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+The Project Gutenberg EBook of Chateaubriand et Madame de Custine, by
+E. Chédieu de Robethon and François-René de Chateaubriand and Marquise de Custine
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Chateaubriand et Madame de Custine
+ Episodes et correspondance inédite
+
+Author: E. Chédieu de Robethon
+ François-René de Chateaubriand
+ Marquise de Custine
+
+Release Date: August 24, 2007 [EBook #22384]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ET MADAME DE CUSTINE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+
+
+
+
+CHATEAUBRIAND ET MADAME DE CUSTINE
+
+ÉPISODES ET CORRESPONDANCE INÉDITE
+
+PAR
+
+É. CHÉDIEU DE ROBETHON
+
+PARIS
+
+LIBRAIRIE PLON
+
+1893
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+
+En publiant, dans ce volume, les lettres inédites dont l'ensemble
+constitue la correspondance de Chateaubriand avec Madame la marquise de
+Custine, nous nous sommes proposé d'éclairer d'un jour nouveau la
+période très accidentée et très intéressante de leurs relations et de
+leur vie intime, qui embrasse près de vingt années, et s'étend même au
+delà, jusqu'à la mort de Madame de Custine en 1826.
+
+Cette période a fait surgir beaucoup de récits divers et d'appréciations
+très inexactes, où le caractère de Chateaubriand est devenu l'objet des
+censures les plus sévères et les moins justifiées. Trompés par des
+documents incomplets et tronqués, entraînés par l'esprit de parti ou par
+une animosité personnelle, la plupart des écrivains ont chargé son
+portrait des plus sombres couleurs; ils ont fait de Madame de Custine
+une victime de l'inconstance et d'un lâche abandon, et de Chateaubriand
+un froid adorateur, sans scrupule, sans remords et sans pitié. Tout cela
+n'est pas exact.
+
+Et pourtant ces lettres inédites, destinées à faire la lumière et à
+rétablir la vérité, ces lettres qui empruntent une grande valeur au nom
+et à la célébrité de leur auteur, nous avons un instant hésité à les
+publier. Nous nous disions qu'elles n'ont point été destinées par
+Chateaubriand à la publicité, et que, toujours épris de la beauté de la
+forme et de la grandeur du style, il se serait refusé sans doute à
+placer à côté de ses autres oeuvres des pages familières et sans apprêt.
+Il nous semblait aussi que par un sentiment de discrétion et d'honneur
+dont il ne s'est jamais départi, il se serait gardé de mettre en scène
+une femme qu'il avait aimée. Il a toujours respecté le mystère des
+passions qu'il a inspirées, et si ce mystère a été quelquefois dévoilé,
+c'est par celles mêmes qui auraient eu le plus d'intérêt à s'en couvrir.
+Ne vaudrait-il pas mieux respecter sur ce point la volonté non pas
+certaine mais très probable de Chateaubriand, que de livrer en pâture à
+la curiosité publique les sentiments intimes d'une femme dont le nom
+n'appartient à l'histoire que par un acte de dévouement héroïque et de
+grand courage, et de rappeler sans nécessité l'attention sur des
+faiblesses auxquelles la gloire et l'amour d'un homme de génie peuvent
+servir d'excuse?
+
+Mais une considération domine toutes les autres: si la vie de
+Chateaubriand et de Madame de Custine a été présentée sous de fausses
+couleurs, et si nous possédons des documents qui les rectifient, nous
+devons les produire. La vie de Madame de Custine est, depuis longtemps,
+exposée au grand jour dans des oeuvres nombreuses et brillantes. La
+publication que nous allons faire ne saurait donc nuire à sa mémoire;
+tandis qu'elle disculpe Chateaubriand. Et qui sait si, en les faisant
+mieux connaître, elle ne les fera pas aimer tous les deux davantage?
+
+Cependant, ces quarante lettres inédites que Madame de Custine nous a
+conservées elle-même, seraient presque inintelligibles si on les
+détachait du cadre où elles se sont produites. Il fallait donc rappeler
+quelques-uns des antécédents de leur auteur, l'épisode de son mariage,
+par exemple, où la vérité a besoin d'être rétablie et dégagée des fables
+dont on l'entoure. Il fallait aussi mettre en scène, sans s'écarter du
+sujet principal, quelques-uns des personnages qui se trouvent mêlés, à
+des titres divers, aux relations de Chateaubriand et de Madame de
+Custine, comme Madame de Beaumont, M. Bertin, le duc d'Otrante,
+malheureusement aussi Astolphe de Custine, et d'autres encore.
+
+Tel est le cadre que nous nous sommes tracé. Il est restreint, mais il
+suffit. Comme dit le poète:
+
+ humanos mores nosce volenti
+ sufficit una domus.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+Le portrait et la légende.--Deux camps opposés.--Le mariage de
+Chateaubriand.--L'émigration.--Le salon de Madame de Beaumont.--Le
+_Génie du christianisme_.--Voyage en Bretagne.
+
+
+Ce n'est pas seulement par les oeuvres littéraires qu'ils livrent au
+public et qu'ils composent en vue de la postérité qu'il faut juger les
+grands écrivains. Sans doute leurs oeuvres capitales, celles dont la
+célébrité retentit à travers les siècles, suffisent pour faire apprécier
+la nature de leur talent, pour mettre en relief les qualités maîtresses
+de leur génie, et les classer dans l'une ou l'autre des sphères de
+l'intelligence, suivant que l'imagination ou le raisonnement prédomine
+en eux, et en fait des poètes ou des philosophes, des hommes d'État, des
+orateurs ou des historiens. On connaît d'eux, par leurs livres, l'homme
+public, au plus haut degré de puissance où ses qualités spéciales ont pu
+l'élever, mais son caractère, les tendances particulières de son esprit,
+sa nature intime, l'homme privé, en un mot, ne nous sont entièrement
+révélés que par les plus secrets détails de sa biographie, par sa
+correspondance, surtout par celle qu'il n'a point écrite pour le public.
+
+Et cette étude de l'homme intérieur n'est pas un travail de pure
+curiosité: combien d'erreurs ce genre de recherches ne rectifient-elles
+pas? Ne sont-elles pas indispensables pour bien comprendre un écrivain
+dans ses oeuvres, même les plus élevées? Comment fera-t-on disparaître,
+par exemple, si ce n'est par ces documents intimes, ce qu'il y a de
+contradictoire et d'inconciliable entre le portrait généralement adopté
+et qui devient légendaire d'un Chateaubriand dur, morose, fantasque,
+égoïste, et ses oeuvres empreintes d'une sensibilité si vive et de
+sentiments si élevés? Ceux de ses amis qui l'ont le mieux connu nous le
+peignent, au contraire, doué des qualités les plus charmantes, la
+cordialité et l'enjouement, d'une constance inaltérable dans ses
+engagements, d'une générosité habituellement prodigue jusqu'à l'excès,
+et personne plus que lui n'aurait eu le droit d'écrire, comme il l'a
+fait: «Mes amis d'autrefois sont mes amis d'aujourd'hui et ceux de
+demain.»
+
+Autour de la mémoire de Chateaubriand se sont formés deux camps opposés;
+dans l'un, admiration sans bornes, dans l'autre, dénigrement et
+implacable condamnation de l'homme et de ses oeuvres. En quoi il n'est
+pas probable que, d'un côté ou de l'autre, tous se trompent absolument,
+mais chacun examine le même sujet par un côté différent. Chateaubriand
+était un poète, non un penseur et un politique; aussi en littérature
+a-t-il donné des tableaux et des descriptions dans le style propre à la
+poésie, qui est le langage de l'émotion. Qu'y a-t-il d'étonnant, si l'on
+exige de lui la profondeur d'une savante analyse, qu'on s'aperçoive
+aussitôt qu'il remplace en général le raisonnement par des images? C'est
+en vain, par exemple, qu'on chercherait dans le _Génie du christianisme_
+une savante apologie, une démonstration théologique qui ne s'y trouve
+pas, et que l'auteur n'avait pas entreprise. Renfermé dans sa sphère, il
+est resté poète, et, dans ces limites, il a créé un chef-d'oeuvre.
+
+En politique, il en est de même. La poésie et la politique diffèrent
+essentiellement par leur objet et par la langue même qu'elles emploient.
+La poésie, peu importe qu'elle s'exprime en vers ou en prose, vit dans
+la sphère des idées les plus générales. La politique, au contraire, n'a
+pour objet que des idées particulières, et en cela, elle est inférieure
+à la poésie; elle ne s'exerce que sur des faits accidentels et
+contingents. Aussi, le poète, sortant de son domaine pour entrer dans
+celui de la politique, pourra bien y apporter les idées générales et les
+plus hautes aspirations, mais il se sentira toujours mal à l'aise dans
+la succession des faits variables qui forment le champ indéfini de
+l'expérience.
+
+Cette préoccupation des images et de la forme poétique poursuivait
+Chateaubriand jusque dans ses études. Il n'avait pas l'érudition d'un
+savant, mais il possédait des connaissances variées très étendues. Il
+avait beaucoup étudié les littératures antiques; il citait les poètes
+grecs avec une évidente prédilection, beaucoup moins souvent les poètes
+latins et plus rarement encore les prosateurs, les historiens ou les
+philosophes. C'est avec les poètes de la Grèce qu'il était en communion
+d'idées; c'est, auprès d'eux qu'il cherchait avec délices la beauté des
+formes, la variété et la magnificence des images et les secrets d'une
+harmonie qui n'a été surpassée dans aucune autre langue. Il puisait
+surtout avec amour à cette source charmante d'inspirations poétiques qui
+s'appelle l'_Anthologie grecque_. Assurément, il aurait applaudi à
+l'opinion exprimée par un savant de nos jours: «L'antiquité
+gréco-latine, disait Littré, avait amassé des trésors de style sans
+lesquels rien d'achevé ne devait plus se produire dans le domaine de la
+beauté idéale. L'art antique est à la fois un modèle et un échelon pour
+l'art moderne[1].
+
+La politique, la religion, la poésie ont contribué dans des proportions
+diverses à soulever contre Chateaubriand l'hostilité persévérante dont
+nous avons parlé. En politique, le parti libéral, tout en cherchant et
+en parvenant à l'attirer dans son sein et à l'y retenir, n'a point
+oublié ses débuts autoritaires et absolutistes, ni son retour, après
+1830, aux idées légitimistes, dont il est encore aujourd'hui considéré
+comme le représentant. Le parti royaliste, de son côté, lui garde
+rancune de son évolution vers le libéralisme, de ses intimités avec le
+parti républicain, et fait peser, sur ce qu'il appelle sa défection, la
+responsabilité de la chute d'un trône. Il n'a donc satisfait personne;
+il n'est resté l'homme d'aucun parti; et cela se comprend de la part
+d'un poète: l'imagination seule est un guide trompeur, dont la base est
+fragile, et qui flotte au hasard parmi les tempêtes de la politique.
+
+Ce que l'esprit de parti surtout n'a pu lui pardonner, ce sont ses
+sentiments religieux; on en a discuté l'orthodoxie, on en a même
+contesté la sincérité, et le plus éminent critique de notre temps, mais
+le moins orthodoxe des hommes, Sainte-Beuve, s'est attaché avec une
+sorte d'acharnement à démontrer que Chateaubriand n'était même pas
+chrétien, et que toute sa religion formée d'images, de tableaux et de
+poésie, n'était qu'une oeuvre d'imagination, presque une hérésie, en
+contradiction directe avec les dogmes et l'austérité du christianisme.
+Nous ne discuterons pas cette thèse, assez étrange sous la plume de son
+auteur; nous ferons seulement observer que le sentiment religieux ne
+procède pas uniquement des facultés de la logique et du raisonnement,
+mais qu'il peut tout aussi bien trouver sa source dans les sentiments du
+coeur et les aspirations de l'imagination. Chateaubriand n'était pas un
+dialecticien, c'est évident, mais il était poète, et rien ne s'oppose à
+ce qu'un poète soit un chrétien. Le coeur, a dit Pascal, a ses raisons
+que la raison ne connaît point: on le sait en mille choses.
+
+Chaque incident de sa vie, ses actions, ses intentions, ses rapports
+avec sa famille, sa conduite envers Madame de Chateaubriand, tout a
+servi de texte aux incriminations, disons mieux: aux condamnations
+portées contre lui.
+
+Cependant la grande figure de Chateaubriand a survécu à toutes les
+critiques fondées ou non, et au dénigrement de parti pris contre sa
+personne et contre ses oeuvres. C'est que, en effet, si l'on fait
+abstraction des côtés faibles qu'on trouve chez tous les hommes autant
+ou plus qu'en lui, si, dans son style, on passe condamnation sur
+l'exagération de quelques-unes de ses images, en faveur de toutes les
+autres, qui sont fort belles, il restera toujours dans ses oeuvres
+l'empreinte d'une puissante faculté créatrice, d'une inspiration
+supérieure qui anime tous les sujets, les agrandit et les domine, un
+souffle poétique qui les parcourt et les élève jusqu'à l'idéal, une
+sorte de divination spontanée qui devance et prédit les événements.
+Amour du grand et du beau, noblesse et générosité des sentiments,
+horreur instinctive de tout ce qui est vil et bas, tels sont
+quelques-uns des traits qui caractérisent le génie de Chateaubriand.
+
+Nous n'entreprendrons pas de rectifier toutes les erreurs que nous
+venons de signaler, ni d'écrire dans ce but l'histoire complète d'une
+vie que les _Mémoires d'outre-tombe_ nous font parfaitement connaître.
+Notre tâche est plus bornée: nous voulons seulement apporter quelques
+documents nouveaux et inédits sur une période de vie intime, période
+limitée, mal connue, et par suite mal comprise.
+
+Cette période est celle de la liaison qui a existé entre Madame de
+Custine et Chateaubriand.
+
+Mais pour placer les faits dans leur vrai jour, il est nécessaire de
+nous arrêter sur quelques-uns, des événements qui l'ont précédée, et qui
+expliquent la situation personnelle de Chateaubriand à l'époque où elle
+a commencé.
+
+Nous avons donc à parler d'abord de son mariage, dont l'histoire a été
+si étrangement défigurée qu'un écrivain l'a qualifié récemment de
+«singulier mariage» sur la foi d'un récit qui exige une rectification,
+une réfutation péremptoire.
+
+ * * * * *
+
+Suivons d'abord, en le résumant, le récit que Chateaubriand fait de son
+mariage dans les _Mémoires d'outre-tombe_.
+
+Mademoiselle Céleste de Lavigne-Buisson, âgée de dix-sept ans, orpheline
+de père et de mère, demeurait à Paramé, près de Saint-Malo, chez son
+grand'père, M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant
+de Lorient. Un mariage fut décidé par les soeurs de Chateaubriand entre
+elle et leur frère. Le consentement des parents de la jeune fille fut
+facilement obtenu, dit Chateaubriand. Un oncle paternel, M. de Vauvert,
+seul faisait opposition. On crut pouvoir passer outre. La pieuse mère de
+Chateaubriand exigea que la bénédiction nuptiale fût donnée par un
+prêtre non assermenté. Le mariage eut lieu secrètement. M. de Vauvert en
+eut connaissance et porta plainte. Sous prétexte de rapt et de violation
+de la loi, Céleste de Lavigne, devenue Madame de Chateaubriand, fut
+enlevée, au nom de la justice, et mise au couvent de la Victoire à
+Saint-Malo, en attendant la décision des tribunaux.
+
+La cause _fut plaidée_, et le tribunal jugea l'_union valide au civil_,
+ajoute Chateaubriand. M. de Vauvert se désista. Le curé constitutionnel,
+_largement payé_, ne réclama plus contre la _première_ bénédiction
+nuptiale, et Madame de Chateaubriand sortit du couvent, où sa soeur
+Lucile s'était enfermée avec elle.
+
+Tel est le récit de Chateaubriand; il est confus, embarrassé, manque sur
+certains points d'exactitude; sur d'autres, il est en contradiction avec
+des documents authentiques. Mais Chateaubriand n'était pas un homme de
+loi, et par conséquent il ne faudrait pas exiger de lui la précision
+d'un procureur sur les questions de légalité et de procédure que son
+mariage a soulevées.
+
+Il y a plusieurs rectifications à faire à son récit.
+
+La famille de Lavigne, contrairement à l'assertion des _Mémoires_, ne
+donnait pas son consentement. Cependant on passa outre; il n'y eut pas
+de publicité, pas de bans publiés; qui les aurait publiés, puisque, au
+plus fort du schisme introduit dans l'Église par la Constituante, les
+prêtres non assermentés n'avaient plus d'église, qu'ils étaient forcés
+de fuir ou de se cacher, et qu'ils n'étaient pas plus compétents pour la
+publication des bans que pour la célébration du mariage même? La
+bénédiction nuptiale, celle que Chateaubriand appelle la _première_ (il
+y en eut donc une seconde!), fut donnée sans l'accomplissement d'aucune
+des formalités prescrites par la loi alors en vigueur[2].
+
+Il ne faut donc pas s'étonner que sur la plainte des parents de
+Mademoiselle de Lavigne, de M. de Vauvert ou de tout autre, la justice
+se soit émue et ait commencé contre Chateaubriand une procédure pour
+rapt, enlèvement de mineure, violation de la loi, comme le disent les
+_Mémoires d'outre-tombe_.
+
+Mais les choses en étant venues à ce point, la famille, comme il arrive
+d'ordinaire en pareil cas, se désista de son opposition et de sa
+plainte, et la justice, se prêtant aux circonstances, accorda des délais
+pour donner le temps de procéder à un mariage régulier et légal.
+
+C'est, en effet, ce qui eut lieu. Dans l'église paroissiale de
+Saint-Malo, le curé constitutionnel et assermenté, M. Duhamel, après
+publication de bans, ou avec dispense régulière de publications, célébra
+publiquement le mariage de François-Auguste de Chateaubriand et de
+Céleste de Lavigne. Acte en fut dressé le jour même, 19 mars 1792, et
+c'est cet acte qui, au point de vue légal, constitue l'état civil des
+deux époux.
+
+Le mariage ainsi célébré par le prêtre compétent, le tribunal
+correctionnel, saisi d'une plainte qui se trouvait désormais sans objet,
+n'avait plus qu'à prononcer une ordonnance de non-lieu, ou un
+acquittement. Mais Chateaubriand a eu tort de dire que la cause a été
+plaidée et que le tribunal a jugé _valide_, au civil, la bénédiction
+nuptiale du prêtre insermenté; aucun tribunal n'aurait pu valider un
+mariage célébré sans publications, sans publicité, par un prêtre
+incompétent, c'est là une première erreur des _Mémoires_; c'en est une
+seconde de prétendre que le curé constitutionnel, grassement payé, ne
+_réclama_ plus contre la première bénédiction nuptiale: il réclama si
+bien que, la considérant comme non avenue, il administra la seconde,
+ainsi que les registres de l'état civil de Saint-Malo en font foi.
+
+Comment expliquer cependant que les _Mémoires d'outre-tombe_ aient donné
+une version si peu exacte des faits? La réponse est facile: mariés
+légitimement, mais non légalement, par le prêtre insermenté qu'ils
+avaient choisi, contraints par des poursuites judiciaires, M. et Madame
+de Chateaubriand ont dû se soumettre, comme à une formalité imposée, à
+la bénédiction du prêtre qu'ils considéraient comme schismatique; mais
+tout en cédant à la nécessité, comme ils l'ont fait, ils n'ont pas moins
+continué à reconnaître, dans leur for intérieur, leur première
+bénédiction nuptiale comme le seul, le vrai lien religieux qui avait
+formé leur union, et il a répugné sans doute à Chateaubriand de faire
+l'aveu dans ses _Mémoires_ qu'il ait pu être marié par un prêtre
+schismatique.
+
+Les mêmes faits, à cette époque, ont dû se produire fréquemment. C'était
+une conséquence inévitable de cette constitution civile du clergé
+décrétée par l'Assemblée constituante. Les populations, surtout dans la
+Bretagne restée fidèle à ses prêtres persécutés, les suivaient hors des
+villes jusque dans les lieux déserts pour entendre la parole de Dieu et
+recevoir d'eux les secours de la religion. Que de mariages bénis par eux
+n'a-t-il pas fallu faire régulariser ensuite pour se mettre en règle
+avec la loi civile!
+
+Il n'y a donc rien d'étrange, comme on l'a prétendu, dans le mariage de
+Chateaubriand, et personne, sans doute, ne s'en serait occupé si son
+collègue à l'Académie française, M. Viennet, n'avait mis en circulation
+une historiette que Sainte-Beuve ne pouvait manquer de recueillir et
+qu'il a reproduite en ces termes:
+
+«M. Viennet, dans ses mémoires (inédits) raconte qu'étant entré au
+service de la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant,
+M. Lavigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur d'_Atala_
+commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. Viennet: «Je le connais,
+il a épousé ma nièce, et il l'a épousée de force.» Et il raconta comment
+M. de Chateaubriand, ayant à contracter union avec Mademoiselle de
+Lavigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies, d'une
+façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme prêtre et d'un
+autre comme témoin. Ce qu'ayant appris, l'oncle Buisson serait parti,
+muni d'une paire de pistolets et accompagné d'un prêtre, et surprenant
+les époux de grand matin, il aurait dit à son beau-neveu: «Vous allez
+maintenant, Monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur l'heure.» Ce
+qui fut fait.»
+
+Dans ce récit, la vulgarité du style rivalise avec la fausseté évidente
+des faits. Par une grossière mascarade, on fait du prêtre orthodoxe
+appelé par la famille un domestique de Chateaubriand, qui à cette époque
+n'avait certainement pas de domestiqués à son service personnel. Quant à
+ce mariage exigé par l'oncle Buisson, le pistolet au poing, c'est une
+pure et absurde invention: ce mariage n'aurait pas été plus régulier que
+le précédent, puisqu'il eût été clandestin et illégal, et que, de
+nouveau, il aurait fallu recourir, pour arriver à la légalité, à un
+troisième mariage, celui du curé constitutionnel. Or, en fait de
+mariages, il n'y en a eu que deux: celui du prêtre orthodoxe, qui a
+donné lieu aux poursuites, et celui du curé constitutionnel, célébré
+publiquement, régulièrement et dont l'acte existe. Le mariage du curé
+constitutionnel exclut donc nécessairement le prétendu mariage de
+l'oncle Buisson.
+
+Mais il y a plus: cet oncle Buisson, «le riche négociant de Lorient»,
+n'a jamais existé: la famille de Lavigne n'a jamais entendu parler de
+lui, ni de son voyage à Saint-Malo, ni de ce mariage à main armée.
+
+Dans une visite que nous fîmes à Sainte-Beuve vers la fin de sa vie,
+nous lui demandâmes s'il avait quelque document à l'appui du récit de M.
+Viennet, dont nous lui signalâmes l'invraisemblance.
+
+«C'est là, nous dit-il, tout ce que j'en sais; Viennet racontait cela, à
+l'Académie, à qui voulait l'entendre, du vivant même de Chateaubriand.
+Je mis par écrit son récit, et, pour plus de sûreté, je lui communiquai
+mon manuscrit en le priant de le corriger si j'avais mal rapporté ses
+paroles. Il n'y changea que quelques mots. Ce manuscrit, portant les
+corrections de la main de Viennet, je l'ai encore là, dans ce
+secrétaire... Je vous le montrerai un autre jour.» L'état de souffrance
+de Sainte-Beuve ne permettait pas d'insister pour qu'il le montrât
+immédiatement, et, en définitive, nous ne l'avons jamais vu. Peut-être,
+le retrouverait-on dans les papiers du célèbre critique. C'est le texte
+même de cette note manuscrite, nous a dit Sainte-Beuve, qu'il a
+reproduit dans son livre sur Chateaubriand: cependant, dans son
+«Chateaubriand», Sainte-Beuve ne parle pas de sa note manuscrite, mais
+il s'autorise de mémoires inédits de Viennet, ce qui n'est pas la même
+chose. Il y a là une variante que nous ne discuterons pas, mais que nous
+signalons, sans y attacher plus d'importance qu'il ne faut.
+
+«Vous devriez, ajouta Sainte-Beuve, tirer au clair cette affaire du
+mariage de Chateaubriand, en le rapprochant de la législation de
+l'époque et des documents que vous pourriez vous procurer.» C'est ce que
+nous avons fait, et c'est sur des informations précises, émanant des
+sources, les plus respectables, que nous avons écrit les lignes qui
+précèdent.
