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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon + Tome V + +Author: Duc de Rovigo + +Release Date: August 25, 2007 [EBook #22385] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR +NAPOLÉON. + +TOME CINQUIÈME. + +PARIS, + +A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22. + +MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25. + +1828. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Détails sur les exilés.--Madame de Chevreuse.--Menace de la révision du +procès du maréchal d'Ancre.--Madame de Staël.--Motifs de sa +disgrâce.--Ruse qu'elle imagine.--Madame Récamier.--Pourquoi elle habite +la province.--Motifs secrets pour lesquels elle veut aller en +Suisse.--M. de Duras.--M. de la Salle.--Les gens de lettres.--Tactique +de M. Fouché. + +C'est maintenant le cas de parler des motifs d'exil de mesdames de +Chevreuse et autres que j'ai nommées. + +Madame de Chevreuse avait été portée une des premières sur la liste qui +fut envoyée de Paris à l'empereur, lorsqu'il était encore à l'armée +après la bataille d'Austerlitz; elle aurait par conséquent été exilée +comme toutes les personnes qui étaient sur la même liste, sans le +secours de quelques amis de sa famille. + +M. de Talleyrand était à Vienne, et fort lié avec madame de Luynes, +belle-mère de madame de Chevreuse. Elle l'employa à détourner le coup +qui menaçait sa belle-fille. M. de Talleyrand se servit de l'estime que +l'empereur avait eue pour feu M. le duc de Luynes, qui était mort +sénateur, et fit mettre sans peine sur le compte de l'étourderie toutes +les légèretés de madame de Chevreuse. Non-seulement il la fit rayer de +la liste d'exil proposée par la police, mais il la fit nommer dame du +palais de l'impératrice. + +Sans doute, il fut obligé de lui faire quelque peur pour la décider à +accepter, mais c'était là une affaire entre elle et lui, car l'empereur +n'attachait aucune importance à ce que madame de Chevreuse fût ou ne fût +pas dans sa maison. M. de Talleyrand au contraire y en mettait beaucoup; +il considérait la nomination de cette dame comme le seul moyen de la +préserver des tracasseries que la police pourrait lui susciter, et afin +de vaincre ses répugnances, il convint sans doute avec madame de Luynes +de l'effrayer, en lui disant que l'empereur voulait qu'elle devînt dame +du palais, comme il aura dit à l'empereur que la famille de Luynes le +désirait. On abusait souvent ainsi de son nom. Madame de Chevreuse se +résigna, mais elle vint toujours avec mauvaise grâce dans un cercle où +on ne lui fit que des politesses; elle n'eut pas l'air de s'en +apercevoir. Elle ne parut qu'en femme impolie et souvent mal élevée dans +une cour où on ne l'avait admise que sur les instances de ses amis. On +la souffrait, mais personne ne la voyait avec plaisir. + +À l'époque de l'arrivée en France de la reine d'Espagne, l'empereur +nomma de Bayonne des dames du palais pour tenir compagnie à cette +princesse, qui allait se trouver un peu délaissée à Compiègne. Madame de +Chevreuse, qui était alors dans une terre près de Paris, fut du nombre; +toutes les convenances étaient observées dans le choix, tant en ce qui +pouvait être agréable à la reine d'Espagne qu'en ce qui pouvait flatter +madame de Chevreuse. Madame de Larochefoucauld, qui était dame +d'honneur, fit part à celle-ci de la destination qu'elle avait reçue, en +la prévenant du jour de l'arrivée de la reine à Compiègne, où elle +l'invitait à se rendre. + +On était loin de s'attendre à la manière dont cette jeune dame +accueillerait le message; elle répondit net qu'elle n'irait point, et +qu'elle n'était pas faite pour être geôlière. Tout le monde blâma cette +manière de refuser; mais cette désapprobation ne suffisait pas. On fut +obligé de rendre compte du fait à l'empereur, qui fit retirer la +nomination de madame de Chevreuse, et l'envoya demeurer à quarante +lieues de Paris. + +J'ai été sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, et +j'avoue que je ne concevais pas que l'on mît tant de bassesse à le +demander après s'être conduit avec tant d'insolence. + +L'empereur disait quelquefois en parlant de cette famille: «Qu'elle +prenne garde, je lui ferai voir la différence que je mets entre une +généalogie d'épée et une généalogie de valets; si elle m'échauffe la +bile, je ferai réviser la confiscation des biens du maréchal d'Ancre, +qui a été odieusement assassiné, et si on la réhabilite, il ne manquera +pas d'héritiers pour venir réclamer ses dépouilles à la famille de +Luynes, qui n'a été enrichie que par cet odieux attentat[1].» + +Madame de Staël avait été, non pas exilée, mais éloignée par suite d'une +intrigue dans laquelle des rivaux la compromirent. Une femme d'une aussi +grande célébrité est souvent exposée à voir mettre plus d'une épître à +son adresse. + +Lorsque j'entrai au ministère, elle était déjà dans cette situation. On +lui a sans doute dit que c'était l'empereur qui avait spontanément +ordonné son exil; rien cependant n'est plus faux. J'ai su comment elle +avait été atteinte, et je puis certifier que ce n'est qu'à force +d'obsessions, de rapports fâcheux, qu'il l'arracha à ses goûts pour le +monde, et l'obligea à se retirer à la campagne. Cependant il ne pouvait +pas la souffrir; il a même attaché trop d'importance à celle qu'elle +donnait à sa personne et à son livre sur l'Allemagne. On essaya d'abord +de la rendre plus circonspecte, mais toutes les tentatives furent +vaines; on ne put la faire taire ni l'empêcher de se mêler de tout, de +fronder tout; elle voulait conseiller, prévoir, administrer; l'empereur, +de son côté, croyait pouvoir suffire à sa tâche. Il se fatigua de +recevoir les lettres directes de madame de Staël, celles qu'elle +écrivait à ses amis, qui les renvoyaient exactement au cabinet. +L'empereur, lassé de voir venir les mêmes vues par tant de voies +différentes, l'envoya distribuer ses conseils plus loin de lui. + +Elle ne tarda pas à regretter la capitale, m'écrivit plusieurs fois pour +y revenir; tantôt elle alléguait un prétexte, tantôt un autre; enfin +elle imagina de feindre la résolution de passer en Amérique, mais elle +était trahie par un de ses amis à qui elle avait fait part de son +dessein. Je savais qu'elle se proposait d'abord de venir à Paris, que +quant au voyage d'Amérique, elle verrait après, c'est-à-dire qu'elle +prendrait le temps de la réflexion. + +Personnellement, j'étais plutôt porté à consentir à la demande qu'à la +refuser; je n'avais aucune raison de m'y opposer, parce que madame de +Staël ne pouvait qu'être bien aise de ne pas être brouillée avec le +ministre de la police. L'arrangement aurait donc pu nous convenir à tous +deux, mais pour me faire une amie, encore la chose n'était-elle pas +sûre, il fallait commencer par me faire, parmi les siens, dix ennemis +que je n'étais pas en mesure de combattre; elle n'eût rien gagné au +marché, et je ne pouvais qu'y perdre. Je n'osai pas risquer d'améliorer +sa situation; je la plaignais d'avoir inspiré de la jalousie à nos beaux +esprits, mais je m'en tins à son égard au passeport qu'elle avait +demandé pour l'Amérique, prenant garde de ne pas être sa dupe, +c'est-à-dire qu'elle ne me mît pas dans le cas d'avoir recours à des +moyens qui me répugnaient. + +On a aussi beaucoup crié contre l'exil de madame Récamier. En général, +on parle de tout à tort et à travers sans trop savoir ce que l'on dit. +Tout le monde avait connu les mauvaises affaires de la maison Récamier, +à la suite desquelles madame Récamier avait été vivre en province; cela +était fort honorable, mais il ne fallait pas s'y faire passer pour une +victime de la tyrannie et écrire à tout le monde des balivernes de ce +genre. Il aurait été plus juste de leur dire tout net que l'on avait +perdu sa fortune par de fausses spéculations que d'en accuser +l'empereur. Madame Récamier demeurait en province par raison, et elle +disait à ses admirateurs, qui la sollicitaient de rentrer à Paris, que +cela ne dépendait pas d'elle, voulant par là donner à penser que c'était +l'empereur qui l'en empêchait, lorsqu'il ne pensait pas à elle. Cela fit +qu'il ordonna que, si elle y revenait, on ne lui laissât plus former ce +cercle de frondeurs au milieu duquel elle répandait avec affectation sa +douleur; et pour parler plus franchement, je lui écrivis que je désirais +qu'il n'entrât pas dans ses projets de venir à Paris si tôt, etc., etc. +Elle n'avait aucunement celui d'y rentrer, mais elle fut fort aise +d'avoir été exilée, cela la mettait à son aise pour répondre à une foule +de solliciteurs vis-à-vis desquels cela lui donnait une position. Il y a +encore un motif qui me détermina, et cela par intérêt pour elle-même; je +voulus lui éviter les désagrémens qui auraient été la conséquence +naturelle du voyage _qu'elle allait entreprendre en Suisse_. Si elle me +lit, elle saura ce que je veux dire, et si un jour j'ai le plaisir de +lui faire ma cour, je lui apprendrai, en lui demandant grâce, comment +j'ai su si bien ce qui la concernait, et elle me saura gré de l'avoir +engagée à rester à Lyon. J'ai eu la preuve que j'avais été bien informé, +en voyant, dans les salons d'un prince d'Allemagne[2], le beau tableau +que M. Gérard a fait de cette gracieuse dame, qui a voulu mettre son +portrait à la place de sa personne dans ce palais. + +Au reste, la haine que madame Récamier portait à l'empereur date, pour +ainsi dire, des premiers jours du consulat. Voici quels en sont les +motifs, on verra s'ils sont bien légitimes. + +Lucien, pendant son ambassade d'Espagne, eut occasion d'envoyer en +courrier à Paris un de ses amis qui l'avait accompagné en Espagne. +Celui-ci, en passant à Dax, s'arrêta chez M. Méchin, préfet du +département des Landes, et parmi les renseignemens que celui-ci le +chargea de transmettre au premier consul sur la position de son +département, il lui fit connaître toutes les peines qu'il se donnait +inutilement pour découvrir d'où partait un journal rempli d'injures +dégoûtantes contre le gouvernement, le premier consul et les membres de +sa famille. Ce journal arrivait régulièrement, et était porté +mystérieusement à domicile. M. Méchin en remit sept numéros au courrier, +qui partit de suite pour Bordeaux. Le commissaire de police de cette +ville était dans le même cas que M. Méchin, se plaignait du même +journal, et en remit quatre autres numéros au courrier, qui arriva à +Paris chez le premier consul avec onze de ces numéros, qui furent +envoyés au ministre de la police, alors M. Fouché. Les informations +qu'il prit lui apprirent bientôt que ce journal était rédigé à Paris, +par un certain abbé Guyot, qui profitait de ses liaisons d'amitié avec +M. Bernard, père de madame Récamier, l'un des administrateurs de la +poste aux lettres, pour faire parvenir ce journal dans tous les lieux où +il avait des connaissances, qui se chargeaient de le répandre. + +L'arrestation de M. Bernard fut la suite de cette découverte. Au bout de +quelque temps, il fut amené au ministère de la police pour y être +interrogé. Cela avait lieu précisément le jour même où madame Récamier +venait au ministère de la police pour connaître les motifs de +l'arrestation de son père, en protestant de son innocence et sollicitant +la permission de le voir. On ne la fit pas attendre. Elle le vit à +l'hôtel du ministère, apprit les motifs de son arrestation et n'osa plus +récriminer. Elle était alarmée sur les suites qu'aurait cette affaire; +elle proposa de les prévenir par la démission de son père, M. Bernard, +qui la donna sur-le-champ, et qui fut acceptée. + +Le premier consul n'en entendit plus parler, et ordonna de mettre M. +Bernard en liberté; madame Récamier, ne voulant pas reconnaître cet acte +d'une généreuse justice, préféra conserver son aigreur, qu'elle fit +partager à tous ses nombreux admirateurs. + +Les exils de dames se réduisaient donc à ces trois-là; ceux d'hommes +consistaient en très-peu d'individus que cette mesure avait obligés de +vivre hors de leurs habitudes; car, pour ceux qui, sans cela, passaient +leur vie dans leurs terres, en quoi pouvait-elle les contrarier? + +Il n'y avait guère que M. de Duras qui avait d'abord été exilé assez +loin; mais qui petit à petit s'était rapproché si bien, qu'il venait +assez fréquemment à Paris, où on ne l'inquiétait en aucune façon. On +faisait du bruit lorsqu'il était reparti, afin qu'il ne s'accoutumât pas +trop à ces visites, mais c'était tout; tant qu'il n'avait pas repris le +chemin de son département, on ne l'apercevait pas. + +M. de la Salle était réputé homme de mouvement, capable de se porter à +quelque coup d'éclat; on le tenta en Bourgogne, où il a justifié +l'opinion que l'on avait de son caractère, car il n'attendit pas que les +événemens du mois d'avril 1814 fussent arrivés pour prendre le parti de +se prononcer. + +Il y avait encore M. de Montrond, qui était exilé à Anvers; je lui ai +dit à lui-même à qui il avait obligation de sa disgrâce; quant à +l'empereur, il n'a fait qu'approuver la mesure qu'on lui a proposée. + +Voilà en quoi consistaient, au mois de juillet 1810, tous ces exils +contre lesquels on a tant crié; cela ferait rire de pitié, si de grands +malheurs n'avaient été la suite, et, pour ainsi dire, la conséquence de +cette altération journalière que l'on portait à la considération et au +respect dû au gouvernement. + +Une réflexion peut se placer ici: au moment de la grande puissance de +l'empereur, c'est-à-dire après son mariage, il pouvait donner un libre +cours à ce prétendu despotisme, à ce goût pour l'arbitraire qu'on lui a +attribué. Cependant c'est à cette époque qu'il a accordé le plus de +grâces et de faveurs. Je m'apercevais qu'on avait fait croire aux hommes +de lettres qu'il les regardait comme ses ennemis, et déjà je commençais +à avoir une opinion formée sur toutes les pratiques qui avaient été +mises en oeuvre pour lui en aliéner beaucoup. + +Comme il m'avait particulièrement recommandé de les bien traiter, je +cherchai une occasion de faire connaissance avec eux: elle arriva tout +naturellement. On avait adressé à l'empereur une foule de productions +poétiques à l'occasion de son mariage, il m'écrivit de lui donner des +renseignemens à cet égard; il s'agissait, comme on peut le croire, des +écrivains et non de leurs productions, car, pour les vers, je +distinguais bien ce que j'éprouvais en les lisant ou en les entendant +réciter, mais en discuter le mérite était tout-à-fait au-dessus de mes +forces. + +Je fis réunir toutes ces productions littéraires, et me fis indiquer +celles qui avaient réuni le plus de suffrages; je me fis en même temps +représenter tout ce qui avait été composé dans de semblables +circonstances depuis Louis XIV, et avait été jugé assez bon pour être +conservé jusqu'à nous; on ne put me désigner que l'ode intitulée _la +Nymphe de la Seine_, que Racine avait composée dans sa jeunesse à +l'occasion du mariage de la dauphine. Elle est moins longue et me parut +moins belle que la plupart de celles que le mariage de l'empereur avait +fait éclore. + +J'eus ainsi occasion, en exécutant les ordres qu'il m'avait donnés, de +l'entretenir de chaque auteur en particulier, et de lui faire connaître +que ces vers dont ils chargeaient les colonnes des journaux leur avaient +été commandés par mon prédécesseur. L'empereur fut indigné, et me +répondit: «On me l'avait dit mais je ne voulais pas le croire; voilà +comment il faisait de tout; ainsi je passe pour avoir fait faire mon +éloge.» Cette conduite l'avait blessé, il m'envoya l'ordre de lui +proposer une répartition de cent mille francs aux différentes personnes +qui avaient fait remarquer leur talent dans cette circonstance. Il +ajouta que c'était le servir bien mal que de ne pas récompenser des +auteurs qu'on avait mis en oeuvre. En effet, s'il n'eût pensé à eux, ces +messieurs n'auraient jamais entendu parler de la gratification que je +leur ai remise de sa part, et auraient été autorisés à se plaindre de +lui, qui pourtant était étranger à l'oubli comme à la commande. + +J'appris par là que c'était encore un des moyens de police pour acquérir +de la fortune que de faire faire des vers; mais au moins lorsqu'on l'a +si utilement employé pour son propre intérêt, il ne faut pas avoir +l'impudence de venir imprimer à la face du monde que celui des +libéralités duquel on s'enrichissait, et devant lequel on brûlait un +encens qu'il ne demandait pas, était un tyran que l'on cherchait à +détruire. En distribuant cette somme à toutes les personnes auxquelles +elle était destinée, j'eus occasion de les voir l'une après l'autre, et +j'avais soin de lire immédiatement après la pièce de poésie de celui +avec lequel je venais de converser, lorsque j'étais encore plein de la +curiosité de le connaître, et rarement on n'aperçoit pas quelque côté du +caractère de l'auteur entre sa physionomie et une production qui avait +dû nécessairement partir d'un mouvement de son âme. + + + + +CHAPITRE II. + +M. Esménard.--Les académiciens.--M. de Chateaubriand.--M. Étienne.--M. +Jay.--M. Michaud.--M. Tissot.--Service que lui rend l'empereur.--Comment +M. Tissot en prouve sa reconnaissance.--Il succède à Delille. + + +C'est à cette occasion-là que j'ai connu particulièrement M. Esménard; +j'avais lu son poème de la navigation, et je ne concevais pas qu'un +homme qui avait fait une aussi belle chose pût mériter d'être abreuvé de +la calomnie dont il était couvert. Lorsque je me l'attachai, j'entrepris +de le secourir; j'avais des moyens de faire des générosités, tant par la +fortune que l'empereur m'avait donnée que par les avantages de mon +emploi. J'aidai M. Esménard, et en débarrassant son esprit de tout ce +qui le tourmentait, j'eus un homme entièrement dévoué et d'un talent +supérieur, qu'il me consacra tout entier ainsi que son temps. Il m'a +servi fidèlement; il aimait l'empereur avec sincérité, et n'a jamais +craint de me dire la vérité; il m'a fait faute plus d'une fois, j'ai eu +lieu de regretter sa mort. C'est par lui que j'ai connu les hommes de +lettres, tant sous le rapport du talent que dans ce qui leur était +personnel; j'étais préparé à ce qu'il me dirait beaucoup de mal, ayant +autant d'ennemis, et j'en eus encore une bonne opinion, parce qu'il ne +décriait même pas ceux qui le déchiraient sans pitié. Je ne parle de lui +ici que dans les relations que j'ai eues avec lui. Cet homme de talent +me coûta bien des soins, car la jalousie qu'il inspirait ameuta tout le +Parnasse contre son protecteur. + +À mesure que je faisais connaissance avec tous nos académiciens, je +voyais que cette savante société était dominée par une coterie qui +épiait toutes les places qui venaient à y vaquer pour y faire nommer +quelques uns de ses amis, et que hors d'un certain cercle il n'y avait +point d'espérance d'y être admis, quelque mérite qu'on eût eu. + +Je me mis dans la tête de faire mettre quelques uns des miens sur les +rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser +les attaques qui me seraient venues de ce côté, car je voyais bien +qu'elles seraient fréquentes et surtout dangereuses, parce que la partie +de littérature que j'aurais pu négliger serait précisément devenue une +arme puissante à employer pour nuire au ministre de la police; j'étais +d'ailleurs effrayé de la quantité de livres que l'on portait chez moi +dans une semaine, et si je n'avais pas eu vingt personnes pour les faire +lire et y apercevoir le côté répréhensible, aussitôt que la méchanceté +aurait pu le faire, mon temps aurait été employé à croiser le fer avec +des intrigues qui auraient pris à tâche de se jouer de moi. + +Je formai ainsi le projet de faire entrer M. Esménard à l'académie, et +m'employai si bien, que je lui fis donner une majorité de suffrages sans +laquelle il aurait infailliblement été rejeté. + +Je fus aidé en cela par des hommes en place qui faisaient partie de la +classe des belles-lettres. + +Ce petit triomphe m'enhardit; peu de temps après Chénier vint à mourir; +et je voulus y faire entrer M. de Chateaubriand; je réussis à le faire +nommer, et quand je n'aurais fait que cela pour les lettres, je croirais +avoir bien mérité d'elles. Mais quant à sa réception, elle souffrit des +difficultés, et on ne put obtenir de lui de les vaincre; il avait pu +justement se trouver offensé d'une mesure à laquelle la classe +académique crut devoir le soumettre. + + MINISTÈRE DE LA POLICE. + + MM. ÉTIENNE, JAY, TISSOT, MICHAUD. + +J'éprouvais le besoin de former autour de moi une petite réunion +d'hommes d'esprit autant que sages et éclairés. Je connaissais M. +Étienne pour l'avoir vu souvent à l'armée, et je savais qu'il était +agréable à l'empereur, qui l'estimait beaucoup; mais M. Étienne avait +une répugnance insurmontable à entrer en contact avec le ministre de la +police générale. Ce ne fut qu'à la mort de M. Esménard que je parvins, +par l'intermédiaire de M. Arnault, membre de l'Institut, digne de la +plus grande estime, à déterminer M. Étienne à accepter la division +vacante, et qui n'avait pas le plus léger rapport avec le reste du +ministère. L'empereur approuva ce choix, et j'eus beaucoup à m'applaudir +de l'avoir fait, tant je trouvai de loyauté, de raison dans M. Étienne. +J'aurais de bien nobles traits à citer de cet homme, d'un esprit si +brillant et d'un coeur si droit. + +Je ne connaissais M. Jay que pour en avoir entendu parler comme d'un +homme de beaucoup d'esprit et d'instruction. Après avoir suivi en Italie +M. le duc d'Otrante, qui lui avait confié l'éducation littéraire de ses +enfans, il avait quitté ce ministre lorsqu'il s'était embarqué à +Livourne pour se rendre en Amérique, et venait de rentrer à Paris. M. +Jay appréhendait beaucoup les préventions qu'il me supposait contre +toutes les personnes qui avaient appartenu au duc d'Otrante. Je ne le +laissai pas beaucoup dans l'incertitude. Je l'appelai près de moi, et je +fus si content de sa personne, de ses sentimens politiques, qu'il ne +prit aucun soin de cacher, et de la modération de son esprit, que je +résolus de l'attacher à mon cabinet, au titre qui lui conviendrait le +mieux. Je lui confiai la fonction de traduire et d'analyser les +productions anglaises, qui abondaient au ministère de la police, par +l'entremise des commissaires de Boulogne. M. Jay accompagnait les +rapports qu'il me faisait sur ces ouvrages d'observations sur la +direction politique de ces publications. Son travail était envoyé +directement à l'empereur, qui m'a chargé plusieurs fois d'en témoigner +sa satisfaction à l'auteur. Quelque temps après, il m'ordonna de le +charger de la direction du journal de Paris. + +On m'avait parlé de M. Michaud sous les rapports les plus avantageux; il +s'occupait alors de son bel ouvrage sur les croisades. Je saisis toutes +les occasions de l'attirer chez moi, et j'eus lieu d'être aussi +satisfait de son dévoûment que tout le monde l'était de son esprit: il +s'était rallié de bonne foi au gouvernement impérial. Meilleur juge que +moi du caractère et des dispositions des hommes, et connaissant les +sentimens de M. Michaud, comme son talent, l'empereur m'ordonna de le +placer sur la liste des bénéfices, lors de la répartition des actions de +la Gazette de France. Depuis, l'empereur ne l'oublia jamais dans toutes +les circonstances où il voulut accorder quelques récompenses aux gens de +lettres. Je n'eus jamais qu'à me louer de mes rapports avec M. Michaud, +qui, de son côté, n'eut jamais à se plaindre de mes procédés envers lui; +je crois qu'il ne me refuserait pas cette justice. + +J'avais entendu parler de M. Tissot comme auteur de plusieurs +productions littéraires. Je savais encore qu'il devait à l'empereur de +n'avoir pas été la victime des plus lâches ressentimens d'ennemis +implacables, qui avaient voulu le faire comprendre dans les déportations +qui eurent lieu après l'affaire du 3 nivose. Sur les représentations de +MM. Monge, Bertholet, Cambacérès et de madame Bonaparte, qui le +connaissaient depuis long-temps, le premier consul le raya lui-même de +la liste fatale; mais comme on insistait encore pour l'éloigner au moins +de Paris, le premier consul ordonna l'examen le plus sévère de la +conduite de M. Tissot pendant la révolution, et comme on ne trouva aucun +fait à sa charge, le général Bonaparte jugea combien les passions +étaient en jeu dans cette circonstance, et le rendit à sa famille. +Depuis cette époque, deux hommes, exaltés par l'esprit de parti, vinrent +lui confier le dessein qu'ils avaient conçu d'attenter aux jours du +premier consul; le sacrifice qu'ils avaient fait de leur vie pouvait +assurer le succès de leur criminelle entreprise; ils y renoncèrent à la +voix de M. Tissot. Cette bonne action était restée ensevelie dans le +silence pendant plusieurs années. Je l'appris par hasard, et je +m'empressai de la faire connaître à l'empereur. Il en fut touché, et +c'est alors qu'il me raconta lui-même en détail comment il avait sauvé +M. Tissot du plus grand des dangers, dans un moment où chacun voulait +satisfaire ses haines particulières à la faveur d'une circonstance aussi +terrible que l'attentat du 3 nivose. + +Je ne révélai point, et je ne devais point révéler cette circonstance à +M. Tissot, et jusqu'à la lecture de mon ouvrage il l'ignorera. Elle me +donna l'envie de le connaître personnellement. Il vivait alors dans la +retraite, ne s'occupant que des lettres et d'un emploi dans les +droits-réunis, dont le chef, M. François de Nantes, un des hommes les +plus spirituels de France, avait beaucoup d'amitié pour lui. Nous eûmes +ensemble une entrevue pleine de franchise. Je n'avais en ce moment à lui +offrir dans mon ministère aucune fonction qu'il pût accepter; je me +bornai à lui demander s'il voulait se charger de me signaler les +ouvrages de littérature et d'art qui méritaient l'attention publique, et +de m'indiquer les jeunes talens qu'il fallait encourager: j'attachais la +plus haute importance au bonheur de contribuer à favoriser son choix. M. +Tissot accepta ce genre de travail et s'en acquitta avec autant de zèle +que de bienveillance. Plus d'une personne lui a dû, sans le savoir, +d'honorables récompenses de l'empereur. Les jeunes gens surtout avaient +en lui un ami et un avocat plein d'ardeur. Plus tard, l'empereur me +donna l'ordre de confier la rédaction de la Gazette de France à M. +Tissot. + +À la mort de l'abbé Delille, qui l'avait choisi pour suppléant dans sa +chaire de poésie latine, le premier mouvement de l'empereur fut de +penser à M. Tissot; il vit avec plaisir les suffrages du collége de +France et de l'Institut le lui proposer pour successeur de l'abbé +Delille; M. Tissot fut donc nommé professeur en titre. + +L'empereur a toujours fait un cas particulier de la droiture et du +jugement de cet écrivain; je l'ai vu une fois le faire appeler près de +lui pendant les cent jours. + +Avec ce petit aréopage, je me crus en état de prévenir les effets de la +prévention, de paralyser la malveillance qui me supposait des intentions +hostiles et des sentimens qui étaient loin de ma pensée; je jugeais, au +contraire, dès mon entrée au ministère, que, pour bien servir +l'empereur, il fallait me tenir dans la ligne de la modération, et +n'écouter aucune haine personnelle. Je voulais surtout agréer aux gens +de lettres, en marquant leurs succès et leur noble attitude dans la +littérature et dans la politique. Les hommes estimables que j'avais +choisis me secondèrent admirablement par leur bienveillance et leur zèle +pour tous les talens. Quant à mon influence sur ces écrivains, les +personnes qui possèdent les journaux de l'époque peuvent se convaincre +qu'ils n'ont pas craint de professer hautement alors des principes qui +plusieurs fois, depuis la restauration, les auraient conduits à la +police correctionnelle. Mais le gouvernement était fort, sa théorie +nationale; il avait rallié tous les esprits et tous les partis. On +aurait regardé comme un fou celui qui aurait prêché la discorde, nous ne +nous inquiétions pas de la liberté de telle ou telle opinion. J'adjure +ces messieurs de déclarer dans quelles circonstances j'aurais pu les +inviter ou les autoriser à employer le subterfuge et la ruse pour donner +telle ou telle direction à l'esprit public. Fort de mon innocence à cet +égard, je reste convaincu, de mon côté, qu'ils ne se seraient prêtés à +aucune lâche complaisance, car ils avaient beaucoup d'indépendance, et +jamais peut-être l'empereur n'a entendu, sur certaines matières, des +vérités aussi fortes que celles que j'ai puisées quelquefois dans leurs +conversations, les plus libres peut-être qui aient eu lieu dans Paris, +et dont aucun d'eux ne craignait jamais les conséquences. La liberté de +ces entretiens fut même rapportée à l'empereur par des personnes dont le +zèle officieux est toujours prêt à nuire. + +Je commençais à prendre racine dans des fonctions dont je n'avais aucune +idée quelques mois auparavant, et j'avais déjà moins peur du contact +dans lequel j'étais obligé d'entrer avec toutes les imperfections +humaines. + + + + +CHAPITRE III. + +Bal de la garde impériale.--Fête du prince Schwartzenberg.--Incendie de +la salle de bal.--L'empereur.--Impression que fait cet +accident.--Composition du cabinet.--Intrigues diverses.--M. Ferrand.--Le +chambellan.--Coteries, faux rapports.--Manière dont je les déjoue. + + +Ce fut au mois de juillet ou d'août de cette année 1810 qu'arriva +l'horrible événement de l'incendie de la salle du bal à l'hôtel du +prince Schwartzenberg. + +Il donnait ce jour-là un bal à l'occasion du mariage de l'empereur avec +la fille de son souverain. Je crois que celui que donna la garde +impériale à la même occasion n'eut lieu que quelque temps après; toute +la ville de Paris fut à cette fête, qui eut lieu à l'École-Militaire, où +il ne se passa pas le moindre accident. Mais il n'en fut pas de même +chez l'ambassadeur d'Autriche. + +L'on avait construit, à côté de l'appartement principal de son hôtel, +une vaste salle de bal, en charpente extrêmement légère. La tenture +était en toile, recouverte d'étoffe brillante. En général, l'élégance et +la grâce étaient tout ce que l'architecte chargé de cette construction +avait cherché. Cette vaste salle, magnifiquement décorée, était éclairée +par une grande quantité de lustres qui étaient suspendus à sa voûte. + +On y arrivait par une galerie décorée de la même manière. + +Les personnes invitées eurent bientôt rempli la salle ainsi que tous ses +dégagemens. L'empereur avec l'impératrice, la reine de Westphalie, la +vice-reine d'Italie étaient arrivés, et le bal était dans sa plus grande +vivacité, lorsqu'une bougie mit le feu en s'inclinant à une des +guirlandes de fleurs artificielles qui décoraient le pourtour de la +galerie. Le courant d'air étendit le feu avec la rapidité de l'éclair et +le porta jusqu'à la salle du bal, qui fut enflammée dans un clin d'oeil. + +L'empereur était au milieu de la salle; il attendait le secours des +pompiers, et fut fort mécontent de leur lenteur. Le danger devenant +imminent, il emmena l'impératrice, la reconduisit aux Tuileries, et +revint chez le prince de Schwartzenberg pour voir ce qui s'y passait; il +avait déjà jugé que cet horrible accident serait accompagné de quelques +malheurs. Aussitôt qu'il fut sorti avec l'impératrice, la peur s'était +saisie de tout le monde; chacun avait fui par toutes les issues et +cherchait à s'échapper. + +Il y avait quelques degrés pour descendre de cette salle dans le jardin, +l'ambassadeur de Russie, le prince Kourakin, ne les voyant pas, tomba, +et fut foulé aux pieds de tout le monde. Comme il tardait à se relever, +la flamme le saisit dans cette position et le mit dans un état qui fit +craindre long-temps pour sa vie. + +Les pièces de bois principales de cette légère architecture furent +consumées en un instant, et sa vaste entrée avec tous les lustres tomba +sur les personnes qui n'avaient pas encore pu sortir. Les pompiers ne +firent pas preuve de vigilance dans cette occasion: à la vérité ils +n'eussent pu, dans aucun cas, sauver la salle; mais s'ils avaient été en +mesure, ils auraient retardé les progrès de l'incendie de manière à +donner à tout le monde le temps de l'évacuer. + +Ils n'avaient même pas d'eau dans leurs pompes; il s'était passé plus +d'une demi-heure avant qu'ils fussent en état d'agir. L'empereur était +présent et ne se retira que quand le feu fut tout-à-fait éteint. Il +prenait part à l'affliction du prince de Schwartzenberg, à qui il disait +des choses rassurantes. Il envoya chercher le préfet de police, auquel +il témoigna beaucoup de mécontentement, et je crois que c'est de ce jour +qu'il résolut de le changer aussitôt qu'il aurait trouvé quelqu'un pour +le remplacer. La place exigeait un homme particulièrement propre aux +détails sans nombre qui en dépendent, et il y en a peu qui soient en +état de la bien remplir. Lorsque le feu fut éteint, l'empereur retourna +à Saint-Cloud, et me fit dire de venir le lendemain de bonne heure lui +rendre compte des résultats de cet événement. Ce ne fut qu'au jour que +l'on retrouva sous les restes des bois brûlés de la salle le corps de la +princesse Schwartzenberg, femme du frère aîné de l'ambassadeur; sortie +heureusement de la salle, elle était rentrée pour chercher ses enfans +qu'elle n'avait pas vus sortir. À peine était-elle sous cette voûte +enflammée, que la charpente s'écroula, et la consuma au point qu'on ne +put la reconnaître qu'à quelques débris de bijoux. + +La comtesse de la Leyen mourut quelques jours après de ses brûlures, +ainsi que la femme du consul-général de Russie, et madame Touzard, femme +d'un officier-général du génie; beaucoup d'autres furent grièvement +blessées et souffrirent long-temps des suites de cet horrible événement, +qui fut pendant long-temps le sujet des conversations de toute la +France. Je reçus, dans ce temps-là, une correspondance bien +extraordinaire. On y rappelait l'événement arrivé au mariage de la +dauphine, la feue reine de France. Tout le monde en parlait; on faisait +des rapprochemens, et on allait même jusqu'à conjecturer des choses qui +auraient paru ridicules à l'homme le moins sensé, et qui pourtant se +sont, en grande partie, vérifiées. Ce n'est point exagérer que de dire +que l'on fut frappé de l'idée qu'il y avait une mauvaise destinée +inséparable de nos alliances avec l'Autriche. Cette opinion +s'établissait, et j'eus à surmonter beaucoup de difficultés pour en +détruire les fâcheuses conséquences. + +J'ai dit plus haut qu'après avoir divisé la surveillance que j'observais +dans Paris, je n'y trouvai rien de bien important, et que je +l'envisageai ensuite sous un autre rapport. Voici ce que j'ai voulu +dire. + +Je ne voyais que le mal qui était produit, et pendant que j'en cherchais +les causes, il en arrivait d'un autre côté; ensuite je reconnaissais +déjà que la facilité avec laquelle on abordait l'empereur fournissait à +la méchanceté beaucoup d'occasions de débiter des contes qui lui étaient +rapportés comme des propos de telle ou telle classe de la société, ou +comme venant d'hommes à spéculations qui cherchaient à faire baisser les +fonds pour favoriser quelques opérations. J'avais remarqué que, la +plupart du temps, ces contes n'étaient que le résultat de l'imagination +de quelques cerveaux creux ou oisifs, qui abusaient de l'accès qu'ils +avaient près du souverain, pour prendre tout à la fois une apparence de +zèle pour son service, et favoriser en même temps des projets d'ambition +particulière; la confiance exclusive de l'empereur paraissait être +disputée entre quelques individus qui épiaient toutes les occasions de +pousser à des places dans son intimité leurs amis et leurs obligés, afin +de l'entourer d'une atmosphère tout à leur dévotion. Je voyais conduire +de front des intrigues de laquais pour faire entrer des protégés dans +toutes les différentes parties du service de la maison de l'empereur; +depuis celui du grand-maréchal, du grand écuyer, du grand chambellan, on +avait songé à pénétrer jusqu'au cabinet de l'empereur. + +Ce cabinet était organisé ainsi. Ce que l'on appelait le cabinet +particulier n'avait qu'un seul secrétaire dit _du ille_, qui était M. de +Menneval; il en fut ainsi jusqu'au retour de Russie, que l'état de la +santé de ce dernier obligea l'empereur de le remplacer, après l'avoir +toutefois placé près de l'impératrice comme secrétaire des commandemens, +lors de l'institution de la régence, et avec mission de lui écrire tous +les jours pendant qu'il était absent. + +M. Fain, archiviste, occupait un cabinet séparé avec les archives, où +les papiers du cabinet particulier ne devaient être déposés qu'après la +consommation des affaires auxquelles ils se rapportaient; il n'entrait +au cabinet de l'empereur que lorsqu'il y était appelé, et pour l'instant +où l'empereur en avait besoin. + +MM. Mounier et Desponthons, secrétaires du cabinet, occupaient un bureau +commun séparé. Le premier était chargé de la traduction des gazettes +étrangères et s'était associé pour ce travail des traducteurs de son +choix, il recevait pour ce service 50,000 francs par an, et cependant je +ne manquais pas d'envoyer exactement les gazettes anglaises toutes +traduites à l'empereur, parce que je les recevais le premier. M. +Desponthons était chargé du travail relatif au génie, et il était par là +même moins employé. M. Dalbe était chargé du travail relatif aux cartes +et avait avec lui deux ingénieurs géographes avec lesquels il occupait +un cabinet séparé. Par cette division, l'intrigue ne put se donner +d'accès au cabinet particulier ni dans les bureaux: aussi chercha-t-elle +à mieux réussir près de l'impératrice en voulant y pousser ses +créatures. Le premier essai fut de placer M. de Narbonne grand-maître de +sa maison, et, quoique l'empereur goûtât assez M. de Narbonne, il refusa +cette nomination, que, de son côté, l'impératrice repoussait encore plus +fortement que lui. M. de S*** se donna beaucoup de mouvement pour faire +nommer comme secrétaire des commandemens de l'impératrice, d'abord un M. +de Gillevoisin, sa créature, ensuite M. Ferrand, le même qui a été +célèbre en 1814, par l'occupation des postes. Mais l'empereur avait un +contrôle invisible qui lui fit repousser toutes ces insinuations; il ne +voulut mettre près de l'impératrice que quelqu'un d'incorruptible: c'est +pourquoi il s'imposa plus tard le sacrifice de M. de Menneval, qui lui +était cependant si nécessaire. + +J'ai été un des premiers à voir où ce malheureux tripotage nous mènerait +à cause de la facilité avec laquelle on faisait retentir par cent +bouches, un propos lancé avec intention contre quelqu'un qu'on voulait +perdre. + +J'ai eu le courage de dire là-dessus à l'empereur même ce que je voyais +et ce que l'on me disait; je ne lui ai rien caché, et l'expérience n'a +que trop prouvé combien peu étaient dignes de son estime et de son +affection ceux qui se disputaient ses faveurs, en regardant comme un +tort personnel qu'on leur faisait, les marques de bienveillance qu'il +accordait à ses plus anciens serviteurs. + +L'empereur, que l'on a long-temps voulu faire passer pour un homme +sombre, méfiant, était bon jusqu'à l'excès et confiant dans tout ce qui +ne l'avait jamais trompé; il croyait un bien plutôt qu'un mal, jusqu'à +ce qu'il eût pris, comme il le disait, _la main dans le sac_. Il fallait +beaucoup d'adresse pour perdre quelqu'un dans son esprit; je n'ai +remarqué, de ce côté-là, qu'une chose qu'on puisse lui reprocher, c'est +que, lorsqu'il s'apercevait qu'il avait été trompé, il ne témoignait pas +son mécontentement avec assez de force aux calomniateurs, qui +retombaient quelque temps après dans les mêmes ornières. + +Il se serait évité bien des embarras, s'il avait fait une justice +éclatante de la première calomnie qui lui a été rapportée. + +J'ai dit qu'il était confiant dans tout ce qui l'entourait d'habitude; +je vais en citer un exemple entre cent qu'il me serait facile de +rapporter. + +Je l'accompagnais comme son aide-de-camp dans une revue qu'il fit à +Vienne du 7e régiment de hussards, après la bataille de Wagram. Il +nommait aux emplois vacans, et donnait des récompenses aux officiers et +soldats qui avaient été blessés pendant la campagne. Le colonel du 4e +régiment lui demanda la destitution d'un officier qui n'était pas +présent à la revue, et qui vivait à Vienne dans la plus dégoûtante +débauche, de laquelle on n'avait pas pu le tirer, même pour se trouver à +son devoir d'honneur le jour de la bataille de Wagram. + +L'empereur non seulement le destitua sur-le-champ, mais ordonna qu'il en +fût fait un exemple, et dit au prince de Neuchâtel, qui en prit note, de +faire arrêter cet officier et de le mettre à un conseil de guerre. Avant +de quitter la revue, l'empereur nomma à son emploi un des sous-officiers +du régiment. La coutume était de faire signer le même soir à l'empereur +le décret définitif de toutes les nominations qu'il avait faites en +passant la revue d'un corps. Le prince de Neuchâtel le servait avec un +zèle qui ne contribuait pas peu à le faire tant chérir des soldats. Ils +savaient que toute chose qui les intéressait était aussitôt expédiée par +lui qu'elle avait été ordonnée par l'empereur. + +Lorsqu'il avait signé un travail quelconque, on le renvoyait de son +cabinet à la secrétairerie d'État, qui, après l'avoir minuté, le faisait +passer aux différens ministères dans les attributions desquels il devait +être classé. + +Le décret de destitution de cet officier de hussards et celui de +nomination à son emploi furent donc envoyés à ce bureau. Il n'y eut pas +moyen d'empêcher son exécution; mais on fit si bien près du prince de +Neuchâtel, que le conseil de guerre n'eut pas lieu; l'officier destitué +reprit le chemin de Paris, où, deux mois après le retour de l'empereur, +les mêmes protecteurs le firent comprendre dans une nomination de +chambellans. On se garda bien de laisser soupçonner à l'empereur que cet +individu qu'on faisait entrer dans sa maison était ce même officier de +hussards chassé deux mois auparavant. On alla plus loin: on fit rétablir +ce gentilhomme sur les contrôles; on le vit en moins de deux ans chef +d'escadron et membre de la Légion-d'Honneur. Je ne connaissais pas ce +chambellan pour être l'officier de hussards que j'avais vu dénoncer par +son régiment; ce ne fut que long-temps après que j'en parlai à +l'empereur, pour lui démontrer combien l'intrigue était astucieuse pour +jeter dans son intérieur des hommes qui n'avaient d'autre mérite que de +bien rapporter ce qui s'y passait. + +On mettait le même soin à introduire dans les maisons des membres de sa +famille tout ce que l'on trouvait de bon à être employé de cette +manière, pour nuire aux personnes qui y exerçaient déjà des emplois. + +L'empereur fut fort mécontent de ce qu'on l'avait trompé ainsi; mais +nous étions déjà trop engagés dans de mauvaises circonstances pour +pouvoir rien changer à la marche que l'on suivait depuis long-temps. + +Tout ce que je voyais de ce côté-là me dégoûtait des fonctions du +ministère de la police; il aurait fallu, ou tromper l'empereur à la +journée en se rendant le complice de toutes ces misérables intrigues, ou +s'exposer à mille tracasseries en voulant les croiser; je ne pouvais +cependant pas y rester indifférent. Je composais avec celles qui étaient +de nature à avoir quelques fâcheux résultats; je prévenais les +principaux acteurs que je n'étais pas le seul qui eût les yeux ouverts +sur les imperfections de ce monde, que je désirais de tout mon coeur +qu'il n'y eût jamais que moi pour contrarier leur petites allures, mais +que je les avertissais que, s'il était jamais question d'eux, je ne +mentirais pas d'une syllabe pour les préserver de ce qui devait leur +arriver. + +J'ai tenu exactement parole; malgré cela, quelques uns et quelques unes +ont eu à se plaindre, ils m'ont soupçonné, même accusé; ils avaient +d'autant plus tort, que je n'ignorais rien, absolument rien de ce qui +les concernait, et que, loin de leur nuire, j'ai quelquefois arrêté +l'orage en détournant les regards de l'observateur. J'ai plus d'un +ennemi en ce moment qui me doit de la reconnaissance sous ce rapport; il +me serait facile d'en administrer les preuves. En général, ces vilaines +tracasseries de société étaient sans fondemens réels; elles étaient pour +moi le signal de quelque dénouement d'intrigues préparées de longue +main, et en même temps le masque que prenait la méchanceté, lorsqu'elle +voulait porter atteinte à quelqu'un. Je pris le parti de chercher à +tromper moi-même cette sorte de monde, plutôt que d'être sans cesse +occupé à rompre ses intrigues. + +Je fis fabriquer des histoires, et je parvins bientôt à les inoculer si +bien à la crédulité de nos agréables, qu'on venait me les rapporter pour +nouvelles. Comme il y en avait quelques unes de mordantes, et que +quelquefois même elles atteignaient des personnes qui étaient dans mon +intimité, je distinguais la méchanceté avec laquelle on attribuait les +plus piquantes aux personnes pour lesquelles on aurait voulu que je +fusse mal disposé, et les avantageuses, on les attribuait à celles pour +lesquelles on voulait que je fusse bien. J'avais l'air de croire tout, +je récompensais même le zèle du conteur, qui pourtant ne me rapportait +que ce qui était sorti de chez moi; mais il l'avait brodé, corrigé et +augmenté à n'y presque plus rien connaître. Ce moyen me réussit quelque +temps, mais tout s'use, particulièrement à Paris. + +Plus j'allais en avant, et moins je concevais qu'un grand État eût +besoin d'une administration dont je sentais toute la faiblesse, pour ne +pas dire la nullité; je voyais bien l'état de l'horizon, mais je n'en +apercevais pas les causes. + +Je pouvais bien, ainsi que cela s'était déjà pratiqué, faire du bruit +pour l'apaiser ensuite: cela peut être utile quelquefois; je l'ai fait +aussi lorsque je voulais que l'on me crût loin d'une chose que j'allais +saisir, et dont un regard pouvait m'éloigner. Tout cela ne me +satisfaisait pas, et ne concernait d'ailleurs que des opérations +particulières. Je n'avais pas plus tôt réussi à une chose qu'elle ne +m'occupait plus; c'était la besogne à faire, et ce que je n'apercevais +pas qui me tourmentait. + +Il y avait telle partie de ma volumineuse correspondance que je +dévorais; je ne gardais pour me reposer que celle qui était relative au +monde. + +Je voyais, par la première, que Paris exerçait une influence énorme sur +les départemens, et que cette ville elle-même était soumise à +l'influence qu'elle recevait tant du gouvernement que des étrangers. + +Celle qui s'exerçait par le gouvernement se faisait sentir par tout ce +qui lui était attaché, ou qui vivait par lui. Quoique cela composât un +personnel fort nombreux, néanmoins il aurait été difficile de s'en +servir pour former l'opinion contre quelques événemens qui auraient lésé +trop d'intérêts. + + + + +CHAPITRE IV. + +Esprit public en France.--Ses fluctuations.--Peu de confiance dans les +communications officielles.--Courriers des ambassadeurs.--Ligne de +correspondance avec l'Angleterre.--Agent de la reine d'Étrurie.--Papiers +trouvés sur lui.--La reine d'Étrurie envoyée à Rome.--Modération de +l'empereur. + + +L'opinion en France a toujours été comme l'atmosphère, et proportionnée +à l'harmonie qui régnait entre nos affaires et celles des autres +puissances de l'Europe. + +Dans une guerre, lorsque l'on gagnait des batailles qui devaient amener +la paix, tout allait au mieux; y en avait-il une de douteuse, tout était +au pire. Était-on en temps de paix, on observait les actes du +gouvernement et ses opérations de finances, qui devenaient aussitôt le +régulateur des entreprises de chacun de ceux qui avaient besoin de la +tranquillité pour se livrer à des spéculations. Les ennemis du +gouvernement personnellement suivaient cette fluctuation; ils +reprenaient ou perdaient courage selon que l'état des affaires +politiques leur rendait ou enlevait des espérances de succès. Une +bataille perdue sur l'Elbe se faisait sentir un mois après sur les bords +de la Loire. + +Une bataille gagnée dans les mêmes parages semblait assurer des années +de tranquillité; quand ce n'était plus le temps des batailles, on avait +un autre thermomètre: comme l'espérance est la consolation des +malheureux, alors on se traînait dans l'intrigue, en attendant qu'une +circonstance heureuse vînt faire prendre une autre attitude. + +C'est au milieu de tous les inconvéniens résultant de cet état de choses +que j'ai dû vivre pendant tout le temps de mon administration; il +fallait que je fusse préparé pour toutes les hypothèses, et il n'y a que +des insensés, ou des sots, qui prennent les Français pour tels, en se +persuadant qu'on leur en impose sur un événement qu'ils ont autant +d'intérêt à connaître que celui qui voudrait les abuser en aurait à les +tromper. + +J'ai reconnu tout de suite cette vérité, et je ne me suis jamais +inquiété que de porter remède aux suites d'un fâcheux événement, et +jamais je ne l'ai dénaturé. + +Les personnes qui m'en faisaient un reproche près de l'empereur, en +mettant cela sur le compte de la malhabileté, étaient des sots qui +trompaient l'empereur, et ne trompaient que lui, en persistant dans le +système de silence qui laissait à la malveillance le droit d'exagérer le +mal et d'atténuer le bien. On disait ensuite qu'il fallait éclairer +l'opinion, empêcher qu'on ne tînt de mauvais propos, et on profitait de +ce que l'on ne pouvait pas faire, pour parler mal de tout ce que l'on +voulait perdre. On n'abuse point l'opinion sur des faits dont l'Europe +est imbue; les Français ne sont point des Hottentots: malheur à celui +qui croira les duper impunément! Ils sont patiens, ils souffrent, mais +ils se vengent quand l'occasion s'en présente, et les malheureux qui, en +rapportant tout à leur vanité, ont attiré sur celui qu'ils voulaient +servir un moment d'humeur de la part de la nation, méritent d'être +livrés à toute son indignation en réparation des maux qu'ils ont attirés +sur elle. + +C'était donc le plus souvent lorsque l'on aurait dû faire agir +l'influence administrative sur l'opinion, qu'elle se montrait rebelle, +méfiante dans tout ce qui lui paraissait officiel; ceux qui voulaient +persuader le contraire cherchaient à s'en faire accroire, pour avoir au +moins un air de bonne foi en induisant en erreur celui qui devait +connaître toute la profondeur du mal, lorsqu'il dépendait encore de lui +d'y apporter du remède. + +L'influence étrangère s'exerçait sur Paris par le besoin que tout le +monde avait de la paix. + +Tous ceux qui avaient des fortunes nouvelles à transférer depuis les +extrémités de la Pologne jusqu'au midi de la France; tous ceux dont les +spéculations ou la conservation des emplois lucratifs ne pouvaient avoir +de solidité que par la consolidation des institutions de l'empire, +lesquelles ne pouvaient en prendre que par la durée de son pouvoir, et +celui-ci paraissait chancelant, à chaque renouvellement de campagne; en +un mot, chacun voyait qu'une lutte ou une bataille perdue perdrait mille +familles, dont les destinées étaient toutes écrites au revers de la même +médaille. C'est cette conviction qui rendait les esprits aussi inquiets +et susceptibles d'être promptement altérés. Un succès les remettait +comme un coup de soleil remet le temps après un orage, mais cela ne +rendait pas la sécurité. + +Le peu de confiance que l'on avait dans les communications officielles, +qui étaient les seules que l'on donnait à la curiosité publique, avait +dirigé celle de toute la société vers des informations étrangères. C'est +dès-lors que les emplois diplomatiques ont été très recherchés, et que +quelques uns de ces messieurs ont eu ce qu'on appelait tout-à-fait un +crédit sur la bonne foi publique. Ils donnaient des nouvelles en retour +de celles qu'ils se faisaient rapporter; c'est de cette manière que +l'influence étrangère s'exerçait sur Paris, et ce n'était pas en se +renfermant dans un silence absolu qu'on pouvait arrêter ses ravages. Or, +qui est-ce qui pouvait parler? C'était le ministère. Je n'ai pas le +projet de dire s'il fit bien ou mal, je ne veux que raconter les +calamités qui furent la suite de la marche que l'on avait cru devoir +prendre. + +Lorsque je me suis aperçu de cette pente vers les informations +étrangères, j'ai dû observer de quel côté nous venaient les bonnes et +les mauvaises, et ce ne fut que de cette époque que je jetai mes regards +autour du cercle d'un ambassadeur. Le lendemain du jour où il avait reçu +un courrier, je faisais aborder le courrier afin d'apprendre quel air on +respirait au moment de son départ dans le pays d'où il avait été +expédié. S'il n'en savait rien, celui qui le suivait en savait +ordinairement davantage. On trouve parmi les messagers des hommes fort +intelligens, et qui écrivent le journal de leur voyage aussi bien que +pourrait le faire un bon officier d'état-major. + +Lorsque plusieurs courriers arrivaient coup sur coup aux envoyés des +grandes puissances, c'était moins chez eux que l'on trouvait ce qu'il y +avait d'important à apprendre que chez les envoyés des petites +puissances, dont l'intérêt à être bien informés est immense pour eux, +parce que c'est un moyen de crédit dans leurs cours. + +Chacun des envoyés de ces petites puissances gravite autour de celui +d'une grande; il lui paie un tribut d'hommages, et lui donne les +informations qui sait se procurer, pour obtenir que ses courriers se +chargent de ses dépêches, parce que l'on ne lui a pas alloué assez +d'argent pour en expédier directement lui-même. + +En même temps, il profite du patronage qui s'est établi par ces +communications pour demander des nouvelles de sa cour, que le dernier +courrier a apportées. L'ambassadeur ne dit jamais grand'chose, mais +aussi il y en a peu qui fassent eux-mêmes leur besogne; ils ont des +sous-ordres qui, le plus souvent, en sont chargés. Toute l'adresse +consiste à connaître quel est celui qui est le mieux placé pour +approfondir ce que l'on a intérêt de savoir; et comme cela ne paraît +couvrir aucun projet, personne ne fait de difficulté de le dire, et cela +une fois connu, il est bien plus facile encore d'être informé des +habitudes de ces subalternes, qui la plupart fréquentent beaucoup plus +ce que l'on appelle la demi-société que la bonne compagnie. + +Lorsque l'on connaît les goûts particuliers et les habitudes d'un homme, +il est à celui qui sait les satisfaire. J'ai connu des agens tellement +adroits dans cette corruption, qu'ils rendaient joueur celui qui leur +résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à +crédit, et lorsqu'ils l'avaient mis dans cet état, ils composaient avec +lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu'ils réussissaient +presque toujours. Ceux pour lesquels le jeu n'avait pas d'attraits +étaient ordinairement accessibles par les femmes, et parmi elles il y en +a plusieurs qui ont réuni tant de genres d'expériences, qu'elles +rencontraient bien peu de choses impossibles. + +Il arrivait très peu de courriers étrangers à Paris, que l'on ne sût, +peu de jours après, ce qu'ils avaient apporté, et les mêmes moyens +d'informations me donnaient également un abrégé des réponses qu'on leur +avait données à rapporter à leur cabinet; j'ai eu quelquefois des copies +entières de dépêches. + +Il semblait à tout le monde que, depuis le mariage de l'empereur, les +idées de guerre allaient être abandonnées, et c'est au contraire presque +aussitôt que le langage se refroidit entre les principales puissances: +j'entends parler de la France, et de la Russie. Quant à l'Angleterre, il +était le même depuis bien des années. + +Tout ce qui nous revenait des nouvelles particulières de ces deux pays +ne tarda pas à inquiéter de nouveau notre tranquillité; on y remarquait +une grande curiosité sur notre situation intérieure, que l'on +considérait comme le thermomètre des efforts que nous pourrions déployer +en cas d'une nouvelle guerre. Les petites puissances confédérées du Rhin +ne furent pas les dernières à s'apercevoir que l'horizon politique ne +tarderait pas à se charger, et comme elles étaient devenues très +intéressées à la continuation de la prépondérance de la France, qui +avait presque doublé leur puissance, elles ne négligèrent rien pour être +informées de tout ce qui concernait des intérêts qui étaient devenus les +leurs. Aussi leurs ministres dans les cours étrangères s'occupaient-ils +avec le plus grand soin de ce qui s'y passait, tandis que ceux qu'elles +avaient à Paris y puisaient à toutes les sources des nouvelles +d'Espagne, aux affaires de laquelle ils mesuraient les probabilités de +paix ou de guerre. Ils ne pouvaient se procurer les dernières d'une +manière assurée que dans la correspondance anglaise, à laquelle ils +accordaient d'autant plus de confiance, qu'ils avaient eu plusieurs fois +occasion de remarquer la différence qu'il y avait entre les publications +anglaises et françaises sur la guerre d'Espagne. + +La correspondance avec l'Angleterre était resserrée au dernier point, +moins à cause de cet inconvénient que pour des motifs particuliers. + +Je ne croyais pas à la certitude que l'on me donnait sur l'exécution des +ordres qui avaient été prescrits à cet égard. Je faisais observer ce qui +allait et venait, tout me paraissait en ordre, lorsqu'un sentiment +secret m'avertit qu'il devait y avoir des moyens de communications +clandestines que je m'attachai à découvrir. Je fis jeter dans le monde +que je ne serais pas trop sévère pour accorder la permission d'aller en +Angleterre à quelqu'un de connu pour incapable de se mêler d'affaires +politiques, et surtout à condition qu'il n'ébruiterait pas son départ, +parce que je ne voulais pas être dans le cas d'en accorder beaucoup, ni +d'en refuser à ceux qui croiraient pouvoir me déterminer par des +sollicitations. Cela devait produire son effet: on vint me demander une +ou deux permissions, je les promis dans quelques jours sous divers +prétextes; mais, dans le fait pour prendre mes précautions, et +effectivement, je sus bientôt que l'on faisait ses lettres dans quelques +maisons du faubourg Saint-Germain. Moi, je fis aussi les miennes à mon +commissaire général à Boulogne qui, à l'arrivée du messager, le faisait +dévaliser, quoique muni de mes passeports, et lui enlevait toutes ses +lettres, parce qu'il était convenu avant son départ (c'était la +condition du passeport), qu'il ne se rendrait porteur d'aucune. C'est +comme cela que j'ai acquis la conviction qu'on entretenait une +correspondance continuelle avec l'Angleterre, puisque la plupart de ces +lettres n'étaient que des réponses à celles précédemment reçues. + +Je connus alors les correspondans des deux rives, et en même temps j'y +trouvai de quoi les défendre en cas de calomnie dirigée contre eux, +parce que je voyais dans ces lettres la preuve évidente que des +personnes que l'on me peignait sans cesse comme des agitateurs ne +pensaient nullement à se donner le moindre mouvement, quelles que +fussent les circonstances qui auraient pu survenir. + +Je laissai parvenir toutes ces lettres, et tendis des filets dans les +canaux qui y étaient indiqués pour faire parvenir les réponses. Ce petit +succès me suggéra l'idée de favoriser le passage de ces lettres, au lieu +de l'entraver, mais de profiter à la fois de ce que je pouvais y trouver +d'avantageux. + +J'aurais cherché en vain sur la côte, depuis Dieppe jusqu'à Blankenberg, +ce que je voulais découvrir; tout s'y cachait trop bien, et je m'avisai +d'un autre moyen pour y réussir. + +J'envoyai deux agens bien adroits et de bonne mine faire un tour à la +côte d'Angleterre, d'où ils chercheraient ensuite à se rembarquer pour +aborder en France furtivement. Deux hommes, sous ce masque, +n'inspiraient aucune méfiance sur la côte d'Angleterre. Effectivement on +les accueillit, on les aida; ils avaient chacun un petit paquet de +contrebande qui leur faisait encore un peu plus d'amis, et enfin on mit +celui qui s'embarquait à _Gravesend_ en rapport avec les pêcheurs +d'Ostende et des environs qui faisaient le petit trafic. Il les vit +arriver à la côte anglaise, y débarquer leurs passagers, dont pas un +n'était en règle, remettre les lettres dont ils étaient porteurs, et il +fit avec un d'eux son accord pour le passer en France, et le déposer en +mains sûres pour venir jusqu'en Belgique. Il revint ainsi à Ostende, et +fut conduit de là de station en station jusqu'au dépôt des prisonniers +anglais à Valenciennes, qui prenaient cette même route pour venir +s'embarquer, lorsqu'ils parvenaient à s'échapper. Je fis dans cette +occasion d'une pierre deux coups, parce que je fis déranger cette ligne +de communications, qui me donna ensuite l'idée d'en établir une pour +tirer nos prisonniers d'Angleterre; mais la découverte du bateau qui +allait clandestinement de la côte à Gravesend devint par la suite une +mine à exploiter. + +Je fis prendre des arrangemens avec le patron, lui promettant de ne +jamais l'arrêter et de le laisser passer et repasser tant qu'il aurait +l'adresse de se bien cacher, mais à condition que, quand il aurait passé +des Français, il viendrait en rendre compte, soit qu'ils fussent à une +rive ou à l'autre. Ceux qui, en Angleterre, lui voyaient amener des +passagers de cette espèce ne faisaient eux-mêmes aucune difficulté de +s'embarquer avec lui, et on prenait ceux qu'il avait conduits en +Angleterre à leur retour seulement, parce qu'ils avaient ordinairement +beaucoup de lettres portant des adresses, tandis qu'en partant pour +l'Angleterre ils n'avaient la plupart du temps que des lettres sans +signature, et ne savaient pas de qui elles venaient. Lorsqu'on arrêtait +quelqu'un dans ce cas, on donnait cours à ses lettres, après avoir pris +copie de leur contenu et de leur adresse. Il s'établit bientôt par ce +point une correspondance régulière, parce qu'au moyen d'un agent, qui +avait répandu dans la Belgique qu'il connaissait un moyen sûr pour +envoyer ce que l'on voudrait en Angleterre, tout le monde lui remettait +ses lettres et autres commissions; cet agent se faisait un revenu, me +servait bien, et était utile aux gens du pays. J'y gagnai même que ce +patron de bateaux, ne voulant pas souffrir la concurrence des autres +fraudeurs comme lui, dénonçait tout ce qu'il rencontrait à Gravesend, de +bateaux venus de Blanckenberg ou de la Hollande, et c'est par lui que +j'ai découvert une ligne de communications depuis Longwy jusqu'à +Blanckenberg, où l'on conduisait les prisonniers anglais; par les +Ardennes, Liége et la Belgique. Il me fit aussi découvrir jusqu'à +l'évidence que mes propres agens me jouaient quelquefois, mais comme +cela n'était que pour leurs petits profits, je me laissai attrapper. Je +fis sur cette côte une bonne chasse; il y avait plusieurs années que ce +trafic-là existait, il semblait cependant assez important au service +public de le traverser, on cria à la tyrannie tant que l'on voulut, mais +je fus obéi. + +L'autre de mes agens, qui revint par la côte de Picardie, m'apporta des +communications non moins importantes; il alla attacher à Londres même +des moyens de correspondance qui étaient si bien soignés par mes agens +supérieurs à la côte, qu'ils me donnaient régulièrement des nouvelles de +Londres en soixante et douze heures, et chaque fois qu'il y avait un +conseil extraordinaire de cabinet ou une nouvelle importante d'Espagne, +l'on m'envoyait un courrier extraordinaire, et l'empereur en avait des +nouvelles plus tôt qu'il n'en recevait de Mayence. + +C'est dans les lettres que je faisais examiner à Ostende que je trouvai +celles que l'ex-reine d'Étrurie, qui était retirée à Nice, écrivait au +prince régent d'Angleterre, et c'est par là que j'eus connaissance que +cette princesse avait envoyé, depuis plusieurs mois, un Toscan, comme +son fondé de pouvoirs près du gouvernement anglais, mais que, faute de +lui avoir donné suffisamment d'argent pour faire son voyage, il avait dû +rester à Amsterdam, où il attendait encore des réponses aux +sollicitations pressantes qu'il avait adressées à Nice à l'ex-reine. + +Je le fis arrêter à Amsterdam et amener à Paris; il avait sur lui son +pouvoir comme chargé d'affaires de l'ex-reine d'Étrurie, son ordre pour +se rendre en Angleterre, des lettres de cette princesse pour le prince +régent. Elle avait même fait écrire par son fils à ce prince; l'écriture +de cet enfant était celle d'un écolier qui n'écrit encore qu'en gros +caractères sur du papier ligne au crayon. + +Avec toutes ces pièces, ce fondé de pouvoirs avait une quantité d'autres +papiers appartenant à la princesse, et qui la compromettaient à un point +extraordinaire. Elle l'avait chargé de montrer tout ce fatras au +gouvernement anglais, pour lui démontrer qu'elle pouvait lui être utile, +en ce qu'elle réunissait encore l'attachement des Espagnols, et qu'il +dépendait d'elle de faire beaucoup de mal aux Français, en soulevant les +dépôts de prisonniers espagnols qui se trouvaient en Languedoc. Il y +avait effectivement parmi ces papiers plusieurs lettres d'officiers +espagnols qu'elle paraissait avoir fait pratiquer depuis assez +long-temps, et qu'elle avait entretenus de l'idée d'une révolte en leur +disant qu'elle irait se mettre à leur tête pour retourner en Espagne. +Toutes ces lettres établissaient d'une manière évidente qu'elle leur +avait écrit pour les déterminer à ce parti, et qu'ils lui avaient tout +promis. C'était une véritable folie, qui n'eût mené à rien qu'à faire +périr ces malheureux; l'ex-reine le savait bien: aussi je crois qu'elle +n'avait fait tout cela que pour se donner un peu plus d'importance +vis-à-vis du gouvernement anglais, duquel elle voulait obtenir quelque +secours. + +Toute cette affaire fut informée avec une grande exactitude; l'empereur +fit grâce au fondé de pouvoirs de l'ex-reine; mais quant à elle, il la +fit conduire à Rome dans le même couvent où était retirée sa parente, la +princesse de Parme. Il ordonna d'envoyer par des exprès porter à la +connaissance du roi Charles IV, son père, qui était à Marseille, ainsi +qu'à la connaissance des princes d'Espagne, qui étaient à Valençay, tous +les documens qui l'avaient déterminé à ce parti, et ses ordres furent +exécutés. L'ex-reine voyagea avec un train de deux ou trois voitures, et +fut défrayée jusqu'à Rome. On lui avait ôté son fils, que l'on avait +envoyé chez le roi Charles IV, son grand-père. + +C'est par respect pour le monarque que l'on ne donna aucune publicité à +cette circonstance, et je demande à l'homme raisonnable ce qu'il aurait +pensé s'il avait vu imprimés dans le même cahier tous les papiers pris +sur le fondé de pouvoir de l'ex-reine d'Étrurie avec les lettres qu'elle +avait écrites, de l'intérieur même du palais de Madrid, au grand-duc de +Berg, pour lui rendre compte plusieurs fois par jour des faits et gestes +de son frère, aujourd'hui Ferdinand VII. On se rappellera que le +grand-duc de Berg les avait envoyées à l'empereur. C'est cette conduite +qui avait indisposé contre elle; l'empereur aima mieux laisser crier +contre lui au despotisme que d'ajouter aux chagrins du roi Charles IV +l'obligation de mépriser sa fille. Voilà comme, en cherchant sur les +côtes de la Belgique les traces des communications clandestines avec +l'Angleterre, j'ai été ramené sur celles de la Méditerranée et dans les +dépôts de prisonniers de guerre à Carcassonne, Tournon et autres lieux, +où l'on resta persuadé que j'avais une troupe d'espions. C'est en +m'établissant ainsi le facteur de la communication clandestine avec +l'Angleterre que je devenais petit à petit le confident de tout ce qui +venait des pays étrangers, c'est-à-dire de l'Allemagne pour +l'Angleterre, et réciproquement, parce que la vieille habitude d'écrire +par Bruxelles avait été conservée dans presque toute l'Autriche. + +Beaucoup de ce qui était adressé à Londres par la Hollande vint aussi se +fondre avec ce qui passait par la côte d'Ostende, en sorte qu'en peu de +temps j'étais devenu riche en adresses pour tous les pays. Comme il y +avait parmi ces lettres beaucoup de duplicata, on en gardait une pour +avoir de l'écriture de l'auteur jusqu'à ce qu'on eût connu la personne +qui écrivait. + +C'est de cette manière que, sans sortir de mon cabinet, je me trouvai +quelquefois en tiers dans des entretiens qui se tenaient de Vienne à +Londres, et particulièrement des petites cours d'Allemagne avec Londres; +beaucoup de monde cherchaient les espions dont ils se croyaient +entourés, lorsque ce n'était que par ce moyen que j'étais informé de ce +qui les concernait. + + + + +CHAPITRE V. + +Je fais explorer les bains de Bohême, d'Italie.