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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/22384-8.txt b/22384-8.txt new file mode 100644 index 0000000..103c704 --- /dev/null +++ b/22384-8.txt @@ -0,0 +1,5292 @@ +The Project Gutenberg EBook of Chateaubriand et Madame de Custine, by +E. Chédieu de Robethon and François-René de Chateaubriand and Marquise de Custine + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Chateaubriand et Madame de Custine + Episodes et correspondance inédite + +Author: E. Chédieu de Robethon + François-René de Chateaubriand + Marquise de Custine + +Release Date: August 24, 2007 [EBook #22384] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ET MADAME DE CUSTINE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +CHATEAUBRIAND ET MADAME DE CUSTINE + +ÉPISODES ET CORRESPONDANCE INÉDITE + +PAR + +É. CHÉDIEU DE ROBETHON + +PARIS + +LIBRAIRIE PLON + +1893 + + + + +INTRODUCTION. + + +En publiant, dans ce volume, les lettres inédites dont l'ensemble +constitue la correspondance de Chateaubriand avec Madame la marquise de +Custine, nous nous sommes proposé d'éclairer d'un jour nouveau la +période très accidentée et très intéressante de leurs relations et de +leur vie intime, qui embrasse près de vingt années, et s'étend même au +delà, jusqu'à la mort de Madame de Custine en 1826. + +Cette période a fait surgir beaucoup de récits divers et d'appréciations +très inexactes, où le caractère de Chateaubriand est devenu l'objet des +censures les plus sévères et les moins justifiées. Trompés par des +documents incomplets et tronqués, entraînés par l'esprit de parti ou par +une animosité personnelle, la plupart des écrivains ont chargé son +portrait des plus sombres couleurs; ils ont fait de Madame de Custine +une victime de l'inconstance et d'un lâche abandon, et de Chateaubriand +un froid adorateur, sans scrupule, sans remords et sans pitié. Tout cela +n'est pas exact. + +Et pourtant ces lettres inédites, destinées à faire la lumière et à +rétablir la vérité, ces lettres qui empruntent une grande valeur au nom +et à la célébrité de leur auteur, nous avons un instant hésité à les +publier. Nous nous disions qu'elles n'ont point été destinées par +Chateaubriand à la publicité, et que, toujours épris de la beauté de la +forme et de la grandeur du style, il se serait refusé sans doute à +placer à côté de ses autres oeuvres des pages familières et sans apprêt. +Il nous semblait aussi que par un sentiment de discrétion et d'honneur +dont il ne s'est jamais départi, il se serait gardé de mettre en scène +une femme qu'il avait aimée. Il a toujours respecté le mystère des +passions qu'il a inspirées, et si ce mystère a été quelquefois dévoilé, +c'est par celles mêmes qui auraient eu le plus d'intérêt à s'en couvrir. +Ne vaudrait-il pas mieux respecter sur ce point la volonté non pas +certaine mais très probable de Chateaubriand, que de livrer en pâture à +la curiosité publique les sentiments intimes d'une femme dont le nom +n'appartient à l'histoire que par un acte de dévouement héroïque et de +grand courage, et de rappeler sans nécessité l'attention sur des +faiblesses auxquelles la gloire et l'amour d'un homme de génie peuvent +servir d'excuse? + +Mais une considération domine toutes les autres: si la vie de +Chateaubriand et de Madame de Custine a été présentée sous de fausses +couleurs, et si nous possédons des documents qui les rectifient, nous +devons les produire. La vie de Madame de Custine est, depuis longtemps, +exposée au grand jour dans des oeuvres nombreuses et brillantes. La +publication que nous allons faire ne saurait donc nuire à sa mémoire; +tandis qu'elle disculpe Chateaubriand. Et qui sait si, en les faisant +mieux connaître, elle ne les fera pas aimer tous les deux davantage? + +Cependant, ces quarante lettres inédites que Madame de Custine nous a +conservées elle-même, seraient presque inintelligibles si on les +détachait du cadre où elles se sont produites. Il fallait donc rappeler +quelques-uns des antécédents de leur auteur, l'épisode de son mariage, +par exemple, où la vérité a besoin d'être rétablie et dégagée des fables +dont on l'entoure. Il fallait aussi mettre en scène, sans s'écarter du +sujet principal, quelques-uns des personnages qui se trouvent mêlés, à +des titres divers, aux relations de Chateaubriand et de Madame de +Custine, comme Madame de Beaumont, M. Bertin, le duc d'Otrante, +malheureusement aussi Astolphe de Custine, et d'autres encore. + +Tel est le cadre que nous nous sommes tracé. Il est restreint, mais il +suffit. Comme dit le poète: + + humanos mores nosce volenti + sufficit una domus. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Le portrait et la légende.--Deux camps opposés.--Le mariage de +Chateaubriand.--L'émigration.--Le salon de Madame de Beaumont.--Le +_Génie du christianisme_.--Voyage en Bretagne. + + +Ce n'est pas seulement par les oeuvres littéraires qu'ils livrent au +public et qu'ils composent en vue de la postérité qu'il faut juger les +grands écrivains. Sans doute leurs oeuvres capitales, celles dont la +célébrité retentit à travers les siècles, suffisent pour faire apprécier +la nature de leur talent, pour mettre en relief les qualités maîtresses +de leur génie, et les classer dans l'une ou l'autre des sphères de +l'intelligence, suivant que l'imagination ou le raisonnement prédomine +en eux, et en fait des poètes ou des philosophes, des hommes d'État, des +orateurs ou des historiens. On connaît d'eux, par leurs livres, l'homme +public, au plus haut degré de puissance où ses qualités spéciales ont pu +l'élever, mais son caractère, les tendances particulières de son esprit, +sa nature intime, l'homme privé, en un mot, ne nous sont entièrement +révélés que par les plus secrets détails de sa biographie, par sa +correspondance, surtout par celle qu'il n'a point écrite pour le public. + +Et cette étude de l'homme intérieur n'est pas un travail de pure +curiosité: combien d'erreurs ce genre de recherches ne rectifient-elles +pas? Ne sont-elles pas indispensables pour bien comprendre un écrivain +dans ses oeuvres, même les plus élevées? Comment fera-t-on disparaître, +par exemple, si ce n'est par ces documents intimes, ce qu'il y a de +contradictoire et d'inconciliable entre le portrait généralement adopté +et qui devient légendaire d'un Chateaubriand dur, morose, fantasque, +égoïste, et ses oeuvres empreintes d'une sensibilité si vive et de +sentiments si élevés? Ceux de ses amis qui l'ont le mieux connu nous le +peignent, au contraire, doué des qualités les plus charmantes, la +cordialité et l'enjouement, d'une constance inaltérable dans ses +engagements, d'une générosité habituellement prodigue jusqu'à l'excès, +et personne plus que lui n'aurait eu le droit d'écrire, comme il l'a +fait: «Mes amis d'autrefois sont mes amis d'aujourd'hui et ceux de +demain.» + +Autour de la mémoire de Chateaubriand se sont formés deux camps opposés; +dans l'un, admiration sans bornes, dans l'autre, dénigrement et +implacable condamnation de l'homme et de ses oeuvres. En quoi il n'est +pas probable que, d'un côté ou de l'autre, tous se trompent absolument, +mais chacun examine le même sujet par un côté différent. Chateaubriand +était un poète, non un penseur et un politique; aussi en littérature +a-t-il donné des tableaux et des descriptions dans le style propre à la +poésie, qui est le langage de l'émotion. Qu'y a-t-il d'étonnant, si l'on +exige de lui la profondeur d'une savante analyse, qu'on s'aperçoive +aussitôt qu'il remplace en général le raisonnement par des images? C'est +en vain, par exemple, qu'on chercherait dans le _Génie du christianisme_ +une savante apologie, une démonstration théologique qui ne s'y trouve +pas, et que l'auteur n'avait pas entreprise. Renfermé dans sa sphère, il +est resté poète, et, dans ces limites, il a créé un chef-d'oeuvre. + +En politique, il en est de même. La poésie et la politique diffèrent +essentiellement par leur objet et par la langue même qu'elles emploient. +La poésie, peu importe qu'elle s'exprime en vers ou en prose, vit dans +la sphère des idées les plus générales. La politique, au contraire, n'a +pour objet que des idées particulières, et en cela, elle est inférieure +à la poésie; elle ne s'exerce que sur des faits accidentels et +contingents. Aussi, le poète, sortant de son domaine pour entrer dans +celui de la politique, pourra bien y apporter les idées générales et les +plus hautes aspirations, mais il se sentira toujours mal à l'aise dans +la succession des faits variables qui forment le champ indéfini de +l'expérience. + +Cette préoccupation des images et de la forme poétique poursuivait +Chateaubriand jusque dans ses études. Il n'avait pas l'érudition d'un +savant, mais il possédait des connaissances variées très étendues. Il +avait beaucoup étudié les littératures antiques; il citait les poètes +grecs avec une évidente prédilection, beaucoup moins souvent les poètes +latins et plus rarement encore les prosateurs, les historiens ou les +philosophes. C'est avec les poètes de la Grèce qu'il était en communion +d'idées; c'est, auprès d'eux qu'il cherchait avec délices la beauté des +formes, la variété et la magnificence des images et les secrets d'une +harmonie qui n'a été surpassée dans aucune autre langue. Il puisait +surtout avec amour à cette source charmante d'inspirations poétiques qui +s'appelle l'_Anthologie grecque_. Assurément, il aurait applaudi à +l'opinion exprimée par un savant de nos jours: «L'antiquité +gréco-latine, disait Littré, avait amassé des trésors de style sans +lesquels rien d'achevé ne devait plus se produire dans le domaine de la +beauté idéale. L'art antique est à la fois un modèle et un échelon pour +l'art moderne[1]. + +La politique, la religion, la poésie ont contribué dans des proportions +diverses à soulever contre Chateaubriand l'hostilité persévérante dont +nous avons parlé. En politique, le parti libéral, tout en cherchant et +en parvenant à l'attirer dans son sein et à l'y retenir, n'a point +oublié ses débuts autoritaires et absolutistes, ni son retour, après +1830, aux idées légitimistes, dont il est encore aujourd'hui considéré +comme le représentant. Le parti royaliste, de son côté, lui garde +rancune de son évolution vers le libéralisme, de ses intimités avec le +parti républicain, et fait peser, sur ce qu'il appelle sa défection, la +responsabilité de la chute d'un trône. Il n'a donc satisfait personne; +il n'est resté l'homme d'aucun parti; et cela se comprend de la part +d'un poète: l'imagination seule est un guide trompeur, dont la base est +fragile, et qui flotte au hasard parmi les tempêtes de la politique. + +Ce que l'esprit de parti surtout n'a pu lui pardonner, ce sont ses +sentiments religieux; on en a discuté l'orthodoxie, on en a même +contesté la sincérité, et le plus éminent critique de notre temps, mais +le moins orthodoxe des hommes, Sainte-Beuve, s'est attaché avec une +sorte d'acharnement à démontrer que Chateaubriand n'était même pas +chrétien, et que toute sa religion formée d'images, de tableaux et de +poésie, n'était qu'une oeuvre d'imagination, presque une hérésie, en +contradiction directe avec les dogmes et l'austérité du christianisme. +Nous ne discuterons pas cette thèse, assez étrange sous la plume de son +auteur; nous ferons seulement observer que le sentiment religieux ne +procède pas uniquement des facultés de la logique et du raisonnement, +mais qu'il peut tout aussi bien trouver sa source dans les sentiments du +coeur et les aspirations de l'imagination. Chateaubriand n'était pas un +dialecticien, c'est évident, mais il était poète, et rien ne s'oppose à +ce qu'un poète soit un chrétien. Le coeur, a dit Pascal, a ses raisons +que la raison ne connaît point: on le sait en mille choses. + +Chaque incident de sa vie, ses actions, ses intentions, ses rapports +avec sa famille, sa conduite envers Madame de Chateaubriand, tout a +servi de texte aux incriminations, disons mieux: aux condamnations +portées contre lui. + +Cependant la grande figure de Chateaubriand a survécu à toutes les +critiques fondées ou non, et au dénigrement de parti pris contre sa +personne et contre ses oeuvres. C'est que, en effet, si l'on fait +abstraction des côtés faibles qu'on trouve chez tous les hommes autant +ou plus qu'en lui, si, dans son style, on passe condamnation sur +l'exagération de quelques-unes de ses images, en faveur de toutes les +autres, qui sont fort belles, il restera toujours dans ses oeuvres +l'empreinte d'une puissante faculté créatrice, d'une inspiration +supérieure qui anime tous les sujets, les agrandit et les domine, un +souffle poétique qui les parcourt et les élève jusqu'à l'idéal, une +sorte de divination spontanée qui devance et prédit les événements. +Amour du grand et du beau, noblesse et générosité des sentiments, +horreur instinctive de tout ce qui est vil et bas, tels sont +quelques-uns des traits qui caractérisent le génie de Chateaubriand. + +Nous n'entreprendrons pas de rectifier toutes les erreurs que nous +venons de signaler, ni d'écrire dans ce but l'histoire complète d'une +vie que les _Mémoires d'outre-tombe_ nous font parfaitement connaître. +Notre tâche est plus bornée: nous voulons seulement apporter quelques +documents nouveaux et inédits sur une période de vie intime, période +limitée, mal connue, et par suite mal comprise. + +Cette période est celle de la liaison qui a existé entre Madame de +Custine et Chateaubriand. + +Mais pour placer les faits dans leur vrai jour, il est nécessaire de +nous arrêter sur quelques-uns, des événements qui l'ont précédée, et qui +expliquent la situation personnelle de Chateaubriand à l'époque où elle +a commencé. + +Nous avons donc à parler d'abord de son mariage, dont l'histoire a été +si étrangement défigurée qu'un écrivain l'a qualifié récemment de +«singulier mariage» sur la foi d'un récit qui exige une rectification, +une réfutation péremptoire. + + * * * * * + +Suivons d'abord, en le résumant, le récit que Chateaubriand fait de son +mariage dans les _Mémoires d'outre-tombe_. + +Mademoiselle Céleste de Lavigne-Buisson, âgée de dix-sept ans, orpheline +de père et de mère, demeurait à Paramé, près de Saint-Malo, chez son +grand'père, M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant +de Lorient. Un mariage fut décidé par les soeurs de Chateaubriand entre +elle et leur frère. Le consentement des parents de la jeune fille fut +facilement obtenu, dit Chateaubriand. Un oncle paternel, M. de Vauvert, +seul faisait opposition. On crut pouvoir passer outre. La pieuse mère de +Chateaubriand exigea que la bénédiction nuptiale fût donnée par un +prêtre non assermenté. Le mariage eut lieu secrètement. M. de Vauvert en +eut connaissance et porta plainte. Sous prétexte de rapt et de violation +de la loi, Céleste de Lavigne, devenue Madame de Chateaubriand, fut +enlevée, au nom de la justice, et mise au couvent de la Victoire à +Saint-Malo, en attendant la décision des tribunaux. + +La cause _fut plaidée_, et le tribunal jugea l'_union valide au civil_, +ajoute Chateaubriand. M. de Vauvert se désista. Le curé constitutionnel, +_largement payé_, ne réclama plus contre la _première_ bénédiction +nuptiale, et Madame de Chateaubriand sortit du couvent, où sa soeur +Lucile s'était enfermée avec elle. + +Tel est le récit de Chateaubriand; il est confus, embarrassé, manque sur +certains points d'exactitude; sur d'autres, il est en contradiction avec +des documents authentiques. Mais Chateaubriand n'était pas un homme de +loi, et par conséquent il ne faudrait pas exiger de lui la précision +d'un procureur sur les questions de légalité et de procédure que son +mariage a soulevées. + +Il y a plusieurs rectifications à faire à son récit. + +La famille de Lavigne, contrairement à l'assertion des _Mémoires_, ne +donnait pas son consentement. Cependant on passa outre; il n'y eut pas +de publicité, pas de bans publiés; qui les aurait publiés, puisque, au +plus fort du schisme introduit dans l'Église par la Constituante, les +prêtres non assermentés n'avaient plus d'église, qu'ils étaient forcés +de fuir ou de se cacher, et qu'ils n'étaient pas plus compétents pour la +publication des bans que pour la célébration du mariage même? La +bénédiction nuptiale, celle que Chateaubriand appelle la _première_ (il +y en eut donc une seconde!), fut donnée sans l'accomplissement d'aucune +des formalités prescrites par la loi alors en vigueur[2]. + +Il ne faut donc pas s'étonner que sur la plainte des parents de +Mademoiselle de Lavigne, de M. de Vauvert ou de tout autre, la justice +se soit émue et ait commencé contre Chateaubriand une procédure pour +rapt, enlèvement de mineure, violation de la loi, comme le disent les +_Mémoires d'outre-tombe_. + +Mais les choses en étant venues à ce point, la famille, comme il arrive +d'ordinaire en pareil cas, se désista de son opposition et de sa +plainte, et la justice, se prêtant aux circonstances, accorda des délais +pour donner le temps de procéder à un mariage régulier et légal. + +C'est, en effet, ce qui eut lieu. Dans l'église paroissiale de +Saint-Malo, le curé constitutionnel et assermenté, M. Duhamel, après +publication de bans, ou avec dispense régulière de publications, célébra +publiquement le mariage de François-Auguste de Chateaubriand et de +Céleste de Lavigne. Acte en fut dressé le jour même, 19 mars 1792, et +c'est cet acte qui, au point de vue légal, constitue l'état civil des +deux époux. + +Le mariage ainsi célébré par le prêtre compétent, le tribunal +correctionnel, saisi d'une plainte qui se trouvait désormais sans objet, +n'avait plus qu'à prononcer une ordonnance de non-lieu, ou un +acquittement. Mais Chateaubriand a eu tort de dire que la cause a été +plaidée et que le tribunal a jugé _valide_, au civil, la bénédiction +nuptiale du prêtre insermenté; aucun tribunal n'aurait pu valider un +mariage célébré sans publications, sans publicité, par un prêtre +incompétent, c'est là une première erreur des _Mémoires_; c'en est une +seconde de prétendre que le curé constitutionnel, grassement payé, ne +_réclama_ plus contre la première bénédiction nuptiale: il réclama si +bien que, la considérant comme non avenue, il administra la seconde, +ainsi que les registres de l'état civil de Saint-Malo en font foi. + +Comment expliquer cependant que les _Mémoires d'outre-tombe_ aient donné +une version si peu exacte des faits? La réponse est facile: mariés +légitimement, mais non légalement, par le prêtre insermenté qu'ils +avaient choisi, contraints par des poursuites judiciaires, M. et Madame +de Chateaubriand ont dû se soumettre, comme à une formalité imposée, à +la bénédiction du prêtre qu'ils considéraient comme schismatique; mais +tout en cédant à la nécessité, comme ils l'ont fait, ils n'ont pas moins +continué à reconnaître, dans leur for intérieur, leur première +bénédiction nuptiale comme le seul, le vrai lien religieux qui avait +formé leur union, et il a répugné sans doute à Chateaubriand de faire +l'aveu dans ses _Mémoires_ qu'il ait pu être marié par un prêtre +schismatique. + +Les mêmes faits, à cette époque, ont dû se produire fréquemment. C'était +une conséquence inévitable de cette constitution civile du clergé +décrétée par l'Assemblée constituante. Les populations, surtout dans la +Bretagne restée fidèle à ses prêtres persécutés, les suivaient hors des +villes jusque dans les lieux déserts pour entendre la parole de Dieu et +recevoir d'eux les secours de la religion. Que de mariages bénis par eux +n'a-t-il pas fallu faire régulariser ensuite pour se mettre en règle +avec la loi civile! + +Il n'y a donc rien d'étrange, comme on l'a prétendu, dans le mariage de +Chateaubriand, et personne, sans doute, ne s'en serait occupé si son +collègue à l'Académie française, M. Viennet, n'avait mis en circulation +une historiette que Sainte-Beuve ne pouvait manquer de recueillir et +qu'il a reproduite en ces termes: + +«M. Viennet, dans ses mémoires (inédits) raconte qu'étant entré au +service de la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant, +M. Lavigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur d'_Atala_ +commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. Viennet: «Je le connais, +il a épousé ma nièce, et il l'a épousée de force.» Et il raconta comment +M. de Chateaubriand, ayant à contracter union avec Mademoiselle de +Lavigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies, d'une +façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme prêtre et d'un +autre comme témoin. Ce qu'ayant appris, l'oncle Buisson serait parti, +muni d'une paire de pistolets et accompagné d'un prêtre, et surprenant +les époux de grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez +maintenant, Monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur l'heure.» Ce +qui fut fait.» + +Dans ce récit, la vulgarité du style rivalise avec la fausseté évidente +des faits. Par une grossière mascarade, on fait du prêtre orthodoxe +appelé par la famille un domestique de Chateaubriand, qui à cette époque +n'avait certainement pas de domestiqués à son service personnel. Quant à +ce mariage exigé par l'oncle Buisson, le pistolet au poing, c'est une +pure et absurde invention: ce mariage n'aurait pas été plus régulier que +le précédent, puisqu'il eût été clandestin et illégal, et que, de +nouveau, il aurait fallu recourir, pour arriver à la légalité, à un +troisième mariage, celui du curé constitutionnel. Or, en fait de +mariages, il n'y en a eu que deux: celui du prêtre orthodoxe, qui a +donné lieu aux poursuites, et celui du curé constitutionnel, célébré +publiquement, régulièrement et dont l'acte existe. Le mariage du curé +constitutionnel exclut donc nécessairement le prétendu mariage de +l'oncle Buisson. + +Mais il y a plus: cet oncle Buisson, «le riche négociant de Lorient», +n'a jamais existé: la famille de Lavigne n'a jamais entendu parler de +lui, ni de son voyage à Saint-Malo, ni de ce mariage à main armée. + +Dans une visite que nous fîmes à Sainte-Beuve vers la fin de sa vie, +nous lui demandâmes s'il avait quelque document à l'appui du récit de M. +Viennet, dont nous lui signalâmes l'invraisemblance. + +«C'est là, nous dit-il, tout ce que j'en sais; Viennet racontait cela, à +l'Académie, à qui voulait l'entendre, du vivant même de Chateaubriand. +Je mis par écrit son récit, et, pour plus de sûreté, je lui communiquai +mon manuscrit en le priant de le corriger si j'avais mal rapporté ses +paroles. Il n'y changea que quelques mots. Ce manuscrit, portant les +corrections de la main de Viennet, je l'ai encore là, dans ce +secrétaire... Je vous le montrerai un autre jour.» L'état de souffrance +de Sainte-Beuve ne permettait pas d'insister pour qu'il le montrât +immédiatement, et, en définitive, nous ne l'avons jamais vu. Peut-être, +le retrouverait-on dans les papiers du célèbre critique. C'est le texte +même de cette note manuscrite, nous a dit Sainte-Beuve, qu'il a +reproduit dans son livre sur Chateaubriand: cependant, dans son +«Chateaubriand», Sainte-Beuve ne parle pas de sa note manuscrite, mais +il s'autorise de mémoires inédits de Viennet, ce qui n'est pas la même +chose. Il y a là une variante que nous ne discuterons pas, mais que nous +signalons, sans y attacher plus d'importance qu'il ne faut. + +«Vous devriez, ajouta Sainte-Beuve, tirer au clair cette affaire du +mariage de Chateaubriand, en le rapprochant de la législation de +l'époque et des documents que vous pourriez vous procurer.» C'est ce que +nous avons fait, et c'est sur des informations précises, émanant des +sources, les plus respectables, que nous avons écrit les lignes qui +précèdent. + + * * * * * + +Marié au mois de mars 1792, Chateaubriand partit de Saint-Malo pour +l'émigration, trois mois après, dans le courant de la même année. Toute +sa famille approuvait sa détermination. Deux de ses soeurs, Lucile (plus +tard Madame de Caux) et Julie (Madame de Farcy), en compagnie de la +jeune Madame de Chateaubriand, le conduisirent jusqu'à Paris. Ils +descendirent tous quatre à l'hôtel de Villette, impasse Férou, près des +Jardins du Séminaire Saint-Sulpice; des chambres y avaient été retenues. +Ils y demeurèrent quelque temps, ensemble, et le 15 juillet 1792, +Chateaubriand s'achemina vers l'Allemagne où il rejoignit l'armée des +princes. + +C'est alors que commença entre les deux époux une longue séparation de +huit ou dix années. La malignité en a fait un chef d'accusation contre +Chateaubriand; on lui a reproché, avec une apparence de raison, d'avoir +oublié pendant trop longtemps qu'il était marié! Pour les huit premières +années, tant que dura l'émigration, l'accusation n'est pas fondée: cette +séparation était une conséquence forcée. Chateaubriand émigré passa +d'Allemagne en Angleterre et ne rentra en France qu'au printemps de +1800. Jusque-là tout s'explique et se justifie. + +Mais pour la période qui suivit, de 1800 à 1804, il ne semble guère +possible de trouver une raison suffisante. Pendant ces quatre années, il +n'y eut cependant pas de rupture; M. et Madame de Chateaubriand se +virent quelquefois, assez rarement, et restèrent, croyons-nous, en +correspondance. Mais ils demeurèrent séparés et ne reprirent pas là vie +commune. + +Au surplus voici les faits. + +Immédiatement après son retour de l'émigration, Chateaubriand écrivit à +sa famille pour l'informer de son arrivée. Sa soeur aînée, la comtesse de +Marigny, se rendit la première auprès de lui. Puis, Madame de +Chateaubriand vint à son tour: «Elle était charmante, dit Chateaubriand, +et remplie de toutes les qualités propres à me donner le bonheur que +j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous sommes réunis.» Il est +possible qu'à cette époque, en 1800, les ressources manquassent pour +former une installation. + +Mais après la publication d'_Atala_, en 1801, et surtout après le _Génie +du Christianisme_, les circonstances avaient dû changer. Pourquoi la +réunion des époux ne se fit-elle pas alors? Ce point est resté obscur; +aucune correspondance, aucun écrit de cette époque ne nous est parvenu. +Mais il ne faut peut-être pas en chercher l'explication seulement dans +les relations très mondaines de Chateaubriand, et l'influence qu'elles +exercèrent sur sa conduite. Pour éclairer, autant qu'il est possible, +cette période, nous dirons seulement que la charmante et fidèle amie de +Madame de Chateaubriand, Lucile, passa à Paris une partie de l'année +1802, qu'elle était en relation avec Chênedollé, le confident le plus +intime, à cette époque, des secrets de son frère, qu'elle faisait partie +de la société de Madame de Beaumont, qu'entre Paris et Saint-Malo, elle +servait d'intermédiaire et maintenait ainsi un lien d'intimité entre +deux personnes qui lui étaient également chères: son frère et sa jeune +belle-soeur. + +M. et Madame de Chateaubriand se virent de nouveau à la fin de 1802, en +Bretagne où Chateaubriand fit un court séjour de vingt-quatre heures. Il +était question, en ce moment, de sa nomination prochaine au poste de +secrétaire d'ambassade à Rome, et l'on comprend qu'il fût pressé de +rentrer à Paris où sa présence était nécessaire. Mais que s'est-il passé +pendant ce séjour, si court fût-il? Aucune lettre, aucun document ne +nous l'apprend. Peut-être pourrait-on suppléer à ce silence au moyen de +traditions de famille qui paraissent exister, mais qui n'ont pas été et +ne seront probablement jamais divulguées. Le champ reste ouvert aux +conjectures[3]. + +La seule chose qui soit connue, c'est la conclusion de cette entrevue: +il y fut convenu que Madame de Chateaubriand rejoindrait son mari à +Rome. Joubert parlait de l'y accompagner. + +Mais, comme nous le verrons, ce projet ne fut pas exécuté. C'est +seulement au printemps de 1804 que M. et Madame de Chateaubriand se +trouvèrent enfin réunis à Paris pour ne se plus quitter. + + * * * * * + +Il nous faut maintenant retourner sur nos pas et reprendre notre récit +un peu plus haut. + +Après les dures années d'émigration qu'il avait passées à Londres dans +la détresse, comme la plupart de ses compagnons d'infortune, et pendant +lesquelles il avait trouvé le moyen de secourir des hommes encore plus +malheureux que lui, Chateaubriand rentra en France, comme nous l'avons +dit, au mois de mai de l'année 1800. Il débarqua à Calais avec un +passeport au nom de Lassagne. Madame Lindsay et son parent Auguste de +Lamoignon l'amenèrent à Paris, et Madame Lindsay l'installa d'abord dans +un petit hôtel des Ternes, voisin de sa demeure. Fontanes, avec qui il +s'était lié à Londres, vint aussitôt l'y chercher, l'emmena chez lui, +rue Saint-Honoré, aux environs de Saint-Roch, le présenta à Madame de +Fontanes, et le conduisit chez son ami Joubert, qui demeurait près de là +dans la même rue. Joubert lui donna, pendant quelques jours, une +hospitalité provisoire. Chateaubriand le quitta bientôt et, toujours +sous le même pseudonyme, loua un entresol dans la rue de Lille, du côté +de la rue des Saints-Pères. + +On ne pouvait faire un pas dans ce Paris de la fin du siècle, sans se +heurter aux souvenirs de la Terreur; devant l'émigré rentré de la +veille, ces souvenirs se dressaient tout sanglants à la place de la +Révolution, où son frère et sa belle-soeur, avec tant d'autres illustres +victimes, avaient été immolés. Ces scènes horribles où l'on voyait, +comme disait son concierge de la rue de Lille, «couper la tête à des +femmes qui avaient le cou blanc comme de la chair de poulet,» étaient +présentes à tous les esprits et la populace en regrettait encore +l'affreux spectacle. + +C'est pendant ces tristes jours que Chateaubriand, sans ressources, à +peu près sans domicile, inconnu de tous, se cachant sous un nom +d'emprunt, en attendant sa radiation de la liste des émigrés, fut +présenté à Madame de Beaumont, dont le salon, rue Neuve-de-Luxembourg, +en face des jardins du Ministère de la Justice, était ouvert, en ce +temps de renaissance sociale, à une société peu nombreuse, mais très +choisie et composée d'hommes politiques, de littérateurs, d'artistes, +déjà connus ou dont le nom était destiné à la célébrité. + +Chateaubriand se mit au travail avec ardeur, et bientôt il publia (1801) +le roman d'_Atala_. Le succès de ce livre, qui ouvrit à la littérature +des voies nouvelles et inaugura le romantisme, est trop connu pour que +nous en retracions l'histoire; les éditions se multiplièrent rapidement, +et son auteur, inconnu la veille, devint la célébrité du lendemain. +Cependant les critiques ne manquèrent pas au nouvel ouvrage et à son +auteur que l'amitié passionnée et le dévouement enthousiaste de Madame +de Beaumont soutinrent au milieu de tous les orages. + +Il en fut de même pour le _Génie du Christianisme_ qu'il publia l'année +suivante. Madame de Beaumont lui offrit, pendant l'été de 1801, +l'hospitalité dans sa maison de campagne de Savigny. C'est là, sur les +bords de l'Orge, sous les auspices et l'inspiration de cette femme +aimable, dont l'âme était si forte et l'imagination si brillante, que le +Comte de Marcellus la jugeait supérieure même à Lucile; c'est là que le +_Génie du Christianisme_ fut terminé. Madame de Beaumont servait de +secrétaire au poète, lui procurait les livres dont il avait besoin, et +assistait, ravie, à toutes les vibrations de ce style magique qui, +disait-elle, «lui faisait éprouver une espèce de frémissement d'amour, +et jouait du clavecin sur toutes ses fibres». + +Bien des années plus tard, Chateaubriand, évoquant le souvenir de ces +jours heureux de Savigny, écrira dans une de ses plus belles pages: «Je +me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de +l'amitié... La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient +ouvertes, Madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me +disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les +connaître. Depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau à Rome, +j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les +étoiles qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillantes au-dessus +des montagnes de la Sabine. Le lieu où je les ai vues, sur les bois de +Savigny, et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, +ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir +d'elle, tout cela brisait mon coeur.» + +Mais le temps des souvenirs et des regrets n'était pas encore venu. +Après le retour de Savigny à Paris, la société de Madame de Beaumont se +retrouva dans le salon de la rue Neuve-de-Luxembourg. + +L'année 1802 fut consacrée, comme la précédente, aux travaux +littéraires, et à la publication du _Génie du Christianisme_. + +C'est à cette époque, vers le milieu du mois d'octobre, que +Chateaubriand entreprit ce voyage de Bretagne dont nous avons parlé. Le +15 octobre il écrivit à Chênedollé: + + Mon cher ami, je pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je + puis, une contrefaçon (du _Génie du Christianisme_) qui me ruine; + je reviens par Bordeaux et par la Bretagne. J'irai vous voir à Vire + et je vous ramènerai à Paris où votre présence est absolument + nécessaire, si