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+The Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à
+l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon
+ Tome V
+
+Author: Duc de Rovigo
+
+Release Date: August 25, 2007 [EBook #22385]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR
+NAPOLÉON.
+
+TOME CINQUIÈME.
+
+PARIS,
+
+A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
+
+MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
+
+1828.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+Détails sur les exilés.--Madame de Chevreuse.--Menace de la révision du
+procès du maréchal d'Ancre.--Madame de Staël.--Motifs de sa
+disgrâce.--Ruse qu'elle imagine.--Madame Récamier.--Pourquoi elle habite
+la province.--Motifs secrets pour lesquels elle veut aller en
+Suisse.--M. de Duras.--M. de la Salle.--Les gens de lettres.--Tactique
+de M. Fouché.
+
+C'est maintenant le cas de parler des motifs d'exil de mesdames de
+Chevreuse et autres que j'ai nommées.
+
+Madame de Chevreuse avait été portée une des premières sur la liste qui
+fut envoyée de Paris à l'empereur, lorsqu'il était encore à l'armée
+après la bataille d'Austerlitz; elle aurait par conséquent été exilée
+comme toutes les personnes qui étaient sur la même liste, sans le
+secours de quelques amis de sa famille.
+
+M. de Talleyrand était à Vienne, et fort lié avec madame de Luynes,
+belle-mère de madame de Chevreuse. Elle l'employa à détourner le coup
+qui menaçait sa belle-fille. M. de Talleyrand se servit de l'estime que
+l'empereur avait eue pour feu M. le duc de Luynes, qui était mort
+sénateur, et fit mettre sans peine sur le compte de l'étourderie toutes
+les légèretés de madame de Chevreuse. Non-seulement il la fit rayer de
+la liste d'exil proposée par la police, mais il la fit nommer dame du
+palais de l'impératrice.
+
+Sans doute, il fut obligé de lui faire quelque peur pour la décider à
+accepter, mais c'était là une affaire entre elle et lui, car l'empereur
+n'attachait aucune importance à ce que madame de Chevreuse fût ou ne fût
+pas dans sa maison. M. de Talleyrand au contraire y en mettait beaucoup;
+il considérait la nomination de cette dame comme le seul moyen de la
+préserver des tracasseries que la police pourrait lui susciter, et afin
+de vaincre ses répugnances, il convint sans doute avec madame de Luynes
+de l'effrayer, en lui disant que l'empereur voulait qu'elle devînt dame
+du palais, comme il aura dit à l'empereur que la famille de Luynes le
+désirait. On abusait souvent ainsi de son nom. Madame de Chevreuse se
+résigna, mais elle vint toujours avec mauvaise grâce dans un cercle où
+on ne lui fit que des politesses; elle n'eut pas l'air de s'en
+apercevoir. Elle ne parut qu'en femme impolie et souvent mal élevée dans
+une cour où on ne l'avait admise que sur les instances de ses amis. On
+la souffrait, mais personne ne la voyait avec plaisir.
+
+À l'époque de l'arrivée en France de la reine d'Espagne, l'empereur
+nomma de Bayonne des dames du palais pour tenir compagnie à cette
+princesse, qui allait se trouver un peu délaissée à Compiègne. Madame de
+Chevreuse, qui était alors dans une terre près de Paris, fut du nombre;
+toutes les convenances étaient observées dans le choix, tant en ce qui
+pouvait être agréable à la reine d'Espagne qu'en ce qui pouvait flatter
+madame de Chevreuse. Madame de Larochefoucauld, qui était dame
+d'honneur, fit part à celle-ci de la destination qu'elle avait reçue, en
+la prévenant du jour de l'arrivée de la reine à Compiègne, où elle
+l'invitait à se rendre.
+
+On était loin de s'attendre à la manière dont cette jeune dame
+accueillerait le message; elle répondit net qu'elle n'irait point, et
+qu'elle n'était pas faite pour être geôlière. Tout le monde blâma cette
+manière de refuser; mais cette désapprobation ne suffisait pas. On fut
+obligé de rendre compte du fait à l'empereur, qui fit retirer la
+nomination de madame de Chevreuse, et l'envoya demeurer à quarante
+lieues de Paris.
+
+J'ai été sollicité pendant trois ans pour demander son rappel, et
+j'avoue que je ne concevais pas que l'on mît tant de bassesse à le
+demander après s'être conduit avec tant d'insolence.
+
+L'empereur disait quelquefois en parlant de cette famille: «Qu'elle
+prenne garde, je lui ferai voir la différence que je mets entre une
+généalogie d'épée et une généalogie de valets; si elle m'échauffe la
+bile, je ferai réviser la confiscation des biens du maréchal d'Ancre,
+qui a été odieusement assassiné, et si on la réhabilite, il ne manquera
+pas d'héritiers pour venir réclamer ses dépouilles à la famille de
+Luynes, qui n'a été enrichie que par cet odieux attentat[1].»
+
+Madame de Staël avait été, non pas exilée, mais éloignée par suite d'une
+intrigue dans laquelle des rivaux la compromirent. Une femme d'une aussi
+grande célébrité est souvent exposée à voir mettre plus d'une épître à
+son adresse.
+
+Lorsque j'entrai au ministère, elle était déjà dans cette situation. On
+lui a sans doute dit que c'était l'empereur qui avait spontanément
+ordonné son exil; rien cependant n'est plus faux. J'ai su comment elle
+avait été atteinte, et je puis certifier que ce n'est qu'à force
+d'obsessions, de rapports fâcheux, qu'il l'arracha à ses goûts pour le
+monde, et l'obligea à se retirer à la campagne. Cependant il ne pouvait
+pas la souffrir; il a même attaché trop d'importance à celle qu'elle
+donnait à sa personne et à son livre sur l'Allemagne. On essaya d'abord
+de la rendre plus circonspecte, mais toutes les tentatives furent
+vaines; on ne put la faire taire ni l'empêcher de se mêler de tout, de
+fronder tout; elle voulait conseiller, prévoir, administrer; l'empereur,
+de son côté, croyait pouvoir suffire à sa tâche. Il se fatigua de
+recevoir les lettres directes de madame de Staël, celles qu'elle
+écrivait à ses amis, qui les renvoyaient exactement au cabinet.
+L'empereur, lassé de voir venir les mêmes vues par tant de voies
+différentes, l'envoya distribuer ses conseils plus loin de lui.
+
+Elle ne tarda pas à regretter la capitale, m'écrivit plusieurs fois pour
+y revenir; tantôt elle alléguait un prétexte, tantôt un autre; enfin
+elle imagina de feindre la résolution de passer en Amérique, mais elle
+était trahie par un de ses amis à qui elle avait fait part de son
+dessein. Je savais qu'elle se proposait d'abord de venir à Paris, que
+quant au voyage d'Amérique, elle verrait après, c'est-à-dire qu'elle
+prendrait le temps de la réflexion.
+
+Personnellement, j'étais plutôt porté à consentir à la demande qu'à la
+refuser; je n'avais aucune raison de m'y opposer, parce que madame de
+Staël ne pouvait qu'être bien aise de ne pas être brouillée avec le
+ministre de la police. L'arrangement aurait donc pu nous convenir à tous
+deux, mais pour me faire une amie, encore la chose n'était-elle pas
+sûre, il fallait commencer par me faire, parmi les siens, dix ennemis
+que je n'étais pas en mesure de combattre; elle n'eût rien gagné au
+marché, et je ne pouvais qu'y perdre. Je n'osai pas risquer d'améliorer
+sa situation; je la plaignais d'avoir inspiré de la jalousie à nos beaux
+esprits, mais je m'en tins à son égard au passeport qu'elle avait
+demandé pour l'Amérique, prenant garde de ne pas être sa dupe,
+c'est-à-dire qu'elle ne me mît pas dans le cas d'avoir recours à des
+moyens qui me répugnaient.
+
+On a aussi beaucoup crié contre l'exil de madame Récamier. En général,
+on parle de tout à tort et à travers sans trop savoir ce que l'on dit.
+Tout le monde avait connu les mauvaises affaires de la maison Récamier,
+à la suite desquelles madame Récamier avait été vivre en province; cela
+était fort honorable, mais il ne fallait pas s'y faire passer pour une
+victime de la tyrannie et écrire à tout le monde des balivernes de ce
+genre. Il aurait été plus juste de leur dire tout net que l'on avait
+perdu sa fortune par de fausses spéculations que d'en accuser
+l'empereur. Madame Récamier demeurait en province par raison, et elle
+disait à ses admirateurs, qui la sollicitaient de rentrer à Paris, que
+cela ne dépendait pas d'elle, voulant par là donner à penser que c'était
+l'empereur qui l'en empêchait, lorsqu'il ne pensait pas à elle. Cela fit
+qu'il ordonna que, si elle y revenait, on ne lui laissât plus former ce
+cercle de frondeurs au milieu duquel elle répandait avec affectation sa
+douleur; et pour parler plus franchement, je lui écrivis que je désirais
+qu'il n'entrât pas dans ses projets de venir à Paris si tôt, etc., etc.
+Elle n'avait aucunement celui d'y rentrer, mais elle fut fort aise
+d'avoir été exilée, cela la mettait à son aise pour répondre à une foule
+de solliciteurs vis-à-vis desquels cela lui donnait une position. Il y a
+encore un motif qui me détermina, et cela par intérêt pour elle-même; je
+voulus lui éviter les désagrémens qui auraient été la conséquence
+naturelle du voyage _qu'elle allait entreprendre en Suisse_. Si elle me
+lit, elle saura ce que je veux dire, et si un jour j'ai le plaisir de
+lui faire ma cour, je lui apprendrai, en lui demandant grâce, comment
+j'ai su si bien ce qui la concernait, et elle me saura gré de l'avoir
+engagée à rester à Lyon. J'ai eu la preuve que j'avais été bien informé,
+en voyant, dans les salons d'un prince d'Allemagne[2], le beau tableau
+que M. Gérard a fait de cette gracieuse dame, qui a voulu mettre son
+portrait à la place de sa personne dans ce palais.
+
+Au reste, la haine que madame Récamier portait à l'empereur date, pour
+ainsi dire, des premiers jours du consulat. Voici quels en sont les
+motifs, on verra s'ils sont bien légitimes.
+
+Lucien, pendant son ambassade d'Espagne, eut occasion d'envoyer en
+courrier à Paris un de ses amis qui l'avait accompagné en Espagne.
+Celui-ci, en passant à Dax, s'arrêta chez M. Méchin, préfet du
+département des Landes, et parmi les renseignemens que celui-ci le
+chargea de transmettre au premier consul sur la position de son
+département, il lui fit connaître toutes les peines qu'il se donnait
+inutilement pour découvrir d'où partait un journal rempli d'injures
+dégoûtantes contre le gouvernement, le premier consul et les membres de
+sa famille. Ce journal arrivait régulièrement, et était porté
+mystérieusement à domicile. M. Méchin en remit sept numéros au courrier,
+qui partit de suite pour Bordeaux. Le commissaire de police de cette
+ville était dans le même cas que M. Méchin, se plaignait du même
+journal, et en remit quatre autres numéros au courrier, qui arriva à
+Paris chez le premier consul avec onze de ces numéros, qui furent
+envoyés au ministre de la police, alors M. Fouché. Les informations
+qu'il prit lui apprirent bientôt que ce journal était rédigé à Paris,
+par un certain abbé Guyot, qui profitait de ses liaisons d'amitié avec
+M. Bernard, père de madame Récamier, l'un des administrateurs de la
+poste aux lettres, pour faire parvenir ce journal dans tous les lieux où
+il avait des connaissances, qui se chargeaient de le répandre.
+
+L'arrestation de M. Bernard fut la suite de cette découverte. Au bout de
+quelque temps, il fut amené au ministère de la police pour y être
+interrogé. Cela avait lieu précisément le jour même où madame Récamier
+venait au ministère de la police pour connaître les motifs de
+l'arrestation de son père, en protestant de son innocence et sollicitant
+la permission de le voir. On ne la fit pas attendre. Elle le vit à
+l'hôtel du ministère, apprit les motifs de son arrestation et n'osa plus
+récriminer. Elle était alarmée sur les suites qu'aurait cette affaire;
+elle proposa de les prévenir par la démission de son père, M. Bernard,
+qui la donna sur-le-champ, et qui fut acceptée.
+
+Le premier consul n'en entendit plus parler, et ordonna de mettre M.
+Bernard en liberté; madame Récamier, ne voulant pas reconnaître cet acte
+d'une généreuse justice, préféra conserver son aigreur, qu'elle fit
+partager à tous ses nombreux admirateurs.
+
+Les exils de dames se réduisaient donc à ces trois-là; ceux d'hommes
+consistaient en très-peu d'individus que cette mesure avait obligés de
+vivre hors de leurs habitudes; car, pour ceux qui, sans cela, passaient
+leur vie dans leurs terres, en quoi pouvait-elle les contrarier?
+
+Il n'y avait guère que M. de Duras qui avait d'abord été exilé assez
+loin; mais qui petit à petit s'était rapproché si bien, qu'il venait
+assez fréquemment à Paris, où on ne l'inquiétait en aucune façon. On
+faisait du bruit lorsqu'il était reparti, afin qu'il ne s'accoutumât pas
+trop à ces visites, mais c'était tout; tant qu'il n'avait pas repris le
+chemin de son département, on ne l'apercevait pas.
+
+M. de la Salle était réputé homme de mouvement, capable de se porter à
+quelque coup d'éclat; on le tenta en Bourgogne, où il a justifié
+l'opinion que l'on avait de son caractère, car il n'attendit pas que les
+événemens du mois d'avril 1814 fussent arrivés pour prendre le parti de
+se prononcer.
+
+Il y avait encore M. de Montrond, qui était exilé à Anvers; je lui ai
+dit à lui-même à qui il avait obligation de sa disgrâce; quant à
+l'empereur, il n'a fait qu'approuver la mesure qu'on lui a proposée.
+
+Voilà en quoi consistaient, au mois de juillet 1810, tous ces exils
+contre lesquels on a tant crié; cela ferait rire de pitié, si de grands
+malheurs n'avaient été la suite, et, pour ainsi dire, la conséquence de
+cette altération journalière que l'on portait à la considération et au
+respect dû au gouvernement.
+
+Une réflexion peut se placer ici: au moment de la grande puissance de
+l'empereur, c'est-à-dire après son mariage, il pouvait donner un libre
+cours à ce prétendu despotisme, à ce goût pour l'arbitraire qu'on lui a
+attribué. Cependant c'est à cette époque qu'il a accordé le plus de
+grâces et de faveurs. Je m'apercevais qu'on avait fait croire aux hommes
+de lettres qu'il les regardait comme ses ennemis, et déjà je commençais
+à avoir une opinion formée sur toutes les pratiques qui avaient été
+mises en oeuvre pour lui en aliéner beaucoup.
+
+Comme il m'avait particulièrement recommandé de les bien traiter, je
+cherchai une occasion de faire connaissance avec eux: elle arriva tout
+naturellement. On avait adressé à l'empereur une foule de productions
+poétiques à l'occasion de son mariage, il m'écrivit de lui donner des
+renseignemens à cet égard; il s'agissait, comme on peut le croire, des
+écrivains et non de leurs productions, car, pour les vers, je
+distinguais bien ce que j'éprouvais en les lisant ou en les entendant
+réciter, mais en discuter le mérite était tout-à-fait au-dessus de mes
+forces.
+
+Je fis réunir toutes ces productions littéraires, et me fis indiquer
+celles qui avaient réuni le plus de suffrages; je me fis en même temps
+représenter tout ce qui avait été composé dans de semblables
+circonstances depuis Louis XIV, et avait été jugé assez bon pour être
+conservé jusqu'à nous; on ne put me désigner que l'ode intitulée _la
+Nymphe de la Seine_, que Racine avait composée dans sa jeunesse à
+l'occasion du mariage de la dauphine. Elle est moins longue et me parut
+moins belle que la plupart de celles que le mariage de l'empereur avait
+fait éclore.
+
+J'eus ainsi occasion, en exécutant les ordres qu'il m'avait donnés, de
+l'entretenir de chaque auteur en particulier, et de lui faire connaître
+que ces vers dont ils chargeaient les colonnes des journaux leur avaient
+été commandés par mon prédécesseur. L'empereur fut indigné, et me
+répondit: «On me l'avait dit mais je ne voulais pas le croire; voilà
+comment il faisait de tout; ainsi je passe pour avoir fait faire mon
+éloge.» Cette conduite l'avait blessé, il m'envoya l'ordre de lui
+proposer une répartition de cent mille francs aux différentes personnes
+qui avaient fait remarquer leur talent dans cette circonstance. Il
+ajouta que c'était le servir bien mal que de ne pas récompenser des
+auteurs qu'on avait mis en oeuvre. En effet, s'il n'eût pensé à eux, ces
+messieurs n'auraient jamais entendu parler de la gratification que je
+leur ai remise de sa part, et auraient été autorisés à se plaindre de
+lui, qui pourtant était étranger à l'oubli comme à la commande.
+
+J'appris par là que c'était encore un des moyens de police pour acquérir
+de la fortune que de faire faire des vers; mais au moins lorsqu'on l'a
+si utilement employé pour son propre intérêt, il ne faut pas avoir
+l'impudence de venir imprimer à la face du monde que celui des
+libéralités duquel on s'enrichissait, et devant lequel on brûlait un
+encens qu'il ne demandait pas, était un tyran que l'on cherchait à
+détruire. En distribuant cette somme à toutes les personnes auxquelles
+elle était destinée, j'eus occasion de les voir l'une après l'autre, et
+j'avais soin de lire immédiatement après la pièce de poésie de celui
+avec lequel je venais de converser, lorsque j'étais encore plein de la
+curiosité de le connaître, et rarement on n'aperçoit pas quelque côté du
+caractère de l'auteur entre sa physionomie et une production qui avait
+dû nécessairement partir d'un mouvement de son âme.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+M. Esménard.--Les académiciens.--M. de Chateaubriand.--M. Étienne.--M.
+Jay.--M. Michaud.--M. Tissot.--Service que lui rend l'empereur.--Comment
+M. Tissot en prouve sa reconnaissance.--Il succède à Delille.
+
+
+C'est à cette occasion-là que j'ai connu particulièrement M. Esménard;
+j'avais lu son poème de la navigation, et je ne concevais pas qu'un
+homme qui avait fait une aussi belle chose pût mériter d'être abreuvé de
+la calomnie dont il était couvert. Lorsque je me l'attachai, j'entrepris
+de le secourir; j'avais des moyens de faire des générosités, tant par la
+fortune que l'empereur m'avait donnée que par les avantages de mon
+emploi. J'aidai M. Esménard, et en débarrassant son esprit de tout ce
+qui le tourmentait, j'eus un homme entièrement dévoué et d'un talent
+supérieur, qu'il me consacra tout entier ainsi que son temps. Il m'a
+servi fidèlement; il aimait l'empereur avec sincérité, et n'a jamais
+craint de me dire la vérité; il m'a fait faute plus d'une fois, j'ai eu
+lieu de regretter sa mort. C'est par lui que j'ai connu les hommes de
+lettres, tant sous le rapport du talent que dans ce qui leur était
+personnel; j'étais préparé à ce qu'il me dirait beaucoup de mal, ayant
+autant d'ennemis, et j'en eus encore une bonne opinion, parce qu'il ne
+décriait même pas ceux qui le déchiraient sans pitié. Je ne parle de lui
+ici que dans les relations que j'ai eues avec lui. Cet homme de talent
+me coûta bien des soins, car la jalousie qu'il inspirait ameuta tout le
+Parnasse contre son protecteur.
+
+À mesure que je faisais connaissance avec tous nos académiciens, je
+voyais que cette savante société était dominée par une coterie qui
+épiait toutes les places qui venaient à y vaquer pour y faire nommer
+quelques uns de ses amis, et que hors d'un certain cercle il n'y avait
+point d'espérance d'y être admis, quelque mérite qu'on eût eu.
+
+Je me mis dans la tête de faire mettre quelques uns des miens sur les
+rangs, non pas par amour-propre, mais pour avoir les moyens de repousser
+les attaques qui me seraient venues de ce côté, car je voyais bien
+qu'elles seraient fréquentes et surtout dangereuses, parce que la partie
+de littérature que j'aurais pu négliger serait précisément devenue une
+arme puissante à employer pour nuire au ministre de la police; j'étais
+d'ailleurs effrayé de la quantité de livres que l'on portait chez moi
+dans une semaine, et si je n'avais pas eu vingt personnes pour les faire
+lire et y apercevoir le côté répréhensible, aussitôt que la méchanceté
+aurait pu le faire, mon temps aurait été employé à croiser le fer avec
+des intrigues qui auraient pris à tâche de se jouer de moi.
+
+Je formai ainsi le projet de faire entrer M. Esménard à l'académie, et
+m'employai si bien, que je lui fis donner une majorité de suffrages sans
+laquelle il aurait infailliblement été rejeté.
+
+Je fus aidé en cela par des hommes en place qui faisaient partie de la
+classe des belles-lettres.
+
+Ce petit triomphe m'enhardit; peu de temps après Chénier vint à mourir;
+et je voulus y faire entrer M. de Chateaubriand; je réussis à le faire
+nommer, et quand je n'aurais fait que cela pour les lettres, je croirais
+avoir bien mérité d'elles. Mais quant à sa réception, elle souffrit des
+difficultés, et on ne put obtenir de lui de les vaincre; il avait pu
+justement se trouver offensé d'une mesure à laquelle la classe
+académique crut devoir le soumettre.
+
+ MINISTÈRE DE LA POLICE.
+
+ MM. ÉTIENNE, JAY, TISSOT, MICHAUD.
+
+J'éprouvais le besoin de former autour de moi une petite réunion
+d'hommes d'esprit autant que sages et éclairés. Je connaissais M.
+Étienne pour l'avoir vu souvent à l'armée, et je savais qu'il était
+agréable à l'empereur, qui l'estimait beaucoup; mais M. Étienne avait
+une répugnance insurmontable à entrer en contact avec le ministre de la
+police générale. Ce ne fut qu'à la mort de M. Esménard que je parvins,
+par l'intermédiaire de M. Arnault, membre de l'Institut, digne de la
+plus grande estime, à déterminer M. Étienne à accepter la division
+vacante, et qui n'avait pas le plus léger rapport avec le reste du
+ministère. L'empereur approuva ce choix, et j'eus beaucoup à m'applaudir
+de l'avoir fait, tant je trouvai de loyauté, de raison dans M. Étienne.
+J'aurais de bien nobles traits à citer de cet homme, d'un esprit si
+brillant et d'un coeur si droit.
+
+Je ne connaissais M. Jay que pour en avoir entendu parler comme d'un
+homme de beaucoup d'esprit et d'instruction. Après avoir suivi en Italie
+M. le duc d'Otrante, qui lui avait confié l'éducation littéraire de ses
+enfans, il avait quitté ce ministre lorsqu'il s'était embarqué à
+Livourne pour se rendre en Amérique, et venait de rentrer à Paris. M.
+Jay appréhendait beaucoup les préventions qu'il me supposait contre
+toutes les personnes qui avaient appartenu au duc d'Otrante. Je ne le
+laissai pas beaucoup dans l'incertitude. Je l'appelai près de moi, et je
+fus si content de sa personne, de ses sentimens politiques, qu'il ne
+prit aucun soin de cacher, et de la modération de son esprit, que je
+résolus de l'attacher à mon cabinet, au titre qui lui conviendrait le
+mieux. Je lui confiai la fonction de traduire et d'analyser les
+productions anglaises, qui abondaient au ministère de la police, par
+l'entremise des commissaires de Boulogne. M. Jay accompagnait les
+rapports qu'il me faisait sur ces ouvrages d'observations sur la
+direction politique de ces publications. Son travail était envoyé
+directement à l'empereur, qui m'a chargé plusieurs fois d'en témoigner
+sa satisfaction à l'auteur. Quelque temps après, il m'ordonna de le
+charger de la direction du journal de Paris.
+
+On m'avait parlé de M. Michaud sous les rapports les plus avantageux; il
+s'occupait alors de son bel ouvrage sur les croisades. Je saisis toutes
+les occasions de l'attirer chez moi, et j'eus lieu d'être aussi
+satisfait de son dévoûment que tout le monde l'était de son esprit: il
+s'était rallié de bonne foi au gouvernement impérial. Meilleur juge que
+moi du caractère et des dispositions des hommes, et connaissant les
+sentimens de M. Michaud, comme son talent, l'empereur m'ordonna de le
+placer sur la liste des bénéfices, lors de la répartition des actions de
+la Gazette de France. Depuis, l'empereur ne l'oublia jamais dans toutes
+les circonstances où il voulut accorder quelques récompenses aux gens de
+lettres. Je n'eus jamais qu'à me louer de mes rapports avec M. Michaud,
+qui, de son côté, n'eut jamais à se plaindre de mes procédés envers lui;
+je crois qu'il ne me refuserait pas cette justice.
+
+J'avais entendu parler de M. Tissot comme auteur de plusieurs
+productions littéraires. Je savais encore qu'il devait à l'empereur de
+n'avoir pas été la victime des plus lâches ressentimens d'ennemis
+implacables, qui avaient voulu le faire comprendre dans les déportations
+qui eurent lieu après l'affaire du 3 nivose. Sur les représentations de
+MM. Monge, Bertholet, Cambacérès et de madame Bonaparte, qui le
+connaissaient depuis long-temps, le premier consul le raya lui-même de
+la liste fatale; mais comme on insistait encore pour l'éloigner au moins
+de Paris, le premier consul ordonna l'examen le plus sévère de la
+conduite de M. Tissot pendant la révolution, et comme on ne trouva aucun
+fait à sa charge, le général Bonaparte jugea combien les passions
+étaient en jeu dans cette circonstance, et le rendit à sa famille.
+Depuis cette époque, deux hommes, exaltés par l'esprit de parti, vinrent
+lui confier le dessein qu'ils avaient conçu d'attenter aux jours du
+premier consul; le sacrifice qu'ils avaient fait de leur vie pouvait
+assurer le succès de leur criminelle entreprise; ils y renoncèrent à la
+voix de M. Tissot. Cette bonne action était restée ensevelie dans le
+silence pendant plusieurs années. Je l'appris par hasard, et je
+m'empressai de la faire connaître à l'empereur. Il en fut touché, et
+c'est alors qu'il me raconta lui-même en détail comment il avait sauvé
+M. Tissot du plus grand des dangers, dans un moment où chacun voulait
+satisfaire ses haines particulières à la faveur d'une circonstance aussi
+terrible que l'attentat du 3 nivose.
+
+Je ne révélai point, et je ne devais point révéler cette circonstance à
+M. Tissot, et jusqu'à la lecture de mon ouvrage il l'ignorera. Elle me
+donna l'envie de le connaître personnellement. Il vivait alors dans la
+retraite, ne s'occupant que des lettres et d'un emploi dans les
+droits-réunis, dont le chef, M. François de Nantes, un des hommes les
+plus spirituels de France, avait beaucoup d'amitié pour lui. Nous eûmes
+ensemble une entrevue pleine de franchise. Je n'avais en ce moment à lui
+offrir dans mon ministère aucune fonction qu'il pût accepter; je me
+bornai à lui demander s'il voulait se charger de me signaler les
+ouvrages de littérature et d'art qui méritaient l'attention publique, et
+de m'indiquer les jeunes talens qu'il fallait encourager: j'attachais la
+plus haute importance au bonheur de contribuer à favoriser son choix. M.
+Tissot accepta ce genre de travail et s'en acquitta avec autant de zèle
+que de bienveillance. Plus d'une personne lui a dû, sans le savoir,
+d'honorables récompenses de l'empereur. Les jeunes gens surtout avaient
+en lui un ami et un avocat plein d'ardeur. Plus tard, l'empereur me
+donna l'ordre de confier la rédaction de la Gazette de France à M.
+Tissot.
+
+À la mort de l'abbé Delille, qui l'avait choisi pour suppléant dans sa
+chaire de poésie latine, le premier mouvement de l'empereur fut de
+penser à M. Tissot; il vit avec plaisir les suffrages du collége de
+France et de l'Institut le lui proposer pour successeur de l'abbé
+Delille; M. Tissot fut donc nommé professeur en titre.
+
+L'empereur a toujours fait un cas particulier de la droiture et du
+jugement de cet écrivain; je l'ai vu une fois le faire appeler près de
+lui pendant les cent jours.
+
+Avec ce petit aréopage, je me crus en état de prévenir les effets de la
+prévention, de paralyser la malveillance qui me supposait des intentions
+hostiles et des sentimens qui étaient loin de ma pensée; je jugeais, au
+contraire, dès mon entrée au ministère, que, pour bien servir
+l'empereur, il fallait me tenir dans la ligne de la modération, et
+n'écouter aucune haine personnelle. Je voulais surtout agréer aux gens
+de lettres, en marquant leurs succès et leur noble attitude dans la
+littérature et dans la politique. Les hommes estimables que j'avais
+choisis me secondèrent admirablement par leur bienveillance et leur zèle
+pour tous les talens. Quant à mon influence sur ces écrivains, les
+personnes qui possèdent les journaux de l'époque peuvent se convaincre
+qu'ils n'ont pas craint de professer hautement alors des principes qui
+plusieurs fois, depuis la restauration, les auraient conduits à la
+police correctionnelle. Mais le gouvernement était fort, sa théorie
+nationale; il avait rallié tous les esprits et tous les partis. On
+aurait regardé comme un fou celui qui aurait prêché la discorde, nous ne
+nous inquiétions pas de la liberté de telle ou telle opinion. J'adjure
+ces messieurs de déclarer dans quelles circonstances j'aurais pu les
+inviter ou les autoriser à employer le subterfuge et la ruse pour donner
+telle ou telle direction à l'esprit public. Fort de mon innocence à cet
+égard, je reste convaincu, de mon côté, qu'ils ne se seraient prêtés à
+aucune lâche complaisance, car ils avaient beaucoup d'indépendance, et
+jamais peut-être l'empereur n'a entendu, sur certaines matières, des
+vérités aussi fortes que celles que j'ai puisées quelquefois dans leurs
+conversations, les plus libres peut-être qui aient eu lieu dans Paris,
+et dont aucun d'eux ne craignait jamais les conséquences. La liberté de
+ces entretiens fut même rapportée à l'empereur par des personnes dont le
+zèle officieux est toujours prêt à nuire.
+
+Je commençais à prendre racine dans des fonctions dont je n'avais aucune
+idée quelques mois auparavant, et j'avais déjà moins peur du contact
+dans lequel j'étais obligé d'entrer avec toutes les imperfections
+humaines.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Bal de la garde impériale.--Fête du prince Schwartzenberg.--Incendie de
+la salle de bal.--L'empereur.--Impression que fait cet
+accident.--Composition du cabinet.--Intrigues diverses.--M. Ferrand.--Le
+chambellan.--Coteries, faux rapports.--Manière dont je les déjoue.
+
+
+Ce fut au mois de juillet ou d'août de cette année 1810 qu'arriva
+l'horrible événement de l'incendie de la salle du bal à l'hôtel du
+prince Schwartzenberg.
+
+Il donnait ce jour-là un bal à l'occasion du mariage de l'empereur avec
+la fille de son souverain. Je crois que celui que donna la garde
+impériale à la même occasion n'eut lieu que quelque temps après; toute
+la ville de Paris fut à cette fête, qui eut lieu à l'École-Militaire, où
+il ne se passa pas le moindre accident. Mais il n'en fut pas de même
+chez l'ambassadeur d'Autriche.
+
+L'on avait construit, à côté de l'appartement principal de son hôtel,
+une vaste salle de bal, en charpente extrêmement légère. La tenture
+était en toile, recouverte d'étoffe brillante. En général, l'élégance et
+la grâce étaient tout ce que l'architecte chargé de cette construction
+avait cherché. Cette vaste salle, magnifiquement décorée, était éclairée
+par une grande quantité de lustres qui étaient suspendus à sa voûte.
+
+On y arrivait par une galerie décorée de la même manière.
+
+Les personnes invitées eurent bientôt rempli la salle ainsi que tous ses
+dégagemens. L'empereur avec l'impératrice, la reine de Westphalie, la
+vice-reine d'Italie étaient arrivés, et le bal était dans sa plus grande
+vivacité, lorsqu'une bougie mit le feu en s'inclinant à une des
+guirlandes de fleurs artificielles qui décoraient le pourtour de la
+galerie. Le courant d'air étendit le feu avec la rapidité de l'éclair et
+le porta jusqu'à la salle du bal, qui fut enflammée dans un clin d'oeil.
+
+L'empereur était au milieu de la salle; il attendait le secours des
+pompiers, et fut fort mécontent de leur lenteur. Le danger devenant
+imminent, il emmena l'impératrice, la reconduisit aux Tuileries, et
+revint chez le prince de Schwartzenberg pour voir ce qui s'y passait; il
+avait déjà jugé que cet horrible accident serait accompagné de quelques
+malheurs. Aussitôt qu'il fut sorti avec l'impératrice, la peur s'était
+saisie de tout le monde; chacun avait fui par toutes les issues et
+cherchait à s'échapper.
+
+Il y avait quelques degrés pour descendre de cette salle dans le jardin,
+l'ambassadeur de Russie, le prince Kourakin, ne les voyant pas, tomba,
+et fut foulé aux pieds de tout le monde. Comme il tardait à se relever,
+la flamme le saisit dans cette position et le mit dans un état qui fit
+craindre long-temps pour sa vie.
+
+Les pièces de bois principales de cette légère architecture furent
+consumées en un instant, et sa vaste entrée avec tous les lustres tomba
+sur les personnes qui n'avaient pas encore pu sortir. Les pompiers ne
+firent pas preuve de vigilance dans cette occasion: à la vérité ils
+n'eussent pu, dans aucun cas, sauver la salle; mais s'ils avaient été en
+mesure, ils auraient retardé les progrès de l'incendie de manière à
+donner à tout le monde le temps de l'évacuer.
+
+Ils n'avaient même pas d'eau dans leurs pompes; il s'était passé plus
+d'une demi-heure avant qu'ils fussent en état d'agir. L'empereur était
+présent et ne se retira que quand le feu fut tout-à-fait éteint. Il
+prenait part à l'affliction du prince de Schwartzenberg, à qui il disait
+des choses rassurantes. Il envoya chercher le préfet de police, auquel
+il témoigna beaucoup de mécontentement, et je crois que c'est de ce jour
+qu'il résolut de le changer aussitôt qu'il aurait trouvé quelqu'un pour
+le remplacer. La place exigeait un homme particulièrement propre aux
+détails sans nombre qui en dépendent, et il y en a peu qui soient en
+état de la bien remplir. Lorsque le feu fut éteint, l'empereur retourna
+à Saint-Cloud, et me fit dire de venir le lendemain de bonne heure lui
+rendre compte des résultats de cet événement. Ce ne fut qu'au jour que
+l'on retrouva sous les restes des bois brûlés de la salle le corps de la
+princesse Schwartzenberg, femme du frère aîné de l'ambassadeur; sortie
+heureusement de la salle, elle était rentrée pour chercher ses enfans
+qu'elle n'avait pas vus sortir. À peine était-elle sous cette voûte
+enflammée, que la charpente s'écroula, et la consuma au point qu'on ne
+put la reconnaître qu'à quelques débris de bijoux.
+
+La comtesse de la Leyen mourut quelques jours après de ses brûlures,
+ainsi que la femme du consul-général de Russie, et madame Touzard, femme
+d'un officier-général du génie; beaucoup d'autres furent grièvement
+blessées et souffrirent long-temps des suites de cet horrible événement,
+qui fut pendant long-temps le sujet des conversations de toute la
+France. Je reçus, dans ce temps-là, une correspondance bien
+extraordinaire. On y rappelait l'événement arrivé au mariage de la
+dauphine, la feue reine de France. Tout le monde en parlait; on faisait
+des rapprochemens, et on allait même jusqu'à conjecturer des choses qui
+auraient paru ridicules à l'homme le moins sensé, et qui pourtant se
+sont, en grande partie, vérifiées. Ce n'est point exagérer que de dire
+que l'on fut frappé de l'idée qu'il y avait une mauvaise destinée
+inséparable de nos alliances avec l'Autriche. Cette opinion
+s'établissait, et j'eus à surmonter beaucoup de difficultés pour en
+détruire les fâcheuses conséquences.
+
+J'ai dit plus haut qu'après avoir divisé la surveillance que j'observais
+dans Paris, je n'y trouvai rien de bien important, et que je
+l'envisageai ensuite sous un autre rapport. Voici ce que j'ai voulu
+dire.
+
+Je ne voyais que le mal qui était produit, et pendant que j'en cherchais
+les causes, il en arrivait d'un autre côté; ensuite je reconnaissais
+déjà que la facilité avec laquelle on abordait l'empereur fournissait à
+la méchanceté beaucoup d'occasions de débiter des contes qui lui étaient
+rapportés comme des propos de telle ou telle classe de la société, ou
+comme venant d'hommes à spéculations qui cherchaient à faire baisser les
+fonds pour favoriser quelques opérations. J'avais remarqué que, la
+plupart du temps, ces contes n'étaient que le résultat de l'imagination
+de quelques cerveaux creux ou oisifs, qui abusaient de l'accès qu'ils
+avaient près du souverain, pour prendre tout à la fois une apparence de
+zèle pour son service, et favoriser en même temps des projets d'ambition
+particulière; la confiance exclusive de l'empereur paraissait être
+disputée entre quelques individus qui épiaient toutes les occasions de
+pousser à des places dans son intimité leurs amis et leurs obligés, afin
+de l'entourer d'une atmosphère tout à leur dévotion. Je voyais conduire
+de front des intrigues de laquais pour faire entrer des protégés dans
+toutes les différentes parties du service de la maison de l'empereur;
+depuis celui du grand-maréchal, du grand écuyer, du grand chambellan, on
+avait songé à pénétrer jusqu'au cabinet de l'empereur.
+
+Ce cabinet était organisé ainsi. Ce que l'on appelait le cabinet
+particulier n'avait qu'un seul secrétaire dit _du ille_, qui était M. de
+Menneval; il en fut ainsi jusqu'au retour de Russie, que l'état de la
+santé de ce dernier obligea l'empereur de le remplacer, après l'avoir
+toutefois placé près de l'impératrice comme secrétaire des commandemens,
+lors de l'institution de la régence, et avec mission de lui écrire tous
+les jours pendant qu'il était absent.
+
+M. Fain, archiviste, occupait un cabinet séparé avec les archives, où
+les papiers du cabinet particulier ne devaient être déposés qu'après la
+consommation des affaires auxquelles ils se rapportaient; il n'entrait
+au cabinet de l'empereur que lorsqu'il y était appelé, et pour l'instant
+où l'empereur en avait besoin.
+
+MM. Mounier et Desponthons, secrétaires du cabinet, occupaient un bureau
+commun séparé. Le premier était chargé de la traduction des gazettes
+étrangères et s'était associé pour ce travail des traducteurs de son
+choix, il recevait pour ce service 50,000 francs par an, et cependant je
+ne manquais pas d'envoyer exactement les gazettes anglaises toutes
+traduites à l'empereur, parce que je les recevais le premier. M.
+Desponthons était chargé du travail relatif au génie, et il était par là
+même moins employé. M. Dalbe était chargé du travail relatif aux cartes
+et avait avec lui deux ingénieurs géographes avec lesquels il occupait
+un cabinet séparé. Par cette division, l'intrigue ne put se donner
+d'accès au cabinet particulier ni dans les bureaux: aussi chercha-t-elle
+à mieux réussir près de l'impératrice en voulant y pousser ses
+créatures. Le premier essai fut de placer M. de Narbonne grand-maître de
+sa maison, et, quoique l'empereur goûtât assez M. de Narbonne, il refusa
+cette nomination, que, de son côté, l'impératrice repoussait encore plus
+fortement que lui. M. de S*** se donna beaucoup de mouvement pour faire
+nommer comme secrétaire des commandemens de l'impératrice, d'abord un M.
+de Gillevoisin, sa créature, ensuite M. Ferrand, le même qui a été
+célèbre en 1814, par l'occupation des postes. Mais l'empereur avait un
+contrôle invisible qui lui fit repousser toutes ces insinuations; il ne
+voulut mettre près de l'impératrice que quelqu'un d'incorruptible: c'est
+pourquoi il s'imposa plus tard le sacrifice de M. de Menneval, qui lui
+était cependant si nécessaire.
+
+J'ai été un des premiers à voir où ce malheureux tripotage nous mènerait
+à cause de la facilité avec laquelle on faisait retentir par cent
+bouches, un propos lancé avec intention contre quelqu'un qu'on voulait
+perdre.
+
+J'ai eu le courage de dire là-dessus à l'empereur même ce que je voyais
+et ce que l'on me disait; je ne lui ai rien caché, et l'expérience n'a
+que trop prouvé combien peu étaient dignes de son estime et de son
+affection ceux qui se disputaient ses faveurs, en regardant comme un
+tort personnel qu'on leur faisait, les marques de bienveillance qu'il
+accordait à ses plus anciens serviteurs.
+
+L'empereur, que l'on a long-temps voulu faire passer pour un homme
+sombre, méfiant, était bon jusqu'à l'excès et confiant dans tout ce qui
+ne l'avait jamais trompé; il croyait un bien plutôt qu'un mal, jusqu'à
+ce qu'il eût pris, comme il le disait, _la main dans le sac_. Il fallait
+beaucoup d'adresse pour perdre quelqu'un dans son esprit; je n'ai
+remarqué, de ce côté-là, qu'une chose qu'on puisse lui reprocher, c'est
+que, lorsqu'il s'apercevait qu'il avait été trompé, il ne témoignait pas
+son mécontentement avec assez de force aux calomniateurs, qui
+retombaient quelque temps après dans les mêmes ornières.
+
+Il se serait évité bien des embarras, s'il avait fait une justice
+éclatante de la première calomnie qui lui a été rapportée.
+
+J'ai dit qu'il était confiant dans tout ce qui l'entourait d'habitude;
+je vais en citer un exemple entre cent qu'il me serait facile de
+rapporter.
+
+Je l'accompagnais comme son aide-de-camp dans une revue qu'il fit à
+Vienne du 7e régiment de hussards, après la bataille de Wagram. Il
+nommait aux emplois vacans, et donnait des récompenses aux officiers et
+soldats qui avaient été blessés pendant la campagne. Le colonel du 4e
+régiment lui demanda la destitution d'un officier qui n'était pas
+présent à la revue, et qui vivait à Vienne dans la plus dégoûtante
+débauche, de laquelle on n'avait pas pu le tirer, même pour se trouver à
+son devoir d'honneur le jour de la bataille de Wagram.
+
+L'empereur non seulement le destitua sur-le-champ, mais ordonna qu'il en
+fût fait un exemple, et dit au prince de Neuchâtel, qui en prit note, de
+faire arrêter cet officier et de le mettre à un conseil de guerre. Avant
+de quitter la revue, l'empereur nomma à son emploi un des sous-officiers
+du régiment. La coutume était de faire signer le même soir à l'empereur
+le décret définitif de toutes les nominations qu'il avait faites en
+passant la revue d'un corps. Le prince de Neuchâtel le servait avec un
+zèle qui ne contribuait pas peu à le faire tant chérir des soldats. Ils
+savaient que toute chose qui les intéressait était aussitôt expédiée par
+lui qu'elle avait été ordonnée par l'empereur.
+
+Lorsqu'il avait signé un travail quelconque, on le renvoyait de son
+cabinet à la secrétairerie d'État, qui, après l'avoir minuté, le faisait
+passer aux différens ministères dans les attributions desquels il devait
+être classé.
+
+Le décret de destitution de cet officier de hussards et celui de
+nomination à son emploi furent donc envoyés à ce bureau. Il n'y eut pas
+moyen d'empêcher son exécution; mais on fit si bien près du prince de
+Neuchâtel, que le conseil de guerre n'eut pas lieu; l'officier destitué
+reprit le chemin de Paris, où, deux mois après le retour de l'empereur,
+les mêmes protecteurs le firent comprendre dans une nomination de
+chambellans. On se garda bien de laisser soupçonner à l'empereur que cet
+individu qu'on faisait entrer dans sa maison était ce même officier de
+hussards chassé deux mois auparavant. On alla plus loin: on fit rétablir
+ce gentilhomme sur les contrôles; on le vit en moins de deux ans chef
+d'escadron et membre de la Légion-d'Honneur. Je ne connaissais pas ce
+chambellan pour être l'officier de hussards que j'avais vu dénoncer par
+son régiment; ce ne fut que long-temps après que j'en parlai à
+l'empereur, pour lui démontrer combien l'intrigue était astucieuse pour
+jeter dans son intérieur des hommes qui n'avaient d'autre mérite que de
+bien rapporter ce qui s'y passait.
+
+On mettait le même soin à introduire dans les maisons des membres de sa
+famille tout ce que l'on trouvait de bon à être employé de cette
+manière, pour nuire aux personnes qui y exerçaient déjà des emplois.
+
+L'empereur fut fort mécontent de ce qu'on l'avait trompé ainsi; mais
+nous étions déjà trop engagés dans de mauvaises circonstances pour
+pouvoir rien changer à la marche que l'on suivait depuis long-temps.
+
+Tout ce que je voyais de ce côté-là me dégoûtait des fonctions du
+ministère de la police; il aurait fallu, ou tromper l'empereur à la
+journée en se rendant le complice de toutes ces misérables intrigues, ou
+s'exposer à mille tracasseries en voulant les croiser; je ne pouvais
+cependant pas y rester indifférent. Je composais avec celles qui étaient
+de nature à avoir quelques fâcheux résultats; je prévenais les
+principaux acteurs que je n'étais pas le seul qui eût les yeux ouverts
+sur les imperfections de ce monde, que je désirais de tout mon coeur
+qu'il n'y eût jamais que moi pour contrarier leur petites allures, mais
+que je les avertissais que, s'il était jamais question d'eux, je ne
+mentirais pas d'une syllabe pour les préserver de ce qui devait leur
+arriver.
+
+J'ai tenu exactement parole; malgré cela, quelques uns et quelques unes
+ont eu à se plaindre, ils m'ont soupçonné, même accusé; ils avaient
+d'autant plus tort, que je n'ignorais rien, absolument rien de ce qui
+les concernait, et que, loin de leur nuire, j'ai quelquefois arrêté
+l'orage en détournant les regards de l'observateur. J'ai plus d'un
+ennemi en ce moment qui me doit de la reconnaissance sous ce rapport; il
+me serait facile d'en administrer les preuves. En général, ces vilaines
+tracasseries de société étaient sans fondemens réels; elles étaient pour
+moi le signal de quelque dénouement d'intrigues préparées de longue
+main, et en même temps le masque que prenait la méchanceté, lorsqu'elle
+voulait porter atteinte à quelqu'un. Je pris le parti de chercher à
+tromper moi-même cette sorte de monde, plutôt que d'être sans cesse
+occupé à rompre ses intrigues.
+
+Je fis fabriquer des histoires, et je parvins bientôt à les inoculer si
+bien à la crédulité de nos agréables, qu'on venait me les rapporter pour
+nouvelles. Comme il y en avait quelques unes de mordantes, et que
+quelquefois même elles atteignaient des personnes qui étaient dans mon
+intimité, je distinguais la méchanceté avec laquelle on attribuait les
+plus piquantes aux personnes pour lesquelles on aurait voulu que je
+fusse mal disposé, et les avantageuses, on les attribuait à celles pour
+lesquelles on voulait que je fusse bien. J'avais l'air de croire tout,
+je récompensais même le zèle du conteur, qui pourtant ne me rapportait
+que ce qui était sorti de chez moi; mais il l'avait brodé, corrigé et
+augmenté à n'y presque plus rien connaître. Ce moyen me réussit quelque
+temps, mais tout s'use, particulièrement à Paris.
+
+Plus j'allais en avant, et moins je concevais qu'un grand État eût
+besoin d'une administration dont je sentais toute la faiblesse, pour ne
+pas dire la nullité; je voyais bien l'état de l'horizon, mais je n'en
+apercevais pas les causes.
+
+Je pouvais bien, ainsi que cela s'était déjà pratiqué, faire du bruit
+pour l'apaiser ensuite: cela peut être utile quelquefois; je l'ai fait
+aussi lorsque je voulais que l'on me crût loin d'une chose que j'allais
+saisir, et dont un regard pouvait m'éloigner. Tout cela ne me
+satisfaisait pas, et ne concernait d'ailleurs que des opérations
+particulières. Je n'avais pas plus tôt réussi à une chose qu'elle ne
+m'occupait plus; c'était la besogne à faire, et ce que je n'apercevais
+pas qui me tourmentait.
+
+Il y avait telle partie de ma volumineuse correspondance que je
+dévorais; je ne gardais pour me reposer que celle qui était relative au
+monde.
+
+Je voyais, par la première, que Paris exerçait une influence énorme sur
+les départemens, et que cette ville elle-même était soumise à
+l'influence qu'elle recevait tant du gouvernement que des étrangers.
+
+Celle qui s'exerçait par le gouvernement se faisait sentir par tout ce
+qui lui était attaché, ou qui vivait par lui. Quoique cela composât un
+personnel fort nombreux, néanmoins il aurait été difficile de s'en
+servir pour former l'opinion contre quelques événemens qui auraient lésé
+trop d'intérêts.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Esprit public en France.--Ses fluctuations.--Peu de confiance dans les
+communications officielles.--Courriers des ambassadeurs.--Ligne de
+correspondance avec l'Angleterre.--Agent de la reine d'Étrurie.--Papiers
+trouvés sur lui.--La reine d'Étrurie envoyée à Rome.--Modération de
+l'empereur.
+
+
+L'opinion en France a toujours été comme l'atmosphère, et proportionnée
+à l'harmonie qui régnait entre nos affaires et celles des autres
+puissances de l'Europe.
+
+Dans une guerre, lorsque l'on gagnait des batailles qui devaient amener
+la paix, tout allait au mieux; y en avait-il une de douteuse, tout était
+au pire. Était-on en temps de paix, on observait les actes du
+gouvernement et ses opérations de finances, qui devenaient aussitôt le
+régulateur des entreprises de chacun de ceux qui avaient besoin de la
+tranquillité pour se livrer à des spéculations. Les ennemis du
+gouvernement personnellement suivaient cette fluctuation; ils
+reprenaient ou perdaient courage selon que l'état des affaires
+politiques leur rendait ou enlevait des espérances de succès. Une
+bataille perdue sur l'Elbe se faisait sentir un mois après sur les bords
+de la Loire.
+
+Une bataille gagnée dans les mêmes parages semblait assurer des années
+de tranquillité; quand ce n'était plus le temps des batailles, on avait
+un autre thermomètre: comme l'espérance est la consolation des
+malheureux, alors on se traînait dans l'intrigue, en attendant qu'une
+circonstance heureuse vînt faire prendre une autre attitude.
+
+C'est au milieu de tous les inconvéniens résultant de cet état de choses
+que j'ai dû vivre pendant tout le temps de mon administration; il
+fallait que je fusse préparé pour toutes les hypothèses, et il n'y a que
+des insensés, ou des sots, qui prennent les Français pour tels, en se
+persuadant qu'on leur en impose sur un événement qu'ils ont autant
+d'intérêt à connaître que celui qui voudrait les abuser en aurait à les
+tromper.
+
+J'ai reconnu tout de suite cette vérité, et je ne me suis jamais
+inquiété que de porter remède aux suites d'un fâcheux événement, et
+jamais je ne l'ai dénaturé.
+
+Les personnes qui m'en faisaient un reproche près de l'empereur, en
+mettant cela sur le compte de la malhabileté, étaient des sots qui
+trompaient l'empereur, et ne trompaient que lui, en persistant dans le
+système de silence qui laissait à la malveillance le droit d'exagérer le
+mal et d'atténuer le bien. On disait ensuite qu'il fallait éclairer
+l'opinion, empêcher qu'on ne tînt de mauvais propos, et on profitait de
+ce que l'on ne pouvait pas faire, pour parler mal de tout ce que l'on
+voulait perdre. On n'abuse point l'opinion sur des faits dont l'Europe
+est imbue; les Français ne sont point des Hottentots: malheur à celui
+qui croira les duper impunément! Ils sont patiens, ils souffrent, mais
+ils se vengent quand l'occasion s'en présente, et les malheureux qui, en
+rapportant tout à leur vanité, ont attiré sur celui qu'ils voulaient
+servir un moment d'humeur de la part de la nation, méritent d'être
+livrés à toute son indignation en réparation des maux qu'ils ont attirés
+sur elle.
+
+C'était donc le plus souvent lorsque l'on aurait dû faire agir
+l'influence administrative sur l'opinion, qu'elle se montrait rebelle,
+méfiante dans tout ce qui lui paraissait officiel; ceux qui voulaient
+persuader le contraire cherchaient à s'en faire accroire, pour avoir au
+moins un air de bonne foi en induisant en erreur celui qui devait
+connaître toute la profondeur du mal, lorsqu'il dépendait encore de lui
+d'y apporter du remède.
+
+L'influence étrangère s'exerçait sur Paris par le besoin que tout le
+monde avait de la paix.
+
+Tous ceux qui avaient des fortunes nouvelles à transférer depuis les
+extrémités de la Pologne jusqu'au midi de la France; tous ceux dont les
+spéculations ou la conservation des emplois lucratifs ne pouvaient avoir
+de solidité que par la consolidation des institutions de l'empire,
+lesquelles ne pouvaient en prendre que par la durée de son pouvoir, et
+celui-ci paraissait chancelant, à chaque renouvellement de campagne; en
+un mot, chacun voyait qu'une lutte ou une bataille perdue perdrait mille
+familles, dont les destinées étaient toutes écrites au revers de la même
+médaille. C'est cette conviction qui rendait les esprits aussi inquiets
+et susceptibles d'être promptement altérés. Un succès les remettait
+comme un coup de soleil remet le temps après un orage, mais cela ne
+rendait pas la sécurité.
+
+Le peu de confiance que l'on avait dans les communications officielles,
+qui étaient les seules que l'on donnait à la curiosité publique, avait
+dirigé celle de toute la société vers des informations étrangères. C'est
+dès-lors que les emplois diplomatiques ont été très recherchés, et que
+quelques uns de ces messieurs ont eu ce qu'on appelait tout-à-fait un
+crédit sur la bonne foi publique. Ils donnaient des nouvelles en retour
+de celles qu'ils se faisaient rapporter; c'est de cette manière que
+l'influence étrangère s'exerçait sur Paris, et ce n'était pas en se
+renfermant dans un silence absolu qu'on pouvait arrêter ses ravages. Or,
+qui est-ce qui pouvait parler? C'était le ministère. Je n'ai pas le
+projet de dire s'il fit bien ou mal, je ne veux que raconter les
+calamités qui furent la suite de la marche que l'on avait cru devoir
+prendre.
+
+Lorsque je me suis aperçu de cette pente vers les informations
+étrangères, j'ai dû observer de quel côté nous venaient les bonnes et
+les mauvaises, et ce ne fut que de cette époque que je jetai mes regards
+autour du cercle d'un ambassadeur. Le lendemain du jour où il avait reçu
+un courrier, je faisais aborder le courrier afin d'apprendre quel air on
+respirait au moment de son départ dans le pays d'où il avait été
+expédié. S'il n'en savait rien, celui qui le suivait en savait
+ordinairement davantage. On trouve parmi les messagers des hommes fort
+intelligens, et qui écrivent le journal de leur voyage aussi bien que
+pourrait le faire un bon officier d'état-major.
+
+Lorsque plusieurs courriers arrivaient coup sur coup aux envoyés des
+grandes puissances, c'était moins chez eux que l'on trouvait ce qu'il y
+avait d'important à apprendre que chez les envoyés des petites
+puissances, dont l'intérêt à être bien informés est immense pour eux,
+parce que c'est un moyen de crédit dans leurs cours.
+
+Chacun des envoyés de ces petites puissances gravite autour de celui
+d'une grande; il lui paie un tribut d'hommages, et lui donne les
+informations qui sait se procurer, pour obtenir que ses courriers se
+chargent de ses dépêches, parce que l'on ne lui a pas alloué assez
+d'argent pour en expédier directement lui-même.
+
+En même temps, il profite du patronage qui s'est établi par ces
+communications pour demander des nouvelles de sa cour, que le dernier
+courrier a apportées. L'ambassadeur ne dit jamais grand'chose, mais
+aussi il y en a peu qui fassent eux-mêmes leur besogne; ils ont des
+sous-ordres qui, le plus souvent, en sont chargés. Toute l'adresse
+consiste à connaître quel est celui qui est le mieux placé pour
+approfondir ce que l'on a intérêt de savoir; et comme cela ne paraît
+couvrir aucun projet, personne ne fait de difficulté de le dire, et cela
+une fois connu, il est bien plus facile encore d'être informé des
+habitudes de ces subalternes, qui la plupart fréquentent beaucoup plus
+ce que l'on appelle la demi-société que la bonne compagnie.
+
+Lorsque l'on connaît les goûts particuliers et les habitudes d'un homme,
+il est à celui qui sait les satisfaire. J'ai connu des agens tellement
+adroits dans cette corruption, qu'ils rendaient joueur celui qui leur
+résistait, lui gagnaient tout son argent, lui en gagnaient même à
+crédit, et lorsqu'ils l'avaient mis dans cet état, ils composaient avec
+lui, et il faut avouer, à la honte des hommes, qu'ils réussissaient
+presque toujours. Ceux pour lesquels le jeu n'avait pas d'attraits
+étaient ordinairement accessibles par les femmes, et parmi elles il y en
+a plusieurs qui ont réuni tant de genres d'expériences, qu'elles
+rencontraient bien peu de choses impossibles.
+
+Il arrivait très peu de courriers étrangers à Paris, que l'on ne sût,
+peu de jours après, ce qu'ils avaient apporté, et les mêmes moyens
+d'informations me donnaient également un abrégé des réponses qu'on leur
+avait données à rapporter à leur cabinet; j'ai eu quelquefois des copies
+entières de dépêches.
+
+Il semblait à tout le monde que, depuis le mariage de l'empereur, les
+idées de guerre allaient être abandonnées, et c'est au contraire presque
+aussitôt que le langage se refroidit entre les principales puissances:
+j'entends parler de la France, et de la Russie. Quant à l'Angleterre, il
+était le même depuis bien des années.
+
+Tout ce qui nous revenait des nouvelles particulières de ces deux pays
+ne tarda pas à inquiéter de nouveau notre tranquillité; on y remarquait
+une grande curiosité sur notre situation intérieure, que l'on
+considérait comme le thermomètre des efforts que nous pourrions déployer
+en cas d'une nouvelle guerre. Les petites puissances confédérées du Rhin
+ne furent pas les dernières à s'apercevoir que l'horizon politique ne
+tarderait pas à se charger, et comme elles étaient devenues très
+intéressées à la continuation de la prépondérance de la France, qui
+avait presque doublé leur puissance, elles ne négligèrent rien pour être
+informées de tout ce qui concernait des intérêts qui étaient devenus les
+leurs. Aussi leurs ministres dans les cours étrangères s'occupaient-ils
+avec le plus grand soin de ce qui s'y passait, tandis que ceux qu'elles
+avaient à Paris y puisaient à toutes les sources des nouvelles
+d'Espagne, aux affaires de laquelle ils mesuraient les probabilités de
+paix ou de guerre. Ils ne pouvaient se procurer les dernières d'une
+manière assurée que dans la correspondance anglaise, à laquelle ils
+accordaient d'autant plus de confiance, qu'ils avaient eu plusieurs fois
+occasion de remarquer la différence qu'il y avait entre les publications
+anglaises et françaises sur la guerre d'Espagne.
+
+La correspondance avec l'Angleterre était resserrée au dernier point,
+moins à cause de cet inconvénient que pour des motifs particuliers.
+
+Je ne croyais pas à la certitude que l'on me donnait sur l'exécution des
+ordres qui avaient été prescrits à cet égard. Je faisais observer ce qui
+allait et venait, tout me paraissait en ordre, lorsqu'un sentiment
+secret m'avertit qu'il devait y avoir des moyens de communications
+clandestines que je m'attachai à découvrir. Je fis jeter dans le monde
+que je ne serais pas trop sévère pour accorder la permission d'aller en
+Angleterre à quelqu'un de connu pour incapable de se mêler d'affaires
+politiques, et surtout à condition qu'il n'ébruiterait pas son départ,
+parce que je ne voulais pas être dans le cas d'en accorder beaucoup, ni
+d'en refuser à ceux qui croiraient pouvoir me déterminer par des
+sollicitations. Cela devait produire son effet: on vint me demander une
+ou deux permissions, je les promis dans quelques jours sous divers
+prétextes; mais, dans le fait pour prendre mes précautions, et
+effectivement, je sus bientôt que l'on faisait ses lettres dans quelques
+maisons du faubourg Saint-Germain. Moi, je fis aussi les miennes à mon
+commissaire général à Boulogne qui, à l'arrivée du messager, le faisait
+dévaliser, quoique muni de mes passeports, et lui enlevait toutes ses
+lettres, parce qu'il était convenu avant son départ (c'était la
+condition du passeport), qu'il ne se rendrait porteur d'aucune. C'est
+comme cela que j'ai acquis la conviction qu'on entretenait une
+correspondance continuelle avec l'Angleterre, puisque la plupart de ces
+lettres n'étaient que des réponses à celles précédemment reçues.
+
+Je connus alors les correspondans des deux rives, et en même temps j'y
+trouvai de quoi les défendre en cas de calomnie dirigée contre eux,
+parce que je voyais dans ces lettres la preuve évidente que des
+personnes que l'on me peignait sans cesse comme des agitateurs ne
+pensaient nullement à se donner le moindre mouvement, quelles que
+fussent les circonstances qui auraient pu survenir.
+
+Je laissai parvenir toutes ces lettres, et tendis des filets dans les
+canaux qui y étaient indiqués pour faire parvenir les réponses. Ce petit
+succès me suggéra l'idée de favoriser le passage de ces lettres, au lieu
+de l'entraver, mais de profiter à la fois de ce que je pouvais y trouver
+d'avantageux.
+
+J'aurais cherché en vain sur la côte, depuis Dieppe jusqu'à Blankenberg,
+ce que je voulais découvrir; tout s'y cachait trop bien, et je m'avisai
+d'un autre moyen pour y réussir.
+
+J'envoyai deux agens bien adroits et de bonne mine faire un tour à la
+côte d'Angleterre, d'où ils chercheraient ensuite à se rembarquer pour
+aborder en France furtivement. Deux hommes, sous ce masque,
+n'inspiraient aucune méfiance sur la côte d'Angleterre. Effectivement on
+les accueillit, on les aida; ils avaient chacun un petit paquet de
+contrebande qui leur faisait encore un peu plus d'amis, et enfin on mit
+celui qui s'embarquait à _Gravesend_ en rapport avec les pêcheurs
+d'Ostende et des environs qui faisaient le petit trafic. Il les vit
+arriver à la côte anglaise, y débarquer leurs passagers, dont pas un
+n'était en règle, remettre les lettres dont ils étaient porteurs, et il
+fit avec un d'eux son accord pour le passer en France, et le déposer en
+mains sûres pour venir jusqu'en Belgique. Il revint ainsi à Ostende, et
+fut conduit de là de station en station jusqu'au dépôt des prisonniers
+anglais à Valenciennes, qui prenaient cette même route pour venir
+s'embarquer, lorsqu'ils parvenaient à s'échapper. Je fis dans cette
+occasion d'une pierre deux coups, parce que je fis déranger cette ligne
+de communications, qui me donna ensuite l'idée d'en établir une pour
+tirer nos prisonniers d'Angleterre; mais la découverte du bateau qui
+allait clandestinement de la côte à Gravesend devint par la suite une
+mine à exploiter.
+
+Je fis prendre des arrangemens avec le patron, lui promettant de ne
+jamais l'arrêter et de le laisser passer et repasser tant qu'il aurait
+l'adresse de se bien cacher, mais à condition que, quand il aurait passé
+des Français, il viendrait en rendre compte, soit qu'ils fussent à une
+rive ou à l'autre. Ceux qui, en Angleterre, lui voyaient amener des
+passagers de cette espèce ne faisaient eux-mêmes aucune difficulté de
+s'embarquer avec lui, et on prenait ceux qu'il avait conduits en
+Angleterre à leur retour seulement, parce qu'ils avaient ordinairement
+beaucoup de lettres portant des adresses, tandis qu'en partant pour
+l'Angleterre ils n'avaient la plupart du temps que des lettres sans
+signature, et ne savaient pas de qui elles venaient. Lorsqu'on arrêtait
+quelqu'un dans ce cas, on donnait cours à ses lettres, après avoir pris
+copie de leur contenu et de leur adresse. Il s'établit bientôt par ce
+point une correspondance régulière, parce qu'au moyen d'un agent, qui
+avait répandu dans la Belgique qu'il connaissait un moyen sûr pour
+envoyer ce que l'on voudrait en Angleterre, tout le monde lui remettait
+ses lettres et autres commissions; cet agent se faisait un revenu, me
+servait bien, et était utile aux gens du pays. J'y gagnai même que ce
+patron de bateaux, ne voulant pas souffrir la concurrence des autres
+fraudeurs comme lui, dénonçait tout ce qu'il rencontrait à Gravesend, de
+bateaux venus de Blanckenberg ou de la Hollande, et c'est par lui que
+j'ai découvert une ligne de communications depuis Longwy jusqu'à
+Blanckenberg, où l'on conduisait les prisonniers anglais; par les
+Ardennes, Liége et la Belgique. Il me fit aussi découvrir jusqu'à
+l'évidence que mes propres agens me jouaient quelquefois, mais comme
+cela n'était que pour leurs petits profits, je me laissai attrapper. Je
+fis sur cette côte une bonne chasse; il y avait plusieurs années que ce
+trafic-là existait, il semblait cependant assez important au service
+public de le traverser, on cria à la tyrannie tant que l'on voulut, mais
+je fus obéi.