+
+ * * * * *
+
+Marié au mois de mars 1792, Chateaubriand partit de Saint-Malo pour
+l'émigration, trois mois après, dans le courant de la même année. Toute
+sa famille approuvait sa détermination. Deux de ses soeurs, Lucile (plus
+tard Madame de Caux) et Julie (Madame de Farcy), en compagnie de la
+jeune Madame de Chateaubriand, le conduisirent jusqu'à Paris. Ils
+descendirent tous quatre à l'hôtel de Villette, impasse Férou, près des
+Jardins du Séminaire Saint-Sulpice; des chambres y avaient été retenues.
+Ils y demeurèrent quelque temps, ensemble, et le 15 juillet 1792,
+Chateaubriand s'achemina vers l'Allemagne où il rejoignit l'armée des
+princes.
+
+C'est alors que commença entre les deux époux une longue séparation de
+huit ou dix années. La malignité en a fait un chef d'accusation contre
+Chateaubriand; on lui a reproché, avec une apparence de raison, d'avoir
+oublié pendant trop longtemps qu'il était marié! Pour les huit premières
+années, tant que dura l'émigration, l'accusation n'est pas fondée: cette
+séparation était une conséquence forcée. Chateaubriand émigré passa
+d'Allemagne en Angleterre et ne rentra en France qu'au printemps de
+1800. Jusque-là tout s'explique et se justifie.
+
+Mais pour la période qui suivit, de 1800 à 1804, il ne semble guère
+possible de trouver une raison suffisante. Pendant ces quatre années, il
+n'y eut cependant pas de rupture; M. et Madame de Chateaubriand se
+virent quelquefois, assez rarement, et restèrent, croyons-nous, en
+correspondance. Mais ils demeurèrent séparés et ne reprirent pas là vie
+commune.
+
+Au surplus voici les faits.
+
+Immédiatement après son retour de l'émigration, Chateaubriand écrivit à
+sa famille pour l'informer de son arrivée. Sa soeur aînée, la comtesse de
+Marigny, se rendit la première auprès de lui. Puis, Madame de
+Chateaubriand vint à son tour: «Elle était charmante, dit Chateaubriand,
+et remplie de toutes les qualités propres à me donner le bonheur que
+j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous sommes réunis.» Il est
+possible qu'à cette époque, en 1800, les ressources manquassent pour
+former une installation.
+
+Mais après la publication d'_Atala_, en 1801, et surtout après le _Génie
+du Christianisme_, les circonstances avaient dû changer. Pourquoi la
+réunion des époux ne se fit-elle pas alors? Ce point est resté obscur;
+aucune correspondance, aucun écrit de cette époque ne nous est parvenu.
+Mais il ne faut peut-être pas en chercher l'explication seulement dans
+les relations très mondaines de Chateaubriand, et l'influence qu'elles
+exercèrent sur sa conduite. Pour éclairer, autant qu'il est possible,
+cette période, nous dirons seulement que la charmante et fidèle amie de
+Madame de Chateaubriand, Lucile, passa à Paris une partie de l'année
+1802, qu'elle était en relation avec Chênedollé, le confident le plus
+intime, à cette époque, des secrets de son frère, qu'elle faisait partie
+de la société de Madame de Beaumont, qu'entre Paris et Saint-Malo, elle
+servait d'intermédiaire et maintenait ainsi un lien d'intimité entre
+deux personnes qui lui étaient également chères: son frère et sa jeune
+belle-soeur.
+
+M. et Madame de Chateaubriand se virent de nouveau à la fin de 1802, en
+Bretagne où Chateaubriand fit un court séjour de vingt-quatre heures. Il
+était question, en ce moment, de sa nomination prochaine au poste de
+secrétaire d'ambassade à Rome, et l'on comprend qu'il fût pressé de
+rentrer à Paris où sa présence était nécessaire. Mais que s'est-il passé
+pendant ce séjour, si court fût-il? Aucune lettre, aucun document ne
+nous l'apprend. Peut-être pourrait-on suppléer à ce silence au moyen de
+traditions de famille qui paraissent exister, mais qui n'ont pas été et
+ne seront probablement jamais divulguées. Le champ reste ouvert aux
+conjectures[3].
+
+La seule chose qui soit connue, c'est la conclusion de cette entrevue:
+il y fut convenu que Madame de Chateaubriand rejoindrait son mari à
+Rome. Joubert parlait de l'y accompagner.
+
+Mais, comme nous le verrons, ce projet ne fut pas exécuté. C'est
+seulement au printemps de 1804 que M. et Madame de Chateaubriand se
+trouvèrent enfin réunis à Paris pour ne se plus quitter.
+
+ * * * * *
+
+Il nous faut maintenant retourner sur nos pas et reprendre notre récit
+un peu plus haut.
+
+Après les dures années d'émigration qu'il avait passées à Londres dans
+la détresse, comme la plupart de ses compagnons d'infortune, et pendant
+lesquelles il avait trouvé le moyen de secourir des hommes encore plus
+malheureux que lui, Chateaubriand rentra en France, comme nous l'avons
+dit, au mois de mai de l'année 1800. Il débarqua à Calais avec un
+passeport au nom de Lassagne. Madame Lindsay et son parent Auguste de
+Lamoignon l'amenèrent à Paris, et Madame Lindsay l'installa d'abord dans
+un petit hôtel des Ternes, voisin de sa demeure. Fontanes, avec qui il
+s'était lié à Londres, vint aussitôt l'y chercher, l'emmena chez lui,
+rue Saint-Honoré, aux environs de Saint-Roch, le présenta à Madame de
+Fontanes, et le conduisit chez son ami Joubert, qui demeurait près de là
+dans la même rue. Joubert lui donna, pendant quelques jours, une
+hospitalité provisoire. Chateaubriand le quitta bientôt et, toujours
+sous le même pseudonyme, loua un entresol dans la rue de Lille, du côté
+de la rue des Saints-Pères.
+
+On ne pouvait faire un pas dans ce Paris de la fin du siècle, sans se
+heurter aux souvenirs de la Terreur; devant l'émigré rentré de la
+veille, ces souvenirs se dressaient tout sanglants à la place de la
+Révolution, où son frère et sa belle-soeur, avec tant d'autres illustres
+victimes, avaient été immolés. Ces scènes horribles où l'on voyait,
+comme disait son concierge de la rue de Lille, «couper la tête à des
+femmes qui avaient le cou blanc comme de la chair de poulet,» étaient
+présentes à tous les esprits et la populace en regrettait encore
+l'affreux spectacle.
+
+C'est pendant ces tristes jours que Chateaubriand, sans ressources, à
+peu près sans domicile, inconnu de tous, se cachant sous un nom
+d'emprunt, en attendant sa radiation de la liste des émigrés, fut
+présenté à Madame de Beaumont, dont le salon, rue Neuve-de-Luxembourg,
+en face des jardins du Ministère de la Justice, était ouvert, en ce
+temps de renaissance sociale, à une société peu nombreuse, mais très
+choisie et composée d'hommes politiques, de littérateurs, d'artistes,
+déjà connus ou dont le nom était destiné à la célébrité.
+
+Chateaubriand se mit au travail avec ardeur, et bientôt il publia (1801)
+le roman d'_Atala_. Le succès de ce livre, qui ouvrit à la littérature
+des voies nouvelles et inaugura le romantisme, est trop connu pour que
+nous en retracions l'histoire; les éditions se multiplièrent rapidement,
+et son auteur, inconnu la veille, devint la célébrité du lendemain.
+Cependant les critiques ne manquèrent pas au nouvel ouvrage et à son
+auteur que l'amitié passionnée et le dévouement enthousiaste de Madame
+de Beaumont soutinrent au milieu de tous les orages.
+
+Il en fut de même pour le _Génie du Christianisme_ qu'il publia l'année
+suivante. Madame de Beaumont lui offrit, pendant l'été de 1801,
+l'hospitalité dans sa maison de campagne de Savigny. C'est là, sur les
+bords de l'Orge, sous les auspices et l'inspiration de cette femme
+aimable, dont l'âme était si forte et l'imagination si brillante, que le
+Comte de Marcellus la jugeait supérieure même à Lucile; c'est là que le
+_Génie du Christianisme_ fut terminé. Madame de Beaumont servait de
+secrétaire au poète, lui procurait les livres dont il avait besoin, et
+assistait, ravie, à toutes les vibrations de ce style magique qui,
+disait-elle, «lui faisait éprouver une espèce de frémissement d'amour,
+et jouait du clavecin sur toutes ses fibres».
+
+Bien des années plus tard, Chateaubriand, évoquant le souvenir de ces
+jours heureux de Savigny, écrira dans une de ses plus belles pages: «Je
+me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de
+l'amitié... La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient
+ouvertes, Madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me
+disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les
+connaître. Depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau à Rome,
+j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les
+étoiles qu'elle m'avait nommées; je les ai aperçues brillantes au-dessus
+des montagnes de la Sabine. Le lieu où je les ai vues, sur les bois de
+Savigny, et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées,
+ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir
+d'elle, tout cela brisait mon coeur.»
+
+Mais le temps des souvenirs et des regrets n'était pas encore venu.
+Après le retour de Savigny à Paris, la société de Madame de Beaumont se
+retrouva dans le salon de la rue Neuve-de-Luxembourg.
+
+L'année 1802 fut consacrée, comme la précédente, aux travaux
+littéraires, et à la publication du _Génie du Christianisme_.
+
+C'est à cette époque, vers le milieu du mois d'octobre, que
+Chateaubriand entreprit ce voyage de Bretagne dont nous avons parlé. Le
+15 octobre il écrivit à Chênedollé:
+
+ Mon cher ami, je pars lundi pour Avignon, où je vais saisir, si je
+ puis, une contrefaçon (du _Génie du Christianisme_) qui me ruine;
+ je reviens par Bordeaux et par la Bretagne. J'irai vous voir à Vire
+ et je vous ramènerai à Paris où votre présence est absolument
+ nécessaire, si vous voulez enfin entrer dans la carrière
+ diplomatique... Ne manquez pas d'écrire rue Neuve-de-Luxembourg (à
+ Madame de Beaumont) pendant mon absence, mais ne parlez pas de mon
+ retour par la Bretagne. Ne dites pas que vous m'attendez et que je
+ vais vous chercher. Tout cela ne doit être su qu'au moment où l'on
+ nous verra. Jusque-là, je suis à Avignon et je reviens en ligne
+ droite à Paris.
+
+On comprend pourquoi Chateaubriand s'entourait de tant de précautions et
+de mystères. Ce voyage de Bretagne, qui devait ramener l'infidèle époux
+aux pieds de la femme légitime, allait peut-être opérer leur
+rapprochement; Madame de Beaumont, qui ne pouvait se faire à cette idée,
+nous dit Chateaubriand, aurait éprouvé de mortelles angoisses si elle en
+avait été avertie.
+
+Comme il l'avait annoncée à Chênedollé, il partit de Paris le lundi 18
+octobre. Il se rendit directement à Lyon, où il fut reçu, nous disent
+les _Mémoires d'outre-tombe_, par le fils de M. Ballanche, propriétaire,
+après Migneret, du _Génie du Christianisme_, et qui devint son ami. «Qui
+ne connaît aujourd'hui, dit-il, le philosophe chrétien dont les écrits
+brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît à attacher
+ses regards comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel.» On ne
+saurait caractériser avec plus d'exactitude et de poésie le talent
+littéraire de l'auteur d'_Antigone_.
+
+Peut-être devons-nous à ce voyage de Lyon et aux entretiens de l'auteur
+avec ses imprimeurs la quatrième édition du _Génie du Christianisme_, en
+neuf petits volumes in-12, qui parut en 1804. Cette charmante édition
+«de l'imprimerie Ballanche père et fils, _aux halles de la Grenette_»,
+porte pour épigraphe, qui n'a pas été reproduite dans l'édition des
+oeuvres complètes de 1826, cette phrase de Montesquieu: «Chose admirable!
+La religion chrétienne qui ne semble avoir d'objet que la félicité de
+l'autre vie, fait encore notre bonheur en celle-ci. _Esprit des Lois_,
+liv. 24, chap. 3[4].»
+
+De Lyon, Chateaubriand passa à Avignon, toujours à la poursuite de son
+contrefacteur qu'il finit par déterrer en courant de librairie en
+librairie. Après vingt-quatre heures, ennuyé déjà de poursuivre la
+fortune, il transigea presque pour rien avec le voleur.
+
+Enfin, après avoir visité Marseille, Nîmes, Montpellier, Toulouse et
+Bordeaux, il arriva en Bretagne le 27 novembre. Comme nous l'avons dit,
+il ne resta qu'un jour auprès de sa femme et de ses soeurs.
+
+Dans cette courte entrevue dont il serait si intéressant de connaître
+les détails, il fut convenu, c'est lui qui nous l'apprend, que Madame de
+Chateaubriand le rejoindrait à Rome.
+
+Cependant, six mois plus tard, le 25 mai 1803, au moment de partir pour
+sa destination, il écrit au père de Chênedollé: «Une _personne_ doit
+venir me rejoindre dans six semaines ou deux mois en Italie. Si vous y
+consentez, Chênedollé viendra me rejoindre à Rome avec _la personne que
+j'attends_.» Le 8 juin suivant, il écrit à Chênedollé dans le même sens:
+«Je crois que vous pouvez faire vos préparatifs pour accompagner _nos
+amis_ cet automne», c'est-à-dire pour les amener à Rome.
+
+Quels étaient ces amis? Quelle était cette personne? Ce n'était
+évidemment pas Madame de Chateaubriand, car il l'aurait nommée.
+N'était-ce pas plutôt Madame de Beaumont? Ce voyage de Rome était-il
+déjà prémédité entre elle et lui, à l'insu de tous leurs amis? Un
+passage des _Mémoires d'outre-tombe_ donne beaucoup de vraisemblance à
+cette hypothèse: «La fille de M. de Montmorin (Madame de Beaumont), dit
+Chateaubriand, se mourait; le climat d'Italie lui serait; disait-on,
+favorable; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes. Je
+me sacrifiai à l'espoir de la sauver.»
+
+Mais la personne à laquelle les lettres à Chênedollé font allusion
+pourrait être aussi Madame de Custine, à qui Chateaubriand écrivait
+précisément à la même époque: «Promettez-moi de venir à Rome.»
+
+Ainsi Chateaubriand, avec une légèreté difficile à justifier, convoquait
+simultanément trois personnes à le suivre dans la Ville éternelle:
+Madame de Chateaubriand, Madame de Beaumont et Madame de Custine.
+Faut-il s'étonner que, tombé par ses propres fautes dans d'inextricables
+difficultés, il ait, à cette époque, écrit à Fontanes ces lignes
+équivoques: «Voilà où m'ont conduit des chagrins domestiques. La crainte
+de me réunir à ma femme m'a jeté une seconde fois hors de ma patrie. Les
+plus courtes sottises sont les meilleures. Je compte sur votre amitié
+pour me tirer de ce bourbier!» Etait-ce bien à lui qu'il appartenait
+d'alléguer ses chagrins domestiques?
+
+En définitive, c'est Madame de Beaumont qui fit le voyage de Rome.
+Madame de Custine en fut outrée; nous verrons plus loin comment elle en
+témoigna son humeur. Quant à Madame de Chateaubriand, elle avait l'âme
+trop fière pour aller disputer la place à ces deux rivales: elle ne
+partit pas.
+
+Les années de bonheur passent vite, et malgré toute sa force d'âme,
+Madame de Beaumont, pour qui Ruthières avait composé cette devise
+caractéristique: «Un souffle m'agite, rien ne m'abat,» voyait sa santé
+dépérir; on ne traverse pas impunément les épreuves de la Terreur; le
+massacre de son père le Comte de Montmorin et de presque toute sa
+famille lui avait porté à elle-même un coup fatal.
+
+Aussitôt que Chateaubriand l'eut quittée pour se rendre à Rome, comme
+secrétaire d'ambassade auprès du Cardinal Fesch, Madame de Beaumont
+quitta Paris pour aller demander aux eaux du Mont-Dore le rétablissement
+de sa santé. Elle était déjà mortellement atteinte. «Je suis,
+écrivait-elle à un ami, dans un état de faiblesse qui m'ôte presque la
+force de désirer et de craindre. Je prends les eaux depuis trois jours.
+Je tousse moins, mais il me semble que c'est pour mourir sans bruit,
+tant je souffre d'ailleurs, tant je suis anéantie. Il vaudrait autant
+être morte.»
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Départ pour Rome.--Mort de Madame de Beaumont.--Madame de Custine: ses
+premiers billets.--Madame de Chateaubriand à Paris.--La rue de
+Miromesnil et la Butte-aux-Lapins.--Les _Martyrs_.--La première
+communion d'Astolphe.
+
+
+À ce moment même, Madame de Beaumont se préparait à exécuter son projet,
+que combattirent tous ses amis, de se rendre à Rome et d'y rejoindre
+Chateaubriand, malgré les obstacles résultant de sa santé, malgré
+l'imprudence, au point de vue des convenances, d'une pareille démarche.
+Joubert, affectueux et dévoué entre tous, opposa les plus puissantes
+raisons à cette fatale détermination; Fontanes, d'un côté, M. Molé, de
+l'autre, firent tous leurs efforts pour en prévenir l'exécution. Rien
+n'y fit. À mesure que cette femme mourante allait dépérissant, il
+semblait qu'en elle les facultés de l'âme redoublaient de puissance avec
+l'exaltation d'un amour éperdu et qui n'avait plus rien de la terre.
+
+«Je serai à Lyon du 15 au 20 septembre, écrivait-elle à Chênedollé. J'y
+resterai le temps nécessaire pour arranger mon voyage; ce sera l'affaire
+de quelques jours.» De Lyon, elle atteignit Milan le 1er octobre; M.
+Bertin l'aîné, qui l'y attendait, la conduisit à Florence où
+Chateaubriand la rejoignit, et tous trois ils arrivèrent à Rome au
+commencement du mois d'octobre.
+
+Cependant l'état de Madame de Beaumont s'aggravait de jour en jour.
+«Ceux qui se rappellent encore ou qui se rappelaient, il y a quelques
+années, Madame de Beaumont, écrivait bien des années plus tard Charles
+Lenormant, la représentent comme sans beauté, détruite et d'une
+effrayante maigreur, mais avec une physionomie très touchante, et d'une
+étonnante supériorité; c'était une lampe à demi éteinte qui jetait ses
+dernières clartés[5].»
+
+Elle mourut à Rome le 4 novembre 1803. Chateaubriand a consigné dans des
+pages immortelles le récit de ses derniers moments. Il ressentit une
+profonde douleur, et pendant toute sa vie le cher souvenir de Madame de
+Beaumont fut pour lui l'objet d'un culte. Il s'était dévoué à cette
+frêle existence, et jusqu'aux derniers moments il l'avait entourée de
+ses soins; il a montré pour elle une rare abnégation, une tendresse de
+sentiment inépuisable, un désintéressement absolu. Cette constance à
+l'amitié, dans des circonstances difficiles, au milieu des embarras
+d'argent dont nous parlerons, réfutent péremptoirement les accusations
+de sécheresse de coeur et d'égoïsme qui lui ont été si souvent adressées.
+Il pleura Madame de Beaumont dans toute l'amertume de sa douleur. «On
+n'a pas senti, disait-il, toute la désolation du coeur quand on n'est pas
+resté seul à errer dans les lieux naguères habités par une personne qui
+avait agréé votre vie.»
+
+Cette douleur était partagée par tous ceux que Madame de Beaumont avait
+honorés de son amitié, mais personne ne la ressentit plus profondément
+que Joubert. «Je ne vous écris rien de ma douleur, écrit-il à
+Chênedollé, elle n'est point extravagante, mais elle sera éternelle.
+Quelle place cette femme aimable occupait pour moi dans le monde!
+Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi, mais elle lui
+manquera moins ou moins longtems... Vous aurez la relation de ses
+derniers moments. Rien au monde n'est plus propre à faire couler les
+larmes que ce récit; cependant il est consolant. On adore ce bon garçon
+en le lisant, et quant à elle, on sent, pour peu qu'on l'ait connue,
+qu'elle eût donné dix ans de sa vie pour mourir si paisiblement et pour
+être ainsi regrettée.»
+
+Un passage de cette lettre de Joubert exige des explications:
+«Chateaubriand regrette sûrement Madame de Beaumont autant que moi, mais
+elle lui manquera moins ou moins longtems.» Cette assertion vraie dans
+un sens ne l'est pas dans un autre, et c'est ici que des faits mis
+aujourd'hui en pleine lumière nous révèlent clairement Chateaubriand
+avec toute la mobilité de ses passions et toute la persévérance de ses
+amitiés. On ne peut nier ses faiblesses, l'inconstance de ses désirs,
+l'entraînement qui l'emportait sans cesse vers des passions nouvelles.
+Mais ces passions se transformaient vite en un sentiment plus élevé et
+plus pur d'affection pleine de tendresse, d'inaltérable amitié qui
+durait autant que la vie.
+
+C'est donc avec une vérité absolue, si l'on veut distinguer entre la
+mobilité de ses passions et la persistance de ses amitiés, qu'on a pu
+dire de lui que «personne n'a peut-être montré plus de suite et de
+fidélité dans ses affections; qu'il se donnait très sérieusement et pour
+ainsi dire sans retour; qu'il a montré toujours une exquise délicatesse
+de sentiments, un désintéressement à toute épreuve, une constance et une
+rectitude remarquable dans le commerce de l'amitié.»
+
+Ce jugement porté par un homme qui l'a bien connu, se trouve justifié
+pour Madame de Beaumont. Il ne le sera pas moins pour d'autres liaisons
+qui ont suivi ce premier attachement.
+
+D'ailleurs Chateaubriand avec sa disposition à tout dire de lui, le mal
+comme le bien, nous a révélé lui-même quel avait été l'état de son âme
+au milieu des attachements de son orageuse jeunesse. Il raconte dans ses
+Mémoires que le 21 janvier 1804, il était allé prier sur le tombeau de
+Madame de Beaumont, en faisant ses adieux à Rome, et il ajoute: «Mon
+chagrin ne se flattait-il pas en ces jours lointains que le lien qui
+venait de se rompre serait mon dernier lien? Et, pourtant, que j'ai
+vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme
+de défaillance en défaillance. L'indigence de notre nature est si
+profonde, que dans nos infirmités volages, pour exprimer nos affections
+récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans
+nos anciens attachements. Il est cependant des paroles qui ne devraient
+servir qu'une fois; on les profane en les répétant.»
+
+En effet, Chateaubriand avait déjà remplacé, avant même qu'il eût à la
+pleurer, la femme qu'il avait tant aimée et dont la mémoire devint le
+culte de toute sa vie. Avant la mort de Madame de Beaumont un autre
+attachement était déjà formé: la liaison de Chateaubriand avec Madame de
+Custine avait commencé.
+
+ * * * * *
+
+Un voile mystérieux enveloppe encore les premiers débuts des relations
+de Chateaubriand et de Madame de Custine. Quand se sont-ils connus?
+Comment est né ce long attachement qui a traversé tant de fortunes
+diverses, et que la mort seule a brisé? Le biographe le plus récent de
+Madame de Custine[6] pense que Chateaubriand la vit pour la première
+fois chez Madame de Rosambo, alliée de son frère aîné; ces deux victimes
+de la Terreur s'étaient connues à la prison des Carmes. Il est probable
+cependant que leur première rencontre remonte un peu plus haut,
+peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des
+circonstances très différentes.
+
+Les _Mémoires d'outre-tombe_, sans en fixer la date précise, semblent
+nous offrir un indice révélateur.
+
+Rappelons-nous la page charmante où Chateaubriand raconte qu'après
+l'apparition du _Génie du Christianisme_, au milieu de l'engouement des
+salons, il fut enseveli sous un amas de billets parfumés. «Si ces
+billets, dit-il, n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je
+serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se
+disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite
+par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête,
+sous le voile tombant d'une longue chevelure.» Ce dernier trait
+s'appliquait évidemment à une seule personne et à un fait particulier;
+c'est une émotion unique que le poète a ressentie à ce larcin, gage
+indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait «sous le voile _d'une
+longue chevelure_».
+
+N'y a-t-il pas dans ce passage une allusion voilée à Madame de Custine?
+Cette longue chevelure, nous la connaissons; nous la retrouvons bien
+souvent dans les _Mémoires d'outre-tombe_, mais désormais sans mystère.