vous voulez enfin entrer dans la carrière + diplomatique... Ne manquez pas d'écrire rue Neuve-de-Luxembourg (à + Madame de Beaumont) pendant mon absence, mais ne parlez pas de mon + retour par la Bretagne. Ne dites pas que vous m'attendez et que je + vais vous chercher. Tout cela ne doit être su qu'au moment où l'on + nous verra. Jusque-là, je suis à Avignon et je reviens en ligne + droite à Paris. + +On comprend pourquoi Chateaubriand s'entourait de tant de précautions et +de mystères. Ce voyage de Bretagne, qui devait ramener l'infidèle époux +aux pieds de la femme légitime, allait peut-être opérer leur +rapprochement; Madame de Beaumont, qui ne pouvait se faire à cette idée, +nous dit Chateaubriand, aurait éprouvé de mortelles angoisses si elle en +avait été avertie. + +Comme il l'avait annoncée à Chênedollé, il partit de Paris le lundi 18 +octobre. Il se rendit directement à Lyon, où il fut reçu, nous disent +les _Mémoires d'outre-tombe_, par le fils de M. Ballanche, propriétaire, +après Migneret, du _Génie du Christianisme_, et qui devint son ami. «Qui +ne connaît aujourd'hui, dit-il, le philosophe chrétien dont les écrits +brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît à attacher +ses regards comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel.» On ne +saurait caractériser avec plus d'exactitude et de poésie le talent +littéraire de l'auteur d'_Antigone_. + +Peut-être devons-nous à ce voyage de Lyon et aux entretiens de l'auteur +avec ses imprimeurs la quatrième édition du _Génie du Christianisme_, en +neuf petits volumes in-12, qui parut en 1804. Cette charmante édition +«de l'imprimerie Ballanche père et fils, _aux halles de la Grenette_», +porte pour épigraphe, qui n'a pas été reproduite dans l'édition des +oeuvres complètes de 1826, cette phrase de Montesquieu: «Chose admirable! +La religion chrétienne qui ne semble avoir d'objet que la félicité de +l'autre vie, fait encore notre bonheur en celle-ci. _Esprit des Lois_, +liv. 24, chap. 3[4].» + +De Lyon, Chateaubriand passa à Avignon, toujours à la poursuite de son +contrefacteur qu'il finit par déterrer en courant de librairie en +librairie. Après vingt-quatre heures, ennuyé déjà de poursuivre la +fortune, il transigea presque pour rien avec le voleur. + +Enfin, après avoir visité Marseille, Nîmes, Montpellier, Toulouse et +Bordeaux, il arriva en Bretagne le 27 novembre. Comme nous l'avons dit, +il ne resta qu'un jour auprès de sa femme et de ses soeurs. + +Dans cette courte entrevue dont il serait si intéressant de connaître +les détails, il fut convenu, c'est lui qui nous l'apprend, que Madame de +Chateaubriand le rejoindrait à Rome. + +Cependant, six mois plus tard, le 25 mai 1803, au moment de partir pour +sa destination, il écrit au père de Chênedollé: «Une _personne_ doit +venir me rejoindre dans six semaines ou deux mois en Italie. Si vous y +consentez, Chênedollé viendra me rejoindre à Rome avec _la personne que +j'attends_.» Le 8 juin suivant, il écrit à Chênedollé dans le même sens: +«Je crois que vous pouvez faire vos préparatifs pour accompagner _nos +amis_ cet automne», c'est-à-dire pour les amener à Rome. + +Quels étaient ces amis? Quelle était cette personne? Ce n'était +évidemment pas Madame de Chateaubriand, car il l'aurait nommée. +N'était-ce pas plutôt Madame de Beaumont? Ce voyage de Rome était-il +déjà prémédité entre elle et lui, à l'insu de tous leurs amis? Un +passage des _Mémoires d'outre-tombe_ donne beaucoup de vraisemblance à +cette hypothèse: «La fille de M. de Montmorin (Madame de Beaumont), dit +Chateaubriand, se mourait; le climat d'Italie lui serait; disait-on, +favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes. Je +me sacrifiai à l'espoir de la sauver.» + +Mais la personne à laquelle les lettres à Chênedollé font allusion +pourrait être aussi Madame de Custine, à qui Chateaubriand écrivait +précisément à la même époque: «Promettez-moi de venir à Rome.» + +Ainsi Chateaubriand, avec une légèreté difficile à justifier, convoquait +simultanément trois personnes à le suivre dans la Ville éternelle: +Madame de Chateaubriand, Madame de Beaumont et Madame de Custine. +Faut-il s'étonner que, tombé par ses propres fautes dans d'inextricables +difficultés, il ait, à cette époque, écrit à Fontanes ces lignes +équivoques: «Voilà où m'ont conduit des chagrins domestiques. La crainte +de me réunir à ma femme m'a jeté une seconde fois hors de ma patrie. Les +plus courtes sottises sont les meilleures. Je compte sur votre amitié +pour me tirer de ce bourbier!» Etait-ce bien à lui qu'il appartenait +d'alléguer ses chagrins domestiques? + +En définitive, c'est Madame de Beaumont qui fit le voyage de Rome. +Madame de Custine en fut outrée; nous verrons plus loin comment elle en +témoigna son humeur. Quant à Madame de Chateaubriand, elle avait l'âme +trop fière pour aller disputer la place à ces deux rivales: elle ne +partit pas. + +Les années de bonheur passent vite, et malgré toute sa force d'âme, +Madame de Beaumont, pour qui Ruthières avait composé cette devise +caractéristique: «Un souffle m'agite, rien ne m'abat,» voyait sa santé +dépérir; on ne traverse pas impunément les épreuves de la Terreur; le +massacre de son père le Comte de Montmorin et de presque toute sa +famille lui avait porté à elle-même un coup fatal. + +Aussitôt que Chateaubriand l'eut quittée pour se rendre à Rome, comme +secrétaire d'ambassade auprès du Cardinal Fesch, Madame de Beaumont +quitta Paris pour aller demander aux eaux du Mont-Dore le rétablissement +de sa santé. Elle était déjà mortellement atteinte. «Je suis, +écrivait-elle à un ami, dans un état de faiblesse qui m'ôte presque la +force de désirer et de craindre. Je prends les eaux depuis trois jours. +Je tousse moins, mais il me semble que c'est pour mourir sans bruit, +tant je souffre d'ailleurs, tant je suis anéantie. Il vaudrait autant +être morte.» + + + + +CHAPITRE II. + +Départ pour Rome.--Mort de Madame de Beaumont.--Madame de Custine: ses +premiers billets.--Madame de Chateaubriand à Paris.--La rue de +Miromesnil et la Butte-aux-Lapins.--Les _Martyrs_.--La première +communion d'Astolphe. + + +À ce moment même, Madame de Beaumont se préparait à exécuter son projet, +que combattirent tous ses amis, de se rendre à Rome et d'y rejoindre +Chateaubriand, malgré les obstacles résultant de sa santé, malgré +l'imprudence, au point de vue des convenances, d'une pareille démarche. +Joubert, affectueux et dévoué entre tous, opposa les plus puissantes +raisons à cette fatale détermination; Fontanes, d'un côté, M. Molé, de +l'autre, firent tous leurs efforts pour en prévenir l'exécution. Rien +n'y fit. À mesure que cette femme mourante allait dépérissant, il +semblait qu'en elle les facultés de l'âme redoublaient de puissance avec +l'exaltation d'un amour éperdu et qui n'avait plus rien de la terre. + +«Je serai à Lyon du 15 au 20 septembre, écrivait-elle à Chênedollé. J'y +resterai le temps nécessaire pour arranger mon voyage; ce sera l'affaire +de quelques jours.» De Lyon, elle atteignit Milan le 1er octobre; M. +Bertin l'aîné, qui l'y attendait, la conduisit à Florence où +Chateaubriand la rejoignit, et tous trois ils arrivèrent à Rome au +commencement du mois d'octobre. + +Cependant l'état de Madame de Beaumont s'aggravait de jour en jour. +«Ceux qui se rappellent encore ou qui se rappelaient, il y a quelques +années, Madame de Beaumont, écrivait bien des années plus tard Charles +Lenormant, la représentent comme sans beauté, détruite et d'une +effrayante maigreur, mais avec une physionomie très touchante, et d'une +étonnante supériorité; c'était une lampe à demi éteinte qui jetait ses +dernières clartés[5].» + +Elle mourut à Rome le 4 novembre 1803. Chateaubriand a consigné dans des +pages immortelles le récit de ses derniers moments. Il ressentit une +profonde douleur, et pendant toute sa vie le cher souvenir de Madame de +Beaumont fut pour lui l'objet d'un culte. Il s'était dévoué à cette +frêle existence, et jusqu'aux derniers moments il l'avait entourée de +ses soins; il a montré pour elle une rare abnégation, une tendresse de +sentiment inépuisable, un désintéressement absolu. Cette constance à +l'amitié, dans des circonstances difficiles, au milieu des embarras +d'argent dont nous parlerons, réfutent péremptoirement les accusations +de sécheresse de coeur et d'égoïsme qui lui ont été si souvent adressées. +Il pleura Madame de Beaumont dans toute l'amertume de sa douleur. «On +n'a pas senti, disait-il, toute la désolation du coeur quand on n'est pas +resté seul à errer dans les lieux naguères habités par une personne qui +avait agréé votre vie.» + +Cette douleur était partagée par tous ceux que Madame de Beaumont avait +honorés de son amitié, mais personne ne la ressentit plus profondément +que Joubert. «Je ne vous écris rien de ma douleur, écrit-il à +Chênedollé, elle n'est point extravagante, mais elle sera éternelle. +Quelle place cette femme aimable occupait pour moi dans le monde! +Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi, mais elle lui +manquera moins ou moins longtems... Vous aurez la relation de ses +derniers moments. Rien au monde n'est plus propre à faire couler les +larmes que ce récit; cependant il est consolant. On adore ce bon garçon +en le lisant, et quant à elle, on sent, pour peu qu'on l'ait connue, +qu'elle eût donné dix ans de sa vie pour mourir si paisiblement et pour +être ainsi regrettée.» + +Un passage de cette lettre de Joubert exige des explications: +«Chateaubriand regrette sûrement Madame de Beaumont autant que moi, mais +elle lui manquera moins ou moins longtems.» Cette assertion vraie dans +un sens ne l'est pas dans un autre, et c'est ici que des faits mis +aujourd'hui en pleine lumière nous révèlent clairement Chateaubriand +avec toute la mobilité de ses passions et toute la persévérance de ses +amitiés. On ne peut nier ses faiblesses, l'inconstance de ses désirs, +l'entraînement qui l'emportait sans cesse vers des passions nouvelles. +Mais ces passions se transformaient vite en un sentiment plus élevé et +plus pur d'affection pleine de tendresse, d'inaltérable amitié qui +durait autant que la vie. + +C'est donc avec une vérité absolue, si l'on veut distinguer entre la +mobilité de ses passions et la persistance de ses amitiés, qu'on a pu +dire de lui que «personne n'a peut-être montré plus de suite et de +fidélité dans ses affections; qu'il se donnait très sérieusement et pour +ainsi dire sans retour; qu'il a montré toujours une exquise délicatesse +de sentiments, un désintéressement à toute épreuve, une constance et une +rectitude remarquable dans le commerce de l'amitié.» + +Ce jugement porté par un homme qui l'a bien connu, se trouve justifié +pour Madame de Beaumont. Il ne le sera pas moins pour d'autres liaisons +qui ont suivi ce premier attachement. + +D'ailleurs Chateaubriand avec sa disposition à tout dire de lui, le mal +comme le bien, nous a révélé lui-même quel avait été l'état de son âme +au milieu des attachements de son orageuse jeunesse. Il raconte dans ses +Mémoires que le 21 janvier 1804, il était allé prier sur le tombeau de +Madame de Beaumont, en faisant ses adieux à Rome, et il ajoute: «Mon +chagrin ne se flattait-il pas en ces jours lointains que le lien qui +venait de se rompre serait mon dernier lien? Et, pourtant, que j'ai +vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme +de défaillance en défaillance. L'indigence de notre nature est si +profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections +récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans +nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient +servir qu'une fois; on les profane en les répétant.» + +En effet, Chateaubriand avait déjà remplacé, avant même qu'il eût à la +pleurer, la femme qu'il avait tant aimée et dont la mémoire devint le +culte de toute sa vie. Avant la mort de Madame de Beaumont un autre +attachement était déjà formé: la liaison de Chateaubriand avec Madame de +Custine avait commencé. + + * * * * * + +Un voile mystérieux enveloppe encore les premiers débuts des relations +de Chateaubriand et de Madame de Custine. Quand se sont-ils connus? +Comment est né ce long attachement qui a traversé tant de fortunes +diverses, et que la mort seule a brisé? Le biographe le plus récent de +Madame de Custine[6] pense que Chateaubriand la vit pour la première +fois chez Madame de Rosambo, alliée de son frère aîné; ces deux victimes +de la Terreur s'étaient connues à la prison des Carmes. Il est probable +cependant que leur première rencontre remonte un peu plus haut, +peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des +circonstances très différentes. + +Les _Mémoires d'outre-tombe_, sans en fixer la date précise, semblent +nous offrir un indice révélateur. + +Rappelons-nous la page charmante où Chateaubriand raconte qu'après +l'apparition du _Génie du Christianisme_, au milieu de l'engouement des +salons, il fut enseveli sous un amas de billets parfumés. «Si ces +billets, dit-il, n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je +serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se +disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite +par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, +sous le voile tombant d'une longue chevelure.» Ce dernier trait +s'appliquait évidemment à une seule personne et à un fait particulier; +c'est une émotion unique que le poète a ressentie à ce larcin, gage +indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait «sous le voile _d'une +longue chevelure_». + +N'y a-t-il pas dans ce passage une allusion voilée à Madame de Custine? +Cette longue chevelure, nous la connaissons; nous la retrouvons bien +souvent dans les _Mémoires d'outre-tombe_, mais désormais sans mystère. +Chateaubriand semble en avoir fait pour Madame de Custine une sorte +d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle. «Parmi les +abeilles, nous dit-il, qui composaient leur ruche (à son retour de +l'émigration), était la Marquise de Custine, héritière des longs cheveux +de Marguerite de Provence, femme de saint Louis, dont elle avait du +sang. J'assistai à sa prise de possession de Fervaques, et j'eus +l'honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de +la reine Christine à Combourg.» + +Et plus tard, après de longues années, quand il verra pour la dernière +fois «celle qui avait affronté l'échafaud d'un si grand courage,» quand +il la verra «la taille amincie par la mort,» ce qui fera une fois de +plus l'objet de son admiration, c'est la beauté de cette tête «ornée de +sa seule chevelure de soie». + +N'est-il pas évident que ces divers passages des _Mémoires +d'outre-tombe_ s'appliquent à la même personne? Et si cette conjecture +est fondée, n'en doit-on pas conclure qu'il y avait eu au moins une +entrevue avant celle dont les salons de Madame de Rosambo furent +témoins, et que sans doute aussi quelque billet parfumé avait été écrit +pour l'obtenir? + +Dans tous les cas, la première correspondance connue de Chateaubriand +avec Madame de Custine ne remonte qu'au commencement de l'année 1803, à +l'époque où, nommé secrétaire d'ambassade auprès du cardinal Fesch, il +se prépare à partir pour Rome. Elle se compose de dix lettres ou plutôt +de dix billets adressés à Madame de Custine, s'échelonnant à quelques +jours d'intervalle les uns des autres, et qui sont tous compris entre la +date de la nomination au poste de secrétaire d'ambassade et le départ +pour Rome. + +Cette correspondance, nous n'avons pas à la reproduire: elle a été +publiée[7], il faut la lire dans le texte original qui en a été donné. +Mais comme elle est en quelque sorte le prologue et le point de départ +de la longue intimité dont nous allons voir se développer toutes les +phases, il est nécessaire, d'en présenter au moins une courte analyse. + +En voici les traits saillants. + +Chateaubriand très assidu, très pressant même auprès de Madame de +Custine, est repoussé d'abord, mais ses avances sont accueillies bientôt +avec moins de rigueur. Il vient d'obtenir, dit-il, un sursis à son +départ pour Rome; il supplie Madame de Custine de ne pas partir pour son +château de Fervaques, comme elle en a l'intention: «L'idée de vous +quitter me tue, dit-il, au nom du ciel ne partez pas!» En effet, Madame +de Custine ne partit pas: elle alla le trouver dans sa chambre, à +l'hôtel d'Étampes, rue Saint-Honoré, à deux pas de la demeure de Madame +de Beaumont, rue Neuve-de-Luxembourg. Cette démarche, un peu légère, le +rendit encore plus pressant, comme Madame de Custine devait s'y +attendre, comme elle l'espérait peut-être. La passion redouble en effet +dans les billets qui suivent: «Promettez-moi le château d'Henri IV!» ce +château où le Béarnais avait couché, où il avait aimé la dame de +Fervaques. «Promettez-moi de venir à Rome!» Plus loin il répète encore: +«Songez, je vous prie, au château d'Henri IV; cela peut me consoler.» +Dans sa passion il va jusqu'à qualifier la visite de Madame de Custine +dans sa chambre d'hôtel, de _sainte apparition_. Ce sont déjà les +lettres d'un amant heureux, ou bien près de l'être. + +Chateaubriand, après quelques délais, dut enfin partir pour Rome où il +arriva le 25 juin 1803. Le séjour qu'il y fit et qui dura moins d'une +année, du mois de juin au mois de février suivant, fut marqué par le +douloureux événement de la mort de Madame de Beaumont, par de nombreuses +difficultés politiques et de grands embarras d'argent. Nous aurons à +revenir sur ce sujet dans le cours de notre récit. + +Madame de Beaumont s'éteignit sans avoir soupçonné que René lui fût +infidèle; les plaintes que lui arrachaient ses douleurs et les regrets +de la vie n'ont pas été mêlés du moins à l'amertume d'un amour trahi. Et +remarquons ici l'attitude de Chateaubriand; elle est caractéristique: +entre l'amie malade, la femme mourante qui n'attend plus rien de ce +monde, et sa nouvelle passion pour la reine des roses, comme disait +Boufflers, toute brillante de jeunesse et de beauté, quel est son choix? +Où porte-t-il son dévouement? C'est à Madame de Beaumont que sa +tendresse reste fidèle; il lui sacrifie tout et rend, à force de soins, +la paix à ses derniers moments. + +Il ne faut donc pas trop légèrement ériger en _victimes de son égoïsme_ +les femmes qui l'ont aimé; laquelle a-t-il délaissée? Assurément, ce +n'est pas Madame de Beaumont, nous l'avons vu, ni Madame de Custine, +nous le verrons plus tard, et la correspondance le démontrera. + +Nous ne voulons pas dire que l'infidélité, ce qu'il appelait lui-même +ses défaillances, ne succédât assez vite à chaque nouvel amour, mais ce +qui ne s'éteignait jamais en lui, quand une fois il s'était donné, +c'était une suprême tendresse de coeur, un inaltérable sentiment +d'affection pure, pleine de délicatesse et de douceur. + +Pendant l'année du séjour en Italie, la correspondance avec Madame de +Custine continua sans interruption. Mais aucune des lettres ne nous en a +été conservée; nous découvrirons peut-être par quel motif, par quel +dépit elles ont toutes été supprimées. + + * * * * * + +À son retour de Rome, au mois de février 1804, Chateaubriand descendit +rue de Beaune, à l'Hôtel de France. Sa femme, _sa jeune veuve_, comme il +l'appelait, qu'il nous décrit, dans ses mémoires, si charmante à +l'époque de leur union, lorsqu'il la reconnaissait de loin sur le +_sillon_ (à Saint-Malo), à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa +chevelure enflée du vent,» vint l'y rejoindre, où même elle l'y avait +précédé. + +Cette installation de la rue de Beaune n'était que provisoire. Nommé +ministre de France dans le Valais, Chateaubriand devait prochainement se +rendre à son poste. La mort tragique du duc d'Enghien (20 mars 1804) +vint tout changer. Chateaubriand envoya sa démission à Talleyrand, +ministre des affaires extérieures, par une lettre qu'il avait soumise +d'abord à Madame de Custine, et dont le texte, avec la réponse du +ministre, nous a été conservé[8]. + +Il ne fut plus question, dès lors, de quitter Paris, mais tout au +contraire d'y former un établissement définitif. Il fallut donc chercher +une installation; on la trouva dès le mois d'avril, rue de Miromesnil, +n° 1119, au coin de la rue Verte, aujourd'hui rue de la Pépinière. On +numérotait alors les maisons par quartier et non par rue. + +Dans le vieux Paris, tel qu'il était au commencement de ce siècle, le +petit hôtel que Chateaubriand allait habiter, à deux pas du faubourg +Saint-Honoré, était presque la campagne. Voici la description qu'il nous +en donne: + +«Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tollendal +et Madame Denain, _la mieux aimée_, comme on disait du temps de Diane de +Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier, et j'avais auprès de +ma fenêtre un grand peuplier, que M. de Lally-Tollendal, afin de +respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main. Le +pavé de la rue se terminait alors devant ma porte; plus haut, la rue où +le chemin montait à travers un terrain vague que l'on appelait la _Butte +aux lapins_. La butte aux lapins, semée de quelques maisons isolées, +joignait à droite le jardin de Tivoli, à gauche le parc de Monceaux. Je +me promenais assez souvent dans ce parc abandonné...» + +M. et Madame de Chateaubriand s'installèrent dans ce petit hôtel de la +rue Miromesnil avec un certain luxe. Joubert, dans une lettre du 10 mai +1804, donne à Chênedollé quelques détails intéressants. + +«Madame de Chateaubriand, lui Chateaubriand, les bons Saint-Germain que +vous connaissez[9], un portier, une portière et je ne sais combien de +petits portiers, logent ensemble rue de Miromesnil dans une jolie petite +maison. Enfin, notre ami est le chef d'une tribu qui me paraît assez +heureuse. Son bon génie et le ciel sont chargés du reste». + +Immédiatement après son retour à Paris, Chateaubriand avait repris ses +relations avec Madame de Custine, et quoiqu'il y eût dans l'esprit de +chacun d'eux le souvenir d'un froissement et de très vives contrariétés, +une parfaite harmonie se rétablit entre eux. Pour Madame de Custine, la +rivalité de Madame de Beaumont n'existait plus; la présence de Madame de +Chateaubriand, il est vrai, pouvait lui porter ombrage, mais il semble +qu'elle en prit assez facilement son parti. Les relations devinrent plus +intimes que jamais; celles de 1803 n'en avaient été que le prélude. + +C'est de ce petit hôtel de la rue de Miromesnil que partit la première +lettre de la longue correspondance que Chateaubriand entretint avec son +amie, et dont jusqu'ici le public n'a connu que quelques rares +fragments. + +Nous publions quarante lettres inédites de cette correspondance, qui, si +nous ne nous trompons, jettent sur l'homme de génie qui les a écrites, +et sur la femme aimable à qui elles étaient adressées, une très vive +lumière. Toutes ces lettres sont de la main même de Chateaubriand, de +cette grande écriture dont on ne peut plus oublier les traits quand on +les a vus une fois. Les dix-neuf premières portent en tête, de la main +de Madame de Custine, un numéro d'ordre. Dans cette série, du n° 1er au +n° 19, il nous en manque trois qui ont porté les n° 7, 12 et 14. Le n° 7 +a été publié par M.A. Bardoux dans son livre sur Madame de Custine; les +deux autres probablement n'existent plus. À partir de la dix-neuvième +les lettres n'ont plus de numéro d'ordre, et comme, en général, elles ne +sont pas datées, le classement en est quelquefois difficile. + +Elles sont pour la plupart timbrées de la poste. + +Cette correspondance, qui n'a pas sa contre-partie, parce que +Chateaubriand ne conservait aucune lettre, a passé des mains de Madame +de Custine entre celles de son fils Astolphe, puis en septembre 1857, +date de la mort de celui-ci, entre les mains de ses héritiers. Dix ou +onze ans plus tard, le libraire de qui nous les tenons en devenait +acquéreur. + +Voici la première de ces lettres inédites: + + Paris, mercredi 30 mai 1804. + + J'étais à la campagne quand votre billet de Fervaques m'est arrivé; + on avait négligé de m'envoyer à la campagne. Ne soyez pas trop + fâchée de mon silence. Vous savez que j'_écris_ malgré mes dégoûts + pour le _genre épistolaire_, et vous avez fait le miracle. Je + m'ennuie fort à Paris et j'aspire au moment où je pourrai jouir + encore de _quelques heures_ de liberté, puisqu'il faut renoncer au + fond de la chose. Bon Dieu! Comme j'étais peu fait pour cela! Quel + pauvre oiseau prisonnier je suis! Mais enfin le mois de juillet + viendra, je ferai un effort pour courir un peu tout autour de + Paris, et puis j'irai un peu plus loin. Ce sera comme dans un conte + de fée: Il voyagea bien loin, bien loin (et les enfants aiment + qu'on appuie sur le mot loin), et il arriva à Fervaques. Là logeait + une fée qui n'avait pas le sens commun. On la nommait la princesse + Sans-Espoir, parce qu'elle croyait toujours, après deux jours de + silence, que ses amis étaient morts ou partis pour la Chine et + qu'elle ne les reverrait jamais. J'achèverai l'histoire dans le + département du Calvados. + + Mille joies, mille souvenirs, mille espérances. Je vous verrai + bientôt. Écrivez-moi. Embrassez nos amis: Ecrivez à Fouché. + + À Madame de Custine, née Sabran, au château de Fervaques, par + Lisieux, Calvados. + +Remarquons ce passage: «J'aspire au moment où je pourrai jouir de +quelques heures de liberté, puisqu'il faut renoncer au fond de la chose. +Bon Dieu! comme j'étais peu fait pour cela! Quel pauvre oiseau +prisonnier je suis!» Chateaubriand fait évidemment allusion à son +mariage, à sa réunion encore toute récente avec Madame de Chateaubriand +et à la répugnance que «la vie de ménage» lui inspirait. Il a même dit +quelque part, que c'est pour échapper à ce sort et rester indépendant +qu'il avait accepté un poste diplomatique et qu'il était parti pour +Rome. Retombé sous le joug, un peu malgré lui, quels regrets de la +liberté perdue, le pauvre oiseau prisonnier n'exhale-t-il pas! + +Plus tard, quand René aura dépassé la saison des orages et que les +années auront apporté le calme à cette âme troublée, il tiendra un tout +autre langage, et rendant à Madame de Chateaubriand un solennel hommage, +il inscrira clans les _Mémoires d'outre-tombe_ ces graves paroles: + +«Retenu par un lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu +d'amertume les douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des +maux de mon existence que la partie inguérissable. Je dois donc une +tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été +aussi touchant que sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, +plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la +force de mes devoirs.» + +Chateaubriand termine sa lettre, ainsi que plusieurs autres de celles +qui vont suivre, en demandant à son amie d'écrire à Fouché, alors +ministre de la police. C'est en faveur de M. Bertin l'aîné, et non de +Chênedollé, comme on l'a cru, qu'il réclamait cette intervention. + +Sur ce point quelques mots d'explication sont nécessaires. M. Bertin fut +persécuté comme royaliste pendant la Révolution. En 1800, sous prétexte +de quelque complot, il fut arrêté par mesure administrative et enfermé +dans la prison du Temple. Mais il ne subit aucun jugement, aucune +condamnation. Il quitta le Temple pour être relégué à l'île d'Elbe. Le +républicain Briot, qui remplissait dans cette île des fonctions +administratives, lui accorda, ou plutôt lui fit accorder la permission +d'achever son ban en Italie, où la résidence de Florence, puis celle de +Rome lui fut assignée. + +C'est à Rome que M. Berlin se lia d'une étroite amitié avec +Chateaubriand. C'est lui qui, sur la demande de son ami, alla, comme +nous l'avons dit, jusqu'à Milan au devant de Madame de Beaumont, et qui +la conduisit à Florence où Chateaubriand l'attendait. + +Il assista à la mort de cette noble et malheureuse femme, épisode que +les _Mémoires d'outre-tombe_, ont retracé dans des pages si sublimes, +les plus éloquentes que Chateaubriand ait écrites et qui assurent au +souvenir de son amie la pitié et le respect de la postérité. + +Enfin, c'est M. Berlin qui a donné l'idée du bas-relief que +Chateaubriand fit élever à Rome sur la tombe de Madame de Beaumont. + +Chateaubriand se plaisait à rappeler les débuts de sa liaison avec +Berlin l'aîné: «C'est avec lui, disait-il, que je visitai les ruines de +Rome, et que je vis mourir Madame de Beaumont, deux choses qui ont lié +sa vie à la mienne[10].» + +Las de l'exil et de ses sollicitations sans résultat pour obtenir son +rappel, Bertin prit le parti assez aventureux de rentrer en France, sans +autorisation, mais avec un passeport que Chateaubriand lui avait délivré +complaisamment à Rome. + +Cela se passait au commencement de 1804, au moment même où +Chateaubriand, de son côté, quittait Rome et rentrait à Paris. + +Bertin, qui, malgré son passeport, n'était pas en règle, fut obligé de +se tenir caché, après son retour, tantôt dans sa maison de la vallée de +Bièvre, tantôt à Paris. + +C'est pour ce proscrit, pour «son ami malheureux, injustement persécuté» +que Chateaubriand demande avec instance à Madame de Custine d'intercéder +auprès de «son grand ami» Fouché. + +On a pensé que ces sollicitations étaient réclamées en faveur de +Chênedollé; mais elles ne pouvaient s'appliquer à lui qui n'était alors +ni persécuté, ni malheureux, qui n'avait rien à démêler avec la police +et pour qui Fouché ne pouvait rien à aucun titre; de plus, à cette +époque Chênedollé n'était pas encore connu de Madame de Custine, à qui +il ne fut présenté que le 15 août suivant par Chateaubriand. + +Quoique M. Bertin ne soit nommé dans aucune des lettres, c'est bien de +lui et non de Chênedollé qu'il s'agit; la suite de la correspondance ne +permet aucun doute à cet égard. + +On se demande quelles relations pouvaient exister entre Madame de +Custine, la patricienne, victime de la Terreur, et Fouché, le jacobin +terroriste, car c'est bien de Fouché, l'ancien oratorien, du proconsul +de la Convention nationale qu'il s'agit ici, du Fouché _après les +crimes_, comme dit Sainte-Beuve. + +Madame de Custine avait miraculeusement échappé à l'échafaud, mais tous +ses biens et ceux de sa famille avaient été confisqués. Elle avait été +détenue dans la prison des Carmes, où elle s'était liée d'amitié avec +Joséphine de Beauharnais. Joséphine devenue la femme du général +Bonaparte recommanda son amie à Fouché, ministre de la police à l'époque +du dix-huit Brumaire. + +L'ancien collègue de Collot d'Herbois, Fouché, s'efforçait alors, sinon +d'oublier son passé, du moins de le faire oublier aux autres, en +affectant une modération relative: «Aucune des mesures exigées par la +sûreté publique, disait-il, ne commande aujourd'hui l'inhumanité,» comme +si l'inhumanité et l'atrocité des meurtres pouvaient jamais être +commandées par la sûreté publique. + +Il avait rendu, paraît-il, de grands services à Madame de Custine et lui +avait fait restituer la partie de ses biens que l'État n'avait pas +vendue. En 1804, Fouché, devenu ministre de la police, était resté son +ami. Nous n'avons rien de leur correspondance avant 1814, mais les +lettres qu'il lui adressa à cette date ont été publiées[11]; elle +contiennent des formules d'une familiarité qu'on regrette d'y +rencontrer. + +Quoi qu'il en soit, Madame de Custine écrivit à Fouché, suivant la +demande qui lui en était faite. Chateaubriand l'en remercie quelques +jours après par la lettre suivante: + + Mille remercîments de votre lettre à F... (Fouché). Mille + remercîmens de vos souvenirs. J'irai certainement à Fervaques. Vos + bonnes gens pourtant me touchent peu, et la race humaine est si + méchante que je commence à ne plus m'en soucier du tout. Vous vivez + en paix! et nous, nous sommes très malheureux ici. Je n'ai, je vous + assure, pas le courage de vous parler de moi, de nos projets. J'ai + l'esprit trop préoccupé. Ma vie est fort triste ici. Je vais errer + dans le champ de blé qui est à _notre_ porte, et quand j'ai entendu + chanter l'alouette, je rentre pour voir un nid de merles, qui est + dans mon jardin et dont les petits viennent de s'envoler. Ils sont + bien heureux. Vous voyez que nous sommes tous deux occupés + d'oiseaux. + + Tresnes a fait une très vilaine action, je me réserve de lui en + parler à la campagne. + + Je pars à l'instant pour Champlatreux et je vais passer deux jours + chez Mathieu[12]. Je n'y porte pas des dispositions fort gaies, et + je ne sais si je pourrai y rester même ces deux jours, tant il y a + d'incertitude dans mes idées, et de tristesse dans le fond de mon + âme. + + J'attends des lettres de vous; elles me consolent et me font + franchir avec moins d'ennuis les moments que je dois encore passer + loin de vous. + + Mille choses aux amis. + + Jeudi, 18 Prairial (7 juin 1804). + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Madame de Custine avait quitté la rue Martel, où elle demeurait en 1803, +pour la rue Verte, au coin de la rue de Miromesnil, en face du petit +hôtel qu'habitait Chateaubriand. Le champ de blé «qui est à _notre_ +porte» fait allusion à la proximité de leurs demeures. Aussi +Chateaubriand a-t-il soin de souligner le mot. + +Il s'agit dans cette lettre du Marquis de Tresne, traducteur de Virgile +et de Klopstock, le même qui, en 1795, à Hambourg, pendant l'émigration, +présenta son ami Chênedollé à Rivarol. La liaison qui en résulta fait +l'objet d'un récit très intéressant de Chênedollé, que Sainte-Beuve a +reproduit dans le second volume de _Chateaubriand et son groupe +littéraire_. Nous ignorons quelle est la très vilaine action du Marquis +de la Tresne à laquelle Chateaubriand fait allusion. + + * * * * * + +Les lettres de Chateaubriand se succèdent rapidement. En voici une +pleine d'enjouement et de charmants détails qui a sa place marquée dans +sa vie littéraire, parce qu'elle précise la date, presque le jour, du 7 +au 18 juin 1804, où vint éclore dans son génie la première pensée du +poème des _Martyrs_. C'est dans ce petit hôtel de la rue de Miromesnil +qu'il en écrivit les premières lignes; c'est sous les ombrages des +jardins, de Monceaux qu'Eudore, Valléda, Cymodocée lui apparurent pour +la première fois. + +Il fait sur le ton du badinage l'analyse de la première ébauche encore +informe qui bientôt se dessinera, prendra corps, et d'où, malgré les +défauts évidents du livre, jailliront des flots de poésie, d'éloquence +et de passion dans le plus beau langage qu'on ait parlé depuis le XVIIe +siècle. + +C'est aussi sur le ton du badinage qu'il répond au récit que Madame de +Custine lui a fait de la première communion de son fils Astolphe, à +Fervaques. Une idée sérieuse cependant, un sentiment élevé et sincère, +dont il faudra toujours tenir compte quand on jugera Chateaubriand, se +dégage de ses paroles légères et termine la lettre par une note grave. + + Paris, 29 Prairial (18 juin), + + Eh! bien, vous voilà donc bien triste! Et pourquoi? Parce que vos + oiseaux sont morts! Eh! qui est-ce qui ne meurt pas? Parce que mes + merles se sont envolés? Vous savez que tout s'envole à commencer + par nos jours. Ceci ressemble à de la poésie, et l'on voit bien que + je griffonne quelque chose. Je vous porterai les deux premiers + livres de certains martyrs de Dioclétien dont vous n'avez aucune + idée. C'est une jeune personne infidèle comme il y en a tant (mais + ici _fidèle_ signifie chrétienne, et _infidèle_ le contraire). + C'est un jeune homme très chrétien, autrefois très perverti, qui + convertit la jeune personne; le diable s'en mêle, et tout le monde + finit par être rôti par les bons philosophes du siècle de + Dioclétien, toujours pleins d'humanité. + + Tout cela fait que je ne dors point, que je ne mange point, que je + suis malade, car toutes les fois qu'il m'arrive de me livrer à la + muse, je suis un homme perdu; heureusement l'inspiration vient + rarement. Voilà qu'au lieu d'aller courir tout autour de Paris, + comme je voulais, je reste rue de Miromesnil, sans songer à rien, + croyant que mon ménage, qui me coûte douze mille francs par an, ira + toujours, quoique je n'aie pas un sou. + + Oh l'heureuse vie que celle des habitants de ce monde! Pour moi, je + ne voudrais pas le réformer, il va si bien! Savez-vous que je ne me + soucie guère de votre communion? Je trouve que vous l'avez fait + faire trop précipitamment à votre fils. Je parierais qu'il ne sait + pas un mot des principes de la religion. Les petites filles en + blanc étaient crasseuses, le curé est une bête, tout cela est + clair. Tout cela n'est bon que lorsque les enfants ont été + longuement et sagement instruits, que quand on leur fait faire leur + première communion non par devoir d'usage, mais par religion. Vous + faites communier votre fils qui n'observe pas seulement la simple + loi du vendredi et qui ne va peut-être pas à la messe le dimanche. + + Voilà ce que vous avez gagné à raconter cela à un père de l'église, + très indigne sans doute, mais toujours de bonne foi, faisant + d'énormes fautes, mais sachant qu'il fait mal et se repentant + éternellement. + + Adieu, chère, humiliez-vous devant cette folle lettre. Attendez-moi + à Fervaques vers la fin de juillet; écrivez-moi et écrivez à + Fouché. + + Mille choses aux amis. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Il faut avouer que, malgré cette dernière phrase, Chateaubriand, pour un +père de l'Église, manque un peu trop de sérieux. Madame de Custine lui +avait fait, sans doute, de la première communion de son fils un tableau +médiocrement édifiant: Chateaubriand accepte son récit (et en cela il a +tort); puis s'élevant à des considérations plus hautes, il lui reproche +de n'avoir pas suffisamment préparé son fils à ce grand acte de la vie +religieuse (et en cela il a raison). + +Probablement il ne connaissait pas et n'avait jamais vu le prêtre que, +sur le rapport de Madame de Custine, il traite si dédaigneusement, +c'était l'abbé François Millet, qui, chapelain à l'époque de la +Révolution, avait refusé de prêter serment à la constitution civile du +clergé. Il émigra en Angleterre et subit les dures années de l'exil, +comme Chateaubriand lui-même, qui a pu le rencontrer sans le connaître +dans les rues de Londres. Rentré en France le 13 Messidor an V (1er +juillet 1797) après la Terreur, il fut installé curé de Fervaques le 22 +Ventose an XI (13 mars 1803), et mourut le 23 juin 1807. + +Rien ne prouve que cet ecclésiastique, qui a souffert pour la foi, soit +responsable et du costume un peu rustique des petites filles en blanc, +et de la mauvaise préparation du jeune marquis. Si cet enfant a fait sa +première communion plutôt par devoir d'usage, que par religion, à qui la +faute? + +Madame de Custine ne montra pas, à ce qu'il paraît, un goût très +prononcé pour le plan des Martyrs. Chateaubriand va lui répondre à ce +sujet. Il n'en continuait pas moins son travail avec activité, puisque +dès le 20 juin, il en lisait le premier livre à Champlatreux. Voici en +effet ce que, à cette date, M. Molé écrivait à Joubert: + + Chateaubriand est ici avec sa femme. Ils y sont fort aimables et + d'une manière simple. Vous connaissez sans doute le premier livre + des _Martyrs de Dioclétien_. Je l'ai entendu aujourd'hui avec grand + plaisir. + +Nous verrons par la lettre qui suit que Madame de Custine avait écrit à +Fouché en faveur de Bertin, et que cette démarche produisit quelques +promesses, qui restèrent sans résultat. + +Chateaubriand annonce sa visite à Fervaques pour la fin du mois de +juillet. + + Vous avez bien tort de me prêcher sur mon goût pour mon nouvel + ouvrage. Cela ne me dure guères, et j'ai déjà tout laissé là depuis + une quinzaine de jours. Pour travailler avec suite et goût, il faut + être dans une position sinon très brillante, du moins tranquille; + et ce n'est pas quand on est sans avenir, qu'on travaille pour un + avenir qui ne viendra pas. D'ailleurs il faudrait beaucoup de + livres, beaucoup d'études, beaucoup de chimères pour me faire + oublier les personnes que j'aime. + + Je ne sais encore si on a fait quelque chose pour mon ami[13], + comme on nous l'a promis. Il est à la campagne, et il ne me paraît + pas que sa position soit changée. + + Je vous ai donné ma parole d'aller vous voir, et certainement je + ferai le voyage, selon toutes les apparences vers la fin du mois de + juillet où nous entrons demain. Vous savez que je ne suis pas + libre, et il peut arriver tel accident de route on d'affaires qui + me retarde de huit ou dix jours. Il suffit que je sois sûr de vous + voir pour que vous ne m'accusiez pas de mensonge. + + Vous voyez par le ton de ce billet que je suis très sérieux et fort + triste. Outre les sujets de peine que vous pouvez deviner, j'ai la + fièvre depuis deux jours; cela durera peu; quelques doses de + quinine me remettront sur pied. + + Bonjour, chère. Je suis charmé que vous soyez heureuse dans votre + bon château, et j'ai grande envie de vous y voir. + + Mille choses à nos amis. + + Vendredi, 29 juin. + + Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, Calvados. + + + + +CHAPITRE III. + +Rupture avec Madame de Custine.--Réconciliation.--Voyage de Fervaques. +Chênedollé.--Départ pour la Bourgogne. Joubert.--Nouveau voyage à +Fervaques.--Jalousies de Madame de Custine. + + +Jusqu'ici la correspondance de Chateaubriand et de Madame de Custine, +s'est déroulée avec calme, dans les termes d'une intimité pleine de +confiance et d'abandon, sans exprimer, peut-être, une passion aussi +exaltée que celle des billets qui ont précédé le voyage de Rome. On voit +clairement que les situations sont changées: Chateaubriand sollicitait +alors; maintenant tous les droits lui sont acquis. Mais au milieu de cet +amour passé à l'état chronique, aucun nuage ne s'est encore annoncé à +l'horizon. + +Tout à coup la scène change; la tempête éclate; un incident nouveau +s'est produit qui rouvre une ancienne et profonde blessure. +Chateaubriand, atteint jusqu'au fond du coeur, écrit avec amertume ce +qu'on va lire. + + Lundi, 16 juillet. + + Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si tous vos + noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais je sais que j'ai + hésité à vous écrire, n'ayant que des choses fort tristes à vous + apprendre. Premièrement, les embarras de ma position augmentent + tous les jours et je vois que je serai forcé tôt ou tard à me + retirer hors de France ou en province; je vous épargne les détails. + Mais cela ne serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne + m'expliquerai point non plus; mais quoique je ne croie pas tout ce + qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a dit, il reste + certain toutefois que vous avez parlé d'un service que je vous + priais de me rendre lorsque j'étais à Rome, et que vous ne m'avez + pas rendu. Ces choses-là tiennent à l'honneur, et je vous avoue + qu'ayant déjà le tort du refus, je n'aurais jamais voulu penser que + vous eussiez voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la + _révélation_. Que voulez-vous? On est indiscret sans le vouloir, et + souvent on fait un mal irréparable aux gens qu'on aime le mieux. + + Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins attaché. Vous + m'avez comblé d'amitiés et de marques d'intérêt et d'estime; je + parlerai éternellement de vous avec les sentimens, le respect, le + dévouement que je professe pour vous. Vous avez voulu rendre + service à mon ami[14], et vous le pouvez plus que moi puisque + Fouché est ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement + que vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un + malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se joue de + nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit aux sentimens + qui paraissent les plus fermes et les plus durables. J'ai été + tellement le jouet des hommes et des prétendus amis, que j'y + renonce; je ne me croirai pas, comme Rousseau, haï du genre humain, + mais je ne me fierai plus à ce genre humain. J'ai trop de + simplicité et d'ouverture de coeur pour n'être pas la dupe de + quiconque voudra me tromper. + + Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la peine. En + voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie pas et que je + vous avais écrite il y a sept ou huit heures. J'ignorais alors ce + que je viens d'apprendre, et le ton de cette lettre était bien + différent du ton de celle-ci. Je vous répète que je ne crois pas un + mot des détails honteux qu'on m'a communiqués, mais il reste un + fait: on sait le service que je vous ai demandé, et comment peut-on + savoir ce qui était sous le sceau du secret dans une de mes + lettres, si vous ne l'aviez pas dit vous-même? + + Adieu. + +Cette lettre, écrite sur les quatre côtés d'une feuille de papier +in-quarto, avait pour enveloppe une autre demi-feuille du même papier +portant pour adresse «Au Château de Fervaques», comme la lettre qui +précède et celle qui la suit. + +Il serait intéressant de connaître la réponse que fit Madame de Custine +aux reproches portés contre elle avec une argumentation si serrée. Mais +Chateaubriand ne conservait pas les lettres que lui adressaient ses +belles amies; plus discret qu'elles, il ne laissait derrière lui rien +qui pût les compromettre; elles n'avaient pas toujours pour elles-mêmes +autant de prudence. + +Il faut donc essayer de deviner par la lettre suivante ce que cette +réponse de Madame de Custine peut avoir été. Il semble qu'au lieu de se +disculper directement, elle aurait opposé à l'attaque une +contre-attaque, et que, opérant une diversion habile, elle aurait rejeté +les torts sur une personne qu'elle se plaignait de se voir préférer et +dont la perfidie aurait machiné cette dénonciation. + +Chateaubriand ne fut pas convaincu par cette défense, mais sa colère +était déjà tombée; il répondit amèrement encore, mais en laissant, comme +on va le voir, une porte ouverte à la réconciliation. + + Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à personne, + et je ne vous préfère personne. Mais vous vous trompez si vous + croyez que je tiens ce que je vous ai dit de _celle_ que vous + soupçonnez; et c'est là le grand mal. Si je le tenais d'elle, je + pourrais croire que la chose n'est pas encore publique; or ce sont + des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti des bruits qui + couraient. Il me serait encore fort égal, et je ne m'en cacherais + pas, qu'on dit que je vous ai demandé un service. Mais ce sont les + circonstances qu'on ajoute à cela qui sont si odieuses que je ne + voudrais pas même les écrire et que mon coeur se soulève en y + pensant. Vous vous êtes très fort trompée si vous avez cru que + Madame... m'ait jamais rendu des services du genre de ceux dont il + s'agit[15]; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur de lui en + rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez eu _tort_ de me + refuser. Dans votre position, rien n'était plus aisé que de vous + procurer le peu de chose que je vous demandais; j'ai vingt amis + pauvres qui m'eussent obligé poste pour poste, si je ne vous avais + donné la préférence. Si jamais vous avez besoin de mes faibles + ressources, adressez-vous à moi, et vous verrez si mon indigence me + servira d'excuse. + + Mais laissons tout cela. Vous savez si jusqu'à présent j'avais + gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du coeur, je vous + en avais laissé apercevoir la moindre chose, tant était loin de ma + pensée tout ce qui aurait pu vous causer un moment de peine ou + d'embarras. C'est la première et la dernière fois que je vous + parlerai de ces choses-là. Je n'en dirai pas un mot à la + _personne_, soit que cela vienne d'elle ou non. Le moyen de faire + vivre une pareille affaire est d'y attacher de l'importance et de + faire du bruit; cela mourra de soi-même comme tout meurt dans ce + monde. Les calomnies sont devenues pour moi des choses toutes + simples; on m'y a si fort accoutumé que je trouverais presque + étrange qu'il n'y en eût pas toujours quelques-unes de répandues + sur mon compte. + + C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner l'un de + l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément; mais mon + attachement pour vous est à toute épreuve; il survivra même à + l'absence, si nous ne devons plus nous revoir. + + Je vous recommande mon ami[16]. + + Paris, 4 Thermidor (23 juillet). + +Madame de Custine, dans sa réponse, chercha, parait-il, à expliquer le +refus du service que Chateaubriand lui avait demandé pendant son séjour +à Rome, par les motifs qui l'avaient déterminée. Ces motifs, c'était +probablement la destination supposée de la somme que Chateaubriand lui +demandait; il s'agissait d'un prêt de quatre ou cinq mille francs, et +sans doute elle s'était sentie froissée à l'idée de subvenir aux +dépenses nécessitées par la présence à Rome de Madame de Beaumont. Enfin +elle expliquait sans doute la révélation qu'elle avait faite du service +demandé et refusé, par l'intervention de certaines gens qui lui avaient +arraché son secret en usant de perfides manoeuvres. Peut-être aussi sa +lettre contenait-elle un certain nombre de récriminations plus ou moins +fondées, que Chateaubriand n'admettait pas. + +Il répondit par une lettre datée du 1er août 1804, lettre très +importante qui manque à notre collection, mais qui a été publiée dans le +livre très intéressant de M. Bardoux[17], et qui, sur l'original, doit +porter en tête l'annotation habituelle de Madame de Custine, avec le +chiffre 7 comme numéro d'ordre. + +Voici cette lettre: + + Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais par + lettre. Je ne me rappelais plus pour quel objet je vous avais + demandé ce service; mais, si c'est pour celui que vous faites + entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de l'idée que j'avais + de votre caractère n'a été donnée; et c'est une grande pitié que + vous ayez pu la prendre dans un sens si opposé; je m'étais trompé. + + Au reste, pour finir tout cela, j'irai vous voir; mais mon voyage + se trouve nécessairement retardé. Je ne puis avoir fini mes + affaires au plus tôt à Paris que le 12 du mois; je partirai donc de + Paris de lundi prochain en huit, je serai une autre huitaine à + errer chez mes parents de Normandie, de sorte que j'arriverai à + Fervaques du 20 au 30 août. Vous sentez que je vous donnerai des + faits plus certains sur ma marche avant ce temps-là. + + Ce que nous avons recueilli de tout ceci, c'est que les langues de + certaines gens sont détestables, qu'il ne faut pas s'y fier un + moment, et que notre grand tort est d'avoir eu quelque confiance + dans leur amitié. De ma vie, du reste, je n'aurais été pris au + piège où vous vous êtes laissé prendre; car de ma vie, je ne + confierai à personne l'affaire d'un autre, et surtout quand il sera + question de certains services; mais ensevelissons tout cela dans un + profond oubli, dénouons sans bruit avec les gens dont nous avons à + nous plaindre, sans leur témoigner ni humeur ni soupçon. + Heureusement que leurs mauvais propos sont arrivés dans un temps où + l'opinion m'est très favorable, de sorte qu'ils sont morts en + naissant. C'est à nous à ne pas les réveiller par nos imprudences. + Je n'ai pas dit mot à personne de ce que je vous avais écrit, et + j'espère que vous, de votre côté, vous avez gardé le silence. + + Adieu; j'ai encore bien de la peine à vous dire quelques mots + aimables, mais ce n'est pas faute d'envie. + + Savez-vous que j'ai vu votre frère[18] et votre mère? Celui-ci a + trop d'esprit pour moi. + +Le début de cette lettre est dur assurément. Mais on comprend le +sentiment qui l'a dicté. Chateaubriand avait épuisé toutes ses +ressources auprès de Madame de Beaumont mourante; il ne pouvait pas et +pour rien au monde il n'aurait voulu interrompre les spasmes de son +agonie pour lui exposer sa détresse, pour lui demander un crédit et se +faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il avait prodigués. N'y +avait-il pas là une question de délicatesse et d'honneur, et n'est-ce +pas «une grande pitié» comme il le dit, que Madame de Custine ne l'ait +pas compris? Elle n'a vu qu'une rivale là où elle ne devait plus voir +qu'une femme infortunée et mourante. + +Cependant, malgré l'aigreur du début, Chateaubriand s'adoucit: il ne +demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre se termine par un +mot charmant. Le post-scriptum renouvelle la demande de pressantes +démarches auprès de Fouché en faveur de l'ami malheureux et persécuté +(M. Bertin). + +Cette lettre prise isolément et séparée de celles qui la précèdent et +qui l'expliquent, était inintelligible. Aussi est-il naturel qu'elle ait +été interprétée à contre-sens: «Le Chateaubriand quinteux, personnel, +méfiant, a-t-on dit, est tout entier dans cette lettre.» Voilà le sens +qu'on y a trouvé! Aussi que de lamentations en faveur de l'_adorable +victime_ de cet homme sans coeur! Et pourtant, dans tout cela, Madame de +Custine n'était pas une victime; le beau rôle n'était même pas de son +côté: mue par une mesquine jalousie, elle avait fini, dans de vulgaires +commérages, par trahir l'amitié. + +Dans cette circonstance, comme dans toutes les autres, dans la vie +privée, comme dans la vie politique, l'opinion se montrait facile à tout +pardonner à Chateaubriand, ses imprudences, ses erreurs, ses fautes +même. D'où lui venait cette persistance des faveurs de l'opinion? C'est +que partout dans sa vie, on sentait l'inspiration d'une âme +chevaleresque et d'un coeur généreux. + +Chateaubriand partit de Paris pour Fervaques, comme il l'avait annoncé, +le 13 août. Il en informe le jour même Madame de Custine par le billet +suivant: + + Je n'ai que le temps de vous dire que je pars à l'instant pour la + Normandie, et que je serai chez vous en huit ou dix jours à compter + de la date de cette lettre. Je vous écrirai sur les chemins. Mille + bonjours. N'oubliez pas F... (Fouché). + + Paris, le 13 août 1804. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Deux jours après, il écrit de Mantes cet autre billet, et pour la +première fois il introduit Chênedollé auprès de Madame de Custine. + + Mantes, 15 août. + + Me voilà à Mantes, c'est-à-dire à quinze lieues plus près de vous. + Je serai à Fervaques lundi prochain. Trouvez-vous mauvais que j'y + aie donné rendez-vous à un de nos voisins, mon ami intime, M. de + Chênedollé, avec qui j'ai affaire? C'est un homme d'esprit, poète, + etc. Vous voyez que voilà un horrible démenti à vos prophéties. Ah! + mon Dieu, quand voudrez-vous me croire et quand aurez-vous le sens + commun! J'aime à vous aimer; c'est Madame de Sévigné qui dit cela. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Comme on le voit, avant l'arrivée de Chateaubriand à Fervaques, la paix +était déjà faite. + +Cette lettre démontre péremptoirement qu'avant cette date du 15 août, +dans les recommandations à Fouché, il ne s'agissait pas de Chênedollé +dont, jusque-là, Madame de Custine ne connaissait pas même le nom. + +Le même jour, Chateaubriand écrit à Chênedollé pour lui donner +rendez-vous au château de Fervaques[19]: + + Mantes + + Je m'approche de vous et sors enfin du silence, mon cher + Chênedollé: je n'ai osé vous écrire de peur de vous compromettre + pendant tout ce qui m'est arrivé (lors de sa démission envoyée le + jour même où le duc d'Enghien a été fusillé). Que j'ai de choses à + vous dire! Quel plaisir j'aurai à vous embrasser, si vous voulez ou + si vous pouvez faire le petit voyage que je vous propose! Je vais + passer quelques jours chez Madame de Custine au château de + Fervaques, près de Lisieux, et vous voyez par la date de ma lettre + que je suis déjà en route. J'y serai d'aujourd'hui en huit, + c'est-à-dire le 22 août. La dame du logis vous recevra avec + plaisir, ou, si vous ne voulez pas aller chez elle, nous pourrons + nous voir à Lisieux. + + Ecrivez-moi donc au château de Fervaques, par Lisieux, département + du Calvados. Vous n'en devez pas être à plus de quinze ou vingt + lieues. + + Tâchons de nous voir, pour causer encore, avant de mourir, de notre + amitié et de nos chagrins. Je vous embrasse les larmes aux yeux. + Joubert a été bien malade et n'a pu répondre à une lettre que vous + lui écriviez. Tout ce qui reste de la _petite société_[20] s'occupe + sans cesse de vous. Madame de Caux (Lucile soeur de Chateaubriand) + est très mal. + +Le séjour de Chateaubriand à Fervaques ne fut pas de longue durée; +arrivé le 22 chez Madame de Custine, il en repart le 29, et le même jour +il lui adresse de Lisieux ce billet: + + Lisieux, huit heures et demie du soir. + + Le courrier est passé il y a une heure... La diligence ne part que + demain à onze heures. Je m'ennuie déjà si loin de vous, et je pars + en poste pour Paris. J'y serai demain à midi. Plus je m'éloigne de + vous, plus je me rapproche; je me dépêche donc d'arriver. Mille + bénédictions. Salut à la bonne dame de Cauvigny. J'embrasse + Chênedollé. Le chapitre de Lisieux est en grande rumeur pour la + calotte du défunt. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, à Fervaques. + +La date de ce billet est fixée par sa dernière phrase. Ce jour même, 11 +Fructidor an XII (29 août 1804), était mort à Lisieux à 5 heures du +matin, à l'âge de 82 ans, l'ex-chanoine Jacques Monsaint. C'était un +vieux prêtre assermenté qui, lors de la constitution civile du clergé, +avait livré les archives de l'Évêché au clergé schismatique. Lorsque le +15 août 1802, la cathédrale de Saint-Pierre de Lisieux fut rendu au +culte catholique[21], il ne fut pas compris dans son clergé. Le 29 août +1804, il s'agissait sans doute de décider si la sépulture religieuse lui +serait accordée. De là grande rumeur du clergé et de la ville, mais non +du chapitre, comme le dit Chateaubriand: ce chapitre n'existait plus. + +Madame de Custine, de son côté, s'est trompée en attribuant à ce billet +un numéro d'ordre qui en fixerait la date au mois d'octobre 1804, à la +suite d'un second voyage à Fervaques. Nous le rétablissons à la date qui +lui appartient, à la suite du voyage du mois d'août. + +Après cet incident, Chateaubriand prit la poste et arriva à Paris, d'où, +trois jours après, il adressa à Madame de Custine la lettre suivante: + + Lundi, 3 septembre. + + Je suis arrivé vendredi à six heures du soir. Samedi j'ai été + occupé avec des libraires. Dimanche, le juge de paix de M. Pin n'a + pas voulu recevoir l'argent; il a remis la chose à aujourd'hui + lundi. Demain donc, je vous enverrai le reçu de 249 francs. + + Je regrette Fervaques, les carpes, vous, Chênedollé, et même Madame + Auguste. Je voudrais bien retrouver tout cela en octobre; je le + désire vivement. Avez-vous autant envie de me revoir? Notre ami + est-il debout? Je voudrais bien lui faire passer de mon quinquina. + Tâchez donc de faire niveler le billard, d'arracher l'herbe pour + qu'on voie les brochets, d'avertir les gardes de sommer le voisin + de Vire et la voisine de Caen de se rendre au rendez-vous, + d'engraisser les veaux, de faire pondre aux poules des oeufs moins + gris et plus frais; quand tout cela sera fait et que M. Giblin aura + mis à mort le dernier des Guelfes, vous m'avertirez, et je verrai + s'il est possible de me rendre à Fervaques pour 15 pièces de 20 + francs. À condition toutefois que le professeur allemand[22], + tribun de son métier, ait repris la route du tribunat. + + Bonjour, grand merci, joie et santé, mille choses à Chênedollé. + Est-il encore avec vous? Mille choses à votre bon fils. Je prie + Dieu de conserver à Madame de Cauvigny son naturel, sa gaîté, sa + propreté, sa rondeur et sa gentillesse. On parle fort de son vol à + Paris. Ecrivez-moi. + + Tout à vous. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Cette lettre écrite sur le ton du badinage où Chateaubriand, esprit +sérieux, ne réussissait guères, déchira le coeur de Madame de Custine. La +réponse attristée et plaintive qu'elle y fit, s'est retrouvée _en copie_ +dans les papiers de Chênedollé, devenu son ami, et en qui elle avait une +entière confiance. Cette réponse a été publiée par Sainte-Beuve. + +On avait cru d'abord qu'elle était adressée à Chênedollé; Sainte-Beuve a +soupçonné que le destinataire n'était autre que Chateaubriand; et il a +eu raison. C'est en effet, certainement, la réponse à la lettre assez +étrange qui précède. La voici: + + J'ai reçu votre lettre: j'ai été pénétrée, je vous laisse à penser + de quels sentiments. Elle était digne du public de Fervaques, et + cependant je me suis gardée d'en donner lecture. J'ai du être + surprise qu'au milieu de votre nombreuse énumération, il n'y ait + pas eu le plus petit mot pour la grotte et pour le petit cabinet + orné de deux myrtes superbes. Il me semble que cela ne devait pas + s'oublier si vite. Je n'ai rien oublié, pas même que vous n'aimez + pas les longues lettres. + + Votre ami est encore ici, mais il part demain. J'en suis plus + triste que je ne puis vous dire: je ne verrai plus rien de ce que + vous aurez aimé. Il y a des endroits dans votre lettre qui m'ont + fait bien du mal. + +Cette lettre, qui n'est ni signée ni datée, doit être du 5 décembre +1804. + +Mais comment Chênedollé a-t-il pu en avoir une copie? Assurément ce +n'est pas par Chateaubriand, qui retenu, bien plus que quelques-unes de +ses belles amies, par la discrétion, était incapable d'abuser d'une +lettre compromettante. + +C'est donc par Madame de Custine elle-même que la communication a été +faite au confident de tous ses secrets. En fait de confidences, elle +n'avait pas une grande réserve, si nous en jugeons par cette +conversation que rapporte Sainte-Beuve:--«Voilà, disait-elle, le cabinet +où je le recevais!--C'est ici qu'il était à vos genoux?--C'est peut-être +moi qui étais aux siens.» + +Dans cette conversation, ne serait-ce pas Chênedollé qu'elle avait pour +interlocuteur? Et n'est-ce pas du même cabinet «aux deux myrtes +superbes» qu'elle faisait ainsi les honneurs? + +Il semble que ce séjour à Fervaques, à la fin du mois d'août, n'aurait +pas été sans orages; le plaisir et les larmes s'y seraient succédé, s'il +faut placer à cette date l'anecdote racontée par Chênedollé: + +«Un jour, dit-il, en revenant d'une promenade en calèche où il +(Chateaubriand) aurait été assez maussade pour elle, elle aperçut un +fusil avec lequel nous avions chassé le matin; elle fut saisie d'un +mouvement de joie et de fureur, et fut près de s'envoyer la balle au +travers du coeur.» + +Il faudrait sur ces «querelles de ménage» entendre les deux parties: +Madame de Custine accuse, mais nous n'avons pas la défense de +Chateaubriand, qui, il faut le reconnaître, n'était pas toujours +aimable. C'est même dans ce caractère de René, si impressionnable et si +mobile, où se heurtent tant de contrastes, un des côtés qu'il faut +connaître. Pour l'étudier, la tâche est d'autant plus facile qu'il nous +a donné lui-même tous les éléments de son portrait, et que rien ne +manque à la franchise de ses aveux. + +Comme on l'a dit, ou plutôt comme on l'a répété d'après les Mémoires +d'outre-tombe, Chateaubriand avait eu une enfance triste et pleine de +contrainte. Éperdument épris des rêves d'une imagination ardente, il +était porté au dédain par la passion de la solitude. Il n'était à peu +près sensible qu'à la tendresse des femmes. Consolé d'abord, puis adulé +par elles, il prit envers elles l'habitude de la domination, et cette +disposition malheureuse qui le portait à tourmenter celles qui prenaient +à lui un intérêt passionné. Non par calcul, mais par ennui, par caprice, +par impatience de tout frein, il n'épargnait pas aux plus chères de ses +amies les accès de son ennui et de sa mauvaise humeur. «Une fois sur +cette pente, il arrivait à des duretés désolantes envers les personnes +dont, il s'était fait aimer, duretés dont il ne se repentait que quand +il n'en était plus temps[23].» + +Ces duretés, l'anecdote que nous venons de rapporter, indique que Madame +de Custine les a subies, et le témoignage plein d'émotion de +Chateaubriand lui-même nous montre que d'autres après elle ont eu à en +souffrir. «Depuis que j'ai perdu cette personne (il s'agit cette fois de +Madame de Duras), je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les +inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient +dévoués. Veillons bien sur notre caractère! Songeons que nous pouvons, +avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que +nous rachèterions au prix de notre sang. Quand nos amis sont descendus +dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts? Nos inutiles +regrets, nos vains repentirs sont-ils un remède aux peines que nous leur +avons faites? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur +vie, que toutes nos larmes après leur mort.» + +Quel contraste entre les affections tendres et généreuses qui sont au +fond du coeur, et les emportements d'un caractère qui ne sait pas et ne +veut pas se contraindre! Qui osera dire cependant qu'un homme capable de +tels aveux et d'une pareille délicatesse de sentiments soit un méchant +homme? + + * * * * * + +Que répondit Chateaubriand à la lettre de Madame de Custine que nous +avons donnée plus haut? Il semble quelquefois qu'il aurait négligé de +lire les lettres auxquelles il répondait. Cette fois, il ne tient nul +compte des sentiments douloureux et des plaintes de Madame de Custine; +il lui écrit comme s'il ne s'était rien passé, sans un seul mot de +réparation. Il annonce pour le mois d'octobre un nouveau voyage à +Fervaques. Il décoche, en passant, une épigramme à Madame de Custine à +propos d'un paiement qu'il s'est chargé de faire pour elle: on voit que +l'affaire de Rome et sa divulgation lui sont restées sur le coeur. Enfin +il annonce le troisième livre _des Martyrs_. + +Voici la lettre: + + Votre lettre m'a charmé. Vous êtes une très aimable personne. Je + médite toujours un second voyage, mais il faut du temps et de la + patience! Je ne puis partir que le 15 de décembre pour la + Bourgogne. Je tâcherai d'être chez vous du 20 au 25 d'octobre. Cela + vous convient-il? + + Voilà le billet du juge de paix. Dimanche il ne voulait pas de mon + argent; lundi il refusa mes louis, mardi mon billet de banque; + enfin il a pris son parti. C'est une fatalité que l'argent entre + nous. + + La pauvre Madame Bertin a la fièvre putride. Je ne sais qui + présentera votre lettre[24]. Comment nous tirer de là? + + Et le cher malade? Voilà un beau temps qui doit le guérir. Veut-il + de mon quinquina? + + Il faudra que Chênedollé vienne cet automne à Fervaques, d'où je le + ramènerai à Paris. Le pauvre garçon! je l'aime bien tendrement. + Convenez que je vous ai fait connaître un aimable voisin. Vous avez + sans doute perdu vos hôtes? Madame de Cauvigny court les champs; + Chênedollé est retourné chez M. Saint-Martin père. Moi, je suis au + diable. Mais votre mère doit être avec vous; c'est encore une de + mes infidélités[25]. Vous savez combien j'aime Mademoiselle de + Saint-Léon; mais j'ai perdu _la Pitié_ que j'avais d'elle (_La + Pitié_ de Delille, 1803). + + Je fais un troisième livre. Nous verrons comment il sera à + Fervaques.. Je mange du melon, j'enrage et je me porte bien. Dieu + vous conserve en joie et en _espérance_; si cela est possible, + écrivez-moi. + + Samedi, 8 septembre 1804. + + Mille joies à tous les amis.