+
+L'autre de mes agens, qui revint par la côte de Picardie, m'apporta des
+communications non moins importantes; il alla attacher à Londres même
+des moyens de correspondance qui étaient si bien soignés par mes agens
+supérieurs à la côte, qu'ils me donnaient régulièrement des nouvelles de
+Londres en soixante et douze heures, et chaque fois qu'il y avait un
+conseil extraordinaire de cabinet ou une nouvelle importante d'Espagne,
+l'on m'envoyait un courrier extraordinaire, et l'empereur en avait des
+nouvelles plus tôt qu'il n'en recevait de Mayence.
+
+C'est dans les lettres que je faisais examiner à Ostende que je trouvai
+celles que l'ex-reine d'Étrurie, qui était retirée à Nice, écrivait au
+prince régent d'Angleterre, et c'est par là que j'eus connaissance que
+cette princesse avait envoyé, depuis plusieurs mois, un Toscan, comme
+son fondé de pouvoirs près du gouvernement anglais, mais que, faute de
+lui avoir donné suffisamment d'argent pour faire son voyage, il avait dû
+rester à Amsterdam, où il attendait encore des réponses aux
+sollicitations pressantes qu'il avait adressées à Nice à l'ex-reine.
+
+Je le fis arrêter à Amsterdam et amener à Paris; il avait sur lui son
+pouvoir comme chargé d'affaires de l'ex-reine d'Étrurie, son ordre pour
+se rendre en Angleterre, des lettres de cette princesse pour le prince
+régent. Elle avait même fait écrire par son fils à ce prince; l'écriture
+de cet enfant était celle d'un écolier qui n'écrit encore qu'en gros
+caractères sur du papier ligne au crayon.
+
+Avec toutes ces pièces, ce fondé de pouvoirs avait une quantité d'autres
+papiers appartenant à la princesse, et qui la compromettaient à un point
+extraordinaire. Elle l'avait chargé de montrer tout ce fatras au
+gouvernement anglais, pour lui démontrer qu'elle pouvait lui être utile,
+en ce qu'elle réunissait encore l'attachement des Espagnols, et qu'il
+dépendait d'elle de faire beaucoup de mal aux Français, en soulevant les
+dépôts de prisonniers espagnols qui se trouvaient en Languedoc. Il y
+avait effectivement parmi ces papiers plusieurs lettres d'officiers
+espagnols qu'elle paraissait avoir fait pratiquer depuis assez
+long-temps, et qu'elle avait entretenus de l'idée d'une révolte en leur
+disant qu'elle irait se mettre à leur tête pour retourner en Espagne.
+Toutes ces lettres établissaient d'une manière évidente qu'elle leur
+avait écrit pour les déterminer à ce parti, et qu'ils lui avaient tout
+promis. C'était une véritable folie, qui n'eût mené à rien qu'à faire
+périr ces malheureux; l'ex-reine le savait bien: aussi je crois qu'elle
+n'avait fait tout cela que pour se donner un peu plus d'importance
+vis-à-vis du gouvernement anglais, duquel elle voulait obtenir quelque
+secours.
+
+Toute cette affaire fut informée avec une grande exactitude; l'empereur
+fit grâce au fondé de pouvoirs de l'ex-reine; mais quant à elle, il la
+fit conduire à Rome dans le même couvent où était retirée sa parente, la
+princesse de Parme. Il ordonna d'envoyer par des exprès porter à la
+connaissance du roi Charles IV, son père, qui était à Marseille, ainsi
+qu'à la connaissance des princes d'Espagne, qui étaient à Valençay, tous
+les documens qui l'avaient déterminé à ce parti, et ses ordres furent
+exécutés. L'ex-reine voyagea avec un train de deux ou trois voitures, et
+fut défrayée jusqu'à Rome. On lui avait ôté son fils, que l'on avait
+envoyé chez le roi Charles IV, son grand-père.
+
+C'est par respect pour le monarque que l'on ne donna aucune publicité à
+cette circonstance, et je demande à l'homme raisonnable ce qu'il aurait
+pensé s'il avait vu imprimés dans le même cahier tous les papiers pris
+sur le fondé de pouvoir de l'ex-reine d'Étrurie avec les lettres qu'elle
+avait écrites, de l'intérieur même du palais de Madrid, au grand-duc de
+Berg, pour lui rendre compte plusieurs fois par jour des faits et gestes
+de son frère, aujourd'hui Ferdinand VII. On se rappellera que le
+grand-duc de Berg les avait envoyées à l'empereur. C'est cette conduite
+qui avait indisposé contre elle; l'empereur aima mieux laisser crier
+contre lui au despotisme que d'ajouter aux chagrins du roi Charles IV
+l'obligation de mépriser sa fille. Voilà comme, en cherchant sur les
+côtes de la Belgique les traces des communications clandestines avec
+l'Angleterre, j'ai été ramené sur celles de la Méditerranée et dans les
+dépôts de prisonniers de guerre à Carcassonne, Tournon et autres lieux,
+où l'on resta persuadé que j'avais une troupe d'espions. C'est en
+m'établissant ainsi le facteur de la communication clandestine avec
+l'Angleterre que je devenais petit à petit le confident de tout ce qui
+venait des pays étrangers, c'est-à-dire de l'Allemagne pour
+l'Angleterre, et réciproquement, parce que la vieille habitude d'écrire
+par Bruxelles avait été conservée dans presque toute l'Autriche.
+
+Beaucoup de ce qui était adressé à Londres par la Hollande vint aussi se
+fondre avec ce qui passait par la côte d'Ostende, en sorte qu'en peu de
+temps j'étais devenu riche en adresses pour tous les pays. Comme il y
+avait parmi ces lettres beaucoup de duplicata, on en gardait une pour
+avoir de l'écriture de l'auteur jusqu'à ce qu'on eût connu la personne
+qui écrivait.
+
+C'est de cette manière que, sans sortir de mon cabinet, je me trouvai
+quelquefois en tiers dans des entretiens qui se tenaient de Vienne à
+Londres, et particulièrement des petites cours d'Allemagne avec Londres;
+beaucoup de monde cherchaient les espions dont ils se croyaient
+entourés, lorsque ce n'était que par ce moyen que j'étais informé de ce
+qui les concernait.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+Je fais explorer les bains de Bohême, d'Italie.--Moyens et motifs.--M.
+Martin.--Évasions des prisonnière de guerre.--Moyens d'informations en
+Angleterre.--Parti que je tire du commerce.--Le prince d'Orange.--Voie
+détournée que prend l'Autriche.--Les débris de la guerre civile.
+
+
+J'avais fini par bien connaître les différentes routes de Londres avec
+les lieux les plus éloignés du continent, et conséquemment par connaître
+quelques agens officiels du gouvernement anglais, lesquels, sans
+caractère public reconnu, n'en allaient pas moins dans tous les sens,
+faisant les affaires dont ils étaient chargés.
+
+C'est aussi en fouillant toutes ces correspondances clandestines, que je
+voyais les parties qui se formaient pour aller aux eaux de Bohême,
+d'Italie, de Bade, d'Aix-la-Chapelle. Souvent avant que la société y fût
+assemblée, je savais quelles seraient la plupart des personnes qui la
+composeraient, et selon que je jugeais qu'il pourrait y avoir de quoi
+piquer ma curiosité, je choisissais quelques uns de nos agréables, qui
+ne demandaient pas mieux que d'aller s'y divertir, ce que les amateurs
+de jeux et de plaisirs sont toujours prêts à faire.
+
+J'en ai vu de si adroits, qu'ils se faisaient défrayer par une dupe, de
+la voiture et des gens de laquelle ils se servaient. Ils se faisaient
+ensuite ramener par quelque femme, et rentraient à Paris sans avoir
+délié les cordons de leur bourse, ayant même gagné de l'argent, et
+s'étant fait chérir de ceux qu'ils avaient ruinés.
+
+Dans deux ou trois voyages, comme cela, on connaissait la coutume de
+tout un pays entier; et il n'y avait pas de meilleurs lieux
+d'informations que les réunions des bains, où rien ne respire la
+contrainte, où les journées sont longues, où l'on a besoin de parler.
+
+J'avais mis de l'importance à tout cela, parce que c'était la fumée des
+pays étrangers qui venait quelquefois obscurcir l'atmosphère du nôtre,
+et puis lorsque j'avais lu une nouvelle dans une lettre, soit de Londres
+ou d'ailleurs, et que je la voyais courir le monde, je n'avais pas
+besoin de chercher d'où elle venait. On a cru que je voulais me mêler de
+politique, on avait tort, il n y a qu'un faible jugement qui ne fasse
+pas de différence entre être informé ou faire parler.
+
+J'avais d'autant plus d'intérêt d'être promptement averti, et par
+plusieurs canaux, que c'étaient toujours les dispositions que l'on
+reconnaissait à l'extérieur qui tranquillisaient ou alarmaient notre
+intérieur.
+
+Je commençais à faire explorer les universités d'Allemagne, lorsqu'il
+m'arriva un événement qui ne me prouva que trop combien cela était
+nécessaire. J'en parlerai plus bas, mais finissons auparavant ce qui
+regarde l'Angleterre.
+
+Le commissaire de Boulogne, M. Martin, était un homme qui, à des formes
+très polies, joignait de très grands moyens, il était surtout incapable
+de manquer à ses devoirs envers son pays; c'est, moi qui l'avais fait
+mettre dans ce poste, et je n'eus qu'à m'applaudir de ce choix, et qu'à
+me louer de ses procédés envers moi dans des temps plus malheureux.
+
+Il avait si bien étudié l'esprit des feuilles périodiques anglaises,
+qu'il en avait tiré, indépendamment des informations qu'elles
+contenaient, des conséquences qui lui servaient de direction pour ce
+qu'il avait besoin d'apprendre. Il était parvenu à se faire un tel
+patronage sur toute cette côte, que rien ne lui était devenu impossible;
+il avait multiplié l'évasion des prisonniers français à un point
+extrême, en vertu des ordres que je lui avais donnés. Il en a envoyé
+chercher à cinquante lieues dans les terres. Je ne savais pas comment il
+s'y prenait, mais il aurait envoyé fouiller à la poche d'un roi, si cela
+lui était devenu nécessaire, et ce qu'il avait de bon par-dessus tout,
+c'était de savoir faire agir et de se retirer quand il le fallait.
+
+Cette facilité des communications à la côte de Boulogne ne pouvait pas
+manquer de se savoir à Londres et d'y produire le même effet que
+produisaient chez nous les communications que tout le monde croyait
+clandestines. En conséquence, le commerce anglais s'en approcha, en
+essaya, y prit confiance, et finit par y envoyer ses lettres aussi; on
+n'en retenait pas une seule, mais on ne leur faisait pas grâce de
+l'examen, et jusqu'à ce que le petit manège fût connu, on découvrait
+toujours quelque chose d'important, non par les lettres de commerce,
+mais par d'autres qui s'y trouvaient renfermées de temps à autre.
+
+Après les lettres, vinrent quelques voyageurs, et enfin quelques
+retours; on en était venu au point d'avoir ouvert les communications
+qu'il fallait justement avoir avec l'Angleterre pour connaître celles
+qu'elle avait avec nous. Sans ce moyen, il aurait fallu tracasser tout
+le monde pour chercher quelquefois ce qui n'existait pas, parce que,
+lorsqu'on ne sait pas, et que l'on ne voit pas, on doit prudemment
+prendre grande précaution à tout.
+
+Pendant que j'étais occupé de la côte de Flandre et de Picardie, il
+s'établissait une correspondance plus coupable entre Bordeaux et
+Lisbonne. Je ne tardai pas à en avoir les preuves; mais les événemens
+sont arrivés trop vite pour que je pusse y donner suite, d'autant
+qu'elle regardait de hauts personnages que je ne croyais pas capables
+d'un fait qu'on qualifiera. Au moyen de licences, ils chargeaient dans
+la Garonne des vins, eaux-de-vie, farine qui allaient ensuite
+approvisionner l'armée anglaise à Lisbonne.
+
+On a cru que j'avais continuellement des agens près de la résidence des
+princes de la maison de Bourbon; on était dans une grande erreur. J'ai
+connu, une fois pour toutes, l'intérieur du château qu'ils habitaient
+par de vieux serviteurs qui rentraient en France, et jamais je n'y ai
+envoyé quelqu'un avec commission spéciale. D'abord cela n'était pas
+nécessaire: tant que nous pouvions nous faire craindre d'un bout de
+l'Europe à l'autre, le château d'Hartwel n'était pas bien à redouter, et
+lorsque nous n'étions plus obéis à Paris, il n'était plus temps de s'en
+occuper; ensuite je crois que l'empereur lui-même aurait trouvé fort
+mauvais que l'on n'eût pas su employer d'autre moyen, si l'on eût eu
+quelques motifs de porter des regards observateurs sur ce château.
+D'ailleurs les feuilles anglaises disaient assez ce qui pouvait nous
+être utile d'apprendre sans que l'on eût besoin de faire des démarches
+particulières. J'étais bien servi par le zèle de mes subordonnés, je les
+rémunérais bien, mais comme tout se lasse, que plus la corde a été
+tendue, plus vite elle se détend, je cherchai à affermir mes
+communications par l'intérêt même des étrangers, afin de pouvoir compter
+sur leur régularité dans toutes les circonstances.
+
+Pour cela, je protégeai d'une manière spéciale et presque exclusive ceux
+qui faisaient le commerce des guinées, et au moyen de ce que j'avais
+abattu la concurrence qui existait entre plusieurs Anglais, j'avais fini
+par faire gagner tant d'argent à mes protégés, que, loin de me refuser
+un service, ils allaient au-devant de ce que je pouvais désirer. Comme
+eux-mêmes étaient intéressés à être promptement informés de tous les
+événemens politiques qui agissaient sur le cours des effets publics, je
+pouvais m'en rapporter à eux, de même que leur intérêt les portait aussi
+à m'en informer le premier; et lorsque la publication arrivait, et que
+je voyais qu'ils avaient mis de la négligence à me faire avertir, je
+faisais arrêter leurs lettres seulement pendant quelques heures. On ne
+se doute pas dans le monde de ce qu'est, pour un faiseur d'affaires,
+l'avantage de recevoir ses lettres de Londres avant l'ouverture d'une
+bourse. Pour ceux qui m'envoyaient de bonnes nouvelles, je permettais
+que le même courrier qui me les apportait apportât aussi leurs lettres
+de commerce. Il y avait des hommes simples qui allaient disant dans le
+monde qu'il fallait qu'il y eût quelques communications particulières
+avec l'Angleterre; il n'y avait pas bien de la malice à deviner cela,
+mais c'était pour en savoir davantage qu'ils se tourmentaient.
+
+Le prince de Neuchâtel m'a dit que, pendant tout le temps que le
+maréchal Masséna avait été sous Lisbonne, et que l'on était privé de
+communications avec lui, ce n'avait été que sur les rapports que je me
+procurais de cette manière que l'empereur avait été informé de la
+situation de ses affaires en Portugal, et avait pu ordonner ce qu'il
+avait jugé à propos de faire faire.
+
+D'un autre côté, je donnai quelques ordres à Londres pour que l'on y
+prît de nouvelles informations. Je voyais, par les moyens dont j'ai
+parlé, une quantité de lettres à l'adresse de la même maison à Londres;
+je sus bientôt que c'était la meilleure maison garnie de cette capitale,
+ce que nous appelons en France une bonne auberge, et que c'était là où
+descendaient d'ordinaire les étrangers; je ne manquai pas de recommander
+que l'on me procurât les noms de tous les voyageurs qui y arrivaient.
+
+Un registre d'auberge est la chose la plus facile à former quand il n'y
+en a pas, et à se procurer quand il y en a. Celui-là comparé avec celui
+de Gravesend, où l'_allien office_ en tenait un de tous les étrangers
+qui y arrivaient, et l'un et l'autre confrontés avec les rapports des
+bateliers d'Ostende, je voyais s'il y avait encore un moyen de
+communiquer avec l'Angleterre qui ne me fût pas connu; il était rare que
+je ne finisse pas par le saisir. J'étais parvenu à faire remonter sur la
+trace d'un voyageur, en partant de Londres jusqu'à son premier point de
+départ. C'est ainsi que je fus informé du voyage qu'avait fait un
+officier du prince d'Orange (qui demeurait à Berlin), jusque près du
+prince héréditaire de cette famille, qui servait dans l'armée anglaise
+en Portugal; il était facile de se persuader qu'il devait être question
+de bien grands intérêts pour cette famille, puisque l'on avait envoyé de
+si loin un officier à ce jeune prince.
+
+Je le fis guetter son retour, j'en donnai avis, et il fut arrêté à
+Hambourg avec toutes ses lettres. On avait traité la chose avec trop de
+sévérité à Hambourg, avant de savoir s'il y avait un motif d'intrigue
+politique dans ce voyage.
+
+Je fis ce que je pus pour adoucir la mauvaise fortune qui devenait la
+récompense de la fidélité de cet honnête officier, qui avait supporté ce
+rigoureux traitement avec beaucoup de résignation. Sa femme, tout
+effrayée, accourut de Berlin pour le voir; je lui accordai toutes les
+facilités qu'elle pouvait désirer pour cela, et je mis ensuite le mari
+en liberté.
+
+Il paraissait n'avoir été envoyé près du prince d'Orange, par le propre
+père de ce prince, que pour des affaires particulières de famille de peu
+d'intérêt, excepté cependant que les lettres du prince à son père
+étaient des réponses aux conseils qu'il lui avait envoyés, de rechercher
+la main de la princesse royale d'Angleterre, ce dont le jeune prince ne
+se souciait pas. Il en donnait pour raisons qu'il craignait de ne pas
+trouver dans cette union le bonheur que l'on cherche lorsqu'on se marie,
+et sans l'assurance duquel il ne voulait pas y songer; en un mot, il
+disait tout net qu'il craignait de ne pouvoir s'accoutumer à une
+domination sous laquelle il croyait que serait obligé de plier celui qui
+l'épouserait.
+
+Il ne faisait pas l'éloge de la princesse d'Angleterre, et ne paraissait
+pas avoir encore la philosophie formée sur le caractère des femmes; il
+aurait voulu que la princesse Charlotte ne fût que princesse d'Orange et
+lui prince d'Angleterre.
+
+C'était par cette maison de Londres que je découvrais tout ce qui y
+venait des villes anséatiques, de la Prusse, de la Saxe, et même de
+l'Autriche, qui, comme on le verra plus bas, nous demandait de faire
+passer des courriers par Calais[3], pour que l'on n'aperçût pas ceux
+qu'elle envoyait par le nord. À la vérité, ils m'échappaient, parce
+qu'ils allaient par la Saxe, la Prusse, le Danemarck, quelquefois par
+Heligoland et Londres, où mon homme les voyait arriver. Si nos malheurs
+ne fussent venus, j'aurais fini par les avoir aussi, non pas pour les
+empêcher de passer ni même pour les retarder, mais pour jeter les yeux
+dans ce qu'ils portaient, et qui, à coup sûr, ne devait pas ressembler à
+ce que le cabinet de ce pays envoyait par Calais.
+
+Il aurait fini par en résulter que les courriers, que l'on ne croyait
+pas dans le cas d'être visités, l'auraient été, et que ceux que l'on
+aurait cru visités ne l'auraient pas été.
+
+Je connaissais déjà la route qu'ils tenaient, et infailliblement entre
+Vienne et le Danemarck, j'aurais trouvé un moyen de réussir à découvrir
+la vérité. Toutes ces cachotteries me faisaient faire de bien tristes
+réflexions, en même temps qu'elles me forçaient de convenir que nous
+n'avancions pas vers la tranquillité, et que, si la partie ne se liait
+pas encore contre nous, au moins tous les sentimens étaient d'accords,
+et qu'il ne faudrait qu'un revers pour tout perdre.
+
+Plus nous gênions les relations de l'Angleterre avec l'Europe, plus, de
+tous les points, on cherchait à s'en rapprocher, et nous restions
+chargés des épithètes odieuses que nous donnaient tous ceux que nos
+mesures contrariaient.
+
+Le remède à tout cela était dans la paix, il la fallait; on aurait pu la
+faire sans toutes les intrigues et les ambitions particulières et
+étrangères, qui se réunirent pour tromper l'empereur. Ses ennemis
+voyaient bien que sa puissance serait indestructible dans la paix; ils
+résolurent de l'user par la guerre, et ils furent encore assez habiles
+pour persuader aux Français que c'était lui qui la voulait, et ils le
+crurent.
+
+Avant de revenir à cette matière, je veux encore dire comment
+j'explorais les débris de la guerre civile de l'Ouest, qui habitaient
+l'Angleterre.
+
+Cette partie du travail de la police était dans des mains très habiles,
+et l'on y avait fait une bonne statistique de tous les hommes qui
+avaient marqué dans les différens partis qui avaient successivement
+désolé les contrées de l'Ouest.
+
+On tenait à Londres un homme qui n'avait pas d'autre commission que de
+les visiter tous les quinze jours, en faire, pour ainsi dire, la revue;
+et lorsque quelques uns s'absentaient, il en donnait avis, et on les
+cherchait en France, dans la contrée où ils avaient servi pendant les
+troubles civils, avant d'aller en Angleterre. Rarement on manquait d'y
+obtenir de leurs nouvelles, quand on ne les y trouvait pas eux-mêmes,
+parce que le premier besoin d'un homme qui est jeté ainsi à la côte est
+de venir prendre langue près des anciennes connaissances qu'il a
+laissées dans le pays.
+
+Presque pas un de ceux qui ont été expédiés d'Angleterre de cette
+manière n'a manqué d'être pris. Il y en avait quelques uns qui donnaient
+ensuite des informations sur d'autres, et c'est ainsi que l'on connut
+toutes les routes par lesquelles on envoyait ces malheureux à une mort
+certaine, parce que les servantes de curés, les curés et les autres
+affidés une fois connus, ils aimèrent mieux prévenir de tout ce qui leur
+arrivait que de s'exposer à des malheurs.
+
+On voit que je connaissais déjà assez bien mon échiquier, tant au dehors
+que dans l'intérieur.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+La vieille reine de Naples.--Projet de renouveler les vêpres
+siciliennes.--La reine demande l'appui de la France.--Indignation de
+l'empereur.--Opérations de l'armée de Portugal.--Le général
+Brenier.--Levée du siége de Badajoz.
+
+
+Nous étions au commencement de l'automne de 1810: l'empereur avait alors
+les affaires du pape à arranger, la campagne de Portugal à diriger. L'on
+était entré en Andalousie, et on s'était même porté sur Cadix; on
+conduisait avec activité les siéges de Catalogne; on organisait
+l'administration des provinces illyriennes en gouvernement séparé,
+c'est-à-dire qu'elles avaient leur budget de recette et de dépense
+particulier, qu'elles ne confondaient pas leurs ressources ni leurs
+besoins avec ceux des autres provinces, ce qui était une preuve qu'elles
+n'étaient pas destinées à nous rester, et que l'on n'attendait qu'une
+occasion de les négocier avantageusement.
+
+C'était le maréchal Marmont qui gouvernait ce petit État, dont le
+chef-lieu était Leybach.
+
+Il lui arriva une anecdote qui paraîtrait invraisemblable, si lui ainsi
+que moi ne pouvions la certifier.
+
+Un brick de guerre sicilien vint, sous prétexte d'éviter la côte
+napolitaine, où il craignait d'être trahi, aborder dans un des petits
+ports de la Dalmatie, où il mit à terre un officier attaché au corps de
+la marine sicilienne, et spécialement employé par la feue reine de
+Naples et de Sicile; elle l'envoyait officiellement près du général en
+chef français, pour lequel elle lui avait donné la plus étrange de
+toutes les missions.
+
+Le maréchal Marmont me l'envoya; je l'interrogeai moi-même, et reçus sa
+déclaration signée de lui. Elle portait que la reine de Sicile, qui ne
+pouvait plus résister au désir de secouer le joug des Anglais, avait
+résolu d'entreprendre de s'en affranchir en renouvelant les vêpres
+siciliennes contre eux, aussitôt qu'elle serait assurée qu'en cas
+d'insuccès, elle pouvait compter sur un asile, non pas dans le royaume
+de Naples, mais dans une partie de l'Italie soumise à la domination
+française.
+
+Cet officier ajoutait que tout était prêt pour l'exécution de ce projet,
+qui devait être entrepris aussitôt qu'il serait de retour; il faisait
+connaître tous les moyens que la reine avait pour réussir, et dans le
+fait, si elle n'avait pas complètement réussi, cette coupable entreprise
+eût coûté la vie à bien des malheureux.
+
+Après avoir reçu la déclaration de l'officier sicilien, je dus en rendre
+compte à l'empereur. Il lut toute cette proposition d'un bout à l'autre,
+et se souleva d'indignation qu'on eût osé compter sur son appui pour une
+aussi lâche extermination. Il m'ordonna de retenir indéfiniment,
+c'est-à-dire jusqu'à la paix, l'officier sicilien, qui fut mis à
+Vincennes, où il était encore lorsque les alliés entrèrent à Paris. Il
+est mort depuis. Il se nommait Amélia; son nom doit être encore dans les
+registres du greffe de ce donjon, où l'on pourra le vérifier.
+
+Peu de mois après cette anecdote, les journaux étrangers parlèrent de la
+découverte qu'avaient faite les Anglais en Sicile d'un projet de les
+assassiner, et ils firent plusieurs arrestations qui furent suivies d'un
+procès et de l'application de la peine capitale. Sans doute que si je
+n'avais pas retenu l'officier sicilien, il aurait pu arriver près de la
+reine et lui faire exécuter son projet deux mois plus tôt, c'est-à-dire
+avant que les Anglais fussent informés de rien.
+
+On est généralement disposé à croire que tous moyens de détruire des
+Anglais étaient agréables à l'empereur; voilà cependant un fait qui lui
+est particulier, et qui est encore inconnu en France, car il m'avait
+défendu d'en parler.
+
+J'ai dit que l'empereur avait envoyé le maréchal Masséna prendre le
+commandement de l'armée qui combattait sur le Duero. Elle pénétra en
+Portugal, arriva à la suite des Anglais à Busaco, et ne put les attaquer
+à temps. Elle se concentra, marcha à eux, mais eux-mêmes s'étaient
+réunis et occupaient en force toutes les hauteurs; elle ne put les
+débusquer. Heureusement elle découvrit une route qu'ils avaient négligé
+de défendre. Elle continua son mouvement, fit une marche de flanc des
+plus hardies sans cependant que l'ennemi osât la troubler. Mais comme
+tout se compense dans ce monde, elle se trouva bientôt devant des
+obstacles qu'elle ne soupçonnait pas. Elle arriva devant les lignes de
+Torrès-Vedras, que les Anglo-Portugais avaient longuement préparées, et
+ne tarda pas à être aux prises avec tous les genres de privations.
+
+Pendant qu'elle s'avançait ainsi à travers mille difficultés, le corps
+que commandait le maréchal Bessières en Castille était dans l'inaction.
+Si l'empereur eût commandé l'invasion, il l'eût emmené; le maréchal
+Masséna ne put le faire, et ces troupes, qui lui auraient été si utiles
+pendant qu'il était sous Lisbonne, où l'on fut obligé de laisser l'armée
+anglaise se retrancher, restèrent inactives; si même elles avaient été
+portées jusqu'à Coïmbre, elles auraient dispensé l'armée du maréchal
+Masséna de se diviser en une multitude de détachemens qui étaient
+obligés d'aller aux subsistances pour ceux des soldats qui restaient au
+camp. C'est ainsi que cette armée avait la moitié de son monde employée,
+et que le pillage s'y organisa sous prétexte d'y organiser les
+subsistances. Elle fut bientôt hors d'état de rien entreprendre contre
+l'armée anglaise, qui devenait plus forte tous les jours, et qui était
+dans l'abondance de tout.
+
+Les deux armées passèrent ainsi la mauvaise saison, l'une manquant des
+choses les plus nécessaires, et l'autre regorgeant de tout.
+
+L'armée du maréchal Masséna fut enveloppée comme dans un tombeau; on
+n'en entendait plus parler, tant l'insurrection avait rendu les
+communications difficiles. On n'eut des nouvelles que par les rapports
+que je tirais de Londres, où on les copiait sur ceux que lord Wellington
+y envoyait. C'est par là que nous sûmes que les Anglais étaient venus
+enlever et avaient fait conduire en Angleterre tout ce que Masséna avait
+laissé à Coïmbre; c'est aussi par cette voie que l'empereur fut averti
+de la retraite de ce maréchal, et put faire marcher Bessières pour
+l'appuyer. Sans cette source d'informations, l'armée anglaise aurait
+poursuivi Masséna jusque dans les cantonnemens de Bessières, qui n'avait
+pas été informé assez tôt pour assembler la sienne. L'empereur blâma
+Masséna de s'être ainsi aventuré sur Lisbonne sans avoir les moyens de
+l'enlever. Il aurait préféré qu'il organisât la guerre autour de
+Coïmbre, d'où il aurait tellement harcelé l'armée anglaise qu'elle se
+serait rembarquée. Sans doute, il pouvait rester dans cette ville; mais
+s'il l'eût fait, on n'aurait pas manqué de dire qu'il avait eu tort, et
+que, s'il avait marché sans s'arrêter jusqu'à Lisbonne, il n'aurait pas
+laissé aux Anglais le temps de se reconnaître, et serait entré pêle-mêle
+avec eux dans la ville.
+
+Au fait on aurait pu le croire, et pour peu que la méchanceté ou l'envie
+fût venue s'en mêler, le maréchal Masséna aurait été tracassé.
+
+La vérité est que si l'armée du maréchal Bessières avait suivi celle de
+Masséna, le succès n'était pas douteux; et, l'armée anglaise une fois
+rembarquée, cela suffisait peut-être pour faire tomber Cadix et changer
+la situation des affaires d'Espagne, qui n'avaient de force que celle
+qu'elles empruntaient de la présence des troupes anglaises.
+
+À la fin de la mauvaise saison, l'armée du maréchal Masséna avait épuisé
+les ressources du pays sans être plus en état de battre l'armée
+anglaise; il se retira, et fut suivi de très près par celle-ci, qui le
+harcela jusqu'à la frontière d'Espagne; il laissa une garnison dans
+Alméida, sous les ordres du général Brenier; il trouva les troupes du
+maréchal Bessières prêtes à l'appuyer[4], mais il n'en eut pas besoin;
+il ramena son armée saine et sauve en Espagne, et vint à Salamanque,
+d'où il voulut faire marcher le corps du maréchal Ney sur Rodrigo.
+Celui-ci refusa d'obéir, et Masséna lui retira le commandement de ses
+troupes et le renvoya à Paris. Ney fut un peu grondé par l'empereur,
+mais ce prince pardonnait tout à sa bravoure.
+
+Le maréchal Masséna voulut ensuite faire un mouvement avec toute son
+armée pour jeter des vivres dans Alméida; un concours de fâcheuses
+circonstances et de mauvaise volonté aurait rendu ce mouvement
+dangereux. On se disposait néanmoins à l'exécuter lorsque le général
+Brenier lui-même arriva à la tête de sa garnison, après avoir fait
+sauter les poudres de la place et avoir bravé la poursuite de toutes les
+troupes qui le bloquaient. Ce fait d'armes lui fit beaucoup d'honneur.
+
+L'arrivée de la garnison d'Alméida rendait le mouvement qu'on avait
+ordonné à l'armée sans objet; en conséquence, on le contremanda. Ainsi
+la campagne de Portugal, qui paraissait d'abord devoir être définitive,
+ne produisit que des pertes et des embarras.
+
+L'armée était exténuée; l'empereur jugea qu'elle avait besoin de repos,
+et la fit établir sur le Donoro; il rappela le maréchal Masséna
+lui-même, qui était fatigué et hors d'état de se donner les peines
+qu'exigeait le rétablissement de ses troupes.
+
+Il choisit le maréchal Marmont (qui gouvernait en Illyrie) pour lui
+succéder dans le commandement, et fit remplacer celui-ci par le général
+Bertrand, aujourd'hui si connu par sa noble constance à suivre le sort
+de l'empereur.
+
+L'année 1810 se termina ainsi pour les opérations militaires
+importantes. L'empereur s'était décidé à envoyer Marmont en Espagne,
+parce qu'il avait confiance en lui, que cet officier-général était jeune
+et tourmenté d'ambition; il était en outre bon organisateur, sévère,
+ennemi du pillage, ce qui en Espagne nous aliénait plus de coeurs que la
+guerre elle-même. Il y avait dans le poste que venait occuper le
+maréchal Marmont toutes sortes de moyens de se faire beaucoup d'honneur:
+vraisemblablement il y arriva avec les meilleures intentions du monde.
+Je suis en particulier convaincu que, si la fortune avait couronné ses
+premiers efforts, comme il avait beaucoup de mérite personnel, il serait
+devenu en peu de temps l'homme qu'il fallait à l'empereur en Espagne, et
+c'était tout, car on peut dire qu'il ne manquait à cette armée qu'un
+homme, et qu'elle en avait beaucoup d'autres de trop.
+
+Un mauvais sort semblait s'attacher à ceux qui étaient destinés à aller
+dans ce pays. Tous y étaient conduits par le zèle du service de
+l'empereur; c'était à lui qu'on voulait plaire, c'étaient ses faveurs
+que l'on ambitionnait, et à peine avait-on en main quelques moyens
+d'acquérir de la gloire, d'obtenir même tout ce que l'on avait le plus
+désiré, que de suite on faisait des calculs tout différens. L'envie, la
+jalousie étaient entrées dans les coeurs; les rivalités empêchaient des
+combinaisons de mouvemens qui auraient exigé la réunion de quelques
+troupes, qu'il aurait fallu tirer des différens corps d'armée.
+Wellington, revêtu d'une autorité absolue, était, au milieu de toutes
+ces mésintelligences, avec une armée soumise, qu'il conduisait tantôt
+sur l'un et tantôt sur l'autre de nos corps d'armée, bien persuadé qu'il
+n'avait pas à craindre d'être dérangé par le général dont il allait
+battre le voisin. Il faisait ses mouvemens avec une telle hardiesse,
+qu'il fallait qu'il connût bien toute la puissance de ses motifs de
+sécurité.
+
+Le maréchal Marmont arriva en Espagne, et prit le commandement des
+troupes que le maréchal Masséna avait ramenées de Portugal. Elles
+étaient dans une situation déplorable; elles avaient séjourné quatre
+mois devant les lignes de Torrès-Vedras, manquant de tout, réduites aux
+plus rudes privations. Elles n'avaient subsisté, pendant ce long espace
+de temps, qu'au moyen de réquisitions forcées, faites et enlevées par
+des détachemens de corps organisés pour la maraude. Ces détachemens,
+fort souvent du tiers et de la moitié de chaque régiment, allaient à des
+distances de quinze à vingt lieues, et ne pouvaient remplir leur mission
+qu'au moyen des plus grandes violences: de là une désorganisation dont
+rien ne peut donner une idée, et une confusion, une indiscipline, qui
+rendaient l'armée incapable de combattre. Elle était arrivée sous
+Rodrigo, n'ayant presque plus de cavalerie, d'attelages pour son
+artillerie, et un matériel dans le plus grand désordre. Enfin, le dégoût
+le plus grand, le mécontentement le plus prononcé descendaient des
+généraux aux officiers et de ceux-ci aux soldats, et avaient remplacé
+chez tous le respect pour le devoir et l'amour de la gloire. Le duc de
+Raguse triompha promptement de ces fâcheuses dispositions, et releva
+bientôt le courage abattu de ses soldats.
+
+Il renvoya en France tous les généraux fatigués et mécontens, rompit
+l'organisation des corps d'armée, et forma l'armée en six divisions
+d'infanterie et une de cavalerie, fit réparer le matériel et soigner et
+augmenter les attelages, forma des réserves de vivres, et en moins de
+trois semaines, cette armée se trouva réorganisée, rendue à la
+discipline, animée d'un bon esprit, et en état d'agir. L'empereur était
+loin de s'attendre à un résultat si prompt; il recommandait au duc de
+Raguse de n'entreprendre aucune opération avant d'avoir des moyens
+complets, soixante pièces de canon, attelées et approvisionnées: mais
+les circonstances devinrent urgentes et commandèrent d'en agir
+autrement. Le siége de Badajoz par les Anglais, conduit avec vigueur,
+tirait à sa fin: l'armée du midi de l'Espagne, commandée par le maréchal
+Soult, avait été complètement battue sur l'Albuern et ne pouvait plus
+rien entreprendre; Badajoz ne pouvait plus être sauvé que par l'armée de
+Portugal en agissant avec promptitude.
+
+Le duc de Raguse, qui le sentit, et que les demandes réitérées du duc de
+Dalmatie appelaient dans le midi, se mit en marche dans les premiers
+jours de juin avec 30,000 hommes d'infanterie, 1,500 chevaux et 36
+pièces de canon. Il se porta de sa personne à Rodrigo avec une division
+d'infanterie et sa cavalerie, culbuta l'avant-garde anglaise, qui était
+à portée de lui, et fit courir le bruit qu'il reprenait l'offensive.
+Pendant ce temps, les cinq autres divisions, couvertes par ce mouvement,
+se portèrent à marches forcées sur le Tage par le col de Banios, et
+quand le mouvement fut en pleine exécution, les troupes qui étaient sur
+Rodrigo firent l'arrière-garde de l'armée et la rejoignirent pendant
+qu'elle exécutait son passage à Almarux, sur un pont qui avait été
+établi. Une fois en Estramadure, l'armée se pelotonna et marcha d'une
+manière compacte sur Mérida, toujours en mesure de combattre la portion
+de l'armée anglaise qui aurait pu se porter sur son flanc. Ce mouvement,
+fait avec décision et promptitude, déconcerta tous les projets de
+l'ennemi, qui leva le siége de Badajoz au moment où la jonction des deux
+armées s'opéra.
+
+Cette opération fut louée et appréciée. On n'était pas accoutumé en
+Espagne à voir les généraux français se soutenir et venir au secours de
+leurs voisins, et, loin de profiter des instructions qui subordonnaient
+les mouvemens à une force déterminée que l'on n'avait pu atteindre,
+prendre au contraire la responsabilité d'une offensive prématurée, pour
+venir se mettre sous les ordres d'un de ses égaux. Il faut le
+reconnaître, dans cette circonstance, la gloire des armes, le bien
+public furent le mobile de la conduite du duc de Raguse. Cette
+expérience aurait dû être une bonne leçon pour nos généraux pendant le
+reste de la guerre en Espagne; mais l'amour-propre reprit bientôt son
+empire, et on perdit la péninsule.
+
+Les maréchaux Marmont et Soult convinrent d'opérations ultérieures, et
+retournèrent chacun dans leurs quartiers avec leurs troupes.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+Suite des affaires papales.--Opinion de Pie VI sur Pie VII.--Enlèvement
+du S. Père.--Députation de Savone.--La petite église.--Le soldat
+missionnaire.--L'abbé d'Astros.--Ses aveux.--Consultation sur la croix
+haute.--Le cardinal di Pietro.--Les petits prêtres romains.
+
+
+Pendant que l'empereur faisait faire la campagne de Portugal, il ne
+négligeait pas ses affaires intérieures. Ses démêlés avec Rome
+l'occupaient particulièrement. Il fit consulter là-dessus tout ce qu'il
+y avait à Paris de théologiens et d'ecclésiastiques distingués. Tous se
+déclarèrent franchement contre le Pape, qu'ils accusaient de faire usage
+de son pouvoir spirituel dans une affaire toute temporelle et étrangère
+à l'Église.
+
+Les difficultés survenues avec la cour de Rome avaient, comme nous
+l'avons dit, amené l'occupation de Civita-Vecchia et d'Ancone. Le pape,
+qui prétendait que son temporel était aussi infaillible que son
+spirituel, protesta contre cette occupation, qui n'avait pourtant été
+ordonnée qu'après de longues représentations. L'on avait déjà vu des
+insurrections en Italie, notamment à Rome; on savait de combien de
+scènes sanglantes elles étaient accompagnées, et le caractère du pape ne
+rassurait pas[5]. Cette obstination obligea de recourir aux partis
+extrêmes. On porta des troupes dans Rome même, afin que cette grande
+ville ne donnât point aux campagnes le signal et l'exemple d'une révolte
+que, selon toute apparence, on chercherait à y exciter.
+
+Le pape, furieux, entouré de prêtres peu éclairés, lança, contre
+l'empereur, sa bulle d'excommunication, qu'il envoya en Italie, en
+France, en Belgique et en Espagne.
+
+Quoique l'empereur se souciât peu de cette excommunication, il ne laissa
+pas d'être inquiet de tous les embarras qu'elle pourrait lui causer,
+surtout en le mettant dans l'obligation de sévir contre des malheureux
+qui pouvaient être égarés par quelques prêtres fanatiques dont
+l'influence sur les campagnes, où la population est peu éclairée, est
+toujours considérable. Ces idées se présentèrent à son esprit sous des
+couleurs d'autant plus noires, qu'il était alors à Vienne, engagé dans
+une guerre qui pouvait aller mal d'un instant à l'autre. Si cela était
+arrivé, et que le pape eût été à Rome, il est bien présumable que les
+révoltes qui auraient eu lieu en Italie, où elles avaient déjà commencé,
+auraient rendu la position de l'empereur plus difficile à Vienne, où il
+eût été peut-être obligé de faire une paix moins avantageuse que celle
+qui fut conclue. Malheureusement il n'avait pas le temps de s'occuper du
+pape, et n'avait personne près de lui, dans ce moment-là, qu'il pût
+charger de ces sortes d'affaires; il ne songea donc qu'à se préserver
+des suites que pourrait avoir une humeur aigrie au dernier point, et qui
+ferait jouer tous les ressorts de sa puissance à la première occasion
+favorable. C'est pourquoi il le fit enlever[6] et conduire à Savone, où
+il lui avait donné un état de maison extrêmement convenable. Les choses
+étaient dans cette situation, lorsqu'on les reprit après le mariage de
+l'empereur, auquel les cardinaux romains crurent devoir ne pas assister;
+ils furent blâmés par tout le monde et condamnés même par la faculté de
+théologie.
+
+L'empereur avait pris un soin extrême de mettre le bon droit et les
+formes de son côté, et il se flattait qu'il pourrait éclairer l'esprit
+du pape.
+
+Il lui envoya une députation composée d'abord de quatre prélats, qui
+étaient l'évêque de Nantes (l'abbé Duvoisin), l'archevêque de Tours (M.
+Barral), l'archevêque de Bourges (M. de Beaumont), et l'évêque de
+Trèves.
+
+Les quatre prélats se rendirent à Savone, où ils restèrent près d'un
+mois; ils avaient sans doute de quoi répondre à tous les argumens qu'on
+pourrait leur opposer, mais ils étaient surtout chargés de régler
+définitivement quelques points de discipline ecclésiastique, qui étaient
+le sujet de tracasseries continuelles en France.
+
+Le pape ne voulait pas, par exemple, dans sa mauvaise humeur, donner de
+bulles aux évêques que l'empereur nommait aux sièges qui devenaient
+vacans; il en résultait que les vicaires capitulaires étaient les
+véritables évêques, et qu'ils étaient presque tous en opposition de
+principes avec l'évêque qu'on leur avait envoyé.
+
+La désorganisation se mettait petit à petit dans les maisons
+religieuses, et commençait à gagner celles d'éducation; dans beaucoup de
+paroisses, on ne craignait pas de refuser de chanter, après la messe, le
+cantique _Domine salvum_.
+
+Je n'ai pas connu les détails des conférences de Savone, mais j'ai su
+d'un des respectables prélats qui avaient fait partie de la députation,
+que le pape n'était pas sorti de son idée fixe. Il voulait retourner à
+Rome, et pour toute réponse aux observations qu'on lui faisait il se
+bornait à répéter: _A Roma, a Roma_; c'est-à-dire qu'il fallait d'abord
+lui rendre la puissance temporelle, après quoi il verrait. On avait beau
+lui parler de l'intérêt des fidèles, du repos de l'État, son refrain
+était toujours le même: _A Roma_; il ne sortait pas de là.
+
+Il observa cependant qu'il ne pouvait répondre à rien sans son conseil,
+sans les cardinaux dont je viens de parler; mais nous avions avec
+ceux-là un bien autre compte. Avant d'y venir, je veux terminer ce qui
+est relatif à Savone.
+
+Les prélats, ne pouvant rien obtenir, prirent congé du pape, et
+revinrent à Paris.
+
+Une chose remarquable, c'est que dans une circonstance où l'esprit le
+plus fort pouvait faillir, et dans laquelle la meilleure mémoire pouvait
+manquer, dans une circonstance qui avait mis en recherches tous les plus
+doctes théologiens, et fait compulser tant de livres depuis six mois;
+une chose remarquable, dis-je, c'est que le pape n'ouvrit pas autre
+chose que son bréviaire, ne dit pas autre chose que son chapelet. Il ne
+touchait pas un livre, et l'on verra plus bas comment il passait son
+temps.
+
+Le retour des évêques à Paris contraria l'empereur; il médita et
+consulta de nouveau pour arrêter la matière d'un second message qui fut
+envoyé au Pape dans l'hiver. Il fut porté par les mêmes évêques,
+auxquels on en adjoignit deux autres, qui furent M. l'archevêque de
+Malines, et, je crois, M. d'Osmond, qui était évêque de Nancy ou
+archevêque de Florence; je ne me rappelle pas lequel des deux siéges il
+occupait.
+
+Cette affaire du Pape, dans laquelle on a été méchamment injuste envers
+l'empereur, est, selon moi, une des circonstances où il a montré le plus
+de patience. Si le Pape avait eu affaire à un roi d'Angleterre ou à un
+empereur russe, il n'eût pas seulement été question de lui; mais
+l'animosité et le déchaînement étaient tels, que les athées même
+défendaient le saint père aussi vivement que les dévots.
+
+On va voir jusqu'à quel point l'empereur poussa la patience, et ce qu'il
+savait déjà des menées des prêtres romains, lorsqu'il envoya son second
+message à Savone.
+
+C'est à cette occasion que je me mêlai, pour la première fois, des
+prêtres. J'étais déjà à peu près certain de réussir dans ce que je
+cherchais; j'avais envoyé des prêtres à moi voyager dans plusieurs
+contrées de la France, et presque tous m'avaient rapporté que ce que
+l'on appelait la petite église avait un avantage d'opinion presque dans
+tout le pays. On appelait la petite église celle qui était desservie par
+des prêtres qui ne reconnaissaient pas l'autorité du Pape, et qui
+prêchaient cependant dans le sens de la bulle d'excommunication. Il y
+avait de ces prêtres qui, depuis la guerre civile, circulaient par toute
+la France, administrant le baptême, confessant, donnant la communion,
+faisant des mariages et célébrant l'office divin dans des maisons
+particulières où leurs ouailles se rendaient en portant chacune leur
+petite rétribution, et c'était là le principal, car tout en abusant de
+la crédulité des gens de la campagne, ces fanatiques ne négligeaient pas
+de prélever un impôt sur eux.
+
+M. le duc d'Otrante avait tout-à-fait négligé cette source de discorde,
+qui avait déjà causé des ravages lorsque je m'en occupai.
+
+J'étais parvenu à faire arrêter plusieurs de ces prêtres, qui, depuis
+1793, avaient été envoyés dans l'Ouest par le comité des évêques établi
+à Londres, et qui, depuis cette époque, faisaient dans le pays le
+contraire de ce qu'ils auraient dû faire.
+
+Je fis venir ces prêtres, qui n'étaient que de véritables idiots,
+décidés à se faire martyriser pour des sottises; je ne pus en tirer
+aucun aveu, sinon sur tout ce qu'ils avaient fait personnellement,
+c'est-à-dire qu'ils rebaptisaient, reconfessaient, remariaient, etc.,
+tout ce qui l'avait été dans le pays par d'autres prêtres, c'est-à-dire
+par ceux qui avaient reconnu le concordat. En cherchant après ces
+prêtres, on arrêta un soldat qui, ayant vu la stupidité des gens des
+environs, avait imaginé de se donner pour prêtre; il avait voyagé, reçu
+de l'éducation; il s'était mis à confesser, à baptiser et à dire la
+messe, parce que cela lui rapportait plus que son métier de soldat.
+
+Il fut mis en prison; on ne lui fit aucun mal, mais le bruit de cette
+aventure fit tort aux vrais prêtres de la petite église, parce que tout
+le monde eut peur d'aller à la messe d'un grenadier. Je fus
+particulièrement content de cette aventure en ce que j'en eus tout
+l'avantage.
+
+L'empereur m'avait souvent parlé de la petite église, et m'avait poussé
+avec force dans ces recherches; il fut satisfait de ce commencement de
+succès, que j'ai mis ici avant l'affaire que je vais raconter, quoiqu'il
+n'en soit que la suite.
+
+L'empereur avait un tact extraordinaire pour sentir d'où partait une
+mauvaise influence; lorsqu'il suivait sa propre impulsion, il se
+trompait rarement. Depuis plus de deux ou trois mois, il me faisait
+rechercher une bulle ou instruction que le Pape devait avoir envoyée à
+tout le clergé de France.
+
+On avait la preuve morale qu'elle existait, on en voyait même mettre les
+dispositions en pratique; mais comment mettre la main dessus? C'était là
+la difficulté. Les prêtres ont la plupart des physionomies sur
+lesquelles il est facile de se tromper; j'y aurais échoué sans un cas
+fortuit qui survint et me fit tout découvrir.
+
+Nous étions arrivés au 1er janvier, où les corps constitués venaient
+faire leur visite à l'empereur.
+
+Le clergé de Paris y vint. Le siége de cette métropole avait été occupé
+depuis la mort du cardinal Dubelloy par le cardinal Fesch, qui avait
+ensuite donné sa démission et avait été remplacé par le cardinal Maury;
+mais ce prélat n'ayant pas de bulle, c'étaient les vicaires capitulaires
+du chapitre qui faisaient toutes les affaires du diocèse. C'était donc
+près d'eux que l'on devait chercher ce que l'on voulait avoir; il
+n'était pas en effet vraisemblable qu'un agent de la cour de Rome se fût
+adressé à l'abbé Maury, qui était d'une opinion différente. Il y avait
+parmi les vicaires capitulaires de Paris l'abbé d'Astros[7], qui était
+le principal agent du chapitre métropolitain; il était présent avec le
+clergé du diocèse, et porta lui-même la parole de félicitation à
+l'empereur, qui lui laissa dire son compliment, et qui ensuite, sans
+s'échauffer, lui parla des dissensions du clergé.
+
+L'empereur avait-il déjà des informations? je n'en sais rien. S'il en
+avait, elles ne venaient pas de moi; dans tous les cas il avait mis le
+doigt sur la plaie.
+
+Dans la conversation, il poussa M. d'Astros, qui ne concevait pas
+pourquoi c'était précisément à lui que l'empereur s'adressait; il se
+crut trahi et se déconcerta, sans cependant dire un mot qui pût le
+compromettre.
+
+L'empereur rentra, après l'audience qui finit presque aussitôt, dans son
+cabinet, où il m'ordonna de le suivre, et après m'avoir fait connaître
+ce qui venait de se passer avec cet abbé, et m'avoir parlé de ses
+pressentimens, il me dit de donner suite à cette affaire. Il n'y avait
+pas un moment à perdre; on commençait à sortir du château, lorsqu'il me
+vint dans la pensée de faire dire au cardinal Maury que j'avais à
+l'entretenir, et que je le priais de passer chez moi en sortant des
+Tuileries, et de faire en sorte d'y amener l'abbé d'Astros.
+
+Je me rendis chez moi, et j'envoyai un agent fort adroit chez M.
+d'Astros, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, de visiter tout
+son appartement, et de bien examiner tout ce qui serait de capacité à
+contenir une feuille de papier.
+
+Pendant que l'on exécutait mon ordre, le cardinal Maury et M. d'Astros
+arrivèrent; ce dernier était encore effrayé des questions que lui avait
+faites l'empereur. Je pris le ton d'un homme qui était déjà informé,
+tandis que je ne savais rien; je dis à M. d'Astros que je lui donnais
+une demi-heure pour se décider à me dire d'où il avait reçu les papiers
+qui venaient d'être trouvés chez lui, et quel usage il comptait en
+faire. Il crut trouver une porte de salut en me répondant qu'il ne
+voulait en faire aucun usage, et qu'il ne connaissait pas la personne
+qui les lui avait apportés. Il me mit bien à mon aise, car je ne savais
+pas encore qu'il en avait; je profitai de la veine et lui fis dire à qui
+il les avait communiqués. Il ne voulait nommer personne, lorsqu'on lui
+observa de prendre garde qu'il n'était amené dans cette position que par
+quelqu'un qui avait connaissance de tout, et qu'il devait bien voir
+qu'il fallait qu'il eût parlé pour que l'on sût où prendre ce que l'on
+cherchait. C'est alors qu'il nomma un autre vicaire capitulaire comme
+lui, et M. Portalis[8], ce qui indisposa fort l'empereur contre ce
+conseiller d'État, qui, confident d'une chose tendant à bouleverser
+l'empire, n'en avait rien dit. Il en éprouva de la peine, se souvenant
+des services de son père, et s'il fit un exemple aussi sévère du fils,
+en le renvoyant du conseil d'État, c'était bien plus pour l'exemple que
+pour la faute.
+
+M. d'Astros ne voulut pas parler davantage. On m'apporta alors le
+résultat de la visite qui avait été faite chez lui, où on avait
+effectivement trouvé des choses extraordinaires; je les fis toutes
+reconnaître à M. d'Astros, qui ne sut pas que je n'en étais point encore
+en possession lorsque je l'appelai chez moi.
+
+Il y avait dans ses papiers plusieurs lettres particulières, dont je
+l'obligeai de me nommer les auteurs; cela fini, je lui déclarai qu'il
+avait perdu sa liberté jusqu'à ce que je fusse tout-à-fait informé.
+
+Ces papiers, quoique assez volumineux, avaient été trouvés cachés,
+partie dans les poches d'une vieille soutane qui était suspendue dans sa
+garde-robe, partie dans une boîte à manchon. Ils se composaient, 1° de
+la fameuse bulle; 2° d'une longue instruction d'un légat du pape. Nous
+apprîmes par là qu'en quittant Rome, le Pape avait donné ses pouvoirs à
+un prêtre qui ordonnait dans toute la chrétienté, et d'après les ordres
+duquel tout se faisait. L'existence de ce chef invisible nous expliqua
+pourquoi on rencontrait partout une conformité d'opposition et de
+malveillance sur certains points de discipline et de dogme.
+
+M. d'Astros ne voulut jamais dire de qui était cette instruction qui
+n'était pas signée; mais il y avait avec elle des minutes de lettres
+écrites de sa main, et qui établissaient la preuve qu'il avait été
+lui-même dans le cas de consulter un chef sur différens points de
+discipline ecclésiastique, sans doute pour mettre sa responsabilité à
+couvert.
+
+Malheureusement pour lui, il avait écrit à ce chef quatre jours
+auparavant pour lui demander s'il pouvait conduire le chapitre chez
+l'empereur avec la croix haute, c'est-à-dire la croix que l'on porte en
+avant de toutes les processions.
+
+Il avait insisté pour une prompte réponse, parce que le cardinal Maury,
+qui y allait franchement, avait ordonné qu'on la portât, et M. d'Astros,
+qui craignait d'être blâmé, avait voulu consulter son chef, avant d'y
+consentir. La réponse du chef était aussi dans les papiers saisis; elle
+avait même été suivie d'une explication qui avait dû être précédée de
+demandes et de réponses si rapprochées, qu'il était évident que le chef
+ne pouvait pas être éloigné, que de plus il était Italien, parce que son
+écriture et son style le décelaient. M. d'Astros ne voulut jamais le
+nommer.
+
+J'eus recours à un stratagème pour le découvrir.
+
+Comme ces lettres n'avaient que deux ou trois jours de date, je sus par
+le domestique de M. d'Astros, qu'il les avait portées à un certain P.
+Fontana, Italien, qui, depuis l'expulsion des cardinaux, s'était retiré
+dans un couvent de religieuses à Paris. J'envoyai chercher ce religieux,
+qui m'en nomma un autre de sa nation (je crois qu'il s'appelait
+Antonio), qui, depuis la même époque, vivait aussi chez des religieuses,
+de la communauté desquelles j'ai oublié le nom.
+
+Le P. Fontana reconnut les lettres que M. d'Astros lui avait écrites,
+dont je lui représentai les copies, ainsi que les réponses qu'il y avait
+faites, et qui y étaient jointes.
+
+Enfin, pour éviter des détails ennuyeux pour le lecteur, il résultait
+des aveux de ces prêtres que, depuis que les cardinaux avaient été
+éloignés de Paris, c'étaient eux qui avaient résolu tous les cas
+difficultueux de l'église, d'après une instruction semblable à celle qui
+était dans les papiers de M. d'Astros. Ils dirent qu'il l'avaient reçue
+depuis que le Pape était à Savone, mais que ce n'était pas lui qui la
+leur avait envoyée.
+
+Ces prêtres excitaient ma curiosité et ne la satisfaisaient pas, lorsque
+je m'avisai de leur demander comment ils auraient agi, s'il s'était
+présenté un cas non prévu par l'instruction, et qui fût de dogme au lieu
+d'être de discipline; ils répondirent qu'ils en auraient référé au
+collége des cardinaux; et enfin ils avouèrent que cela était déjà
+arrivé, et qu'ils en avaient écrit au cardinal di Pietro.
+
+Le cardinal di Pietro était le premier ministre du pape; c'était à lui
+que le pape avait remis ses pouvoirs en quittant Rome, et c'était lui
+qui, à Paris, avait empêché les autres cardinaux d'assister à la
+cérémonie du mariage de l'empereur.
+
+Il avait été comme les autres renvoyé de Paris, et se trouvait à Sémur
+en Bourgogne, où je l'envoyai chercher; il fut vivement pressé par M.
+Réal, que l'empereur m'avait ordonné de charger de la suite de cette
+affaire. Le cardinal di Pietro fut obligé de s'avouer vaincu; c'était
+lui qui faisait le pape, et qui en quittant Paris avait donné ses
+instructions à ces deux prêtres italiens et à M. d'Astros.
+
+C'était ainsi que les ministres d'un Dieu de paix s'enveloppaient de
+leur ministère pour troubler l'état et l'intérieur de chaque famille, en
+alarmant la conscience de l'homme de bien, et en encourageant le
+chancelant agitateur. Dans tout autre pays qu'en France, le gouvernement
+eût puni ces prêtres comme des ennemis du repos public, mais on se
+contenta de les enfermer comme des fous dangereux. La suite de cette
+affaire conduisit à découvrir une ligne de correspondance entre Paris et
+Savone, ce qui fit encore mettre en prison quelques prêtres qui en
+étaient les messagers[9], et qui portaient jusqu'au fond de la Belgique,
+les instructions démagogiques du cardinal di Pietro.
+
+Cette découverte me donna l'idée de faire la recherche de tous les
+petits prêtres romains qui étaient venus à Paris avec les cardinaux, et
+je les trouvai pour la plupart, sous l'habit séculier, maîtres de latin,
+d'italien, ou de musique; les dévotes se les étaient partagés comme
+autant de morceaux de la vraie croix.
+
+Je les fis observer, et je ne tardai pas à reconnaître combien ces
+malheureux étaient corrompus, et de quel danger il était pour les
+familles d'y laisser des hommes aussi pervers, qui profitaient de
+l'accès qu'ils y avaient pour y introduire un genre de corruption
+jusqu'alors inconnu en France. Il y avait cependant quelques familles
+qui n'auraient pas eu le droit de se plaindre, car, par esprit de parti,
+elles avaient été au-devant du mal.
+
+Néanmoins, sans faire aucun éclat, je réunis les lettres coupables que
+quelques uns de ces hypocrites avaient écrites à des jeunes gens, et en
+fis donner connaissance aux parens; cette précaution suffit pour les
+voir bientôt, à quelques uns près, congédiés, et dès-lors ils ne furent
+plus dangereux. Cette affaire de prêtres fit un grand bien à
+l'administration en général, parce que le mal que l'on connaît devient
+toujours moins dangereux que celui qu'on ne connaît pas. On trouva le
+moyen d'en arrêter les conséquences, et si depuis un an que cette
+intrigue criminelle était tramée on l'avait interrompue, elle n'eût pas
+fait en France autant de progrès, qui, dans nos revers, sont devenus un
+mal capital.
+
+On a donné une couleur d'oppression à la répression de cette intrigue;
+je demande ce que l'on ferait en Angleterre à un évêque catholique
+romain qui, en vertu de pouvoirs secrets du pape, abuserait de son
+ministère pour entretenir dans le royaume des intrigues tendant à
+bouleverser l'État.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+Arrivée à Paris d'un jeune Saxon.--Son dessein d'assassiner
+l'empereur.--Décision remarquable de ce prince.--Livre de M. Daunou.--Ce
+qu'eût pu devenir la France.
+
+
+L'empereur a toujours été trop bon, même envers ses ennemis personnels:
+je vais en citer un exemple dont j'ai été témoin, et qui est arrivé
+précisément à la suite de cette affaire de prêtres.
+
+Je fus informé, dans le courant de l'hiver, qu'une famille de qualité de
+Dresde était fort inquiète des résolutions d'un jeune homme de vingt ans
+qui lui appartenait, lequel était parti tout d'un coup de l'université
+de Halle ou de Leipsick, où il faisait ses études, et avait pris un
+passeport pour Francfort-sur-le-Mein, d'où probablement il pousserait
+jusqu'en France.
+
+Je fus informé aussi que ce jeune homme avait un cerveau faible, et
+qu'il avait quitté la religion luthérienne pour embrasser le
+catholicisme.
+
+Le temps était court, et les renseignemens bien vagues; je n'eusse rien
+trouvé, si un de mes agens à Francfort ne m'avait écrit par le même
+courrier, pour me prévenir du passage par cette ville d'un jeune Saxon
+qui s'appelait Wondersale, et qui se rendait à Paris. Il ajoutait qu'il
+avait pris à Francfort une lettre de crédit sur Paris.
+
+Je voyais bien qu'il estropiait le nom du jeune homme; néanmoins,
+d'après le calcul que je faisais, il devait être arrivé à Paris depuis
+deux jours, et je le fis chercher, tant par la préfecture que par le
+ministère de la police.
+
+J'en donnai l'ordre un dimanche à dix heures du matin, et je fis
+demander, dans les maisons de banque qui étaient reconnues pour avoir
+particulièrement des relations avec l'Allemagne, les noms des personnes
+à l'adresse desquelles étaient les crédits qu'elles avaient eu
+commission d'ouvrir depuis cinq ou six jours.
+
+J'eus de suite une liste de noms, dans laquelle je remarquai le nom
+allemand de Won der Sulhn, qui avait un crédit de Francfort de tel jour,
+et qui demeurait à tel hôtel, dans telle rue.
+
+On l'y trouva effectivement vers les cinq heures du soir; il avait
+quatre paires de pistolets, un poignard, s'était confessé, et avait même
+communié.
+
+Lorsqu'il entra chez moi, j'étais plus disposé à lui parler de bals et
+de plaisirs, en voyant sa bonne mine et sa jeunesse, qu'à lui parler de
+choses plus sérieuses.
+
+Je n'avais d'ailleurs aucune preuve; je plaidai le faux pour savoir le
+vrai: je fis de la morale au jeune homme, je lui parlai de la honte
+irréparable d'une mauvaise action, qui déshonorait plus particulièrement
+un homme de sa naissance. Il devint rouge, fut embarrassé, et enfin,
+avec la candeur d'une âme qui n'était point encore souillée, il m'avoua
+quelle était son intention en venant à Paris, qu'il avait résolu de tuer
+l'empereur pour attacher son nom au sien. Je lui demandai comment il ne
+s'était pas laissé arrêter par les difficultés qu'il devait prévoir
+qu'il rencontrerait, qu'il en voyait l'exemple. Il me répliqua
+froidement qu'il savait bien qu'il devait mourir, soit qu'il manquât ou
+qu'il réussît; qu'il s'était mis en règle pour répondre à Dieu, et que,
+s'il avait manqué son coup, un autre aurait suivi son exemple, et
+profité de l'expérience qu'il n'avait pas, pour éviter ce qui aurait pu
+l'empêcher de réussir.
+
+Il ajoutait que Henri IV avait été manqué vingt-deux fois, et que la
+vingt-troisième avait réussi; que l'empereur n'avait encore été manqué
+que trois ou quatre fois, mais que cela n'arrêtait pas un homme de
+courage, qui ne comptait sa vie pour quelque choses qu'autant qu'elle
+était utile, et qu'il trouverait la sienne suffisamment bien employée,
+puisqu'elle avancerait d'une chance les probabilités de succès pour ceux
+qui voudraient l'imiter.
+
+Il était difficile de porter plus loin que ne l'avait fait ce jeune
+homme le dévoûment de sa personne pour l'exécution d'un crime.