+Chateaubriand semble en avoir fait pour Madame de Custine une sorte
+d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle. «Parmi les
+abeilles, nous dit-il, qui composaient leur ruche (à son retour de
+l'émigration), était la Marquise de Custine, héritière des longs cheveux
+de Marguerite de Provence, femme de saint Louis, dont elle avait du
+sang. J'assistai à sa prise de possession de Fervaques, et j'eus
+l'honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de
+la reine Christine à Combourg.»
+
+Et plus tard, après de longues années, quand il verra pour la dernière
+fois «celle qui avait affronté l'échafaud d'un si grand courage,» quand
+il la verra «la taille amincie par la mort,» ce qui fera une fois de
+plus l'objet de son admiration, c'est la beauté de cette tête «ornée de
+sa seule chevelure de soie».
+
+N'est-il pas évident que ces divers passages des _Mémoires
+d'outre-tombe_ s'appliquent à la même personne? Et si cette conjecture
+est fondée, n'en doit-on pas conclure qu'il y avait eu au moins une
+entrevue avant celle dont les salons de Madame de Rosambo furent
+témoins, et que sans doute aussi quelque billet parfumé avait été écrit
+pour l'obtenir?
+
+Dans tous les cas, la première correspondance connue de Chateaubriand
+avec Madame de Custine ne remonte qu'au commencement de l'année 1803, à
+l'époque où, nommé secrétaire d'ambassade auprès du cardinal Fesch, il
+se prépare à partir pour Rome. Elle se compose de dix lettres ou plutôt
+de dix billets adressés à Madame de Custine, s'échelonnant à quelques
+jours d'intervalle les uns des autres, et qui sont tous compris entre la
+date de la nomination au poste de secrétaire d'ambassade et le départ
+pour Rome.
+
+Cette correspondance, nous n'avons pas à la reproduire: elle a été
+publiée[7], il faut la lire dans le texte original qui en a été donné.
+Mais comme elle est en quelque sorte le prologue et le point de départ
+de la longue intimité dont nous allons voir se développer toutes les
+phases, il est nécessaire, d'en présenter au moins une courte analyse.
+
+En voici les traits saillants.
+
+Chateaubriand très assidu, très pressant même auprès de Madame de
+Custine, est repoussé d'abord, mais ses avances sont accueillies bientôt
+avec moins de rigueur. Il vient d'obtenir, dit-il, un sursis à son
+départ pour Rome; il supplie Madame de Custine de ne pas partir pour son
+château de Fervaques, comme elle en a l'intention: «L'idée de vous
+quitter me tue, dit-il, au nom du ciel ne partez pas!» En effet, Madame
+de Custine ne partit pas: elle alla le trouver dans sa chambre, à
+l'hôtel d'Étampes, rue Saint-Honoré, à deux pas de la demeure de Madame
+de Beaumont, rue Neuve-de-Luxembourg. Cette démarche, un peu légère, le
+rendit encore plus pressant, comme Madame de Custine devait s'y
+attendre, comme elle l'espérait peut-être. La passion redouble en effet
+dans les billets qui suivent: «Promettez-moi le château d'Henri IV!» ce
+château où le Béarnais avait couché, où il avait aimé la dame de
+Fervaques. «Promettez-moi de venir à Rome!» Plus loin il répète encore:
+«Songez, je vous prie, au château d'Henri IV; cela peut me consoler.»
+Dans sa passion il va jusqu'à qualifier la visite de Madame de Custine
+dans sa chambre d'hôtel, de _sainte apparition_. Ce sont déjà les
+lettres d'un amant heureux, ou bien près de l'être.
+
+Chateaubriand, après quelques délais, dut enfin partir pour Rome où il
+arriva le 25 juin 1803. Le séjour qu'il y fit et qui dura moins d'une
+année, du mois de juin au mois de février suivant, fut marqué par le
+douloureux événement de la mort de Madame de Beaumont, par de nombreuses
+difficultés politiques et de grands embarras d'argent. Nous aurons à
+revenir sur ce sujet dans le cours de notre récit.
+
+Madame de Beaumont s'éteignit sans avoir soupçonné que René lui fût
+infidèle; les plaintes que lui arrachaient ses douleurs et les regrets
+de la vie n'ont pas été mêlés du moins à l'amertume d'un amour trahi. Et
+remarquons ici l'attitude de Chateaubriand; elle est caractéristique:
+entre l'amie malade, la femme mourante qui n'attend plus rien de ce
+monde, et sa nouvelle passion pour la reine des roses, comme disait
+Boufflers, toute brillante de jeunesse et de beauté, quel est son choix?
+Où porte-t-il son dévouement? C'est à Madame de Beaumont que sa
+tendresse reste fidèle; il lui sacrifie tout et rend, à force de soins,
+la paix à ses derniers moments.
+
+Il ne faut donc pas trop légèrement ériger en _victimes de son égoïsme_
+les femmes qui l'ont aimé; laquelle a-t-il délaissée? Assurément, ce
+n'est pas Madame de Beaumont, nous l'avons vu, ni Madame de Custine,
+nous le verrons plus tard, et la correspondance le démontrera.
+
+Nous ne voulons pas dire que l'infidélité, ce qu'il appelait lui-même
+ses défaillances, ne succédât assez vite à chaque nouvel amour, mais ce
+qui ne s'éteignait jamais en lui, quand une fois il s'était donné,
+c'était une suprême tendresse de coeur, un inaltérable sentiment
+d'affection pure, pleine de délicatesse et de douceur.
+
+Pendant l'année du séjour en Italie, la correspondance avec Madame de
+Custine continua sans interruption. Mais aucune des lettres ne nous en a
+été conservée; nous découvrirons peut-être par quel motif, par quel
+dépit elles ont toutes été supprimées.
+
+ * * * * *
+
+À son retour de Rome, au mois de février 1804, Chateaubriand descendit
+rue de Beaune, à l'Hôtel de France. Sa femme, _sa jeune veuve_, comme il
+l'appelait, qu'il nous décrit, dans ses mémoires, si charmante à
+l'époque de leur union, lorsqu'il la reconnaissait de loin sur le
+_sillon_ (à Saint-Malo), à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa
+chevelure enflée du vent,» vint l'y rejoindre, où même elle l'y avait
+précédé.
+
+Cette installation de la rue de Beaune n'était que provisoire. Nommé
+ministre de France dans le Valais, Chateaubriand devait prochainement se
+rendre à son poste. La mort tragique du duc d'Enghien (20 mars 1804)
+vint tout changer. Chateaubriand envoya sa démission à Talleyrand,
+ministre des affaires extérieures, par une lettre qu'il avait soumise
+d'abord à Madame de Custine, et dont le texte, avec la réponse du
+ministre, nous a été conservé[8].
+
+Il ne fut plus question, dès lors, de quitter Paris, mais tout au
+contraire d'y former un établissement définitif. Il fallut donc chercher
+une installation; on la trouva dès le mois d'avril, rue de Miromesnil,
+n° 1119, au coin de la rue Verte, aujourd'hui rue de la Pépinière. On
+numérotait alors les maisons par quartier et non par rue.
+
+Dans le vieux Paris, tel qu'il était au commencement de ce siècle, le
+petit hôtel que Chateaubriand allait habiter, à deux pas du faubourg
+Saint-Honoré, était presque la campagne. Voici la description qu'il nous
+en donne:
+
+«Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tollendal
+et Madame Denain, _la mieux aimée_, comme on disait du temps de Diane de
+Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier, et j'avais auprès de
+ma fenêtre un grand peuplier, que M. de Lally-Tollendal, afin de
+respirer un air moins humide, abattit lui-même de sa grosse main. Le
+pavé de la rue se terminait alors devant ma porte; plus haut, la rue où
+le chemin montait à travers un terrain vague que l'on appelait la _Butte
+aux lapins_. La butte aux lapins, semée de quelques maisons isolées,
+joignait à droite le jardin de Tivoli, à gauche le parc de Monceaux. Je
+me promenais assez souvent dans ce parc abandonné...»
+
+M. et Madame de Chateaubriand s'installèrent dans ce petit hôtel de la
+rue Miromesnil avec un certain luxe. Joubert, dans une lettre du 10 mai
+1804, donne à Chênedollé quelques détails intéressants.
+
+«Madame de Chateaubriand, lui Chateaubriand, les bons Saint-Germain que
+vous connaissez[9], un portier, une portière et je ne sais combien de
+petits portiers, logent ensemble rue de Miromesnil dans une jolie petite
+maison. Enfin, notre ami est le chef d'une tribu qui me paraît assez
+heureuse. Son bon génie et le ciel sont chargés du reste».
+
+Immédiatement après son retour à Paris, Chateaubriand avait repris ses
+relations avec Madame de Custine, et quoiqu'il y eût dans l'esprit de
+chacun d'eux le souvenir d'un froissement et de très vives contrariétés,
+une parfaite harmonie se rétablit entre eux. Pour Madame de Custine, la
+rivalité de Madame de Beaumont n'existait plus; la présence de Madame de
+Chateaubriand, il est vrai, pouvait lui porter ombrage, mais il semble
+qu'elle en prit assez facilement son parti. Les relations devinrent plus
+intimes que jamais; celles de 1803 n'en avaient été que le prélude.
+
+C'est de ce petit hôtel de la rue de Miromesnil que partit la première
+lettre de la longue correspondance que Chateaubriand entretint avec son
+amie, et dont jusqu'ici le public n'a connu que quelques rares
+fragments.
+
+Nous publions quarante lettres inédites de cette correspondance, qui, si
+nous ne nous trompons, jettent sur l'homme de génie qui les a écrites,
+et sur la femme aimable à qui elles étaient adressées, une très vive
+lumière. Toutes ces lettres sont de la main même de Chateaubriand, de
+cette grande écriture dont on ne peut plus oublier les traits quand on
+les a vus une fois. Les dix-neuf premières portent en tête, de la main
+de Madame de Custine, un numéro d'ordre. Dans cette série, du n° 1er au
+n° 19, il nous en manque trois qui ont porté les n° 7, 12 et 14. Le n° 7
+a été publié par M.A. Bardoux dans son livre sur Madame de Custine; les
+deux autres probablement n'existent plus. À partir de la dix-neuvième
+les lettres n'ont plus de numéro d'ordre, et comme, en général, elles ne
+sont pas datées, le classement en est quelquefois difficile.
+
+Elles sont pour la plupart timbrées de la poste.
+
+Cette correspondance, qui n'a pas sa contre-partie, parce que
+Chateaubriand ne conservait aucune lettre, a passé des mains de Madame
+de Custine entre celles de son fils Astolphe, puis en septembre 1857,
+date de la mort de celui-ci, entre les mains de ses héritiers. Dix ou
+onze ans plus tard, le libraire de qui nous les tenons en devenait
+acquéreur.
+
+Voici la première de ces lettres inédites:
+
+ Paris, mercredi 30 mai 1804.
+
+ J'étais à la campagne quand votre billet de Fervaques m'est arrivé;
+ on avait négligé de m'envoyer à la campagne. Ne soyez pas trop
+ fâchée de mon silence. Vous savez que j'_écris_ malgré mes dégoûts
+ pour le _genre épistolaire_, et vous avez fait le miracle. Je
+ m'ennuie fort à Paris et j'aspire au moment où je pourrai jouir
+ encore de _quelques heures_ de liberté, puisqu'il faut renoncer au
+ fond de la chose. Bon Dieu! Comme j'étais peu fait pour cela! Quel
+ pauvre oiseau prisonnier je suis! Mais enfin le mois de juillet
+ viendra, je ferai un effort pour courir un peu tout autour de
+ Paris, et puis j'irai un peu plus loin. Ce sera comme dans un conte
+ de fée: Il voyagea bien loin, bien loin (et les enfants aiment
+ qu'on appuie sur le mot loin), et il arriva à Fervaques. Là logeait
+ une fée qui n'avait pas le sens commun. On la nommait la princesse
+ Sans-Espoir, parce qu'elle croyait toujours, après deux jours de
+ silence, que ses amis étaient morts ou partis pour la Chine et
+ qu'elle ne les reverrait jamais. J'achèverai l'histoire dans le
+ département du Calvados.
+
+ Mille joies, mille souvenirs, mille espérances. Je vous verrai
+ bientôt. Écrivez-moi. Embrassez nos amis: Ecrivez à Fouché.
+
+ À Madame de Custine, née Sabran, au château de Fervaques, par
+ Lisieux, Calvados.
+
+Remarquons ce passage: «J'aspire au moment où je pourrai jouir de
+quelques heures de liberté, puisqu'il faut renoncer au fond de la chose.
+Bon Dieu! comme j'étais peu fait pour cela! Quel pauvre oiseau
+prisonnier je suis!» Chateaubriand fait évidemment allusion à son
+mariage, à sa réunion encore toute récente avec Madame de Chateaubriand
+et à la répugnance que «la vie de ménage» lui inspirait. Il a même dit
+quelque part, que c'est pour échapper à ce sort et rester indépendant
+qu'il avait accepté un poste diplomatique et qu'il était parti pour
+Rome. Retombé sous le joug, un peu malgré lui, quels regrets de la
+liberté perdue, le pauvre oiseau prisonnier n'exhale-t-il pas!
+
+Plus tard, quand René aura dépassé la saison des orages et que les
+années auront apporté le calme à cette âme troublée, il tiendra un tout
+autre langage, et rendant à Madame de Chateaubriand un solennel hommage,
+il inscrira clans les _Mémoires d'outre-tombe_ ces graves paroles:
+
+«Retenu par un lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu
+d'amertume les douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des
+maux de mon existence que la partie inguérissable. Je dois donc une
+tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été
+aussi touchant que sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble,
+plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la
+force de mes devoirs.»
+
+Chateaubriand termine sa lettre, ainsi que plusieurs autres de celles
+qui vont suivre, en demandant à son amie d'écrire à Fouché, alors
+ministre de la police. C'est en faveur de M. Bertin l'aîné, et non de
+Chênedollé, comme on l'a cru, qu'il réclamait cette intervention.
+
+Sur ce point quelques mots d'explication sont nécessaires. M. Bertin fut
+persécuté comme royaliste pendant la Révolution. En 1800, sous prétexte
+de quelque complot, il fut arrêté par mesure administrative et enfermé
+dans la prison du Temple. Mais il ne subit aucun jugement, aucune
+condamnation. Il quitta le Temple pour être relégué à l'île d'Elbe. Le
+républicain Briot, qui remplissait dans cette île des fonctions
+administratives, lui accorda, ou plutôt lui fit accorder la permission
+d'achever son ban en Italie, où la résidence de Florence, puis celle de
+Rome lui fut assignée.
+
+C'est à Rome que M. Berlin se lia d'une étroite amitié avec
+Chateaubriand. C'est lui qui, sur la demande de son ami, alla, comme
+nous l'avons dit, jusqu'à Milan au devant de Madame de Beaumont, et qui
+la conduisit à Florence où Chateaubriand l'attendait.
+
+Il assista à la mort de cette noble et malheureuse femme, épisode que
+les _Mémoires d'outre-tombe_, ont retracé dans des pages si sublimes,
+les plus éloquentes que Chateaubriand ait écrites et qui assurent au
+souvenir de son amie la pitié et le respect de la postérité.
+
+Enfin, c'est M. Berlin qui a donné l'idée du bas-relief que
+Chateaubriand fit élever à Rome sur la tombe de Madame de Beaumont.
+
+Chateaubriand se plaisait à rappeler les débuts de sa liaison avec
+Berlin l'aîné: «C'est avec lui, disait-il, que je visitai les ruines de
+Rome, et que je vis mourir Madame de Beaumont, deux choses qui ont lié
+sa vie à la mienne[10].»
+
+Las de l'exil et de ses sollicitations sans résultat pour obtenir son
+rappel, Bertin prit le parti assez aventureux de rentrer en France, sans
+autorisation, mais avec un passeport que Chateaubriand lui avait délivré
+complaisamment à Rome.
+
+Cela se passait au commencement de 1804, au moment même où
+Chateaubriand, de son côté, quittait Rome et rentrait à Paris.
+
+Bertin, qui, malgré son passeport, n'était pas en règle, fut obligé de
+se tenir caché, après son retour, tantôt dans sa maison de la vallée de
+Bièvre, tantôt à Paris.
+
+C'est pour ce proscrit, pour «son ami malheureux, injustement persécuté»
+que Chateaubriand demande avec instance à Madame de Custine d'intercéder
+auprès de «son grand ami» Fouché.
+
+On a pensé que ces sollicitations étaient réclamées en faveur de
+Chênedollé; mais elles ne pouvaient s'appliquer à lui qui n'était alors
+ni persécuté, ni malheureux, qui n'avait rien à démêler avec la police
+et pour qui Fouché ne pouvait rien à aucun titre; de plus, à cette
+époque Chênedollé n'était pas encore connu de Madame de Custine, à qui
+il ne fut présenté que le 15 août suivant par Chateaubriand.
+
+Quoique M. Bertin ne soit nommé dans aucune des lettres, c'est bien de
+lui et non de Chênedollé qu'il s'agit; la suite de la correspondance ne
+permet aucun doute à cet égard.
+
+On se demande quelles relations pouvaient exister entre Madame de
+Custine, la patricienne, victime de la Terreur, et Fouché, le jacobin
+terroriste, car c'est bien de Fouché, l'ancien oratorien, du proconsul
+de la Convention nationale qu'il s'agit ici, du Fouché _après les
+crimes_, comme dit Sainte-Beuve.
+
+Madame de Custine avait miraculeusement échappé à l'échafaud, mais tous
+ses biens et ceux de sa famille avaient été confisqués. Elle avait été
+détenue dans la prison des Carmes, où elle s'était liée d'amitié avec
+Joséphine de Beauharnais. Joséphine devenue la femme du général
+Bonaparte recommanda son amie à Fouché, ministre de la police à l'époque
+du dix-huit Brumaire.
+
+L'ancien collègue de Collot d'Herbois, Fouché, s'efforçait alors, sinon
+d'oublier son passé, du moins de le faire oublier aux autres, en
+affectant une modération relative: «Aucune des mesures exigées par la
+sûreté publique, disait-il, ne commande aujourd'hui l'inhumanité,» comme
+si l'inhumanité et l'atrocité des meurtres pouvaient jamais être
+commandées par la sûreté publique.
+
+Il avait rendu, paraît-il, de grands services à Madame de Custine et lui
+avait fait restituer la partie de ses biens que l'État n'avait pas
+vendue. En 1804, Fouché, devenu ministre de la police, était resté son
+ami. Nous n'avons rien de leur correspondance avant 1814, mais les
+lettres qu'il lui adressa à cette date ont été publiées[11]; elle
+contiennent des formules d'une familiarité qu'on regrette d'y
+rencontrer.
+
+Quoi qu'il en soit, Madame de Custine écrivit à Fouché, suivant la
+demande qui lui en était faite. Chateaubriand l'en remercie quelques
+jours après par la lettre suivante:
+
+ Mille remercîments de votre lettre à F... (Fouché). Mille
+ remercîmens de vos souvenirs. J'irai certainement à Fervaques. Vos
+ bonnes gens pourtant me touchent peu, et la race humaine est si
+ méchante que je commence à ne plus m'en soucier du tout. Vous vivez
+ en paix! et nous, nous sommes très malheureux ici. Je n'ai, je vous
+ assure, pas le courage de vous parler de moi, de nos projets. J'ai
+ l'esprit trop préoccupé. Ma vie est fort triste ici. Je vais errer
+ dans le champ de blé qui est à _notre_ porte, et quand j'ai entendu
+ chanter l'alouette, je rentre pour voir un nid de merles, qui est
+ dans mon jardin et dont les petits viennent de s'envoler. Ils sont
+ bien heureux. Vous voyez que nous sommes tous deux occupés
+ d'oiseaux.
+
+ Tresnes a fait une très vilaine action, je me réserve de lui en
+ parler à la campagne.
+
+ Je pars à l'instant pour Champlatreux et je vais passer deux jours
+ chez Mathieu[12]. Je n'y porte pas des dispositions fort gaies, et
+ je ne sais si je pourrai y rester même ces deux jours, tant il y a
+ d'incertitude dans mes idées, et de tristesse dans le fond de mon
+ âme.
+
+ J'attends des lettres de vous; elles me consolent et me font
+ franchir avec moins d'ennuis les moments que je dois encore passer
+ loin de vous.
+
+ Mille choses aux amis.
+
+ Jeudi, 18 Prairial (7 juin 1804).
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Madame de Custine avait quitté la rue Martel, où elle demeurait en 1803,
+pour la rue Verte, au coin de la rue de Miromesnil, en face du petit
+hôtel qu'habitait Chateaubriand. Le champ de blé «qui est à _notre_
+porte» fait allusion à la proximité de leurs demeures. Aussi
+Chateaubriand a-t-il soin de souligner le mot.
+
+Il s'agit dans cette lettre du Marquis de Tresne, traducteur de Virgile
+et de Klopstock, le même qui, en 1795, à Hambourg, pendant l'émigration,
+présenta son ami Chênedollé à Rivarol. La liaison qui en résulta fait
+l'objet d'un récit très intéressant de Chênedollé, que Sainte-Beuve a
+reproduit dans le second volume de _Chateaubriand et son groupe
+littéraire_. Nous ignorons quelle est la très vilaine action du Marquis
+de la Tresne à laquelle Chateaubriand fait allusion.
+
+ * * * * *
+
+Les lettres de Chateaubriand se succèdent rapidement. En voici une
+pleine d'enjouement et de charmants détails qui a sa place marquée dans
+sa vie littéraire, parce qu'elle précise la date, presque le jour, du 7
+au 18 juin 1804, où vint éclore dans son génie la première pensée du
+poème des _Martyrs_. C'est dans ce petit hôtel de la rue de Miromesnil
+qu'il en écrivit les premières lignes; c'est sous les ombrages des
+jardins, de Monceaux qu'Eudore, Valléda, Cymodocée lui apparurent pour
+la première fois.
+
+Il fait sur le ton du badinage l'analyse de la première ébauche encore
+informe qui bientôt se dessinera, prendra corps, et d'où, malgré les
+défauts évidents du livre, jailliront des flots de poésie, d'éloquence
+et de passion dans le plus beau langage qu'on ait parlé depuis le XVIIe
+siècle.
+
+C'est aussi sur le ton du badinage qu'il répond au récit que Madame de
+Custine lui a fait de la première communion de son fils Astolphe, à
+Fervaques. Une idée sérieuse cependant, un sentiment élevé et sincère,
+dont il faudra toujours tenir compte quand on jugera Chateaubriand, se
+dégage de ses paroles légères et termine la lettre par une note grave.
+
+ Paris, 29 Prairial (18 juin),
+
+ Eh! bien, vous voilà donc bien triste! Et pourquoi? Parce que vos
+ oiseaux sont morts! Eh! qui est-ce qui ne meurt pas? Parce que mes
+ merles se sont envolés? Vous savez que tout s'envole à commencer
+ par nos jours. Ceci ressemble à de la poésie, et l'on voit bien que
+ je griffonne quelque chose. Je vous porterai les deux premiers
+ livres de certains martyrs de Dioclétien dont vous n'avez aucune
+ idée. C'est une jeune personne infidèle comme il y en a tant (mais
+ ici _fidèle_ signifie chrétienne, et _infidèle_ le contraire).
+ C'est un jeune homme très chrétien, autrefois très perverti, qui
+ convertit la jeune personne; le diable s'en mêle, et tout le monde
+ finit par être rôti par les bons philosophes du siècle de
+ Dioclétien, toujours pleins d'humanité.
+
+ Tout cela fait que je ne dors point, que je ne mange point, que je
+ suis malade, car toutes les fois qu'il m'arrive de me livrer à la
+ muse, je suis un homme perdu; heureusement l'inspiration vient
+ rarement. Voilà qu'au lieu d'aller courir tout autour de Paris,
+ comme je voulais, je reste rue de Miromesnil, sans songer à rien,
+ croyant que mon ménage, qui me coûte douze mille francs par an, ira
+ toujours, quoique je n'aie pas un sou.