--Moyens et motifs.--M. +Martin.--Évasions des prisonnière de guerre.--Moyens d'informations en +Angleterre.--Parti que je tire du commerce.--Le prince d'Orange.--Voie +détournée que prend l'Autriche.--Les débris de la guerre civile. + + +J'avais fini par bien connaître les différentes routes de Londres avec +les lieux les plus éloignés du continent, et conséquemment par connaître +quelques agens officiels du gouvernement anglais, lesquels, sans +caractère public reconnu, n'en allaient pas moins dans tous les sens, +faisant les affaires dont ils étaient chargés. + +C'est aussi en fouillant toutes ces correspondances clandestines, que je +voyais les parties qui se formaient pour aller aux eaux de Bohême, +d'Italie, de Bade, d'Aix-la-Chapelle. Souvent avant que la société y fût +assemblée, je savais quelles seraient la plupart des personnes qui la +composeraient, et selon que je jugeais qu'il pourrait y avoir de quoi +piquer ma curiosité, je choisissais quelques uns de nos agréables, qui +ne demandaient pas mieux que d'aller s'y divertir, ce que les amateurs +de jeux et de plaisirs sont toujours prêts à faire. + +J'en ai vu de si adroits, qu'ils se faisaient défrayer par une dupe, de +la voiture et des gens de laquelle ils se servaient. Ils se faisaient +ensuite ramener par quelque femme, et rentraient à Paris sans avoir +délié les cordons de leur bourse, ayant même gagné de l'argent, et +s'étant fait chérir de ceux qu'ils avaient ruinés. + +Dans deux ou trois voyages, comme cela, on connaissait la coutume de +tout un pays entier; et il n'y avait pas de meilleurs lieux +d'informations que les réunions des bains, où rien ne respire la +contrainte, où les journées sont longues, où l'on a besoin de parler. + +J'avais mis de l'importance à tout cela, parce que c'était la fumée des +pays étrangers qui venait quelquefois obscurcir l'atmosphère du nôtre, +et puis lorsque j'avais lu une nouvelle dans une lettre, soit de Londres +ou d'ailleurs, et que je la voyais courir le monde, je n'avais pas +besoin de chercher d'où elle venait. On a cru que je voulais me mêler de +politique, on avait tort, il n y a qu'un faible jugement qui ne fasse +pas de différence entre être informé ou faire parler. + +J'avais d'autant plus d'intérêt d'être promptement averti, et par +plusieurs canaux, que c'étaient toujours les dispositions que l'on +reconnaissait à l'extérieur qui tranquillisaient ou alarmaient notre +intérieur. + +Je commençais à faire explorer les universités d'Allemagne, lorsqu'il +m'arriva un événement qui ne me prouva que trop combien cela était +nécessaire. J'en parlerai plus bas, mais finissons auparavant ce qui +regarde l'Angleterre. + +Le commissaire de Boulogne, M. Martin, était un homme qui, à des formes +très polies, joignait de très grands moyens, il était surtout incapable +de manquer à ses devoirs envers son pays; c'est, moi qui l'avais fait +mettre dans ce poste, et je n'eus qu'à m'applaudir de ce choix, et qu'à +me louer de ses procédés envers moi dans des temps plus malheureux. + +Il avait si bien étudié l'esprit des feuilles périodiques anglaises, +qu'il en avait tiré, indépendamment des informations qu'elles +contenaient, des conséquences qui lui servaient de direction pour ce +qu'il avait besoin d'apprendre. Il était parvenu à se faire un tel +patronage sur toute cette côte, que rien ne lui était devenu impossible; +il avait multiplié l'évasion des prisonniers français à un point +extrême, en vertu des ordres que je lui avais donnés. Il en a envoyé +chercher à cinquante lieues dans les terres. Je ne savais pas comment il +s'y prenait, mais il aurait envoyé fouiller à la poche d'un roi, si cela +lui était devenu nécessaire, et ce qu'il avait de bon par-dessus tout, +c'était de savoir faire agir et de se retirer quand il le fallait. + +Cette facilité des communications à la côte de Boulogne ne pouvait pas +manquer de se savoir à Londres et d'y produire le même effet que +produisaient chez nous les communications que tout le monde croyait +clandestines. En conséquence, le commerce anglais s'en approcha, en +essaya, y prit confiance, et finit par y envoyer ses lettres aussi; on +n'en retenait pas une seule, mais on ne leur faisait pas grâce de +l'examen, et jusqu'à ce que le petit manège fût connu, on découvrait +toujours quelque chose d'important, non par les lettres de commerce, +mais par d'autres qui s'y trouvaient renfermées de temps à autre. + +Après les lettres, vinrent quelques voyageurs, et enfin quelques +retours; on en était venu au point d'avoir ouvert les communications +qu'il fallait justement avoir avec l'Angleterre pour connaître celles +qu'elle avait avec nous. Sans ce moyen, il aurait fallu tracasser tout +le monde pour chercher quelquefois ce qui n'existait pas, parce que, +lorsqu'on ne sait pas, et que l'on ne voit pas, on doit prudemment +prendre grande précaution à tout. + +Pendant que j'étais occupé de la côte de Flandre et de Picardie, il +s'établissait une correspondance plus coupable entre Bordeaux et +Lisbonne. Je ne tardai pas à en avoir les preuves; mais les événemens +sont arrivés trop vite pour que je pusse y donner suite, d'autant +qu'elle regardait de hauts personnages que je ne croyais pas capables +d'un fait qu'on qualifiera. Au moyen de licences, ils chargeaient dans +la Garonne des vins, eaux-de-vie, farine qui allaient ensuite +approvisionner l'armée anglaise à Lisbonne. + +On a cru que j'avais continuellement des agens près de la résidence des +princes de la maison de Bourbon; on était dans une grande erreur. J'ai +connu, une fois pour toutes, l'intérieur du château qu'ils habitaient +par de vieux serviteurs qui rentraient en France, et jamais je n'y ai +envoyé quelqu'un avec commission spéciale. D'abord cela n'était pas +nécessaire: tant que nous pouvions nous faire craindre d'un bout de +l'Europe à l'autre, le château d'Hartwel n'était pas bien à redouter, et +lorsque nous n'étions plus obéis à Paris, il n'était plus temps de s'en +occuper; ensuite je crois que l'empereur lui-même aurait trouvé fort +mauvais que l'on n'eût pas su employer d'autre moyen, si l'on eût eu +quelques motifs de porter des regards observateurs sur ce château. +D'ailleurs les feuilles anglaises disaient assez ce qui pouvait nous +être utile d'apprendre sans que l'on eût besoin de faire des démarches +particulières. J'étais bien servi par le zèle de mes subordonnés, je les +rémunérais bien, mais comme tout se lasse, que plus la corde a été +tendue, plus vite elle se détend, je cherchai à affermir mes +communications par l'intérêt même des étrangers, afin de pouvoir compter +sur leur régularité dans toutes les circonstances. + +Pour cela, je protégeai d'une manière spéciale et presque exclusive ceux +qui faisaient le commerce des guinées, et au moyen de ce que j'avais +abattu la concurrence qui existait entre plusieurs Anglais, j'avais fini +par faire gagner tant d'argent à mes protégés, que, loin de me refuser +un service, ils allaient au-devant de ce que je pouvais désirer. Comme +eux-mêmes étaient intéressés à être promptement informés de tous les +événemens politiques qui agissaient sur le cours des effets publics, je +pouvais m'en rapporter à eux, de même que leur intérêt les portait aussi +à m'en informer le premier; et lorsque la publication arrivait, et que +je voyais qu'ils avaient mis de la négligence à me faire avertir, je +faisais arrêter leurs lettres seulement pendant quelques heures. On ne +se doute pas dans le monde de ce qu'est, pour un faiseur d'affaires, +l'avantage de recevoir ses lettres de Londres avant l'ouverture d'une +bourse. Pour ceux qui m'envoyaient de bonnes nouvelles, je permettais +que le même courrier qui me les apportait apportât aussi leurs lettres +de commerce. Il y avait des hommes simples qui allaient disant dans le +monde qu'il fallait qu'il y eût quelques communications particulières +avec l'Angleterre; il n'y avait pas bien de la malice à deviner cela, +mais c'était pour en savoir davantage qu'ils se tourmentaient. + +Le prince de Neuchâtel m'a dit que, pendant tout le temps que le +maréchal Masséna avait été sous Lisbonne, et que l'on était privé de +communications avec lui, ce n'avait été que sur les rapports que je me +procurais de cette manière que l'empereur avait été informé de la +situation de ses affaires en Portugal, et avait pu ordonner ce qu'il +avait jugé à propos de faire faire. + +D'un autre côté, je donnai quelques ordres à Londres pour que l'on y +prît de nouvelles informations. Je voyais, par les moyens dont j'ai +parlé, une quantité de lettres à l'adresse de la même maison à Londres; +je sus bientôt que c'était la meilleure maison garnie de cette capitale, +ce que nous appelons en France une bonne auberge, et que c'était là où +descendaient d'ordinaire les étrangers; je ne manquai pas de recommander +que l'on me procurât les noms de tous les voyageurs qui y arrivaient. + +Un registre d'auberge est la chose la plus facile à former quand il n'y +en a pas, et à se procurer quand il y en a. Celui-là comparé avec celui +de Gravesend, où l'_allien office_ en tenait un de tous les étrangers +qui y arrivaient, et l'un et l'autre confrontés avec les rapports des +bateliers d'Ostende, je voyais s'il y avait encore un moyen de +communiquer avec l'Angleterre qui ne me fût pas connu; il était rare que +je ne finisse pas par le saisir. J'étais parvenu à faire remonter sur la +trace d'un voyageur, en partant de Londres jusqu'à son premier point de +départ. C'est ainsi que je fus informé du voyage qu'avait fait un +officier du prince d'Orange (qui demeurait à Berlin), jusque près du +prince héréditaire de cette famille, qui servait dans l'armée anglaise +en Portugal; il était facile de se persuader qu'il devait être question +de bien grands intérêts pour cette famille, puisque l'on avait envoyé de +si loin un officier à ce jeune prince. + +Je le fis guetter son retour, j'en donnai avis, et il fut arrêté à +Hambourg avec toutes ses lettres. On avait traité la chose avec trop de +sévérité à Hambourg, avant de savoir s'il y avait un motif d'intrigue +politique dans ce voyage. + +Je fis ce que je pus pour adoucir la mauvaise fortune qui devenait la +récompense de la fidélité de cet honnête officier, qui avait supporté ce +rigoureux traitement avec beaucoup de résignation. Sa femme, tout +effrayée, accourut de Berlin pour le voir; je lui accordai toutes les +facilités qu'elle pouvait désirer pour cela, et je mis ensuite le mari +en liberté. + +Il paraissait n'avoir été envoyé près du prince d'Orange, par le propre +père de ce prince, que pour des affaires particulières de famille de peu +d'intérêt, excepté cependant que les lettres du prince à son père +étaient des réponses aux conseils qu'il lui avait envoyés, de rechercher +la main de la princesse royale d'Angleterre, ce dont le jeune prince ne +se souciait pas. Il en donnait pour raisons qu'il craignait de ne pas +trouver dans cette union le bonheur que l'on cherche lorsqu'on se marie, +et sans l'assurance duquel il ne voulait pas y songer; en un mot, il +disait tout net qu'il craignait de ne pouvoir s'accoutumer à une +domination sous laquelle il croyait que serait obligé de plier celui qui +l'épouserait. + +Il ne faisait pas l'éloge de la princesse d'Angleterre, et ne paraissait +pas avoir encore la philosophie formée sur le caractère des femmes; il +aurait voulu que la princesse Charlotte ne fût que princesse d'Orange et +lui prince d'Angleterre. + +C'était par cette maison de Londres que je découvrais tout ce qui y +venait des villes anséatiques, de la Prusse, de la Saxe, et même de +l'Autriche, qui, comme on le verra plus bas, nous demandait de faire +passer des courriers par Calais[3], pour que l'on n'aperçût pas ceux +qu'elle envoyait par le nord. À la vérité, ils m'échappaient, parce +qu'ils allaient par la Saxe, la Prusse, le Danemarck, quelquefois par +Heligoland et Londres, où mon homme les voyait arriver. Si nos malheurs +ne fussent venus, j'aurais fini par les avoir aussi, non pas pour les +empêcher de passer ni même pour les retarder, mais pour jeter les yeux +dans ce qu'ils portaient, et qui, à coup sûr, ne devait pas ressembler à +ce que le cabinet de ce pays envoyait par Calais. + +Il aurait fini par en résulter que les courriers, que l'on ne croyait +pas dans le cas d'être visités, l'auraient été, et que ceux que l'on +aurait cru visités ne l'auraient pas été. + +Je connaissais déjà la route qu'ils tenaient, et infailliblement entre +Vienne et le Danemarck, j'aurais trouvé un moyen de réussir à découvrir +la vérité. Toutes ces cachotteries me faisaient faire de bien tristes +réflexions, en même temps qu'elles me forçaient de convenir que nous +n'avancions pas vers la tranquillité, et que, si la partie ne se liait +pas encore contre nous, au moins tous les sentimens étaient d'accords, +et qu'il ne faudrait qu'un revers pour tout perdre. + +Plus nous gênions les relations de l'Angleterre avec l'Europe, plus, de +tous les points, on cherchait à s'en rapprocher, et nous restions +chargés des épithètes odieuses que nous donnaient tous ceux que nos +mesures contrariaient. + +Le remède à tout cela était dans la paix, il la fallait; on aurait pu la +faire sans toutes les intrigues et les ambitions particulières et +étrangères, qui se réunirent pour tromper l'empereur. Ses ennemis +voyaient bien que sa puissance serait indestructible dans la paix; ils +résolurent de l'user par la guerre, et ils furent encore assez habiles +pour persuader aux Français que c'était lui qui la voulait, et ils le +crurent. + +Avant de revenir à cette matière, je veux encore dire comment +j'explorais les débris de la guerre civile de l'Ouest, qui habitaient +l'Angleterre. + +Cette partie du travail de la police était dans des mains très habiles, +et l'on y avait fait une bonne statistique de tous les hommes qui +avaient marqué dans les différens partis qui avaient successivement +désolé les contrées de l'Ouest. + +On tenait à Londres un homme qui n'avait pas d'autre commission que de +les visiter tous les quinze jours, en faire, pour ainsi dire, la revue; +et lorsque quelques uns s'absentaient, il en donnait avis, et on les +cherchait en France, dans la contrée où ils avaient servi pendant les +troubles civils, avant d'aller en Angleterre. Rarement on manquait d'y +obtenir de leurs nouvelles, quand on ne les y trouvait pas eux-mêmes, +parce que le premier besoin d'un homme qui est jeté ainsi à la côte est +de venir prendre langue près des anciennes connaissances qu'il a +laissées dans le pays. + +Presque pas un de ceux qui ont été expédiés d'Angleterre de cette +manière n'a manqué d'être pris. Il y en avait quelques uns qui donnaient +ensuite des informations sur d'autres, et c'est ainsi que l'on connut +toutes les routes par lesquelles on envoyait ces malheureux à une mort +certaine, parce que les servantes de curés, les curés et les autres +affidés une fois connus, ils aimèrent mieux prévenir de tout ce qui leur +arrivait que de s'exposer à des malheurs. + +On voit que je connaissais déjà assez bien mon échiquier, tant au dehors +que dans l'intérieur. + + + + +CHAPITRE VI. + +La vieille reine de Naples.--Projet de renouveler les vêpres +siciliennes.--La reine demande l'appui de la France.--Indignation de +l'empereur.--Opérations de l'armée de Portugal.--Le général +Brenier.--Levée du siége de Badajoz. + + +Nous étions au commencement de l'automne de 1810: l'empereur avait alors +les affaires du pape à arranger, la campagne de Portugal à diriger. L'on +était entré en Andalousie, et on s'était même porté sur Cadix; on +conduisait avec activité les siéges de Catalogne; on organisait +l'administration des provinces illyriennes en gouvernement séparé, +c'est-à-dire qu'elles avaient leur budget de recette et de dépense +particulier, qu'elles ne confondaient pas leurs ressources ni leurs +besoins avec ceux des autres provinces, ce qui était une preuve qu'elles +n'étaient pas destinées à nous rester, et que l'on n'attendait qu'une +occasion de les négocier avantageusement. + +C'était le maréchal Marmont qui gouvernait ce petit État, dont le +chef-lieu était Leybach. + +Il lui arriva une anecdote qui paraîtrait invraisemblable, si lui ainsi +que moi ne pouvions la certifier. + +Un brick de guerre sicilien vint, sous prétexte d'éviter la côte +napolitaine, où il craignait d'être trahi, aborder dans un des petits +ports de la Dalmatie, où il mit à terre un officier attaché au corps de +la marine sicilienne, et spécialement employé par la feue reine de +Naples et de Sicile; elle l'envoyait officiellement près du général en +chef français, pour lequel elle lui avait donné la plus étrange de +toutes les missions. + +Le maréchal Marmont me l'envoya; je l'interrogeai moi-même, et reçus sa +déclaration signée de lui. Elle portait que la reine de Sicile, qui ne +pouvait plus résister au désir de secouer le joug des Anglais, avait +résolu d'entreprendre de s'en affranchir en renouvelant les vêpres +siciliennes contre eux, aussitôt qu'elle serait assurée qu'en cas +d'insuccès, elle pouvait compter sur un asile, non pas dans le royaume +de Naples, mais dans une partie de l'Italie soumise à la domination +française. + +Cet officier ajoutait que tout était prêt pour l'exécution de ce projet, +qui devait être entrepris aussitôt qu'il serait de retour; il faisait +connaître tous les moyens que la reine avait pour réussir, et dans le +fait, si elle n'avait pas complètement réussi, cette coupable entreprise +eût coûté la vie à bien des malheureux. + +Après avoir reçu la déclaration de l'officier sicilien, je dus en rendre +compte à l'empereur. Il lut toute cette proposition d'un bout à l'autre, +et se souleva d'indignation qu'on eût osé compter sur son appui pour une +aussi lâche extermination. Il m'ordonna de retenir indéfiniment, +c'est-à-dire jusqu'à la paix, l'officier sicilien, qui fut mis à +Vincennes, où il était encore lorsque les alliés entrèrent à Paris. Il +est mort depuis. Il se nommait Amélia; son nom doit être encore dans les +registres du greffe de ce donjon, où l'on pourra le vérifier. + +Peu de mois après cette anecdote, les journaux étrangers parlèrent de la +découverte qu'avaient faite les Anglais en Sicile d'un projet de les +assassiner, et ils firent plusieurs arrestations qui furent suivies d'un +procès et de l'application de la peine capitale. Sans doute que si je +n'avais pas retenu l'officier sicilien, il aurait pu arriver près de la +reine et lui faire exécuter son projet deux mois plus tôt, c'est-à-dire +avant que les Anglais fussent informés de rien. + +On est généralement disposé à croire que tous moyens de détruire des +Anglais étaient agréables à l'empereur; voilà cependant un fait qui lui +est particulier, et qui est encore inconnu en France, car il m'avait +défendu d'en parler. + +J'ai dit que l'empereur avait envoyé le maréchal Masséna prendre le +commandement de l'armée qui combattait sur le Duero. Elle pénétra en +Portugal, arriva à la suite des Anglais à Busaco, et ne put les attaquer +à temps. Elle se concentra, marcha à eux, mais eux-mêmes s'étaient +réunis et occupaient en force toutes les hauteurs; elle ne put les +débusquer. Heureusement elle découvrit une route qu'ils avaient négligé +de défendre. Elle continua son mouvement, fit une marche de flanc des +plus hardies sans cependant que l'ennemi osât la troubler. Mais comme +tout se compense dans ce monde, elle se trouva bientôt devant des +obstacles qu'elle ne soupçonnait pas. Elle arriva devant les lignes de +Torrès-Vedras, que les Anglo-Portugais avaient longuement préparées, et +ne tarda pas à être aux prises avec tous les genres de privations. + +Pendant qu'elle s'avançait ainsi à travers mille difficultés, le corps +que commandait le maréchal Bessières en Castille était dans l'inaction. +Si l'empereur eût commandé l'invasion, il l'eût emmené; le maréchal +Masséna ne put le faire, et ces troupes, qui lui auraient été si utiles +pendant qu'il était sous Lisbonne, où l'on fut obligé de laisser l'armée +anglaise se retrancher, restèrent inactives; si même elles avaient été +portées jusqu'à Coïmbre, elles auraient dispensé l'armée du maréchal +Masséna de se diviser en une multitude de détachemens qui étaient +obligés d'aller aux subsistances pour ceux des soldats qui restaient au +camp. C'est ainsi que cette armée avait la moitié de son monde employée, +et que le pillage s'y organisa sous prétexte d'y organiser les +subsistances. Elle fut bientôt hors d'état de rien entreprendre contre +l'armée anglaise, qui devenait plus forte tous les jours, et qui était +dans l'abondance de tout. + +Les deux armées passèrent ainsi la mauvaise saison, l'une manquant des +choses les plus nécessaires, et l'autre regorgeant de tout. + +L'armée du maréchal Masséna fut enveloppée comme dans un tombeau; on +n'en entendait plus parler, tant l'insurrection avait rendu les +communications difficiles. On n'eut des nouvelles que par les rapports +que je tirais de Londres, où on les copiait sur ceux que lord Wellington +y envoyait. C'est par là que nous sûmes que les Anglais étaient venus +enlever et avaient fait conduire en Angleterre tout ce que Masséna avait +laissé à Coïmbre; c'est aussi par cette voie que l'empereur fut averti +de la retraite de ce maréchal, et put faire marcher Bessières pour +l'appuyer. Sans cette source d'informations, l'armée anglaise aurait +poursuivi Masséna jusque dans les cantonnemens de Bessières, qui n'avait +pas été informé assez tôt pour assembler la sienne. L'empereur blâma +Masséna de s'être ainsi aventuré sur Lisbonne sans avoir les moyens de +l'enlever. Il aurait préféré qu'il organisât la guerre autour de +Coïmbre, d'où il aurait tellement harcelé l'armée anglaise qu'elle se +serait rembarquée. Sans doute, il pouvait rester dans cette ville; mais +s'il l'eût fait, on n'aurait pas manqué de dire qu'il avait eu tort, et +que, s'il avait marché sans s'arrêter jusqu'à Lisbonne, il n'aurait pas +laissé aux Anglais le temps de se reconnaître, et serait entré pêle-mêle +avec eux dans la ville. + +Au fait on aurait pu le croire, et pour peu que la méchanceté ou l'envie +fût venue s'en mêler, le maréchal Masséna aurait été tracassé. + +La vérité est que si l'armée du maréchal Bessières avait suivi celle de +Masséna, le succès n'était pas douteux; et, l'armée anglaise une fois +rembarquée, cela suffisait peut-être pour faire tomber Cadix et changer +la situation des affaires d'Espagne, qui n'avaient de force que celle +qu'elles empruntaient de la présence des troupes anglaises. + +À la fin de la mauvaise saison, l'armée du maréchal Masséna avait épuisé +les ressources du pays sans être plus en état de battre l'armée +anglaise; il se retira, et fut suivi de très près par celle-ci, qui le +harcela jusqu'à la frontière d'Espagne; il laissa une garnison dans +Alméida, sous les ordres du général Brenier; il trouva les troupes du +maréchal Bessières prêtes à l'appuyer[4], mais il n'en eut pas besoin; +il ramena son armée saine et sauve en Espagne, et vint à Salamanque, +d'où il voulut faire marcher le corps du maréchal Ney sur Rodrigo. +Celui-ci refusa d'obéir, et Masséna lui retira le commandement de ses +troupes et le renvoya à Paris. Ney fut un peu grondé par l'empereur, +mais ce prince pardonnait tout à sa bravoure. + +Le maréchal Masséna voulut ensuite faire un mouvement avec toute son +armée pour jeter des vivres dans Alméida; un concours de fâcheuses +circonstances et de mauvaise volonté aurait rendu ce mouvement +dangereux. On se disposait néanmoins à l'exécuter lorsque le général +Brenier lui-même arriva à la tête de sa garnison, après avoir fait +sauter les poudres de la place et avoir bravé la poursuite de toutes les +troupes qui le bloquaient. Ce fait d'armes lui fit beaucoup d'honneur. + +L'arrivée de la garnison d'Alméida rendait le mouvement qu'on avait +ordonné à l'armée sans objet; en conséquence, on le contremanda. Ainsi +la campagne de Portugal, qui paraissait d'abord devoir être définitive, +ne produisit que des pertes et des embarras. + +L'armée était exténuée; l'empereur jugea qu'elle avait besoin de repos, +et la fit établir sur le Donoro; il rappela le maréchal Masséna +lui-même, qui était fatigué et hors d'état de se donner les peines +qu'exigeait le rétablissement de ses troupes. + +Il choisit le maréchal Marmont (qui gouvernait en Illyrie) pour lui +succéder dans le commandement, et fit remplacer celui-ci par le général +Bertrand, aujourd'hui si connu par sa noble constance à suivre le sort +de l'empereur. + +L'année 1810 se termina ainsi pour les opérations militaires +importantes. L'empereur s'était décidé à envoyer Marmont en Espagne, +parce qu'il avait confiance en lui, que cet officier-général était jeune +et tourmenté d'ambition; il était en outre bon organisateur, sévère, +ennemi du pillage, ce qui en Espagne nous aliénait plus de coeurs que la +guerre elle-même. Il y avait dans le poste que venait occuper le +maréchal Marmont toutes sortes de moyens de se faire beaucoup d'honneur: +vraisemblablement il y arriva avec les meilleures intentions du monde. +Je suis en particulier convaincu que, si la fortune avait couronné ses +premiers efforts, comme il avait beaucoup de mérite personnel, il serait +devenu en peu de temps l'homme qu'il fallait à l'empereur en Espagne, et +c'était tout, car on peut dire qu'il ne manquait à cette armée qu'un +homme, et qu'elle en avait beaucoup d'autres de trop. + +Un mauvais sort semblait s'attacher à ceux qui étaient destinés à aller +dans ce pays. Tous y étaient conduits par le zèle du service de +l'empereur; c'était à lui qu'on voulait plaire, c'étaient ses faveurs +que l'on ambitionnait, et à peine avait-on en main quelques moyens +d'acquérir de la gloire, d'obtenir même tout ce que l'on avait le plus +désiré, que de suite on faisait des calculs tout différens. L'envie, la +jalousie étaient entrées dans les coeurs; les rivalités empêchaient des +combinaisons de mouvemens qui auraient exigé la réunion de quelques +troupes, qu'il aurait fallu tirer des différens corps d'armée. +Wellington, revêtu d'une autorité absolue, était, au milieu de toutes +ces mésintelligences, avec une armée soumise, qu'il conduisait tantôt +sur l'un et tantôt sur l'autre de nos corps d'armée, bien persuadé qu'il +n'avait pas à craindre d'être dérangé par le général dont il allait +battre le voisin. Il faisait ses mouvemens avec une telle hardiesse, +qu'il fallait qu'il connût bien toute la puissance de ses motifs de +sécurité. + +Le maréchal Marmont arriva en Espagne, et prit le commandement des +troupes que le maréchal Masséna avait ramenées de Portugal. Elles +étaient dans une situation déplorable; elles avaient séjourné quatre +mois devant les lignes de Torrès-Vedras, manquant de tout, réduites aux +plus rudes privations. Elles n'avaient subsisté, pendant ce long espace +de temps, qu'au moyen de réquisitions forcées, faites et enlevées par +des détachemens de corps organisés pour la maraude. Ces détachemens, +fort souvent du tiers et de la moitié de chaque régiment, allaient à des +distances de quinze à vingt lieues, et ne pouvaient remplir leur mission +qu'au moyen des plus grandes violences: de là une désorganisation dont +rien ne peut donner une idée, et une confusion, une indiscipline, qui +rendaient l'armée incapable de combattre. Elle était arrivée sous +Rodrigo, n'ayant presque plus de cavalerie, d'attelages pour son +artillerie, et un matériel dans le plus grand désordre. Enfin, le dégoût +le plus grand, le mécontentement le plus prononcé descendaient des +généraux aux officiers et de ceux-ci aux soldats, et avaient remplacé +chez tous le respect pour le devoir et l'amour de la gloire. Le duc de +Raguse triompha promptement de ces fâcheuses dispositions, et releva +bientôt le courage abattu de ses soldats. + +Il renvoya en France tous les généraux fatigués et mécontens, rompit +l'organisation des corps d'armée, et forma l'armée en six divisions +d'infanterie et une de cavalerie, fit réparer le matériel et soigner et +augmenter les attelages, forma des réserves de vivres, et en moins de +trois semaines, cette armée se trouva réorganisée, rendue à la +discipline, animée d'un bon esprit, et en état d'agir. L'empereur était +loin de s'attendre à un résultat si prompt; il recommandait au duc de +Raguse de n'entreprendre aucune opération avant d'avoir des moyens +complets, soixante pièces de canon, attelées et approvisionnées: mais +les circonstances devinrent urgentes et commandèrent d'en agir +autrement. Le siége de Badajoz par les Anglais, conduit avec vigueur, +tirait à sa fin: l'armée du midi de l'Espagne, commandée par le maréchal +Soult, avait été complètement battue sur l'Albuern et ne pouvait plus +rien entreprendre; Badajoz ne pouvait plus être sauvé que par l'armée de +Portugal en agissant avec promptitude. + +Le duc de Raguse, qui le sentit, et que les demandes réitérées du duc de +Dalmatie appelaient dans le midi, se mit en marche dans les premiers +jours de juin avec 30,000 hommes d'infanterie, 1,500 chevaux et 36 +pièces de canon. Il se porta de sa personne à Rodrigo avec une division +d'infanterie et sa cavalerie, culbuta l'avant-garde anglaise, qui était +à portée de lui, et fit courir le bruit qu'il reprenait l'offensive. +Pendant ce temps, les cinq autres divisions, couvertes par ce mouvement, +se portèrent à marches forcées sur le Tage par le col de Banios, et +quand le mouvement fut en pleine exécution, les troupes qui étaient sur +Rodrigo firent l'arrière-garde de l'armée et la rejoignirent pendant +qu'elle exécutait son passage à Almarux, sur un pont qui avait été +établi. Une fois en Estramadure, l'armée se pelotonna et marcha d'une +manière compacte sur Mérida, toujours en mesure de combattre la portion +de l'armée anglaise qui aurait pu se porter sur son flanc. Ce mouvement, +fait avec décision et promptitude, déconcerta tous les projets de +l'ennemi, qui leva le siége de Badajoz au moment où la jonction des deux +armées s'opéra. + +Cette opération fut louée et appréciée. On n'était pas accoutumé en +Espagne à voir les généraux français se soutenir et venir au secours de +leurs voisins, et, loin de profiter des instructions qui subordonnaient +les mouvemens à une force déterminée que l'on n'avait pu atteindre, +prendre au contraire la responsabilité d'une offensive prématurée, pour +venir se mettre sous les ordres d'un de ses égaux. Il faut le +reconnaître, dans cette circonstance, la gloire des armes, le bien +public furent le mobile de la conduite du duc de Raguse. Cette +expérience aurait dû être une bonne leçon pour nos généraux pendant le +reste de la guerre en Espagne; mais l'amour-propre reprit bientôt son +empire, et on perdit la péninsule. + +Les maréchaux Marmont et Soult convinrent d'opérations ultérieures, et +retournèrent chacun dans leurs quartiers avec leurs troupes. + + + + +CHAPITRE VII. + +Suite des affaires papales.--Opinion de Pie VI sur Pie VII.--Enlèvement +du S. Père.--Députation de Savone.--La petite église.--Le soldat +missionnaire.--L'abbé d'Astros.--Ses aveux.--Consultation sur la croix +haute.--Le cardinal di Pietro.--Les petits prêtres romains. + + +Pendant que l'empereur faisait faire la campagne de Portugal, il ne +négligeait pas ses affaires intérieures. Ses démêlés avec Rome +l'occupaient particulièrement. Il fit consulter là-dessus tout ce qu'il +y avait à Paris de théologiens et d'ecclésiastiques distingués. Tous se +déclarèrent franchement contre le Pape, qu'ils accusaient de faire usage +de son pouvoir spirituel dans une affaire toute temporelle et étrangère +à l'Église. + +Les difficultés survenues avec la cour de Rome avaient, comme nous +l'avons dit, amené l'occupation de Civita-Vecchia et d'Ancone. Le pape, +qui prétendait que son temporel était aussi infaillible que son +spirituel, protesta contre cette occupation, qui n'avait pourtant été +ordonnée qu'après de longues représentations. L'on avait déjà vu des +insurrections en Italie, notamment à Rome; on savait de combien de +scènes sanglantes elles étaient accompagnées, et le caractère du pape ne +rassurait pas[5]. Cette obstination obligea de recourir aux partis +extrêmes. On porta des troupes dans Rome même, afin que cette grande +ville ne donnât point aux campagnes le signal et l'exemple d'une révolte +que, selon toute apparence, on chercherait à y exciter. + +Le pape, furieux, entouré de prêtres peu éclairés, lança, contre +l'empereur, sa bulle d'excommunication, qu'il envoya en Italie, en +France, en Belgique et en Espagne. + +Quoique l'empereur se souciât peu de cette excommunication, il ne laissa +pas d'être inquiet de tous les embarras qu'elle pourrait lui causer, +surtout en le mettant dans l'obligation de sévir contre des malheureux +qui pouvaient être égarés par quelques prêtres fanatiques dont +l'influence sur les campagnes, où la population est peu éclairée, est +toujours considérable. Ces idées se présentèrent à son esprit sous des +couleurs d'autant plus noires, qu'il était alors à Vienne, engagé dans +une guerre qui pouvait aller mal d'un instant à l'autre. Si cela était +arrivé, et que le pape eût été à Rome, il est bien présumable que les +révoltes qui auraient eu lieu en Italie, où elles avaient déjà commencé, +auraient rendu la position de l'empereur plus difficile à Vienne, où il +eût été peut-être obligé de faire une paix moins avantageuse que celle +qui fut conclue. Malheureusement il n'avait pas le temps de s'occuper du +pape, et n'avait personne près de lui, dans ce moment-là, qu'il pût +charger de ces sortes d'affaires; il ne songea donc qu'à se préserver +des suites que pourrait avoir une humeur aigrie au dernier point, et qui +ferait jouer tous les ressorts de sa puissance à la première occasion +favorable. C'est pourquoi il le fit enlever[6] et conduire à Savone, où +il lui avait donné un état de maison extrêmement convenable. Les choses +étaient dans cette situation, lorsqu'on les reprit après le mariage de +l'empereur, auquel les cardinaux romains crurent devoir ne pas assister; +ils furent blâmés par tout le monde et condamnés même par la faculté de +théologie. + +L'empereur avait pris un soin extrême de mettre le bon droit et les +formes de son côté, et il se flattait qu'il pourrait éclairer l'esprit +du pape. + +Il lui envoya une députation composée d'abord de quatre prélats, qui +étaient l'évêque de Nantes (l'abbé Duvoisin), l'archevêque de Tours (M. +Barral), l'archevêque de Bourges (M. de Beaumont), et l'évêque de +Trèves. + +Les quatre prélats se rendirent à Savone, où ils restèrent près d'un +mois; ils avaient sans doute de quoi répondre à tous les argumens qu'on +pourrait leur opposer, mais ils étaient surtout chargés de régler +définitivement quelques points de discipline ecclésiastique, qui étaient +le sujet de tracasseries continuelles en France. + +Le pape ne voulait pas, par exemple, dans sa mauvaise humeur, donner de +bulles aux évêques que l'empereur nommait aux sièges qui devenaient +vacans; il en résultait que les vicaires capitulaires étaient les +véritables évêques, et qu'ils étaient presque tous en opposition de +principes avec l'évêque qu'on leur avait envoyé. + +La désorganisation se mettait petit à petit dans les maisons +religieuses, et commençait à gagner celles d'éducation; dans beaucoup de +paroisses, on ne craignait pas de refuser de chanter, après la messe, le +cantique _Domine salvum_. + +Je n'ai pas connu les détails des conférences de Savone, mais j'ai su +d'un des respectables prélats qui avaient fait partie de la députation, +que le pape n'était pas sorti de son idée fixe. Il voulait retourner à +Rome, et pour toute réponse aux observations qu'on lui faisait il se +bornait à répéter: _A Roma, a Roma_; c'est-à-dire qu'il fallait d'abord +lui rendre la puissance temporelle, après quoi il verrait. On avait beau +lui parler de l'intérêt des fidèles, du repos de l'État, son refrain +était toujours le même: _A Roma_; il ne sortait pas de là. + +Il observa cependant qu'il ne pouvait répondre à rien sans son conseil, +sans les cardinaux dont je viens de parler; mais nous avions avec +ceux-là un bien autre compte. Avant d'y venir, je veux terminer ce qui +est relatif à Savone. + +Les prélats, ne pouvant rien obtenir, prirent congé du pape, et +revinrent à Paris. + +Une chose remarquable, c'est que dans une circonstance où l'esprit le +plus fort pouvait faillir, et dans laquelle la meilleure mémoire pouvait +manquer, dans une circonstance qui avait mis en recherches tous les plus +doctes théologiens, et fait compulser tant de livres depuis six mois; +une chose remarquable, dis-je, c'est que le pape n'ouvrit pas autre +chose que son bréviaire, ne dit pas autre chose que son chapelet. Il ne +touchait pas un livre, et l'on verra plus bas comment il passait son +temps. + +Le retour des évêques à Paris contraria l'empereur; il médita et +consulta de nouveau pour arrêter la matière d'un second message qui fut +envoyé au Pape dans l'hiver. Il fut porté par les mêmes évêques, +auxquels on en adjoignit deux autres, qui furent M. l'archevêque de +Malines, et, je crois, M. d'Osmond, qui était évêque de Nancy ou +archevêque de Florence; je ne me rappelle pas lequel des deux siéges il +occupait. + +Cette affaire du Pape, dans laquelle on a été méchamment injuste envers +l'empereur, est, selon moi, une des circonstances où il a montré le plus +de patience. Si le Pape avait eu affaire à un roi d'Angleterre ou à un +empereur russe, il n'eût pas seulement été question de lui; mais +l'animosité et le déchaînement étaient tels, que les athées même +défendaient le saint père aussi vivement que les dévots. + +On va voir jusqu'à quel point l'empereur poussa la patience, et ce qu'il +savait déjà des menées des prêtres romains, lorsqu'il envoya son second +message à Savone. + +C'est à cette occasion que je me mêlai, pour la première fois, des +prêtres. J'étais déjà à peu près certain de réussir dans ce que je +cherchais; j'avais envoyé des prêtres à moi voyager dans plusieurs +contrées de la France, et presque tous m'avaient rapporté que ce que +l'on appelait la petite église avait un avantage d'opinion presque dans +tout le pays. On appelait la petite église celle qui était desservie par +des prêtres qui ne reconnaissaient pas l'autorité du Pape, et qui +prêchaient cependant dans le sens de la bulle d'excommunication. Il y +avait de ces prêtres qui, depuis la guerre civile, circulaient par toute +la France, administrant le baptême, confessant, donnant la communion, +faisant des mariages et célébrant l'office divin dans des maisons +particulières où leurs ouailles se rendaient en portant chacune leur +petite rétribution, et c'était là le principal, car tout en abusant de +la crédulité des gens de la campagne, ces fanatiques ne négligeaient pas +de prélever un impôt sur eux. + +M. le duc d'Otrante avait tout-à-fait négligé cette source de discorde, +qui avait déjà causé des ravages lorsque je m'en occupai. + +J'étais parvenu à faire arrêter plusieurs de ces prêtres, qui, depuis +1793, avaient été envoyés dans l'Ouest par le comité des évêques établi +à Londres, et qui, depuis cette époque, faisaient dans le pays le +contraire de ce qu'ils auraient dû faire. + +Je fis venir ces prêtres, qui n'étaient que de véritables idiots, +décidés à se faire martyriser pour des sottises; je ne pus en tirer +aucun aveu, sinon sur tout ce qu'ils avaient fait personnellement, +c'est-à-dire qu'ils rebaptisaient, reconfessaient, remariaient, etc., +tout ce qui l'avait été dans le pays par d'autres prêtres, c'est-à-dire +par ceux qui avaient reconnu le concordat. En cherchant après ces +prêtres, on arrêta un soldat qui, ayant vu la stupidité des gens des +environs, avait imaginé de se donner pour prêtre; il avait voyagé, reçu +de l'éducation; il s'était mis à confesser, à baptiser et à dire la +messe, parce que cela lui rapportait plus que son métier de soldat. + +Il fut mis en prison; on ne lui fit aucun mal, mais le bruit de cette +aventure fit tort aux vrais prêtres de la petite église, parce que tout +le monde eut peur d'aller à la messe d'un grenadier. Je fus +particulièrement content de cette aventure en ce que j'en eus tout +l'avantage. + +L'empereur m'avait souvent parlé de la petite église, et m'avait poussé +avec force dans ces recherches; il fut satisfait de ce commencement de +succès, que j'ai mis ici avant l'affaire que je vais raconter, quoiqu'il +n'en soit que la suite. + +L'empereur avait un tact extraordinaire pour sentir d'où partait une +mauvaise influence; lorsqu'il suivait sa propre impulsion, il se +trompait rarement. Depuis plus de deux ou trois mois, il me faisait +rechercher une bulle ou instruction que le Pape devait avoir envoyée à +tout le clergé de France. + +On avait la preuve morale qu'elle existait, on en voyait même mettre les +dispositions en pratique; mais comment mettre la main dessus? C'était là +la difficulté. Les prêtres ont la plupart des physionomies sur +lesquelles il est facile de se tromper; j'y aurais échoué sans un cas +fortuit qui survint et me fit tout découvrir. + +Nous étions arrivés au 1er janvier, où les corps constitués venaient +faire leur visite à l'empereur. + +Le clergé de Paris y vint. Le siége de cette métropole avait été occupé +depuis la mort du cardinal Dubelloy par le cardinal Fesch, qui avait +ensuite donné sa démission et avait été remplacé par le cardinal Maury; +mais ce prélat n'ayant pas de bulle, c'étaient les vicaires capitulaires +du chapitre qui faisaient toutes les affaires du diocèse. C'était donc +près d'eux que l'on devait chercher ce que l'on voulait avoir; il +n'était pas en effet vraisemblable qu'un agent de la cour de Rome se fût +adressé à l'abbé Maury, qui était d'une opinion différente. Il y avait +parmi les vicaires capitulaires de Paris l'abbé d'Astros[7], qui était +le principal agent du chapitre métropolitain; il était présent avec le +clergé du diocèse, et porta lui-même la parole de félicitation à +l'empereur, qui lui laissa dire son compliment, et qui ensuite, sans +s'échauffer, lui parla des dissensions du clergé. + +L'empereur avait-il déjà des informations? je n'en sais rien. S'il en +avait, elles ne venaient pas de moi; dans tous les cas il avait mis le +doigt sur la plaie. + +Dans la conversation, il poussa M. d'Astros, qui ne concevait pas +pourquoi c'était précisément à lui que l'empereur s'adressait; il se +crut trahi et se déconcerta, sans cependant dire un mot qui pût le +compromettre. + +L'empereur rentra, après l'audience qui finit presque aussitôt, dans son +cabinet, où il m'ordonna de le suivre, et après m'avoir fait connaître +ce qui venait de se passer avec cet abbé, et m'avoir parlé de ses +pressentimens, il me dit de donner suite à cette affaire. Il n'y avait +pas un moment à perdre; on commençait à sortir du château, lorsqu'il me +vint dans la pensée de faire dire au cardinal Maury que j'avais à +l'entretenir, et que je le priais de passer chez moi en sortant des +Tuileries, et de faire en sorte d'y amener l'abbé d'Astros. + +Je me rendis chez moi, et j'envoyai un agent fort adroit chez M. +d'Astros, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, de visiter tout +son appartement, et de bien examiner tout ce qui serait de capacité à +contenir une feuille de papier. + +Pendant que l'on exécutait mon ordre, le cardinal Maury et M. d'Astros +arrivèrent; ce dernier était encore effrayé des questions que lui avait +faites l'empereur. Je pris le ton d'un homme qui était déjà informé, +tandis que je ne savais rien; je dis à M. d'Astros que je lui donnais +une demi-heure pour se décider à me dire d'où il avait reçu les papiers +qui venaient d'être trouvés chez lui, et quel usage il comptait en +faire. Il crut trouver une porte de salut en me répondant qu'il ne +voulait en faire aucun usage, et qu'il ne connaissait pas la personne +qui les lui avait apportés. Il me mit bien à mon aise, car je ne savais +pas encore qu'il en avait; je profitai de la veine et lui fis dire à qui +il les avait communiqués. Il ne voulait nommer personne, lorsqu'on lui +observa de prendre garde qu'il n'était amené dans cette position que par +quelqu'un qui avait connaissance de tout, et qu'il devait bien voir +qu'il fallait qu'il eût parlé pour que l'on sût où prendre ce que l'on +cherchait. C'est alors qu'il nomma un autre vicaire capitulaire comme +lui, et M. Portalis[8], ce qui indisposa fort l'empereur contre ce +conseiller d'État, qui, confident d'une chose tendant à bouleverser +l'empire, n'en avait rien dit. Il en éprouva de la peine, se souvenant +des services de son père, et s'il fit un exemple aussi sévère du fils, +en le renvoyant du conseil d'État, c'était bien plus pour l'exemple que +pour la faute. + +M. d'Astros ne voulut pas parler davantage. On m'apporta alors le +résultat de la visite qui avait été faite chez lui, où on avait +effectivement trouvé des choses extraordinaires; je les fis toutes +reconnaître à M. d'Astros, qui ne sut pas que je n'en étais point encore +en possession lorsque je l'appelai chez moi. + +Il y avait dans ses papiers plusieurs lettres particulières, dont je +l'obligeai de me nommer les auteurs; cela fini, je lui déclarai qu'il +avait perdu sa liberté jusqu'à ce que je fusse tout-à-fait informé. + +Ces papiers, quoique assez volumineux, avaient été trouvés cachés, +partie dans les poches d'une vieille soutane qui était suspendue dans sa +garde-robe, partie dans une boîte à manchon. Ils se composaient, 1° de +la fameuse bulle; 2° d'une longue instruction d'un légat du pape. Nous +apprîmes par là qu'en quittant Rome, le Pape avait donné ses pouvoirs à +un prêtre qui ordonnait dans toute la chrétienté, et d'après les ordres +duquel tout se faisait. L'existence de ce chef invisible nous expliqua +pourquoi on rencontrait partout une conformité d'opposition et de +malveillance sur certains points de discipline et de dogme. + +M. d'Astros ne voulut jamais dire de qui était cette instruction qui +n'était pas signée; mais il y avait avec elle des minutes de lettres +écrites de sa main, et qui établissaient la preuve qu'il avait été +lui-même dans le cas de consulter un chef sur différens points de +discipline ecclésiastique, sans doute pour mettre sa responsabilité à +couvert. + +Malheureusement pour lui, il avait écrit à ce chef quatre jours +auparavant pour lui demander s'il pouvait conduire le chapitre chez +l'empereur avec la croix haute, c'est-à-dire la croix que l'on porte en +avant de toutes les processions. + +Il avait insisté pour une prompte réponse, parce que le cardinal Maury, +qui y allait franchement, avait ordonné qu'on la portât, et M. d'Astros, +qui craignait d'être blâmé, avait voulu consulter son chef, avant d'y +consentir. La réponse du chef était aussi dans les papiers saisis; elle +avait même été suivie d'une explication qui avait dû être précédée de +demandes et de réponses si rapprochées, qu'il était évident que le chef +ne pouvait pas être éloigné, que de plus il était Italien, parce que son +écriture et son style le décelaient. M. d'Astros ne voulut jamais le +nommer. + +J'eus recours à un stratagème pour le découvrir. + +Comme ces lettres n'avaient que deux ou trois jours de date, je sus par +le domestique de M. d'Astros, qu'il les avait portées à un certain P. +Fontana, Italien, qui, depuis l'expulsion des cardinaux, s'était retiré +dans un couvent de religieuses à Paris. J'envoyai chercher ce religieux, +qui m'en nomma un autre de sa nation (je crois qu'il s'appelait +Antonio), qui, depuis la même époque, vivait aussi chez des religieuses, +de la communauté desquelles j'ai oublié le nom. + +Le P. Fontana reconnut les lettres que M. d'Astros lui avait écrites, +dont je lui représentai les copies, ainsi que les réponses qu'il y avait +faites, et qui y étaient jointes. + +Enfin, pour éviter des détails ennuyeux pour le lecteur, il résultait +des aveux de ces prêtres que, depuis que les cardinaux avaient été +éloignés de Paris, c'étaient eux qui avaient résolu tous les cas +difficultueux de l'église, d'après une instruction semblable à celle qui +était dans les papiers de M. d'Astros. Ils dirent qu'il l'avaient reçue +depuis que le Pape était à Savone, mais que ce n'était pas lui qui la +leur avait envoyée. + +Ces prêtres excitaient ma curiosité et ne la satisfaisaient pas, lorsque +je m'avisai de leur demander comment ils auraient agi, s'il s'était +présenté un cas non prévu par l'instruction, et qui fût de dogme au lieu +d'être de discipline; ils répondirent qu'ils en auraient référé au +collége des cardinaux; et enfin ils avouèrent que cela était déjà +arrivé, et qu'ils en avaient écrit au cardinal di Pietro. + +Le cardinal di Pietro était le premier ministre du pape; c'était à lui +que le pape avait remis ses pouvoirs en quittant Rome, et c'était lui +qui, à Paris, avait empêché les autres cardinaux d'assister à la +cérémonie du mariage de l'empereur. + +Il avait été comme les autres renvoyé de Paris, et se trouvait à Sémur +en Bourgogne, où je l'envoyai chercher; il fut vivement pressé par M. +Réal, que l'empereur m'avait ordonné de charger de la suite de cette +affaire. Le cardinal di Pietro fut obligé de s'avouer vaincu; c'était +lui qui faisait le pape, et qui en quittant Paris avait donné ses +instructions à ces deux prêtres italiens et à M. d'Astros. + +C'était ainsi que les ministres d'un Dieu de paix s'enveloppaient de +leur ministère pour troubler l'état et l'intérieur de chaque famille, en +alarmant la conscience de l'homme de bien, et en encourageant le +chancelant agitateur. Dans tout autre pays qu'en France, le gouvernement +eût puni ces prêtres comme des ennemis du repos public, mais on se +contenta de les enfermer comme des fous dangereux. La suite de cette +affaire conduisit à découvrir une ligne de correspondance entre Paris et +Savone, ce qui fit encore mettre en prison quelques prêtres qui en +étaient les messagers[9], et qui portaient jusqu'au fond de la Belgique, +les instructions démagogiques du cardinal di Pietro. + +Cette découverte me donna l'idée de faire la recherche de tous les +petits prêtres romains qui étaient venus à Paris avec les cardinaux, et +je les trouvai pour la plupart, sous l'habit séculier, maîtres de latin, +d'italien, ou de musique; les dévotes se les étaient partagés comme +autant de morceaux de la vraie croix. + +Je les fis observer, et je ne tardai pas à reconnaître combien ces +malheureux étaient corrompus, et de quel danger il était pour les +familles d'y laisser des hommes aussi pervers, qui profitaient de +l'accès qu'ils y avaient pour y introduire un genre de corruption +jusqu'alors inconnu en France. Il y avait cependant quelques familles +qui n'auraient pas eu le droit de se plaindre, car, par esprit de parti, +elles avaient été au-devant du mal. + +Néanmoins, sans faire aucun éclat, je réunis les lettres coupables que +quelques uns de ces hypocrites avaient écrites à des jeunes gens, et en +fis donner connaissance aux parens; cette précaution suffit pour les +voir bientôt, à quelques uns près, congédiés, et dès-lors ils ne furent +plus dangereux. Cette affaire de prêtres fit un grand bien à +l'administration en général, parce que le mal que l'on connaît devient +toujours moins dangereux que celui qu'on ne connaît pas. On trouva le +moyen d'en arrêter les conséquences, et si depuis un an que cette +intrigue criminelle était tramée on l'avait interrompue, elle n'eût pas +fait en France autant de progrès, qui, dans nos revers, sont devenus un +mal capital. + +On a donné une couleur d'oppression à la répression de cette intrigue; +je demande ce que l'on ferait en Angleterre à un évêque catholique +romain qui, en vertu de pouvoirs secrets du pape, abuserait de son +ministère pour entretenir dans le royaume des intrigues tendant à +bouleverser l'État. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Arrivée à Paris d'un jeune Saxon.--Son dessein d'assassiner +l'empereur.--Décision remarquable de ce prince.--Livre de M. Daunou.--Ce +qu'eût pu devenir la France. + + +L'empereur a toujours été trop bon, même envers ses ennemis personnels: +je vais en citer un exemple dont j'ai été témoin, et qui est arrivé +précisément à la suite de cette affaire de prêtres. + +Je fus informé, dans le courant de l'hiver, qu'une famille de qualité de +Dresde était fort inquiète des résolutions d'un jeune homme de vingt ans +qui lui appartenait, lequel était parti tout d'un coup de l'université +de Halle ou de Leipsick, où il faisait ses études, et avait pris un +passeport pour Francfort-sur-le-Mein, d'où probablement il pousserait +jusqu'en France. + +Je fus informé aussi que ce jeune homme avait un cerveau faible, et +qu'il avait quitté la religion luthérienne pour embrasser le +catholicisme. + +Le temps était court, et les renseignemens bien vagues; je n'eusse rien +trouvé, si un de mes agens à Francfort ne m'avait écrit par le même +courrier, pour me prévenir du passage par cette ville d'un jeune Saxon +qui s'appelait Wondersale, et qui se rendait à Paris. Il ajoutait qu'il +avait pris à Francfort une lettre de crédit sur Paris. + +Je voyais bien qu'il estropiait le nom du jeune homme; néanmoins, +d'après le calcul que je faisais, il devait être arrivé à Paris depuis +deux jours, et je le fis chercher, tant par la préfecture que par le +ministère de la police. + +J'en donnai l'ordre un dimanche à dix heures du matin, et je fis +demander, dans les maisons de banque qui étaient reconnues pour avoir +particulièrement des relations avec l'Allemagne, les noms des personnes +à l'adresse desquelles étaient les crédits qu'elles avaient eu +commission d'ouvrir depuis cinq ou six jours. + +J'eus de suite une liste de noms, dans laquelle je remarquai le nom +allemand de Won der Sulhn, qui avait un crédit de Francfort de tel jour, +et qui demeurait à tel hôtel, dans telle rue. + +On l'y trouva effectivement vers les cinq heures du soir; il avait +quatre paires de pistolets, un poignard, s'était confessé, et avait même +communié. + +Lorsqu'il entra chez moi, j'étais plus disposé à lui parler de bals et +de plaisirs, en voyant sa bonne mine et sa jeunesse, qu'à lui parler de +choses plus sérieuses. + +Je n'avais d'ailleurs aucune preuve; je plaidai le faux pour savoir le +vrai: je fis de la morale au jeune homme, je lui parlai de la honte +irréparable d'une mauvaise action, qui déshonorait plus particulièrement +un homme de sa naissance. Il devint rouge, fut embarrassé, et enfin, +avec la candeur d'une âme qui n'était point encore souillée, il m'avoua +quelle était son intention en venant à Paris, qu'il avait résolu de tuer +l'empereur pour attacher son nom au sien. Je lui demandai comment il ne +s'était pas laissé arrêter par les difficultés qu'il devait prévoir +qu'il rencontrerait, qu'il en voyait l'exemple. Il me répliqua +froidement qu'il savait bien qu'il devait mourir, soit qu'il manquât ou +qu'il réussît; qu'il s'était mis en règle pour répondre à Dieu, et que, +s'il avait manqué son coup, un autre aurait suivi son exemple, et +profité de l'expérience qu'il n'avait pas, pour éviter ce qui aurait pu +l'empêcher de réussir. + +Il ajoutait que Henri IV avait été manqué vingt-deux fois, et que la +vingt-troisième avait réussi; que l'empereur n'avait encore été manqué +que trois ou quatre fois, mais que cela n'arrêtait pas un homme de +courage, qui ne comptait sa vie pour quelque choses qu'autant qu'elle +était utile, et qu'il trouverait la sienne suffisamment bien employée, +puisqu'elle avancerait d'une chance les probabilités de succès pour ceux +qui voudraient l'imiter. + +Il était difficile de porter plus loin que ne l'avait fait ce jeune +homme le dévoûment de sa personne pour l'exécution d'un crime. + +Je fis à l'empereur un rapport écrit de tout ce qui avait précédé et +suivi l'arrestation de ce jeune Saxon, dont les projets ne pouvaient pas +être mis en doute. + +L'empereur écrivit en marge de mon rapport (c'est-à-dire par la main de +son secrétaire): «Il ne faut point ébruiter cette affaire, afin de +n'être point obligé de la finir avec éclat. L'âge du jeune homme est son +excuse; on n'est pas criminel d'aussi bonne heure, lorsqu'on n'est pas +né dans le crime. Dans quelques années, il pensera autrement, et on +serait aux regrets d'avoir immolé un étourdi et plongé une famille +estimable dans un deuil qui aurait toujours quelque chose de +déshonorant. + +«Mettez-le à Vincennes, faites-lui donner les soins dont il paraît que +sa tête a besoin, donnez-lui des livres, faites écrire à sa famille et +laissez faire le temps; parlez de cela avec l'archi-chancelier, qui est +un bon conseil.» + +En conséquence de ces ordres, le jeune Won der Sulhn fut mis à +Vincennes, où il était encore lors de l'arrivée des alliés à Paris. + +Ce que l'empereur était forcé de reconnaître dans la conduite des +prêtres romains ne le disposait pas à se relâcher du projet qu'il avait +de secouer le joug des papes; c'est à cette occasion qu'il fit composer +par M. Daunou[10] un ouvrage qui a pour titre: _Recherches historiques +sur les anticipations et la puissance temporelle des papes_. Il disait +en parlant d'eux: «Moi, j'aimerais mieux me faire luthérien, demain, que +de mettre la France de nouveau en feu, en y rétablissant le monstrueux +pouvoir de ces hypocrites.» + +L'empereur avait malheureusement trop de petites affaires, dont on avait +pris l'habitude de l'entretenir. Son ministère travaillait moins +qu'auparavant; dans ces sortes de choses, on venait à lui pour des +bagatelles; on le dérangeait souvent d'occupations sérieuses pour lui +parler de minuties dont on n'aurait dû lui parler qu'après qu'elles +auraient été faites, en sorte que les grandes étaient privées du soin +que leur importance réclamait, et que les petites devenaient +importantes. + +Si l'empereur n'avait pas été jeté dans des affaires qui l'absorbaient +en entier, il aurait fini cette affaire des papes, qui aurait été mise +au nombre des travaux utiles qui ont signalé son gouvernement; mais +faute d'avoir été achevée, elle a été représentée comme une entreprise +simplement tyrannique, tandis que tous les États catholiques lui en +eussent voué de la reconnaissance si elle avait réussi. Combien il était +encore à regretter qu'une suite continuelle de grandes guerres amenât +toujours des embarras qui se succédaient et jetaient l'empereur hors des +occupations auxquelles il avait si bien pris goût! + +Depuis la paix de Lunéville jusqu'à la rupture du traité d'Amiens, il a +été une époque où le budget des recettes de l'État dépassait celui des +dépenses de plus de quarante à cinquante millions, et où l'empereur +avait indépendamment, dans ses coffres, une économie, provenant des +contributions étrangères et de ses épargnes, qui ne s'élevait pas à +moins de deux cent cinquante ou trois cents millions. + +Si l'on eût eu la paix avec cela, il avait de quoi rendre la France un +muséum de tout ce que le génie, l'art et l'esprit humain sont +susceptibles d'imaginer pour la gloire et le bien-être des hommes. On se +perdrait en réflexions tristes, qui ne sont pas l'objet de cet ouvrage, +si l'on ouvrait le chapitre de ce que l'on a fait et qu'on n'aurait pas +dû faire, comme de ce que l'on n'a pas fait et que l'on aurait dû faire. + +Pendant que la police expliquait à Paris cette mauvaise machination des +prêtres, l'empereur faisait partir son second message près du Pape; il +n'eut pas plus de succès que le premier, et l'on peut avancer hardiment +que, sous tous les rapports, le Pape était d'une portée d'esprit +au-dessous de la situation dans laquelle les progrès de la raison +avaient jeté les affaires de l'église. Il ne voyait que sa situation +personnelle; il s'obstinait à ne pas la séparer de la question +spirituelle. Les événemens sont venus à son aide; le conclave le +canonisera peut-être, mais l'histoire le jugera. + + + + +CHAPITRE IX. + +Fâcheuse situation du commerce.