+
+Je fis à l'empereur un rapport écrit de tout ce qui avait précédé et
+suivi l'arrestation de ce jeune Saxon, dont les projets ne pouvaient pas
+être mis en doute.
+
+L'empereur écrivit en marge de mon rapport (c'est-à-dire par la main de
+son secrétaire): «Il ne faut point ébruiter cette affaire, afin de
+n'être point obligé de la finir avec éclat. L'âge du jeune homme est son
+excuse; on n'est pas criminel d'aussi bonne heure, lorsqu'on n'est pas
+né dans le crime. Dans quelques années, il pensera autrement, et on
+serait aux regrets d'avoir immolé un étourdi et plongé une famille
+estimable dans un deuil qui aurait toujours quelque chose de
+déshonorant.
+
+«Mettez-le à Vincennes, faites-lui donner les soins dont il paraît que
+sa tête a besoin, donnez-lui des livres, faites écrire à sa famille et
+laissez faire le temps; parlez de cela avec l'archi-chancelier, qui est
+un bon conseil.»
+
+En conséquence de ces ordres, le jeune Won der Sulhn fut mis à
+Vincennes, où il était encore lors de l'arrivée des alliés à Paris.
+
+Ce que l'empereur était forcé de reconnaître dans la conduite des
+prêtres romains ne le disposait pas à se relâcher du projet qu'il avait
+de secouer le joug des papes; c'est à cette occasion qu'il fit composer
+par M. Daunou[10] un ouvrage qui a pour titre: _Recherches historiques
+sur les anticipations et la puissance temporelle des papes_. Il disait
+en parlant d'eux: «Moi, j'aimerais mieux me faire luthérien, demain, que
+de mettre la France de nouveau en feu, en y rétablissant le monstrueux
+pouvoir de ces hypocrites.»
+
+L'empereur avait malheureusement trop de petites affaires, dont on avait
+pris l'habitude de l'entretenir. Son ministère travaillait moins
+qu'auparavant; dans ces sortes de choses, on venait à lui pour des
+bagatelles; on le dérangeait souvent d'occupations sérieuses pour lui
+parler de minuties dont on n'aurait dû lui parler qu'après qu'elles
+auraient été faites, en sorte que les grandes étaient privées du soin
+que leur importance réclamait, et que les petites devenaient
+importantes.
+
+Si l'empereur n'avait pas été jeté dans des affaires qui l'absorbaient
+en entier, il aurait fini cette affaire des papes, qui aurait été mise
+au nombre des travaux utiles qui ont signalé son gouvernement; mais
+faute d'avoir été achevée, elle a été représentée comme une entreprise
+simplement tyrannique, tandis que tous les États catholiques lui en
+eussent voué de la reconnaissance si elle avait réussi. Combien il était
+encore à regretter qu'une suite continuelle de grandes guerres amenât
+toujours des embarras qui se succédaient et jetaient l'empereur hors des
+occupations auxquelles il avait si bien pris goût!
+
+Depuis la paix de Lunéville jusqu'à la rupture du traité d'Amiens, il a
+été une époque où le budget des recettes de l'État dépassait celui des
+dépenses de plus de quarante à cinquante millions, et où l'empereur
+avait indépendamment, dans ses coffres, une économie, provenant des
+contributions étrangères et de ses épargnes, qui ne s'élevait pas à
+moins de deux cent cinquante ou trois cents millions.
+
+Si l'on eût eu la paix avec cela, il avait de quoi rendre la France un
+muséum de tout ce que le génie, l'art et l'esprit humain sont
+susceptibles d'imaginer pour la gloire et le bien-être des hommes. On se
+perdrait en réflexions tristes, qui ne sont pas l'objet de cet ouvrage,
+si l'on ouvrait le chapitre de ce que l'on a fait et qu'on n'aurait pas
+dû faire, comme de ce que l'on n'a pas fait et que l'on aurait dû faire.
+
+Pendant que la police expliquait à Paris cette mauvaise machination des
+prêtres, l'empereur faisait partir son second message près du Pape; il
+n'eut pas plus de succès que le premier, et l'on peut avancer hardiment
+que, sous tous les rapports, le Pape était d'une portée d'esprit
+au-dessous de la situation dans laquelle les progrès de la raison
+avaient jeté les affaires de l'église. Il ne voyait que sa situation
+personnelle; il s'obstinait à ne pas la séparer de la question
+spirituelle. Les événemens sont venus à son aide; le conclave le
+canonisera peut-être, mais l'histoire le jugera.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+Fâcheuse situation du commerce.--L'empereur vient à son
+secours.--Embarras de M. de Talleyrand.--Vente de son hôtel.--Comment il
+meuble celui qu'il habite aujourd'hui.--Dépôt du duc d'Otrante.--M.
+Laffitte.--Ses idées sur le système continental.
+
+
+C'est au commencement de l'hiver de cette année que plusieurs maisons de
+banque et de commerce éprouvèrent des embarras qui n'étaient que la
+conséquence de ceux de leurs correspondans, dont les affaires avaient
+souffert par suite d'une résistance de leur part aux mesures dont on
+voulait frapper le commerce anglais. En Hollande, les maisons les plus
+considérables faisaient leur liquidation et renonçaient aux affaires; en
+Belgique, on avait découvert une fraude importante qui avait pris le
+caractère d'un commerce permis: non-seulement on l'avait arrêté, mais on
+était revenu à l'examen des livres de toutes les maisons qui l'avaient
+fait, et on les avait frappées de tous les droits qu'elles avaient évité
+de payer. Quelques unes en furent ruinées, parce qu'elles avaient vendu
+leurs marchandises en raison des facilités qu'elles trouvaient à les
+introduire, et cela ne porta aucune atteinte aux maisons anglaises, qui
+étaient déjà remboursées de ce qui leur était dû.
+
+Toutes ces mesures avaient frappé d'épouvante; chacun resserrait ses
+affaires; les capitalistes retiraient leurs fonds, et il y eut un moment
+où des maisons fort respectables eurent besoin d'argent, quoiqu'ayant
+leurs magasins pleins de marchandises qu'ils ne pouvaient pas écouler.
+
+L'empereur se fit faire plusieurs rapports sur ces sortes d'affaires, et
+tous concluaient que la plupart des négocians qui étaient dans cette
+situation n'y étaient pas tous tombés par suite de la retraite des
+capitaux qui leur avaient été confiés, mais pour avoir donné à leurs
+opérations une extension disproportionnée à ceux qu'il pouvaient avoir,
+ce qui les avait obligés de les augmenter en créant un papier de
+circulation, lequel papier s'était trouvé sans hypothèque dans leur
+liquidation, et avait causé leurs embarras. Néanmoins il vint au secours
+des uns et des autres, et ouvrit ses coffres; il leur avança jusqu'à six
+à sept millions de son économie, pour préserver le commerce de Paris et
+celui de plusieurs autres villes d'une catastrophe.
+
+C'est à cette occasion que je suis entré pour la première fois en
+rapport avec M. Laffitte, que je ne connaissais pas auparavant, et qui
+depuis long-temps dirigeait la maison de banque de M. Perregaux,
+particulièrement depuis la maladie qui l'a conduit au tombeau.
+
+L'empereur avait souvent parlé devant moi de la crise du commerce; cela
+avait même été la matière d'une discussion du conseil, et il m'était
+facile de voir que l'empereur parlait d'après des rapports qu'on lui
+avait remis de divers endroits sans qu'aucun l'eût convaincu. Je
+m'aperçus qu'en soutenant une discussion avec mon collègue Mollien
+(ministre du trésor, qui siégeait à côté de moi), il me regardait comme
+pour m'exciter; il savait cependant bien que j'étais étranger à ces
+matières, et j'eus un moment la peur qu'il ne cherchât à inculquer à
+Mollien que j'étais l'auteur de ces rapports. Aussi je plaçai dans la
+discussion une lourde bêtise qui réhabilita ma réputation. Néanmoins le
+regard de l'empereur voulait dire quelque chose, et comme je savais
+depuis long-temps qu'il aimait mieux qu'on le devinât que de le faire
+parler, je me mis à l'oeuvre tout en sortant du conseil.
+
+J'étais resté en rapports d'amitié avec Bourrienne; l'empereur le
+savait, et écoutait complaisamment tout ce que je lui en disais quand je
+rencontrais l'occasion de lui parler de lui, ce qui me donnait l'espoir
+de le lui faire remployer d'une manière quelconque.
+
+Bourrienne connaissait bien mieux que moi ce que signifiait un geste de
+l'empereur, et je crus un moment qu'il avait connaissance des rapports
+qui avaient occupé l'esprit de l'empereur. Après avoir causé avec
+Bourrienne, je me décidai à aller quérir des lumières près de M.
+Laffitte, qui avait déjà dans le commerce une puissance d'opinion
+d'autant plus forte qu'elle reposait sur une indépendance absolue de
+caractère personnel, laquelle lui avait mérité une considération qui a
+été accrue et consolidée depuis par les événemens.
+
+Une affaire d'arbitrage à laquelle je m'intéressais, et dans laquelle on
+désirait avoir l'opinion de M. Laffitte, vint fort à propos. Je le fis
+prier par Bourrienne de venir me voir.
+
+J'avais à l'entretenir de trois choses, d'abord de la crise du commerce,
+de ses causes et de ses conséquences; ensuite du système continental et
+des licences.
+
+En écoutant parler M. Laffitte, je revenais petit à petit à ses
+opinions, et s'il me lit, il jugera si je les ai bien retenues.
+
+J'eus avec lui plusieurs entretiens dans lesquels il me développa son
+opinion y que je mets ici sous les yeux du lecteur.
+
+«Une règle infaillible pour les gouvernemens pour bien juger de la
+marche des affaires et de l'état de l'opinion, me disait-il, c'est que
+tout ce qui est en opposition avec les intérêts est nécessairement en
+opposition avec les affections. L'arbitraire de l'administration tue la
+confiance et le crédit; le blocus ne produit aucun bien dans le présent,
+et son effet naturel est de détruire tous nos avantages commerciaux dans
+l'avenir. Le commerce est inoffensif de sa nature; il est
+gouvernemental, puisqu'il a besoin de protection: s'il est dans
+l'opposition, c'est qu'il se trouve lésé, ou qu'il manque de garanties.
+Ceux qui ne prospèrent qu'avec l'ordre et la tranquillité ne veulent pas
+de révolutions.
+
+«Le blocus continental est, au premier abord, une grande pensée. La
+théorie présente à l'esprit un résultat prompt et même admirable; mais
+l'imagination ne suffit pas dans les matières positives: ce qu'il faut
+voir avant tout, c'est la possibilité de l'exécution. Quelques fabricans
+peuvent s'applaudir de l'essor que cette mesure a donné à leur
+industrie; mais la masse des négocians ne peut que souffrir d'un
+commerce qui n'a lieu que par privilége, et les hommes d'État n'y voient
+qu'un abandon fait aux Anglais du commerce de l'univers.
+
+«Il ne faut point s'abuser par de vaines paroles; les flagorneries
+peuvent plaire à des princes vulgaires, la vérité seule convient au
+génie de l'empereur. Ce qu'il faut lui dire donc, c'est que le blocus
+cerne le continent et non pas l'Angleterre; c'est au continent seul à
+qui il est défendu de mettre un vaisseau en mer.
+
+«La question ainsi posée, qu'en résultera-t-il? L'Angleterre perdra la
+totalité des consommateurs du continent, et le monopole du reste du
+monde lui sera abandonné sans partage: le continent au contraire se
+suffira à lui-même, sans partage avec l'Angleterre, et tout échange
+d'ailleurs lui sera interdit avec le reste de l'univers. Or, le
+continent européen vaut-il, à lui seul, toutes les autres parties du
+monde? C'est ce qu'il y aurait à examiner, si le blocus était possible;
+mais les licences qu'on accorde prouvent qu'on a à s'occuper d'une autre
+solution.
+
+«La France, pays manufacturier, gagnera par l'expulsion des Anglais des
+différens marchés de l'Europe; c'est là pour elle la seule compensation
+de ce qu'elle perdra par la cessation de tous ses autres rapports avec
+l'Amérique, l'Afrique et l'Inde; mais l'Espagne, l'Autriche, la Prusse
+et la Russie que gagneront-elles? Pour elles, tout est perte sans qu'il
+en résulte le moindre avantage, et cet état forcé peut-il durer
+longtemps?
+
+«Les plaintes des sujets ne sont pas sans influence sur la conduite des
+gouvernemens, quand elles sont aussi légitimes: on cède momentanément à
+la nécessité; mais les intérêts réagissent, et bientôt ces intérêts
+parlent si haut, qu'il faut enfin les écouter.
+
+«Sous ce rapport, monseigneur, il n'y a pas une puissance qui, étant
+ostensiblement avec nous, ne soit en secret contre nous et de coeur avec
+l'Angleterre. Sans se parler, elles s'entendent entre elles, et à la
+première occasion elles ne manqueront pas d'éclater. La Russie surtout,
+la plus forte et la plus lésée, ne doit-elle pas le faire craindre par
+cela seul qu'elle ne peut pas tenir ce qu'elle a promis? Quant à moi, je
+n'en doute point; rien ne peut remplacer pour elle les factoreries
+anglaises. Les pertes sont énormes, et là elles retombent sur les grands
+et non sur le peuple. Les grands disposent de la cour et de l'armée, et
+un seul fait vous fera juger quelles doivent être leurs intentions.
+Avant le blocus, le _rouble_ valait 3 francs, maintenant il se maintient
+à peine à 20 sous.
+
+«Cette considération du moment fait jeter un coup-d'oeil plus inquiet sur
+l'avenir. Le nord jusqu'à présent fournissait les bois, les chanvres,
+tous les objets les plus essentiels à la marine; déjà les Anglais sont
+conduits à les aller chercher en Amérique, et des habitudes ainsi
+prises, on ne les change pas.
+
+«Le génie lui-même, monseigneur, doit s'arrêter devant la force des
+choses: les _licences_ déposent contre la vérité du système; ce qui est
+violent ne dure pas. Ainsi déjà le _blocus_ a été détruit par les
+_licences_; les licences n'ont fait qu'établir le privilége dans le
+commerce, et ce privilége ne sert qu'à assurer le profit des Anglais.
+Maîtres de tous les marchés, eux seuls ont le droit d'acheter et de
+vendre; ils repoussent nos produits en nous livrant les denrées de
+l'Inde et de l'Amérique: les sucres, par exemple, nous les payons six
+francs, et ils ne les achètent tout au plus que huit à neuf sous!
+
+«Ce qu'il y a d'évident, vous le voyez, c'est le bénéfice énorme de
+l'Angleterre. Quelques négocians privilégiés retirent quelque profit par
+leur rôle intermédiaire; mais ce profit, ils l'obtiennent sur le
+consommateur et non sur l'Angleterre, et ce qu'il ne faut pas oublier,
+c'est que le consommateur est Français.
+
+«Ce système des licences ne peut tromper personne; il porte atteinte à
+la respectabilité du commerce par les fraudes et les supercheries qui
+lui sont indispensables; il mécontente les alliés et les nationaux en
+les obligeant à payer les denrées quatre à cinq fois leur valeur.
+
+«Nos exportations ne diminuent pas, vous le savez, le tribut énorme que
+l'on paie ainsi à l'Angleterre: presque tous les objets qui les
+composent, ridiculement exagérés dans leurs prix, ne sont chargés sur
+nos bâtimens que pour être jetés à la mer. Mieux vaudrait encore les
+garder pour en vêtir les pauvres. Quoi qu'il en soit, pour en finir en
+deux mots, le blocus et les licences se réduisent à ceci: les Anglais
+vendent tout au continent et n'en achètent rien; maîtres du prix d'achat
+ailleurs et de la vente chez nous, ils font sans concurrence un double
+profit. La France fabrique au contraire en pure perte, puisque ses
+produits se trouvent condamnés à la destruction; elle peut gagner
+quelque chose sur l'étranger par la revente des denrées, mais ces
+étrangers sont nos alliés, et le blocus pèse ainsi doublement sur eux.
+Ils perdent sur leurs produits, qu'ils ne vendent à personne; ils
+perdent sur les denrées coloniales, qu'ils ne peuvent acheter que de
+nous.
+
+«Un pareil état de choses ne saurait durer: la Prusse, l'Autriche, la
+Russie voudront accorder à leur tour des licences; les Anglais le
+savent, le coeur de nos alliés est pour eux, et ils ne reculeront pas;
+l'humeur et les reproches ne tarderont pas d'éclater, le blocus ne sera
+plus rien, nos alliés se rapprocheront forcément de nos ennemis, et de
+nouvelles guerres mettront de nouveau peut-être notre avenir en
+question.
+
+«Avec un ajournement aussi indéfini de la paix, il est bien difficile
+que le pays prospère et que la confiance s'établisse. La gloire ne
+suffit pas à une nation; celle de l'empereur est immortelle, mais il
+faudrait voir au bout le bien-être et le repos.
+
+«Pour les hommes d'État, le blocus est donc, comme je l'ai dit, un
+projet gigantesque, hardi, mais dont le succès est impossible. Les
+licences, dont l'idée première d'échanger des objets fabriqués dont nous
+regorgeons contre des matières premières dont nous manquons, étaient
+belles; mais, par suite d'abus, elles sont devenues un honteux
+privilége, il n'y a que ceux qui les obtiennent qui ont intérêt à y
+applaudir.
+
+«Mais il ne faut pas s'y tromper: ce n'est pas ce mal passager du blocus
+qui intimide et qui décourage. L'empereur a assez de génie et de savoir
+pour tout concilier. Le mal vient peut-être d'une prévention injuste
+qu'on lui a suggérée lors de ses premières campagnes. Jugeant le grand
+nombre par l'exception, peut-être confond-il le financier avec le
+traitant, le négociant avec certains fournisseurs. De là sans doute
+s'établit l'arbitraire de l'administration; le manque aux promesses est
+opposé, par une espèce de représailles, aux actes de la fraude, et la
+bonne foi, qui donne la vie à tout, n'existe nulle part.
+
+«Un fait humiliant et qui donne la clef de plusieurs autres, c'est
+l'état du crédit de la France et du crédit de l'Angleterre. La dette
+anglaise est de 18 à 19 milliards, la nôtre n'est que de 1,200 à 1,300
+millions, et cependant les Anglais pourraient emprunter au besoin encore
+des sommes bien plus considérables que celles que nous pourrions
+emprunter nous-mêmes, et surtout, à un prix infiniment meilleur.
+Pourquoi cette différence? pourquoi le crédit de l'État est-il plus bas
+en France que le crédit des premiers banquiers et des premiers
+négocians, tandis que la situation inverse est permanente en Angleterre?
+Un mot suffit pour l'expliquer: pour refaire son crédit en Angleterre,
+il n'y a qu'à travailler avec le gouvernement; pour perdre le sien en
+France, il n'y a qu'à ne pas s'en abstenir. L'Angleterre tout entière
+est, pour ainsi dire, une seule maison de commerce dont les ministres
+sont les gérans; les lois sont le contrat que le pouvoir lui-même ne
+peut enfreindre; ici le conseil d'État usurpe la puissance des
+tribunaux, et j'oserais presque vous dire que rien d'utile ne se fait,
+parce qu'il n'y a rien qui soit véritablement garanti.»
+
+Ici M. Laffitte s'étendit longuement sur la cause et les effets de la
+crise qu'il ne voyait ni dans les effets du blocus ni dans quelques
+folles opérations de jeu. Appuyant les raisonnemens par les faits, il
+m'expliqua les mesures qu'il y avait à prendre pour que le gouvernement
+marchât dans sa force en mettant l'immensité de ses ressources à profit;
+à mesure qu'il parlait, je me sentais entraîné par ses idées. Je ne
+chercherai pas à les rendre, parce que je les expliquerais mal
+peut-être, et qu'aujourd'hui il ne s'agit plus de leur application;
+voulant m'en occuper cependant, et ne le pouvant pas au moment même, je
+me promis bien de le revoir plus tard, me bornant, d'après tout ce que
+j'avais appris, à disposer l'empereur de mon mieux à accorder les
+secours pressans qui étaient sollicités par plusieurs maisons.
+
+Ces secours n'étaient regardés par M. Laffitte que comme des palliatifs,
+ne décidant rien sur le fond des choses. Il y applaudit néanmoins, et
+les avantages momentanés qu'il y voyait, et qu'il me développa,
+m'expliquèrent ce que voulaient dire une foule de rapports qui me
+parvenaient à la journée, et qui s'enveloppaient dans le mystère des
+insinuations.
+
+Mieux instruit par ces entretiens de la situation du moment, je priai M.
+Laffitte de me mettre ses idées par écrit: il se rendit à mes désirs; je
+présentai cette note à l'empereur. Ce même jour, un de ses ministres lui
+faisant un rapport sur les mesures prohibitives, l'empereur prit de
+l'humeur et dit en plein conseil: Avec toutes vos mesures, vous mettez
+le commerce de France en liquidation.
+
+L'empereur devint ensuite d'une facilité extrême pour accorder des
+secours aux maisons bien famées qui furent atteintes par la crise.
+Bientôt les demandes d'argent se multiplièrent au point de le rendre
+rêveur. Il jugea de la vérité des opinions de M. Laffitte, en voyant le
+fabricant M. Oberkam menacé de manquer; il le fit venir et lui dit de
+prendre tout l'argent dont il aurait besoin pour éviter ce malheur et
+pour continuer à travailler, et cette maison fut soutenue par ses
+libéralités.
+
+La première de Paris qui fut dans le cas d'y avoir recours fut la maison
+Tourton-Ravel. Il n'était assurément pas dans le droit de compter sur de
+la bienveillance de la part de l'empereur d'après sa conduite envers lui
+dans l'affaire du général Moreau, néanmoins il n'attendit pas
+vingt-quatre heures le secours qu'il avait sollicité; il fut obligé par
+le prêt d'une somme énorme, pour le remboursement de laquelle il prit
+des arrangemens à sa convenance avec le ministre du trésor. C'est à moi
+que M. Tourton est venu confier son embarras en me remettant une lettre
+pour l'empereur, et si je le cite, c'est parce qu'il était encore
+débiteur d'une bonne partie de ce prêt, lorsqu'il s'est fait remarquer
+parmi ceux qui ont consommé sa perte à l'époque de la première
+occupation de Paris.
+
+À la même époque, la maison Simon fit faillite; elle demanda des
+secours, mais on ne lui en accorda pas, parce qu'elle ne présentait pas
+de garanties morales suffisantes. Le désastre de cette maison engloutit
+(d'après ce qui m'a été rapporté à cette époque) quatorze cent mille
+francs à M. de Talleyrand. Il avait déjà des affaires en mauvais état,
+et son revenu suffisait à peine pour payer l'intérêt dû à ses
+créanciers; il se vit réduit au traitement qu'il recevait de l'empereur,
+et il eut encore le désagrément de se voir pressé par des créanciers
+qui, ayant eux-mêmes besoin de leur argent, le menaçaient de
+l'actionner. Je dus employer mon intervention pour le préserver d'un
+éclat qui aurait été jusque-là sans exemple pour un homme de son rang.
+Il fut obligé d'emprunter cent mille écus à une maison de banque, qui
+elle-même manqua quelque temps après; sa situation était réellement
+pénible: il vint m'en parler et me prier d'engager l'empereur à lui
+acheter sa maison, qui était l'ancien hôtel de Valentinois, situé rue de
+Varennes.
+
+L'empereur n'était pas content de lui, on avait prêté beaucoup de
+mauvais propos à M. de Talleyrand contre ce prince. Ils pouvaient être
+faux, à la vérité; mais s'il ne devait pas en porter la peine, il n'y
+avait pas non plus de motif pour venir à son secours.
+
+Néanmoins l'empereur ne voulut pas qu'un homme qui l'avait servi fût
+dans une aussi affligeante position, et quoiqu'il n'eût que faire de
+l'hôtel de Valentinois, il l'envoya visiter et estimer par M. Fontaine,
+architecte des châteaux des Tuileries, du Louvre, de Saint-Cloud, etc.
+L'architecte de M. de Talleyrand opéra contradictoirement avec M.
+Fontaine, et sur leur rapport l'empereur acheta l'hôtel de Valentinois
+tout meublé, et le paya comptant deux millions cent mille francs.
+
+M. de Talleyrand ne laissa cependant pas d'en emporter tous les meubles,
+qu'il put placer dans le nouvel hôtel qu'il avait acheté au coin de la
+rue Saint-Florentin; il fit, dans cette occasion, une affaire doublement
+bonne, en ce que ce nouvel hôtel appartenait à l'ancien ambassadeur
+d'Espagne, avec lequel M. de Talleyrand avait une liquidation à faire;
+il reçut l'hôtel en place d'une somme qu'il n'aurait peut-être pas eue
+avant qu'on eût pu le vendre.
+
+Je cite cette anecdote, parce que l'on a accusé l'empereur de s'être
+emparé de l'hôtel de M. de Talleyrand après que celui-ci eut fini de
+l'arranger. Je demande à un homme raisonnable qui est-ce qui aurait pu
+payer deux millions cent mille francs une maison que M. de Talleyrand
+avait besoin de vendre, et si l'empereur, qui n'a su qu'en faire après
+l'avoir acquise, pouvait avoir un autre but que d'obliger M. de
+Talleyrand en l'en débarrassant.
+
+À cette même époque, je fus témoin d'un autre fait d'obligeance de
+l'empereur envers un homme qui ne l'a sans doute pas su, parce qu'il m'a
+été défendu d'en parler. Je puis le faire aujourd'hui par plusieurs
+motifs. M. Fouché, en quittant le ministère de la police, avait des
+sommes considérables, et il rendait assez peu de justice à l'empereur
+pour craindre qu'on ne les lui saisît; il avait eu plus de confiance
+dans la bonne foi d'un simple employé du ministère de la police, nommé
+Dupont ou Dumont, qui était sa créature. Au moment où il partait pour
+l'Italie, il remit à cet employé une somme très considérable, de
+laquelle il ne tira aucune pièce qui pût en laisser trace; peu de temps
+après, cet employé mourut; il laissait une veuve et deux enfans dans
+l'indigence. Cette femme, qui ignorait ce qui s'était passé entre M.
+Fourché et son mari, pouvait naturellement attendre qu'on lui
+représentât le reçu qu'elle devait supposer que son mari avait fait de
+ce dépôt. Si elle avait agi ainsi, il eût été impossible de lui faire
+rendre cette somme, quelle trouva à la mort de son mari, d'autant plus
+que les réclamans voulaient éviter l'éclat.
+
+Des amis de M. Fouché me prévinrent de cet événement. J'eus une occasion
+d'en parler le même soir à l'empereur, qui m'ordonna d'intervenir de
+tous mes moyens pour que M. Fouché ne perdît pas un sou; je n'eus aucune
+peine pour l'obtenir, car la veuve était une vertueuse femme qui avait
+rendu le dépôt à la première réclamation. Néanmoins madame Fouché, qui
+n'avait pas suivi son mari en Italie, et qui était une femme d'un esprit
+juste, avait trop bien senti le danger qu'il avait couru, pour être
+insensible aux intentions que l'empereur avait manifestées dans cette
+circonstance; elle vint me prier de solliciter pour elle une audience de
+l'empereur, qui lui fut accordée, et dans laquelle elle le remercia.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+Czernitchef.--Ses tentatives de séduction.--Le maître de
+mathématiques.--Réflexions sur l'espionnage.--Article du _Journal de
+l'Empire_.--Vive réprimande.--Retraite du duc de Cadore.--M. de
+Bassano.--Réflexions sur les hommes nouveaux.
+
+
+Depuis plus d'une année, on ne voyait revenir de Russie en France que le
+même officier russe, que l'on renvoyait à Paris aussitôt qu'il avait
+apporté une réponse de Paris à Saint-Pétersbourg. Les plaisans disaient
+qu'il n'y avait probablement que lui qui fût en état d'en trouver le
+chemin; mais d'autres, avec plus de raison, observaient qu'il devait y
+avoir un motif particulier pour que ce fût toujours le même officier qui
+fît ce voyage. Effectivement, depuis le mois de mars 1808 jusqu'en
+février 1812, c'est-à-dire pendant quatre ans, il a fait le voyage de
+Russie à Paris dix ou douze fois, ce qui équivaut au tour du monde,
+qu'un vaisseau met trois ans à accomplir. Vers la fin de 1810, un simple
+hasard me fournit la preuve que les retours aussi précipités de cet
+officier avaient une bien autre importance que les complimens et les
+protestations dont les lettres qu'il portait pouvaient être pleines. Il
+occupait ses loisirs, entre l'arrivée et le départ, par des études qui
+en imposaient à tout ce qui aurait pu vouloir donner un autre but à ses
+missions; mais en cherchant un maître de mathématiques, il rencontra
+dans celui dont il fit choix ce que l'on appelle à la police un
+_observateur_. Celui-ci accepta, se trouvant fort heureux d'une
+rencontre qui allait lui fournir de quoi moissonner.
+
+Au bout de quelque temps, l'officier russe chercha à connaître les
+moyens d'informations de son répétiteur, et lui demanda s'il connaissait
+quelque commis aux bureaux de la guerre.
+
+Le maître de mathématiques répondit affirmativement, et la chose était
+vraie; mais avant de se livrer davantage, l'officier russe lui promit,
+lorsqu'il aurait la preuve qu'il accusait vrai, de lui indiquer les
+moyens de gagner de l'argent.
+
+Le maître de mathématiques me transmit la proposition; je lui dis
+d'accepter et de faire tout ce qu'on lui demanderait, mais d'en rendre
+compte auparavant.
+
+Il alla en conséquence voir les connaissances qu'il avait aux bureaux de
+la guerre, et s'y procura quelques états particuliers ou imprimés qui
+prouvaient qu'en effet il avait des moyens de parvenir au ministère; il
+m'apporta les pièces, j'y fis changer quelques chiffres, et les lui
+rendis pour les communiquer à l'officier russe. La confiance de celui-ci
+fut établie. Il donna à son mathématicien une série de demandes écrites
+de sa main, ayant toutes pour but d'explorer les bureaux de la guerre,
+tant du personnel que du matériel de toutes armes.
+
+Il me l'apporta aussitôt; il n'y avait plus alors moyen de douter du
+motif de la confiance qui était accordée à cet officier russe, et du
+rôle qu'il devait jouer à Paris.
+
+J'en rendis compte à l'empereur, qui faisait difficulté de le croire,
+mais qui fut convaincu en voyant la série de demandes écrites de la main
+de cet officier russe. Il me recommanda de n'en pas parler, mais le
+lendemain ou jour suivant, il le fit repartir, en lui donnant une lettre
+pour l'empereur de Russie.
+
+L'empereur était loin de la pensée que le séjour près de lui d'un
+aide-de-camp de l'empereur Alexandre, et qui à ce titre avait des accès
+de faveur partout, était une double mission d'observateur.
+
+Il lui avait fourni des moyens d'autant plus faciles pour la bien
+remplir, qu'il était admis partout par suite des recommandations que
+l'empereur avait faites à toutes les maisons de la société pour qu'on
+lui fît beaucoup de politesses, en sorte que chacun s'empressait de
+répondre à une insinuation dans laquelle on entrevoyait un moyen de
+plaire au souverain, en faisant ce qui lui paraissait agréable.
+
+Je me rappelle qu'au départ de cet officier, l'empereur recommanda que
+l'on écrivît à son ambassadeur pour qu'il mît des obstacles à son
+retour. Il paraît que cela n'avait pas été fait, comme on en jugera tout
+à l'heure.
+
+C'était pendant le séjour d'automne à Fontainebleau que l'empereur
+prévint cet aide-de-camp de l'empereur de Russie qu'il allait le
+renvoyer à Saint-Pétersbourg, et qu'à cette occasion il lui donna une
+assez longue audience dans laquelle cet officier dit fort judicieusement
+à l'empereur que la meilleure commission dont il pouvait être chargé
+pour son maître était l'assurance qu'il ne lèverait point de
+conscription cette année: c'est lui-même qui me l'a rapporté.
+
+Il avait raison; mais l'empereur était-il payé pour avoir confiance dans
+les assurances de paix qu'on ne cessait de lui donner, lorsque les coups
+de canon de Wagram résonnaient encore? Ils avaient aussi été précédés
+des mêmes assurances, et on ne nous avait pas aidés. Le peu de grâce que
+l'on avait mis à accueillir la proposition d'une alliance de famille qui
+eût resserré celle des deux pays n'était pas fait pour entretenir
+l'harmonie qu'on était parvenu à rétablir entre eux; il avait eu, au
+contraire, quelque chose de choquant, qui, même entre des particuliers,
+aurait blessé la dignité de celui qui aurait éprouvé un semblable refus.
+Ensuite, la presque totalité de l'armée qui avait fait la campagne de
+1809 était passée en Espagne et en Hollande. Il ne restait dans les
+provinces du Hanovre, Fulde, Erfurth, etc., que les quatre divisions du
+corps du maréchal Davout.
+
+La cavalerie était encore dans une situation beaucoup moins hostile,
+car, sauf les régimens de cuirassiers, tous les autres corps avaient été
+dédoublés pour aller compléter les cadres des régimens de cavalerie qui
+étaient en Espagne. Il résultait de tout cela que, si l'empereur avait
+encore été attaqué, on l'aurait trouvé dans la même position qu'en 1809;
+c'était ce que voulaient ses ennemis, mais il n'aurait pas été
+excusable, s'il s'était une seconde fois laissé surprendre par son trop
+de confiance, surtout ayant au midi une guerre qui, d'un moment à
+l'autre, pouvait lui demander trente mille hommes de plus. D'ailleurs
+pourquoi se mettre à la merci de ses ennemis?
+
+Il ne fallait pas chercher d'autres motifs aux armemens qui se faisaient
+en France; ce n'est pas un État qui ait les ressources de population de
+la Russie, qui ne pouvait raisonnablement prendre ombrage d'une levée
+d'hommes comme celle qu'elle avait l'air de craindre. Cette levée
+effectivement eut lieu; elle devait aller en Espagne presque toute
+entière, cependant elle fut envoyée en Allemagne; d'autres troupes
+d'Espagne prirent aussi ce chemin. Comment ce malheur est-il arrivé? On
+se l'expliquera peut-être par la suite de ces Mémoires.
+
+L'aide-de-camp de l'empereur de Russie était à peine arrivé à
+Saint-Pétersbourg, qu'il fut renvoyé à Paris, comme s'il n'avait été en
+Russie que pour y changer de chevaux. Une telle opiniâtreté parut
+extraordinaire à tout le monde: on crut devoir observer les démarches de
+cet officier et mettre des entraves dans son chemin. Le bon sens seul
+disait qu'il n'était pas possible qu'il n'eût plusieurs rôles à jouer,
+mais sa fortune voulut qu'au lieu d'être contrarié, il fut servi par
+ceux qui auraient naturellement dû le circonvenir.
+
+Il rentra à Paris au moment où on le croyait à peine arrivé en Russie,
+il apportait une lettre d'Alexandre pour l'empereur. C'étaient encore de
+nouvelles protestations de sincérité, etc., etc., toutes sortes de
+phrases dont on nous payait depuis près de deux ans, et qui, dans cette
+occasion même, étaient portées et répétées par un messager qui avait
+dans sa poche une instruction d'espionnage le plus monstrueusement
+organisé que l'on eût encore vu. Il aurait couvert l'administration
+française de ridicules, si elle n'était pas parvenue à le démasquer. Il
+datait déjà de six ans et n'avait pas cessé sous l'administration de M.
+Fouché. À quels sentimens devait-on ajouter foi? Était-ce à ceux
+exprimés dans la lettre dont l'aide-de-camp était porteur, ou à ceux qui
+avaient dicté l'instruction qu'il avait reçue, et qu'il a si bien
+suivie?
+
+Il y a des personnes qui trouvent naturel que les puissances fassent
+servir leurs relations à des observations prises d'un peu haut; pour
+celles qu'elles obtiennent par le moyen des envoyés diplomatiques, à la
+bonne heure! Ces messieurs sont des personnages officiels qui peuvent
+tout se permettre, parce qu'ils ont toujours un moyen de faire
+disparaître leur caractère, lorsque les circonstances l'exigent. Mais
+l'aide-de-camp d'un souverain envoyé directement par ce souverain près
+d'un autre monarque, porteur d'une lettre autographe de son maître, est
+un personnage hors de l'étiquette, et qui doit d'autant moins se
+permettre de démarches équivoques, qu'on a pour lui toutes les
+déférences résultant de ce que l'on accorde d'estime particulière à la
+confiance dont il paraît jouir.
+
+On manquerait à son maître de ne pas en agir ainsi envers celui qui est
+plutôt son envoyé personnel que le chargé des affairés publiques. Il est
+donc déloyal d'abuser des égards qu'obtient le caractère que l'on a
+affiché, et que l'on compromet par le personnage que l'on joue.
+
+Les souverains peuvent proposer de pareilles missions à qui bon leur
+semble, mais ils n'ont jamais défendu de les refuser, et il faut se
+sentir la grâce d'état pour les accepter.
+
+L'empereur ne témoigna pas qu'il fût contrarié par le retour de cet
+aide-de-camp; il le reçut avec bonté, il lui parla même de la série de
+demandes qu'il avait remise au maître de mathématiques; il lui dit que
+ce rôle-là avait quelque chose de honteux, qui n'était pas fait pour
+lui, et l'engagea à y renoncer, sans quoi il ne pourrait pas le voir
+davantage.
+
+L'aide-de-camp, feignant d'être touché de cet excès de bonté, promit
+tout, s'excusa sur la curiosité naturelle à laquelle il s'était laissé
+aller dans ses premiers voyages; l'empereur le crut, et continua à
+l'accueillir dans son intérieur, comme il l'avait fait précédemment.
+
+L'aide-de-camp, qui avait pour lui l'expérience des premiers voyages,
+profita habilement des accès qu'il avait dans le monde pour s'y plaindre
+de la couleur que l'on voulait donner à ses fréquentes missions à Paris.
+Il prétendit qu'il n'y avait que des méchans qui pussent ainsi chercher
+à lui nuire; il ajouta même quelques réflexions qui ne lui étaient pas
+défavorables. Cela lui réussit, et il fit si bien, qu'il fut prôné, loué
+et défendu par le ministre qui aurait dû le tenir toujours au bout de
+son parquet, et qui, au lieu d'avoir les yeux sur la conduite de cet
+aide-de-camp, l'enveloppa d'une protection et d'une sécurité qui
+portèrent bientôt sa hardiesse au comble.
+
+Le hasard voulut que le jour même de l'arrivée de ce jeune officier à
+Paris, il parût dans les journaux un article un peu sanglant, qui
+portait directement sur lui, au sujet des missions qu'on lui voyait
+remplir.
+
+L'article n'avait été inséré qu'après avoir passé à la censure
+diplomatique; néanmoins on se plaignit à l'empereur de l'inconvenance de
+la publication, du mauvais effet qu'elle avait produit. Il eut la
+faiblesse de le croire, sévit contre les journalistes et ne m'épargna
+pas davantage. «Comment! me dit-il, vous tolérez, vous faites faire des
+publications de cette espèce! vous qui, lorsque vous étiez chez eux,
+m'avez dix fois écrit pour vous plaindre d'écrits qui n'avaient pas, à
+beaucoup près, l'amertume de celui que vous avez lancé. Vous savez
+combien ils sont faciles à blesser; vous devez donc les ménager, vous le
+devez surtout, vous qui me parlez de paix toute la journée, ou bien
+auriez-vous changé? voudriez-vous me faire faire la guerre? mais vous
+savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire.
+Aidez-moi donc à l'éviter; toute autre manière de faire ne me servirait
+pas.» Je voyais d'où me venait ce flot de colère, j'osai en dire ma
+façon de penser à l'empereur; mon observation ne servit qu'à m'attirer
+une réprimande encore plus vive: il semblait que c'était une inimitié
+personnelle, que je n'avais pas, qui la dictait. Je n'insistai pas.
+Avant cependant de lâcher prise, je crus de mon devoir d'appeler
+l'attention de l'empereur sur la conduite de M. Czernitchef: mais on lui
+avait déjà certifié que c'était l'homme le plus réservé, le plus sage,
+qu'il était embarrassé dans le monde du rôle qu'on avait voulu lui
+donner, que cela était cause qu'on ne le voyait plus guère. Je reçus
+l'ordre de le laisser aller, venir, voir, écouter; il n'y manquait que
+celui de le faire informer moi-même. Je me le tins pour dit, ne fermai
+cependant qu'un oeil, parce que j'étais assuré de mon fait, et de
+l'erreur dans laquelle on voulait envelopper l'empereur, qui ne
+tarderait pas à voir la méprise: c'est effectivement ce qui arriva
+quelques mois après.
+
+J'avais été vivement réprimandé; M. de Champagny fut traité d'une
+manière encore plus sévère, et perdit son portefeuille, qui passa dans
+les mains de M. de Bassano. C'était assurément un homme de bien,
+obligeant, laborieux, mais moins propre aux nouvelles fonctions dont il
+venait d'être revêtu qu'un homme qui serait venu la veille du bout du
+monde.
+
+L'empereur avait élevé des soldats de l'armée aux premières dignités
+militaires: on avait trouvé cela naturel; dans une armée qui faisait des
+choses si extraordinaires, on pouvait croire que le mérite était dans
+tous ses rangs, et ne pas s'étonner de voir sortir des maréchaux de
+France des compagnies de grenadiers.
+
+Dans les affaires civiles, il n'en était pas de même; on était jugé par
+un plus grand nombre d'hommes éclairés, dont on avait été le collègue ou
+l'émule. Lorsque je fus élevé au ministère de la police, je fus moins
+scruté, parce que je sortais de l'armée, et que j'étais moins connu;
+l'on avait dit tant de mal de moi, que, pour peu que la dixième partie
+eût été vraie, on ne devait pas tarder à s'en apercevoir, et on
+attendait ce moment-là pour se prononcer. Ce qui me fit tolérer, c'est
+que l'on me rendait la justice de me croire invariable dans mes devoirs
+comme dans mes affections, et que je n'appartenais à aucun des différens
+partis de la révolution. On connaissait davantage M. de Bassano; il
+entrait sur un théâtre qu'une suite d'événemens avait rendu immense, et
+le premier point de départ de sa fortune était encore là. On ne mesurait
+plus la distance qu'avaient parcourue les hommes de l'armée qui
+s'étaient élevés au milieu des dangers; mais on comptait les pas de ceux
+qui voulaient prendre de l'avance sur leurs collègues par des services
+administratifs.
+
+On mesura donc dans tous les sens le chemin qu'avait parcouru M. de
+Bassano, et quoiqu'il eût très fidèlement servi, qu'il l'eût fait avec
+un zèle remarquable, on n'en eut pas plus d'indulgence pour lui.
+
+C'est dès-lors que je vis de tous côtés s'élever des observations que
+j'aurais voulu ne pas entendre; à la vérité, c'étaient des calomnies,
+des méchancetés, mais elles emportaient la pièce.
+
+Ce n'était pas cependant la faute des nouvelles familles si, au lieu
+d'être les héritiers de la gloire de leurs aïeux, elles étaient les
+souches de l'illustration de leur postérité. Il n'y a de différence
+entre les unes et les autres que le temps. Dans mille ans, l'histoire
+les confondra, si même elle ne distingue pas les plus récentes; mais
+toujours était-il que, dans le temps, on comparait les nouveaux et les
+anciens nobles aux vieilles médailles, qu'on met au-dessus de celles qui
+sortent de dessous le poinçon.
+
+Ces petits inconvéniens, qui n'étaient au fond que des misères,
+acquéraient une grande force lorsqu'on était parvenu à une position dans
+laquelle on a besoin de tous les genres de prestiges pour être en
+harmonie avec une classe de personnages qui tirent eux-mêmes leur force
+d'opinion de l'antiquité de leur illustration, et jamais il n'y eut un
+cas où l'on dut mieux appliquer le proverbe, que nul ne peut être
+prophète dans son pays.
+
+M. le duc de Bassano était remarquable, à la secrétairerie d'État, par
+l'assiduité de son travail; il avait accoutumé l'empereur à le
+surcharger d'occupations, jamais il n'en laissa en souffrance: il
+distinguait ce qui était urgent, pressé, ou qui pouvait attendre; le
+tout était fait avec ordre et à point nommé.
+
+Il avait nécessairement acquis une grande considération par son
+dévoûment à ses devoirs, et cette considération lui avait donné une très
+grande influence; mais l'une et l'autre étaient tout intérieures, et ne
+lui avaient rien donné de ce qu'il fallait pour en exercer une au
+dehors, qui exige de nombreux et anciens antécédens. Aussi ce ministère
+devint-il plutôt un bureau d'ordres pour les petites puissances, qu'il
+ne fut un moyen de conciliation entre les grandes.
+
+Les événemens approchaient; il aurait fallu plus que jamais à la tête
+des relations extérieures un esprit déjà accoutumé à les diriger, au
+lieu d'un homme qui avait à les étudier.
+
+Depuis fort long-temps, et même sous le ministère de M. de Talleyrand,
+on était dans l'usage, aux relations extérieures, de soumettre à
+l'empereur la correspondance originale des agens de ce ministère.
+C'était lui-même qui faisait presque tout, jusqu'aux notes que les agens
+français devaient remettre aux cours près desquelles ils étaient
+accrédités. Comme cela se savait, il en résultait que c'était
+l'équivalent d'ordres précis que ces envoyés recevaient et qu'ils
+transmettaient de même, en sorte qu'ils se trouvèrent dispensés d'une
+responsabilité qu'ils auraient encourue, s'ils n'avaient reçu que des
+instructions ministérielles, dont le développement et le succès auraient
+été livrés à leur capacité ou à leur intelligence.
+
+Cette manière de travailler eut encore un grave inconvénient: c'est que
+le ministère se réduisit à tenir en ordre des registres de
+correspondance, et n'apporta plus aucun secours à l'empereur; il était
+devenu officiel que l'on mettait le nom du souverain à tout, même aux
+choses dont il ne pouvait avoir aucune connaissance: aussi les envoyés
+des puissances les moins considérables furent-ils bientôt rebutés de
+communications dans lesquelles ils ne pouvaient pas même discuter. On
+prétendait que M. le duc de Cadore ne leur parlait pas assez, et ce fut
+bien pis, car à peine osèrent-ils parler.
+
+Ils le regrettèrent tous, mais ils regrettèrent particulièrement M. de
+Talleyrand, qui avait l'excellente habitude de répondre à tout ce qu'on
+lui mandait, et qui n'entretenait l'empereur qu'officiellement, sans
+mêler son nom aux argumens dont ses lettres fourmillaient.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+Réunion des villes anséatiques.--Protestation de la Russie.--Mesures
+prohibitives de cette puissance.--M. de Czernitchef.--Notions qu'il
+transmet à son souverain.--Influence de cet événement.--Grossesse de
+l'impératrice.--Espérances de la nation.--Naissance du roi de
+Rome.--Ivresse générale.
+
+
+Peu de temps après l'entrée de M. de Bassano aux relations extérieures,
+la réunion des villes anséatiques eut lieu, et avec elles celle du petit
+pays d'Oldembourg. Cette réunion excita des clameurs générales. On ne
+voulut pas voir qu'elle était commandée par la force des choses; que le
+système continental, pour lequel on avait déjà tant fait de sacrifices,
+devenait une mesure illusoire, si le commerce anglais pouvait verser ses
+produits dans ces contrées, et inonder l'Allemagne des tissus et denrées
+coloniales que repoussaient nos prohibitions. On aima mieux crier à
+l'ambition, à la manie d'étendre, d'agrandir un empire déjà trop vaste,
+comme si de telles réunions eussent pu être définitives, comme s'il
+n'eût pas sauté aux yeux qu'elles ne pouvaient être que des actes
+transitoires destinés à réduire l'industrie étrangère, à montrer à
+l'ennemi ce qu'il devait attendre, s'il ne renonçait aux injustes
+prétentions qu'il affichait, ou à mettre au plus de nouveaux objets
+négociables dans les mains de la France. Quant au pays d'Oldembourg, la
+Russie, qui favorisait ouvertement le commerce anglais, venait de
+prohiber nos productions; elle était rentrée sous l'influence du cabinet
+de Saint-James, on connaissait désormais ses vues, ce n'était pas la
+peine de se prêter aux infractions du traité. L'empereur suivait le
+développement de ses nouveaux projets; il était informé des
+accroissemens qu'elle avait donnés à ses armées, pour le moins aussi
+bien qu'elle pouvait l'être de ce que nous faisions en France.
+
+Il disait, à cette occasion: «Voyez ce que l'empereur Alexandre pouvait
+faire pour empêcher la guerre de 1809; aujourd'hui qu'il pense devoir
+craindre pour lui, il trouve bien des moyens.» Effectivement, sous
+prétexte des besoins qu'exigeait la guerre de Turquie dans laquelle il
+était engagé, et qu'il était impatient de terminer, il avait petit à
+petit doublé son armée. Toute l'Allemagne savait cela comme nous, et
+observait les deux cabinets, parce que l'on voyait bien que les armemens
+des Russes excédaient les besoins de la guerre de Turquie. Il y avait
+déjà de l'inquiétude de part et d'autre[11]. L'empereur ne croyait pas
+que les Russes vinssent l'attaquer seuls; mais il craignait encore une
+alliance semblable à celle de 1805, alliance qui aurait été plus
+dangereuse, en ce qu'il avait moins de moyens réunis, et qu'il aurait eu
+affaire avec plus d'ennemis, répandus sur un plus vaste théâtre: aussi
+ne précipita-t-il rien; il travailla à se mettre en mesure avec d'autant
+plus d'activité, qu'il avait besoin d'entretenir la confiance de ses
+alliés. C'est cet état rembruni de l'horizon politique qui le porta à
+faire passer en Espagne les troupes des princes confédérés d'Allemagne
+pour en retirer autant de troupes françaises et polonaises, dans
+lesquelles il avait une grande confiance.
+
+La réunion des villes anséatiques et du pays d'Oldembourg touchait trop
+d'intérêts en Europe pour qu'elle y restât indifférente; on n'avait
+point encore oublié celle de la Hollande lorsqu'on apprit celle de
+Hambourg, Lubeck et Brême; il n'y eut qu'un cri contre nous: ce n'était
+que lorsque les Anglais nous prenaient quelque chose que l'on ne criait
+pas.
+
+Cette conformité de sentimens réunis contre la France ne pouvait y
+rester ignoré, ni manquer d'y causer de vives inquiétudes. Tout cela
+sentait la guerre, et on en était horriblement fatigué.
+
+Au milieu de cet état, on eut connaissance d'une protestation par
+laquelle les Russes déclaraient qu'ils n'avaient eu aucune part aux
+derniers accroissemens de puissance de la France, et notamment à la
+réunion des villes anséatiques et du duché d'Oldembourg, contre laquelle
+ils protestaient, déclarant que l'empereur de Russie n'y resterait pas
+indifférent.
+
+Ce langage était clair, et signifiait, dans toutes les langues du monde,
+que l'on devait se préparer à la guerre, laquelle n'était plus qu'à la
+distance qu'il y a entre les coups d'épingles et les coups de canon, et
+lorsque l'aigreur s'en mêle, ou la parcourt vite.
+
+Déjà même, comme je l'ai dit, avait paru un ukase (concernant le
+commerce), qui défendait l'introduction en Russie de nos productions,
+tels que les vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, les soieries,
+etc., etc., tandis que les produits anglais, qu'Alexandre s'était engagé
+à proscrire, avaient désormais plein accès dans ses ports.
+
+Or, comme la Russie devait en faire autant vis-à-vis du commerce
+anglais, par suite de son alliance avec nous, il en résultait
+nécessairement qu'elle se privait de tout commerce, ce qu'il était
+absurde de penser. La puissance d'un empereur de Russie ne pourra jamais
+aller jusqu'à imposer cette privation à son pays: ce serait ne pas le
+connaître que de croire le contraire. Aussi ne tarda-t-on pas à voir un
+autre ukase qui favorisait le commerce anglais. L'empereur Alexandre
+était bien persuadé de cette nécessité, et il en était au point qu'il
+fallait qu'il fermât les yeux sur l'inobservation de l'article de son
+traité d'alliance avec nous, par lequel il avait consenti à la fermeture
+de ses ports aux Anglais, qu'il laissa librement entrer et sortir de
+partout, ou bien qu'il se préparât personnellement aux plus grands
+malheurs.
+
+Ainsi l'ukase contre le commerce français n'était que le signal d'un
+rapprochement certain entre l'Angleterre et lui, et par conséquent celui
+de la rupture de l'alliance entre nos deux pays. L'Angleterre avait bien
+jugé que son rapprochement de la Russie devait être la conséquence de
+l'alliance de la France et de l'Autriche.
+
+Nous étions à la fin de février 1811: tous les esprits apercevaient dans
+le lointain l'orage qui se formait, et chacun s'en attristait. Les
+affaires de commerce, qui étaient déjà réduites à peu de chose,
+devinrent tout-à-fait nulles.
+
+La légation russe observait ce qui se passait dans toutes les
+directions; en prenant un air pacifique, elle eut bientôt groupé autour
+d'elle tous ceux que la curiosité y attirait pour connaître le point où
+l'on en était, ainsi que ceux qui comptaient sur des revers, sans
+lesquels ils ne pouvaient pas espérer de voir leur état changer.
+L'aide-de-camp de l'empereur Alexandre, qui se trouvait à Paris, se mit
+en mouvement pour connaître les états de nos recrutemens et de nos
+armemens; c'était un thermomètre d'après lequel on pouvait assigner
+l'époque d'un commencement d'opérations. Pour faire valoir son zèle et
+l'emploi de son temps, il supposa à l'empereur Napoléon le projet de
+diriger vers la Pologne tout ce qui était destiné pour l'Espagne, et
+donna à sa correspondance avec son maître cette couleur; il s'en était
+laissé imposer par ceux qui débitaient les contes de partage de l'empire
+russe; il devint à Paris un instrument dont la malveillance s'empara, et
+auquel elle fit parvenir des informations ridicules qu'il rendit
+cependant en Russie comme des faits positifs. Il était naturel qu'il en
+résultât de la part des Russes des armemens proportionnés à ceux que
+l'empereur de Russie était informé que l'on faisait en France; le
+contre-coup ne tardait pas à s'en faire sentir à Paris, où l'on
+apprenait par l'ambassadeur de France à Pétersbourg ce surcroît
+d'armemens de la part des Russes. La conséquence en était d'autres
+armemens qui avaient les mêmes suites. C'est ainsi que la présomptueuse
+vanité d'un ou deux jeunes Russes, au dessous du rôle qu'ils prenaient,
+conduisit pas à pas deux colosses énormes à s'entrechoquer: si le
+résultat avait mal tourné pour leur pays, ils auraient été livrés à
+l'animadversion de leurs compatriotes; les choses ayant été décidées
+contre nous, ils ont des droits à une reconnaissance de leur part,
+proportionnée aux chances dans lesquelles ils les avaient engagés.
+
+Je reviendrai sur ce sujet, après avoir raconté plusieurs faits qui
+arrivèrent à la même époque.
+
+Nous étions dans le mois de mars 1811: la grossesse de l'impératrice
+approchait de sa fin; les esprits étaient livrés à toutes sortes de
+calculs sur les conséquences dont serait suivie la naissance d'une
+princesse ou d'un prince; on désirait celle de ce dernier avec une
+ardeur qui en comprimait l'espérance: on espère ce que l'on désire, et
+on craint de ne pas l'obtenir.
+
+La naissance d'un prince fixait toutes les incertitudes; on ne voyait
+plus de guerre, parce que l'on n'y voyait plus de but. On n'entrevoyait
+plus de secousses révolutionnaires, parce que tous les intérêts
+restaient attachés à la même destinée, qui se trouvait assurée. On se
+livrait ainsi à toutes sortes de conjectures, lorsque, le 19 mars au
+soir, l'impératrice éprouva les premières douleurs de l'enfantement; on
+en fut bientôt informé dans tout Paris, parce qu'en même temps que l'on
+envoyait chercher l'archi-chancelier et M. Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely, desquels on avait besoin pour dresser l'acte de
+naissance de l'enfant, on faisait appeler les hommes de l'art, tels que
+le docteur Corvisart et le chirurgien Dubois, en sorte qu'en moins d'une
+heure, les salons du rez-de-chaussée des Tuileries furent remplis de
+plus de deux cents personnes, hommes et femmes.
+
+Il n'y avait dans la chambre à coucher de l'impératrice que l'empereur,
+l'archi-chancelier, les médecins, la dame d'honneur, avec d'autres dames
+de service. On passa toute la nuit dans l'attente; madame la duchesse de
+Montebello et madame de Montesquiou sortaient de temps à autre pour
+venir apporter des nouvelles de l'état dans lequel se trouvait
+l'impératrice, qui souffrait au point de donner de l'inquiétude à son
+accoucheur. Celui-ci était arrivé le premier d'entre ses collègues; il
+avait jugé presque aussitôt que le travail serait très laborieux, et
+était monté chez l'empereur pour l'en prévenir, le prier de descendre et
+d'envoyer au plus vite chercher M. Corvisart. L'empereur, qui ne se
+décontenançait jamais, répondit à M. Dubois: «Pourquoi voulez-vous que
+je descende? Y a-t-il du danger?» M. Dubois répondit que non, mais qu'il
+désirait qu'il y fût. L'empereur vit bien que M. Dubois n'avait pas son
+assurance accoutumée; il prit le parti de descendre pour lui rendre la
+fermeté si nécessaire en pareil cas, mais auparavant il lui demanda si
+l'accident qu'il prévoyait était un cas inconnu jusqu'à présent. M.
+Dubois lui ayant répondu qu'il en avait vu mille de semblables: «Eh
+bien! répondit l'empereur, comment avez-vous fait? je n'y étais pas;
+faites dans celui-ci comme dans les autres: prenez votre courage à deux
+mains, et supposez que vous n'accouchez pas l'impératrice, mais une
+bourgeoise de la rue Saint-Denis.»
+
+Alors M. Dubois regardant un moment l'empereur, lui dit: «Ah bien!
+puisque Votre Majesté le permet, je vais le faire.» Il descendit devant
+l'empereur, et, ayant ôté son habit, il travailla avec une assurance
+dont la plus grande habileté a toujours besoin; il n'y a nul doute que
+ce ne soit à celle de M. Dubois que le fils de l'empereur doit la
+conservation de la vie. L'impératrice fut dans un état voisin de
+l'anéantissement, et ne put être délivrée qu'à huit heures du matin,
+c'est-à-dire qu'elle eut douze heures de souffrances inouïes.
+
+La naissance du roi de Rome fut annoncée de suite au salon, et dans un
+instant les deux cents personnes qui y étaient coururent répandre la
+nouvelle partout. Depuis plusieurs jours, on avait publié que la
+naissance d'une princesse serait annoncée par vingt-un coups de canon,
+et celle d'un prince par cent. Dès la veille au soir, les pièces
+d'artillerie des Invalides étaient chargées, et les canonniers à leurs
+postes. Lorsqu'on leur envoya l'ordre de tirer, ils le firent d'abord
+lentement pour les vingt-un coups, et mettant un très-court intervalle
+pour inquiéter, ils recommencèrent tout à coup un feu roulant de
+quatre-vingts coups de canon, que l'impatience publique accueillit par
+des millions de cris de _vive l'empereur!_ Paris n'a jamais, dans ses
+grandes fêtes, offert un tableau d'allégresse plus générale: bien que ce
+fût un jour ouvrable, ce ne fut que fête partout; un ballon s'éleva tout
+à coup, portant dans les nues une nacelle dans laquelle était la célèbre
+aéronaute madame Blanchard avec des milliers d'annonces de cette
+heureuse nouvelle, et, en suivant la direction du vent, elle les sema
+dans toute la campagne. Le télégraphe l'annonça de même, et des
+courriers furent expédiés dans les directions où il n'y avait point de
+ligne télégraphique.
+
+La fortune, qui nous avait été si constamment fidèle, semblait nous
+combler en ce jour du 20 mars 1811, en nous donnant un héritier d'un
+pouvoir que tant d'efforts avaient élevé, et qui, faute de cet enfant,
+ne nous laissait apercevoir de tous côtés que des abîmes. On espérait de
+bonne foi une paix profonde; on n'admettait plus parmi les idées
+raisonnables aucune guerre, ni occupations de cette espèce.
+
+Les mois d'avril et de mai se passèrent en félicitations et en
+réceptions d'apparat. Jamais enfant n'est venu au monde sous des
+auspices aussi heureux, et qui promettaient autant le concours de toutes
+les volontés pour conserver intact un héritage qui semblait ne pouvoir
+être divisé que faute de sa naissance.
+
+Ceux qui depuis ont outragé son adolescence se montraient alors les plus
+ardens à offrir des voeux à son père, et lui renouvelaient des milliers
+de sermens, dont pas un n'a été à l'épreuve du malheur.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+Affaires du pape.--L'empereur convoque les évêques.--État fâcheux de la
+prélature.--La malveillance tourne contre l'empereur une mesure qui
+devait remédier aux maux de l'église.--Les meneurs sont dénoncées par
+leurs confrères.--Comment on s'assure de leurs dispositions.--Quatre
+d'entre eux sont envoyés à Vincennes.--Péchés érotiques de l'évêque de
+Tournai.--Dissolution du concile.--Les évêques reconnaissent
+individuellement ce qu'ils ont refusé de sanctionner en corps.
+
+
+Ce fut dans l'été de 1811 que l'empereur voulut en finir avec le pape,
+près duquel le second message des évêques n'avait pas eu plus de succès
+que le premier. L'entêtement de ce chef de l'église était si
+extraordinaire, qu'on renonça à toute espèce de négociations avec lui;
+on songea à faire, par le moyen des évêques réunis, ce que l'on ne
+pouvait obtenir de leur chef. L'empereur fit consulter tous les
+théologiens fameux, et entretint les évêques les plus estimés de la
+position dans laquelle une question toute temporelle pouvait jeter les
+affaires spirituelles; il demanda aux uns et aux autres quels étaient
+les moyens à employer pour arrêter un schisme qui ne se faisait que trop
+sentir. Le clergé de France était bon assez généralement, ainsi que
+celui d'Italie; ce dernier a même toujours eu un peu d'animosité contre
+la cour de Rome. La commission des ecclésiastiques auxquels l'empereur
+avait soumis la question, lui conseilla d'assembler un concile national
+composé des évêques de l'un et l'autre pays, et, après lui avoir donné
+communication de l'état des choses, et de leurs antécédens, de lui faire
+connaître les refus réitérés du saint père d'obtempérer à des questions
+de discipline ecclésiastique, de lui exposer ensuite les conséquences
+qui étaient déjà résultées d'un refus qui portait sur des choses
+tout-à-fait étrangères aux discussions temporelles survenues entre
+l'empereur et lui. La commission lui conseilla enfin de faire connaître
+au concile qu'on ne l'avait réuni que pour lui demander d'apporter des
+remèdes aux effets fâcheux qui résulteraient de cette opiniâtreté du
+pape à vouloir confondre ce qui lui était particulier, comme souverain
+de Rome, avec ce que l'on avait le droit d'attendre du chef spirituel de
+l'église, en observant que cette même église était toujours, qu'elle ne
+pouvait jamais manquer, et que, puisque son chef persistait à ne pas
+pourvoir à ses besoins, il était urgent de passer outre, en lui donnant
+connaissance des motifs qui avaient déterminé à se passer de lui.
+
+Indépendamment de ce que cette proposition, qui était conforme à
+l'opinion des évêques éclairés de France, était raisonnable, elle était
+encore le seul remède à apporter au mal qu'on ne pouvait plus vaincre;
+cette situation n'était d'ailleurs pas sans exemple dans l'histoire, qui
+nous apprend que l'on eut recours à ce moyen. L'empereur se décida donc
+à assembler un concile à Paris. Il fit expédier, par les deux ministères
+de France et d'Italie, des ordres de convocation à tous les évêques des
+deux pays, en leur indiquant le jour où ils devaient être rendus à
+Paris. Ils y vinrent tous, mais quelques uns n'y apportèrent pas des
+dispositions conciliatoires. Cette réunion nous fournit l'occasion de
+reconnaître combien de siéges épiscopaux étaient occupés par des hommes
+médiocres, sans lumières et sans études; excepté quelques prélats qui
+restaient encore de l'ancien clergé de France, si distingué par ses
+connaissances, le reste n'était que de mauvais moines, parvenus à la
+prélature par des protections qui avaient suffi pour déterminer le choix
+du gouvernement lors de la restauration du culte, époque où l'on était
+bien éloigné de prévoir qu'un jour on serait dans le cas de leur faire
+jouer un aussi grand rôle.
+
+Chaque homme en faveur faisait nommer son parent évêque plus facilement
+qu'autrefois il ne l'aurait fait nommer curé; on ne demandait que des
+prêtres pacifiques. Pourvu qu'ils fussent de bonnes moeurs et de bons
+exemples, peu importait qu'ils fussent théologiens ou qu'ils ne sussent
+que lire leur bréviaire.
+
+Cette imprévoyance sema l'ignorance partout, parce qu'un évêque atteint
+de ce mal ne souffrait pas dans son diocèse un prêtre qui eût fait un
+contraste avec la médiocrité de son supérieur; aussi, lorsque fut arrivé
+le moment de tirer du fruit de ce que l'on avait ramené en France,
+malgré les opinions d'une masse considérable de personnes, on ne
+recueillit que ce que l'on avait semé.