+
+ Oh l'heureuse vie que celle des habitants de ce monde! Pour moi, je
+ ne voudrais pas le réformer, il va si bien! Savez-vous que je ne me
+ soucie guère de votre communion? Je trouve que vous l'avez fait
+ faire trop précipitamment à votre fils. Je parierais qu'il ne sait
+ pas un mot des principes de la religion. Les petites filles en
+ blanc étaient crasseuses, le curé est une bête, tout cela est
+ clair. Tout cela n'est bon que lorsque les enfants ont été
+ longuement et sagement instruits, que quand on leur fait faire leur
+ première communion non par devoir d'usage, mais par religion. Vous
+ faites communier votre fils qui n'observe pas seulement la simple
+ loi du vendredi et qui ne va peut-être pas à la messe le dimanche.
+
+ Voilà ce que vous avez gagné à raconter cela à un père de l'église,
+ très indigne sans doute, mais toujours de bonne foi, faisant
+ d'énormes fautes, mais sachant qu'il fait mal et se repentant
+ éternellement.
+
+ Adieu, chère, humiliez-vous devant cette folle lettre. Attendez-moi
+ à Fervaques vers la fin de juillet; écrivez-moi et écrivez à
+ Fouché.
+
+ Mille choses aux amis.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Il faut avouer que, malgré cette dernière phrase, Chateaubriand, pour un
+père de l'Église, manque un peu trop de sérieux. Madame de Custine lui
+avait fait, sans doute, de la première communion de son fils un tableau
+médiocrement édifiant: Chateaubriand accepte son récit (et en cela il a
+tort); puis s'élevant à des considérations plus hautes, il lui reproche
+de n'avoir pas suffisamment préparé son fils à ce grand acte de la vie
+religieuse (et en cela il a raison).
+
+Probablement il ne connaissait pas et n'avait jamais vu le prêtre que,
+sur le rapport de Madame de Custine, il traite si dédaigneusement,
+c'était l'abbé François Millet, qui, chapelain à l'époque de la
+Révolution, avait refusé de prêter serment à la constitution civile du
+clergé. Il émigra en Angleterre et subit les dures années de l'exil,
+comme Chateaubriand lui-même, qui a pu le rencontrer sans le connaître
+dans les rues de Londres. Rentré en France le 13 Messidor an V (1er
+juillet 1797) après la Terreur, il fut installé curé de Fervaques le 22
+Ventose an XI (13 mars 1803), et mourut le 23 juin 1807.
+
+Rien ne prouve que cet ecclésiastique, qui a souffert pour la foi, soit
+responsable et du costume un peu rustique des petites filles en blanc,
+et de la mauvaise préparation du jeune marquis. Si cet enfant a fait sa
+première communion plutôt par devoir d'usage, que par religion, à qui la
+faute?
+
+Madame de Custine ne montra pas, à ce qu'il paraît, un goût très
+prononcé pour le plan des Martyrs. Chateaubriand va lui répondre à ce
+sujet. Il n'en continuait pas moins son travail avec activité, puisque
+dès le 20 juin, il en lisait le premier livre à Champlatreux. Voici en
+effet ce que, à cette date, M. Molé écrivait à Joubert:
+
+ Chateaubriand est ici avec sa femme. Ils y sont fort aimables et
+ d'une manière simple. Vous connaissez sans doute le premier livre
+ des _Martyrs de Dioclétien_. Je l'ai entendu aujourd'hui avec grand
+ plaisir.
+
+Nous verrons par la lettre qui suit que Madame de Custine avait écrit à
+Fouché en faveur de Bertin, et que cette démarche produisit quelques
+promesses, qui restèrent sans résultat.
+
+Chateaubriand annonce sa visite à Fervaques pour la fin du mois de
+juillet.
+
+ Vous avez bien tort de me prêcher sur mon goût pour mon nouvel
+ ouvrage. Cela ne me dure guères, et j'ai déjà tout laissé là depuis
+ une quinzaine de jours. Pour travailler avec suite et goût, il faut
+ être dans une position sinon très brillante, du moins tranquille;
+ et ce n'est pas quand on est sans avenir, qu'on travaille pour un
+ avenir qui ne viendra pas. D'ailleurs il faudrait beaucoup de
+ livres, beaucoup d'études, beaucoup de chimères pour me faire
+ oublier les personnes que j'aime.
+
+ Je ne sais encore si on a fait quelque chose pour mon ami[13],
+ comme on nous l'a promis. Il est à la campagne, et il ne me paraît
+ pas que sa position soit changée.
+
+ Je vous ai donné ma parole d'aller vous voir, et certainement je
+ ferai le voyage, selon toutes les apparences vers la fin du mois de
+ juillet où nous entrons demain. Vous savez que je ne suis pas
+ libre, et il peut arriver tel accident de route on d'affaires qui
+ me retarde de huit ou dix jours. Il suffit que je sois sûr de vous
+ voir pour que vous ne m'accusiez pas de mensonge.
+
+ Vous voyez par le ton de ce billet que je suis très sérieux et fort
+ triste. Outre les sujets de peine que vous pouvez deviner, j'ai la
+ fièvre depuis deux jours; cela durera peu; quelques doses de
+ quinine me remettront sur pied.
+
+ Bonjour, chère. Je suis charmé que vous soyez heureuse dans votre
+ bon château, et j'ai grande envie de vous y voir.
+
+ Mille choses à nos amis.
+
+ Vendredi, 29 juin.
+
+ Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux, Calvados.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Rupture avec Madame de Custine.--Réconciliation.--Voyage de Fervaques.
+Chênedollé.--Départ pour la Bourgogne. Joubert.--Nouveau voyage à
+Fervaques.--Jalousies de Madame de Custine.
+
+
+Jusqu'ici la correspondance de Chateaubriand et de Madame de Custine,
+s'est déroulée avec calme, dans les termes d'une intimité pleine de
+confiance et d'abandon, sans exprimer, peut-être, une passion aussi
+exaltée que celle des billets qui ont précédé le voyage de Rome. On voit
+clairement que les situations sont changées: Chateaubriand sollicitait
+alors; maintenant tous les droits lui sont acquis. Mais au milieu de cet
+amour passé à l'état chronique, aucun nuage ne s'est encore annoncé à
+l'horizon.
+
+Tout à coup la scène change; la tempête éclate; un incident nouveau
+s'est produit qui rouvre une ancienne et profonde blessure.
+Chateaubriand, atteint jusqu'au fond du coeur, écrit avec amertume ce
+qu'on va lire.
+
+ Lundi, 16 juillet.
+
+ Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si tous vos
+ noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais je sais que j'ai
+ hésité à vous écrire, n'ayant que des choses fort tristes à vous
+ apprendre. Premièrement, les embarras de ma position augmentent
+ tous les jours et je vois que je serai forcé tôt ou tard à me
+ retirer hors de France ou en province; je vous épargne les détails.
+ Mais cela ne serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne
+ m'expliquerai point non plus; mais quoique je ne croie pas tout ce
+ qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a dit, il reste
+ certain toutefois que vous avez parlé d'un service que je vous
+ priais de me rendre lorsque j'étais à Rome, et que vous ne m'avez
+ pas rendu. Ces choses-là tiennent à l'honneur, et je vous avoue
+ qu'ayant déjà le tort du refus, je n'aurais jamais voulu penser que
+ vous eussiez voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la
+ _révélation_. Que voulez-vous? On est indiscret sans le vouloir, et
+ souvent on fait un mal irréparable aux gens qu'on aime le mieux.
+
+ Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins attaché. Vous
+ m'avez comblé d'amitiés et de marques d'intérêt et d'estime; je
+ parlerai éternellement de vous avec les sentimens, le respect, le
+ dévouement que je professe pour vous. Vous avez voulu rendre
+ service à mon ami[14], et vous le pouvez plus que moi puisque
+ Fouché est ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement
+ que vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un
+ malheureux injustement persécuté. Ainsi, madame, le ciel se joue de
+ nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit aux sentimens
+ qui paraissent les plus fermes et les plus durables. J'ai été
+ tellement le jouet des hommes et des prétendus amis, que j'y
+ renonce; je ne me croirai pas, comme Rousseau, haï du genre humain,
+ mais je ne me fierai plus à ce genre humain. J'ai trop de
+ simplicité et d'ouverture de coeur pour n'être pas la dupe de
+ quiconque voudra me tromper.
+
+ Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la peine. En
+ voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie pas et que je
+ vous avais écrite il y a sept ou huit heures. J'ignorais alors ce
+ que je viens d'apprendre, et le ton de cette lettre était bien
+ différent du ton de celle-ci. Je vous répète que je ne crois pas un
+ mot des détails honteux qu'on m'a communiqués, mais il reste un
+ fait: on sait le service que je vous ai demandé, et comment peut-on
+ savoir ce qui était sous le sceau du secret dans une de mes
+ lettres, si vous ne l'aviez pas dit vous-même?
+
+ Adieu.
+
+Cette lettre, écrite sur les quatre côtés d'une feuille de papier
+in-quarto, avait pour enveloppe une autre demi-feuille du même papier
+portant pour adresse «Au Château de Fervaques», comme la lettre qui
+précède et celle qui la suit.
+
+Il serait intéressant de connaître la réponse que fit Madame de Custine
+aux reproches portés contre elle avec une argumentation si serrée. Mais
+Chateaubriand ne conservait pas les lettres que lui adressaient ses
+belles amies; plus discret qu'elles, il ne laissait derrière lui rien
+qui pût les compromettre; elles n'avaient pas toujours pour elles-mêmes
+autant de prudence.
+
+Il faut donc essayer de deviner par la lettre suivante ce que cette
+réponse de Madame de Custine peut avoir été. Il semble qu'au lieu de se
+disculper directement, elle aurait opposé à l'attaque une
+contre-attaque, et que, opérant une diversion habile, elle aurait rejeté
+les torts sur une personne qu'elle se plaignait de se voir préférer et
+dont la perfidie aurait machiné cette dénonciation.
+
+Chateaubriand ne fut pas convaincu par cette défense, mais sa colère
+était déjà tombée; il répondit amèrement encore, mais en laissant, comme
+on va le voir, une porte ouverte à la réconciliation.
+
+ Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à personne,
+ et je ne vous préfère personne. Mais vous vous trompez si vous
+ croyez que je tiens ce que je vous ai dit de _celle_ que vous
+ soupçonnez; et c'est là le grand mal. Si je le tenais d'elle, je
+ pourrais croire que la chose n'est pas encore publique; or ce sont
+ des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti des bruits qui
+ couraient. Il me serait encore fort égal, et je ne m'en cacherais
+ pas, qu'on dit que je vous ai demandé un service. Mais ce sont les
+ circonstances qu'on ajoute à cela qui sont si odieuses que je ne
+ voudrais pas même les écrire et que mon coeur se soulève en y
+ pensant. Vous vous êtes très fort trompée si vous avez cru que
+ Madame... m'ait jamais rendu des services du genre de ceux dont il
+ s'agit[15]; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur de lui en
+ rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez eu _tort_ de me
+ refuser. Dans votre position, rien n'était plus aisé que de vous
+ procurer le peu de chose que je vous demandais; j'ai vingt amis
+ pauvres qui m'eussent obligé poste pour poste, si je ne vous avais
+ donné la préférence. Si jamais vous avez besoin de mes faibles
+ ressources, adressez-vous à moi, et vous verrez si mon indigence me
+ servira d'excuse.
+
+ Mais laissons tout cela. Vous savez si jusqu'à présent j'avais
+ gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du coeur, je vous
+ en avais laissé apercevoir la moindre chose, tant était loin de ma
+ pensée tout ce qui aurait pu vous causer un moment de peine ou
+ d'embarras. C'est la première et la dernière fois que je vous
+ parlerai de ces choses-là. Je n'en dirai pas un mot à la
+ _personne_, soit que cela vienne d'elle ou non. Le moyen de faire
+ vivre une pareille affaire est d'y attacher de l'importance et de
+ faire du bruit; cela mourra de soi-même comme tout meurt dans ce
+ monde. Les calomnies sont devenues pour moi des choses toutes
+ simples; on m'y a si fort accoutumé que je trouverais presque
+ étrange qu'il n'y en eût pas toujours quelques-unes de répandues
+ sur mon compte.
+
+ C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner l'un de
+ l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément; mais mon
+ attachement pour vous est à toute épreuve; il survivra même à
+ l'absence, si nous ne devons plus nous revoir.
+
+ Je vous recommande mon ami[16].
+
+ Paris, 4 Thermidor (23 juillet).
+
+Madame de Custine, dans sa réponse, chercha, parait-il, à expliquer le
+refus du service que Chateaubriand lui avait demandé pendant son séjour
+à Rome, par les motifs qui l'avaient déterminée. Ces motifs, c'était
+probablement la destination supposée de la somme que Chateaubriand lui
+demandait; il s'agissait d'un prêt de quatre ou cinq mille francs, et
+sans doute elle s'était sentie froissée à l'idée de subvenir aux
+dépenses nécessitées par la présence à Rome de Madame de Beaumont. Enfin
+elle expliquait sans doute la révélation qu'elle avait faite du service
+demandé et refusé, par l'intervention de certaines gens qui lui avaient
+arraché son secret en usant de perfides manoeuvres. Peut-être aussi sa
+lettre contenait-elle un certain nombre de récriminations plus ou moins
+fondées, que Chateaubriand n'admettait pas.
+
+Il répondit par une lettre datée du 1er août 1804, lettre très
+importante qui manque à notre collection, mais qui a été publiée dans le
+livre très intéressant de M. Bardoux[17], et qui, sur l'original, doit
+porter en tête l'annotation habituelle de Madame de Custine, avec le
+chiffre 7 comme numéro d'ordre.
+
+Voici cette lettre:
+
+ Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais par
+ lettre. Je ne me rappelais plus pour quel objet je vous avais
+ demandé ce service; mais, si c'est pour celui que vous faites
+ entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de l'idée que j'avais
+ de votre caractère n'a été donnée; et c'est une grande pitié que
+ vous ayez pu la prendre dans un sens si opposé; je m'étais trompé.
+
+ Au reste, pour finir tout cela, j'irai vous voir; mais mon voyage
+ se trouve nécessairement retardé. Je ne puis avoir fini mes
+ affaires au plus tôt à Paris que le 12 du mois; je partirai donc de
+ Paris de lundi prochain en huit, je serai une autre huitaine à
+ errer chez mes parents de Normandie, de sorte que j'arriverai à
+ Fervaques du 20 au 30 août. Vous sentez que je vous donnerai des
+ faits plus certains sur ma marche avant ce temps-là.
+
+ Ce que nous avons recueilli de tout ceci, c'est que les langues de
+ certaines gens sont détestables, qu'il ne faut pas s'y fier un
+ moment, et que notre grand tort est d'avoir eu quelque confiance
+ dans leur amitié. De ma vie, du reste, je n'aurais été pris au
+ piège où vous vous êtes laissé prendre; car de ma vie, je ne
+ confierai à personne l'affaire d'un autre, et surtout quand il sera
+ question de certains services; mais ensevelissons tout cela dans un
+ profond oubli, dénouons sans bruit avec les gens dont nous avons à
+ nous plaindre, sans leur témoigner ni humeur ni soupçon.
+ Heureusement que leurs mauvais propos sont arrivés dans un temps où
+ l'opinion m'est très favorable, de sorte qu'ils sont morts en
+ naissant. C'est à nous à ne pas les réveiller par nos imprudences.
+ Je n'ai pas dit mot à personne de ce que je vous avais écrit, et
+ j'espère que vous, de votre côté, vous avez gardé le silence.
+
+ Adieu; j'ai encore bien de la peine à vous dire quelques mots
+ aimables, mais ce n'est pas faute d'envie.
+
+ Savez-vous que j'ai vu votre frère[18] et votre mère? Celui-ci a
+ trop d'esprit pour moi.
+
+Le début de cette lettre est dur assurément. Mais on comprend le
+sentiment qui l'a dicté. Chateaubriand avait épuisé toutes ses
+ressources auprès de Madame de Beaumont mourante; il ne pouvait pas et
+pour rien au monde il n'aurait voulu interrompre les spasmes de son
+agonie pour lui exposer sa détresse, pour lui demander un crédit et se
+faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il avait prodigués. N'y
+avait-il pas là une question de délicatesse et d'honneur, et n'est-ce
+pas «une grande pitié» comme il le dit, que Madame de Custine ne l'ait
+pas compris? Elle n'a vu qu'une rivale là où elle ne devait plus voir
+qu'une femme infortunée et mourante.
+
+Cependant, malgré l'aigreur du début, Chateaubriand s'adoucit: il ne
+demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre se termine par un
+mot charmant. Le post-scriptum renouvelle la demande de pressantes
+démarches auprès de Fouché en faveur de l'ami malheureux et persécuté
+(M. Bertin).
+
+Cette lettre prise isolément et séparée de celles qui la précèdent et
+qui l'expliquent, était inintelligible. Aussi est-il naturel qu'elle ait
+été interprétée à contre-sens: «Le Chateaubriand quinteux, personnel,
+méfiant, a-t-on dit, est tout entier dans cette lettre.» Voilà le sens
+qu'on y a trouvé! Aussi que de lamentations en faveur de l'_adorable
+victime_ de cet homme sans coeur! Et pourtant, dans tout cela, Madame de
+Custine n'était pas une victime; le beau rôle n'était même pas de son
+côté: mue par une mesquine jalousie, elle avait fini, dans de vulgaires
+commérages, par trahir l'amitié.
+
+Dans cette circonstance, comme dans toutes les autres, dans la vie
+privée, comme dans la vie politique, l'opinion se montrait facile à tout
+pardonner à Chateaubriand, ses imprudences, ses erreurs, ses fautes
+même. D'où lui venait cette persistance des faveurs de l'opinion? C'est
+que partout dans sa vie, on sentait l'inspiration d'une âme
+chevaleresque et d'un coeur généreux.
+
+Chateaubriand partit de Paris pour Fervaques, comme il l'avait annoncé,
+le 13 août. Il en informe le jour même Madame de Custine par le billet
+suivant:
+
+ Je n'ai que le temps de vous dire que je pars à l'instant pour la
+ Normandie, et que je serai chez vous en huit ou dix jours à compter
+ de la date de cette lettre. Je vous écrirai sur les chemins. Mille
+ bonjours. N'oubliez pas F... (Fouché).
+
+ Paris, le 13 août 1804.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Deux jours après, il écrit de Mantes cet autre billet, et pour la
+première fois il introduit Chênedollé auprès de Madame de Custine.
+
+ Mantes, 15 août.
+
+ Me voilà à Mantes, c'est-à-dire à quinze lieues plus près de vous.
+ Je serai à Fervaques lundi prochain. Trouvez-vous mauvais que j'y
+ aie donné rendez-vous à un de nos voisins, mon ami intime, M. de
+ Chênedollé, avec qui j'ai affaire? C'est un homme d'esprit, poète,
+ etc. Vous voyez que voilà un horrible démenti à vos prophéties. Ah!
+ mon Dieu, quand voudrez-vous me croire et quand aurez-vous le sens
+ commun! J'aime à vous aimer; c'est Madame de Sévigné qui dit cela.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Comme on le voit, avant l'arrivée de Chateaubriand à Fervaques, la paix
+était déjà faite.
+
+Cette lettre démontre péremptoirement qu'avant cette date du 15 août,
+dans les recommandations à Fouché, il ne s'agissait pas de Chênedollé
+dont, jusque-là, Madame de Custine ne connaissait pas même le nom.
+
+Le même jour, Chateaubriand écrit à Chênedollé pour lui donner
+rendez-vous au château de Fervaques[19]:
+
+ Mantes
+
+ Je m'approche de vous et sors enfin du silence, mon cher
+ Chênedollé: je n'ai osé vous écrire de peur de vous compromettre
+ pendant tout ce qui m'est arrivé (lors de sa démission envoyée le
+ jour même où le duc d'Enghien a été fusillé). Que j'ai de choses à
+ vous dire! Quel plaisir j'aurai à vous embrasser, si vous voulez ou
+ si vous pouvez faire le petit voyage que je vous propose! Je vais
+ passer quelques jours chez Madame de Custine au château de
+ Fervaques, près de Lisieux, et vous voyez par la date de ma lettre
+ que je suis déjà en route. J'y serai d'aujourd'hui en huit,
+ c'est-à-dire le 22 août. La dame du logis vous recevra avec
+ plaisir, ou, si vous ne voulez pas aller chez elle, nous pourrons
+ nous voir à Lisieux.
+
+ Ecrivez-moi donc au château de Fervaques, par Lisieux, département
+ du Calvados. Vous n'en devez pas être à plus de quinze ou vingt
+ lieues.
+
+ Tâchons de nous voir, pour causer encore, avant de mourir, de notre
+ amitié et de nos chagrins. Je vous embrasse les larmes aux yeux.
+ Joubert a été bien malade et n'a pu répondre à une lettre que vous
+ lui écriviez. Tout ce qui reste de la _petite société_[20] s'occupe
+ sans cesse de vous. Madame de Caux (Lucile soeur de Chateaubriand)
+ est très mal.
+
+Le séjour de Chateaubriand à Fervaques ne fut pas de longue durée;
+arrivé le 22 chez Madame de Custine, il en repart le 29, et le même jour
+il lui adresse de Lisieux ce billet:
+
+ Lisieux, huit heures et demie du soir.
+
+ Le courrier est passé il y a une heure... La diligence ne part que
+ demain à onze heures. Je m'ennuie déjà si loin de vous, et je pars
+ en poste pour Paris. J'y serai demain à midi. Plus je m'éloigne de
+ vous, plus je me rapproche; je me dépêche donc d'arriver. Mille
+ bénédictions. Salut à la bonne dame de Cauvigny. J'embrasse
+ Chênedollé. Le chapitre de Lisieux est en grande rumeur pour la
+ calotte du défunt.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, à Fervaques.
+
+La date de ce billet est fixée par sa dernière phrase. Ce jour même, 11
+Fructidor an XII (29 août 1804), était mort à Lisieux à 5 heures du
+matin, à l'âge de 82 ans, l'ex-chanoine Jacques Monsaint. C'était un
+vieux prêtre assermenté qui, lors de la constitution civile du clergé,
+avait livré les archives de l'Évêché au clergé schismatique. Lorsque le
+15 août 1802, la cathédrale de Saint-Pierre de Lisieux fut rendu au
+culte catholique[21], il ne fut pas compris dans son clergé. Le 29 août
+1804, il s'agissait sans doute de décider si la sépulture religieuse lui
+serait accordée. De là grande rumeur du clergé et de la ville, mais non
+du chapitre, comme le dit Chateaubriand: ce chapitre n'existait plus.
+
+Madame de Custine, de son côté, s'est trompée en attribuant à ce billet
+un numéro d'ordre qui en fixerait la date au mois d'octobre 1804, à la
+suite d'un second voyage à Fervaques. Nous le rétablissons à la date qui
+lui appartient, à la suite du voyage du mois d'août.
+
+Après cet incident, Chateaubriand prit la poste et arriva à Paris, d'où,
+trois jours après, il adressa à Madame de Custine la lettre suivante:
+
+ Lundi, 3 septembre.
+
+ Je suis arrivé vendredi à six heures du soir. Samedi j'ai été
+ occupé avec des libraires. Dimanche, le juge de paix de M. Pin n'a
+ pas voulu recevoir l'argent; il a remis la chose à aujourd'hui
+ lundi. Demain donc, je vous enverrai le reçu de 249 francs.
+
+ Je regrette Fervaques, les carpes, vous, Chênedollé, et même Madame
+ Auguste. Je voudrais bien retrouver tout cela en octobre; je le
+ désire vivement. Avez-vous autant envie de me revoir? Notre ami
+ est-il debout? Je voudrais bien lui faire passer de mon quinquina.
+ Tâchez donc de faire niveler le billard, d'arracher l'herbe pour
+ qu'on voie les brochets, d'avertir les gardes de sommer le voisin
+ de Vire et la voisine de Caen de se rendre au rendez-vous,
+ d'engraisser les veaux, de faire pondre aux poules des oeufs moins
+ gris et plus frais; quand tout cela sera fait et que M. Giblin aura
+ mis à mort le dernier des Guelfes, vous m'avertirez, et je verrai
+ s'il est possible de me rendre à Fervaques pour 15 pièces de 20
+ francs. À condition toutefois que le professeur allemand[22],
+ tribun de son métier, ait repris la route du tribunat.
+
+ Bonjour, grand merci, joie et santé, mille choses à Chênedollé.
+ Est-il encore avec vous? Mille choses à votre bon fils. Je prie
+ Dieu de conserver à Madame de Cauvigny son naturel, sa gaîté, sa
+ propreté, sa rondeur et sa gentillesse. On parle fort de son vol à
+ Paris. Ecrivez-moi.