--sans excepter Madame Jenny. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Le 15 septembre, il part avec Madame de Chateaubriand pour la Bourgogne, +c'est-à-dire pour Villeneuve-sur-Yonne, où ils doivent passer quelques +mois chez M. et Madame Joubert. Au moment même où il montait en voiture, +il écrit à Madame de Custine pour l'en avertir et lui demander de lui +faire connaître l'époque la plus tardive qu'elle fixe pour son retour à +Paris, «afin qu'il se dirige là-dessus[26]». + +Il n'entre pas dans le plan que nous nous sommes tracé de faire +connaître les rapports d'intimité, d'une constance inaltérable, qui ont +existé entre ces deux familles: M. et Madame de Chateaubriand, M. et +Madame Joubert. Il faudrait pour cela faire revivre dans son ensemble +cette société peu nombreuse, mais si brillante, dont Joubert, Fontanes, +Chênedollé étaient l'âme, intelligences élevées qui ont laissé leur +empreinte plus ou moins marquée dans l'histoire littéraire de leur +temps, sans parler de Chateaubriand qui les dominait tous par le génie, +et dont le puissant rayon nous éclaire encore. + +Cette société d'élite offre aux études du moraliste, à peu près dans +toute leur variété, les types les plus élevés qui puissent honorer +l'humanité. + +On y trouverait par excellence l'image gracieuse et pure de Madame de +Chateaubriand, de cette femme d'un si grand esprit et de tant de vertu, +restée si longtemps obscure et méconnue, mais dont heureusement +l'histoire nous a été donnée dans un des livres les plus attrayants +qu'on puisse lire. Ses mémoires, car à côté des _Mémoires +d'outre-tombe_, qu'elle ne lisait pas, elle avait aussi les siens, +auxquels son mari faisait souvent des emprunts, ainsi que de nombreuses +correspondances ont été publiés[27]; ces oeuvres lui assignent dans le +groupe des femmes littéraires un rang auquel, pendant sa vie, toute +consacrée à la religion et à la charité, elle n'avait aucune prétention. + +Madame de Custine ne faisait pas partie de la société Joubert. +Chênedollé, le seul de ce groupe que Chateaubriand lui ait fait +connaître, est entré avec elle dans des relations suivies, et il paraît +avoir eu les secrets réciproques d'une liaison dont Chateaubriand +évitait, dans son monde à lui, de soulever les voiles. + +Voilà donc Chateaubriand installé à Villeneuve chez son ami Joubert. Il +y passa un mois en préméditant de faire _incognito_ un voyage à +Fervaques. Dès le 9 octobre, il écrit à Guéneau de Mussy: «Je pars pour +Paris d'aujourd'hui en huit. J'y vais passer quinze jours; puis je +reviens à Villeneuve pour le 4 novembre, jour fameux dans ma vie et dans +celle de Joubert (c'était l'anniversaire de la mort de Madame de +Beaumont). Ma femme reste ici à m'attendre. Nous ne retournerons à Paris +que vers la fin de décembre, lorsque toutes les fêtes, qui me sont des +deuils seront passées.» Il s'agit des fêtes du couronnement qui ont eu +lieu en effet, le 2 décembre 1804. + +Quelques jours après, il écrit à Madame de Custine: + + (Villeneuve-sur-Yonne). + + Je pars, d'ici le 15 octobre. Je serai le 16 à Paris; le 21 je me + mettrai en route pour Fervaques où je serai le 22. Ne m'écrivez + plus ici; j'ai peur même qu'une lettre n'y arrive lorsque je n'y + serai plus. + + Je vous écris ces trois lignes _mal à mon aise_, et je me dépêche + d'en finir. + + Mille bonjours. + + Je viens d'écrire à Chênedollé. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +On comprend pourquoi Chateaubriand recommande à Madame de Custine de ne +plus lui adresser ses lettres à Villeneuve, où Madame de Chateaubriand +était encore. + +Il se rendit à Fervaques au jour indiqué, mais Chênedollé ne fut pas +exact au rendez-vous: il n'arriva que quelques jours après le départ de +son ami. + +Chateaubriand quitta Fervaques le 26 ou le 27 et adressa immédiatement à +Madame de Custine la lettre suivante: + + (Paris), dimanche, 28 octobre. + + Je vais me remettre en route à l'instant pour Villeneuve. J'ai + quitté votre château de hiboux avec une peine fort grande. Je + serais fâché de le voir trop souvent, car je crois que je m'y + attacherais mal à propos. Tâchez d'en sortir promptement et de + revenir parmi les vivans. Songez que vous serez ma voisine et que + je pourrai vous voir toutes les fois que vous le désirerez. Nous + avons tous besoin de vous ici, moi, mon ami, votre mère. Adieu, + écrivez-moi à Villeneuve. Dites mille choses à nos amis. Amenez + Madame de Cauvigny avec vous. Que de choses nous disons des gens + que nous avons vus à Fervaques. Mille bonheurs! Avez-vous entendu + parler de Chênedollé? J'ai aussi oublié ma clef dans ma chambre. + Rapportez-là moi. + + À vous pour la vie. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Madame de Custine, nous l'avons dit, avait quitté la rue Martel pour +installer ses pénates rue Verte, en face de la rue de Miromesnil, à la +porte même de Madame de Chateaubriand. Ce choix pouvait être fort +commode pour elle, mais il semblait blesser un peu les convenances. Il +ne faudrait pas cependant lui en faire un reproche trop sévère: on +trouve, en effet, dans ce caractère spirituel et enjoué de Madame de +Custine un sentiment, au fond toujours le même, qui flotte de la +légèreté à la témérité, mais qui de la témérité s'élève parfois jusqu'à +l'héroïsme. Quelle fermeté d'âme n'avait-elle pas montrée quand, en +1794, au milieu des commissaires d'une section révolutionnaire qui +perquisitionnaient chez elle et fouillaient tous ses meubles, elle +traçait une mordante caricature de l'un d'eux, mettait les rieurs de son +côté et sauvait ainsi sa vie! Et de quelle témérité héroïque +n'avait-elle pas fait preuve quand, en 1793 protégeant de sa présence +son beau-père le général de Custine devant le tribunal révolutionnaire, +elle avait d'un si grand courage, comme dit Chateaubriand, bravé +l'échafaud! C'est en faveur de cet héroïsme que bien des légèretés lui +seront pardonnées; il y a dans sa vie des pages qui lui assurent le +respect et la sympathie de la postérité. + +Dans la même lettre, nous remarquons ce passage: «Que de choses nous +disons «des gens que nous avons vus à Fervaques!» À qui Chateaubriand +a-t-il pu dire tant de choses, lui qui n'a fait que traverser Paris? +Probablement à la mère de Madame de Custine, la Marquise de Boufflers, +s'il a eu le temps de la voir. + +Chateaubriand se rend à Villeneuve sans perdre de temps. Il y reçoit, +presque à son arrivée, une missive de Madame de Custine (le petit +griffon). Elle lui renvoie une lettre fort suspecte qu'elle a reçue pour +lui: une lettre de femme! René se tire comme il peut de ce mauvais pas +dans la réponse qu'il lui adresse: + + Quel radotage que le petit griffon écrit en me renvoyant une lettre + d'une _soeur_ bretonne qui veut venir voir le couronnement! J'espère + qu'on a reçu de Paris un griffon tout _autrement aimable_. Tâchez + donc de quitter votre retraite. Le temps approche de la réunion. Je + ne puis pas écrire plus long et plus longtems. + + Villeneuve-sur-Yonne 1er novembre. + + À Madame de Custine au château de Fervaques, par Lisieux, Calvados. + +Si Madame de Custine avait quelquefois à souffrir, ce qui n'est pas +douteux, du caractère _maussade_ de Chateaubriand, celui-ci, à son tour, +était souvent impatienté de ses plaintes, de ses jalousies, de ses +exigences. On va en juger: + + Je suis certainement désolé d'avoir manqué Chênedollé, et je ferai + tout ce qu'il est possible de faire pour passer quelques jours avec + lui; mais aussi vous me persécutez trop. + + Puis-je faire plus que je n'ai fait? J'ai été deux fois vous voir + contre tout sens commun; j'ai resté avec vous aussi longtems et + plus longtems que je ne le pouvais; je vous assure que je suis + fâché de vos plaintes très injustes. Je ne sais plus comment faire + pour vous être agréable en quelque chose. Tâchez de voir que vous + n'avez pas la raison de votre côté, et sachez-moi un peu de bien de + mes voyages, que, je vous le proteste, je n'aurais pas faits pour + d'autres que pour vous. + + Mais parlons de choses plus agréables. Dites à Chênedollé que je + l'attends cet hiver, au mois de janvier, qu'il faut absolument + qu'il vienne passer quelque temps chez moi à Paris, qu'il faut que + nous nous retrouvions encore au moins quelques moments ensemble. + Eh! bon Dieu, quand serons-nous maîtres de ne nous pas quitter un + seul instant? Vous, éternelle grondeuse, quand revenez-vous à + Paris? Quand quittez-vous votre château? Je parie que vous me ferez + encore la mine! Mais je vous déclare que si vous me recevez avec + une mine renfrognée, vous ne me verrez qu'une fois, car je suis + enfin lassé de vos perpétuelles injustices. Allons, la paix. + Arrivez, réparez vos torts, confessez vos péchés; je vous reçois en + miséricorde. Mais que le pardon soit sincère. Un million de + bonjours, de joies, de souvenirs. Amitiés à nos amis, même à mon + ennemie Madame de Cauvigny. Embrassez Chênedollé trois fois pour + moi, mais pourtant en mon _intention_. + + N'oubliez pas mon proscrit[28]. À vous, à vous et pour la vie. + + Villeneuve-sur-Yonne, 9 novembre 1804. + + À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, + Calvados. + +Rapprochons la première partie de cette lettre si dure de ton, si +hautaine, si menaçante en apparence, des lignes finales qui font +contraste, tant elles sont caressantes et presque tendres. Nous +retrouvons dans d'autres circonstances analogues, avec d'autres +personnes, Madame Récamier par exemple, le même procédé; nous voyons le +même homme tour à tour violent, impérieux, appelant une rupture qu'il ne +veut pas, puis conciliant, aimant et si plein de douceur que, comme dit +Madame de Custine, «on lui croirait un bon coeur,» et ce bon coeur, il +l'avait en effet. Ce manège voulu, prémédité était un trait de +caractère: il semblait repousser celles qu'il désirait le plus retenir, +mais retenir soumises à sa domination, à son humeur, à ses caprices. + +Pour analyser ses sentiments souvent si complexes et qui semblent +parfois se contredire, il est certains faits qu'il ne faut pas perdre de +vue. + +Chateaubriand, beaucoup plus aimé, à ce que l'on prétend, qu'il n'aimait +lui-même, portait dans ses amours le même sentiment de défiance que ces +femmes qui craignent d'être aimées plus pour leur fortune que pour +elles-mêmes; il avait pour les passions qu'il inspirait beaucoup de +scepticisme; un soupçon le poursuivait: Est-ce bien lui qu'on aimait, ou +n'était-ce pas sa renommée, sa gloire, la poétique auréole qui +couronnait son nom? + +Ce soupçon qui le suivait dans tous ses attachements, il en a fait +lui-même l'aveu dans les _Mémoires d'outre-tombe_ en racontant +l'histoire si touchante de son amour pour Charlotte Ives. + +--...Je devais croire être aimé. Depuis cette époque, (son émigration en +Angleterre), je n'ai rencontré qu'un attachement assez élevé pour +m'inspirer la même confiance. Quant à l'intérêt dont j'ai paru être +l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu démêler si des causes +extérieures, si le fracas delà renommée, la parure des partis, l'éclat +des hautes positions littéraires ou politiques n'était pas l'enveloppe +qui m'attirait des empressements». + +Quel est, après les chastes amours de Charlotte Ives, cet autre +attachement qui a pu inspirer à René la même confiance? Le comte de +Marcellus, en commentant ce passage, déclare «qu'il a pu le deviner +«peut-être, mais qu'il doit imiter la discrétion «du maître, et se +taire.» Nous sommes donc réduits à des conjectures. Il est évident qu'il +n'est pas question de Madame de Chateaubriand, puisque son mariage est +antérieur de deux années à ses relations avec Charlotte, où il s'est +montré bien léger; il ne semble pas non plus que ce soit à Madame de +Custine que Chateaubriand a pensé lorsqu'il écrivait ces lignes en 1838: +l'origine de leur liaison pouvait lui laisser quelque défiance, +quoiqu'il ait conservé avec elle jusqu'à la fin des relations très +suivies; probablement, c'est de Madame de Beaumont qu'il s'agit ici, car +elle l'avait aimé avant sa gloire. + +Le jugement de deux femmes d'une extrême distinction et de beaucoup +d'esprit, achèvera l'analyse du caractère personnel que Chateaubriand +lui-même vient de nous révéler. + +La soeur du duc de Richelieu. Madame de Montcalm veut prémunir le Comte +de Marcellus, nommé secrétaire d'Ambassade à Londres, contre les +déceptions qu'il rencontrerait auprès de son ambassadeur, s'il se +livrait à lui sans réserve. Voici comment elle s'exprime: «N'espérez pas +vous l'attacher. Chez ces génies qui expriment si bien le sentiment, le +sentiment réside peu. Leur estime, leur confiance ne mène pas à +l'affection. Trop ardemment épris des chimères qu'ils se créent au +dedans d'eux-mêmes, ils n'aiment rien au dehors. Par une pénétration qui +leur est propre, ils jugent de prime-abord ceux qui les approchent. Dès +lors, quand ils se sont emparés de vous, ils se mettent à l'aise, car +ils savent que pour vous garder à jamais, ils n'ont pas même besoin de +la réciprocité.» + +Madame la duchesse de Duras, qui permettait à Chateaubriand de l'appeler +«sa soeur», ajoute un trait à ce tableau: «M. de Chateaubriand, +disait-elle, ne gâte pas ses amis. J'ai peur qu'il ne soit un peu gâté +par leur dévouement. Il ne répond jamais rien qui ait rapport à ce qu'on +lui écrit, et je ne suis pas sûre qu'il le lise[29]». Madame de Custine +en savait quelque chose. + +On peut adresser à Chateaubriand tous, ces reproches et bien d'autres +sans doute. Veut-on dire qu'il a péché par l'excès de l'amour-propre et +de la vanité, par l'orgueilleuse exagération de son indépendance, +qu'emporté vers le monde idéal par les élans d'une imagination +toute-puissante et sans contrôle, il retombait ensuite, meurtri par les +faits, dans les déceptions, la tristesse et l'ennui? Nous l'admettrons +sans peine. + +Mais y eut-il jamais une âme plus généreuse, plus éprise du beau et du +sublime? Qui a jamais été doué d'une plus grande tendresse de coeur, car +ces sentiments qui sortaient de son âme, qui étaient son génie, qui +étaient lui-même, comment les aurait-il exprimés, s'il ne les avait +ressentis? + +Ramené bientôt à la réalité des choses, il se sentait arrêté par le +doute; une sorte de scepticisme s'emparait de lui, et il ne lui restait +plus que l'inconstance et le dégoût. Avec une pareille nature, plus +l'imagination est forte, plus les chutes sont profondes; c'est qu'en +effet, l'imagination seule est un guide peu sûr et que la direction de +la vie humaine ne doit pas lui appartenir. + +Faut-il s'étonner qu'on trouve ainsi un homme double dans Chateaubriand, +l'un doué de tant de charmes, de tant d'esprit et de bonté, l'autre +brusque et morose, absolu, impérieux, et pour prendre ses expressions +mêmes, mobile comme le nuage, impétueux comme la tempête? Sans doute, +les femmes qu'il captivait avaient à souffrir; il en faisait ses +esclaves et leur infligeait le poids écrasant de ses déceptions et de +ses caprices. À qui s'en prendre? À lui sans doute, mais à elles aussi: +l'expiation naît de la faute; c'est ainsi que ces belles adorées +portaient la peine de leurs folles amours, et que le châtiment venait à +elles par leur adorateur. Croit-on qu'elles l'en aimaient moins pour +cela? Non sans doute. Comment n'auraient-elles pas préféré à de +monotones tendresses les élans soudains et troublants de passions +grandes et vagues comme l'infini, qui emportent l'âme jusqu'au pur +idéal! Quelle femme ne voudrait posséder ces dons de la vie supérieure +même au prix de peines amères et de quelques douleurs! + +Au surplus, veut-on avoir le portrait de Chateaubriand dans ce qu'on +pourrait appeler son état normal? Joubert, écrivant à M. Molé, va nous +le donner: «Chateaubriand, que je vois la moitié de la journée, me fait +peu compagnie; mais ce n'est pas sa faute: c'est celle de ma léthargie. +Je serais fort aise que vous le voyiez ici, pour juger de quelle +incomparable bonté, de quelle parfaite innocence, de quelle simplicité +de vie et de moeurs, et au milieu de tout cela, de quelle inépuisable +gaîté, de quelle paix, de quel bonheur il est capable, quand il n'est +soumis qu'aux influences des saisons, et remué que par lui-même. Sa +femme et lui me paraissent ici dans leur véritable élément. Quant à lui, +sa vie est pour moi un spectacle, un objet de contemplation; il m'offre +vraiment un modèle, et je vous assure qu'il ne s'en doute pas; s'il +voulait bien faire, il ne ferait pas si bien[30].» Voilà un portrait qui +réfute bien des dénigrements et corrige bien des injustices. + + + + +CHAPITRE IV. + +Mort de Madame de Caux.--Le voyage d'Orient.--La Vallée aux +Loups.--Armand de Chateaubriand.--Madame de Custine à Rome.--Le docteur +Korelf.--Fouché duc d'Otrante. + + +Le jour même où Chateaubriand écrivait à Madame de Custine la lettre +qu'on a lue plus haut, mourait à Paris la plus chère de ses soeurs: +Lucile, Madame de Caux, dont la santé, longtemps chancelante, n'avait +cessé d'empirer depuis que Chateaubriand, trois mois auparavant, avait +écrit à Chênedollé: «Lucile est très malade.» + +Cette femme illustre a occupé trop de place dans la vie de son frère +pour que nous mentionnions sa mort comme un simple incident, sans nous y +arrêter, au moins un instant. Un portrait par Chateaubriand, deux +lettres d'elle, quelques lignes enthousiastes de Chênedollé, suffiront +pour nous faire connaître cette noble figure et nous apprendre à la +respecter. + +Dans la première rédaction des Mémoires de sa vie, commencée en 1809, +Chateaubriand trace le portrait de Lucile à 17 ans. + +«Elle était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse; son +visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait +souvent au ciel des regards pleins de tristesse et de feu. Sa démarche, +sa voix, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de +souffrant... Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête comme une +statue antique, rêver immobile et inanimée; retirée vers son coeur, sa +vie ne paraissait plus au dehors et son sein même ne se soulevait plus. +Par son attitude, sa mélancolie, sa beauté, elle ressemblait à un génie +funèbre.» + +Chênedollé, qui lui avait été présenté à Paris en 1802, s'éprit +éperdûment de cette âme délicate et passionnée. Il lui demanda sa main; +Lucile n'accueillit pas sa demande et lui refusa toute espérance de +mariage; mais elle lui accorda son amitié, amitié très tendre, telle que +peut être celle d'une femme qui, tout en aimant beaucoup, veut rester +chaste et pure. Ce sentiment très particulier, qui n'excluait pas une +familiarité respectueuse et reposait sur une confiance sans bornes, est +peint admirablement dans cette lettre de Lucile à Chênedollé: + + Rennes, ce 2 avril 1803. + + Mes moments de solitude sont si rares que je profite du premier + pour vous écrire, ayant à coeur de vous dire combien je suis aise + que vous soyez plus calme. Que je vous demande pardon de + l'inquiétude vague et passagère que j'ai sentie au sujet de ma + dernière lettre! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai + point le motif que j'ai cru, à la réflexion, qui vous avait engagé + à me demander ma parole de ne point me marier. À propos de cette + parole, s'il est vrai que vous ayez l'idée que nous pourrions être + un jour unis, perdez tout à fait cette idée: croyez que je ne suis + point d'un caractère à souffrir jamais que vous sacrifiiez votre + destinée à la mienne. Si, lorsqu'il a été, ci-devant, entre nous + question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes + ni décisives, cela provenait seulement de ma timidité et de mon + embarras, car ma volonté était, dès ce temps-là, fixe et point + incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un tel aveu qui ne doit + pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connaissez mes + sentiments pour vous: vous ne pouvez aussi douter que je me ferais + un honneur de porter votre nom; mais je suis tout à fait + désintéressée sur mon bonheur, et votre amie; en voilà assez pour + vous faire concevoir ma conduite envers vous. + + Je vous le répète, l'engagement que j'ai pris avec vous de ne point + me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque + comme un lien, comme une espèce de manière de vous appartenir. Le + plaisir que j'ai éprouvé en contractant cet engagement est venu de + ce que, au premier moment, votre désir à cet égard me sembla comme + une preuve non équivoque que je ne vous étais pas bien + indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes + secrets; vous voyez que je vous traite en véritable ami. + + S'il ne vous faut, pour rendre vos bonnes grâces aux muses, que + l'assurance de la persévérance de mes sentiments pour vous, vous + pouvez vous réconcilier pour toujours avec elles. Si ces divinités, + par erreur, s'oublient un instant avec moi, vous le saurez. Je sais + que je ne puis consulter sur mes productions un goût plus éclairé + et plus sage que le vôtre; je crains simplement votre politesse. + Quant à mes Contes, c'est contre mon sentiment, et sans que je m'en + sois mêlée, qu'on les a imprimés dans le _Mercure_. Je me rappelle + confusément que mon frère m'a parlé à cet égard; mais je n'y fis + aucune attention, ni ne répondis. J'étais au moment de quitter + Paris; j'étais incapable de rien entendre, de réfléchir à rien: une + seule pensée m'occupait, j'étais tout entière à cette pensée. Mon + frère a interprété pour moi mon silence d'une façon fâcheuse. Je + vous sais gré de l'espèce de reproche que vous me faites au sujet + de l'impression de mes Contes, puisqu'il me met à lieu de connaître + votre soupçon et de le détruire. Soyez bien certain que je n'ai + point consenti à la publicité de ces Contes, et que je ne m'en + doutais même pas. J'espère que quand vos affaires de famille seront + terminées, vous vous fixerez à Paris. Ce séjour vous convient à + tous égards, et je voudrais toujours que votre position soit la + plus agréable possible. Adieu. Vous voudrez bien, quand il en sera + temps, me mander votre départ de Paris, afin que je n'y adresse pas + mes lettres. Je compte encore rester quinze jours dans cette + ville-ci. Après cette époque, adressez-moi vos dépêches à Fougères, + à l'hôtel Marigny. + + Quoique vos dépêches soient les plus aimables du monde, ne les + rendez pas fréquentes; j'en préfère la continuité. Vous devez être + fort paresseux et moi-même je suis fort sujette à la paresse. Je + vous recommande surtout de me faire part de tous vos soupçons à mon + égard; cette preuve d'intérêt me sera infiniment précieuse. + +Lucie vint de Bretagne se fixer à Paris dans le courant de l'automne. +Son frère l'avait établie d'abord dans un appartement de la rue +Caumartin, qu'elle quitta bientôt pour aller demeurer rue du faubourg +Saint-Jacques, chez les dames Saint-Michel, dont Madame de Navarre était +la Supérieure. De cette maison de retraite, elle adressait à son frère +des lettres pleines d'émotion, empreintes de la plus vive tendresse et +d'une exaltation de sensibilité qui touchait au désespoir. Ces lettres +passionnées et douloureuses dénotent l'état d'une âme atteinte par de +profondes souffrances. + +Il n'est pas certain que Lucile ait maintenu jusqu'à la fin le pacte +qu'elle avait formé avec Chênedollé et qu'elle soit restée fidèle à +cette persévérance de sentiments qu'elle lui avait promise. Une des +dernières lettres adressées par elle à son frère, permettrait d'en +douter. Voici cette lettre qui peint l'état de cette âme prête à quitter +la terre; elle est très touchante: + + Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence + de M. Chènedollé? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à + continuer ses visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit + la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour + toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la + raison; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les + bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à + toutes mes folles idées; je ne veux m'occuper ni me chagriner de + celles des autres; je me livrerai à corps perdu à tous les + événements de mon passage dans le monde. Quelle pitié que + l'attention que je me porte! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en + toi. Je le remercié du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait + en ta personne et d'avoir conservé ma vie sans tache: voilà tous + mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune + dans un nuage, avec cette devise: _souvent obscurcie, jamais + ternie_. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage + depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est élevé vers + Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et + véritable place. + +Complétons le portrait de Lucile par quelques lignes que Chênedollé a +consacrées à son amie, dès qu'il eut à la pleurer: «Auprès de cette +femme céleste, je n'ai jamais formé un désir; j'étais pur comme elle; +j'étais heureux de la voir, heureux de me sentir près d'elle. C'était +l'espèce de bonheur que j'aurais goûté auprès d'un ange... Celui qui n'a +pas connu Lucile ne peut savoir ce qu'il y a d'admirable et de délicat +dans le coeur d'une femme. Elle respirait et pensait au ciel. Il n'y a +jamais eu de sensibilité égale à la sienne. Elle n'a point trouvé d'âme +qui fût en harmonie avec la sienne; ce coeur si vivant et qui avait tant +besoin de se répandre a fini par dévorer sa vie[31].» + + * * * * * + +Pendant le séjour de son frère à Villeneuve, Madame de Caux changea +encore une fois de résidence. Où alla-t-elle? Nul ne le sait. Mais les +soins du bon Saint-Germain, l'ancien domestique de Madame de Beaumont, +la suivirent partout. Ce vieux et fidèle serviteur assista seul à ses +derniers moments. Elle mourut à Paris le 9 novembre 1804. Pauvre femme, +d'une si grande âme, qui a touché presque au génie, et qui poursuivie +par les traits d'une fable odieuse, n'a pas trouvé le repos même dans la +mort[32]. + +Saint-Germain annonça par quelques lignes la mort subite de sa maîtresse +à Chateaubriand qui en fit part presque aussitôt à Madame de Custine. + + Villeneuve-sur-Yonne. + + Depuis ma dernière lettre, j'ai éprouvé une des plus grandes peines + que je puisse encore ressentir dans cette vie. J'ai perdu une soeur + que j'aimais plus que moi-même et qui me laissera d'éternels + regrets. Cette solitude qui se fait tous les jours autour de moi + m'effraye, et je ne sais qui comblera jamais le vide de mes jours. + Je suis sans avenir, et bientôt même je vais être obligé de me + retirer dans quelque coin du monde, car ma fortune ne me permettra + plus de vivre à Paris, et je ne prévois pas comment jamais je + deviendrai plus heureux sous ce rapport. Que deviendrai-je? Je n'en + sais rien. Il ne me reste plus qu'à désirer le bonheur de ceux que + j'aime. Tâchez donc d'être heureuse! Tâchez de délivrer mon + ami[33]. Aimez moi un peu, si vous pouvez. J'ai tant rêvé de + bonheur, et je me suis si souvent trompé dans mes songes que je + commence à prendre votre rôle, à être tout à fait sans espoir. + Mille tendresses. + + Quand serez-vous à Paris? + + 2 frimaire, 23 novembre. + + À Madame de Custine, au Château de Fervaques, par Lisieux. + +La mort de Lucile avait frappé Chateaubriand comme d'un coup de foudre. +Le souvenir de sa jeunesse, les grèves de Saint-Malo, ou le mail et les +bois de Combourg, les promenades solitaires «où ils traînaient +tristement sous leurs pas les feuilles séchées», durent lui apparaître +avec le souvenir de sa compagne, de la protectrice de son enfance, de +celle qui avait partagé ses tristesses et ses rêves. En elle il pleurait +«une sainte de génie, que l'égarement n'empêchait pas de s'orienter vers +le ciel.» + +La douleur de Madame de Chateaubriand ne fut pas moins vive; elle ne +versait pas moins de larmes, mais ses regrets empruntaient à sa piété +des accents différents: «Toute meurtrie des caprices impérieux de +Lucile, elle ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au +repos du Seigneur.» + +Dans la lettre que nous avons déjà citée, Joubert, de son côté, rend +témoignage de l'affliction de ses deux amis: «Il (Chateaubriand) a perdu +depuis huit jours sa soeur Lucile, également pleurée de sa femme et de +lui, également honorée de l'abondance de leurs larmes. Ce sont deux +aimables enfants, sans compter que le garçon est un homme de génie.» + + * * * * * + +À partir de la lettre par laquelle Chateaubriand annonce la mort de sa +soeur, celles qui suivent, étiquetées de la main de Madame de Custine, ne +portent plus comme les précédentes un numéro d'ordre écrit par elle, et +comme le plus souvent Chateaubriand ne les a pas datées, le classement +en est difficile. Cependant en rapprochant chacune d'elles d'autres +lettres émanant soit de Joubert et de ses correspondants, soit de +Chênedollé et de Madame de Custine elle-même, on arrive, pour presque +toutes, à une date approximative certaine. Les Mémoires si intéressants +de Madame de Chateaubriand surtout[34] nous ont été d'un grand secours +pour ce classement. + +Cependant une question se pose naturellement ici: Pourquoi ces lettres, +étiquetées précédemment par numéros d'ordre, cessent-elles de l'être? +Serait-ce un indice de refroidissement dans les relations réciproques? +Nullement: l'intimité, entre Chateaubriand et Madame de Custine n'a +jamais été plus grande que dans le courant de l'année 1805 et les six +premiers mois de 1806, jusqu'au départ de Chateaubriand pour l'Orient. +Toutefois il faut reconnaître que les lettres deviennent plus rares; +mais il faut attribuer ce fait au séjour que Chateaubriand et Madame de +Custine ont fait simultanément à Paris pendant cette période: ils se +voyaient et ne s'écrivaient pas. + +Quant à la persistance de leurs relations, des documents nombreux et +très certains vont nous en donner la preuve. + +M. et Madame de Chateaubriand quittèrent la maison de Joubert, à +Villeneuve-sur-Yonne, dans les premiers jours du mois de janvier 1805 et +rentrèrent dans leur maison de la rue de Miromesnil qui venait d'être +vendue et qu'ils devaient bientôt quitter. + +Le 12 janvier, Chateaubriand écrit à Chênedollé pour l'informer de son +retour et l'inviter à venir le voir à Paris. «... Je suis enfin revenu +de Villeneuve pour ne plus y retourner cette année. Je vous attends; +votre lit est prêt; ma femme vous désire. Nous irons nous ébattre dans +les vents, rêver au passé et gémir sur l'avenir. Si vous êtes triste je +vous préviens que je n'ai jamais été dans un moment plus noir: nous +serons comme deux Cerbères aboyant contre le genre humain. Venez donc le +plus tôt possible. Madame de C... (Custine) doit vous avoir un +passeport[35]. Venez; le plaisir que j'aurai à vous embrasser me fera +oublier toutes mes peines.» + +L'invitation adressée à Chênedollé resta sans effet; il ne vint pas à +Paris. Près de trois mois s'écoulèrent, et Madame de Custine, sur le +point de partir pour Fervaques, lui écrit à la date du 28 mars: «... Ce +que j'ai de la peine à vous pardonner, c'est que vous me ne dites rien +de Fervaques. Vous ne me promettez pas d'y venir et longtems. Notre ami +dit qu'il y passera six semaines, mais je ne suis pas femme à prendre à +ces choses-là. Je suis plus folle que jamais, et je suis plus +malheureuse que je ne puis dire. Le _Génie_ (Chateaubriand) se réjouit +de vous voir. Il prend part à vos douleurs, et quand il parle de vous, +on serait tenté de croire qu'il a un bon coeur.» + +Notons ce dernier trait dont tous ceux qui n'aiment pas Chateaubriand +ont fait contre lui un grand usage. Il est clair qu'en écrivant ces +lignes, Madame de Custine était de bien mauvaise humeur. Entre Delphine +et René que s'était-il donc passé? Il serait curieux de reproduire une +de ces scènes qui troublaient de temps à autre leur intimité; quelques +lignes de chacun d'eux nous rend la tâche facile: L'une se plaignait +sans cesse, éclatait en jalousies et en