+
+Ce concile, que l'on avait convoqué pour s'occuper de la question
+spirituelle que le pape ne voulait pas séparer de la temporelle, prit
+une direction tout opposée à celle qu'on voulait lui faire prendre. Il
+n'y eut que les évêques italiens qui comprirent bien la proposition et
+qui se montrèrent indépendans du despotisme des papes; mais les évêques
+de France, qui comptaient parmi eux plusieurs hommes d'un vrai mérite,
+furent si mal dirigés, qu'on ne se servit d'aucun de ceux-ci, au lieu
+qu'on aurait dû leur partager la portion des ignorans pour les éclairer
+et les préserver du travers dans lequel ils tombèrent faute d'un guide
+pour les conduire. Qu'arriva-t-il de là? La malveillance, qui est
+toujours au guet, eût bientôt aperçu ce que l'on ne faisait pas; elle
+sonda les esprits et dirigea dans la route de l'opposition des évêques
+qui n'étaient venus à Paris que pour prêter assistance à l'empereur, et
+sortir d'une situation dont eux-mêmes ressentaient plus particulièrement
+les inconvéniens. Depuis près de deux ans, ils ne cessaient d'accabler
+l'administration de plaintes sur l'état dans lequel ils voyaient tomber
+l'église; on les avait appelés pour y remédier, et par une contradiction
+bizarre, ils achevèrent de la ruiner.
+
+Les dévots et les dévotes se chargèrent de diriger les prélats; ils ne
+s'adressèrent pas à ceux qui ne se conduisaient que par leurs lumières,
+mais ils se partagèrent les autres, dont on n'avait pris aucun soin.
+Hors le moment de la séance du concile, on était assuré de les trouver
+chez eux, où allaient les voir les messagers de la malveillance, qui se
+donnaient pour des anges envoyés du ciel, afin de leur montrer le
+précipice dans lequel ils allaient se jeter, et leur rappeler que le
+vicaire de Jésus-Christ était captif, qu'ils devaient s'en occuper et
+rendre à l'église en deuil son chef bien-aimé. Si l'on avait eu la
+précaution de publier tous les antécédens de la négociation avec Savone,
+on se serait donné un grand auxiliaire; faute de l'avoir fait, des
+sottises de cette espèce, débitées à des esprits qui manquaient de
+moyens pour en apercevoir le ridicule, formèrent une croûte sur laquelle
+aucun raisonnement ne put trouver de prise, et qui donna le change à
+l'opinion sur le but que l'on s'était proposé en convoquant le concile.
+Cette assemblée aurait eu besoin d'avoir un président qui la dominât par
+un mérite transcendant. Elle fut abandonnée et livrée aux intrigues de
+ceux qui voulaient lui faire manquer son ouvrage.
+
+Au lieu de chercher à séparer la personne du pape des affaires de
+l'église, dont elle devait s'occuper exclusivement, elle ne chercha au
+contraire qu'à confondre des choses aussi distinctes. Il n'y eut pas une
+discussion raisonnable dans cette réunion, qui comptait cependant
+plusieurs hommes d'instruction et d'esprit; mais la médiocrité étant
+incomparablement plus nombreuse, ils durent s'abstenir de parler.
+
+Les prélats italiens le pouvaient encore moins à cause de la différence
+de langage; il résulta de cet état de choses qu'au lieu de s'être donné
+de la force contre l'opiniâtreté du pape, ce fut le Pape qui se trouva
+en avoir acquis. Toutes ces tracasseries, suscitées par les
+superstitions dont on se plaignait dans toutes les parties de la France,
+étaient ainsi sur le point de se renouveler; la discorde était près de
+recommencer dans les différentes classes de la société.
+
+L'empereur ne pouvait, sans un grand danger, ne pas y mettre ordre.
+C'est seulement alors qu'il m'ordonna de tourner les regards de mon
+administration vers le concile, qu'il m'avait expressément recommandé de
+laisser à lui-même.
+
+Ce n'est que de ce moment que je reconnus, parmi les évêques pris
+isolément, les meilleures intentions possibles pour le bien général; ils
+manifestaient même pour le pape une indifférence qu'on ne leur demandait
+pas. Je ne pouvais concevoir comment il se faisait que d'une si grande
+conformité de dispositions on ne pouvait pas faire sortir une résolution
+raisonnable. En en cherchant le motif, je le trouvai bientôt dans
+l'influence funeste qu'avaient prise sur tous leurs collègues trois ou
+quatre évêques, qui eux-mêmes étaient ou des artisans de discordes, ou
+des esprits faibles qui s'étaient laissé séduire.
+
+Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils furent tous unanimement signalés
+par leurs propres collègues comme les moteurs de l'opposition. Cette
+circonstance est trop récente pour s'étendre davantage sur cette
+matière, sans exposer ceux qui ont eu le courage de faire connaître
+leurs petites menées.
+
+On peut seulement fixer d'une manière générale les opinions des autres
+membres de cette assemblée, sur ce qui a déterminé à en frapper quatre
+d'entre eux, sur les douze qui étaient vivement dénoncés.
+
+Il leur suffira de savoir que, depuis leur départ de leurs diocèses
+jusqu'à leur départ de Paris, ils n'avaient pas écrit une seule ligne à
+leurs grands-vicaires, qui n'eût été lue, quoique plusieurs eussent pris
+de fausses adresses pour plus de sûreté. Il y en avait qui paraissaient
+avoir adopté un langage convenu. C'était alors par ce que l'on voyait
+faire dans leur diocèse après la réception de leurs instructions, que
+l'on jugeait définitivement de la direction qu'ils cherchaient à y faire
+prendre. Or, comme les diocèses de Gand, Tournai, Troyes et Toulouse
+étaient ceux d'où revenaient les plus mauvais rapports, ce furent les
+titulaires de ces siéges qui furent frappés. L'empereur était d'autant
+plus indisposé, que trois d'entre eux étaient des aumôniers de sa
+chapelle, qui recevaient annuellement douze mille francs de traitement
+de sa cassette, indépendamment de leurs revenus épiscopaux, et que
+l'évêque de Gand avait fait toutes sortes de démarches pour obtenir dans
+le temps la permission de rentrer en France (il était émigré et évêque
+de Posen, en Pologne), et avait été un des premiers à solliciter
+l'honneur de servir personnellement l'empereur, qui ne lui refusait rien
+de ce qu'ils lui demandait pour tous ses parens proches ou éloignés. Il
+le traitait avec cette bonté par égard pour la mémoire de son père, qui
+était le vieux maréchal de Broglie, mort dans l'émigration.
+
+L'empereur savait bien que la religion défendait à un prêtre de
+transiger avec sa conscience; mais il savait aussi qu'elle n'a jamais
+ordonné de reconnaître des bienfaits par des ingratitudes. Ces messieurs
+pouvaient bien s'en tenir à leur opinion dans le concile; mais c'était
+devenir des agitateurs, que d'user de leur ministère pour propager des
+erreurs.
+
+Je reçus ordre de les mettre à Vincennes, et cela fut fait le même jour.
+quelques uns avaient des papiers dont l'examen n'apprenait pas
+grand'chose relativement aux affaires politiques, si ce n'est qu'ils
+avaient reçu, lu et fait connaître, la bulle et l'instruction papale qui
+avaient été la cause de l'arrestation de M. d'Astros et des cardinaux;
+cependant ces messieurs avaient, comme tous les évêques de France, prêté
+sur l'Évangile, à la messe du dimanche où ils avaient été présentés à
+l'empereur, à l'époque de leur intronisation, le serment d'usage.
+
+Ce serment se prononçait à genoux, dans la chapelle impériale et dans la
+tribune de l'empereur, en présence de tous les assistans à la messe, et
+au moment de l'Évangile. L'évêque était en habit d'église; on approchait
+un carreau près de l'empereur, il s'y mettait à genoux, et la main
+étendue sur l'évangile, il prononçait à haute et intelligible voix: «Je
+jure et promets sur le saint Évangile obéissance aux constitutions de
+l'empire et fidélité à l'empereur, de ne point permettre dans l'étendue
+de mon diocèse l'enseignement d'aucune doctrine contraire à la politique
+de l'État, de n'entretenir aucune intelligence, soit directe ou
+indirecte, avec les ennemis, soit au dedans ou au dehors; et si quelque
+chose parvenait à ma connaissance concernant la tranquillité publique,
+je promets d'en faire part à l'autorité.»
+
+Tel était à peu près le serment qu'avaient prêté tous les évêques.
+Malgré un engagement aussi positif, pas un ne fit parvenir la moindre
+chose sur les affaires dont M. d'Astros était le colporteur pour le
+diocèse de Paris, qui vraisemblablement n'était pas le seul où le Pape
+voulait établir sa puissance exclusive.
+
+Non seulement ils ne donnèrent aucune communication, et laissèrent à la
+police le soin de trouver où était le mal, mais encore ils cherchèrent à
+le propager, craignant de ne pas faire assez en restant neutres.
+
+Il est affligeant d'être obligé de reconnaître si peu d'élévation d'âme
+dans des hommes qui devaient l'exemple d'un noble dévoûment à la
+tranquillité de leurs diocésains. Ainsi se conduisaient des hommes qui,
+quelques années auparavant, étaient poursuivis, bannis, n'osaient pas
+même porter leurs habits d'ecclésiastiques; telle était la manière dont
+ils reconnaissaient la protection d'un souverain qui avait été obligé de
+faire usage de sa force et de son ascendant pour les réconcilier avec la
+nation. Il leur avait ouvert les portes de leur patrie; il avait rétabli
+la célébration du culte, les avait recommandés à la considération
+publique; enfin, après leur avoir rendu leur autorité spirituelle, il
+avait ajouté les dépenses de leur temporel aux charges de la nation, qui
+ne dissimulait pas l'inquiétude que cette bienveillance lui causait.
+Mais le clergé oublie vite; aucun des évêques ne se rappelait plus à qui
+il devait l'autorité dont il faisait un si triste usage, vérifiant ainsi
+les prévisions de la multitude. «L'empereur, disait-elle, lorsque ce
+prince les accablait de ses bienfaits, verra ce que c'est que ces
+gens-là; il les mesure à la grandeur de son âme, il y sera trompé.»
+
+Il fit demander leur démission à ces quatre évêques, et nomma à leurs
+diocèses des prêtres, d'un meilleur esprit, qui trouvèrent mille
+difficultés en y arrivant, par suite des instructions que les premiers y
+avaient laissées. Si la perte de ces évêques eut des inconvéniens
+politiques, je dois avouer du moins que le siége de Tournai ne pouvait
+pas être occupé par quelqu'un de moins fait pour être revêtu de la
+prélature. Je suis encore à concevoir comment ce prêtre corrompu n'avait
+pas détruit des papiers comme ceux qui furent saisis chez lui; il le
+devait même pour les personnes qu'il désignait et qui lui écrivaient. Ce
+n'est que par égard pour leurs familles et pour moi, que je ne les nomme
+pas, car des relations du genre de celles que cet évêque avait établies
+avec plusieurs personnes de qualité ne méritent aucun ménagement; il
+n'était qu'un agent de corruption et de débauches, et les visites qu'il
+faisait dans l'étendue de son diocèse une série de saturnales.
+
+Si, après la catastrophe de l'empereur, il s'est représenté comme une
+victime de la tyrannie, je suis bien aise de lui apprendre que le motif
+de son renvoi prenait sa source dans les preuves de démoralisation qui
+furent trouvées dans son secrétaire (dans le tiroir même où étaient ses
+bulles), et entre autres quelques versets d'offices divins, mis en vers
+français à l'usage des grenadiers et des dragons de l'armée. (Quelques
+oeuvres de Piron ne sont pas plus fortes.)
+
+En voyant cet homme dans le monde, on lui aurait confié sa fille unique,
+et jamais monstre ne fut plus digne d'une punition céleste.
+
+Après l'arrestation de ces quatre évêques, l'empereur, voyant que la
+réunion du concile, loin d'apporter un aplanissement aux difficultés qui
+existaient déjà, en préparait d'autres, résolut de le dissoudre, et de
+renvoyer les évêques chacun dans leur diocèse, déplorant toutefois
+qu'une assemblée composée de tous les princes de l'église n'eût pas
+mieux compris qu'il ne l'avait convoquée que pour ses propres intérêts.
+quelques uns d'entre eux, avant de partir, déposèrent entre les mains du
+ministre des cultes une déclaration par laquelle ils reconnaissaient que
+les propositions qui leur avaient été faites ne contenaient rien qui fût
+contraire aux canons et qu'ils s'y soumettaient pour tout ce qui les
+concernait; la même déclaration fut successivement faite par tous les
+autres, et elle doit se trouver encore dans les archives du ministère
+des cultes. Cette déclaration de chacun des membres du concile pris
+isolément forme un acte bien plus fort que la détermination qu'ils
+auraient prise en assemblée générale, en ce qu'il n'est pas permis de
+douter que chacun d'eux n'ait réfléchi mûrement avant d'écrire et de
+signer son opinion.
+
+Malgré cela, le Pape n'en devint pas plus flexible, il ne donna point de
+bulles aux évêques nouvellement nommés, et continua, autant que cela lui
+fut possible, d'agiter les esprits. On le laissa cependant à Savone, en
+prenant, pour l'isoler, des mesures proportionnées aux dangers dont on
+avait été menacé par les troubles qui avaient failli être excités plus
+tôt en son nom que par lui-même.
+
+Avec ces précautions, on était assuré qu'aucune intrigue religieuse ne
+pouvait plus partir que de l'intérieur; il devenait dès-lors plus facile
+de la comprimer.
+
+À la suite de l'arrestation de l'évêque de Gand, il y eut plusieurs
+mesures semblables prises contre des desservans de paroisses, tant dans
+ce diocèse que dans celui de Tournai, et par contre-coup dans celui de
+Malines. L'archevêque qui le dirigeait était bien éloigné d'envisager
+les choses de la même manière que les deux premiers, mais leur voisinage
+avait tellement influé sur les curés et petits prêtres du diocèse de
+Malines, que la plupart étaient tout à la fois les ennemis de leur
+métropolitain et de l'empereur. Ils ne se servaient plus de leur
+ministère que pour alarmer les consciences et ébranler la fidélité des
+peuples des campagnes.
+
+Mais toutes ces mesures furent prises administrativement et d'après des
+indications données par les autorités locales. L'archevêque de Malines
+m'a intercédé vingt fois en leur faveur, et ces insensés croyaient qu'il
+était l'auteur de leurs peines.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+Intrigues diplomatiques.--Agence napolitaine.--Murat.--Ses lettres
+doivent encore être aux archives.--Voyage en Hollande.--Sentimens qui
+agitent les diverses classes de la nation.--Affaires
+d'Espagne.--Affluence des courriers napolitains.--Enlèvement de l'un
+d'entre eux.
+
+
+La réunion du concile à Paris avait assez occupé les esprits pour
+fournir la matière de toutes les conversations, et par conséquent
+devenir le sujet d'un grand nombre de correspondances, particulièrement
+de la part des envoyés diplomatiques. On eut occasion de découvrir
+quelques intrigues plutôt dignes de pitié que d'attention; mais celle
+qui devait surprendre le plus, c'était une petite agence de nouvelles
+que le roi de Naples avait cru utile à ses intérêts d'établir à Paris.
+Plus on y réfléchissait, moins on entrevoyait la nécessité que ce petit
+pays eût d'autres moyens de correspondances que ceux de sa légation, et
+moins on apercevait cette nécessité, plus on cherchait à en deviner le
+motif; il se découvrit naturellement. L'empereur ordonna au ministre des
+relations extérieures de faire partir tous les officiers napolitains
+(nés français) qui, sous divers prétextes, étaient attachés à
+l'ambassade de ce pays, qu'il voulut voir réduite aux seuls employés
+napolitains qui la composaient primitivement. Il fit sans doute
+signifier cette disposition par les voies officielles, et elle fut
+exécutée malgré les nombreuses réclamations de tous ces jeunes gens qui
+ne voulaient pas quitter Paris. Il fallut en contraindre quelques uns à
+obéir.
+
+Pendant que cela s'exécutait, l'empereur, qui devinait tout, avait reçu
+d'Espagne des réclamations d'après lesquelles il ordonna l'arrestation
+d'un chambellan du roi de Naples qui n'avait pas quitté Paris. Elle eut
+lieu, ainsi que l'examen de ses papiers dans lesquels on trouva dix-neuf
+lettres de la propre main du roi de Naples. Après la lecture de ces
+pièces il n'était plus permis de douter que, soit qu'il se le fût mis
+dans la tête, ou que cela fût sorti du cerveau de ceux qui travaillaient
+pour lui à Paris, ce prince n'eut sérieusement songé à succéder à
+l'empereur dans un cas donné, sa mort par exemple. L'empereur n'ayant
+pas d'enfans à cette époque, il ne voyait que ses neveux à éloigner de
+l'héritage, et il s'était abusé au point de croire que dans un état de
+choses qu'il prévoyait, la nation se rangerait sans répugnance sous ses
+bannières.
+
+Il recommandait à son chambellan, dans toutes ses lettres, de voir
+beaucoup M. Fouché; de lui dire qu'il y avait long-temps qu'il le
+négligeait, et que cependant il n'était jamais plus content que
+lorsqu'il recevait de ses nouvelles. La plupart de ces lettres dataient
+de 1809; elles avaient été écrites pendant que l'empereur était à Vienne
+et que les Anglais occupaient Flessingue.
+
+Je remis ces lettres à l'empereur, qui ne me dit pas tout ce qu'il en
+pensait, mais qui ordonna que le chambellan se retirât dans les terres
+qu'il avait en France, s'il ne voulait pas retourner à Naples.
+
+Le style de cette correspondance ne fut point une énigme pour moi; j'en
+eus la clef par toutes les recommandations dont elle était pleine, et
+demeurai convaincu plus que jamais que le projet de succéder à
+l'empereur était enraciné dans la tête du roi de Naples, et qu'il ne
+l'avait abandonné qu'à la naissance du roi de Rome. J'ai présumé que son
+opiniâtreté à vouloir tenir à Paris, près de son ambassadeur, une troupe
+de jeunes gens, tous militaires et braves, n'était qu'une précaution
+qu'il prenait pour être informé exactement des dispositions personnelles
+de chacun des hommes en place, du concours desquels il aurait eu besoin,
+si l'événement préalable était arrivé. Je me suis aussi expliqué
+pourquoi ma nomination au ministère de la police lui avait donné tant
+d'ombrage: c'est qu'il craignait que je ne découvrisse ce qu'il m'a
+forcé de reconnaître; car auparavant, quelle que fût à cet égard mon
+opinion, je ne m'en occupais pas.
+
+Il avait peur que je n'eusse trouvé quelque chose dans les papiers de M.
+Fouché, et il est revenu à mon esprit que celui-ci n'avait brûlé son
+cabinet en partie que pour jeter toutes ces intrigues dans l'oubli.
+
+Néanmoins l'empereur remarqua bien que M. Fouché ne lui avait jamais
+parlé de la correspondance du roi de Naples, ni de son objet, duquel il
+n'était pas permis de douter d'après le contenu des lettres de ce prince
+à son chambellan. En mettant le chambellan en liberté, j'ordonnai que
+l'on déposât aux archives de la police les dix-neuf lettres que le roi
+de Naples lui avait écrites. Si elles n'ont pas été brûlées au mois de
+février 1813, elles y sont probablement encore.
+
+Cette découverte me donna l'explication d'une quantité de petites menées
+qui auparavant ne me paraissaient que du caquetage, mais qui depuis
+furent considérées plus sérieusement. Il n'y a point de bagatelles en
+surveillance: ce sont les moindres minuties qui conduisent aux plus
+grandes conséquences; lorsque les grands événemens sont amenés autrement
+qu'en commençant pas à pas, ils avortent toujours, à moins d'une absence
+totale de surveillance.
+
+Tout ceci était à peine passé, que l'empereur entreprit de faire un
+voyage en Hollande; l'impératrice était bien rétablie, et l'accompagna.
+
+Il alla de Paris à Anvers, ensuite à Amsterdam, Roterdam, et revint par
+le bord du Rhin, lorsqu'il eut vu en Hollande tout ce qui pouvait
+satisfaire son insatiable désir de connaître les choses par lui-même.
+
+Ce voyage offrit à l'observateur beaucoup de choses dignes d'intérêt.
+Les Hollandais de la basse classe montraient de l'enthousiasme en le
+voyant; les riches n'étaient pas extrêmement fâchés de leur réunion; il
+n'y avait que le commerce qui était tout-à-fait dans l'abattement, et en
+Hollande, c'est bien quelque chose. Cette classe est indifférente à
+toutes les questions d'État; pourvu qu'elles n'apportent point
+d'obstacles à ses opérations, peu lui importe qui règne, elle a toujours
+son bât à porter. Dans ce cas-ci, elle voyait bien que, tant que le
+système ne changerait pas, il fallait se résoudre à devenir étrangère à
+la navigation, ce qui était un sacrifice insupportable; mais comme il
+n'y avait pas moyen de s'y soustraire, il fallait bien l'endurer, et
+encore ne pas le faire de mauvaise grâce.
+
+Je ne pourrais que répéter sur ce chapitre ce que j'ai dit plus haut à
+l'occasion de la réunion de la Hollande.
+
+Lorsque l'empereur faisait quelque voyage, il était toujours harangué
+par les chefs des autorités civiles des pays qu'il parcourait. Dans les
+premières années, tous les discours avaient un style et un ton naturel,
+conforme au respect que l'on devait au chef de l'État, et à la dignité
+du magistrat qui le prononçait. Mais comme on ne veut rien faire de
+semblable à ce que fait son voisin, on fut bientôt las de répéter les
+mêmes choses; on chercha à élever son langage, on adopta des figures de
+rhétorique, on se jeta sur des citations d'histoire, enfin, on avait
+tellement épuisé toutes les ressources de l'art, que l'on eut recours à
+Paris: on y commandait les discours, en s'arrangeant de manière à les
+recevoir pour le jour où l'on devait les prononcer. L'empereur l'apprit,
+depuis lors il n'en laissa plus prononcer dans les voyages qu'il fit, ou
+il interrompait net l'orateur dès qu'il s'apercevait qu'on lui tenait un
+langage apprêté; il ne se souciait pas de ce qui n'était pas franc et
+naturel. Les Hollandais, plus particulièrement que d'autres, avaient
+employé ces moyens, et n'en furent dupes que cette fois-là.
+
+L'empereur avait emmené avec lui ses ministres de la marine, de
+l'intérieur et des finances, pour résoudre sur les lieux même toutes les
+difficultés qu'il prévoyait devoir résulter d'une foule de réclamations
+auxquelles il s'attendait. Ils revinrent directement d'Amsterdam à
+Paris; mais l'empereur remonta le Rhin jusqu'à Mayence. Pendant qu'il
+avait fait le voyage de Hollande, les communications diplomatiques
+avaient suivi leur marche ordinaire; on crut en France à une rupture
+prochaine, parce que l'empereur envoya de la Hollande ordre aux deux
+régimens de carabiniers qui étaient rentrés depuis peu de temps à leur
+quartier de Lunéville, de se rendre sur le Rhin, où il voulait les voir.
+Il les vit effectivement, et soit que cette revue n'eût été que le
+prétexte de leur marche, ou que cela eût réellement été le projet d'une
+rupture, ils ne rentrèrent pas à Lunéville. On les établit dans le pays
+de Berg, où ils vécurent à bon marché; cela était d'ailleurs nécessaire,
+parce qu'il venait d'y avoir un petit mouvement insurrectionnel dans ce
+pays, et puis, dans tout état de choses, c'était autant de chemin de
+fait, quoique ce ne fût pas précisément dans la direction de la Pologne.
+Ce mouvement fut observé de Paris, il ne pouvait donc pas manquer de
+l'être à Saint-Pétersbourg.
+
+On n'était déjà plus que sur un ton de politesse, et lorsqu'après avoir
+été ami, on se refroidit, on a bientôt rompu. Il n'en coûte que pour se
+mettre sur la pente de déclinaison; une fois que l'on y est, l'aigreur
+vient vite.
+
+Il ne s'était rien passé d'extraordinaire nul part. En Espagne, les
+armées s'occupaient à faire de petits siéges, et à s'établir; c'était au
+mois de juin de cette année que Badajoz avait été débloqué, comme je
+l'ai dit plus haut.
+
+L'armée d'Andalousie était devant Cadix; on occupait presque toute
+l'Espagne, mais on ne commandait et on n'était obéi que là où il y avait
+des troupes. Encore les ordres du roi y étaient-ils dédaignés; ce
+prince, fatigué d'entendre les plaintes des Espagnols, à la position
+desquels il ne pouvait pas apporter de soulagement, avait fini par ne se
+mêler de rien, en sorte que ce malheureux pays était divisé en autant de
+petites vice-royautés qu'il y avait de généraux commandant des
+arrondissemens particuliers; pour comble de malheur, il y en eut bien
+peu qui n'attirassent pas sur eux l'animadversion des Espagnols. Ce
+furent toutes ces vexations locales qui armèrent l'exaspération, et qui
+firent de cette guerre une suite de meurtres et de pillages.
+
+Il n'y a qu'un très petit nombre de généraux qui, dans ces malheureuses
+campagnes, aient veillé à leur réputation, et plusieurs généraux
+espagnols insurgés m'ont dit que cela avait beaucoup contribué à ce que,
+de leur côté, on ne voulut plus entendre parler d'arrangement, parce
+que, lorsqu'ils entraient dans des lieux qui avaient été occupés par nos
+troupes, ils apprenaient que l'autorité du roi Joseph n'y était même pas
+citée, et que c'était tel général qui y ordonnait dans toutes les
+branches de l'administration, en sorte que, s'ils s'étaient soumis, ils
+auraient aussi été sous les ordres d'un général français. C'est
+pourquoi, disaient-ils, ils aimaient mieux rester dans leur situation.
+
+Il a été bien funeste à la gloire de nos armes dans ce pays-là que
+l'empereur n'ait pas pu y faire un voyage: on se serait remis à son
+devoir avant qu'il se fût seulement approché de cent lieues de la
+frontière; l'empereur le savait bien et se disposait à s'y rendre, mais
+les Anglais surent le pousser en Russie.
+
+À Naples, il se passait quelque chose de singulier. Le roi avait
+témoigné beaucoup d'humeur de la mesure dont son chambellan, ses
+officiers avaient été les objets, et comme il n'osait pas s'en plaindre
+à l'empereur, il s'en prenait à ses ministres.
+
+L'empereur était encore absent; je voyais arriver à Paris autant de
+courriers napolitains que s'il avait été question d'une négociation
+importante, et ces courriers, la plupart français, faisaient des
+commissions dans tous les coins de Paris après avoir remis leurs
+dépêches ministérielles à l'ambassadeur de Naples.
+
+Je n'ignorais pas où ils allaient ni le sujet de leur exactitude; mais
+je poussai ma curiosité plus loin. La mauvaise opinion que j'avais
+personnellement de l'arrière-pensée du roi, et l'absence de l'empereur
+m'autorisaient d'une part à la méfiance, et de l'autre motivaient un
+excès de prudence de ma part.
+
+Je donnai ordre que l'on fît si bien qu'en ayant l'air de commettre une
+maladresse, en prenant un courrier napolitain pour un autre, on le mît à
+ma disposition pour deux heures.
+
+Je pris sur moi cette hardiesse par un autre motif encore: c'est qu'il
+revenait de tous côtés que, dans un accès de mauvaise humeur, le
+gouvernement napolitain avait obligé tous les Français qui, sur ses
+instances, avaient quitté l'armée française pour entrer dans ses
+troupes, à se naturaliser sur-le-champ ou à rentrer en France; presque
+tous l'abandonnèrent. Cet acte de gouvernement, qui annonçait de la
+démence ou de la vengeance, n'était pas à négliger.
+
+Le premier courrier napolitain ne se fit pas attendre long-temps, et on
+exécuta si bien ce que j'avais ordonné, qu'il fut amené chez moi. Ceux
+qui l'y avaient conduit crurent qu'ils s'étaient réellement trompés,
+excepté un seul d'entre eux qui avait le secret de la mesure; ils
+s'attendaient à être gourmandés, ils reçurent un témoignage de
+satisfaction. J'ouvris tout, même le paquet de l'ambassadeur, et le lui
+renvoyai si promptement, qu'il aurait pu douter de l'indiscrétion, s'il
+avait eu moins d'expérience.
+
+Ces dépêches apprenaient que le roi de Naples était dans de grandes
+inquiétudes sur la manière dont l'empereur était à son égard, depuis
+qu'il ne pouvait plus ignorer qu'il avait lu beaucoup de choses fort peu
+honorables pour celui qui les avait écrites, et particulièrement depuis
+l'obligation imposée aux Français de se naturaliser ou de retourner en
+France.
+
+Son esprit en était tellement tourmenté qu'il venait de faire partir la
+reine pour arranger une affaire qui n'en était pas une, car enfin un roi
+de Naples qui était sur le trône par la puissance de l'empereur n'avait
+qu'à se tenir tranquille, et ne pas chercher à faire plus de bruit en
+Europe que sa petite importance ne le lui permettait; il n'eût jamais
+été atteint de la peur d'être renversé du trône par celui qui avait
+trouvé convenable de l'y établir. Ensuite si réellement le projet de la
+France avait été de faire descendre le roi du trône de Naples,
+pouvait-il raisonnablement songer à se défendre? Une pareille entreprise
+eût achevé de le couvrir de ridicule.
+
+Si donc il a cru nécessaire à ses intérêts d'engager la reine à venir
+voir l'empereur à Paris, c'est qu'il y avait lieu à se justifier, parce
+qu'il n'y a que des insensés qui essaieraient de nous persuader que,
+dans sa position, il redoutait les intrigues; il ne voulait que savoir
+jusqu'où avaient été les informations que l'empereur avait acquises.
+
+C'est ici le cas de dire que l'empereur avait déjà songé à séparer la
+couronne d'Italie de celle de France sur la tête de son successeur; il
+n'attendait pour le déclarer que la naissance d'un second fils, qu'il
+espérait avoir, et qui aurait été roi de toute l'Italie. Il s'était
+quelquefois occupé de cette espérance avec ses amis; et comme il
+traitait le roi de Naples en homme qu'il considérait comme inséparable
+de son système, il ne s'arrêta pas à l'idée qu'il songerait à traverser
+son projet, si le cas prévu arrivait. Ce fut cependant ce qui eut lieu.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+La reine de Naples vient à Paris.--Réception que lui fait
+l'empereur.--Anecdote de la Malmaison.--Approche de la disette.--Mesures
+pour la prévenir.--L'empereur ouvre le canal de Saint-Maur.--Il fait
+occuper les ouvriers.--Projet de remettre les approvisionnement de Paris
+à l'entreprise.
+
+
+La reine de Naples arriva effectivement à Paris avant que l'empereur fût
+de retour de la Hollande; son voyage tourna tout en agrémens pour elle
+et pour les personnes qui éprouvaient du plaisir à la revoir, mais il
+était inutile aux affaires du roi, que l'empereur connaissait trop bien,
+pour concevoir la moindre inquiétude de tout ce qu'il ferait pour ou
+contre lui.
+
+Cette circonstance me confirma encore dans l'opinion que la tête du roi
+de Naples était en travail continuel, et que peut-être il serait jeté,
+malgré lui, dans des directions dont il ne pouvait lui-même apercevoir
+le danger: c'est d'ordinaire ce qui arrive aux hommes qui ne veulent pas
+être naturels, ou qui, ayant une fois manqué, ont la conscience toujours
+mal à l'aise.
+
+Lorsque l'empereur arriva à Paris, il fit un très aimable accueil à la
+reine de Naples, et s'occupa personnellement de tout ce qui la
+concernait. Je crois bien qu'il ne lui cacha pas son opinion sur la
+conduite du roi son mari, cependant il ne transpira rien à cet égard.
+L'empereur, que l'on a peint comme un homme vindicatif par caractère, ne
+s'est jamais vengé que par des bienfaits; je pourrais citer maint
+exemples où il a même été prodigue envers des ingrats, je ne lui ai
+jamais vu méconnaître le moindre service. Il entrait quelquefois dans
+des détails sur l'intérieur et les affaires de ceux à qui il
+s'intéressait; on ne manquait pas de dire que c'était par manie de se
+mêler des ménages de tout le monde: on était dans l'erreur, c'est qu'il
+avait quelques projets de libéralités, et, lorsqu'on lui avait répondu
+franchement, il était rare que les effets ne suivissent pas la bonne
+intention. Jamais personne ne donna avec autant de plaisir, mais il ne
+pouvait souffrir qu'on le remerciât, comme aussi il aurait bien remarqué
+une faute d'ingratitude et ne l'aurait pas oubliée.
+
+Je me rappelle que, pendant qu'il était encore consul, il donna un jour
+30,000 francs à chacun de ses aides-de-camp; nous étions huit, nous
+allâmes pour le remercier le soir, lorsqu'il fut seul dans son cabinet à
+la Malmaison. Il nous reçut comme des hommes qui faisaient une chose qui
+lui déplaisait; il nous renvoya en nous disant: «Une autre fois,
+messieurs, je ne m'exposerai plus à de pareilles visites; je ne vous
+demandais point de remercîmens, je savais bien que cela vous ferait
+plaisir sans que vous prissiez le soin de me le dire.» Et pour se
+raccommoder avec nous, il nous dit: «Allez vous amuser, vous êtes des
+nigauds.» Il ne nous a pas tenu parole, car il est tombé vis-à-vis de
+quelques uns de nous dans la profusion.
+
+Nous étions à la fin d'octobre, lorsque l'empereur et l'impératrice
+rentrèrent à Saint-Cloud, où le roi de Rome était resté pendant leur
+absence.
+
+On commençait déjà à sentir les approches de la disette; le blé était
+fort rare dans les provinces méridionales. C'est dans cette occasion que
+je vis déployer à l'empereur une activité d'esprit que je ne lui
+connaissais pas encore: il se faisait remettre les états des magasins à
+blé comme on lui aurait remis ceux de l'armée; il tenait très
+fréquemment, tous les deux jours, par exemple, un conseil de
+subsistances où assistait tout ce qui était convoqué pour y apporter le
+tribut de ses lumières. L'empereur eut alors à regretter d'avoir
+congédié la compagnie des vivres; le conseiller d'État qu'il avait mis à
+la tête de cette administration (M. Maret, frère du ministre-secrétaire
+d'État) était un fort honnête homme; mais il ne pouvait être que
+régulateur d'opérations, il n'était point capitaliste: il fallut que
+l'empereur lui donnât des sommes énormes pour tenir l'approvisionnement
+de Paris au complet. On avait fait la plus grande de toutes les fautes
+en se servant pour l'armée des farines de Paris, dont on avait laissé
+vider les magasins: si, dans un moment comme celui-là, l'empereur avait
+été absent, il y aurait infailliblement eu de très grands désordres,
+parce qu'en matière d'argent personne n'aurait osé prendre sur lui
+d'ordonner, et que, d'un autre côté, le ministre du trésor public
+n'aurait pas acquitté ce qui aurait été tiré sur lui sans l'autorisation
+de l'empereur. Ce fut donc encore l'empereur qui fit tous les métiers
+dans cette circonstance; mais, quels que fussent les soins qu'il avait
+recommandé que l'on prît, et dont il donna l'exemple à tout le monde, il
+dut encore avancer des sommes énormes à l'approvisionnement de Paris
+pour tenir le prix du pain à un taux proportionné au prix de la journée
+de l'ouvrier; il dut faire ajouter jusqu'à 12 et 15 francs à chaque sac
+de blé pour que le pain restât à 16 sous les quatre livres. Il résulta
+de là que le pain se trouva à meilleur marché à Paris que dans les
+campagnes, en sorte que celles-ci vinrent de tous côtés en acheter à
+Paris pour le porter au-dehors et le vendre, ce qui augmentait la
+consommation de la capitale, et par conséquent les dépenses de
+l'administration, chargée de tenir le pain à un prix modique.
+
+Tout cela donnait de l'humeur à l'empereur. Il faisait tout ce qui était
+en lui pour apporter au moins l'aisance dans cette classe de la
+population pour laquelle le pain est la première des dépenses, et l'on
+était forcé de reconnaître qu'il y avait absence de ressources: aussi
+nous passâmes un hiver cruel à Paris. Il y eut beaucoup de vols, et
+quoique l'on eût multiplié les fourneaux économiques, dans lesquels on
+cuisait par jour une immense quantité de soupes qui se donnaient au prix
+le plus modique, on eut beaucoup de peine à éloigner le mal que donne à
+des malheureux la peur de mourir de faim.
+
+En même temps que l'empereur faisait tous ses efforts pour maintenir les
+subsistances des pauvres au plus bas prix possible pour la circonstance,
+il leur fournissait les moyens de gagner un peu plus d'argent en les
+faisant travailler; c'est à cette occasion qu'il fit ouvrir les travaux
+du canal de Saint-Maur près Paris. Ce canal devait joindre la Marne à la
+Seine, en évitant quatre ou cinq lieues de détours que cette première
+rivière fait avant d'arriver à Charenton. Il devait avoir une double
+utilité, en ce que l'on se proposait de construire dessus un grand
+nombre de moulins, qui, en accélérant la mouture, eussent diminué les
+frais de la boulangerie et par conséquent celui du pain à Paris.
+
+Ces travaux s'exécutaient si près de la capitale, que les familles les
+plus indigentes pouvaient y aller travailler, et y subsister au moyen
+des fourneaux à la Rumfort que l'on avait fait établir sur les lieux.
+
+De cette manière, un ouvrier avait vécu et se trouvait encore avoir une
+bonne partie du prix de sa journée de reste.
+
+L'empereur fit activer les travaux des canaux de Saint-Denis et de
+l'Ourcq dans le même but. Son projet était, comme on le sait, de joindre
+par un canal de navigation le grand bassin de la Villette à celui que
+l'on construisait dans les anciens fossés de la Bastille, et de joindre
+le bassin de la Villette à la Seine par le canal de Saint-Martin. Ces
+travaux sont aujourd'hui achevés, et l'on sait quelle extension ils ont
+donnée au commerce de la capitale.
+
+Un monarque dans l'esprit duquel entrent de semblables conceptions, dont
+il suit les détails avec une précision mathématique, mérite qu'on garde
+sa mémoire.
+
+L'empereur ne s'en tint pas à faire travailler des terrassiers; il
+commanda de l'ébénisterie et de la menuiserie dans le faubourg
+Saint-Antoine, de même que dans tous les ateliers d'ouvriers de
+différentes professions; il fit confectionner toute sorte d'objets
+nécessaires aux armées. Il donna dans cet hiver l'argent à pleines
+mains, et avec sa régularité sans pareille, il n'obéra point ses
+finances; il supporta directement la dépense des objets de luxe qu'il
+avait commandés, et en embellit les palais et musées du gouvernement; il
+en fit aussi des cadeaux à un grand nombre de personnes, et il fit
+supporter par les budgets des ministres dans les départemens desquels
+les objets confectionnés rentraient, les sommes qu'ils avaient coûtées,
+par exemple, celui de l'intérieur et celui de la guerre. De cette
+manière, il remplit ses magasins, soulagea l'indigence, et arriva sans
+incidens fâcheux à la fin d'une cruelle saison qui semblait nous
+annoncer de bien grands malheurs. J'ai vu le compte des sommes qu'il lui
+en coûta seulement pour payer la différence qu'il y avait entre le prix
+auquel il achetait le blé et celui auquel il avait ordonné que l'on tînt
+le pain. Ces sommes me paraissaient invraisemblables, elles passaient
+une dizaine de millions; j'étais assez près de l'administration alors,
+pour être convaincu que, sans la prodigieuse activité de l'empereur,
+malgré ces grands secours, nous ne serions pas sortis d'embarras.
+
+Il en était persuadé lui-même; son mécontentement était extrême contre
+l'administration des vivres, qui n'avait que des comptes en règle et des
+magasins vides: aussi s'occupait-il lui-même de recréer l'ancienne
+compagnie des vivres, qu'il aurait établie à l'instar de la banque, de
+manière à pouvoir l'aider, dans le besoin, de tous les capitaux qui
+auraient été nécessaires, sans s'exposer à être encore dupe de quelque
+grand agiotage, comme il l'avait été en 1805. Ce projet ne fut point
+exécuté, parce qu'il fut encore entraîné à la guerre.
+
+C'est une chose honteuse que de voir un pays comme la France exposé à
+des disettes de blé. On ne les connaît pas dans les déserts, ni dans les
+pays où le blé est apporté d'un autre hémisphère. Il n'y a cependant
+qu'une seule observation à faire pour s'en garantir; mais il faut, pour
+qu'elle le soit d'une manière constante, qu'elle s'exerce par des
+intéressés, et non pas des administrateurs qui ne soignent jamais que
+leur responsabilité. L'empereur en était convaincu, et il allait s'en
+remettre à eux.
+
+Une suite d'observations a prouvé que la disette arrivait en France tous
+les neuf ans, à des distances irrégulières, plus ou moins rapprochées,
+selon que de grands événemens avaient plus ou moins interrompu les
+communications. On en avait éprouvé une en 1802 ou 1803; on en éprouva
+une en 1811, et ce fléau s'est reproduit en 1817.
+
+L'hiver fut assez triste; on ne vit aucun de ces événemens qui occupent
+toute une société; il se passa en dîners de représentation, et l'on
+n'eut que très peu de plaisirs.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+Le prince de Bénévent et ses ennemis.--Supercherie.--Madame Auguste
+Talleyrand a recours à l'empereur.--Décision de ce prince.
+
+
+Ce fut dans cet hiver que le prince Poniatowski vint à Paris. L'empereur
+avait été si content de ses services pendant la campagne de 1809, qu'il
+lui fit toute sorte de bons accueils. Il recommanda même qu'on lui en
+fît partout, et lorsqu'il fut au moment de retourner en Pologne, il lui
+fit cadeau de cent mille écus.
+
+Je crois qu'indépendamment de cet argent, il lui donna un autre domaine
+que celui qu'il lui avait déjà donné après la paix de Tilsit.
+
+Il traita moins bien M. de Talleyrand. Ce prince était depuis quelque
+temps l'objet d'attaques continuelles. Les unes étaient plus ou moins
+justes, les autres portaient évidemment à faux. C'était une lutte de
+jalousie et d'amour-propre; M. de Talleyrand savait user de ses
+avantages, il épiait l'occasion, et quand il avait saisi le défaut de la
+cuirasse, trois ou quatre bonnes saillies, qui pénétraient au vif et
+portaient bien leur adresse, faisaient justice de ceux qui s'attaquaient
+à lui. Ils s'emportaient davantage, Talleyrand riait de l'exaspération
+qu'il avait causée; l'irritation devenait plus vive, les propos se
+multipliaient: mais comme Talleyrand avait un salon que les envoyés
+diplomatiques avaient conservé l'habitude de fréquenter, il se trouvait
+en mesure de repousser les traits qu'on lui décochait avec un avantage
+foudroyant. Il fut pris à son tour, et donna à rire à ses ennemis.
+J'ignorais l'anecdote lorsque l'empereur me manda un dimanche matin, et
+me réprimanda vivement de lui avoir laissé ignorer une particularité qui
+concernait le diplomate. «Si ce qu'on m'a dit est vrai, ajouta-t-il, je
+lui ferai bien payer les trois cent mille francs qu'il a promis de
+donner.»
+
+Ce récit était une énigme pour moi. J'attendais qu'il m'en dît
+davantage, et j'appris qu'après la messe il devait recevoir madame
+Auguste Talleyrand, qui était arrivée la veille pour une réclamation, et
+avait demandé à lui être présentée.
+
+Cette jeune femme était venue comme un courrier de Berne, où son mari
+était ambassadeur, demander justice à l'empereur contre une action
+infâme de M. de Talleyrand, et afin de ne pas être éconduite, elle
+s'était adressée à la femme du ministre de son mari.
+
+L'empereur, qui n'avait entendu que la version de cette jeune femme,
+était singulièrement indisposé. Heureusement je connaissais toute
+l'aventure de cette prétendue dette de M. de Talleyrand. Cette affaire,
+si elle n'était pas irrépréhensible, n'était du moins pas coupable comme
+madame Auguste l'entendait. Je me hâtai de rendre compte à l'empereur de
+la manière dont la chose s'était véritablement passée.
+
+Lorsque M. Auguste de Talleyrand, ministre de France en Suisse, voulut
+se marier, il porta ses hommages à une jeune personne d'Orléans, qui
+était fort riche. Sa demande fut agréée, mais les parens exigèrent qu'il
+apportât cent mille écus au contrat, condition sans laquelle ils ne
+voulaient pas donner leur élève, qui était, je crois, leur nièce; cette
+précaution était sage de leur part; en se mariant, le mari devenait
+administrateur de sa fortune: il était prudent de lui faire donner des
+garanties de son administration.
+
+M. Auguste de Talleyrand, n'ayant pas les cent mille écus, vint conter
+son embarras à M. de Talleyrand, alors ministre des relations
+extérieures. Il lui demanda de lui prêter cette somme sur son simple
+billet, observant qu'il était jeune, et qu'il faudrait qu'il fût bien
+malheureux pour ne pas gagner dans sa vie cent mille écus. Non seulement
+M. de Talleyrand lui prêta cette somme sur son simple billet, mais
+encore sans intérêt.
+
+Ce billet resta entre ses mains jusqu'à ce que des pertes d'argent
+l'obligèrent à s'en dessaisir. Il avait un autre parent, que je ne nomme
+pas, parce que j'ai à me plaindre de lui personnellement; il était dans
+un extrême embarras, et ne pouvait se procurer des fonds, sa position
+était telle qu'il fallait qu'il en eût, ou qu'il éprouvât des
+désagrémens pénibles.
+
+Il vint voir M. de Talleyrand, et lui raconta le cas dans lequel il se
+trouvait. Il le pria de considérer que le nom de leur famille pourrait
+éprouver une flétrissure, faute d'un secours qui lui était
+indispensable.
+
+M. de Talleyrand était fort embarrassé. Il venait d'éprouver des
+faillites de tous côtés, et n'avait que le billet dont je viens de
+parler; il le montra au solliciteur, en lui disant qu'il ne lui restait
+que cela, que c'était la première fois que ce titre voyait le jour. Il
+lui observa qu'il n'en avait fait aucun usage au moment de ses embarras
+personnels, parce qu'il y aurait eu autant d'inconvéniens attachés à un
+affront fait à la signature du souscripteur qu'au sien. Il lui dit
+cependant de chercher un prêteur sur gages; que, s'il en trouvait un, il
+lui remettrait l'effet, mais qu'il fallait se réserver la faculté de le
+retirer aussitôt qu'il en aurait les moyens.
+
+Le parent accepte. Il avait, disait-il, un prêteur tout prêt. M. de
+Talleyrand cède, mais le billet n'est pas hors de ses mains, qu'il est
+négocié sur la place, et présenté à l'échéance à M. Auguste de
+Talleyrand. Celui-ci ignorait toutes ces circonstances; il se crut joué,
+et soupçonna que M. de Talleyrand, des mauvaises affaires duquel il
+avait entendu parler, avait été réduit à l'accabler. D'un autre côté,
+madame Auguste de Talleyrand n'était plus un enfant, elle gouvernait ses
+affaires et voulut savoir ce que signifiait ce billet: il paraît que
+l'on se tira du mauvais pas en lui disant que c'était une somme donnée,
+que l'on avait promis de ne jamais réclamer, et que la mauvaise
+situation dans laquelle on disait qu'était M. de Talleyrand lui avait
+sans doute fait une nécessité de manquer à sa parole. Madame Auguste fut
+indignée; elle trouva étrange que ce prince se fût prêté à une
+supercherie comme celle dont elle était victime. Elle prit la poste, et
+accourut implorer la justice de l'empereur.
+
+L'empereur eut de la peine à croire à une action semblable. Il se
+contint néanmoins, ne dit rien de désagréable à M. de Talleyrand
+lorsqu'il se présenta à l'audience ordinaire qui suivait la messe; mais
+il écrivit à M. l'archi-chancelier pour le charger de prendre
+connaissance de cette affaire, et M. de Talleyrand porta la peine de la
+supercherie à laquelle il s'était prêté, il compta les cent mille écus,
+après quoi madame Auguste reprit la route de Bâle.
+
+Il n'échappa pas à M. de Talleyrand que l'empereur n'avait pas paru
+disposé à le ménager; il se garda bien d'avoir l'air de s'en apercevoir,
+et en devint beaucoup plus prudent encore.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+La mésintelligence éclate entre la France et la Russie.--Rappel de M. de
+Caulaincourt.--La guerre paraît inévitable.--Considérations générales
+sur la position respective des deux États.
+
+
+Il y avait de trop grands événemens à l'horizon pour que le monde
+s'occupât de bagatelles locales; il était déjà à peu près reconnu qu'il
+devait y avoir incessamment une rupture entre la Russie et la France.
+
+L'empereur avait rappelé M. de Caulaincourt, sur les instances que
+lui-même avait faites pour revenir à Paris; il voyait sans doute ce qui
+se préparait, et ne voulait pas se trouver dans une situation à trahir
+ses devoirs ou à manquer à la reconnaissance que devaient lui inspirer
+les procédés délicats dont il avait été l'objet à la cour de Russie
+pendant près de quatre ans. L'empereur lui-même le concevait, quoique je
+lui aie entendu manifester que cette position de son ambassadeur, ainsi
+que le déplorable résultat de sa mission, était plutôt la conséquence de
+sa conduite personnelle que celle des événemens[12], que la Russie avait
+pu faire tourner à son gré, tandis qu'un ambassadeur de France devait
+les diriger, s'il ne s'était pas laissé décheoir des avantages sur
+lesquels il se trouvait placé en arrivant à cette cour.
+
+L'empereur envoya en Russie son aide-de-camp le général Lauriston, pour
+remplacer M. de Caulaincourt; ce choix devait plaire aux Russes, mais il
+était bien tard pour qu'un nouvel ambassadeur eût le temps d'étudier le
+passé et de détourner l'avenir.
+
+Avant de commencer le récit cette guerre, je dois dire comment on fut
+contraint de la faire, car pour la désirer et l'avoir recherchée, je
+pourrais déposer en faveur de l'opinion que l'empereur en a été
+contrarié au dernier point, si le sens commun le plus ordinaire ne
+réprouvait de lui-même le soupçon qu'il l'a provoquée, au milieu de tous
+les embarras qu'il avait déjà.
+
+Les puissances de l'Europe ne faisaient plus à la France qu'une guerre
+d'extermination, et celle-ci ne combattait plus que pour sa défense:
+elle était sortie victorieuse de toutes les attaques dont elle avait été
+l'objet, mais l'empereur avait reconnu qu'il était nécessaire pour elle
+d'avoir une alliance étrangère imposante. Il avait cherché à s'allier
+avec la Russie malgré tous les inconvéniens que cette détermination
+pouvait avoir pour lui personnellement, puisque la grande duchesse Anne
+Paulowna n'avait alors que quinze ans: néanmoins il en faisait le
+sacrifice à l'intérêt général, et assurément il n'y a guère de
+particulier qui ne se serait pas trouvé blessé de la réponse que
+l'empereur reçut dans cette occasion.
+
+La demande en mariage de la princesse Anne Paulowna fut faite
+tout-à-fait entre les deux souverains, et rien n'aurait dû en
+transpirer, puisqu'il n'y eut point de demande officielle. Je crois même
+que la chose aurait pu s'arranger, parce que, dans la réponse
+d'Alexandre, si on y remarquait un peu de défiance, on y voyait aussi de
+la bonne foi au moins en apparence.
+
+Pour que cette proposition ait transpiré, il faut que l'un des deux
+empereurs en ait parlé. Je n'ai pas pour objet d'expliquer pourquoi
+l'ouverture de l'empereur Napoléon ne réussit pas; mais il venait de
+s'attacher à l'Autriche, la haute politique des grandes puissances dut
+nécessairement se ressentir de l'union qu'il avait contractée.
+
+Le fait est qu'après avoir renoncé à des avantages de guerre immenses
+sur les Russes, uniquement pour avoir leur alliance, nous la perdîmes,
+même après leur avoir abandonné nos alliés naturels, les Turcs et les
+Suédois, et que nous nous unîmes aux Autrichiens, avec lesquels nous
+semblions irréconciliables. On ne se fût jamais attendu à un tel
+résultat, si le mariage de l'archiduchesse Marie-Louise n'eût semblé un
+gage de la disparition de tous les ressentimens, suite naturelle de
+malheurs qui étaient encore bien récens. L'alliance fut donc cimentée
+avec l'Autriche, et rompue avec la Russie: tant il est vrai qu'en
+politique il suffit d'un pas hors de la ligne naturelle pour être
+entraîné dans des difficultés inextricables.
+
+L'empereur voulait la paix en Europe; il ne pouvait pas la maintenir
+seul, à moins de tenir la nation continuellement sous les armes et
+d'obérer ses finances. D'ailleurs l'expérience avait prouvé que ce
+n'était même pas un moyen d'éviter la guerre; que c'était au contraire
+un motif d'inquiétude pour la sécurité des États voisins, et
+conséquemment les autoriser à recourir aux armes aussitôt qu'ils
+croiraient avoir trouvé une occasion favorable. La guerre de 1809 lui
+avait encore démontré que, malgré son alliance de Tilsit, il ne pouvait
+pas compter sur la Russie pour maintenir la paix; il résultait de là
+qu'il se trouvait n'y avoir non seulement rien gagné, mais que, de plus,
+il pouvait encore être attaqué par une coalition plus forte que les
+précédentes, pendant que lui-même ne pourrait plus se présenter dans
+l'arène avec des forces aussi imposantes que précédemment.
+
+L'empereur avait, de son propre mouvement, saisi l'occasion de
+contracter avec la Russie le seul rapprochement qu'il avait été possible
+à la France d'établir; il avait voulu le rendre plus intime, et, au lieu
+d'être accueilli, il avait rencontré du refroidissement. Quelle qu'en
+eût été la cause, le résultat était constant; dès-lors l'empereur fut
+fondé à craindre que de tout ce qu'il croyait avoir immuablement fixé
+entre les Russes et lui, il n'y avait rien de solide. Il dut
+naturellement penser que si tels étaient les sentimens de la Russie à
+son égard, alors que lui-même cherchait à s'en rapprocher davantage, ces
+mêmes sentimens avaient dû prendre encore plus d'animosité depuis qu'il
+s'était allié à l'Autriche. De plus, il voyait bien que la Russie avait
+gagné sur lui un avantage considérable par la résistance qu'il éprouvait
+en Espagne, et qu'indubitablement elle deviendrait le pivot d'une
+nouvelle coalition dans une circonstance opportune, parce que rien ne
+s'opposait à un rapprochement entre les Russes et les Autrichiens, et
+particulièrement entre les Russes et les Prussiens. D'un autre côté,
+l'Angleterre était trop occupée de l'idée de se replacer sur le
+continent pour n'avoir pas aperçu ce moyen de s'y introduire de nouveau.
+
+L'alliance de Tilsit n'avait eu lieu que pour arriver à l'abaissement de
+l'Angleterre, c'est-à-dire à la pacification générale; car le seul
+obstacle qui restait à la paix était l'Angleterre. La paix a toujours
+été le but de l'empereur Napoléon, car il était trop éclairé pour ne pas
+voir qu'il n'y avait de stabilité, de salut même pour lui que dans la
+paix.
+
+L'Angleterre avait proclamé en plein parlement la guerre perpétuelle,
+elle n'a pas dévié de ce principe. La France, en s'attachant à la
+Russie, avait adopté le seul moyen d'atteindre à son but.
+
+Le jour où la Russie se rapprochait de l'Angleterre, la base du système
+était frappée, et la situation devenait pire que jamais: aussi
+l'empereur regretta-t-il amèrement de voir que les affaires n'avaient
+pas été conduites avec plus d'habileté. Il fit tous les sacrifices et
+épuisa tous les moyens de conciliation qui étaient en son pouvoir, pour
+ramener la Russie aux vrais intérêts européens; il échoua contre les
+séductions du cabinet anglais, contre les irrésistibles efforts d'une
+puissance qui combattait pour son existence avec toutes les ressources
+que donnent les trésors, le commerce du monde et le génie des affaires.
+
+L'empereur Napoléon, condamné à la guerre, dut s'y résoudre et laisser
+en souffrance les grands intérêts qu'il avait en Espagne: il fallut la
+faire avec tous les désavantages d'une position si différente de celle
+où il se trouvait avant son alliance avec la Russie.
+
+Il avait renoncé à tous les avantages que pouvait lui donner la bataille
+de Friedland; il avait scrupuleusement rempli toutes les conditions
+auxquelles il s'était engagé, et la Russie, manquait à celles qui seules
+avaient du prix pour lui[13], qui seules l'avaient décidé à s'unir à
+elle, et sur l'observation desquelles il avait trop compté.
+
+La Russie avait gagné à notre alliance une augmentation de puissance et
+des possessions précieuses autant par leur convenance que par leur
+étendue: elle s'était réparée pendant que nous étions engagés dans les
+affaires d'Espagne, auxquelles on n'eût pas songé, si l'on avait cru
+être dans le cas de revenir dans le Nord. La Russie se déclarait contre
+nous, et nous trouvait avec tous nos embarras anciens et ceux d'Espagne
+par surcroît[14].
+
+La France, une fois obligée de se séparer des Russes, ne pouvait pas
+avoir d'autre projet raisonnable que celui de fonder une puissance qui,
+en étant son alliée naturelle, pût aussi être assez forte pour s'établir
+comme balance entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, afin qu'en cas
+de coalition contre la France, cette puissance, dont l'existence aurait
+été inséparable de la sienne, pût faire cause commune avec elle, et lui
+apporter une masse de forces qui dispensât celle-ci de mettre encore sa
+population sous les armes; avec l'élévation de cette puissance, on
+aurait pu compter sur de longues années de paix.
+
+D'après tout ce qui paraissait vraisemblable, c'était la Pologne que la
+France voulait régénérer; elle formait une nation nombreuse; réunies
+déjà par une même langue, les mêmes habitudes et les mêmes souvenirs,
+ses troupes avaient acquis une gloire digne de la gloire militaire de
+toutes les autres armées; de plus, elle avait toujours été l'alliée de
+la France, ainsi que de ses alliés.
+
+Indépendamment de ces considérations, les portions que la Prusse et
+l'Autriche en avaient eues en partage étaient déjà réunies à peu de
+choses près, et il venait d'être stipulé avec cette dernière que, dans
+le cas où la Pologne serait régénérée, les provinces illyriennes lui
+seraient rendues en échange de la partie de la Gallicie qu'elle
+possédait encore.
+
+Il n'y avait donc plus qu'à reprendre sur la Russie les provinces
+polonaises qu'elle avait envahies.
+
+Les Russes avaient à Paris un espionnage dont je vais parler tout à
+l'heure, et par le moyen duquel ils étaient parvenus à être informés de
+l'état des forces que la France allait déployer, si la campagne
+s'ouvrait. C'est alors seulement que l'empereur commença à reconnaître
+que tout ce que je lui avais dit dans le temps du motif du séjour à
+Paris de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie était vrai, et qu'il
+m'ordonna de faire mon possible pour découvrir quels pouvaient être ses
+canaux d'intrigues et d'informations; il avisa en même temps aux moyens
+de parer au développement successif des forces de la Russie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+Mesures de prévoyance que prend l'empereur.--Schwartzenberg.--Le général
+Jomini.--Tentatives de Czernitchef.--Ses artifices.--Les relations
+extérieures.--Le préfet de police.--Malice.--Découverte du système de
+corruption organisé dans les bureaux.--Michel.--Moyens qu'il emploie
+pour se procurer les états de situation qu'il livre à Czernitchef.
+
+
+L'on avait tiré de la France à peu près tout ce que l'on pouvait lui
+demander; on retira d'Espagne les troupes polonaises, qui furent
+envoyées dans le duché de Varsovie.
+
+L'empereur appela tout ce qu'il put réunir depuis Naples jusqu'à
+Bayonne, et comme il laissait ainsi une immense quantité de pays sans
+défense, il songea à les préserver de toute invasion, en emmenant avec
+lui les troupes autrichiennes et prussiennes, les seules qui auraient pu
+lui donner de l'inquiétude s'il eût éprouvé un revers, comme cela lui
+était arrivé en 1807 à Eylau; en second lieu, il fallait prévoir qu'au
+moment de couronner son oeuvre à la fin de la campagne, il aurait pu
+surgir, des cabinets de ces puissances, des prétentions qui auraient
+remis tout en problème: elles auraient eu d'autant plus beau jeu,
+qu'elles se seraient trouvées avec des forces considérables sur les
+derrières de l'armée française, qui alors eût vraisemblablement été aux
+extrémités de la Pologne.
+
+Ce sont ces puissantes considérations qui déterminèrent l'empereur à
+faire négocier avec l'Autriche la mise en campagne, comme auxiliaire de
+l'armée française, d'un corps de trente mille hommes, et avec la Prusse
+celle d'un corps de quinze mille. Ce dernier fut commandé par le général
+York, et le premier par le prince de Schwartzenberg, qui était alors
+ambassadeur d'Autriche à Paris. L'empereur lui avait fait proposer de
+faire la campagne, parce qu'il le connaissait déjà, et que ses habitudes
+de communications étaient établies avec lui; il était estimé à Paris, et
+aimé de toute la société. Ce prince témoigna qu'il serait flatté de
+servir sous les ordres de l'empereur, et accepta avec empressement
+l'offre qui lui était faite. L'empereur fit alors connaître à l'empereur
+d'Autriche qu'il lui serait agréable de voir l'armée autrichienne
+commandée par le prince de Schwartzenberg; François s'empressa d'adhérer
+à la demande, et Schwartzenberg alla se mettre à la tête du corps
+autrichien qui devait agir avec nous. Il réunit le titre de général en
+chef au caractère d'ambassadeur qu'il conserva, en laissant toutefois à
+Paris un chargé d'affaires.
+
+Nous étions vers le milieu de février, les dernières dispositions de
+l'empereur se poussaient avec une très grande activité. Ce prince savait
+à jours comptés où se trouvait chaque corps de troupes qui marchait sur
+le Niémen.
+
+Celles qui venaient d'Italie passaient par le Tyrol, la Bavière et la
+Saxe, pour se rendre sur la Vistule; les autres marchaient de la
+Hollande et de Hambourg sur Berlin, et il n'y avait pas de grande route
+qui ne fût couverte d'appareils de guerre.
+
+La légation russe était toujours à Paris ainsi que l'aide-de-camp de
+l'empereur de Russie.
+
+Je venais d'apprendre d'une manière non équivoque qu'il avait négocié
+l'émigration du général Jomini au service de Russie.
+
+Ce général jouissait dans l'armée de la considération due à son talent
+d'historiographe; il était, en cette qualité, attaché à l'état-major de
+l'empereur, qui en faisait un cas particulier.
+
+Je fus d'autant plus surpris de cette proposition de l'aide-de-camp de
+l'empereur Alexandre, que je ne croyais pas que le général Jomini eût
+aucun sujet d'être mécontent de sa position; cependant le fait était si
+constant, que je me décidai à en parler moi-même à cet officier. Il ne
+m'avoua pas positivement le fait; il ne le nia pas non plus, en sorte
+que je vis bien qu'on lui en avait effectivement parlé. Je lui glissai
+quelques mots de la manière de penser des Russes sur les transfuges, il
+repoussa loin de lui la seule pensée d'une lâche désertion.
+L'aide-de-camp d'Alexandre ne s'en était pas tenu là, il avait poussé
+l'impudence jusqu'à se rapprocher d'un des premiers secrétaires du
+prince de Neuchâtel, qui, comme l'on sait, était major-général de
+l'armée; ses secrétaires étaient conséquemment placés de manière à
+procurer les informations les plus importantes. L'officier russe ne
+craignit pas de lui offrir des gains énormes, s'il consentait à entrer
+en communication avec lui pendant le courant de la campagne, l'assurant
+qu'il ne courait aucun danger, parce qu'on aurait soin de ne jamais le
+mettre dans le cas d'expédier des messagers, on lui en enverrait au
+contraire, sur lesquels il pourrait compter.
+
+Le secrétaire refusa, et voulut bien ne pas nuire à l'officier russe en
+divulguant cette proposition, qui l'eût perdu de considération à Paris;
+mais il en fit prévenir le prince de Neuchâtel, qui en fit part à
+l'empereur le jour même où je lui rendis compte des particularités que
+je viens de rapporter. L'empereur vit clairement que le séjour de ce
+jeune officier à Paris n'avait pas un autre but que d'organiser la
+corruption parmi tout ce qui l'entourait. Il témoigna quelque
+mécontentement qu'on eût affecté de lui en parler avec tant d'intérêt,
+qu'il avait fait dire partout qu'il verrait avec plaisir qu'on le
+traitât bien. Il y a toujours un mouvement de dépit qui est inséparable
+de la conviction d'avoir été dupe.
+
+Dans cette occasion, le jeune officier russe avait si bien mis à profit
+la bienveillance du ministère dont il dépendait, qu'il était devenu une
+petite puissance à laquelle il était maladroit de déplaire.
+
+L'empereur leva les épaules de pitié qu'on lui eût fait accorder tant de
+bienveillance à un homme qui en méritait si peu, et ordonna qu'on le fît
+partir pour Saint-Pétersbourg. Je viens de dire que l'aide-de-camp russe
+avait su se faire un crédit qu'il était dangereux d'attaquer. On aura
+une juste idée du point où cela était poussé par l'anecdote suivante.