+
+ Tout à vous.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Cette lettre écrite sur le ton du badinage où Chateaubriand, esprit
+sérieux, ne réussissait guères, déchira le coeur de Madame de Custine. La
+réponse attristée et plaintive qu'elle y fit, s'est retrouvée _en copie_
+dans les papiers de Chênedollé, devenu son ami, et en qui elle avait une
+entière confiance. Cette réponse a été publiée par Sainte-Beuve.
+
+On avait cru d'abord qu'elle était adressée à Chênedollé; Sainte-Beuve a
+soupçonné que le destinataire n'était autre que Chateaubriand; et il a
+eu raison. C'est en effet, certainement, la réponse à la lettre assez
+étrange qui précède. La voici:
+
+ J'ai reçu votre lettre: j'ai été pénétrée, je vous laisse à penser
+ de quels sentiments. Elle était digne du public de Fervaques, et
+ cependant je me suis gardée d'en donner lecture. J'ai du être
+ surprise qu'au milieu de votre nombreuse énumération, il n'y ait
+ pas eu le plus petit mot pour la grotte et pour le petit cabinet
+ orné de deux myrtes superbes. Il me semble que cela ne devait pas
+ s'oublier si vite. Je n'ai rien oublié, pas même que vous n'aimez
+ pas les longues lettres.
+
+ Votre ami est encore ici, mais il part demain. J'en suis plus
+ triste que je ne puis vous dire: je ne verrai plus rien de ce que
+ vous aurez aimé. Il y a des endroits dans votre lettre qui m'ont
+ fait bien du mal.
+
+Cette lettre, qui n'est ni signée ni datée, doit être du 5 décembre
+1804.
+
+Mais comment Chênedollé a-t-il pu en avoir une copie? Assurément ce
+n'est pas par Chateaubriand, qui retenu, bien plus que quelques-unes de
+ses belles amies, par la discrétion, était incapable d'abuser d'une
+lettre compromettante.
+
+C'est donc par Madame de Custine elle-même que la communication a été
+faite au confident de tous ses secrets. En fait de confidences, elle
+n'avait pas une grande réserve, si nous en jugeons par cette
+conversation que rapporte Sainte-Beuve:--«Voilà, disait-elle, le cabinet
+où je le recevais!--C'est ici qu'il était à vos genoux?--C'est peut-être
+moi qui étais aux siens.»
+
+Dans cette conversation, ne serait-ce pas Chênedollé qu'elle avait pour
+interlocuteur? Et n'est-ce pas du même cabinet «aux deux myrtes
+superbes» qu'elle faisait ainsi les honneurs?
+
+Il semble que ce séjour à Fervaques, à la fin du mois d'août, n'aurait
+pas été sans orages; le plaisir et les larmes s'y seraient succédé, s'il
+faut placer à cette date l'anecdote racontée par Chênedollé:
+
+«Un jour, dit-il, en revenant d'une promenade en calèche où il
+(Chateaubriand) aurait été assez maussade pour elle, elle aperçut un
+fusil avec lequel nous avions chassé le matin; elle fut saisie d'un
+mouvement de joie et de fureur, et fut près de s'envoyer la balle au
+travers du coeur.»
+
+Il faudrait sur ces «querelles de ménage» entendre les deux parties:
+Madame de Custine accuse, mais nous n'avons pas la défense de
+Chateaubriand, qui, il faut le reconnaître, n'était pas toujours
+aimable. C'est même dans ce caractère de René, si impressionnable et si
+mobile, où se heurtent tant de contrastes, un des côtés qu'il faut
+connaître. Pour l'étudier, la tâche est d'autant plus facile qu'il nous
+a donné lui-même tous les éléments de son portrait, et que rien ne
+manque à la franchise de ses aveux.
+
+Comme on l'a dit, ou plutôt comme on l'a répété d'après les Mémoires
+d'outre-tombe, Chateaubriand avait eu une enfance triste et pleine de
+contrainte. Éperdument épris des rêves d'une imagination ardente, il
+était porté au dédain par la passion de la solitude. Il n'était à peu
+près sensible qu'à la tendresse des femmes. Consolé d'abord, puis adulé
+par elles, il prit envers elles l'habitude de la domination, et cette
+disposition malheureuse qui le portait à tourmenter celles qui prenaient
+à lui un intérêt passionné. Non par calcul, mais par ennui, par caprice,
+par impatience de tout frein, il n'épargnait pas aux plus chères de ses
+amies les accès de son ennui et de sa mauvaise humeur. «Une fois sur
+cette pente, il arrivait à des duretés désolantes envers les personnes
+dont, il s'était fait aimer, duretés dont il ne se repentait que quand
+il n'en était plus temps[23].»
+
+Ces duretés, l'anecdote que nous venons de rapporter, indique que Madame
+de Custine les a subies, et le témoignage plein d'émotion de
+Chateaubriand lui-même nous montre que d'autres après elle ont eu à en
+souffrir. «Depuis que j'ai perdu cette personne (il s'agit cette fois de
+Madame de Duras), je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les
+inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des coeurs qui m'étaient
+dévoués. Veillons bien sur notre caractère! Songeons que nous pouvons,
+avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que
+nous rachèterions au prix de notre sang. Quand nos amis sont descendus
+dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts? Nos inutiles
+regrets, nos vains repentirs sont-ils un remède aux peines que nous leur
+avons faites? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur
+vie, que toutes nos larmes après leur mort.»
+
+Quel contraste entre les affections tendres et généreuses qui sont au
+fond du coeur, et les emportements d'un caractère qui ne sait pas et ne
+veut pas se contraindre! Qui osera dire cependant qu'un homme capable de
+tels aveux et d'une pareille délicatesse de sentiments soit un méchant
+homme?
+
+ * * * * *
+
+Que répondit Chateaubriand à la lettre de Madame de Custine que nous
+avons donnée plus haut? Il semble quelquefois qu'il aurait négligé de
+lire les lettres auxquelles il répondait. Cette fois, il ne tient nul
+compte des sentiments douloureux et des plaintes de Madame de Custine;
+il lui écrit comme s'il ne s'était rien passé, sans un seul mot de
+réparation. Il annonce pour le mois d'octobre un nouveau voyage à
+Fervaques. Il décoche, en passant, une épigramme à Madame de Custine à
+propos d'un paiement qu'il s'est chargé de faire pour elle: on voit que
+l'affaire de Rome et sa divulgation lui sont restées sur le coeur. Enfin
+il annonce le troisième livre _des Martyrs_.
+
+Voici la lettre:
+
+ Votre lettre m'a charmé. Vous êtes une très aimable personne. Je
+ médite toujours un second voyage, mais il faut du temps et de la
+ patience! Je ne puis partir que le 15 de décembre pour la
+ Bourgogne. Je tâcherai d'être chez vous du 20 au 25 d'octobre. Cela
+ vous convient-il?
+
+ Voilà le billet du juge de paix. Dimanche il ne voulait pas de mon
+ argent; lundi il refusa mes louis, mardi mon billet de banque;
+ enfin il a pris son parti. C'est une fatalité que l'argent entre
+ nous.
+
+ La pauvre Madame Bertin a la fièvre putride. Je ne sais qui
+ présentera votre lettre[24]. Comment nous tirer de là?
+
+ Et le cher malade? Voilà un beau temps qui doit le guérir. Veut-il
+ de mon quinquina?
+
+ Il faudra que Chênedollé vienne cet automne à Fervaques, d'où je le
+ ramènerai à Paris. Le pauvre garçon! je l'aime bien tendrement.
+ Convenez que je vous ai fait connaître un aimable voisin. Vous avez
+ sans doute perdu vos hôtes? Madame de Cauvigny court les champs;
+ Chênedollé est retourné chez M. Saint-Martin père. Moi, je suis au
+ diable. Mais votre mère doit être avec vous; c'est encore une de
+ mes infidélités[25]. Vous savez combien j'aime Mademoiselle de
+ Saint-Léon; mais j'ai perdu _la Pitié_ que j'avais d'elle (_La
+ Pitié_ de Delille, 1803).
+
+ Je fais un troisième livre. Nous verrons comment il sera à
+ Fervaques.. Je mange du melon, j'enrage et je me porte bien. Dieu
+ vous conserve en joie et en _espérance_; si cela est possible,
+ écrivez-moi.
+
+ Samedi, 8 septembre 1804.
+
+ Mille joies à tous les amis.--sans excepter Madame Jenny.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Le 15 septembre, il part avec Madame de Chateaubriand pour la Bourgogne,
+c'est-à-dire pour Villeneuve-sur-Yonne, où ils doivent passer quelques
+mois chez M. et Madame Joubert. Au moment même où il montait en voiture,
+il écrit à Madame de Custine pour l'en avertir et lui demander de lui
+faire connaître l'époque la plus tardive qu'elle fixe pour son retour à
+Paris, «afin qu'il se dirige là-dessus[26]».
+
+Il n'entre pas dans le plan que nous nous sommes tracé de faire
+connaître les rapports d'intimité, d'une constance inaltérable, qui ont
+existé entre ces deux familles: M. et Madame de Chateaubriand, M. et
+Madame Joubert. Il faudrait pour cela faire revivre dans son ensemble
+cette société peu nombreuse, mais si brillante, dont Joubert, Fontanes,
+Chênedollé étaient l'âme, intelligences élevées qui ont laissé leur
+empreinte plus ou moins marquée dans l'histoire littéraire de leur
+temps, sans parler de Chateaubriand qui les dominait tous par le génie,
+et dont le puissant rayon nous éclaire encore.
+
+Cette société d'élite offre aux études du moraliste, à peu près dans
+toute leur variété, les types les plus élevés qui puissent honorer
+l'humanité.
+
+On y trouverait par excellence l'image gracieuse et pure de Madame de
+Chateaubriand, de cette femme d'un si grand esprit et de tant de vertu,
+restée si longtemps obscure et méconnue, mais dont heureusement
+l'histoire nous a été donnée dans un des livres les plus attrayants
+qu'on puisse lire. Ses mémoires, car à côté des _Mémoires
+d'outre-tombe_, qu'elle ne lisait pas, elle avait aussi les siens,
+auxquels son mari faisait souvent des emprunts, ainsi que de nombreuses
+correspondances ont été publiés[27]; ces oeuvres lui assignent dans le
+groupe des femmes littéraires un rang auquel, pendant sa vie, toute
+consacrée à la religion et à la charité, elle n'avait aucune prétention.
+
+Madame de Custine ne faisait pas partie de la société Joubert.
+Chênedollé, le seul de ce groupe que Chateaubriand lui ait fait
+connaître, est entré avec elle dans des relations suivies, et il paraît
+avoir eu les secrets réciproques d'une liaison dont Chateaubriand
+évitait, dans son monde à lui, de soulever les voiles.
+
+Voilà donc Chateaubriand installé à Villeneuve chez son ami Joubert. Il
+y passa un mois en préméditant de faire _incognito_ un voyage à
+Fervaques. Dès le 9 octobre, il écrit à Guéneau de Mussy: «Je pars pour
+Paris d'aujourd'hui en huit. J'y vais passer quinze jours; puis je
+reviens à Villeneuve pour le 4 novembre, jour fameux dans ma vie et dans
+celle de Joubert (c'était l'anniversaire de la mort de Madame de
+Beaumont). Ma femme reste ici à m'attendre. Nous ne retournerons à Paris
+que vers la fin de décembre, lorsque toutes les fêtes, qui me sont des
+deuils seront passées.» Il s'agit des fêtes du couronnement qui ont eu
+lieu en effet, le 2 décembre 1804.
+
+Quelques jours après, il écrit à Madame de Custine:
+
+ (Villeneuve-sur-Yonne).
+
+ Je pars, d'ici le 15 octobre. Je serai le 16 à Paris; le 21 je me
+ mettrai en route pour Fervaques où je serai le 22. Ne m'écrivez
+ plus ici; j'ai peur même qu'une lettre n'y arrive lorsque je n'y
+ serai plus.
+
+ Je vous écris ces trois lignes _mal à mon aise_, et je me dépêche
+ d'en finir.
+
+ Mille bonjours.
+
+ Je viens d'écrire à Chênedollé.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+On comprend pourquoi Chateaubriand recommande à Madame de Custine de ne
+plus lui adresser ses lettres à Villeneuve, où Madame de Chateaubriand
+était encore.
+
+Il se rendit à Fervaques au jour indiqué, mais Chênedollé ne fut pas
+exact au rendez-vous: il n'arriva que quelques jours après le départ de
+son ami.
+
+Chateaubriand quitta Fervaques le 26 ou le 27 et adressa immédiatement à
+Madame de Custine la lettre suivante:
+
+ (Paris), dimanche, 28 octobre.
+
+ Je vais me remettre en route à l'instant pour Villeneuve. J'ai
+ quitté votre château de hiboux avec une peine fort grande. Je
+ serais fâché de le voir trop souvent, car je crois que je m'y
+ attacherais mal à propos. Tâchez d'en sortir promptement et de
+ revenir parmi les vivans. Songez que vous serez ma voisine et que
+ je pourrai vous voir toutes les fois que vous le désirerez. Nous
+ avons tous besoin de vous ici, moi, mon ami, votre mère. Adieu,
+ écrivez-moi à Villeneuve. Dites mille choses à nos amis. Amenez
+ Madame de Cauvigny avec vous. Que de choses nous disons des gens
+ que nous avons vus à Fervaques. Mille bonheurs! Avez-vous entendu
+ parler de Chênedollé? J'ai aussi oublié ma clef dans ma chambre.
+ Rapportez-là moi.
+
+ À vous pour la vie.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Madame de Custine, nous l'avons dit, avait quitté la rue Martel pour
+installer ses pénates rue Verte, en face de la rue de Miromesnil, à la
+porte même de Madame de Chateaubriand. Ce choix pouvait être fort
+commode pour elle, mais il semblait blesser un peu les convenances. Il
+ne faudrait pas cependant lui en faire un reproche trop sévère: on
+trouve, en effet, dans ce caractère spirituel et enjoué de Madame de
+Custine un sentiment, au fond toujours le même, qui flotte de la
+légèreté à la témérité, mais qui de la témérité s'élève parfois jusqu'à
+l'héroïsme. Quelle fermeté d'âme n'avait-elle pas montrée quand, en
+1794, au milieu des commissaires d'une section révolutionnaire qui
+perquisitionnaient chez elle et fouillaient tous ses meubles, elle
+traçait une mordante caricature de l'un d'eux, mettait les rieurs de son
+côté et sauvait ainsi sa vie! Et de quelle témérité héroïque
+n'avait-elle pas fait preuve quand, en 1793 protégeant de sa présence
+son beau-père le général de Custine devant le tribunal révolutionnaire,
+elle avait d'un si grand courage, comme dit Chateaubriand, bravé
+l'échafaud! C'est en faveur de cet héroïsme que bien des légèretés lui
+seront pardonnées; il y a dans sa vie des pages qui lui assurent le
+respect et la sympathie de la postérité.
+
+Dans la même lettre, nous remarquons ce passage: «Que de choses nous
+disons «des gens que nous avons vus à Fervaques!» À qui Chateaubriand
+a-t-il pu dire tant de choses, lui qui n'a fait que traverser Paris?
+Probablement à la mère de Madame de Custine, la Marquise de Boufflers,
+s'il a eu le temps de la voir.
+
+Chateaubriand se rend à Villeneuve sans perdre de temps. Il y reçoit,
+presque à son arrivée, une missive de Madame de Custine (le petit
+griffon). Elle lui renvoie une lettre fort suspecte qu'elle a reçue pour
+lui: une lettre de femme! René se tire comme il peut de ce mauvais pas
+dans la réponse qu'il lui adresse:
+
+ Quel radotage que le petit griffon écrit en me renvoyant une lettre
+ d'une _soeur_ bretonne qui veut venir voir le couronnement! J'espère
+ qu'on a reçu de Paris un griffon tout _autrement aimable_. Tâchez
+ donc de quitter votre retraite. Le temps approche de la réunion. Je
+ ne puis pas écrire plus long et plus longtems.
+
+ Villeneuve-sur-Yonne 1er novembre.
+
+ À Madame de Custine au château de Fervaques, par Lisieux, Calvados.
+
+Si Madame de Custine avait quelquefois à souffrir, ce qui n'est pas
+douteux, du caractère _maussade_ de Chateaubriand, celui-ci, à son tour,
+était souvent impatienté de ses plaintes, de ses jalousies, de ses
+exigences. On va en juger:
+
+ Je suis certainement désolé d'avoir manqué Chênedollé, et je ferai
+ tout ce qu'il est possible de faire pour passer quelques jours avec
+ lui; mais aussi vous me persécutez trop.
+
+ Puis-je faire plus que je n'ai fait? J'ai été deux fois vous voir
+ contre tout sens commun; j'ai resté avec vous aussi longtems et
+ plus longtems que je ne le pouvais; je vous assure que je suis
+ fâché de vos plaintes très injustes. Je ne sais plus comment faire
+ pour vous être agréable en quelque chose. Tâchez de voir que vous
+ n'avez pas la raison de votre côté, et sachez-moi un peu de bien de
+ mes voyages, que, je vous le proteste, je n'aurais pas faits pour
+ d'autres que pour vous.
+
+ Mais parlons de choses plus agréables. Dites à Chênedollé que je
+ l'attends cet hiver, au mois de janvier, qu'il faut absolument
+ qu'il vienne passer quelque temps chez moi à Paris, qu'il faut que
+ nous nous retrouvions encore au moins quelques moments ensemble.
+ Eh! bon Dieu, quand serons-nous maîtres de ne nous pas quitter un
+ seul instant? Vous, éternelle grondeuse, quand revenez-vous à
+ Paris? Quand quittez-vous votre château? Je parie que vous me ferez
+ encore la mine! Mais je vous déclare que si vous me recevez avec
+ une mine renfrognée, vous ne me verrez qu'une fois, car je suis
+ enfin lassé de vos perpétuelles injustices. Allons, la paix.
+ Arrivez, réparez vos torts, confessez vos péchés; je vous reçois en
+ miséricorde. Mais que le pardon soit sincère. Un million de
+ bonjours, de joies, de souvenirs. Amitiés à nos amis, même à mon
+ ennemie Madame de Cauvigny. Embrassez Chênedollé trois fois pour
+ moi, mais pourtant en mon _intention_.
+
+ N'oubliez pas mon proscrit[28]. À vous, à vous et pour la vie.
+
+ Villeneuve-sur-Yonne, 9 novembre 1804.
+
+ À Madame de Custine, au château de Fervaques, par Lisieux,
+ Calvados.
+
+Rapprochons la première partie de cette lettre si dure de ton, si
+hautaine, si menaçante en apparence, des lignes finales qui font
+contraste, tant elles sont caressantes et presque tendres. Nous
+retrouvons dans d'autres circonstances analogues, avec d'autres
+personnes, Madame Récamier par exemple, le même procédé; nous voyons le
+même homme tour à tour violent, impérieux, appelant une rupture qu'il ne
+veut pas, puis conciliant, aimant et si plein de douceur que, comme dit
+Madame de Custine, «on lui croirait un bon coeur,» et ce bon coeur, il
+l'avait en effet. Ce manège voulu, prémédité était un trait de
+caractère: il semblait repousser celles qu'il désirait le plus retenir,
+mais retenir soumises à sa domination, à son humeur, à ses caprices.
+
+Pour analyser ses sentiments souvent si complexes et qui semblent
+parfois se contredire, il est certains faits qu'il ne faut pas perdre de
+vue.
+
+Chateaubriand, beaucoup plus aimé, à ce que l'on prétend, qu'il n'aimait
+lui-même, portait dans ses amours le même sentiment de défiance que ces
+femmes qui craignent d'être aimées plus pour leur fortune que pour
+elles-mêmes; il avait pour les passions qu'il inspirait beaucoup de
+scepticisme; un soupçon le poursuivait: Est-ce bien lui qu'on aimait, ou
+n'était-ce pas sa renommée, sa gloire, la poétique auréole qui
+couronnait son nom?
+
+Ce soupçon qui le suivait dans tous ses attachements, il en a fait
+lui-même l'aveu dans les _Mémoires d'outre-tombe_ en racontant
+l'histoire si touchante de son amour pour Charlotte Ives.
+
+--...Je devais croire être aimé. Depuis cette époque, (son émigration en
+Angleterre), je n'ai rencontré qu'un attachement assez élevé pour
+m'inspirer la même confiance. Quant à l'intérêt dont j'ai paru être
+l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu démêler si des causes
+extérieures, si le fracas delà renommée, la parure des partis, l'éclat
+des hautes positions littéraires ou politiques n'était pas l'enveloppe
+qui m'attirait des empressements».
+
+Quel est, après les chastes amours de Charlotte Ives, cet autre
+attachement qui a pu inspirer à René la même confiance? Le comte de
+Marcellus, en commentant ce passage, déclare «qu'il a pu le deviner
+«peut-être, mais qu'il doit imiter la discrétion «du maître, et se
+taire.» Nous sommes donc réduits à des conjectures. Il est évident qu'il
+n'est pas question de Madame de Chateaubriand, puisque son mariage est
+antérieur de deux années à ses relations avec Charlotte, où il s'est
+montré bien léger; il ne semble pas non plus que ce soit à Madame de
+Custine que Chateaubriand a pensé lorsqu'il écrivait ces lignes en 1838:
+l'origine de leur liaison pouvait lui laisser quelque défiance,
+quoiqu'il ait conservé avec elle jusqu'à la fin des relations très
+suivies; probablement, c'est de Madame de Beaumont qu'il s'agit ici, car
+elle l'avait aimé avant sa gloire.
+
+Le jugement de deux femmes d'une extrême distinction et de beaucoup
+d'esprit, achèvera l'analyse du caractère personnel que Chateaubriand
+lui-même vient de nous révéler.
+
+La soeur du duc de Richelieu. Madame de Montcalm veut prémunir le Comte
+de Marcellus, nommé secrétaire d'Ambassade à Londres, contre les
+déceptions qu'il rencontrerait auprès de son ambassadeur, s'il se
+livrait à lui sans réserve. Voici comment elle s'exprime: «N'espérez pas
+vous l'attacher. Chez ces génies qui expriment si bien le sentiment, le
+sentiment réside peu. Leur estime, leur confiance ne mène pas à
+l'affection. Trop ardemment épris des chimères qu'ils se créent au
+dedans d'eux-mêmes, ils n'aiment rien au dehors. Par une pénétration qui
+leur est propre, ils jugent de prime-abord ceux qui les approchent. Dès
+lors, quand ils se sont emparés de vous, ils se mettent à l'aise, car
+ils savent que pour vous garder à jamais, ils n'ont pas même besoin de
+la réciprocité.»
+
+Madame la duchesse de Duras, qui permettait à Chateaubriand de l'appeler
+«sa soeur», ajoute un trait à ce tableau: «M. de Chateaubriand,
+disait-elle, ne gâte pas ses amis. J'ai peur qu'il ne soit un peu gâté
+par leur dévouement. Il ne répond jamais rien qui ait rapport à ce qu'on
+lui écrit, et je ne suis pas sûre qu'il le lise[29]». Madame de Custine
+en savait quelque chose.
+
+On peut adresser à Chateaubriand tous, ces reproches et bien d'autres
+sans doute. Veut-on dire qu'il a péché par l'excès de l'amour-propre et
+de la vanité, par l'orgueilleuse exagération de son indépendance,
+qu'emporté vers le monde idéal par les élans d'une imagination
+toute-puissante et sans contrôle, il retombait ensuite, meurtri par les
+faits, dans les déceptions, la tristesse et l'ennui? Nous l'admettrons
+sans peine.
+
+Mais y eut-il jamais une âme plus généreuse, plus éprise du beau et du
+sublime? Qui a jamais été doué d'une plus grande tendresse de coeur, car
+ces sentiments qui sortaient de son âme, qui étaient son génie, qui
+étaient lui-même, comment les aurait-il exprimés, s'il ne les avait
+ressentis?
+
+Ramené bientôt à la réalité des choses, il se sentait arrêté par le
+doute; une sorte de scepticisme s'emparait de lui, et il ne lui restait
+plus que l'inconstance et le dégoût. Avec une pareille nature, plus
+l'imagination est forte, plus les chutes sont profondes; c'est qu'en
+effet, l'imagination seule est un guide peu sûr et que la direction de
+la vie humaine ne doit pas lui appartenir.