reproches, s'emportait, +pleurait, puis se mettait à bouder; L'autre, René, peu patient de sa +nature, prenait ses airs sombres, rappelait son amie au sens commun, +menaçait d'une rupture et partait. Mais toute cette colère ne durait +pas, et quelque billet, laconique comme celui-ci, servait de préambule à +une prompte réconciliation: + + À demain, Grognon, + + _À Madame de Custine._ + +Dans l'intervalle, Madame de Custine avait trouvé le temps d'épancher +dans quelque lettre ses larmes et ses fureurs, contre un bourreau qui la +rendait «plus malheureuse que jamais» et dont aussi «plus que jamais +elle était folle». + +Il ne faut pas prendre au tragique, comme l'ont fait les biographes, ces +querelles passagères, légers orages du printemps, qui chez l'une +n'éteignaient pas l'amour et qui laissaient subsister chez l'autre une +durable amitié. + +Ce court billet ne porte ni date ni adresse; une date était inutile: +Chateaubriand ne l'écrivait pas pour la postérité, et quant à l'adresse, +la femme de chambre qui devait le remettre à sa maîtresse n'en avait pas +besoin. Mais quel est ce signe mystérieux, cette étoile, qu'on y +remarque et que René n'a reproduit nulle part dans sa correspondance?... + + * * * * * + +Voici un autre billet, sans date, qui doit se placer à peu près à +l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire avant que Madame de +Custine quittât le quartier de la rue Miromesnil: + + À Madame de Custine, rue de Miromesnil, 19, Place Beauveau. + + J'irai vous demander à dîner. Je ne pourrai être chez vous avant + cinq heures ou cinq et demie. J'aurais répondu à votre lettre, si + je n'avais préféré vous porter la réponse moi-même. Je vous écris + ce mot chez Bertin et nous parlons de vous. + + Mercredi. + +Si Chateaubriand faisait de si fréquentes visites, des visites +journalières à Madame de Custine, il était aussi de toutes ses soirées, +et la plupart du temps, quand elle recevait à dîner un personnage +intéressant à quelque titre, il était son commensal. + +C'est ainsi qu'un jour il dîna chez elle avec l'abbé Furia, adepte des +rêveries mystiques de Swedenborg et des théories magnétiques de Mesmer. +L'abbé Furia entreprit de tuer un serin en le magnétisant; mais,«le +serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de lui, fut obligé de quitter la +partie, de peur d'être tué par le serin». Chateaubriand, qui raconte +cette scène plaisante, ne croyait pas plus au magnétisme, où la part du +charlatanisme l'emportait considérablement sur celle de la vérité, qu'il +ne croirait de nos jours aux tables tournantes et aux pratiques +superstitieuses qui en dérivent. Le nom de l'abbé Furia a reparu ces +années dernières en cour d'assises à propos d'un procès criminel. Il +paraît qu'il a encore des disciples. + +«Une autre fois (mais plus tard, probablement en 1807), le célèbre Gall, +toujours chez Madame de Custine, dit Chateaubriand, dîna près de moi +sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une +grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais, raccommoder sa science +d'une manière dont j'étais honteux pour lui.» Il est permis de supposer +que Chateaubriand a un peu exagéré ce qu'il y eut de ridicule dans ce +singulier diagnostic. Mais, quel que soit le discrédit où est tombée sa +phrénologie, Gall était un homme sérieux que l'esprit de système n'a pu +pousser jusqu'à l'extravagance. Dans tous les cas, cette anecdote reçut, +à ce qu'il paraît, quelque publicité, car, environ quatorze ans avant +que Chateaubriand la racontât dans les _Mémoires d'outre-tombe_, le +docteur Gall la démentait déjà: «Dans un dîner où je me trouvais à +Londres, en 1823, avec le docteur Gall, dit le comte de Marcellus, il se +défendit vivement de sa bévue envers M. de Chateaubriand, que celui-ci +m'avait racontée, et il prit fort au sérieux l'histoire de la +grenouille.» + + * * * * * + +Revenons à Madame de Custine. Elle partit pour Fervaques, où +chateaubriand alla la rejoindre le 24 juillet. Dès le lendemain de son +arrivée, elle adresse à Chênedollé une nouvelle lettre: «Colo +(Chateaubriand) est ici depuis hier; il vous désire et nous serons tous +charmés de vous voir. Comme à son ordinaire, il dit qu'il ne restera que +quelques jours. Aussi, si vous voulez encore le trouver ici, aussitôt ma +lettre reçue, mettez-vous en route et arrivez le plus tôt que vous +pourrez.» + +Cette lettre, que nous abrégeons, est suivie de quelques lignes de +Chateaubriand: «Vous savez peut-être, mon cher ami, que le voyage de +Suisse est manqué, du moins pour moi[36]. Je suis à Fervaques; j'y suis +pour quinze jours: vous seriez bien aimable d'y venir. Nous tâcherons de +nous rappeler ces vers que vous me demandez. Venez donc, mon cher ami, +nous parlerons de notre automne. Mais venez vite, car vous ne me +trouveriez plus.» + +Chênedollé se rendit à cette double invitation. Il vit à Fervaques son +ami qui lui fit part de ses projets de voyage en Orient. Par discrétion +sans doute et par ménagement, Chênedollé n'en avertit pas Madame de +Custine. + +C'est seulement l'année suivante, dans le courant de l'été, que +Chateaubriand alla lui-même lui annoncer ce fatal voyage, dont la +nouvelle devait lui briser le coeur. La lettre qu'elle adressa +immédiatement à Chênedollé mérite d'être reproduite; nous l'empruntons +au livre de Sainte-Beuve sur Chateaubriand: + + Fervaques, ce 24 juin 1806. + + Enfin je reçois de vos nouvelles; j'y avais réellement renoncé. + C'était si bien fini, que vous n'avez rien su et que vous savez + rien du tout. Le _Génie_ est ici depuis quinze jours; il part dans + deux, et ce n'est pas un départ ordinaire, ce n'est pas un voyage + ordinaire non plus. Cette chimère de Grèce est enfin réalisée. Il + part pour remplir ses voeux et détruire tous les miens. Il va + accomplir ce qu'il désire depuis longtems. Il sera de retour au + mois de novembre à ce qu'il assure. Je ne puis le croire. Vous + savez si j'étais triste l'année dernière: jugez donc de ce que je + serai cette année. J'ai pourtant pour moi l'assurance d'être mieux + aimée; la preuve n'en est guère frappante: il part d'ici dans deux + jours pour un grand voyage. Je ne vous engage donc point à venir à + présent; mais si, dans le courant de l'été, vous vous en sentez le + courage, vous me ferez plaisir, et d'après ce que vous venez + d'apprendre, vous serez, je pense, rassuré sur l'effet que pourrait + faire votre tristesse. Je vous quitte, car vous savez dans quelles + angoisses je dois être; je ne puis causer plus longtems. + + La chère souris (Madame de Vintimille) est ici. + + Tout a été parfait depuis quinze jours, mais aussi tout est fini. + +Tout n'était pas fini cependant, comme la suite des faits nous +l'apprendra. Après ce voyage en Orient qui lui causa tant d'émotions, +Madame de Custine retrouvera tout ce qu'elle croyait avoir perdu, dans +un sentiment nouveau, non moins sincère et non moins tendre, mais +transformé: celui de l'amitié, de cette amitié particulière qui garde +toujours l'empreinte du sceau de l'amour. Le calme succédera-t-il pour +elle aux orages du coeur? Nous retrouverons partout, dans les lettres de +Chateaubriand, l'expression de sa tendre affection qui persistera +jusqu'à la fin. + + * * * * * + +Le voyage d'Orient avait été décidé en 1806. M. et Madame de +Chateaubriand allèrent d'abord en Bretagne faire leurs adieux à leur +famille, et le 15 juillet ils partirent ensemble pour Venise. Là ils se +séparèrent: le 29 juillet, Chateaubriand quitta Venise pour gagner +Trieste où il s'embarqua le 1er août, et Madame de Chateaubriand, +accompagnée de Ballanche, qui était allé la rejoindre, revint à l'hôtel +de Coislin attendre le retour de son mari. + +Chateaubriand, dans le cours de son voyage, n'écrivit à personne. Madame +de Chateaubriand passa dans les transes de l'inquiétude les longs mois +qui suivirent. + +Sans doute, Madame de Custine éprouvait aussi, comme ses lettres +l'indiquent, les chagrins de l'absence. Mais peut-on supposer que moins +de quatorze jours après le départ du voyageur, déjà folle de terreur +parce qu'elle n'avait pas reçu de nouvelles de lui, elle se soit rendue +«en suppliante» chez Madame de Chateaubriand pour lui en demander? Elle +aurait reculé sans doute devant une pareille démarche; le sens parfait +des convenances, qui régnait dans le monde où elle vivait, aurait suffi +pour l'en détourner. + +Cette supposition, blessante pour Madame de Custine, repose sur deux +mots obscurs de deux lettres de Madame de Chateaubriand à M. et Madame +Joubert, datées l'une du 29 juillet, l'autre du 24 août 1806, dans +lesquelles elle se plaint de ce que la «chère comtesse ne l'abandonne +pas assez.» Où est la preuve que la chère comtesse soit Madame de +Custine? À cette époque celle-ci n'était même pas à Paris, mais à +Fervaques où elle attendait Chênedollé. Il est probable que la chère +comtesse n'était autre que Madame de Coislin qui, en qualité de voisine, +imposait, peut-être un peu plus que de raison, à Madame de Chateaubriand +sa présence, ses consolations et son amitié. Ces deux dames habitaient, +place de la Concorde, dans la maison du garde-meuble. + + * * * * * + +Le voyage de Chateaubriand, de son départ de Trieste le 1er août 1806, à +son retour à Bayonne le 5 mai 1807, dura exactement neuf mois et +quelques jours. Il avait visité Athènes, Sparte, Constantinople «pays de +forte et d'ingénieuse mémoire»; il avait accompli le pélerinage de +Jérusalem, était revenu par Alexandrie, Tunis et l'Espagne et avait +ainsi fait le tour complet de la Méditerranée. Il se plaisait à +s'appliquer ce vers du poète: + + Diversa exsilia et diversas quærere terras, + +fier qu'il était d'avoir vu d'autres cieux et ajouté de nouveaux et +sublimes souvenirs aux hasards de sa vie errante. + + * * * * * + +À son retour, il reprit ses relations avec Madame de Custine, dont le +zèle et le dévouement furent bientôt mis à l'épreuve dans une +circonstance où Chateaubriand faillit être frappé par les colères de +Napoléon. + +Tout le monde connaît l'article du _Mercure_ (4 juillet 1806), où se +trouve cette phrase éloquente: + +«Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir +que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble +devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que +de mériter sa disgrâce, l'historien paraît chargé de la vengeance des +peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans +l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà +l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du +monde.» + +Napoléon sentit l'allusion et s'irrita. «La foudre, dit Joubert, resta +quelque temps suspendue; à la fin le tonnerre a grondé; le nuage a +crevé: tout cela a été vif et même violent. Aujourd'hui tout est +apaisé.» Cependant la rédaction du _Mercure_ fut changée, et +Chateaubriand, par l'intermédiaire du Préfet de police, M. Pasquier, +reçut l'ordre de s'exiler à quelques lieues de Paris. + +Madame de Custine avait fait ce qu'elle avait pu auprès du «grand ami», +l'inévitable Fouché, pour écarter le danger. Mais il est fort douteux +que celui-ci soit intervenu dans cette affaire, qui se traita entre +l'Empereur et Fontanes. La colère de Napoléon ne dura pas, puisque, peu +de temps après, il faisait nommer le coupable membre de l'Académie +française. + +C'est à cette époque que Chateaubriand acheta près de Sceaux, à Aulnay, +la maison de la Vallée-aux-Loups, au milieu des bois, dans un site +solitaire, où rien ne rappelait le voisinage de la capitale. Ce lieu +désert avait alors des beautés agrestes qui ne se rencontrent plus que +dans quelques-unes de nos provinces, en Auvergne, ou en Bretagne. Nulle +part les rêves et la mélancolie ne pouvaient trouver de plus mystérieux +asiles que sous les grands chênes de ce bois d'_Écoute-la-pluie_, dont +on lit sur les vieilles cartes le nom pittoresque. + +Tous ces alentours n'existent plus; les gorges profondes, les chemins +creux et ravinés, les chênes centenaires, les châtaigniers aux vastes +ombrages, tout a disparu, tout est dénudé, nivelé, morcelé. L'âme de la +solitude, la poésie de ces lieux sauvages a fui sans retour. + +Un souvenir intéressant que Madame de Chateaubriand a consigné dans ses +Mémoires, se rattache à cette propriété, qui avait appartenu, dit-elle, +à un brasseur très riche de la rue Saint-Antoine. Ce brasseur, au moment +de la Révolution, avait rendu un assez grand service à la famille +royale. En reconnaissance, la reine lui fit dire un jour qu'elle irait +visiter sa brasserie d'Aulnay. Le bonhomme ne trouvant pas sa chaumière +assez belle pour recevoir sa souveraine, fit construire en trois jours +le petit pavillon qui se trouve sur un des coteaux du jardin et qui +était effectivement de trop magnifique fabrique pour le reste de +l'habitation. + +En 1807, la Vallée-aux-Loups était dans toute sa beauté. Une lettre de +Joubert à Chênedollé, du 1er septembre, nous en donne une description +intéressante: + +«Il (Chateaubriand) a acheté au delà de Sceaux un enclos de quinze +arpents de terre et une petite maison. Il va être occupé à rendre la +maison logeable, ce qui lui coûtera un mois de temps au moins, et sans +doute aussi beaucoup d'argent. Le prix de cette acquisition, contrat en +main, monte déjà à plus de 80,000 francs. Préparez-vous à passer +quelques jours d'hiver dans cette solitude, qui porte un nom charmant +pour la sauvagerie: on l'appelle dans le pays: Maison de la +Vallée-aux-Loups. J'ai vu cette Vallée-aux-Loups; cela forme un creux de +taillis assez breton et même assez périgourdin. Un poète normand pourra +s'y plaire. Le nouveau possesseur en paraît enchanté, et, au fond, il +n'y a point de retraite au monde où l'on puisse mieux pratiquer le +précepte de Pythagore: «Quand il tonne, adore l'écho.» + +C'est dans cette solitude champêtre que Chateaubriand mit la dernière +main à son poème des _Martyrs_. On montre encore, dans un des sites les +plus pittoresques du parc, le pavillon isolé qui formait son cabinet +d'étude et de travail. + +Depuis, M. le duc de Doudeauville, propriétaire de la Vallée-aux-Loups, +a fait de «l'enclos» un grand parc; un peu au delà de la «petite +maison,» il a élevé une splendide demeure. Tout ce qui rappelle le grand +écrivain a été respecté; le pavillon où furent écrits les _Martyrs_ et +l'_Itinéraire_ existe toujours; la maison qui semble en effet si petite, +et qui pourtant a suffi pour cette société d'élite qui y assistait ravie +à la lecture des chefs-d'oeuvre, n'est plus habitée, mais elle est +remplie de fleurs et de plantes rares; deux cariatides apportées +d'Orient y rappellent Athènes et la Grèce; des arbres mêmes que +Chateaubriand avait plantés, souvenirs de ses voyages et des lointains +pays, quelques-uns survivent encore, chargés du poids des ans. + +C'est dans les _Mémoires d'outre-tombe_ qu'il faut lire la description +de la Vallée-aux-Loups. Ce vallon doit toute son illustration aux +admirables pages de Chateaubriand. «C'est là qu'il écrivit les +_Martyrs_, les _Abencerrages_, l'_Itinéraire_, _Moïse_; c'est là qu'il +était, nous dit-il, dans des enchantements sans fin... Un jour les +jeunes arbres qu'il y avait plantés protégeraient ses vieux ans!» Mais +ce voeu n'a pas été exaucé; dans un moment de détresse, il dut vendre sa +chère retraite, et depuis, il n'a cessé d'exhaler ses plaintes de +l'avoir perdue: «De toutes les choses qui me sont échappées, la +Vallée-aux-Loups est la seule que je regrette; il est écrit que rien ne +me restera!» + +Le poème des _Martyrs_, dont nous avons vu naître la première pensée au +mois de juin 1804, était terminé; il ne s'agissait plus que d'en faire +la publication, pour laquelle l'auteur traita, vers la fin de 1808, avec +Lenormant. Cette publication ne se pouvait accomplir sans formalités: il +fallait d'abord que le livre passât par la censure, qui exigea des +corrections ou des suppressions. Pour faire lever l'embargo, Madame de +Custine usa, comme d'habitude, de son crédit, peut-être plus apparent +que réel, auprès de son «grand ami», de Fouché, qui promit tout, ne fit +rien, et promena Chateaubriand et sa protectrice à travers toutes les +transes, de l'espérance à la crainte, jusqu'à ce qu'il eût finalement la +main forcée par une puissance supérieure à la sienne. + +Après plusieurs billets qui marquent bien ces alternatives[37], +Chateaubriand écrit à Madame de Custine la lettre suivante: + + Chère belle, mille pardons, nous sommes dans les tracas jusqu'au + cou. Nous remporterons la victoire, mais on nous fait toutes les + difficultés possibles. Je ne cesse de courir ainsi que Bertin. Le + maître a parlé, il a loué le livre; d'où nous espérons que les + Etienne seront vaincus[38]. Mais la philosophie pousse des + rugissements. Encore deux ou trois jours et nos affaires seront + arrangées. Votre grand ami s'est un peu moqué de nous. J'irai vous + voir entre quatre et cinq heures. Dites-moi si vous y serez. + + À madame, + + Madame de Custine, rue de Miromesnil, au coin de la rue Verte. + +Cette lettre paraît antérieure de quelques jours à celle que M. Bardoux +a publiée et dans laquelle nous lisons: + + «Le grand ami (Fouché) s'est joué de nous. L'ordre d'attaquer vient + de lui, vous pouvez en être sûre. Eh bien, il n'y a pas grand mal: + l'article est bête et ridicule, et il y a tant de louanges + d'ailleurs, que je souhaite n'avoir jamais de pire ennemi. Vous + êtes bonne et aimable, tranquillisez-vous. Je ne fais que rire de + cela. Cela m'amuse d'être attaqué littérairement par ordre et par + un mouchard.» + +Chateaubriand se flatte, dans la première lettre, que les Etienne seront +favorables ou garderont le silence; dans la seconde au contraire, ces +espérances sont déçues: l'article d'Hoffman a déjà paru. Chateaubriand +prétend qu'il s'en amuse et qu'il ne fait qu'en rire; mais, en réalité, +son amour-propre froissé en souffrit cruellement. + +Pour nous qui jugeons à distance et tout à la fois la critique et +l'oeuvre critiquée, il nous semble qu'il n'y avait pas lieu de s'émouvoir +autant, et que, sans doute, Hoffman était trop peu à la hauteur du grand +style épique des _Martyrs_ pour se faire juge d'un pareil livre. + +Si nous avions à faire ici une étude littéraire, nous ferions remarquer +à quel point tout ce qui dérive de l'imagination et de la sensibilité, +tout ce qui fait la grandeur de Chateaubriand: la magnificence des +descriptions et le sentiment profond des passions humaines, +l'enthousiasme du beau et de l'idéal, échappait complètement à ce +critique, aussi bien qu'à ceux qui avaient jugé précédemment _Atala_, +_René_, le _Génie du christianisme_. Tout cela, c'est-à-dire tout un +côté de l'âme, ils l'ignorent, ils ne le voient pas, ils n'en ont aucune +idée. Quel nombre effrayant de prosélytes n'ont-ils pas laissés dans le +monde! + +Ce poème des _Martyrs_ n'a pas obtenu le succès que son auteur en +attendait. La partie mythologique, longue, froide et languissante, nuit +beaucoup à l'intérêt général. L'ouvrage par lui-même et par ses épisodes +est très poétique et très beau. «J'ai peur, dit Chateaubriand à la fin +de la préface, que la Divinité qui m'inspire ne soit une de ces Muses +inconnues sur l'Hélicon, qui n'ont point d'ailes et qui vont à pied.» +Est-ce à Delphine que s'adressait ce discret hommage? + + * * * * * + +Nous venons de voir, vers la fin de 1808, Madame de Custine montrer pour +les _Martyrs_ le même zèle que Madame de Beaumont, autrefois, pour le +_Génie du christianisme_; nous allons retrouver, quelques mois plus +tard, son intervention non moins affectueuse dans une circonstance bien +autrement douloureuse et tragique. + +Armand de Chateaubriand, naufragé sur les côtes de Normandie, avait été +arrêté le 9 janvier 1810. Quand Chateaubriand, son cousin, en fut +informé, Armand était déjà depuis treize jours détenu dans les prisons +de Paris. Un conseil de guerre fut réuni par les ordres de ce même +général Hulin qui avait présidé au jugement du duc d'Enghien. Armand, +accusé de conspiration royaliste, fut condamné à mort. + +Dans l'intervalle, Chateaubriand, malgré sa répugnance, demanda une +audience à Fouché; Madame de Custine l'y accompagna: Fouché les joua une +fois de plus; il nia d'abord qu'Armand fût arrêté; puis, ensuite, forcé +d'en convenir, il s'excusa en prétextant qu'il n'était pas certain de +son identité. Enfin, pour rassurer Chateaubriand, il lui annonça que son +cousin était très ferme, «et qu'il saurait très bien mourir!» Mot cruel +et tout à fait digne du proscripteur qui avait dirigé les égorgements de +Lyon. + +Chateaubriand écrivit à l'Empereur pour demander la grâce de son cousin, +mais dans sa lettre, peut-être un peu trop fière, quelques mots +déplurent à Napoléon: «Chateaubriand me demande justice, il l'aura», +dit-il en froissant la lettre, et Fouché pressa l'exécution. + +Averti seulement à cinq heures du matin, Chateaubriand arriva quelques +minutes trop tard au lieu du supplice, pour voir une dernière fois son +malheureux parent; il le trouva encore palpitant et défiguré par les +balles. + +Rentrant à Paris, c'est chez Madame de Custine qu'il alla d'abord; il +lui adressa ce billet: «J'arrive de la plaine de Grenelle. Tout est +fini. Je vous verrai dans un moment,» et le même jour il lui porta le +mouchoir trempé de sang qu'il avait rapporté du lieu de l'exécution. + +Après cette catastrophe, Chateaubriand se retira à la Vallée-aux-Loups. +Il y passait à peu près tous les étés. L'année 1810 fut consacrée, comme +les précédentes, à des occupations littéraires. Dans le courant de +l'été, il fit avec Madame de Chateaubriand une visite au château de +Méréville, habité par la famille de Laborde. + +En 1811, qu'il qualifie dans ses Mémoires «l'une des années les plus +remarquables de sa vie», il publia l'_Itinéraire de Paris à Jérusalem_, +qui obtint un succès bien plus éclatant que les _Martyrs_ et sembla même +avoir désarmé la critique. Cette même année, il fut appelé à occuper à +l'Académie française le fauteuil que Marie-Joseph Chénier avait laissé +vacant[39]. + +On sait quels orages survinrent à la suite de cette élection. +Chateaubriand avait fait les visites d'usage à ses nouveaux collègues; +il prépara son discours de réception, mais ce discours qu'il communiqua +à l'Académie, ne fut point admis et souleva de nouveau contre lui les +colères de Napoléon. + +En relisant à distance ce morceau littéraire, on se demande si, en +embrassant son sujet d'un point de vue plus élevé, Chateaubriand +n'aurait pas pu, tout en formulant avec la même fermeté ses griefs, +éviter les dangers qu'il allait courir et qu'il avait dû prévoir. Mais +peut-être tout ce bruit ne lui déplaisait pas. Il refusa de faire des +corrections à l'oeuvre censurée ou d'en composer une autre, et sa +réception fut indéfiniment ajournée. + +Pendant cette période, les relations avec Madame de Custine continuaient +comme par le passé, peut-être même n'avaient-elles jamais été plus +suivies. De ce discours de réception qui n'avait pu être prononcé, +l'opposition s'était emparée; il en circulait des copies; Madame de +Custine en avait une qu'elle envoya par son fils Astolphe à Madame de +Staël à Coppet. + + * * * * * + +Madame de Custine prenait donc toujours aux affaires de Chateaubriand le +même intérêt qu'auparavant, et cependant vers la même époque, elle +s'était créé d'autres distractions: elle voyageait et faisait de +nouvelles connaissances. + +En 1811, pendant que Chateaubriand retiré à la Vallée-aux-Loups «suivait +des yeux sur son coteau de pins, la comète qui courait à l'horizon des +bois et qui, belle et triste, traînait comme une reine «son long voilé +sur ses pas», Madame de Custine parcourt la Suisse et l'Italie; elle +passe le mois de juin à Naples et l'hiver suivant à Rome, où elle réunit +autour d'elle une société choisie. Sans aucun doute, une pensée +constante l'accompagnait dans la ville éternelle; un Anglais, M. +Fraser-Frisell, en correspondance avec Chateaubriand, lui donnait de son +ami des nouvelles dont celui-ci n'était pas assez prodigue envers elle. +À Rome, elle forme avec Canova une liaison assez intime pour que son +fils osât lui dire: «Savez-vous qu'avec votre imagination romanesque, +vous seriez capable de l'épouser!--Ne m'en défie pas, répondit-elle sur +le même ton, s'il n'était devenu marquis d'Ischia, j'en serais tentée.» +Sans doute le sang aristocratique de Marguerite de Provence se révoltait +en elle à l'idée d'une mésalliance avec un marquis d'aussi fraîche date. + +Elle avait emmené de Paris pour veiller à la santé de son fils un jeune +médecin allemand avec qui elle était liée depuis cinq ou six ans: le +docteur Koreff, débutant alors dans une vie d'aventures, qui ne sont pas +toutes à son éloge. Koreff, qui, en fin de compte, a laissé une mémoire +discutée, pour ne rien ajouter de plus, était, au dire de personnes qui +l'ont connu, très laid, très peu sympathique d'aspect, parlant le +français avec un accent germanique très prononcé; vif, intelligent +d'ailleurs, railleur et sardonique; il y avait en lui quelque chose +d'équivoque et d'indéfinissable qui n'inspirait pas la confiance. Tel +qu'il était cependant, il avait ses partisans, et Madame de Custine +resta en correspondance avec lui pendant de longues années. Elle +l'aimait beaucoup, et son amitié était marquée, comme toutes ses +affections, par une ardeur extrême et une tendresse de sentiments qui, +avec une sorte d'agitation nerveuse, et des accès de douloureuse +mélancolie, formaient le trait caractéristique de sa nature intime. Le +portrait qu'elle a tracé de cet ami est trop favorable à celui-ci pour +que le reproduire ne soit pas un devoir. En même temps qu'il montre +l'état de l'âme aimante, enthousiaste et souffrante de l'une, il peut, +dans une certaine mesure, défendre l'autre contre la sévérité des +jugements dont il a été l'objet. + +Voici ce qu'écrivait, quelques années plus tard, en 1816, Madame de +Custine à une de ses plus intimes et de ses meilleures amies +d'Allemagne, Madame de Varnhagen: «Imaginez que je n'ai pas signe de vie +de Koreff. Depuis nombre d'années, lorsque nous sommes séparés, je lui +écris deux fois par semaine, et lui autant, sans jamais y manquer! C'est +un ami de dix ans au moins, éprouvé par le temps, par mille douleurs +qu'il a senties, qu'il a partagées; enfin, ce sont de ces sentiments +qu'on a le droit de croire indestructibles!... Je lui ai écrit dix fois +sans humeur, sans me décourager... rien ne m'a réussi... Ma vie est +troublée par ce profond chagrin. Je ne puis perdre si légèrement un ami +sur qui je croyais pouvoir compter, parce qu'il m'en a donné des preuves +que je n'oublierai jamais... J'étudie, mais sans courage; mon âme ne +peut s'élever au-dessus de la douleur sous laquelle je succombe... Je +souffre dans le fond de mon âme.» + +Koreff répond enfin et se justifie; Madame de Custine est consolée et +pardonne tout: «Je n'avais jamais eu à me plaindre de son inexactitude; +voilà pourquoi j'étais si inquiète. Pendant des années de séparation, il +n'a jamais passé huit jours sans m'écrire. Enfin voilà, grâce à vous, +dit-elle, ce petit fil renoué. C'est bien peu de chose en apparence et +c'est cependant beaucoup pour vivre. Vous le connaissez, et vous savez +qu'il est de ces esprits qui comprennent tout, qui, par leur lumière, +embellissent la vie, l'éclairent, la colorent et lui donnent une +véritable valeur. Aussi, j'étais au fond d'un abîme obscur depuis que je +n'avais plus signe de vie de lui.» + +Madame de Custine était, comme on le voit, beaucoup plus détachée de +Chateaubriand qu'on ne le suppose. + + * * * * * + +Chateaubriand demeura, comme d'habitude, tout l'été, à la +Vallée-aux-Loups; il revint le 23 octobre à Paris pour y passer l'hiver. +Après avoir pris momentanément son gîte à l'hôtel de Lavalette, rue des +Saints-Pères, il se fixa rue de Rivoli. «Nos soirées, dit Madame de +Chateaubriand, étaient fort agréables: M. de Fontanes et M. de Humboldt +étaient nos plus fidèles habitués. Nous voyions aussi beaucoup Pasquier +et Molé.» C'est dans les mémoires mêmes de Madame de Chateaubriand qu'il +faut lire le portrait de Fontanes, tracé avec beaucoup d'esprit et de +verve comique[40]. + +Au mois d'octobre 1813, M. et Madame de Chateaubriand quittèrent Aulnay +et revinrent à Paris. Ils prirent un appartement dans la même rue que +l'année précédente, rue de Rivoli, en face de la première grille des +Tuileries, c'est-à-dire près de la rue qui porte aujourd'hui le nom du +29 juillet, sur l'emplacement de cette ancienne et sinistre salle du +manège où la Convention avait, en 1793, condamné Louis XVI, au lieu même +où dix ans auparavant Chateaubriand avait entendu crier la mort du duc +d'Enghien. «On ne voyait alors dans cette rue que les arcades bâties par +le gouvernement et quelques maisons s'élevant çà et là avec leur +dentelure de pierres d'attente.» La rue de Rivoli n'était encore tracée +que jusqu'à la hauteur du Pavillon de Marsan. + +On était à la veille de la plus formidable catastrophe qui ait agité +notre siècle et tous les esprits sentaient approcher la fin de l'Empire. +Chateaubriand préparait alors son célèbre écrit: _Bonaparte et les +Bourbons_, qui parut au mois d'avril 1814. C'est aussi dans les Mémoires +de Madame de Chateaubriand qu'il faut lire les détails de la composition +et de la publication de ce livre, des imprudences du mari, des angoisses +de la femme, qui crut un instant avoir perdu le manuscrit que +Chateaubriand laissait traîner, et qu'elle avait pris sous sa garde. + +Madame de Custine, effrayée par l'imminence des événements et la +grandeur du danger, ne fut pas témoin de cette publication. Dès les +premiers jours de janvier, elle avait quitté Paris et s'était réfugiée à +Berne. Ce fut seulement à la fin du mois de mai que, rappelée par son +fils, elle rentra en France, après la première Restauration. Son fils +Astolphe lui représentait combien son retour était urgent et de quel +crédit elle allait jouir dans le parti royaliste rappelé aux affaires. +Pour Madame de Custine, la passion dominante c'était les intérêts de son +fils, dont elle voulait sauvegarder l'avenir, et qui, comme nous le +verrons plus tard, était alors l'objet de toutes ses préoccupations, de +toutes ses anxiétés maternelles. Aux motifs de retour que lui donnait +Astolphe, il s'en ajoutait un autre: Fouché, devenu duc d'Otrante sous +l'Empire, était, depuis un mois déjà, revenu à Paris; il allait sans +doute jouer un rôle dans les événements; elle pouvait retrouver en lui +le protecteur d'autrefois. + + * * * * * + +Le duc d'Otrante, l'ancien ministre de la police impériale, disgracié en +1811, avait été envoyé comme gouverneur des provinces enlevées à +l'Autriche, et presque relégué en Illyrie. Jusqu'en 1814, tant que dura +l'Empire, il resta à l'étranger, dans une sorte d'exil, observant les +événements et attendant l'occasion de reparaître sur la scène politique. + +À peine l'abdication de l'Empereur à Fontainebleau, le 11 avril 1814, +fut-elle connue, qu'il rentra précipitamment en France et renoua des +relations avec tout ce qu'il avait connu de personnes influentes dans +tous les partis. Madame de Custine occupait alors dans le monde +royaliste, parmi les familles de l'ancienne cour, une situation très +élevée, où elle pouvait lui être utile. Aussi est-ce à elle qu'il +s'adressa tout d'abord; et en effet, elle le servit puissamment. + +Le duc d'Otrante affichait alors les sentiments royalistes les plus +prononcés. Il entama avec Madame de Custine une correspondance très +active[41] dans laquelle on a cru voir un Fouché transformé, devenu +vertueux et sentimental, ayant surtout, à ce qu'il prétend, l'horreur du +sang, et résolu à ne vivre désormais que pour les affections +domestiques. Ces lettres ont, en effet, une certaine apparence de +bonhomie. Mais il ne faut pas accepter sans contrôle les sentiments +qu'elles expriment. + +Ce qui frappe d'abord en les lisant, c'est qu'elles ne sont pas écrites +pour Madame de Custine seule; elles sont évidemment destinées à être +montrées, colportées. Ce sont autant de déclarations de principes dont +Madame de Custine devra faire usage auprès de ses puissants amis. + +Quel fond y a-t-il à faire sur les protestations de Fouché, que devient +ce dévouement absolu au gouvernement des bourbons et à la personne du +roi, quand on voit, deux jours après le 20 mars, Fouché accepter de +l'Empereur le ministère de la police? On a expliqué cette brusque +évolution par des engagements qu'il aurait pris envers le parti +royaliste de n'user du pouvoir qui lui était rendu que pour renverser le +gouvernement impérial. Qui donc trahissait-il, de Napoléon ou des +Bourbons? Car il trahissait nécessairement l'un ou l'autre parti, sinon +tous les deux. + +N'oublions pas que pendant qu'il prodiguait les assurances de dévouement +à la monarchie, et qu'il écrivait, pat exemple, à Madame de Custine des +phrases comme celles-ci: «Croyez que le gouvernement militaire qui va +nous envahir (au retour de l'île d'Elbe) ne sera pas de longue durée. +Qu'on s'occupe surtout à sauver la personne du roi... La perte du roi +nous serait funeste... Le roi a l'affection des Français; il a mérité +leur estime par sa haute modération; ceux qui l'abandonnent aujourd'hui +le regretteront bientôt; sa vie est nécessaire pour le présent et +l'avenir»; n'oublions pas que pendant qu'il écrivait ces lignes, Fouché +était l'âme de deux complots, recrutés l'un dans l'armée, l'autre parmi +les anciens conventionnels et que le but commun des deux conjurations +était d'enlever Louis XVIII par un coup de force, le 1er mai, à +l'ouverture des Chambres. + +Fouché menait de front, en ce moment, trois conspirations: contre Louis +XVIII; contre Napoléon; contre la conspiration dont lui-même était le +chef et qu'il était tout prêt à vendre. + +Le retour de l'île d'Elbe dérangea tous les projets, et Fouché redevint +ministre de l'Empire. Il n'était pas plus tôt installé dans ses +fonctions qu'il entama contre l'Empereur des négociations secrètes avec +la cour de Vienne. Il offrit au prince de Metternich d'organiser la +régence au nom du roi de Rome et de forcer l'Empereur à l'abdication. +«L'Empire sans Empereur,» c'était déjà le programme de la double +conspiration dont nous venons de parler. Napoléon soupçonna cette +intrigue; il organisa contre son ministre de la police une +contre-police; une lettre du prince de Metternich fut interceptée et la +preuve de la trahison fut bientôt acquise. Napoléon démasqua Fouché, le +menaça de le faire pendre, et finalement le laissa au ministère. + +Cependant les événements marchaient avec une foudroyante rapidité: +l'Empire succomba. Fouché atteignit l'apogée de sa fortune après +Waterloo. Président du Gouvernement provisoire, il put se croire un +moment l'arbitre des destinées de la France. Mais il se trompait: le +rétablissement des Bourbons se fit sans lui, et, comme résultat final, +contre lui. Napoléon l'avait prédit: «Fouché trompe tout le monde; il +sera le dernier trompé et pris dans ses propres filets. Il joue la +Chambre; les alliés le joueront, et vous aurez de sa main Louis XVIII +ramené par eux.» + +C'est ce qui arriva. Aussitôt que le rétablissement des Bourbons parut +inévitable, Fouché qui n'avait cessé de les envelopper de ses trames, et +qui était parvenu à se faire considérer par la Cour de Gand comme +l'homme indispensable, se retourna absolument de leur côté. Louis XVIII, +contraint par son entourage, fit de lui son ministre de la police. Le +système ou l'utopie que Fouché voulait faire prévaloir et par lequel il +prétendait assurer la stabilité du trône, c'était ce qu'il appelait +l'alliance de la monarchie avec la révolution; en d'autres termes, il +voulait subordonner le gouvernement monarchique aux éléments +révolutionnaires. + +Que Madame de Custine fût la dupe de Fouché, cela n'est pas douteux. +Mais ce qui est certain, c'est qu'elle lui était toute dévouée et +qu'elle partageait ses idées, ou du moins ce qu'il lui en avait fait +connaître. Ils avaient ensemble une correspondance très active, et +Fouché la voyait tous les jours. + +On comprend que, dans ces circonstances, les relations de Madame de +Custine avec Chateaubriand qui avait pour Fouché une profonde aversion, +soient devenues moins fréquentes. Elles n'étaient pas interrompues +cependant, et Madame de Custine se prêta même à un rapprochement +sollicité par Fouché. Un jour Louis XVIII avait demandé à Chateaubriand +ce qu'il pensait du retour de Fouché aux affaires: «Sire, la chose est +faite, je demande la permission de me taire.