+Quoique l'empereur eût défendu dans le temps que l'on observât aucune
+des démarches de Czernitchef, je n'avais point discontinué de le
+recommander à la surveillance de son quartier. Le commissaire, pressé
+par les ordres qu'il avait reçus, essaya de placer, comme locataire,
+dans l'hôtel garni où demeurait cet officier, un agent qu'il chargeait
+d'observer tout ce qui venait le voir. Soit qu'il s'y prît mal, ou qu'il
+fût trahi, l'aide-de-camp de l'empereur de Russie fit grand bruit de ce
+manque d'égards; il courut au plus vite chez son protecteur pour s'en
+plaindre, celui-ci d'en venir parler à l'empereur, qui me gronda de main
+de maître, en me disant: «Laissez-le là, M. Maret l'observe; il a eu le
+talent de mettre chez lui un observateur; on verra bien. Laissez faire
+Maret.»
+
+Ceci se passait très peu de jours avant que j'eusse reçu l'ordre de
+pénétrer les occupations de cet étranger.
+
+Plus je voyais de persistance à me barrer le chemin, plus j'étais
+persuadé que tout le monde était dupe de ce jeune homme, qu'à tout prix
+je voulais dévoiler.
+
+L'observateur placé chez l'officier russe n'y voyait jamais entrer
+personne, et cependant les débats du procès criminel qui a suivi cette
+découverte d'espionnage ont prouvé que le malheureux qui y a laissé la
+tête allait tous les jours à la même heure, non-seulement chez
+Czernitchef, mais même chez l'ambassadeur, le prince Kourakin. J'avais
+un secret pressentiment que la surveillance se faisait mal, et la chose
+était si grave, que je persistai à la tirer à clair.
+
+Je savais que l'aide-de-camp de l'empereur Alexandre allait partir, et
+que tout le monde faisait ses dépêches. À Paris, on rencontre des hommes
+de toute espèce; depuis quelque temps, j'en avais un qui trouvait les
+combinaisons de la fermeture des cadenas à lettres (on les appelle
+cadenas à la Reynier). Si M. l'aide-de-camp ne fût pas parti, je serais
+probablement devenu le confident de tout ce que contenait l'armoire
+incrustée dans le mur à côté de la cheminée.
+
+Je réussis enfin, par ces moyens qu'il est inutile de dévoiler, à me
+rendre possesseur de tout ce qui composait la dépêche de l'officier
+russe, qui était à la date du 21 février 1812. Je tirai de son
+portefeuille le rapport qu'il adressait à l'empereur de Russie, avec la
+lettre qui l'accompagnait, la copie des instructions que l'empereur
+avait données l'avant-veille au ministre-directeur de l'administration
+de la guerre sur des envois d'équipages militaires à l'armée; enfin un
+état sommaire de l'organisation de la grande armée, par corps d'armée,
+d'après des ordres donnés au ministre de la guerre duc de Feltre. Je
+résolus d'abord de m'assurer si je n'étais pas moi-même dupe de quelques
+piéges qu'on m'aurait tendus. J'allai à l'empereur, qui convint qu'il
+avait justement donné la veille les ordres dont il s'agissait. On
+semblait en avoir copié les originaux mot pour mot. Je n'hésitai plus
+alors: j'ordonnai à la police de Paris de franchir toute espèce
+d'obstacles[15] qui l'empêcheraient d'arriver à l'appartement de
+l'aide-de-camp, aussitôt qu'il serait monté en voiture pour se rendre en
+Russie. Je lui recommandai de s'emparer de tous papiers, vieux ou neufs,
+qui présenteraient la forme d'une lettre ou tout autre caractère
+analogue, et de ne pas craindre d'examiner partout; je lui enjoignis de
+m'apporter ce qu'elle aurait trouvé aussitôt qu'elle en serait saisie.
+
+Le jour du départ de l'officier russe, je m'avisai d'aller faire une
+visite au préfet de police, que j'aimais d'amitié. Je le trouvai fermant
+une lettre pour moi, dans laquelle il m'envoyait les copies de tout ce
+que l'on avait trouvé de papiers écrits dans la chambre de
+l'aide-de-camp de l'empereur de Russie: les originaux étaient sur la
+table prêts à être envoyés à M. le duc de Bassano, ministre des
+relations extérieures, qui les avait demandés. Quoique je dusse me
+trouver blessé de ce que le hasard me faisait découvrir, je n'en fus pas
+surpris. Je ne laissai cependant envoyer que les copies et gardai les
+originaux. Ceci avait lieu un jeudi; il y avait un petit spectacle à
+l'Élysée[16]; je m'y rendis un des premiers avec le projet d'entretenir
+l'empereur avant la représentation: il n'avait pas même dîné lorsque
+j'arrivai, et venait de me faire demander, en sorte que je n'attendis
+pas. Il me dit en me remettant des papiers: «Tenez, M. le ministre de la
+police, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvé la cachoterie de cet
+officier russe, les relations extérieures ne l'ont pas manqué.»
+
+J'ouvris le paquet en sa présence, et je reconnus toutes les copies que
+deux heures auparavant j'avais vues chez le préfet de police, et dont
+j'avais pris les originaux. Seulement les copies avaient encore été
+retranscrites, sans doute parce que l'on prévoyait que l'empereur me les
+renverrait, et que je reconnaîtrais l'écriture de la préfecture de
+police. On n'aurait pas mis tant de soins à cette petite supercherie, si
+l'on n'avait pas craint que l'empereur n'apprît comment on était devenu
+possesseur de ces papiers: on voulait qu'il crût que c'était par
+d'autres moyens que ceux de la police de Paris que l'on avait fait cette
+découverte.
+
+La lettre du ministre des relations y était jointe: il se hâtait
+d'envoyer à l'empereur la copie de tout ce qui avait été trouvé par ses
+agens chez l'officier russe. Cela devait infailliblement mener à
+découvrir le traître, et, pour ne pas perdre de temps, l'on n'avait pas
+envoyé les originaux.
+
+La lettre était conçue de manière à laisser croire que tout avait été
+découvert par le zèle des relations extérieures, sans cependant le dire
+positivement.
+
+Je surpris bien l'empereur lorsque je lui montrai les originaux de ces
+copies, et que je lui expliquai comment et par qui cela avait été
+découvert. Je ne lui cachai pas le tour que j'avais joué aux relations
+extérieures, en faisant envoyer les copies au lieu des originaux qu'il
+demandait.
+
+Je lui appris ce qu'au reste j'apprenais moi-même dans le moment, c'est
+que cette prétendue surveillance des relations extérieures n'était rien
+autre qu'une petite complaisance de la préfecture de police,
+complaisance dont je défendis la continuation.
+
+Un homme du talent de M. Maret était fait pour trouver d'autres moyens
+de crédit, et ce crédit eût pu devenir immense, avec un esprit comme le
+sien, qui était de force à embrasser tout ce que l'avenir nous amenait à
+grands pas.
+
+Parmi les papiers saisis dans la chambre de l'aide-de-camp de l'empereur
+de Russie, se trouvait une lettre à son adresse, par laquelle on lui
+mandait d'être chez lui le lendemain à huit heures du matin, qu'on lui
+porterait quelque chose d'intéressant; c'était un état général de
+l'armée, corps par corps, avec leur force et le détail de chaque espèce
+d'armes.
+
+Cette lettre, quoique écrite rapidement, était d'une écriture qui ne
+paraissait pas contrefaite. Elle avait été trouvée sous le tapis de pied
+à l'entrée de la cheminée. L'on ne put concevoir comment elle était
+restée là.
+
+Après avoir long-temps cherché, je trouvai, dans les bureaux de la
+guerre, un employé qui en reconnut l'écriture, et me dit le nom et la
+profession de celui qui l'avait écrite. C'était un autre employé attaché
+au ministère de l'administration de la guerre. Je l'envoyai chercher; je
+lui présentai la lettre qu'il avait adressée à l'officier russe, il la
+reconnut, avoua tous ses rapports avec lui, et dressa une déclaration de
+toutes les sollicitations et promesses qu'il lui avait faites pour le
+déterminer à se rapprocher de quelques camarades qu'il avait au bureau
+du mouvement des troupes, au ministère de la guerre. Il avait succombé à
+la séduction de l'aide-de-camp de l'empereur de Russie, et lui avait
+livré la copie de tous les ordres que l'empereur donnait à ce
+ministère[17].
+
+Le bureau du mouvement est celui d'où partent tous les ordres des
+marches des troupes, des généraux et officiers, celui enfin dans lequel
+viennent se fondre les travaux des autres bureaux.
+
+Tous les quinze jours, le bureau faisait pour l'empereur un état général
+de l'armée avec les mutations qui étaient survenues. Cet état formait un
+gros volume in-quarto, qu'on était dans l'usage de faire relier avant de
+le remettre. Comme la sévérité la plus rigoureuse se relâche toujours
+tôt ou tard, on avait fini, au ministère de la guerre, par charger un
+garçon de bureau, ancien soldat, de porter ce cahier chez le relieur, où
+il devait attendre que celui-ci eût fini pour le rapporter.
+
+L'employé qui servait les Russes mit la circonstance à profit. Il posta
+un de ses camarades sur la route que suivait le vieux soldat. La
+rencontre avait l'air d'être due au hasard, on faisait entrer le garçon
+de bureau au cabaret, on l'enivrait, on lui prenait son cahier, composé
+de feuilles réunies, mais non assemblées; on le passait dans une pièce
+voisine où se trouvaient un ou deux commis qui avaient du papier ligné
+tout préparé, sur lequel il n'y avait plus qu'à mettre les chiffres.
+Cette besogne était d'autant plus tôt faite, que c'était du papier de
+même format et disposé comme celui des états originaux du cahier.
+
+C'est par un moyen aussi simple que la légation russe se procurait les
+états de notre armée, pendant que le ministre de la guerre croyait les
+tenir bien secrets, parce qu'il avait dans sa poche la clef de la double
+serrure du secrétaire dans lequel il avait coutume de les renfermer. Ce
+malheureux employé n'était pas le seul qui servait la légation russe,
+quoiqu'il explorât pour elle les cabinets des deux ministres de la
+guerre. Il y avait encore d'autres traîtres qui étaient dévoués à cette
+perfidie. Celui-ci paya de sa tête la trahison dont il s'était rendu
+coupable; le tribunal criminel du département de la Seine le condamna à
+la peine de mort.
+
+Il n'y a nul doute que, sans les tracasseries ridicules qui me furent
+faites, j'aurais découvert cette corruption six mois auparavant, et
+peut-être que la Russie n'eût pas armé autant de monde qu'elle l'a fait,
+en voyant ce que nous armions de notre côté. Mais telle était la
+fatalité de ce temps-là, que le ministre des relations extérieures
+voulait faire celui de la police.
+
+Cette découverte me fit plus de peine que de plaisir, parce que j'en
+prévoyais toutes les conséquences, et qu'en second lieu, elle me
+laissait une opinion bien faible de la discrétion avec laquelle l'on
+conservait les choses les plus importantes. Je ne pus me défendre de la
+pensée que, si on avait mis la même importance à pénétrer les pratiques
+des ennemis, on y serait parvenu.
+
+Les débats du procès prouvèrent que cette corruption des bureaux de la
+guerre, au bénéfice de la légation russe, avait été organisée avant la
+campagne de 1805, et s'était maintenue à travers les guerres qui étaient
+survenues depuis cette époque.
+
+Cela valait cependant bien la peine d'être observé.
+
+L'empereur fut fort mécontent de l'infidélité de ses bureaux, et me dit
+à cette occasion en me parlant de l'aide-de-camp de l'empereur de
+Russie: «J'avais prévenu ce jeune homme que ce rôle m'empêcherait de
+l'admettre chez moi, et il m'avait donné sa parole de ne plus s'occuper
+de pareilles recherches; il fallait, ou que je le crusse ou que je ne le
+visse pas. Au reste, il n'a pas vu dans les états des choses bien
+rassurantes» (voulant dire qu'ils montaient haut).
+
+Lorsque cette découverte eut lieu, l'aide-de-camp russe n'était pas
+encore hors de la frontière; on pouvait, au moyen du télégraphe, le
+faire arrêter à Mayence; mais c'eût été l'exposer à trop d'humiliations,
+parce que le tribunal criminel l'aurait infailliblement appelé dans la
+cause des employés du ministère de la guerre, et son caractère en eût
+souffert.
+
+L'empereur approuva que l'on eût agi ainsi; mais le jeune officier n'en
+a su aucun gré: il a même exprimé là-dessus des sentimens propres à
+donner des regrets de l'avoir préservé d'être mis en spectacle aux yeux
+de ses compatriotes d'une manière à nuire au reste de sa carrière.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+Baptême du roi de Rome.--Fête donnée par la ville de
+Paris.--L'impératrice.--L'empereur _nettoie_ son cabinet.--Instructions
+particulières que me donne l'empereur avant son départ.--Mesures prises
+pour connaître l'état de l'opinion publique.--Un ministre de la police
+doit avoir la main légère.--Sous quel point de vue l'empereur envisage
+la guerre.
+
+
+Les faits dont je viens de rendre compte eurent lieu au mois de mars
+1812. L'empereur avait été s'établir à Compiègne; il en aimait le séjour
+à cause de la facilité qu'il offre pour prendre de l'exercice. Une autre
+raison encore qui lui faisait aimer les résidences éloignées de Paris,
+c'est qu'il s'y trouvait plus souvent seul, ce qui lui était commode
+pour le travail.
+
+Je crois que ce fut dans le mois de mars qu'il fit son plan
+d'opérations, car ce fut pendant son séjour à Compiègne qu'il reçut de
+Berlin la confirmation de l'alliance des Prussiens avec lui. Les Russes
+furent surpris de ce traité; ils avaient compté sur la Prusse, mais non
+sur l'Autriche, qui venait à peine de s'allier avec nous.
+
+Par toutes ces alliances, l'empereur se trouvait à la tête d'une
+innombrable armée, qui comprenait tous les États militaires de l'Europe,
+hors l'Angleterre, car il y avait des troupes espagnoles et portugaises.
+Certainement, s'il y a eu une circonstance dans le cours de sa vie où il
+ait eu besoin d'appuyer par la force les inspirations d'une haute
+prévoyance, il ne pouvait le faire dans une occasion plus opportune: il
+n'était donc pas trop déraisonnable d'en profiter pour opérer en Europe
+les changemens qu'elle réclamait.
+
+Si l'entreprise avait réussi, on aurait mis l'empereur au-dessus de
+l'espèce humaine, parce qu'on n'aurait rien vu dans l'histoire qui
+approche d'une aussi immense opération. Tous ceux qui plus tard sont
+devenus ses ennemis eussent été ses plus humbles flatteurs; la fortune
+lui a été infidèle, et l'on a accablé celui qui peu auparavant était
+l'objet de tant d'admiration.
+
+Avant de partir de Paris pour faire cette campagne, l'empereur fit
+baptiser son fils, qui avait déjà environ treize mois. Il quitta
+Compiègne pour venir à Paris assister à cette cérémonie, qui fut
+célébrée dans l'église de Notre-Dame, vers la fin d'avril 1812.
+
+Elle fut très brillante; l'empereur et l'impératrice s'y rendirent en
+grande pompe, accompagnés du cortége d'usage dans les cérémonies, et
+furent reçus au parvis de la métropole par l'archevêque, accompagné de
+tout son clergé.
+
+La cathédrale était remplie d'assistans qui ne cessèrent de faire
+retentir ce vaste édifice des cris de _vive l'empereur! vive
+l'impératrice!_ depuis leur entrée jusqu'à leur sortie de l'église. LL.
+MM. vinrent de là à l'Hôtel-de-Ville, où la ville de Paris leur donna à
+dîner, suivant un usage fort ancien, et qui a été observé exactement à
+l'occasion du baptême des héritiers du trône.
+
+La ville de Paris se distingua dans cette fête par la magnificence
+qu'elle y déploya, par la somptuosité du service, et par la profusion de
+toutes choses: ce fut un jour de régal universel; la ville avait fait
+distribuer des comestibles au peuple.
+
+On chargea les fontaines de vin, et l'on dansa toute la nuit. Ce
+jour-là, on avait fait une seule salle de la grande cour de
+l'Hôtel-de-Ville, au moyen d'une charpente très forte. Cette
+construction soutenait un plancher à la hauteur des fenêtres du premier
+étage, que l'on avait transformées en portes pour communiquer avec les
+appartemens latéraux.
+
+Il aurait été difficile de rassembler une compagnie aussi brillante que
+celle qu'offrait la réunion de tant de citoyens. L'empereur aimait
+particulièrement tout ce qui lui fournissait des occasions de
+s'entretenir avec eux. L'impératrice, quoique fort jeune encore,
+supporta cette grande représentation sans perdre de sa bonne grâce; elle
+eut besoin de beaucoup de patience, car, en faisant le tour de cette
+immense réunion, elle dut répéter plus d'un millier de fois, d'une
+manière différente, la petite phrase de cour qui sert à tout; elle sut y
+ajouter quelques paroles finales qui entraînaient vers elle tout ce qui
+aurait pu être moins disposé à se laisser persuader par un air de
+froideur, qui tenait à la timidité de son âge et à une grande modestie.
+
+Toutes les fois qu'elle parlait, elle entraînait; ses succès en France
+furent son ouvrage, car je le déclare sur l'honneur: dans aucune
+occasion l'administration n'employa des moyens particuliers pour la
+faire accueillir du public. Lorsqu'elle devait y paraître, soit au
+cortége ou au spectacle, la surveillance exercée par l'administration se
+réduisait à veiller à ce qu'il ne se commît rien de contraire aux plus
+rigoureuses bienséances; c'est là la seule espèce de surveillance dont
+je me sois jamais permis de l'entourer. Par exemple, lorsque je savais
+qu'elle se proposait d'aller à un théâtre, j'avais soin de louer toutes
+les loges qui étaient en face de la sienne, ainsi que celles d'où elle
+ne pouvait éviter l'importunité des regards. J'avais ensuite la
+précaution d'envoyer les billets de ces loges à des familles
+respectables qui étaient bien aises d'aller les remplir. C'était ainsi
+que je composais la galerie qui assistait au spectacle les jours où
+l'impératrice y allait.
+
+Quant à des précautions pour qu'elle fût accueillie du parterre, je n'en
+ai jamais pris aucune. L'impératrice Marie-Louise avait l'habitude de
+faire, en entrant en public, trois révérences si gracieuses, que l'on
+n'attendait jamais la troisième pour faire partir des millions
+d'applaudissemens: c'était elle-même qui me dispensait de faire aucun
+frais à cet égard.
+
+Après la cérémonie du baptême du roi de Rome, l'empereur alla s'établir
+à Saint-Cloud; il y passa le reste du temps qui précéda son départ pour
+la campagne de 1812.
+
+Avant de quitter la France, il termina toutes les affaires qui ne
+pouvaient se résoudre sans sa présence; il avait cette habitude toutes
+les fois qu'il allait faire un voyage: ordinairement il prenait chaque
+ministre à part pour lui donner une instruction particulière, lorsqu'il
+voulait qu'il fît quelque chose qui ne devait pas devenir le sujet d'une
+correspondance. Il était soigneux de toutes les plus petites affaires;
+il n'en trouvait pas qui ne fussent dignes de l'occuper, et lorsqu'il
+était à la dernière semaine de son séjour, il répondait à tout ce que
+les ministres avaient d'affaires encore tenantes: il appelait cela
+_nettoyer son cabinet_, parce qu'il donnait des solutions à une quantité
+de propositions qui lui avaient été adressées depuis long-temps, et sur
+lesquelles on était resté sans réponse.
+
+À l'occasion de son départ, il m'entretint de tout ce qu'il voulait que
+je fisse pendant son absence: c'était une instruction générale qu'il me
+donnait, et qui était bien loin d'être aussi sévère que le supposaient
+les hommes qui ont passé leur vie à le peindre comme un tyran qui
+n'avait ni justice ni bonté dans le coeur; c'était précisément les deux
+qualités dont il était inépuisable; il savait un gré infini à celui qui
+lui fournissait une occasion de rendre justice, et l'on ne pouvait pas
+craindre de le solliciter, car il n'était jamais las d'accorder.
+
+Je ne veux cependant pas disconvenir qu'il n'y ait eu beaucoup d'actes
+de son administration qui ont été vexatoires pour des particuliers, et
+même ruineux pour quelques familles. Il n'y en a presque pas sur
+lesquels je ne pusse le justifier, car toutes les mesures acerbes qu'il
+a prises dans certaines circonstances étaient d'avance sollicitées par
+des rapports officiels qui lui étaient adressés par ceux qu'il avait
+chargés de l'instruire de la vérité et de lui proposer le remède à ce
+dont on se plaignait. C'était en particulier le soin du conseil d'État,
+auquel il renvoyait tout ce qui était de législation, d'administration
+ou de droit public. Indépendamment de cela, il avait permis à quelques
+personnes[18] de lui écrire confidentiellement sur l'état de l'opinion
+publique en général, et sur celle que l'on avait des actes particuliers
+de son gouvernement. On ne pouvait pas avoir pris plus de précautions
+pour éviter tout ce qui pouvait lui donner un air tyrannique, et il est
+à croire que, si un généreux dévoûment avait animé ceux qui étaient
+honorés de cette confiance, personne n'aurait eu à se plaindre de la
+moindre lésion à son égard.
+
+Mais il n'est que trop commun de rencontrer des hommes qui craignent de
+dire des choses qui déplaisent, ou qui ne savent dire des vérités
+pénibles que d'une manière désagréable; c'est ainsi que, manquant le but
+pour lequel ils avaient été mis en communication avec le chef du
+gouvernement, ils ne l'ont, le plus souvent, entretenu que de
+métaphysique, au lieu de lui parler de tout ce qui avait l'air d'être
+aperçu par tout le monde. Ils ont méconnu que, lorsque l'empereur
+appelait des informations, il fallait courageusement fouler aux pieds
+l'intrigue, l'envie, les courtisans et toute la flatterie, pour faire
+parvenir la vérité au fond des palais où elle semble ne devoir jamais
+arriver. L'empereur l'avait probablement reconnu lui-même, lorsqu'il
+mettait tant de soins pour l'attirer jusqu'à lui, et je suis
+particulièrement de l'opinion que, si une malheureuse influence n'avait
+pas éloigné tout ce qui pouvait le servir, il n'eût pas cessé d'être
+entouré de tout ce que la France avait d'hommes éclairés, hommes qu'on
+lui a peints continuellement comme ses ennemis, et dont on est parvenu à
+le détacher. Cette fatale influence avait écarté tout ce qui pouvait lui
+offrir des vues utiles; et je dois dire à la face du monde, que
+l'empereur n'a jamais eu une mauvaise intention pour ces personnes-là,
+sans qu'elle lui ait été suscitée par un rapport mensonger, en sorte que
+c'est moins à lui qu'il faut s'en prendre qu'à l'auteur du faux rapport.
+
+Dans l'instruction que l'empereur me donna avant son départ, il ne cessa
+de me recommander de ne pas être dur, de ménager tout le monde. Il
+m'observa qu'on ne gagnait jamais rien à se faire des ennemis, et que,
+dans le ministère de la police surtout, il fallait avoir la main légère;
+il me recommanda dix fois de ne faire arrêter personne arbitrairement,
+et d'avoir grand soin de mettre toujours le bon droit de mon côté.
+
+C'est dans cette conversation qu'il me parla de la guerre qu'il était
+encore forcé d'entreprendre: il se plaignit d'avoir été mal servi, et de
+se trouver obligé à faire la guerre à la Russie seul cette année, pour
+n'avoir pas l'Autriche et la Prusse contre lui l'année suivante; il me
+dit que dans ce moment, il avait une armée nombreuse, suffisante pour
+cette entreprise, tandis qu'elle pourrait devenir inférieure, si l'année
+suivante il avait des ennemis de plus à combattre. Il regrettait
+vivement d'avoir eu confiance dans les sentimens qui l'avaient décidé à
+faire la paix à Tilsit, et répétait souvent: «Celui qui m'aurait évité
+cette guerre m'aurait rendu un grand service; mais enfin la voilà, il
+faut s'en tirer.»
+
+Il espérait n'employer les efforts de son armée que pendant la première
+campagne, et faire la seconde avec une armée polonaise qu'il aurait fait
+lever en parcourant les vastes provinces de ce pays.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+Préparatifs pour la campagne de Russie.--M. de
+Talleyrand.--Spéculations.--Conseil extraordinaire.--Départ de
+l'empereur.--Dresde.--Le roi de Prusse.--Opérations des armées
+d'Espagne.--Fâcheuses conséquences de l'indépendance des généraux.
+
+
+L'empereur avait, ainsi qu'il l'avait fait en 1807, le projet d'imprimer
+un grand mouvement national à la Pologne, vers laquelle il avait fait
+diriger toutes les ressources des arsenaux de France, qui restèrent
+vides, sans que cette immense quantité d'objets de guerre eussent été
+utiles au salut de notre malheureux pays; les ordres de l'empereur
+furent exécutés avec bien peu d'intelligence; tout ce qu'il avait amassé
+à grands frais fut gaspillé en quelques semaines. L'exécution de toutes
+ses vastes conceptions était confiée à des hommes qui croyaient avoir
+tout fait en écrivant une lettre à quelqu'un qui en écrivait une à un
+autre, et ainsi de suite.
+
+C'était au centre de la Pologne qu'il voulait établir la puissance qu'il
+allait déployer dans cette campagne; il avait prévu tout ce dont son
+armée manquerait, aussi avait-il fait faire des achats immenses de
+denrées et de boissons qui devaient être transportées dans ces contrées.
+Les mêmes soins avaient été pris pour l'habillement et la chaussure du
+soldat.
+
+Comme général en chef, il n'avait rien omis; si l'on avait exécuté la
+moitié des dispositions qu'il avait prescrites, l'armée aurait trouvé à
+chaque vingt lieues des soulagemens et même l'abondance, au lieu
+d'éprouver les privations qu'elle a endurées.
+
+Pour donner ce grand mouvement à la Pologne, l'empereur voulait emmener
+M. de Talleyrand; il se rappelait la manière dont ce diplomate avait
+servi à Varsovie en 1806 et 1807, c'était encore le même rôle qu'il lui
+réservait; il lui en avait parlé, et M. de Talleyrand avait accepté.
+L'empereur, qui prévoyait peut-être quelque intrigue, lui avait défendu
+d'en parler, et dans le fait il n'en parla à personne; mais il donna à
+des banquiers de Vienne des ordres que ceux-ci laissèrent transpirer.
+Ces ordres, qui pouvaient ne concerner que des soins domestiques, furent
+présentés dans le monde comme un commencement d'agiotage et signalés
+comme tels par le ministre que nous avions à Vienne. L'empereur fut
+outré de cette manie de spéculations; il m'en parla, me dit qu'il ne
+concevait rien à cette avidité d'argent, qu'il ne comprenait pas surtout
+que le diplomate eût parlé d'une chose sur laquelle il lui avait
+expressément recommandé le secret, qu'il ne pouvait plus se confier à
+lui et renonçait à l'employer. Cette résolution, indépendamment des
+motifs assez graves qui l'avaient dictée, pouvait bien ne pas avoir été
+combattue par le ministre des relations extérieures. Ces deux hommes
+d'État vivaient en assez mauvaise intelligence. M. de Bassano avait même
+déclaré que, si M. de Talleyrand était employé, il fallait que lui-même
+renonçât à suivre l'empereur, persuadé qu'il était que l'on ne
+négligerait rien pour faire manquer toutes les mesures qu'il croirait
+devoir prendre: conviction qui n'était pas dénuée de fondement, car M.
+de Talleyrand n'avait pas la réputation d'applaudir aux succès de ses
+anciens amis.
+
+L'empereur, ayant réglé, par un ordre de service, la manière dont il
+voulait que l'on conduisît les affaires du gouvernement pendant son
+absence, assembla un conseil extraordinaire des ministres, auquel
+assistèrent M. l'archi-chancelier et M. de Talleyrand. C'était dans les
+premiers jours de mai. Il déclara qu'il partirait la nuit même pour
+cette entreprise, qui eut une issue d'autant plus déplorable qu'elle
+aurait été sans exemple dans l'histoire, si elle avait réussi.
+
+C'est à ce même conseil que l'empereur parla des inquiétudes qu'il avait
+que, pendant son éloignement, les Anglais ne vinssent enlever le Pape à
+Savone et le conduire à Rome pour occasionner un mouvement en Italie. Il
+témoigna l'intention de le faire venir à Paris; mais les membres du
+conseil, dont il prit l'avis, pensèrent qu'il fallait l'éloigner de
+Savone, mais ne pas l'amener à Paris, en sorte que l'empereur se
+détermina à le faire venir à Fontainebleau, ajoutant qu'il donnerait des
+ordres à ce sujet, mais que j'eusse à faire mes dispositions pour faire
+voyager commodément le S.-Père, et éviter le fracas d'un voyage qui
+serait la matière de toute sorte de conjectures.
+
+Il s'entretint peu de son entreprise: il dit seulement qu'elle était
+grande et présentait beaucoup de difficultés qu'il espérait cependant
+surmonter. Il garda le conseil assez long-temps, et partit dans la nuit
+pour Dresde. L'impératrice l'y accompagna, ayant témoigné le désir de
+revoir son père. Il vint à Dresde ainsi que le roi de Prusse, qui y
+amena le prince royal, son fils aîné.
+
+Il y eut dans cette capitale de la Saxe une seconde représentation de la
+réunion d'Erfurth; chacun des hôtes s'empressa de donner à l'empereur
+des témoignages d'affection et de cordialité qui n'avaient pas l'air
+d'être des adieux.
+
+L'empereur resta à Dresde quinze jours, qu'il prit sur ceux du beau
+temps, déjà trop court pour sa campagne; il crut devoir témoigner ainsi
+son empressement à répondre aux politesses de ses alliés. Il n'y en
+avait pas un qui ne sût bien dans quel but l'empereur ouvrait cette
+campagne, et il n'y en eut pas un qui pensât à autre chose qu'à
+s'attacher à sa fortune. Après ce délai, l'empereur partit pour les
+bords de la Basse-Vistule, qu'il passa à Thorn, de là il vint visiter
+Dantzick, et rejoignit son armée, qui marchait sur le Niémen.
+
+Ayant de quitter Dresde, il avait nommé M. l'archevêque de Malines, qui
+le suivait en qualité d'aumônier, son ambassadeur près du gouvernement
+polonais résidant à Varsovie, où le prélat se rendit avec les pouvoirs
+de l'empereur, et comme l'organe de tout ce qu'il serait dans le cas de
+demander à ce gouvernement pendant la campagne. Ce fut donc lui qui fut
+chargé, à Varsovie, du rôle qui était d'abord destiné à M. de
+Talleyrand, que l'empereur avait laissé à Paris. M. de Bassano le suivit
+en qualité de ministre des relations extérieures, ainsi que M. Daru en
+qualité de ministre secrétaire d'État.
+
+L'impératrice quitta Dresde, et pour jouir quelque temps de plus du
+plaisir d'être avec son père, elle alla à Prague, où elle resta une
+quinzaine avant de revenir à Paris.
+
+Je reprends le récit des affaires d'Espagne.
+
+Après la levée du siége de Badajoz, l'armée de Portugal protégea le
+réapprovisionnement de cette place et les réparations dont ses
+fortifications avaient besoin. Ce but rempli, elle s'établit dans la
+vallée du Tage, son quartier-général à Naval-Méral, prête à se porter
+soit sur Badajoz, soit sur Rodrigo, selon le point d'attaque que
+choisirait l'ennemi. Rodrigo appartint dès-lors à l'armée du nord de
+l'Espagne qui occupa Salamanque avec une division. L'armée de Portugal
+se trouva ainsi entre l'armée du nord et celle du midi prête à lier ses
+opérations avec elles suivant les circonstances.
+
+Vers le mois d'août, l'armée anglaise passa le Tage, ne laissant sur la
+frontière de l'Alemtejo que la deuxième division commandée par le
+général Hill; elle vint s'établir aux environs d'Alméida et de Rodrigo,
+la division légère au-delà de l'Aguéda. Des bruits circulèrent que le
+duc Wellington avait l'intention de faire le siége de Rodrigo, et que
+des approvisionnemens se formaient pour cet objet. Marmont porta des
+troupes sur le col de Baños et cantonna une grande partie de l'armée
+entre ce col et le Tage; il établit son quartier-général à Placentin,
+afin d'être à portée d'être instruit et d'agir avec célérité. Le mois
+d'août et une grande partie de septembre se passèrent ainsi. Rodrigo
+manquait de vivres, et l'armée du nord de l'Espagne faisait ses
+dispositions pour y conduire un grand convoi. Elle allait le faire
+soutenir par douze mille hommes, mais ces troupes étaient trop peu
+nombreuses pour oser approcher de l'armée anglaise avec un tel embarras.
+Le concours de l'armée de Portugal était donc nécessaire. Marmont la mit
+en mouvement pour appuyer cette marche et le ravitaillement. Les
+mouvemens furent combinés; l'armée de Portugal déboucha du col de Baños
+et se porta sur Rodrigo par Tamamès et Tembron, tandis que le convoi de
+l'armée du nord passa par Saumuños.
+
+Tout le corps d'armée du nord marchait avec le convoi; l'ennemi n'ayant
+point présenté de forces, l'infanterie de l'armée de Portugal resta
+échelonnée sur la route qu'elle avait prise, sa cavalerie seule se porta
+sur Rodrigo. Le but de l'opération effectué, il y en avait un autre à
+remplir, c'était de reconnaître si l'ennemi avait fait des préparatifs
+pour le siége de Rodrigo. L'armée ennemie n'était pas rassemblée, on
+pouvait, en faisant une forte reconnaissance, nettoyer les environs et
+chercher à pénétrer ses projets. La cavalerie de l'armée du nord fut
+chargée d'agir sur le chemin d'Alméida à Spéja, et celle de Portugal
+marcha sur El-Bodon. L'infanterie de l'armée du nord étant venue jusqu'à
+Rodrigo, Marmont demanda au général Dorsenne de faire appuyer sa
+cavalerie par une de ses divisions. À peine sorti de Rodrigo, on aperçut
+une brigade de cavalerie anglaise sur les hauteurs d'El-Bodon, et peu
+après deux brigades d'infanterie, mais séparées entr'elles et ne pouvant
+se réunir; Marmont donna l'ordre au général Montbrun de les culbuter et
+de s'emparer de toutes les hauteurs avec sa cavalerie, ce qui fut
+exécuté en un moment. Des charges furent vainement exécutées sur
+l'infanterie: elle se retira en ordre, résista à tous les efforts qui
+furent tentés à diverses reprises, et les deux brigades parvinrent à se
+réunir à Fuente-Guinaldo, où quelques retranchemens avaient été
+préparés. La division d'infanterie de l'armée du nord était restée à une
+assez grande distance, et n'avait pas exécuté ou reçu les ordres qui
+devaient lui être donnés par le général Dorsenne: elle manqua sur le
+terrain au moment où, soutenue par la cavalerie de Marmont, elle aurait
+donné les moyens de s'emparer de Fuente-Guinaldo, lieu de rassemblement
+indiqué pour l'armée anglaise. La nuit arriva, et empêcha de profiter de
+la position très critique dans laquelle celle-ci était placée. L'ayant
+trouvée ainsi décousue, Marmont appela à lui toutes ses troupes, elles
+ne purent être réunies que le lendemain au soir; mais, l'armée anglaise,
+de son côté, avait appelé ses divisions, et pris une position
+respectable. Marmont voulait profiter de la circonstance où il avait le
+renfort de l'armée du nord, pour combattre l'armée anglaise; mais dans
+la nuit elle opéra sa retraite sur Sabugal. Le lendemain matin, il ne
+lui resta plus qu'à la poursuivre pendant plusieurs lieues; mais elle se
+trouvait hors d'atteinte des troupes. L'objet de la réunion avait été
+rempli, un plus long séjour sur ce point n'avait plus de but; les deux
+armées, après avoir mis Rodrigo dans le meilleur état de défense,
+rentrèrent dans leurs cantonnemens. Le duc de Raguse, tranquille sur le
+sort de Rodrigo, et forcé, pour pouvoir vivre, de changer sa position,
+enfonça ses troupes dans la vallée du Tage, mit son quartier-général à
+Talaveira, et occupa Tolède, qui lui fut cédé par le roi d'Espagne sur
+l'ordre de l'empereur. Mais tel était dans ces temps malheureux l'esprit
+de vertige des individus les plus intéressés aux opérations de l'armée,
+que le roi Joseph, avant de remettre cette province à Marmont, et quand
+l'armée qui la défendait et sans laquelle il ne pouvait demeurer
+tranquille à Madrid, mourait de faim, fit vendre les magasins de
+subsistances qui y avaient été rassemblés à grande peine.
+
+Les troupes de l'armée de Portugal étaient à peine rentrées de leur
+expédition sur Rodrigo et établies dans leurs nouveaux cantonnemens, que
+le duc de Raguse reçut l'ordre de faire un fort détachement pour
+soutenir au besoin le maréchal Suchet, qui faisait ses dispositions pour
+attaquer Valence: ce détachement devait se mettre en communication avec
+l'armée d'Aragon et la joindre, s'il était nécessaire. L'ordre était
+ainsi conçu:
+
+ Paris, le 21 novembre 1811;
+
+«L'empereur me charge de vous faire connaître, monsieur le maréchal, que
+l'objet le plus important en ce moment est la prise de Valence.
+L'empereur ordonne que vous fassiez partir un corps de troupes qui,
+réuni aux forces que le roi détachera de l'armée du centre, se dirige
+sur Valence pour appuyer l'armée du maréchal Suchet jusqu'à ce qu'on
+soit maître de cette place.
+
+«Faites exécuter sans délai cette disposition de concert avec S. M. le
+roi d'Espagne, et instruisez-moi de ce que vous aurez fait à cet égard.
+Nous sommes instruits que les Anglais ont vingt mille malades, et qu'ils
+n'ont pas vingt mille hommes sous les armes, en sorte qu'ils ne peuvent
+rien entreprendre; l'intention de l'empereur est donc que douze mille
+hommes, infanterie, cavalerie et sapeurs, marchent de suite sur Valence,
+que vous détachiez même trois à quatre mille hommes sur les derrières,
+et que vous, monsieur le maréchal, soyez en mesure de soutenir la prise
+de Valence. Cette place prise, le Portugal sera près de sa chute, parce
+qu'alors, dans la bonne saison, l'armée de Portugal sera augmentée de
+vingt-cinq mille hommes de l'armée du midi et de quinze mille du corps
+du général Reille, de manière à réunir plus de quatre-vingt mille
+hommes. Dans cette situation, vous recevriez l'ordre de vous porter sur
+Elvas, et de vous emparer de tout l'Alemtejo dans le même temps que
+l'armée du nord se porterait sur la Coa avec une armée de quarante mille
+hommes. L'équipage de pont qui existe à Badajoz servirait à jeter des
+ponts sur le Tage; l'ennemi serait hors d'état de rien opposer à une
+pareille force, qui offre toutes les chances de succès sans présenter
+aucun danger. C'est donc Valence qu'il faut prendre. Le 6 novembre, nous
+étions maîtres d'un faubourg; il y a lieu d'espérer que la place sera
+prise en décembre, ce qui vous mettrait, monsieur le duc, à portée de
+vous trouver devant Elvas dans le courant de janvier. Envoyez-moi votre
+avis sur ce plan d'opérations, afin qu'après avoir reçu l'avis de la
+prise de Valence, l'empereur puisse vous donner des ordres positifs.
+
+«Le prince de Wagram et de Neuchâtel, major-général.»
+
+ «_Signé_: ALEXANDRE.»
+
+On ne peut s'empêcher de remarquer que cette lettre du 21 novembre n'a
+pu arriver à Marmont qu'en décembre. Berthier comptait sur la prise de
+Valence en décembre; alors à quoi bon le détachement ordonné à Marmont?
+Il eut la conséquence qu'il devait avoir: il fut inutile à Suchet,
+affaiblit Marmont, et compromit Rodrigo. J'ai entendu l'empereur maudire
+la pensée de ce détachement.
+
+L'ordre était positif, le duc de Raguse envoya deux divisions
+d'infanterie et une de cavalerie, sous les ordres du général Montbrun,
+pour remplir cet objet; mais la nullité de la résistance de Black rendit
+ce secours superflu, et l'opération du général Montbrun se réduisit à
+une course qu'il poussa jusqu'à Alicante, et à son retour sur Tolède.
+C'est au commencement de décembre que ce mouvement avait commencé.
+
+Le 13 décembre 1811, l'empereur fit connaître au duc de Raguse les
+nouvelles dispositions qu'il avait arrêtées, et dont l'objet principal
+était d'être à même de retirer des troupes d'Espagne, et principalement
+toute la garde, qui était dans le gouvernement du nord. D'après ces
+nouveaux arrangemens, le maréchal devait porter toutes ses troupes dans
+la vallée de la Tormès, et son quartier-général à Valladolid ou à
+Salamanque. Les provinces de Talaveira, d'Avila, Valladolid, Léon, les
+Asturies, Benavente, Astorga, etc., devaient faire partie de
+l'arrondissement de l'armée. Les mouvemens devaient s'exécuter sans
+retard, et son armée devait être augmentée de la 7e division, qui était
+à Salamanque, et de la 8e, qui était dans les Asturies.
+
+Le 5 janvier 1812, Marmont donna l'ordre de mouvement à toutes les
+divisions de l'armée de Portugal pour se rendre dans les provinces
+respectives qu'elles devaient occuper, et les troupes marchèrent chacune
+dans la direction qui leur était propre, tout le matériel et
+l'artillerie par le Guadarama; le détachement du général Montbrun était
+en pleine opération dans la Manche.
+
+Il arriva le 8 janvier à Valladolid; il s'occupa des soins
+d'administration que le nouveau système rendait nécessaires, et à
+préparer le ravitaillement de la place de Rodrigo ainsi que le
+relèvement de la garnison, qui devait avoir lieu aussitôt que l'armée
+serait réunie.
+
+Le 15, il reçut une lettre de Salamanque, datée du 13, qui lui annonçait
+que l'armée ennemie avait pris position en avant de l'Agueda, bloquait
+Rodrigo et se disposait à en faire le siége.
+
+Il envoya sur-le-champ dans toutes les directions à la rencontre des
+diverses colonnes, afin de les faire converger des points où elles se
+trouvaient pour se rendre à Salamanque; il calcula que la majeure partie
+de l'armée y serait réunie le 25, et que par conséquent il pourrait
+livrer bataille à l'armée anglaise sous Rodrigo le 29. Il partit de
+Valladolid de sa personne le 18. Le 20, il arriva à Fuente-el-Famo, où
+il reçut la nouvelle de la prise de Rodrigo, enlevée par l'armée
+anglaise le 18. Ainsi cette place, qui s'était défendue pendant cinq
+semaines contre l'armée française, qui était en bon état de défense, et
+dont la force avait été augmentée par une lunette qui devait prolonger
+de huit jours sa défense, avait succombé en cinq jours de temps à dater
+de celui de l'investissement. Cette circonstance changeait toutes les
+combinaisons: il ne restait plus à Marmont qu'à prendre une disposition
+défensive qui le mît à même de réunir ses troupes à la première
+apparence d'offensive de l'ennemi.
+
+Les troupes appuyées sur la rive gauche du Tage, ayant action sur la
+rive droite par les fortifications d'Almaraz et le fort de Miravets, qui
+assurait les moyens de déboucher sur le plateau et barrait la route,
+empêchaient que l'ennemi pût amener du canon sur Almaraz. La masse des
+troupes était d'Avila à Valladolid et à Zamora; Astorga était occupé, et
+une division était au débouché des Asturies, dans la province de Léon.
+Le duc de Raguse s'occupa sans relâche d'élever des fortifications
+permanentes à Salamanque, au moyen de trois grands couvens qui formaient
+trois bons forts, et, qui, par le système adopté, forçaient à une
+attaque régulière de plusieurs jours. Ces fortifications se trouvaient
+être la tête de la position de l'armée de Portugal et protégeaient ses
+magasins et ses dépôts.
+
+Les choses étaient dans cet état lorsque les Anglais résolurent de
+continuer leur offensive et de se porter sur Badajoz. En conséquence,
+après avoir mis en état de défense Rodrigo, ils firent un mouvement
+au-delà du Tage et laissèrent seulement deux divisions sur l'Agueda.
+Marmont se flattait de les arrêter, à l'aide de la position qu'il avait
+prise. Il avait action sur la rive gauche du Tage, ses moyens de passage
+étaient prêts, ses approvisionnemens rassemblés sur un point; il
+espérait pouvoir déboucher à temps pour faire sa jonction avec l'armée
+du midi, et empêcher le siége de Badajoz, ou le faire lever, s'il était
+commencé. L'empereur jugea ce système trop timide; il donna les ordres
+les plus impératifs pour faire une diversion dans le nord du Portugal,
+afin d'y rappeler les principales forces de l'armée anglaise. La dépêche
+transmise par le major-général était ainsi conçue:
+
+ Paris, le 18 février 1812.
+
+«Sa Majesté n'est pas satisfaite de la direction que vous donnez à la
+guerre. Vous avez la supériorité sur l'ennemi, et au lieu de prendre
+l'initiative, vous ne cessez de la recevoir. Quand le général Hill
+marche sur l'armée du midi avec quinze mille hommes, c'est ce qui peut
+vous arriver de plus heureux; cette armée est assez forte et assez bien
+organisée pour ne rien craindre de l'armée anglaise, aurait-elle quatre
+ou cinq divisions réunies.
+
+«Aujourd'hui l'ennemi suppose que vous allez faire le siége de Rodrigo;
+il approche le général Hill de sa droite afin de pouvoir le faire venir
+à lui à grandes marches, et vous livrer bataille réunis, si vous voulez
+reprendre Rodrigo. C'est donc au duc de Dalmatie à tenir vingt mille
+hommes pour le contenir et l'empêcher de faire ce mouvement, et si le
+général Hill passe le Tage, de se porter à sa suite ou dans l'Alemtejo.
+Vous ayez le double de la lettre que l'empereur m'a ordonné d'écrire au
+duc de Dalmatie le 10 de ce mois, en réponse à la demande qu'il vous
+avait faite de porter des troupes dans le midi; c'est vous, monsieur le
+maréchal, qui deviez lui écrire pour lui demander de porter un grand
+corps de troupes vers la Guadiana, pour maintenir le général Hill dans
+le midi et l'empêcher de se réunir à lord Wellington... Les Anglais
+connaissent assez l'honneur français pour comprendre que ce succès (la
+prise de Rodrigo) peut devenir un affront pour eux, et qu'au lieu
+d'améliorer leur position, l'occupation de Ciudad-Rodrigo les met dans
+l'obligation de défendre cette place. Ils nous rendent maîtres du choix
+du champ de bataille, puisque vous les forcez à venir au secours de
+cette place et à combattre dans une position si loin de la mer. Je ne
+puis que vous répéter les ordres de l'empereur. Prenez votre
+quartier-général à Salamanque, travaillez avec activité à fortifier
+cette ville, réunissez-y un nouvel équipage de siége pour servir à armer
+la ville, formez-y des approvisionnemens, faites faire tous les jours le
+coup de fusil avec les Anglais, placez deux fortes avant-gardes qui
+menacent, l'une Rodrigo, et l'autre Alméida; menacez les autres
+directions sur la frontière de Portugal, envoyez des partis qui ravagent
+quelques villages, enfin employez tout ce qui peut tenir l'ennemi sur le
+qui-vive. Faites réparer les routes de Porto et d'Alméida. Tenez votre
+armée vers Toro, Benavente. La province d'Avila a même de bonnes parties
+où l'on trouverait des ressources. Dans cette situation qui est aussi
+simple que formidable, vous reposez vos troupes, vous formez des
+magasins, et avec de simples démonstrations bien combinées, qui mettent
+vos avant-postes à même de tirer journellement des coups de fusil avec
+l'ennemi, vous aurez barre sur les Anglais, qui ne pourront vous
+observer... Ce n'est donc pas à vous, monsieur le duc, à vous disséminer
+en faveur de l'armée du midi. Lorsque vous avez été prendre le
+commandement de votre armée, elle venait d'éprouver un échec par sa
+retraite de Portugal; ce pays était ravagé, les hôpitaux et les magasins
+de l'ennemi étaient à Lisbonne; vos troupes étaient fatiguées, dégoûtées
+par les marches forcées, sans artillerie, sans train d'équipages.
+Badajoz était attaqué depuis longtemps; une bataille dans le midi
+n'avait pu faire lever le siége de cette place. Que deviez-vous faire
+alors? Vous porter sur Alméida pour menacer Lisbonne? Non, parce que
+votre armée n'avait pas d'artillerie, pas de train d'équipages, et
+qu'elle était fatiguée. L'ennemi, dans cette position, n'aurait pas cru
+à cette menace; il aurait laissé approcher jusqu'à Coïmbre, aurait pris
+Badajoz, et ensuite serait venu sur vous. Vous avez donc fait à cette
+époque ce qu'il fallait faire: vous avez marché rapidement au secours de
+Badajoz; l'ennemi avait barre sur vous, et l'art de la guerre était de
+vous y commettre. Le siége a été levé, et l'ennemi est rentré en
+Portugal; c'est ce qu'il y avait à faire... Dans ce moment, monsieur le
+duc, votre position est simple et claire, et ne demande pas de
+combinaisons d'esprit. Placez vos troupes de manière qu'en quatre
+marches elles puissent se réunir et se grouper sur Salamanque; ayez-y
+votre quartier-général; que vos ordres, vos dispositions annoncent à
+l'ennemi que la grosse artillerie arrive à Salamanque, que vous y formez
+des magasins... Si Wellington se dirige sur Badajoz, laissez-le aller;
+réunissez aussitôt votre armée et marchez droit sur Alméida; poussez des
+partis sur Coïmbre, et soyez persuadé que Wellington reviendra bien vite
+sur vous.
+
+«Écrivez au duc de Dalmatie et sollicitez le roi de lui écrire
+également, pour qu'il exécute les ordres impératifs que je lui donne, de
+porter un corps de vingt mille hommes pour forcer le général Hill à
+rester sur la rive gauche du Tage. Ne pensez donc plus, monsieur le
+maréchal, à aller dans le midi, et marchez droit sur le Portugal, si
+lord Wellington fait la faute de se porter sur la rive gauche du Tage...
+Profitez du moment où vos troupes se réunissent pour bien organiser et
+mettre de l'ordre dans le nord. Qu'on travaille jour et nuit à fortifier
+Salamanque; qu'on y fasse venir de grosses pièces, qu'on refasse
+l'équipage de siége; enfin qu'on forme des magasins de subsistances.
+Vous sentirez, monsieur le maréchal, qu'en suivant ces directions et en
+mettant pour les exécuter toute l'activité convenable, vous tiendrez
+l'ennemi en échec... En recevant l'initiative au lieu de la donner, en
+ne songeant qu'à l'armée du midi, qui n'a pas besoin de vous,
+puisqu'elle est forte de quatre-vingt mille hommes des meilleures
+troupes de l'Europe, en ayant des sollicitudes pour les pays qui ne sont
+pas sous votre commandement et abandonnant les Asturies et les provinces
+qui vous regardent, un combat que vous éprouveriez serait une calamité
+qui se ferait sentir dans toute l'Espagne. Un échec de l'armée du midi
+la conduirait sur Madrid ou sur Valence, et ne serait pas de même
+nature.
+
+«Je vous le répète, vous êtes le maître de conserver barre sur lord
+Wellington, en plaçant votre quartier-général à Salamanque, en occupant
+en force cette position, et poussant de fortes reconnaissances sur les
+débouchés. Je ne pourrais que vous redire ce que je vous ai déjà
+expliqué ci-dessus. Si Badajoz était cerné seulement par deux ou trois
+divisions anglaises, le duc de Dalmatie le débloquerait; mais alors lord
+Wellington, affaibli, vous mettrait à même de vous porter dans
+l'intérieur du Portugal, ce qui secourrait plus efficacement Badajoz que
+toute autre opération... Je donne l'ordre que tout ce qu'il sera
+possible de fournir vous soit fourni pour compléter votre artillerie et
+pour armer Salamanque. Vingt-quatre heures après la réception de cette
+lettre, l'empereur pense que vous partirez pour Salamanque, à moins
+d'événemens inattendus; que vous chargerez une avant-garde d'occuper les
+débouchés sur Rodrigo, et une autre sur Alméida; que vous aurez dans la
+main au moins la valeur d'une division; que vous ferez revenir la
+cavalerie et l'artillerie qui sont à la division du Tage... Réunissez
+surtout votre cavalerie, dont vous n'avez pas de trop, et dont vous avez
+tant de besoin...»
+
+Le maréchal Marmont avait des idées tout opposées sur la manière dont la
+guerre devait être conduite. Il les transmettait au major-général à peu
+près en même temps que celui-ci lui expédiait la dépêche qu'on vient de
+parcourir. Je reproduis sa lettre, parce qu'elle fait connaître au vrai
+l'état des affaires dans la péninsule.
+
+ Valladolid, le 23 février 1812.
+
+ Au prince de Neuchâtel.
+
+ «MONSEIGNEUR,
+
+«J'ignore si Sa Majesté aura daigné accueillir d'une manière favorable
+la demande que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Altesse pour
+supplier l'empereur de me permettre de faire sous ses yeux la campagne
+qui va s'ouvrir; mais quelle que soit sa décision, je regarde comme mon
+devoir de lui faire connaître, au moment où il semble prêt à s'éloigner,
+la situation des choses dans cette partie de l'Espagne.
+
+«D'après les derniers arrangemens arrêtés par Sa Majesté, l'armée de
+Portugal n'a plus le moyen de remplir la tâche qui lui est imposée, et
+je serais coupable, si, en ce moment, je cachais la vérité.
+
+«La frontière se trouve très affaiblie par le départ des troupes qui ont
+été rappelées par la prise de Rodrigo, qui met l'ennemi à même d'entrer
+dans le coeur de la Castille en commençant un mouvement offensif; ensuite
+par l'immense étendue de pays que l'armée est dans le devoir d'occuper,
+ce qui rend toujours son rassemblement lent et difficile, tandis qu'il y
+a peu de temps elle était toute réunie et disponible[19].
+
+«Les sept divisions qui la composent s'élèveront, lorsqu'elles auront
+reçu les régimens de marche annoncés, à quarante-quatre mille hommes
+d'infanterie environ; il faut au moins cinq mille hommes pour occuper
+les points fortifiés et les communications qui ne peuvent être
+abandonnés; il faut à peu près pareille force pour observer l'Esla et la
+couvrir contre l'armée de Galice, qui, évidemment, dans le cas d'un
+mouvement offensif des Anglais, se porterait à Bénavente et à Astorga.
+Ainsi, à supposer que toute l'armée soit réunie entre le Duero et la
+Tormès, sa force ne peut s'élever qu'à trente-trois ou trente-quatre
+mille hommes, tandis que l'ennemi peut présenter aujourd'hui une masse
+de plus de soixante mille hommes, dont plus de moitié Anglais, bien
+outillés et bien pourvus de toutes choses; et cependant que de chances
+pour que les divisions du Tage se trouvent en arrière! Qu'elles n'aient
+pu être ralliées promptement, et soient séparées de l'armée pendant les
+momens les plus importans de la campagne; alors la masse de nos forces
+réunies ne s'élèverait pas à plus de vingt-cinq mille hommes.
+
+«Sa Majesté suppose, il est vrai, que, dans ce cas, l'armée du nord
+soutiendrait celle de Portugal par deux divisions; mais l'empereur
+peut-il être persuadé que, dans l'ordre de choses actuel, ces troupes
+arriveront promptement et à temps?
+
+«L'ennemi paraît en offensive: celui qui doit le combattre prépare ses
+moyens; celui qui doit agir hypothétiquement attend sans inquiétude, et
+laisse écouler en pure perte un temps précieux; l'ennemi marche à moi,
+je réunis mes troupes d'une manière méthodique et précise, je sais, à un
+jour près, le moment où le plus grand nombre au moins sera en ligne, à
+quelle époque les autres seront en liaison avec moi, et, d'après cet
+état de choses, je me détermine à agir ou à temporiser; mais ces
+calculs, je ne puis les faire que pour des troupes qui sont purement et
+simplement à mes ordres. Pour celles qui n'y sont pas, que de lenteurs!
+que d'incertitudes et de temps perdu! J'annonce la marche de l'ennemi et
+je demande des secours, on me répond par des observations; ma lettre
+n'est parvenue que lentement, parce que les communications sont
+difficiles dans ce pays; la réponse et ma réplique iront de même, et
+l'ennemi sera sur moi. Mais comment pourrai-je, même d'avance, faire des
+calculs raisonnables sur les mouvemens de troupes dont je ne connais ni
+la force ni l'emplacement? Lorsque je ne sais rien de la situation du
+pays, ni des besoins de troupes qu'on y éprouve? Je ne puis raisonner
+que sur ce qui est à mes ordres, et puisque les troupes qui n'y sont pas
+me sont cependant nécessaires pour combattre, et sont comptées comme
+partie de la force que je dois opposer à l'ennemi, je suis en fausse
+position, et je n'ai les moyens de rien faire méthodiquement et avec
+connaissance de cause.
+
+«Si l'on considère combien il faut de prévoyance pour exécuter le plus
+petit mouvement en Espagne, on doit se convaincre de la nécessité qu'il
+y a de donner d'avance mille ordres préparatoires sans lesquels les
+mouvemens rapides sont impossibles. Ainsi les troupes du nord m'étant
+étrangères habituellement, et m'étant cependant indispensables pour
+combattre, le succès de toutes mes opérations est dépendant du plus ou
+du moins de prévoyance et d'activité d'un autre chef: je ne puis donc
+pas être responsable des événemens.
+
+«Mais il ne faut pas seulement considérer l'état des choses pour la
+défensive du nord, il faut la considérer pour celle du midi. Si lord
+Wellington porte six divisions sur la rive gauche du Tage, le duc de
+Dalmatie a besoin d'un puissant secours; si, dans ce cas, l'armée du
+nord ne fournit pas de troupes pour relever une partie de l'armée de
+Portugal dans quelques uns des postes qu'elle doit évacuer alors
+momentanément, mais qu'il est important de tenir, et pour la sûreté du
+pays et pour maintenir la Galice et observer les deux divisions ennemies
+qui seraient sur l'Agueda, et qui feraient sans doute quelques
+démonstrations offensives; si, dis-je, l'armée du nord ne vient pas à
+son aide, l'armée de Portugal, trop faible, ne pourra pas faire un
+détachement d'une force convenable, et Badajoz tombera. Certes, il faut
+des ordres pour obtenir de l'armée du nord un mouvement dans cette
+hypothèse, et le temps utile pour agir; si on s'en tenait à des
+propositions et à des négociations, ce temps, qu'on ne pourrait
+remplacer, serait perdu en vaines discussions. Je suis autorisé à croire
+ce résultat.
+
+«L'armée de Portugal est en ce moment la principale armée d'Espagne;
+c'est à elle à couvrir l'Espagne contre les entreprises des Anglais;
+pour pouvoir manoeuvrer, il faut qu'elle ait des points d'appui, des
+places, des forts, des têtes de pont, etc. Il faut pour cela du matériel
+d'artillerie, et je n'ai ni canons ni munitions à y appliquer, tandis
+que les établissemens de l'armée du nord en sont tout remplis: j'en
+demanderai, on m'en promettra, mais en résultat je n'obtiendrai rien.
+
+«Après avoir discuté la question militaire, je dirai un mot de
+l'administration. Le pays donné à l'armée de Portugal a des produits
+présumés le tiers de ceux des cinq gouvernemens. L'armée de Portugal est
+beaucoup plus nombreuse que l'armée du nord; le pays qu'elle occupe est
+insoumis; on n'arrache rien qu'avec la force, et les troupes de l'armée
+du nord ont semblé prendre à tâche, en l'évacuant, d'en enlever toutes
+les ressources. Les autres gouvernemens, malgré les guérillas, sont
+encore dans la soumission, et acquittent les contributions sans qu'il
+soit besoin de contrainte. D'après cela, il y a une immense différence
+dans le sort de l'une et de l'autre armée, et comme tout doit tendre au
+même but, que partout ce sont les soldat de l'empereur, que tous les
+efforts doivent avoir pour objet le succès des opérations, ne serait-il
+pas juste que les ressources de tous ces pays fussent partagés
+proportionnellement aux besoins de chacun; et comment y parvenir sans
+une autorité unique?
+
+«Je crois avoir démontré que, pour une bonne défensive du nord, le
+général de l'armée de Portugal doit avoir toujours à ses ordres les
+troupes et le territoire de l'armée du nord, puisque ces troupes sont
+appelées à combattre avec les siennes, et que les ressources de ce
+territoire doivent être en partie consacrées à les entretenir.
+
+«Je passe maintenant à ce qui regarde le midi de l'Espagne.
+
+«Une des tâches de l'armée de Portugal est de soutenir l'armée du midi,
+d'avoir l'oeil sur Badajoz et de couvrir Madrid; et pour cela, il faut
+qu'un corps assez nombreux occupe la vallée du Tage; mais ce corps ne
+pourra subsister et ne pourra préparer des ressources pour d'autres
+troupes qui s'y rendraient pour le soutenir, s'il n'a pas un territoire
+productif, et ce territoire, quel autre peut-il être que
+l'arrondissement de l'armée du centre? Quelle ville peut offrir des
+ressources et des moyens dans la vallée du Tage si ce n'est Madrid?
+Cependant aujourd'hui l'armée de Portugal ne possède, sur le bord du
+Tage, qu'un désert qui ne lui offre aucune espèce de moyens, ni pour les
+hommes, ni pour les chevaux, et elle ne rencontre, de la part des
+autorités de Madrid, que haine, qu'animosité. L'armée du centre, qui
+n'est rien, possède à elle seule un territoire plus fertile, plus étendu
+que celui qui est accordé pour toute l'armée de Portugal; cette vallée
+ne peut s'exploiter faute de troupes, et tout le monde s'oppose à ce que
+nous en tirions des ressources. Cependant si les bords du Tage étaient
+évacués par suite de la disette, personne à Madrid ne voudrait en
+apprécier la véritable raison, et tout le monde accuserait l'armée de
+Portugal de découvrir cette ville.
+
+«Il existe, il faut le dire, une haine, une animosité envers les
+Français, qu'il est impossible d'exprimer, dans le gouvernement
+espagnol. Il existe un désordre à Madrid qui présente le spectacle le
+plus révoltant. Si les subsistances employées en de fausses
+consommations dans cette ville eussent été consacrées à former un
+magasin de ressources pour l'armée de Portugal, les troupes qui sont sur
+le Tage seraient dans l'abondance et pourvues pour long-temps; on
+consomme 22 mille rations par jour à Madrid, et il n'y a pas 3,000
+hommes: c'est qu'on donne et laisse prendre à tout le monde, excepté à
+ceux qui servent. Mais bien plus, je le répète, c'est un crime que
+d'aller prendre ce que l'armée du centre ne peut elle-même ramasser. Il
+est vrai qu'il paraît assez conséquent que ceux qui, depuis deux ans,
+trompent le roi, habillent et arment chaque jour des soldats qui, au
+bout de deux jours, vont se joindre à nos ennemis, et semblent en vérité
+avoir ainsi consacré un mode régulier de recrutement des bandes que nous
+avons sur les bras, s'occupent de leur réserver des moyens de
+subsistances à nos dépens.
+
+«La seule communication carrossable entre la gauche et le reste de
+l'armée de Portugal est par la province de Ségovie, et le mouvement des
+troupes et des convois ne peut avoir lieu avec facilité, parce que,
+quoique ce pays soit excellent et plein de ressources, les autorités de
+l'armée du centre refusent de prendre aucune disposition pour assurer
+leurs subsistances.
+
+«Si l'armée de Portugal peut être affranchie du devoir de secourir le
+midi, de couvrir Madrid, elle peut se concentrer dans la
+Vieille-Castille, et elle s'en trouvera bien; alors tout lui devient
+facile; mais si elle doit au contraire remplir cette double tâche, elle
+ne le peut qu'en occupant la vallée du Tage, et dans cette vallée elle
+ne peut avoir les ressources nécessaires pour y vivre, pour y manoeuvrer,
+pour y préparer des moyens suffisans pour toutes les troupes qu'il
+faudra y envoyer, qu'en possédant tout l'arrondissement de l'armée du
+centre et Madrid. Ce territoire doit conserver les troupes qui
+l'occupent à présent, afin qu'en marchant à l'ennemi, l'armée ne soit
+obligée de laisser personne en arrière, mais qu'au contraire elle en
+tire quelque secours pour sa communication. Elle a besoin surtout d'être
+délivrée des obstacles que fait naître sans cesse un gouvernement
+véritablement ennemi des armes françaises; quelles que soient les bonnes
+intentions du roi, il paraît qu'il ne peut rien contre l'intérêt et les
+passions de ceux qui l'environnent; il semble également que jusqu'à
+présent il n'a rien pu contre les désordres qui ont lieu à Madrid,
+contre l'anarchie qui règne à l'armée du centre. Il peut y avoir de
+grandes raisons en politique pour que le roi réside à Madrid, mais il y
+a mille raisons positives et de sûreté pour les armes françaises, qui
+sembleraient devoir lui faire choisir un autre séjour. Et en effet, ou
+le roi est général et commandant des armées, et dans ce cas il doit être
+au milieu des troupes, voir leurs besoins, pourvoir à tout et être
+responsable; ou il est étranger à toutes les opérations, et alors,
+autant pour sa tranquillité personnelle que pour laisser plus de liberté
+dans les opérations, il doit s'éloigner du pays qui en est le théâtre et
+des lieux qui servent de points d'appui aux mouvemens de l'armée.