--L'empereur vient à son +secours.--Embarras de M. de Talleyrand.--Vente de son hôtel.--Comment il +meuble celui qu'il habite aujourd'hui.--Dépôt du duc d'Otrante.--M. +Laffitte.--Ses idées sur le système continental. + + +C'est au commencement de l'hiver de cette année que plusieurs maisons de +banque et de commerce éprouvèrent des embarras qui n'étaient que la +conséquence de ceux de leurs correspondans, dont les affaires avaient +souffert par suite d'une résistance de leur part aux mesures dont on +voulait frapper le commerce anglais. En Hollande, les maisons les plus +considérables faisaient leur liquidation et renonçaient aux affaires; en +Belgique, on avait découvert une fraude importante qui avait pris le +caractère d'un commerce permis: non-seulement on l'avait arrêté, mais on +était revenu à l'examen des livres de toutes les maisons qui l'avaient +fait, et on les avait frappées de tous les droits qu'elles avaient évité +de payer. Quelques unes en furent ruinées, parce qu'elles avaient vendu +leurs marchandises en raison des facilités qu'elles trouvaient à les +introduire, et cela ne porta aucune atteinte aux maisons anglaises, qui +étaient déjà remboursées de ce qui leur était dû. + +Toutes ces mesures avaient frappé d'épouvante; chacun resserrait ses +affaires; les capitalistes retiraient leurs fonds, et il y eut un moment +où des maisons fort respectables eurent besoin d'argent, quoiqu'ayant +leurs magasins pleins de marchandises qu'ils ne pouvaient pas écouler. + +L'empereur se fit faire plusieurs rapports sur ces sortes d'affaires, et +tous concluaient que la plupart des négocians qui étaient dans cette +situation n'y étaient pas tous tombés par suite de la retraite des +capitaux qui leur avaient été confiés, mais pour avoir donné à leurs +opérations une extension disproportionnée à ceux qu'il pouvaient avoir, +ce qui les avait obligés de les augmenter en créant un papier de +circulation, lequel papier s'était trouvé sans hypothèque dans leur +liquidation, et avait causé leurs embarras. Néanmoins il vint au secours +des uns et des autres, et ouvrit ses coffres; il leur avança jusqu'à six +à sept millions de son économie, pour préserver le commerce de Paris et +celui de plusieurs autres villes d'une catastrophe. + +C'est à cette occasion que je suis entré pour la première fois en +rapport avec M. Laffitte, que je ne connaissais pas auparavant, et qui +depuis long-temps dirigeait la maison de banque de M. Perregaux, +particulièrement depuis la maladie qui l'a conduit au tombeau. + +L'empereur avait souvent parlé devant moi de la crise du commerce; cela +avait même été la matière d'une discussion du conseil, et il m'était +facile de voir que l'empereur parlait d'après des rapports qu'on lui +avait remis de divers endroits sans qu'aucun l'eût convaincu. Je +m'aperçus qu'en soutenant une discussion avec mon collègue Mollien +(ministre du trésor, qui siégeait à côté de moi), il me regardait comme +pour m'exciter; il savait cependant bien que j'étais étranger à ces +matières, et j'eus un moment la peur qu'il ne cherchât à inculquer à +Mollien que j'étais l'auteur de ces rapports. Aussi je plaçai dans la +discussion une lourde bêtise qui réhabilita ma réputation. Néanmoins le +regard de l'empereur voulait dire quelque chose, et comme je savais +depuis long-temps qu'il aimait mieux qu'on le devinât que de le faire +parler, je me mis à l'oeuvre tout en sortant du conseil. + +J'étais resté en rapports d'amitié avec Bourrienne; l'empereur le +savait, et écoutait complaisamment tout ce que je lui en disais quand je +rencontrais l'occasion de lui parler de lui, ce qui me donnait l'espoir +de le lui faire remployer d'une manière quelconque. + +Bourrienne connaissait bien mieux que moi ce que signifiait un geste de +l'empereur, et je crus un moment qu'il avait connaissance des rapports +qui avaient occupé l'esprit de l'empereur. Après avoir causé avec +Bourrienne, je me décidai à aller quérir des lumières près de M. +Laffitte, qui avait déjà dans le commerce une puissance d'opinion +d'autant plus forte qu'elle reposait sur une indépendance absolue de +caractère personnel, laquelle lui avait mérité une considération qui a +été accrue et consolidée depuis par les événemens. + +Une affaire d'arbitrage à laquelle je m'intéressais, et dans laquelle on +désirait avoir l'opinion de M. Laffitte, vint fort à propos. Je le fis +prier par Bourrienne de venir me voir. + +J'avais à l'entretenir de trois choses, d'abord de la crise du commerce, +de ses causes et de ses conséquences; ensuite du système continental et +des licences. + +En écoutant parler M. Laffitte, je revenais petit à petit à ses +opinions, et s'il me lit, il jugera si je les ai bien retenues. + +J'eus avec lui plusieurs entretiens dans lesquels il me développa son +opinion y que je mets ici sous les yeux du lecteur. + +«Une règle infaillible pour les gouvernemens pour bien juger de la +marche des affaires et de l'état de l'opinion, me disait-il, c'est que +tout ce qui est en opposition avec les intérêts est nécessairement en +opposition avec les affections. L'arbitraire de l'administration tue la +confiance et le crédit; le blocus ne produit aucun bien dans le présent, +et son effet naturel est de détruire tous nos avantages commerciaux dans +l'avenir. Le commerce est inoffensif de sa nature; il est +gouvernemental, puisqu'il a besoin de protection: s'il est dans +l'opposition, c'est qu'il se trouve lésé, ou qu'il manque de garanties. +Ceux qui ne prospèrent qu'avec l'ordre et la tranquillité ne veulent pas +de révolutions. + +«Le blocus continental est, au premier abord, une grande pensée. La +théorie présente à l'esprit un résultat prompt et même admirable; mais +l'imagination ne suffit pas dans les matières positives: ce qu'il faut +voir avant tout, c'est la possibilité de l'exécution. Quelques fabricans +peuvent s'applaudir de l'essor que cette mesure a donné à leur +industrie; mais la masse des négocians ne peut que souffrir d'un +commerce qui n'a lieu que par privilége, et les hommes d'État n'y voient +qu'un abandon fait aux Anglais du commerce de l'univers. + +«Il ne faut point s'abuser par de vaines paroles; les flagorneries +peuvent plaire à des princes vulgaires, la vérité seule convient au +génie de l'empereur. Ce qu'il faut lui dire donc, c'est que le blocus +cerne le continent et non pas l'Angleterre; c'est au continent seul à +qui il est défendu de mettre un vaisseau en mer. + +«La question ainsi posée, qu'en résultera-t-il? L'Angleterre perdra la +totalité des consommateurs du continent, et le monopole du reste du +monde lui sera abandonné sans partage: le continent au contraire se +suffira à lui-même, sans partage avec l'Angleterre, et tout échange +d'ailleurs lui sera interdit avec le reste de l'univers. Or, le +continent européen vaut-il, à lui seul, toutes les autres parties du +monde? C'est ce qu'il y aurait à examiner, si le blocus était possible; +mais les licences qu'on accorde prouvent qu'on a à s'occuper d'une autre +solution. + +«La France, pays manufacturier, gagnera par l'expulsion des Anglais des +différens marchés de l'Europe; c'est là pour elle la seule compensation +de ce qu'elle perdra par la cessation de tous ses autres rapports avec +l'Amérique, l'Afrique et l'Inde; mais l'Espagne, l'Autriche, la Prusse +et la Russie que gagneront-elles? Pour elles, tout est perte sans qu'il +en résulte le moindre avantage, et cet état forcé peut-il durer +longtemps? + +«Les plaintes des sujets ne sont pas sans influence sur la conduite des +gouvernemens, quand elles sont aussi légitimes: on cède momentanément à +la nécessité; mais les intérêts réagissent, et bientôt ces intérêts +parlent si haut, qu'il faut enfin les écouter. + +«Sous ce rapport, monseigneur, il n'y a pas une puissance qui, étant +ostensiblement avec nous, ne soit en secret contre nous et de coeur avec +l'Angleterre. Sans se parler, elles s'entendent entre elles, et à la +première occasion elles ne manqueront pas d'éclater. La Russie surtout, +la plus forte et la plus lésée, ne doit-elle pas le faire craindre par +cela seul qu'elle ne peut pas tenir ce qu'elle a promis? Quant à moi, je +n'en doute point; rien ne peut remplacer pour elle les factoreries +anglaises. Les pertes sont énormes, et là elles retombent sur les grands +et non sur le peuple. Les grands disposent de la cour et de l'armée, et +un seul fait vous fera juger quelles doivent être leurs intentions. +Avant le blocus, le _rouble_ valait 3 francs, maintenant il se maintient +à peine à 20 sous. + +«Cette considération du moment fait jeter un coup-d'oeil plus inquiet sur +l'avenir. Le nord jusqu'à présent fournissait les bois, les chanvres, +tous les objets les plus essentiels à la marine; déjà les Anglais sont +conduits à les aller chercher en Amérique, et des habitudes ainsi +prises, on ne les change pas. + +«Le génie lui-même, monseigneur, doit s'arrêter devant la force des +choses: les _licences_ déposent contre la vérité du système; ce qui est +violent ne dure pas. Ainsi déjà le _blocus_ a été détruit par les +_licences_; les licences n'ont fait qu'établir le privilége dans le +commerce, et ce privilége ne sert qu'à assurer le profit des Anglais. +Maîtres de tous les marchés, eux seuls ont le droit d'acheter et de +vendre; ils repoussent nos produits en nous livrant les denrées de +l'Inde et de l'Amérique: les sucres, par exemple, nous les payons six +francs, et ils ne les achètent tout au plus que huit à neuf sous! + +«Ce qu'il y a d'évident, vous le voyez, c'est le bénéfice énorme de +l'Angleterre. Quelques négocians privilégiés retirent quelque profit par +leur rôle intermédiaire; mais ce profit, ils l'obtiennent sur le +consommateur et non sur l'Angleterre, et ce qu'il ne faut pas oublier, +c'est que le consommateur est Français. + +«Ce système des licences ne peut tromper personne; il porte atteinte à +la respectabilité du commerce par les fraudes et les supercheries qui +lui sont indispensables; il mécontente les alliés et les nationaux en +les obligeant à payer les denrées quatre à cinq fois leur valeur. + +«Nos exportations ne diminuent pas, vous le savez, le tribut énorme que +l'on paie ainsi à l'Angleterre: presque tous les objets qui les +composent, ridiculement exagérés dans leurs prix, ne sont chargés sur +nos bâtimens que pour être jetés à la mer. Mieux vaudrait encore les +garder pour en vêtir les pauvres. Quoi qu'il en soit, pour en finir en +deux mots, le blocus et les licences se réduisent à ceci: les Anglais +vendent tout au continent et n'en achètent rien; maîtres du prix d'achat +ailleurs et de la vente chez nous, ils font sans concurrence un double +profit. La France fabrique au contraire en pure perte, puisque ses +produits se trouvent condamnés à la destruction; elle peut gagner +quelque chose sur l'étranger par la revente des denrées, mais ces +étrangers sont nos alliés, et le blocus pèse ainsi doublement sur eux. +Ils perdent sur leurs produits, qu'ils ne vendent à personne; ils +perdent sur les denrées coloniales, qu'ils ne peuvent acheter que de +nous. + +«Un pareil état de choses ne saurait durer: la Prusse, l'Autriche, la +Russie voudront accorder à leur tour des licences; les Anglais le +savent, le coeur de nos alliés est pour eux, et ils ne reculeront pas; +l'humeur et les reproches ne tarderont pas d'éclater, le blocus ne sera +plus rien, nos alliés se rapprocheront forcément de nos ennemis, et de +nouvelles guerres mettront de nouveau peut-être notre avenir en +question. + +«Avec un ajournement aussi indéfini de la paix, il est bien difficile +que le pays prospère et que la confiance s'établisse. La gloire ne +suffit pas à une nation; celle de l'empereur est immortelle, mais il +faudrait voir au bout le bien-être et le repos. + +«Pour les hommes d'État, le blocus est donc, comme je l'ai dit, un +projet gigantesque, hardi, mais dont le succès est impossible. Les +licences, dont l'idée première d'échanger des objets fabriqués dont nous +regorgeons contre des matières premières dont nous manquons, étaient +belles; mais, par suite d'abus, elles sont devenues un honteux +privilége, il n'y a que ceux qui les obtiennent qui ont intérêt à y +applaudir. + +«Mais il ne faut pas s'y tromper: ce n'est pas ce mal passager du blocus +qui intimide et qui décourage. L'empereur a assez de génie et de savoir +pour tout concilier. Le mal vient peut-être d'une prévention injuste +qu'on lui a suggérée lors de ses premières campagnes. Jugeant le grand +nombre par l'exception, peut-être confond-il le financier avec le +traitant, le négociant avec certains fournisseurs. De là sans doute +s'établit l'arbitraire de l'administration; le manque aux promesses est +opposé, par une espèce de représailles, aux actes de la fraude, et la +bonne foi, qui donne la vie à tout, n'existe nulle part. + +«Un fait humiliant et qui donne la clef de plusieurs autres, c'est +l'état du crédit de la France et du crédit de l'Angleterre. La dette +anglaise est de 18 à 19 milliards, la nôtre n'est que de 1,200 à 1,300 +millions, et cependant les Anglais pourraient emprunter au besoin encore +des sommes bien plus considérables que celles que nous pourrions +emprunter nous-mêmes, et surtout, à un prix infiniment meilleur. +Pourquoi cette différence? pourquoi le crédit de l'État est-il plus bas +en France que le crédit des premiers banquiers et des premiers +négocians, tandis que la situation inverse est permanente en Angleterre? +Un mot suffit pour l'expliquer: pour refaire son crédit en Angleterre, +il n'y a qu'à travailler avec le gouvernement; pour perdre le sien en +France, il n'y a qu'à ne pas s'en abstenir. L'Angleterre tout entière +est, pour ainsi dire, une seule maison de commerce dont les ministres +sont les gérans; les lois sont le contrat que le pouvoir lui-même ne +peut enfreindre; ici le conseil d'État usurpe la puissance des +tribunaux, et j'oserais presque vous dire que rien d'utile ne se fait, +parce qu'il n'y a rien qui soit véritablement garanti.» + +Ici M. Laffitte s'étendit longuement sur la cause et les effets de la +crise qu'il ne voyait ni dans les effets du blocus ni dans quelques +folles opérations de jeu. Appuyant les raisonnemens par les faits, il +m'expliqua les mesures qu'il y avait à prendre pour que le gouvernement +marchât dans sa force en mettant l'immensité de ses ressources à profit; +à mesure qu'il parlait, je me sentais entraîné par ses idées. Je ne +chercherai pas à les rendre, parce que je les expliquerais mal +peut-être, et qu'aujourd'hui il ne s'agit plus de leur application; +voulant m'en occuper cependant, et ne le pouvant pas au moment même, je +me promis bien de le revoir plus tard, me bornant, d'après tout ce que +j'avais appris, à disposer l'empereur de mon mieux à accorder les +secours pressans qui étaient sollicités par plusieurs maisons. + +Ces secours n'étaient regardés par M. Laffitte que comme des palliatifs, +ne décidant rien sur le fond des choses. Il y applaudit néanmoins, et +les avantages momentanés qu'il y voyait, et qu'il me développa, +m'expliquèrent ce que voulaient dire une foule de rapports qui me +parvenaient à la journée, et qui s'enveloppaient dans le mystère des +insinuations. + +Mieux instruit par ces entretiens de la situation du moment, je priai M. +Laffitte de me mettre ses idées par écrit: il se rendit à mes désirs; je +présentai cette note à l'empereur. Ce même jour, un de ses ministres lui +faisant un rapport sur les mesures prohibitives, l'empereur prit de +l'humeur et dit en plein conseil: Avec toutes vos mesures, vous mettez +le commerce de France en liquidation. + +L'empereur devint ensuite d'une facilité extrême pour accorder des +secours aux maisons bien famées qui furent atteintes par la crise. +Bientôt les demandes d'argent se multiplièrent au point de le rendre +rêveur. Il jugea de la vérité des opinions de M. Laffitte, en voyant le +fabricant M. Oberkam menacé de manquer; il le fit venir et lui dit de +prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour éviter ce malheur et +pour continuer à travailler, et cette maison fut soutenue par ses +libéralités. + +La première de Paris qui fut dans le cas d'y avoir recours fut la maison +Tourton-Ravel. Il n'était assurément pas dans le droit de compter sur de +la bienveillance de la part de l'empereur d'après sa conduite envers lui +dans l'affaire du général Moreau, néanmoins il n'attendit pas +vingt-quatre heures le secours qu'il avait sollicité; il fut obligé par +le prêt d'une somme énorme, pour le remboursement de laquelle il prit +des arrangemens à sa convenance avec le ministre du trésor. C'est à moi +que M. Tourton est venu confier son embarras en me remettant une lettre +pour l'empereur, et si je le cite, c'est parce qu'il était encore +débiteur d'une bonne partie de ce prêt, lorsqu'il s'est fait remarquer +parmi ceux qui ont consommé sa perte à l'époque de la première +occupation de Paris. + +À la même époque, la maison Simon fit faillite; elle demanda des +secours, mais on ne lui en accorda pas, parce qu'elle ne présentait pas +de garanties morales suffisantes. Le désastre de cette maison engloutit +(d'après ce qui m'a été rapporté à cette époque) quatorze cent mille +francs à M. de Talleyrand. Il avait déjà des affaires en mauvais état, +et son revenu suffisait à peine pour payer l'intérêt dû à ses +créanciers; il se vit réduit au traitement qu'il recevait de l'empereur, +et il eut encore le désagrément de se voir pressé par des créanciers +qui, ayant eux-mêmes besoin de leur argent, le menaçaient de +l'actionner. Je dus employer mon intervention pour le préserver d'un +éclat qui aurait été jusque-là sans exemple pour un homme de son rang. +Il fut obligé d'emprunter cent mille écus à une maison de banque, qui +elle-même manqua quelque temps après; sa situation était réellement +pénible: il vint m'en parler et me prier d'engager l'empereur à lui +acheter sa maison, qui était l'ancien hôtel de Valentinois, situé rue de +Varennes. + +L'empereur n'était pas content de lui, on avait prêté beaucoup de +mauvais propos à M. de Talleyrand contre ce prince. Ils pouvaient être +faux, à la vérité; mais s'il ne devait pas en porter la peine, il n'y +avait pas non plus de motif pour venir à son secours. + +Néanmoins l'empereur ne voulut pas qu'un homme qui l'avait servi fût +dans une aussi affligeante position, et quoiqu'il n'eût que faire de +l'hôtel de Valentinois, il l'envoya visiter et estimer par M. Fontaine, +architecte des châteaux des Tuileries, du Louvre, de Saint-Cloud, etc. +L'architecte de M. de Talleyrand opéra contradictoirement avec M. +Fontaine, et sur leur rapport l'empereur acheta l'hôtel de Valentinois +tout meublé, et le paya comptant deux millions cent mille francs. + +M. de Talleyrand ne laissa cependant pas d'en emporter tous les meubles, +qu'il put placer dans le nouvel hôtel qu'il avait acheté au coin de la +rue Saint-Florentin; il fit, dans cette occasion, une affaire doublement +bonne, en ce que ce nouvel hôtel appartenait à l'ancien ambassadeur +d'Espagne, avec lequel M. de Talleyrand avait une liquidation à faire; +il reçut l'hôtel en place d'une somme qu'il n'aurait peut-être pas eue +avant qu'on eût pu le vendre. + +Je cite cette anecdote, parce que l'on a accusé l'empereur de s'être +emparé de l'hôtel de M. de Talleyrand après que celui-ci eut fini de +l'arranger. Je demande à un homme raisonnable qui est-ce qui aurait pu +payer deux millions cent mille francs une maison que M. de Talleyrand +avait besoin de vendre, et si l'empereur, qui n'a su qu'en faire après +l'avoir acquise, pouvait avoir un autre but que d'obliger M. de +Talleyrand en l'en débarrassant. + +À cette même époque, je fus témoin d'un autre fait d'obligeance de +l'empereur envers un homme qui ne l'a sans doute pas su, parce qu'il m'a +été défendu d'en parler. Je puis le faire aujourd'hui par plusieurs +motifs. M. Fouché, en quittant le ministère de la police, avait des +sommes considérables, et il rendait assez peu de justice à l'empereur +pour craindre qu'on ne les lui saisît; il avait eu plus de confiance +dans la bonne foi d'un simple employé du ministère de la police, nommé +Dupont ou Dumont, qui était sa créature. Au moment où il partait pour +l'Italie, il remit à cet employé une somme très considérable, de +laquelle il ne tira aucune pièce qui pût en laisser trace; peu de temps +après, cet employé mourut; il laissait une veuve et deux enfans dans +l'indigence. Cette femme, qui ignorait ce qui s'était passé entre M. +Fourché et son mari, pouvait naturellement attendre qu'on lui +représentât le reçu qu'elle devait supposer que son mari avait fait de +ce dépôt. Si elle avait agi ainsi, il eût été impossible de lui faire +rendre cette somme, quelle trouva à la mort de son mari, d'autant plus +que les réclamans voulaient éviter l'éclat. + +Des amis de M. Fouché me prévinrent de cet événement. J'eus une occasion +d'en parler le même soir à l'empereur, qui m'ordonna d'intervenir de +tous mes moyens pour que M. Fouché ne perdît pas un sou; je n'eus aucune +peine pour l'obtenir, car la veuve était une vertueuse femme qui avait +rendu le dépôt à la première réclamation. Néanmoins madame Fouché, qui +n'avait pas suivi son mari en Italie, et qui était une femme d'un esprit +juste, avait trop bien senti le danger qu'il avait couru, pour être +insensible aux intentions que l'empereur avait manifestées dans cette +circonstance; elle vint me prier de solliciter pour elle une audience de +l'empereur, qui lui fut accordée, et dans laquelle elle le remercia. + + + + +CHAPITRE X. + +Czernitchef.--Ses tentatives de séduction.--Le maître de +mathématiques.--Réflexions sur l'espionnage.--Article du _Journal de +l'Empire_.--Vive réprimande.--Retraite du duc de Cadore.--M. de +Bassano.--Réflexions sur les hommes nouveaux. + + +Depuis plus d'une année, on ne voyait revenir de Russie en France que le +même officier russe, que l'on renvoyait à Paris aussitôt qu'il avait +apporté une réponse de Paris à Saint-Pétersbourg. Les plaisans disaient +qu'il n'y avait probablement que lui qui fût en état d'en trouver le +chemin; mais d'autres, avec plus de raison, observaient qu'il devait y +avoir un motif particulier pour que ce fût toujours le même officier qui +fît ce voyage. Effectivement, depuis le mois de mars 1808 jusqu'en +février 1812, c'est-à-dire pendant quatre ans, il a fait le voyage de +Russie à Paris dix ou douze fois, ce qui équivaut au tour du monde, +qu'un vaisseau met trois ans à accomplir. Vers la fin de 1810, un simple +hasard me fournit la preuve que les retours aussi précipités de cet +officier avaient une bien autre importance que les complimens et les +protestations dont les lettres qu'il portait pouvaient être pleines. Il +occupait ses loisirs, entre l'arrivée et le départ, par des études qui +en imposaient à tout ce qui aurait pu vouloir donner un autre but à ses +missions; mais en cherchant un maître de mathématiques, il rencontra +dans celui dont il fit choix ce que l'on appelle à la police un +_observateur_. Celui-ci accepta, se trouvant fort heureux d'une +rencontre qui allait lui fournir de quoi moissonner. + +Au bout de quelque temps, l'officier russe chercha à connaître les +moyens d'informations de son répétiteur, et lui demanda s'il connaissait +quelque commis aux bureaux de la guerre. + +Le maître de mathématiques répondit affirmativement, et la chose était +vraie; mais avant de se livrer davantage, l'officier russe lui promit, +lorsqu'il aurait la preuve qu'il accusait vrai, de lui indiquer les +moyens de gagner de l'argent. + +Le maître de mathématiques me transmit la proposition; je lui dis +d'accepter et de faire tout ce qu'on lui demanderait, mais d'en rendre +compte auparavant. + +Il alla en conséquence voir les connaissances qu'il avait aux bureaux de +la guerre, et s'y procura quelques états particuliers ou imprimés qui +prouvaient qu'en effet il avait des moyens de parvenir au ministère; il +m'apporta les pièces, j'y fis changer quelques chiffres, et les lui +rendis pour les communiquer à l'officier russe. La confiance de celui-ci +fut établie. Il donna à son mathématicien une série de demandes écrites +de sa main, ayant toutes pour but d'explorer les bureaux de la guerre, +tant du personnel que du matériel de toutes armes. + +Il me l'apporta aussitôt; il n'y avait plus alors moyen de douter du +motif de la confiance qui était accordée à cet officier russe, et du +rôle qu'il devait jouer à Paris. + +J'en rendis compte à l'empereur, qui faisait difficulté de le croire, +mais qui fut convaincu en voyant la série de demandes écrites de la main +de cet officier russe. Il me recommanda de n'en pas parler, mais le +lendemain ou jour suivant, il le fit repartir, en lui donnant une lettre +pour l'empereur de Russie. + +L'empereur était loin de la pensée que le séjour près de lui d'un +aide-de-camp de l'empereur Alexandre, et qui à ce titre avait des accès +de faveur partout, était une double mission d'observateur. + +Il lui avait fourni des moyens d'autant plus faciles pour la bien +remplir, qu'il était admis partout par suite des recommandations que +l'empereur avait faites à toutes les maisons de la société pour qu'on +lui fît beaucoup de politesses, en sorte que chacun s'empressait de +répondre à une insinuation dans laquelle on entrevoyait un moyen de +plaire au souverain, en faisant ce qui lui paraissait agréable. + +Je me rappelle qu'au départ de cet officier, l'empereur recommanda que +l'on écrivît à son ambassadeur pour qu'il mît des obstacles à son +retour. Il paraît que cela n'avait pas été fait, comme on en jugera tout +à l'heure. + +C'était pendant le séjour d'automne à Fontainebleau que l'empereur +prévint cet aide-de-camp de l'empereur de Russie qu'il allait le +renvoyer à Saint-Pétersbourg, et qu'à cette occasion il lui donna une +assez longue audience dans laquelle cet officier dit fort judicieusement +à l'empereur que la meilleure commission dont il pouvait être chargé +pour son maître était l'assurance qu'il ne lèverait point de +conscription cette année: c'est lui-même qui me l'a rapporté. + +Il avait raison; mais l'empereur était-il payé pour avoir confiance dans +les assurances de paix qu'on ne cessait de lui donner, lorsque les coups +de canon de Wagram résonnaient encore? Ils avaient aussi été précédés +des mêmes assurances, et on ne nous avait pas aidés. Le peu de grâce que +l'on avait mis à accueillir la proposition d'une alliance de famille qui +eût resserré celle des deux pays n'était pas fait pour entretenir +l'harmonie qu'on était parvenu à rétablir entre eux; il avait eu, au +contraire, quelque chose de choquant, qui, même entre des particuliers, +aurait blessé la dignité de celui qui aurait éprouvé un semblable refus. +Ensuite, la presque totalité de l'armée qui avait fait la campagne de +1809 était passée en Espagne et en Hollande. Il ne restait dans les +provinces du Hanovre, Fulde, Erfurth, etc., que les quatre divisions du +corps du maréchal Davout. + +La cavalerie était encore dans une situation beaucoup moins hostile, +car, sauf les régimens de cuirassiers, tous les autres corps avaient été +dédoublés pour aller compléter les cadres des régimens de cavalerie qui +étaient en Espagne. Il résultait de tout cela que, si l'empereur avait +encore été attaqué, on l'aurait trouvé dans la même position qu'en 1809; +c'était ce que voulaient ses ennemis, mais il n'aurait pas été +excusable, s'il s'était une seconde fois laissé surprendre par son trop +de confiance, surtout ayant au midi une guerre qui, d'un moment à +l'autre, pouvait lui demander trente mille hommes de plus. D'ailleurs +pourquoi se mettre à la merci de ses ennemis? + +Il ne fallait pas chercher d'autres motifs aux armemens qui se faisaient +en France; ce n'est pas un État qui ait les ressources de population de +la Russie, qui ne pouvait raisonnablement prendre ombrage d'une levée +d'hommes comme celle qu'elle avait l'air de craindre. Cette levée +effectivement eut lieu; elle devait aller en Espagne presque toute +entière, cependant elle fut envoyée en Allemagne; d'autres troupes +d'Espagne prirent aussi ce chemin. Comment ce malheur est-il arrivé? On +se l'expliquera peut-être par la suite de ces Mémoires. + +L'aide-de-camp de l'empereur de Russie était à peine arrivé à +Saint-Pétersbourg, qu'il fut renvoyé à Paris, comme s'il n'avait été en +Russie que pour y changer de chevaux. Une telle opiniâtreté parut +extraordinaire à tout le monde: on crut devoir observer les démarches de +cet officier et mettre des entraves dans son chemin. Le bon sens seul +disait qu'il n'était pas possible qu'il n'eût plusieurs rôles à jouer, +mais sa fortune voulut qu'au lieu d'être contrarié, il fut servi par +ceux qui auraient naturellement dû le circonvenir. + +Il rentra à Paris au moment où on le croyait à peine arrivé en Russie, +il apportait une lettre d'Alexandre pour l'empereur. C'étaient encore de +nouvelles protestations de sincérité, etc., etc., toutes sortes de +phrases dont on nous payait depuis près de deux ans, et qui, dans cette +occasion même, étaient portées et répétées par un messager qui avait +dans sa poche une instruction d'espionnage le plus monstrueusement +organisé que l'on eût encore vu. Il aurait couvert l'administration +française de ridicules, si elle n'était pas parvenue à le démasquer. Il +datait déjà de six ans et n'avait pas cessé sous l'administration de M. +Fouché. À quels sentimens devait-on ajouter foi? Était-ce à ceux +exprimés dans la lettre dont l'aide-de-camp était porteur, ou à ceux qui +avaient dicté l'instruction qu'il avait reçue, et qu'il a si bien +suivie? + +Il y a des personnes qui trouvent naturel que les puissances fassent +servir leurs relations à des observations prises d'un peu haut; pour +celles qu'elles obtiennent par le moyen des envoyés diplomatiques, à la +bonne heure! Ces messieurs sont des personnages officiels qui peuvent +tout se permettre, parce qu'ils ont toujours un moyen de faire +disparaître leur caractère, lorsque les circonstances l'exigent. Mais +l'aide-de-camp d'un souverain envoyé directement par ce souverain près +d'un autre monarque, porteur d'une lettre autographe de son maître, est +un personnage hors de l'étiquette, et qui doit d'autant moins se +permettre de démarches équivoques, qu'on a pour lui toutes les +déférences résultant de ce que l'on accorde d'estime particulière à la +confiance dont il paraît jouir. + +On manquerait à son maître de ne pas en agir ainsi envers celui qui est +plutôt son envoyé personnel que le chargé des affairés publiques. Il est +donc déloyal d'abuser des égards qu'obtient le caractère que l'on a +affiché, et que l'on compromet par le personnage que l'on joue. + +Les souverains peuvent proposer de pareilles missions à qui bon leur +semble, mais ils n'ont jamais défendu de les refuser, et il faut se +sentir la grâce d'état pour les accepter. + +L'empereur ne témoigna pas qu'il fût contrarié par le retour de cet +aide-de-camp; il le reçut avec bonté, il lui parla même de la série de +demandes qu'il avait remise au maître de mathématiques; il lui dit que +ce rôle-là avait quelque chose de honteux, qui n'était pas fait pour +lui, et l'engagea à y renoncer, sans quoi il ne pourrait pas le voir +davantage. + +L'aide-de-camp, feignant d'être touché de cet excès de bonté, promit +tout, s'excusa sur la curiosité naturelle à laquelle il s'était laissé +aller dans ses premiers voyages; l'empereur le crut, et continua à +l'accueillir dans son intérieur, comme il l'avait fait précédemment. + +L'aide-de-camp, qui avait pour lui l'expérience des premiers voyages, +profita habilement des accès qu'il avait dans le monde pour s'y plaindre +de la couleur que l'on voulait donner à ses fréquentes missions à Paris. +Il prétendit qu'il n'y avait que des méchans qui pussent ainsi chercher +à lui nuire; il ajouta même quelques réflexions qui ne lui étaient pas +défavorables. Cela lui réussit, et il fit si bien, qu'il fut prôné, loué +et défendu par le ministre qui aurait dû le tenir toujours au bout de +son parquet, et qui, au lieu d'avoir les yeux sur la conduite de cet +aide-de-camp, l'enveloppa d'une protection et d'une sécurité qui +portèrent bientôt sa hardiesse au comble. + +Le hasard voulut que le jour même de l'arrivée de ce jeune officier à +Paris, il parût dans les journaux un article un peu sanglant, qui +portait directement sur lui, au sujet des missions qu'on lui voyait +remplir. + +L'article n'avait été inséré qu'après avoir passé à la censure +diplomatique; néanmoins on se plaignit à l'empereur de l'inconvenance de +la publication, du mauvais effet qu'elle avait produit. Il eut la +faiblesse de le croire, sévit contre les journalistes et ne m'épargna +pas davantage. «Comment! me dit-il, vous tolérez, vous faites faire des +publications de cette espèce! vous qui, lorsque vous étiez chez eux, +m'avez dix fois écrit pour vous plaindre d'écrits qui n'avaient pas, à +beaucoup près, l'amertume de celui que vous avez lancé. Vous savez +combien ils sont faciles à blesser; vous devez donc les ménager, vous le +devez surtout, vous qui me parlez de paix toute la journée, ou bien +auriez-vous changé? voudriez-vous me faire faire la guerre? mais vous +savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire. +Aidez-moi donc à l'éviter; toute autre manière de faire ne me servirait +pas.» Je voyais d'où me venait ce flot de colère, j'osai en dire ma +façon de penser à l'empereur; mon observation ne servit qu'à m'attirer +une réprimande encore plus vive: il semblait que c'était une inimitié +personnelle, que je n'avais pas, qui la dictait. Je n'insistai pas. +Avant cependant de lâcher prise, je crus de mon devoir d'appeler +l'attention de l'empereur sur la conduite de M. Czernitchef: mais on lui +avait déjà certifié que c'était l'homme le plus réservé, le plus sage, +qu'il était embarrassé dans le monde du rôle qu'on avait voulu lui +donner, que cela était cause qu'on ne le voyait plus guère. Je reçus +l'ordre de le laisser aller, venir, voir, écouter; il n'y manquait que +celui de le faire informer moi-même. Je me le tins pour dit, ne fermai +cependant qu'un oeil, parce que j'étais assuré de mon fait, et de +l'erreur dans laquelle on voulait envelopper l'empereur, qui ne +tarderait pas à voir la méprise: c'est effectivement ce qui arriva +quelques mois après. + +J'avais été vivement réprimandé; M. de Champagny fut traité d'une +manière encore plus sévère, et perdit son portefeuille, qui passa dans +les mains de M. de Bassano. C'était assurément un homme de bien, +obligeant, laborieux, mais moins propre aux nouvelles fonctions dont il +venait d'être revêtu qu'un homme qui serait venu la veille du bout du +monde. + +L'empereur avait élevé des soldats de l'armée aux premières dignités +militaires: on avait trouvé cela naturel; dans une armée qui faisait des +choses si extraordinaires, on pouvait croire que le mérite était dans +tous ses rangs, et ne pas s'étonner de voir sortir des maréchaux de +France des compagnies de grenadiers. + +Dans les affaires civiles, il n'en était pas de même; on était jugé par +un plus grand nombre d'hommes éclairés, dont on avait été le collègue ou +l'émule. Lorsque je fus élevé au ministère de la police, je fus moins +scruté, parce que je sortais de l'armée, et que j'étais moins connu; +l'on avait dit tant de mal de moi, que, pour peu que la dixième partie +eût été vraie, on ne devait pas tarder à s'en apercevoir, et on +attendait ce moment-là pour se prononcer. Ce qui me fit tolérer, c'est +que l'on me rendait la justice de me croire invariable dans mes devoirs +comme dans mes affections, et que je n'appartenais à aucun des différens +partis de la révolution. On connaissait davantage M. de Bassano; il +entrait sur un théâtre qu'une suite d'événemens avait rendu immense, et +le premier point de départ de sa fortune était encore là. On ne mesurait +plus la distance qu'avaient parcourue les hommes de l'armée qui +s'étaient élevés au milieu des dangers; mais on comptait les pas de ceux +qui voulaient prendre de l'avance sur leurs collègues par des services +administratifs. + +On mesura donc dans tous les sens le chemin qu'avait parcouru M. de +Bassano, et quoiqu'il eût très fidèlement servi, qu'il l'eût fait avec +un zèle remarquable, on n'en eut pas plus d'indulgence pour lui. + +C'est dès-lors que je vis de tous côtés s'élever des observations que +j'aurais voulu ne pas entendre; à la vérité, c'étaient des calomnies, +des méchancetés, mais elles emportaient la pièce. + +Ce n'était pas cependant la faute des nouvelles familles si, au lieu +d'être les héritiers de la gloire de leurs aïeux, elles étaient les +souches de l'illustration de leur postérité. Il n'y a de différence +entre les unes et les autres que le temps. Dans mille ans, l'histoire +les confondra, si même elle ne distingue pas les plus récentes; mais +toujours était-il que, dans le temps, on comparait les nouveaux et les +anciens nobles aux vieilles médailles, qu'on met au-dessus de celles qui +sortent de dessous le poinçon. + +Ces petits inconvéniens, qui n'étaient au fond que des misères, +acquéraient une grande force lorsqu'on était parvenu à une position dans +laquelle on a besoin de tous les genres de prestiges pour être en +harmonie avec une classe de personnages qui tirent eux-mêmes leur force +d'opinion de l'antiquité de leur illustration, et jamais il n'y eut un +cas où l'on dut mieux appliquer le proverbe, que nul ne peut être +prophète dans son pays. + +M. le duc de Bassano était remarquable, à la secrétairerie d'État, par +l'assiduité de son travail; il avait accoutumé l'empereur à le +surcharger d'occupations, jamais il n'en laissa en souffrance: il +distinguait ce qui était urgent, pressé, ou qui pouvait attendre; le +tout était fait avec ordre et à point nommé. + +Il avait nécessairement acquis une grande considération par son +dévoûment à ses devoirs, et cette considération lui avait donné une très +grande influence; mais l'une et l'autre étaient tout intérieures, et ne +lui avaient rien donné de ce qu'il fallait pour en exercer une au +dehors, qui exige de nombreux et anciens antécédens. Aussi ce ministère +devint-il plutôt un bureau d'ordres pour les petites puissances, qu'il +ne fut un moyen de conciliation entre les grandes. + +Les événemens approchaient; il aurait fallu plus que jamais à la tête +des relations extérieures un esprit déjà accoutumé à les diriger, au +lieu d'un homme qui avait à les étudier. + +Depuis fort long-temps, et même sous le ministère de M. de Talleyrand, +on était dans l'usage, aux relations extérieures, de soumettre à +l'empereur la correspondance originale des agens de ce ministère. +C'était lui-même qui faisait presque tout, jusqu'aux notes que les agens +français devaient remettre aux cours près desquelles ils étaient +accrédités. Comme cela se savait, il en résultait que c'était +l'équivalent d'ordres précis que ces envoyés recevaient et qu'ils +transmettaient de même, en sorte qu'ils se trouvèrent dispensés d'une +responsabilité qu'ils auraient encourue, s'ils n'avaient reçu que des +instructions ministérielles, dont le développement et le succès auraient +été livrés à leur capacité ou à leur intelligence. + +Cette manière de travailler eut encore un grave inconvénient: c'est que +le ministère se réduisit à tenir en ordre des registres de +correspondance, et n'apporta plus aucun secours à l'empereur; il était +devenu officiel que l'on mettait le nom du souverain à tout, même aux +choses dont il ne pouvait avoir aucune connaissance: aussi les envoyés +des puissances les moins considérables furent-ils bientôt rebutés de +communications dans lesquelles ils ne pouvaient pas même discuter. On +prétendait que M. le duc de Cadore ne leur parlait pas assez, et ce fut +bien pis, car à peine osèrent-ils parler. + +Ils le regrettèrent tous, mais ils regrettèrent particulièrement M. de +Talleyrand, qui avait l'excellente habitude de répondre à tout ce qu'on +lui mandait, et qui n'entretenait l'empereur qu'officiellement, sans +mêler son nom aux argumens dont ses lettres fourmillaient. + + + + +CHAPITRE XI. + +Réunion des villes anséatiques.--Protestation de la Russie.--Mesures +prohibitives de cette puissance.--M. de Czernitchef.--Notions qu'il +transmet à son souverain.--Influence de cet événement.--Grossesse de +l'impératrice.--Espérances de la nation.--Naissance du roi de +Rome.--Ivresse générale. + + +Peu de temps après l'entrée de M. de Bassano aux relations extérieures, +la réunion des villes anséatiques eut lieu, et avec elles celle du petit +pays d'Oldembourg. Cette réunion excita des clameurs générales. On ne +voulut pas voir qu'elle était commandée par la force des choses; que le +système continental, pour lequel on avait déjà tant fait de sacrifices, +devenait une mesure illusoire, si le commerce anglais pouvait verser ses +produits dans ces contrées, et inonder l'Allemagne des tissus et denrées +coloniales que repoussaient nos prohibitions. On aima mieux crier à +l'ambition, à la manie d'étendre, d'agrandir un empire déjà trop vaste, +comme si de telles réunions eussent pu être définitives, comme s'il +n'eût pas sauté aux yeux qu'elles ne pouvaient être que des actes +transitoires destinés à réduire l'industrie étrangère, à montrer à +l'ennemi ce qu'il devait attendre, s'il ne renonçait aux injustes +prétentions qu'il affichait, ou à mettre au plus de nouveaux objets +négociables dans les mains de la France. Quant au pays d'Oldembourg, la +Russie, qui favorisait ouvertement le commerce anglais, venait de +prohiber nos productions; elle était rentrée sous l'influence du cabinet +de Saint-James, on connaissait désormais ses vues, ce n'était pas la +peine de se prêter aux infractions du traité. L'empereur suivait le +développement de ses nouveaux projets; il était informé des +accroissemens qu'elle avait donnés à ses armées, pour le moins aussi +bien qu'elle pouvait l'être de ce que nous faisions en France. + +Il disait, à cette occasion: «Voyez ce que l'empereur Alexandre pouvait +faire pour empêcher la guerre de 1809; aujourd'hui qu'il pense devoir +craindre pour lui, il trouve bien des moyens.» Effectivement, sous +prétexte des besoins qu'exigeait la guerre de Turquie dans laquelle il +était engagé, et qu'il était impatient de terminer, il avait petit à +petit doublé son armée. Toute l'Allemagne savait cela comme nous, et +observait les deux cabinets, parce que l'on voyait bien que les armemens +des Russes excédaient les besoins de la guerre de Turquie. Il y avait +déjà de l'inquiétude de part et d'autre[11]. L'empereur ne croyait pas +que les Russes vinssent l'attaquer seuls; mais il craignait encore une +alliance semblable à celle de 1805, alliance qui aurait été plus +dangereuse, en ce qu'il avait moins de moyens réunis, et qu'il aurait eu +affaire avec plus d'ennemis, répandus sur un plus vaste théâtre: aussi +ne précipita-t-il rien; il travailla à se mettre en mesure avec d'autant +plus d'activité, qu'il avait besoin d'entretenir la confiance de ses +alliés. C'est cet état rembruni de l'horizon politique qui le porta à +faire passer en Espagne les troupes des princes confédérés d'Allemagne +pour en retirer autant de troupes françaises et polonaises, dans +lesquelles il avait une grande confiance. + +La réunion des villes anséatiques et du pays d'Oldembourg touchait trop +d'intérêts en Europe pour qu'elle y restât indifférente; on n'avait +point encore oublié celle de la Hollande lorsqu'on apprit celle de +Hambourg, Lubeck et Brême; il n'y eut qu'un cri contre nous: ce n'était +que lorsque les Anglais nous prenaient quelque chose que l'on ne criait +pas. + +Cette conformité de sentimens réunis contre la France ne pouvait y +rester ignoré, ni manquer d'y causer de vives inquiétudes. Tout cela +sentait la guerre, et on en était horriblement fatigué. + +Au milieu de cet état, on eut connaissance d'une protestation par +laquelle les Russes déclaraient qu'ils n'avaient eu aucune part aux +derniers accroissemens de puissance de la France, et notamment à la +réunion des villes anséatiques et du duché d'Oldembourg, contre laquelle +ils protestaient, déclarant que l'empereur de Russie n'y resterait pas +indifférent. + +Ce langage était clair, et signifiait, dans toutes les langues du monde, +que l'on devait se préparer à la guerre, laquelle n'était plus qu'à la +distance qu'il y a entre les coups d'épingles et les coups de canon, et +lorsque l'aigreur s'en mêle, ou la parcourt vite. + +Déjà même, comme je l'ai dit, avait paru un ukase (concernant le +commerce), qui défendait l'introduction en Russie de nos productions, +tels que les vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, les soieries, +etc., etc., tandis que les produits anglais, qu'Alexandre s'était engagé +à proscrire, avaient désormais plein accès dans ses ports. + +Or, comme la Russie devait en faire autant vis-à-vis du commerce +anglais, par suite de son alliance avec nous, il en résultait +nécessairement qu'elle se privait de tout commerce, ce qu'il était +absurde de penser. La puissance d'un empereur de Russie ne pourra jamais +aller jusqu'à imposer cette privation à son pays: ce serait ne pas le +connaître que de croire le contraire. Aussi ne tarda-t-on pas à voir un +autre ukase qui favorisait le commerce anglais. L'empereur Alexandre +était bien persuadé de cette nécessité, et il en était au point qu'il +fallait qu'il fermât les yeux sur l'inobservation de l'article de son +traité d'alliance avec nous, par lequel il avait consenti à la fermeture +de ses ports aux Anglais, qu'il laissa librement entrer et sortir de +partout, ou bien qu'il se préparât personnellement aux plus grands +malheurs. + +Ainsi l'ukase contre le commerce français n'était que le signal d'un +rapprochement certain entre l'Angleterre et lui, et par conséquent celui +de la rupture de l'alliance entre nos deux pays. L'Angleterre avait bien +jugé que son rapprochement de la Russie devait être la conséquence de +l'alliance de la France et de l'Autriche. + +Nous étions à la fin de février 1811: tous les esprits apercevaient dans +le lointain l'orage qui se formait, et chacun s'en attristait. Les +affaires de commerce, qui étaient déjà réduites à peu de chose, +devinrent tout-à-fait nulles. + +La légation russe observait ce qui se passait dans toutes les +directions; en prenant un air pacifique, elle eut bientôt groupé autour +d'elle tous ceux que la curiosité y attirait pour connaître le point où +l'on en était, ainsi que ceux qui comptaient sur des revers, sans +lesquels ils ne pouvaient pas espérer de voir leur état changer. +L'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, qui se trouvait à Paris, se mit +en mouvement pour connaître les états de nos recrutemens et de nos +armemens; c'était un thermomètre d'après lequel on pouvait assigner +l'époque d'un commencement d'opérations. Pour faire valoir son zèle et +l'emploi de son temps, il supposa à l'empereur Napoléon le projet de +diriger vers la Pologne tout ce qui était destiné pour l'Espagne, et +donna à sa correspondance avec son maître cette couleur; il s'en était +laissé imposer par ceux qui débitaient les contes de partage de l'empire +russe; il devint à Paris un instrument dont la malveillance s'empara, et +auquel elle fit parvenir des informations ridicules qu'il rendit +cependant en Russie comme des faits positifs. Il était naturel qu'il en +résultât de la part des Russes des armemens proportionnés à ceux que +l'empereur de Russie était informé que l'on faisait en France; le +contre-coup ne tardait pas à s'en faire sentir à Paris, où l'on +apprenait par l'ambassadeur de France à Pétersbourg ce surcroît +d'armemens de la part des Russes. La conséquence en était d'autres +armemens qui avaient les mêmes suites. C'est ainsi que la présomptueuse +vanité d'un ou deux jeunes Russes, au dessous du rôle qu'ils prenaient, +conduisit pas à pas deux colosses énormes à s'entrechoquer: si le +résultat avait mal tourné pour leur pays, ils auraient été livrés à +l'animadversion de leurs compatriotes; les choses ayant été décidées +contre nous, ils ont des droits à une reconnaissance de leur part, +proportionnée aux chances dans lesquelles ils les avaient engagés. + +Je reviendrai sur ce sujet, après avoir raconté plusieurs faits qui +arrivèrent à la même époque. + +Nous étions dans le mois de mars 1811: la grossesse de l'impératrice +approchait de sa fin; les esprits étaient livrés à toutes sortes de +calculs sur les conséquences dont serait suivie la naissance d'une +princesse ou d'un prince; on désirait celle de ce dernier avec une +ardeur qui en comprimait l'espérance: on espère ce que l'on désire, et +on craint de ne pas l'obtenir. + +La naissance d'un prince fixait toutes les incertitudes; on ne voyait +plus de guerre, parce que l'on n'y voyait plus de but. On n'entrevoyait +plus de secousses révolutionnaires, parce que tous les intérêts +restaient attachés à la même destinée, qui se trouvait assurée. On se +livrait ainsi à toutes sortes de conjectures, lorsque, le 19 mars au +soir, l'impératrice éprouva les premières douleurs de l'enfantement; on +en fut bientôt informé dans tout Paris, parce qu'en même temps que l'on +envoyait chercher l'archi-chancelier et M. Regnault de +Saint-Jean-d'Angely, desquels on avait besoin pour dresser l'acte de +naissance de l'enfant, on faisait appeler les hommes de l'art, tels que +le docteur Corvisart et le chirurgien Dubois, en sorte qu'en moins d'une +heure, les salons du rez-de-chaussée des Tuileries furent remplis de +plus de deux cents personnes, hommes et femmes. + +Il n'y avait dans la chambre à coucher de l'impératrice que l'empereur, +l'archi-chancelier, les médecins, la dame d'honneur, avec d'autres dames +de service. On passa toute la nuit dans l'attente; madame la duchesse de +Montebello et madame de Montesquiou sortaient de temps à autre pour +venir apporter des nouvelles de l'état dans lequel se trouvait +l'impératrice, qui souffrait au point de donner de l'inquiétude à son +accoucheur. Celui-ci était arrivé le premier d'entre ses collègues; il +avait jugé presque aussitôt que le travail serait très laborieux, et +était monté chez l'empereur pour l'en prévenir, le prier de descendre et +d'envoyer au plus vite chercher M. Corvisart. L'empereur, qui ne se +décontenançait jamais, répondit à M. Dubois: «Pourquoi voulez-vous que +je descende? Y a-t-il du danger?» M. Dubois répondit que non, mais qu'il +désirait qu'il y fût. L'empereur vit bien que M. Dubois n'avait pas son +assurance accoutumée; il prit le parti de descendre pour lui rendre la +fermeté si nécessaire en pareil cas, mais auparavant il lui demanda si +l'accident qu'il prévoyait était un cas inconnu jusqu'à présent. M. +Dubois lui ayant répondu qu'il en avait vu mille de semblables: «Eh +bien! répondit l'empereur, comment avez-vous fait? je n'y étais pas; +faites dans celui-ci comme dans les autres: prenez votre courage à deux +mains, et supposez que vous n'accouchez pas l'impératrice, mais une +bourgeoise de la rue Saint-Denis.» + +Alors M. Dubois regardant un moment l'empereur, lui dit: «Ah bien! +puisque Votre Majesté le permet, je vais le faire.» Il descendit devant +l'empereur, et, ayant ôté son habit, il travailla avec une assurance +dont la plus grande habileté a toujours besoin; il n'y a nul doute que +ce ne soit à celle de M. Dubois que le fils de l'empereur doit la +conservation de la vie. L'impératrice fut dans un état voisin de +l'anéantissement, et ne put être délivrée qu'à huit heures du matin, +c'est-à-dire qu'elle eut douze heures de souffrances inouïes. + +La naissance du roi de Rome fut annoncée de suite au salon, et dans un +instant les deux cents personnes qui y étaient coururent répandre la +nouvelle partout. Depuis plusieurs jours, on avait publié que la +naissance d'une princesse serait annoncée par vingt-un coups de canon, +et celle d'un prince par cent. Dès la veille au soir, les pièces +d'artillerie des Invalides étaient chargées, et les canonniers à leurs +postes. Lorsqu'on leur envoya l'ordre de tirer, ils le firent d'abord +lentement pour les vingt-un coups, et mettant un très-court intervalle +pour inquiéter, ils recommencèrent tout à coup un feu roulant de +quatre-vingts coups de canon, que l'impatience publique accueillit par +des millions de cris de _vive l'empereur!_ Paris n'a jamais, dans ses +grandes fêtes, offert un tableau d'allégresse plus générale: bien que ce +fût un jour ouvrable, ce ne fut que fête partout; un ballon s'éleva tout +à coup, portant dans les nues une nacelle dans laquelle était la célèbre +aéronaute madame Blanchard avec des milliers d'annonces de cette +heureuse nouvelle, et, en suivant la direction du vent, elle les sema +dans toute la campagne. Le télégraphe l'annonça de même, et des +courriers furent expédiés dans les directions où il n'y avait point de +ligne télégraphique. + +La fortune, qui nous avait été si constamment fidèle, semblait nous +combler en ce jour du 20 mars 1811, en nous donnant un héritier d'un +pouvoir que tant d'efforts avaient élevé, et qui, faute de cet enfant, +ne nous laissait apercevoir de tous côtés que des abîmes. On espérait de +bonne foi une paix profonde; on n'admettait plus parmi les idées +raisonnables aucune guerre, ni occupations de cette espèce. + +Les mois d'avril et de mai se passèrent en félicitations et en +réceptions d'apparat. Jamais enfant n'est venu au monde sous des +auspices aussi heureux, et qui promettaient autant le concours de toutes +les volontés pour conserver intact un héritage qui semblait ne pouvoir +être divisé que faute de sa naissance. + +Ceux qui depuis ont outragé son adolescence se montraient alors les plus +ardens à offrir des voeux à son père, et lui renouvelaient des milliers +de sermens, dont pas un n'a été à l'épreuve du malheur. + + + + +CHAPITRE XII. + +Affaires du pape.--L'empereur convoque les évêques.--État fâcheux de la +prélature.--La malveillance tourne contre l'empereur une mesure qui +devait remédier aux maux de l'église.--Les meneurs sont dénoncées par +leurs confrères.--Comment on s'assure de leurs dispositions.--Quatre +d'entre eux sont envoyés à Vincennes.--Péchés érotiques de l'évêque de +Tournai.--Dissolution du concile.