--Non, non, dites.--Je ne +fais qu'obéir aux ordres de Votre Majesté: je crois la monarchie +finie.--Eh bien, Monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis.» +Cette boutade eut du succès. Fouché en fut informé; il pria Madame de +Custine de lui ménager une entrevue avec son ami: «Ne pourriez-vous pas, +lui écrivit-il, nous donner un petit dîner sans cérémonie et sans +importance?» Le dîner eut lieu, mais il fut sans résultat. Il prouve +cependant que Madame de Custine restait dans les mêmes termes que +précédemment avec Chateaubriand dont l'attachement très sincère lui +restait toujours fidèle. + +La suite de la correspondance de Fouché avec Madame de Custine[42] nous +le montre assailli par des attaques de plus en plus violentes, luttant +en désespéré pour le pouvoir qui lui échappe, et jouant avec audace le +rôle d'un innocent persécuté: + +«Je fermerai, écrit-il, la bouche à mes amis et à mes ennemis. Qu'on me +laisse le temps d'établir une doctrine monarchique; qu'on ne demande pas +de moi des violences qui ne sont pas dans mon caractère!»--«Il y a un +an, on ne parlait que du passé; on était impitoyable pour _les petites +fautes_ de la Révolution... Les passions nous jettent sans cesse dans le +passé; je ne me laisserai pas distraire par leurs bruits.» Ces bruits +étaient en effet d'une extrême violence: on le traitait de «monstre +souillé de tous les crimes». + +Quelques jours plus tard, il adresse à Madame de Custine ce billet: +«Comme je sais que beaucoup de gens que vous voyez, portent un tendre +intérêt à Labédoyère, dites-leur qu'il est arrêté.» Mot cruel, sous un +air d'ironie et d'indifférence, qui en rappelle un autre plus atroce +encore de ce même proconsul de la Terreur: «Nous célébrerons la victoire +de Toulon; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le +fer de la foudre.» Le fer de la foudre! + +Enfin Fouché tomba du pouvoir le 21 septembre 1815, après un ministère +de trois mois. Atteint par la loi d'exil portée contre les régicides qui +avaient accepté des fonctions dans les cent jours, il séjourna d'abord à +Dresde pendant neuf mois, puis à Prague, et finit par se réfugier à +Trieste, après avoir vainement sollicité un asile en Angleterre. + +Ses dernières lettres à Madame de Custine, après sa disgrâce, sont +encore curieuses à parcourir. Tant qu'il espère continuer la lutte et +ramener à lui la fortune, il lui adresse d'habiles plaidoyers: «Quelle +faute a-t-il donc commise depuis que Louis XVIII lui a pardonné, depuis +surtout que, rappelé aux affaires, il a rendu à la monarchie tant de +signalés services? Pourquoi une ordonnance d'exil, quand il a sauvé la +France et replacé le roi sur le trône?»--«Mais il n'a pas de petites +passions; il ne conserve aucun ressentiment; il n'opposera que la +résignation et la modération à ses ennemis, et il accepte d'eux le repos +auquel ils le condamnent.»--«Heureusement, ajoute-t-il, rien ne dure +sous le ciel; tout s'épuise. Les méchants eux-mêmes se lassent de faire +le mal.» + +Le 8 octobre 1816, il écrit une dernière fois à celle dont il loue la +constante amitié et «dont le coeur reste toujours le même lorsque tout +change autour d'elle.»--«Je suppose, dit-il, que vous êtes actuellement +à Fervaques; je voudrais y passer quelques jours avec votre ami +(Chateaubriand), vous lire mes mémoires[43]; vous y verrez que _je n'ai +souffert que du bien que j'ai fait_.» + +Voilà le testament politique du duc d'Otrante! + +On a tenté, timidement il est vrai, en faveur de Fouché, une +réhabilitation partielle. On abandonne aux sévérités de l'histoire +l'homme public et surtout le proconsul de la Terreur, mais on défend le +caractère de l'homme privé. Charles Nodier, qui l'a connu en Illyrie, +nous le montre «vivant avec la bonhomie d'un simple bourgeois, affable, +accueillant, exerçant le pouvoir avec douceur et modération, quoiqu'il y +conservât les habitudes de dissimulation de toute sa vie; portant le +costume le plus simple, redingote grise, chapeau rond, bottes ou gros +souliers; se promenant à pied au milieu de ses enfants, la main +ordinairement liée à la main de sa jolie petite fille; saluant qui le +saluait, sans prévenance affectée, comme sans morgue et sans étiquette, +s'asseyant bonnement où il était fatigué, sur le banc d'une promenade ou +sur le seuil d'un édifice. Il était enclin à rendre service et l'on +trouvait en lui un mélange des sympathies les plus officieuses de la +bonté.» + +Ce jugement de Charles Nodier est conforme aux souvenirs conservés par +la famille du célèbre conventionnel. Y avait-il donc en lui deux hommes +différents, dont l'un restait accessible aux sentiments du coeur, aux +affections tendres, peut-être même à l'amitié, dont l'autre, au +contraire, s'était fait un système de scepticisme et d'égoïsme sans +scrupule et sans remords, traînant après lui la perfidie et la trahison, +ne reculant devant aucun moyen, même la violence et le sang, pour +s'assurer la richesse et le pouvoir? Très habile d'ailleurs, plein de +ressources et d'audace, doué parfois d'un grand bon sens. + +L'homme n'est jamais composé d'une seule pièce, et quelque dépravé qu'il +soit, en quelque dégradation du sens moral qu'il ait pu tomber, on +trouve encore, dans un secret repli, quelque reste de sentiments +humains, qui n'ont pas péri. On voudrait y trouver aussi le remords! La +même anomalie qui nous est signalée dans Fouché, semble avoir existé de +même chez quelques-uns de ses contemporains les plus sanguinaires. Mais +jusqu'à quel point cette excuse, cette atténuation tirée des sentiments +de l'homme privé justifie-t-elle les crimes de l'homme public? +N'aggrave-t-elle pas au contraire la condamnation qui doit le frapper? +Plus il aura été doué naturellement de sentiments humains, plus il sera +coupable d'avoir étouffé le cri de sa conscience et transformé +volontairement en une cruauté froide sa douceur innée. + +La défense proposée par Nodier n'est donc rien moins que concluante. +Nous la donnons cependant telle qu'elle est, avec sa conclusion: «Qui +oserait penser, dit-il en rappelant un service qu'il avait reçu de +Fouché, qu'un tel procédé pût partir d'un méchant homme? Je conviendrai +de beaucoup de choses avant de convenir que Fouché a été bien jugé par +ses contemporains. L'histoire et Dieu le jugeront.»--C'est ainsi qu'on +ébranle l'autorité de l'histoire, par des faits de la vie privée qui ne +prouvent rien pour la vie publique, et qu'on prépare un démenti aux +faits les plus certains, au témoignage direct des générations qui ont +souffert, à la voix même des victimes. + +Fouché est mort dans l'exil, à Trieste, le 25 décembre 1820. Ses restes +ont reposé dans le cimetière de cette ville, pendant plus d'un +demi-siècle, à l'ombre de l'antique cathédrale byzantine de San-Giusto. +Dans cet asile de paix et de miséricorde, une simple dalle couvrait sa +tombe. Depuis, il a été exhumé et ramené en France par les soins pieux +de sa famille; il a été inhumé, le 22 juin 1875 dans le cimetière de +Ferrières, près des lieux où s'élevait le vieux château, aujourd'hui +détruit, qu'il habita jadis aux jours de sa prospérité et des splendeurs +éphémères de sa fortune. + + + + +CHAPITRE V. + +Ambassade de Berlin. Koreff.--Voyage à Fervaques.--Ambassade de +Londres.--Voyage d'Astolphe en Angleterre.--Chateaubriand ministre des +affaires étrangères.--Démarches pour la Pairie.--Lettre à Madame de +Genlis.--L'infirmerie Marie-Thérèse. La belle Polonaise. + + +Chateaubriand, nommé ambassadeur en Prusse, partit le 1er janvier 1821 +pour Berlin. Il ne fit qu'un séjour de courte durée dans cette +résidence, revint à Paris, avec un congé pour le baptême du duc de +Bordeaux, et le 30 juillet, M. de Villèle, alors son ami, ayant quitté +le ministère, il le suivit dans sa retraite et donna sa démission. + +Les Mémoires d'outre-tombe n'ont pas de pages plus intéressantes et d'un +sentiment plus élevé que celles où Chateaubriand rend compte de sa vie +dans la capitale de la Prusse, de l'accueil qu'il y reçut, des amitiés +qu'il y forma. Parmi les portraits qu'il a tracés, il suffit de citer +les noms de la duchesse de Cumberland, qui fut plus tard reine de +Hollande, et qui voulut confier l'éducation de son fils, de Guillaume de +Humbolt, «frère de son illustre ami le baron Alexandre», d'Ancillon, +d'Adalberg de Chamisso. Nous ne pouvons nous y arrêter, mais nous devons +reproduire les lignes suivantes consacrées à deux hommes que nous +connaissons déjà par leurs relations avec Madame de Custine, le prince +de Hardenberg et le docteur Koreff qui lui avait fait perdre la tête: +«M. Hardenberg, beau vieillard, blanc comme un cygne, sourd comme un +pot, allant à Rome sans permission, s'amusant de trop de choses, croyant +à toutes sortes de rêveries, livré en dernier lieu au magnétisme entre +les mains du docteur Koreff que je rencontrais à cheval, trottant dans +les lieux écartés, entre le diable, la médecine et les muses.» + +Dans sa correspondance officielle avec le ministre des affaires +étrangères, M. Pasquier, Chateaubriand se vante de ne point faire, comme +ses prédécesseurs, de petits portraits et d'inutiles satires: «Il a +tâché, dit-il, de faire sortir la diplomatie du commérage.» Ces +portraits et ces satires où il excellait, il les a réservés pour ses +Mémoires! Il semble par ce qui précède, qu'il n'avait pour Koreff, l'ami +de Madame de Custine, qu'une médiocre sympathie. + +Rendu par sa démission à la vie privée, Chateaubriand retrouva-t-il à +Paris son amie de Fervaques? Nous n'avons rien de précis sur ce point; +nous savons seulement que Madame de Custine a passé cet été de 1821 en +Normandie et que Chateaubriand devait aller l'y voir. + +La lettre suivante adressée à Fervaques démontre par ses termes mêmes +que la correspondance n'avait pas été interrompue entre Chateaubriand et +son amie; elle suppose, au contraire, l'échange de lettres antérieures +qui n'ont pas été retrouvées. Le ton est le même, les formules +d'affectueuse amitié sont les mêmes, et les voyages de Fervaques +continuent comme par le passé; tout porte à croire que les relations +sont restées très tendres. + + Encore une espérance trompée! Je vous avais dit que j'irais vous + voir après le 15 octobre; l'ouverture prochaine des chambres et du + procès de _Maziau_ vient tout déranger. Cependant, comme je + m'accroche à tout dans la vie pour ne pas faire un complet + naufrage, il serait possible que je fusse libre à Noël; mais + n'aurez-vous pas quitté les champs? Vous êtes bien heureuse d'y + vivre! + + Mille tendresses aux amis, et même au vieux château. J'aime ses + murs, ses eaux et son antique chambre de Henri IV (quoiqu'on m'ait + un peu gâté le bon roi à force de m'en parler dans les derniers + temps). À vous cet attachement qui vous poursuit partout et dont je + vous accable depuis je ne dirai pas combien d'années. + + Paris, 20 octobre 1821. + +Le procès dont il est ici question est celui d'Antoine Maziau, impliqué +dans la conspiration militaire du 19 août 1821. Maziau, arrêté après le +procès des principaux accusés, fut jugé séparément. Traduit devant la +Cour des Pairs, le 19 novembre «pour proposition, non agréée, de +complot», il fut condamné, le 24, à cinq ans d'emprisonnement. + +Les Chambres avaient été convoquées par ordonnance royale du 6 octobre, +pour le 5 novembre. + +Ce voyage de Fervaques qui n'avait pu se faire vers le 15 octobre à +cause de l'ouverture des Chambres et du procès Maziau, se fit un mois +plus tard dans le courant du mois de novembre. Nous n'avons d'autre +détail sur les quatre jours passés auprès de Madame de Custine que la +lettre suivante écrite par Chateaubriand à son retour: + + J'ai laissé la paix et le bonheur à Fervaques. J'ai trouvé ici tous + les ennuis et les tracasseries de la terre, maladie, politique, + tourments, etc. Je suis bien à plaindre et les quatre jours de + votre solitude m'ont rendu les misères accoutumées plus + insupportables. Si vous me regrettez, moi je vous regrette à + jamais. Je reçois votre lettre. Mille choses à tout le monde de ce + bon château. Je suis bien touché, bien reconnaissant de leurs + sentiments pour moi, et je leur rends tous leurs éloges. Vous voyez + que je suis bien découragé. À vous, toujours à vous. Il n'y a que + le courrier de Lisieux que je conserverai dans mon royaume. Pensez + à moi. Si Madame de Cauvigny est arrivée, dites-lui qu'elle a bien + mal pris son temps et le mien. + + Mardi, 27 novembre 1821. + +Chateaubriand, nommé le 22 janvier 1822, ambassadeur à Londres en +remplacement du duc Decazes, partit de Paris pour se rendre à son poste +le 2 avril suivant. Madame de Custine avait été tenue au courant de +toutes les négociations relatives à cette nomination. Chateaubriand lui +annonça son départ par le billet suivant, affectueux et familier: + + Enfin c'est fini. On est très bien pour votre monsieur. Nous nous + reverrons à Fervaques. + + Mille choses aux amis. + +Il arriva le 4 au soir à Douvres où il fut reçu avec les honneurs +ordinaires de seize coups de canon à l'entrée et à la sortie de la +ville, et de quatre factionnaires à la porte de l'hôtel où il était +logé; et de là, «magnifique ambassadeur», comme il dit, il se rendit à +Londres. Il était évidemment très sensible à tous ces honneurs qu'il +raconte sans en rien omettre. Madame de Chateaubriand, qui craignait +pour sa santé le climat de l'Angleterre, ne l'accompagnait pas. + +Deux mois plus tard, vers la fin de juin, une double lettre de Madame de +Custine et de son fils annonçait à Chateaubriand le voyage qu'Astolphe +se proposait de faire en Angleterre et en Écosse. Il s'agissait, non +pas, comme on l'a dit, d'une simple excursion de quelques jours pour que +le fils rapportât à sa mère, que l'on suppose sans doute avec raison +encore jalouse, des nouvelles de l'ambassadeur qui tardait trop à lui +écrire, mais d'un voyage de plus de deux mois, du 20 juillet au 30 +septembre, qu'Astolphe allait entreprendre. + +Dès le 2 juillet, Chateaubriand répond à la lettre de Madame de Custine: + + Londres, ce 2 juillet 1822. + + Cette lettre répondra à la fois à Astolphe et à vous. Je me réjouis + fort de l'arrivée du nouveau-venu. J'espère qu'il sera plus sage + que moi et surtout plus heureux. Je serai charmé de voir Astolphe; + j'aurais grand désir de l'accompagner en Écosse, mais les affaires + me retiendront vraisemblablement à Londres. Il faut qu'Astolphe, en + arrivant, descende chez Grillon, Albemarle Street, ou chez Brunet, + Leicester Square, d'où il viendra chez moi; on lui trouvera un + logement dans mon voisinage, et il déjeunera et dînera à + l'Ambassade. S'il restait à l'auberge, il se ruinerait. Que vous + êtes heureux de vous réunir dans le grand château au mois + d'octobre! Que ne donnerais-je pas pour m'y trouver avec vous! Je + suis comblé dans ce pays, mais j'aime mieux Fervaques. + + À vous depuis longtemps et pour jamais. Mille choses à tous, sans + oublier le petit Magot. + + J'ai fait de mon mieux pour Julien et son compagnon de voyage. + +Nouvelles lettres de Madame de Custine et d'Astolphe; nouvelle réponse +de Chateaubriand. + +Astolphe, partit vers le 20 juillet, laissant aux soins de sa mère à +Fervaques, la jeune marquise de Custine sa femme, et son fils +Enguerrand, âgé de six semaines. Il avait lui-même à cette époque 29 ou +30 ans. Il arriva le 22 à Boulogne où il passa quelques jours, et +s'embarqua à Calais sur un bateau à vapeur. Après six heures d'agonie, +par un gros temps, il arriva à Douvres. Pendant cette rude traversée, il +eut des convulsions si affreuses qu'il perdit connaissance et que, s'il +faut l'en croire, «il a été mort un instant». Il lui manquait cette +qualité du voyageur que Chateaubriand, breton et malouin, possédait au +suprême degré: il n'avait pas le pied marin. + +Débarqué à Douvres, il prévint de son arrivée Chateaubriand, qui le même +jour adressa à Madame de Custine la lettre suivante: + + Londres, vendredi 26 juillet 1822. + + Je reçois à l'instant un mot d'Astolphe, daté de Douvres. Il + s'annonce pour ce soir ou demain. Je lui ai fait arrêter un + logement auprès de moi. Soyez tranquille pour sa personne. Je vous + en réponds corps pour corps, ainsi qu'à sa femme et M. ***. + + J'ai reçu vos lettres; dans pas une d'elles, vous ne me nommez la + personne dont vous me recommandez l'affaire; il m'est impossible de + reconnaître maintenant cette affaire dans les cartons où elle est + mêlée avec les autres. Ne serait-ce point M. Lafont-de-La-Débat, + dont, vous m'auriez parlé? Ah! le maudit homme. Je n'entends parler + que de lui, et il me fait écrire par tous les saints. Si c'est lui, + dites à ses amis que je fais tout ce qu'il m'est possible de faire. + + Astolphe ou moi vous écrirons. S'il va en Écosse, il aura nombreuse + compagnie, car le roi y va. Il y trouvera aussi Madame Alfred de + Noailles, et M. de Saluces. Ainsi votre grand fils ne sera pas + perdu! + + À vous pour toujours. + + Mille choses à l'ami et à Madame Ast. (Astolphe de Custine). + +Astolphe partait pour ses voyages avec de mauvaises dispositions, le +désenchantement et l'ennui: source d'inspiration peu féconde! Il le +reconnaissait lui-même: «Plus je vois le monde, écrit-il, plus je +reconnais qu'il n'y a rien de neuf sur la terre pour un coeur vide.--Je +me sens vieilli pour les voyages, et cette découverte m'attriste.--J'ai +perdu la fraîcheur de l'imagination avec la fleur de la jeunesse; ah! +oui, je suis bien vieux aujourd'hui.» Né le 22 mars 1790, il avait +trente-deux ans! + +Avant d'arriver à Londres, il est déjà fatigué: l'âpreté du vent, la +triste couleur du ciel, la pluie presque journalière, le découragent. +Pour surcroît de malheur, pas une âme qui veuille entendre son anglais! +Il se demande pourquoi il est venu chercher ces embarras! Londres, +dit-il, est le temple de l'ennui, les Anglais, toujours en mouvement, ne +remuent que dans la crainte de se _figer_, car, au fond, ils ne +s'intéressent à rien de ce qu'ils ont l'air d'aimer. «Dans ce pays, ce +qui n'est pas continuellement agité, moisit.» + +Mais peut-être quand les relations de famille et la bienveillance de son +ambassadeur l'auront introduit dans les salons, portera-t-il des +jugements plus sérieux sur le monde anglais? nullement: un salon anglais +lui paraît «ennuyeux comme tout autre, mais un peut plus gothique: des +figures froides, des manières raides, qui lui rappellent les personnage +de Richardson.» Les personnages de Richardson, c'est déjà quelque chose! + +Assiste-t-il à un déjeuner donné par le duc de Wellington au duc d'York? +Le théâtre de la fête est une espèce de jardin anglais qui domine le +fameux arsenal de Woolwich. «C'est, dit-il, une guinguette des environs +de Paris, où l'on aurait entassé pêle-mêle des bombes, des pontons et +des affûts de canon.» + +Rien à Londres ne l'intéresse, si ce n'est la brasserie Barclay-Perkins, +qui le frappe non d'admiration, mais d'étonnement. Il parcourt la cité +«et il ne conçoit pas qu'il reste l'envie ou la force de s'amuser à un +homme qui passe sa vie dans les ténèbres: l'air que l'on y respire est +l'élément de l'ennui.» À l'ouverture du Parlement, il ne voit qu'une +mascarade qui excite tantôt son rire, tantôt son impatience. En résumé, +notre voyageur n'a trouvé en Angleterre que «des hommes pleins de +petitesses, de préjugés et de ridicules, et des femmes de mauvaise +humeur.» + +Pour être juste, il ne faudrait cependant pas faire peser toute la +responsabilité de ces appréciations singulières exclusivement sur leur +auteur. Nous ne devons pas oublier que nous avons affaire ici à l'un de +ces fils de René, qui, atteints de la maladie du siècle, désenchantés de +tous les spectacles, fatigués dès l'enfance du poids de la vie, se +croient voués par une fatalité inexorable au malheur et au désespoir. +Pour eux l'enthousiasme est sans but et sans objet, et surtout il est +ridicule. Rien ne peut secouer leur apathique indifférence, ni les faire +sortir de leur dédain. Ainsi le voulait la mode et cette sorte de +langueur morale, véritable anémie qui a suivi la fiévreuse période +d'énergie, de mouvement et d'action de la Révolution et de l'Empire. + +Il faut tenir compte aussi des préjugés et de la vanité nationale, qui +sont de tous les temps et de tous les pays, et dont Astolphe, pas plus +qu'un autre, n'était exempt. Il se sentait dépaysé loin des salons de +Paris, loin des moeurs et des élégances de la France; il ne comprenait +rien à d'autres usages, à des modes différentes, et c'est très +sérieusement qu'il se demandait s'il est possible de vivre dans un pays +qui ne reconnaît pas nos lois de la mode et du bon ton. Il n'y a rien, +en tout cela, d'extraordinaire; tous les jours nous avons des exemples +de ce genre d'exclusivisme et de cette exagération d'amour-propre +national. Mais ce qui peut paraître plus étonnant c'est que +Chateaubriand lui-même n'était pas très éloigné de partager sur ce point +les idées de son protégé, lui qui écrivit quelques années plus tard: «La +France est le coeur de l'Europe; à mesure qu'on s'en éloigne, la vie +sociale diminue; on pourrait juger de la distance où l'on est de Paris +par le plus ou le moins de langueur du pays où l'on se retire. En +Espagne, en Italie, la diminution du mouvement et la progression de la +mort sont moins sensibles: dans la première contrée, un autre monde, des +arabes chrétiens vous occupent; dans la seconde, le charme du climat et +des arts, l'enchantement des amours et des ruines, ne laissent pas le +temps de vous opprimer. Mais, en Angleterre, malgré la perfection de sa +société physique, en Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se +sent expirer.»--C'est exactement, abstraction faite de la supériorité du +style, ce que Custine avait dit. + +Hâtons-nous d'arriver en Écosse, cette terre poétique où la nature «dans +sa majestueuse indépendance» offrira, Astolphe l'espère du moins, de +grands spectacles. En Écosse, dit-il, tout l'attire, tout l'intéresse, +tandis qu'en Angleterre tout le repousse. Il éprouve donc cette fois un +mouvement d'exaltation, presque d'enthousiasme. Le 18 août, il arrive à +Édimbourg au milieu d'une grande fête nationale: George IV l'y avait +précédé avec toute sa cour. C'était la première visite depuis les +Stuarts que l'Écosse recevait de son roi. Aussi l'affluence était +immense; tous les clans des Highlands semblaient s'être donné +rendez-vous dans l'Athènes du Nord. Au milieu de la joie populaire, +l'aristocratie écossaise ouvrait partout ses châteaux avec une +somptueuse hospitalité. Occasion unique peut-être pour un étranger +d'avoir une vue d'ensemble de la population et des moeurs d'un grand +pays! + +Mais déjà pour Astolphe arrivé de la veille, le désenchantement a +commencé. Cette foule le fatigue, et il ne se plaît que dans la +solitude. Ces fêtes «ridicules et souvent burlesques» l'importunent. Il +s'est aperçu bien vite que l'habillement national, dont les Écossais +sont si fiers, est «plus barbare que romain,» et que «leurs petits +tabliers et leurs genoux découverts les feraient prendre pour des +sauvages retenus prisonniers en Europe.» Décidément, Astolphe n'a pas +gagné beaucoup à quitter l'Angleterre pour l'Écosse, Londres pour +Édimbourg. + +Pendant qu'il passe son temps dans ces dispositions atrabilaires, +Chateaubriand qui a reçu de ses nouvelles, s'empresse de les transmettre +à Madame de Custine: + + Comme il est possible qu'Astolphe, au milieu de tous ses plaisirs + d'Écosse, ne sache comment vous écrire, je veux vous tirer + d'inquiétude. Il est arrivé en bonne santé à Édimbourg; il va + s'enfoncer dans les montagnes, d'où il reviendra par Glasgow à + Londres. Dormez en paix; il ne peut lui arriver le plus petit mal. + + J'ai reçu vos lettres. Je vous verrai à Fervaques cet automne; je + reviens de partout, vous le savez, et on ne peut se soustraire à + mon éternel attachement. + + Mille tendresses. + + Compliments à l'ami. + + Londres 23 août 1822. + +Remarquons ici, comme dans les lettres qui vont suivre et dans celles +qui ont précédé, la sollicitude de Chateaubriand pour notre voyageur et +presque la tendresse qu'il lui témoigne. C'est à sa mère bien plus, sans +doute, qu'à lui-même, qu'Astolphe en était redevable; et cependant, ces +sentiments, qui ont quelque chose de paternel, ont persisté jusqu'à la +fin, et résisté à de bien rudes épreuves. + +Astolphe quitte Édimbourg après une semaine et part pour Glasgow. Il +manque, par négligence, malgré les rendez-vous qu'il avait donnés, une +excursion aux îles de Mull, d'Iona et de Stafla, et il entreprend son +voyage des Highlands. + +Nouvelle lettre de Chateaubriand à Madame de Custine: + + Toutes vos lettres et celles de votre belle-fille m'arrivent pour + Astolphe; je les adresse à Glasgow où il a recommandé de les + envoyer. Mais comme il est dans les montagnes, n'espérez pas avoir + des nouvelles immédiatement. Je vous en avertis pour empêcher votre + imagination de trotter. Je sais indirectement des nouvelles de + votre grand fils par les personnes qui arrivent d'Edimbourg; il se + porte à merveille: soyez en paix. Bonjour et à vous pour la vie. + + Londres, le 30 août 1822. + +En quittant les environs de Glasgow, Astolphe nous décrit ainsi le pays +qu'il vient de parcourir: + +«Les côtes occidentales de l'Écosse sont un admirable théâtre de +naufrages. Des montagnes sombres et déchirées qui forment une multitude +de baies sombres et profondes, un ciel sombre comme la nature qu'il +éclaire, une suite d'écueils qui s'étendent à perte de vue, avec +quelques échappées sur la haute mer, d'où l'on sent souffler le vent +tout-puissant qui laboure l'océan Atlantique: telle est dans ces +contrées affreuses la scène offerte aux regards et aux méditations du +voyageur. La nature n'y a plus qu'une couleur: le noir, dont les nuances +plus ou moins foncées servent à rendre distinctes les diverses formes +des objets; l'eau est noire, les montagnes sont noires, le ciel est +noir, et dans ce paysage _d'encre_, tout se détache en noir, car les +voiles teintes qu'on aperçoit sur l'horizon se détachent elles-mêmes en +noir sur un fond grisâtre.» + +Cependant Astolphe se rappelle de temps à autre qu'il est dans la patrie +d'Ossian, et alors il cherche à ressaisir quelque inspiration: «Quand +les ténèbres du soir se répandent sur ces paysages désolés, le coeur de +l'homme s'ouvre à la tristesse, et la poésie la plus mélancolique +devient l'expression naturelle de ses sentiments intimes. Le deuil de la +nature semble appeler du fond de son âme les pensées douloureuses; il +s'établit entre lui et le désert une vague harmonie qui peut inspirer le +poète, mais qui décourage l'homme vulgaire.» + +Après avoir traversé en diagonale les Highlands, notre voyageur pénètre +jusqu'à Inverness, la ville la plus septentrionale de l'Écosse; +«Cherchez sur la carte, dit-il; j'espère que vous aurez froid en la +voyant», et il termine par cette sentence mélancolique: «Les voyages +sont un plaisir que la réflexion détruit et que l'habitude émousse. Je +m'attriste dès que je cesse de m'étourdir, et je sens que la variété à +laquelle j'aspirais en parcourant le monde, est encore moins difficile à +trouver chez soi que l'amitié chez les étrangers.» + +En revenant à Londres, Astolphe n'y trouva plus Chateaubriand, qui, +appelé à représenter la France au Congrès de Vérone, était rentré à +Paris pour y passer quelque temps avant de se rendre à son poste. +Astolphe reprit le chemin de Brighton, et le 30 septembre il rentrait en +France; son absence avait duré deux mois, sans grand profit pour +lui-même et pour les lecteurs de ses voyages. + +Après le Congrès de Vérone, Chateaubriand, de retour à Paris, reprit ses +relations assidues avec Madame de Custine, qui, comptant avec raison sur +le dévouement de son ami et sur le crédit qu'elle-même possédait à la +Cour, avait entrepris de faire de son fils un Pair de France, ou tout au +moins, s'il n'était pas possible d'atteindre immédiatement à ce rang +élevé, de lui créer des titres par de hautes fonctions diplomatiques. +Chateaubriand approuva ces projets et peut-être en fut-il l'inspirateur. + +Quand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre +1822, la confiance de Madame de Custine dans le succès de ses espérances +s'en accrut encore, et bientôt, renonçant pour Astolphe à cette sorte de +stage dans la diplomatie, qui, une première fois, lui avait assez mal +réussi, elle sollicita directement la Pairie avec l'ardeur fiévreuse et +l'obstination qu'elle mettait à toutes choses. Elle espérait qu'une vie +occupée, une haute situation politique, la pratique des grandes affaires +exerceraient une influence heureuse sur ce caractère difficile et mal +réglé d'Astolphe, qui lui causait tant d'inquiétudes pour l'avenir. + +Madame de Custine ne sollicitait pas seulement pour son fils; ses +recommandations s'étendaient à beaucoup de ses amis, et Chateaubriand +les recevait ordinairement avec toute sa bonne humeur. Mais ce qu'elle +ne perdait jamais de vue, c'étaient les intérêts qu'elle avait à coeur. +Voici une lettre qui en fait foi: + + Je ferai ce que je pourrai pour votre Sous-Préfet. Mais je n'y + aurai pas grand mérite, car on n'en est pas du tout aux + distinctions, et les royalistes si méchants ne mangeront personne. + Ce qui me tient plus au coeur, c'est Astolphe. S'il y a des Pairs, + il en sera; mais y aura-t-il des Pairs? J'en doute; dans tous les + cas, un peu plus tôt, un peu plus tard, la Pairie ne peut lui + échapper. Je crois que vous me retrouverez encore ici; on a besoin + de moi pour achever la session. Ainsi, je ne vous dis pas adieu. Je + n'ai pas