+
+«La guerre d'Espagne est difficile dans son essence, mais cette
+difficulté est augmentée de beaucoup par la division des commandemens et
+par la grande diminution des troupes, que cette division rend encore
+plus funeste. Si cette division a déjà fait tant de mal, lorsque
+l'empereur, étant à Paris, s'occupant sans cesse de ses armées de la
+péninsule, pouvait en partie remédier à tout, on doit frémir du résultat
+infaillible de ce système, suivi avec diminution de moyens, lorsque
+l'empereur s'éloigne de trois cents lieues.
+
+«Monseigneur, je vous ai exposé toutes les raisons qui me semblent
+démontrer jusqu'à l'évidence la nécessité de réunir sous la même
+autorité toutes les troupes et tout le pays, depuis Bayonne jusques et y
+compris Madrid et la Manche; en cela, je n'ai été guidé que par mon
+amour ardent pour la gloire de nos armes et par ma conscience. Si
+l'empereur ne trouvait pas convenable d'adopter ce système, j'ose le
+supplier de me donner un successeur dans le commandement qu'il m'avait
+confié. J'ai la confiance et le sentiment de pouvoir faire autant qu'un
+autre, mais tout restant dans la situation actuelle la charge est
+au-dessus de mes forces. De quelques difficultés que soit le
+commandement général, quelqu'imposante que soit la responsabilité qui
+l'accompagne, elles me paraissent beaucoup moindres que celles que ma
+position entraîne en ce moment.
+
+«Quelque flatteur que soit un grand commandement, il n'a de prix à mes
+yeux que lorsqu'il est accompagné des moyens de bien faire: lorsque
+ceux-ci me sont enlevés, alors tout me paraît préférable, et mon
+ambition se réduit à servir en soldat. Je donnerai ma vie sans regret,
+mais je ne puis rester dans la cruelle position de n'avoir pour résultat
+de mes efforts et de mes soins de tous les momens, que la triste
+perspective d'attacher mon nom à des événemens fâcheux et peu dignes de
+la gloire de nos armes.
+
+ «_Signé_, le maréchal duc de RAGUSE.»
+
+Ces observations ne furent pas accueillies, l'ordre était positif; le
+duc de Raguse n'eut plus qu'à obéir. Il rappela les troupes qu'il avait
+sur le Tage, et se porta sur l'Agueda avec quatre divisions, seules
+forces dont il pût disposer sans découvrir toute la frontière de la
+Galice, qui était menacée par une armée espagnole, et abandonner ses
+communications avec la France. Il se mit en mouvement sur la fin de
+mars, débloqua Badajoz, passa l'Agueda, entra en Portugal, chassa les
+Anglais qu'il avait devant lui, battit les milices portugaises et
+envahit le Mondego. Mais pendant qu'il s'enfonçait ainsi dans ces
+contrées difficiles, les Anglais poussaient vivement Badajoz. La place
+succomba, et le maréchal fut obligé de se mettre en retraite, et regagna
+Salamanque sans autre résultat que d'avoir harassé ses troupes.
+
+Ces diverses opérations étaient achevées avant que l'empereur partît
+pour la Russie; il fut fort mécontent du maréchal Marmont, et trouvait
+qu'on menait ses affaires sans aucun talent; il observait qu'avec un peu
+de combinaison on pouvait facilement réunir trois fois autant de troupes
+qu'en avait l'armée anglaise, et vider la querelle dans une action dont
+le résultat n'eût pas été douteux; mais que, faute de s'entendre, on se
+sacrifiait réciproquement à quelques amours-propres, et qu'on allait
+laisser le général anglais manoeuvrer avec toute son armée tour à tour
+sur les corps de la nôtre, et la battre en détail. Si l'empereur avait
+encore pu disposer de deux mois de son temps, il aurait été lui-même en
+Espagne; mais il ne le pouvait pas sans de graves inconvéniens.
+
+Après la perte de ces deux places (Rodrigo et Badajoz), la position
+générale des affaires en Espagne dépendait d'une bataille que l'armée
+anglaise devait nécessairement chercher l'occasion de livrer; on devait
+donc se préparer à la recevoir, et savoir abandonner ce qu'il n'était
+plus raisonnable de s'obstiner à conserver, d'autant plus que l'armée
+anglaise manoeuvrait déjà sur la Castille, tandis que nos meilleures
+troupes étaient devant Cadix, Malaga, Grenade, dans le royaume de
+Valence, et sur les autres points de l'Espagne, où elles ne prirent
+aucune part aux événemens qui devaient nécessairement décider de la
+retraite forcée de toutes les positions qu'elles occupaient.
+
+Indépendamment des armées d'opérations, il y avait une armée de réserve
+dans la province de Biscaye, composée de deux bonnes divisions, dont une
+était placée à Burgos. Le roi Joseph avait en outre à Madrid une forte
+réserve; malheureusement tant d'excellentes troupes étaient éparses sous
+des commandans différens, indépendans les uns des autres, sans centre
+d'autorité qui pût leur imprimer une action uniforme. Il en résulta que
+les arrondissemens de chaque corps d'armée devinrent autant de petites
+vice-royautés, qui s'administraient d'autant de manières différentes et
+qui ne reconnaissaient pas plus l'autorité du roi d'Espagne que celle du
+roi de Maroc.
+
+Le ministre de la guerre dirigeait de Paris les opérations qui se
+faisaient en Biscaye et en Navarre, d'où il ne pouvait avoir de
+nouvelles qu'au moyen d'un ou plusieurs bataillons qui escortaient le
+courrier porteur de la correspondance; celle-ci n'arrivait à Paris que
+lorsque d'autres événemens étaient déjà survenus au point d'où elle
+était partie. Cet inconvénient n'était pas le seul; il fallait encore
+tenir sur la ligne de communication une grande quantité de troupes qui
+n'empêchaient cependant pas qu'elle fût interceptée. L'armée anglaise,
+plus faible que la nôtre, mais réunie dans une même main, sous les
+ordres d'un chef habile, était postée derrière Ciudad-Rodrigo, à Fuentes
+de Honoro; il était évident qu'elle attaquerait l'armée de Marmont, car
+elle ne présentait pas plus de difficultés à battre que celle
+d'Andalousie, et le succès devait avoir des résultats bien différens de
+ceux qu'auraient eus des revers que nous aurions éprouvés à l'extrémité
+de l'Espagne.
+
+On aurait donc dû tenir prête une combinaison pour mettre l'armée que
+commandait Marmont en état de battre les Anglais; au lieu de cela, on
+eut l'air d'ignorer qu'elle existât. Chacun ne pensa qu'à sa
+responsabilité; on s'occupa de faire vivre les troupes, et on prit la
+funeste habitude de laisser faire le temps.
+
+L'armée anglaise l'employa mieux: nous verrons bientôt ce qu'elle fit.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+Force et composition de l'armée.--Passage du Niémen.--Les Russes se
+mettent partout en retraite.--Bagration nous échappe.--L'empereur
+devait-il s'arrêter sur la Dwina?--Considérations à ce sujet.
+
+
+Pendant que les choses étaient dans l'état que j'ai indiqué dans le
+chapitre précédent, l'empereur traversait l'intervalle qui sépare la
+Vistule du Niémen.
+
+C'est ici le cas de nombrer son immense armée, et de retracer ses
+opérations, dont je ne puis parler que sommairement puisque je n'y ai
+pas pris part.
+
+On l'évaluait en masse à quatre cent mille hommes, Français,
+Autrichiens, Prussiens, Polonais, Saxons, Westphaliens, Wurtembergeois,
+Hollandais, princes confédérés, Suisses, Italiens, Napolitains.
+
+L'artillerie française, à elle seule, comptait vingt mille chevaux du
+train, la cavalerie au-delà de cent mille; que l'on ajoute à ce nombre
+ceux des officiers et des bagages, et l'on verra ce que cela devait
+gaspiller par jour.
+
+Le reste était en infanterie.
+
+L'armée passa la Vistule dans l'ordre suivant, à partir de la gauche.
+
+Le maréchal Macdonald commandait les Prussiens.
+
+Le maréchal Oudinot et le général St-Cyr, les Bavarois et trois
+divisions françaises.
+
+Le vice-roi d'Italie, les Italiens.
+
+Le maréchal Ney, des Français.
+
+Le maréchal Davout, des Français.
+
+Le général Junot, des Wurtembergeois et des Westphaliens.
+
+Le prince Poniatowski, les Polonais.
+
+Le général Reynier, les Saxons.
+
+Le prince Schwartzenberg, les Autrichiens.
+
+Le roi de Naples, la cavalerie.
+
+Le maréchal Lefèbvre, l'infanterie de la garde.
+
+Le maréchal Bessières, la cavalerie de la garde.
+
+Le maréchal Victor organisait un corps de réserve sur les derrières.
+
+Le maréchal Augereau veillait à la sûreté de l'Allemagne.
+
+Pendant que cette croisade s'approchait de la Russie, on tenait en
+réserve en France cent mille gardes nationaux que l'on avait réunis sur
+les points les plus vulnérables, comme Paris, Cherbourg, Brest,
+Rochefort, Toulon, Turin, Strasbourg, Anvers. Ils étaient habillés,
+équipés comme des troupes régulières, et commandés par des anciens
+officiers de l'armée, retirés ou réformés du service.
+
+Aucune époque de l'histoire ne parle d'armemens aussi considérables que
+ceux qui signalèrent cette fatale année 1812.
+
+Ce fut du 10 au 15 juin que l'armée passa le Niémen sur trois ponts qui
+furent jetés à côté l'un de l'autre, et à une demi-lieue de Kowno. Elle
+prit le chemin de Wilna où étaient, peu de jours auparavant, l'armée
+russe et l'empereur Alexandre lui-même.
+
+On ne rencontra les troupes légères de l'ennemi qu'aux approches de
+Wilna, qu'il évacua pour se mettre en retraite sur la Dwina, en suivant
+plusieurs directions. Le plus considérable de ses corps était en face de
+notre droite, c'est-à-dire vers Grodno. Il prit sa direction par
+Bobruisk vers Mohilow.
+
+La majeure partie de l'armée ennemie se retira sur Drissa, où elle avait
+un vaste camp retranché. Notre armée se mit à sa poursuite; l'empereur
+fit marcher le maréchal Davout de manière à obliger le corps qu'il avait
+devant lui, à obliquer à droite, afin de l'empêcher de se réunir à ceux
+qui se ralliaient derrière la Dwina. Ce fut le seul qui fut compromis
+dans ce premier mouvement; il était commandé par le prince Bragation. Si
+le maréchal Davout avait pu, comme l'avait ordonné l'empereur, l'isoler
+tellement, s'il n'était pas possible de le détruire, qu'il devînt
+inutile à l'armée principale, il est probable que cette percée au centre
+de l'armée russe, aurait décidé de la campagne. Privée de la masse de
+troupes que le maréchal chassait devant lui, elle n'eût pas été en état
+de réunir plus de 80,000 hommes.
+
+On entra à Wilna le 21 juin, sans avoir eu d'engagement. L'empereur
+resta quelques jours dans cette ville, pour faire marcher les différens
+corps de son armée, dans les directions où il voulait les porter.
+
+Le maréchal Macdonald, qui avait passé le Niémen à Tilsit, se dirigea
+sur Riga. La cavalerie s'avança sur Drissa, où l'on supposait que les
+Russes voudraient défendre le camp retranché qu'ils y avaient construit.
+Elle le trouva évacué, et apprit qu'il n'y avait qu'un petit corps sous
+les ordres du général Witgenstein, qui était de l'autre côté de la
+Dwina, en face du camp retranché. L'empereur lui opposa le maréchal
+Oudinot, et prit, avec le reste de l'armée, la route de Smolensk. Le
+maréchal Davout marchait toujours à la même hauteur que la tête de la
+colonne du prince Bragation, et le forçait si fort d'appuyer à droite,
+que ce corps d'armée fut obligé d'aller passer le Dniéper pour rejoindre
+la portion de l'armée russe qui avait pris sa marche sur la Dwina. À la
+vérité, il fit un grand détour, mais il arriva à son but, et rendit à
+l'armée ennemie une masse de forces, qui eût été perdue pour elle, si
+les ordres de l'empereur avaient été exécutés. La réussite de ce
+mouvement équivalut pour les Russes à une bataille gagnée. Les pertes
+qu'ils avaient faites se bornaient à quelques lieues carrées; ils
+étaient désormais réunis et en mesure de moins redouter un engagement.
+Ils le refusèrent cependant; ils continuèrent leur retraite en dévastant
+tout ce qu'ils laissaient derrière eux. Ils se rapprochaient de leurs
+moyens, tandis que l'armée française, qui avait besoin de les forcer à
+livrer bataille, était obligée de les suivre au milieu des vastes
+solitudes où elle devait être accablée.
+
+De tous les peuples de l'Europe, il n'y a que les Russes pour lesquels
+une dévastation aussi générale ne soit pas une destruction complète. En
+effet, dans un pays où les constructions sont en bois, ce n'est pas
+imposer un grand sacrifice à la nation à laquelle il faut moins d'un an
+pour tout réparer.
+
+L'on a beaucoup dit que c'était une barbarie de tout brûler ainsi, on en
+a accusé les Français; mais les Russes étaient trop intéressés à ce que
+les incendies s'exécutassent rigoureusement pour en remettre le soin à
+ceux qui avaient intérêt à tout conserver. Au reste, on sait aujourd'hui
+à quoi s'en tenir sur ces imputations.
+
+Les Russes se retirèrent donc par la route de Smolensk à Moscou,
+laissant à l'armée française l'alternative de rester sur la Dwina, ou de
+les suivre en s'exposant à mille dangers.
+
+L'empereur se proposait d'abord de prendre ses quartiers sur la Dwina,
+mais l'armée russe ayant continué sa retraite, et échappé à ses
+combinaisons, il fut obligé de la suivre pour l'amener à une bataille
+dans laquelle il comptait la mettre dans l'impossibilité de rien
+entreprendre sur lui de tout l'hiver. Faute d'avoir fait cette
+réflexion, on s'est beaucoup élevé contre cette résolution de
+l'empereur, qui cependant me semble facile à justifier.
+
+Car il faut d'abord considérer que l'empereur avait une armée immense,
+dont la réunion seule ne pouvait se faire sans beaucoup de temps et
+d'exactitude dans l'exécution de ses combinaisons. Ensuite, une grande
+portion de cette armée n'avait pas le même intérêt que nous à nos
+succès; quelques uns des corps dont elle se composait auraient bien pu
+nous manquer plus tard.
+
+On ne sait pas tout ce qu'il en coûtait de petits soins à l'empereur,
+pour retenir tant de moyens étrangers, qui auraient été employés contre
+lui presque aussitôt qu'ils auraient été hors de sa main. Il avait
+besoin de leur concours pour l'exécution de ses projets, et ne devait
+pas mettre à de trop rudes épreuves la patience de ceux qui ne
+marchaient qu'avec regret sous ses drapeaux. Le but de la première
+partie de son plan d'opérations était manqué; l'armée russe se trouvait
+rassemblée ainsi que la nôtre; que ne pouvait-il pas arriver, si nous
+avions pris des quartiers d'hiver pour protéger un soulèvement de la
+Pologne? Vraisemblablement le gouvernement russe, dont on aurait ainsi
+déchiré les entrailles, ne pouvant rien perdre de plus, aurait à tout
+prix tenu son armée en masse, et l'eût fait tomber sur la nôtre, qui, de
+son côté, n'avait pas de position militaire naturelle dont elle pût se
+couvrir après sa dislocation; l'ennemi se serait trouvé le plus fort sur
+tous les points où il se serait porté, pour empêcher la réunion de nos
+corps d'armée, que l'on aurait été obligé, d'éparpiller pour les faire
+vivre. D'ailleurs l'on n'était encore qu'au mois de juillet; dans cette
+situation, il n'aurait pas fallu songer à voir la Pologne répondre au
+mouvement qu'on cherchait à lui imprimer, car la nation, quoique
+courageuse, n'aurait pas pris son essor avant d'être convaincue qu'elle
+n'avait pas de retour à craindre. Alors que serait devenue cette
+prodigieuse quantité d'armes et d'effets de tout genre que l'on avait
+fait venir de France pour armer et équiper les Polonais?
+
+Ne savons-nous pas de ce qui faillit nous arriver après la bataille
+d'Eylau? c'eût été bien pis cette fois. D'ailleurs, si l'empereur avait
+mis son immense armée en quartiers d'hiver, elle aurait épuisé la
+Pologne. On aurait ainsi consommé la dernière ressource de ce pays,
+avant d'avoir commencé des opérations qui ne se seraient peut-être pas
+terminées dans la même campagne. Le gouvernement polonais pressait par
+cette seule raison, pour qu'on portât l'armée en avant. D'ailleurs il
+n'y a pas un général sensé qui imaginât de mettre son armée en quartiers
+d'hiver devant un ennemi aussi fort que lui, avant d'avoir décidé, par
+un événement de guerre important, la question de l'initiative des
+mouvemens ultérieurs; car, s'il doit garder la défensive, il n'y a
+qu'une suspension d'armes qui puisse lui assurer du repos dans ses
+quartiers. Or, une suspension d'armes n'était pas une idée raisonnable
+dans la situation des choses. Les Russes ne pouvaient que perdre à
+l'accorder; ils se seraient privés du seul allié qui pût leur être
+utile: c'était l'hiver.
+
+L'empereur ne pouvait pas manquer de confiance dans les suites d'une
+bataille qu'il cherchait; son armée était dans sa main; il n'avait pu
+gagner d'avance sur les corps russes dans leur marche rétrograde, mais
+ils formaient une masse plus considérable, plus pesante, qui mettrait
+plus de lenteur dans l'exécution de ses mouvemens. Il n'était pas
+déraisonnable d'espérer de pouvoir la serrer d'assez près pour l'engager
+petit à petit, malgré elle, dans des combats partiels qui eussent
+infailliblement amené une action générale, à la suite de laquelle
+l'empereur aurait commencé la seconde partie de son plan d'opérations.
+
+Certainement s'il avait dû mettre en ligne de compte toutes les fautes
+qui ont été commises dans l'exécution de ses ordres, et qui l'ont
+empêché d'atteindre l'armée russe avant le 7 septembre, il n'eût pas
+songé à mener si loin, à une époque aussi avancée, une armée qui, après
+avoir été dans l'alternative de vaincre ou de mourir de besoins, se
+trouva, après avoir vaincu, dans celle d'être vaincue à son tour ou de
+mourir de froid.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+Smolensk est sur le point d'être enlevé.--Bataille de
+Valontina.--Inaction de Junot.--Opérations de l'armée de
+Portugal.--Bataille de Salamanque.--Le Pape vient en France.--Accident
+qui lui survient au Mont-Cenis.--Désolation de l'officier.--Le
+Saint-Père continue sa route.
+
+
+Bagration avait échappé à nos colonnes; la jonction était faite, on ne
+pouvait plus l'empêcher. L'empereur voulut donner quelque relâche à ses
+troupes exténuées de fatigues et de privations. Il les distribua dans
+les villages qui sont en avant de Witepsk, les cantonna dans tous les
+lieux qui présentaient quelques ressources. Cette dispersion enhardit
+les Russes; ils se flattèrent de nous surprendre, et revinrent sur leurs
+pas. L'empereur les laissa se développer, et tandis qu'ils s'avançaient
+par une rive du Dniéper, il se porta sur l'autre et arriva, par une
+marche rapide, à la vue de Smolensk, qu'il faillit enlever. Les Russes
+revinrent en toute hâte et réussirent à nous prévenir. L'action
+s'engagea; ils furent battus, obligés de nous abandonner la place, et se
+retirèrent partie par la route de Moscou, partie par celle de
+Pétersbourg. L'empereur les fit poursuivre, en même temps que le général
+Junot, chargé de longer la rive gauche, devait franchir le fleuve et les
+couper. Si ces dispositions avaient été exécutées, l'ennemi était perdu,
+et la campagne décidée. Mais Junot ne marcha point, la route resta
+libre, et les Russes se retirèrent après une action meurtrière qui coûta
+la vie au général Gudin.
+
+L'empereur fut fort mécontent de l'inaction du général Junot; mais le
+mal était fait.
+
+L'armée russe échappa encore à sa ruine, et se retira en continuant de
+combattre quand l'occasion favorable se présentait.
+
+Le but était de nouveau manqué; on se trouvait engagé, obligé de mener
+avec soi une immense quantité de consommateurs sur les traces désertes
+de l'armée russe, et, ce qu'il y a de plus étonnant, sans que
+l'administration eût rien fait avancer de tous les immenses
+approvisionnemens que l'empereur avait fait réunir sur les divers points
+de la Pologne. Cette faute sans excuse fut une des causes de la
+désorganisation à laquelle l'armée fut obligée de se livrer pour
+pourvoir à ses besoins.
+
+Il aurait véritablement fallu que l'empereur pensât, exécutât pour tout
+le monde. On ne l'aidait pas de la moindre idée; on se bornait à
+l'écouter et à lui obéir, sans lui faire observer rien de ce qu'il était
+bien permis à quelqu'un aussi occupé que lui d'oublier.
+
+Les affaires allaient d'une manière encore plus déplorable en Espagne.
+Je reprends le récit de ce qui se passait dans ce pays.
+
+Après la prise de Ciudad-Rodrigo et de Badajoz, les Anglais s'étaient
+pelotonnés dans le nord, y avaient formé de grands magasins et avaient
+tout disposé pour une offensive sérieuse. Il était important, pour que
+l'armée de Portugal restât isolée lorsque les opérations seraient
+commencées, que le duc de Wellington, qui supposait des dispositions
+amies entre les armées françaises, et qui était loin d'imaginer que les
+rivalités seules suffisaient pour produire cet effet, voulût préparer
+ses succès en détruisant les moyens de communication qui existaient
+entre le midi et le nord. En conséquence, il fit faire un coup de main
+sur Almaraz, qui réussit complètement.
+
+Les fortifications d'Almaraz avaient pour objet d'assurer le passage du
+Tage en conservant son pont. Badajoz avait été sauvé l'année précédente
+au moyen du mouvement de l'armée de Portugal et sa jonction avec celle
+du midi; l'armée de Portugal pouvait, à son tour, recevoir un puissant
+secours de celle du midi.
+
+Le 18 mars, la division du général Hill arriva inopinément devant le
+pont d'Almaraz. Elle évita celui de Miravets et se porta sans canon
+devant les ouvrages de campagne de la rive droite, qui couvraient le
+pont sur le Tage la nuit suivante. Les forts étaient construits avec
+soin et avaient un réduit; les ouvrages étaient fraisés et palissadés.
+Les troupes anglaises, munies d'échelles, tentèrent l'escalade sans
+hésiter et réussirent dans leur entreprise. Un bataillon étranger, qui
+formait la partie principale de cette garnison, prit lâchement la fuite;
+le commandant Aubert, quoique officier de courage, perdit la tête et ne
+sut remédier à rien. L'ennemi, après avoir démoli les forts de la rive
+droite et détruit le pont, se retira en Estramadure, et le général Foy,
+venu d'Oropesa avec sa division, ne put arriver à temps. Si les forts se
+fussent défendus 24 heures, l'entreprise des Anglais tournait à leur
+honte.
+
+Le duc de Wellington, tranquille sur les mouvemens de l'armée du midi de
+l'Espagne, passa l'Agueda le 13 juin et marcha sur Salamanque. L'armée
+française était dispersée pour pouvoir subsister, mais tout avait été
+préparé pour le rassemblement des troupes à l'instant où il serait
+nécessaire. Les forts de Salamanque, au nombre de trois, le fort
+Saint-Vincent, le fort Saint-Gaetano et celui du Collége-Royal,
+formaient un ensemble imposant et exigeaient quelque attention de la
+part de l'ennemi. Ils furent abandonnés à leurs propres forces, et
+l'armée de Portugal effectua son rassemblement à quelques lieues en
+arrière. Pendant ce temps, l'ennemi prit position sur les hauteurs de
+San-Cristoval, bloqua d'abord et assiégea ensuite les forts.
+
+Les instructions de l'empereur avaient déterminé qu'en cas d'offensive
+de la part de l'armée anglaise sur l'armée de Portugal, deux divisions
+de l'armée du nord et presque toute son artillerie et sa cavalerie
+viendraient la joindre, tandis que celle du centre enverrait six mille
+hommes, et que, dans le cas où le général Hill passerait sur la rive
+droite du Tage, le cinquième corps le suivrait et viendrait se réunir à
+l'armée de Portugal. Le duc de Raguse se hâta de réclamer les secours
+promis; il envoya des ordres au général Bonnet, qui commandait la
+huitième division, et qui était dans le royaume de Léon, d'arriver en
+toute hâte, et, après avoir rassemblé environ vingt-cinq mille hommes,
+il se porta en avant, et vint prendre position à une portée de canon de
+l'armée anglaise. Ce mouvement offensif fit suspendre le siége; mais
+l'attaque ayant été ajournée jusqu'à la réunion des forces, le siége fut
+repris. Des attaques vives furent repoussées et coûtèrent à l'ennemi des
+pertes égales au triple des forces de la garnison. Mais un accident
+survint, un incendie détruisit les moyens de défense, et les forts se
+rendirent. L'armée, n'ayant plus d'objet à remplir avant d'avoir réuni
+les moyens de livrer bataille, se retira sur le Duero et marcha ainsi
+au-devant de ses renforts. Cette retraite se fit en présence de l'ennemi
+sans être inquiétée, et l'armée anglaise suivit l'armée française.
+
+Arrivé dans cette position, le duc de Raguse appela de nouveau à lui
+tous les contingens qui devaient le joindre: le général Cafarelli lui
+annonça, le 14 juin, qu'il se mettait en marche avec huit mille hommes
+d'infanterie, dix-huit cents chevaux et vingt-deux pièces de canon. De
+nouvelles lettres annoncèrent que des mouvemens de guérillas
+suspendaient cet envoi: plus tard que l'apparition de bâtimens anglais
+sur les côtes le retenait définitivement, et qu'enfin, à l'exception du
+premier de hussards, aucun renfort ne serait envoyé. Le duc de Raguse
+avait cependant promis au général Cafarelli de lui prêter autant de
+troupes qu'il voudrait pour rétablir l'ordre sur son territoire aussitôt
+que les Anglais auraient été battus ou éloignés; mais le général ne tint
+compte de ces promesses.
+
+Le roi d'Espagne fit écrire par le maréchal Jourdan au duc de
+Raguse[20], qu'aucun secours ne lui serait envoyé de l'armée du centre;
+il l'engageait à agir offensivement et sans retard contre l'armée
+anglaise. Cette lettre fut écrite le 30 juin, et arriva dans les
+premiers jours de juillet.
+
+Que pouvait faire le duc de Raguse dans cet état de choses? Tous les
+secours lui manquaient à la fois, et l'avenir pouvait rendre sa position
+plus difficile. En effet, si le général Hill eût passé le Tage, l'armée
+anglaise aurait été renforcée de 12 à 15,000 hommes, et le 5e corps
+(s'il eût été envoyé, ce qui était très-douteux) aurait dû faire sa
+marche par la Manche, pour exécuter le passage du Tage, et serait arrivé
+beaucoup plus tard que le général Hill, qui aurait passé à Alcantara,
+dont le pont avait été rétabli. Il y aurait eu 12 à 15,000 hommes de
+différence dans l'effectif des corps ennemis et des corps français. D'un
+autre côté, l'armée de Galice bloquait Astorga, et cette place n'avait
+de vivres que jusqu'au 1er août. Il était impossible de penser à la
+délivrer, de faire un détachement dans ce but, avant d'avoir battu ou
+rejeté l'armée anglaise en Portugal. L'offensive fut donc résolue par le
+duc de Raguse, et le moment n'en fut ajourné que jusqu'à l'arrivée de la
+8e division qui s'avançait de la frontière des Asturies.
+
+Le moment étant venu, des mouvemens s'opérèrent sur le Duero pour
+tromper l'ennemi. Le duc de Raguse avait choisi le pont de Tordésillas
+pour son passage. Indépendamment des localités qui sont favorables, ce
+point se trouvait sur la ligne la plus courte de Valladolid à
+Salamanque; ainsi l'armée, en prenant l'offensive, ne pouvait risquer de
+perdre sa communication. Le passage réussit à merveille, l'ennemi trompé
+n'opposa à cette opération difficile aucun obstacle.
+
+Le 18 juillet, l'armée en marche rencontra deux divisions anglaises.
+Elles se retirèrent promptement en éprouvant quelques pertes dans la
+poursuite. On arriva sur les bords de la Guarina, où toute l'armée
+anglaise était rassemblée. Le passage de cette faible rivière, dont les
+bords sont marécageux, présentait de grandes difficultés. Il fallait que
+l'armée française fît une marche de flanc devant un ennemi supérieur en
+forces et tout formé. Les mouvemens furent si bien calculés et exécutés
+avec tant de précision, qu'elle s'opéra avec un succès complet. Les deux
+armées marchèrent parallèlement, cherchant à se déborder et ayant des
+engagemens partiels qui semblaient préluder à la bataille. On arriva par
+suite de ces manoeuvres jusque sur les hauteurs de San-Cristoval, près
+Salamanque, que les Anglais occupèrent; l'armée française reprit la
+position qu'elle avait précédemment occupée sur les hauteurs
+d'Aldea-Rubia, dominant la Tormès.
+
+Le 21 juillet, toute l'armée passa la Tormès et prit position à
+Calvaraza de Ariba. L'armée anglaise fit un mouvement parallèle et vint
+se porter en face de l'armée française.
+
+Le 22 au matin, les positions respectives se dessinèrent avec plus de
+soin, et chaque armée occupa par son centre un des Arapilès, qui ne sont
+séparés que par un léger ravin et une distance de 150 toises.
+
+Le duc de Wellington disposa tout pour une bataille, et à onze heures il
+mit ses colonnes d'attaque en mouvement; puis mieux avisé, il s'arrêta,
+reconnut la forte position de l'armée française et renonça à l'attaquer.
+Dès-lors sa retraite fut résolue, et les choses furent établies pour
+l'exécuter. Renonçant à la bataille, le mouvement était indispensable,
+parce que le lendemain l'armée française, par suite du système qu'elle
+avait adopté, se serait trouvée sur sa communication. Le duc de Raguse
+n'attendait qu'une chose pour attaquer les Anglais, c'est que la plus
+grande partie de leurs forces se fût éloignée; mais tout à coup le
+général Maucune, brave soldat, qui n'avait jamais vu l'ennemi sans
+éprouver un bouillonnement de sang, fut entraîné, descendit de sa
+position, poursuivit l'armée anglaise sans ordres et sans être soutenu.
+Ce mouvement intempestif compromettait tout, mettait tout en question,
+et faisait perdre le fruit de la sagesse et des bonnes dispositions de
+plusieurs mois. Le duc de Raguse, après avoir envoyé l'ordre de se
+rétablir dans l'ancienne position, crut plus convenable de s'y rendre,
+et c'est au moment où il partait pour y aller qu'il reçut, d'un coup de
+canon, une grave blessure qui le mit hors de combat. Cet événement
+funeste laissa le commandement incertain, mit de l'anarchie et causa les
+malheurs de la journée. Toutefois, d'après les rapports officiels et
+authentiques, l'ennemi perdit plus de monde que l'armée française. Ce
+fut dans la retraite que l'ennemi fit prisonniers un assez grand nombre
+de soldats, que le manque de vivres avait forcés à s'éparpiller.
+
+Pendant que les divers événemens dont je viens de faire le récit avaient
+lieu, le Pape se rendait en France. L'empereur, au moment de son départ
+de Dresde, avait vu dans les rapports de la marine l'établissement d'une
+croisière anglaise devant Gênes, et m'avait écrit de ne plus différer le
+voyage du Pape: il me chargeait de faire venir le Saint-Père à
+Fontainebleau, me recommandait bien de ne rien négliger, tant de ce qui
+pourrait rendre le voyage commode, que de ce qui pourrait empêcher de
+l'ébruiter. Il m'envoya une lettre pour le prince Borghèse, qui
+gouvernait en Piémont, afin qu'il fît venir à Turin un évêque d'Italie,
+que le pape affectionnait particulièrement, et qu'il serait sans doute
+bien aise de voir à son passage. L'empereur m'avait renouvelé l'ordre de
+ne rien employer qui pût donner une idée qu'il n'avait pas. Il ne
+voulait, en aucune façon, violenter le chef de l'Église: il ne cherchait
+qu'à l'isoler d'une influence pernicieuse au repos de nos départemens.
+
+Les ordres de l'empereur furent exécutés. J'écrivis dans ce sens une
+instruction à Savone et y envoyai tout ce qu'il fallait pour assurer le
+succès de l'opération dont j'étais chargé. Le Pape ne fit aucune
+difficulté de se rendre à Fontainebleau. Il monta en voiture sans bruit,
+ne s'arrêta qu'à Turin pour voir l'évêque dont j'ai parlé, et continua
+sa route pour la France.
+
+En passant le Mont-Cenis, il tomba malade à effrayer tout ce qui
+l'accompagnait. L'officier de gendarmerie qui dirigeait son voyage m'en
+fit le rapport par un courrier. Il craignait pour sa vie, et ce brave
+homme, effrayé de sa responsabilité, se désolait d'avoir été chargé
+d'une semblable mission.
+
+La maladie du Pape n'était autre chose qu'une rétention d'urine, qui
+avait pris un caractère d'inflammation par suite de la rapidité de son
+voyage. Il resta deux ou trois jours au couvent du Mont-Cenis, pendant
+lesquels on lui prodigua tant de soins, qu'il se trouva en état de
+continuer son voyage; il arriva avec la rapidité d'un trait à
+Fontainebleau, où l'on avait fait préparer, pour le recevoir,
+l'appartement qu'il avait occupé dans le château, lorsqu'il était venu
+sacrer l'empereur.
+
+On y avait envoyé des gens de tous les services domestiques de la maison
+de l'empereur, ainsi que des voitures et des chevaux de ses écuries. Ce
+prince écrivit de l'armée, pour que les ministres ainsi que toutes les
+personnes de sa maison allassent visiter le Saint-Père, et chargea
+quelqu'un de lui rendre compte de la manière dont cet ordre serait
+exécuté. Je laisse là le Pape, je reviendrai à lui tout à l'heure.
+
+Les Anglais ne suivirent d'abord pas rapidement le succès qu'ils avaient
+obtenu à Salamanque; au lieu de se porter sur les débris de notre armée,
+qui n'aurait pas pu se rallier, ils allèrent à Madrid, où le général en
+chef voulait cueillir les lauriers de sa victoire.
+
+Le roi avait été obligé d'évacuer sa capitale; il s'était retiré sur le
+corps d'armée du maréchal Suchet, qui était dans le royaume de Valence.
+Il donna de là l'ordre impératif et réitéré au maréchal Soult d'évacuer
+l'Andalousie et d'amener son armée contre les Anglais.
+
+Lorsque le roi donna cet ordre, comme quand le maréchal Soult le reçut,
+le général anglais était à Madrid, en sorte que l'on ne regarda pas
+comme un parti prudent de faire repasser l'armée d'Andalousie par la
+Sierra-Morena. On pensait que les Anglais allaient s'établir dans la
+Manche. Le maréchal fit son mouvement par le royaume de Murcie, et
+rejoignit les troupes du maréchal Suchet, avec lesquelles il revint sur
+Madrid, où le roi rentra.
+
+Pendant que tout ce mouvement s'opérait, l'armée anglaise avait marché
+sur Burgos avec le projet d'enlever le château. Heureusement il était
+commandé par un brave homme, qui résista vaillamment aux attaques des
+Anglais et les obligea de lâcher prise.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+Fâcheux effet que produit sur l'opinion la perte de la bataille de
+Salamanque.--État de l'opinion.--Anxiété publique sur l'état des
+affaires dans le Nord.--Paix de Bucharest.--L'armée du Danube se porte
+sur nos derrières.--Bernadotte.--Réflexions sur la conduite de ce
+prince.
+
+
+La perte de la bataille des Arapilès diminua de beaucoup l'effet que
+devaient produire à Paris les bulletins de la grande armée. On se mit à
+les commenter, et les plus confians remarquaient eux-mêmes que les
+combats isolés dont ils rendaient compte n'étaient point des événemens
+décisifs. C'était des faits d'armes particuliers, glorieux pour les
+troupes et les généraux qui y avaient pris part; mais qui n'étaient pas
+de nature à trancher la question. On calculait ce qu'il restait encore
+de beaux jours à l'armée ainsi que le chemin qu'elle avait à parcourir;
+on était loin d'être rassuré en pesant les chances qu'elle avait à
+courir.
+
+Il y avait partout une avidité de nouvelles extrême et une sorte
+d'inquiétude qui portait naturellement à en chercher.
+
+On désirait une bataille décisive entre l'armée russe et la nôtre; on
+voyait bien que l'empereur manoeuvrait pour forcer l'ennemi à en venir
+aux mains; mais on ne regardait plus les rapports de tous ces combats
+particuliers que comme un dédommagement donné à l'opinion d'une nation,
+gâtée jusque-là par les victoires.
+
+On ne s'attendait plus qu'à apprendre la conclusion d'un armistice et la
+mise des troupes en quartiers d'hiver.
+
+L'on s'était arrêté pour faire reprendre haleine aux troupes; on
+remarquait que toutes avaient beaucoup marché, que la chaussure devait
+être en mauvais état, qu'aucun approvisionnement n'avait suivi. Les
+bulletins rapportaient que des quantités de farine arrivaient, que des
+approvisionnemens se formaient ailleurs; on en concluait qu'il n'y avait
+rien, qu'on ne donnait ces détails que pour rassurer l'opinion. On
+savait que l'armée éprouvait des besoins; il n'y avait qu'à la nombrer
+pour s'en faire une juste idée.
+
+On faisait d'autres réflexions qui n'étaient pas moins fâcheuses. On
+remarquait que jusqu'alors on n'avait encore pu réussir à engager
+l'armée russe, qu'elle avait échappé à Smolensk, qu'il n'y avait
+maintenant aucun calcul raisonnable à faire sur les résultats d'une
+marche en avant, car il n'y avait aucun moyen de mettre un terme à la
+retraite des Russes.
+
+On se nourrissait de ces idées; tout le monde soupirait après un
+armistice d'où l'habileté fait toujours sortir la paix.
+
+On se repaissait de l'idée que l'empereur pousserait quelque temps les
+Russes et reviendrait prendre des quartiers d'hiver derrière la Dwina et
+le long du Dniéper. Il aurait ainsi, disait-on, tout le mois de
+septembre pour retrancher une position en avant de Smolensk, entre ces
+deux rivières, et faire approcher les provisions qu'il avait rassemblées
+sur les derrières de l'armée.
+
+L'empereur fût venu à Wilna, d'où il eût remué la Pologne, et en eût
+tiré une armée pour la campagne suivante.
+
+On était si persuadé que les choses devaient se passer ainsi, que déjà
+l'on parlait du départ de l'impératrice pour Wilna, où l'on supposait
+que l'empereur la ferait venir.
+
+On prétendait aussi que ce prince avait donné ordre de faire reconnaître
+par les officiers du génie de l'armée une position militaire entre la
+Dwina et le Dniéper, susceptible d'être bien fortifiée et capable de
+contenir l'armée.
+
+Quand on vit que ce beau plan de campagne ne s'exécutait pas, que
+l'empereur, au lieu de faire halte au milieu de la belle saison,
+continuait son mouvement, l'anxiété redoubla, chacun s'épuisa en
+prévisions que l'expérience a malheureusement vérifiées. Sans doute
+l'entreprise était hardie, et je ne veux pas défendre ce que l'événement
+a condamné; mais pesons les considérations que l'on avait de ne pas
+craindre de se porter en avant, et celles qui ne permettaient pas de
+livrer une armée composée de tant d'élémens différens à un repos qui ne
+pouvait pas être de moins de six ou sept mois. Enfin, en ajoutant à ce
+tableau des réflexions sur la composition des entourages de l'empereur,
+du roi de Naples et du prince de Neuchâtel, on trouvera, je crois, plus
+que partout ailleurs la raison qui a porté à entreprendre de décider la
+campagne tout d'une haleine.
+
+Avant d'entrer en Russie, l'empereur avait envoyé le général Andréossi à
+Constantinople comme ambassadeur. On devine aisément que ses
+instructions étaient de porter les Turcs à entreprendre de reconquérir
+les provinces qu'ils avaient perdues. Malheureusement on l'envoya six
+mois trop tard, il n'avait pas la première notion des intrigues de cette
+cour, lorsqu'on lui demandait déjà de lui faire faire ce qui aurait
+exigé une grande influence, qui ne peut s'obtenir qu'à la faveur de
+longs antécédens. Le malheur voulut que l'empereur, ayant toujours
+espéré qu'il ne serait pas obligé de commencer la guerre aussi
+promptement, avait craint d'envoyer trop tôt à Constantinople un
+ambassadeur qui aurait effrayé les Russes.
+
+Il résulta de là que lorsque les Turcs le virent arriver, ils jugèrent
+ce qu'on allait leur demander; ils observèrent très bien que l'on
+n'avait pas mis autant d'empressement à leur envoyer cet ambassadeur,
+lorsque les Russes leur imposaient des conditions aussi dures que celles
+qu'ils n'avaient plus les moyens de rejeter. Ils se rappelèrent qu'à
+Tilsit on les avait abandonnés après qu'ils ne s'étaient mis en campagne
+que pour nous; ils nous rendirent la pareille. Ils profitèrent de
+l'embarras où nous avions jeté les Russes pour obtenir des conditions
+qui, quoique dures, auraient pu l'être davantage, si nous n'étions venus
+à propos pour attirer sur nous les efforts des Russes.
+
+Les Turcs, au lieu de se rendre à nos instances, écoutèrent donc les
+propositions des Russes, qui firent aussitôt partir leur armée pour
+venir à travers la Pologne se porter sur nos derrières, en remontant le
+Dniéper.
+
+C'est ici le cas de faire remarquer que l'empereur, tout en prenant ses
+mesures pour pousser vivement la guerre, avait cependant évité
+soigneusement ce qui pouvait lui donner l'air d'un agresseur; il voulait
+par là se réserver les moyens de négocier avec l'empereur Alexandre,
+qu'il voyait bien être rentré tout-à-fait sous l'influence dont on était
+parvenu à l'isoler à l'époque de Tilsit.
+
+À la même époque de l'ouverture de la campagne, l'empereur avait fait
+faire des démarches près de la Suède, pour l'engager à saisir cette
+occasion de recouvrer la Finlande. Certainement on était loin de
+s'attendre à ce qu'un maréchal de France présenté au trône sur les
+pavois des soldats français, et appelé à devenir l'arbitre d'un peuple
+dont l'intérêt politique, les souvenirs de gloire et d'injustice
+excitaient l'animosité contre les Russes; il était, dis-je, difficile de
+penser que la haine, malheureuse faiblesse du coeur humain, ferait
+sacrifier à Bernadotte l'intérêt bien entendu des Suédois, dans lequel
+il devait avoir placé sa gloire, pour assouvir sa vengeance personnelle
+sur les corps inanimés de ces mêmes soldats que moins de trois ans
+auparavant il appelait ses enfans et dont le sang avait fait sa fortune.
+
+Ce fut cependant lui qui entraîna la Suède dans le chemin qu'elle prit;
+son prédécesseur n'aurait pas fait pis. Lorsqu'il descendit du trône, il
+n'avait encore perdu que la Finlande, et Bernadotte, pour prix de son
+dévoûment, s'est vu enlever la Poméranie. À la vérité, il a eu un
+dédommagement. Quoi qu'il en soit, non seulement Bernadotte n'accueillit
+pas la proposition d'attaquer la Finlande, mais il se laissa persuader
+par des entourages qui le rendirent accessible à d'autres propositions,
+dont l'histoire ne lui fera pas grâce.
+
+Après la retraite de l'armée russe derrière la Dwina, l'empereur de
+Russie était revenu à Pétersbourg; il fit assurément quelque chose de
+très heureux pour ses affaires, en terminant avec les Turcs et en
+subjuguant Bernadotte.
+
+L'empereur Alexandre avait regardé comme si probable que les Suédois
+chercheraient à recouvrer la Finlande, et que Bernadotte saisirait cette
+occasion de se populariser en Suède, qu'il avait laissé deux divisions
+de troupes russes dans cette province, autant pour la défendre que pour
+couvrir Saint-Pétersbourg.
+
+Voyant que Bernadotte, non seulement ne répondait point aux instances de
+la France, mais qu'au contraire il manifestait de l'aigreur contre
+l'empereur Napoléon, il jugea qu'il ne compromettait rien en lui offrant
+son alliance. En conséquence, il lui envoya un de ses aides-de-camp pour
+lui proposer une entrevue.
+
+La vanité de Bernadotte ne résista pas à cette invitation. Sans vouloir
+reconnaître le motif qui faisait rechercher son alliance, il courut
+comme un insensé river des fers qu'il pouvait rompre l'épée à la main.
+Il aima mieux recevoir son investiture au trône de la puissance qui pèse
+sur la Suède depuis un siècle, que de se rendre digne du choix qui avait
+été fait de lui, en vengeant les longs outrages que la Russie a faits à
+la Suède. Était-ce pour les mettre à la disposition des Moscovites que
+les Suédois l'avaient appelé au trône? Ils n'avaient que faire de lui
+pour cela; ils n'avaient pas besoin de puiser dans les rangs de l'armée
+française pour achever leur sujétion: Gustave suffisait pour cela. Leur
+premier mouvement, lorsqu'ils eurent déposé ce prince, fut de se jeter
+dans les bras de la France. Celle-ci pouvait-elle supposer que, dans le
+moment où elle était en guerre avec les ennemis les plus à craindre pour
+un prince appelé à régner sur la Suède, celui-ci irait se mettre à la
+discrétion des Russes, pour empêcher les Français de briser les fers qui
+lui sont réservés?
+
+Il n'y a qu'un insensé qui puisse se conduire ainsi, ou bien un homme
+haineux, pour lequel la vengeance est le premier besoin de l'âme; et
+encore, vengeance de quoi, si ce n'est de tous les bienfaits de
+l'empereur et de l'indulgence dont il avait usé? Après les affaires de
+l'Ouest, de Paris, d'Iéna, d'Eylau et d'Anvers, il eût dû le faire
+passer par un conseil de guerre; au lieu de cela, il le combla de biens,
+il en a été noblement récompensé. Charmé de ce résultat inattendu,
+Alexandre fit embarquer, pendant que la saison le permettait encore, les
+deux divisions qu'il avait en Finlande pour venir en Courlande; tout
+cela réparait et au-delà les pertes que son armée avait éprouvées, et la
+mettait en état de moins redouter un grand événement.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+Influence de l'entourage de l'empereur.--Illusion de Murat.--On veut
+aller à Moscou, parce qu'on ne peut revenir à Paris.--Bruits qui
+circulent.--Bataille de la Moskowa.--Effet que produit sur l'opinion
+l'incendie de Moscou.
+
+
+La défection de Bernadotte, quelque fâcheuse qu'elle fût, occupait moins
+l'empereur que l'approche de la mauvaise saison et les obstacles qu'elle
+mettait à l'exécution de ses projets.
+
+Il cherchait d'autant plus vivement à combattre l'armée russe, qu'il
+était probable que, s'il pouvait la forcer à une action avant l'arrivée
+du corps que le traité d'Abo avait rendu disponible, il obtiendrait, en
+employant bien ses avantages, des succès tellement décisifs, que
+l'arrivée des troupes qui accouraient de la Finlande ne changerait
+presque rien à la suite des événemens dont il se serait trouvé le maître
+après une bataille gagnée; mais il fallait que tout fût fini avant la
+mauvaise saison, dont l'arrivée est une époque fixe à laquelle on devait
+subordonner tout ce que l'on pouvait entreprendre. Si l'empereur n'eût
+pas été dominé par les circonstances, qu'il eût pu mettre ses troupes en
+cantonnemens, il fût venu à Wilna et il eût commencé l'ébranlement de la
+Pologne.
+
+Il eût passé un hiver aussi laborieux que celui qu'il avait passé à
+Varsovie cinq ans auparavant, et aurait vraisemblablement doublé son
+armée par les levées qu'il eût faites, soit dans le grand-duché, soit
+dans les provinces d'où il venait d'expulser les Russes; mais d'une
+part, les événemens et la campagne ne le permettaient pas, de l'autre,
+les principaux membres de la noblesse de Lithuanie ne se souciaient pas
+d'avoir toute cette immense armée à nourrir pendant l'hiver; d'un autre
+côté, ils ne voyaient pas l'armée russe assez battue pour oser se
+compromettre, et décider le soulèvement de leur pays.
+
+Un autre inconvénient plus grand encore, était l'entourage de
+l'empereur; chacun de ceux qui le composaient avait l'âme ouverte à tous
+les genres d'ambition. Si la tête de l'armée avait encore été composée
+de l'espèce d'hommes qui l'avaient formée dans les premières guerres de
+la révolution, il est vraisemblable que les choses se fussent passées
+autrement.
+
+Mais depuis que le système du gouvernement avait consacré le retour des
+principes monarchiques, les anciennes familles nobles s'étaient
+rapprochées de lui; toute la belliqueuse jeunesse qui en faisait partie
+avait sollicité la faveur de suivre la carrière des armes. Elle était
+entrée en foule dans l'armée où elle occupa bientôt, sinon les premières
+places, du moins celles de confiance; il n'y avait plus un maréchal de
+France ni un général qui n'en eût parmi ses aides-de-camp et son
+état-major; la presque totalité des régimens de cavalerie de l'armée
+étaient commandés par des officiers appartenans à ces familles. Déjà ils
+commençaient à se faire remarquer dans l'infanterie. Toute cette jeune
+noblesse s'était franchement attachée à l'empereur, parce qu'elle se
+laissait facilement entraîner par la gloire. Elle aimait les dangers,
+courait aux batailles, mais n'avait pas moins d'ardeur pour les
+plaisirs, lorsqu'elle croyait avoir fait son devoir.
+
+La jeunesse qui entourait l'empereur, le roi de Naples, le prince de
+Neuchâtel, ainsi que celle qui composait le populeux grand état-major de
+l'armée, était de la même espèce, avait les mêmes qualités et les mêmes
+défauts. Elle présenta dans cette occasion une conformité d'opinion qui
+avait l'air d'être celle de l'armée. Tous ces jeunes gens, voyant qu'il
+ne fallait pas espérer de venir passer l'hiver à Paris, ne virent pas de
+milieu entre Paris et Moscou. Ils avaient passé sur la Pologne comme des
+papillons sur des fleurs; et y aurait-il eu dix armées pour les empêcher
+d'arriver où ils s'étaient mis en tête d'aller, qu'ils n'y auraient pas
+renoncé. Moscou leur parut un lieu de délices; ils étaient déjà tous
+amoureux de ce qu'ils espéraient y rencontrer, et leur imagination
+s'égarait au milieu de l'enivrement des plaisirs qu'ils se flattaient de
+trouver dans la capitale de l'empire russe.
+
+Le roi de Naples était particulièrement placé sous l'influence des
+jeunes officiers qui l'entouraient. Il était lui-même homme de plaisirs,
+et aimait à rencontrer des opinions favorables à ses désirs; il voulait
+aussi aller à Moscou.
+
+Son illusion était extrême en tout ce qui dépendait du militaire. Par
+exemple, il était persuadé qu'il n'y avait pas encore eu dans l'armée un
+général de cavalerie tel que lui. À la vérité, c'était un homme d'une
+brillante bravoure, qualité qui peut tenir lieu de beaucoup d'autres
+choses, dont on ne peut guère se passer, lorsque l'on est parvenu au
+plus haut degré d'élévation; il était bon et généreux, et aimé de tous
+ceux qui l'approchaient. Je dois être d'autant moins suspect dans ce
+récit, que je n'ai jamais eu le moindre dessein de me rapprocher de lui;
+que si j'admirais sa bouillante valeur, je me défiais de sa témérité,
+qui nous aurait été désastreuse, si l'empereur n'avait pas toujours eu
+une garde à carreau contre les folles entreprises d'un homme qui se
+trouvait si avant dans sa confiance.
+
+Ce prince avait, pour le malheur de la France, été rappelé à l'armée de
+Pologne; c'était (en sa qualité de général de la cavalerie) par lui que
+passaient les rapports et informations des troupes légères qui étaient
+sur les traces de l'armée russe. Ce n'était que par lui que l'empereur
+les recevait.
+
+Le roi de Naples peignait l'armée russe comme abattue au moral, épuisée
+au physique, et ne pouvant se retirer que lentement et difficilement. Il
+prétendait que, si on la suivait vivement pendant quelques jours, elle
+ne pourrait pas éviter une bataille, et la bataille était une chose
+nécessaire.
+
+L'empereur ne pouvait pas ne pas écouter les discours d'un homme qui
+s'entretenait tous les jours de la même manière, et qui était si connu
+pour ne pas se ménager sur le champ de bataille.
+
+Le prince de Neuchâtel n'avait pas une opinion contraire à celle du roi
+de Naples; d'ailleurs tout le monde préférait marcher sur Moscou plutôt
+que de revenir sur Wilna ou Witepsk, où l'on craignait de passer
+l'hiver.
+
+À côté de ces instances, l'empereur considérait que ce qu'il avait
+ordonné que l'on fît en Pologne était à peine ébauché, ou même ne
+l'était pas de tout. On dansait à Wilna, on était ruiné à Varsovie, et
+l'on rejetait ce retard de l'exécution des dispositions qu'il avait
+prescrites sur le peu du confiance que montrait la nation polonaise,
+tant qu'il n'y aurait pas entre les deux armées une bataille qui fixât
+les destinées de la Pologne.
+
+Il fut donc résolu que l'on marcherait à l'armée russe pour la
+combattre; les mêmes motifs qui avaient fait appeler le corps
+diplomatique à Varsovie en 1806, le firent appeler à Wilna en 1812.
+L'impératrice elle-même, soit qu'elle connût ces dispositions ou qu'elle
+désirât faire ce voyage, en laissait parler autour d'elle. L'empereur
+mit l'armée en mouvement, moins avec le projet d'aller à Moscou, qu'avec
+celui de livrer très prochainement bataille à l'armée russe avant que
+l'arrivée de leurs divisions de Finlande et de leur armée de Moldavie ne
+l'obligeât à une autre combinaison. On était dans de vives inquiétudes à
+Paris; quelque confiance que l'on était accoutumé à avoir dans l'armée,
+on ne supportait pas l'idée de la voir se porter aussi loin.
+
+On se plaignait tout haut de l'absence totale de notre influence dans
+les cabinets étrangers; elle était au point de n'avoir pas su où poser
+le levier pour ébranler la Suède et particulièrement Bernadotte. On
+disait: «Que n'a-t-on cherché un plénipotentiaire dans nos boudoirs? La
+négociation eût été sûre.»
+
+On espérait cependant encore, mais on n'aurait pas été étonné
+d'apprendre la nouvelle d'un malheureux événement. Lorsqu'on reçut le
+bulletin de la célèbre bataille de la Moskowa, qui fut livrée le 7
+septembre 1812, à peu près à vingt-cinq lieues de Moscou, il aurait fait
+un double plaisir, si l'événement dont il rendait compte ne s'était pas
+passé aussi loin; il fallait qu'on y eût autant d'intérêt pour qu'on eût
+l'air de s'en occuper.
+
+L'artillerie des Invalides tira cent coups de canon; on chanta des _Te
+Deum_ dans toutes les églises, la satisfaction était universelle, mais
+elle n'avait pas fait disparaître l'inquiétude dont tout le monde était
+atteint.
+
+Tout était fort tranquille en France et en Italie, on n'entendait pas
+parler de la moindre agitation, particulièrement en France, où il
+semblait qu'on avait fait voeu d'être sage pendant tout le courant de
+cette année. L'empereur était dans l'habitude d'écrire tous les jours à
+Paris, et tous les jours on lui expédiait une estafette qui lui portait
+les rapports et la correspondance de chaque ministre.
+
+Peu de jours après avoir reçu le bulletin de la bataille de la Moskowa,
+on apprit l'entrée de l'armée à Moscou. On revenait un peu à
+l'espérance, parce que l'on supposait que l'armée trouverait dans cette
+ville de quoi pourvoir à tous ses besoins, et surtout parce que l'on
+croyait que l'armée ennemie avait fait sa retraite par Twer pour couvrir
+Saint-Pétersbourg; puisque l'on apprenait que le roi de Naples, à la
+tête de toute la cavalerie, avait pris le chemin qui conduit à cette
+ville en sortant de Moscou.
+
+L'illusion ne fut pas de longue durée, et fit place à une vive
+inquiétude. On ne tarda pas à apprendre l'incendie général de cette
+immense ville, ainsi que la marche de l'armée russe, qui avait dérobé
+son mouvement à la nôtre après la bataille, en faisant retirer un faible
+corps sur Moscou, pendant qu'elle-même prenait la route de Kalouga,
+Toula et Zaraisk. Elle se réunit dans ces positions; ainsi placée sur
+notre flanc droit elle se trouvait beaucoup plus près de Smolensk que
+nous; ce qui rendait la position de Moscou intenable, surtout depuis
+l'incendie qui avait dévoré toutes les ressources sur lesquelles on
+avait compté. Ce contre-temps arriva fort mal à propos; on touchait au
+mois d'octobre, la mauvaise saison approchait; la population avait fui,
+tout nous présageait malheur. D'un autre côté Moscou était en cendres,
+l'armée russe accablée se réparait avec peine derrière la Nara. Il était
+naturel de penser qu'étourdi de ces désastres, Alexandre accepterait la
+paix. Tout ce qui parvenait de l'intérieur de l'empire portait à le
+croire. La terreur était à Pétersbourg. On s'attendait à voir les
+Français s'avancer sur cette capitale; on tremblait que Kutusoff,
+paralysé ou détruit, ne pût empêcher ce mouvement. Des apprêts
+d'évacuation étaient faits; tout indiquait l'anxiété profonde de la
+nation et du gouvernement. Un tel état de choses ne permettait pas de se
+méprendre sur ce qu'il y avait à faire. Une marche rétrograde eût relevé
+les espérances, doublé les forces de l'ennemi; il fallait faire bonne
+figure à mauvais jeu, donner un peu à la fortune et profiter de l'effroi
+qu'on avait répandu pour négocier. C'est à ce parti que s'arrêta
+l'empereur; et, sans doute, il eût eu le succès qu'on devait en
+attendre, si dans ce pays le souverain, avec sa toute-puissance, n'était
+souvent le plus dépendant des hommes. Mais les murmures de la haute
+noblesse, les menaces des commissaires anglais qui ne craignaient pas de
+réveiller le souvenir d'une catastrophe récente, ne lui permirent pas de
+consulter les intérêts de ses États. Il fut obligé de repousser des
+ouvertures dont la situation du moment ne lui permettait pas de
+méconnaître les avantages. Ses généraux reçurent ordre de pousser la
+guerre, de réunir tous les moyens dont ils pouvaient disposer; mais
+aussi prodigues de protestations généreuses qu'insensibles aux ravages
+qui désolaient leur pays, ils s'épuisaient en protestations pacifiques,
+ne parlaient que des maux de la guerre et de l'impatience qu'ils avaient
+de les voir finir. Ces propos répétés aux avant-postes comme au quartier
+général de Kutusoff, produisirent leur effet: Murat et Lauriston, dupes
+de l'astuce, transmirent leurs espérances à l'empereur. La situation des
+choses les rendait plausibles; il y crut, prolongea son séjour dans
+l'attente d'une négociation, qui ne s'ouvrit point. Ces retards, une
+surprise exécutée à la faveur de l'armistice l'éclairèrent enfin sur les
+projets, la bonne foi des Russes, et la retraite commença. On était loin
+de prévoir les malheurs qui devaient la suivre. Néanmoins on commençait
+déjà à travailler l'opinion. Les prêtres supportaient avec peine la
+captivité de leur chef et ne cessaient, quoique sourdement, de miner
+l'affection que le peuple des campagnes portait à l'empereur. Cependant
+dans cette discussion fâcheuse il n'avait cherché que les intérêts de
+l'Église, provoqué aucune mesure qui n'eût été concertée avec les
+prélats. Les pièces qui suivent feront juger de sa circonspection dans
+des matières aussi délicates.
+
+
+
+
+
+AFFAIRES DU CONCILE
+
+
+
+
+DEMANDES ADRESSÉES À LA PREMIÈRE COMMISSION, AVEC SES RÉPONSES.
+
+
+
+
+PREMIÈRE SÉRIE.
+
+QUESTIONS QUI INTÉRESSENT TOUTE LA CHRÉTIENTÉ.
+
+
+Le gouvernement de l'église est-il arbitraire? Le Pape peut-il, par des
+motifs d'affaires temporelles, refuser son intervention dans des
+affaires spirituelles?
+
+Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est
+resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église
+y sont examinées et traitées par un petit nombre de prélats et de
+théologiens pris dans de petites localités des environs, et qui ne sont
+pas à portée de bien voir les grands intérêts de l'église universelle,
+ni d'en bien juger.
+
+Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile?
+
+Ne faudrait-il pas que le consistoire, ou le conseil particulier du
+Pape, fût composé de prélats de toutes les nations, pour éclairer Sa
+Sainteté?
+
+En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y a pas de nécessité de faire
+des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas
+sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des
+ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de
+Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des
+cardinaux, soit pour toute autre prérogative?
+
+
+
+
+DEUXIÈME SÉRIE.
+
+QUESTIONS PARTICULIÈRES À LA FRANCE.
+
+
+Sa Majesté l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au
+concordat?
+
+L'état du clergé de France est-il en général amélioré ou empiré, depuis
+que le concordat est en vigueur?
+
+Si le gouvernement français n'a pas violé le concordat, le Pape peut-il
+arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques nommés,
+et perdre la religion en France, comme il l'a perdue en Allemagne, qui,
+depuis dix ans, est sans évêques?
+
+Le gouvernement français n'ayant pas violé le concordat, si, de son
+côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de
+regarder ce concordat comme abrogé: mais, dans ce cas, que convient-il
+de faire pour le bien de la religion? Sa Majesté adresse cette demande à
+des prélats distingués par leur savoir dans les matières
+ecclésiastiques, comme par leur attachement à sa personne.
+
+
+
+
+TROISIÈME SÉRIE.
+
+QUESTIONS SUR LA POSITION ACTUELLE.
+
+
+La bulle d'excommunication ci-jointe a été affichée; elle a été imprimée
+et répandue clandestinement dans toute l'Europe. Quel parti prendre pour
+que, dans des temps de trouble et de calamité, les Papes ne se portent
+pas à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité chrétienne qu'à
+l'indépendance et à l'honneur du trône?
+
+
+
+
+RÉPONSES DU CONSEIL ECCLÉSIASTIQUE. AUX QUESTIONS PROPOSÉES PAR SA
+MAJESTÉ.
+
+
+
+
+
+PREMIÈRE SÉRIE.
+
+QUESTIONS QUI INTÉRESSENT TOUTE LA CHRÉTIENTÉ.
+
+
+PREMIÈRE QUESTION.
+
+«Le gouvernement de l'église est-il arbitraire?»
+
+RÉPONSE.
+
+Pour répondre à cette question, nous croyons devoir présenter ici le
+tableau du gouvernement de l'église. L'Écriture sainte, la tradition et
+l'histoire de l'église seront les sources dans lesquelles nous puiserons
+tout ce que nous avons à dire sur cet objet important, et il en
+résultera clairement que ce gouvernement exclut toute idée d'arbitraire.
+
+J. C., voulant former son église, choisit parmi ses disciples douze
+apôtres, et, parmi ceux-ci, il en choisit un à qui il donna le nom de
+Pierre, comme pour préparer, dit Bossuet, l'ouvrage qu'il méditait
+d'élever sur cette pierre, et lui donna, non seulement une primauté
+d'honneur, mais encore une primauté d'autorité et de juridiction dans
+toute l'église. Cette prérogative accordée au chef des apôtres n'expira
+point avec lui; elle doit durer autant que l'église elle-même, elle
+passera pure et intacte à tous ses successeurs dans le siége où il s'est
+fixé.
+
+Cependant les apôtres ne demeurèrent point étrangers aux pouvoirs que J.
+C. conféra à leur chef; il leur donna aussi immédiatement l'autorité de
+gouverner son église, mais avec subordination à la chaire de Pierre, qui
+toujours doit en être le centre commun. De là ces expressions si
+familières dans les SS. PP. parlant de la chaire romaine qu'ils
+appellent _la source de l'unité, l'église-mère qui tient en sa main la
+conduite de toutes les autres églises, le chef de l'épiscopat d'où part
+le rayon du gouvernement_.
+
+Mais, quelque éminent que soit au-dessus des autres le premier siége de
+la catholicité, son autorité n'est point arbitraire; elle est réglée,
+dans son exercice, par les canons, c'est-à-dire par les lois communes de
+toute l'église.