--Les évêques reconnaissent +individuellement ce qu'ils ont refusé de sanctionner en corps. + + +Ce fut dans l'été de 1811 que l'empereur voulut en finir avec le pape, +près duquel le second message des évêques n'avait pas eu plus de succès +que le premier. L'entêtement de ce chef de l'église était si +extraordinaire, qu'on renonça à toute espèce de négociations avec lui; +on songea à faire, par le moyen des évêques réunis, ce que l'on ne +pouvait obtenir de leur chef. L'empereur fit consulter tous les +théologiens fameux, et entretint les évêques les plus estimés de la +position dans laquelle une question toute temporelle pouvait jeter les +affaires spirituelles; il demanda aux uns et aux autres quels étaient +les moyens à employer pour arrêter un schisme qui ne se faisait que trop +sentir. Le clergé de France était bon assez généralement, ainsi que +celui d'Italie; ce dernier a même toujours eu un peu d'animosité contre +la cour de Rome. La commission des ecclésiastiques auxquels l'empereur +avait soumis la question, lui conseilla d'assembler un concile national +composé des évêques de l'un et l'autre pays, et, après lui avoir donné +communication de l'état des choses, et de leurs antécédens, de lui faire +connaître les refus réitérés du saint père d'obtempérer à des questions +de discipline ecclésiastique, de lui exposer ensuite les conséquences +qui étaient déjà résultées d'un refus qui portait sur des choses +tout-à-fait étrangères aux discussions temporelles survenues entre +l'empereur et lui. La commission lui conseilla enfin de faire connaître +au concile qu'on ne l'avait réuni que pour lui demander d'apporter des +remèdes aux effets fâcheux qui résulteraient de cette opiniâtreté du +pape à vouloir confondre ce qui lui était particulier, comme souverain +de Rome, avec ce que l'on avait le droit d'attendre du chef spirituel de +l'église, en observant que cette même église était toujours, qu'elle ne +pouvait jamais manquer, et que, puisque son chef persistait à ne pas +pourvoir à ses besoins, il était urgent de passer outre, en lui donnant +connaissance des motifs qui avaient déterminé à se passer de lui. + +Indépendamment de ce que cette proposition, qui était conforme à +l'opinion des évêques éclairés de France, était raisonnable, elle était +encore le seul remède à apporter au mal qu'on ne pouvait plus vaincre; +cette situation n'était d'ailleurs pas sans exemple dans l'histoire, qui +nous apprend que l'on eut recours à ce moyen. L'empereur se décida donc +à assembler un concile à Paris. Il fit expédier, par les deux ministères +de France et d'Italie, des ordres de convocation à tous les évêques des +deux pays, en leur indiquant le jour où ils devaient être rendus à +Paris. Ils y vinrent tous, mais quelques uns n'y apportèrent pas des +dispositions conciliatoires. Cette réunion nous fournit l'occasion de +reconnaître combien de siéges épiscopaux étaient occupés par des hommes +médiocres, sans lumières et sans études; excepté quelques prélats qui +restaient encore de l'ancien clergé de France, si distingué par ses +connaissances, le reste n'était que de mauvais moines, parvenus à la +prélature par des protections qui avaient suffi pour déterminer le choix +du gouvernement lors de la restauration du culte, époque où l'on était +bien éloigné de prévoir qu'un jour on serait dans le cas de leur faire +jouer un aussi grand rôle. + +Chaque homme en faveur faisait nommer son parent évêque plus facilement +qu'autrefois il ne l'aurait fait nommer curé; on ne demandait que des +prêtres pacifiques. Pourvu qu'ils fussent de bonnes moeurs et de bons +exemples, peu importait qu'ils fussent théologiens ou qu'ils ne sussent +que lire leur bréviaire. + +Cette imprévoyance sema l'ignorance partout, parce qu'un évêque atteint +de ce mal ne souffrait pas dans son diocèse un prêtre qui eût fait un +contraste avec la médiocrité de son supérieur; aussi, lorsque fut arrivé +le moment de tirer du fruit de ce que l'on avait ramené en France, +malgré les opinions d'une masse considérable de personnes, on ne +recueillit que ce que l'on avait semé. + +Ce concile, que l'on avait convoqué pour s'occuper de la question +spirituelle que le pape ne voulait pas séparer de la temporelle, prit +une direction tout opposée à celle qu'on voulait lui faire prendre. Il +n'y eut que les évêques italiens qui comprirent bien la proposition et +qui se montrèrent indépendans du despotisme des papes; mais les évêques +de France, qui comptaient parmi eux plusieurs hommes d'un vrai mérite, +furent si mal dirigés, qu'on ne se servit d'aucun de ceux-ci, au lieu +qu'on aurait dû leur partager la portion des ignorans pour les éclairer +et les préserver du travers dans lequel ils tombèrent faute d'un guide +pour les conduire. Qu'arriva-t-il de là? La malveillance, qui est +toujours au guet, eût bientôt aperçu ce que l'on ne faisait pas; elle +sonda les esprits et dirigea dans la route de l'opposition des évêques +qui n'étaient venus à Paris que pour prêter assistance à l'empereur, et +sortir d'une situation dont eux-mêmes ressentaient plus particulièrement +les inconvéniens. Depuis près de deux ans, ils ne cessaient d'accabler +l'administration de plaintes sur l'état dans lequel ils voyaient tomber +l'église; on les avait appelés pour y remédier, et par une contradiction +bizarre, ils achevèrent de la ruiner. + +Les dévots et les dévotes se chargèrent de diriger les prélats; ils ne +s'adressèrent pas à ceux qui ne se conduisaient que par leurs lumières, +mais ils se partagèrent les autres, dont on n'avait pris aucun soin. +Hors le moment de la séance du concile, on était assuré de les trouver +chez eux, où allaient les voir les messagers de la malveillance, qui se +donnaient pour des anges envoyés du ciel, afin de leur montrer le +précipice dans lequel ils allaient se jeter, et leur rappeler que le +vicaire de Jésus-Christ était captif, qu'ils devaient s'en occuper et +rendre à l'église en deuil son chef bien-aimé. Si l'on avait eu la +précaution de publier tous les antécédens de la négociation avec Savone, +on se serait donné un grand auxiliaire; faute de l'avoir fait, des +sottises de cette espèce, débitées à des esprits qui manquaient de +moyens pour en apercevoir le ridicule, formèrent une croûte sur laquelle +aucun raisonnement ne put trouver de prise, et qui donna le change à +l'opinion sur le but que l'on s'était proposé en convoquant le concile. +Cette assemblée aurait eu besoin d'avoir un président qui la dominât par +un mérite transcendant. Elle fut abandonnée et livrée aux intrigues de +ceux qui voulaient lui faire manquer son ouvrage. + +Au lieu de chercher à séparer la personne du pape des affaires de +l'église, dont elle devait s'occuper exclusivement, elle ne chercha au +contraire qu'à confondre des choses aussi distinctes. Il n'y eut pas une +discussion raisonnable dans cette réunion, qui comptait cependant +plusieurs hommes d'instruction et d'esprit; mais la médiocrité étant +incomparablement plus nombreuse, ils durent s'abstenir de parler. + +Les prélats italiens le pouvaient encore moins à cause de la différence +de langage; il résulta de cet état de choses qu'au lieu de s'être donné +de la force contre l'opiniâtreté du pape, ce fut le Pape qui se trouva +en avoir acquis. Toutes ces tracasseries, suscitées par les +superstitions dont on se plaignait dans toutes les parties de la France, +étaient ainsi sur le point de se renouveler; la discorde était près de +recommencer dans les différentes classes de la société. + +L'empereur ne pouvait, sans un grand danger, ne pas y mettre ordre. +C'est seulement alors qu'il m'ordonna de tourner les regards de mon +administration vers le concile, qu'il m'avait expressément recommandé de +laisser à lui-même. + +Ce n'est que de ce moment que je reconnus, parmi les évêques pris +isolément, les meilleures intentions possibles pour le bien général; ils +manifestaient même pour le pape une indifférence qu'on ne leur demandait +pas. Je ne pouvais concevoir comment il se faisait que d'une si grande +conformité de dispositions on ne pouvait pas faire sortir une résolution +raisonnable. En en cherchant le motif, je le trouvai bientôt dans +l'influence funeste qu'avaient prise sur tous leurs collègues trois ou +quatre évêques, qui eux-mêmes étaient ou des artisans de discordes, ou +des esprits faibles qui s'étaient laissé séduire. + +Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils furent tous unanimement signalés +par leurs propres collègues comme les moteurs de l'opposition. Cette +circonstance est trop récente pour s'étendre davantage sur cette +matière, sans exposer ceux qui ont eu le courage de faire connaître +leurs petites menées. + +On peut seulement fixer d'une manière générale les opinions des autres +membres de cette assemblée, sur ce qui a déterminé à en frapper quatre +d'entre eux, sur les douze qui étaient vivement dénoncés. + +Il leur suffira de savoir que, depuis leur départ de leurs diocèses +jusqu'à leur départ de Paris, ils n'avaient pas écrit une seule ligne à +leurs grands-vicaires, qui n'eût été lue, quoique plusieurs eussent pris +de fausses adresses pour plus de sûreté. Il y en avait qui paraissaient +avoir adopté un langage convenu. C'était alors par ce que l'on voyait +faire dans leur diocèse après la réception de leurs instructions, que +l'on jugeait définitivement de la direction qu'ils cherchaient à y faire +prendre. Or, comme les diocèses de Gand, Tournai, Troyes et Toulouse +étaient ceux d'où revenaient les plus mauvais rapports, ce furent les +titulaires de ces siéges qui furent frappés. L'empereur était d'autant +plus indisposé, que trois d'entre eux étaient des aumôniers de sa +chapelle, qui recevaient annuellement douze mille francs de traitement +de sa cassette, indépendamment de leurs revenus épiscopaux, et que +l'évêque de Gand avait fait toutes sortes de démarches pour obtenir dans +le temps la permission de rentrer en France (il était émigré et évêque +de Posen, en Pologne), et avait été un des premiers à solliciter +l'honneur de servir personnellement l'empereur, qui ne lui refusait rien +de ce qu'ils lui demandait pour tous ses parens proches ou éloignés. Il +le traitait avec cette bonté par égard pour la mémoire de son père, qui +était le vieux maréchal de Broglie, mort dans l'émigration. + +L'empereur savait bien que la religion défendait à un prêtre de +transiger avec sa conscience; mais il savait aussi qu'elle n'a jamais +ordonné de reconnaître des bienfaits par des ingratitudes. Ces messieurs +pouvaient bien s'en tenir à leur opinion dans le concile; mais c'était +devenir des agitateurs, que d'user de leur ministère pour propager des +erreurs. + +Je reçus ordre de les mettre à Vincennes, et cela fut fait le même jour. +quelques uns avaient des papiers dont l'examen n'apprenait pas +grand'chose relativement aux affaires politiques, si ce n'est qu'ils +avaient reçu, lu et fait connaître, la bulle et l'instruction papale qui +avaient été la cause de l'arrestation de M. d'Astros et des cardinaux; +cependant ces messieurs avaient, comme tous les évêques de France, prêté +sur l'Évangile, à la messe du dimanche où ils avaient été présentés à +l'empereur, à l'époque de leur intronisation, le serment d'usage. + +Ce serment se prononçait à genoux, dans la chapelle impériale et dans la +tribune de l'empereur, en présence de tous les assistans à la messe, et +au moment de l'Évangile. L'évêque était en habit d'église; on approchait +un carreau près de l'empereur, il s'y mettait à genoux, et la main +étendue sur l'évangile, il prononçait à haute et intelligible voix: «Je +jure et promets sur le saint Évangile obéissance aux constitutions de +l'empire et fidélité à l'empereur, de ne point permettre dans l'étendue +de mon diocèse l'enseignement d'aucune doctrine contraire à la politique +de l'État, de n'entretenir aucune intelligence, soit directe ou +indirecte, avec les ennemis, soit au dedans ou au dehors; et si quelque +chose parvenait à ma connaissance concernant la tranquillité publique, +je promets d'en faire part à l'autorité.» + +Tel était à peu près le serment qu'avaient prêté tous les évêques. +Malgré un engagement aussi positif, pas un ne fit parvenir la moindre +chose sur les affaires dont M. d'Astros était le colporteur pour le +diocèse de Paris, qui vraisemblablement n'était pas le seul où le Pape +voulait établir sa puissance exclusive. + +Non seulement ils ne donnèrent aucune communication, et laissèrent à la +police le soin de trouver où était le mal, mais encore ils cherchèrent à +le propager, craignant de ne pas faire assez en restant neutres. + +Il est affligeant d'être obligé de reconnaître si peu d'élévation d'âme +dans des hommes qui devaient l'exemple d'un noble dévoûment à la +tranquillité de leurs diocésains. Ainsi se conduisaient des hommes qui, +quelques années auparavant, étaient poursuivis, bannis, n'osaient pas +même porter leurs habits d'ecclésiastiques; telle était la manière dont +ils reconnaissaient la protection d'un souverain qui avait été obligé de +faire usage de sa force et de son ascendant pour les réconcilier avec la +nation. Il leur avait ouvert les portes de leur patrie; il avait rétabli +la célébration du culte, les avait recommandés à la considération +publique; enfin, après leur avoir rendu leur autorité spirituelle, il +avait ajouté les dépenses de leur temporel aux charges de la nation, qui +ne dissimulait pas l'inquiétude que cette bienveillance lui causait. +Mais le clergé oublie vite; aucun des évêques ne se rappelait plus à qui +il devait l'autorité dont il faisait un si triste usage, vérifiant ainsi +les prévisions de la multitude. «L'empereur, disait-elle, lorsque ce +prince les accablait de ses bienfaits, verra ce que c'est que ces +gens-là; il les mesure à la grandeur de son âme, il y sera trompé.» + +Il fit demander leur démission à ces quatre évêques, et nomma à leurs +diocèses des prêtres, d'un meilleur esprit, qui trouvèrent mille +difficultés en y arrivant, par suite des instructions que les premiers y +avaient laissées. Si la perte de ces évêques eut des inconvéniens +politiques, je dois avouer du moins que le siége de Tournai ne pouvait +pas être occupé par quelqu'un de moins fait pour être revêtu de la +prélature. Je suis encore à concevoir comment ce prêtre corrompu n'avait +pas détruit des papiers comme ceux qui furent saisis chez lui; il le +devait même pour les personnes qu'il désignait et qui lui écrivaient. Ce +n'est que par égard pour leurs familles et pour moi, que je ne les nomme +pas, car des relations du genre de celles que cet évêque avait établies +avec plusieurs personnes de qualité ne méritent aucun ménagement; il +n'était qu'un agent de corruption et de débauches, et les visites qu'il +faisait dans l'étendue de son diocèse une série de saturnales. + +Si, après la catastrophe de l'empereur, il s'est représenté comme une +victime de la tyrannie, je suis bien aise de lui apprendre que le motif +de son renvoi prenait sa source dans les preuves de démoralisation qui +furent trouvées dans son secrétaire (dans le tiroir même où étaient ses +bulles), et entre autres quelques versets d'offices divins, mis en vers +français à l'usage des grenadiers et des dragons de l'armée. (Quelques +oeuvres de Piron ne sont pas plus fortes.) + +En voyant cet homme dans le monde, on lui aurait confié sa fille unique, +et jamais monstre ne fut plus digne d'une punition céleste. + +Après l'arrestation de ces quatre évêques, l'empereur, voyant que la +réunion du concile, loin d'apporter un aplanissement aux difficultés qui +existaient déjà, en préparait d'autres, résolut de le dissoudre, et de +renvoyer les évêques chacun dans leur diocèse, déplorant toutefois +qu'une assemblée composée de tous les princes de l'église n'eût pas +mieux compris qu'il ne l'avait convoquée que pour ses propres intérêts. +quelques uns d'entre eux, avant de partir, déposèrent entre les mains du +ministre des cultes une déclaration par laquelle ils reconnaissaient que +les propositions qui leur avaient été faites ne contenaient rien qui fût +contraire aux canons et qu'ils s'y soumettaient pour tout ce qui les +concernait; la même déclaration fut successivement faite par tous les +autres, et elle doit se trouver encore dans les archives du ministère +des cultes. Cette déclaration de chacun des membres du concile pris +isolément forme un acte bien plus fort que la détermination qu'ils +auraient prise en assemblée générale, en ce qu'il n'est pas permis de +douter que chacun d'eux n'ait réfléchi mûrement avant d'écrire et de +signer son opinion. + +Malgré cela, le Pape n'en devint pas plus flexible, il ne donna point de +bulles aux évêques nouvellement nommés, et continua, autant que cela lui +fut possible, d'agiter les esprits. On le laissa cependant à Savone, en +prenant, pour l'isoler, des mesures proportionnées aux dangers dont on +avait été menacé par les troubles qui avaient failli être excités plus +tôt en son nom que par lui-même. + +Avec ces précautions, on était assuré qu'aucune intrigue religieuse ne +pouvait plus partir que de l'intérieur; il devenait dès-lors plus facile +de la comprimer. + +À la suite de l'arrestation de l'évêque de Gand, il y eut plusieurs +mesures semblables prises contre des desservans de paroisses, tant dans +ce diocèse que dans celui de Tournai, et par contre-coup dans celui de +Malines. L'archevêque qui le dirigeait était bien éloigné d'envisager +les choses de la même manière que les deux premiers, mais leur voisinage +avait tellement influé sur les curés et petits prêtres du diocèse de +Malines, que la plupart étaient tout à la fois les ennemis de leur +métropolitain et de l'empereur. Ils ne se servaient plus de leur +ministère que pour alarmer les consciences et ébranler la fidélité des +peuples des campagnes. + +Mais toutes ces mesures furent prises administrativement et d'après des +indications données par les autorités locales. L'archevêque de Malines +m'a intercédé vingt fois en leur faveur, et ces insensés croyaient qu'il +était l'auteur de leurs peines. + + + + +CHAPITRE XIII. + +Intrigues diplomatiques.--Agence napolitaine.--Murat.--Ses lettres +doivent encore être aux archives.--Voyage en Hollande.--Sentimens qui +agitent les diverses classes de la nation.--Affaires +d'Espagne.--Affluence des courriers napolitains.--Enlèvement de l'un +d'entre eux. + + +La réunion du concile à Paris avait assez occupé les esprits pour +fournir la matière de toutes les conversations, et par conséquent +devenir le sujet d'un grand nombre de correspondances, particulièrement +de la part des envoyés diplomatiques. On eut occasion de découvrir +quelques intrigues plutôt dignes de pitié que d'attention; mais celle +qui devait surprendre le plus, c'était une petite agence de nouvelles +que le roi de Naples avait cru utile à ses intérêts d'établir à Paris. +Plus on y réfléchissait, moins on entrevoyait la nécessité que ce petit +pays eût d'autres moyens de correspondances que ceux de sa légation, et +moins on apercevait cette nécessité, plus on cherchait à en deviner le +motif; il se découvrit naturellement. L'empereur ordonna au ministre des +relations extérieures de faire partir tous les officiers napolitains +(nés français) qui, sous divers prétextes, étaient attachés à +l'ambassade de ce pays, qu'il voulut voir réduite aux seuls employés +napolitains qui la composaient primitivement. Il fit sans doute +signifier cette disposition par les voies officielles, et elle fut +exécutée malgré les nombreuses réclamations de tous ces jeunes gens qui +ne voulaient pas quitter Paris. Il fallut en contraindre quelques uns à +obéir. + +Pendant que cela s'exécutait, l'empereur, qui devinait tout, avait reçu +d'Espagne des réclamations d'après lesquelles il ordonna l'arrestation +d'un chambellan du roi de Naples qui n'avait pas quitté Paris. Elle eut +lieu, ainsi que l'examen de ses papiers dans lesquels on trouva dix-neuf +lettres de la propre main du roi de Naples. Après la lecture de ces +pièces il n'était plus permis de douter que, soit qu'il se le fût mis +dans la tête, ou que cela fût sorti du cerveau de ceux qui travaillaient +pour lui à Paris, ce prince n'eut sérieusement songé à succéder à +l'empereur dans un cas donné, sa mort par exemple. L'empereur n'ayant +pas d'enfans à cette époque, il ne voyait que ses neveux à éloigner de +l'héritage, et il s'était abusé au point de croire que dans un état de +choses qu'il prévoyait, la nation se rangerait sans répugnance sous ses +bannières. + +Il recommandait à son chambellan, dans toutes ses lettres, de voir +beaucoup M. Fouché; de lui dire qu'il y avait long-temps qu'il le +négligeait, et que cependant il n'était jamais plus content que +lorsqu'il recevait de ses nouvelles. La plupart de ces lettres dataient +de 1809; elles avaient été écrites pendant que l'empereur était à Vienne +et que les Anglais occupaient Flessingue. + +Je remis ces lettres à l'empereur, qui ne me dit pas tout ce qu'il en +pensait, mais qui ordonna que le chambellan se retirât dans les terres +qu'il avait en France, s'il ne voulait pas retourner à Naples. + +Le style de cette correspondance ne fut point une énigme pour moi; j'en +eus la clef par toutes les recommandations dont elle était pleine, et +demeurai convaincu plus que jamais que le projet de succéder à +l'empereur était enraciné dans la tête du roi de Naples, et qu'il ne +l'avait abandonné qu'à la naissance du roi de Rome. J'ai présumé que son +opiniâtreté à vouloir tenir à Paris, près de son ambassadeur, une troupe +de jeunes gens, tous militaires et braves, n'était qu'une précaution +qu'il prenait pour être informé exactement des dispositions personnelles +de chacun des hommes en place, du concours desquels il aurait eu besoin, +si l'événement préalable était arrivé. Je me suis aussi expliqué +pourquoi ma nomination au ministère de la police lui avait donné tant +d'ombrage: c'est qu'il craignait que je ne découvrisse ce qu'il m'a +forcé de reconnaître; car auparavant, quelle que fût à cet égard mon +opinion, je ne m'en occupais pas. + +Il avait peur que je n'eusse trouvé quelque chose dans les papiers de M. +Fouché, et il est revenu à mon esprit que celui-ci n'avait brûlé son +cabinet en partie que pour jeter toutes ces intrigues dans l'oubli. + +Néanmoins l'empereur remarqua bien que M. Fouché ne lui avait jamais +parlé de la correspondance du roi de Naples, ni de son objet, duquel il +n'était pas permis de douter d'après le contenu des lettres de ce prince +à son chambellan. En mettant le chambellan en liberté, j'ordonnai que +l'on déposât aux archives de la police les dix-neuf lettres que le roi +de Naples lui avait écrites. Si elles n'ont pas été brûlées au mois de +février 1813, elles y sont probablement encore. + +Cette découverte me donna l'explication d'une quantité de petites menées +qui auparavant ne me paraissaient que du caquetage, mais qui depuis +furent considérées plus sérieusement. Il n'y a point de bagatelles en +surveillance: ce sont les moindres minuties qui conduisent aux plus +grandes conséquences; lorsque les grands événemens sont amenés autrement +qu'en commençant pas à pas, ils avortent toujours, à moins d'une absence +totale de surveillance. + +Tout ceci était à peine passé, que l'empereur entreprit de faire un +voyage en Hollande; l'impératrice était bien rétablie, et l'accompagna. + +Il alla de Paris à Anvers, ensuite à Amsterdam, Roterdam, et revint par +le bord du Rhin, lorsqu'il eut vu en Hollande tout ce qui pouvait +satisfaire son insatiable désir de connaître les choses par lui-même. + +Ce voyage offrit à l'observateur beaucoup de choses dignes d'intérêt. +Les Hollandais de la basse classe montraient de l'enthousiasme en le +voyant; les riches n'étaient pas extrêmement fâchés de leur réunion; il +n'y avait que le commerce qui était tout-à-fait dans l'abattement, et en +Hollande, c'est bien quelque chose. Cette classe est indifférente à +toutes les questions d'État; pourvu qu'elles n'apportent point +d'obstacles à ses opérations, peu lui importe qui règne, elle a toujours +son bât à porter. Dans ce cas-ci, elle voyait bien que, tant que le +système ne changerait pas, il fallait se résoudre à devenir étrangère à +la navigation, ce qui était un sacrifice insupportable; mais comme il +n'y avait pas moyen de s'y soustraire, il fallait bien l'endurer, et +encore ne pas le faire de mauvaise grâce. + +Je ne pourrais que répéter sur ce chapitre ce que j'ai dit plus haut à +l'occasion de la réunion de la Hollande. + +Lorsque l'empereur faisait quelque voyage, il était toujours harangué +par les chefs des autorités civiles des pays qu'il parcourait. Dans les +premières années, tous les discours avaient un style et un ton naturel, +conforme au respect que l'on devait au chef de l'État, et à la dignité +du magistrat qui le prononçait. Mais comme on ne veut rien faire de +semblable à ce que fait son voisin, on fut bientôt las de répéter les +mêmes choses; on chercha à élever son langage, on adopta des figures de +rhétorique, on se jeta sur des citations d'histoire, enfin, on avait +tellement épuisé toutes les ressources de l'art, que l'on eut recours à +Paris: on y commandait les discours, en s'arrangeant de manière à les +recevoir pour le jour où l'on devait les prononcer. L'empereur l'apprit, +depuis lors il n'en laissa plus prononcer dans les voyages qu'il fit, ou +il interrompait net l'orateur dès qu'il s'apercevait qu'on lui tenait un +langage apprêté; il ne se souciait pas de ce qui n'était pas franc et +naturel. Les Hollandais, plus particulièrement que d'autres, avaient +employé ces moyens, et n'en furent dupes que cette fois-là. + +L'empereur avait emmené avec lui ses ministres de la marine, de +l'intérieur et des finances, pour résoudre sur les lieux même toutes les +difficultés qu'il prévoyait devoir résulter d'une foule de réclamations +auxquelles il s'attendait. Ils revinrent directement d'Amsterdam à +Paris; mais l'empereur remonta le Rhin jusqu'à Mayence. Pendant qu'il +avait fait le voyage de Hollande, les communications diplomatiques +avaient suivi leur marche ordinaire; on crut en France à une rupture +prochaine, parce que l'empereur envoya de la Hollande ordre aux deux +régimens de carabiniers qui étaient rentrés depuis peu de temps à leur +quartier de Lunéville, de se rendre sur le Rhin, où il voulait les voir. +Il les vit effectivement, et soit que cette revue n'eût été que le +prétexte de leur marche, ou que cela eût réellement été le projet d'une +rupture, ils ne rentrèrent pas à Lunéville. On les établit dans le pays +de Berg, où ils vécurent à bon marché; cela était d'ailleurs nécessaire, +parce qu'il venait d'y avoir un petit mouvement insurrectionnel dans ce +pays, et puis, dans tout état de choses, c'était autant de chemin de +fait, quoique ce ne fût pas précisément dans la direction de la Pologne. +Ce mouvement fut observé de Paris, il ne pouvait donc pas manquer de +l'être à Saint-Pétersbourg. + +On n'était déjà plus que sur un ton de politesse, et lorsqu'après avoir +été ami, on se refroidit, on a bientôt rompu. Il n'en coûte que pour se +mettre sur la pente de déclinaison; une fois que l'on y est, l'aigreur +vient vite. + +Il ne s'était rien passé d'extraordinaire nul part. En Espagne, les +armées s'occupaient à faire de petits siéges, et à s'établir; c'était au +mois de juin de cette année que Badajoz avait été débloqué, comme je +l'ai dit plus haut. + +L'armée d'Andalousie était devant Cadix; on occupait presque toute +l'Espagne, mais on ne commandait et on n'était obéi que là où il y avait +des troupes. Encore les ordres du roi y étaient-ils dédaignés; ce +prince, fatigué d'entendre les plaintes des Espagnols, à la position +desquels il ne pouvait pas apporter de soulagement, avait fini par ne se +mêler de rien, en sorte que ce malheureux pays était divisé en autant de +petites vice-royautés qu'il y avait de généraux commandant des +arrondissemens particuliers; pour comble de malheur, il y en eut bien +peu qui n'attirassent pas sur eux l'animadversion des Espagnols. Ce +furent toutes ces vexations locales qui armèrent l'exaspération, et qui +firent de cette guerre une suite de meurtres et de pillages. + +Il n'y a qu'un très petit nombre de généraux qui, dans ces malheureuses +campagnes, aient veillé à leur réputation, et plusieurs généraux +espagnols insurgés m'ont dit que cela avait beaucoup contribué à ce que, +de leur côté, on ne voulut plus entendre parler d'arrangement, parce +que, lorsqu'ils entraient dans des lieux qui avaient été occupés par nos +troupes, ils apprenaient que l'autorité du roi Joseph n'y était même pas +citée, et que c'était tel général qui y ordonnait dans toutes les +branches de l'administration, en sorte que, s'ils s'étaient soumis, ils +auraient aussi été sous les ordres d'un général français. C'est +pourquoi, disaient-ils, ils aimaient mieux rester dans leur situation. + +Il a été bien funeste à la gloire de nos armes dans ce pays-là que +l'empereur n'ait pas pu y faire un voyage: on se serait remis à son +devoir avant qu'il se fût seulement approché de cent lieues de la +frontière; l'empereur le savait bien et se disposait à s'y rendre, mais +les Anglais surent le pousser en Russie. + +À Naples, il se passait quelque chose de singulier. Le roi avait +témoigné beaucoup d'humeur de la mesure dont son chambellan, ses +officiers avaient été les objets, et comme il n'osait pas s'en plaindre +à l'empereur, il s'en prenait à ses ministres. + +L'empereur était encore absent; je voyais arriver à Paris autant de +courriers napolitains que s'il avait été question d'une négociation +importante, et ces courriers, la plupart français, faisaient des +commissions dans tous les coins de Paris après avoir remis leurs +dépêches ministérielles à l'ambassadeur de Naples. + +Je n'ignorais pas où ils allaient ni le sujet de leur exactitude; mais +je poussai ma curiosité plus loin. La mauvaise opinion que j'avais +personnellement de l'arrière-pensée du roi, et l'absence de l'empereur +m'autorisaient d'une part à la méfiance, et de l'autre motivaient un +excès de prudence de ma part. + +Je donnai ordre que l'on fît si bien qu'en ayant l'air de commettre une +maladresse, en prenant un courrier napolitain pour un autre, on le mît à +ma disposition pour deux heures. + +Je pris sur moi cette hardiesse par un autre motif encore: c'est qu'il +revenait de tous côtés que, dans un accès de mauvaise humeur, le +gouvernement napolitain avait obligé tous les Français qui, sur ses +instances, avaient quitté l'armée française pour entrer dans ses +troupes, à se naturaliser sur-le-champ ou à rentrer en France; presque +tous l'abandonnèrent. Cet acte de gouvernement, qui annonçait de la +démence ou de la vengeance, n'était pas à négliger. + +Le premier courrier napolitain ne se fit pas attendre long-temps, et on +exécuta si bien ce que j'avais ordonné, qu'il fut amené chez moi. Ceux +qui l'y avaient conduit crurent qu'ils s'étaient réellement trompés, +excepté un seul d'entre eux qui avait le secret de la mesure; ils +s'attendaient à être gourmandés, ils reçurent un témoignage de +satisfaction. J'ouvris tout, même le paquet de l'ambassadeur, et le lui +renvoyai si promptement, qu'il aurait pu douter de l'indiscrétion, s'il +avait eu moins d'expérience. + +Ces dépêches apprenaient que le roi de Naples était dans de grandes +inquiétudes sur la manière dont l'empereur était à son égard, depuis +qu'il ne pouvait plus ignorer qu'il avait lu beaucoup de choses fort peu +honorables pour celui qui les avait écrites, et particulièrement depuis +l'obligation imposée aux Français de se naturaliser ou de retourner en +France. + +Son esprit en était tellement tourmenté qu'il venait de faire partir la +reine pour arranger une affaire qui n'en était pas une, car enfin un roi +de Naples qui était sur le trône par la puissance de l'empereur n'avait +qu'à se tenir tranquille, et ne pas chercher à faire plus de bruit en +Europe que sa petite importance ne le lui permettait; il n'eût jamais +été atteint de la peur d'être renversé du trône par celui qui avait +trouvé convenable de l'y établir. Ensuite si réellement le projet de la +France avait été de faire descendre le roi du trône de Naples, +pouvait-il raisonnablement songer à se défendre? Une pareille entreprise +eût achevé de le couvrir de ridicule. + +Si donc il a cru nécessaire à ses intérêts d'engager la reine à venir +voir l'empereur à Paris, c'est qu'il y avait lieu à se justifier, parce +qu'il n'y a que des insensés qui essaieraient de nous persuader que, +dans sa position, il redoutait les intrigues; il ne voulait que savoir +jusqu'où avaient été les informations que l'empereur avait acquises. + +C'est ici le cas de dire que l'empereur avait déjà songé à séparer la +couronne d'Italie de celle de France sur la tête de son successeur; il +n'attendait pour le déclarer que la naissance d'un second fils, qu'il +espérait avoir, et qui aurait été roi de toute l'Italie. Il s'était +quelquefois occupé de cette espérance avec ses amis; et comme il +traitait le roi de Naples en homme qu'il considérait comme inséparable +de son système, il ne s'arrêta pas à l'idée qu'il songerait à traverser +son projet, si le cas prévu arrivait. Ce fut cependant ce qui eut lieu. + + + + +CHAPITRE XIV. + +La reine de Naples vient à Paris.--Réception que lui fait +l'empereur.--Anecdote de la Malmaison.--Approche de la disette.--Mesures +pour la prévenir.--L'empereur ouvre le canal de Saint-Maur.--Il fait +occuper les ouvriers.--Projet de remettre les approvisionnement de Paris +à l'entreprise. + + +La reine de Naples arriva effectivement à Paris avant que l'empereur fût +de retour de la Hollande; son voyage tourna tout en agrémens pour elle +et pour les personnes qui éprouvaient du plaisir à la revoir, mais il +était inutile aux affaires du roi, que l'empereur connaissait trop bien, +pour concevoir la moindre inquiétude de tout ce qu'il ferait pour ou +contre lui. + +Cette circonstance me confirma encore dans l'opinion que la tête du roi +de Naples était en travail continuel, et que peut-être il serait jeté, +malgré lui, dans des directions dont il ne pouvait lui-même apercevoir +le danger: c'est d'ordinaire ce qui arrive aux hommes qui ne veulent pas +être naturels, ou qui, ayant une fois manqué, ont la conscience toujours +mal à l'aise. + +Lorsque l'empereur arriva à Paris, il fit un très aimable accueil à la +reine de Naples, et s'occupa personnellement de tout ce qui la +concernait. Je crois bien qu'il ne lui cacha pas son opinion sur la +conduite du roi son mari, cependant il ne transpira rien à cet égard. +L'empereur, que l'on a peint comme un homme vindicatif par caractère, ne +s'est jamais vengé que par des bienfaits; je pourrais citer maint +exemples où il a même été prodigue envers des ingrats, je ne lui ai +jamais vu méconnaître le moindre service. Il entrait quelquefois dans +des détails sur l'intérieur et les affaires de ceux à qui il +s'intéressait; on ne manquait pas de dire que c'était par manie de se +mêler des ménages de tout le monde: on était dans l'erreur, c'est qu'il +avait quelques projets de libéralités, et, lorsqu'on lui avait répondu +franchement, il était rare que les effets ne suivissent pas la bonne +intention. Jamais personne ne donna avec autant de plaisir, mais il ne +pouvait souffrir qu'on le remerciât, comme aussi il aurait bien remarqué +une faute d'ingratitude et ne l'aurait pas oubliée. + +Je me rappelle que, pendant qu'il était encore consul, il donna un jour +30,000 francs à chacun de ses aides-de-camp; nous étions huit, nous +allâmes pour le remercier le soir, lorsqu'il fut seul dans son cabinet à +la Malmaison. Il nous reçut comme des hommes qui faisaient une chose qui +lui déplaisait; il nous renvoya en nous disant: «Une autre fois, +messieurs, je ne m'exposerai plus à de pareilles visites; je ne vous +demandais point de remercîmens, je savais bien que cela vous ferait +plaisir sans que vous prissiez le soin de me le dire.» Et pour se +raccommoder avec nous, il nous dit: «Allez vous amuser, vous êtes des +nigauds.» Il ne nous a pas tenu parole, car il est tombé vis-à-vis de +quelques uns de nous dans la profusion. + +Nous étions à la fin d'octobre, lorsque l'empereur et l'impératrice +rentrèrent à Saint-Cloud, où le roi de Rome était resté pendant leur +absence. + +On commençait déjà à sentir les approches de la disette; le blé était +fort rare dans les provinces méridionales. C'est dans cette occasion que +je vis déployer à l'empereur une activité d'esprit que je ne lui +connaissais pas encore: il se faisait remettre les états des magasins à +blé comme on lui aurait remis ceux de l'armée; il tenait très +fréquemment, tous les deux jours, par exemple, un conseil de +subsistances où assistait tout ce qui était convoqué pour y apporter le +tribut de ses lumières. L'empereur eut alors à regretter d'avoir +congédié la compagnie des vivres; le conseiller d'État qu'il avait mis à +la tête de cette administration (M. Maret, frère du ministre-secrétaire +d'État) était un fort honnête homme; mais il ne pouvait être que +régulateur d'opérations, il n'était point capitaliste: il fallut que +l'empereur lui donnât des sommes énormes pour tenir l'approvisionnement +de Paris au complet. On avait fait la plus grande de toutes les fautes +en se servant pour l'armée des farines de Paris, dont on avait laissé +vider les magasins: si, dans un moment comme celui-là, l'empereur avait +été absent, il y aurait infailliblement eu de très grands désordres, +parce qu'en matière d'argent personne n'aurait osé prendre sur lui +d'ordonner, et que, d'un autre côté, le ministre du trésor public +n'aurait pas acquitté ce qui aurait été tiré sur lui sans l'autorisation +de l'empereur. Ce fut donc encore l'empereur qui fit tous les métiers +dans cette circonstance; mais, quels que fussent les soins qu'il avait +recommandé que l'on prît, et dont il donna l'exemple à tout le monde, il +dut encore avancer des sommes énormes à l'approvisionnement de Paris +pour tenir le prix du pain à un taux proportionné au prix de la journée +de l'ouvrier; il dut faire ajouter jusqu'à 12 et 15 francs à chaque sac +de blé pour que le pain restât à 16 sous les quatre livres. Il résulta +de là que le pain se trouva à meilleur marché à Paris que dans les +campagnes, en sorte que celles-ci vinrent de tous côtés en acheter à +Paris pour le porter au-dehors et le vendre, ce qui augmentait la +consommation de la capitale, et par conséquent les dépenses de +l'administration, chargée de tenir le pain à un prix modique. + +Tout cela donnait de l'humeur à l'empereur. Il faisait tout ce qui était +en lui pour apporter au moins l'aisance dans cette classe de la +population pour laquelle le pain est la première des dépenses, et l'on +était forcé de reconnaître qu'il y avait absence de ressources: aussi +nous passâmes un hiver cruel à Paris. Il y eut beaucoup de vols, et +quoique l'on eût multiplié les fourneaux économiques, dans lesquels on +cuisait par jour une immense quantité de soupes qui se donnaient au prix +le plus modique, on eut beaucoup de peine à éloigner le mal que donne à +des malheureux la peur de mourir de faim. + +En même temps que l'empereur faisait tous ses efforts pour maintenir les +subsistances des pauvres au plus bas prix possible pour la circonstance, +il leur fournissait les moyens de gagner un peu plus d'argent en les +faisant travailler; c'est à cette occasion qu'il fit ouvrir les travaux +du canal de Saint-Maur près Paris. Ce canal devait joindre la Marne à la +Seine, en évitant quatre ou cinq lieues de détours que cette première +rivière fait avant d'arriver à Charenton. Il devait avoir une double +utilité, en ce que l'on se proposait de construire dessus un grand +nombre de moulins, qui, en accélérant la mouture, eussent diminué les +frais de la boulangerie et par conséquent celui du pain à Paris. + +Ces travaux s'exécutaient si près de la capitale, que les familles les +plus indigentes pouvaient y aller travailler, et y subsister au moyen +des fourneaux à la Rumfort que l'on avait fait établir sur les lieux. + +De cette manière, un ouvrier avait vécu et se trouvait encore avoir une +bonne partie du prix de sa journée de reste. + +L'empereur fit activer les travaux des canaux de Saint-Denis et de +l'Ourcq dans le même but. Son projet était, comme on le sait, de joindre +par un canal de navigation le grand bassin de la Villette à celui que +l'on construisait dans les anciens fossés de la Bastille, et de joindre +le bassin de la Villette à la Seine par le canal de Saint-Martin. Ces +travaux sont aujourd'hui achevés, et l'on sait quelle extension ils ont +donnée au commerce de la capitale. + +Un monarque dans l'esprit duquel entrent de semblables conceptions, dont +il suit les détails avec une précision mathématique, mérite qu'on garde +sa mémoire. + +L'empereur ne s'en tint pas à faire travailler des terrassiers; il +commanda de l'ébénisterie et de la menuiserie dans le faubourg +Saint-Antoine, de même que dans tous les ateliers d'ouvriers de +différentes professions; il fit confectionner toute sorte d'objets +nécessaires aux armées. Il donna dans cet hiver l'argent à pleines +mains, et avec sa régularité sans pareille, il n'obéra point ses +finances; il supporta directement la dépense des objets de luxe qu'il +avait commandés, et en embellit les palais et musées du gouvernement; il +en fit aussi des cadeaux à un grand nombre de personnes, et il fit +supporter par les budgets des ministres dans les départemens desquels +les objets confectionnés rentraient, les sommes qu'ils avaient coûtées, +par exemple, celui de l'intérieur et celui de la guerre. De cette +manière, il remplit ses magasins, soulagea l'indigence, et arriva sans +incidens fâcheux à la fin d'une cruelle saison qui semblait nous +annoncer de bien grands malheurs. J'ai vu le compte des sommes qu'il lui +en coûta seulement pour payer la différence qu'il y avait entre le prix +auquel il achetait le blé et celui auquel il avait ordonné que l'on tînt +le pain. Ces sommes me paraissaient invraisemblables, elles passaient +une dizaine de millions; j'étais assez près de l'administration alors, +pour être convaincu que, sans la prodigieuse activité de l'empereur, +malgré ces grands secours, nous ne serions pas sortis d'embarras. + +Il en était persuadé lui-même; son mécontentement était extrême contre +l'administration des vivres, qui n'avait que des comptes en règle et des +magasins vides: aussi s'occupait-il lui-même de recréer l'ancienne +compagnie des vivres, qu'il aurait établie à l'instar de la banque, de +manière à pouvoir l'aider, dans le besoin, de tous les capitaux qui +auraient été nécessaires, sans s'exposer à être encore dupe de quelque +grand agiotage, comme il l'avait été en 1805. Ce projet ne fut point +exécuté, parce qu'il fut encore entraîné à la guerre. + +C'est une chose honteuse que de voir un pays comme la France exposé à +des disettes de blé. On ne les connaît pas dans les déserts, ni dans les +pays où le blé est apporté d'un autre hémisphère. Il n'y a cependant +qu'une seule observation à faire pour s'en garantir; mais il faut, pour +qu'elle le soit d'une manière constante, qu'elle s'exerce par des +intéressés, et non pas des administrateurs qui ne soignent jamais que +leur responsabilité. L'empereur en était convaincu, et il allait s'en +remettre à eux. + +Une suite d'observations a prouvé que la disette arrivait en France tous +les neuf ans, à des distances irrégulières, plus ou moins rapprochées, +selon que de grands événemens avaient plus ou moins interrompu les +communications. On en avait éprouvé une en 1802 ou 1803; on en éprouva +une en 1811, et ce fléau s'est reproduit en 1817. + +L'hiver fut assez triste; on ne vit aucun de ces événemens qui occupent +toute une société; il se passa en dîners de représentation, et l'on +n'eut que très peu de plaisirs. + + + + +CHAPITRE XV. + +Le prince de Bénévent et ses ennemis.--Supercherie.--Madame Auguste +Talleyrand a recours à l'empereur.--Décision de ce prince. + + +Ce fut dans cet hiver que le prince Poniatowski vint à Paris. L'empereur +avait été si content de ses services pendant la campagne de 1809, qu'il +lui fit toute sorte de bons accueils. Il recommanda même qu'on lui en +fît partout, et lorsqu'il fut au moment de retourner en Pologne, il lui +fit cadeau de cent mille écus. + +Je crois qu'indépendamment de cet argent, il lui donna un autre domaine +que celui qu'il lui avait déjà donné après la paix de Tilsit. + +Il traita moins bien M. de Talleyrand. Ce prince était depuis quelque +temps l'objet d'attaques continuelles. Les unes étaient plus ou moins +justes, les autres portaient évidemment à faux. C'était une lutte de +jalousie et d'amour-propre; M. de Talleyrand savait user de ses +avantages, il épiait l'occasion, et quand il avait saisi le défaut de la +cuirasse, trois ou quatre bonnes saillies, qui pénétraient au vif et +portaient bien leur adresse, faisaient justice de ceux qui s'attaquaient +à lui. Ils s'emportaient davantage, Talleyrand riait de l'exaspération +qu'il avait causée; l'irritation devenait plus vive, les propos se +multipliaient: mais comme Talleyrand avait un salon que les envoyés +diplomatiques avaient conservé l'habitude de fréquenter, il se trouvait +en mesure de repousser les traits qu'on lui décochait avec un avantage +foudroyant. Il fut pris à son tour, et donna à rire à ses ennemis. +J'ignorais l'anecdote lorsque l'empereur me manda un dimanche matin, et +me réprimanda vivement de lui avoir laissé ignorer une particularité qui +concernait le diplomate. «Si ce qu'on m'a dit est vrai, ajouta-t-il, je +lui ferai bien payer les trois cent mille francs qu'il a promis de +donner.» + +Ce récit était une énigme pour moi. J'attendais qu'il m'en dît +davantage, et j'appris qu'après la messe il devait recevoir madame +Auguste Talleyrand, qui était arrivée la veille pour une réclamation, et +avait demandé à lui être présentée. + +Cette jeune femme était venue comme un courrier de Berne, où son mari +était ambassadeur, demander justice à l'empereur contre une action +infâme de M. de Talleyrand, et afin de ne pas être éconduite, elle +s'était adressée à la femme du ministre de son mari. + +L'empereur, qui n'avait entendu que la version de cette jeune femme, +était singulièrement indisposé. Heureusement je connaissais toute +l'aventure de cette prétendue dette de M. de Talleyrand. Cette affaire, +si elle n'était pas irrépréhensible, n'était du moins pas coupable comme +madame Auguste l'entendait. Je me hâtai de rendre compte à l'empereur de +la manière dont la chose s'était véritablement passée. + +Lorsque M. Auguste de Talleyrand, ministre de France en Suisse, voulut +se marier, il porta ses hommages à une jeune personne d'Orléans, qui +était fort riche. Sa demande fut agréée, mais les parens exigèrent qu'il +apportât cent mille écus au contrat, condition sans laquelle ils ne +voulaient pas donner leur élève, qui était, je crois, leur nièce; cette +précaution était sage de leur part; en se mariant, le mari devenait +administrateur de sa fortune: il était prudent de lui faire donner des +garanties de son administration. + +M. Auguste de Talleyrand, n'ayant pas les cent mille écus, vint conter +son embarras à M. de Talleyrand, alors ministre des relations +extérieures. Il lui demanda de lui prêter cette somme sur son simple +billet, observant qu'il était jeune, et qu'il faudrait qu'il fût bien +malheureux pour ne pas gagner dans sa vie cent mille écus. Non seulement +M. de Talleyrand lui prêta cette somme sur son simple billet, mais +encore sans intérêt. + +Ce billet resta entre ses mains jusqu'à ce que des pertes d'argent +l'obligèrent à s'en dessaisir. Il avait un autre parent, que je ne nomme +pas, parce que j'ai à me plaindre de lui personnellement; il était dans +un extrême embarras, et ne pouvait se procurer des fonds, sa position +était telle qu'il fallait qu'il en eût, ou qu'il éprouvât des +désagrémens pénibles. + +Il vint voir M. de Talleyrand, et lui raconta le cas dans lequel il se +trouvait. Il le pria de considérer que le nom de leur famille pourrait +éprouver une flétrissure, faute d'un secours qui lui était +indispensable. + +M. de Talleyrand était fort embarrassé. Il venait d'éprouver des +faillites de tous côtés, et n'avait que le billet dont je viens de +parler; il le montra au solliciteur, en lui disant qu'il ne lui restait +que cela, que c'était la première fois que ce titre voyait le jour. Il +lui observa qu'il n'en avait fait aucun usage au moment de ses embarras +personnels, parce qu'il y aurait eu autant d'inconvéniens attachés à un +affront fait à la signature du souscripteur qu'au sien. Il lui dit +cependant de chercher un prêteur sur gages; que, s'il en trouvait un, il +lui remettrait l'effet, mais qu'il fallait se réserver la faculté de le +retirer aussitôt qu'il en aurait les moyens. + +Le parent accepte. Il avait, disait-il, un prêteur tout prêt. M. de +Talleyrand cède, mais le billet n'est pas hors de ses mains, qu'il est +négocié sur la place, et présenté à l'échéance à M. Auguste de +Talleyrand. Celui-ci ignorait toutes ces circonstances; il se crut joué, +et soupçonna que M. de Talleyrand, des mauvaises affaires duquel il +avait entendu parler, avait été réduit à l'accabler. D'un autre côté, +madame Auguste de Talleyrand n'était plus un enfant, elle gouvernait ses +affaires et voulut savoir ce que signifiait ce billet: il paraît que +l'on se tira du mauvais pas en lui disant que c'était une somme donnée, +que l'on avait promis de ne jamais réclamer, et que la mauvaise +situation dans laquelle on disait qu'était M. de Talleyrand lui avait +sans doute fait une nécessité de manquer à sa parole. Madame Auguste fut +indignée; elle trouva étrange que ce prince se fût prêté à une +supercherie comme celle dont elle était victime. Elle prit la poste, et +accourut implorer la justice de l'empereur. + +L'empereur eut de la peine à croire à une action semblable. Il se +contint néanmoins, ne dit rien de désagréable à M. de Talleyrand +lorsqu'il se présenta à l'audience ordinaire qui suivait la messe; mais +il écrivit à M. l'archi-chancelier pour le charger de prendre +connaissance de cette affaire, et M. de Talleyrand porta la peine de la +supercherie à laquelle il s'était prêté, il compta les cent mille écus, +après quoi madame Auguste reprit la route de Bâle. + +Il n'échappa pas à M. de Talleyrand que l'empereur n'avait pas paru +disposé à le ménager; il se garda bien d'avoir l'air de s'en apercevoir, +et en devint beaucoup plus prudent encore. + + + + +CHAPITRE XVI. + +La mésintelligence éclate entre la France et la Russie.--Rappel de M. de +Caulaincourt.--La guerre paraît inévitable.--Considérations générales +sur la position respective des deux États. + + +Il y avait de trop grands événemens à l'horizon pour que le monde +s'occupât de bagatelles locales; il était déjà à peu près reconnu qu'il +devait y avoir incessamment une rupture entre la Russie et la France. + +L'empereur avait rappelé M. de Caulaincourt, sur les instances que +lui-même avait faites pour revenir à Paris; il voyait sans doute ce qui +se préparait, et ne voulait pas se trouver dans une situation à trahir +ses devoirs ou à manquer à la reconnaissance que devaient lui inspirer +les procédés délicats dont il avait été l'objet à la cour de Russie +pendant près de quatre ans. L'empereur lui-même le concevait, quoique je +lui aie entendu manifester que cette position de son ambassadeur, ainsi +que le déplorable résultat de sa mission, était plutôt la conséquence de +sa conduite personnelle que celle des événemens[12], que la Russie avait +pu faire tourner à son gré, tandis qu'un ambassadeur de France devait +les diriger, s'il ne s'était pas laissé décheoir des avantages sur +lesquels il se trouvait placé en arrivant à cette cour. + +L'empereur envoya en Russie son aide-de-camp le général Lauriston, pour +remplacer M. de Caulaincourt; ce choix devait plaire aux Russes, mais il +était bien tard pour qu'un nouvel ambassadeur eût le temps d'étudier le +passé et de détourner l'avenir. + +Avant de commencer le récit cette guerre, je dois dire comment on fut +contraint de la faire, car pour la désirer et l'avoir recherchée, je +pourrais déposer en faveur de l'opinion que l'empereur en a été +contrarié au dernier point, si le sens commun le plus ordinaire ne +réprouvait de lui-même le soupçon qu'il l'a provoquée, au milieu de tous +les embarras qu'il avait déjà. + +Les puissances de l'Europe ne faisaient plus à la France qu'une guerre +d'extermination, et celle-ci ne combattait plus que pour sa défense: +elle était sortie victorieuse de toutes les attaques dont elle avait été +l'objet, mais l'empereur avait reconnu qu'il était nécessaire pour elle +d'avoir une alliance étrangère imposante. Il avait cherché à s'allier +avec la Russie malgré tous les inconvéniens que cette détermination +pouvait avoir pour lui personnellement, puisque la grande duchesse Anne +Paulowna n'avait alors que quinze ans: néanmoins il en faisait le +sacrifice à l'intérêt général, et assurément il n'y a guère de +particulier qui ne se serait pas trouvé blessé de la réponse que +l'empereur reçut dans cette occasion. + +La demande en mariage de la princesse Anne Paulowna fut faite +tout-à-fait entre les deux souverains, et rien n'aurait dû en +transpirer, puisqu'il n'y eut point de demande officielle. Je crois même +que la chose aurait pu s'arranger, parce que, dans la réponse +d'Alexandre, si on y remarquait un peu de défiance, on y voyait aussi de +la bonne foi au moins en apparence. + +Pour que cette proposition ait transpiré, il faut que l'un des deux +empereurs en ait parlé. Je n'ai pas pour objet d'expliquer pourquoi +l'ouverture de l'empereur Napoléon ne réussit pas; mais il venait de +s'attacher à l'Autriche, la haute politique des grandes puissances dut +nécessairement se ressentir de l'union qu'il avait contractée. + +Le fait est qu'après avoir renoncé à des avantages de guerre immenses +sur les Russes, uniquement pour avoir leur alliance, nous la perdîmes, +même après leur avoir abandonné nos alliés naturels, les Turcs et les +Suédois, et que nous nous unîmes aux Autrichiens, avec lesquels nous +semblions irréconciliables. On ne se fût jamais attendu à un tel +résultat, si le mariage de l'archiduchesse Marie-Louise n'eût semblé un +gage de la disparition de tous les ressentimens, suite naturelle de +malheurs qui étaient encore bien récens. L'alliance fut donc cimentée +avec l'Autriche, et rompue avec la Russie: tant il est vrai qu'en +politique il suffit d'un pas hors de la ligne naturelle pour être +entraîné dans des difficultés inextricables. + +L'empereur voulait la paix en Europe; il ne pouvait pas la maintenir +seul, à moins de tenir la nation continuellement sous les armes et +d'obérer ses finances. D'ailleurs l'expérience avait prouvé que ce +n'était même pas un moyen d'éviter la guerre; que c'était au contraire +un motif d'inquiétude pour la sécurité des États voisins, et +conséquemment les autoriser à recourir aux armes aussitôt qu'ils +croiraient avoir trouvé une occasion favorable. La guerre de 1809 lui +avait encore démontré que, malgré son alliance de Tilsit, il ne pouvait +pas compter sur la Russie pour maintenir la paix; il résultait de là +qu'il se trouvait n'y avoir non seulement rien gagné, mais que, de plus, +il pouvait encore être attaqué par une coalition plus forte que les +précédentes, pendant que lui-même ne pourrait plus se présenter dans +l'arène avec des forces aussi imposantes que précédemment. + +L'empereur avait, de son propre mouvement, saisi l'occasion de +contracter avec la Russie le seul rapprochement qu'il avait été possible +à la France d'établir; il avait voulu le rendre plus intime, et, au lieu +d'être accueilli, il avait rencontré du refroidissement. Quelle qu'en +eût été la cause, le résultat était constant; dès-lors l'empereur fut +fondé à craindre que de tout ce qu'il croyait avoir immuablement fixé +entre les Russes et lui, il n'y avait rien de solide. Il dut +naturellement penser que si tels étaient les sentimens de la Russie à +son égard, alors que lui-même cherchait à s'en rapprocher davantage, ces +mêmes sentimens avaient dû prendre encore plus d'animosité depuis qu'il +s'était allié à l'Autriche. De plus, il voyait bien que la Russie avait +gagné sur lui un avantage considérable par la résistance qu'il éprouvait +en Espagne, et qu'indubitablement elle deviendrait le pivot d'une +nouvelle coalition dans une circonstance opportune, parce que rien ne +s'opposait à un rapprochement entre les Russes et les Autrichiens, et +particulièrement entre les Russes et les Prussiens. D'un autre côté, +l'Angleterre était trop occupée de l'idée de se replacer sur le +continent pour n'avoir pas aperçu ce moyen de s'y introduire de nouveau. + +L'alliance de Tilsit n'avait eu lieu que pour arriver à l'abaissement de +l'Angleterre, c'est-à-dire à la pacification générale; car le seul +obstacle qui restait à la paix était l'Angleterre. La paix a toujours +été le but de l'empereur Napoléon, car il était trop éclairé pour ne pas +voir qu'il n'y avait de stabilité, de salut même pour lui que dans la +paix. + +L'Angleterre avait proclamé en plein parlement la guerre perpétuelle, +elle n'a pas dévié de ce principe. La France, en s'attachant à la +Russie, avait adopté le seul moyen d'atteindre à son but. + +Le jour où la Russie se rapprochait de l'Angleterre, la base du système +était frappée, et la situation devenait pire que jamais: aussi +l'empereur regretta-t-il amèrement de voir que les affaires n'avaient +pas été conduites avec plus d'habileté. Il fit tous les sacrifices et +épuisa tous les moyens de conciliation qui étaient en son pouvoir, pour +ramener la Russie aux vrais intérêts européens; il échoua contre les +séductions du cabinet anglais, contre les irrésistibles efforts d'une +puissance qui combattait pour son existence avec toutes les ressources +que donnent les trésors, le commerce du monde et le génie des affaires. + +L'empereur Napoléon, condamné à la guerre, dut s'y résoudre et laisser +en souffrance les grands intérêts qu'il avait en Espagne: il fallut la +faire avec tous les désavantages d'une position si différente de celle +où il se trouvait avant son alliance avec la Russie. + +Il avait renoncé à tous les avantages que pouvait lui donner la bataille +de Friedland; il avait scrupuleusement rempli toutes les conditions +auxquelles il s'était engagé, et la Russie, manquait à celles qui seules +avaient du prix pour lui[13], qui seules l'avaient décidé à s'unir à +elle, et sur l'observation desquelles il avait trop compté. + +La Russie avait gagné à notre alliance une augmentation de puissance et +des possessions précieuses autant par leur convenance que par leur +étendue: elle s'était réparée pendant que nous étions engagés dans les +affaires d'Espagne, auxquelles on n'eût pas songé, si l'on avait cru +être dans le cas de revenir dans le Nord. La Russie se déclarait contre +nous, et nous trouvait avec tous nos embarras anciens et ceux d'Espagne +par surcroît[14]. + +La France, une fois obligée de se séparer des Russes, ne pouvait pas +avoir d'autre projet raisonnable que celui de fonder une puissance qui, +en étant son alliée naturelle, pût aussi être assez forte pour s'établir +comme balance entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, afin qu'en cas +de coalition contre la France, cette puissance, dont l'existence aurait +été inséparable de la sienne, pût faire cause commune avec elle, et lui +apporter une masse de forces qui dispensât celle-ci de mettre encore sa +population sous les armes; avec l'élévation de cette puissance, on +aurait pu compter sur de longues années de paix. + +D'après tout ce qui paraissait vraisemblable, c'était la Pologne que la +France voulait régénérer; elle formait une nation nombreuse; réunies +déjà par une même langue, les mêmes habitudes et les mêmes souvenirs, +ses troupes avaient acquis une gloire digne de la gloire militaire de +toutes les autres armées; de plus, elle avait toujours été l'alliée de +la France, ainsi que de ses alliés. + +Indépendamment de ces considérations, les portions que la Prusse et +l'Autriche en avaient eues en partage étaient déjà réunies à peu de +choses près, et il venait d'être stipulé avec cette dernière que, dans +le cas où la Pologne serait régénérée, les provinces illyriennes lui +seraient rendues en échange de la partie de la Gallicie qu'elle +possédait encore. + +Il n'y avait donc plus qu'à reprendre sur la Russie les provinces +polonaises qu'elle avait envahies. + +Les Russes avaient à Paris un espionnage dont je vais parler tout à +l'heure, et par le moyen duquel ils étaient parvenus à être informés de +l'état des forces que la France allait déployer, si la campagne +s'ouvrait. C'est alors seulement que l'empereur commença à reconnaître +que tout ce que je lui avais dit dans le temps du motif du séjour à +Paris de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie était vrai, et qu'il +m'ordonna de faire mon possible pour découvrir quels pouvaient être ses +canaux d'intrigues et d'informations; il avisa en même temps aux moyens +de parer au développement successif des forces de la Russie. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Mesures de prévoyance que prend l'empereur.--Schwartzenberg.--Le général +Jomini.--Tentatives de Czernitchef.--Ses artifices.--Les relations +extérieures.--Le préfet de police.--Malice.--Découverte du système de +corruption organisé dans les bureaux.--Michel.