été poussé dans la route que je devais suivre pour être + heureux; mais il est trop tard, et il faut que j'achève la route + par ce faux chemin. + + Mille tendresses à vous; mille souvenirs à tous les amis. + + Dimanche, 27 janvier 1823. + +Cette lettre était renfermée dans une enveloppe qui devait porter +l'adresse, et qui n'a pas été conservée. Madame de Custine était alors à +Fervaques, c'est du moins ce que semble indiquer cette phrase: «Il est +probable que vous me retrouverez ici», c'est-à-dire à Paris, où elle +devait revenir bientôt. + +Elle était sans doute de retour peu de temps après, et déjà son amitié +jalouse, (était-ce seulement de l'amitié?) avait éclaté en plaintes, +quand elle reçut de Chateaubriand la lettre suivante: + + Oui, je suis allé voir un soir votre voisine que je n'avais pas vue + depuis un an et qui grognait. Depuis ce temps, j'ai été enfermé, + travaillant jour et nuit. Avant lundi, jour de mon discours à la + Chambre, je ne serai pas libre. Après, je serai tout à vous. + + Mille choses aux amis. + + Jeudi [20 février]. + + Madame la marquise de Custine. + +Le discours que Chateaubriand préparait alors et que, comme nous le +verrons, il prononça le 25 février devant la Chambre des Députés, en sa +qualité de ministre des affaires étrangères, était relatif à l'emprunt +de cent millions, pour subvenir aux dépenses de la guerre d'Espagne. + +Si Chateaubriand et Madame de Custine ne se voyaient pas tous les jours, +leur correspondance, du moins, était presque quotidienne. Dès le +lendemain, nouvelle lettre à Madame de Custine qui, sans doute, venait +de faire part à son ami de quelque bruit de salon sur sa situation +précaire au ministère, sur la divergence de vues de ses collègues, sur +leur opposition plus ou moins avouée. Cette hostilité qu'on lui signale, +Chateaubriand n'en convient pas: + + Quel tas de bêtises! Villèle et moi sommes très bien ensemble et il + n'y a nulle querelle. Je n'ai pu lire mon discours puisque je n'en + ai pas encore une ligne d'écrite et qu'il y a huit jours que je + n'ai pas vu Madame de Duras. Moquez-vous de tout cela comme je m'en + moque et vivez en paix. + + 21 [février]. + + Madame la marquise de Custine. + +Le mardi 25 février, Chateaubriand prononça enfin son discours qui eut +en France et dans toute l'Europe un immense retentissement. La première +personne qu'il en informa fut Madame de Custine: «Le discours est au +_Journal des Débats_. Me voilà un peu plus libre, j'irai vous voir[44].» + +Notons en passant que c'est dans le cours de cette discussion de +l'emprunt de la guerre d'Espagne, que Manuel fut expulsé de la Chambre +des Députés pour avoir fait l'apologie du régicide. + +Pendant que Chateaubriand échangeait avec Madame de Custine la +correspondance qu'on vient de lire, il n'oubliait pas les relations +qu'il avait conservées dans le monde littéraire. Nous trouvons à la date +où nous sommes arrivés, une lettre, jusqu'à ce jour inédite, que +l'auteur d'_Atala_ adressait à Madame de Genlis. On se souvient du rôle +que cette femme célèbre avait accepté dans un des projets de mariage +d'Astolphe, lorsque, de 1815 à 1820, sa mère remuait ciel et terre pour +lui trouver une femme. C'est elle qui avait négocié avec la fille du +général Moreau une union qui faillit se conclure: ses bons offices +méritaient assurément de la part d'Astolphe plus de reconnaissance +qu'ils n'en obtinrent plus tard. + +Madame de Genlis se rapproche donc de trop près aux personnages de notre +récit, pour qu'il ne nous soit pas permis de la rappeler ici et de +rectifier quelques-uns des jugements qui sont aujourd'hui trop +facilement acceptés contre elle. + +Voici ce que Chateaubriand lui écrit: + + Que je vous dois d'excuses, Madame! Me pardonnerez-vous mon + impolitesse et mon silence? Madame Récamier vous aura dit tout ce + que je voudrais faire et la triste nécessité où je me trouve + réduit. Je pourrai disposer de deux mille francs le 1er septembre. + C'est bien peu de chose pour un ouvrage aussi utile. Mais peut-être + aurai-je plus de fonds le dernier quartier de l'année, et je ne + pourrais mieux les employer qu'à vous donner le moyen d'instruire + et de charmer le public accoutumé à vous admirer. + + Aussitôt, Madame la Comtesse, que j'aurai un moment de libre, je + m'empresserai d'aller vous offrir mes hommages. + + Chateaubriand, 23 mars 1823. + +L'ouvrage dont Madame de Genlis s'occupait alors et dont il est question +dans cette lettre, c'était une édition nouvelle de l'_Encyclopédie_, +complètement transformée et reconstruite sur d'autres bases. Dans cette +oeuvre immense, elle se chargeait de refaire tous les articles de +Diderot, de revoir toute la mythologie; de faire le prospectus, en y +substituant des principes tout opposés à ceux dont s'étaient inspirés +les écrivains du XVIIIe siècle. + +Madame de Genlis demeurait alors à la place Royale; elle avait 78 ans, +et, comme elle le dit, le manque de persévérance n'avait jamais été son +défaut. Ce n'est pas par présomption, ajoutait-elle, qu'elle avait osé +former une telle entreprise; elle obéissait à des convictions +religieuses, et, Dieu aidant, elle espérait mener à bien, ou du moins +mettre en bonne voie cette oeuvre colossale. On lui avait donné +l'espérance que Chateaubriand protégerait l'entreprise de tout son +pouvoir; «il le lui avait promis lui-même, et certainement alors il en +avait le projet[45].» La lettre de Chateaubriand témoigne à la fois de +sa bienveillance pour l'oeuvre et de son respect pour son auteur: la vie +de Madame de Genlis avait fait honneur aux lettres; «elle avait instruit +et charmé les générations;» elle était en possession d'une grande +célébrité. + +Aujourd'hui à l'exception de ses mémoires, dont la lecture est +intéressante, ses livres ont passé de mode: c'est le destin des oeuvres +légères; le roman surtout est soumis aux variations du goût; ce qui a le +plus charmé une époque par la peinture de ses moeurs, de ses idées et de +son langage est jugé faux et insupportable par la génération qui la +suit, quoique le plus souvent la forme seule ait changé. Mais quand la +vogue a cessé, quand la célébrité s'est évanouie et que l'oeuvre même a +péri, quelque chose survit encore: il reste le souvenir d'une gloire qui +a eu sa raison d'être, d'une imagination où s'est reflétée l'âme d'un +siècle, d'un coeur à l'unisson de celui des contemporains. Celle qui, +après avoir vécu de sa plume pendant des jours difficiles, forme à 78 +ans le projet, le rêve si l'on veut, de refaire l'_Encyclopédie_, mérite +assurément autre chose que le dédain et le dénigrement. + +Ce qui caractérise surtout Madame de Genlis, ce sont les qualités du +coeur: elle était bienveillante; elle ne voyait les choses que par leurs +beaux côtés, et les hommes que par le mérite particulier qu'elle croyait +reconnaître en eux; point de mauvais sentiments, point de haine ou +d'aversion; son optimisme s'étendait à tout et survivait aux déceptions, +sans que jamais sa croyance au bien fût ébranlée. Cette heureuse +disposition ne doit-elle pas inspirer au moins la sympathie pour sa +mémoire? + +Il resterait à expliquer, si ce détail avait de l'intérêt, comment la +lettre de Chateaubriand à Madame de Genlis a pu passer dans les mains de +Madame de Custine et faire partie de sa collection. Aucun signe ne +l'indique. En tête de la lettre, sur le côté, on lit: _auteur d'Atala_, +et au bas: _Chateaubriand_. Ces mots écrits au crayon ne sont pas de la +main de Madame de Custine. Il est probable que Madame de Genlis l'avait +donnée à Astolphe, qui l'a réunie à celles que sa mère avait conservées. + +Madame de Custine ne perdait pas de vue un seul instant ses +sollicitations en faveur de son fils; elle les multipliait sous toutes +les formes. Le 24 mars, elle écrit à Chateaubriand qu'elle est allée la +veille aux Tuileries, que Monsieur lui a demandé ce que faisait son +fils, et que lorsqu'elle lui répondit: rien, elle a vu un grand embarras +se peindre sur sa physionomie. Il n'y a, dit-elle, que la diplomatie qui +convienne à Astolphe; ce chemin de la Pairie serait moins difficile que +de l'obtenir de _but en blanc_; cela ne paraîtrait pas si +extraordinaire. «C'est à ma sollicitation, ajoute-t-elle, que Fouché a +fait Pair M. de Brézé; convenez qu'il serait piquant que vous ne +puissiez en faire autant pour Astolphe.» + +Comme on le voit, Madame de Custine est une intrépide solliciteuse; elle +reconnaît que la nomination de son fils pourrait paraître +extraordinaire; et, en effet, des titres personnels, il n'en avait pas; +par sa famille, il n'en avait pas davantage; qu'est-ce que la monarchie +devait à son grand père, général de la république, et à son père? Tous +deux avaient péri victimes de la cause qu'ils avaient servie, et non +pour le service de la royauté. Mais qu'importe? ce que Fouché avait pu +faire, pourquoi Chateaubriand ne le ferait-il pas? Ce parallèle avec +Fouché était peut-être un peu risqué et dépassait la mesure. Mais +Chateaubriand ne se fâcha pas; il répondit le lendemain d'un ton de +bonne humeur: «Mes amis d'autrefois sont mes amis d'aujourd'hui et de +demain. Je dînerai avec vous lundi prochain. Nous parlerons +d'Astolphe[46].» + +Il est probable que Chateaubriand promit quelque nouvelle démarche qu'il +ne put pas faire. C'est ce qui résulte du billet suivant: + + [Mardi], 1er avril 1823. + + Eh! bien, voyez quelle fatalité! Je ne puis. Je suis, dans ce + moment, complètement brouillé avec Corbière. Ne le dites même pas. + Si je me raccommode, je suis à vous. J'ai revu votre bonne et + spirituelle Polonaise à l'Infirmerie. Elle est meilleure que vous. + + À vous pourtant. + + Ch. + +C'est de l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée à l'extrémité de la rue +d'Enfer, par les soins de Madame de Chateaubriand, qu'il est ici +question. Cet asile destiné aux prêtres âgés et infirmes, recevait +aussi, à cette époque, des femmes malades ou convalescentes. Les +_Mémoires d'outre-tombe_ en donnent un exemple touchant: «J'ai vu, dit +Chateaubriand, une Espagnole, belle comme Dorothée, la perle de Séville, +mourir à seize ans de la poitrine dans le dortoir commun, se félicitant +de son bonheur, regardant en souriant avec de grands yeux noirs à +demi-éteints, une figure pâle et amaigrie, Madame la Dauphine, qui lui +demandait de ses nouvelles et l'assurait qu'elle serait bientôt guérie. +Elle expira le soir même, loin de la Mosquée de Cordoue et du +Guadalquivir, son fleuve natal.» Cette jeune fille était une orpheline +dont Madame de Chateaubriand avait fait sa fille adoptive. L'Infirmerie +de Marie-Thérèse a gardé son souvenir; les deux vénérables soeurs qui la +soignaient, et qui lui survivent après plus d'un demi-siècle, disent +qu'elle était charmante. Elle repose dans le même caveau que sa mère +adoptive, sous l'autel de la chapelle de l'Infirmerie, à côté de sa +bienfaitrice. Aucune inscription ne révèle son nom: + + _Nomen frustra inquiri, + Ora ut scriptum sit in coelo._ + +Mais quelle est cette bonne et spirituelle Polonaise que Chateaubriand a +_revue_ à l'Infirmerie? Ne serait-ce pas la même personne qu'il avait +_vue_ vingt-trois ans auparavant, à l'époque printanière des billets +parfumés, quand, _par politesse, ou par curieuse faiblesse_, il allait +remercier chez elles les dames inconnues qui lui envoyaient leurs noms +avec leurs flatteries? Parmi les plus charmantes, il y eut une Polonaise +qui l'attendit dans des salons de soie: «mélange de l'Odalisque et de la +Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs ou d'une +de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres filles de Flore, +lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue.» De 1800 à 1823, +bien des printemps s'étaient succédé, bien des hivers aussi: les +élégantes bruyères et les perce-neige s'étaient un peu fanés; la +ravissante odalisque elle-même avait changé; mais de tous les dons de sa +jeunesse, elle en avait conservé deux: l'esprit et la bonté; que peut-on +souhaiter de plus? Elle était, parait-il, l'amie de Madame de Custine; +mais nul ne se la rappelle à l'Infirmerie: Tout passe en ce monde et +s'oublie! + +Revenons à notre lettre du 1er avril. Elle ne fit qu'irriter +l'impatience de Madame de Custine, qui insiste et veut faire des +démarches quand même. Le lendemain Chateaubriand lui répond avec plus de +laconisme. + + Puisque vous le voulez, soyez donc à dix heures et demie à ma + porte. Je vais chez le roi à 10 heures 3/4. + + Jeudi matin (3 avril). + +Cette fois Madame de Custine éclate. Elle se répand en plaintes et en +reproches. Probablement au lieu de se rendre «à la porte» du Ministère +des affaires étrangères pour un entretien de dix minutes, elle envoie +une lettre courroucée, que nous ne connaissons d'ailleurs que par la +réponse que voici: + + Mon indifférence! Vous n'y croyez pas. Mes bienfaits! Vous vous + moquez de moi. Je n'en ai point à répandre et je ferais pour + Astolphe ce que je ne ferais pas pour moi-même. Si j'avais le temps + de vous expliquer pourquoi je ne puis vous demander à l'Intérieur, + vous seriez convaincue que je ne mets point d'indifférence, dans + l'impossibilité absolue où je me trouve d'écrire ni à M. Capelle, + ni à M. Corbière. + + J'irai vous voir avant votre départ. + + Vendredi matin (4 avril). + + Madame la Marquise de Custine. + +Il est clair que malgré tout ce mouvement, avec toute l'irritation +qu'elle ressent, les affaires de Madame de Custine ne marchent pas aussi +vite qu'elle le voudrait. Le bon vouloir de Chateaubriand ne lui suffit +pas; elle le poursuit, elle le harcèle. Après quelque temps de ce manège +d'une femme qui exige tout, même l'impossible, Chateaubriand, cette fois +impatienté, lui répond: + + _Oserai-je vous prier_ de n'être pas si folle? + + J'écrirai à M. de Polignac. Il n'y a point de Pairs en l'air à + présent. + + Le vieil ami. + + Samedi, 20 avril. + +Une nouvelle préoccupation pour Madame de Custine était venue s'ajouter +à toutes les autres: sa belle-fille, la jeune marquise de Custine, femme +d'Astolphe, était gravement malade et sa santé donnait, en ce moment, +les plus sérieuses inquiétudes. + +C'est à ces craintes, trop bien fondées, dont Madame de Custine lui +avait fait part, que Chateaubriand fait allusion dans la lettre qui +suit: + + Je suis désolé de vos chagrins. Je suis fort content des affaires + d'Espagne, et vous voyez que je n'ai pas besoin de consolation + excepté des vôtres quand vous êtes malheureuse. J'irai vous voir + bientôt. + + Mercredi (28 avril). + + Madame de Custine. + +Dans la lettre suivante, Chateaubriand renouvelle l'expression de sa +sympathie pour les chagrins de Madame de Custine. Il lui écrit: + + 5 juin. + + Il m'est survenu des convives, et j'ai été obligé d'ajourner les + sangsues. Je suis toujours très souffrant. J'arrangerai l'affaire + d'Astolphe. Je le plains et je vous plains. Je verrai si je puis + faire quelque chose pour votre Monsieur de Constantinople. + + À vous! + + Madame de Custine. + +Il y a-t-il un rapport entre ce Monsieur de Constantinople et un +Monsieur de Tripoli dont il va être question? Est-ce la même personne? +Voici deux lettres qui ne portent pas de date, mais qui semblent devoir +se placer ici. Elles sont toutes les deux très affectueuses pour Madame +de Custine, et la seconde est charmante. Quelle que soit leur vraie +place, elles nous montrent combien, pendant le ministère de +Chateaubriand, en 1823, les relations avec Madame de Custine ont été +actives, soit qu'elle sollicitât pour son fils ou pour des protégés. + + Je vous répondrais bien sur votre M. de Tripoli, si je me souvenais + de quoi il est question. Dites toujours que je ferai tout ce que je + pourrai, et cela est vrai, puisque c'est vous qui demandez ou + plutôt qui ordonnez. Me voilà un peu débarrassé. Attendez-vous à ma + visite. + + Jeudi matin. + + Madame de Custine. + +Voici la seconde lettre: + + Votre Monsieur est insupportable, je ferai cependant ce que vous + voulez. Je ne partirai que dimanche. Je penserai toujours à la dame + qui doit passer l'éternité avec moi. + + Vendredi soir. + + Madame la marquise de Custine. + +Tout en sollicitant pour autrui, Madame de Custine ne cessait pas de +poursuivre ses instances en faveur d'Astolphe. Elle supplie de nouveau +Chateaubriand d'activer ses démarches, d'y mettre plus d'ardeur; elle +l'accuse même d'indifférence. Il répond, à la date du 6 juillet, par une +lettre presque semblable à celle qu'il avait écrite le 4 avril précédent +dans les mêmes circonstances: «Voilà vos injustices. Vous savez dans +quel misérable esclavage je vis. J'espère vous voir cet automne. Puis-je +oublier Astolphe? Le temps qui console de tout ne me console pas de vous +quitter; mais vous verrez qu'on me fuit en vain et qu'on me retrouve +toujours.» + +On se demande en lisant ces lettres, s'il est bien prouvé que l'amour de +Chateaubriand pour la dame de ses pensées se soit jamais réduit à une +simple amitié. Ne semble-t-il pas au contraire que leur amour ait été +plus fort que le temps? Madame de Custine avait alors 53 ans; sous ses +cheveux blancs, elle avait conservé toutes ses grâces, son charmant +sourire, ses yeux caressants, et même sa jalousie; et Chateaubriand, qui +adorait l'_Anthologie_, ne pouvait manquer de partager les idées du +poète qui a célébré en vers si ravissants l'automne de la vie et la +douceur des dernières amours[47]. Il y a des femmes aimées du ciel, qui +ne vieillissent jamais: «les années en passant sur leurs têtes, n'y +déposent que leurs printemps». Cette expression charmante de +Chateaubriand, rapportée par le comte de Marcellus, cache un sens vrai +sous l'apparence d'une galanterie légère.--Il en fut ainsi pour Madame +de Custine jusqu'au jour où, comme nous le verrons, les malheurs +d'Astolphe brisèrent sa vie. + + + + +CHAPITRE VI. + +La jeune marquise de Custine. Sa mort.--Aventure +d'Astolphe.--Chateaubriand dans l'opposition.--Voyage en Suisse.--Mort +de Louis XVIII.--Voyage de Madame de Chateaubriand à La Seyne. +Massillon.--Madame de Custine en Suisse. Sa mort. + + +Madame de Custine se préparait à partir pour Fervaques, quand, le +lendemain de cette lettre du 7 juillet 1823, mourut entre ses bras, +après deux ans de mariage, la jeune marquise de Custine, femme +d'Astolphe. Elle était âgée de vingt ans. Un billet de Madame de +Custine, que Chateaubriand n'ouvrit qu'en tremblant, «parce qu'il +pressentait une affreuse nouvelle,» lui annonça l'événement. Il répondit +immédiatement par quelques mots pleins d'émotion: «Astolphe, +ajoutait-il, est jeune, il se consolera, mais vous[48]!» + +De cette union si promptement brisée, il restait un fils, Enguerrand de +Custine, frêle rejeton qui suivit sa mère au tombeau et ne vécut que +quelques années. + + ... Vagitus et ingens + infantum que animæ fientes... + +Nouveau deuil pour cette maison malheureuse où la mort était entrée! + +Nous n'avons que très peu de détails sur cette jeune marquise de +Custine, qui venait de disparaître avant l'âge, et qui a passé sur la +terre sans y laisser de trace, dérobée, peut-être par un bienfait de la +Providence, aux chagrins de la vie. Chateaubriand ne manquait jamais +dans ses lettres, de lui adresser une formule de politesse et un +souvenir. Sa belle-mère, Madame de Custine, à qui l'avenir réservait +d'autres douleurs, parait l'avoir vivement regrettée. De ce moment +redoublèrent toutes ses tristesses. + +Madame de Custine, en effet, n'était pas heureuse. Elle avait eu +récemment la douleur de perdre sa mère; elle venait de perdre sa +belle-fille; son fils, dont les sentiments ne répondaient pas aux siens, +était pour elle un sujet d'inquiétudes et d'alarmes. Son âme ardente ne +trouvait de tous côtés que le désenchantement et l'ennui. Il y avait en +elle une sorte d'inquiétude innée, une tristesse qui ne s'explique que +trop par les scènes tragiques de sa jeunesse, des alternatives de +tendresse et de désespérance (le mot est de Chateaubriand) et quelque +chose aussi d'impérieux et d'âpre, voilé par ses grâces affables, qui se +traduisait souvent en plaintes, en exigences, presque en accusations. + +La preuve que nous en avons déjà donnée se trouve confirmée par une +lettre où Madame de Custine semble se peindre mieux qu'en aucune +autre[49]. Assurément, entre elle et Chateaubriand la correspondance ne +chômait guères, mais cela même ne lui suffisait pas: «Ses lettres +s'égarent peut-être dans les bureaux des affaires étrangères, et cette +idée lui est insupportable!» Elle imagine donc de les faire remettre +directement par un ami commun, M. Bertin; elle va jusqu'à solliciter ses +bons offices auprès de Chateaubriand! Dans la lettre qu'elle lui écrit +et qu'il faudrait lire tout entière, elle éclate en reproches amers: +«Elle espérait, dit-elle, que depuis qu'ils étaient si malheureux, M. de +Chateaubriand penserait plus à eux... Mais rien n'a le pouvoir de le +forcer à penser à ses amis, C'est pourtant bien triste de voir un homme +rempli de moyens et d'esprit (Astolphe), condamné à une nullité +complète: ne serait-ce pas l'affaire d'un ami puissant de l'en faire +sortir?» + +Un sentiment touchant inspire cette lettre et peint l'agitation d'esprit +de son auteur. Mais Madame de Custine, dans l'ardeur de ses +préoccupations maternelles, rend-elle bien justice à Chateaubriand? N'y +a-t-il pas de sa part un excès d'obsession? Nous avons vu qu'elle exige +de lui des démarches alors même qu'il lui démontre qu'elles manquent +d'à-propos: «Vous ne voulez pas croire, lui dit-il, qu'il n'est pas +question de Pairs; je vous donnerai pour Villèle tous les mots que vous +voudrez, mais je crois que vous choisissez mal votre temps[50].» + +Néanmoins, ces mouvements d'irritation de Madame de Custine n'étaient +que passagers. Chateaubriand les calmait d'un mot: «J'irai vous voir!» +et l'harmonie était aussitôt rétablie. + +Madame de Custine était à Fervaques; Chateaubriand avait promis d'aller +lui faire une visite à la fin de l'automne. Ce projet manqua par des +causes fortuites que la lettre suivante nous fait connaître: + + Vous aurez vu par l'estafette que vous aurez reçue et par mes + lettres envoyées poste restante à Lisieux que je m'étais mis en + route pour vous tenir parole. J'ai été suivi de toutes les misères. + Ma voiture a cassé, et c'est la première fois que cela m'arrive. + J'ai été rejoint par un courrier et obligé de revenir sur mes pas. + Croiriez-vous que, malgré tout cela, je ne suis pas découragé, et + que, malgré la mésaventure, si vous prolongez votre séjour à + Lisieux, je ne renonce pas à aller vous voir. Mais pour le moment, + je ne le puis, et mon second voyage serait remis au mois de + décembre. Faites-moi le plaisir de me renvoyer mes lettres[51]. + Plaignez-moi et croyez à tout ce que je suis pour vous et pour + Astolphe. Mille choses à l'ami. + + Paris, mercredi 5 novembre 1823. + +Ni l'estafette reçue, ni les lettres poste restante, ni même les +voitures versées, ne portèrent la conviction dans l'esprit inquiet de +Madame de Custine. Elle continua ses plaintes; elle accusa Chateaubriand +de lui faire des histoires et de lui envoyer de mauvaises défaites: ne +voulait-il donc plus faire d'Astolphe un Pair de France? Chateaubriand +lui répond par la lettre suivante: + + Je vous ai dit cent fois et je vous le répète, je pense que la + vraie carrière d'Astolphe est la Pairie, et il est impossible + désormais qu'il l'attende longtemps. De la Pairie on va à tout; un + peu de patience; il est bien loin d'avoir les années où j'ai + commencé ma vie politique. Sans doute, j'aurais été plus heureux à + Fervaques, si je puis être heureux quelque part. La solitude me + plaît, mais souvent la vie m'ennuie. C'est un mal que j'ai apporté + en naissant; il faut le souffrir puisqu'il n'y a point de remède. + + Vous me faites une histoire dans votre dernier billet, que tout le + monde a faite ici. Cela n'a pas le sens commun; j'allais à + Fervaques; j'étais prêt à vous voir, lorsque j'ai été rappelé, et + pour avoir seulement quitté Paris vingt-quatre heures, j'ai trouvé + mille contes à un ou deux, et politiques en l'air, comme si les + premiers étaient de mon âge, et que les seconds eussent le moindre + fondement. Je ne puis plus faire un pas qu'on n'imagine que tout va + se briser. Eh! bien, croiriez-vous que, malgré vos injustices et + les bavardages publics, je rêve encore de faire dans ce moment même + une course à Fervaques! Je ne le pourrai probablement pas, mais + enfin je ne puis me départir de ma douce chimère. + + Mille choses tendres à vous et aux amis. + + 2 décembre 1823. + +Il ne paraît pas que Chateaubriand ait fait, dans le courant du mois de +décembre, une visite à Fervaques, comme il l'avait annoncé. Il était +alors très préoccupé de la candidature d'Astolphe à la Pairie, et +pendant un moment, il crut même qu'il allait réussir; mais le succès +espéré n'arriva pas. Dans la lettre suivante, il rend compte à Madame de +Custine de l'ajournement de ses espérances. + + Mercredi, 24 décembre 1823. + + J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour le + moment. Le Roi n'a voulu nommer, je crois, que des députés, des + militaires et des hommes de sa maison et de celles des Princes. + Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour une autre circonstance qui + n'est pas très éloignée. Ne croyez pas que je vous oublie et que + vous n'êtes dans ma vie au nombre de mes plus doux et de mes plus + impérissables souvenirs. + + Mille tendresses à tous. + + Ch. + +Cette lettre du 24 décembre 1823 est la dernière dans laquelle il soit +question de la candidature d'Astolphe. C'est aussi la dernière de toute +sa correspondance avec Chateaubriand que Madame de Custine ait conservé. + + * * * * * + +On voit quelle était à cette date la situation d'Astolphe: il occupait à +la cour et dans le monde le rang le plus honorable; son esprit, la +distinction de ses manières lui assuraient partout le plus favorable +accueil; la bienveillance du Roi et des Princes lui était acquise; il +était à la veille d'être Pair de France, suivant la promesse que +Chateaubriand en avait reçue; tout semblait lui sourire; un des mariages +préparés par les soins de sa mère allait sans doute effacer les deuils +de sa famille et lui rendre les joies du foyer domestique. + +Cette perspective de bonheur qui s'offrait à lui et qui aurait dû +combler ses voeux, s'évanouit tout d'un coup, et ce n'est pas, comme on a +eu tort de le dire, à l'ingratitude du gouvernement de la Restauration, +c'est à lui-même, à lui seul qu'il doit imputer d'avoir tout perdu. + +Il est des choses qu'on voudrait pouvoir ne pas écrire et qu'il faut +pourtant raconter, au moins sommairement, pour rétablir la vérité des +faits. Empruntons-en le récit à un homme dont l'attachement a survécu +aux fautes mêmes de son ami, et dont l'âme honnête et simple a fait +preuve jusqu'à la fin d'une extrême partialité en faveur d'Astolphe. +Nous voulons parler de M. Varnhagen d'Ense. + +«Un accident terrible, dit M. Varnhagen, vint mettre en émoi tout Paris. +On trouvait, un beau matin, dans les environs de cette ville, un jeune +homme gisant dans les champs, sans connaissance, dépouillé de tous +vêtements et meurtri en différentes parties du corps. Ce jeune homme +n'était autre que Custine, qui paraissait avoir été la victime d'un +crime. On ne le désignait pas hautement mais on prononçait nettement son +nom en cachette, et la calomnie se complaisait en chuchotements qui +devaient nuire à la réputation d'un homme qui comptait des adversaires +aussi bien dans les rangs du monde libéral que dans ceux de +l'aristocratie. Indigné d'une pareille méchanceté, il se retira quelque +temps du grand monde, s'adonnant d'une manière plus sérieuse à la +littérature, et il entreprit différents voyages...[52].» + +Cette narration, malgré des réticences calculées et d'évidentes +contradictions, n'est malheureusement que trop claire. C'est en vain que +Varnhagen ménage autant qu'il peut ses expressions, craignant de trop +soulever les voiles; il voudrait même ne pas croire aux faits qu'il +rapporte. Mais comment s'expliquerait-on que Custine, victime d'un +crime, comme Varnhagen l'allègue en hésitant, n'ait manifesté son +indignation contre la _méchanceté_ qu'en se retirant _pour quelque +temps_ du monde! et que, courbant la tête devant la calomnie, il ait +abandonné sans retour ses prétentions à la Pairie et ses projets de +mariage? + +Ce qu'il y a de certain c'est qu'il s'agissait d'une de ces affaires +inavouables qui laissent un stigmate ineffaçable dans la vie d'un homme. +Custine fut victime d'un honteux rendez-vous qu'il avait provoqué +lui-même, et qu'on n'avait accepté que pour lui infliger un châtiment +exemplaire. Exact à ce rendez-vous, Custine y trouva cinq ou six +adversaires. Maltraité, battu, laissé nu au milieu des champs, il rentra +dans Paris sous le manteau d'un cocher de fiacre et n'eut rien de plus +pressé que de porter plainte. C'est par cette imprudente démarche que le +scandale éclata publiquement. Une enquête fut commencée; elle établit +d'autant plus vite la vérité des faits que les agresseurs, appartenant à +un corps d'élite de l'armée, se déclarèrent eux-mêmes. Ils ne furent pas +poursuivis. Cette affaire eut, en effet, comme dit M. de Varnhagen, un +immense retentissement, qui dure encore. + +Naturellement, à partir de ce jour, il ne fut plus question pour +Astolphe, ni de la Pairie, ni de mariages. Ces projets, auxquels avaient +pris part quelques-unes des plus nobles familles de France, tombèrent du +coup dans le néant. Nous lisons dans les Souvenirs très intéressants de +Madame la comtesse de Sainte-Aulaire, cette simple phrase qui, à la +lueur d'événements subséquents, devient sinistre et serre le coeur: «Je +retrouvai à Paris ma chère Marie Mendelsohn (gouvernante de Mademoiselle +Fanny Sebastiani); on pensait alors à marier Fanny; je fus chargée de +lui parler de M. de Custine: heureusement, cette idée n'eut pas de suite +et M. de Praslin fut choisi.» _Heureusement!