+
+Faut-il s'étonner qu'on trouve ainsi un homme double dans Chateaubriand,
+l'un doué de tant de charmes, de tant d'esprit et de bonté, l'autre
+brusque et morose, absolu, impérieux, et pour prendre ses expressions
+mêmes, mobile comme le nuage, impétueux comme la tempête? Sans doute,
+les femmes qu'il captivait avaient à souffrir; il en faisait ses
+esclaves et leur infligeait le poids écrasant de ses déceptions et de
+ses caprices. À qui s'en prendre? À lui sans doute, mais à elles aussi:
+l'expiation naît de la faute; c'est ainsi que ces belles adorées
+portaient la peine de leurs folles amours, et que le châtiment venait à
+elles par leur adorateur. Croit-on qu'elles l'en aimaient moins pour
+cela? Non sans doute. Comment n'auraient-elles pas préféré à de
+monotones tendresses les élans soudains et troublants de passions
+grandes et vagues comme l'infini, qui emportent l'âme jusqu'au pur
+idéal! Quelle femme ne voudrait posséder ces dons de la vie supérieure
+même au prix de peines amères et de quelques douleurs!
+
+Au surplus, veut-on avoir le portrait de Chateaubriand dans ce qu'on
+pourrait appeler son état normal? Joubert, écrivant à M. Molé, va nous
+le donner: «Chateaubriand, que je vois la moitié de la journée, me fait
+peu compagnie; mais ce n'est pas sa faute: c'est celle de ma léthargie.
+Je serais fort aise que vous le voyiez ici, pour juger de quelle
+incomparable bonté, de quelle parfaite innocence, de quelle simplicité
+de vie et de moeurs, et au milieu de tout cela, de quelle inépuisable
+gaîté, de quelle paix, de quel bonheur il est capable, quand il n'est
+soumis qu'aux influences des saisons, et remué que par lui-même. Sa
+femme et lui me paraissent ici dans leur véritable élément. Quant à lui,
+sa vie est pour moi un spectacle, un objet de contemplation; il m'offre
+vraiment un modèle, et je vous assure qu'il ne s'en doute pas; s'il
+voulait bien faire, il ne ferait pas si bien[30].» Voilà un portrait qui
+réfute bien des dénigrements et corrige bien des injustices.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Mort de Madame de Caux.--Le voyage d'Orient.--La Vallée aux
+Loups.--Armand de Chateaubriand.--Madame de Custine à Rome.--Le docteur
+Korelf.--Fouché duc d'Otrante.
+
+
+Le jour même où Chateaubriand écrivait à Madame de Custine la lettre
+qu'on a lue plus haut, mourait à Paris la plus chère de ses soeurs:
+Lucile, Madame de Caux, dont la santé, longtemps chancelante, n'avait
+cessé d'empirer depuis que Chateaubriand, trois mois auparavant, avait
+écrit à Chênedollé: «Lucile est très malade.»
+
+Cette femme illustre a occupé trop de place dans la vie de son frère
+pour que nous mentionnions sa mort comme un simple incident, sans nous y
+arrêter, au moins un instant. Un portrait par Chateaubriand, deux
+lettres d'elle, quelques lignes enthousiastes de Chênedollé, suffiront
+pour nous faire connaître cette noble figure et nous apprendre à la
+respecter.
+
+Dans la première rédaction des Mémoires de sa vie, commencée en 1809,
+Chateaubriand trace le portrait de Lucile à 17 ans.
+
+«Elle était grande et d'une beauté remarquable, mais sérieuse; son
+visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait
+souvent au ciel des regards pleins de tristesse et de feu. Sa démarche,
+sa voix, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de
+souffrant... Je l'ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête comme une
+statue antique, rêver immobile et inanimée; retirée vers son coeur, sa
+vie ne paraissait plus au dehors et son sein même ne se soulevait plus.
+Par son attitude, sa mélancolie, sa beauté, elle ressemblait à un génie
+funèbre.»
+
+Chênedollé, qui lui avait été présenté à Paris en 1802, s'éprit
+éperdûment de cette âme délicate et passionnée. Il lui demanda sa main;
+Lucile n'accueillit pas sa demande et lui refusa toute espérance de
+mariage; mais elle lui accorda son amitié, amitié très tendre, telle que
+peut être celle d'une femme qui, tout en aimant beaucoup, veut rester
+chaste et pure. Ce sentiment très particulier, qui n'excluait pas une
+familiarité respectueuse et reposait sur une confiance sans bornes, est
+peint admirablement dans cette lettre de Lucile à Chênedollé:
+
+ Rennes, ce 2 avril 1803.
+
+ Mes moments de solitude sont si rares que je profite du premier
+ pour vous écrire, ayant à coeur de vous dire combien je suis aise
+ que vous soyez plus calme. Que je vous demande pardon de
+ l'inquiétude vague et passagère que j'ai sentie au sujet de ma
+ dernière lettre! Je veux encore vous dire que je ne vous écrirai
+ point le motif que j'ai cru, à la réflexion, qui vous avait engagé
+ à me demander ma parole de ne point me marier. À propos de cette
+ parole, s'il est vrai que vous ayez l'idée que nous pourrions être
+ un jour unis, perdez tout à fait cette idée: croyez que je ne suis
+ point d'un caractère à souffrir jamais que vous sacrifiiez votre
+ destinée à la mienne. Si, lorsqu'il a été, ci-devant, entre nous
+ question de mariage, mes réponses ne vous ont point paru ni fermes
+ ni décisives, cela provenait seulement de ma timidité et de mon
+ embarras, car ma volonté était, dès ce temps-là, fixe et point
+ incertaine. Je ne pense pas vous peiner par un tel aveu qui ne doit
+ pas beaucoup vous surprendre, et puis, vous connaissez mes
+ sentiments pour vous: vous ne pouvez aussi douter que je me ferais
+ un honneur de porter votre nom; mais je suis tout à fait
+ désintéressée sur mon bonheur, et votre amie; en voilà assez pour
+ vous faire concevoir ma conduite envers vous.
+
+ Je vous le répète, l'engagement que j'ai pris avec vous de ne point
+ me marier a pour moi du charme, parce que je le regarde presque
+ comme un lien, comme une espèce de manière de vous appartenir. Le
+ plaisir que j'ai éprouvé en contractant cet engagement est venu de
+ ce que, au premier moment, votre désir à cet égard me sembla comme
+ une preuve non équivoque que je ne vous étais pas bien
+ indifférente. Vous voilà maintenant bien clairement au fait de mes
+ secrets; vous voyez que je vous traite en véritable ami.
+
+ S'il ne vous faut, pour rendre vos bonnes grâces aux muses, que
+ l'assurance de la persévérance de mes sentiments pour vous, vous
+ pouvez vous réconcilier pour toujours avec elles. Si ces divinités,
+ par erreur, s'oublient un instant avec moi, vous le saurez. Je sais
+ que je ne puis consulter sur mes productions un goût plus éclairé
+ et plus sage que le vôtre; je crains simplement votre politesse.
+ Quant à mes Contes, c'est contre mon sentiment, et sans que je m'en
+ sois mêlée, qu'on les a imprimés dans le _Mercure_. Je me rappelle
+ confusément que mon frère m'a parlé à cet égard; mais je n'y fis
+ aucune attention, ni ne répondis. J'étais au moment de quitter
+ Paris; j'étais incapable de rien entendre, de réfléchir à rien: une
+ seule pensée m'occupait, j'étais tout entière à cette pensée. Mon
+ frère a interprété pour moi mon silence d'une façon fâcheuse. Je
+ vous sais gré de l'espèce de reproche que vous me faites au sujet
+ de l'impression de mes Contes, puisqu'il me met à lieu de connaître
+ votre soupçon et de le détruire. Soyez bien certain que je n'ai
+ point consenti à la publicité de ces Contes, et que je ne m'en
+ doutais même pas. J'espère que quand vos affaires de famille seront
+ terminées, vous vous fixerez à Paris. Ce séjour vous convient à
+ tous égards, et je voudrais toujours que votre position soit la
+ plus agréable possible. Adieu. Vous voudrez bien, quand il en sera
+ temps, me mander votre départ de Paris, afin que je n'y adresse pas
+ mes lettres. Je compte encore rester quinze jours dans cette
+ ville-ci. Après cette époque, adressez-moi vos dépêches à Fougères,
+ à l'hôtel Marigny.
+
+ Quoique vos dépêches soient les plus aimables du monde, ne les
+ rendez pas fréquentes; j'en préfère la continuité. Vous devez être
+ fort paresseux et moi-même je suis fort sujette à la paresse. Je
+ vous recommande surtout de me faire part de tous vos soupçons à mon
+ égard; cette preuve d'intérêt me sera infiniment précieuse.
+
+Lucie vint de Bretagne se fixer à Paris dans le courant de l'automne.
+Son frère l'avait établie d'abord dans un appartement de la rue
+Caumartin, qu'elle quitta bientôt pour aller demeurer rue du faubourg
+Saint-Jacques, chez les dames Saint-Michel, dont Madame de Navarre était
+la Supérieure. De cette maison de retraite, elle adressait à son frère
+des lettres pleines d'émotion, empreintes de la plus vive tendresse et
+d'une exaltation de sensibilité qui touchait au désespoir. Ces lettres
+passionnées et douloureuses dénotent l'état d'une âme atteinte par de
+profondes souffrances.
+
+Il n'est pas certain que Lucile ait maintenu jusqu'à la fin le pacte
+qu'elle avait formé avec Chênedollé et qu'elle soit restée fidèle à
+cette persévérance de sentiments qu'elle lui avait promise. Une des
+dernières lettres adressées par elle à son frère, permettrait d'en
+douter. Voici cette lettre qui peint l'état de cette âme prête à quitter
+la terre; elle est très touchante:
+
+ Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de quelque impertinence
+ de M. Chènedollé? Je suis bien décidée à ne point l'inviter à
+ continuer ses visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit
+ la dernière. Je ne veux point gêner sa politesse. Je ferme pour
+ toujours le livre de ma destinée, et je le scelle du sceau de la
+ raison; je n'en consulterai pas plus les pages, maintenant, sur les
+ bagatelles que sur les choses importantes de la vie. Je renonce à
+ toutes mes folles idées; je ne veux m'occuper ni me chagriner de
+ celles des autres; je me livrerai à corps perdu à tous les
+ événements de mon passage dans le monde. Quelle pitié que
+ l'attention que je me porte! Dieu ne peut plus m'affliger qu'en
+ toi. Je le remercié du précieux, bon et cher présent qu'il m'a fait
+ en ta personne et d'avoir conservé ma vie sans tache: voilà tous
+ mes trésors. Je pourrais prendre pour emblème de ma vie la lune
+ dans un nuage, avec cette devise: _souvent obscurcie, jamais
+ ternie_. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné de mon langage
+ depuis hier matin. Depuis t'avoir vu, mon coeur s'est élevé vers
+ Dieu, et je l'ai placé tout entier au pied de la croix, sa seule et
+ véritable place.
+
+Complétons le portrait de Lucile par quelques lignes que Chênedollé a
+consacrées à son amie, dès qu'il eut à la pleurer: «Auprès de cette
+femme céleste, je n'ai jamais formé un désir; j'étais pur comme elle;
+j'étais heureux de la voir, heureux de me sentir près d'elle. C'était
+l'espèce de bonheur que j'aurais goûté auprès d'un ange... Celui qui n'a
+pas connu Lucile ne peut savoir ce qu'il y a d'admirable et de délicat
+dans le coeur d'une femme. Elle respirait et pensait au ciel. Il n'y a
+jamais eu de sensibilité égale à la sienne. Elle n'a point trouvé d'âme
+qui fût en harmonie avec la sienne; ce coeur si vivant et qui avait tant
+besoin de se répandre a fini par dévorer sa vie[31].»
+
+ * * * * *
+
+Pendant le séjour de son frère à Villeneuve, Madame de Caux changea
+encore une fois de résidence. Où alla-t-elle? Nul ne le sait. Mais les
+soins du bon Saint-Germain, l'ancien domestique de Madame de Beaumont,
+la suivirent partout. Ce vieux et fidèle serviteur assista seul à ses
+derniers moments. Elle mourut à Paris le 9 novembre 1804. Pauvre femme,
+d'une si grande âme, qui a touché presque au génie, et qui poursuivie
+par les traits d'une fable odieuse, n'a pas trouvé le repos même dans la
+mort[32].
+
+Saint-Germain annonça par quelques lignes la mort subite de sa maîtresse
+à Chateaubriand qui en fit part presque aussitôt à Madame de Custine.
+
+ Villeneuve-sur-Yonne.
+
+ Depuis ma dernière lettre, j'ai éprouvé une des plus grandes peines
+ que je puisse encore ressentir dans cette vie. J'ai perdu une soeur
+ que j'aimais plus que moi-même et qui me laissera d'éternels
+ regrets. Cette solitude qui se fait tous les jours autour de moi
+ m'effraye, et je ne sais qui comblera jamais le vide de mes jours.
+ Je suis sans avenir, et bientôt même je vais être obligé de me
+ retirer dans quelque coin du monde, car ma fortune ne me permettra
+ plus de vivre à Paris, et je ne prévois pas comment jamais je
+ deviendrai plus heureux sous ce rapport. Que deviendrai-je? Je n'en
+ sais rien. Il ne me reste plus qu'à désirer le bonheur de ceux que
+ j'aime. Tâchez donc d'être heureuse! Tâchez de délivrer mon
+ ami[33]. Aimez moi un peu, si vous pouvez. J'ai tant rêvé de
+ bonheur, et je me suis si souvent trompé dans mes songes que je
+ commence à prendre votre rôle, à être tout à fait sans espoir.
+ Mille tendresses.
+
+ Quand serez-vous à Paris?
+
+ 2 frimaire, 23 novembre.
+
+ À Madame de Custine, au Château de Fervaques, par Lisieux.
+
+La mort de Lucile avait frappé Chateaubriand comme d'un coup de foudre.
+Le souvenir de sa jeunesse, les grèves de Saint-Malo, ou le mail et les
+bois de Combourg, les promenades solitaires «où ils traînaient
+tristement sous leurs pas les feuilles séchées», durent lui apparaître
+avec le souvenir de sa compagne, de la protectrice de son enfance, de
+celle qui avait partagé ses tristesses et ses rêves. En elle il pleurait
+«une sainte de génie, que l'égarement n'empêchait pas de s'orienter vers
+le ciel.»
+
+La douleur de Madame de Chateaubriand ne fut pas moins vive; elle ne
+versait pas moins de larmes, mais ses regrets empruntaient à sa piété
+des accents différents: «Toute meurtrie des caprices impérieux de
+Lucile, elle ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au
+repos du Seigneur.»
+
+Dans la lettre que nous avons déjà citée, Joubert, de son côté, rend
+témoignage de l'affliction de ses deux amis: «Il (Chateaubriand) a perdu
+depuis huit jours sa soeur Lucile, également pleurée de sa femme et de
+lui, également honorée de l'abondance de leurs larmes. Ce sont deux
+aimables enfants, sans compter que le garçon est un homme de génie.»
+
+ * * * * *
+
+À partir de la lettre par laquelle Chateaubriand annonce la mort de sa
+soeur, celles qui suivent, étiquetées de la main de Madame de Custine, ne
+portent plus comme les précédentes un numéro d'ordre écrit par elle, et
+comme le plus souvent Chateaubriand ne les a pas datées, le classement
+en est difficile. Cependant en rapprochant chacune d'elles d'autres
+lettres émanant soit de Joubert et de ses correspondants, soit de
+Chênedollé et de Madame de Custine elle-même, on arrive, pour presque
+toutes, à une date approximative certaine. Les Mémoires si intéressants
+de Madame de Chateaubriand surtout[34] nous ont été d'un grand secours
+pour ce classement.
+
+Cependant une question se pose naturellement ici: Pourquoi ces lettres,
+étiquetées précédemment par numéros d'ordre, cessent-elles de l'être?
+Serait-ce un indice de refroidissement dans les relations réciproques?
+Nullement: l'intimité, entre Chateaubriand et Madame de Custine n'a
+jamais été plus grande que dans le courant de l'année 1805 et les six
+premiers mois de 1806, jusqu'au départ de Chateaubriand pour l'Orient.
+Toutefois il faut reconnaître que les lettres deviennent plus rares;
+mais il faut attribuer ce fait au séjour que Chateaubriand et Madame de
+Custine ont fait simultanément à Paris pendant cette période: ils se
+voyaient et ne s'écrivaient pas.
+
+Quant à la persistance de leurs relations, des documents nombreux et
+très certains vont nous en donner la preuve.
+
+M. et Madame de Chateaubriand quittèrent la maison de Joubert, à
+Villeneuve-sur-Yonne, dans les premiers jours du mois de janvier 1805 et
+rentrèrent dans leur maison de la rue de Miromesnil qui venait d'être
+vendue et qu'ils devaient bientôt quitter.
+
+Le 12 janvier, Chateaubriand écrit à Chênedollé pour l'informer de son
+retour et l'inviter à venir le voir à Paris. «... Je suis enfin revenu
+de Villeneuve pour ne plus y retourner cette année. Je vous attends;
+votre lit est prêt; ma femme vous désire. Nous irons nous ébattre dans
+les vents, rêver au passé et gémir sur l'avenir. Si vous êtes triste je
+vous préviens que je n'ai jamais été dans un moment plus noir: nous
+serons comme deux Cerbères aboyant contre le genre humain. Venez donc le
+plus tôt possible. Madame de C... (Custine) doit vous avoir un
+passeport[35]. Venez; le plaisir que j'aurai à vous embrasser me fera
+oublier toutes mes peines.»
+
+L'invitation adressée à Chênedollé resta sans effet; il ne vint pas à
+Paris. Près de trois mois s'écoulèrent, et Madame de Custine, sur le
+point de partir pour Fervaques, lui écrit à la date du 28 mars: «... Ce
+que j'ai de la peine à vous pardonner, c'est que vous me ne dites rien
+de Fervaques. Vous ne me promettez pas d'y venir et longtems. Notre ami
+dit qu'il y passera six semaines, mais je ne suis pas femme à prendre à
+ces choses-là. Je suis plus folle que jamais, et je suis plus
+malheureuse que je ne puis dire. Le _Génie_ (Chateaubriand) se réjouit
+de vous voir. Il prend part à vos douleurs, et quand il parle de vous,
+on serait tenté de croire qu'il a un bon coeur.»
+
+Notons ce dernier trait dont tous ceux qui n'aiment pas Chateaubriand
+ont fait contre lui un grand usage. Il est clair qu'en écrivant ces
+lignes, Madame de Custine était de bien mauvaise humeur. Entre Delphine
+et René que s'était-il donc passé? Il serait curieux de reproduire une
+de ces scènes qui troublaient de temps à autre leur intimité; quelques
+lignes de chacun d'eux nous rend la tâche facile: L'une se plaignait
+sans cesse, éclatait en jalousies et en reproches, s'emportait,
+pleurait, puis se mettait à bouder; L'autre, René, peu patient de sa
+nature, prenait ses airs sombres, rappelait son amie au sens commun,
+menaçait d'une rupture et partait. Mais toute cette colère ne durait
+pas, et quelque billet, laconique comme celui-ci, servait de préambule à
+une prompte réconciliation:
+
+ À demain, Grognon,
+
+ _À Madame de Custine._
+
+Dans l'intervalle, Madame de Custine avait trouvé le temps d'épancher
+dans quelque lettre ses larmes et ses fureurs, contre un bourreau qui la
+rendait «plus malheureuse que jamais» et dont aussi «plus que jamais
+elle était folle».
+
+Il ne faut pas prendre au tragique, comme l'ont fait les biographes, ces
+querelles passagères, légers orages du printemps, qui chez l'une
+n'éteignaient pas l'amour et qui laissaient subsister chez l'autre une
+durable amitié.
+
+Ce court billet ne porte ni date ni adresse; une date était inutile:
+Chateaubriand ne l'écrivait pas pour la postérité, et quant à l'adresse,
+la femme de chambre qui devait le remettre à sa maîtresse n'en avait pas
+besoin. Mais quel est ce signe mystérieux, cette étoile, qu'on y
+remarque et que René n'a reproduit nulle part dans sa correspondance?...
+
+ * * * * *
+
+Voici un autre billet, sans date, qui doit se placer à peu près à
+l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire avant que Madame de
+Custine quittât le quartier de la rue Miromesnil:
+
+ À Madame de Custine, rue de Miromesnil, 19, Place Beauveau.
+
+ J'irai vous demander à dîner. Je ne pourrai être chez vous avant
+ cinq heures ou cinq et demie. J'aurais répondu à votre lettre, si
+ je n'avais préféré vous porter la réponse moi-même. Je vous écris
+ ce mot chez Bertin et nous parlons de vous.
+
+ Mercredi.
+
+Si Chateaubriand faisait de si fréquentes visites, des visites
+journalières à Madame de Custine, il était aussi de toutes ses soirées,
+et la plupart du temps, quand elle recevait à dîner un personnage
+intéressant à quelque titre, il était son commensal.
+
+C'est ainsi qu'un jour il dîna chez elle avec l'abbé Furia, adepte des
+rêveries mystiques de Swedenborg et des théories magnétiques de Mesmer.
+L'abbé Furia entreprit de tuer un serin en le magnétisant; mais,«le
+serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de lui, fut obligé de quitter la
+partie, de peur d'être tué par le serin». Chateaubriand, qui raconte
+cette scène plaisante, ne croyait pas plus au magnétisme, où la part du
+charlatanisme l'emportait considérablement sur celle de la vérité, qu'il
+ne croirait de nos jours aux tables tournantes et aux pratiques
+superstitieuses qui en dérivent. Le nom de l'abbé Furia a reparu ces
+années dernières en cour d'assises à propos d'un procès criminel. Il
+paraît qu'il a encore des disciples.
+
+«Une autre fois (mais plus tard, probablement en 1807), le célèbre Gall,
+toujours chez Madame de Custine, dit Chateaubriand, dîna près de moi
+sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une
+grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais, raccommoder sa science
+d'une manière dont j'étais honteux pour lui.» Il est permis de supposer
+que Chateaubriand a un peu exagéré ce qu'il y eut de ridicule dans ce
+singulier diagnostic. Mais, quel que soit le discrédit où est tombée sa
+phrénologie, Gall était un homme sérieux que l'esprit de système n'a pu
+pousser jusqu'à l'extravagance. Dans tous les cas, cette anecdote reçut,
+à ce qu'il paraît, quelque publicité, car, environ quatorze ans avant
+que Chateaubriand la racontât dans les _Mémoires d'outre-tombe_, le
+docteur Gall la démentait déjà: «Dans un dîner où je me trouvais à
+Londres, en 1823, avec le docteur Gall, dit le comte de Marcellus, il se
+défendit vivement de sa bévue envers M. de Chateaubriand, que celui-ci
+m'avait racontée, et il prit fort au sérieux l'histoire de la
+grenouille.»
+
+ * * * * *
+
+Revenons à Madame de Custine. Elle partit pour Fervaques, où
+chateaubriand alla la rejoindre le 24 juillet. Dès le lendemain de son
+arrivée, elle adresse à Chênedollé une nouvelle lettre: «Colo
+(Chateaubriand) est ici depuis hier; il vous désire et nous serons tous
+charmés de vous voir. Comme à son ordinaire, il dit qu'il ne restera que
+quelques jours. Aussi, si vous voulez encore le trouver ici, aussitôt ma
+lettre reçue, mettez-vous en route et arrivez le plus tôt que vous
+pourrez.»
+
+Cette lettre, que nous abrégeons, est suivie de quelques lignes de
+Chateaubriand: «Vous savez peut-être, mon cher ami, que le voyage de
+Suisse est manqué, du moins pour moi[36]. Je suis à Fervaques; j'y suis
+pour quinze jours: vous seriez bien aimable d'y venir. Nous tâcherons de
+nous rappeler ces vers que vous me demandez. Venez donc, mon cher ami,
+nous parlerons de notre automne. Mais venez vite, car vous ne me
+trouveriez plus.»
+
+Chênedollé se rendit à cette double invitation. Il vit à Fervaques son
+ami qui lui fit part de ses projets de voyage en Orient. Par discrétion
+sans doute et par ménagement, Chênedollé n'en avertit pas Madame de
+Custine.