--Moyens qu'il emploie +pour se procurer les états de situation qu'il livre à Czernitchef. + + +L'on avait tiré de la France à peu près tout ce que l'on pouvait lui +demander; on retira d'Espagne les troupes polonaises, qui furent +envoyées dans le duché de Varsovie. + +L'empereur appela tout ce qu'il put réunir depuis Naples jusqu'à +Bayonne, et comme il laissait ainsi une immense quantité de pays sans +défense, il songea à les préserver de toute invasion, en emmenant avec +lui les troupes autrichiennes et prussiennes, les seules qui auraient pu +lui donner de l'inquiétude s'il eût éprouvé un revers, comme cela lui +était arrivé en 1807 à Eylau; en second lieu, il fallait prévoir qu'au +moment de couronner son oeuvre à la fin de la campagne, il aurait pu +surgir, des cabinets de ces puissances, des prétentions qui auraient +remis tout en problème: elles auraient eu d'autant plus beau jeu, +qu'elles se seraient trouvées avec des forces considérables sur les +derrières de l'armée française, qui alors eût vraisemblablement été aux +extrémités de la Pologne. + +Ce sont ces puissantes considérations qui déterminèrent l'empereur à +faire négocier avec l'Autriche la mise en campagne, comme auxiliaire de +l'armée française, d'un corps de trente mille hommes, et avec la Prusse +celle d'un corps de quinze mille. Ce dernier fut commandé par le général +York, et le premier par le prince de Schwartzenberg, qui était alors +ambassadeur d'Autriche à Paris. L'empereur lui avait fait proposer de +faire la campagne, parce qu'il le connaissait déjà, et que ses habitudes +de communications étaient établies avec lui; il était estimé à Paris, et +aimé de toute la société. Ce prince témoigna qu'il serait flatté de +servir sous les ordres de l'empereur, et accepta avec empressement +l'offre qui lui était faite. L'empereur fit alors connaître à l'empereur +d'Autriche qu'il lui serait agréable de voir l'armée autrichienne +commandée par le prince de Schwartzenberg; François s'empressa d'adhérer +à la demande, et Schwartzenberg alla se mettre à la tête du corps +autrichien qui devait agir avec nous. Il réunit le titre de général en +chef au caractère d'ambassadeur qu'il conserva, en laissant toutefois à +Paris un chargé d'affaires. + +Nous étions vers le milieu de février, les dernières dispositions de +l'empereur se poussaient avec une très grande activité. Ce prince savait +à jours comptés où se trouvait chaque corps de troupes qui marchait sur +le Niémen. + +Celles qui venaient d'Italie passaient par le Tyrol, la Bavière et la +Saxe, pour se rendre sur la Vistule; les autres marchaient de la +Hollande et de Hambourg sur Berlin, et il n'y avait pas de grande route +qui ne fût couverte d'appareils de guerre. + +La légation russe était toujours à Paris ainsi que l'aide-de-camp de +l'empereur de Russie. + +Je venais d'apprendre d'une manière non équivoque qu'il avait négocié +l'émigration du général Jomini au service de Russie. + +Ce général jouissait dans l'armée de la considération due à son talent +d'historiographe; il était, en cette qualité, attaché à l'état-major de +l'empereur, qui en faisait un cas particulier. + +Je fus d'autant plus surpris de cette proposition de l'aide-de-camp de +l'empereur Alexandre, que je ne croyais pas que le général Jomini eût +aucun sujet d'être mécontent de sa position; cependant le fait était si +constant, que je me décidai à en parler moi-même à cet officier. Il ne +m'avoua pas positivement le fait; il ne le nia pas non plus, en sorte +que je vis bien qu'on lui en avait effectivement parlé. Je lui glissai +quelques mots de la manière de penser des Russes sur les transfuges, il +repoussa loin de lui la seule pensée d'une lâche désertion. +L'aide-de-camp d'Alexandre ne s'en était pas tenu là, il avait poussé +l'impudence jusqu'à se rapprocher d'un des premiers secrétaires du +prince de Neuchâtel, qui, comme l'on sait, était major-général de +l'armée; ses secrétaires étaient conséquemment placés de manière à +procurer les informations les plus importantes. L'officier russe ne +craignit pas de lui offrir des gains énormes, s'il consentait à entrer +en communication avec lui pendant le courant de la campagne, l'assurant +qu'il ne courait aucun danger, parce qu'on aurait soin de ne jamais le +mettre dans le cas d'expédier des messagers, on lui en enverrait au +contraire, sur lesquels il pourrait compter. + +Le secrétaire refusa, et voulut bien ne pas nuire à l'officier russe en +divulguant cette proposition, qui l'eût perdu de considération à Paris; +mais il en fit prévenir le prince de Neuchâtel, qui en fit part à +l'empereur le jour même où je lui rendis compte des particularités que +je viens de rapporter. L'empereur vit clairement que le séjour de ce +jeune officier à Paris n'avait pas un autre but que d'organiser la +corruption parmi tout ce qui l'entourait. Il témoigna quelque +mécontentement qu'on eût affecté de lui en parler avec tant d'intérêt, +qu'il avait fait dire partout qu'il verrait avec plaisir qu'on le +traitât bien. Il y a toujours un mouvement de dépit qui est inséparable +de la conviction d'avoir été dupe. + +Dans cette occasion, le jeune officier russe avait si bien mis à profit +la bienveillance du ministère dont il dépendait, qu'il était devenu une +petite puissance à laquelle il était maladroit de déplaire. + +L'empereur leva les épaules de pitié qu'on lui eût fait accorder tant de +bienveillance à un homme qui en méritait si peu, et ordonna qu'on le fît +partir pour Saint-Pétersbourg. Je viens de dire que l'aide-de-camp russe +avait su se faire un crédit qu'il était dangereux d'attaquer. On aura +une juste idée du point où cela était poussé par l'anecdote suivante. +Quoique l'empereur eût défendu dans le temps que l'on observât aucune +des démarches de Czernitchef, je n'avais point discontinué de le +recommander à la surveillance de son quartier. Le commissaire, pressé +par les ordres qu'il avait reçus, essaya de placer, comme locataire, +dans l'hôtel garni où demeurait cet officier, un agent qu'il chargeait +d'observer tout ce qui venait le voir. Soit qu'il s'y prît mal, ou qu'il +fût trahi, l'aide-de-camp de l'empereur de Russie fit grand bruit de ce +manque d'égards; il courut au plus vite chez son protecteur pour s'en +plaindre, celui-ci d'en venir parler à l'empereur, qui me gronda de main +de maître, en me disant: «Laissez-le là, M. Maret l'observe; il a eu le +talent de mettre chez lui un observateur; on verra bien. Laissez faire +Maret.» + +Ceci se passait très peu de jours avant que j'eusse reçu l'ordre de +pénétrer les occupations de cet étranger. + +Plus je voyais de persistance à me barrer le chemin, plus j'étais +persuadé que tout le monde était dupe de ce jeune homme, qu'à tout prix +je voulais dévoiler. + +L'observateur placé chez l'officier russe n'y voyait jamais entrer +personne, et cependant les débats du procès criminel qui a suivi cette +découverte d'espionnage ont prouvé que le malheureux qui y a laissé la +tête allait tous les jours à la même heure, non-seulement chez +Czernitchef, mais même chez l'ambassadeur, le prince Kourakin. J'avais +un secret pressentiment que la surveillance se faisait mal, et la chose +était si grave, que je persistai à la tirer à clair. + +Je savais que l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre allait partir, et +que tout le monde faisait ses dépêches. À Paris, on rencontre des hommes +de toute espèce; depuis quelque temps, j'en avais un qui trouvait les +combinaisons de la fermeture des cadenas à lettres (on les appelle +cadenas à la Reynier). Si M. l'aide-de-camp ne fût pas parti, je serais +probablement devenu le confident de tout ce que contenait l'armoire +incrustée dans le mur à côté de la cheminée. + +Je réussis enfin, par ces moyens qu'il est inutile de dévoiler, à me +rendre possesseur de tout ce qui composait la dépêche de l'officier +russe, qui était à la date du 21 février 1812. Je tirai de son +portefeuille le rapport qu'il adressait à l'empereur de Russie, avec la +lettre qui l'accompagnait, la copie des instructions que l'empereur +avait données l'avant-veille au ministre-directeur de l'administration +de la guerre sur des envois d'équipages militaires à l'armée; enfin un +état sommaire de l'organisation de la grande armée, par corps d'armée, +d'après des ordres donnés au ministre de la guerre duc de Feltre. Je +résolus d'abord de m'assurer si je n'étais pas moi-même dupe de quelques +piéges qu'on m'aurait tendus. J'allai à l'empereur, qui convint qu'il +avait justement donné la veille les ordres dont il s'agissait. On +semblait en avoir copié les originaux mot pour mot. Je n'hésitai plus +alors: j'ordonnai à la police de Paris de franchir toute espèce +d'obstacles[15] qui l'empêcheraient d'arriver à l'appartement de +l'aide-de-camp, aussitôt qu'il serait monté en voiture pour se rendre en +Russie. Je lui recommandai de s'emparer de tous papiers, vieux ou neufs, +qui présenteraient la forme d'une lettre ou tout autre caractère +analogue, et de ne pas craindre d'examiner partout; je lui enjoignis de +m'apporter ce qu'elle aurait trouvé aussitôt qu'elle en serait saisie. + +Le jour du départ de l'officier russe, je m'avisai d'aller faire une +visite au préfet de police, que j'aimais d'amitié. Je le trouvai fermant +une lettre pour moi, dans laquelle il m'envoyait les copies de tout ce +que l'on avait trouvé de papiers écrits dans la chambre de +l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: les originaux étaient sur la +table prêts à être envoyés à M. le duc de Bassano, ministre des +relations extérieures, qui les avait demandés. Quoique je dusse me +trouver blessé de ce que le hasard me faisait découvrir, je n'en fus pas +surpris. Je ne laissai cependant envoyer que les copies et gardai les +originaux. Ceci avait lieu un jeudi; il y avait un petit spectacle à +l'Élysée[16]; je m'y rendis un des premiers avec le projet d'entretenir +l'empereur avant la représentation: il n'avait pas même dîné lorsque +j'arrivai, et venait de me faire demander, en sorte que je n'attendis +pas. Il me dit en me remettant des papiers: «Tenez, M. le ministre de la +police, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvé la cachoterie de cet +officier russe, les relations extérieures ne l'ont pas manqué.» + +J'ouvris le paquet en sa présence, et je reconnus toutes les copies que +deux heures auparavant j'avais vues chez le préfet de police, et dont +j'avais pris les originaux. Seulement les copies avaient encore été +retranscrites, sans doute parce que l'on prévoyait que l'empereur me les +renverrait, et que je reconnaîtrais l'écriture de la préfecture de +police. On n'aurait pas mis tant de soins à cette petite supercherie, si +l'on n'avait pas craint que l'empereur n'apprît comment on était devenu +possesseur de ces papiers: on voulait qu'il crût que c'était par +d'autres moyens que ceux de la police de Paris que l'on avait fait cette +découverte. + +La lettre du ministre des relations y était jointe: il se hâtait +d'envoyer à l'empereur la copie de tout ce qui avait été trouvé par ses +agens chez l'officier russe. Cela devait infailliblement mener à +découvrir le traître, et, pour ne pas perdre de temps, l'on n'avait pas +envoyé les originaux. + +La lettre était conçue de manière à laisser croire que tout avait été +découvert par le zèle des relations extérieures, sans cependant le dire +positivement. + +Je surpris bien l'empereur lorsque je lui montrai les originaux de ces +copies, et que je lui expliquai comment et par qui cela avait été +découvert. Je ne lui cachai pas le tour que j'avais joué aux relations +extérieures, en faisant envoyer les copies au lieu des originaux qu'il +demandait. + +Je lui appris ce qu'au reste j'apprenais moi-même dans le moment, c'est +que cette prétendue surveillance des relations extérieures n'était rien +autre qu'une petite complaisance de la préfecture de police, +complaisance dont je défendis la continuation. + +Un homme du talent de M. Maret était fait pour trouver d'autres moyens +de crédit, et ce crédit eût pu devenir immense, avec un esprit comme le +sien, qui était de force à embrasser tout ce que l'avenir nous amenait à +grands pas. + +Parmi les papiers saisis dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur +de Russie, se trouvait une lettre à son adresse, par laquelle on lui +mandait d'être chez lui le lendemain à huit heures du matin, qu'on lui +porterait quelque chose d'intéressant; c'était un état général de +l'armée, corps par corps, avec leur force et le détail de chaque espèce +d'armes. + +Cette lettre, quoique écrite rapidement, était d'une écriture qui ne +paraissait pas contrefaite. Elle avait été trouvée sous le tapis de pied +à l'entrée de la cheminée. L'on ne put concevoir comment elle était +restée là. + +Après avoir long-temps cherché, je trouvai, dans les bureaux de la +guerre, un employé qui en reconnut l'écriture, et me dit le nom et la +profession de celui qui l'avait écrite. C'était un autre employé attaché +au ministère de l'administration de la guerre. Je l'envoyai chercher; je +lui présentai la lettre qu'il avait adressée à l'officier russe, il la +reconnut, avoua tous ses rapports avec lui, et dressa une déclaration de +toutes les sollicitations et promesses qu'il lui avait faites pour le +déterminer à se rapprocher de quelques camarades qu'il avait au bureau +du mouvement des troupes, au ministère de la guerre. Il avait succombé à +la séduction de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, et lui avait +livré la copie de tous les ordres que l'empereur donnait à ce +ministère[17]. + +Le bureau du mouvement est celui d'où partent tous les ordres des +marches des troupes, des généraux et officiers, celui enfin dans lequel +viennent se fondre les travaux des autres bureaux. + +Tous les quinze jours, le bureau faisait pour l'empereur un état général +de l'armée avec les mutations qui étaient survenues. Cet état formait un +gros volume in-quarto, qu'on était dans l'usage de faire relier avant de +le remettre. Comme la sévérité la plus rigoureuse se relâche toujours +tôt ou tard, on avait fini, au ministère de la guerre, par charger un +garçon de bureau, ancien soldat, de porter ce cahier chez le relieur, où +il devait attendre que celui-ci eût fini pour le rapporter. + +L'employé qui servait les Russes mit la circonstance à profit. Il posta +un de ses camarades sur la route que suivait le vieux soldat. La +rencontre avait l'air d'être due au hasard, on faisait entrer le garçon +de bureau au cabaret, on l'enivrait, on lui prenait son cahier, composé +de feuilles réunies, mais non assemblées; on le passait dans une pièce +voisine où se trouvaient un ou deux commis qui avaient du papier ligné +tout préparé, sur lequel il n'y avait plus qu'à mettre les chiffres. +Cette besogne était d'autant plus tôt faite, que c'était du papier de +même format et disposé comme celui des états originaux du cahier. + +C'est par un moyen aussi simple que la légation russe se procurait les +états de notre armée, pendant que le ministre de la guerre croyait les +tenir bien secrets, parce qu'il avait dans sa poche la clef de la double +serrure du secrétaire dans lequel il avait coutume de les renfermer. Ce +malheureux employé n'était pas le seul qui servait la légation russe, +quoiqu'il explorât pour elle les cabinets des deux ministres de la +guerre. Il y avait encore d'autres traîtres qui étaient dévoués à cette +perfidie. Celui-ci paya de sa tête la trahison dont il s'était rendu +coupable; le tribunal criminel du département de la Seine le condamna à +la peine de mort. + +Il n'y a nul doute que, sans les tracasseries ridicules qui me furent +faites, j'aurais découvert cette corruption six mois auparavant, et +peut-être que la Russie n'eût pas armé autant de monde qu'elle l'a fait, +en voyant ce que nous armions de notre côté. Mais telle était la +fatalité de ce temps-là, que le ministre des relations extérieures +voulait faire celui de la police. + +Cette découverte me fit plus de peine que de plaisir, parce que j'en +prévoyais toutes les conséquences, et qu'en second lieu, elle me +laissait une opinion bien faible de la discrétion avec laquelle l'on +conservait les choses les plus importantes. Je ne pus me défendre de la +pensée que, si on avait mis la même importance à pénétrer les pratiques +des ennemis, on y serait parvenu. + +Les débats du procès prouvèrent que cette corruption des bureaux de la +guerre, au bénéfice de la légation russe, avait été organisée avant la +campagne de 1805, et s'était maintenue à travers les guerres qui étaient +survenues depuis cette époque. + +Cela valait cependant bien la peine d'être observé. + +L'empereur fut fort mécontent de l'infidélité de ses bureaux, et me dit +à cette occasion en me parlant de l'aide-de-camp de l'empereur de +Russie: «J'avais prévenu ce jeune homme que ce rôle m'empêcherait de +l'admettre chez moi, et il m'avait donné sa parole de ne plus s'occuper +de pareilles recherches; il fallait, ou que je le crusse ou que je ne le +visse pas. Au reste, il n'a pas vu dans les états des choses bien +rassurantes» (voulant dire qu'ils montaient haut). + +Lorsque cette découverte eut lieu, l'aide-de-camp russe n'était pas +encore hors de la frontière; on pouvait, au moyen du télégraphe, le +faire arrêter à Mayence; mais c'eût été l'exposer à trop d'humiliations, +parce que le tribunal criminel l'aurait infailliblement appelé dans la +cause des employés du ministère de la guerre, et son caractère en eût +souffert. + +L'empereur approuva que l'on eût agi ainsi; mais le jeune officier n'en +a su aucun gré: il a même exprimé là-dessus des sentimens propres à +donner des regrets de l'avoir préservé d'être mis en spectacle aux yeux +de ses compatriotes d'une manière à nuire au reste de sa carrière. + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Baptême du roi de Rome.--Fête donnée par la ville de +Paris.--L'impératrice.--L'empereur _nettoie_ son cabinet.--Instructions +particulières que me donne l'empereur avant son départ.--Mesures prises +pour connaître l'état de l'opinion publique.--Un ministre de la police +doit avoir la main légère.--Sous quel point de vue l'empereur envisage +la guerre. + + +Les faits dont je viens de rendre compte eurent lieu au mois de mars +1812. L'empereur avait été s'établir à Compiègne; il en aimait le séjour +à cause de la facilité qu'il offre pour prendre de l'exercice. Une autre +raison encore qui lui faisait aimer les résidences éloignées de Paris, +c'est qu'il s'y trouvait plus souvent seul, ce qui lui était commode +pour le travail. + +Je crois que ce fut dans le mois de mars qu'il fit son plan +d'opérations, car ce fut pendant son séjour à Compiègne qu'il reçut de +Berlin la confirmation de l'alliance des Prussiens avec lui. Les Russes +furent surpris de ce traité; ils avaient compté sur la Prusse, mais non +sur l'Autriche, qui venait à peine de s'allier avec nous. + +Par toutes ces alliances, l'empereur se trouvait à la tête d'une +innombrable armée, qui comprenait tous les États militaires de l'Europe, +hors l'Angleterre, car il y avait des troupes espagnoles et portugaises. +Certainement, s'il y a eu une circonstance dans le cours de sa vie où il +ait eu besoin d'appuyer par la force les inspirations d'une haute +prévoyance, il ne pouvait le faire dans une occasion plus opportune: il +n'était donc pas trop déraisonnable d'en profiter pour opérer en Europe +les changemens qu'elle réclamait. + +Si l'entreprise avait réussi, on aurait mis l'empereur au-dessus de +l'espèce humaine, parce qu'on n'aurait rien vu dans l'histoire qui +approche d'une aussi immense opération. Tous ceux qui plus tard sont +devenus ses ennemis eussent été ses plus humbles flatteurs; la fortune +lui a été infidèle, et l'on a accablé celui qui peu auparavant était +l'objet de tant d'admiration. + +Avant de partir de Paris pour faire cette campagne, l'empereur fit +baptiser son fils, qui avait déjà environ treize mois. Il quitta +Compiègne pour venir à Paris assister à cette cérémonie, qui fut +célébrée dans l'église de Notre-Dame, vers la fin d'avril 1812. + +Elle fut très brillante; l'empereur et l'impératrice s'y rendirent en +grande pompe, accompagnés du cortége d'usage dans les cérémonies, et +furent reçus au parvis de la métropole par l'archevêque, accompagné de +tout son clergé. + +La cathédrale était remplie d'assistans qui ne cessèrent de faire +retentir ce vaste édifice des cris de _vive l'empereur! vive +l'impératrice!_ depuis leur entrée jusqu'à leur sortie de l'église. LL. +MM. vinrent de là à l'Hôtel-de-Ville, où la ville de Paris leur donna à +dîner, suivant un usage fort ancien, et qui a été observé exactement à +l'occasion du baptême des héritiers du trône. + +La ville de Paris se distingua dans cette fête par la magnificence +qu'elle y déploya, par la somptuosité du service, et par la profusion de +toutes choses: ce fut un jour de régal universel; la ville avait fait +distribuer des comestibles au peuple. + +On chargea les fontaines de vin, et l'on dansa toute la nuit. Ce +jour-là, on avait fait une seule salle de la grande cour de +l'Hôtel-de-Ville, au moyen d'une charpente très forte. Cette +construction soutenait un plancher à la hauteur des fenêtres du premier +étage, que l'on avait transformées en portes pour communiquer avec les +appartemens latéraux. + +Il aurait été difficile de rassembler une compagnie aussi brillante que +celle qu'offrait la réunion de tant de citoyens. L'empereur aimait +particulièrement tout ce qui lui fournissait des occasions de +s'entretenir avec eux. L'impératrice, quoique fort jeune encore, +supporta cette grande représentation sans perdre de sa bonne grâce; elle +eut besoin de beaucoup de patience, car, en faisant le tour de cette +immense réunion, elle dut répéter plus d'un millier de fois, d'une +manière différente, la petite phrase de cour qui sert à tout; elle sut y +ajouter quelques paroles finales qui entraînaient vers elle tout ce qui +aurait pu être moins disposé à se laisser persuader par un air de +froideur, qui tenait à la timidité de son âge et à une grande modestie. + +Toutes les fois qu'elle parlait, elle entraînait; ses succès en France +furent son ouvrage, car je le déclare sur l'honneur: dans aucune +occasion l'administration n'employa des moyens particuliers pour la +faire accueillir du public. Lorsqu'elle devait y paraître, soit au +cortége ou au spectacle, la surveillance exercée par l'administration se +réduisait à veiller à ce qu'il ne se commît rien de contraire aux plus +rigoureuses bienséances; c'est là la seule espèce de surveillance dont +je me sois jamais permis de l'entourer. Par exemple, lorsque je savais +qu'elle se proposait d'aller à un théâtre, j'avais soin de louer toutes +les loges qui étaient en face de la sienne, ainsi que celles d'où elle +ne pouvait éviter l'importunité des regards. J'avais ensuite la +précaution d'envoyer les billets de ces loges à des familles +respectables qui étaient bien aises d'aller les remplir. C'était ainsi +que je composais la galerie qui assistait au spectacle les jours où +l'impératrice y allait. + +Quant à des précautions pour qu'elle fût accueillie du parterre, je n'en +ai jamais pris aucune. L'impératrice Marie-Louise avait l'habitude de +faire, en entrant en public, trois révérences si gracieuses, que l'on +n'attendait jamais la troisième pour faire partir des millions +d'applaudissemens: c'était elle-même qui me dispensait de faire aucun +frais à cet égard. + +Après la cérémonie du baptême du roi de Rome, l'empereur alla s'établir +à Saint-Cloud; il y passa le reste du temps qui précéda son départ pour +la campagne de 1812. + +Avant de quitter la France, il termina toutes les affaires qui ne +pouvaient se résoudre sans sa présence; il avait cette habitude toutes +les fois qu'il allait faire un voyage: ordinairement il prenait chaque +ministre à part pour lui donner une instruction particulière, lorsqu'il +voulait qu'il fît quelque chose qui ne devait pas devenir le sujet d'une +correspondance. Il était soigneux de toutes les plus petites affaires; +il n'en trouvait pas qui ne fussent dignes de l'occuper, et lorsqu'il +était à la dernière semaine de son séjour, il répondait à tout ce que +les ministres avaient d'affaires encore tenantes: il appelait cela +_nettoyer son cabinet_, parce qu'il donnait des solutions à une quantité +de propositions qui lui avaient été adressées depuis long-temps, et sur +lesquelles on était resté sans réponse. + +À l'occasion de son départ, il m'entretint de tout ce qu'il voulait que +je fisse pendant son absence: c'était une instruction générale qu'il me +donnait, et qui était bien loin d'être aussi sévère que le supposaient +les hommes qui ont passé leur vie à le peindre comme un tyran qui +n'avait ni justice ni bonté dans le coeur; c'était précisément les deux +qualités dont il était inépuisable; il savait un gré infini à celui qui +lui fournissait une occasion de rendre justice, et l'on ne pouvait pas +craindre de le solliciter, car il n'était jamais las d'accorder. + +Je ne veux cependant pas disconvenir qu'il n'y ait eu beaucoup d'actes +de son administration qui ont été vexatoires pour des particuliers, et +même ruineux pour quelques familles. Il n'y en a presque pas sur +lesquels je ne pusse le justifier, car toutes les mesures acerbes qu'il +a prises dans certaines circonstances étaient d'avance sollicitées par +des rapports officiels qui lui étaient adressés par ceux qu'il avait +chargés de l'instruire de la vérité et de lui proposer le remède à ce +dont on se plaignait. C'était en particulier le soin du conseil d'État, +auquel il renvoyait tout ce qui était de législation, d'administration +ou de droit public. Indépendamment de cela, il avait permis à quelques +personnes[18] de lui écrire confidentiellement sur l'état de l'opinion +publique en général, et sur celle que l'on avait des actes particuliers +de son gouvernement. On ne pouvait pas avoir pris plus de précautions +pour éviter tout ce qui pouvait lui donner un air tyrannique, et il est +à croire que, si un généreux dévoûment avait animé ceux qui étaient +honorés de cette confiance, personne n'aurait eu à se plaindre de la +moindre lésion à son égard. + +Mais il n'est que trop commun de rencontrer des hommes qui craignent de +dire des choses qui déplaisent, ou qui ne savent dire des vérités +pénibles que d'une manière désagréable; c'est ainsi que, manquant le but +pour lequel ils avaient été mis en communication avec le chef du +gouvernement, ils ne l'ont, le plus souvent, entretenu que de +métaphysique, au lieu de lui parler de tout ce qui avait l'air d'être +aperçu par tout le monde. Ils ont méconnu que, lorsque l'empereur +appelait des informations, il fallait courageusement fouler aux pieds +l'intrigue, l'envie, les courtisans et toute la flatterie, pour faire +parvenir la vérité au fond des palais où elle semble ne devoir jamais +arriver. L'empereur l'avait probablement reconnu lui-même, lorsqu'il +mettait tant de soins pour l'attirer jusqu'à lui, et je suis +particulièrement de l'opinion que, si une malheureuse influence n'avait +pas éloigné tout ce qui pouvait le servir, il n'eût pas cessé d'être +entouré de tout ce que la France avait d'hommes éclairés, hommes qu'on +lui a peints continuellement comme ses ennemis, et dont on est parvenu à +le détacher. Cette fatale influence avait écarté tout ce qui pouvait lui +offrir des vues utiles; et je dois dire à la face du monde, que +l'empereur n'a jamais eu une mauvaise intention pour ces personnes-là, +sans qu'elle lui ait été suscitée par un rapport mensonger, en sorte que +c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre qu'à l'auteur du faux rapport. + +Dans l'instruction que l'empereur me donna avant son départ, il ne cessa +de me recommander de ne pas être dur, de ménager tout le monde. Il +m'observa qu'on ne gagnait jamais rien à se faire des ennemis, et que, +dans le ministère de la police surtout, il fallait avoir la main légère; +il me recommanda dix fois de ne faire arrêter personne arbitrairement, +et d'avoir grand soin de mettre toujours le bon droit de mon côté. + +C'est dans cette conversation qu'il me parla de la guerre qu'il était +encore forcé d'entreprendre: il se plaignit d'avoir été mal servi, et de +se trouver obligé à faire la guerre à la Russie seul cette année, pour +n'avoir pas l'Autriche et la Prusse contre lui l'année suivante; il me +dit que dans ce moment, il avait une armée nombreuse, suffisante pour +cette entreprise, tandis qu'elle pourrait devenir inférieure, si l'année +suivante il avait des ennemis de plus à combattre. Il regrettait +vivement d'avoir eu confiance dans les sentimens qui l'avaient décidé à +faire la paix à Tilsit, et répétait souvent: «Celui qui m'aurait évité +cette guerre m'aurait rendu un grand service; mais enfin la voilà, il +faut s'en tirer.» + +Il espérait n'employer les efforts de son armée que pendant la première +campagne, et faire la seconde avec une armée polonaise qu'il aurait fait +lever en parcourant les vastes provinces de ce pays. + + + + +CHAPITRE XIX. + +Préparatifs pour la campagne de Russie.--M. de +Talleyrand.--Spéculations.--Conseil extraordinaire.--Départ de +l'empereur.--Dresde.--Le roi de Prusse.--Opérations des armées +d'Espagne.--Fâcheuses conséquences de l'indépendance des généraux. + + +L'empereur avait, ainsi qu'il l'avait fait en 1807, le projet d'imprimer +un grand mouvement national à la Pologne, vers laquelle il avait fait +diriger toutes les ressources des arsenaux de France, qui restèrent +vides, sans que cette immense quantité d'objets de guerre eussent été +utiles au salut de notre malheureux pays; les ordres de l'empereur +furent exécutés avec bien peu d'intelligence; tout ce qu'il avait amassé +à grands frais fut gaspillé en quelques semaines. L'exécution de toutes +ses vastes conceptions était confiée à des hommes qui croyaient avoir +tout fait en écrivant une lettre à quelqu'un qui en écrivait une à un +autre, et ainsi de suite. + +C'était au centre de la Pologne qu'il voulait établir la puissance qu'il +allait déployer dans cette campagne; il avait prévu tout ce dont son +armée manquerait, aussi avait-il fait faire des achats immenses de +denrées et de boissons qui devaient être transportées dans ces contrées. +Les mêmes soins avaient été pris pour l'habillement et la chaussure du +soldat. + +Comme général en chef, il n'avait rien omis; si l'on avait exécuté la +moitié des dispositions qu'il avait prescrites, l'armée aurait trouvé à +chaque vingt lieues des soulagemens et même l'abondance, au lieu +d'éprouver les privations qu'elle a endurées. + +Pour donner ce grand mouvement à la Pologne, l'empereur voulait emmener +M. de Talleyrand; il se rappelait la manière dont ce diplomate avait +servi à Varsovie en 1806 et 1807, c'était encore le même rôle qu'il lui +réservait; il lui en avait parlé, et M. de Talleyrand avait accepté. +L'empereur, qui prévoyait peut-être quelque intrigue, lui avait défendu +d'en parler, et dans le fait il n'en parla à personne; mais il donna à +des banquiers de Vienne des ordres que ceux-ci laissèrent transpirer. +Ces ordres, qui pouvaient ne concerner que des soins domestiques, furent +présentés dans le monde comme un commencement d'agiotage et signalés +comme tels par le ministre que nous avions à Vienne. L'empereur fut +outré de cette manie de spéculations; il m'en parla, me dit qu'il ne +concevait rien à cette avidité d'argent, qu'il ne comprenait pas surtout +que le diplomate eût parlé d'une chose sur laquelle il lui avait +expressément recommandé le secret, qu'il ne pouvait plus se confier à +lui et renonçait à l'employer. Cette résolution, indépendamment des +motifs assez graves qui l'avaient dictée, pouvait bien ne pas avoir été +combattue par le ministre des relations extérieures. Ces deux hommes +d'État vivaient en assez mauvaise intelligence. M. de Bassano avait même +déclaré que, si M. de Talleyrand était employé, il fallait que lui-même +renonçât à suivre l'empereur, persuadé qu'il était que l'on ne +négligerait rien pour faire manquer toutes les mesures qu'il croirait +devoir prendre: conviction qui n'était pas dénuée de fondement, car M. +de Talleyrand n'avait pas la réputation d'applaudir aux succès de ses +anciens amis. + +L'empereur, ayant réglé, par un ordre de service, la manière dont il +voulait que l'on conduisît les affaires du gouvernement pendant son +absence, assembla un conseil extraordinaire des ministres, auquel +assistèrent M. l'archi-chancelier et M. de Talleyrand. C'était dans les +premiers jours de mai. Il déclara qu'il partirait la nuit même pour +cette entreprise, qui eut une issue d'autant plus déplorable qu'elle +aurait été sans exemple dans l'histoire, si elle avait réussi. + +C'est à ce même conseil que l'empereur parla des inquiétudes qu'il avait +que, pendant son éloignement, les Anglais ne vinssent enlever le Pape à +Savone et le conduire à Rome pour occasionner un mouvement en Italie. Il +témoigna l'intention de le faire venir à Paris; mais les membres du +conseil, dont il prit l'avis, pensèrent qu'il fallait l'éloigner de +Savone, mais ne pas l'amener à Paris, en sorte que l'empereur se +détermina à le faire venir à Fontainebleau, ajoutant qu'il donnerait des +ordres à ce sujet, mais que j'eusse à faire mes dispositions pour faire +voyager commodément le S.-Père, et éviter le fracas d'un voyage qui +serait la matière de toute sorte de conjectures. + +Il s'entretint peu de son entreprise: il dit seulement qu'elle était +grande et présentait beaucoup de difficultés qu'il espérait cependant +surmonter. Il garda le conseil assez long-temps, et partit dans la nuit +pour Dresde. L'impératrice l'y accompagna, ayant témoigné le désir de +revoir son père. Il vint à Dresde ainsi que le roi de Prusse, qui y +amena le prince royal, son fils aîné. + +Il y eut dans cette capitale de la Saxe une seconde représentation de la +réunion d'Erfurth; chacun des hôtes s'empressa de donner à l'empereur +des témoignages d'affection et de cordialité qui n'avaient pas l'air +d'être des adieux. + +L'empereur resta à Dresde quinze jours, qu'il prit sur ceux du beau +temps, déjà trop court pour sa campagne; il crut devoir témoigner ainsi +son empressement à répondre aux politesses de ses alliés. Il n'y en +avait pas un qui ne sût bien dans quel but l'empereur ouvrait cette +campagne, et il n'y en eut pas un qui pensât à autre chose qu'à +s'attacher à sa fortune. Après ce délai, l'empereur partit pour les +bords de la Basse-Vistule, qu'il passa à Thorn, de là il vint visiter +Dantzick, et rejoignit son armée, qui marchait sur le Niémen. + +Ayant de quitter Dresde, il avait nommé M. l'archevêque de Malines, qui +le suivait en qualité d'aumônier, son ambassadeur près du gouvernement +polonais résidant à Varsovie, où le prélat se rendit avec les pouvoirs +de l'empereur, et comme l'organe de tout ce qu'il serait dans le cas de +demander à ce gouvernement pendant la campagne. Ce fut donc lui qui fut +chargé, à Varsovie, du rôle qui était d'abord destiné à M. de +Talleyrand, que l'empereur avait laissé à Paris. M. de Bassano le suivit +en qualité de ministre des relations extérieures, ainsi que M. Daru en +qualité de ministre secrétaire d'État. + +L'impératrice quitta Dresde, et pour jouir quelque temps de plus du +plaisir d'être avec son père, elle alla à Prague, où elle resta une +quinzaine avant de revenir à Paris. + +Je reprends le récit des affaires d'Espagne. + +Après la levée du siége de Badajoz, l'armée de Portugal protégea le +réapprovisionnement de cette place et les réparations dont ses +fortifications avaient besoin. Ce but rempli, elle s'établit dans la +vallée du Tage, son quartier-général à Naval-Méral, prête à se porter +soit sur Badajoz, soit sur Rodrigo, selon le point d'attaque que +choisirait l'ennemi. Rodrigo appartint dès-lors à l'armée du nord de +l'Espagne qui occupa Salamanque avec une division. L'armée de Portugal +se trouva ainsi entre l'armée du nord et celle du midi prête à lier ses +opérations avec elles suivant les circonstances. + +Vers le mois d'août, l'armée anglaise passa le Tage, ne laissant sur la +frontière de l'Alemtejo que la deuxième division commandée par le +général Hill; elle vint s'établir aux environs d'Alméida et de Rodrigo, +la division légère au-delà de l'Aguéda. Des bruits circulèrent que le +duc Wellington avait l'intention de faire le siége de Rodrigo, et que +des approvisionnemens se formaient pour cet objet. Marmont porta des +troupes sur le col de Baños et cantonna une grande partie de l'armée +entre ce col et le Tage; il établit son quartier-général à Placentin, +afin d'être à portée d'être instruit et d'agir avec célérité. Le mois +d'août et une grande partie de septembre se passèrent ainsi. Rodrigo +manquait de vivres, et l'armée du nord de l'Espagne faisait ses +dispositions pour y conduire un grand convoi. Elle allait le faire +soutenir par douze mille hommes, mais ces troupes étaient trop peu +nombreuses pour oser approcher de l'armée anglaise avec un tel embarras. +Le concours de l'armée de Portugal était donc nécessaire. Marmont la mit +en mouvement pour appuyer cette marche et le ravitaillement. Les +mouvemens furent combinés; l'armée de Portugal déboucha du col de Baños +et se porta sur Rodrigo par Tamamès et Tembron, tandis que le convoi de +l'armée du nord passa par Saumuños. + +Tout le corps d'armée du nord marchait avec le convoi; l'ennemi n'ayant +point présenté de forces, l'infanterie de l'armée de Portugal resta +échelonnée sur la route qu'elle avait prise, sa cavalerie seule se porta +sur Rodrigo. Le but de l'opération effectué, il y en avait un autre à +remplir, c'était de reconnaître si l'ennemi avait fait des préparatifs +pour le siége de Rodrigo. L'armée ennemie n'était pas rassemblée, on +pouvait, en faisant une forte reconnaissance, nettoyer les environs et +chercher à pénétrer ses projets. La cavalerie de l'armée du nord fut +chargée d'agir sur le chemin d'Alméida à Spéja, et celle de Portugal +marcha sur El-Bodon. L'infanterie de l'armée du nord étant venue jusqu'à +Rodrigo, Marmont demanda au général Dorsenne de faire appuyer sa +cavalerie par une de ses divisions. À peine sorti de Rodrigo, on aperçut +une brigade de cavalerie anglaise sur les hauteurs d'El-Bodon, et peu +après deux brigades d'infanterie, mais séparées entr'elles et ne pouvant +se réunir; Marmont donna l'ordre au général Montbrun de les culbuter et +de s'emparer de toutes les hauteurs avec sa cavalerie, ce qui fut +exécuté en un moment. Des charges furent vainement exécutées sur +l'infanterie: elle se retira en ordre, résista à tous les efforts qui +furent tentés à diverses reprises, et les deux brigades parvinrent à se +réunir à Fuente-Guinaldo, où quelques retranchemens avaient été +préparés. La division d'infanterie de l'armée du nord était restée à une +assez grande distance, et n'avait pas exécuté ou reçu les ordres qui +devaient lui être donnés par le général Dorsenne: elle manqua sur le +terrain au moment où, soutenue par la cavalerie de Marmont, elle aurait +donné les moyens de s'emparer de Fuente-Guinaldo, lieu de rassemblement +indiqué pour l'armée anglaise. La nuit arriva, et empêcha de profiter de +la position très critique dans laquelle celle-ci était placée. L'ayant +trouvée ainsi décousue, Marmont appela à lui toutes ses troupes, elles +ne purent être réunies que le lendemain au soir; mais, l'armée anglaise, +de son côté, avait appelé ses divisions, et pris une position +respectable. Marmont voulait profiter de la circonstance où il avait le +renfort de l'armée du nord, pour combattre l'armée anglaise; mais dans +la nuit elle opéra sa retraite sur Sabugal. Le lendemain matin, il ne +lui resta plus qu'à la poursuivre pendant plusieurs lieues; mais elle se +trouvait hors d'atteinte des troupes. L'objet de la réunion avait été +rempli, un plus long séjour sur ce point n'avait plus de but; les deux +armées, après avoir mis Rodrigo dans le meilleur état de défense, +rentrèrent dans leurs cantonnemens. Le duc de Raguse, tranquille sur le +sort de Rodrigo, et forcé, pour pouvoir vivre, de changer sa position, +enfonça ses troupes dans la vallée du Tage, mit son quartier-général à +Talaveira, et occupa Tolède, qui lui fut cédé par le roi d'Espagne sur +l'ordre de l'empereur. Mais tel était dans ces temps malheureux l'esprit +de vertige des individus les plus intéressés aux opérations de l'armée, +que le roi Joseph, avant de remettre cette province à Marmont, et quand +l'armée qui la défendait et sans laquelle il ne pouvait demeurer +tranquille à Madrid, mourait de faim, fit vendre les magasins de +subsistances qui y avaient été rassemblés à grande peine. + +Les troupes de l'armée de Portugal étaient à peine rentrées de leur +expédition sur Rodrigo et établies dans leurs nouveaux cantonnemens, que +le duc de Raguse reçut l'ordre de faire un fort détachement pour +soutenir au besoin le maréchal Suchet, qui faisait ses dispositions pour +attaquer Valence: ce détachement devait se mettre en communication avec +l'armée d'Aragon et la joindre, s'il était nécessaire. L'ordre était +ainsi conçu: + + Paris, le 21 novembre 1811; + +«L'empereur me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, que +l'objet le plus important en ce moment est la prise de Valence. +L'empereur ordonne que vous fassiez partir un corps de troupes qui, +réuni aux forces que le roi détachera de l'armée du centre, se dirige +sur Valence pour appuyer l'armée du maréchal Suchet jusqu'à ce qu'on +soit maître de cette place. + +«Faites exécuter sans délai cette disposition de concert avec S. M. le +roi d'Espagne, et instruisez-moi de ce que vous aurez fait à cet égard. +Nous sommes instruits que les Anglais ont vingt mille malades, et qu'ils +n'ont pas vingt mille hommes sous les armes, en sorte qu'ils ne peuvent +rien entreprendre; l'intention de l'empereur est donc que douze mille +hommes, infanterie, cavalerie et sapeurs, marchent de suite sur Valence, +que vous détachiez même trois à quatre mille hommes sur les derrières, +et que vous, monsieur le maréchal, soyez en mesure de soutenir la prise +de Valence. Cette place prise, le Portugal sera près de sa chute, parce +qu'alors, dans la bonne saison, l'armée de Portugal sera augmentée de +vingt-cinq mille hommes de l'armée du midi et de quinze mille du corps +du général Reille, de manière à réunir plus de quatre-vingt mille +hommes. Dans cette situation, vous recevriez l'ordre de vous porter sur +Elvas, et de vous emparer de tout l'Alemtejo dans le même temps que +l'armée du nord se porterait sur la Coa avec une armée de quarante mille +hommes. L'équipage de pont qui existe à Badajoz servirait à jeter des +ponts sur le Tage; l'ennemi serait hors d'état de rien opposer à une +pareille force, qui offre toutes les chances de succès sans présenter +aucun danger. C'est donc Valence qu'il faut prendre. Le 6 novembre, nous +étions maîtres d'un faubourg; il y a lieu d'espérer que la place sera +prise en décembre, ce qui vous mettrait, monsieur le duc, à portée de +vous trouver devant Elvas dans le courant de janvier. Envoyez-moi votre +avis sur ce plan d'opérations, afin qu'après avoir reçu l'avis de la +prise de Valence, l'empereur puisse vous donner des ordres positifs. + +«Le prince de Wagram et de Neuchâtel, major-général.» + + «_Signé_: ALEXANDRE.» + +On ne peut s'empêcher de remarquer que cette lettre du 21 novembre n'a +pu arriver à Marmont qu'en décembre. Berthier comptait sur la prise de +Valence en décembre; alors à quoi bon le détachement ordonné à Marmont? +Il eut la conséquence qu'il devait avoir: il fut inutile à Suchet, +affaiblit Marmont, et compromit Rodrigo. J'ai entendu l'empereur maudire +la pensée de ce détachement. + +L'ordre était positif, le duc de Raguse envoya deux divisions +d'infanterie et une de cavalerie, sous les ordres du général Montbrun, +pour remplir cet objet; mais la nullité de la résistance de Black rendit +ce secours superflu, et l'opération du général Montbrun se réduisit à +une course qu'il poussa jusqu'à Alicante, et à son retour sur Tolède. +C'est au commencement de décembre que ce mouvement avait commencé. + +Le 13 décembre 1811, l'empereur fit connaître au duc de Raguse les +nouvelles dispositions qu'il avait arrêtées, et dont l'objet principal +était d'être à même de retirer des troupes d'Espagne, et principalement +toute la garde, qui était dans le gouvernement du nord. D'après ces +nouveaux arrangemens, le maréchal devait porter toutes ses troupes dans +la vallée de la Tormès, et son quartier-général à Valladolid ou à +Salamanque. Les provinces de Talaveira, d'Avila, Valladolid, Léon, les +Asturies, Benavente, Astorga, etc., devaient faire partie de +l'arrondissement de l'armée. Les mouvemens devaient s'exécuter sans +retard, et son armée devait être augmentée de la 7e division, qui était +à Salamanque, et de la 8e, qui était dans les Asturies. + +Le 5 janvier 1812, Marmont donna l'ordre de mouvement à toutes les +divisions de l'armée de Portugal pour se rendre dans les provinces +respectives qu'elles devaient occuper, et les troupes marchèrent chacune +dans la direction qui leur était propre, tout le matériel et +l'artillerie par le Guadarama; le détachement du général Montbrun était +en pleine opération dans la Manche. + +Il arriva le 8 janvier à Valladolid; il s'occupa des soins +d'administration que le nouveau système rendait nécessaires, et à +préparer le ravitaillement de la place de Rodrigo ainsi que le +relèvement de la garnison, qui devait avoir lieu aussitôt que l'armée +serait réunie. + +Le 15, il reçut une lettre de Salamanque, datée du 13, qui lui annonçait +que l'armée ennemie avait pris position en avant de l'Agueda, bloquait +Rodrigo et se disposait à en faire le siége. + +Il envoya sur-le-champ dans toutes les directions à la rencontre des +diverses colonnes, afin de les faire converger des points où elles se +trouvaient pour se rendre à Salamanque; il calcula que la majeure partie +de l'armée y serait réunie le 25, et que par conséquent il pourrait +livrer bataille à l'armée anglaise sous Rodrigo le 29. Il partit de +Valladolid de sa personne le 18. Le 20, il arriva à Fuente-el-Famo, où +il reçut la nouvelle de la prise de Rodrigo, enlevée par l'armée +anglaise le 18. Ainsi cette place, qui s'était défendue pendant cinq +semaines contre l'armée française, qui était en bon état de défense, et +dont la force avait été augmentée par une lunette qui devait prolonger +de huit jours sa défense, avait succombé en cinq jours de temps à dater +de celui de l'investissement. Cette circonstance changeait toutes les +combinaisons: il ne restait plus à Marmont qu'à prendre une disposition +défensive qui le mît à même de réunir ses troupes à la première +apparence d'offensive de l'ennemi. + +Les troupes appuyées sur la rive gauche du Tage, ayant action sur la +rive droite par les fortifications d'Almaraz et le fort de Miravets, qui +assurait les moyens de déboucher sur le plateau et barrait la route, +empêchaient que l'ennemi pût amener du canon sur Almaraz. La masse des +troupes était d'Avila à Valladolid et à Zamora; Astorga était occupé, et +une division était au débouché des Asturies, dans la province de Léon. +Le duc de Raguse s'occupa sans relâche d'élever des fortifications +permanentes à Salamanque, au moyen de trois grands couvens qui formaient +trois bons forts, et, qui, par le système adopté, forçaient à une +attaque régulière de plusieurs jours. Ces fortifications se trouvaient +être la tête de la position de l'armée de Portugal et protégeaient ses +magasins et ses dépôts. + +Les choses étaient dans cet état lorsque les Anglais résolurent de +continuer leur offensive et de se porter sur Badajoz. En conséquence, +après avoir mis en état de défense Rodrigo, ils firent un mouvement +au-delà du Tage et laissèrent seulement deux divisions sur l'Agueda. +Marmont se flattait de les arrêter, à l'aide de la position qu'il avait +prise. Il avait action sur la rive gauche du Tage, ses moyens de passage +étaient prêts, ses approvisionnemens rassemblés sur un point; il +espérait pouvoir déboucher à temps pour faire sa jonction avec l'armée +du midi, et empêcher le siége de Badajoz, ou le faire lever, s'il était +commencé. L'empereur jugea ce système trop timide; il donna les ordres +les plus impératifs pour faire une diversion dans le nord du Portugal, +afin d'y rappeler les principales forces de l'armée anglaise. La dépêche +transmise par le major-général était ainsi conçue: + + Paris, le 18 février 1812. + +«Sa Majesté n'est pas satisfaite de la direction que vous donnez à la +guerre. Vous avez la supériorité sur l'ennemi, et au lieu de prendre +l'initiative, vous ne cessez de la recevoir. Quand le général Hill +marche sur l'armée du midi avec quinze mille hommes, c'est ce qui peut +vous arriver de plus heureux; cette armée est assez forte et assez bien +organisée pour ne rien craindre de l'armée anglaise, aurait-elle quatre +ou cinq divisions réunies. + +«Aujourd'hui l'ennemi suppose que vous allez faire le siége de Rodrigo; +il approche le général Hill de sa droite afin de pouvoir le faire venir +à lui à grandes marches, et vous livrer bataille réunis, si vous voulez +reprendre Rodrigo. C'est donc au duc de Dalmatie à tenir vingt mille +hommes pour le contenir et l'empêcher de faire ce mouvement, et si le +général Hill passe le Tage, de se porter à sa suite ou dans l'Alemtejo. +Vous ayez le double de la lettre que l'empereur m'a ordonné d'écrire au +duc de Dalmatie le 10 de ce mois, en réponse à la demande qu'il vous +avait faite de porter des troupes dans le midi; c'est vous, monsieur le +maréchal, qui deviez lui écrire pour lui demander de porter un grand +corps de troupes vers la Guadiana, pour maintenir le général Hill dans +le midi et l'empêcher de se réunir à lord Wellington... Les Anglais +connaissent assez l'honneur français pour comprendre que ce succès (la +prise de Rodrigo) peut devenir un affront pour eux, et qu'au lieu +d'améliorer leur position, l'occupation de Ciudad-Rodrigo les met dans +l'obligation de défendre cette place. Ils nous rendent maîtres du choix +du champ de bataille, puisque vous les forcez à venir au secours de +cette place et à combattre dans une position si loin de la mer. Je ne +puis que vous répéter les ordres de l'empereur. Prenez votre +quartier-général à Salamanque, travaillez avec activité à fortifier +cette ville, réunissez-y un nouvel équipage de siége pour servir à armer +la ville, formez-y des approvisionnemens, faites faire tous les jours le +coup de fusil avec les Anglais, placez deux fortes avant-gardes qui +menacent, l'une Rodrigo, et l'autre Alméida; menacez les autres +directions sur la frontière de Portugal, envoyez des partis qui ravagent +quelques villages, enfin employez tout ce qui peut tenir l'ennemi sur le +qui-vive. Faites réparer les routes de Porto et d'Alméida. Tenez votre +armée vers Toro, Benavente. La province d'Avila a même de bonnes parties +où l'on trouverait des ressources. Dans cette situation qui est aussi +simple que formidable, vous reposez vos troupes, vous formez des +magasins, et avec de simples démonstrations bien combinées, qui mettent +vos avant-postes à même de tirer journellement des coups de fusil avec +l'ennemi, vous aurez barre sur les Anglais, qui ne pourront vous +observer... Ce n'est donc pas à vous, monsieur le duc, à vous disséminer +en faveur de l'armée du midi. Lorsque vous avez été prendre le +commandement de votre armée, elle venait d'éprouver un échec par sa +retraite de Portugal; ce pays était ravagé, les hôpitaux et les magasins +de l'ennemi étaient à Lisbonne; vos troupes étaient fatiguées, dégoûtées +par les marches forcées, sans artillerie, sans train d'équipages. +Badajoz était attaqué depuis longtemps; une bataille dans le midi +n'avait pu faire lever le siége de cette place. Que deviez-vous faire +alors? Vous porter sur Alméida pour menacer Lisbonne? Non, parce que +votre armée n'avait pas d'artillerie, pas de train d'équipages, et +qu'elle était fatiguée. L'ennemi, dans cette position, n'aurait pas cru +à cette menace; il aurait laissé approcher jusqu'à Coïmbre, aurait pris +Badajoz, et ensuite serait venu sur vous. Vous avez donc fait à cette +époque ce qu'il fallait faire: vous avez marché rapidement au secours de +Badajoz; l'ennemi avait barre sur vous, et l'art de la guerre était de +vous y commettre. Le siége a été levé, et l'ennemi est rentré en +Portugal; c'est ce qu'il y avait à faire... Dans ce moment, monsieur le +duc, votre position est simple et claire, et ne demande pas de +combinaisons d'esprit. Placez vos troupes de manière qu'en quatre +marches elles puissent se réunir et se grouper sur Salamanque; ayez-y +votre quartier-général; que vos ordres, vos dispositions annoncent à +l'ennemi que la grosse artillerie arrive à Salamanque, que vous y formez +des magasins... Si Wellington se dirige sur Badajoz, laissez-le aller; +réunissez aussitôt votre armée et marchez droit sur Alméida; poussez des +partis sur Coïmbre, et soyez persuadé que Wellington reviendra bien vite +sur vous. + +«Écrivez au duc de Dalmatie et sollicitez le roi de lui écrire +également, pour qu'il exécute les ordres impératifs que je lui donne, de +porter un corps de vingt mille hommes pour forcer le général Hill à +rester sur la rive gauche du Tage. Ne pensez donc plus, monsieur le +maréchal, à aller dans le midi, et marchez droit sur le Portugal, si +lord Wellington fait la faute de se porter sur la rive gauche du Tage... +Profitez du moment où vos troupes se réunissent pour bien organiser et +mettre de l'ordre dans le nord. Qu'on travaille jour et nuit à fortifier +Salamanque; qu'on y fasse venir de grosses pièces, qu'on refasse +l'équipage de siége; enfin qu'on forme des magasins de subsistances. +Vous sentirez, monsieur le maréchal, qu'en suivant ces directions et en +mettant pour les exécuter toute l'activité convenable, vous tiendrez +l'ennemi en échec... En recevant l'initiative au lieu de la donner, en +ne songeant qu'à l'armée du midi, qui n'a pas besoin de vous, +puisqu'elle est forte de quatre-vingt mille hommes des meilleures +troupes de l'Europe, en ayant des sollicitudes pour les pays qui ne sont +pas sous votre commandement et abandonnant les Asturies et les provinces +qui vous regardent, un combat que vous éprouveriez serait une calamité +qui se ferait sentir dans toute l'Espagne. Un échec de l'armée du midi +la conduirait sur Madrid ou sur Valence, et ne serait pas de même +nature. + +«Je vous le répète, vous êtes le maître de conserver barre sur lord +Wellington, en plaçant votre quartier-général à Salamanque, en occupant +en force cette position, et poussant de fortes reconnaissances sur les +débouchés. Je ne pourrais que vous redire ce que je vous ai déjà +expliqué ci-dessus. Si Badajoz était cerné seulement par deux ou trois +divisions anglaises, le duc de Dalmatie le débloquerait; mais alors lord +Wellington, affaibli, vous mettrait à même de vous porter dans +l'intérieur du Portugal, ce qui secourrait plus efficacement Badajoz que +toute autre opération... Je donne l'ordre que tout ce qu'il sera +possible de fournir vous soit fourni pour compléter votre artillerie et +pour armer Salamanque. Vingt-quatre heures après la réception de cette +lettre, l'empereur pense que vous partirez pour Salamanque, à moins +d'événemens inattendus; que vous chargerez une avant-garde d'occuper les +débouchés sur Rodrigo, et une autre sur Alméida; que vous aurez dans la +main au moins la valeur d'une division; que vous ferez revenir la +cavalerie et l'artillerie qui sont à la division du Tage... Réunissez +surtout votre cavalerie, dont vous n'avez pas de trop, et dont vous avez +tant de besoin...» + +Le maréchal Marmont avait des idées tout opposées sur la manière dont la +guerre devait être conduite. Il les transmettait au major-général à peu +près en même temps que celui-ci lui expédiait la dépêche qu'on vient de +parcourir. Je reproduis sa lettre, parce qu'elle fait connaître au vrai +l'état des affaires dans la péninsule. + + Valladolid, le 23 février 1812. + + Au prince de Neuchâtel. + + «MONSEIGNEUR, + +«J'ignore si Sa Majesté aura daigné accueillir d'une manière favorable +la demande que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Altesse pour +supplier l'empereur de me permettre de faire sous ses yeux la campagne +qui va s'ouvrir; mais quelle que soit sa décision, je regarde comme mon +devoir de lui faire connaître, au moment où il semble prêt à s'éloigner, +la situation des choses dans cette partie de l'Espagne. + +«D'après les derniers arrangemens arrêtés par Sa Majesté, l'armée de +Portugal n'a plus le moyen de remplir la tâche qui lui est imposée, et +je serais coupable, si, en ce moment, je cachais la vérité. + +«La frontière se trouve très affaiblie par le départ des troupes qui ont +été rappelées par la prise de Rodrigo, qui met l'ennemi à même d'entrer +dans le coeur de la Castille en commençant un mouvement offensif; ensuite +par l'immense étendue de pays que l'armée est dans le devoir d'occuper, +ce qui rend toujours son rassemblement lent et difficile, tandis qu'il y +a peu de temps elle était toute réunie et disponible[19]. + +«Les sept divisions qui la composent s'élèveront, lorsqu'elles auront +reçu les régimens de marche annoncés, à quarante-quatre mille hommes +d'infanterie environ; il faut au moins cinq mille hommes pour occuper +les points fortifiés et les communications qui ne peuvent être +abandonnés; il faut à peu près pareille force pour observer l'Esla et la +couvrir contre l'armée de Galice, qui, évidemment, dans le cas d'un +mouvement offensif des Anglais, se porterait à Bénavente et à Astorga. +Ainsi, à supposer que toute l'armée soit réunie entre le Duero et la +Tormès, sa force ne peut s'élever qu'à trente-trois ou trente-quatre +mille hommes, tandis que l'ennemi peut présenter aujourd'hui une masse +de plus de soixante mille hommes, dont plus de moitié Anglais, bien +outillés et bien pourvus de toutes choses; et cependant que de chances +pour que les divisions du Tage se trouvent en arrière! Qu'elles n'aient +pu être ralliées promptement, et soient séparées de l'armée pendant les +momens les plus importans de la campagne; alors la masse de nos forces +réunies ne s'élèverait pas à plus de vingt-cinq mille hommes. + +«Sa Majesté suppose, il est vrai, que, dans ce cas, l'armée du nord +soutiendrait celle de Portugal par deux divisions; mais l'empereur +peut-il être persuadé que, dans l'ordre de choses actuel, ces troupes +arriveront promptement et à temps? + +«L'ennemi paraît en offensive: celui qui doit le combattre prépare ses +moyens; celui qui doit agir hypothétiquement attend sans inquiétude, et +laisse écouler en pure perte un temps précieux; l'ennemi marche à moi, +je réunis mes troupes d'une manière méthodique et précise, je sais, à un +jour près, le moment où le plus grand nombre au moins sera en ligne, à +quelle époque les autres seront en liaison avec moi, et, d'après cet +état de choses, je me détermine à agir ou à temporiser; mais ces +calculs, je ne puis les faire que pour des troupes qui sont purement et +simplement à mes ordres. Pour celles qui n'y sont pas, que de lenteurs! +que d'incertitudes et de temps perdu! J'annonce la marche de l'ennemi et +je demande des secours, on me répond par des observations; ma lettre +n'est parvenue que lentement, parce que les communications sont +difficiles dans ce pays; la réponse et ma réplique iront de même, et +l'ennemi sera sur moi. Mais comment pourrai-je, même d'avance, faire des +calculs raisonnables sur les mouvemens de troupes dont je ne connais ni +la force ni l'emplacement? Lorsque je ne sais rien de la situation du +pays, ni des besoins de troupes qu'on y éprouve? Je ne puis raisonner +que sur ce qui est à mes ordres, et puisque les troupes qui n'y sont pas +me sont cependant nécessaires pour combattre, et sont comptées comme +partie de la force que je dois opposer à l'ennemi, je suis en fausse +position, et je n'ai les moyens de rien faire méthodiquement et avec +connaissance de cause. + +«Si l'on considère combien il faut de prévoyance pour exécuter le plus +petit mouvement en Espagne, on doit se convaincre de la nécessité qu'il +y a de donner d'avance mille ordres préparatoires sans lesquels les +mouvemens rapides sont impossibles. Ainsi les troupes du nord m'étant +étrangères habituellement, et m'étant cependant indispensables pour +combattre, le succès de toutes mes opérations est dépendant du plus ou +du moins de prévoyance et d'activité d'un autre chef: je ne puis donc +pas être responsable des événemens. + +«Mais il ne faut pas seulement considérer l'état des choses pour la +défensive du nord, il faut la considérer pour celle du midi. Si lord +Wellington porte six divisions sur la rive gauche du Tage, le duc de +Dalmatie a besoin d'un puissant secours; si, dans ce cas, l'armée du +nord ne fournit pas de troupes pour relever une partie de l'armée de +Portugal dans quelques uns des postes qu'elle doit évacuer alors +momentanément, mais qu'il est important de tenir, et pour la sûreté du +pays et pour maintenir la Galice et observer les deux divisions ennemies +qui seraient sur l'Agueda, et qui feraient sans doute quelques +démonstrations offensives; si, dis-je, l'armée du nord ne vient pas à +son aide, l'armée de Portugal, trop faible, ne pourra pas faire un +détachement d'une force convenable, et Badajoz tombera. Certes, il faut +des ordres pour obtenir de l'armée du nord un mouvement dans cette +hypothèse, et le temps utile pour agir; si on s'en tenait à des +propositions et à des négociations, ce temps, qu'on ne pourrait +remplacer, serait perdu en vaines discussions. Je suis autorisé à croire +ce résultat. + +«L'armée de Portugal est en ce moment la principale armée d'Espagne; +c'est à elle à couvrir l'Espagne contre les entreprises des Anglais; +pour pouvoir manoeuvrer, il faut qu'elle ait des points d'appui, des +places, des forts, des têtes de pont, etc. Il faut pour cela du matériel +d'artillerie, et je n'ai ni canons ni munitions à y appliquer, tandis +que les établissemens de l'armée du nord en sont tout remplis: j'en +demanderai, on m'en promettra, mais en résultat je n'obtiendrai rien. + +«Après avoir discuté la question militaire, je dirai un mot de +l'administration. Le pays donné à l'armée de Portugal a des produits +présumés le tiers de ceux des cinq gouvernemens. L'armée de Portugal est +beaucoup plus nombreuse que l'armée du nord; le pays qu'elle occupe est +insoumis; on n'arrache rien qu'avec la force, et les troupes de l'armée +du nord ont semblé prendre à tâche, en l'évacuant, d'en enlever toutes +les ressources. Les autres gouvernemens, malgré les guérillas, sont +encore dans la soumission, et acquittent les contributions sans qu'il +soit besoin de contrainte. D'après cela, il y a une immense différence +dans le sort de l'une et de l'autre armée, et comme tout doit tendre au +même but, que partout ce sont les soldat de l'empereur, que tous les +efforts doivent avoir pour objet le succès des opérations, ne serait-il +pas juste que les ressources de tous ces pays fussent partagés +proportionnellement aux besoins de chacun; et comment y parvenir sans +une autorité unique? + +«Je crois avoir démontré que, pour une bonne défensive du nord, le +général de l'armée de Portugal doit avoir toujours à ses ordres les +troupes et le territoire de l'armée du nord, puisque ces troupes sont +appelées à combattre avec les siennes, et que les ressources de ce +territoire doivent être en partie consacrées à les entretenir. + +«Je passe maintenant à ce qui regarde le midi de l'Espagne. + +«Une des tâches de l'armée de Portugal est de soutenir l'armée du midi, +d'avoir l'oeil sur Badajoz et de couvrir Madrid; et pour cela, il faut +qu'un corps assez nombreux occupe la vallée du Tage; mais ce corps ne +pourra subsister et ne pourra préparer des ressources pour d'autres +troupes qui s'y rendraient pour le soutenir, s'il n'a pas un territoire +productif, et ce territoire, quel autre peut-il être que +l'arrondissement de l'armée du centre? Quelle ville peut offrir des +ressources et des moyens dans la vallée du Tage si ce n'est Madrid? +Cependant aujourd'hui l'armée de Portugal ne possède, sur le bord du +Tage, qu'un désert qui ne lui offre aucune espèce de moyens, ni pour les +hommes, ni pour les chevaux, et elle ne rencontre, de la part des +autorités de Madrid, que haine, qu'animosité. L'armée du centre, qui +n'est rien, possède à elle seule un territoire plus fertile, plus étendu +que celui qui est accordé pour toute l'armée de Portugal; cette vallée +ne peut s'exploiter faute de troupes, et tout le monde s'oppose à ce que +nous en tirions des ressources. Cependant si les bords du Tage étaient +évacués par suite de la disette, personne à Madrid ne voudrait en +apprécier la véritable raison, et tout le monde accuserait l'armée de +Portugal de découvrir cette ville. + +«Il existe, il faut le dire, une haine, une animosité envers les +Français, qu'il est impossible d'exprimer, dans le gouvernement +espagnol. Il existe un désordre à Madrid qui présente le spectacle le +plus révoltant. Si les subsistances employées en de fausses +consommations dans cette ville eussent été consacrées à former un +magasin de ressources pour l'armée de Portugal, les troupes qui sont sur +le Tage seraient dans l'abondance et pourvues pour long-temps; on +consomme 22 mille rations par jour à Madrid, et il n'y a pas 3,000 +hommes: c'est qu'on donne et laisse prendre à tout le monde, excepté à +ceux qui servent. Mais bien plus, je le répète, c'est un crime que +d'aller prendre ce que l'armée du centre ne peut elle-même ramasser. Il +est vrai qu'il paraît assez conséquent que ceux qui, depuis deux ans, +trompent le roi, habillent et arment chaque jour des soldats qui, au +bout de deux jours, vont se joindre à nos ennemis, et semblent en vérité +avoir ainsi consacré un mode régulier de recrutement des bandes que nous +avons sur les bras, s'occupent de leur réserver des moyens de +subsistances à nos dépens. + +«La seule communication carrossable entre la gauche et le reste de +l'armée de Portugal est par la province de Ségovie, et le mouvement des +troupes et des convois ne peut avoir lieu avec facilité, parce que, +quoique ce pays soit excellent et plein de ressources, les autorités de +l'armée du centre refusent de prendre aucune disposition pour assurer +leurs subsistances. + +«Si l'armée de Portugal peut être affranchie du devoir de secourir le +midi, de couvrir Madrid, elle peut se concentrer dans la +Vieille-Castille, et elle s'en trouvera bien; alors tout lui devient +facile; mais si elle doit au contraire remplir cette double tâche, elle +ne le peut qu'en occupant la vallée du Tage, et dans cette vallée elle +ne peut avoir les ressources nécessaires pour y vivre, pour y manoeuvrer, +pour y préparer des moyens suffisans pour toutes les troupes qu'il +faudra y envoyer, qu'en possédant tout l'arrondissement de l'armée du +centre et Madrid. Ce territoire doit conserver les troupes qui +l'occupent à présent, afin qu'en marchant à l'ennemi, l'armée ne soit +obligée de laisser personne en arrière, mais qu'au contraire elle en +tire quelque secours pour sa communication. Elle a besoin surtout d'être +délivrée des obstacles que fait naître sans cesse un gouvernement +véritablement ennemi des armes françaises; quelles que soient les bonnes +intentions du roi, il paraît qu'il ne peut rien contre l'intérêt et les +passions de ceux qui l'environnent; il semble également que jusqu'à +présent il n'a rien pu contre les désordres qui ont lieu à Madrid, +contre l'anarchie qui règne à l'armée du centre. Il peut y avoir de +grandes raisons en politique pour que le roi réside à Madrid, mais il y +a mille raisons positives et de sûreté pour les armes françaises, qui +sembleraient devoir lui faire choisir un autre séjour. Et en effet, ou +le roi est général et commandant des armées, et dans ce cas il doit être +au milieu des troupes, voir leurs besoins, pourvoir à tout et être +responsable; ou il est étranger à toutes les opérations, et alors, +autant pour sa tranquillité personnelle que pour laisser plus de liberté +dans les opérations, il doit s'éloigner du pays qui en est le théâtre et +des lieux qui servent de points d'appui aux mouvemens de l'armée. + +«La guerre d'Espagne est difficile dans son essence, mais cette +difficulté est augmentée de beaucoup par la division des commandemens et +par la grande diminution des troupes, que cette division rend encore +plus funeste. Si cette division a déjà fait tant de mal, lorsque +l'empereur, étant à Paris, s'occupant sans cesse de ses armées de la +péninsule, pouvait en partie remédier à tout, on doit frémir du résultat +infaillible de ce système, suivi avec diminution de moyens, lorsque +l'empereur s'éloigne de trois cents lieues. + +«Monseigneur, je vous ai exposé toutes les raisons qui me semblent +démontrer jusqu'à l'évidence la nécessité de réunir sous la même +autorité toutes les troupes et tout le pays, depuis Bayonne jusques et y +compris Madrid et la Manche; en cela, je n'ai été guidé que par mon +amour ardent pour la gloire de nos armes et par ma conscience. Si +l'empereur ne trouvait pas convenable d'adopter ce système, j'ose le +supplier de me donner un successeur dans le commandement qu'il m'avait +confié. J'ai la confiance et le sentiment de pouvoir faire autant qu'un +autre, mais tout restant dans la situation actuelle la charge est +au-dessus de mes forces. De quelques difficultés que soit le +commandement général, quelqu'imposante que soit la responsabilité qui +l'accompagne, elles me paraissent beaucoup moindres que celles que ma +position entraîne en ce moment. + +«Quelque flatteur que soit un grand commandement, il n'a de prix à mes +yeux que lorsqu'il est accompagné des moyens de bien faire: lorsque +ceux-ci me sont enlevés, alors tout me paraît préférable, et mon +ambition se réduit à servir en soldat. Je donnerai ma vie sans regret, +mais je ne puis rester dans la cruelle position de n'avoir pour résultat +de mes efforts et de mes soins de tous les momens, que la triste +perspective d'attacher mon nom à des événemens fâcheux et peu dignes de +la gloire de nos armes. + + «_Signé_, le maréchal duc de RAGUSE.» + +Ces observations ne furent pas accueillies, l'ordre était positif; le +duc de Raguse n'eut plus qu'à obéir. Il rappela les troupes qu'il avait +sur le Tage, et se porta sur l'Agueda avec quatre divisions, seules +forces dont il pût disposer sans découvrir toute la frontière de la +Galice, qui était menacée par une armée espagnole, et abandonner ses +communications avec la France. Il se mit en mouvement sur la fin de +mars, débloqua Badajoz, passa l'Agueda, entra en Portugal, chassa les +Anglais qu'il avait devant lui, battit les milices portugaises et +envahit le Mondego. Mais pendant qu'il s'enfonçait ainsi dans ces +contrées difficiles, les Anglais poussaient vivement Badajoz. La place +succomba, et le maréchal fut obligé de se mettre en retraite, et regagna +Salamanque sans autre résultat que d'avoir harassé ses troupes. + +Ces diverses opérations étaient achevées avant que l'empereur partît +pour la Russie; il fut fort mécontent du maréchal Marmont, et trouvait +qu'on menait ses affaires sans aucun talent; il observait qu'avec un peu +de combinaison on pouvait facilement réunir trois fois autant de troupes +qu'en avait l'armée anglaise, et vider la querelle dans une action dont +le résultat n'eût pas été douteux; mais que, faute de s'entendre, on se +sacrifiait réciproquement à quelques amours-propres, et qu'on allait +laisser le général anglais manoeuvrer avec toute son armée tour à tour +sur les corps de la nôtre, et la battre en détail. Si l'empereur avait +encore pu disposer de deux mois de son temps, il aurait été lui-même en +Espagne; mais il ne le pouvait pas sans de graves inconvéniens. + +Après la perte de ces deux places (Rodrigo et Badajoz), la position +générale des affaires en Espagne dépendait d'une bataille que l'armée +anglaise devait nécessairement chercher l'occasion de livrer; on devait +donc se préparer à la recevoir, et savoir abandonner ce qu'il n'était +plus raisonnable de s'obstiner à conserver, d'autant plus que l'armée +anglaise manoeuvrait déjà sur la Castille, tandis que nos meilleures +troupes étaient devant Cadix, Malaga, Grenade, dans le royaume de +Valence, et sur les autres points de l'Espagne, où elles ne prirent +aucune part aux événemens qui devaient nécessairement décider de la +retraite forcée de toutes les positions qu'elles occupaient. + +Indépendamment des armées d'opérations, il y avait une armée de réserve +dans la province de Biscaye, composée de deux bonnes divisions, dont une +était placée à Burgos. Le roi Joseph avait en outre à Madrid une forte +réserve; malheureusement tant d'excellentes troupes étaient éparses sous +des commandans différens, indépendans les uns des autres, sans centre +d'autorité qui pût leur imprimer une action uniforme. Il en résulta que +les arrondissemens de chaque corps d'armée devinrent autant de petites +vice-royautés, qui s'administraient d'autant de manières différentes et +qui ne reconnaissaient pas plus l'autorité du roi d'Espagne que celle du +roi de Maroc. + +Le ministre de la guerre dirigeait de Paris les opérations qui se +faisaient en Biscaye et en Navarre, d'où il ne pouvait avoir de +nouvelles qu'au moyen d'un ou plusieurs bataillons qui escortaient le +courrier porteur de la correspondance; celle-ci n'arrivait à Paris que +lorsque d'autres événemens étaient déjà survenus au point d'où elle +était partie. Cet inconvénient n'était pas le seul; il fallait encore +tenir sur la ligne de communication une grande quantité de troupes qui +n'empêchaient cependant pas qu'elle fût interceptée. L'armée anglaise, +plus faible que la nôtre, mais réunie dans une même main, sous les +ordres d'un chef habile, était postée derrière Ciudad-Rodrigo, à Fuentes +de Honoro; il était évident qu'elle attaquerait l'armée de Marmont, car +elle ne présentait pas plus de difficultés à battre que celle +d'Andalousie, et le succès devait avoir des résultats bien différens de +ceux qu'auraient eus des revers que nous aurions éprouvés à l'extrémité +de l'Espagne. + +On aurait donc dû tenir prête une combinaison pour mettre l'armée que +commandait Marmont en état de battre les Anglais; au lieu de cela, on +eut l'air d'ignorer qu'elle existât. Chacun ne pensa qu'à sa +responsabilité; on s'occupa de faire vivre les troupes, et on prit la +funeste habitude de laisser faire le temps. + +L'armée anglaise l'employa mieux: nous verrons bientôt ce qu'elle fit. + + + + +CHAPITRE XX. + +Force et composition de l'armée.