_ Quelle ironie du sort! On +ne savait pas alors ce que l'avenir tenait en réserve; on ne prévoyait +pas un autre drame plus terrible encore que celui de M. de Custine: +l'horrible tragédie qui devait assombrir les dernières années du règne +de Louis-Philippe... Nul ne peut fuir sa destinée! + + * * * * * + +On peut juger du désespoir de Madame de Custine. Cette catastrophe +qu'elle avait prévue peut-être et redoutée depuis longtemps depuis le +jour de l'étrange passion d'Astolphe pour un jeune homme de Darmstadt, +passion dont la bonne et honnête famille de Varnhagen avait été témoin +sans en suspecter le caractère, enlevait à la pauvre mère tout à la fois +ses projets d'avenir, ses espérances, son amour du monde, ses relations +avec la Cour. Il ne lui restait rien que les derniers jours d'une vie +désenchantée, solitaire et sans but. + +La situation était-elle donc sans remède? Dans le premier effarement, +une sorte de conseil de famille fut réuni, dont Chateaubriand faisait +partie avec deux autres amis de Madame de Custine. Chateaubriand, +dit-on, proposa un remède héroïque: «On pouvait, peut-être, sauver les +apparences en les bravant, et réduire au silence les auteurs des mauvais +propos par un duel éclatant; sinon, il fallait quitter la France pour +n'y plus rentrer.» Custine adopta en partie, mais en partie seulement, +cet avis: il s'absenta pour quelque temps et voyagea! + +Madame de Custine, dans la tristesse et le deuil, se retira à Fervaques +et s'éloigna chaque jour davantage de ce monde où elle avait tant brillé +par sa beauté, sa grâce et son esprit. Elle n'interrompit cependant pas +sa correspondance avec Chateaubriand, mais à partir de cette époque, +elle cessa de conserver ses lettres, qui ne devaient plus contenir que +de pénibles détails, des conseils, des consolations relatives à la +malheureuse affaire d'Astolphe. C'est un sujet dont la pauvre mère +n'avait garde de perpétuer le souvenir. + +Au milieu de ces événements. Chateaubriand, au faite des honneurs et de +la popularité, conservait dans le ministère Villèle la direction du +ministère des affaires étrangères. L'avenir était alors plein de +promesses. Le gouvernement de la Restauration avait atteint son plus +haut degré de puissance et de gloire: la guerre d'Espagne terminée par +de brillants succès, la France replacée à son rang dans le concert +européen, l'opposition vaincue aux élections des 25 janvier et 6 mars +1824, tout semblait assurer au Ministère une longue période de paix et +de stabilité. + +Combien cependant cette apparente sécurité était trompeuse! Une +invincible antipathie entre M. de Villèle et Chateaubriand, dissimulée, +voilée tant que leurs intérêts dans la lutte politique avaient été les +mêmes, s'était révélée et avait grandi aussitôt qu'ils avaient partagé +le pouvoir. Les rivalités et de profonds dissentiments n'avaient pas +tardé à se produire. + +Comment aurait-il pu en être autrement entre deux hommes d'État de +nature si divergente? M. de Villèle, comme il le proclamait lui-même +avec un dédain ironique, «était peu fait pour les grands horizons»; il +reprochait à Chateaubriand d'être plein de chimères, et de se perdre +dans les espaces. Chateaubriand, de son côté, avec ses profondes +intuitions, qui souvent lui découvraient l'avenir, méprisait l'étroit +esprit de l'homme d'affaires et ses vues à courte échéance. La politique +de l'un ne pouvait donc être celle de l'autre; l'une était celle du +génie avec son enthousiasme, ses élans passionnés et ses aspirations +indéfinies; l'autre plus terre-à-terre, était celle de la pratique, à +qui suffit le labeur de chaque jour et qui s'en acquitte honnêtement, +habilement, avec une régularité persévérante. Esprits entiers tous les +deux: M. de Villèle, pas plus que Chateaubriand, ne supportant la +contradiction et n'admettant aucune supériorité. + +M. de Villèle s'était montré très opposé à la guerre d'Espagne que +Chateaubriand par son ascendant avait fait entreprendre, dont il +prépara, dirigea, surveilla les opérations avec une extrême énergie, et +beaucoup d'habileté, qu'il considérait comme son oeuvre et comme sa +gloire. M. de Villèle avait été froissé de ses succès; il ne l'était pas +moins des fêtes fastueuses du ministère des affaires étrangères, qui, +dans le monde aristocratique d'alors, éclipsaient et rendaient ridicules +ses réceptions plus modestes. + +L'hostilité des deux ministres et les dissentiments au sein du ministère +remontaient presque à l'époque de sa formation. Nous en trouvons même la +preuve dans les lettres de Chateaubriand qu'on vient de lire: dès le +mois de février, deux mois après son entrée dans le Cabinet, Madame de +Custine l'avait mis sur ses gardes et l'avait averti des bruits qui +couraient: «Quel tas de bêtises! avait répondu Chateaubriand; Villèle et +moi sommes très bien ensemble.» Il est probable que, malgré ses +dénégations, les rumeurs n'étaient pas sans fondement; mais +Chateaubriand n'était pas obligé de l'avouer, même à Madame de Custine. +Cependant, quelques semaines plus tard il est moins réservé, et le 1er +avril il lui écrit: «Je suis complètement brouillé avec Corbière; ne le +dites pas;» trois jours après, il l'avertit qu'il est «dans +l'impossibilité de correspondre avec les deux ministres Capelle et +Corbière.» Or Corbière et Villèle c'est tout un; brouillé avec l'un, il +y avait peu de chance qu'il fût l'ami de l'autre. Loin de s'améliorer, +ses rapports avec ses collègues ne firent ensuite que s'aigrir et +s'envenimer. + +Les choses étaient en cet état, quand le 6 juin 1824, jour de la +Pentecôte, Chateaubriand en arrivant aux Tuileries, où il allait faire +sa cour au roi, reçut la lettre suivante: + +«J'obéis aux ordres du roi en transmettant à votre Excellence une +ordonnance que le Roi vient de rendre: Le sieur comte de Villèle, +président de notre Conseil des ministres, est chargé par intérim du +portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur Vicomte +de Chateaubriand.» + +On ne comprendrait pas que M. de Villèle, ordinairement si mesuré, se +fût laissé emporter tout à coup à un degré d'exaspération tel qu'il +signifiât aussi brutalement à un collègue son expulsion. Chateaubriand +n'avait pas même été prévenu; les formes les plus vulgaires de la +politesse semblaient avoir été supprimées de propos délibéré; ni les +services rendus, ni la haute situation de l'homme politique, ni la +gloire de l'écrivain, ni les dangers évidents d'une pareille mesure, qui +ressemblait presque à un coup d'État, n'avaient été pris en +considération. + +Il y a là une énigme dont M. de Villèle nous donne la clé dans ses +Mémoires: la mesure prise dans la matinée du 6 juin était le résultat +d'un ordre formel du roi lui-même. «Le roi, dit-il, me fait demander à +dix heures du matin. Je m'y rends. À peine la porte de son cabinet +est-elle fermée, qu'il me dit: «Villèle, Chateaubriand nous a trahis; je +ne veux pas le voir à ma réception.» Je fais observer au roi le peu de +temps qui restait: tout est inutile. Il me fait dresser aussitôt +l'ordonnance sur son propre bureau, chose qu'il n'aurait jamais faite en +toute autre circonstance. Il la signe et je vais l'expédier. Mais on ne +trouve pas M. de Chateaubriand chez lui; il s'était déjà rendu dans les +appartements de S.A.R. Monsieur, attendant ce prince pour lui présenter +ses hommages: c'est là seulement qu'on peut lui remettre l'ordre du roi +qui le révoque de ses fonctions.» + +M. de Villèle déclare n'avoir jamais su qui avait révélé au roi +l'hostilité de Chateaubriand au projet de conversion de la rente et la +part qu'il avait prise au rejet de cette loi devant la Chambre des +Pairs. Cependant Chateaubriand ne s'en cachait pas, et son opposition +n'était un secret pour personne dans aucun des salons qu'il fréquentait, +et surtout dans celui de Madame de Custine. + +Il résulte de ces détails, ignorés de Chateaubriand, que l'initiative de +sa révocation appartient personnellement au roi, non à M. de Villèle. +Mais il est permis de croire que M. de Villèle s'y prêta sans se faire +beaucoup prier. Dans les explications qu'il eut à ce sujet avec Berryer, +il en accepte toute la responsabilité comme de son oeuvre personnelle et +sans découvrir la personne du roi, ce qui était son devoir. Quant à la +mesure en elle-même, il y trouvait la satisfaction, très impolitique +d'ailleurs, de rancunes invétérées. + +On peut lire dans les _Mémoires d'outre-tombe_ et les écrits, du temps, +les détails et les conséquences immédiates de cet événement inattendu. +Le scandale fut immense, et Chateaubriand n'était pas homme à supporter +patiemment une telle offense. L'explosion de sa colère fut terrible: +«Avec cela, dit-il en montrant une plume, j'écraserai le petit homme.» +Il tint parole, et la guerre sans trêve ni merci fut déclarée. Il +souleva contre M. de Villèle une formidable opposition; le «petit homme» +fut renversé, mais, dans sa chute il entraîna la monarchie. + +Aussitôt que Madame de Custine apprit la disgrâce de son ami, elle lui +adressa, toujours aimante et toujours dévouée, ces touchantes paroles: +«Vous savez que, quelles que soient mes peines, je ressens avant tout +les vôtres. Venez, comme autrefois, vous reposer à Fervaques.» Que de +souvenirs et de sentiments tendres dans ces simples mots! Il ne paraît +pas cependant que Chateaubriand se soit rendu à Fervaques comme Madame +de Custine l'y conviait. Dès le 21 juin, quinze jours après sa chute, il +commença contre le ministère cette opposition implacable qui devait +l'entraîner bien au delà du but qu'il voulait atteindre, jusqu'au +renversement de la monarchie par une révolution. + +Comment Chateaubriand, avec ses antécédents politiques, oubliant +l'implacable opposition qu'il avait faite au ministère Decazes et aux +libéraux, a-t-il passé, par une brusque transformation et des alliances +nouvelles, dans les rangs de ces «ouvriers en ruines,» comme il les +appelle, qui formaient le parti d'attaque sous la Restauration? À cette +question et au reproche qu'on lui adresse d'avoir contribué à la chute +de la monarchie, il répond par des aveux et des regrets: «Eussé-je +deviné le résultat, dit-il, certes je me serais abstenu; la majorité qui +vota la phrase sur le refus de concours (adresse des 221) ne l'eût pas +votée si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait +sérieusement une catastrophe, sauf quelques hommes à part.» Puis +rejetant sur l'instabilité des choses humaines les faits accomplis, il +ajoute tristement: «Après tout, ce n'est qu'une monarchie tombée; il en +tombera bien d'autres. Je ne lui devais que ma fidélité, elle l'aura à +jamais.» + +Il ne s'était fait d'ailleurs aucune illusion, même au plus fort de son +opposition, sur les fatales inconséquences où il se laissait entraîner, +et avec sa sincérité habituelle, il en faisait l'aveu: «Je vais toujours +seul je ne sais où, disait-il, tantôt conduisant l'opinion, tantôt +poussé par elle. Quelquefois je l'égare, d'autres fois elle m'égare +elle-même, et il me faut la suivre à contre-coeur. Je ne me fais point +illusion sur moi-même: je me creuse un abîme où je m'enfonce tous les +jours plus avant.» Il était ému en prononçant ces paroles, et lui qui ne +pleurait jamais devant personne, il essuya quelques larmes[53]. + +Sans doute pour un homme d'État qui doit porter devant l'histoire la +responsabilité de ses actes et même des conséquences qu'il n'a pas +prévues, l'apologie de Chateaubriand paraîtra insuffisante, et lui-même +il l'a senti quand il a reconnu, dans ses Mémoires, la faute qu'il avait +commise en s'alliant aux hommes de ce parti imprévoyant qui, monarchiste +au fond du coeur, après avoir renversé la monarchie de Louis XVI, allait +renverser celle de Charles X, et qui préparera plus tard la chute de +Louis-Philippe; parti d'utopistes, généreux sans doute, se disant et se +croyant modérés, mais qui, comme on l'a dit, «préparent les révolutions +sans les vouloir, et qui, rêvant le bien, conduisent au mal.» + +C'est de cette époque que date la grande popularité de Chateaubriand +dans le parti libéral, son public avait changé; il réunit autour de lui +une société d'écrivains pour donner de l'ensemble à ses combats. Les +lettres d'adhésion, les protestations de dévouement portant les noms de +l'opposition la plus avancée et la plus hostile à la monarchie lui +arrivent de toute part. Les hommes de lettres du parti populaire +s'empressaient, de leur côté, à lui former une cour, à se relayer auprès +de lui, à l'entretenir sans cesse, à ne pas le laisser un instant seul +avec lui-même. On sentait de quelle importance était la conquête d'un +tel nom, et l'on redoutait de la part de cette noble et mobile nature +une défection, quelque retour soudain aux sentiments chevaleresques et +monarchiques. Pauvre grand homme! qu'il était loin de se croire ainsi +épié, gardé à vue, séquestré par des hommes qu'il regardait comme ses +amis, au profit d'une cause qui n'était pas la sienne! Il se croyait le +chef d'un parti; il en était l'instrument. + +Cependant les suffrages fort suspects de ses anciens antagonistes +étaient bien faits pour l'inquiéter. «J'ai surpris plus d'une fois dans +son âme, dit le comte de Marcellus, un étonnement mêlé de regrets pour +les témoignages d'admiration et d'estime qui lui venaient de ce côté.» +Avec une droiture qui l'honore grandement il a, sans hésiter, reconnu +ses torts: «Je crus très sincèrement, dit-il, remplir un devoir en +combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que je +voyais d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Eussé-je deviné +le résultat, je me serais abstenu. Pour me punir de m'être laissé aller +à un ressentiment trop vif peut-être, il ne m'est resté qu'à m'immoler +moi-même sur le bûcher de la monarchie.» Quel homme d'État a jamais +poussé plus loin la franchise de ses aveux? + +Pendant que Chateaubriand, tout en protestant de son amour pour la +monarchie et de son dévouement au roi, poursuivait les ministres de ses +invectives, il préparait la première édition complète de ses oeuvres et +consacrait toute son ardeur à la plus noble et la plus légitime des +causes: l'affranchissement de la Grèce. + +Quelques semaines après avoir quitté le ministère, il partit pour la +Suisse où il rejoignit Madame de Chateaubriand qui était allée l'y +attendre. Au bord du lac de Neuchatel, dans ces campagnes charmantes, il +retrouvait les souvenirs de Jean-Jacques Rousseau qui s'y était promené +en habit d'Arménien. Du haut des montagnes, il se plaisait à contempler +le lac de Bienne et «les horizons bleuâtres»; enfin il s'était fixé à +Fribourg quand la maladie du roi le rappela précipitamment à Paris. + +Louis XVIII mourut le 16 septembre 1824, survivant de trois mois +seulement à la révocation de son ministre des affaires étrangères. +Presque immédiatement, Chateaubriand publia sa brochure: «Le roi est +mort, vive le roi», qui semblait annoncer un changement dans ses +dispositions, et peut-être la fin de ses hostilités. Après la +publication de cette brochure, il retourna chercher en Suisse Madame de +Chateaubriand, qu'il ramena bientôt à Paris. + +L'année suivante, il assista à Reims au sacre du roi Charles X (29 mai), +sans que, en cette circonstance solennelle, il se fit un rapprochement +qu'on aurait pu espérer, et l'opposition contre les ministres reprit +avec une nouvelle ardeur. + + * * * * * + +Les choses étaient en cet état vers la fin de 1825. Madame de +Chateaubriand, atteinte dès cette époque d'une bronchite chronique, +était allée passer l'hiver dans le midi de la France. Elle avait choisi +pour résidence la petite ville de La Seyne, simple village, +écrivait-elle, sur le golfe qui termine la rade de Toulon. La +description qu'elle en donne est charmante: «La Seyne est entourée de +petits coteaux, bien dessinés et plantés de vignes, de cyprès et +d'oliviers. Du village, on a la vue de la mer et de la rade, et, si l'on +monte un peu, celle de la pleine mer, couverte de vaisseaux qui se +croisent, et d'une quantité de petits bâtiments et de bateaux pêcheurs, +montés les uns par d'honnêtes marins, les autres par d'honnêtes forçats, +dont les habits rouges sont d'un effet très agréable tout au travers des +voiles.» + +C'est là qu'elle passa l'hiver. Son séjour y fut signalé par des +bienfaits: à La Seyne vivait une pauvre famille, portant un illustre +nom, mais dans un tel état de dénuement que la mère était obligée de +garder la chambre faute de vêtements. Madame de Chateaubriand sollicita +en faveur des deux fils l'intervention de l'évêque d'Hermopolis auprès +du roi, «qui ignorait certainement que des neveux de Massillon mouraient +de faim sous le règne d'un descendant de Louis XIV.» La requête de +Madame de Chateaubriand fut accueillie comme elle ne pouvait manquer de +l'être, et ses deux jeunes protégés, héritiers d'un grand nom, virent +s'ouvrir devant eux une carrière honorable. La famille Massillon avait +été ruinée par la Révolution et par les guerres de l'Empire[54]. + +Le séjour du midi ne fut pas favorable à Madame de Chateaubriand. Elle +retourna à Lyon; son mari alla l'y rejoindre pour la conduire à +Lausanne, où, contrairement aux pronostics des médecins, sa santé se +rétablit. Elle était dans cette ville le 20 mai 1826. Chateaubriand y +fixa sa résidence; il y voyait Madame de Montolier, qui, retirée sur une +haute colline, «mourait dans les illusions du roman, comme Madame de +Genlis, sa contemporaine.» + + * * * * * + +De son côté, Madame de Custine, très retirée du monde, très +désintéressée de la politique, si ce n'est quand Chateaubriand y était +personnellement en cause, passait des années entières à Fervaques, s'y +enveloppant de deuil et de solitude. Un charme mêlé d'amertume +l'attachait à ces lieux qui lui rappelaient les rêves et les illusions +de ses belles années. Elle se plaisait encore, comme autrefois, parmi +ces arbres qu'elle avait plantés, et que, en des jours plus heureux, +elle avait consacrés aux souvenirs de ses amis, en les désignant par le +nom de chacun d'eux. Sa santé s'était profondément altérée: on eût dit +qu'elle ne pouvait survivre à la ruine de ses espérances. + +Au commencement de l'été de 1826, très souffrante et portant déjà sur +ses traits amaigris les signes d'une fin prochaine, elle voulut revoir +la Suisse, aller y chercher des eaux salutaires, et y ressaisir +peut-être la vie qui lui échappait. + +Elle partit accompagnée de son fils et de M. Bertsoecher que Koreff lui +avait autrefois donné comme précepteur d'Astolphe, et qui lui était +resté attaché. Elle arriva en Suisse. De Lausanne, Chateaubriand se +rendit auprès d'elle et la vit pour la dernière fois. Il nous raconte +lui-même en termes émus cette entrevue qui ressemblait à des adieux +funèbres, et dans ses Mémoires, écrits longtemps après, il l'entoure +encore de toute la tendresse de ses sentiments et de toute la poésie de +ses souvenirs: «J'ai vu, dit-il, celle qui affronta l'échafaud d'un si +grand courage, je l'ai vue plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la +taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, +me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle +quittait Sécherons, près Genève.» + +Madame de Custine continua sa route. À Bex, elle descendit à la pension +de l'Union, petit hôtel avec des bains d'eaux salines, situé près de +l'église et adossé à de hautes montagnes. + + * * * * * + +C'est de ce dernier asile que Bertsoecher annonça le 25 juillet à +Chateaubriand que son amie avait cessé de vivre: «Elle a rendu son âme à +Dieu sans agonie, ce matin à onze heures moins un quart. Elle s'était +encore promenée en voiture hier au soir. Rien n'annonçait une fin si +prochaine. Nous nous disposons pour retourner en France avec les restes +de la meilleure des mères et des amies. Enguerrand (le petit-fils de +Madame de Custine) reposera entre ses deux mères... nous passerons par +Lausanne, où M. de Custine ira vous chercher, aussitôt notre arrivée.» + +Ce programme fut exécuté de point en point. Chateaubriand ne dit pas +qu'il ait assisté, à Bex, à une veillée funèbre; il dit seulement: «J'ai +entendu le cercueil de madame de Custine passer, la nuit, dans les rues +solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à +Fervaques: elle se hâtait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait +possédée qu'un instant, comme sa vie.» + + * * * * * + +On a conservé longtemps à Bex le souvenir de la pauvre malade, de la +bonne dame, qui y avait rendu si doucement le dernier soupir, et +l'intérêt qu'elle avait inspiré lui survécut. On montrait encore, il y a +quelques années, à l'hôtel de l'Union, la chambre qu'elle avait habitée, +et un cachet qu'elle y avait laissé; on donnait des empreintes de ce +cachet aux voyageurs qui en faisaient la demande. Il portait en très +fins caractères la devise: _Bien faire et laisser dire_. C'était une +variante de celle des Custine: _Fais ce que dois, advienne que pourra_, +qui, du reste, ne leur appartenait pas en propre. Mais était-ce bien le +cachet de Madame de Custine? N'était-ce pas plutôt celui d'Astolphe, qui +se résignait si bien à laisser dire, mais qui se conformait moins +exactement à la première partie de la devise? + + * * * * * + +Madame de Custine, née le 18 mars 1770, avait, au moment de sa mort, 56 +ans. La gravité de sa vie, consacrée depuis longtemps aux oeuvres de +bienfaisance, la solitude de ses dernières années, son renoncement aux +choses de ce monde, tout donne un démenti aux assertions trop +romanesques de ses biographes qui lui font entreprendre son voyage de +Suisse pour y poursuivre un amant, auquel elle n'avait plus à confier +que les derniers accents de ses afflictions et son adieu suprême. + + * * * * * + +Avec elle se termine la période la plus brillante de la vie de +Chateaubriand et l'un des épisodes les plus passionnés des amours de sa +jeunesse. Désormais, la politique absorbera l'ardeur de ce grand esprit, +jusqu'au jour où le souffle des révolutions aura détruit sans retour ce +gouvernement de la Restauration qu'il avait servi ou cru servir, et +auquel, en fin de compte, il est au fond du coeur resté fidèle. Étranger +aux affaires publiques à partir de 1830, il n'a pas cessé d'écrire. Si +sa main, comme il le dit, était lasse, ses idées du moins n'avaient pas +faibli; il les sentait toujours «vives comme au départ de la course». +Presque aussi riche d'inspirations qu'aux plus belles années de sa +jeunesse, il a su créer encore de nouvelles formes et de nouvelles +couleurs, et, moins ingrat qu'on ne l'a dit, il a consigné dans son +oeuvre de prédilection, les _Mémoires d'outre-tombe_, avec l'hommage +d'une discrétion respectueuse, le cher souvenir de Madame de Custine. + + + + +APPENDICE. + + +Après la mort de sa mère, Astolphe de Custine vendit le château de +Fervaques où il avait été élevé, et qui passa en d'autres mains. + +Puisque nous avons suivi le marquis de Custine pendant son enfance, sa +jeunesse et son âge mûr, jusqu'au moment de la catastrophe qui brisa sa +carrière et abrégea par le chagrin la vie de sa mère, il est intéressant +de tracer de lui un portrait plus complet et de le conduire jusqu'à sa +fin. + +Il était tout enfant, quand son père, Philippe de Custine, condamné à +mort par le tribunal révolutionnaire, refusa absolument de sauver sa vie +par une évasion que Madame de Custine, toujours prête quand il +s'agissait de dévouement, avait préparée, mais qui faisait courir les +plus grands dangers à ses libérateurs. Astolphe ne manquait donc pas, +dans sa famille, d'exemples d'honneur et d'héroïsme. En 1814, à l'âge de +24 ans, il assista au congrès de Vienne en qualité d'attaché à +l'ambassade du Prince de Talleyrand. Mais il ne put garder ce poste, et +avec sa mobilité habituelle, il renonça à la diplomatie. L'année +suivante nous le retrouvons à Francfort avec sa mère, qui s'était +déterminée à le rejoindre, bien plus pour lui donner des soins, car il +était malade de corps et d'esprit, que pour se soigner elle-même. + +C'est vers cette époque et dans cette ville que Madame de Custine fit la +connaissance de Madame de Varnhagen d'Ense, qui, par son âme portée à +l'idéal, nous apparaît comme la personnification la plus sympathique de +la rêveuse Allemagne. Entre ces deux femmes dont l'une était souffrante, +et l'autre pleine de tendresse, une intime amitié s'établit. Leur +correspondance, qui dura jusqu'en 1820, éclaire d'une très vive lumière +les traits de l'une et de l'autre et surtout de Madame de Custine. + +Ici se place l'affection bizarre dont Custine, comme nous l'avons dit, +s'éprit tout à coup pour un jeune homme de Darmstadt. «Ce dernier, dit +naïvement Varnhagen, nous paraissait assez insignifiant, mais Custine, +homme énergique et résolu dans tout ce qu'il abordait, parlait avec +passion de cet ami dont l'intimité lui faisait éprouver, par une +commotion du coeur et de l'âme, une satisfaction et une jouissance telles +que nous n'en trouvons d'autres exemples que dans l'antiquité.» +L'exemple de ces amours des héros de l'antiquité ne rassurait pas Madame +de Custine, qui, en sa qualité de française, était beaucoup plus +clairvoyante que les Varnhagen; elle ne s'écriait pas comme eux: «Quelle +noblesse de sentiments, quelle pureté dans cette douce intimité de +l'âme, quel feu à la fois brûlant et sombre!» Elle était assiégée de +terreurs et de noirs pressentiments. + +Nous arrivons à la période des mariages dont nous avons parlé: Madame de +Custine remuait ciel et terre pour marier Astolphe. Espérait-elle, en +lui donnant une femme, le soustraire à ses égarements? Il y a +quelquefois dans les familles un égoïsme effréné qui ne se fait pas +scrupule de sacrifier autrui aux chances de réformes bien aléatoires +d'un être indigne. Était-ce le cas de Madame de Custine? Nous n'osons +pas l'affirmer. + +Bien des projets de mariage furent mis en avant, entre autres avec la +fille du général Moreau et la fille du général Sebastiani, qui devint la +malheureuse duchesse de Choiseul Praslin. On dit même que Madame de +Staël, l'intime amie de Delphine, dont elle avait donné le nom: +_Delphine_, à l'un de ses romans, eût un instant l'idée d'introduire +Astolphe dans sa famille. + +«Il se fiance enfin, à Paris, nous dit Varnhagen, dans son livre déjà +cité, avec une des plus riches et des plus notables héritières; mais, à +la stupéfaction générale, il rompt tout à coup ses fiançailles, sans que +personne pût en imaginer le motif, dont il gardait le secret. Dans une +nouvelle intitulée _Aloys_, il raconte et explique cette aventure sous +une forme romanesque.» Ce mauvais roman d'_Aloys_, publié d'abord sous +le voile de l'anonyme, est une des plus vilaines actions de Custine. +Sous forme de roman, avec des situations et des noms à peine déguisés, +il insulte et calomnie la famille même dont la bienveillance s'est +égarée sur lui. Il outrage sa mère, déguisée sous le titre de tante: +«esprit sans étendue et sans fermeté, qui ne pouvait juger son +caractère», «qui s'affligeait, dit-il, de ma tristesse sans en deviner +la cause, que ma froideur aigrissait, sans l'éclairer sur la maladie de +mon coeur... combien je méprisais ses vues étroites, et combien sa +sagesse bornée me paraissait misérable!» + +Ces pages et beaucoup d'autres du roman d'_Aloys_ sont toute une +révélation: nous comprenons maintenant ce que Madame de Custine cachait +si discrètement, nous comprenons ses désespoirs de mère, au milieu des +altercations, des emportements, dans cet enfer de la vie intime que lui +faisait son fils. + +Voici maintenant le portrait, assez réussi dans son genre, de Madame de +Genlis, dont il n'avait jamais eu qu'à se louer: «C'était une personne +commune; elle avait toute la bonté qui s'accorde avec la médiocrité; +elle pouvait faire beaucoup de mal par son besoin de parler +continuellement des autres: il est vrai qu'elle prétendait s'occuper de +leurs affaires pour leur avantage; mais sa manière de l'apprécier était +rarement la leur; elle n'en était que plus persuadée de la nécessité de +les contraindre à avoir raison comme elle. Cette _providence du +commérage_ s'était fait un code de lois sociales... heureusement pour +nous, sa position dans le monde ne lui donnait pas l'autorité +nécessaire...! elle voulait être _le tyran du bien_... on ne la +supportait que parce qu'elle permettait qu'on se moquât d'elle.» + +Quant aux explications que, suivant Varnhagen, Custine donne sur la +rupture de son mariage, elles sont abominables, et sans doute personne +ne prendra la peine de les chercher dans son roman. + +Malgré tout cela, Astolphe mûri par l'âge, voyageant, écrivant, donnant +son avis sur les affaires de Rome, rapportant ses conversations avec les +cardinaux, et correspondant avec M. Thiers, puis avec la Princesse +Mathilde, avait encore l'accès des salons. Sa tenue était irréprochable, +sa distinction aristocratique parfaite, et il avait beaucoup d'esprit. +Quel que fût le passé, c'était toujours le marquis de Custine, le +descendant d'une grande race.--Un jour, Philarète Chasles était en +visite chez la comtesse Merlin; survint un inconnu dont la conversation +tantôt enjouée, tantôt sérieuse, souvent élevée, était +éblouissante.--Quand l'inconnu se fut retiré avec l'aisance et +l'élégance d'un homme du monde, «Qui est-ce donc? demanda Philarète? Sa +parole est un feu d'artifice!»--«Oui, un feu d'artifice tiré sur l'eau, +reprit la Comtesse; il y a un fonds si triste, des profondeurs si +noires! c'est Custine![55]» + +Le marquis de Custine mourut à Saint-Gratien, le 29 septembre 1857. + + + + +NOTES + +[1: Préface du _Dictionnaire de la langue française_.] + +[2: En vertu de la loi du 14 septembre 1791, le clergé _constitutionnel_ +restait chargé des actes de l'état civil, jusqu'à ce que la loi +instituât d'autres fonctionnaires, ce qui n'eut lieu que par la loi du +20 septembre 1792.] + +[3: À propos du mystère de cette vie conjugale de Madame de +Chateaubriand, une hypothèse se présente naturellement à l'esprit. Elle +expliquerait, tout, et serait bien touchante. Mais ce n'est qu'une +hypothèse! Nous ne la donnerons pas: il faudrait trop de détails pour en +montrer la vraisemblance.] + +[4: Celle jolie édition Ballanche est devenue très rare. Elle est +surtout recherchée par les bibliophiles à cause des gravures de C. +Boily, qui reproduisent avec un sentiment exquis le texte qui les a +inspirés.] + +[5: Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand.] + +[6: M. A. Bardoux.] + +[7: _Madame de Custine_, d'après des documents inédits, par M. A. +Bardoux.] + +[8: V. _Madame de Custine_, par M. A. Bardoux.] + +[9: Ce sont les gens de Madame de Beaumont, que Chateaubriand avait pris +à son service.] + +[10: Comte de Marcellus. _Chateaubriand et son temps_.] + +[11: _Madame de Custine_, par M.A. Bardoux.] + +[12: Louis Mathieu, comte Molé, Pair de France; qui a joué un rôle +considérable sous la Monarchie de Juillet.] + +[13: M. Bertin.] + +[14: M. Bertin.] + +[15: Est-ce à Madame de Beaumont qu'il fait allusion? Ces suppositions +de Madame de Custine auraient été bien blessantes pour Chateaubriand.] + +[16: M. Bertin.] + +[17: Madame de Custine d'après des documents inédits.] + +[18: Le Comte Elzéar de Sabran.] + +[19: Lettre publiée par Sainte-Beuve: _Chateaubriand et son groupe +littéraire_.] + +[20: La société de Madame de Beaumont.] + +[21: La réouverture de l'église et la restauration du culte catholique +fut présidée par l'abbé de Créquy, docteur en théologie, ancien +vicaire-général de Monseigneur de la Ferronnaye, évêque de Lisieux.] + +[22: M. Berstoecher, précepteur d'Astolphe de Custine.] + +[23: Ch. Lenormant, _Souvenirs d'enfance et de jeunesse de +Chateaubriand_.] + +[24: Une lettre de Madame de Custine à Fouché, que Madame Bertin devait +présenter elle-même. Cela ne démontre-t-il pas péremptoirement que les +sollicitations auprès de Fouché réclamées par Chateaubriand dans toutes +ses lettres avaient bien pour objet son ami Bertin?] + +[25: Ce n'est pas, sans doute, celle-là que Madame de Custine lui +reprochait. Mais il y en avait d'autres dont elle se plaignait à plus +juste titre.] + +[26: Cette lettre, qui doit porter le n° 12, a été publiée par M. +Bardoux: _Madame de Custine, d'après des documents inédits_.] + +[27: Nous sommes redevables de cette belle publication: _Madame de +Chateaubriand, d'après ses mémoires et ses correspondances_, à M. G. +Pailhès. Bordeaux, 1887. Nous devons personnellement à M. G. Pailhès +toute notre reconnaissance.] + +[28: M. Bertin.] + +[29: Comte de Marcellus, _Chateaubriand et son temps_.] + +[30: Lettre de Joubert: 18 novembre 1804.] + +[31: Papiers de Chênedollé publiés par Sainte-Beuve.] + +[32: Sainte-Beuve a sur la conscience cette fable-là. C'est lui qui l'a +créée, et la malignité publique s'en est emparée. Sur quelle pauvreté +d'arguments elle repose! Que de soupçons perfides et sans base, que +d'arguties stériles, _inania verba_! Tandis qu'il est si facile, avec un +peu d'expérience du coeur humain, d'établir par une analyse exacte des +sentiments intimes et par des indices irréfragables, qu'il n'y a +absolument rien de commun entre Lucile et l'amour d'Amélie! Pourquoi cet +acharnement à tout flétrir, uniquement pour enlever leur couronne aux +Grâces et la pudeur à l'amour fraternel?] + +[33: M. Bertin.] + +[34: _Madame de Chateaubriand_, d'après ses mémoires et sa +correspondance, par M. G. Pailhès.] + +[35: Le régime des passeports dont la Convention avait doté la France au +nom de la liberté, n'a été aboli que sous le règne de Napoléon III.] + +[36: Ce voyage de Suisse se fit plus tard. Il faut en lire le récit dans +les mémoires si intéressants et si spirituels de Madame de +Chateaubriand, publiés par M. G. Pailhès.] + +[37: Ces billets inédits ont été publiés par M. Bardoux: _Madame de +Custine_.] + +[38: Le _Journal des Débats_ confisqué et devenu le _Journal de +l'Empire_ avait Etienne pour directeur politique et Hoffman pour +directeur littéraire.] + +[39: Chénier était mort le 10 janvier 1811.] + +[40: _Madame de Chateaubriand_, par M. G. Pailhès.] + +[41: V. _Madame de Custine_, par M. A. Bardoux.] + +[42: Publiée par M. A. Bardoux: _Madame de Custine_.] + +[43: Ces mémoires n'ont jamais paru.] + +[44: _Madame de Custine_, par M. Bardoux.] + +[45: _Mémoires de Madame de Genlis._] + +[46: Ces deux lettres, ainsi que d'autres sur le même sujet, ont été +publiées par M. A. Bardoux, _Madame de Custine_ d'après des documents +inédits.] + +[47: Philodème, _Anthol. Palat. V._ 13.] + +[48: Cette lettre, ainsi que la précédente, a été publiée par M. A. +Bardoux: _Madame de Custine_.] + +[49: _Madame de Custine_, d'après des documents inédits.] + +[50: _Madame de Custine_, d'après des documents inédits.] + +[51: Les lettres qui étaient arrivées pour lui à Fervaques.] + +[52: Lettres du marquis A. de Custine à Varnhagen d'Ense et Rahel +Varnhagen d'Ense, accompagnées de plusieurs lettres de la comtesse +Delphine de Custine et de Rahel Varnhaen d'Ense.--Bruxelles, 1870.] + +[53: Comte de Marcellus: _Chateaubriand et son temps_.] + +[54: _Madame de Chateaubriand: lettres inédites à M. Clausel de +Coussergue_, par M. G. Pailhès.] + +[55: Mémoires de Philarète Chasles.--Chênedollé avait déjà dit à propos +de sa conversation avec Rivarol, à qui il avait été présenté le 5 +septembre 1795: «Un feu d'artifice tiré sur l'eau--_brillante et +froide_.» Suivant Sainte-Beuve, à qui il faut toujours revenir en fait +d'informations, c'est au duc de Lauraguais que le mot appartient.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Chateaubriand et Madame de Custine, by +E. Chédieu de Robethon and François-René de Chateaubriand and Marquise de Custine + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ET MADAME DE CUSTINE *** + +***** This file should be named 22384-8.txt or 22384-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/3/8/22384/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/22384-8.zip b/22384-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e5063c1 --- /dev/null +++ b/22384-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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