+
+C'est seulement l'année suivante, dans le courant de l'été, que
+Chateaubriand alla lui-même lui annoncer ce fatal voyage, dont la
+nouvelle devait lui briser le coeur. La lettre qu'elle adressa
+immédiatement à Chênedollé mérite d'être reproduite; nous l'empruntons
+au livre de Sainte-Beuve sur Chateaubriand:
+
+ Fervaques, ce 24 juin 1806.
+
+ Enfin je reçois de vos nouvelles; j'y avais réellement renoncé.
+ C'était si bien fini, que vous n'avez rien su et que vous savez
+ rien du tout. Le _Génie_ est ici depuis quinze jours; il part dans
+ deux, et ce n'est pas un départ ordinaire, ce n'est pas un voyage
+ ordinaire non plus. Cette chimère de Grèce est enfin réalisée. Il
+ part pour remplir ses voeux et détruire tous les miens. Il va
+ accomplir ce qu'il désire depuis longtems. Il sera de retour au
+ mois de novembre à ce qu'il assure. Je ne puis le croire. Vous
+ savez si j'étais triste l'année dernière: jugez donc de ce que je
+ serai cette année. J'ai pourtant pour moi l'assurance d'être mieux
+ aimée; la preuve n'en est guère frappante: il part d'ici dans deux
+ jours pour un grand voyage. Je ne vous engage donc point à venir à
+ présent; mais si, dans le courant de l'été, vous vous en sentez le
+ courage, vous me ferez plaisir, et d'après ce que vous venez
+ d'apprendre, vous serez, je pense, rassuré sur l'effet que pourrait
+ faire votre tristesse. Je vous quitte, car vous savez dans quelles
+ angoisses je dois être; je ne puis causer plus longtems.
+
+ La chère souris (Madame de Vintimille) est ici.
+
+ Tout a été parfait depuis quinze jours, mais aussi tout est fini.
+
+Tout n'était pas fini cependant, comme la suite des faits nous
+l'apprendra. Après ce voyage en Orient qui lui causa tant d'émotions,
+Madame de Custine retrouvera tout ce qu'elle croyait avoir perdu, dans
+un sentiment nouveau, non moins sincère et non moins tendre, mais
+transformé: celui de l'amitié, de cette amitié particulière qui garde
+toujours l'empreinte du sceau de l'amour. Le calme succédera-t-il pour
+elle aux orages du coeur? Nous retrouverons partout, dans les lettres de
+Chateaubriand, l'expression de sa tendre affection qui persistera
+jusqu'à la fin.
+
+ * * * * *
+
+Le voyage d'Orient avait été décidé en 1806. M. et Madame de
+Chateaubriand allèrent d'abord en Bretagne faire leurs adieux à leur
+famille, et le 15 juillet ils partirent ensemble pour Venise. Là ils se
+séparèrent: le 29 juillet, Chateaubriand quitta Venise pour gagner
+Trieste où il s'embarqua le 1er août, et Madame de Chateaubriand,
+accompagnée de Ballanche, qui était allé la rejoindre, revint à l'hôtel
+de Coislin attendre le retour de son mari.
+
+Chateaubriand, dans le cours de son voyage, n'écrivit à personne. Madame
+de Chateaubriand passa dans les transes de l'inquiétude les longs mois
+qui suivirent.
+
+Sans doute, Madame de Custine éprouvait aussi, comme ses lettres
+l'indiquent, les chagrins de l'absence. Mais peut-on supposer que moins
+de quatorze jours après le départ du voyageur, déjà folle de terreur
+parce qu'elle n'avait pas reçu de nouvelles de lui, elle se soit rendue
+«en suppliante» chez Madame de Chateaubriand pour lui en demander? Elle
+aurait reculé sans doute devant une pareille démarche; le sens parfait
+des convenances, qui régnait dans le monde où elle vivait, aurait suffi
+pour l'en détourner.
+
+Cette supposition, blessante pour Madame de Custine, repose sur deux
+mots obscurs de deux lettres de Madame de Chateaubriand à M. et Madame
+Joubert, datées l'une du 29 juillet, l'autre du 24 août 1806, dans
+lesquelles elle se plaint de ce que la «chère comtesse ne l'abandonne
+pas assez.» Où est la preuve que la chère comtesse soit Madame de
+Custine? À cette époque celle-ci n'était même pas à Paris, mais à
+Fervaques où elle attendait Chênedollé. Il est probable que la chère
+comtesse n'était autre que Madame de Coislin qui, en qualité de voisine,
+imposait, peut-être un peu plus que de raison, à Madame de Chateaubriand
+sa présence, ses consolations et son amitié. Ces deux dames habitaient,
+place de la Concorde, dans la maison du garde-meuble.
+
+ * * * * *
+
+Le voyage de Chateaubriand, de son départ de Trieste le 1er août 1806, à
+son retour à Bayonne le 5 mai 1807, dura exactement neuf mois et
+quelques jours. Il avait visité Athènes, Sparte, Constantinople «pays de
+forte et d'ingénieuse mémoire»; il avait accompli le pélerinage de
+Jérusalem, était revenu par Alexandrie, Tunis et l'Espagne et avait
+ainsi fait le tour complet de la Méditerranée. Il se plaisait à
+s'appliquer ce vers du poète:
+
+ Diversa exsilia et diversas quærere terras,
+
+fier qu'il était d'avoir vu d'autres cieux et ajouté de nouveaux et
+sublimes souvenirs aux hasards de sa vie errante.
+
+ * * * * *
+
+À son retour, il reprit ses relations avec Madame de Custine, dont le
+zèle et le dévouement furent bientôt mis à l'épreuve dans une
+circonstance où Chateaubriand faillit être frappé par les colères de
+Napoléon.
+
+Tout le monde connaît l'article du _Mercure_ (4 juillet 1806), où se
+trouve cette phrase éloquente:
+
+«Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir
+que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble
+devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que
+de mériter sa disgrâce, l'historien paraît chargé de la vengeance des
+peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans
+l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà
+l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du
+monde.»
+
+Napoléon sentit l'allusion et s'irrita. «La foudre, dit Joubert, resta
+quelque temps suspendue; à la fin le tonnerre a grondé; le nuage a
+crevé: tout cela a été vif et même violent. Aujourd'hui tout est
+apaisé.» Cependant la rédaction du _Mercure_ fut changée, et
+Chateaubriand, par l'intermédiaire du Préfet de police, M. Pasquier,
+reçut l'ordre de s'exiler à quelques lieues de Paris.
+
+Madame de Custine avait fait ce qu'elle avait pu auprès du «grand ami»,
+l'inévitable Fouché, pour écarter le danger. Mais il est fort douteux
+que celui-ci soit intervenu dans cette affaire, qui se traita entre
+l'Empereur et Fontanes. La colère de Napoléon ne dura pas, puisque, peu
+de temps après, il faisait nommer le coupable membre de l'Académie
+française.
+
+C'est à cette époque que Chateaubriand acheta près de Sceaux, à Aulnay,
+la maison de la Vallée-aux-Loups, au milieu des bois, dans un site
+solitaire, où rien ne rappelait le voisinage de la capitale. Ce lieu
+désert avait alors des beautés agrestes qui ne se rencontrent plus que
+dans quelques-unes de nos provinces, en Auvergne, ou en Bretagne. Nulle
+part les rêves et la mélancolie ne pouvaient trouver de plus mystérieux
+asiles que sous les grands chênes de ce bois d'_Écoute-la-pluie_, dont
+on lit sur les vieilles cartes le nom pittoresque.
+
+Tous ces alentours n'existent plus; les gorges profondes, les chemins
+creux et ravinés, les chênes centenaires, les châtaigniers aux vastes
+ombrages, tout a disparu, tout est dénudé, nivelé, morcelé. L'âme de la
+solitude, la poésie de ces lieux sauvages a fui sans retour.
+
+Un souvenir intéressant que Madame de Chateaubriand a consigné dans ses
+Mémoires, se rattache à cette propriété, qui avait appartenu, dit-elle,
+à un brasseur très riche de la rue Saint-Antoine. Ce brasseur, au moment
+de la Révolution, avait rendu un assez grand service à la famille
+royale. En reconnaissance, la reine lui fit dire un jour qu'elle irait
+visiter sa brasserie d'Aulnay. Le bonhomme ne trouvant pas sa chaumière
+assez belle pour recevoir sa souveraine, fit construire en trois jours
+le petit pavillon qui se trouve sur un des coteaux du jardin et qui
+était effectivement de trop magnifique fabrique pour le reste de
+l'habitation.
+
+En 1807, la Vallée-aux-Loups était dans toute sa beauté. Une lettre de
+Joubert à Chênedollé, du 1er septembre, nous en donne une description
+intéressante:
+
+«Il (Chateaubriand) a acheté au delà de Sceaux un enclos de quinze
+arpents de terre et une petite maison. Il va être occupé à rendre la
+maison logeable, ce qui lui coûtera un mois de temps au moins, et sans
+doute aussi beaucoup d'argent. Le prix de cette acquisition, contrat en
+main, monte déjà à plus de 80,000 francs. Préparez-vous à passer
+quelques jours d'hiver dans cette solitude, qui porte un nom charmant
+pour la sauvagerie: on l'appelle dans le pays: Maison de la
+Vallée-aux-Loups. J'ai vu cette Vallée-aux-Loups; cela forme un creux de
+taillis assez breton et même assez périgourdin. Un poète normand pourra
+s'y plaire. Le nouveau possesseur en paraît enchanté, et, au fond, il
+n'y a point de retraite au monde où l'on puisse mieux pratiquer le
+précepte de Pythagore: «Quand il tonne, adore l'écho.»
+
+C'est dans cette solitude champêtre que Chateaubriand mit la dernière
+main à son poème des _Martyrs_. On montre encore, dans un des sites les
+plus pittoresques du parc, le pavillon isolé qui formait son cabinet
+d'étude et de travail.
+
+Depuis, M. le duc de Doudeauville, propriétaire de la Vallée-aux-Loups,
+a fait de «l'enclos» un grand parc; un peu au delà de la «petite
+maison,» il a élevé une splendide demeure. Tout ce qui rappelle le grand
+écrivain a été respecté; le pavillon où furent écrits les _Martyrs_ et
+l'_Itinéraire_ existe toujours; la maison qui semble en effet si petite,
+et qui pourtant a suffi pour cette société d'élite qui y assistait ravie
+à la lecture des chefs-d'oeuvre, n'est plus habitée, mais elle est
+remplie de fleurs et de plantes rares; deux cariatides apportées
+d'Orient y rappellent Athènes et la Grèce; des arbres mêmes que
+Chateaubriand avait plantés, souvenirs de ses voyages et des lointains
+pays, quelques-uns survivent encore, chargés du poids des ans.
+
+C'est dans les _Mémoires d'outre-tombe_ qu'il faut lire la description
+de la Vallée-aux-Loups. Ce vallon doit toute son illustration aux
+admirables pages de Chateaubriand. «C'est là qu'il écrivit les
+_Martyrs_, les _Abencerrages_, l'_Itinéraire_, _Moïse_; c'est là qu'il
+était, nous dit-il, dans des enchantements sans fin... Un jour les
+jeunes arbres qu'il y avait plantés protégeraient ses vieux ans!» Mais
+ce voeu n'a pas été exaucé; dans un moment de détresse, il dut vendre sa
+chère retraite, et depuis, il n'a cessé d'exhaler ses plaintes de
+l'avoir perdue: «De toutes les choses qui me sont échappées, la
+Vallée-aux-Loups est la seule que je regrette; il est écrit que rien ne
+me restera!»
+
+Le poème des _Martyrs_, dont nous avons vu naître la première pensée au
+mois de juin 1804, était terminé; il ne s'agissait plus que d'en faire
+la publication, pour laquelle l'auteur traita, vers la fin de 1808, avec
+Lenormant. Cette publication ne se pouvait accomplir sans formalités: il
+fallait d'abord que le livre passât par la censure, qui exigea des
+corrections ou des suppressions. Pour faire lever l'embargo, Madame de
+Custine usa, comme d'habitude, de son crédit, peut-être plus apparent
+que réel, auprès de son «grand ami», de Fouché, qui promit tout, ne fit
+rien, et promena Chateaubriand et sa protectrice à travers toutes les
+transes, de l'espérance à la crainte, jusqu'à ce qu'il eût finalement la
+main forcée par une puissance supérieure à la sienne.
+
+Après plusieurs billets qui marquent bien ces alternatives[37],
+Chateaubriand écrit à Madame de Custine la lettre suivante:
+
+ Chère belle, mille pardons, nous sommes dans les tracas jusqu'au
+ cou. Nous remporterons la victoire, mais on nous fait toutes les
+ difficultés possibles. Je ne cesse de courir ainsi que Bertin. Le
+ maître a parlé, il a loué le livre; d'où nous espérons que les
+ Etienne seront vaincus[38]. Mais la philosophie pousse des
+ rugissements. Encore deux ou trois jours et nos affaires seront
+ arrangées. Votre grand ami s'est un peu moqué de nous. J'irai vous
+ voir entre quatre et cinq heures. Dites-moi si vous y serez.
+
+ À madame,
+
+ Madame de Custine, rue de Miromesnil, au coin de la rue Verte.
+
+Cette lettre paraît antérieure de quelques jours à celle que M. Bardoux
+a publiée et dans laquelle nous lisons:
+
+ «Le grand ami (Fouché) s'est joué de nous. L'ordre d'attaquer vient
+ de lui, vous pouvez en être sûre. Eh bien, il n'y a pas grand mal:
+ l'article est bête et ridicule, et il y a tant de louanges
+ d'ailleurs, que je souhaite n'avoir jamais de pire ennemi. Vous
+ êtes bonne et aimable, tranquillisez-vous. Je ne fais que rire de
+ cela. Cela m'amuse d'être attaqué littérairement par ordre et par
+ un mouchard.»
+
+Chateaubriand se flatte, dans la première lettre, que les Etienne seront
+favorables ou garderont le silence; dans la seconde au contraire, ces
+espérances sont déçues: l'article d'Hoffman a déjà paru. Chateaubriand
+prétend qu'il s'en amuse et qu'il ne fait qu'en rire; mais, en réalité,
+son amour-propre froissé en souffrit cruellement.
+
+Pour nous qui jugeons à distance et tout à la fois la critique et
+l'oeuvre critiquée, il nous semble qu'il n'y avait pas lieu de s'émouvoir
+autant, et que, sans doute, Hoffman était trop peu à la hauteur du grand
+style épique des _Martyrs_ pour se faire juge d'un pareil livre.
+
+Si nous avions à faire ici une étude littéraire, nous ferions remarquer
+à quel point tout ce qui dérive de l'imagination et de la sensibilité,
+tout ce qui fait la grandeur de Chateaubriand: la magnificence des
+descriptions et le sentiment profond des passions humaines,
+l'enthousiasme du beau et de l'idéal, échappait complètement à ce
+critique, aussi bien qu'à ceux qui avaient jugé précédemment _Atala_,
+_René_, le _Génie du christianisme_. Tout cela, c'est-à-dire tout un
+côté de l'âme, ils l'ignorent, ils ne le voient pas, ils n'en ont aucune
+idée. Quel nombre effrayant de prosélytes n'ont-ils pas laissés dans le
+monde!
+
+Ce poème des _Martyrs_ n'a pas obtenu le succès que son auteur en
+attendait. La partie mythologique, longue, froide et languissante, nuit
+beaucoup à l'intérêt général. L'ouvrage par lui-même et par ses épisodes
+est très poétique et très beau. «J'ai peur, dit Chateaubriand à la fin
+de la préface, que la Divinité qui m'inspire ne soit une de ces Muses
+inconnues sur l'Hélicon, qui n'ont point d'ailes et qui vont à pied.»
+Est-ce à Delphine que s'adressait ce discret hommage?
+
+ * * * * *
+
+Nous venons de voir, vers la fin de 1808, Madame de Custine montrer pour
+les _Martyrs_ le même zèle que Madame de Beaumont, autrefois, pour le
+_Génie du christianisme_; nous allons retrouver, quelques mois plus
+tard, son intervention non moins affectueuse dans une circonstance bien
+autrement douloureuse et tragique.
+
+Armand de Chateaubriand, naufragé sur les côtes de Normandie, avait été
+arrêté le 9 janvier 1810. Quand Chateaubriand, son cousin, en fut
+informé, Armand était déjà depuis treize jours détenu dans les prisons
+de Paris. Un conseil de guerre fut réuni par les ordres de ce même
+général Hulin qui avait présidé au jugement du duc d'Enghien. Armand,
+accusé de conspiration royaliste, fut condamné à mort.
+
+Dans l'intervalle, Chateaubriand, malgré sa répugnance, demanda une
+audience à Fouché; Madame de Custine l'y accompagna: Fouché les joua une
+fois de plus; il nia d'abord qu'Armand fût arrêté; puis, ensuite, forcé
+d'en convenir, il s'excusa en prétextant qu'il n'était pas certain de
+son identité. Enfin, pour rassurer Chateaubriand, il lui annonça que son
+cousin était très ferme, «et qu'il saurait très bien mourir!» Mot cruel
+et tout à fait digne du proscripteur qui avait dirigé les égorgements de
+Lyon.
+
+Chateaubriand écrivit à l'Empereur pour demander la grâce de son cousin,
+mais dans sa lettre, peut-être un peu trop fière, quelques mots
+déplurent à Napoléon: «Chateaubriand me demande justice, il l'aura»,
+dit-il en froissant la lettre, et Fouché pressa l'exécution.
+
+Averti seulement à cinq heures du matin, Chateaubriand arriva quelques
+minutes trop tard au lieu du supplice, pour voir une dernière fois son
+malheureux parent; il le trouva encore palpitant et défiguré par les
+balles.
+
+Rentrant à Paris, c'est chez Madame de Custine qu'il alla d'abord; il
+lui adressa ce billet: «J'arrive de la plaine de Grenelle. Tout est
+fini. Je vous verrai dans un moment,» et le même jour il lui porta le
+mouchoir trempé de sang qu'il avait rapporté du lieu de l'exécution.
+
+Après cette catastrophe, Chateaubriand se retira à la Vallée-aux-Loups.
+Il y passait à peu près tous les étés. L'année 1810 fut consacrée, comme
+les précédentes, à des occupations littéraires. Dans le courant de
+l'été, il fit avec Madame de Chateaubriand une visite au château de
+Méréville, habité par la famille de Laborde.
+
+En 1811, qu'il qualifie dans ses Mémoires «l'une des années les plus
+remarquables de sa vie», il publia l'_Itinéraire de Paris à Jérusalem_,
+qui obtint un succès bien plus éclatant que les _Martyrs_ et sembla même
+avoir désarmé la critique. Cette même année, il fut appelé à occuper à
+l'Académie française le fauteuil que Marie-Joseph Chénier avait laissé
+vacant[39].
+
+On sait quels orages survinrent à la suite de cette élection.
+Chateaubriand avait fait les visites d'usage à ses nouveaux collègues;
+il prépara son discours de réception, mais ce discours qu'il communiqua
+à l'Académie, ne fut point admis et souleva de nouveau contre lui les
+colères de Napoléon.
+
+En relisant à distance ce morceau littéraire, on se demande si, en
+embrassant son sujet d'un point de vue plus élevé, Chateaubriand
+n'aurait pas pu, tout en formulant avec la même fermeté ses griefs,
+éviter les dangers qu'il allait courir et qu'il avait dû prévoir. Mais
+peut-être tout ce bruit ne lui déplaisait pas. Il refusa de faire des
+corrections à l'oeuvre censurée ou d'en composer une autre, et sa
+réception fut indéfiniment ajournée.
+
+Pendant cette période, les relations avec Madame de Custine continuaient
+comme par le passé, peut-être même n'avaient-elles jamais été plus
+suivies. De ce discours de réception qui n'avait pu être prononcé,
+l'opposition s'était emparée; il en circulait des copies; Madame de
+Custine en avait une qu'elle envoya par son fils Astolphe à Madame de
+Staël à Coppet.
+
+ * * * * *
+
+Madame de Custine prenait donc toujours aux affaires de Chateaubriand le
+même intérêt qu'auparavant, et cependant vers la même époque, elle
+s'était créé d'autres distractions: elle voyageait et faisait de
+nouvelles connaissances.
+
+En 1811, pendant que Chateaubriand retiré à la Vallée-aux-Loups «suivait
+des yeux sur son coteau de pins, la comète qui courait à l'horizon des
+bois et qui, belle et triste, traînait comme une reine «son long voilé
+sur ses pas», Madame de Custine parcourt la Suisse et l'Italie; elle
+passe le mois de juin à Naples et l'hiver suivant à Rome, où elle réunit
+autour d'elle une société choisie. Sans aucun doute, une pensée
+constante l'accompagnait dans la ville éternelle; un Anglais, M.
+Fraser-Frisell, en correspondance avec Chateaubriand, lui donnait de son
+ami des nouvelles dont celui-ci n'était pas assez prodigue envers elle.
+À Rome, elle forme avec Canova une liaison assez intime pour que son
+fils osât lui dire: «Savez-vous qu'avec votre imagination romanesque,
+vous seriez capable de l'épouser!--Ne m'en défie pas, répondit-elle sur
+le même ton, s'il n'était devenu marquis d'Ischia, j'en serais tentée.»
+Sans doute le sang aristocratique de Marguerite de Provence se révoltait
+en elle à l'idée d'une mésalliance avec un marquis d'aussi fraîche date.
+
+Elle avait emmené de Paris pour veiller à la santé de son fils un jeune
+médecin allemand avec qui elle était liée depuis cinq ou six ans: le
+docteur Koreff, débutant alors dans une vie d'aventures, qui ne sont pas
+toutes à son éloge. Koreff, qui, en fin de compte, a laissé une mémoire
+discutée, pour ne rien ajouter de plus, était, au dire de personnes qui
+l'ont connu, très laid, très peu sympathique d'aspect, parlant le
+français avec un accent germanique très prononcé; vif, intelligent
+d'ailleurs, railleur et sardonique; il y avait en lui quelque chose
+d'équivoque et d'indéfinissable qui n'inspirait pas la confiance. Tel
+qu'il était cependant, il avait ses partisans, et Madame de Custine
+resta en correspondance avec lui pendant de longues années. Elle
+l'aimait beaucoup, et son amitié était marquée, comme toutes ses
+affections, par une ardeur extrême et une tendresse de sentiments qui,
+avec une sorte d'agitation nerveuse, et des accès de douloureuse
+mélancolie, formaient le trait caractéristique de sa nature intime. Le
+portrait qu'elle a tracé de cet ami est trop favorable à celui-ci pour
+que le reproduire ne soit pas un devoir. En même temps qu'il montre
+l'état de l'âme aimante, enthousiaste et souffrante de l'une, il peut,
+dans une certaine mesure, défendre l'autre contre la sévérité des
+jugements dont il a été l'objet.
+
+Voici ce qu'écrivait, quelques années plus tard, en 1816, Madame de
+Custine à une de ses plus intimes et de ses meilleures amies
+d'Allemagne, Madame de Varnhagen: «Imaginez que je n'ai pas signe de vie
+de Koreff. Depuis nombre d'années, lorsque nous sommes séparés, je lui
+écris deux fois par semaine, et lui autant, sans jamais y manquer! C'est
+un ami de dix ans au moins, éprouvé par le temps, par mille douleurs
+qu'il a senties, qu'il a partagées; enfin, ce sont de ces sentiments
+qu'on a le droit de croire indestructibles!... Je lui ai écrit dix fois
+sans humeur, sans me décourager... rien ne m'a réussi... Ma vie est
+troublée par ce profond chagrin. Je ne puis perdre si légèrement un ami
+sur qui je croyais pouvoir compter, parce qu'il m'en a donné des preuves
+que je n'oublierai jamais... J'étudie, mais sans courage; mon âme ne
+peut s'élever au-dessus de la douleur sous laquelle je succombe... Je
+souffre dans le fond de mon âme.»
+
+Koreff répond enfin et se justifie; Madame de Custine est consolée et
+pardonne tout: «Je n'avais jamais eu à me plaindre de son inexactitude;
+voilà pourquoi j'étais si inquiète. Pendant des années de séparation, il
+n'a jamais passé huit jours sans m'écrire. Enfin voilà, grâce à vous,
+dit-elle, ce petit fil renoué. C'est bien peu de chose en apparence et
+c'est cependant beaucoup pour vivre. Vous le connaissez, et vous savez
+qu'il est de ces esprits qui comprennent tout, qui, par leur lumière,
+embellissent la vie, l'éclairent, la colorent et lui donnent une
+véritable valeur. Aussi, j'étais au fond d'un abîme obscur depuis que je
+n'avais plus signe de vie de lui.»