--Passage du Niémen.--Les Russes se +mettent partout en retraite.--Bagration nous échappe.--L'empereur +devait-il s'arrêter sur la Dwina?--Considérations à ce sujet. + + +Pendant que les choses étaient dans l'état que j'ai indiqué dans le +chapitre précédent, l'empereur traversait l'intervalle qui sépare la +Vistule du Niémen. + +C'est ici le cas de nombrer son immense armée, et de retracer ses +opérations, dont je ne puis parler que sommairement puisque je n'y ai +pas pris part. + +On l'évaluait en masse à quatre cent mille hommes, Français, +Autrichiens, Prussiens, Polonais, Saxons, Westphaliens, Wurtembergeois, +Hollandais, princes confédérés, Suisses, Italiens, Napolitains. + +L'artillerie française, à elle seule, comptait vingt mille chevaux du +train, la cavalerie au-delà de cent mille; que l'on ajoute à ce nombre +ceux des officiers et des bagages, et l'on verra ce que cela devait +gaspiller par jour. + +Le reste était en infanterie. + +L'armée passa la Vistule dans l'ordre suivant, à partir de la gauche. + +Le maréchal Macdonald commandait les Prussiens. + +Le maréchal Oudinot et le général St-Cyr, les Bavarois et trois +divisions françaises. + +Le vice-roi d'Italie, les Italiens. + +Le maréchal Ney, des Français. + +Le maréchal Davout, des Français. + +Le général Junot, des Wurtembergeois et des Westphaliens. + +Le prince Poniatowski, les Polonais. + +Le général Reynier, les Saxons. + +Le prince Schwartzenberg, les Autrichiens. + +Le roi de Naples, la cavalerie. + +Le maréchal Lefèbvre, l'infanterie de la garde. + +Le maréchal Bessières, la cavalerie de la garde. + +Le maréchal Victor organisait un corps de réserve sur les derrières. + +Le maréchal Augereau veillait à la sûreté de l'Allemagne. + +Pendant que cette croisade s'approchait de la Russie, on tenait en +réserve en France cent mille gardes nationaux que l'on avait réunis sur +les points les plus vulnérables, comme Paris, Cherbourg, Brest, +Rochefort, Toulon, Turin, Strasbourg, Anvers. Ils étaient habillés, +équipés comme des troupes régulières, et commandés par des anciens +officiers de l'armée, retirés ou réformés du service. + +Aucune époque de l'histoire ne parle d'armemens aussi considérables que +ceux qui signalèrent cette fatale année 1812. + +Ce fut du 10 au 15 juin que l'armée passa le Niémen sur trois ponts qui +furent jetés à côté l'un de l'autre, et à une demi-lieue de Kowno. Elle +prit le chemin de Wilna où étaient, peu de jours auparavant, l'armée +russe et l'empereur Alexandre lui-même. + +On ne rencontra les troupes légères de l'ennemi qu'aux approches de +Wilna, qu'il évacua pour se mettre en retraite sur la Dwina, en suivant +plusieurs directions. Le plus considérable de ses corps était en face de +notre droite, c'est-à-dire vers Grodno. Il prit sa direction par +Bobruisk vers Mohilow. + +La majeure partie de l'armée ennemie se retira sur Drissa, où elle avait +un vaste camp retranché. Notre armée se mit à sa poursuite; l'empereur +fit marcher le maréchal Davout de manière à obliger le corps qu'il avait +devant lui, à obliquer à droite, afin de l'empêcher de se réunir à ceux +qui se ralliaient derrière la Dwina. Ce fut le seul qui fut compromis +dans ce premier mouvement; il était commandé par le prince Bragation. Si +le maréchal Davout avait pu, comme l'avait ordonné l'empereur, l'isoler +tellement, s'il n'était pas possible de le détruire, qu'il devînt +inutile à l'armée principale, il est probable que cette percée au centre +de l'armée russe, aurait décidé de la campagne. Privée de la masse de +troupes que le maréchal chassait devant lui, elle n'eût pas été en état +de réunir plus de 80,000 hommes. + +On entra à Wilna le 21 juin, sans avoir eu d'engagement. L'empereur +resta quelques jours dans cette ville, pour faire marcher les différens +corps de son armée, dans les directions où il voulait les porter. + +Le maréchal Macdonald, qui avait passé le Niémen à Tilsit, se dirigea +sur Riga. La cavalerie s'avança sur Drissa, où l'on supposait que les +Russes voudraient défendre le camp retranché qu'ils y avaient construit. +Elle le trouva évacué, et apprit qu'il n'y avait qu'un petit corps sous +les ordres du général Witgenstein, qui était de l'autre côté de la +Dwina, en face du camp retranché. L'empereur lui opposa le maréchal +Oudinot, et prit, avec le reste de l'armée, la route de Smolensk. Le +maréchal Davout marchait toujours à la même hauteur que la tête de la +colonne du prince Bragation, et le forçait si fort d'appuyer à droite, +que ce corps d'armée fut obligé d'aller passer le Dniéper pour rejoindre +la portion de l'armée russe qui avait pris sa marche sur la Dwina. À la +vérité, il fit un grand détour, mais il arriva à son but, et rendit à +l'armée ennemie une masse de forces, qui eût été perdue pour elle, si +les ordres de l'empereur avaient été exécutés. La réussite de ce +mouvement équivalut pour les Russes à une bataille gagnée. Les pertes +qu'ils avaient faites se bornaient à quelques lieues carrées; ils +étaient désormais réunis et en mesure de moins redouter un engagement. +Ils le refusèrent cependant; ils continuèrent leur retraite en dévastant +tout ce qu'ils laissaient derrière eux. Ils se rapprochaient de leurs +moyens, tandis que l'armée française, qui avait besoin de les forcer à +livrer bataille, était obligée de les suivre au milieu des vastes +solitudes où elle devait être accablée. + +De tous les peuples de l'Europe, il n'y a que les Russes pour lesquels +une dévastation aussi générale ne soit pas une destruction complète. En +effet, dans un pays où les constructions sont en bois, ce n'est pas +imposer un grand sacrifice à la nation à laquelle il faut moins d'un an +pour tout réparer. + +L'on a beaucoup dit que c'était une barbarie de tout brûler ainsi, on en +a accusé les Français; mais les Russes étaient trop intéressés à ce que +les incendies s'exécutassent rigoureusement pour en remettre le soin à +ceux qui avaient intérêt à tout conserver. Au reste, on sait aujourd'hui +à quoi s'en tenir sur ces imputations. + +Les Russes se retirèrent donc par la route de Smolensk à Moscou, +laissant à l'armée française l'alternative de rester sur la Dwina, ou de +les suivre en s'exposant à mille dangers. + +L'empereur se proposait d'abord de prendre ses quartiers sur la Dwina, +mais l'armée russe ayant continué sa retraite, et échappé à ses +combinaisons, il fut obligé de la suivre pour l'amener à une bataille +dans laquelle il comptait la mettre dans l'impossibilité de rien +entreprendre sur lui de tout l'hiver. Faute d'avoir fait cette +réflexion, on s'est beaucoup élevé contre cette résolution de +l'empereur, qui cependant me semble facile à justifier. + +Car il faut d'abord considérer que l'empereur avait une armée immense, +dont la réunion seule ne pouvait se faire sans beaucoup de temps et +d'exactitude dans l'exécution de ses combinaisons. Ensuite, une grande +portion de cette armée n'avait pas le même intérêt que nous à nos +succès; quelques uns des corps dont elle se composait auraient bien pu +nous manquer plus tard. + +On ne sait pas tout ce qu'il en coûtait de petits soins à l'empereur, +pour retenir tant de moyens étrangers, qui auraient été employés contre +lui presque aussitôt qu'ils auraient été hors de sa main. Il avait +besoin de leur concours pour l'exécution de ses projets, et ne devait +pas mettre à de trop rudes épreuves la patience de ceux qui ne +marchaient qu'avec regret sous ses drapeaux. Le but de la première +partie de son plan d'opérations était manqué; l'armée russe se trouvait +rassemblée ainsi que la nôtre; que ne pouvait-il pas arriver, si nous +avions pris des quartiers d'hiver pour protéger un soulèvement de la +Pologne? Vraisemblablement le gouvernement russe, dont on aurait ainsi +déchiré les entrailles, ne pouvant rien perdre de plus, aurait à tout +prix tenu son armée en masse, et l'eût fait tomber sur la nôtre, qui, de +son côté, n'avait pas de position militaire naturelle dont elle pût se +couvrir après sa dislocation; l'ennemi se serait trouvé le plus fort sur +tous les points où il se serait porté, pour empêcher la réunion de nos +corps d'armée, que l'on aurait été obligé, d'éparpiller pour les faire +vivre. D'ailleurs l'on n'était encore qu'au mois de juillet; dans cette +situation, il n'aurait pas fallu songer à voir la Pologne répondre au +mouvement qu'on cherchait à lui imprimer, car la nation, quoique +courageuse, n'aurait pas pris son essor avant d'être convaincue qu'elle +n'avait pas de retour à craindre. Alors que serait devenue cette +prodigieuse quantité d'armes et d'effets de tout genre que l'on avait +fait venir de France pour armer et équiper les Polonais? + +Ne savons-nous pas de ce qui faillit nous arriver après la bataille +d'Eylau? c'eût été bien pis cette fois. D'ailleurs, si l'empereur avait +mis son immense armée en quartiers d'hiver, elle aurait épuisé la +Pologne. On aurait ainsi consommé la dernière ressource de ce pays, +avant d'avoir commencé des opérations qui ne se seraient peut-être pas +terminées dans la même campagne. Le gouvernement polonais pressait par +cette seule raison, pour qu'on portât l'armée en avant. D'ailleurs il +n'y a pas un général sensé qui imaginât de mettre son armée en quartiers +d'hiver devant un ennemi aussi fort que lui, avant d'avoir décidé, par +un événement de guerre important, la question de l'initiative des +mouvemens ultérieurs; car, s'il doit garder la défensive, il n'y a +qu'une suspension d'armes qui puisse lui assurer du repos dans ses +quartiers. Or, une suspension d'armes n'était pas une idée raisonnable +dans la situation des choses. Les Russes ne pouvaient que perdre à +l'accorder; ils se seraient privés du seul allié qui pût leur être +utile: c'était l'hiver. + +L'empereur ne pouvait pas manquer de confiance dans les suites d'une +bataille qu'il cherchait; son armée était dans sa main; il n'avait pu +gagner d'avance sur les corps russes dans leur marche rétrograde, mais +ils formaient une masse plus considérable, plus pesante, qui mettrait +plus de lenteur dans l'exécution de ses mouvemens. Il n'était pas +déraisonnable d'espérer de pouvoir la serrer d'assez près pour l'engager +petit à petit, malgré elle, dans des combats partiels qui eussent +infailliblement amené une action générale, à la suite de laquelle +l'empereur aurait commencé la seconde partie de son plan d'opérations. + +Certainement s'il avait dû mettre en ligne de compte toutes les fautes +qui ont été commises dans l'exécution de ses ordres, et qui l'ont +empêché d'atteindre l'armée russe avant le 7 septembre, il n'eût pas +songé à mener si loin, à une époque aussi avancée, une armée qui, après +avoir été dans l'alternative de vaincre ou de mourir de besoins, se +trouva, après avoir vaincu, dans celle d'être vaincue à son tour ou de +mourir de froid. + + + + +CHAPITRE XXI. + +Smolensk est sur le point d'être enlevé.--Bataille de +Valontina.--Inaction de Junot.--Opérations de l'armée de +Portugal.--Bataille de Salamanque.--Le Pape vient en France.--Accident +qui lui survient au Mont-Cenis.--Désolation de l'officier.--Le +Saint-Père continue sa route. + + +Bagration avait échappé à nos colonnes; la jonction était faite, on ne +pouvait plus l'empêcher. L'empereur voulut donner quelque relâche à ses +troupes exténuées de fatigues et de privations. Il les distribua dans +les villages qui sont en avant de Witepsk, les cantonna dans tous les +lieux qui présentaient quelques ressources. Cette dispersion enhardit +les Russes; ils se flattèrent de nous surprendre, et revinrent sur leurs +pas. L'empereur les laissa se développer, et tandis qu'ils s'avançaient +par une rive du Dniéper, il se porta sur l'autre et arriva, par une +marche rapide, à la vue de Smolensk, qu'il faillit enlever. Les Russes +revinrent en toute hâte et réussirent à nous prévenir. L'action +s'engagea; ils furent battus, obligés de nous abandonner la place, et se +retirèrent partie par la route de Moscou, partie par celle de +Pétersbourg. L'empereur les fit poursuivre, en même temps que le général +Junot, chargé de longer la rive gauche, devait franchir le fleuve et les +couper. Si ces dispositions avaient été exécutées, l'ennemi était perdu, +et la campagne décidée. Mais Junot ne marcha point, la route resta +libre, et les Russes se retirèrent après une action meurtrière qui coûta +la vie au général Gudin. + +L'empereur fut fort mécontent de l'inaction du général Junot; mais le +mal était fait. + +L'armée russe échappa encore à sa ruine, et se retira en continuant de +combattre quand l'occasion favorable se présentait. + +Le but était de nouveau manqué; on se trouvait engagé, obligé de mener +avec soi une immense quantité de consommateurs sur les traces désertes +de l'armée russe, et, ce qu'il y a de plus étonnant, sans que +l'administration eût rien fait avancer de tous les immenses +approvisionnemens que l'empereur avait fait réunir sur les divers points +de la Pologne. Cette faute sans excuse fut une des causes de la +désorganisation à laquelle l'armée fut obligée de se livrer pour +pourvoir à ses besoins. + +Il aurait véritablement fallu que l'empereur pensât, exécutât pour tout +le monde. On ne l'aidait pas de la moindre idée; on se bornait à +l'écouter et à lui obéir, sans lui faire observer rien de ce qu'il était +bien permis à quelqu'un aussi occupé que lui d'oublier. + +Les affaires allaient d'une manière encore plus déplorable en Espagne. +Je reprends le récit de ce qui se passait dans ce pays. + +Après la prise de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, les Anglais s'étaient +pelotonnés dans le nord, y avaient formé de grands magasins et avaient +tout disposé pour une offensive sérieuse. Il était important, pour que +l'armée de Portugal restât isolée lorsque les opérations seraient +commencées, que le duc de Wellington, qui supposait des dispositions +amies entre les armées françaises, et qui était loin d'imaginer que les +rivalités seules suffisaient pour produire cet effet, voulût préparer +ses succès en détruisant les moyens de communication qui existaient +entre le midi et le nord. En conséquence, il fit faire un coup de main +sur Almaraz, qui réussit complètement. + +Les fortifications d'Almaraz avaient pour objet d'assurer le passage du +Tage en conservant son pont. Badajoz avait été sauvé l'année précédente +au moyen du mouvement de l'armée de Portugal et sa jonction avec celle +du midi; l'armée de Portugal pouvait, à son tour, recevoir un puissant +secours de celle du midi. + +Le 18 mars, la division du général Hill arriva inopinément devant le +pont d'Almaraz. Elle évita celui de Miravets et se porta sans canon +devant les ouvrages de campagne de la rive droite, qui couvraient le +pont sur le Tage la nuit suivante. Les forts étaient construits avec +soin et avaient un réduit; les ouvrages étaient fraisés et palissadés. +Les troupes anglaises, munies d'échelles, tentèrent l'escalade sans +hésiter et réussirent dans leur entreprise. Un bataillon étranger, qui +formait la partie principale de cette garnison, prit lâchement la fuite; +le commandant Aubert, quoique officier de courage, perdit la tête et ne +sut remédier à rien. L'ennemi, après avoir démoli les forts de la rive +droite et détruit le pont, se retira en Estramadure, et le général Foy, +venu d'Oropesa avec sa division, ne put arriver à temps. Si les forts se +fussent défendus 24 heures, l'entreprise des Anglais tournait à leur +honte. + +Le duc de Wellington, tranquille sur les mouvemens de l'armée du midi de +l'Espagne, passa l'Agueda le 13 juin et marcha sur Salamanque. L'armée +française était dispersée pour pouvoir subsister, mais tout avait été +préparé pour le rassemblement des troupes à l'instant où il serait +nécessaire. Les forts de Salamanque, au nombre de trois, le fort +Saint-Vincent, le fort Saint-Gaetano et celui du Collége-Royal, +formaient un ensemble imposant et exigeaient quelque attention de la +part de l'ennemi. Ils furent abandonnés à leurs propres forces, et +l'armée de Portugal effectua son rassemblement à quelques lieues en +arrière. Pendant ce temps, l'ennemi prit position sur les hauteurs de +San-Cristoval, bloqua d'abord et assiégea ensuite les forts. + +Les instructions de l'empereur avaient déterminé qu'en cas d'offensive +de la part de l'armée anglaise sur l'armée de Portugal, deux divisions +de l'armée du nord et presque toute son artillerie et sa cavalerie +viendraient la joindre, tandis que celle du centre enverrait six mille +hommes, et que, dans le cas où le général Hill passerait sur la rive +droite du Tage, le cinquième corps le suivrait et viendrait se réunir à +l'armée de Portugal. Le duc de Raguse se hâta de réclamer les secours +promis; il envoya des ordres au général Bonnet, qui commandait la +huitième division, et qui était dans le royaume de Léon, d'arriver en +toute hâte, et, après avoir rassemblé environ vingt-cinq mille hommes, +il se porta en avant, et vint prendre position à une portée de canon de +l'armée anglaise. Ce mouvement offensif fit suspendre le siége; mais +l'attaque ayant été ajournée jusqu'à la réunion des forces, le siége fut +repris. Des attaques vives furent repoussées et coûtèrent à l'ennemi des +pertes égales au triple des forces de la garnison. Mais un accident +survint, un incendie détruisit les moyens de défense, et les forts se +rendirent. L'armée, n'ayant plus d'objet à remplir avant d'avoir réuni +les moyens de livrer bataille, se retira sur le Duero et marcha ainsi +au-devant de ses renforts. Cette retraite se fit en présence de l'ennemi +sans être inquiétée, et l'armée anglaise suivit l'armée française. + +Arrivé dans cette position, le duc de Raguse appela de nouveau à lui +tous les contingens qui devaient le joindre: le général Cafarelli lui +annonça, le 14 juin, qu'il se mettait en marche avec huit mille hommes +d'infanterie, dix-huit cents chevaux et vingt-deux pièces de canon. De +nouvelles lettres annoncèrent que des mouvemens de guérillas +suspendaient cet envoi: plus tard que l'apparition de bâtimens anglais +sur les côtes le retenait définitivement, et qu'enfin, à l'exception du +premier de hussards, aucun renfort ne serait envoyé. Le duc de Raguse +avait cependant promis au général Cafarelli de lui prêter autant de +troupes qu'il voudrait pour rétablir l'ordre sur son territoire aussitôt +que les Anglais auraient été battus ou éloignés; mais le général ne tint +compte de ces promesses. + +Le roi d'Espagne fit écrire par le maréchal Jourdan au duc de +Raguse[20], qu'aucun secours ne lui serait envoyé de l'armée du centre; +il l'engageait à agir offensivement et sans retard contre l'armée +anglaise. Cette lettre fut écrite le 30 juin, et arriva dans les +premiers jours de juillet. + +Que pouvait faire le duc de Raguse dans cet état de choses? Tous les +secours lui manquaient à la fois, et l'avenir pouvait rendre sa position +plus difficile. En effet, si le général Hill eût passé le Tage, l'armée +anglaise aurait été renforcée de 12 à 15,000 hommes, et le 5e corps +(s'il eût été envoyé, ce qui était très-douteux) aurait dû faire sa +marche par la Manche, pour exécuter le passage du Tage, et serait arrivé +beaucoup plus tard que le général Hill, qui aurait passé à Alcantara, +dont le pont avait été rétabli. Il y aurait eu 12 à 15,000 hommes de +différence dans l'effectif des corps ennemis et des corps français. D'un +autre côté, l'armée de Galice bloquait Astorga, et cette place n'avait +de vivres que jusqu'au 1er août. Il était impossible de penser à la +délivrer, de faire un détachement dans ce but, avant d'avoir battu ou +rejeté l'armée anglaise en Portugal. L'offensive fut donc résolue par le +duc de Raguse, et le moment n'en fut ajourné que jusqu'à l'arrivée de la +8e division qui s'avançait de la frontière des Asturies. + +Le moment étant venu, des mouvemens s'opérèrent sur le Duero pour +tromper l'ennemi. Le duc de Raguse avait choisi le pont de Tordésillas +pour son passage. Indépendamment des localités qui sont favorables, ce +point se trouvait sur la ligne la plus courte de Valladolid à +Salamanque; ainsi l'armée, en prenant l'offensive, ne pouvait risquer de +perdre sa communication. Le passage réussit à merveille, l'ennemi trompé +n'opposa à cette opération difficile aucun obstacle. + +Le 18 juillet, l'armée en marche rencontra deux divisions anglaises. +Elles se retirèrent promptement en éprouvant quelques pertes dans la +poursuite. On arriva sur les bords de la Guarina, où toute l'armée +anglaise était rassemblée. Le passage de cette faible rivière, dont les +bords sont marécageux, présentait de grandes difficultés. Il fallait que +l'armée française fît une marche de flanc devant un ennemi supérieur en +forces et tout formé. Les mouvemens furent si bien calculés et exécutés +avec tant de précision, qu'elle s'opéra avec un succès complet. Les deux +armées marchèrent parallèlement, cherchant à se déborder et ayant des +engagemens partiels qui semblaient préluder à la bataille. On arriva par +suite de ces manoeuvres jusque sur les hauteurs de San-Cristoval, près +Salamanque, que les Anglais occupèrent; l'armée française reprit la +position qu'elle avait précédemment occupée sur les hauteurs +d'Aldea-Rubia, dominant la Tormès. + +Le 21 juillet, toute l'armée passa la Tormès et prit position à +Calvaraza de Ariba. L'armée anglaise fit un mouvement parallèle et vint +se porter en face de l'armée française. + +Le 22 au matin, les positions respectives se dessinèrent avec plus de +soin, et chaque armée occupa par son centre un des Arapilès, qui ne sont +séparés que par un léger ravin et une distance de 150 toises. + +Le duc de Wellington disposa tout pour une bataille, et à onze heures il +mit ses colonnes d'attaque en mouvement; puis mieux avisé, il s'arrêta, +reconnut la forte position de l'armée française et renonça à l'attaquer. +Dès-lors sa retraite fut résolue, et les choses furent établies pour +l'exécuter. Renonçant à la bataille, le mouvement était indispensable, +parce que le lendemain l'armée française, par suite du système qu'elle +avait adopté, se serait trouvée sur sa communication. Le duc de Raguse +n'attendait qu'une chose pour attaquer les Anglais, c'est que la plus +grande partie de leurs forces se fût éloignée; mais tout à coup le +général Maucune, brave soldat, qui n'avait jamais vu l'ennemi sans +éprouver un bouillonnement de sang, fut entraîné, descendit de sa +position, poursuivit l'armée anglaise sans ordres et sans être soutenu. +Ce mouvement intempestif compromettait tout, mettait tout en question, +et faisait perdre le fruit de la sagesse et des bonnes dispositions de +plusieurs mois. Le duc de Raguse, après avoir envoyé l'ordre de se +rétablir dans l'ancienne position, crut plus convenable de s'y rendre, +et c'est au moment où il partait pour y aller qu'il reçut, d'un coup de +canon, une grave blessure qui le mit hors de combat. Cet événement +funeste laissa le commandement incertain, mit de l'anarchie et causa les +malheurs de la journée. Toutefois, d'après les rapports officiels et +authentiques, l'ennemi perdit plus de monde que l'armée française. Ce +fut dans la retraite que l'ennemi fit prisonniers un assez grand nombre +de soldats, que le manque de vivres avait forcés à s'éparpiller. + +Pendant que les divers événemens dont je viens de faire le récit avaient +lieu, le Pape se rendait en France. L'empereur, au moment de son départ +de Dresde, avait vu dans les rapports de la marine l'établissement d'une +croisière anglaise devant Gênes, et m'avait écrit de ne plus différer le +voyage du Pape: il me chargeait de faire venir le Saint-Père à +Fontainebleau, me recommandait bien de ne rien négliger, tant de ce qui +pourrait rendre le voyage commode, que de ce qui pourrait empêcher de +l'ébruiter. Il m'envoya une lettre pour le prince Borghèse, qui +gouvernait en Piémont, afin qu'il fît venir à Turin un évêque d'Italie, +que le pape affectionnait particulièrement, et qu'il serait sans doute +bien aise de voir à son passage. L'empereur m'avait renouvelé l'ordre de +ne rien employer qui pût donner une idée qu'il n'avait pas. Il ne +voulait, en aucune façon, violenter le chef de l'Église: il ne cherchait +qu'à l'isoler d'une influence pernicieuse au repos de nos départemens. + +Les ordres de l'empereur furent exécutés. J'écrivis dans ce sens une +instruction à Savone et y envoyai tout ce qu'il fallait pour assurer le +succès de l'opération dont j'étais chargé. Le Pape ne fit aucune +difficulté de se rendre à Fontainebleau. Il monta en voiture sans bruit, +ne s'arrêta qu'à Turin pour voir l'évêque dont j'ai parlé, et continua +sa route pour la France. + +En passant le Mont-Cenis, il tomba malade à effrayer tout ce qui +l'accompagnait. L'officier de gendarmerie qui dirigeait son voyage m'en +fit le rapport par un courrier. Il craignait pour sa vie, et ce brave +homme, effrayé de sa responsabilité, se désolait d'avoir été chargé +d'une semblable mission. + +La maladie du Pape n'était autre chose qu'une rétention d'urine, qui +avait pris un caractère d'inflammation par suite de la rapidité de son +voyage. Il resta deux ou trois jours au couvent du Mont-Cenis, pendant +lesquels on lui prodigua tant de soins, qu'il se trouva en état de +continuer son voyage; il arriva avec la rapidité d'un trait à +Fontainebleau, où l'on avait fait préparer, pour le recevoir, +l'appartement qu'il avait occupé dans le château, lorsqu'il était venu +sacrer l'empereur. + +On y avait envoyé des gens de tous les services domestiques de la maison +de l'empereur, ainsi que des voitures et des chevaux de ses écuries. Ce +prince écrivit de l'armée, pour que les ministres ainsi que toutes les +personnes de sa maison allassent visiter le Saint-Père, et chargea +quelqu'un de lui rendre compte de la manière dont cet ordre serait +exécuté. Je laisse là le Pape, je reviendrai à lui tout à l'heure. + +Les Anglais ne suivirent d'abord pas rapidement le succès qu'ils avaient +obtenu à Salamanque; au lieu de se porter sur les débris de notre armée, +qui n'aurait pas pu se rallier, ils allèrent à Madrid, où le général en +chef voulait cueillir les lauriers de sa victoire. + +Le roi avait été obligé d'évacuer sa capitale; il s'était retiré sur le +corps d'armée du maréchal Suchet, qui était dans le royaume de Valence. +Il donna de là l'ordre impératif et réitéré au maréchal Soult d'évacuer +l'Andalousie et d'amener son armée contre les Anglais. + +Lorsque le roi donna cet ordre, comme quand le maréchal Soult le reçut, +le général anglais était à Madrid, en sorte que l'on ne regarda pas +comme un parti prudent de faire repasser l'armée d'Andalousie par la +Sierra-Morena. On pensait que les Anglais allaient s'établir dans la +Manche. Le maréchal fit son mouvement par le royaume de Murcie, et +rejoignit les troupes du maréchal Suchet, avec lesquelles il revint sur +Madrid, où le roi rentra. + +Pendant que tout ce mouvement s'opérait, l'armée anglaise avait marché +sur Burgos avec le projet d'enlever le château. Heureusement il était +commandé par un brave homme, qui résista vaillamment aux attaques des +Anglais et les obligea de lâcher prise. + + + + +CHAPITRE XXII. + +Fâcheux effet que produit sur l'opinion la perte de la bataille de +Salamanque.--État de l'opinion.--Anxiété publique sur l'état des +affaires dans le Nord.--Paix de Bucharest.--L'armée du Danube se porte +sur nos derrières.--Bernadotte.--Réflexions sur la conduite de ce +prince. + + +La perte de la bataille des Arapilès diminua de beaucoup l'effet que +devaient produire à Paris les bulletins de la grande armée. On se mit à +les commenter, et les plus confians remarquaient eux-mêmes que les +combats isolés dont ils rendaient compte n'étaient point des événemens +décisifs. C'était des faits d'armes particuliers, glorieux pour les +troupes et les généraux qui y avaient pris part; mais qui n'étaient pas +de nature à trancher la question. On calculait ce qu'il restait encore +de beaux jours à l'armée ainsi que le chemin qu'elle avait à parcourir; +on était loin d'être rassuré en pesant les chances qu'elle avait à +courir. + +Il y avait partout une avidité de nouvelles extrême et une sorte +d'inquiétude qui portait naturellement à en chercher. + +On désirait une bataille décisive entre l'armée russe et la nôtre; on +voyait bien que l'empereur manoeuvrait pour forcer l'ennemi à en venir +aux mains; mais on ne regardait plus les rapports de tous ces combats +particuliers que comme un dédommagement donné à l'opinion d'une nation, +gâtée jusque-là par les victoires. + +On ne s'attendait plus qu'à apprendre la conclusion d'un armistice et la +mise des troupes en quartiers d'hiver. + +L'on s'était arrêté pour faire reprendre haleine aux troupes; on +remarquait que toutes avaient beaucoup marché, que la chaussure devait +être en mauvais état, qu'aucun approvisionnement n'avait suivi. Les +bulletins rapportaient que des quantités de farine arrivaient, que des +approvisionnemens se formaient ailleurs; on en concluait qu'il n'y avait +rien, qu'on ne donnait ces détails que pour rassurer l'opinion. On +savait que l'armée éprouvait des besoins; il n'y avait qu'à la nombrer +pour s'en faire une juste idée. + +On faisait d'autres réflexions qui n'étaient pas moins fâcheuses. On +remarquait que jusqu'alors on n'avait encore pu réussir à engager +l'armée russe, qu'elle avait échappé à Smolensk, qu'il n'y avait +maintenant aucun calcul raisonnable à faire sur les résultats d'une +marche en avant, car il n'y avait aucun moyen de mettre un terme à la +retraite des Russes. + +On se nourrissait de ces idées; tout le monde soupirait après un +armistice d'où l'habileté fait toujours sortir la paix. + +On se repaissait de l'idée que l'empereur pousserait quelque temps les +Russes et reviendrait prendre des quartiers d'hiver derrière la Dwina et +le long du Dniéper. Il aurait ainsi, disait-on, tout le mois de +septembre pour retrancher une position en avant de Smolensk, entre ces +deux rivières, et faire approcher les provisions qu'il avait rassemblées +sur les derrières de l'armée. + +L'empereur fût venu à Wilna, d'où il eût remué la Pologne, et en eût +tiré une armée pour la campagne suivante. + +On était si persuadé que les choses devaient se passer ainsi, que déjà +l'on parlait du départ de l'impératrice pour Wilna, où l'on supposait +que l'empereur la ferait venir. + +On prétendait aussi que ce prince avait donné ordre de faire reconnaître +par les officiers du génie de l'armée une position militaire entre la +Dwina et le Dniéper, susceptible d'être bien fortifiée et capable de +contenir l'armée. + +Quand on vit que ce beau plan de campagne ne s'exécutait pas, que +l'empereur, au lieu de faire halte au milieu de la belle saison, +continuait son mouvement, l'anxiété redoubla, chacun s'épuisa en +prévisions que l'expérience a malheureusement vérifiées. Sans doute +l'entreprise était hardie, et je ne veux pas défendre ce que l'événement +a condamné; mais pesons les considérations que l'on avait de ne pas +craindre de se porter en avant, et celles qui ne permettaient pas de +livrer une armée composée de tant d'élémens différens à un repos qui ne +pouvait pas être de moins de six ou sept mois. Enfin, en ajoutant à ce +tableau des réflexions sur la composition des entourages de l'empereur, +du roi de Naples et du prince de Neuchâtel, on trouvera, je crois, plus +que partout ailleurs la raison qui a porté à entreprendre de décider la +campagne tout d'une haleine. + +Avant d'entrer en Russie, l'empereur avait envoyé le général Andréossi à +Constantinople comme ambassadeur. On devine aisément que ses +instructions étaient de porter les Turcs à entreprendre de reconquérir +les provinces qu'ils avaient perdues. Malheureusement on l'envoya six +mois trop tard, il n'avait pas la première notion des intrigues de cette +cour, lorsqu'on lui demandait déjà de lui faire faire ce qui aurait +exigé une grande influence, qui ne peut s'obtenir qu'à la faveur de +longs antécédens. Le malheur voulut que l'empereur, ayant toujours +espéré qu'il ne serait pas obligé de commencer la guerre aussi +promptement, avait craint d'envoyer trop tôt à Constantinople un +ambassadeur qui aurait effrayé les Russes. + +Il résulta de là que lorsque les Turcs le virent arriver, ils jugèrent +ce qu'on allait leur demander; ils observèrent très bien que l'on +n'avait pas mis autant d'empressement à leur envoyer cet ambassadeur, +lorsque les Russes leur imposaient des conditions aussi dures que celles +qu'ils n'avaient plus les moyens de rejeter. Ils se rappelèrent qu'à +Tilsit on les avait abandonnés après qu'ils ne s'étaient mis en campagne +que pour nous; ils nous rendirent la pareille. Ils profitèrent de +l'embarras où nous avions jeté les Russes pour obtenir des conditions +qui, quoique dures, auraient pu l'être davantage, si nous n'étions venus +à propos pour attirer sur nous les efforts des Russes. + +Les Turcs, au lieu de se rendre à nos instances, écoutèrent donc les +propositions des Russes, qui firent aussitôt partir leur armée pour +venir à travers la Pologne se porter sur nos derrières, en remontant le +Dniéper. + +C'est ici le cas de faire remarquer que l'empereur, tout en prenant ses +mesures pour pousser vivement la guerre, avait cependant évité +soigneusement ce qui pouvait lui donner l'air d'un agresseur; il voulait +par là se réserver les moyens de négocier avec l'empereur Alexandre, +qu'il voyait bien être rentré tout-à-fait sous l'influence dont on était +parvenu à l'isoler à l'époque de Tilsit. + +À la même époque de l'ouverture de la campagne, l'empereur avait fait +faire des démarches près de la Suède, pour l'engager à saisir cette +occasion de recouvrer la Finlande. Certainement on était loin de +s'attendre à ce qu'un maréchal de France présenté au trône sur les +pavois des soldats français, et appelé à devenir l'arbitre d'un peuple +dont l'intérêt politique, les souvenirs de gloire et d'injustice +excitaient l'animosité contre les Russes; il était, dis-je, difficile de +penser que la haine, malheureuse faiblesse du coeur humain, ferait +sacrifier à Bernadotte l'intérêt bien entendu des Suédois, dans lequel +il devait avoir placé sa gloire, pour assouvir sa vengeance personnelle +sur les corps inanimés de ces mêmes soldats que moins de trois ans +auparavant il appelait ses enfans et dont le sang avait fait sa fortune. + +Ce fut cependant lui qui entraîna la Suède dans le chemin qu'elle prit; +son prédécesseur n'aurait pas fait pis. Lorsqu'il descendit du trône, il +n'avait encore perdu que la Finlande, et Bernadotte, pour prix de son +dévoûment, s'est vu enlever la Poméranie. À la vérité, il a eu un +dédommagement. Quoi qu'il en soit, non seulement Bernadotte n'accueillit +pas la proposition d'attaquer la Finlande, mais il se laissa persuader +par des entourages qui le rendirent accessible à d'autres propositions, +dont l'histoire ne lui fera pas grâce. + +Après la retraite de l'armée russe derrière la Dwina, l'empereur de +Russie était revenu à Pétersbourg; il fit assurément quelque chose de +très heureux pour ses affaires, en terminant avec les Turcs et en +subjuguant Bernadotte. + +L'empereur Alexandre avait regardé comme si probable que les Suédois +chercheraient à recouvrer la Finlande, et que Bernadotte saisirait cette +occasion de se populariser en Suède, qu'il avait laissé deux divisions +de troupes russes dans cette province, autant pour la défendre que pour +couvrir Saint-Pétersbourg. + +Voyant que Bernadotte, non seulement ne répondait point aux instances de +la France, mais qu'au contraire il manifestait de l'aigreur contre +l'empereur Napoléon, il jugea qu'il ne compromettait rien en lui offrant +son alliance. En conséquence, il lui envoya un de ses aides-de-camp pour +lui proposer une entrevue. + +La vanité de Bernadotte ne résista pas à cette invitation. Sans vouloir +reconnaître le motif qui faisait rechercher son alliance, il courut +comme un insensé river des fers qu'il pouvait rompre l'épée à la main. +Il aima mieux recevoir son investiture au trône de la puissance qui pèse +sur la Suède depuis un siècle, que de se rendre digne du choix qui avait +été fait de lui, en vengeant les longs outrages que la Russie a faits à +la Suède. Était-ce pour les mettre à la disposition des Moscovites que +les Suédois l'avaient appelé au trône? Ils n'avaient que faire de lui +pour cela; ils n'avaient pas besoin de puiser dans les rangs de l'armée +française pour achever leur sujétion: Gustave suffisait pour cela. Leur +premier mouvement, lorsqu'ils eurent déposé ce prince, fut de se jeter +dans les bras de la France. Celle-ci pouvait-elle supposer que, dans le +moment où elle était en guerre avec les ennemis les plus à craindre pour +un prince appelé à régner sur la Suède, celui-ci irait se mettre à la +discrétion des Russes, pour empêcher les Français de briser les fers qui +lui sont réservés? + +Il n'y a qu'un insensé qui puisse se conduire ainsi, ou bien un homme +haineux, pour lequel la vengeance est le premier besoin de l'âme; et +encore, vengeance de quoi, si ce n'est de tous les bienfaits de +l'empereur et de l'indulgence dont il avait usé? Après les affaires de +l'Ouest, de Paris, d'Iéna, d'Eylau et d'Anvers, il eût dû le faire +passer par un conseil de guerre; au lieu de cela, il le combla de biens, +il en a été noblement récompensé. Charmé de ce résultat inattendu, +Alexandre fit embarquer, pendant que la saison le permettait encore, les +deux divisions qu'il avait en Finlande pour venir en Courlande; tout +cela réparait et au-delà les pertes que son armée avait éprouvées, et la +mettait en état de moins redouter un grand événement. + + + + +CHAPITRE XXIII. + +Influence de l'entourage de l'empereur.--Illusion de Murat.--On veut +aller à Moscou, parce qu'on ne peut revenir à Paris.--Bruits qui +circulent.--Bataille de la Moskowa.--Effet que produit sur l'opinion +l'incendie de Moscou. + + +La défection de Bernadotte, quelque fâcheuse qu'elle fût, occupait moins +l'empereur que l'approche de la mauvaise saison et les obstacles qu'elle +mettait à l'exécution de ses projets. + +Il cherchait d'autant plus vivement à combattre l'armée russe, qu'il +était probable que, s'il pouvait la forcer à une action avant l'arrivée +du corps que le traité d'Abo avait rendu disponible, il obtiendrait, en +employant bien ses avantages, des succès tellement décisifs, que +l'arrivée des troupes qui accouraient de la Finlande ne changerait +presque rien à la suite des événemens dont il se serait trouvé le maître +après une bataille gagnée; mais il fallait que tout fût fini avant la +mauvaise saison, dont l'arrivée est une époque fixe à laquelle on devait +subordonner tout ce que l'on pouvait entreprendre. Si l'empereur n'eût +pas été dominé par les circonstances, qu'il eût pu mettre ses troupes en +cantonnemens, il fût venu à Wilna et il eût commencé l'ébranlement de la +Pologne. + +Il eût passé un hiver aussi laborieux que celui qu'il avait passé à +Varsovie cinq ans auparavant, et aurait vraisemblablement doublé son +armée par les levées qu'il eût faites, soit dans le grand-duché, soit +dans les provinces d'où il venait d'expulser les Russes; mais d'une +part, les événemens et la campagne ne le permettaient pas, de l'autre, +les principaux membres de la noblesse de Lithuanie ne se souciaient pas +d'avoir toute cette immense armée à nourrir pendant l'hiver; d'un autre +côté, ils ne voyaient pas l'armée russe assez battue pour oser se +compromettre, et décider le soulèvement de leur pays. + +Un autre inconvénient plus grand encore, était l'entourage de +l'empereur; chacun de ceux qui le composaient avait l'âme ouverte à tous +les genres d'ambition. Si la tête de l'armée avait encore été composée +de l'espèce d'hommes qui l'avaient formée dans les premières guerres de +la révolution, il est vraisemblable que les choses se fussent passées +autrement. + +Mais depuis que le système du gouvernement avait consacré le retour des +principes monarchiques, les anciennes familles nobles s'étaient +rapprochées de lui; toute la belliqueuse jeunesse qui en faisait partie +avait sollicité la faveur de suivre la carrière des armes. Elle était +entrée en foule dans l'armée où elle occupa bientôt, sinon les premières +places, du moins celles de confiance; il n'y avait plus un maréchal de +France ni un général qui n'en eût parmi ses aides-de-camp et son +état-major; la presque totalité des régimens de cavalerie de l'armée +étaient commandés par des officiers appartenans à ces familles. Déjà ils +commençaient à se faire remarquer dans l'infanterie. Toute cette jeune +noblesse s'était franchement attachée à l'empereur, parce qu'elle se +laissait facilement entraîner par la gloire. Elle aimait les dangers, +courait aux batailles, mais n'avait pas moins d'ardeur pour les +plaisirs, lorsqu'elle croyait avoir fait son devoir. + +La jeunesse qui entourait l'empereur, le roi de Naples, le prince de +Neuchâtel, ainsi que celle qui composait le populeux grand état-major de +l'armée, était de la même espèce, avait les mêmes qualités et les mêmes +défauts. Elle présenta dans cette occasion une conformité d'opinion qui +avait l'air d'être celle de l'armée. Tous ces jeunes gens, voyant qu'il +ne fallait pas espérer de venir passer l'hiver à Paris, ne virent pas de +milieu entre Paris et Moscou. Ils avaient passé sur la Pologne comme des +papillons sur des fleurs; et y aurait-il eu dix armées pour les empêcher +d'arriver où ils s'étaient mis en tête d'aller, qu'ils n'y auraient pas +renoncé. Moscou leur parut un lieu de délices; ils étaient déjà tous +amoureux de ce qu'ils espéraient y rencontrer, et leur imagination +s'égarait au milieu de l'enivrement des plaisirs qu'ils se flattaient de +trouver dans la capitale de l'empire russe. + +Le roi de Naples était particulièrement placé sous l'influence des +jeunes officiers qui l'entouraient. Il était lui-même homme de plaisirs, +et aimait à rencontrer des opinions favorables à ses désirs; il voulait +aussi aller à Moscou. + +Son illusion était extrême en tout ce qui dépendait du militaire. Par +exemple, il était persuadé qu'il n'y avait pas encore eu dans l'armée un +général de cavalerie tel que lui. À la vérité, c'était un homme d'une +brillante bravoure, qualité qui peut tenir lieu de beaucoup d'autres +choses, dont on ne peut guère se passer, lorsque l'on est parvenu au +plus haut degré d'élévation; il était bon et généreux, et aimé de tous +ceux qui l'approchaient. Je dois être d'autant moins suspect dans ce +récit, que je n'ai jamais eu le moindre dessein de me rapprocher de lui; +que si j'admirais sa bouillante valeur, je me défiais de sa témérité, +qui nous aurait été désastreuse, si l'empereur n'avait pas toujours eu +une garde à carreau contre les folles entreprises d'un homme qui se +trouvait si avant dans sa confiance. + +Ce prince avait, pour le malheur de la France, été rappelé à l'armée de +Pologne; c'était (en sa qualité de général de la cavalerie) par lui que +passaient les rapports et informations des troupes légères qui étaient +sur les traces de l'armée russe. Ce n'était que par lui que l'empereur +les recevait. + +Le roi de Naples peignait l'armée russe comme abattue au moral, épuisée +au physique, et ne pouvant se retirer que lentement et difficilement. Il +prétendait que, si on la suivait vivement pendant quelques jours, elle +ne pourrait pas éviter une bataille, et la bataille était une chose +nécessaire. + +L'empereur ne pouvait pas ne pas écouter les discours d'un homme qui +s'entretenait tous les jours de la même manière, et qui était si connu +pour ne pas se ménager sur le champ de bataille. + +Le prince de Neuchâtel n'avait pas une opinion contraire à celle du roi +de Naples; d'ailleurs tout le monde préférait marcher sur Moscou plutôt +que de revenir sur Wilna ou Witepsk, où l'on craignait de passer +l'hiver. + +À côté de ces instances, l'empereur considérait que ce qu'il avait +ordonné que l'on fît en Pologne était à peine ébauché, ou même ne +l'était pas de tout. On dansait à Wilna, on était ruiné à Varsovie, et +l'on rejetait ce retard de l'exécution des dispositions qu'il avait +prescrites sur le peu du confiance que montrait la nation polonaise, +tant qu'il n'y aurait pas entre les deux armées une bataille qui fixât +les destinées de la Pologne. + +Il fut donc résolu que l'on marcherait à l'armée russe pour la +combattre; les mêmes motifs qui avaient fait appeler le corps +diplomatique à Varsovie en 1806, le firent appeler à Wilna en 1812. +L'impératrice elle-même, soit qu'elle connût ces dispositions ou qu'elle +désirât faire ce voyage, en laissait parler autour d'elle. L'empereur +mit l'armée en mouvement, moins avec le projet d'aller à Moscou, qu'avec +celui de livrer très prochainement bataille à l'armée russe avant que +l'arrivée de leurs divisions de Finlande et de leur armée de Moldavie ne +l'obligeât à une autre combinaison. On était dans de vives inquiétudes à +Paris; quelque confiance que l'on était accoutumé à avoir dans l'armée, +on ne supportait pas l'idée de la voir se porter aussi loin. + +On se plaignait tout haut de l'absence totale de notre influence dans +les cabinets étrangers; elle était au point de n'avoir pas su où poser +le levier pour ébranler la Suède et particulièrement Bernadotte. On +disait: «Que n'a-t-on cherché un plénipotentiaire dans nos boudoirs? La +négociation eût été sûre.» + +On espérait cependant encore, mais on n'aurait pas été étonné +d'apprendre la nouvelle d'un malheureux événement. Lorsqu'on reçut le +bulletin de la célèbre bataille de la Moskowa, qui fut livrée le 7 +septembre 1812, à peu près à vingt-cinq lieues de Moscou, il aurait fait +un double plaisir, si l'événement dont il rendait compte ne s'était pas +passé aussi loin; il fallait qu'on y eût autant d'intérêt pour qu'on eût +l'air de s'en occuper. + +L'artillerie des Invalides tira cent coups de canon; on chanta des _Te +Deum_ dans toutes les églises, la satisfaction était universelle, mais +elle n'avait pas fait disparaître l'inquiétude dont tout le monde était +atteint. + +Tout était fort tranquille en France et en Italie, on n'entendait pas +parler de la moindre agitation, particulièrement en France, où il +semblait qu'on avait fait voeu d'être sage pendant tout le courant de +cette année. L'empereur était dans l'habitude d'écrire tous les jours à +Paris, et tous les jours on lui expédiait une estafette qui lui portait +les rapports et la correspondance de chaque ministre. + +Peu de jours après avoir reçu le bulletin de la bataille de la Moskowa, +on apprit l'entrée de l'armée à Moscou. On revenait un peu à +l'espérance, parce que l'on supposait que l'armée trouverait dans cette +ville de quoi pourvoir à tous ses besoins, et surtout parce que l'on +croyait que l'armée ennemie avait fait sa retraite par Twer pour couvrir +Saint-Pétersbourg; puisque l'on apprenait que le roi de Naples, à la +tête de toute la cavalerie, avait pris le chemin qui conduit à cette +ville en sortant de Moscou. + +L'illusion ne fut pas de longue durée, et fit place à une vive +inquiétude. On ne tarda pas à apprendre l'incendie général de cette +immense ville, ainsi que la marche de l'armée russe, qui avait dérobé +son mouvement à la nôtre après la bataille, en faisant retirer un faible +corps sur Moscou, pendant qu'elle-même prenait la route de Kalouga, +Toula et Zaraisk. Elle se réunit dans ces positions; ainsi placée sur +notre flanc droit elle se trouvait beaucoup plus près de Smolensk que +nous; ce qui rendait la position de Moscou intenable, surtout depuis +l'incendie qui avait dévoré toutes les ressources sur lesquelles on +avait compté. Ce contre-temps arriva fort mal à propos; on touchait au +mois d'octobre, la mauvaise saison approchait; la population avait fui, +tout nous présageait malheur. D'un autre côté Moscou était en cendres, +l'armée russe accablée se réparait avec peine derrière la Nara. Il était +naturel de penser qu'étourdi de ces désastres, Alexandre accepterait la +paix. Tout ce qui parvenait de l'intérieur de l'empire portait à le +croire. La terreur était à Pétersbourg. On s'attendait à voir les +Français s'avancer sur cette capitale; on tremblait que Kutusoff, +paralysé ou détruit, ne pût empêcher ce mouvement. Des apprêts +d'évacuation étaient faits; tout indiquait l'anxiété profonde de la +nation et du gouvernement. Un tel état de choses ne permettait pas de se +méprendre sur ce qu'il y avait à faire. Une marche rétrograde eût relevé +les espérances, doublé les forces de l'ennemi; il fallait faire bonne +figure à mauvais jeu, donner un peu à la fortune et profiter de l'effroi +qu'on avait répandu pour négocier. C'est à ce parti que s'arrêta +l'empereur; et, sans doute, il eût eu le succès qu'on devait en +attendre, si dans ce pays le souverain, avec sa toute-puissance, n'était +souvent le plus dépendant des hommes. Mais les murmures de la haute +noblesse, les menaces des commissaires anglais qui ne craignaient pas de +réveiller le souvenir d'une catastrophe récente, ne lui permirent pas de +consulter les intérêts de ses États. Il fut obligé de repousser des +ouvertures dont la situation du moment ne lui permettait pas de +méconnaître les avantages. Ses généraux reçurent ordre de pousser la +guerre, de réunir tous les moyens dont ils pouvaient disposer; mais +aussi prodigues de protestations généreuses qu'insensibles aux ravages +qui désolaient leur pays, ils s'épuisaient en protestations pacifiques, +ne parlaient que des maux de la guerre et de l'impatience qu'ils avaient +de les voir finir. Ces propos répétés aux avant-postes comme au quartier +général de Kutusoff, produisirent leur effet: Murat et Lauriston, dupes +de l'astuce, transmirent leurs espérances à l'empereur. La situation des +choses les rendait plausibles; il y crut, prolongea son séjour dans +l'attente d'une négociation, qui ne s'ouvrit point. Ces retards, une +surprise exécutée à la faveur de l'armistice l'éclairèrent enfin sur les +projets, la bonne foi des Russes, et la retraite commença. On était loin +de prévoir les malheurs qui devaient la suivre. Néanmoins on commençait +déjà à travailler l'opinion. Les prêtres supportaient avec peine la +captivité de leur chef et ne cessaient, quoique sourdement, de miner +l'affection que le peuple des campagnes portait à l'empereur. Cependant +dans cette discussion fâcheuse il n'avait cherché que les intérêts de +l'Église, provoqué aucune mesure qui n'eût été concertée avec les +prélats. Les pièces qui suivent feront juger de sa circonspection dans +des matières aussi délicates. + + + + + +AFFAIRES DU CONCILE + + + + +DEMANDES ADRESSÉES À LA PREMIÈRE COMMISSION, AVEC SES RÉPONSES. + + + + +PREMIÈRE SÉRIE. + +QUESTIONS QUI INTÉRESSENT TOUTE LA CHRÉTIENTÉ. + + +Le gouvernement de l'église est-il arbitraire? Le Pape peut-il, par des +motifs d'affaires temporelles, refuser son intervention dans des +affaires spirituelles? + +Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est +resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église +y sont examinées et traitées par un petit nombre de prélats et de +théologiens pris dans de petites localités des environs, et qui ne sont +pas à portée de bien voir les grands intérêts de l'église universelle, +ni d'en bien juger. + +Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile? + +Ne faudrait-il pas que le consistoire, ou le conseil particulier du +Pape, fût composé de prélats de toutes les nations, pour éclairer Sa +Sainteté? + +En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y a pas de nécessité de faire +des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas +sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des +ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de +Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des +cardinaux, soit pour toute autre prérogative? + + + + +DEUXIÈME SÉRIE. + +QUESTIONS PARTICULIÈRES À LA FRANCE. + + +Sa Majesté l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au +concordat? + +L'état du clergé de France est-il en général amélioré ou empiré, depuis +que le concordat est en vigueur? + +Si le gouvernement français n'a pas violé le concordat, le Pape peut-il +arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques nommés, +et perdre la religion en France, comme il l'a perdue en Allemagne, qui, +depuis dix ans, est sans évêques? + +Le gouvernement français n'ayant pas violé le concordat, si, de son +côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de +regarder ce concordat comme abrogé: mais, dans ce cas, que convient-il +de faire pour le bien de la religion? Sa Majesté adresse cette demande à +des prélats distingués par leur savoir dans les matières +ecclésiastiques, comme par leur attachement à sa personne. + + + + +TROISIÈME SÉRIE. + +QUESTIONS SUR LA POSITION ACTUELLE. + + +La bulle d'excommunication ci-jointe a été affichée; elle a été imprimée +et répandue clandestinement dans toute l'Europe. Quel parti prendre pour +que, dans des temps de trouble et de calamité, les Papes ne se portent +pas à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité chrétienne qu'à +l'indépendance et à l'honneur du trône? + + + + +RÉPONSES DU CONSEIL ECCLÉSIASTIQUE. AUX QUESTIONS PROPOSÉES PAR SA +MAJESTÉ. + + + + + +PREMIÈRE SÉRIE. + +QUESTIONS QUI INTÉRESSENT TOUTE LA CHRÉTIENTÉ. + + +PREMIÈRE QUESTION. + +«Le gouvernement de l'église est-il arbitraire?» + +RÉPONSE. + +Pour répondre à cette question, nous croyons devoir présenter ici le +tableau du gouvernement de l'église. L'Écriture sainte, la tradition et +l'histoire de l'église seront les sources dans lesquelles nous puiserons +tout ce que nous avons à dire sur cet objet important, et il en +résultera clairement que ce gouvernement exclut toute idée d'arbitraire. + +J. C., voulant former son église, choisit parmi ses disciples douze +apôtres, et, parmi ceux-ci, il en choisit un à qui il donna le nom de +Pierre, comme pour préparer, dit Bossuet, l'ouvrage qu'il méditait +d'élever sur cette pierre, et lui donna, non seulement une primauté +d'honneur, mais encore une primauté d'autorité et de juridiction dans +toute l'église. Cette prérogative accordée au chef des apôtres n'expira +point avec lui; elle doit durer autant que l'église elle-même, elle +passera pure et intacte à tous ses successeurs dans le siége où il s'est +fixé. + +Cependant les apôtres ne demeurèrent point étrangers aux pouvoirs que J. +C. conféra à leur chef; il leur donna aussi immédiatement l'autorité de +gouverner son église, mais avec subordination à la chaire de Pierre, qui +toujours doit en être le centre commun. De là ces expressions si +familières dans les SS. PP. parlant de la chaire romaine qu'ils +appellent _la source de l'unité, l'église-mère qui tient en sa main la +conduite de toutes les autres églises, le chef de l'épiscopat d'où part +le rayon du gouvernement_. + +Mais, quelque éminent que soit au-dessus des autres le premier siége de +la catholicité, son autorité n'est point arbitraire; elle est réglée, +dans son exercice, par les canons, c'est-à-dire par les lois communes de +toute l'église. + +«Vous avez la plénitude de la puissance, écrivait saint Bernard au pape +Eugène III; mais vous ne devez en user que selon les lois communes, que +le saint siége a faites siennes en les confirmant. Tel a été le +sentiment de tous les Papes, dès l'origine du christianisme.» + +«Qui doit observer plus exactement les décrets d'un concile universel +que l'évêque du premier siége?» écrivait le pape Gelaze aux évêques de +Dardanie. «Nous sommes, disait le Pape saint Martin à Jean, évêque de +Philadelphie, les défenseurs et les dépositaires et non les +transgresseurs des saints canons.» «C'est en les observant et les +faisant observer aux autres, ajoute Bossuet, que l'église de Rome +s'élève éminemment sur toutes les églises.» + +Il convenait sans doute à la sagesse du divin législateur, en fondant la +société spirituelle de l'église, d'investir ceux qui la gouvernent de +tout ce qui est nécessaire pour la maintenir et la perpétuer. Le pouvoir +que J. C. a donné à saint Pierre principalement, et aux apôtres, a passé +à leurs successeurs, et par une tradition continue, il durera jusqu'à la +fin des siècles. C'est à eux qu'il appartient de statuer sur la +doctrine, et de régler ce qui concerne le régime intérieur de l'église: +mais en cela leur autorité est circonscrite dans des bornes qu'elle ne +doit point franchir. En matière de foi, l'Écriture sainte, la tradition +et les conciles sont la règle dont ils ne peuvent s'écarter; dans ce qui +a rapport au régime intérieur, la discipline générale, approuvée et +reçue dans l'église, fait loi pour eux tant qu'elle n'est point abrogée. + +Les décisions de l'église les plus solennelles se font dans les conciles +oecuméniques, où sont convoqués tous les évêques de la catholicité, +représentant l'église universelle; ils en ont l'infaillibilité, et, +d'après les principes catholiques, leurs décrets sur la foi et les moeurs +sont reçus comme dictés par le Saint-Esprit. J.C. lui-même a promis que +l'_erreur ne prévaudrait jamais contre son église_. Quant aux décisions +des autres conciles, en matière de doctrine et de discipline générale, +elles ne font pas loi dans l'église universelle, à moins qu'elle ne les +ait adoptées. + +Toutefois il est reçu que les usages dont sont en possession les églises +particulières, et qui prennent leur source dans l'ancienne discipline, +font loi pour ces églises: ils forment, en quelque sorte, leur droit +commun, et ils doivent être respectés sous le régime de l'église qui ne +respire que charité et condescendance: Saint-Grégoire, parlant de +l'église d'Afrique, dit que les usages qui ne nuisent point à la foi +catholique doivent demeurer intacts. C'est là cette vraie liberté dont +parle le concile d'Éphèse, et qu'il défend expressément de troubler. +«Nous faisons consister notre liberté, dit Bossuet, parlant de l'église +gallicane, à marcher, autant qu'il se peut, dans le _droit commun_, qui +est le principe, ou plutôt le fondement de tout le bon ordre de +l'église, sous la puissance canonique des ordinaires, selon les conciles +généraux et les institutions des SS. PP.» + +Telle est la nature et la forme du gouvernement de l'église. J. C. +lui-même en a posé les bases: il le destinait à être perpétué jusqu'à la +fin du monde, à traverser les siècles, au milieu des orages comme dans +le calme, et dès-lors il entrait dans son plan de lui donner une forme +fixe et immuable, indépendante des temps et des circonstances, et par là +d'écarter tout arbitraire, car ce qui est versatile au gré des passions +et des intérêts ne peut être de durée. Aussi voyons-nous l'église, +pendant les persécutions des trois premiers siècles, parfaitement +établie, parfaitement gouvernée. Rien ne prouve mieux combien tout est +prévu, tout est bien coordonné. Depuis ce temps-là, Dieu a disposé en sa +faveur le coeur des empereurs et des rois: leur protection lui est utile, +elle lui est précieuse pour donner une force plus pressante à ses +canons, un soutien plus sensible à sa discipline; son gouvernement +s'exerce avec plus de tranquillité, mais il n'en reste pas moins +toujours le même, c'est-à-dire toujours éloigné des voies arbitraires, +comme il est toujours au-dessus des vicissitudes humaines. + +SECONDE QUESTION. + +«Le Pape peut-il, par des motifs d'affaires temporelles, refuser son +intervention dans les affaires spirituelles?» + +RÉPONSE. + +La primauté d'honneur et de juridiction dont le Pape jouit de droit +divin, est toute à l'avantage spirituel de l'église. Loin de vouloir +affaiblir une autorité si essentielle à la constitution de l'église, +nous croyons ici lui rendre hommage, en répondant à la question qui se +présente, que si les affaires temporelles n'ont par elles-mêmes aucun +rapport nécessaire avec le spirituel, si elles n'empêchent pas le chef +de l'église de remplir librement et avec indépendance les fonctions du +ministère apostolique, nous pensons que le Pape ne peut pas, par le seul +motif des affaires temporelles, refuser son intervention dans les +affaires spirituelles. La distance qui les sépare est du temps à +l'éternité. + +TROISIÈME ET QUATRIÈME QUESTION. + +«Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est +resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église +y sont examinées par un petit nombre de prélats et théologiens pris dans +de petites localités des environs, et qui ne sont pas à portée de bien +voir les grands intérêts de l'église universelle, ni d'en bien juger. + +«Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile? Ne +faudrait-il pas que le consistoire, ou conseil particulier du Pape, fût +composé de prélats de toutes les nations pour éclairer Sa Sainteté?» + +RÉPONSE. + +«Le gouvernement de l'église, dit Fleury, est fondé sur la charité et +tempéré par l'humilité: c'est pourquoi, dès les premiers temps, l'évêque +ne faisait rien sans l'avis des prêtres de son église.» Il convenait que +le siége de saint Pierre fût le modèle des autres dans cette forme de +gouvernement. + +Aussi voyons-nous que le clergé de Rome a formé, dans tous les temps, le +conseil du Pape: là se discutaient non seulement les affaires +particulières à cette église, mais encore celles de toute la +catholicité. Les lettres qu'écrivait le clergé de Rome, le siége vacant, +à saint Cyprien et à son clergé, et celles de saint Cyprien au clergé de +Rome, écrites dans la même circonstance, prouvent de quelle haute +considération celui-ci jouissait dans l'église. Ce conseil n'a subi +aucune modification essentielle, et l'église romaine conserve encore +aujourd'hui tous ses anciens usages, vénérables monumens de l'ancienne +discipline. + +Il est connu aujourd'hui sous le nom de _sacré collége_: il a été +spécialement l'objet des discussions du concile de Bâle; il fut décrété +(§23) «que les cardinaux seraient pris de tous les États, avec ces +clauses, entre autres, que le nombre n'en excéderait pas vingt-quatre, +et qu'il n'y en aurait jamais plus d'un tiers du même royaume, ni plus +du même diocèse.» Différens obstacles s'opposèrent à l'exécution de ce +décret. La même question fut présentée depuis au concile de Trente: les +orateurs du roi de France y renouvelèrent les propositions que le +concile de Bâle avait adoptées. Le concile se borna à décider (§54) que +_le Pape prendrait des cardinaux de toutes les nations, autant que cela +pourrait se faire commodément, et selon qu'il les en trouverait dignes_. +Il ne crut pas pouvoir aller plus loin: la raison qu'en donna M. de +Pibrac, ambassadeur du roi au concile, dans sa lettre à Sa Majesté, est +remarquable: «Les pères du concile, dit-il, ont pensé qu'on ne pouvait +pas prescrire au Pape ce qu'il devait faire dans le choix des +cardinaux.» (_Mémoire sur le concile de Trente_.) + +Cet exposé nous fournit les réponses que nous pensons devoir faire aux +deux questions ci-dessus. Et d'abord, nous ne croyons pas que la réunion +d'un concile soit nécessaire, vu que le concile de Trente, le dernier de +nos conciles généraux, s'est expressément occupé de l'objet en question. +Au surplus, s'il s'agit ici d'un concile général, il ne pourrait se +tenir sans le chef de l'église, autrement il ne représenterait pas +l'église universelle. Fleury le dit expressément: «L'autorité du Pape a +toujours été nécessaire pour les conciles généraux.» (_Quatrième +Discours sur l'histoire ecclésiastique_.) S'il s'agit d'un concile +national, son autorité serait insuffisante pour régler un objet qui +intéresse la catholicité entière. + +Quant à la question, s'il ne faudrait pas que le consistoire, ou conseil +particulier du Pape, fût composé de toutes les nations, nous croyons +devoir ici nous borner à exprimer nos voeux pour l'exécution de la +mesure, si modérée d'ailleurs, présentée à cet égard par le concile de +Trente, et dans laquelle se renferme la demande faite par Sa Majesté. + +CINQUIÈME QUESTION. + +«En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y ait pas de nécessité de faire +des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas +sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des +ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de +Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des +cardinaux, soit pour toute autre prérogative?» + +RÉPONSE. + +La prérogative dont jouissent les souverains catholiques de présenter +des nominations de cardinaux, et les autres de ce genre, sont des +témoignages de la reconnaissance de l'église pour la protection qui lui +est accordée par les souverains. Ces prérogatives ont été consacrées par +le temps, et elles ont passé avec les autres titres aux princes qui +succédaient. D'après ces considérations, nous pensons que Sa Majesté est +fondée à réclamer les prérogatives semblables qui se trouvaient +attachées aux souverainetés des pays réunis, au moment où ils ont été +incorporés à l'empire français. + + + + +DEUXIÈME SÉRIE. + +QUESTIONS PARTICULIÈRES À LA FRANCE. + + +PREMIÈRE QUESTION. + +«S. M. l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au concordat?» + +RÉPONSE. + +Le concordat a toujours été observé par S. M. l'empereur et par ses +ministres, et nous ne croyons pas que le Pape puisse se plaindre +d'aucune contravention essentielle. Il est vrai que, pendant son séjour +à Paris, le Pape remit à Sa Majesté des représentations sur un certain +nombre des articles organiques ajoutés aux dispositions du concordat, et +qu'il jugeait contraires au libre et entier exercice de la religion +catholique; mais plusieurs des articles dont se plaignait S. S. ne sont +que des applications ou des conséquences des maximes ou des usages reçus +dans l'église gallicane, dont ni l'empereur ni le clergé de France ne +peuvent se départir. + +Quelques autres, à la vérité, renferment des dispositions qui seraient +très préjudiciables à l'église, s'ils étaient exécutés à la rigueur. On +a tout lieu de croire qu'ils ont été ajoutés au concordat comme des +réglemens de circonstances, comme des ménagemens jugée nécessaires pour +aplanir la voie au rétablissement du culte catholique, et nous espérons +de la justice et de la religion de S. M. qu'elle daignera les révoquer +ou les modifier, de manière à dissiper les inquiétudes qu'ils ont fait +naître. + +C'est dans cette confiance que nous nous permettons de mettre sous les +yeux de Sa Majesté les art. 1, 26 et 36 qui ont excité les plus fortes +et les plus justes réclamations. + +ART. Ier. «Aucune bulle, bref, rescrit, mandat, provision, signature +servant de provision, ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne +concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés, +imprimés ni aucunement mis à exécution sans l'autorisation du +gouvernement.» + +On aurait désiré que l'exception pour les brefs de la pénitencerie eût +été prononcée. Cette exception, à la vérité, est de droit; mais en vertu +de cet art. Ier, elle pourrait être contestée. Les parlemens ne +manquaient jamais de faire cette exception formelle, lorsqu'ils avaient +à statuer sur les actes émanés de la cour de Rome. + +ART. XXVI. «Les évêques ne pourront ordonner aucun ecclésiastique, s'il +ne justifie d'une propriété produisant au moins un revenu annuel de 300 +francs, et s'il n'a atteint l'âge de vingt-cinq ans, etc.» + +Les deux dispositions que renferme cet article sont très préjudiciables +à la religion dans les circonstances actuelles, et tendent à lui enlever +la plus grande partie des ministres indispensablement nécessaires à son +culte et aux besoins des peuples. + +1° L'église de France n'offrant plus aux familles les espérances de +fortune et d'avancement que présentait l'ancien clergé, la plupart des +jeunes gens qui se consacrent au saint ministère appartiennent à la +classe malaisée. Parmi les pères de famille en état d'assurer à leurs +enfans un revenu annuel de 300 francs, ce qui suppose une propriété +foncière de 10,000 francs au moins, il en est peu qui voulussent leur +permettre d'embrasser un état qui impose des sacrifices et des devoirs +pénibles, sans les compenser par aucun avantage temporel. La ressource +que fournissait, avant la révolution, une multitude de titres de +bénéfices très-modiques, admis par l'église au défaut de titre +patrimonial, n'existe plus. Si jusqu'à présent Sa Majesté n'avait pas +daigné déférer à nos demandes en faveur des jeunes clercs qui ne +pouvaient constituer le titre prescrit par cet art. XXVI, la religion +manquerait de ministres. Puisque cette loi exige des dispenses +continuelles, ne conviendrait-il pas de la rapporter? + +2° Il résulte deux inconvéniens très graves de la disposition qui ne +permet pas aux évêques d'ordonner aucun ecclésiastique avant l'âge de +vingt-cinq ans. Le premier, c'est qu'il augmente considérablement la +durée et les frais de l'éducation ecclésiastique. Le cours d'études +nécessaire pour se préparer à la réception des ordres sacrés est, pour +l'ordinaire, terminé avant cet âge, et l'intervalle qui s'écoule +jusque-là expose les élèves, ou à perdre le goût et l'esprit de leur +état, s'ils le passent dans le monde, ou à un surcroît de dépenses, +s'ils le passent dans les séminaires. Le second inconvénient qui résulte +de cet art. XXVI, c'est que les évêques, pressés par les besoins de +leurs diocèses, se voient obligés de précipiter les ordinations sans +pouvoir observer les intervalles ou interstices sagement prescrits par +les canons entre les ordres du sous-diaconat et de la prêtrise. S. M. +remédierait à ce double inconvénient, si elle permettait aux évêques de +conférer les ordres à ceux qui ont atteint l'âge de vingt-deux ans, +conformément à l'ancienne discipline. Il est de l'intérêt comme du +devoir des évêques de n'admettre au sous-diaconat que ceux dont la +vocation et la vertu leur paraissent éprouvées. + +ART. XXXVI. «Les vicaires-généraux des diocèses vacans continueront +leurs fonctions, même après la mort de l'évêque, jusqu'à remplacement.» + +Selon les principes du droit canonique, les vicaires-généraux tiennent +leurs pouvoirs de l'évêque; ils ne font avec lui qu'une seule et même +personne: _una eademque persona_. Le droit de le représenter et les +pouvoirs que ce droit établit expirent avec lui, bien entendu pourtant +que, si l'évêque meurt hors de sa ville ou de son diocèse, les +vicaires-généraux administrent validement et légitimement jusqu'au +moment où la mort de l'évêque est connue du chapitre de l'église +cathédrale. Dès ce moment, le chapitre se trouve, de plein droit, +investi de la juridiction épiscopale, et c'est à lui seul qu'il +appartient de nommer des vicaires-généraux qui gouvernent pendant la +vacance du siége. Ce principe est incontestable, et sans doute on n'a +paru le méconnaître que parce qu'au moment où les lois organiques furent +publiées, il n'y avait point encore de chapitres institués dans les +églises cathédrales. Depuis leur institution, on leur a laissé le droit +d'administrer les diocèses vacans par les vicaires-généraux qu'ils +avaient nommés, en sorte que, dans le fait, cet art. XXXVI est en +contradiction, non seulement avec le droit canonique, mais encore avec +ce qui s'observe aujourd'hui. + +Ces observations, que nous soumettons à la sagesse de Sa Majesté, ne +nous empêchent pas de reconnaître et de déclarer, en réponse à la +première question de cette seconde série, qu'il n'a été porté aucune +atteinte essentielle au concordat, soit par S. M. l'empereur, soit par +ses ministres. + +DEUXIÈME QUESTION. + +«L'état du clergé de France est-il, en général, amélioré ou empiré +depuis que le concordat est en vigueur?» + +RÉPONSE. + +Quand Sa Majesté se serait bornée à l'exécution rigoureuse du concordat, +cette transaction mémorable, à laquelle nous devons la liberté et la +publicité du culte _de la religion catholique, apostolique et romaine, +qui est la religion de la grande majorité des citoyens français_, serait +le plus grand bienfait que l'empereur eût pu accorder au clergé et aux +peuples de son empire. + +Mais Sa Majesté ne s'en est pas tenue aux obligations qu'elle s'était +imposées par le concordat. Chaque année de son règne a été marquée par +des concessions importantes, qui n'étaient point des conséquences +nécessaires des engagemens qu'elle avait pris avec le souverain pontife, +et qui n'ont pu être suggérées à Sa Majesté que par son respect pour la +religion catholique et son amour pour ses peuples. + +Il serait trop long de rapporter toutes ces concessions; nous ne +citerons que les principales. + +Dotation des vicaires-généraux et des chapitres; d'abord vingt-quatre +mille, ensuite trente mille succursales pensionnées par l'État; quatre +cents bourses et huit cents demi-bourses fondées dans les divers +diocèses en faveur des études ecclésiastiques; édifices nationaux, ou +sommes considérables accordées à un grand nombre d'évêques pour +l'établissement de leur séminaire; exemption provisoire de la +conscription pour les étudians présentés par l'évêque, comme appelés à +la prêtrise; permission accordée aux ministres de la religion de porter +en public l'habit de leur état; invitation aux conseils-généraux des +départemens de suppléer au traitement des évêques, des vicaires-généraux +et des chapitres, et de pourvoir aux besoins du culte et de ses +ministres; décrets tendans à restituer aux fabriques une partie des +revenus qu'elles avaient perdus; rétablissement des congrégations +religieuses, vouées, par leur institut, à l'enseignement gratuit et au +soulagement de la classe indigente; décret qui donne à ces congrégations +une auguste et puissante protectrice dans la personne de S. A. I. Madame +Mère; secours annuels qu'elles reçoivent du gouvernement, et espérance +d'en recevoir de nouveaux; une retraite honorable ouverte aux évêques +par l'érection du chapitre de Saint-Denis, etc., etc. Tant de faveurs +déjà reçues sont un gage de ce que nous pouvons attendre de +l'attachement de Sa Majesté à la religion catholique, et prouve à toute +l'Europe que, si, par le concordat, elle s'est engagée à rétablir dans +la France la liberté et la publicité du culte de nos pères, elle a saisi +depuis divers moyens et occasions de l'affermir, de le perpétuer, et de +lui rendre de son antique splendeur autant que le permettent les +circonstances. + +Nous nous refuserions à l'évidence des faits, si nous ne déclarions pas +que l'état du clergé de France est singulièrement amélioré depuis que le +concordat est en vigueur: mais, après avoir offert à Sa Majesté +l'hommage de notre vive reconnaissance, ne nous serait-il pas permis de +déposer au pied de son trône les voeux qui nous restent à former pour un +plus libre exercice de notre ministère? Si Sa Majesté daignait le +permettre, nous lui adresserions nos humbles remontrances sur divers +objets que nous croyons intéresser la religion et la morale, et par +conséquent le bien général de la société. + +TROISIÈME QUESTION. + +«Si le gouvernement français n'a point violé le concordat, le pape +peut-il arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques +nommés, et perdre la religion en France comme il l'a perdue en +Allemagne, qui, depuis dix ans, est sans évêques?» + +RÉPONSE. + +Le concordat est un contrat synallagmatique entre le chef de l'État et +le chef de l'église, par lequel chacun d'eux s'oblige envers l'autre. +C'est aussi un traité public qui intéresse essentiellement la nation +française et l'église catholique. Par ce traité, chacune des augustes +parties contractantes acquiert des droits et s'impose des obligations. +Le concordat assure à Sa Majesté le droit de nommer aux archevêchés et +évêchés, qu'exerçaient, avant elle, les rois de France, en vertu du +concordat passé entre Léon X et François Ier. Il réserve au pape le +droit d'accorder l'institution canonique aux archevêques et évêques +nommés par Sa Majesté suivant les formes établies, par rapport à la +France, avant le changement de gouvernement (_article IV du concordat_). + +Ainsi se concilient, se soutiennent et se forment mutuellement les +droits du souverain qui ne peut être étranger aux choix des premiers +pasteurs, à qui leur ministère donne une grande influence sur les +peuples et les droits de l'église, de qui seule émane toute juridiction +dans l'ordre spirituel. + +Mais ce droit de donner l'institution canonique, réservé au Pape par la +discipline actuelle de l'église, ne doit pas être exercé arbitrairement. +Indépendamment de la maxime générale et constante parmi nous, que le +chef de l'église doit la gouverner selon les canons, c'est une des +clauses expresses du concordat de 1516, que le pape est tenu d'accorder +les bulles d'institution aux sujets nommés par le souverain, ou +d'alléguer les motifs canoniques de son refus. Supposer que le Pape pût +refuser les bulles arbitrairement et sans cause, ce serait prétendre +qu'il n'est pas lié par un traité qu'il a ratifié solennellement, et +qu'il peut manquer à l'engagement sacré qu'il a pris envers l'empereur, +envers la France, envers l'église entière, à qui le concordat assure la +protection du souverain le plus puissant de l'univers. + +Ces principes sont évidens: le Pape sans doute ne les méconnaît pas, et +ne se croit pas autorisé à refuser les bulles d'institution +arbitrairement et sans motifs. Sa Sainteté elle-même, dans une lettre +adressée de Savone, le 28 août dernier, à S. Em. le cardinal Caprara, +expose les motifs de son refus. + +Dans une circonstance où l'église de France est en péril, des évêques +consultés par l'empereur, qui en est le protecteur, s'écarteraient-ils +du profond respect dont ils sont pénétrés pour la dignité suprême et +pour la personne sacrée du chef de l'église universelle, en discutant +ces motifs, et en mettant sous les yeux de l'empereur des réflexions +qu'ils oseraient proposer à Sa Sainteté elle-même, s'ils étaient admis à +l'honneur de conférer avec elle? + +Les motifs allégués par le Saint-Père dans sa lettre citée se réduisent +à trois chefs: + +1° Le premier porte sur les innovations religieuses introduites en +France depuis le concordat, contre lesquelles, dit le Pape, nous avons +si souvent et toujours inutilement réclamé. + +Sa Sainteté n'entre dans aucuns détails sur les innovations dont elle se +plaint. Pour nous, nous n'en connaissons aucune qui puisse être regardée +comme une atteinte essentielle portée au concordat. Peut-être Sa +Sainteté se reporte-t-elle aux représentations qu'elle adressa à +l'empereur au commencement de 1805. Nous nous en référons à ce que nous +avons dit en discutant la première question de la seconde série. On y a +vu que la plupart des griefs énoncés dans ces représentations n'ont pour +objet que des points de discipline, à l'égard desquels l'église +gallicane conserve le droit de se gouverner par ses maximes et par ses +usages, et qu'à l'égard des articles organiques moins favorables à la +discipline ecclésiastique, l'empereur avait eu la condescendance de ne +pas en presser l'exécution rigoureuse. Nous ajouterons que, depuis 1805, +ces articles de discipline, que le pape présente aujourd'hui comme des +innovations importantes et dangereuses, ont été constamment en vigueur, +sans que, jusqu'à ces derniers temps, il s'en soit prévalu pour refuser +des bulles aux évêques nommés par Sa Majesté. + +2° Un second motif du refus des bulles allégué par le Pape, dans sa +lettre au cardinal Caprara, est fondé sur des événemens et des mesures +politiques qui ne nous sont pas assez connus, et qu'il ne nous +appartient pas de juger. + +L'événement principal est le décret de 1809, portant réunion de l'État +romain à l'empire français. Ce motif est-il canonique? est-il fondé sur +les principes et sur l'esprit de la religion? + +La religion nous apprend à ne pas confondre l'ordre spirituel et l'ordre +temporel. La juridiction que le pape exerce, de droit divin, dans toute +l'église, est purement spirituelle. C'est la seule que le prince des +apôtres ait reçue de J. C., la seule qu'il ait pu transmettre à ses +successeurs. La souveraineté temporelle n'est, pour les papes, qu'un +accessoire étranger à leur ministère. La première a commencé avec +l'église, et durera autant que l'église, c'est-à-dire, autant que le +monde. L'autre est d'institution humaine; elle n'est point comprise dans +les promesses que J. C. a faites à saint Pierre et à ses successeurs: +elle peut leur être enlevée, comme elle leur a été donnée par les hommes +et les événemens. C'est dans la puissance spirituelle que réside la +véritable grandeur des souverains pontifes. Que le pape soit souverain, +ou qu'il ne le soit pas, son autorité dans l'église universelle dont il +est le chef, ses relations avec les églises particulières doivent être +toujours les mêmes. Quelle que soit sa situation politique, il conserve +tous les pouvoirs attachés au premier siége de la chrétienté; mais ces +pouvoirs, il ne les a reçus que pour l'avantage des fidèles et le +gouvernement de l'église. Nous aimons à nous persuader que Sa Sainteté +daignerait mettre un terme au refus qu'elle fait de les exercer, si elle +était convaincue, comme nous qui voyons les choses de près, que ce refus +ne peut être que très préjudiciable à l'église. + +Si nous pouvions supposer que l'on regarde l'invasion de Rome comme un +motif suffisant de refuser l'institution canonique aux évêques +nouvellement nommés, les considérations suivantes résoudraient aisément +la difficulté. + +Le refus des bulles, ainsi motivé, ne saurait avoir quelque poids dans +la discussion actuelle, qu'autant que l'on supposerait que cette +invasion est une violation du concordat. + +Le concordat n'a rien stipulé sur les intérêts politiques du saint +siége. L'empereur n'y traite avec le Pape que comme avec le chef de +l'église. Tant que la juridiction spirituelle du Pape sur l'église de +France est reconnue et respectée, les liens qui attachent l'église de +France à la chaire de Pierre, au centre de l'unité, ne sont point +relâchés, et le concordat subsiste dans son intégrité. + +Le concordat ne garantissait pas au Pape la possession de l'État romain; +l'occupation de Rome n'est donc pas une infraction du concordat. C'est +une affaire politique qui sort de l'ordre des choses réglées par le +concordat, une affaire purement temporelle qui ne doit avoir aucune +influence sur les affaires spirituelles, à moins qu'on ne veuille +confondre ce que l'Évangile et toute la tradition des premiers siècles +de l'église nous apprennent à séparer. + +Dans sa lettre au cardinal Caprara, le Pape reconnaît cette distinction +entre le temporel et le spirituel; mais il ajoute qu'il ne peut pas +sacrifier la défense du patrimoine de l'église, sans manquer à ses +devoirs et se rendre parjure. + +Nous ne disons pas que le pape fût obligé de sacrifier la défense du +patrimoine de l'église. En sa qualité de souverain temporel, il avait, +comme tous les souverains, le droit incontestable de défendre ses +possessions. Il pouvait, comme eux, employer à cet effet les moyens +politiques que la Providence avait mis en son pouvoir, ou faire entendre +ses réclamations; mais son devoir ne consistait pas à les faire réussir: +la loi de la nécessité l'aurait absous aux yeux de l'église et de la +postérité. + +Ajoutons que, dans la supposition même où l'occupation de Rome +autoriserait le pape à déployer contre l'empereur l'exercice de la +puissance spirituelle, le refus des bulles ne nous paraît pas une mesure +adaptée au but que se proposerait Sa Sainteté. + +En effet, qu'y a-t-il de commun entre les intérêts temporels du pape et +les besoins spirituels de l'église de France? Si l'empereur exigeait des +évêques nouvellement nommés quelque déclaration, quelque démarche +contraire à la foi catholique ou à l'autorité du saint siége, le Pape +serait en droit de ne pas les admettre à sa communion et de leur refuser +l'institution canonique; mais il ne s'agit de rien de semblable. +L'empereur a déclaré, de la manière la plus solennelle, qu'il ne voulait +rien innover dans la religion; et la demande faite en son nom des bulles +d'institution prouve manifestement qu'il veut s'en tenir à l'exécution +du concordat, et conserver au saint siége toute sa prérogative +spirituelle. Le Pape n'est donc pas autorisé à l'inexécution du +concordat. Est-ce pour l'avantage particulier de l'empereur que le +concordat a été conclu? N'est-ce pas plutôt pour l'avantage de la +religion catholique, menacée alors d'une extinction totale dans +l'étendue de la république française? Le chef de l'église voudrait-il +jamais subordonner, sacrifier les intérêts de la religion et le salut +des âmes à des intérêts temporels? + +Lorsque Rome fut prise d'assaut et saccagée par les troupes de +Charles-Quint, qu'eût-on pensé de Clément VII, si, pour se venger de ce +prince, il eût déclaré qu'il abandonnait toutes les églises de la +monarchie autrichienne? Pie VII, qui a si glorieusement concouru au +rétablissement de la religion catholique, voudrait-il s'exposer à +détruire son propre ouvrage? + +Si l'on nous opposait que le pape ayant révoqué, par son décret du 10 +juin, tous les priviléges, grâces et indults apostoliques accordés par +Sa Sainteté ou par ses prédécesseurs à toutes les personnes comprises +dans la sentence d'excommunication, et qu'en conséquence l'empereur est +déchu, au moins provisoirement, de tous les droits que lui attribue le +concordat, il serait aisé de dissiper une pareille objection, en +observant que la bulle ne fait aucune mention du concordat, et qu'en +effet le concordat n'est ni un privilége, ni une faveur, ni un indult, +mais un traité solennel dont la révocation ne peut se faire que par le +consentement des parties dont il est l'ouvrage. + +3° Le troisième motif du refus des bulles, allégué par le Pape, est pris +de sa situation actuelle. Nous ne pouvons pas mieux l'exposer qu'en +transcrivant ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à S. Em. le cardinal +Caprara. + +«Malgré un tel état de choses, Dieu sait si nous désirons ardemment de +donner aux églises de France vacantes leurs pasteurs, après les avoir +comblées de tant d'autres témoignages de prédilection, et si nous +désirons de trouver un expédient pour le faire d'une manière convenable +aux circonstances, à notre ministère et à notre devoir! Mais devons-nous +agir dans une affaire d'une si haute importance sans consulter nos +conseillers-nés? Or, comment pourrions-nous les consulter, quand, séparé +d'eux par la violence, on nous a ôté toute communication avec eux, et en +outre, tous les moyens nécessaires pour l'expédition de pareilles +affaires, n'ayant pu même, jusqu'à présent, obtenir d'avoir auprès de +nous un seul de nos secrétaires?» + +À ces dernières plaintes du Pape, nous n'avons d'autre réponse à faire +que de les mettre nous-mêmes sous les yeux de S. M., qui en sentira tout +la force et toute la justice. + +QUATRIÈME QUESTION. + +«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, de son +côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de +regarder ce concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il +de faire pour le bien de la religion?» + +RÉPONSE. + +Si le Pape persistait à se refuser à l'exécution du concordat, il est +certain, rigoureusement parlant, que l'empereur ne serait plus tenu de +l'observer, et qu'il pourrait le regarder comme abrogé. + +Mais le concordat n'est pas une transaction purement personnelle entre +l'empereur et le Pape; c'est un traité qui fait partie de notre droit +public, puisqu'il renferme les principes fondamentaux et les règles du +gouvernement de l'église gallicane; et il importe d'en réclamer +l'exécution, dans la supposition même où le souverain pontife +persisterait à la refuser en ce qui le concerne. + +Il est vrai que le concordat demeurera suspendu par le fait tant que le +pape refusera des bulles aux évêques nommés par l'empereur; mais en +protestant contre ce refus illégal, en appelant, ou au pape mieux +informé, ou à son successeur, l'empereur conservera tous les droits qui +lui sont assurés par le concordat, et le temps amènera sans doute des +moyens de le faire revivre et exécuter de part et d'autre. + +Mais enfin, soit que le concordat soit regardé comme abrogé, soit qu'il +demeure suspendu, on demande ce que, dans l'un ou l'autre cas, il +convient de faire pour le bien de l'église? + +Puisque le ministère de la religion catholique ne peut exister sans +l'épiscopat, la question proposée se réduit à demander quelles mesures +on devrait prendre pour suppléer au défaut des bulles pontificales, et +donner l'institution canonique aux évêques nommés par Sa Majesté. + +Reconnaissons d'abord comme un principe établi dans l'Écriture sainte, +consacré par toute la tradition, expressément défini par le concile de +Trente, et fondé sur la nature même des choses, que l'autorité et la +juridiction des ministres de l'église ne peuvent émaner que de l'église +elle-même. Tous leurs pouvoirs sont d'un ordre spirituel, et placés hors +de la sphère de la puissance temporelle. C'est à l'église et à l'église +seule, dans la personne des apôtres et des évêques leurs successeurs, +que J. C. a confié le pouvoir d'enseigner, d'administrer les sacremens +et de conduire les fidèles dans la voie du salut. Or, l'église ne +pourrait ni enseigner ni gouverner, si elle n'avait pas le pouvoir et le +droit exclusif de nommer et d'instituer ses docteurs et ses magistrats. + +L'enseignement, l'administration des sacremens, la mission ou +l'institution des ministres sont des points essentiels dans la +constitution de l'église. L'église seule a le droit de prononcer sur le +dogme et sur la morale; elle seule doit régler les pratiques de son +culte et prescrire les conditions nécessaires pour être admis aux +sacremens; elle seule peut conférer à ses ministres les pouvoirs d'ordre +et de juridiction nécessaires pour valider ou pour légitimer l'exercice +de leurs fonctions. L'église ne serait plus une société indépendante, +catholique ou universelle, instituée pour tous les temps, pour tous les +pays, propre à s'allier avec tous les gouvernemens, si elle n'était pas +libre dans le choix de ses magistrats, ou si la mission et la +juridiction de ses magistrats émanaient d'une puissance étrangère. +«L'église catholique, dit Bossuet, parle ainsi au peuple chrétien: Vous +êtes un peuple, un état et une société; mais Jésus-Christ, qui est votre +roi, ne tient rien de vous, et son autorité vient de plus haut. Vous +n'avez naturellement pas plus de droit de lui donner des ministres, que +de l'instituer lui-même votre prince. Ainsi ses ministres, qui sont vos +pasteurs, viennent de plus haut, comme lui-même, et il faut qu'ils +viennent par un ordre qu'il ait établi. Le royaume de Jésus-Christ n'est +pas de ce monde, et la comparaison que vous pouvez faire entre ce +royaume et ceux de la terre est caduque. En un mot, la nature ne vous +donne rien qui ait rapport avec J. C. et son royaume, et vous n'avez +aucun droit que celui que vous trouverez dans les lois ou les coutumes +immémoriales de votre société. Or, ces coutumes immémoriales, à +commencer par les temps apostoliques, sont que les pasteurs déjà établis +établissent les autres.» + +En effet, pendant trois siècles de persécutions, l'église a exercé, dans +toute sa plénitude, le droit de nommer et d'instituer ses pasteurs, et +la protection que lui ont accordée les princes chrétiens n'a pas dû le +lui faire perdre. «Le monde, dit Fénelon, en se soumettant à l'Église, +n'a pas acquis le droit de l'assujettir. Les princes, en devenant enfans +de l'église, ne sont pas devenus ses maîtres... L'église, sous les +empereurs chrétiens, demeura aussi libre quelle l'avait été sous les +empereurs idolâtres et persécuteurs.» + +C'est donc un principe incontestable et fondamental, qu'à l'église seule +il appartient de choisir ses pasteurs et ses magistrats, et de les +investir des pouvoirs nécessaires pour exercer validement et +légitimement les fonctions de leur ministère; et puisqu'il s'agit ici +particulièrement des évêques, qui ne peuvent administrer sans réunir le +pouvoir de la juridiction au pouvoir de l'ordre, c'est à l'Église seule +qu'il appartient de leur conférer cette juridiction qu'exigent +nécessairement la plupart des fonctions de l'épiscopat. + +Depuis les temps apostoliques jusqu'à nos jours, l'église n'a jamais +reconnu d'évêques que ceux qu'elle avait institués; mais la manière de +conférer l'institution n'a pas toujours été la même. Sur ce point, comme +sur beaucoup d'autres, la discipline de l'église a subi des variations +que demandait la diversité des circonstances. + +Dans les premiers siècles de l'église, les évêques étaient nommés par +les suffrages des évêques comprovinciaux, du clergé et du peuple de +l'église qu'il fallait pourvoir, et l'élection était confirmée par le +métropolitain, ou, s'il s'agissait du métropolitain, par le concile de +la province. Dans la suite, les empereurs et les autres princes +chrétiens eurent grande part à la nomination des évêques. Insensiblement +le peuple et le clergé de la campagne cessèrent d'être appelés, et +l'élection fut dévolue au chapitre de l'église cathédrale, mais toujours +avec la nécessité du consentement du prince, et de la confirmation du +métropolitain et du concile provincial. La désuétude de ces assemblées, +les contestations fréquentes qui naissaient des élections, la difficulté +de les terminer sur les lieux, l'avantage que trouvaient les princes à +traiter immédiatement avec les papes, introduisirent l'usage de porter +ces causes au saint siége, et peu à peu les souverains pontifes se +virent en possession de confirmer le plus grand nombre des évêques. + +Tel était l'état des choses lors du concile de Bâle, dont l'église de +France adopta les décrets relatifs à la nomination et à la confirmation +des évêques, dans la pragmatique-sanction publiée à Bourges en 1438. Les +élections capitulaires y furent maintenues, et la confirmation ou +l'institution laissée à qui de droit. Par le concordat passé en 1515 +entre Léon X et François Ier, la nomination du roi fut substituée à +l'élection du chapitre, et la confirmation ou l'institution canonique +réservée au pape. + +Au milieu de toutes ces variations introduites dans la discipline de +l'église, relativement à l'institution des évêques, le principe de la +nécessité d'une institution ecclésiastique est demeuré invariable. Ces +divers changemens se sont toujours faits du consentement exprès ou +tacite de l'église. C'est au nom de l'église et par son autorité, que +les élections ont pris successivement différentes formes, que le droit +de confirmer les évêques élus a passé des métropolitains et des conciles +provinciaux aux souverains pontifes, et que les élections capitulaires +ont été remplacées par la nomination du chef de l'État, en vertu des +concordats faits avec Léon X et Pie VII; et si jamais il devenait +nécessaire d'adopter un autre mode d'institution, il faudrait commencer +par le faire approuver par l'église. + +Nous disons plus: cette approbation serait encore indispensable, quand +même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans les +siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en +reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se +gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des +lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre +puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens +qu'elle aurait abolis. C'était là un des vices capitaux de la +constitution civile du clergé, décrétée par l'assemblée constituante. On +ne voulait, disait-on, que ramener l'église de France à la discipline +des premiers siècles, en rétablissant les élections; mais outre que les +élections décrétées par la constitution civile du clergé ne +ressemblaient, en aucune manière, à celles des premiers siècles, +l'assemblée constituante, qui n'avait que des pouvoirs politiques, était +essentiellement incompétente pour rétablir, de sa seule autorité, et +sans le concours et le consentement de l'église, un réglement de +discipline que l'église avait aboli. + +D'après ces principes, il est évident que, dans la supposition où, par +la persévérance du refus des bulles, le concordat serait regardé comme +suspendu ou comme abrogé, on ne serait pas autorisé a faire revivre la +pragmatique-sanction, à moins que l'autorité ecclésiastique n'intervînt +dans son rétablissement. Nous avons prouvé que cette entreprise serait +irrégulière et infectée du plus grand de tous les vices, le défaut de +pouvoirs. Nous pouvons ajouter qu'elle serait extrêmement dangereuse, et +deviendrait la source de troubles semblables à ceux qu'a excités, dans +toute la France, la constitution civile du clergé. On peut même assurer +que la résistance des fidèles à toute nouvelle entreprise de la +puissance séculière contre l'autorité de l'église serait encore plus +vive et plus générale, parce qu'à la suite des contestations +précédentes, la matière est plus éclaircie et les principes sont mieux +connus. Des évêques institués au mépris des formes canoniques +n'obtiendraient jamais la confiance du clergé et des peuples, et l'on +verrait se renouveler, dans leurs diocèses, les scènes scandaleuses qui +ont déshonoré le ministère du clergé constitutionnel. + +Que conviendrait-il de faire pour le bien de la religion, si le Pape +persiste à refuser des bulles aux évêques nommés par l'empereur? + +Le conseil à qui Sa Majesté fait l'honneur de proposer cette importante +question, n'a pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures +propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des +évêques. Son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un petit nombre de +prélats, sans pouvoirs et sans caractère pour représenter, nous ne +disons pas l'église universelle à qui cette question n'est point +étrangère, mais même l'église gallicane qu'elle intéresse plus +particulièrement. En conséquence, nous pensons que, dans une +circonstance aussi délicate, où il est essentiel, et de ne point +s'écarter des principes consacrés par la religion, et de ne pas alarmer +les consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus +conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé +de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et +indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens du refus des +bulles pontificales. En 1688, à l'occasion d'un refus semblable fait par +le pape Innocent XI aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1682, le +parlement de Paris, sur les conclusions du procureur-général du Harlay, +rendit un arrêt portant que le roi serait supplié de convoquer les +conciles provinciaux, ou même un concile national. Cet arrêt, dit +d'Héricourt, est conforme à ce qui s'est pratiqué en France, en des +occasions pareilles; les exemples en sont rapportés dans les Preuves des +libertés de l'église gallicane. + +AVERTISSEMENT. + +Lorsque cette dernière réponse du conseil ecclésiastique fut mise sous +les yeux de l'empereur, il la regarda comme bonne, mais incomplète. Il +manda M. Duvoisin, évêque de Nantes, lui dicta la note suivante, et lui +donna l'ordre de la communiquer au conseil, pour qu'il y fût fait une +réponse catégorique. + +NOTE DICTÉE PAR L'EMPEREUR. + +«L'empereur pensait que, le concordat tombant, la France rentrait de +droit dans l'état qui existait avant le concordat. Les théologiens ou +canonistes n'avaient plus qu'à reconnaître et à s'accorder pour savoir +quel était cet état. Par la réponse des évêques, Sa Majesté voit que la +question est autre, et partage cette opinion, c'est-à-dire que le +concordat ayant abrogé la loi existante, elle ne peut plus être rétablie +que par le pouvoir qui l'a abrogée. Mais Sa Majesté diffère des évêques, +en ce qu'elle pense que l'église gallicane est suffisante. Et pour cela, +je ne cherche pas si l'église gallicane est égale en autorité au Pape, +pas plus que si le Pape est égal en autorité au concile général, le but +étant de concilier et de marcher, et non de discuter. + +«Mais je pars d'un autre principe, et je dis: L'église de France s'est +révoltée contre le concordat de Léon X. Il a fallu tout le pouvoir du +roi, et l'influence secrète (et étrangère aux canons) de la cour de +Rome, pour l'obliger enfin à y adhérer. Ainsi, si je suis d'accord que +l'autorité temporelle ne doit pas pouvoir rétablir de plein droit +l'ancien droit, je crois que l'église de France, qui y est intéressée, +serait suffisamment autorisée à discuter cette question, et à aviser aux +moyens de l'institution canonique... Les faits ne me sont pas présens +dans ce moment pour établir cette opinion... Je crois que l'on pourrait +dire, comme suite nécessaire du droit qu'a l'église d'établir sa +législation, que, si le concordat devenait nul par une raison +quelconque, l'église aurait une lacune, si l'on ne pouvait pas rétablir +de plein droit et _ipso facto_ ce qui a pu exister. + +«Il n'y aurait pas plus de raison d'établir ce qui a existé en 1500, que +d'aller chercher ce qui a été fait en 900. Mais la législation de +l'église se trouverait avoir une lacune, et cette lacune tenant à la +transmission du pouvoir épiscopal, c'est-à-dire, à la source de la vie, +il deviendrait indispensable de réunir un concile national, lequel +pourrait en décider. En effet, si le concile national a eu...» + +Ici finit la note dictée par l'empereur, ayant été interrompue par +l'arrivée d'un des ministres qu'il avait mandé pour un travail +particulier. + +SUITE DE LA RÉPONSE DES ÉVÊQUES À LA QUATRIÈME QUESTION DE LA SECONDE +SÉRIE. + +Cette quatrième question, était ainsi posée: «Le gouvernement français +n'ayant point violé le concordat, si, d'un autre côté, le Pape refuse de +l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder le concordat comme +abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la +religion?» + +Dans le mémoire que nous avons eu l'honneur de remettre à Sa Majesté, +nous terminons notre réponse à cette importante question, en disant, que +«Sa Majesté ne pouvait rien faire de plus sage et de plus conforme aux +règles, que de convoquer un concile national, où le clergé de son empire +examinerait la question qui nous est proposée, et indiquerait les moyens +propres à prévenir les inconvéniens du refus des bulles pontificales.» + +Sa Majesté a jugé que cette réponse ne satisfaisait pas entièrement à la +question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le concile national avait +en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer au défaut des bulles +apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à une autorité supérieure +à la sienne. + +Nous n'avons pas cru devoir nous expliquer sur le degré d'autorité du +concile national, parce que la question nous paraissait susceptible de +difficultés, et qu'il ne nous appartient pas de prévenir et de préjuger +la décision du concile. Nous persistons dans cette réserve, mais nous +n'en sommes pas moins persuadés que la convocation d'un concile national +est la seule voie canonique qui puisse nous conduire au but désiré, si +les moyens de conciliation que la haute sagesse de Sa Majesté pourrait +lui suggérer n'en prévenaient pas la nécessité. Voici, ce nous semble, +quelle serait la marche que tiendrait le concile dans le cas où son +intervention deviendrait indispensable. + +1° Le concile commencerait par adresser au Pape des remontrances +respectueuses sur les obligations que le concordat impose à Sa Sainteté, +sur les suites terribles qu'entraînerait un refus plus long-temps +prolongé, sur la nécessité où se trouveraient l'empereur et le clergé de +pourvoir, par une autre voie, à la conservation de la religion et à la +perpétuité de l'épiscopat. Il proposerait les moyens de conciliation que +les circonstances pourraient indiquer, et nous sommes persuadés que ces +démarches filiales ne seraient pas infructueuses auprès d'un pontife qui +a donné à l'église gallicane des preuves si touchantes de sa sollicitude +paternelle. + +2° Si, contre notre attente, le Pape se refusait aux prières et aux +sollicitations du clergé de France assemblé, le concile examinerait la +question que nous n'avons pas osé décider, savoir, s'il est compétent +pour rétablir ou renouveler un mode d'institution canonique qui puisse +remplacer le mode établi par le concordat. S'il se jugeait compétent, il +arrêterait, sous le bon plaisir de S. M., un réglement de discipline sur +cet objet, mais en déclarant que ce réglement n'est que provisoire, que +l'église de France ne cessera point de demander l'observation du +concordat, et qu'elle sera toujours prête à y revenir, aussitôt que le +Pape ou ses successeurs consentiront à l'exécuter en ce qui les +concerne. + +3° Dans le cas où le concile national ne se jugerait pas compétent, il +resterait le recours à un concile général, la seule autorité dans +l'église qui soit au-dessus du Pape; mais il peut arriver que ce recours +devienne impossible, soit parce que le Pape refuserait de reconnaître le +concile général, soit parce que des circonstances politiques ne +permettraient pas de l'assembler. Alors la question proposée par Sa +Majesté se présente de nouveau, et l'on demande encore ce qu'il +conviendrait de faire pour le bien de la religion? + +4° Jusqu'à présent nous avons raisonné d'après les lois de la discipline +ecclésiastique, et, dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais +permis de s'en écarter. Mais un point de discipline établi pour le +gouvernement et pour la conservation des églises particulières, cesse +d'obliger, lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer +une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église +universelle paraît abandonner l'église de France, en refusant de +concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques, cette +église si ancienne, qui occupe une place si considérable dans la +catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et de +se perpétuer; elle est autorisée à recourir à l'ancien droit, lorsque, +sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit nouveau est +devenu impraticable à son égard. + +5° En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son +attachement inviolable au saint siége et à la personne du souverain +pontife, après avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement +en vigueur, le concile pourrait déclarer qu'attendu l'impossibilité de +recourir à un concile oecuménique, et vu le danger imminent dont l'église +est menacée, l'institution donnée _conciliairement_ par le métropolitain +à l'égard de ses suffragans, ou par le plus ancien des évêques de la +province à l'égard du métropolitain, tiendra lieu des bulles +pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses successeurs consentent à +l'exécution du concordat. + +Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique +serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la +nécessité que notre S. P. le Pape a lui-même reconnue, à laquelle il +s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France, il +s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant, par +un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de France +pour en créer de nouvelles. + + + + +TROISIÈME SÉRIE. + +QUESTION SUR LA POSITION ACTUELLE. + + +«La bulle d'excommunication du 10 juin 1809 étant contraire à la charité +chrétienne, ainsi qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône, quel +parti prendre pour que, dans des temps de troubles et de calamités, les +Papes ne se portent pas à de tels excès de pouvoir?» + +NOTE PRÉLIMINAIRE À LA RÉPONSE. + +Le manuscrit de la réponse des évêques, que nous avons sous les yeux, +est incomplet. Il n'en contient que le préambule et la conclusion. Nous +avons eu recours à une autre copie; dont le dépositaire a bien voulu +nous donner une communication; mais n'ayant trouvé aucun indice +suffisant de son authenticité, et même de sa fidélité, nous n'avons pas +cru devoir en faire usage, pour remplir la grande lacune qu'offre notre +exemplaire. + +Nous nous bornerons à insérer ici un extrait de cette partie de la +réponse des évêques, qui se trouve dans la copie qui nous a été +communiquée, et dont nous ne sommes pas en état de garantir +l'exactitude. Elle nous a paru se lier naturellement avec le préambule +et la conclusion que nous publions, et indiquer assez clairement la +filiation des idées. + +RÉPONSE DES ÉVÊQUES. + +Pour répondre à la question proposée par S. M., il nous a paru +indispensable d'entrer dans un examen de la bulle qui en est l'objet; +car si, d'un côté, le respect et l'obéissance que nous devons au +souverain, qui nous interroge nous obligent à lui répondre avec la +franchise et la véracité de notre ministère, de l'autre, la vénération +profonde et le dévoûment de tout évêque catholique à Sa Sainteté lui +font un devoir non moins pressant de ne pas s'expliquer légèrement sur +un acte émané d'elle, et dont les principes et les résultats sont d'une +si haute importance. + +Voici le précis de la bulle. + +«Le Pape commence par déclarer qu'il ne peut pas croire que des raisons +politiques, des mesures militaires, et son refus d'accéder à une partie +des demandes qui ont été faites par le gouvernement français, aient été +les seuls motifs de l'invasion de Rome et des provinces de l'État +romain, qu'il attribue aux vues les plus funestes à la religion. + +«S. S. rappelle ensuite son zèle et ses travaux pour le rétablissement +du culte en France; mais, continue le Pape, à peine le concordat eut-il +été promulgué, qu'il fut anéanti par la publication simultanée des +articles organiques, dont le S. P. porta ses plaintes au sacré collége, +dans son allocution du 24 mai 1802, où il les présenta comme subversifs +de la liberté promise à la religion catholique, et même quelques uns +comme indirectement contraires à la doctrine de l'Évangile. + +«Le concordat italique ayant été violé de la même manière, ces deux +traités, loin d'avoir été salutaires à l'église, sont devenus pour elle +de vrais fléaux. + +«Toutes les plaintes et les représentations du saint siége ont été +éludées. Les demandes que le gouvernement français ne cessa d'ajouter à +ses prétentions, mirent le pape dans l'alternative de trahir son +ministère apostolique, ou de s'exposer à une déclaration de guerre. Le +S. P. prit alors la résolution de ne pas livrer, même par un assentiment +tacite, le domaine temporel dont il était dépositaire, et de conserver +l'indépendance nécessaire au libre exercice de la puissance spirituelle. + +«Le S. P. rappelle ensuite les persécutions par lesquelles on a tenté +d'ébranler sa constance. + +«En regrettant de ne pouvoir apaiser l'orage par le sacrifice de sa +propre vie, et de se voir réduit à surmonter sa douceur naturelle pour +faire usage des armes spirituelles qui lui sont confiées, S. S. pense +que l'invasion totale de ses États l'oblige de lancer les anathèmes +portés par les saints canons, à l'exemple de ses prédécesseurs. + +«La bulle déclare alors que tous les auteurs, fauteurs, conseillers et +exécuteurs de ces attentats ont encouru l'excommunication prononcée par +le droit canonique, surtout par le concile de Trente (session 22, chap. +11); et, s'il en est besoin, le S. P. les excommunie et les anathématise +de nouveau, sans nommer personne individuellement. + +«S. S. défend d'attenter aux droits et prérogatives des personnes +comprises dans cette censure, et termine son décret par les clauses du +style.» + +D'après ce précis de la bulle du 10 juin 1809, l'attention se porte +naturellement sur le mélange des motifs spirituels et temporels énoncés +dans le préambule, et sur lesquels est fondée la sentence prononcée par +le dispositif. + +EXTRAIT. + +Les propositions faites à S. S. de la part de l'empereur appartiennent, +pour la plupart, à la haute politique. Parmi les réquisitions et marches +militaires indiquées dans la bulle, on ne trouve aucune matière de +spiritualité. + +Les inculpations en matière de foi, énoncées dans la bulle, portent sur +des intentions secrètes, sur lesquelles l'église s'abstient toujours de +prononcer. + +On ne peut pas raisonnablement attribuer des complots d'impiété au +prince qui a replacé la religion catholique sur ses autels. + +Les articles additionnels au concordat ne lui ont pas porté d'atteintes +essentielles, et les plus affligeans pour l'église sont restés sans +exécution. Il est permis d'espérer des modifications favorables. + +Quoique le traitement des ministres inférieurs soit évidemment +insuffisant, il n'en est pas moins vrai que l'empereur a fait pour le +clergé, en général, bien plus qu'il n'avait promis par le concordat. + +Dans les discussions politiques, et les guerres ou invasions qui +s'ensuivent, de quelque côté que soient la justice ou les torts, les +souverains temporels ne sont responsables qu'à celui-là seul qui donne +et ôte les couronnes. Lorsque le pape Grégoire IX eut fait connaître à +saint Louis qu'il avait excommunié l'empereur Frédéric, le saint roi +répondit qu'il enverrait _des hommes probes_ pour s'informer de quelle +manière ce prince pensait sur la foi catholique, et que, s'il tenait une +doctrine saine, il ne devait pas être molesté par l'excommunication. +L'empereur répondit qu'il était chrétien, qu'il était catholique, et que +sa croyance était pure sur tous les articles de la foi orthodoxe: _Se +esse virum catholicum, christianum, sanè de omnibus orthodoxæ fidei +articulis sentientem_. (Voir dans l'histoire les guerres, les schismes +et les scandales qui furent la suite de tant de censures prodiguées pour +des intérêts temporels ou d'un genre mixte.) + +Le concile de Trente ne paraît pas applicable à l'espèce présente. Son +décret, invoqué par la bulle, n'a point eu, et n'a pu avoir pour objet +les différends entre les souverains, et les événemens qui en sont les +résultats, lorsque la foi et la discipline essentielle de l'église n'y +sont point compromises; et dira-t-on que ces deux choses reposent +essentiellement sur la souveraineté temporelle des papes? + +Lorsque, sous Louis XIV et Louis XV, Avignon fut occupé par les troupes +françaises, les papes se sont abstenus de l'excommunication. Pie VI, qui +s'est montré si justement sévère contre la constitution civile du +clergé, parce qu'elle attaquait la discipline essentielle de l'église, +n'a pas prononcé d'excommunication contre les spoliateurs de l'église +gallicane. (Voir l'art. 13 du concordat de 1801.) + +Exemples de la sage antiquité dans l'usage des censures.