+
+«Vous avez la plénitude de la puissance, écrivait saint Bernard au pape
+Eugène III; mais vous ne devez en user que selon les lois communes, que
+le saint siége a faites siennes en les confirmant. Tel a été le
+sentiment de tous les Papes, dès l'origine du christianisme.»
+
+«Qui doit observer plus exactement les décrets d'un concile universel
+que l'évêque du premier siége?» écrivait le pape Gelaze aux évêques de
+Dardanie. «Nous sommes, disait le Pape saint Martin à Jean, évêque de
+Philadelphie, les défenseurs et les dépositaires et non les
+transgresseurs des saints canons.» «C'est en les observant et les
+faisant observer aux autres, ajoute Bossuet, que l'église de Rome
+s'élève éminemment sur toutes les églises.»
+
+Il convenait sans doute à la sagesse du divin législateur, en fondant la
+société spirituelle de l'église, d'investir ceux qui la gouvernent de
+tout ce qui est nécessaire pour la maintenir et la perpétuer. Le pouvoir
+que J. C. a donné à saint Pierre principalement, et aux apôtres, a passé
+à leurs successeurs, et par une tradition continue, il durera jusqu'à la
+fin des siècles. C'est à eux qu'il appartient de statuer sur la
+doctrine, et de régler ce qui concerne le régime intérieur de l'église:
+mais en cela leur autorité est circonscrite dans des bornes qu'elle ne
+doit point franchir. En matière de foi, l'Écriture sainte, la tradition
+et les conciles sont la règle dont ils ne peuvent s'écarter; dans ce qui
+a rapport au régime intérieur, la discipline générale, approuvée et
+reçue dans l'église, fait loi pour eux tant qu'elle n'est point abrogée.
+
+Les décisions de l'église les plus solennelles se font dans les conciles
+oecuméniques, où sont convoqués tous les évêques de la catholicité,
+représentant l'église universelle; ils en ont l'infaillibilité, et,
+d'après les principes catholiques, leurs décrets sur la foi et les moeurs
+sont reçus comme dictés par le Saint-Esprit. J.C. lui-même a promis que
+l'_erreur ne prévaudrait jamais contre son église_. Quant aux décisions
+des autres conciles, en matière de doctrine et de discipline générale,
+elles ne font pas loi dans l'église universelle, à moins qu'elle ne les
+ait adoptées.
+
+Toutefois il est reçu que les usages dont sont en possession les églises
+particulières, et qui prennent leur source dans l'ancienne discipline,
+font loi pour ces églises: ils forment, en quelque sorte, leur droit
+commun, et ils doivent être respectés sous le régime de l'église qui ne
+respire que charité et condescendance: Saint-Grégoire, parlant de
+l'église d'Afrique, dit que les usages qui ne nuisent point à la foi
+catholique doivent demeurer intacts. C'est là cette vraie liberté dont
+parle le concile d'Éphèse, et qu'il défend expressément de troubler.
+«Nous faisons consister notre liberté, dit Bossuet, parlant de l'église
+gallicane, à marcher, autant qu'il se peut, dans le _droit commun_, qui
+est le principe, ou plutôt le fondement de tout le bon ordre de
+l'église, sous la puissance canonique des ordinaires, selon les conciles
+généraux et les institutions des SS. PP.»
+
+Telle est la nature et la forme du gouvernement de l'église. J. C.
+lui-même en a posé les bases: il le destinait à être perpétué jusqu'à la
+fin du monde, à traverser les siècles, au milieu des orages comme dans
+le calme, et dès-lors il entrait dans son plan de lui donner une forme
+fixe et immuable, indépendante des temps et des circonstances, et par là
+d'écarter tout arbitraire, car ce qui est versatile au gré des passions
+et des intérêts ne peut être de durée. Aussi voyons-nous l'église,
+pendant les persécutions des trois premiers siècles, parfaitement
+établie, parfaitement gouvernée. Rien ne prouve mieux combien tout est
+prévu, tout est bien coordonné. Depuis ce temps-là, Dieu a disposé en sa
+faveur le coeur des empereurs et des rois: leur protection lui est utile,
+elle lui est précieuse pour donner une force plus pressante à ses
+canons, un soutien plus sensible à sa discipline; son gouvernement
+s'exerce avec plus de tranquillité, mais il n'en reste pas moins
+toujours le même, c'est-à-dire toujours éloigné des voies arbitraires,
+comme il est toujours au-dessus des vicissitudes humaines.
+
+SECONDE QUESTION.
+
+«Le Pape peut-il, par des motifs d'affaires temporelles, refuser son
+intervention dans les affaires spirituelles?»
+
+RÉPONSE.
+
+La primauté d'honneur et de juridiction dont le Pape jouit de droit
+divin, est toute à l'avantage spirituel de l'église. Loin de vouloir
+affaiblir une autorité si essentielle à la constitution de l'église,
+nous croyons ici lui rendre hommage, en répondant à la question qui se
+présente, que si les affaires temporelles n'ont par elles-mêmes aucun
+rapport nécessaire avec le spirituel, si elles n'empêchent pas le chef
+de l'église de remplir librement et avec indépendance les fonctions du
+ministère apostolique, nous pensons que le Pape ne peut pas, par le seul
+motif des affaires temporelles, refuser son intervention dans les
+affaires spirituelles. La distance qui les sépare est du temps à
+l'éternité.
+
+TROISIÈME ET QUATRIÈME QUESTION.
+
+«Il est hors de doute que, depuis un certain temps, la cour de Rome est
+resserrée dans un petit nombre de familles; que les affaires de l'église
+y sont examinées par un petit nombre de prélats et théologiens pris dans
+de petites localités des environs, et qui ne sont pas à portée de bien
+voir les grands intérêts de l'église universelle, ni d'en bien juger.
+
+«Dans cet état de choses, convient-il de réunir un concile? Ne
+faudrait-il pas que le consistoire, ou conseil particulier du Pape, fût
+composé de prélats de toutes les nations pour éclairer Sa Sainteté?»
+
+RÉPONSE.
+
+«Le gouvernement de l'église, dit Fleury, est fondé sur la charité et
+tempéré par l'humilité: c'est pourquoi, dès les premiers temps, l'évêque
+ne faisait rien sans l'avis des prêtres de son église.» Il convenait que
+le siége de saint Pierre fût le modèle des autres dans cette forme de
+gouvernement.
+
+Aussi voyons-nous que le clergé de Rome a formé, dans tous les temps, le
+conseil du Pape: là se discutaient non seulement les affaires
+particulières à cette église, mais encore celles de toute la
+catholicité. Les lettres qu'écrivait le clergé de Rome, le siége vacant,
+à saint Cyprien et à son clergé, et celles de saint Cyprien au clergé de
+Rome, écrites dans la même circonstance, prouvent de quelle haute
+considération celui-ci jouissait dans l'église. Ce conseil n'a subi
+aucune modification essentielle, et l'église romaine conserve encore
+aujourd'hui tous ses anciens usages, vénérables monumens de l'ancienne
+discipline.
+
+Il est connu aujourd'hui sous le nom de _sacré collége_: il a été
+spécialement l'objet des discussions du concile de Bâle; il fut décrété
+(§23) «que les cardinaux seraient pris de tous les États, avec ces
+clauses, entre autres, que le nombre n'en excéderait pas vingt-quatre,
+et qu'il n'y en aurait jamais plus d'un tiers du même royaume, ni plus
+du même diocèse.» Différens obstacles s'opposèrent à l'exécution de ce
+décret. La même question fut présentée depuis au concile de Trente: les
+orateurs du roi de France y renouvelèrent les propositions que le
+concile de Bâle avait adoptées. Le concile se borna à décider (§54) que
+_le Pape prendrait des cardinaux de toutes les nations, autant que cela
+pourrait se faire commodément, et selon qu'il les en trouverait dignes_.
+Il ne crut pas pouvoir aller plus loin: la raison qu'en donna M. de
+Pibrac, ambassadeur du roi au concile, dans sa lettre à Sa Majesté, est
+remarquable: «Les pères du concile, dit-il, ont pensé qu'on ne pouvait
+pas prescrire au Pape ce qu'il devait faire dans le choix des
+cardinaux.» (_Mémoire sur le concile de Trente_.)
+
+Cet exposé nous fournit les réponses que nous pensons devoir faire aux
+deux questions ci-dessus. Et d'abord, nous ne croyons pas que la réunion
+d'un concile soit nécessaire, vu que le concile de Trente, le dernier de
+nos conciles généraux, s'est expressément occupé de l'objet en question.
+Au surplus, s'il s'agit ici d'un concile général, il ne pourrait se
+tenir sans le chef de l'église, autrement il ne représenterait pas
+l'église universelle. Fleury le dit expressément: «L'autorité du Pape a
+toujours été nécessaire pour les conciles généraux.» (_Quatrième
+Discours sur l'histoire ecclésiastique_.) S'il s'agit d'un concile
+national, son autorité serait insuffisante pour régler un objet qui
+intéresse la catholicité entière.
+
+Quant à la question, s'il ne faudrait pas que le consistoire, ou conseil
+particulier du Pape, fût composé de toutes les nations, nous croyons
+devoir ici nous borner à exprimer nos voeux pour l'exécution de la
+mesure, si modérée d'ailleurs, présentée à cet égard par le concile de
+Trente, et dans laquelle se renferme la demande faite par Sa Majesté.
+
+CINQUIÈME QUESTION.
+
+«En supposant qu'il soit reconnu qu'il n'y ait pas de nécessité de faire
+des changemens dans l'organisation actuelle, l'empereur ne réunit-il pas
+sur sa tête les droits qui étaient sur celles des rois de France, des
+ducs de Brabant et autres souverains des Pays-Bas, des rois de
+Sardaigne, des ducs de Toscane, etc., soit pour la nomination des
+cardinaux, soit pour toute autre prérogative?»
+
+RÉPONSE.
+
+La prérogative dont jouissent les souverains catholiques de présenter
+des nominations de cardinaux, et les autres de ce genre, sont des
+témoignages de la reconnaissance de l'église pour la protection qui lui
+est accordée par les souverains. Ces prérogatives ont été consacrées par
+le temps, et elles ont passé avec les autres titres aux princes qui
+succédaient. D'après ces considérations, nous pensons que Sa Majesté est
+fondée à réclamer les prérogatives semblables qui se trouvaient
+attachées aux souverainetés des pays réunis, au moment où ils ont été
+incorporés à l'empire français.
+
+
+
+
+DEUXIÈME SÉRIE.
+
+QUESTIONS PARTICULIÈRES À LA FRANCE.
+
+
+PREMIÈRE QUESTION.
+
+«S. M. l'empereur ou ses ministres ont-ils porté atteinte au concordat?»
+
+RÉPONSE.
+
+Le concordat a toujours été observé par S. M. l'empereur et par ses
+ministres, et nous ne croyons pas que le Pape puisse se plaindre
+d'aucune contravention essentielle. Il est vrai que, pendant son séjour
+à Paris, le Pape remit à Sa Majesté des représentations sur un certain
+nombre des articles organiques ajoutés aux dispositions du concordat, et
+qu'il jugeait contraires au libre et entier exercice de la religion
+catholique; mais plusieurs des articles dont se plaignait S. S. ne sont
+que des applications ou des conséquences des maximes ou des usages reçus
+dans l'église gallicane, dont ni l'empereur ni le clergé de France ne
+peuvent se départir.
+
+Quelques autres, à la vérité, renferment des dispositions qui seraient
+très préjudiciables à l'église, s'ils étaient exécutés à la rigueur. On
+a tout lieu de croire qu'ils ont été ajoutés au concordat comme des
+réglemens de circonstances, comme des ménagemens jugée nécessaires pour
+aplanir la voie au rétablissement du culte catholique, et nous espérons
+de la justice et de la religion de S. M. qu'elle daignera les révoquer
+ou les modifier, de manière à dissiper les inquiétudes qu'ils ont fait
+naître.
+
+C'est dans cette confiance que nous nous permettons de mettre sous les
+yeux de Sa Majesté les art. 1, 26 et 36 qui ont excité les plus fortes
+et les plus justes réclamations.
+
+ART. Ier. «Aucune bulle, bref, rescrit, mandat, provision, signature
+servant de provision, ni autres expéditions de la cour de Rome, même ne
+concernant que les particuliers, ne pourront être reçus, publiés,
+imprimés ni aucunement mis à exécution sans l'autorisation du
+gouvernement.»
+
+On aurait désiré que l'exception pour les brefs de la pénitencerie eût
+été prononcée. Cette exception, à la vérité, est de droit; mais en vertu
+de cet art. Ier, elle pourrait être contestée. Les parlemens ne
+manquaient jamais de faire cette exception formelle, lorsqu'ils avaient
+à statuer sur les actes émanés de la cour de Rome.
+
+ART. XXVI. «Les évêques ne pourront ordonner aucun ecclésiastique, s'il
+ne justifie d'une propriété produisant au moins un revenu annuel de 300
+francs, et s'il n'a atteint l'âge de vingt-cinq ans, etc.»
+
+Les deux dispositions que renferme cet article sont très préjudiciables
+à la religion dans les circonstances actuelles, et tendent à lui enlever
+la plus grande partie des ministres indispensablement nécessaires à son
+culte et aux besoins des peuples.
+
+1° L'église de France n'offrant plus aux familles les espérances de
+fortune et d'avancement que présentait l'ancien clergé, la plupart des
+jeunes gens qui se consacrent au saint ministère appartiennent à la
+classe malaisée. Parmi les pères de famille en état d'assurer à leurs
+enfans un revenu annuel de 300 francs, ce qui suppose une propriété
+foncière de 10,000 francs au moins, il en est peu qui voulussent leur
+permettre d'embrasser un état qui impose des sacrifices et des devoirs
+pénibles, sans les compenser par aucun avantage temporel. La ressource
+que fournissait, avant la révolution, une multitude de titres de
+bénéfices très-modiques, admis par l'église au défaut de titre
+patrimonial, n'existe plus. Si jusqu'à présent Sa Majesté n'avait pas
+daigné déférer à nos demandes en faveur des jeunes clercs qui ne
+pouvaient constituer le titre prescrit par cet art. XXVI, la religion
+manquerait de ministres. Puisque cette loi exige des dispenses
+continuelles, ne conviendrait-il pas de la rapporter?
+
+2° Il résulte deux inconvéniens très graves de la disposition qui ne
+permet pas aux évêques d'ordonner aucun ecclésiastique avant l'âge de
+vingt-cinq ans. Le premier, c'est qu'il augmente considérablement la
+durée et les frais de l'éducation ecclésiastique. Le cours d'études
+nécessaire pour se préparer à la réception des ordres sacrés est, pour
+l'ordinaire, terminé avant cet âge, et l'intervalle qui s'écoule
+jusque-là expose les élèves, ou à perdre le goût et l'esprit de leur
+état, s'ils le passent dans le monde, ou à un surcroît de dépenses,
+s'ils le passent dans les séminaires. Le second inconvénient qui résulte
+de cet art. XXVI, c'est que les évêques, pressés par les besoins de
+leurs diocèses, se voient obligés de précipiter les ordinations sans
+pouvoir observer les intervalles ou interstices sagement prescrits par
+les canons entre les ordres du sous-diaconat et de la prêtrise. S. M.
+remédierait à ce double inconvénient, si elle permettait aux évêques de
+conférer les ordres à ceux qui ont atteint l'âge de vingt-deux ans,
+conformément à l'ancienne discipline. Il est de l'intérêt comme du
+devoir des évêques de n'admettre au sous-diaconat que ceux dont la
+vocation et la vertu leur paraissent éprouvées.
+
+ART. XXXVI. «Les vicaires-généraux des diocèses vacans continueront
+leurs fonctions, même après la mort de l'évêque, jusqu'à remplacement.»
+
+Selon les principes du droit canonique, les vicaires-généraux tiennent
+leurs pouvoirs de l'évêque; ils ne font avec lui qu'une seule et même
+personne: _una eademque persona_. Le droit de le représenter et les
+pouvoirs que ce droit établit expirent avec lui, bien entendu pourtant
+que, si l'évêque meurt hors de sa ville ou de son diocèse, les
+vicaires-généraux administrent validement et légitimement jusqu'au
+moment où la mort de l'évêque est connue du chapitre de l'église
+cathédrale. Dès ce moment, le chapitre se trouve, de plein droit,
+investi de la juridiction épiscopale, et c'est à lui seul qu'il
+appartient de nommer des vicaires-généraux qui gouvernent pendant la
+vacance du siége. Ce principe est incontestable, et sans doute on n'a
+paru le méconnaître que parce qu'au moment où les lois organiques furent
+publiées, il n'y avait point encore de chapitres institués dans les
+églises cathédrales. Depuis leur institution, on leur a laissé le droit
+d'administrer les diocèses vacans par les vicaires-généraux qu'ils
+avaient nommés, en sorte que, dans le fait, cet art. XXXVI est en
+contradiction, non seulement avec le droit canonique, mais encore avec
+ce qui s'observe aujourd'hui.
+
+Ces observations, que nous soumettons à la sagesse de Sa Majesté, ne
+nous empêchent pas de reconnaître et de déclarer, en réponse à la
+première question de cette seconde série, qu'il n'a été porté aucune
+atteinte essentielle au concordat, soit par S. M. l'empereur, soit par
+ses ministres.
+
+DEUXIÈME QUESTION.
+
+«L'état du clergé de France est-il, en général, amélioré ou empiré
+depuis que le concordat est en vigueur?»
+
+RÉPONSE.
+
+Quand Sa Majesté se serait bornée à l'exécution rigoureuse du concordat,
+cette transaction mémorable, à laquelle nous devons la liberté et la
+publicité du culte _de la religion catholique, apostolique et romaine,
+qui est la religion de la grande majorité des citoyens français_, serait
+le plus grand bienfait que l'empereur eût pu accorder au clergé et aux
+peuples de son empire.
+
+Mais Sa Majesté ne s'en est pas tenue aux obligations qu'elle s'était
+imposées par le concordat. Chaque année de son règne a été marquée par
+des concessions importantes, qui n'étaient point des conséquences
+nécessaires des engagemens qu'elle avait pris avec le souverain pontife,
+et qui n'ont pu être suggérées à Sa Majesté que par son respect pour la
+religion catholique et son amour pour ses peuples.
+
+Il serait trop long de rapporter toutes ces concessions; nous ne
+citerons que les principales.
+
+Dotation des vicaires-généraux et des chapitres; d'abord vingt-quatre
+mille, ensuite trente mille succursales pensionnées par l'État; quatre
+cents bourses et huit cents demi-bourses fondées dans les divers
+diocèses en faveur des études ecclésiastiques; édifices nationaux, ou
+sommes considérables accordées à un grand nombre d'évêques pour
+l'établissement de leur séminaire; exemption provisoire de la
+conscription pour les étudians présentés par l'évêque, comme appelés à
+la prêtrise; permission accordée aux ministres de la religion de porter
+en public l'habit de leur état; invitation aux conseils-généraux des
+départemens de suppléer au traitement des évêques, des vicaires-généraux
+et des chapitres, et de pourvoir aux besoins du culte et de ses
+ministres; décrets tendans à restituer aux fabriques une partie des
+revenus qu'elles avaient perdus; rétablissement des congrégations
+religieuses, vouées, par leur institut, à l'enseignement gratuit et au
+soulagement de la classe indigente; décret qui donne à ces congrégations
+une auguste et puissante protectrice dans la personne de S. A. I. Madame
+Mère; secours annuels qu'elles reçoivent du gouvernement, et espérance
+d'en recevoir de nouveaux; une retraite honorable ouverte aux évêques
+par l'érection du chapitre de Saint-Denis, etc., etc. Tant de faveurs
+déjà reçues sont un gage de ce que nous pouvons attendre de
+l'attachement de Sa Majesté à la religion catholique, et prouve à toute
+l'Europe que, si, par le concordat, elle s'est engagée à rétablir dans
+la France la liberté et la publicité du culte de nos pères, elle a saisi
+depuis divers moyens et occasions de l'affermir, de le perpétuer, et de
+lui rendre de son antique splendeur autant que le permettent les
+circonstances.
+
+Nous nous refuserions à l'évidence des faits, si nous ne déclarions pas
+que l'état du clergé de France est singulièrement amélioré depuis que le
+concordat est en vigueur: mais, après avoir offert à Sa Majesté
+l'hommage de notre vive reconnaissance, ne nous serait-il pas permis de
+déposer au pied de son trône les voeux qui nous restent à former pour un
+plus libre exercice de notre ministère? Si Sa Majesté daignait le
+permettre, nous lui adresserions nos humbles remontrances sur divers
+objets que nous croyons intéresser la religion et la morale, et par
+conséquent le bien général de la société.
+
+TROISIÈME QUESTION.
+
+«Si le gouvernement français n'a point violé le concordat, le pape
+peut-il arbitrairement refuser l'institution aux archevêques et évêques
+nommés, et perdre la religion en France comme il l'a perdue en
+Allemagne, qui, depuis dix ans, est sans évêques?»
+
+RÉPONSE.
+
+Le concordat est un contrat synallagmatique entre le chef de l'État et
+le chef de l'église, par lequel chacun d'eux s'oblige envers l'autre.
+C'est aussi un traité public qui intéresse essentiellement la nation
+française et l'église catholique. Par ce traité, chacune des augustes
+parties contractantes acquiert des droits et s'impose des obligations.
+Le concordat assure à Sa Majesté le droit de nommer aux archevêchés et
+évêchés, qu'exerçaient, avant elle, les rois de France, en vertu du
+concordat passé entre Léon X et François Ier. Il réserve au pape le
+droit d'accorder l'institution canonique aux archevêques et évêques
+nommés par Sa Majesté suivant les formes établies, par rapport à la
+France, avant le changement de gouvernement (_article IV du concordat_).
+
+Ainsi se concilient, se soutiennent et se forment mutuellement les
+droits du souverain qui ne peut être étranger aux choix des premiers
+pasteurs, à qui leur ministère donne une grande influence sur les
+peuples et les droits de l'église, de qui seule émane toute juridiction
+dans l'ordre spirituel.
+
+Mais ce droit de donner l'institution canonique, réservé au Pape par la
+discipline actuelle de l'église, ne doit pas être exercé arbitrairement.
+Indépendamment de la maxime générale et constante parmi nous, que le
+chef de l'église doit la gouverner selon les canons, c'est une des
+clauses expresses du concordat de 1516, que le pape est tenu d'accorder
+les bulles d'institution aux sujets nommés par le souverain, ou
+d'alléguer les motifs canoniques de son refus. Supposer que le Pape pût
+refuser les bulles arbitrairement et sans cause, ce serait prétendre
+qu'il n'est pas lié par un traité qu'il a ratifié solennellement, et
+qu'il peut manquer à l'engagement sacré qu'il a pris envers l'empereur,
+envers la France, envers l'église entière, à qui le concordat assure la
+protection du souverain le plus puissant de l'univers.
+
+Ces principes sont évidens: le Pape sans doute ne les méconnaît pas, et
+ne se croit pas autorisé à refuser les bulles d'institution
+arbitrairement et sans motifs. Sa Sainteté elle-même, dans une lettre
+adressée de Savone, le 28 août dernier, à S. Em. le cardinal Caprara,
+expose les motifs de son refus.
+
+Dans une circonstance où l'église de France est en péril, des évêques
+consultés par l'empereur, qui en est le protecteur, s'écarteraient-ils
+du profond respect dont ils sont pénétrés pour la dignité suprême et
+pour la personne sacrée du chef de l'église universelle, en discutant
+ces motifs, et en mettant sous les yeux de l'empereur des réflexions
+qu'ils oseraient proposer à Sa Sainteté elle-même, s'ils étaient admis à
+l'honneur de conférer avec elle?
+
+Les motifs allégués par le Saint-Père dans sa lettre citée se réduisent
+à trois chefs:
+
+1° Le premier porte sur les innovations religieuses introduites en
+France depuis le concordat, contre lesquelles, dit le Pape, nous avons
+si souvent et toujours inutilement réclamé.
+
+Sa Sainteté n'entre dans aucuns détails sur les innovations dont elle se
+plaint. Pour nous, nous n'en connaissons aucune qui puisse être regardée
+comme une atteinte essentielle portée au concordat. Peut-être Sa
+Sainteté se reporte-t-elle aux représentations qu'elle adressa à
+l'empereur au commencement de 1805. Nous nous en référons à ce que nous
+avons dit en discutant la première question de la seconde série. On y a
+vu que la plupart des griefs énoncés dans ces représentations n'ont pour
+objet que des points de discipline, à l'égard desquels l'église
+gallicane conserve le droit de se gouverner par ses maximes et par ses
+usages, et qu'à l'égard des articles organiques moins favorables à la
+discipline ecclésiastique, l'empereur avait eu la condescendance de ne
+pas en presser l'exécution rigoureuse. Nous ajouterons que, depuis 1805,
+ces articles de discipline, que le pape présente aujourd'hui comme des
+innovations importantes et dangereuses, ont été constamment en vigueur,
+sans que, jusqu'à ces derniers temps, il s'en soit prévalu pour refuser
+des bulles aux évêques nommés par Sa Majesté.
+
+2° Un second motif du refus des bulles allégué par le Pape, dans sa
+lettre au cardinal Caprara, est fondé sur des événemens et des mesures
+politiques qui ne nous sont pas assez connus, et qu'il ne nous
+appartient pas de juger.
+
+L'événement principal est le décret de 1809, portant réunion de l'État
+romain à l'empire français. Ce motif est-il canonique? est-il fondé sur
+les principes et sur l'esprit de la religion?
+
+La religion nous apprend à ne pas confondre l'ordre spirituel et l'ordre
+temporel. La juridiction que le pape exerce, de droit divin, dans toute
+l'église, est purement spirituelle. C'est la seule que le prince des
+apôtres ait reçue de J. C., la seule qu'il ait pu transmettre à ses
+successeurs. La souveraineté temporelle n'est, pour les papes, qu'un
+accessoire étranger à leur ministère. La première a commencé avec
+l'église, et durera autant que l'église, c'est-à-dire, autant que le
+monde. L'autre est d'institution humaine; elle n'est point comprise dans
+les promesses que J. C. a faites à saint Pierre et à ses successeurs:
+elle peut leur être enlevée, comme elle leur a été donnée par les hommes
+et les événemens. C'est dans la puissance spirituelle que réside la
+véritable grandeur des souverains pontifes. Que le pape soit souverain,
+ou qu'il ne le soit pas, son autorité dans l'église universelle dont il
+est le chef, ses relations avec les églises particulières doivent être
+toujours les mêmes. Quelle que soit sa situation politique, il conserve
+tous les pouvoirs attachés au premier siége de la chrétienté; mais ces
+pouvoirs, il ne les a reçus que pour l'avantage des fidèles et le
+gouvernement de l'église. Nous aimons à nous persuader que Sa Sainteté
+daignerait mettre un terme au refus qu'elle fait de les exercer, si elle
+était convaincue, comme nous qui voyons les choses de près, que ce refus
+ne peut être que très préjudiciable à l'église.
+
+Si nous pouvions supposer que l'on regarde l'invasion de Rome comme un
+motif suffisant de refuser l'institution canonique aux évêques
+nouvellement nommés, les considérations suivantes résoudraient aisément
+la difficulté.
+
+Le refus des bulles, ainsi motivé, ne saurait avoir quelque poids dans
+la discussion actuelle, qu'autant que l'on supposerait que cette
+invasion est une violation du concordat.
+
+Le concordat n'a rien stipulé sur les intérêts politiques du saint
+siége. L'empereur n'y traite avec le Pape que comme avec le chef de
+l'église. Tant que la juridiction spirituelle du Pape sur l'église de
+France est reconnue et respectée, les liens qui attachent l'église de
+France à la chaire de Pierre, au centre de l'unité, ne sont point
+relâchés, et le concordat subsiste dans son intégrité.
+
+Le concordat ne garantissait pas au Pape la possession de l'État romain;
+l'occupation de Rome n'est donc pas une infraction du concordat. C'est
+une affaire politique qui sort de l'ordre des choses réglées par le
+concordat, une affaire purement temporelle qui ne doit avoir aucune
+influence sur les affaires spirituelles, à moins qu'on ne veuille
+confondre ce que l'Évangile et toute la tradition des premiers siècles
+de l'église nous apprennent à séparer.
+
+Dans sa lettre au cardinal Caprara, le Pape reconnaît cette distinction
+entre le temporel et le spirituel; mais il ajoute qu'il ne peut pas
+sacrifier la défense du patrimoine de l'église, sans manquer à ses
+devoirs et se rendre parjure.
+
+Nous ne disons pas que le pape fût obligé de sacrifier la défense du
+patrimoine de l'église. En sa qualité de souverain temporel, il avait,
+comme tous les souverains, le droit incontestable de défendre ses
+possessions. Il pouvait, comme eux, employer à cet effet les moyens
+politiques que la Providence avait mis en son pouvoir, ou faire entendre
+ses réclamations; mais son devoir ne consistait pas à les faire réussir:
+la loi de la nécessité l'aurait absous aux yeux de l'église et de la
+postérité.
+
+Ajoutons que, dans la supposition même où l'occupation de Rome
+autoriserait le pape à déployer contre l'empereur l'exercice de la
+puissance spirituelle, le refus des bulles ne nous paraît pas une mesure
+adaptée au but que se proposerait Sa Sainteté.
+
+En effet, qu'y a-t-il de commun entre les intérêts temporels du pape et
+les besoins spirituels de l'église de France? Si l'empereur exigeait des
+évêques nouvellement nommés quelque déclaration, quelque démarche
+contraire à la foi catholique ou à l'autorité du saint siége, le Pape
+serait en droit de ne pas les admettre à sa communion et de leur refuser
+l'institution canonique; mais il ne s'agit de rien de semblable.
+L'empereur a déclaré, de la manière la plus solennelle, qu'il ne voulait
+rien innover dans la religion; et la demande faite en son nom des bulles
+d'institution prouve manifestement qu'il veut s'en tenir à l'exécution
+du concordat, et conserver au saint siége toute sa prérogative
+spirituelle. Le Pape n'est donc pas autorisé à l'inexécution du
+concordat. Est-ce pour l'avantage particulier de l'empereur que le
+concordat a été conclu? N'est-ce pas plutôt pour l'avantage de la
+religion catholique, menacée alors d'une extinction totale dans
+l'étendue de la république française? Le chef de l'église voudrait-il
+jamais subordonner, sacrifier les intérêts de la religion et le salut
+des âmes à des intérêts temporels?
+
+Lorsque Rome fut prise d'assaut et saccagée par les troupes de
+Charles-Quint, qu'eût-on pensé de Clément VII, si, pour se venger de ce
+prince, il eût déclaré qu'il abandonnait toutes les églises de la
+monarchie autrichienne? Pie VII, qui a si glorieusement concouru au
+rétablissement de la religion catholique, voudrait-il s'exposer à
+détruire son propre ouvrage?
+
+Si l'on nous opposait que le pape ayant révoqué, par son décret du 10
+juin, tous les priviléges, grâces et indults apostoliques accordés par
+Sa Sainteté ou par ses prédécesseurs à toutes les personnes comprises
+dans la sentence d'excommunication, et qu'en conséquence l'empereur est
+déchu, au moins provisoirement, de tous les droits que lui attribue le
+concordat, il serait aisé de dissiper une pareille objection, en
+observant que la bulle ne fait aucune mention du concordat, et qu'en
+effet le concordat n'est ni un privilége, ni une faveur, ni un indult,
+mais un traité solennel dont la révocation ne peut se faire que par le
+consentement des parties dont il est l'ouvrage.
+
+3° Le troisième motif du refus des bulles, allégué par le Pape, est pris
+de sa situation actuelle. Nous ne pouvons pas mieux l'exposer qu'en
+transcrivant ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à S. Em. le cardinal
+Caprara.
+
+«Malgré un tel état de choses, Dieu sait si nous désirons ardemment de
+donner aux églises de France vacantes leurs pasteurs, après les avoir
+comblées de tant d'autres témoignages de prédilection, et si nous
+désirons de trouver un expédient pour le faire d'une manière convenable
+aux circonstances, à notre ministère et à notre devoir! Mais devons-nous
+agir dans une affaire d'une si haute importance sans consulter nos
+conseillers-nés? Or, comment pourrions-nous les consulter, quand, séparé
+d'eux par la violence, on nous a ôté toute communication avec eux, et en
+outre, tous les moyens nécessaires pour l'expédition de pareilles
+affaires, n'ayant pu même, jusqu'à présent, obtenir d'avoir auprès de
+nous un seul de nos secrétaires?»
+
+À ces dernières plaintes du Pape, nous n'avons d'autre réponse à faire
+que de les mettre nous-mêmes sous les yeux de S. M., qui en sentira tout
+la force et toute la justice.
+
+QUATRIÈME QUESTION.
+
+«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, de son
+côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de
+regarder ce concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il
+de faire pour le bien de la religion?»
+
+RÉPONSE.
+
+Si le Pape persistait à se refuser à l'exécution du concordat, il est
+certain, rigoureusement parlant, que l'empereur ne serait plus tenu de
+l'observer, et qu'il pourrait le regarder comme abrogé.
+
+Mais le concordat n'est pas une transaction purement personnelle entre
+l'empereur et le Pape; c'est un traité qui fait partie de notre droit
+public, puisqu'il renferme les principes fondamentaux et les règles du
+gouvernement de l'église gallicane; et il importe d'en réclamer
+l'exécution, dans la supposition même où le souverain pontife
+persisterait à la refuser en ce qui le concerne.
+
+Il est vrai que le concordat demeurera suspendu par le fait tant que le
+pape refusera des bulles aux évêques nommés par l'empereur; mais en
+protestant contre ce refus illégal, en appelant, ou au pape mieux
+informé, ou à son successeur, l'empereur conservera tous les droits qui
+lui sont assurés par le concordat, et le temps amènera sans doute des
+moyens de le faire revivre et exécuter de part et d'autre.
+
+Mais enfin, soit que le concordat soit regardé comme abrogé, soit qu'il
+demeure suspendu, on demande ce que, dans l'un ou l'autre cas, il
+convient de faire pour le bien de l'église?
+
+Puisque le ministère de la religion catholique ne peut exister sans
+l'épiscopat, la question proposée se réduit à demander quelles mesures
+on devrait prendre pour suppléer au défaut des bulles pontificales, et
+donner l'institution canonique aux évêques nommés par Sa Majesté.
+
+Reconnaissons d'abord comme un principe établi dans l'Écriture sainte,
+consacré par toute la tradition, expressément défini par le concile de
+Trente, et fondé sur la nature même des choses, que l'autorité et la
+juridiction des ministres de l'église ne peuvent émaner que de l'église
+elle-même. Tous leurs pouvoirs sont d'un ordre spirituel, et placés hors
+de la sphère de la puissance temporelle. C'est à l'église et à l'église
+seule, dans la personne des apôtres et des évêques leurs successeurs,
+que J. C. a confié le pouvoir d'enseigner, d'administrer les sacremens
+et de conduire les fidèles dans la voie du salut. Or, l'église ne
+pourrait ni enseigner ni gouverner, si elle n'avait pas le pouvoir et le
+droit exclusif de nommer et d'instituer ses docteurs et ses magistrats.
+
+L'enseignement, l'administration des sacremens, la mission ou
+l'institution des ministres sont des points essentiels dans la
+constitution de l'église. L'église seule a le droit de prononcer sur le
+dogme et sur la morale; elle seule doit régler les pratiques de son
+culte et prescrire les conditions nécessaires pour être admis aux
+sacremens; elle seule peut conférer à ses ministres les pouvoirs d'ordre
+et de juridiction nécessaires pour valider ou pour légitimer l'exercice
+de leurs fonctions. L'église ne serait plus une société indépendante,
+catholique ou universelle, instituée pour tous les temps, pour tous les
+pays, propre à s'allier avec tous les gouvernemens, si elle n'était pas
+libre dans le choix de ses magistrats, ou si la mission et la
+juridiction de ses magistrats émanaient d'une puissance étrangère.
+«L'église catholique, dit Bossuet, parle ainsi au peuple chrétien: Vous
+êtes un peuple, un état et une société; mais Jésus-Christ, qui est votre
+roi, ne tient rien de vous, et son autorité vient de plus haut. Vous
+n'avez naturellement pas plus de droit de lui donner des ministres, que
+de l'instituer lui-même votre prince. Ainsi ses ministres, qui sont vos
+pasteurs, viennent de plus haut, comme lui-même, et il faut qu'ils
+viennent par un ordre qu'il ait établi. Le royaume de Jésus-Christ n'est
+pas de ce monde, et la comparaison que vous pouvez faire entre ce
+royaume et ceux de la terre est caduque. En un mot, la nature ne vous
+donne rien qui ait rapport avec J. C. et son royaume, et vous n'avez
+aucun droit que celui que vous trouverez dans les lois ou les coutumes
+immémoriales de votre société. Or, ces coutumes immémoriales, à
+commencer par les temps apostoliques, sont que les pasteurs déjà établis
+établissent les autres.»
+
+En effet, pendant trois siècles de persécutions, l'église a exercé, dans
+toute sa plénitude, le droit de nommer et d'instituer ses pasteurs, et
+la protection que lui ont accordée les princes chrétiens n'a pas dû le
+lui faire perdre. «Le monde, dit Fénelon, en se soumettant à l'Église,
+n'a pas acquis le droit de l'assujettir. Les princes, en devenant enfans
+de l'église, ne sont pas devenus ses maîtres... L'église, sous les
+empereurs chrétiens, demeura aussi libre quelle l'avait été sous les
+empereurs idolâtres et persécuteurs.»
+
+C'est donc un principe incontestable et fondamental, qu'à l'église seule
+il appartient de choisir ses pasteurs et ses magistrats, et de les
+investir des pouvoirs nécessaires pour exercer validement et
+légitimement les fonctions de leur ministère; et puisqu'il s'agit ici
+particulièrement des évêques, qui ne peuvent administrer sans réunir le
+pouvoir de la juridiction au pouvoir de l'ordre, c'est à l'Église seule
+qu'il appartient de leur conférer cette juridiction qu'exigent
+nécessairement la plupart des fonctions de l'épiscopat.
+
+Depuis les temps apostoliques jusqu'à nos jours, l'église n'a jamais
+reconnu d'évêques que ceux qu'elle avait institués; mais la manière de
+conférer l'institution n'a pas toujours été la même. Sur ce point, comme
+sur beaucoup d'autres, la discipline de l'église a subi des variations
+que demandait la diversité des circonstances.
+
+Dans les premiers siècles de l'église, les évêques étaient nommés par
+les suffrages des évêques comprovinciaux, du clergé et du peuple de
+l'église qu'il fallait pourvoir, et l'élection était confirmée par le
+métropolitain, ou, s'il s'agissait du métropolitain, par le concile de
+la province. Dans la suite, les empereurs et les autres princes
+chrétiens eurent grande part à la nomination des évêques. Insensiblement
+le peuple et le clergé de la campagne cessèrent d'être appelés, et
+l'élection fut dévolue au chapitre de l'église cathédrale, mais toujours
+avec la nécessité du consentement du prince, et de la confirmation du
+métropolitain et du concile provincial. La désuétude de ces assemblées,
+les contestations fréquentes qui naissaient des élections, la difficulté
+de les terminer sur les lieux, l'avantage que trouvaient les princes à
+traiter immédiatement avec les papes, introduisirent l'usage de porter
+ces causes au saint siége, et peu à peu les souverains pontifes se
+virent en possession de confirmer le plus grand nombre des évêques.
+
+Tel était l'état des choses lors du concile de Bâle, dont l'église de
+France adopta les décrets relatifs à la nomination et à la confirmation
+des évêques, dans la pragmatique-sanction publiée à Bourges en 1438. Les
+élections capitulaires y furent maintenues, et la confirmation ou
+l'institution laissée à qui de droit. Par le concordat passé en 1515
+entre Léon X et François Ier, la nomination du roi fut substituée à
+l'élection du chapitre, et la confirmation ou l'institution canonique
+réservée au pape.
+
+Au milieu de toutes ces variations introduites dans la discipline de
+l'église, relativement à l'institution des évêques, le principe de la
+nécessité d'une institution ecclésiastique est demeuré invariable. Ces
+divers changemens se sont toujours faits du consentement exprès ou
+tacite de l'église. C'est au nom de l'église et par son autorité, que
+les élections ont pris successivement différentes formes, que le droit
+de confirmer les évêques élus a passé des métropolitains et des conciles
+provinciaux aux souverains pontifes, et que les élections capitulaires
+ont été remplacées par la nomination du chef de l'État, en vertu des
+concordats faits avec Léon X et Pie VII; et si jamais il devenait
+nécessaire d'adopter un autre mode d'institution, il faudrait commencer
+par le faire approuver par l'église.
+
+Nous disons plus: cette approbation serait encore indispensable, quand
+même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans les
+siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en
+reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se
+gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des
+lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre
+puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens
+qu'elle aurait abolis. C'était là un des vices capitaux de la
+constitution civile du clergé, décrétée par l'assemblée constituante. On
+ne voulait, disait-on, que ramener l'église de France à la discipline
+des premiers siècles, en rétablissant les élections; mais outre que les
+élections décrétées par la constitution civile du clergé ne
+ressemblaient, en aucune manière, à celles des premiers siècles,
+l'assemblée constituante, qui n'avait que des pouvoirs politiques, était
+essentiellement incompétente pour rétablir, de sa seule autorité, et
+sans le concours et le consentement de l'église, un réglement de
+discipline que l'église avait aboli.
+
+D'après ces principes, il est évident que, dans la supposition où, par
+la persévérance du refus des bulles, le concordat serait regardé comme
+suspendu ou comme abrogé, on ne serait pas autorisé a faire revivre la
+pragmatique-sanction, à moins que l'autorité ecclésiastique n'intervînt
+dans son rétablissement. Nous avons prouvé que cette entreprise serait
+irrégulière et infectée du plus grand de tous les vices, le défaut de
+pouvoirs. Nous pouvons ajouter qu'elle serait extrêmement dangereuse, et
+deviendrait la source de troubles semblables à ceux qu'a excités, dans
+toute la France, la constitution civile du clergé. On peut même assurer
+que la résistance des fidèles à toute nouvelle entreprise de la
+puissance séculière contre l'autorité de l'église serait encore plus
+vive et plus générale, parce qu'à la suite des contestations
+précédentes, la matière est plus éclaircie et les principes sont mieux
+connus. Des évêques institués au mépris des formes canoniques
+n'obtiendraient jamais la confiance du clergé et des peuples, et l'on
+verrait se renouveler, dans leurs diocèses, les scènes scandaleuses qui
+ont déshonoré le ministère du clergé constitutionnel.
+
+Que conviendrait-il de faire pour le bien de la religion, si le Pape
+persiste à refuser des bulles aux évêques nommés par l'empereur?
+
+Le conseil à qui Sa Majesté fait l'honneur de proposer cette importante
+question, n'a pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures
+propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des
+évêques. Son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un petit nombre de
+prélats, sans pouvoirs et sans caractère pour représenter, nous ne
+disons pas l'église universelle à qui cette question n'est point
+étrangère, mais même l'église gallicane qu'elle intéresse plus
+particulièrement. En conséquence, nous pensons que, dans une
+circonstance aussi délicate, où il est essentiel, et de ne point
+s'écarter des principes consacrés par la religion, et de ne pas alarmer
+les consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus
+conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé
+de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et
+indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens du refus des
+bulles pontificales. En 1688, à l'occasion d'un refus semblable fait par
+le pape Innocent XI aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1682, le
+parlement de Paris, sur les conclusions du procureur-général du Harlay,
+rendit un arrêt portant que le roi serait supplié de convoquer les
+conciles provinciaux, ou même un concile national. Cet arrêt, dit
+d'Héricourt, est conforme à ce qui s'est pratiqué en France, en des
+occasions pareilles; les exemples en sont rapportés dans les Preuves des
+libertés de l'église gallicane.
+
+AVERTISSEMENT.
+
+Lorsque cette dernière réponse du conseil ecclésiastique fut mise sous
+les yeux de l'empereur, il la regarda comme bonne, mais incomplète. Il
+manda M. Duvoisin, évêque de Nantes, lui dicta la note suivante, et lui
+donna l'ordre de la communiquer au conseil, pour qu'il y fût fait une
+réponse catégorique.
+
+NOTE DICTÉE PAR L'EMPEREUR.
+
+«L'empereur pensait que, le concordat tombant, la France rentrait de
+droit dans l'état qui existait avant le concordat. Les théologiens ou
+canonistes n'avaient plus qu'à reconnaître et à s'accorder pour savoir
+quel était cet état. Par la réponse des évêques, Sa Majesté voit que la
+question est autre, et partage cette opinion, c'est-à-dire que le
+concordat ayant abrogé la loi existante, elle ne peut plus être rétablie
+que par le pouvoir qui l'a abrogée. Mais Sa Majesté diffère des évêques,
+en ce qu'elle pense que l'église gallicane est suffisante. Et pour cela,
+je ne cherche pas si l'église gallicane est égale en autorité au Pape,
+pas plus que si le Pape est égal en autorité au concile général, le but
+étant de concilier et de marcher, et non de discuter.
+
+«Mais je pars d'un autre principe, et je dis: L'église de France s'est
+révoltée contre le concordat de Léon X. Il a fallu tout le pouvoir du
+roi, et l'influence secrète (et étrangère aux canons) de la cour de
+Rome, pour l'obliger enfin à y adhérer. Ainsi, si je suis d'accord que
+l'autorité temporelle ne doit pas pouvoir rétablir de plein droit
+l'ancien droit, je crois que l'église de France, qui y est intéressée,
+serait suffisamment autorisée à discuter cette question, et à aviser aux
+moyens de l'institution canonique... Les faits ne me sont pas présens
+dans ce moment pour établir cette opinion... Je crois que l'on pourrait
+dire, comme suite nécessaire du droit qu'a l'église d'établir sa
+législation, que, si le concordat devenait nul par une raison
+quelconque, l'église aurait une lacune, si l'on ne pouvait pas rétablir
+de plein droit et _ipso facto_ ce qui a pu exister.
+
+«Il n'y aurait pas plus de raison d'établir ce qui a existé en 1500, que
+d'aller chercher ce qui a été fait en 900. Mais la législation de
+l'église se trouverait avoir une lacune, et cette lacune tenant à la
+transmission du pouvoir épiscopal, c'est-à-dire, à la source de la vie,
+il deviendrait indispensable de réunir un concile national, lequel
+pourrait en décider. En effet, si le concile national a eu...»
+
+Ici finit la note dictée par l'empereur, ayant été interrompue par
+l'arrivée d'un des ministres qu'il avait mandé pour un travail
+particulier.
+
+SUITE DE LA RÉPONSE DES ÉVÊQUES À LA QUATRIÈME QUESTION DE LA SECONDE
+SÉRIE.
+
+Cette quatrième question, était ainsi posée: «Le gouvernement français
+n'ayant point violé le concordat, si, d'un autre côté, le Pape refuse de
+l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est de regarder le concordat comme
+abrogé; mais, dans ce cas, que convient-il de faire pour le bien de la
+religion?»
+
+Dans le mémoire que nous avons eu l'honneur de remettre à Sa Majesté,
+nous terminons notre réponse à cette importante question, en disant, que
+«Sa Majesté ne pouvait rien faire de plus sage et de plus conforme aux
+règles, que de convoquer un concile national, où le clergé de son empire
+examinerait la question qui nous est proposée, et indiquerait les moyens
+propres à prévenir les inconvéniens du refus des bulles pontificales.»
+
+Sa Majesté a jugé que cette réponse ne satisfaisait pas entièrement à la
+question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le concile national avait
+en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer au défaut des bulles
+apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à une autorité supérieure
+à la sienne.
+
+Nous n'avons pas cru devoir nous expliquer sur le degré d'autorité du
+concile national, parce que la question nous paraissait susceptible de
+difficultés, et qu'il ne nous appartient pas de prévenir et de préjuger
+la décision du concile. Nous persistons dans cette réserve, mais nous
+n'en sommes pas moins persuadés que la convocation d'un concile national
+est la seule voie canonique qui puisse nous conduire au but désiré, si
+les moyens de conciliation que la haute sagesse de Sa Majesté pourrait
+lui suggérer n'en prévenaient pas la nécessité. Voici, ce nous semble,
+quelle serait la marche que tiendrait le concile dans le cas où son
+intervention deviendrait indispensable.
+
+1° Le concile commencerait par adresser au Pape des remontrances
+respectueuses sur les obligations que le concordat impose à Sa Sainteté,
+sur les suites terribles qu'entraînerait un refus plus long-temps
+prolongé, sur la nécessité où se trouveraient l'empereur et le clergé de
+pourvoir, par une autre voie, à la conservation de la religion et à la
+perpétuité de l'épiscopat. Il proposerait les moyens de conciliation que
+les circonstances pourraient indiquer, et nous sommes persuadés que ces
+démarches filiales ne seraient pas infructueuses auprès d'un pontife qui
+a donné à l'église gallicane des preuves si touchantes de sa sollicitude
+paternelle.
+
+2° Si, contre notre attente, le Pape se refusait aux prières et aux
+sollicitations du clergé de France assemblé, le concile examinerait la
+question que nous n'avons pas osé décider, savoir, s'il est compétent
+pour rétablir ou renouveler un mode d'institution canonique qui puisse
+remplacer le mode établi par le concordat. S'il se jugeait compétent, il
+arrêterait, sous le bon plaisir de S. M., un réglement de discipline sur
+cet objet, mais en déclarant que ce réglement n'est que provisoire, que
+l'église de France ne cessera point de demander l'observation du
+concordat, et qu'elle sera toujours prête à y revenir, aussitôt que le
+Pape ou ses successeurs consentiront à l'exécuter en ce qui les
+concerne.
+
+3° Dans le cas où le concile national ne se jugerait pas compétent, il
+resterait le recours à un concile général, la seule autorité dans
+l'église qui soit au-dessus du Pape; mais il peut arriver que ce recours
+devienne impossible, soit parce que le Pape refuserait de reconnaître le
+concile général, soit parce que des circonstances politiques ne
+permettraient pas de l'assembler. Alors la question proposée par Sa
+Majesté se présente de nouveau, et l'on demande encore ce qu'il
+conviendrait de faire pour le bien de la religion?
+
+4° Jusqu'à présent nous avons raisonné d'après les lois de la discipline
+ecclésiastique, et, dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais
+permis de s'en écarter. Mais un point de discipline établi pour le
+gouvernement et pour la conservation des églises particulières, cesse
+d'obliger, lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer
+une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église
+universelle paraît abandonner l'église de France, en refusant de
+concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques, cette
+église si ancienne, qui occupe une place si considérable dans la
+catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et de
+se perpétuer; elle est autorisée à recourir à l'ancien droit, lorsque,
+sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit nouveau est
+devenu impraticable à son égard.
+
+5° En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son
+attachement inviolable au saint siége et à la personne du souverain
+pontife, après avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement
+en vigueur, le concile pourrait déclarer qu'attendu l'impossibilité de
+recourir à un concile oecuménique, et vu le danger imminent dont l'église
+est menacée, l'institution donnée _conciliairement_ par le métropolitain
+à l'égard de ses suffragans, ou par le plus ancien des évêques de la
+province à l'égard du métropolitain, tiendra lieu des bulles
+pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses successeurs consentent à
+l'exécution du concordat.
+
+Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique
+serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la
+nécessité que notre S. P. le Pape a lui-même reconnue, à laquelle il
+s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France, il
+s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant, par
+un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de France
+pour en créer de nouvelles.
+
+
+
+
+TROISIÈME SÉRIE.
+
+QUESTION SUR LA POSITION ACTUELLE.
+
+
+«La bulle d'excommunication du 10 juin 1809 étant contraire à la charité
+chrétienne, ainsi qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône, quel
+parti prendre pour que, dans des temps de troubles et de calamités, les
+Papes ne se portent pas à de tels excès de pouvoir?»
+
+NOTE PRÉLIMINAIRE À LA RÉPONSE.
+
+Le manuscrit de la réponse des évêques, que nous avons sous les yeux,
+est incomplet. Il n'en contient que le préambule et la conclusion. Nous
+avons eu recours à une autre copie; dont le dépositaire a bien voulu
+nous donner une communication; mais n'ayant trouvé aucun indice
+suffisant de son authenticité, et même de sa fidélité, nous n'avons pas
+cru devoir en faire usage, pour remplir la grande lacune qu'offre notre
+exemplaire.
+
+Nous nous bornerons à insérer ici un extrait de cette partie de la
+réponse des évêques, qui se trouve dans la copie qui nous a été
+communiquée, et dont nous ne sommes pas en état de garantir
+l'exactitude. Elle nous a paru se lier naturellement avec le préambule
+et la conclusion que nous publions, et indiquer assez clairement la
+filiation des idées.
+
+RÉPONSE DES ÉVÊQUES.
+
+Pour répondre à la question proposée par S. M., il nous a paru
+indispensable d'entrer dans un examen de la bulle qui en est l'objet;
+car si, d'un côté, le respect et l'obéissance que nous devons au
+souverain, qui nous interroge nous obligent à lui répondre avec la
+franchise et la véracité de notre ministère, de l'autre, la vénération
+profonde et le dévoûment de tout évêque catholique à Sa Sainteté lui
+font un devoir non moins pressant de ne pas s'expliquer légèrement sur
+un acte émané d'elle, et dont les principes et les résultats sont d'une
+si haute importance.
+
+Voici le précis de la bulle.
+
+«Le Pape commence par déclarer qu'il ne peut pas croire que des raisons
+politiques, des mesures militaires, et son refus d'accéder à une partie
+des demandes qui ont été faites par le gouvernement français, aient été
+les seuls motifs de l'invasion de Rome et des provinces de l'État
+romain, qu'il attribue aux vues les plus funestes à la religion.
+
+«S. S. rappelle ensuite son zèle et ses travaux pour le rétablissement
+du culte en France; mais, continue le Pape, à peine le concordat eut-il
+été promulgué, qu'il fut anéanti par la publication simultanée des
+articles organiques, dont le S. P. porta ses plaintes au sacré collége,
+dans son allocution du 24 mai 1802, où il les présenta comme subversifs
+de la liberté promise à la religion catholique, et même quelques uns
+comme indirectement contraires à la doctrine de l'Évangile.
+
+«Le concordat italique ayant été violé de la même manière, ces deux
+traités, loin d'avoir été salutaires à l'église, sont devenus pour elle
+de vrais fléaux.
+
+«Toutes les plaintes et les représentations du saint siége ont été
+éludées. Les demandes que le gouvernement français ne cessa d'ajouter à
+ses prétentions, mirent le pape dans l'alternative de trahir son
+ministère apostolique, ou de s'exposer à une déclaration de guerre. Le
+S. P. prit alors la résolution de ne pas livrer, même par un assentiment
+tacite, le domaine temporel dont il était dépositaire, et de conserver
+l'indépendance nécessaire au libre exercice de la puissance spirituelle.
+
+«Le S. P. rappelle ensuite les persécutions par lesquelles on a tenté
+d'ébranler sa constance.
+
+«En regrettant de ne pouvoir apaiser l'orage par le sacrifice de sa
+propre vie, et de se voir réduit à surmonter sa douceur naturelle pour
+faire usage des armes spirituelles qui lui sont confiées, S. S. pense
+que l'invasion totale de ses États l'oblige de lancer les anathèmes
+portés par les saints canons, à l'exemple de ses prédécesseurs.
+
+«La bulle déclare alors que tous les auteurs, fauteurs, conseillers et
+exécuteurs de ces attentats ont encouru l'excommunication prononcée par
+le droit canonique, surtout par le concile de Trente (session 22, chap.
+11); et, s'il en est besoin, le S. P. les excommunie et les anathématise
+de nouveau, sans nommer personne individuellement.
+
+«S. S. défend d'attenter aux droits et prérogatives des personnes
+comprises dans cette censure, et termine son décret par les clauses du
+style.»
+
+D'après ce précis de la bulle du 10 juin 1809, l'attention se porte
+naturellement sur le mélange des motifs spirituels et temporels énoncés
+dans le préambule, et sur lesquels est fondée la sentence prononcée par
+le dispositif.
+
+EXTRAIT.
+
+Les propositions faites à S. S. de la part de l'empereur appartiennent,
+pour la plupart, à la haute politique. Parmi les réquisitions et marches
+militaires indiquées dans la bulle, on ne trouve aucune matière de
+spiritualité.
+
+Les inculpations en matière de foi, énoncées dans la bulle, portent sur
+des intentions secrètes, sur lesquelles l'église s'abstient toujours de
+prononcer.
+
+On ne peut pas raisonnablement attribuer des complots d'impiété au
+prince qui a replacé la religion catholique sur ses autels.
+
+Les articles additionnels au concordat ne lui ont pas porté d'atteintes
+essentielles, et les plus affligeans pour l'église sont restés sans
+exécution. Il est permis d'espérer des modifications favorables.
+
+Quoique le traitement des ministres inférieurs soit évidemment
+insuffisant, il n'en est pas moins vrai que l'empereur a fait pour le
+clergé, en général, bien plus qu'il n'avait promis par le concordat.
+
+Dans les discussions politiques, et les guerres ou invasions qui
+s'ensuivent, de quelque côté que soient la justice ou les torts, les
+souverains temporels ne sont responsables qu'à celui-là seul qui donne
+et ôte les couronnes. Lorsque le pape Grégoire IX eut fait connaître à
+saint Louis qu'il avait excommunié l'empereur Frédéric, le saint roi
+répondit qu'il enverrait _des hommes probes_ pour s'informer de quelle
+manière ce prince pensait sur la foi catholique, et que, s'il tenait une
+doctrine saine, il ne devait pas être molesté par l'excommunication.
+L'empereur répondit qu'il était chrétien, qu'il était catholique, et que
+sa croyance était pure sur tous les articles de la foi orthodoxe: _Se
+esse virum catholicum, christianum, sanè de omnibus orthodoxæ fidei
+articulis sentientem_. (Voir dans l'histoire les guerres, les schismes
+et les scandales qui furent la suite de tant de censures prodiguées pour
+des intérêts temporels ou d'un genre mixte.)
+
+Le concile de Trente ne paraît pas applicable à l'espèce présente. Son
+décret, invoqué par la bulle, n'a point eu, et n'a pu avoir pour objet
+les différends entre les souverains, et les événemens qui en sont les
+résultats, lorsque la foi et la discipline essentielle de l'église n'y
+sont point compromises; et dira-t-on que ces deux choses reposent
+essentiellement sur la souveraineté temporelle des papes?
+
+Lorsque, sous Louis XIV et Louis XV, Avignon fut occupé par les troupes
+françaises, les papes se sont abstenus de l'excommunication. Pie VI, qui
+s'est montré si justement sévère contre la constitution civile du
+clergé, parce qu'elle attaquait la discipline essentielle de l'église,
+n'a pas prononcé d'excommunication contre les spoliateurs de l'église
+gallicane. (Voir l'art. 13 du concordat de 1801.)
+
+Exemples de la sage antiquité dans l'usage des censures.--L'église
+considérait que son ministère est tout entier _pour l'édification, et
+non pour la destruction_. Elle usait surtout d'une admirable
+circonspection, lorsqu'il s'agissait des rois et des empereurs, et même
+simplement de ceux qui avaient une grande influence sur les peuples.
+(Voir l'histoire des huit premiers siècles de l'église.)
+
+Les bulles de Boniface VIII contre Philippe-le-Bel, de Jules II contre
+Louis XII, de Sixte-Quint contre Henri IV, n'ont jamais eu de force ni
+d'effet en France, parce que les évêques de France ont refusé de les
+reconnaître et de les publier. Par la même raison, la bulle _in Cænâ
+Domini_, si long-temps et si solennellement publiée à Rome, a toujours
+été regardée parmi nous comme non avenue. Si la bulle du 10 juin dernier
+eût été adressée aux évêques de France, nous pensons qu'ils l'eussent
+déclarée contraire à la discipline de l'église gallicane, à l'autorité
+du souverain, et capable, contre l'intention du pape, de troubler la
+tranquillité publique.
+
+
+FIN DE LA RÉPONSE DES ÉVÊQUES.
+
+Nous avons montré, par les exemples de l'antiquité, que l'église a
+toujours évité de recourir à l'usage des censures envers les souverains,
+à cause des suites funestes qu'elles pouvaient avoir pour la religion.
+Heureusement nous n'avons aujourd'hui rien de semblable à redouter. Si
+nous sommes profondément affligés de l'interruption passagère de nos
+communications avec le souverain pontife, nous ne sommes point alarmés
+pour l'avenir. La déclaration publique et si souvent réitérée qu'à faite
+Sa Majesté, qu'elle ne romprait jamais le lien de l'unité, nous rassure.
+Nous savons que, si une force aveugle brise tout au gré de ses caprices
+et de ses passions, la force accompagnée de la sagesse connaît les
+bornes qu'elle doit respecter, et ne les dépasse jamais. La foi, la
+hiérarchie de l'église, tous les points essentiels de sa discipline ne
+recevront aucune atteinte. Les liens sacrés et indissolubles de la
+subordination catholique continueront à unir les brebis et les pasteurs
+au premier pasteur, au père commun de tous. Enfin, l'église gallicane,
+qui s'est distinguée dans tous les temps par la pureté de sa doctrine,
+par son zèle pour l'unité, par son attachement et son respect filial
+pour le successeur de saint Pierre et pour l'église de Rome, mère et
+maîtresse de toutes les églises, conservera précieusement ces sentimens,
+et sera toujours la première à les manifester.
+
+Nous ne nous en écarterons pas en marchant sur les traces de nos
+prédécesseurs assemblés en 1510, avec les députés des chapitres et des
+universités du royaume. À leur exemple, et en empruntant, quoique dans
+une cause différente, le langage de nos pères assemblés à Chartres, en
+1591, au sujet des lettres monitoriales du pape Grégoire XIV, «sans rien
+diminuer de l'honneur et du respect dus à S. S., et après avoir conféré
+et mûrement délibéré sur le fait de la bulle, nous disons avoir reconnu,
+par l'autorité des saints décrets, constitutions canoniques et exemples
+des saints pères, dont l'antiquité est pleine, droits et libertés de
+l'église gallicane, desquelles nos prédécesseurs évêques se sont
+toujours prévalus en pareilles entreprises, à raison des inconvéniens
+infinis qui s'ensuivraient, au préjudice et à la ruine de notre sainte
+religion:
+
+«Que les censures et excommunications portées par ladite bulle sont
+nulles, tant en la forme qu'en la matière, et qu'elles ne peuvent lier
+ni obliger la conscience..., nous réservant de représenter et de faire
+entendre à N. S. P. la justice de notre cause et saintes intentions, et
+rendre S. S. satisfaite, de laquelle nous devons nous promettre la même
+réponse que fit le pape Alexandre, écrivant ces mots, à l'archevêque de
+Ravenne: _Nous porterons patiemment, quand vous n'obéirez pas à ce qui
+nous aura été, par mauvaises impressions, suggéré et persuadé_.»
+
+Cette déclaration est la réponse la plus précise que nous puissions
+faire à la question proposée par S. M. I., au sujet de la bulle du 10
+juin 1809; car la déclaration authentique de la nullité de
+l'excommunication semble être le plus sûr moyen pour empêcher que les
+souverains pontifes ne se laissent aller aux fausses suggestions par
+lesquelles on tenterait de leur persuader d'en publier de semblables à
+l'avenir.
+
+Que si la déclaration d'un petit nombre d'évêques n'était pas regardée
+comme suffisante, il resterait à la soumettre à l'examen d'une assemblée
+du clergé de France, ou même d'un concile national, pour y être
+renouvelée. Nous avons tout lieu de croire que cette assemblée, ou ce
+concile, après avoir établi les vrais principes, et déclaré quel est
+l'esprit de l'église dans l'application des censures à l'égard des
+souverains, et notamment des rois ou empereurs des Français, déclarerait
+la nullité et interjetterait appel au concile général, ou au pape mieux
+informé, tant de la bulle d'excommunication du 10 juin, que de toutes
+les bulles semblables qui pourraient être rendues par la suite. Ces
+formes d'appel sont depuis long-temps usitées en France. Elles l'ont
+toujours été dans l'église, quoique sous des noms différens, comme un
+recours légitime, dans certains cas extraordinaires, à l'autorité
+supérieure de l'église universelle; et c'est ce qu'on peut voir
+développé par toute la suite de la tradition ecclésiastique, dans la
+défense de la déclaration du clergé de France, par le grand évêque de
+Meaux.
+
+En prouvant que la bulle du 10 juin doit être regardée comme nulle et de
+nul effet, nous avons offert à Sa Majesté, contre ce décret et tout
+autre semblable qui pourrait émaner de la cour de Rome, une garantie
+suffisante; et si, _dans des temps de troubles et de calamités, les
+Papes se portaient à des excès de pouvoir aussi contraires à la charité
+chrétienne qu'à l'indépendance et à l'honneur du trône_, de pareils
+excès porteraient leur remède avec eux-mêmes, et les évêques de France
+en arrêteraient tout l'effet.
+
+Mais l'ancienne et constante doctrine de l'église gallicane fournit une
+garantie encore plus solide, parce qu'elle soustrait les souverains, en
+ce qui concerne l'ordre politique et leurs droits temporels, non
+seulement à la juridiction du Pape, mais encore à l'autorité de l'église
+elle-même.
