sa famille
+méritent d'être pris en considération [A]; et la dernière conduite de
+Gênes et de quelques autres États d'Italie ne leur donne aucun droit à
+réclamer la justice ou la générosité des alliés. Il est, au surplus,
+manifeste que toutes ces petites souverainetés ne pourraient plus
+consolider leur existence politique, et qu'elles ne serviraient qu'à
+affaiblir et à paralyser la force qui, autant que possible, devrait être
+concentrée entre les mains de la principale puissance de l'Italie.
+
+Il est inutile de s'arrêter particulièrement sur l'état des Pays-Bas.
+Les événemens qui se sont passés ne permettent plus d'élever la question
+s'ils doivent être rendus à la maison d'Autriche; il s'ensuit qu'il y a
+de nouveaux arrangemens à prendre à l'égard de ce pays et il est évident
+qu'il ne pourra jamais exister comme État séparé et indépendant. Les
+mêmes considérations s'appliquent à peu près aux électorats
+ecclésiastiques et aux autres provinces situées sur la rive gauche du
+Rhin, ces pays ayant une fois été détachés de l'empire, et leurs anciens
+possesseurs ayant reçu des indemnités. Il ne paraît donc pas contraire
+aux principes les plus sacrés de la justice et de la morale publique de
+faire, à l'égard de l'un ou de l'autre de ces pays, telle disposition
+qui paraisse convenable à l'intérêt général, et il est évident qu'après
+tant de misère et de sang répandu, il ne reste pas d'autre mode de
+parvenir au grand but de recréer de nouveau le repos et le salut de
+l'Europe sur une base solide et durable. Il est heureux qu'un pareil
+plan d'arrangement, essentiel en lui-même pour l'objet qu'on se propose,
+puisse aussi contribuer au plus haut degré à assurer les moyens par
+lesquels ce dessein important peut être promu.
+
+Il est très certainement de la plus haute importance, sinon de la plus
+absolue nécessité, pour cela, de s'assurer de la coopération vigoureuse
+et efficace de l'Autriche et de la Prusse; mais il y a peu de raison
+d'espérer que l'une ou l'autre de ces puissances puisse être engagée à
+s'embarquer pour la cause générale, si on ne lui offre la perspective
+d'obtenir quelque acquisition importante pour la récompenser de ses
+efforts. D'après ces motifs déjà allégués, Sa Majesté conçoit que rien
+ne peut autant contribuer à la sécurité générale que de donner à
+l'Autriche de nouveaux moyens pour s'opposer aux places de la France du
+côté de l'Italie, et en plaçant la Prusse dans une position semblable à
+l'égard des Pays-Bas. La situation relative de ces deux puissances
+ferait naturellement de ces deux pays les points vers lesquels leurs
+vues se dirigeraient respectivement.
+
+En Italie, une bonne politique exige que la puissance ou l'influence du
+roi de Sardaigne soit augmentée, et que l'Autriche soit replacée dans
+une situation qui lui fournisse les moyens de porter, en cas d'attaque,
+un secours immédiat et prompt à ses possessions. _Sa Majesté voit avec
+satisfaction, par les communications secrètes et confidentielles que
+Votre Excellence vient de transmettre_, que les vues de _la cour de
+Vienne sont parfaitement d'accord avec ce principe_, et que _l'extension
+à laquelle cette cour vise peut non-seulement être admise avec sûreté,
+mais que, pour l'avantage de la sûreté générale, on peut encore y
+ajouter._ Sous d'autres points de vue, Sa Majesté adopte entièrement le
+plan d'arrangement que S. M. l'empereur de Russie désire voir effectué
+dans ce pays. Sa Majesté regarde comme absolument nécessaire pour la
+sûreté générale, que l'Italie soit soustraite à la domination et à
+l'influence de la France, et qu'on ne souffre dans ce pays aucune
+puissance qui n'entrerait pas facilement dans un système général pour en
+maintenir l'indépendance. Pour cela, il est essentiel que les provinces
+qui composent maintenant ce que l'on appelle république italienne soient
+données à d'autres souverains. En distribuant ces provinces, on devra
+sans doute donner une augmentation de puissance et de richesse au roi de
+Sardaigne, et il paraît utile que son territoire, aussi bien que le
+duché de Toscane, qu'on propose de rendre au grand-duc, soient mis en
+contact immédiat, ou en état de communiquer facilement avec les
+possessions de l'Autriche. Sur ce principe, la totalité du territoire
+qui compose maintenant la république ligurienne pourrait, à ce qu'il
+paraît, être réuni au Piémont.