--L'église +considérait que son ministère est tout entier _pour l'édification, et +non pour la destruction_. Elle usait surtout d'une admirable +circonspection, lorsqu'il s'agissait des rois et des empereurs, et même +simplement de ceux qui avaient une grande influence sur les peuples. +(Voir l'histoire des huit premiers siècles de l'église.) + +Les bulles de Boniface VIII contre Philippe-le-Bel, de Jules II contre +Louis XII, de Sixte-Quint contre Henri IV, n'ont jamais eu de force ni +d'effet en France, parce que les évêques de France ont refusé de les +reconnaître et de les publier. Par la même raison, la bulle _in Cænâ +Domini_, si long-temps et si solennellement publiée à Rome, a toujours +été regardée parmi nous comme non avenue. Si la bulle du 10 juin dernier +eût été adressée aux évêques de France, nous pensons qu'ils l'eussent +déclarée contraire à la discipline de l'église gallicane, à l'autorité +du souverain, et capable, contre l'intention du pape, de troubler la +tranquillité publique. + + +FIN DE LA RÉPONSE DES ÉVÊQUES. + +Nous avons montré, par les exemples de l'antiquité, que l'église a +toujours évité de recourir à l'usage des censures envers les souverains, +à cause des suites funestes qu'elles pouvaient avoir pour la religion. +Heureusement nous n'avons aujourd'hui rien de semblable à redouter. Si +nous sommes profondément affligés de l'interruption passagère de nos +communications avec le souverain pontife, nous ne sommes point alarmés +pour l'avenir. La déclaration publique et si souvent réitérée qu'à faite +Sa Majesté, qu'elle ne romprait jamais le lien de l'unité, nous rassure. +Nous savons que, si une force aveugle brise tout au gré de ses caprices +et de ses passions, la force accompagnée de la sagesse connaît les +bornes qu'elle doit respecter, et ne les dépasse jamais. La foi, la +hiérarchie de l'église, tous les points essentiels de sa discipline ne +recevront aucune atteinte. Les liens sacrés et indissolubles de la +subordination catholique continueront à unir les brebis et les pasteurs +au premier pasteur, au père commun de tous. Enfin, l'église gallicane, +qui s'est distinguée dans tous les temps par la pureté de sa doctrine, +par son zèle pour l'unité, par son attachement et son respect filial +pour le successeur de saint Pierre et pour l'église de Rome, mère et +maîtresse de toutes les églises, conservera précieusement ces sentimens, +et sera toujours la première à les manifester. + +Nous ne nous en écarterons pas en marchant sur les traces de nos +prédécesseurs assemblés en 1510, avec les députés des chapitres et des +universités du royaume. À leur exemple, et en empruntant, quoique dans +une cause différente, le langage de nos pères assemblés à Chartres, en +1591, au sujet des lettres monitoriales du pape Grégoire XIV, «sans rien +diminuer de l'honneur et du respect dus à S. S., et après avoir conféré +et mûrement délibéré sur le fait de la bulle, nous disons avoir reconnu, +par l'autorité des saints décrets, constitutions canoniques et exemples +des saints pères, dont l'antiquité est pleine, droits et libertés de +l'église gallicane, desquelles nos prédécesseurs évêques se sont +toujours prévalus en pareilles entreprises, à raison des inconvéniens +infinis qui s'ensuivraient, au préjudice et à la ruine de notre sainte +religion: + +«Que les censures et excommunications portées par ladite bulle sont +nulles, tant en la forme qu'en la matière, et qu'elles ne peuvent lier +ni obliger la conscience..., nous réservant de représenter et de faire +entendre à N. S. P. la justice de notre cause et saintes intentions, et +rendre S. S. satisfaite, de laquelle nous devons nous promettre la même +réponse que fit le pape Alexandre, écrivant ces mots, à l'archevêque de +Ravenne: _Nous porterons patiemment, quand vous n'obéirez pas à ce qui +nous aura été, par mauvaises impressions, suggéré et persuadé_.» + +Cette déclaration est la réponse la plus précise que nous puissions +faire à la question proposée par S. M. I., au sujet de la bulle du 10 +juin 1809; car la déclaration authentique de la nullité de +l'excommunication semble être le plus sûr moyen pour empêcher que les +souverains pontifes ne se laissent aller aux fausses suggestions par +lesquelles on tenterait de leur persuader d'en publier de semblables à +l'avenir. + +Que si la déclaration d'un petit nombre d'évêques n'était pas regardée +comme suffisante, il resterait à la soumettre à l'examen d'une assemblée +du clergé de France, ou même d'un concile national, pour y être +renouvelée. Nous avons tout lieu de croire que cette assemblée, ou ce +concile, après avoir établi les vrais principes, et déclaré quel est +l'esprit de l'église dans l'application des censures à l'égard des +souverains, et notamment des rois ou empereurs des Français, déclarerait +la nullité et interjetterait appel au concile général, ou au pape mieux +informé, tant de la bulle d'excommunication du 10 juin, que de toutes +les bulles semblables qui pourraient être rendues par la suite. Ces +formes d'appel sont depuis long-temps usitées en France. Elles l'ont +toujours été dans l'église, quoique sous des noms différens, comme un +recours légitime, dans certains cas extraordinaires, à l'autorité +supérieure de l'église universelle; et c'est ce qu'on peut voir +développé par toute la suite de la tradition ecclésiastique, dans la +défense de la déclaration du clergé de France, par le grand évêque de +Meaux. + +En prouvant que la bulle du 10 juin doit être regardée comme nulle et de +nul effet, nous avons offert à Sa Majesté, contre ce décret et tout +autre semblable qui pourrait émaner de la cour de Rome, une garantie +suffisante; et si, _dans des temps de troubles et de calamités, les +Papes se portaient à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité +chrétienne qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône_, de pareils +excès porteraient leur remède avec eux-mêmes, et les évêques de France +en arrêteraient tout l'effet. + +Mais l'ancienne et constante doctrine de l'église gallicane fournit une +garantie encore plus solide, parce qu'elle soustrait les souverains, en +ce qui concerne l'ordre politique et leurs droits temporels, non +seulement à la juridiction du Pape, mais encore à l'autorité de l'église +elle-même. + +Nous reconnaissons donc, et dans la circonstance présente, nous nous +faisons un devoir de déclarer, avec la célèbre assemblée du clergé de +1682, «qu'à saint Pierre et à ses successeurs, vicaires de J. C., et à +l'église, Dieu a donné la puissance dans les choses spirituelles, et qui +appartiennent au salut; mais non dans les choses civiles et temporelles, +le Seigneur ayant dit: «_Rendez donc à César ce qui est à César, et à +Dieu ce qui est à Dieu_. C'est aussi le précepte de l'apôtre: _Que toute +personne soit soumise aux puissances supérieures; car il n'est aucune +puissance qui ne vienne de Dieu_. Les puissances qui existent, c'est +Dieu qui les a ordonnées. C'est pourquoi celui qui résiste à la +puissance résiste à l'ordre que Dieu a établi. Donc les rois et les +princes, en ce qui concerne le temporel, ne sont soumis, par +l'institution divine, à aucune puissance ecclésiastique; ils ne peuvent +être déposés par l'autorité des chefs de l'église, ni directement, ni +indirectement, et leurs sujets ne peuvent être ni dispensés de la foi et +de l'obéissance qu'ils leur doivent, ni déliés du serment de fidélité +qu'ils leur ont prêté, et qu'il faut s'attacher à cette doctrine comme +nécessaire à la tranquillité publique, comme non moins utile à l'église +qu'à l'empire, comme entièrement conforme à la parole de Dieu, à la +tradition des saints pères et aux exemples des saints.» + +DEMANDES ADRESSÉES À LA SECONDE COMMISSION, AVEC SES RÉPONSES. + + +PREMIÈRE QUESTION. + +«Toute communication entre le Pape et les sujets de l'empereur étant +interrompue, quant à présent, à qui faut-il s'adresser pour obtenir les +dispenses qu'accordait le saint siége?» + +RÉPONSE DES ÉVÊQUES. + +Honorés de la confiance du souverain qui nous réunit pour lui tracer, +dans les circonstances actuelles, la marche la plus conforme aux +conciles et aux usages de l'église, nous ne consulterons, dans nos +réponses, que notre amour pour la religion, notre zèle pour l'intérêt +des peuples dont nous sommes les premiers pasteurs, et notre dévoûment à +l'empereur. + +La franchise et la sainte véracité de notre ministère ne nous permettent +pas de déguiser la profonde douleur dont nous avons été pénétrés, en +apprenant que toute communication entre le Pape et les sujets de +l'empereur venait d'être rompue. + +Sujets fidèles et respectueux, nous oserons néanmoins dire à Sa Majesté +que le saint siége étant le lien le plus fort, le lien nécessaire de +l'unité ecclésiastique dont il est le centre, nous ne pouvons plus +prévoir que des jours de deuil et d'affliction pour l'église, si les +communications et les rapports demeurent long-temps suspendus entre les +fidèles et le père commun que Dieu leur a donné dans la personne de N. +S. P. le Pape. + +Nous la supplierons d'écouter avec bonté ce que proclamait, avant nous, +l'illustre Marca, que, «selon notre sentiment et celui de tous les +catholiques français, le premier et le principal fondement de la liberté +ecclésiastique est que la primauté du siége apostolique obtienne +toujours sa place[21]. + +En tenant ce langage que nous ont transmis nos pères dans la foi, nous +ne faisons que montrer de plus en plus notre attachement à la doctrine +contenue dans la déclaration de 1682, et nous aimons à nous rassurer, au +milieu de nos sollicitudes religieuses, sur la conservation des liens +qui unissent la France au centre de l'unité catholique, par la promesse +que Sa Majesté a daigné nous faire de maintenir cette déclaration dans +son intégrité, tant pour ce qui concerne la primauté d'institution +divine du saint siége apostolique, qu'à l'égard des règles canoniques +suivant lesquelles elle doit être exercée. + +Nous ne craindrons pas même de dire à Sa Majesté qu'en considérant +attentivement les circonstances du temps présent, nous sommes portés à +leur appliquer ce que le génie prévoyant de Bossuet lui faisait +entrevoir dans un avenir éloigné. «La doctrine de la déclaration, disait +ce grand évêque, relève merveilleusement la dignité, la véritable +autorité de l'église catholique et des souverains pontifes... Et il peut +venir un temps où les gens de bien la croiront nécessaire pour +eux-mêmes, pour l'église et pour le saint siége apostolique[22].» + +C'est ainsi, comme l'écrivaient à leurs collègues les évêques de +l'assemblée de 1682, que, sans avoir outrepassé les bornes posées par +nos pères, et énonçant modestement la doctrine des quatre articles comme +un sentiment utile et vrai, «il arrivera que ces mêmes articles +deviendront, par un heureux concours, des canons invariables de l'église +gallicane, que les fidèles recevront avec respect.» _Sic eveniet ut quos +ad vos mittimus doctrinæ nostræ articuli, fidelibus venerandi et nunquam +intermorituri ecclesiæ gallicanæ canones evadant_[23]. + +Mais plus nous sommes persuadés de ces vérités, plus aussi nous sommes +touchés de la résolution par laquelle Sa Majesté interrompt toute +communication entre ses sujets et le Pape. Nous répétons après saint +Bernard, que Bossuet appelait l'_ange de la paix_, qu'il n'y a rien de +plus nécessaire en ce temps que d'assembler les évêques.» Et nous +ajoutons, à l'exemple de ce saint abbé, dans la lettre respectueuse +qu'il écrivait à un de nos rois, que, «s'il est sorti de l'autorité +apostolique quelque chose dont Sa Majesté se trouve offensée, ses +fidèles sujets qui composeront cette assemblée travailleront à faire +qu'elle soit adoucie ou révoquée, autant qu'il le faut pour l'honneur et +la dignité du trône[24].» + +C'est dans le même esprit que, pour répondre directement à la première +question qui nous est proposée par Sa Majesté, nous croyons devoir +appliquer aux réserves dont le Pape est en possession, ce que dit le +savant P. Thomassin de l'exercice de quelques, autres prérogatives du +saint siége. «Cette réserve n'a pas été la même dans tous les temps, et +n'a pas eu la même extension dans tous les lieux; et quoiqu'on ne puisse +pas dire que ces pouvoirs, qui n'ont éclaté qu'après plusieurs siècles, +soient de droit divin, on ne peut néanmoins nier qu'ils ne soient très +convenables à la primauté du Pape[25],» que le grand évêque de Maux, +dans sa _Défense de la déclaration_, appelle _le principal exécuteur et +interprète_ des saints canons dans tout l'univers. + +C'est principalement en vertu de ce titre vénérable de principal +exécuteur et interprète des saints canons, que s'est formée une +discipline universelle par laquelle la réserve de certaines dispenses a +été partout attribuée au saint siége dans l'église d'Occident, et ces +réserves, que de sages motifs ont fait établir, sont devenues un droit +commun dont il n'est pas permis de s'écarter sans les raisons les plus +graves. Telle est particulièrement la réserve des dispensés relatives à +l'ordre et à la discipline générale du clergé, à l'âge requis pour +l'épiscopat et les ordres majeurs, à la translation des évêques et +autres du même genre. + +D'autres réserves d'une moindre importance se sont introduites +successivement, quoiqu'elles soient relatives aux besoins et à l'usage +journalier des fidèles, telles que celles de certaines absolutions, +dispenses de mariage; d'autres enfin qu'autorise l'indulgence de +l'église, et que commande souvent une sorte de nécessité plus ou moins +urgente. + +Puisque ces réserves ne sont pas, de droit divin, attachées à la +primauté du saint siége, il s'ensuit que les évêques dans leurs diocèses +respectifs, et en vertu de la juridiction épiscopale, ont inhérent en +eux le pouvoir d'accorder aux fidèles les dispenses et absolutions qui +s'y rapportent; c'est encore ce qu'établit le P. Thomassin, en nommant +inaliénable la juridiction qui appartient aux évêques pour la concession +de ces sortes de dispenses ou absolutions: _Incerta et concreta +quodammodo episcopali jurisdictioni_[26]. + +Ce pouvoir est une suite de celui que l'apôtre saint Paul déclare qu'ils +ont reçu du Saint-Esprit, de gouverner l'église de Dieu, et par +conséquent de subvenir aux besoins spirituels des fidèles confiés à leur +sollicitude pastorale. Ils l'ont exercé pendant les premiers siècles, +soit dans les conciles, soit hors des conciles, et nous ne connaissons +pas un seul réglement de l'église universelle, pas un seul canon des +conciles généraux, pas même un seul décret émané du saint siége, qui les +en ait privés. + +Ce furent souvent les évêques eux-mêmes qui favorisèrent le recours à +Rome, en y renvoyant les absolutions et les dispenses plus +considérables, soit qu'il leur fût plus difficile qu'au saint siége de +résister aux hommes puissans qui les sollicitaient, soit qu'ils +craignissent que la discipline ne fût énervée et la loi même abrogée par +la multitude des dispenses, soit qu'ils regardassent le recours au Pape +comme le seul moyen d'établir ou de conserver une sorte d'uniformité +dans cette partie de la discipline de l'église; soit enfin qu'ayant, de +jour à autre, plus de communication avec les papes, ils ne pussent +s'empêcher d'honorer la prééminence du siége apostolique par cette +réserve des affaires les plus importantes. On peut voir, siècle par +siècle, la progression de ces changemens et de leurs causes dans +l'auteur, déjà cité, de l'_Ancienne et Nouvelle Discipline de +l'Église_[27]. + +Ce serait vouloir démentir l'histoire que de ne pas avouer qu'une partie +de ces changemens est due aux fausses idées de quelques ultramontains +sur la nature et sur les droits de l'épiscopat. Ils ont dit que des +évêques particuliers n'avaient pas l'autorité de dispenser des lois de +l'église universelle; et ce langage serait juste, s'il signifiait +seulement que des évêques particuliers ne peuvent pas abolir, même dans +leur diocèse, une loi reçue dans toute l'église, ou que leur territoire +étant circonscrit pour l'exercice ordinaire de la juridiction, la leur +ne s'étend pas, comme celle du Pape, dans l'église universelle. Mais ce +langage, pris dans sa généralité, est évidemment faux, puisque les +évêques ont toujours accordé, quand le plus grand bien de la religion et +des fidèles le voulait ainsi, les dispenses de plusieurs lois ou canons +de l'église universelle, du jeûne, de l'abstinence, de certains voeux, de +certains empêchemens de mariage. + +Les mêmes ultramontains n'ont pas craint d'ajouter que les évêques +institués par J. C., successeurs des apôtres, revêtus de la plénitude du +sacerdoce, n'étaient que de simples délégués ou vicaires du pape, et +qu'ainsi l'exercice de leurs pouvoirs était absolument subordonné à la +volonté du pape. Il suffit d'avoir exposé, et il n'est pas besoin de +réfuter de tels principes, que le saint siége lui-même n'a jamais +avoués, et qu'on ne peut établir qu'à l'aide de contradictions évidentes +ou de paradoxes insoutenables. + +Le pouvoir radical des évêques pour la concession des dispenses est donc +à l'abri de toute attaque, et la possession exclusive, plus ou moins +longue, plus ou moins générale du saint siége, ne repose sur aucune loi +positive, sur aucun canon de l'église qui en ait dépouillé les évêques +particuliers. + +C'est dans un concile provincial de Tours, tenu en 1583, que se trouve +le premier réglement ecclésiastique à ce sujet. Il interdit aux évêques +de la métropole de Tours les dispenses de consanguinité et d'affinité, +même au quatrième degré, et le concile provincial de Toulouse, tenu sept +ans après, semble aussi supposer que le droit de les accorder appartient +privativement au pape. + +Mais ces deux conciles particuliers sont les seuls qui renferment de +semblables dispositions. Les autres conciles provinciaux tenus en +France, depuis le milieu du seizième et pendant le cours du dix-septième +siècle, à Aix, à Bourges, à Bordeaux, à Cambrai, à Narbonne, à Reims; +l'assemblée de Melun, qui s'est occupée, comme eux, des empêchemens de +mariage et des dispenses dont ils étaient susceptibles, se sont bien +gardés de toucher au droit imprescriptible des évoques, pour augmenter, +en limitant son exercice, les prérogatives du saint siége. + +Il y a plus: quoique l'interdiction faite aux évêques de la province de +Tours, par le réglement de 1583, soit bien précise et sans exception, il +est de fait que plusieurs évêques de cette métropole, notamment ceux de +Nantes, de Rennes, d'Angers et du Mans, accordent les dispenses de +mariage dans plusieurs degrés que le réglement du concile leur interdit +expressément; ce qui prouve le peu d'autorité qu'il conserve, sous ce +rapport, même dans la province où il a été porté. + +Quoi qu'il en soit de ces réglemens, qui n'ont par eux-mêmes qu'une +autorité très circonscrite, on peut leur appliquer, ainsi qu'à l'espèce +de prescription sur laquelle est fondée, dans nos diocèses, la réserve +de certaines dispenses ou absolutions, ce que disait Yves de Chartres +dans une affaire bien autrement importante pour l'église: «Des usages, +ou des règles qui ne sont pas fondés sur la loi éternelle, et auxquels +l'honneur et l'avantage de l'église ont donné naissance, peuvent être +abandonnés, pour un temps, par des motifs aussi saints que ceux qui les +firent établir; et alors cet abandon n'est pas une prévarication +dangereuse contre la règle, mais bien plutôt une dispensation louable et +salutaire.» _Cum ea quæ æternâ lege sancita non sunt, sed pro honestate +et utilitate ecclesiæ instituta vel prohibita, pro eâdem occasione ad +tempus remittuntur pro quâ inventa sunt, non est institutionum damnosa +prævaricatio, sed laudabilis et saluberrima dispensatio_[28]. + +Cela est surtout vrai quand il s'agit du renoncement passager à une +réserve qui n'est fondée sur aucune loi divine ou même ecclésiastique, +et du retour temporaire à l'exercice d'un droit inaliénable de sa +nature, tel que celui qui est inhérent au caractère épiscopal, +d'accorder les dispenses que l'usage réservait au saint siége; et +lorsque de puissans motifs d'utilité publique, du bien de la religion et +des besoins spirituels des fidèles, déterminent les évêques à reprendre, +pour un temps, l'exercice du droit suspendu par la réserve, alors, loin +de pouvoir être accusés _d'une prévarication dangereuse contre la +règle_, leur conduite à cet égard est, selon Yves de Chartres, _une +dispensation louable et salutaire_, que leur prescrivent le bon +gouvernement et les besoins de leurs diocèses. + +Depuis long-temps, l'église gallicane a su mettre ces maximes en +pratique. Au quinzième siècle, un schisme déplorable affligeait +l'église, et la difficulté de reconnaître quel était le pape légitime +équivalait à une sorte d'impossibilité de recourir à lui, afin d'en +obtenir les absolutions ou dispenses dont les fidèles pouvaient avoir +besoin. Alors fut convoquée l'assemblée du clergé, qu'on regardait _en +ces rencontres_, dit le savant et religieux P. Berthier, _comme le +souverain tribunal ecclésiastique de la nation_. Les évêques réunis en +1408, avec les députés des chapitres et des universités, dans la +Sainte-Chapelle de Paris, firent, au mois d'octobre, le fameux réglement +connu sous le titre d'_Advisamenta Ecclesiæ gallicanæ_. Le second +article règle que les absolutions communément réservées au pape, les +dispenses de mariage et d'irrégularités, seront données, si cela se +peut, par le pénitencier de l'église romaine, sinon _par l'ordinaire_, +ou, en certains cas, par le concile de la province[29]. + +Une résolution semblable fut prise par le concile de l'église gallicane, +assemblée en 1510 à Tours, sous Louis XII. On y statua (art. IV) que les +prélats et sujets du roi se conformeraient à l'ancien droit commun. +_Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum._ + +Venant à nos temps modernes, nous voyons un Pape aussi savant que zélé +pour le maintien de la discipline de l'église, regarder la difficulté de +recourir au saint siége comme un motif de s'écarter de la sage réserve +qui attribuait au Pape les absolutions et dispenses dont il s'agit. +_Ultrò concedimus episcopis_, dit Benoît XIV, _relaxandi facultatem, +modò facilè adiri non possit prima sedes_. Or, si ce grand Pape +accordait volontiers aux évêques la faculté de dispenser, lorsqu'il +prévoyait qu'il ne serait pas facile de recourir au saint siége, à plus +forte raison croyait-il que, si des circonstances impérieuses ne +permettent pas d'y recourir, les évêques doivent user provisoirement de +la faculté de dispenser, dont l'usage ne peut jamais rester suspendu +dans l'église. La raison en est, comme le dit fort bien l'auteur du +_Traité des Dispenses_, que la réserve «doit cesser quand le vrai bien +des fidèles l'exige; et il n'y aurait ni prudence ni sagesse à vouloir +qu'elle subsistât dans des occasions où elle ne pourrait subsister sans +être préjudiciable à ceux pour l'avantage desquels on peut assurer +qu'elle a été et qu'elle a dû être établie[30].» + +_La réserve des dispenses est odieuse_, dit encore le même théologien, +_parce qu'elle déroge au droit des évêques_; et dans son _Traité du +Mariage_, il prouve que cette réserve, qui n'a pu s'établir que pour le +bien de l'église, lui deviendrait souvent préjudiciable, si elle ne +cessait pas lorsqu'il est impossible ou même simplement incommode de +recourir au siége apostolique: _Eo quòd ad apostolicam sedem, vel +nullatenùs, vel opportunè recurri non possit_[31]. + +À ces autorités il serait facile de joindre celles de M. d'Argentré, +évêque de Tulle, dans son _Explication des Sept Sacremens_; de Pontas; +du docteur Bailly, auteur d'une _Théologie dogmatique et morale à +l'usage des séminaires_; des Conférences de Paris et d'Angers. Le +docteur Ducasse lui-même, qui a plaidé avec tant de zèle en faveur du +droit exclusif qu'il attribue au Pape d'accorder les dispenses de +mariage, avoue que la réserve cesse en certains cas, notamment dans +celui de la difficulté du recours, parce que, dit-il, «la réservation +qui est faite au Pape et la puissance que Jésus-Christ lui a donnée, est +pour édifier et non pour détruire[32].» + +En un mot, tous les théologiens et canonistes qui jouissent de quelque +estime en-deçà comme au-delà des monts, s'accordent à penser que, si le +recours au saint siége devient impossible, dangereux ou même simplement +difficile, la réserve est suspendue pour tout le temps que durent +l'impossibilité, la difficulté ou le danger de ce recours. + +Ainsi nous répondrons à la première question que Sa Majesté nous a fait +l'honneur de nous proposer, en disant: Lorsque des circonstances +malheureuses interrompent, pour un temps, la communication entre le Pape +et les sujets de l'empereur, _c'est aux évêques diocésains que les +fidèles doivent s'adresser, afin d'obtenir les dispenses qu'accordait le +saint siége_. + +Mais cette réponse qu'il a fallu généraliser, parce que la question nous +était proposée en termes généraux, a besoin elle-même d'une explication +dont nous avons indiqué le principe, en distinguant deux sortes de +dispenses: les unes relatives à l'administration générale de l'église et +à sa discipline intérieure, les autres qui ont pour objet les besoins +journaliers des fidèles. C'est uniquement à ces dernières que doit se +rapporter la réponse que nous venons de faire à Sa Majesté; car il y +aurait trop d'inconvénient à laisser à la volonté particulière de chaque +évêque l'exercice du droit de disposer des lois que l'église a portées +pour le bon ordre et l'uniformité de son gouvernement. + +SECONDE QUESTION. + +La seconde question que Sa Majesté nous fait l'honneur de nous proposer +est celle-ci: + +«Quand le Pape refuse persévéramment d'accorder des bulles aux évêques +nommés par l'empereur pour remplir les sièges vacans, quel est le moyen +légitime de leur donner l'institution canonique?» + +Pour répondre à cette importante question, nous croyons devoir rappeler +celle qui nous fut proposée l'année dernière en ces termes: + +«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, d'un +autre côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est +de regarder le concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que +convient-il de faire pour le bien de la religion?» + +Après une exposition succincte de la doctrine catholique, concernant la +juridiction de l'église, nous terminions notre réponse en observant que +le conseil n'avait pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures +propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des +évêques; que son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un très petit +nombre de prélats, sans pouvoir, sans caractère pour représenter +l'église de France. En conséquence, disions-nous, nous pensons que, dans +une circonstance aussi délicate, où il est essentiel de ne point +s'écarter des principes consacrés par la religion, de ne pas alarmer les +consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus +conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé +de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et +indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens de refus des +bulles pontificales. + +En 1688, à l'occasion d'un refus semblable, fait par le pape Innocent XI +aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1681, le parlement de Paris, sur +les conclusions du procureur-général Talon, rendit un arrêt portant que +le roi serait supplié de convoquer les conciles provinciaux et même un +concile national. Cet arrêt, dit d'Héricourt, est conforme à ce qui +s'est pratiqué en France en des occasions pareilles. Les exemples en +sont rapportés dans les _Preuves des libertés de l'Église gallicane_. + +Sa Majesté jugea et nous fit dire que cette réponse ne satisfaisait pas +entièrement à la question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le +concile national avait en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer +au défaut des bulles apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à +une autorité supérieure à la sienne. + +Sans vouloir prévenir ni préjuger la décision du concile appelé à +prononcer sur une matière d'un aussi grand intérêt, le conseil indique +la marche qu'il pourrait suivre, et conclut son opinion par ces +réflexions que nous allons transcrire, parce qu'elles renferment le +principe de la réponse à la question qui nous est proposée aujourd'hui. + +«Jusqu'à présent, nous avons raisonné d'après les lois de la discipline +ecclésiastique, et dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais +permis de s'en écarter. Mais un point de discipline, établi pour le +gouvernement et la conservation des églises particulières, cesse +d'obliger lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer +une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église +universelle paraît abandonner l'église de France à elle-même, en +refusant de concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques, +cette église si ancienne, et qui occupe une place si considérable dans +la catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et +de se perpétuer. Elle est autorisée à recourir à l'ancien droit, +lorsque, sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit +nouveau est devenu impraticable à son égard. + +«En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son attachement +inviolable au saint siége et à la personne du souverain pontife, après +avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement en vigueur, le +concile pourrait déclarer qu'attendu l'extrême difficulté, ou +l'impossibilité de recourir à un concile oecuménique, vu le danger +imminent dont l'église de France est menacée, l'institution donnée +_concilièrement_ par le métropolitain, à l'égard de ses suffragans, et +par le plus ancien évêque de la province à l'égard du métropolitain, +tiendra lieu des bulles pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses +successeurs consentent à l'exécution du concordat. + +«Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique +serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la +nécessité que notre saint père le Pape lui-même a reconnue, à laquelle +il s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France, +il s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant, +par un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de +France, pour en créer de nouvelles.» + +Telle est l'opinion que nous avions l'honneur d'exposer à Sa Majesté au +mois de janvier 1810. + +Depuis ce temps, le Pape a continué de refuser des bulles, sans alléguer +aucune raison canonique de son refus; il ne s'est point rendu aux +instances et respectueuses prières que lui ont adressées, au nom de +toute l'église de France, les évêques qui se rencontraient à Paris, il y +a près d'un an. Le nombre des diocèses qui n'ont point de premier +pasteur augmente chaque année d'une manière effrayante, et bientôt +l'épiscopat s'éteindrait en France, si l'on ne trouvait pas quelque +moyen canonique de remédier à l'inexécution du concordat, et au refus +persévérant des bulles apostoliques. + +Louis XIV éprouva la même difficulté de la part des papes Innocent XI et +Alexandre VIII. Tant que dura la mésintelligence entre les deux cours, +c'est-à-dire depuis 1681 jusqu'en 1693, les évêques nommés par le roi +gouvernèrent leurs diocèses en vertu des pouvoirs qu'ils recevaient du +chapitre de l'église vacante. Nous en avons la preuve pour quelques uns, +et notamment pour le célèbre Fléchier, nommé successivement à Lavaur et +à Nîmes, et nous sommes fondés à présumer qu'il en a été de même des +autres, sur lesquels il ne nous reste pas de renseignemens positifs. + +Cette mesure, conseillée, à ce que l'on croit, par l'oracle de l'église +gallicane, par l'immortel Bossuet, et parfaitement conforme aux +principes de la hiérarchie, supposait les droits assurés au Pape par le +concordat, et tendait même à les conserver; et quoique les droits de la +nomination royale parussent compromis par cette espèce d'accommodement, +Louis XIV voulut bien y condescendre. Les papes Innocent XI et Alexandre +VIII ne s'y opposèrent pas, et Innocent XII l'approuva tacitement, en +accordant les bulles aux évêques nommés, sans leur faire un crime de la +part qu'ils avaient eue dans l'administration de leurs diocèses. + +C'est un principe reconnu dans toute l'église, et consacré par le +concile de Trente (session 24, chap. 16), qu'à l'instant même de la mort +d'un évêque, la juridiction épiscopale passe de plein droit au chapitre +cathédral; et dans l'église de France, c'est un usage immémorial que les +chapitres confèrent les pouvoirs dont ils sont dépositaires, pendant la +vacance du siége, à l'ecclésiastique nommé par le souverain à l'évêché +vacant. S'il existe pour l'Italie, ou pour quelques autres pays, une +loi, ou un usage contraire, cette loi, cet usage ne sont d'aucune +autorité dans l'église de France, qui est toujours maintenue dans la +possession de se gouverner selon son ancienne discipline. + +C'est pour l'église de France, dans les circonstances actuelles, une +précieuse ressource que le pouvoir donné aux évêques nommés d'exercer +canoniquement, dans leurs diocèses, la juridiction épiscopale. Pourquoi +faut-il que le Pape ait tenté de les dépouiller d'un droit si légitime, +et qui ne peut tourner qu'à l'avantage des fidèles? + +Dans ses brefs aux chapitres de Florence, de Paris et d'Asti, le Pape +déclare, en principe général, que les chapitres des églises vacantes ne +peuvent déléguer leurs pouvoirs aux évêques nommés par l'empereur, et il +défend à ceux-ci d'accepter les pouvoirs qui leur seraient offerts; et +de s'immiscer dans le gouvernement de leur église. + +Nous savons bien que les brefs, qui ne sont reçus nulle part, ne +prévaudront jamais contre notre antique discipline. Nous n'y voyons +qu'une triste preuve des préventions inspirées au Pape par des hommes +peu instruits de nos usages, et de la situation de l'église de France. +Ce vertueux pontife, qui a donné à cette église des preuves si marquées +de son affection paternelle, se serait empressé d'accueillir toutes les +mesures de conciliation, s'il n'eût pas été trompé par des rapports +infidèles. + +C'est dans cet état de choses qu'après nous avoir déclaré _qu'elle ne +veut plus faire dépendre l'existence de l'épiscopat en France, de +l'institution canonique du Pape, qui serait ainsi le maître de +l'épiscopat_, Sa Majesté nous demande quelles sont les mesures à prendre +_pour que les évêques aient le caractère requis pour exercer leur +juridiction épiscopale. Sa Majesté s'en rapporte à nous pour lui faire +connaître ce qui convient le mieux_. + +Nous nous montrerons dignes de la confiance dont Sa Majesté nous honore, +par une exposition franche et loyale des vues que nous suggéreront notre +dévoûment à sa personne et notre zèle pour la religion. Ces deux +sentimens se prêtent une force mutuelle: évêques et Français, nous ne +séparerons jamais les intérêts de l'église de ceux de l'État. + +En déclarant que désormais l'existence de l'épiscopat en France ne +dépendra plus de l'institution canonique du Pape, Sa Majesté abroge le +concordat passé entre Léon X et François Ier, et renouvelé entre Sa +Majesté et notre saint père le Pape. + +Ce concordat, en effet, donne au Pape un avantage trop marqué sur nos +monarques. Par une des clauses du concordat, le prince perd le droit de +nommer, si, dans un temps fixé, il ne présente pas au Pape un sujet +capable. Pour qu'il y eût égalité de droits entre les augustes parties +contractantes, il eût fallu que, de son côté, le Pape se fût obligé de +donner l'institution ou de produire un motif canonique de refus dans un +temps déterminé, faute de quoi le droit d'instituer serait dévolu, par +ce seul fait, au concile de la province où serait situé l'évêché vacant. + +Au moyen de cette clause ajoutée au concordat, il ne serait plus au +pouvoir des Papes de prolonger à leur gré la vacance des siéges. _Les +Papes ne seraient plus les maîtres de l'épiscopat._ Nous conserverions +tous les avantages du concordat, sans inconvéniens et sans danger. + +Et puisque Sa Majesté nous permet de lui exposer ce qui nous paraît +convenir le mieux pour assurer, dans tous les temps, le plein exercice +de la juridiction épiscopale, nous oserons lui dire que, de toutes les +mesures possibles, le concordat ainsi modifié est la plus simple, la +plus conforme aux principes, la plus propre à rallier tous les esprits +et à rassurer les consciences timorées. + +Le changement que nous proposons dans le concordat est trop essentiel +pour ne pas demander le consentement des deux parties contractantes. +L'empereur est en droit de l'exiger, pour que ses nominations ne soient +plus éludées par des refus, ou par des délais arbitraires. Le Pape doit +y consentir, pour donner à l'empereur une garantie contre des abus qui +se sont reproduits si souvent. Nous présumons de la justice et de la +sagesse du saint père qu'il ne se refusera pas à une proposition si +raisonnable; mais s'il n'y accédait pas, son refus justifierait, aux +yeux de toute l'église, l'entière abolition du concordat, et le recours +à un autre moyen de conférer l'institution canonique. + +Nous ne devons pas le dissimuler à Sa Majesté, dans une affaire de cette +nature, où le succès dépend uniquement de la persuasion, il s'agit moins +de savoir ce que permet la rigueur des principes, que de consulter et de +ménager l'opinion publique. Quelque juste que fût, d'après la conduite +du Pape, l'entière abolition du concordat, quelque légitime que pût être +le rétablissement de la sanction pragmatique, ou tout autre moyen +d'institution canonique, nous ne croyons pas qu'on doive les proposer +sans y avoir préparé les esprits, sans avoir convaincu les fidèles qu'il +ne reste pas d'autre ressource pour donner des évêques à l'église de +France, et que ce n'est qu'après avoir épuisé tous les moyens de +conciliation, que l'on se permet un changement si important dans la +discipline de l'église. + +Une autre considération n'échappera pas à la sagesse de Sa Majesté. On +n'a pas oublié les troubles excités dans toute la France à l'occasion de +la constitution civile du clergé; l'empereur, qui seul a pu les apaiser, +ne voudra pas que de nouvelles dissensions, qu'un nouveau schisme +viennent les ressusciter. Il ne faut donc pas que les fidèles tiennent +pour suspecte la mission des évêques institués selon les formes +nouvelles; il ne faut pas que la malveillance puisse emprunter de la +religion mal entendue un prétexte pour former un parti dans l'État. + +Sous un gouvernement aussi ferme que celui de Sa Majesté, nous ne +craignons pas pour la chose publique. On ne verra pas renaître les +séditions et la guerre civile; mais tout le monde sait que les divisions +religieuses sont la source d'une infinité de maux particuliers, et +n'eussent-elles d'autre effet que de relâcher le ressort de la religion +et d'affaiblir son heureuse influence sur les moeurs publiques, il n'est +rien que l'on ne doive tenter pour les prévenir. + +Nous n'ignorons pas qu'il serait injuste et déraisonnable de confondre +le rétablissement de la sanction pragmatique, ou toute autre mesure +adoptée d'après l'avis et sous l'autorité de l'église de France, avec la +constitution du clergé, décrétée par une autorité purement séculière, +malgré les justes réclamations du souverain pontife et de tous les +évêques de France; mais nous savons aussi que le peuple ne saisirait pas +cette différence, qui tient à des notions trop au-dessus de sa portée, +et qu'il ne verrait dans les nouvelles mesures substituées au concordat +que l'absence de l'intervention du Pape, qu'il est accoutumé à regarder +comme nécessaire. + +En vain nous flatterions-nous de l'éclairer par nos instructions. Loin +de le ramener, nous nous exposerions à perdre sa confiance: il nous +croirait en opposition avec le chef de l'église, et hors de sa +communion; il se partagerait entre le Pape et nous, et la plupart des +fidèles ne connaissant pas les limites précises de la juridiction +pontificale, les uns refuseraient au Pape l'autorité qui lui appartient +de droit divin dans le gouvernement de l'église universelle, les autres +abandonneraient des évêques qu'ils croiraient séparés du centre de +l'unité catholique. Le schisme renaîtrait avec tous ses désordres; et +quel remède pourrait-on y apporter, tant qu'il existerait une division +entre le Pape et les évêques? + +Et qu'on ne croie pas que nous cédons à de vaines terreurs. Nous +connaissons les sentimens et les dispositions des peuples confiés à +notre sollicitude. Nous nous rappelons les difficultés que nous avons +éprouvées au commencement de notre épiscopat, et les ménagemens qu'il +nous a fallu employer pour les concilier avec des changemens amenés par +les circonstances, mais contre lesquels d'anciennes habitudes les +avaient prévenus. Nous savons que nous n'avons obtenu leur confiance et +celle de leurs pasteurs immédiats, qu'en nous présentant à eux au nom du +saint siége. Nous savons encore, et il est de notre devoir de le dire à +Sa Majesté, qu'au premier bruit de la mésintelligence qui a éclaté entre +les deux puissances, l'inquiétude s'est répandue dans les esprits, les +consciences ont été alarmées, et que, malgré tous nos efforts pour les +rassurer, les peuples craignent de se voir replongés dans l'anarchie +religieuse dont la sagesse de Sa Majesté avait su les tirer. + +Dans plusieurs diocèses, il s'est formé une secte de prétendus +_catholiques purs_ qui exercent un culte clandestin, auquel président +des prêtres qui, se dérobant à la surveillance des évêques, ne donnent +au gouvernement aucune garantie de leurs principes et de la morale +qu'ils enseignent. Nous sommes instruits que cette secte, qui commençait +à se dissiper, a pris une nouvelle force des circonstances actuelles, et +sans doute elle s'accroîtra d'une multitude d'hommes simples et +ignorans, à qui il ne sera pas difficile de persuader qu'un changement +aussi important dans la discipline de l'église annonce le projet de +détruire la religion de leurs pères. + +Une autre classe d'hommes encore plus dangereux, et surtout dans les +campagnes, ce sont les restes d'une faction trop connue par ses excès. +Toujours prêts à saisir toutes les occasions de semer le mécontentement +et de troubler l'ordre public, ils affectent souvent auprès du peuple un +zèle ardent pour la religion. Au plus léger changement introduit dans le +culte, ils s'écrient que tout est perdu; ils se plaisent à alarmer la +piété des bons villageois, pour les prévenir et les indisposer contre le +gouvernement. C'est de la part de ces hommes sans religion, et par une +suite de leurs perfides insinuations, que nous avons éprouvé les plus +fortes oppositions à la suppression de quelques fêtes. Et qui peut +prévoir l'effet des nouvelles manoeuvres, que mettent en jeu ces ennemis +éternels de l'ordre et de la tranquillité publique, s'ils trouvent les +esprits préparés à recevoir les impressions de la malveillance? + +Quelles conséquences prétendrons-nous tirer de ces réflexions? +Dirons-nous qu'il faut laisser les choses dans l'état où elles sont, et +attendre qu'il plaise au souverain pontife d'accorder des bulles aux +évêques nommés par l'empereur? + +Non, le besoin de l'église de France et la dignité de l'empereur ne le +permettent pas. + +La juridiction déléguée par les chapitres cathédraux aux évêques nommés +ne peut être regardée que comme un expédient passager. Outre le +gouvernement des églises, l'épiscopat a des fonctions qui lui sont +essentiellement réservées, et que les fidèles sont en droit de réclamer. +Des évêques réduits à la qualité de simples administrateurs capitulaires +ne pourraient remplir qu'une partie des devoirs de l'épiscopat, il faut +que les pouvoirs de l'ordre soient unis aux pouvoirs de la juridiction; +il faut que chaque diocèse trouve dans son sein la plénitude du +ministère épiscopal. + +Nous nous sommes permis d'exprimer le désir que l'on déclarât à S. S., +ou que le concordat, déjà rompu par son propre fait, serait +authentiquement aboli par l'empereur, ou qu'il ne serait conservé qu'à +la faveur d'une clause propre à rassurer l'empereur et l'église de +France contre ces refus arbitraires qui rendent illusoires les droits +que le concordat assure à nos souverains. Si l'empereur daignait +accepter ce tempérament; si, de son côté, le Pape, en reconnaissait la +justice et les inestimables avantages, les bulles attendues depuis si +long-temps seraient expédiées sur-le-champ; l'ordre et la paix se +rétabliraient dans l'église de France sans secousse et sans déchiremens, +l'on aurait obtenu tout ce que l'on a demandé, et nous n'aurions plus à +craindre pour l'avenir le retour de semblables difficultés. + +Mais si l'empereur ne jugeait pas convenable de se prêter à cette +proposition, si le Pape refusait d'y acquiescer, le concordat devenant +inexécutable tant que les choses demeureraient en cet état, par quel +moyen faudrait-il le remplacer? + +À cette question, l'esprit se reporte naturellement aux temps qui ont +précédé les concordats, et la réponse qui se présente d'abord, c'est +qu'il faudrait rétablir, pour ce qui concerne l'institution des évêques, +les réglemens de la sanction pragmatique, rédigés dans l'assemblée de +Bourges, en 1438, d'après les décrets du concile de Bâle. + +Cependant la pragmatique ayant été abolie solennellement par la +publication du concordat, on ne peut la faire revivre, à moins que +l'autorité ecclésiastique n'intervienne dans son rétablissement. Car, +ainsi que nous le disions l'année dernière, «au milieu de toutes les +variations introduites dans la discipline de l'église, relativement à +l'institution des évêques, le principe de la nécessité d'une institution +ecclésiastique est demeuré invariable; ces divers changemens se sont +toujours faits du consentement exprès ou tacite de l'église, et c'est +par son autorité que les élections ont pris successivement différentes +formes, que le droit de confirmer les évêques élus a passé des conciles +provinciaux et des métropolitains aux souverains pontifes, et que les +élections capitulaires ont été remplacées par la nomination du chef de +l'État; et si jamais il devenait nécessaire d'adopter un autre mode +d'institution, il faudrait commencer par le faire approuver par +l'église. + +«Nous disons plus: cette approbation de l'église serait indispensable, +quand même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans +les siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en +reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se +gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des +lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre +puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens +qu'elle aurait abolis.» + +C'est dans le concile oecuménique que réside l'autorité suprême de +l'église, et, au défaut du concile, c'est au souverain pontife qu'il +appartient régulièrement de statuer sur ce que le droit appelle les +causes majeures. Mais lorsqu'il s'agit de la discipline d'une grande +église, lors, surtout, qu'il est question de pourvoir à sa conservation, +si de malheureuses circonstances ne lui permettent pas de se fortifier +de l'autorité du chef de l'église, nous pensons qu'on ne peut lui +contester le droit et le pouvoir d'abroger, ou du moins de suspendre, +pour un temps et provisoirement, des réglemens qu'il est devenu +impossible d'observer, et d'y en substituer d'autres convenables à ses +besoins. + +L'église de France ne peut se passer du ministère des évêques. Si le +Pape refuse, sans motifs canoniques, de concourir à leur institution, +quel autre moyen reste-t-il, sinon de recourir à l'ancien droit, selon +lequel les bulles n'étaient pas nécessaires? + +C'est par une espèce de réserve, introduite insensiblement dans le moyen +âge, et érigée en loi pour la France par le concordat, que les papes +jouissent du droit de confirmer les évêques. Cette réserve, ainsi que +celle des dispenses, est certainement de droit positif. Or il est +certain qu'une réserve de droit positif cesse, lorsqu'on est dans +l'impossibilité de s'adresser à celui en faveur de qui elle a été faite, +et, à plus forte raison, si cette impossibilité vient de son propre +fait. + +Les règles de la discipline ecclésiastique ne sont établies que pour le +bien de l'église. Il est dit dans le concordat de Léon X et de François +Ier qu'il a pour but l'utilité commune et publique de la France: _Pro +communi et publica regni tui utilitate_. (Chap. 2.) Or, s'il n'y avait +aucun moyen d'instituer les évêques lorsque le Pape refuse des bulles +sans motifs canoniques, ce traité, conclu pour l'avantage de la France, +lui deviendrait extrêmement préjudiciable. + +Toutes les fois que nous avons eu à nous plaindre de la conduite ou des +entreprises des papes, nous avons invoqué le retour à l'ancien droit; et +ce ne sont pas seulement nos rois et les parlemens qui l'ont réclamé, le +clergé lui-même en a reconnu la nécessité dans certaines circonstances. +Nous en avons deux exemples célèbres, l'un en 1408, l'autre en 1510. + +Charles VI, de l'avis du clergé, des princes, des barons et des +universités du royaume, avait ordonné, en 1407, la soustraction +d'obédience à l'égard de Benoît XIII, celui des prétendans à la papauté +qui avait été reconnu par la France. En 1408, il se tint un concile de +l'église gallicane, à Paris, dans la Sainte-Chapelle du Palais, à +l'effet de délibérer sur la manière dont l'église de France devait se +gouverner pendant la soustraction d'obédience. Les résolutions de cette +assemblée furent publiées sous le titre d'_Advisamenta super modo +regiminis ecclesiæ gallicanæ, durante neutralitate_, etc. + +En parlant de la manière de pourvoir aux bénéfices, l'assemblée ordonne +que les élections et les postulations se fassent conformément au droit, +_ut jura volunt_; que les évêques soient confirmés et ordonnés par le +métropolitain, le métropolitain par le primat, ou même par les évêques +de la province, s'il n'y a point de primat reconnu. + +Louis XII, en 1510, convoqua à Tours tous les évêques de son royaume, et +leur proposa diverses questions relatives au différend qui s'était élevé +entre lui et le pape Jules II. À la troisième question, le concile avait +répondu que, dans le cas d'une haine notoire et d'une agression injuste +de la part du pape contre la France, le roi pouvait se soustraire à son +obéissance, non pas cependant en tout et indistinctement, _non tamen in +totum et indistinctè_, mais autant que le demandaient la conservation et +la défense de ses droits temporels. Cette réponse se rapportait +également à la question suivante: en supposant la soustraction faite +légitimement, que devront faire le roi et ses sujets, les prélats et +tous les ecclésiastiques du royaume, dans les choses pour lesquelles on +avait coutume de recourir au siége apostolique? Arrêté par le concile +qu'il faudra se conformer au droit commun ancien, et à la pragmatique +sanction du royaume, tirée des décrets du saint concile de Bâle: +_Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum, et +pragmaticam sanctionem regni, ex decretis sacro-sancti concilii +basileensis desumptam_. + +À ces deux témoignages si exprès de l'église gallicane, nous pouvons +ajouter celui des évêques députés à l'assemblée nationale, consigné dans +l'_Exposition des principes sur la constitution civile du clergé_. + +Après avoir établi, comme une maxime indubitable, que, dans la situation +où se trouvait alors l'église de France, il fallait sacrifier à la +nécessité des circonstances tout ce que l'on pourrait abandonner sans +altérer le dépôt inviolable de la foi, ils laissent entrevoir, comme un +moyen de conciliation, la possibilité du retour à l'ancien droit sur +l'institution des évêques. Citons les paroles mêmes de l'_Exposition_. + +«Il est, sans doute, conforme à l'antique discipline de l'église +gallicane, d'attribuer aux métropolitains et aux plus anciens évêques +des métropoles l'institution des évêques. + +«Mais il ne faut pas oublier que les métropolitains mêmes empruntaient +leurs pouvoirs des conciles provinciaux. + +«C'étaient les évêques de chaque métropole, qui s'assemblaient pour la +confirmation et la consécration des évêques de la province. + +«C'étaient les conciles provinciaux qui donnaient l'institution +canonique, par la voix des métropolitains ou des plus anciens évêques, +et c'est au défaut des conciles provinciaux que les métropolitains ou +les anciens évêques en ont exercé les droits. + +«Si l'on veut rétablir les principes et les usages de l'église dans +toute leur intégrité, il faut que les conciles provinciaux s'assemblent +pour reprendre le droit de donner l'institution canonique, et il serait +de toute justice qu'ils fussent convoqués et consultés sur des articles +qui concernent une partie essentielle de leurs droits et de leurs +pouvoirs.» + +Les évêques de l'assemblée nationale ne disent point que l'intervention +du Pape soit absolument indispensable pour opérer le retour à l'ancienne +discipline: ils l'eussent certainement demandée, ils l'eussent jugée +nécessaire, si elle eût été possible; mais ils savaient que l'assemblée +nationale n'aurait pas permis d'y recourir, et, dans cette supposition, +et parce qu'ils ne voient aucun autre moyen de conserver en France la +religion catholique, ils indiquent le rétablissement des anciennes +formes par l'autorité de l'église gallicane réunie en conciles +provinciaux. Sur quoi nous observerons que si, dans une matière si +importante, ils proposent seulement des conciles provinciaux, et non un +concile national, ou une assemblée générale du clergé de France, c'est +parce qu'ils présument avec raison que le Pape ne refusera pas +d'approuver les décisions des conciles provinciaux. + +L'_Exposition des principes_ est signée de tous les évêques de France, +et des évêques étrangers qui avaient en France une partie de leurs +diocèses. Le pape Pie VI l'approuva par un bref du 13 avril 1791. + +C'est ainsi que la nécessité, qui est la loi suprême, l'emporte sur +toutes les lois positives, quand, pour de grands maux, comme dit saint +Augustin, «il faut chercher de grands remèdes, quand il faut arracher +tout un peuple à la mort.» C'est ainsi que saint Cyprien justifie le +pape saint Corneille; on l'accusait de faiblesse: «il a cédé, disait +saint Cyprien, à la nécessité, à cette nécessité des temps, à cette +force des circonstances que Dieu permet, et que l'homme ne commande +pas.» + +D'après les raisons et les autorités que nous venons d'alléguer, nous ne +craignons pas de dire que, dans l'extrême nécessité où se trouve +l'église de France, sans qu'il y ait faute de sa part, elle peut avec le +concours du souverain, son protecteur-né, pourvoir par elle-même à sa +propre conservation. Pour assurer la perpétuité de l'épiscopat, elle +peut, ou invoquer le rétablissement de la pragmatique de Bourges, ou +adopter tout autre forme d'institution qui ne soit contraire ni aux +canons, ni à l'autorité divine et imprescriptible du saint siége +apostolique: _Salvâ etiam_, comme s'exprimait le concile de 1408, que +nous avons déjà cité, _debitâ sanctæ sedi apostolicæ everentiâ et domino +Papæ_. + +Mais dans une affaire d'une si haute importance, où tous les fidèles ont +le plus grand intérêt, où il faut bannir de l'esprit des peuples toute +anxiété, toute inquiétude de conscience, et ne laisser à des hommes +malintentionnés aucun prétexte pour exciter des troubles, le voeu de +l'église de France ne peut se manifester d'une manière trop imposante. + +Le suffrage d'un petit nombre d'évêques serait compté pour rien. Il faut +une délibération faite en commun, une décision solennelle rendue dans la +forme conciliaire. C'est ainsi que les grandes affaires se sont toujours +traitées dans l'église. + +Il n'est qu'une voie par laquelle l'église de France puisse manifester +son voeu, et lui imprimer le caractère de l'autorité, c'est la réunion +des suffrages du corps épiscopal, soit dans un concile national, auquel +tous les évêques seraient appelés, soit dans une assemblée du clergé, +composée d'un certain nombre d'évêques pour chaque métropole, nommés par +leurs provinciaux et chargés de leurs procurations. + +Sa Majesté pèsera dans sa sagesse les avantages et les inconvéniens de +l'une et de l'autre forme de réunion. + +Les résolutions prises dans le concile ou dans l'assemblée, à la +pluralité des voix, seraient soumises, conformément à nos anciens +usages, à l'approbation de Sa Majesté. + +Les voeux de l'église de France seraient comblés, si elle pouvait obtenir +l'assentiment de notre saint père le Pape. On se fera du moins un devoir +de le solliciter dans la forme la plus respectueuse, et s'il est refusé, +on protestera que c'est avec la plus vive douleur que l'église de France +voit se rompre un des liens qui l'attachent au saint siége; qu'elle ne +se départira jamais de l'obéissance et de la soumission que lui doivent +toutes les églises particulières; qu'elle désire ardemment que des +circonstances plus heureuses lui permettent de revenir à cette forme +d'institution qui multiplie ses rapports avec le chef de l'église, et +dont elle ne s'écarte en ce moment que parce qu'elle y est forcée par la +nécessité de pourvoir à sa propre conservation. + +Tel est le voeu que nous avons l'honneur de déposer aux pieds de Sa +Majesté. Nous osons nous flatter qu'elle y reconnaîtra le langage et les +sentimens qu'elle a droit d'attendre des ministres d'une religion qui +place au premier rang de ses préceptes l'amour de l'ordre, le respect +pour les lois, et la fidélité au souverain. + +Nous croyons aussi que Sa Majesté trouvera dans nos principes, et dans +la mesure que nous prenons la liberté de lui proposer, une garantie +suffisante contre toute entreprise de la part des Papes, au préjudice +des droits de la souveraineté. + +Déjà l'empressement avec lequel tout le clergé de son empire a souscrit +la déclaration de 1682, a convaincu Sa Majesté que les prétentions +surannées de Grégoire VII, s'il était possible qu'on osât les +reproduire, rencontreraient dans l'église de France une résistance +unanime et insurmontable. Et, quant au refus arbitraire des bulles +d'institution, cet abus n'aura plus lieu désormais, soit que l'on ajoute +au concordat la clause que nous avons indiquée, soit que l'église de +France adopte un autre mode de conférer l'institution canonique à ses +évêques. + +Nous terminerons ce rapport comme les évêques assemblés par Louis XII, +en 1510, ont terminé leur consultation: «Il semble au concile, +disaient-ils, qu'avant tout il faudrait que l'église gallicane envoyât +des députés au pape Jules, pour lui faire entendre les admonitions et +les conseils de la charité fraternelle, et le rappeler à des sentimens +pacifiques.» + +Si l'on croyait devoir cette déférence à Jules II, pontife ambitieux, +implacable ennemi de la France, et armé contre elle, combien plus +est-elle due à Pie VII! La droiture de ses intentions est généralement +reconnue. Il n'a besoin que d'être éclairé sur le véritable état des +choses, et nous sommes persuadés qu'il ne résisterait pas aux +remontrances et aux prières de toute l'église de France, si elles lui +étaient portées par quelques évêques à qui Sa Majesté aurait permis de +se rendre auprès de lui. + +Cette démarche, si conforme d'ailleurs aux maximes et à l'esprit de +l'Évangile, est un devoir pour les évêques, à qui l'on ne pardonnerait +pas de s'expliquer avec tant de liberté sur la conduite de leur chef, +sans avoir tenté tous les moyens de le fléchir et d'éclairer sa +religion. + +Toutes les difficultés s'aplaniraient, si cette députation avait le +succès dont nous osons nous flatter. Mais si, contre toute espérance, ce +dernier effort était inutile, les peuples qui portent un oeil inquiet sur +nos délibérations reconnaîtraient que nous n'avons rien négligé de ce +qu'exige de nous le profond respect dû par des évêques au chef de +l'église universelle. Leur confiance et l'autorité de notre ministère ne +seraient point affaiblies, et ils montreraient moins de répugnance pour +un nouvel ordre de choses, que des circonstances impérieuses, et la +nécessité de pourvoir à leurs besoins spirituels, nous auraient forcés +d'adopter. + +FIN DU CINQUIÈME VOLUME. + + + + +NOTES + +[1: Le maréchal d'Ancre fut tué en 1617, sur le pont-levis du Louvre par +l'Hopital de Vitry, et sa femme fut décapitée et brûlée comme sorcière. +La maison de Luynes fut enrichie de ses dépouilles.] + +[2: Le prince Auguste, fils du prince Ferdinand, frère du grand +Frédéric.] + +[3: Depuis le mariage de l'empereur, l'Autriche avait à Londres un +chargé d'affaires (M. Weissemberg), et elle avait demandé à la France de +pouvoir communiquer avec lui par Calais.] + +[4: L'armée d'Andalousie avait fait un mouvement dans la Vallée de +Guadiana, avait pris Badajoz et Elvas. Elle entrait en Portugal; mais +elle se retira lorsque le maréchal Masséna commença sa retraite.] + +[5: On connaissait l'opinion qu'en avait son prédécesseur. Pie VI aimait +le monde, et ne parlait point volontiers d'affaires après dîner. Un +jour, on annonça un évêque de la banlieue de Rome, qui venait +l'entretenir; il gronda de ce que l'on n'avait pas su lui éviter la +visite de ce prélat, que l'on savait, aussi bien que lui, être un homme +difficultueux et très-opiniâtre: mais comme on ne pouvait pas le +renvoyer, le pape le fit entrer. C'était effectivement une difficulté, +qu'il avait avec la daterie sur quelques portions de son fisc, qui +l'avait amené en réclamation près du S. Père; pour avoir le repos, on +lui accorda ce qu'il demandait, et comme il sortait du salon, le pape +dit aux cardinaux, qui étaient présens: Messieurs, si jamais celui-là +vient à la tête de l'église, on verra de belles choses. Cet évêque +devint précisément le pape Pie VII. Il est même vraisemblable que le +conclave ne le choisit qu'à cause de ce caractère qui convenait aux +difficultés de toute espèce dont l'église allait être entourée.] + +[6: J'ai déjà dit que l'empereur ne l'avait pas ordonné; il se contenta +d'en écrire au roi de Naples, que la tranquillité de l'Italie +intéressait aussi, en prévoyant le cas où l'application de cette mesure +deviendrait urgente. Je ne sais si c'est celui-ci qui a pris de suite la +chose au pire, ou l'agent qui commandait à Rome.] + +[7: Il avait été placé au diocèse de Paris par le respectable M. +Portalis père.] + +[8: Le ministre actuel.] + +[9: M. Franchet, ex-directeur de la police, fut arrêté comme ayant été +un de ces messagers. Il était à cette époque-là employé dans un bureau +d'administration à Lyon, et augmentait ses émolumens du produit de ses +voyages.] + +[10: M. Daunou était membre de l'Institut et chef des archives.] + +[11: Cette inquiétude m'a paru dater de l'époque du mariage: j'ai su en +effet qu'il avait été dit, parmi beaucoup d'autres absurdités, que, si +l'empereur avait épousé une princesse russe au lieu d'une autrichienne, +l'empire d'Autriche aurait fini par être divisé, et qu'ayant épousé une +princesse de cette maison, ce serait vraisemblablement la Russie qui le +serait. De pareils contes ont trouvé à s'accréditer, et la malveillance +s'est attachée à en pénétrer ceux qui pouvaient être le plus intéressés +à approfondir la vérité.] + +[12: Je l'ai vu, au retour de l'île d'Elbe, encore très irrité d'une +lettre écrite par M. de Caulaincourt à l'empereur Alexandre, dans +laquelle ce ministre se disculpait de toute participation à l'affaire du +duc d'Enghien. + +Cette lettre, publiée dans le _Journal des Débats_, m'a paru expliquer +tout ce qui est arrivé, parce qu'elle avait dû mettre notre ambassadeur +à la disposition d'Alexandre.] + +[13: On vendait à Leipsick et même à Mayence du sucre et du café qui +venaient de Riga.] + +[14: Je me rappelle qu'étant en 1808 en Russie, j'eus une discussion +chez l'empereur Alexandre sur divers officiers de notre armée. +L'empereur s'en mêla et répondit, en m'adressant la parole: «Vous avez +raison, parce que votre maître est incomparablement au-dessus de tout ce +qui a commandé des armées; mais après lui nous verrons.»] + +[15: Parce qu'ordinairement on repousse les agens de police de toutes +les maisons où ils se présentent.] + +[16: Depuis l'arrivée en France de l'impératrice Marie-Louise, +l'empereur avait établi ces petits spectacles tous les jeudis, afin +qu'elle pût juger du talent de tous les bons acteurs de la capitale. + +Il y avait peu de personnes invitées à ces représentations, qui étaient +suivies de quelques parties de jeux. + +L'empereur aimait beaucoup la musique, particulièrement le chant +italien; il disait que la musique le reposait, et changeait la situation +de son cerveau. + +La conversation d'un grand artiste l'intéressait; je l'ai vu causer +souvent et long-temps avec le célèbre Paësiello, avec Lesueur, et avec +Lays, premier chanteur de l'Opéra. En s'entretenant de leur art avec +eux, il portait autant d'attention à la conversation que lorsqu'il +causait avec MM. de Laplace, Fontanes, Chaptal, Monges ou Bertholet. + +Il aimait de même à causer avec Talma, qui avait la permission de venir +à son déjeuné; ce célèbre acteur y manquait rarement le lendemain d'un +jour où il avait joué un des grands rôles tragiques dans lesquels il est +resté sans pareil. + +L'empereur aimait passionnément la tragédie, ainsi que tout ce qui parle +à l'âme. + +Il était d'une grande générosité envers les personnes de talens, et +jamais, sous Louis XIV, les artistes ne furent rémunérés avec autant de +magnificence que sous son règne.] + +[17: Cet employé était entré pour la première fois en rapport avec +l'officier russe sous prétexte de prendre des leçons d'écriture, il +donnait effectivement quelques leçons en ville.] + +[18: Je les ai toutes connues.] + +[19: L'empereur avait divisé le commandement par suite de ce qui s'était +passé en Portugal en 1809.] + +[20: Monsieur le maréchal, le roi m'a chargé de vous dire qu'il n'a pas +reçu de vos nouvelles depuis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de +m'écrire le 14 du courant. Depuis lors il a circulé ici des bruits de +toute espèce; mais ce qu'on a pu démêler au milieu de tous ces rapports +contradictoires, c'est que l'armée anglaise est en position sur la +Tormès, et que vous avez réuni la vôtre sur le Duero. Vous sentez, +monsieur le maréchal, que Sa Majesté est fort impatiente de recevoir de +vos nouvelles. On dit ici que l'armée ennemie est forte d'environ 50,000 +hommes, parmi lesquels on ne compte que 18,000 Anglais. Le roi pense +que, si cela est vrai, vous êtes en état de battre cette armée, et le +roi désirerait bien connaître les motifs qui vous ont empêché d'agir. Il +me charge donc de vous inviter à lui écrire par des exprès. + +Le roi me charge en même temps de vous communiquer les nouvelles qu'il a +reçues d'Andalousie. Les dernières lettres de M. le duc de Dalmatie sont +du 16 courant, et la dernière lettre de M. le comte d'Erlon est du 18. À +cette époque, le général Hill, qui est toujours resté sur la Guadiana +avec un corps de 15,000 hommes et 3 à 4,000 Espagnols, s'était avancé +sur la Zafra et même sur Herena. + +Des troupes de l'armée du midi sont en marche pour se réunir au général +Drouet, et ce général doit être en opération depuis le 20 contre le +général Hill. Le roi a réitéré au duc de Dalmatie l'ordre de diriger le +général Drouet sur la vallée du Tage, si lord Wellington appelle à lui +le général Hill; mais comme il serait possible, le cas arrivant, que cet +ordre ne fut pas exécuté assez promptement, Sa Majesté désirerait que +vous profitassiez du moment où lord Wellington n'a pas toutes ses forces +réunies pour le combattre. + +Le roi a aussi demandé des troupes au général Suchet, mais ces troupes +n'arriveront pas. Ainsi tout ce que Sa Majesté a pu faire, c'est +d'envoyer un renfort de troupes dans la province de Ségovie, et +d'ordonner au général Estive, gouverneur de cette province, de secourir +au besoin la garnison d'Avila et de lui envoyer des vivres. + +Le maréchal de l'empire, chef de l'état-major de Sa Majesté Catholique. + + Madrid, le 30 juin 1812. + + _Signé_, JOURDAN. +] + +[21: De Concord., liv. I, ch. II, n° 2.] + +[22: Déf. de la Décl., t. II, p. 407.] + +[23: Ep. Conventûs Eccl. Gall. ad. univers. Eccl. Gall. Præsules, 1682.] + +[24: Ep. S. Bern. ad Lud. Reg. Francorum. CCLV.] + +[25: Anc. et Nouv. Disc. de l'Égl., tom. I, liv. I, ch. VI.] + +[26: Disc. de l'Égl., tom. II, liv. III, ch. XXVII.] + +[27: Tom. II, liv. III, ch. XXVII.] + +[28: Ivo Carnot. Epistola 238.] + +[29: Hist. de l'Égl. gal., tom. XV, p. 266 et suiv.] + +[30: Tr. des Disp., liv. I, ch. II.] + +[31: De Matrim., p. 340.] + +[32: Tr. de la Jurid. eccl., tom. I, ch. X. §4.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir +à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO *** + +***** This file should be named 22385-8.txt or 22385-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/3/8/22385/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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