+
+Nous reconnaissons donc, et dans la circonstance présente, nous nous
+faisons un devoir de déclarer, avec la célèbre assemblée du clergé de
+1682, «qu'à saint Pierre et à ses successeurs, vicaires de J. C., et à
+l'église, Dieu a donné la puissance dans les choses spirituelles, et qui
+appartiennent au salut; mais non dans les choses civiles et temporelles,
+le Seigneur ayant dit: «_Rendez donc à César ce qui est à César, et à
+Dieu ce qui est à Dieu_. C'est aussi le précepte de l'apôtre: _Que toute
+personne soit soumise aux puissances supérieures; car il n'est aucune
+puissance qui ne vienne de Dieu_. Les puissances qui existent, c'est
+Dieu qui les a ordonnées. C'est pourquoi celui qui résiste à la
+puissance résiste à l'ordre que Dieu a établi. Donc les rois et les
+princes, en ce qui concerne le temporel, ne sont soumis, par
+l'institution divine, à aucune puissance ecclésiastique; ils ne peuvent
+être déposés par l'autorité des chefs de l'église, ni directement, ni
+indirectement, et leurs sujets ne peuvent être ni dispensés de la foi et
+de l'obéissance qu'ils leur doivent, ni déliés du serment de fidélité
+qu'ils leur ont prêté, et qu'il faut s'attacher à cette doctrine comme
+nécessaire à la tranquillité publique, comme non moins utile à l'église
+qu'à l'empire, comme entièrement conforme à la parole de Dieu, à la
+tradition des saints pères et aux exemples des saints.»
+
+DEMANDES ADRESSÉES À LA SECONDE COMMISSION, AVEC SES RÉPONSES.
+
+
+PREMIÈRE QUESTION.
+
+«Toute communication entre le Pape et les sujets de l'empereur étant
+interrompue, quant à présent, à qui faut-il s'adresser pour obtenir les
+dispenses qu'accordait le saint siége?»
+
+RÉPONSE DES ÉVÊQUES.
+
+Honorés de la confiance du souverain qui nous réunit pour lui tracer,
+dans les circonstances actuelles, la marche la plus conforme aux
+conciles et aux usages de l'église, nous ne consulterons, dans nos
+réponses, que notre amour pour la religion, notre zèle pour l'intérêt
+des peuples dont nous sommes les premiers pasteurs, et notre dévoûment à
+l'empereur.
+
+La franchise et la sainte véracité de notre ministère ne nous permettent
+pas de déguiser la profonde douleur dont nous avons été pénétrés, en
+apprenant que toute communication entre le Pape et les sujets de
+l'empereur venait d'être rompue.
+
+Sujets fidèles et respectueux, nous oserons néanmoins dire à Sa Majesté
+que le saint siége étant le lien le plus fort, le lien nécessaire de
+l'unité ecclésiastique dont il est le centre, nous ne pouvons plus
+prévoir que des jours de deuil et d'affliction pour l'église, si les
+communications et les rapports demeurent long-temps suspendus entre les
+fidèles et le père commun que Dieu leur a donné dans la personne de N.
+S. P. le Pape.
+
+Nous la supplierons d'écouter avec bonté ce que proclamait, avant nous,
+l'illustre Marca, que, «selon notre sentiment et celui de tous les
+catholiques français, le premier et le principal fondement de la liberté
+ecclésiastique est que la primauté du siége apostolique obtienne
+toujours sa place[21].
+
+En tenant ce langage que nous ont transmis nos pères dans la foi, nous
+ne faisons que montrer de plus en plus notre attachement à la doctrine
+contenue dans la déclaration de 1682, et nous aimons à nous rassurer, au
+milieu de nos sollicitudes religieuses, sur la conservation des liens
+qui unissent la France au centre de l'unité catholique, par la promesse
+que Sa Majesté a daigné nous faire de maintenir cette déclaration dans
+son intégrité, tant pour ce qui concerne la primauté d'institution
+divine du saint siége apostolique, qu'à l'égard des règles canoniques
+suivant lesquelles elle doit être exercée.
+
+Nous ne craindrons pas même de dire à Sa Majesté qu'en considérant
+attentivement les circonstances du temps présent, nous sommes portés à
+leur appliquer ce que le génie prévoyant de Bossuet lui faisait
+entrevoir dans un avenir éloigné. «La doctrine de la déclaration, disait
+ce grand évêque, relève merveilleusement la dignité, la véritable
+autorité de l'église catholique et des souverains pontifes... Et il peut
+venir un temps où les gens de bien la croiront nécessaire pour
+eux-mêmes, pour l'église et pour le saint siége apostolique[22].»
+
+C'est ainsi, comme l'écrivaient à leurs collègues les évêques de
+l'assemblée de 1682, que, sans avoir outrepassé les bornes posées par
+nos pères, et énonçant modestement la doctrine des quatre articles comme
+un sentiment utile et vrai, «il arrivera que ces mêmes articles
+deviendront, par un heureux concours, des canons invariables de l'église
+gallicane, que les fidèles recevront avec respect.» _Sic eveniet ut quos
+ad vos mittimus doctrinæ nostræ articuli, fidelibus venerandi et nunquam
+intermorituri ecclesiæ gallicanæ canones evadant_[23].
+
+Mais plus nous sommes persuadés de ces vérités, plus aussi nous sommes
+touchés de la résolution par laquelle Sa Majesté interrompt toute
+communication entre ses sujets et le Pape. Nous répétons après saint
+Bernard, que Bossuet appelait l'_ange de la paix_, qu'il n'y a rien de
+plus nécessaire en ce temps que d'assembler les évêques.» Et nous
+ajoutons, à l'exemple de ce saint abbé, dans la lettre respectueuse
+qu'il écrivait à un de nos rois, que, «s'il est sorti de l'autorité
+apostolique quelque chose dont Sa Majesté se trouve offensée, ses
+fidèles sujets qui composeront cette assemblée travailleront à faire
+qu'elle soit adoucie ou révoquée, autant qu'il le faut pour l'honneur et
+la dignité du trône[24].»
+
+C'est dans le même esprit que, pour répondre directement à la première
+question qui nous est proposée par Sa Majesté, nous croyons devoir
+appliquer aux réserves dont le Pape est en possession, ce que dit le
+savant P. Thomassin de l'exercice de quelques, autres prérogatives du
+saint siége. «Cette réserve n'a pas été la même dans tous les temps, et
+n'a pas eu la même extension dans tous les lieux; et quoiqu'on ne puisse
+pas dire que ces pouvoirs, qui n'ont éclaté qu'après plusieurs siècles,
+soient de droit divin, on ne peut néanmoins nier qu'ils ne soient très
+convenables à la primauté du Pape[25],» que le grand évêque de Maux,
+dans sa _Défense de la déclaration_, appelle _le principal exécuteur et
+interprète_ des saints canons dans tout l'univers.
+
+C'est principalement en vertu de ce titre vénérable de principal
+exécuteur et interprète des saints canons, que s'est formée une
+discipline universelle par laquelle la réserve de certaines dispenses a
+été partout attribuée au saint siége dans l'église d'Occident, et ces
+réserves, que de sages motifs ont fait établir, sont devenues un droit
+commun dont il n'est pas permis de s'écarter sans les raisons les plus
+graves. Telle est particulièrement la réserve des dispensés relatives à
+l'ordre et à la discipline générale du clergé, à l'âge requis pour
+l'épiscopat et les ordres majeurs, à la translation des évêques et
+autres du même genre.
+
+D'autres réserves d'une moindre importance se sont introduites
+successivement, quoiqu'elles soient relatives aux besoins et à l'usage
+journalier des fidèles, telles que celles de certaines absolutions,
+dispenses de mariage; d'autres enfin qu'autorise l'indulgence de
+l'église, et que commande souvent une sorte de nécessité plus ou moins
+urgente.
+
+Puisque ces réserves ne sont pas, de droit divin, attachées à la
+primauté du saint siége, il s'ensuit que les évêques dans leurs diocèses
+respectifs, et en vertu de la juridiction épiscopale, ont inhérent en
+eux le pouvoir d'accorder aux fidèles les dispenses et absolutions qui
+s'y rapportent; c'est encore ce qu'établit le P. Thomassin, en nommant
+inaliénable la juridiction qui appartient aux évêques pour la concession
+de ces sortes de dispenses ou absolutions: _Incerta et concreta
+quodammodo episcopali jurisdictioni_[26].
+
+Ce pouvoir est une suite de celui que l'apôtre saint Paul déclare qu'ils
+ont reçu du Saint-Esprit, de gouverner l'église de Dieu, et par
+conséquent de subvenir aux besoins spirituels des fidèles confiés à leur
+sollicitude pastorale. Ils l'ont exercé pendant les premiers siècles,
+soit dans les conciles, soit hors des conciles, et nous ne connaissons
+pas un seul réglement de l'église universelle, pas un seul canon des
+conciles généraux, pas même un seul décret émané du saint siége, qui les
+en ait privés.
+
+Ce furent souvent les évêques eux-mêmes qui favorisèrent le recours à
+Rome, en y renvoyant les absolutions et les dispenses plus
+considérables, soit qu'il leur fût plus difficile qu'au saint siége de
+résister aux hommes puissans qui les sollicitaient, soit qu'ils
+craignissent que la discipline ne fût énervée et la loi même abrogée par
+la multitude des dispenses, soit qu'ils regardassent le recours au Pape
+comme le seul moyen d'établir ou de conserver une sorte d'uniformité
+dans cette partie de la discipline de l'église; soit enfin qu'ayant, de
+jour à autre, plus de communication avec les papes, ils ne pussent
+s'empêcher d'honorer la prééminence du siége apostolique par cette
+réserve des affaires les plus importantes. On peut voir, siècle par
+siècle, la progression de ces changemens et de leurs causes dans
+l'auteur, déjà cité, de l'_Ancienne et Nouvelle Discipline de
+l'Église_[27].
+
+Ce serait vouloir démentir l'histoire que de ne pas avouer qu'une partie
+de ces changemens est due aux fausses idées de quelques ultramontains
+sur la nature et sur les droits de l'épiscopat. Ils ont dit que des
+évêques particuliers n'avaient pas l'autorité de dispenser des lois de
+l'église universelle; et ce langage serait juste, s'il signifiait
+seulement que des évêques particuliers ne peuvent pas abolir, même dans
+leur diocèse, une loi reçue dans toute l'église, ou que leur territoire
+étant circonscrit pour l'exercice ordinaire de la juridiction, la leur
+ne s'étend pas, comme celle du Pape, dans l'église universelle. Mais ce
+langage, pris dans sa généralité, est évidemment faux, puisque les
+évêques ont toujours accordé, quand le plus grand bien de la religion et
+des fidèles le voulait ainsi, les dispenses de plusieurs lois ou canons
+de l'église universelle, du jeûne, de l'abstinence, de certains voeux, de
+certains empêchemens de mariage.
+
+Les mêmes ultramontains n'ont pas craint d'ajouter que les évêques
+institués par J. C., successeurs des apôtres, revêtus de la plénitude du
+sacerdoce, n'étaient que de simples délégués ou vicaires du pape, et
+qu'ainsi l'exercice de leurs pouvoirs était absolument subordonné à la
+volonté du pape. Il suffit d'avoir exposé, et il n'est pas besoin de
+réfuter de tels principes, que le saint siége lui-même n'a jamais
+avoués, et qu'on ne peut établir qu'à l'aide de contradictions évidentes
+ou de paradoxes insoutenables.
+
+Le pouvoir radical des évêques pour la concession des dispenses est donc
+à l'abri de toute attaque, et la possession exclusive, plus ou moins
+longue, plus ou moins générale du saint siége, ne repose sur aucune loi
+positive, sur aucun canon de l'église qui en ait dépouillé les évêques
+particuliers.
+
+C'est dans un concile provincial de Tours, tenu en 1583, que se trouve
+le premier réglement ecclésiastique à ce sujet. Il interdit aux évêques
+de la métropole de Tours les dispenses de consanguinité et d'affinité,
+même au quatrième degré, et le concile provincial de Toulouse, tenu sept
+ans après, semble aussi supposer que le droit de les accorder appartient
+privativement au pape.
+
+Mais ces deux conciles particuliers sont les seuls qui renferment de
+semblables dispositions. Les autres conciles provinciaux tenus en
+France, depuis le milieu du seizième et pendant le cours du dix-septième
+siècle, à Aix, à Bourges, à Bordeaux, à Cambrai, à Narbonne, à Reims;
+l'assemblée de Melun, qui s'est occupée, comme eux, des empêchemens de
+mariage et des dispenses dont ils étaient susceptibles, se sont bien
+gardés de toucher au droit imprescriptible des évoques, pour augmenter,
+en limitant son exercice, les prérogatives du saint siége.
+
+Il y a plus: quoique l'interdiction faite aux évêques de la province de
+Tours, par le réglement de 1583, soit bien précise et sans exception, il
+est de fait que plusieurs évêques de cette métropole, notamment ceux de
+Nantes, de Rennes, d'Angers et du Mans, accordent les dispenses de
+mariage dans plusieurs degrés que le réglement du concile leur interdit
+expressément; ce qui prouve le peu d'autorité qu'il conserve, sous ce
+rapport, même dans la province où il a été porté.
+
+Quoi qu'il en soit de ces réglemens, qui n'ont par eux-mêmes qu'une
+autorité très circonscrite, on peut leur appliquer, ainsi qu'à l'espèce
+de prescription sur laquelle est fondée, dans nos diocèses, la réserve
+de certaines dispenses ou absolutions, ce que disait Yves de Chartres
+dans une affaire bien autrement importante pour l'église: «Des usages,
+ou des règles qui ne sont pas fondés sur la loi éternelle, et auxquels
+l'honneur et l'avantage de l'église ont donné naissance, peuvent être
+abandonnés, pour un temps, par des motifs aussi saints que ceux qui les
+firent établir; et alors cet abandon n'est pas une prévarication
+dangereuse contre la règle, mais bien plutôt une dispensation louable et
+salutaire.» _Cum ea quæ æternâ lege sancita non sunt, sed pro honestate
+et utilitate ecclesiæ instituta vel prohibita, pro eâdem occasione ad
+tempus remittuntur pro quâ inventa sunt, non est institutionum damnosa
+prævaricatio, sed laudabilis et saluberrima dispensatio_[28].
+
+Cela est surtout vrai quand il s'agit du renoncement passager à une
+réserve qui n'est fondée sur aucune loi divine ou même ecclésiastique,
+et du retour temporaire à l'exercice d'un droit inaliénable de sa
+nature, tel que celui qui est inhérent au caractère épiscopal,
+d'accorder les dispenses que l'usage réservait au saint siége; et
+lorsque de puissans motifs d'utilité publique, du bien de la religion et
+des besoins spirituels des fidèles, déterminent les évêques à reprendre,
+pour un temps, l'exercice du droit suspendu par la réserve, alors, loin
+de pouvoir être accusés _d'une prévarication dangereuse contre la
+règle_, leur conduite à cet égard est, selon Yves de Chartres, _une
+dispensation louable et salutaire_, que leur prescrivent le bon
+gouvernement et les besoins de leurs diocèses.
+
+Depuis long-temps, l'église gallicane a su mettre ces maximes en
+pratique. Au quinzième siècle, un schisme déplorable affligeait
+l'église, et la difficulté de reconnaître quel était le pape légitime
+équivalait à une sorte d'impossibilité de recourir à lui, afin d'en
+obtenir les absolutions ou dispenses dont les fidèles pouvaient avoir
+besoin. Alors fut convoquée l'assemblée du clergé, qu'on regardait _en
+ces rencontres_, dit le savant et religieux P. Berthier, _comme le
+souverain tribunal ecclésiastique de la nation_. Les évêques réunis en
+1408, avec les députés des chapitres et des universités, dans la
+Sainte-Chapelle de Paris, firent, au mois d'octobre, le fameux réglement
+connu sous le titre d'_Advisamenta Ecclesiæ gallicanæ_. Le second
+article règle que les absolutions communément réservées au pape, les
+dispenses de mariage et d'irrégularités, seront données, si cela se
+peut, par le pénitencier de l'église romaine, sinon _par l'ordinaire_,
+ou, en certains cas, par le concile de la province[29].
+
+Une résolution semblable fut prise par le concile de l'église gallicane,
+assemblée en 1510 à Tours, sous Louis XII. On y statua (art. IV) que les
+prélats et sujets du roi se conformeraient à l'ancien droit commun.
+_Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum._
+
+Venant à nos temps modernes, nous voyons un Pape aussi savant que zélé
+pour le maintien de la discipline de l'église, regarder la difficulté de
+recourir au saint siége comme un motif de s'écarter de la sage réserve
+qui attribuait au Pape les absolutions et dispenses dont il s'agit.
+_Ultrò concedimus episcopis_, dit Benoît XIV, _relaxandi facultatem,
+modò facilè adiri non possit prima sedes_. Or, si ce grand Pape
+accordait volontiers aux évêques la faculté de dispenser, lorsqu'il
+prévoyait qu'il ne serait pas facile de recourir au saint siége, à plus
+forte raison croyait-il que, si des circonstances impérieuses ne
+permettent pas d'y recourir, les évêques doivent user provisoirement de
+la faculté de dispenser, dont l'usage ne peut jamais rester suspendu
+dans l'église. La raison en est, comme le dit fort bien l'auteur du
+_Traité des Dispenses_, que la réserve «doit cesser quand le vrai bien
+des fidèles l'exige; et il n'y aurait ni prudence ni sagesse à vouloir
+qu'elle subsistât dans des occasions où elle ne pourrait subsister sans
+être préjudiciable à ceux pour l'avantage desquels on peut assurer
+qu'elle a été et qu'elle a dû être établie[30].»
+
+_La réserve des dispenses est odieuse_, dit encore le même théologien,
+_parce qu'elle déroge au droit des évêques_; et dans son _Traité du
+Mariage_, il prouve que cette réserve, qui n'a pu s'établir que pour le
+bien de l'église, lui deviendrait souvent préjudiciable, si elle ne
+cessait pas lorsqu'il est impossible ou même simplement incommode de
+recourir au siége apostolique: _Eo quòd ad apostolicam sedem, vel
+nullatenùs, vel opportunè recurri non possit_[31].
+
+À ces autorités il serait facile de joindre celles de M. d'Argentré,
+évêque de Tulle, dans son _Explication des Sept Sacremens_; de Pontas;
+du docteur Bailly, auteur d'une _Théologie dogmatique et morale à
+l'usage des séminaires_; des Conférences de Paris et d'Angers. Le
+docteur Ducasse lui-même, qui a plaidé avec tant de zèle en faveur du
+droit exclusif qu'il attribue au Pape d'accorder les dispenses de
+mariage, avoue que la réserve cesse en certains cas, notamment dans
+celui de la difficulté du recours, parce que, dit-il, «la réservation
+qui est faite au Pape et la puissance que Jésus-Christ lui a donnée, est
+pour édifier et non pour détruire[32].»
+
+En un mot, tous les théologiens et canonistes qui jouissent de quelque
+estime en-deçà comme au-delà des monts, s'accordent à penser que, si le
+recours au saint siége devient impossible, dangereux ou même simplement
+difficile, la réserve est suspendue pour tout le temps que durent
+l'impossibilité, la difficulté ou le danger de ce recours.
+
+Ainsi nous répondrons à la première question que Sa Majesté nous a fait
+l'honneur de nous proposer, en disant: Lorsque des circonstances
+malheureuses interrompent, pour un temps, la communication entre le Pape
+et les sujets de l'empereur, _c'est aux évêques diocésains que les
+fidèles doivent s'adresser, afin d'obtenir les dispenses qu'accordait le
+saint siége_.
+
+Mais cette réponse qu'il a fallu généraliser, parce que la question nous
+était proposée en termes généraux, a besoin elle-même d'une explication
+dont nous avons indiqué le principe, en distinguant deux sortes de
+dispenses: les unes relatives à l'administration générale de l'église et
+à sa discipline intérieure, les autres qui ont pour objet les besoins
+journaliers des fidèles. C'est uniquement à ces dernières que doit se
+rapporter la réponse que nous venons de faire à Sa Majesté; car il y
+aurait trop d'inconvénient à laisser à la volonté particulière de chaque
+évêque l'exercice du droit de disposer des lois que l'église a portées
+pour le bon ordre et l'uniformité de son gouvernement.
+
+SECONDE QUESTION.
+
+La seconde question que Sa Majesté nous fait l'honneur de nous proposer
+est celle-ci:
+
+«Quand le Pape refuse persévéramment d'accorder des bulles aux évêques
+nommés par l'empereur pour remplir les sièges vacans, quel est le moyen
+légitime de leur donner l'institution canonique?»
+
+Pour répondre à cette importante question, nous croyons devoir rappeler
+celle qui nous fut proposée l'année dernière en ces termes:
+
+«Le gouvernement français n'ayant point violé le concordat, si, d'un
+autre côté, le Pape refuse de l'exécuter, l'intention de Sa Majesté est
+de regarder le concordat comme abrogé; mais, dans ce cas, que
+convient-il de faire pour le bien de la religion?»
+
+Après une exposition succincte de la doctrine catholique, concernant la
+juridiction de l'église, nous terminions notre réponse en observant que
+le conseil n'avait pas l'autorité nécessaire pour indiquer les mesures
+propres à remplacer l'intervention du Pape dans la confirmation des
+évêques; que son avis, à cet égard, ne serait que celui d'un très petit
+nombre de prélats, sans pouvoir, sans caractère pour représenter
+l'église de France. En conséquence, disions-nous, nous pensons que, dans
+une circonstance aussi délicate, où il est essentiel de ne point
+s'écarter des principes consacrés par la religion, de ne pas alarmer les
+consciences, Sa Majesté ne peut rien faire de plus sage et de plus
+conforme aux règles, que de convoquer un concile national, où le clergé
+de son empire examinerait la question qui nous est proposée, et
+indiquerait les moyens propres à prévenir les inconvéniens de refus des
+bulles pontificales.
+
+En 1688, à l'occasion d'un refus semblable, fait par le pape Innocent XI
+aux évêques nommés par Louis XIV depuis 1681, le parlement de Paris, sur
+les conclusions du procureur-général Talon, rendit un arrêt portant que
+le roi serait supplié de convoquer les conciles provinciaux et même un
+concile national. Cet arrêt, dit d'Héricourt, est conforme à ce qui
+s'est pratiqué en France en des occasions pareilles. Les exemples en
+sont rapportés dans les _Preuves des libertés de l'Église gallicane_.
+
+Sa Majesté jugea et nous fit dire que cette réponse ne satisfaisait pas
+entièrement à la question, en ce qu'elle ne déterminait pas si le
+concile national avait en lui-même l'autorité nécessaire pour suppléer
+au défaut des bulles apostoliques, ou s'il faudrait encore recourir à
+une autorité supérieure à la sienne.
+
+Sans vouloir prévenir ni préjuger la décision du concile appelé à
+prononcer sur une matière d'un aussi grand intérêt, le conseil indique
+la marche qu'il pourrait suivre, et conclut son opinion par ces
+réflexions que nous allons transcrire, parce qu'elles renferment le
+principe de la réponse à la question qui nous est proposée aujourd'hui.
+
+«Jusqu'à présent, nous avons raisonné d'après les lois de la discipline
+ecclésiastique, et dans l'état ordinaire des choses, il n'est jamais
+permis de s'en écarter. Mais un point de discipline, établi pour le
+gouvernement et la conservation des églises particulières, cesse
+d'obliger lorsqu'il est évident qu'on ne peut l'observer sans exposer
+une grande église aux plus grands dangers. Si le chef de l'église
+universelle paraît abandonner l'église de France à elle-même, en
+refusant de concourir, comme il le doit, à l'institution de ses évêques,
+cette église si ancienne, et qui occupe une place si considérable dans
+la catholicité, doit trouver en elle-même des moyens de se conserver et
+de se perpétuer. Elle est autorisée à recourir à l'ancien droit,
+lorsque, sans qu'il y ait eu faute de sa part, l'exercice du droit
+nouveau est devenu impraticable à son égard.
+
+«En conséquence, nous pensons qu'après avoir protesté de son attachement
+inviolable au saint siége et à la personne du souverain pontife, après
+avoir réclamé l'observation de la discipline actuellement en vigueur, le
+concile pourrait déclarer qu'attendu l'extrême difficulté, ou
+l'impossibilité de recourir à un concile oecuménique, vu le danger
+imminent dont l'église de France est menacée, l'institution donnée
+_concilièrement_ par le métropolitain, à l'égard de ses suffragans, et
+par le plus ancien évêque de la province à l'égard du métropolitain,
+tiendra lieu des bulles pontificales, jusqu'à ce que le Pape ou ses
+successeurs consentent à l'exécution du concordat.
+
+«Ce retour provisoire à une partie de l'ancien droit ecclésiastique
+serait justifié par la première de toutes les lois, la loi de la
+nécessité que notre saint père le Pape lui-même a reconnue, à laquelle
+il s'est soumis, lorsque, pour rétablir l'unité dans l'église de France,
+il s'est mis au-dessus de toutes les règles ordinaires, en supprimant,
+par un acte d'autorité sans exemple, toutes les anciennes églises de
+France, pour en créer de nouvelles.»
+
+Telle est l'opinion que nous avions l'honneur d'exposer à Sa Majesté au
+mois de janvier 1810.
+
+Depuis ce temps, le Pape a continué de refuser des bulles, sans alléguer
+aucune raison canonique de son refus; il ne s'est point rendu aux
+instances et respectueuses prières que lui ont adressées, au nom de
+toute l'église de France, les évêques qui se rencontraient à Paris, il y
+a près d'un an. Le nombre des diocèses qui n'ont point de premier
+pasteur augmente chaque année d'une manière effrayante, et bientôt
+l'épiscopat s'éteindrait en France, si l'on ne trouvait pas quelque
+moyen canonique de remédier à l'inexécution du concordat, et au refus
+persévérant des bulles apostoliques.
+
+Louis XIV éprouva la même difficulté de la part des papes Innocent XI et
+Alexandre VIII. Tant que dura la mésintelligence entre les deux cours,
+c'est-à-dire depuis 1681 jusqu'en 1693, les évêques nommés par le roi
+gouvernèrent leurs diocèses en vertu des pouvoirs qu'ils recevaient du
+chapitre de l'église vacante. Nous en avons la preuve pour quelques uns,
+et notamment pour le célèbre Fléchier, nommé successivement à Lavaur et
+à Nîmes, et nous sommes fondés à présumer qu'il en a été de même des
+autres, sur lesquels il ne nous reste pas de renseignemens positifs.
+
+Cette mesure, conseillée, à ce que l'on croit, par l'oracle de l'église
+gallicane, par l'immortel Bossuet, et parfaitement conforme aux
+principes de la hiérarchie, supposait les droits assurés au Pape par le
+concordat, et tendait même à les conserver; et quoique les droits de la
+nomination royale parussent compromis par cette espèce d'accommodement,
+Louis XIV voulut bien y condescendre. Les papes Innocent XI et Alexandre
+VIII ne s'y opposèrent pas, et Innocent XII l'approuva tacitement, en
+accordant les bulles aux évêques nommés, sans leur faire un crime de la
+part qu'ils avaient eue dans l'administration de leurs diocèses.
+
+C'est un principe reconnu dans toute l'église, et consacré par le
+concile de Trente (session 24, chap. 16), qu'à l'instant même de la mort
+d'un évêque, la juridiction épiscopale passe de plein droit au chapitre
+cathédral; et dans l'église de France, c'est un usage immémorial que les
+chapitres confèrent les pouvoirs dont ils sont dépositaires, pendant la
+vacance du siége, à l'ecclésiastique nommé par le souverain à l'évêché
+vacant. S'il existe pour l'Italie, ou pour quelques autres pays, une
+loi, ou un usage contraire, cette loi, cet usage ne sont d'aucune
+autorité dans l'église de France, qui est toujours maintenue dans la
+possession de se gouverner selon son ancienne discipline.
+
+C'est pour l'église de France, dans les circonstances actuelles, une
+précieuse ressource que le pouvoir donné aux évêques nommés d'exercer
+canoniquement, dans leurs diocèses, la juridiction épiscopale. Pourquoi
+faut-il que le Pape ait tenté de les dépouiller d'un droit si légitime,
+et qui ne peut tourner qu'à l'avantage des fidèles?
+
+Dans ses brefs aux chapitres de Florence, de Paris et d'Asti, le Pape
+déclare, en principe général, que les chapitres des églises vacantes ne
+peuvent déléguer leurs pouvoirs aux évêques nommés par l'empereur, et il
+défend à ceux-ci d'accepter les pouvoirs qui leur seraient offerts; et
+de s'immiscer dans le gouvernement de leur église.
+
+Nous savons bien que les brefs, qui ne sont reçus nulle part, ne
+prévaudront jamais contre notre antique discipline. Nous n'y voyons
+qu'une triste preuve des préventions inspirées au Pape par des hommes
+peu instruits de nos usages, et de la situation de l'église de France.
+Ce vertueux pontife, qui a donné à cette église des preuves si marquées
+de son affection paternelle, se serait empressé d'accueillir toutes les
+mesures de conciliation, s'il n'eût pas été trompé par des rapports
+infidèles.
+
+C'est dans cet état de choses qu'après nous avoir déclaré _qu'elle ne
+veut plus faire dépendre l'existence de l'épiscopat en France, de
+l'institution canonique du Pape, qui serait ainsi le maître de
+l'épiscopat_, Sa Majesté nous demande quelles sont les mesures à prendre
+_pour que les évêques aient le caractère requis pour exercer leur
+juridiction épiscopale. Sa Majesté s'en rapporte à nous pour lui faire
+connaître ce qui convient le mieux_.
+
+Nous nous montrerons dignes de la confiance dont Sa Majesté nous honore,
+par une exposition franche et loyale des vues que nous suggéreront notre
+dévoûment à sa personne et notre zèle pour la religion. Ces deux
+sentimens se prêtent une force mutuelle: évêques et Français, nous ne
+séparerons jamais les intérêts de l'église de ceux de l'État.
+
+En déclarant que désormais l'existence de l'épiscopat en France ne
+dépendra plus de l'institution canonique du Pape, Sa Majesté abroge le
+concordat passé entre Léon X et François Ier, et renouvelé entre Sa
+Majesté et notre saint père le Pape.
+
+Ce concordat, en effet, donne au Pape un avantage trop marqué sur nos
+monarques. Par une des clauses du concordat, le prince perd le droit de
+nommer, si, dans un temps fixé, il ne présente pas au Pape un sujet
+capable. Pour qu'il y eût égalité de droits entre les augustes parties
+contractantes, il eût fallu que, de son côté, le Pape se fût obligé de
+donner l'institution ou de produire un motif canonique de refus dans un
+temps déterminé, faute de quoi le droit d'instituer serait dévolu, par
+ce seul fait, au concile de la province où serait situé l'évêché vacant.
+
+Au moyen de cette clause ajoutée au concordat, il ne serait plus au
+pouvoir des Papes de prolonger à leur gré la vacance des siéges. _Les
+Papes ne seraient plus les maîtres de l'épiscopat._ Nous conserverions
+tous les avantages du concordat, sans inconvéniens et sans danger.
+
+Et puisque Sa Majesté nous permet de lui exposer ce qui nous paraît
+convenir le mieux pour assurer, dans tous les temps, le plein exercice
+de la juridiction épiscopale, nous oserons lui dire que, de toutes les
+mesures possibles, le concordat ainsi modifié est la plus simple, la
+plus conforme aux principes, la plus propre à rallier tous les esprits
+et à rassurer les consciences timorées.
+
+Le changement que nous proposons dans le concordat est trop essentiel
+pour ne pas demander le consentement des deux parties contractantes.
+L'empereur est en droit de l'exiger, pour que ses nominations ne soient
+plus éludées par des refus, ou par des délais arbitraires. Le Pape doit
+y consentir, pour donner à l'empereur une garantie contre des abus qui
+se sont reproduits si souvent. Nous présumons de la justice et de la
+sagesse du saint père qu'il ne se refusera pas à une proposition si
+raisonnable; mais s'il n'y accédait pas, son refus justifierait, aux
+yeux de toute l'église, l'entière abolition du concordat, et le recours
+à un autre moyen de conférer l'institution canonique.
+
+Nous ne devons pas le dissimuler à Sa Majesté, dans une affaire de cette
+nature, où le succès dépend uniquement de la persuasion, il s'agit moins
+de savoir ce que permet la rigueur des principes, que de consulter et de
+ménager l'opinion publique. Quelque juste que fût, d'après la conduite
+du Pape, l'entière abolition du concordat, quelque légitime que pût être
+le rétablissement de la sanction pragmatique, ou tout autre moyen
+d'institution canonique, nous ne croyons pas qu'on doive les proposer
+sans y avoir préparé les esprits, sans avoir convaincu les fidèles qu'il
+ne reste pas d'autre ressource pour donner des évêques à l'église de
+France, et que ce n'est qu'après avoir épuisé tous les moyens de
+conciliation, que l'on se permet un changement si important dans la
+discipline de l'église.
+
+Une autre considération n'échappera pas à la sagesse de Sa Majesté. On
+n'a pas oublié les troubles excités dans toute la France à l'occasion de
+la constitution civile du clergé; l'empereur, qui seul a pu les apaiser,
+ne voudra pas que de nouvelles dissensions, qu'un nouveau schisme
+viennent les ressusciter. Il ne faut donc pas que les fidèles tiennent
+pour suspecte la mission des évêques institués selon les formes
+nouvelles; il ne faut pas que la malveillance puisse emprunter de la
+religion mal entendue un prétexte pour former un parti dans l'État.
+
+Sous un gouvernement aussi ferme que celui de Sa Majesté, nous ne
+craignons pas pour la chose publique. On ne verra pas renaître les
+séditions et la guerre civile; mais tout le monde sait que les divisions
+religieuses sont la source d'une infinité de maux particuliers, et
+n'eussent-elles d'autre effet que de relâcher le ressort de la religion
+et d'affaiblir son heureuse influence sur les moeurs publiques, il n'est
+rien que l'on ne doive tenter pour les prévenir.
+
+Nous n'ignorons pas qu'il serait injuste et déraisonnable de confondre
+le rétablissement de la sanction pragmatique, ou toute autre mesure
+adoptée d'après l'avis et sous l'autorité de l'église de France, avec la
+constitution du clergé, décrétée par une autorité purement séculière,
+malgré les justes réclamations du souverain pontife et de tous les
+évêques de France; mais nous savons aussi que le peuple ne saisirait pas
+cette différence, qui tient à des notions trop au-dessus de sa portée,
+et qu'il ne verrait dans les nouvelles mesures substituées au concordat
+que l'absence de l'intervention du Pape, qu'il est accoutumé à regarder
+comme nécessaire.
+
+En vain nous flatterions-nous de l'éclairer par nos instructions. Loin
+de le ramener, nous nous exposerions à perdre sa confiance: il nous
+croirait en opposition avec le chef de l'église, et hors de sa
+communion; il se partagerait entre le Pape et nous, et la plupart des
+fidèles ne connaissant pas les limites précises de la juridiction
+pontificale, les uns refuseraient au Pape l'autorité qui lui appartient
+de droit divin dans le gouvernement de l'église universelle, les autres
+abandonneraient des évêques qu'ils croiraient séparés du centre de
+l'unité catholique. Le schisme renaîtrait avec tous ses désordres; et
+quel remède pourrait-on y apporter, tant qu'il existerait une division
+entre le Pape et les évêques?
+
+Et qu'on ne croie pas que nous cédons à de vaines terreurs. Nous
+connaissons les sentimens et les dispositions des peuples confiés à
+notre sollicitude. Nous nous rappelons les difficultés que nous avons
+éprouvées au commencement de notre épiscopat, et les ménagemens qu'il
+nous a fallu employer pour les concilier avec des changemens amenés par
+les circonstances, mais contre lesquels d'anciennes habitudes les
+avaient prévenus. Nous savons que nous n'avons obtenu leur confiance et
+celle de leurs pasteurs immédiats, qu'en nous présentant à eux au nom du
+saint siége. Nous savons encore, et il est de notre devoir de le dire à
+Sa Majesté, qu'au premier bruit de la mésintelligence qui a éclaté entre
+les deux puissances, l'inquiétude s'est répandue dans les esprits, les
+consciences ont été alarmées, et que, malgré tous nos efforts pour les
+rassurer, les peuples craignent de se voir replongés dans l'anarchie
+religieuse dont la sagesse de Sa Majesté avait su les tirer.
+
+Dans plusieurs diocèses, il s'est formé une secte de prétendus
+_catholiques purs_ qui exercent un culte clandestin, auquel président
+des prêtres qui, se dérobant à la surveillance des évêques, ne donnent
+au gouvernement aucune garantie de leurs principes et de la morale
+qu'ils enseignent. Nous sommes instruits que cette secte, qui commençait
+à se dissiper, a pris une nouvelle force des circonstances actuelles, et
+sans doute elle s'accroîtra d'une multitude d'hommes simples et
+ignorans, à qui il ne sera pas difficile de persuader qu'un changement
+aussi important dans la discipline de l'église annonce le projet de
+détruire la religion de leurs pères.
+
+Une autre classe d'hommes encore plus dangereux, et surtout dans les
+campagnes, ce sont les restes d'une faction trop connue par ses excès.
+Toujours prêts à saisir toutes les occasions de semer le mécontentement
+et de troubler l'ordre public, ils affectent souvent auprès du peuple un
+zèle ardent pour la religion. Au plus léger changement introduit dans le
+culte, ils s'écrient que tout est perdu; ils se plaisent à alarmer la
+piété des bons villageois, pour les prévenir et les indisposer contre le
+gouvernement. C'est de la part de ces hommes sans religion, et par une
+suite de leurs perfides insinuations, que nous avons éprouvé les plus
+fortes oppositions à la suppression de quelques fêtes. Et qui peut
+prévoir l'effet des nouvelles manoeuvres, que mettent en jeu ces ennemis
+éternels de l'ordre et de la tranquillité publique, s'ils trouvent les
+esprits préparés à recevoir les impressions de la malveillance?
+
+Quelles conséquences prétendrons-nous tirer de ces réflexions?
+Dirons-nous qu'il faut laisser les choses dans l'état où elles sont, et
+attendre qu'il plaise au souverain pontife d'accorder des bulles aux
+évêques nommés par l'empereur?
+
+Non, le besoin de l'église de France et la dignité de l'empereur ne le
+permettent pas.
+
+La juridiction déléguée par les chapitres cathédraux aux évêques nommés
+ne peut être regardée que comme un expédient passager. Outre le
+gouvernement des églises, l'épiscopat a des fonctions qui lui sont
+essentiellement réservées, et que les fidèles sont en droit de réclamer.
+Des évêques réduits à la qualité de simples administrateurs capitulaires
+ne pourraient remplir qu'une partie des devoirs de l'épiscopat, il faut
+que les pouvoirs de l'ordre soient unis aux pouvoirs de la juridiction;
+il faut que chaque diocèse trouve dans son sein la plénitude du
+ministère épiscopal.
+
+Nous nous sommes permis d'exprimer le désir que l'on déclarât à S. S.,
+ou que le concordat, déjà rompu par son propre fait, serait
+authentiquement aboli par l'empereur, ou qu'il ne serait conservé qu'à
+la faveur d'une clause propre à rassurer l'empereur et l'église de
+France contre ces refus arbitraires qui rendent illusoires les droits
+que le concordat assure à nos souverains. Si l'empereur daignait
+accepter ce tempérament; si, de son côté, le Pape, en reconnaissait la
+justice et les inestimables avantages, les bulles attendues depuis si
+long-temps seraient expédiées sur-le-champ; l'ordre et la paix se
+rétabliraient dans l'église de France sans secousse et sans déchiremens,
+l'on aurait obtenu tout ce que l'on a demandé, et nous n'aurions plus à
+craindre pour l'avenir le retour de semblables difficultés.
+
+Mais si l'empereur ne jugeait pas convenable de se prêter à cette
+proposition, si le Pape refusait d'y acquiescer, le concordat devenant
+inexécutable tant que les choses demeureraient en cet état, par quel
+moyen faudrait-il le remplacer?
+
+À cette question, l'esprit se reporte naturellement aux temps qui ont
+précédé les concordats, et la réponse qui se présente d'abord, c'est
+qu'il faudrait rétablir, pour ce qui concerne l'institution des évêques,
+les réglemens de la sanction pragmatique, rédigés dans l'assemblée de
+Bourges, en 1438, d'après les décrets du concile de Bâle.
+
+Cependant la pragmatique ayant été abolie solennellement par la
+publication du concordat, on ne peut la faire revivre, à moins que
+l'autorité ecclésiastique n'intervienne dans son rétablissement. Car,
+ainsi que nous le disions l'année dernière, «au milieu de toutes les
+variations introduites dans la discipline de l'église, relativement à
+l'institution des évêques, le principe de la nécessité d'une institution
+ecclésiastique est demeuré invariable; ces divers changemens se sont
+toujours faits du consentement exprès ou tacite de l'église, et c'est
+par son autorité que les élections ont pris successivement différentes
+formes, que le droit de confirmer les évêques élus a passé des conciles
+provinciaux et des métropolitains aux souverains pontifes, et que les
+élections capitulaires ont été remplacées par la nomination du chef de
+l'État; et si jamais il devenait nécessaire d'adopter un autre mode
+d'institution, il faudrait commencer par le faire approuver par
+l'église.
+
+«Nous disons plus: cette approbation de l'église serait indispensable,
+quand même on proposerait de revenir à l'une des méthodes adoptées dans
+les siècles précédens. Une loi abrogée n'est plus une loi, et ne peut en
+reprendre le caractère que de l'autorité qui l'a abrogée. L'église ne se
+gouvernerait plus elle-même, elle n'aurait plus le droit de faire des
+lois et des réglemens pour sa discipline intérieure, si quelque autre
+puissance pouvait la forcer à reprendre les lois et les réglemens
+qu'elle aurait abolis.»
+
+C'est dans le concile oecuménique que réside l'autorité suprême de
+l'église, et, au défaut du concile, c'est au souverain pontife qu'il
+appartient régulièrement de statuer sur ce que le droit appelle les
+causes majeures. Mais lorsqu'il s'agit de la discipline d'une grande
+église, lors, surtout, qu'il est question de pourvoir à sa conservation,
+si de malheureuses circonstances ne lui permettent pas de se fortifier
+de l'autorité du chef de l'église, nous pensons qu'on ne peut lui
+contester le droit et le pouvoir d'abroger, ou du moins de suspendre,
+pour un temps et provisoirement, des réglemens qu'il est devenu
+impossible d'observer, et d'y en substituer d'autres convenables à ses
+besoins.
+
+L'église de France ne peut se passer du ministère des évêques. Si le
+Pape refuse, sans motifs canoniques, de concourir à leur institution,
+quel autre moyen reste-t-il, sinon de recourir à l'ancien droit, selon
+lequel les bulles n'étaient pas nécessaires?
+
+C'est par une espèce de réserve, introduite insensiblement dans le moyen
+âge, et érigée en loi pour la France par le concordat, que les papes
+jouissent du droit de confirmer les évêques. Cette réserve, ainsi que
+celle des dispenses, est certainement de droit positif. Or il est
+certain qu'une réserve de droit positif cesse, lorsqu'on est dans
+l'impossibilité de s'adresser à celui en faveur de qui elle a été faite,
+et, à plus forte raison, si cette impossibilité vient de son propre
+fait.
+
+Les règles de la discipline ecclésiastique ne sont établies que pour le
+bien de l'église. Il est dit dans le concordat de Léon X et de François
+Ier qu'il a pour but l'utilité commune et publique de la France: _Pro
+communi et publica regni tui utilitate_. (Chap. 2.) Or, s'il n'y avait
+aucun moyen d'instituer les évêques lorsque le Pape refuse des bulles
+sans motifs canoniques, ce traité, conclu pour l'avantage de la France,
+lui deviendrait extrêmement préjudiciable.
+
+Toutes les fois que nous avons eu à nous plaindre de la conduite ou des
+entreprises des papes, nous avons invoqué le retour à l'ancien droit; et
+ce ne sont pas seulement nos rois et les parlemens qui l'ont réclamé, le
+clergé lui-même en a reconnu la nécessité dans certaines circonstances.
+Nous en avons deux exemples célèbres, l'un en 1408, l'autre en 1510.
+
+Charles VI, de l'avis du clergé, des princes, des barons et des
+universités du royaume, avait ordonné, en 1407, la soustraction
+d'obédience à l'égard de Benoît XIII, celui des prétendans à la papauté
+qui avait été reconnu par la France. En 1408, il se tint un concile de
+l'église gallicane, à Paris, dans la Sainte-Chapelle du Palais, à
+l'effet de délibérer sur la manière dont l'église de France devait se
+gouverner pendant la soustraction d'obédience. Les résolutions de cette
+assemblée furent publiées sous le titre d'_Advisamenta super modo
+regiminis ecclesiæ gallicanæ, durante neutralitate_, etc.
+
+En parlant de la manière de pourvoir aux bénéfices, l'assemblée ordonne
+que les élections et les postulations se fassent conformément au droit,
+_ut jura volunt_; que les évêques soient confirmés et ordonnés par le
+métropolitain, le métropolitain par le primat, ou même par les évêques
+de la province, s'il n'y a point de primat reconnu.
+
+Louis XII, en 1510, convoqua à Tours tous les évêques de son royaume, et
+leur proposa diverses questions relatives au différend qui s'était élevé
+entre lui et le pape Jules II. À la troisième question, le concile avait
+répondu que, dans le cas d'une haine notoire et d'une agression injuste
+de la part du pape contre la France, le roi pouvait se soustraire à son
+obéissance, non pas cependant en tout et indistinctement, _non tamen in
+totum et indistinctè_, mais autant que le demandaient la conservation et
+la défense de ses droits temporels. Cette réponse se rapportait
+également à la question suivante: en supposant la soustraction faite
+légitimement, que devront faire le roi et ses sujets, les prélats et
+tous les ecclésiastiques du royaume, dans les choses pour lesquelles on
+avait coutume de recourir au siége apostolique? Arrêté par le concile
+qu'il faudra se conformer au droit commun ancien, et à la pragmatique
+sanction du royaume, tirée des décrets du saint concile de Bâle:
+_Conclusum est per concilium servandum esse jus commune antiquum, et
+pragmaticam sanctionem regni, ex decretis sacro-sancti concilii
+basileensis desumptam_.
+
+À ces deux témoignages si exprès de l'église gallicane, nous pouvons
+ajouter celui des évêques députés à l'assemblée nationale, consigné dans
+l'_Exposition des principes sur la constitution civile du clergé_.
+
+Après avoir établi, comme une maxime indubitable, que, dans la situation
+où se trouvait alors l'église de France, il fallait sacrifier à la
+nécessité des circonstances tout ce que l'on pourrait abandonner sans
+altérer le dépôt inviolable de la foi, ils laissent entrevoir, comme un
+moyen de conciliation, la possibilité du retour à l'ancien droit sur
+l'institution des évêques. Citons les paroles mêmes de l'_Exposition_.
+
+«Il est, sans doute, conforme à l'antique discipline de l'église
+gallicane, d'attribuer aux métropolitains et aux plus anciens évêques
+des métropoles l'institution des évêques.
+
+«Mais il ne faut pas oublier que les métropolitains mêmes empruntaient
+leurs pouvoirs des conciles provinciaux.
+
+«C'étaient les évêques de chaque métropole, qui s'assemblaient pour la
+confirmation et la consécration des évêques de la province.
+
+«C'étaient les conciles provinciaux qui donnaient l'institution
+canonique, par la voix des métropolitains ou des plus anciens évêques,
+et c'est au défaut des conciles provinciaux que les métropolitains ou
+les anciens évêques en ont exercé les droits.
+
+«Si l'on veut rétablir les principes et les usages de l'église dans
+toute leur intégrité, il faut que les conciles provinciaux s'assemblent
+pour reprendre le droit de donner l'institution canonique, et il serait
+de toute justice qu'ils fussent convoqués et consultés sur des articles
+qui concernent une partie essentielle de leurs droits et de leurs
+pouvoirs.»
+
+Les évêques de l'assemblée nationale ne disent point que l'intervention
+du Pape soit absolument indispensable pour opérer le retour à l'ancienne
+discipline: ils l'eussent certainement demandée, ils l'eussent jugée
+nécessaire, si elle eût été possible; mais ils savaient que l'assemblée
+nationale n'aurait pas permis d'y recourir, et, dans cette supposition,
+et parce qu'ils ne voient aucun autre moyen de conserver en France la
+religion catholique, ils indiquent le rétablissement des anciennes
+formes par l'autorité de l'église gallicane réunie en conciles
+provinciaux. Sur quoi nous observerons que si, dans une matière si
+importante, ils proposent seulement des conciles provinciaux, et non un
+concile national, ou une assemblée générale du clergé de France, c'est
+parce qu'ils présument avec raison que le Pape ne refusera pas
+d'approuver les décisions des conciles provinciaux.
+
+L'_Exposition des principes_ est signée de tous les évêques de France,
+et des évêques étrangers qui avaient en France une partie de leurs
+diocèses. Le pape Pie VI l'approuva par un bref du 13 avril 1791.
+
+C'est ainsi que la nécessité, qui est la loi suprême, l'emporte sur
+toutes les lois positives, quand, pour de grands maux, comme dit saint
+Augustin, «il faut chercher de grands remèdes, quand il faut arracher
+tout un peuple à la mort.» C'est ainsi que saint Cyprien justifie le
+pape saint Corneille; on l'accusait de faiblesse: «il a cédé, disait
+saint Cyprien, à la nécessité, à cette nécessité des temps, à cette
+force des circonstances que Dieu permet, et que l'homme ne commande
+pas.»
+
+D'après les raisons et les autorités que nous venons d'alléguer, nous ne
+craignons pas de dire que, dans l'extrême nécessité où se trouve
+l'église de France, sans qu'il y ait faute de sa part, elle peut avec le
+concours du souverain, son protecteur-né, pourvoir par elle-même à sa
+propre conservation. Pour assurer la perpétuité de l'épiscopat, elle
+peut, ou invoquer le rétablissement de la pragmatique de Bourges, ou
+adopter tout autre forme d'institution qui ne soit contraire ni aux
+canons, ni à l'autorité divine et imprescriptible du saint siége
+apostolique: _Salvâ etiam_, comme s'exprimait le concile de 1408, que
+nous avons déjà cité, _debitâ sanctæ sedi apostolicæ everentiâ et domino
+Papæ_.
+
+Mais dans une affaire d'une si haute importance, où tous les fidèles ont
+le plus grand intérêt, où il faut bannir de l'esprit des peuples toute
+anxiété, toute inquiétude de conscience, et ne laisser à des hommes
+malintentionnés aucun prétexte pour exciter des troubles, le voeu de
+l'église de France ne peut se manifester d'une manière trop imposante.
+
+Le suffrage d'un petit nombre d'évêques serait compté pour rien. Il faut
+une délibération faite en commun, une décision solennelle rendue dans la
+forme conciliaire. C'est ainsi que les grandes affaires se sont toujours
+traitées dans l'église.
+
+Il n'est qu'une voie par laquelle l'église de France puisse manifester
+son voeu, et lui imprimer le caractère de l'autorité, c'est la réunion
+des suffrages du corps épiscopal, soit dans un concile national, auquel
+tous les évêques seraient appelés, soit dans une assemblée du clergé,
+composée d'un certain nombre d'évêques pour chaque métropole, nommés par
+leurs provinciaux et chargés de leurs procurations.
+
+Sa Majesté pèsera dans sa sagesse les avantages et les inconvéniens de
+l'une et de l'autre forme de réunion.
+
+Les résolutions prises dans le concile ou dans l'assemblée, à la
+pluralité des voix, seraient soumises, conformément à nos anciens
+usages, à l'approbation de Sa Majesté.
+
+Les voeux de l'église de France seraient comblés, si elle pouvait obtenir
+l'assentiment de notre saint père le Pape. On se fera du moins un devoir
+de le solliciter dans la forme la plus respectueuse, et s'il est refusé,
+on protestera que c'est avec la plus vive douleur que l'église de France
+voit se rompre un des liens qui l'attachent au saint siége; qu'elle ne
+se départira jamais de l'obéissance et de la soumission que lui doivent
+toutes les églises particulières; qu'elle désire ardemment que des
+circonstances plus heureuses lui permettent de revenir à cette forme
+d'institution qui multiplie ses rapports avec le chef de l'église, et
+dont elle ne s'écarte en ce moment que parce qu'elle y est forcée par la
+nécessité de pourvoir à sa propre conservation.
+
+Tel est le voeu que nous avons l'honneur de déposer aux pieds de Sa
+Majesté. Nous osons nous flatter qu'elle y reconnaîtra le langage et les
+sentimens qu'elle a droit d'attendre des ministres d'une religion qui
+place au premier rang de ses préceptes l'amour de l'ordre, le respect
+pour les lois, et la fidélité au souverain.
+
+Nous croyons aussi que Sa Majesté trouvera dans nos principes, et dans
+la mesure que nous prenons la liberté de lui proposer, une garantie
+suffisante contre toute entreprise de la part des Papes, au préjudice
+des droits de la souveraineté.
+
+Déjà l'empressement avec lequel tout le clergé de son empire a souscrit
+la déclaration de 1682, a convaincu Sa Majesté que les prétentions
+surannées de Grégoire VII, s'il était possible qu'on osât les
+reproduire, rencontreraient dans l'église de France une résistance
+unanime et insurmontable. Et, quant au refus arbitraire des bulles
+d'institution, cet abus n'aura plus lieu désormais, soit que l'on ajoute
+au concordat la clause que nous avons indiquée, soit que l'église de
+France adopte un autre mode de conférer l'institution canonique à ses
+évêques.
+
+Nous terminerons ce rapport comme les évêques assemblés par Louis XII,
+en 1510, ont terminé leur consultation: «Il semble au concile,
+disaient-ils, qu'avant tout il faudrait que l'église gallicane envoyât
+des députés au pape Jules, pour lui faire entendre les admonitions et
+les conseils de la charité fraternelle, et le rappeler à des sentimens
+pacifiques.»
+
+Si l'on croyait devoir cette déférence à Jules II, pontife ambitieux,
+implacable ennemi de la France, et armé contre elle, combien plus
+est-elle due à Pie VII! La droiture de ses intentions est généralement
+reconnue. Il n'a besoin que d'être éclairé sur le véritable état des
+choses, et nous sommes persuadés qu'il ne résisterait pas aux
+remontrances et aux prières de toute l'église de France, si elles lui
+étaient portées par quelques évêques à qui Sa Majesté aurait permis de
+se rendre auprès de lui.
+
+Cette démarche, si conforme d'ailleurs aux maximes et à l'esprit de
+l'Évangile, est un devoir pour les évêques, à qui l'on ne pardonnerait
+pas de s'expliquer avec tant de liberté sur la conduite de leur chef,
+sans avoir tenté tous les moyens de le fléchir et d'éclairer sa
+religion.
+
+Toutes les difficultés s'aplaniraient, si cette députation avait le
+succès dont nous osons nous flatter. Mais si, contre toute espérance, ce
+dernier effort était inutile, les peuples qui portent un oeil inquiet sur
+nos délibérations reconnaîtraient que nous n'avons rien négligé de ce
+qu'exige de nous le profond respect dû par des évêques au chef de
+l'église universelle. Leur confiance et l'autorité de notre ministère ne
+seraient point affaiblies, et ils montreraient moins de répugnance pour
+un nouvel ordre de choses, que des circonstances impérieuses, et la
+nécessité de pourvoir à leurs besoins spirituels, nous auraient forcés
+d'adopter.
+
+FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: Le maréchal d'Ancre fut tué en 1617, sur le pont-levis du Louvre par
+l'Hopital de Vitry, et sa femme fut décapitée et brûlée comme sorcière.
+La maison de Luynes fut enrichie de ses dépouilles.]
+
+[2: Le prince Auguste, fils du prince Ferdinand, frère du grand
+Frédéric.]
+
+[3: Depuis le mariage de l'empereur, l'Autriche avait à Londres un
+chargé d'affaires (M. Weissemberg), et elle avait demandé à la France de
+pouvoir communiquer avec lui par Calais.]
+
+[4: L'armée d'Andalousie avait fait un mouvement dans la Vallée de
+Guadiana, avait pris Badajoz et Elvas. Elle entrait en Portugal; mais
+elle se retira lorsque le maréchal Masséna commença sa retraite.]
+
+[5: On connaissait l'opinion qu'en avait son prédécesseur. Pie VI aimait
+le monde, et ne parlait point volontiers d'affaires après dîner. Un
+jour, on annonça un évêque de la banlieue de Rome, qui venait
+l'entretenir; il gronda de ce que l'on n'avait pas su lui éviter la
+visite de ce prélat, que l'on savait, aussi bien que lui, être un homme
+difficultueux et très-opiniâtre: mais comme on ne pouvait pas le
+renvoyer, le pape le fit entrer. C'était effectivement une difficulté,
+qu'il avait avec la daterie sur quelques portions de son fisc, qui
+l'avait amené en réclamation près du S. Père; pour avoir le repos, on
+lui accorda ce qu'il demandait, et comme il sortait du salon, le pape
+dit aux cardinaux, qui étaient présens: Messieurs, si jamais celui-là
+vient à la tête de l'église, on verra de belles choses. Cet évêque
+devint précisément le pape Pie VII. Il est même vraisemblable que le
+conclave ne le choisit qu'à cause de ce caractère qui convenait aux
+difficultés de toute espèce dont l'église allait être entourée.]
+
+[6: J'ai déjà dit que l'empereur ne l'avait pas ordonné; il se contenta
+d'en écrire au roi de Naples, que la tranquillité de l'Italie
+intéressait aussi, en prévoyant le cas où l'application de cette mesure
+deviendrait urgente. Je ne sais si c'est celui-ci qui a pris de suite la
+chose au pire, ou l'agent qui commandait à Rome.]
+
+[7: Il avait été placé au diocèse de Paris par le respectable M.
+Portalis père.]
+
+[8: Le ministre actuel.]
+
+[9: M. Franchet, ex-directeur de la police, fut arrêté comme ayant été
+un de ces messagers. Il était à cette époque-là employé dans un bureau
+d'administration à Lyon, et augmentait ses émolumens du produit de ses
+voyages.]
+
+[10: M. Daunou était membre de l'Institut et chef des archives.]
+
+[11: Cette inquiétude m'a paru dater de l'époque du mariage: j'ai su en
+effet qu'il avait été dit, parmi beaucoup d'autres absurdités, que, si
+l'empereur avait épousé une princesse russe au lieu d'une autrichienne,
+l'empire d'Autriche aurait fini par être divisé, et qu'ayant épousé une
+princesse de cette maison, ce serait vraisemblablement la Russie qui le
+serait. De pareils contes ont trouvé à s'accréditer, et la malveillance
+s'est attachée à en pénétrer ceux qui pouvaient être le plus intéressés
+à approfondir la vérité.]
+
+[12: Je l'ai vu, au retour de l'île d'Elbe, encore très irrité d'une
+lettre écrite par M. de Caulaincourt à l'empereur Alexandre, dans
+laquelle ce ministre se disculpait de toute participation à l'affaire du
+duc d'Enghien.
+
+Cette lettre, publiée dans le _Journal des Débats_, m'a paru expliquer
+tout ce qui est arrivé, parce qu'elle avait dû mettre notre ambassadeur
+à la disposition d'Alexandre.]
+
+[13: On vendait à Leipsick et même à Mayence du sucre et du café qui
+venaient de Riga.]
+
+[14: Je me rappelle qu'étant en 1808 en Russie, j'eus une discussion
+chez l'empereur Alexandre sur divers officiers de notre armée.
+L'empereur s'en mêla et répondit, en m'adressant la parole: «Vous avez
+raison, parce que votre maître est incomparablement au-dessus de tout ce
+qui a commandé des armées; mais après lui nous verrons.»]
+
+[15: Parce qu'ordinairement on repousse les agens de police de toutes
+les maisons où ils se présentent.]
+
+[16: Depuis l'arrivée en France de l'impératrice Marie-Louise,
+l'empereur avait établi ces petits spectacles tous les jeudis, afin
+qu'elle pût juger du talent de tous les bons acteurs de la capitale.
+
+Il y avait peu de personnes invitées à ces représentations, qui étaient
+suivies de quelques parties de jeux.
+
+L'empereur aimait beaucoup la musique, particulièrement le chant
+italien; il disait que la musique le reposait, et changeait la situation
+de son cerveau.
+
+La conversation d'un grand artiste l'intéressait; je l'ai vu causer
+souvent et long-temps avec le célèbre Paësiello, avec Lesueur, et avec
+Lays, premier chanteur de l'Opéra. En s'entretenant de leur art avec
+eux, il portait autant d'attention à la conversation que lorsqu'il
+causait avec MM. de Laplace, Fontanes, Chaptal, Monges ou Bertholet.
+
+Il aimait de même à causer avec Talma, qui avait la permission de venir
+à son déjeuné; ce célèbre acteur y manquait rarement le lendemain d'un
+jour où il avait joué un des grands rôles tragiques dans lesquels il est
+resté sans pareil.
+
+L'empereur aimait passionnément la tragédie, ainsi que tout ce qui parle
+à l'âme.
+
+Il était d'une grande générosité envers les personnes de talens, et
+jamais, sous Louis XIV, les artistes ne furent rémunérés avec autant de
+magnificence que sous son règne.]
+
+[17: Cet employé était entré pour la première fois en rapport avec
+l'officier russe sous prétexte de prendre des leçons d'écriture, il
+donnait effectivement quelques leçons en ville.]
+
+[18: Je les ai toutes connues.]
+
+[19: L'empereur avait divisé le commandement par suite de ce qui s'était
+passé en Portugal en 1809.]
+
+[20: Monsieur le maréchal, le roi m'a chargé de vous dire qu'il n'a pas
+reçu de vos nouvelles depuis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de
+m'écrire le 14 du courant. Depuis lors il a circulé ici des bruits de
+toute espèce; mais ce qu'on a pu démêler au milieu de tous ces rapports
+contradictoires, c'est que l'armée anglaise est en position sur la
+Tormès, et que vous avez réuni la vôtre sur le Duero. Vous sentez,
+monsieur le maréchal, que Sa Majesté est fort impatiente de recevoir de
+vos nouvelles. On dit ici que l'armée ennemie est forte d'environ 50,000
+hommes, parmi lesquels on ne compte que 18,000 Anglais. Le roi pense
+que, si cela est vrai, vous êtes en état de battre cette armée, et le
+roi désirerait bien connaître les motifs qui vous ont empêché d'agir. Il
+me charge donc de vous inviter à lui écrire par des exprès.
+
+Le roi me charge en même temps de vous communiquer les nouvelles qu'il a
+reçues d'Andalousie. Les dernières lettres de M. le duc de Dalmatie sont
+du 16 courant, et la dernière lettre de M. le comte d'Erlon est du 18. À
+cette époque, le général Hill, qui est toujours resté sur la Guadiana
+avec un corps de 15,000 hommes et 3 à 4,000 Espagnols, s'était avancé
+sur la Zafra et même sur Herena.
+
+Des troupes de l'armée du midi sont en marche pour se réunir au général
+Drouet, et ce général doit être en opération depuis le 20 contre le
+général Hill. Le roi a réitéré au duc de Dalmatie l'ordre de diriger le
+général Drouet sur la vallée du Tage, si lord Wellington appelle à lui
+le général Hill; mais comme il serait possible, le cas arrivant, que cet
+ordre ne fut pas exécuté assez promptement, Sa Majesté désirerait que
+vous profitassiez du moment où lord Wellington n'a pas toutes ses forces
+réunies pour le combattre.
+
+Le roi a aussi demandé des troupes au général Suchet, mais ces troupes
+n'arriveront pas. Ainsi tout ce que Sa Majesté a pu faire, c'est
+d'envoyer un renfort de troupes dans la province de Ségovie, et
+d'ordonner au général Estive, gouverneur de cette province, de secourir
+au besoin la garnison d'Avila et de lui envoyer des vivres.
+
+Le maréchal de l'empire, chef de l'état-major de Sa Majesté Catholique.
+
+ Madrid, le 30 juin 1812.
+
+ _Signé_, JOURDAN.
+]
+
+[21: De Concord., liv. I, ch. II, n° 2.]
+
+[22: Déf. de la Décl., t. II, p. 407.]
+
+[23: Ep. Conventûs Eccl. Gall. ad. univers. Eccl. Gall. Præsules, 1682.]
+
+[24: Ep. S. Bern. ad Lud. Reg. Francorum. CCLV.]
+
+[25: Anc. et Nouv. Disc. de l'Égl., tom. I, liv. I, ch. VI.]
+
+[26: Disc. de l'Égl., tom. II, liv. III, ch. XXVII.]
+
+[27: Tom. II, liv. III, ch. XXVII.]
+
+[28: Ivo Carnot. Epistola 238.]
+
+[29: Hist. de l'Égl. gal., tom. XV, p. 266 et suiv.]
+
+[30: Tr. des Disp., liv. I, ch. II.]
+
+[31: De Matrim., p. 340.]
+
+[32: Tr. de la Jurid. eccl., tom. I, ch. X. §4.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir
+à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo
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+works. See paragraph 1.E below.
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+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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Binary files differ
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #22385 (https://www.gutenberg.org/ebooks/22385)