+
+En supposant que les efforts des alliés fussent couronnés du succès le
+plus complet, et que les deux objets qu'on a discutés jusqu'à présent
+eussent été pleinement obtenus, cependant Sa Majesté regarderait cette
+oeuvre salutaire comme imparfaite, si la restauration de la paix n'était
+pas accompagnée par les mesures les plus efficaces pour donner de la
+solidité et de la stabilité au système ainsi établi. Beaucoup sera
+certainement fait pour le repos futur de l'Europe par ces arrangemens
+territoriaux, qui formeront contre l'ambition de la France une plus
+forte barrière qu'il n'en a jamais existé; mais, pour rendre cette
+sécurité aussi parfaite que possible, il paraît nécessaire qu'à l'époque
+de la pacification générale, on conclue un traité auquel toutes les
+principales puissances européennes prendront part, et par lequel leurs
+possessions et leurs droits respectifs, tels qu'ils auront été établis,
+seront fixés et reconnus, et ces puissances devraient toutes s'engager
+réciproquement à se protéger et se soutenir l'une et l'autre contre
+toute tentative pour l'enfreindre. Ce traité rendrait à l'Europe un
+système général de droit public, et viserait, autant que possible, à
+réprimer des entreprises futures pour troubler la tranquillité générale,
+et, avant tout, pour faire échouer tout projet d'agrandissement et
+d'ambition pareil à ceux qui ont produit tous les désastres dont
+l'Europe a été affligée depuis la malheureuse ère de la révolution
+française.]
+
+[A: Pitt, tout en parlant de grands principes de justice, montre ici la
+griffe du léopard; l'Espagne a reconnu que ses intérêts maritimes
+étaient les mêmes que ceux de la France: dès-lors les princes de sa
+maison peuvent être dépouillés pour la grande satisfaction du cabinet de
+Londres. Voilà la justice et la légitimité de ce cabinet!!!]
+
+[32: M. de Talleyrand a écrit plusieurs lettres à madame Aimée de
+Coigny, qui était une de ses correspondantes, et il lui mandait qu'on ne
+pouvait rien faire de mieux, pour le présent, que de s'attacher
+fortement à la constitution.]
+
+[33: Ce D*** avait été sous-officier dans l'armée de Condé pendant la
+révolution; il est de l'Alsace.
+
+À la dissolution du corps de Condé, il rentra en France, et, à la
+campagne de 1805, je l'avais envoyé en Allemagne comme espion. Il avait
+rempli deux ou trois missions avec assez d'intelligence, je l'envoyai
+après les affaires d'Ulm, à l'armée de l'archiduc Charles en Italie; il
+devait venir me prévenir aussitôt que cette armée se mettrait en marche
+pour regagner Vienne.
+
+Comme il passait lui-même par cette capitale je lui avais donné une
+lettre à l'adresse d'un particulier de cette ville qui devait la
+remettre à un autre pour lequel elle renfermait des billets à ordre.
+
+D*** rompit le cachet, vit de quoi il était question, prit les billets à
+ordre, et, pour éviter la réclamation de celui à qui ils étaient
+destinés, il alla le dénoncer au gouvernement autrichien, qui le fit
+arrêter; et lui, D***, au lieu de se rendre à l'armée de l'archiduc
+Charles, alla en Bohême, d'où il vint se placer près de Ratisbonne; et
+passant tantôt d'une rive du Danube sur l'autre, en se disant
+commissaire bavarois lorsqu'il était sur la rive autrichienne, et
+commissaire autrichien lorsqu'il était sur la rive bavaroise, il levait
+ainsi des contributions sur toutes les deux.
+
+Il fut arrêté faisant ce métier, et il aurait été infailliblement
+fusillé, si la paix ne s'était pas faite; il fut renvoyé à Paris pour y
+être mis en prison jusqu'à ce que l'on eût pu tirer des mains des
+ennemis celui qu'il avait fait arrêter en le dénonçant, et comme cela
+fut long, ce D*** souffrit en France ce qu'il avait fait souffrir à son
+semblable en Autriche.
+
+Je fus bien étonné de voir cet homme-là chevalier de Saint-Louis, garde
+de la porte du roi, et depuis chef d'escadron de gendarmerie.]
+
+[34: J'ai vu depuis un officier fort respectable qui m'a assuré avoir vu
+M. de Bourmont travailler à Lons-le-Saulnier, chez le maréchal Ney, à la
+rédaction de la proclamation que celui-ci fit lire aux troupes.]
+
+[35: En même temps que l'on apprit le départ du roi de Lille, on sut
+qu'un individu qui s'y trouvait avait tenu ce discours au duc d'Orléans,
+qui accompagnait le roi: «Voilà la branche aînée qui a fini, Bonaparte
+s'usera vite; ce sera naturellement vous qu'on appellera. N'allez point
+dans les armées qui vont faire la guerre à la France; retirez-vous
+paisiblement en Angleterre, et laissez faire le temps.»
+
+Cette conversation avait été rapportée à Paris par quelqu'un qui disait
+l'avoir entendue.]
+
+[36: Les coalisés, fidèles à ce principe, ont en effet toujours séparé
+_leurs intentions des apparences_, qu'ils mettaient en avant dans leurs
+manifestes.]
+
+[37: Les publications allemandes de cette pièce portent: «La France ne
+peut attribuer qu'à elle-même, etc.»]
+
+[38: Les éditions allemandes ne portent pas cet appel à la révolte,
+elles se terminent ainsi: «L'Europe entière ne forme qu'un voeu, et ce
+voeu est l'expression du besoin universel des peuples. Tous se sont
+réunis pour le soutien d'une seule et même cause; cette cause triomphera
+du seul obstacle qu'elle ait encore à vaincre.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir
+à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO ***
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+works. See paragraph 1.E below.
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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