+
+Madame de Custine était, comme on le voit, beaucoup plus détachée de
+Chateaubriand qu'on ne le suppose.
+
+ * * * * *
+
+Chateaubriand demeura, comme d'habitude, tout l'été, à la
+Vallée-aux-Loups; il revint le 23 octobre à Paris pour y passer l'hiver.
+Après avoir pris momentanément son gîte à l'hôtel de Lavalette, rue des
+Saints-Pères, il se fixa rue de Rivoli. «Nos soirées, dit Madame de
+Chateaubriand, étaient fort agréables: M. de Fontanes et M. de Humboldt
+étaient nos plus fidèles habitués. Nous voyions aussi beaucoup Pasquier
+et Molé.» C'est dans les mémoires mêmes de Madame de Chateaubriand qu'il
+faut lire le portrait de Fontanes, tracé avec beaucoup d'esprit et de
+verve comique[40].
+
+Au mois d'octobre 1813, M. et Madame de Chateaubriand quittèrent Aulnay
+et revinrent à Paris. Ils prirent un appartement dans la même rue que
+l'année précédente, rue de Rivoli, en face de la première grille des
+Tuileries, c'est-à-dire près de la rue qui porte aujourd'hui le nom du
+29 juillet, sur l'emplacement de cette ancienne et sinistre salle du
+manège où la Convention avait, en 1793, condamné Louis XVI, au lieu même
+où dix ans auparavant Chateaubriand avait entendu crier la mort du duc
+d'Enghien. «On ne voyait alors dans cette rue que les arcades bâties par
+le gouvernement et quelques maisons s'élevant çà et là avec leur
+dentelure de pierres d'attente.» La rue de Rivoli n'était encore tracée
+que jusqu'à la hauteur du Pavillon de Marsan.
+
+On était à la veille de la plus formidable catastrophe qui ait agité
+notre siècle et tous les esprits sentaient approcher la fin de l'Empire.
+Chateaubriand préparait alors son célèbre écrit: _Bonaparte et les
+Bourbons_, qui parut au mois d'avril 1814. C'est aussi dans les Mémoires
+de Madame de Chateaubriand qu'il faut lire les détails de la composition
+et de la publication de ce livre, des imprudences du mari, des angoisses
+de la femme, qui crut un instant avoir perdu le manuscrit que
+Chateaubriand laissait traîner, et qu'elle avait pris sous sa garde.
+
+Madame de Custine, effrayée par l'imminence des événements et la
+grandeur du danger, ne fut pas témoin de cette publication. Dès les
+premiers jours de janvier, elle avait quitté Paris et s'était réfugiée à
+Berne. Ce fut seulement à la fin du mois de mai que, rappelée par son
+fils, elle rentra en France, après la première Restauration. Son fils
+Astolphe lui représentait combien son retour était urgent et de quel
+crédit elle allait jouir dans le parti royaliste rappelé aux affaires.
+Pour Madame de Custine, la passion dominante c'était les intérêts de son
+fils, dont elle voulait sauvegarder l'avenir, et qui, comme nous le
+verrons plus tard, était alors l'objet de toutes ses préoccupations, de
+toutes ses anxiétés maternelles. Aux motifs de retour que lui donnait
+Astolphe, il s'en ajoutait un autre: Fouché, devenu duc d'Otrante sous
+l'Empire, était, depuis un mois déjà, revenu à Paris; il allait sans
+doute jouer un rôle dans les événements; elle pouvait retrouver en lui
+le protecteur d'autrefois.
+
+ * * * * *
+
+Le duc d'Otrante, l'ancien ministre de la police impériale, disgracié en
+1811, avait été envoyé comme gouverneur des provinces enlevées à
+l'Autriche, et presque relégué en Illyrie. Jusqu'en 1814, tant que dura
+l'Empire, il resta à l'étranger, dans une sorte d'exil, observant les
+événements et attendant l'occasion de reparaître sur la scène politique.
+
+À peine l'abdication de l'Empereur à Fontainebleau, le 11 avril 1814,
+fut-elle connue, qu'il rentra précipitamment en France et renoua des
+relations avec tout ce qu'il avait connu de personnes influentes dans
+tous les partis. Madame de Custine occupait alors dans le monde
+royaliste, parmi les familles de l'ancienne cour, une situation très
+élevée, où elle pouvait lui être utile. Aussi est-ce à elle qu'il
+s'adressa tout d'abord; et en effet, elle le servit puissamment.
+
+Le duc d'Otrante affichait alors les sentiments royalistes les plus
+prononcés. Il entama avec Madame de Custine une correspondance très
+active[41] dans laquelle on a cru voir un Fouché transformé, devenu
+vertueux et sentimental, ayant surtout, à ce qu'il prétend, l'horreur du
+sang, et résolu à ne vivre désormais que pour les affections
+domestiques. Ces lettres ont, en effet, une certaine apparence de
+bonhomie. Mais il ne faut pas accepter sans contrôle les sentiments
+qu'elles expriment.
+
+Ce qui frappe d'abord en les lisant, c'est qu'elles ne sont pas écrites
+pour Madame de Custine seule; elles sont évidemment destinées à être
+montrées, colportées. Ce sont autant de déclarations de principes dont
+Madame de Custine devra faire usage auprès de ses puissants amis.
+
+Quel fond y a-t-il à faire sur les protestations de Fouché, que devient
+ce dévouement absolu au gouvernement des bourbons et à la personne du
+roi, quand on voit, deux jours après le 20 mars, Fouché accepter de
+l'Empereur le ministère de la police? On a expliqué cette brusque
+évolution par des engagements qu'il aurait pris envers le parti
+royaliste de n'user du pouvoir qui lui était rendu que pour renverser le
+gouvernement impérial. Qui donc trahissait-il, de Napoléon ou des
+Bourbons? Car il trahissait nécessairement l'un ou l'autre parti, sinon
+tous les deux.
+
+N'oublions pas que pendant qu'il prodiguait les assurances de dévouement
+à la monarchie, et qu'il écrivait, pat exemple, à Madame de Custine des
+phrases comme celles-ci: «Croyez que le gouvernement militaire qui va
+nous envahir (au retour de l'île d'Elbe) ne sera pas de longue durée.
+Qu'on s'occupe surtout à sauver la personne du roi... La perte du roi
+nous serait funeste... Le roi a l'affection des Français; il a mérité
+leur estime par sa haute modération; ceux qui l'abandonnent aujourd'hui
+le regretteront bientôt; sa vie est nécessaire pour le présent et
+l'avenir»; n'oublions pas que pendant qu'il écrivait ces lignes, Fouché
+était l'âme de deux complots, recrutés l'un dans l'armée, l'autre parmi
+les anciens conventionnels et que le but commun des deux conjurations
+était d'enlever Louis XVIII par un coup de force, le 1er mai, à
+l'ouverture des Chambres.
+
+Fouché menait de front, en ce moment, trois conspirations: contre Louis
+XVIII; contre Napoléon; contre la conspiration dont lui-même était le
+chef et qu'il était tout prêt à vendre.
+
+Le retour de l'île d'Elbe dérangea tous les projets, et Fouché redevint
+ministre de l'Empire. Il n'était pas plus tôt installé dans ses
+fonctions qu'il entama contre l'Empereur des négociations secrètes avec
+la cour de Vienne. Il offrit au prince de Metternich d'organiser la
+régence au nom du roi de Rome et de forcer l'Empereur à l'abdication.
+«L'Empire sans Empereur,» c'était déjà le programme de la double
+conspiration dont nous venons de parler. Napoléon soupçonna cette
+intrigue; il organisa contre son ministre de la police une
+contre-police; une lettre du prince de Metternich fut interceptée et la
+preuve de la trahison fut bientôt acquise. Napoléon démasqua Fouché, le
+menaça de le faire pendre, et finalement le laissa au ministère.
+
+Cependant les événements marchaient avec une foudroyante rapidité:
+l'Empire succomba. Fouché atteignit l'apogée de sa fortune après
+Waterloo. Président du Gouvernement provisoire, il put se croire un
+moment l'arbitre des destinées de la France. Mais il se trompait: le
+rétablissement des Bourbons se fit sans lui, et, comme résultat final,
+contre lui. Napoléon l'avait prédit: «Fouché trompe tout le monde; il
+sera le dernier trompé et pris dans ses propres filets. Il joue la
+Chambre; les alliés le joueront, et vous aurez de sa main Louis XVIII
+ramené par eux.»
+
+C'est ce qui arriva. Aussitôt que le rétablissement des Bourbons parut
+inévitable, Fouché qui n'avait cessé de les envelopper de ses trames, et
+qui était parvenu à se faire considérer par la Cour de Gand comme
+l'homme indispensable, se retourna absolument de leur côté. Louis XVIII,
+contraint par son entourage, fit de lui son ministre de la police. Le
+système ou l'utopie que Fouché voulait faire prévaloir et par lequel il
+prétendait assurer la stabilité du trône, c'était ce qu'il appelait
+l'alliance de la monarchie avec la révolution; en d'autres termes, il
+voulait subordonner le gouvernement monarchique aux éléments
+révolutionnaires.
+
+Que Madame de Custine fût la dupe de Fouché, cela n'est pas douteux.
+Mais ce qui est certain, c'est qu'elle lui était toute dévouée et
+qu'elle partageait ses idées, ou du moins ce qu'il lui en avait fait
+connaître. Ils avaient ensemble une correspondance très active, et
+Fouché la voyait tous les jours.
+
+On comprend que, dans ces circonstances, les relations de Madame de
+Custine avec Chateaubriand qui avait pour Fouché une profonde aversion,
+soient devenues moins fréquentes. Elles n'étaient pas interrompues
+cependant, et Madame de Custine se prêta même à un rapprochement
+sollicité par Fouché. Un jour Louis XVIII avait demandé à Chateaubriand
+ce qu'il pensait du retour de Fouché aux affaires: «Sire, la chose est
+faite, je demande la permission de me taire.--Non, non, dites.--Je ne
+fais qu'obéir aux ordres de Votre Majesté: je crois la monarchie
+finie.--Eh bien, Monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis.»
+Cette boutade eut du succès. Fouché en fut informé; il pria Madame de
+Custine de lui ménager une entrevue avec son ami: «Ne pourriez-vous pas,
+lui écrivit-il, nous donner un petit dîner sans cérémonie et sans
+importance?» Le dîner eut lieu, mais il fut sans résultat. Il prouve
+cependant que Madame de Custine restait dans les mêmes termes que
+précédemment avec Chateaubriand dont l'attachement très sincère lui
+restait toujours fidèle.
+
+La suite de la correspondance de Fouché avec Madame de Custine[42] nous
+le montre assailli par des attaques de plus en plus violentes, luttant
+en désespéré pour le pouvoir qui lui échappe, et jouant avec audace le
+rôle d'un innocent persécuté:
+
+«Je fermerai, écrit-il, la bouche à mes amis et à mes ennemis. Qu'on me
+laisse le temps d'établir une doctrine monarchique; qu'on ne demande pas
+de moi des violences qui ne sont pas dans mon caractère!»--«Il y a un
+an, on ne parlait que du passé; on était impitoyable pour _les petites
+fautes_ de la Révolution... Les passions nous jettent sans cesse dans le
+passé; je ne me laisserai pas distraire par leurs bruits.» Ces bruits
+étaient en effet d'une extrême violence: on le traitait de «monstre
+souillé de tous les crimes».
+
+Quelques jours plus tard, il adresse à Madame de Custine ce billet:
+«Comme je sais que beaucoup de gens que vous voyez, portent un tendre
+intérêt à Labédoyère, dites-leur qu'il est arrêté.» Mot cruel, sous un
+air d'ironie et d'indifférence, qui en rappelle un autre plus atroce
+encore de ce même proconsul de la Terreur: «Nous célébrerons la victoire
+de Toulon; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le
+fer de la foudre.» Le fer de la foudre!
+
+Enfin Fouché tomba du pouvoir le 21 septembre 1815, après un ministère
+de trois mois. Atteint par la loi d'exil portée contre les régicides qui
+avaient accepté des fonctions dans les cent jours, il séjourna d'abord à
+Dresde pendant neuf mois, puis à Prague, et finit par se réfugier à
+Trieste, après avoir vainement sollicité un asile en Angleterre.
+
+Ses dernières lettres à Madame de Custine, après sa disgrâce, sont
+encore curieuses à parcourir. Tant qu'il espère continuer la lutte et
+ramener à lui la fortune, il lui adresse d'habiles plaidoyers: «Quelle
+faute a-t-il donc commise depuis que Louis XVIII lui a pardonné, depuis
+surtout que, rappelé aux affaires, il a rendu à la monarchie tant de
+signalés services? Pourquoi une ordonnance d'exil, quand il a sauvé la
+France et replacé le roi sur le trône?»--«Mais il n'a pas de petites
+passions; il ne conserve aucun ressentiment; il n'opposera que la
+résignation et la modération à ses ennemis, et il accepte d'eux le repos
+auquel ils le condamnent.»--«Heureusement, ajoute-t-il, rien ne dure
+sous le ciel; tout s'épuise. Les méchants eux-mêmes se lassent de faire
+le mal.»
+
+Le 8 octobre 1816, il écrit une dernière fois à celle dont il loue la
+constante amitié et «dont le coeur reste toujours le même lorsque tout
+change autour d'elle.»--«Je suppose, dit-il, que vous êtes actuellement
+à Fervaques; je voudrais y passer quelques jours avec votre ami
+(Chateaubriand), vous lire mes mémoires[43]; vous y verrez que _je n'ai
+souffert que du bien que j'ai fait_.»
+
+Voilà le testament politique du duc d'Otrante!
+
+On a tenté, timidement il est vrai, en faveur de Fouché, une
+réhabilitation partielle. On abandonne aux sévérités de l'histoire
+l'homme public et surtout le proconsul de la Terreur, mais on défend le
+caractère de l'homme privé. Charles Nodier, qui l'a connu en Illyrie,
+nous le montre «vivant avec la bonhomie d'un simple bourgeois, affable,
+accueillant, exerçant le pouvoir avec douceur et modération, quoiqu'il y
+conservât les habitudes de dissimulation de toute sa vie; portant le
+costume le plus simple, redingote grise, chapeau rond, bottes ou gros
+souliers; se promenant à pied au milieu de ses enfants, la main
+ordinairement liée à la main de sa jolie petite fille; saluant qui le
+saluait, sans prévenance affectée, comme sans morgue et sans étiquette,
+s'asseyant bonnement où il était fatigué, sur le banc d'une promenade ou
+sur le seuil d'un édifice. Il était enclin à rendre service et l'on
+trouvait en lui un mélange des sympathies les plus officieuses de la
+bonté.»
+
+Ce jugement de Charles Nodier est conforme aux souvenirs conservés par
+la famille du célèbre conventionnel. Y avait-il donc en lui deux hommes
+différents, dont l'un restait accessible aux sentiments du coeur, aux
+affections tendres, peut-être même à l'amitié, dont l'autre, au
+contraire, s'était fait un système de scepticisme et d'égoïsme sans
+scrupule et sans remords, traînant après lui la perfidie et la trahison,
+ne reculant devant aucun moyen, même la violence et le sang, pour
+s'assurer la richesse et le pouvoir? Très habile d'ailleurs, plein de
+ressources et d'audace, doué parfois d'un grand bon sens.
+
+L'homme n'est jamais composé d'une seule pièce, et quelque dépravé qu'il
+soit, en quelque dégradation du sens moral qu'il ait pu tomber, on
+trouve encore, dans un secret repli, quelque reste de sentiments
+humains, qui n'ont pas péri. On voudrait y trouver aussi le remords! La
+même anomalie qui nous est signalée dans Fouché, semble avoir existé de
+même chez quelques-uns de ses contemporains les plus sanguinaires. Mais
+jusqu'à quel point cette excuse, cette atténuation tirée des sentiments
+de l'homme privé justifie-t-elle les crimes de l'homme public?
+N'aggrave-t-elle pas au contraire la condamnation qui doit le frapper?
+Plus il aura été doué naturellement de sentiments humains, plus il sera
+coupable d'avoir étouffé le cri de sa conscience et transformé
+volontairement en une cruauté froide sa douceur innée.
+
+La défense proposée par Nodier n'est donc rien moins que concluante.
+Nous la donnons cependant telle qu'elle est, avec sa conclusion: «Qui
+oserait penser, dit-il en rappelant un service qu'il avait reçu de
+Fouché, qu'un tel procédé pût partir d'un méchant homme? Je conviendrai
+de beaucoup de choses avant de convenir que Fouché a été bien jugé par
+ses contemporains. L'histoire et Dieu le jugeront.»--C'est ainsi qu'on
+ébranle l'autorité de l'histoire, par des faits de la vie privée qui ne
+prouvent rien pour la vie publique, et qu'on prépare un démenti aux
+faits les plus certains, au témoignage direct des générations qui ont
+souffert, à la voix même des victimes.
+
+Fouché est mort dans l'exil, à Trieste, le 25 décembre 1820. Ses restes
+ont reposé dans le cimetière de cette ville, pendant plus d'un
+demi-siècle, à l'ombre de l'antique cathédrale byzantine de San-Giusto.
+Dans cet asile de paix et de miséricorde, une simple dalle couvrait sa
+tombe. Depuis, il a été exhumé et ramené en France par les soins pieux
+de sa famille; il a été inhumé, le 22 juin 1875 dans le cimetière de
+Ferrières, près des lieux où s'élevait le vieux château, aujourd'hui
+détruit, qu'il habita jadis aux jours de sa prospérité et des splendeurs
+éphémères de sa fortune.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+Ambassade de Berlin. Koreff.--Voyage à Fervaques.--Ambassade de
+Londres.--Voyage d'Astolphe en Angleterre.--Chateaubriand ministre des
+affaires étrangères.--Démarches pour la Pairie.--Lettre à Madame de
+Genlis.--L'infirmerie Marie-Thérèse. La belle Polonaise.
+
+
+Chateaubriand, nommé ambassadeur en Prusse, partit le 1er janvier 1821
+pour Berlin. Il ne fit qu'un séjour de courte durée dans cette
+résidence, revint à Paris, avec un congé pour le baptême du duc de
+Bordeaux, et le 30 juillet, M. de Villèle, alors son ami, ayant quitté
+le ministère, il le suivit dans sa retraite et donna sa démission.
+
+Les Mémoires d'outre-tombe n'ont pas de pages plus intéressantes et d'un
+sentiment plus élevé que celles où Chateaubriand rend compte de sa vie
+dans la capitale de la Prusse, de l'accueil qu'il y reçut, des amitiés
+qu'il y forma. Parmi les portraits qu'il a tracés, il suffit de citer
+les noms de la duchesse de Cumberland, qui fut plus tard reine de
+Hollande, et qui voulut confier l'éducation de son fils, de Guillaume de
+Humbolt, «frère de son illustre ami le baron Alexandre», d'Ancillon,
+d'Adalberg de Chamisso. Nous ne pouvons nous y arrêter, mais nous devons
+reproduire les lignes suivantes consacrées à deux hommes que nous
+connaissons déjà par leurs relations avec Madame de Custine, le prince
+de Hardenberg et le docteur Koreff qui lui avait fait perdre la tête:
+«M. Hardenberg, beau vieillard, blanc comme un cygne, sourd comme un
+pot, allant à Rome sans permission, s'amusant de trop de choses, croyant
+à toutes sortes de rêveries, livré en dernier lieu au magnétisme entre
+les mains du docteur Koreff que je rencontrais à cheval, trottant dans
+les lieux écartés, entre le diable, la médecine et les muses.»
+
+Dans sa correspondance officielle avec le ministre des affaires
+étrangères, M. Pasquier, Chateaubriand se vante de ne point faire, comme
+ses prédécesseurs, de petits portraits et d'inutiles satires: «Il a
+tâché, dit-il, de faire sortir la diplomatie du commérage.» Ces
+portraits et ces satires où il excellait, il les a réservés pour ses
+Mémoires! Il semble par ce qui précède, qu'il n'avait pour Koreff, l'ami
+de Madame de Custine, qu'une médiocre sympathie.
+
+Rendu par sa démission à la vie privée, Chateaubriand retrouva-t-il à
+Paris son amie de Fervaques? Nous n'avons rien de précis sur ce point;
+nous savons seulement que Madame de Custine a passé cet été de 1821 en
+Normandie et que Chateaubriand devait aller l'y voir.
+
+La lettre suivante adressée à Fervaques démontre par ses termes mêmes
+que la correspondance n'avait pas été interrompue entre Chateaubriand et
+son amie; elle suppose, au contraire, l'échange de lettres antérieures
+qui n'ont pas été retrouvées. Le ton est le même, les formules
+d'affectueuse amitié sont les mêmes, et les voyages de Fervaques
+continuent comme par le passé; tout porte à croire que les relations
+sont restées très tendres.
+
+ Encore une espérance trompée! Je vous avais dit que j'irais vous
+ voir après le 15 octobre; l'ouverture prochaine des chambres et du
+ procès de _Maziau_ vient tout déranger. Cependant, comme je
+ m'accroche à tout dans la vie pour ne pas faire un complet
+ naufrage, il serait possible que je fusse libre à Noël; mais
+ n'aurez-vous pas quitté les champs? Vous êtes bien heureuse d'y
+ vivre!
+
+ Mille tendresses aux amis, et même au vieux château. J'aime ses
+ murs, ses eaux et son antique chambre de Henri IV (quoiqu'on m'ait
+ un peu gâté le bon roi à force de m'en parler dans les derniers
+ temps). À vous cet attachement qui vous poursuit partout et dont je
+ vous accable depuis je ne dirai pas combien d'années.
+
+ Paris, 20 octobre 1821.
+
+Le procès dont il est ici question est celui d'Antoine Maziau, impliqué
+dans la conspiration militaire du 19 août 1821. Maziau, arrêté après le
+procès des principaux accusés, fut jugé séparément. Traduit devant la
+Cour des Pairs, le 19 novembre «pour proposition, non agréée, de
+complot», il fut condamné, le 24, à cinq ans d'emprisonnement.
+
+Les Chambres avaient été convoquées par ordonnance royale du 6 octobre,
+pour le 5 novembre.
+
+Ce voyage de Fervaques qui n'avait pu se faire vers le 15 octobre à
+cause de l'ouverture des Chambres et du procès Maziau, se fit un mois
+plus tard dans le courant du mois de novembre. Nous n'avons d'autre
+détail sur les quatre jours passés auprès de Madame de Custine que la
+lettre suivante écrite par Chateaubriand à son retour:
+
+ J'ai laissé la paix et le bonheur à Fervaques. J'ai trouvé ici tous
+ les ennuis et les tracasseries de la terre, maladie, politique,
+ tourments, etc. Je suis bien à plaindre et les quatre jours de
+ votre solitude m'ont rendu les misères accoutumées plus
+ insupportables. Si vous me regrettez, moi je vous regrette à
+ jamais. Je reçois votre lettre. Mille choses à tout le monde de ce
+ bon château. Je suis bien touché, bien reconnaissant de leurs
+ sentiments pour moi, et je leur rends tous leurs éloges. Vous voyez
+ que je suis bien découragé. À vous, toujours à vous. Il n'y a que
+ le courrier de Lisieux que je conserverai dans mon royaume. Pensez
+ à moi. Si Madame de Cauvigny est arrivée, dites-lui qu'elle a bien
+ mal pris son temps et le mien.
+
+ Mardi, 27 novembre 1821.
+
+Chateaubriand, nommé le 22 janvier 1822, ambassadeur à Londres en
+remplacement du duc Decazes, partit de Paris pour se rendre à son poste
+le 2 avril suivant. Madame de Custine avait été tenue au courant de
+toutes les négociations relatives à cette nomination. Chateaubriand lui
+annonça son départ par le billet suivant, affectueux et familier:
+
+ Enfin c'est fini. On est très bien pour votre monsieur. Nous nous
+ reverrons à Fervaques.
+
+ Mille choses aux amis.
+
+Il arriva le 4 au soir à Douvres où il fut reçu avec les honneurs
+ordinaires de seize coups de canon à l'entrée et à la sortie de la
+ville, et de quatre factionnaires à la porte de l'hôtel où il était
+logé; et de là, «magnifique ambassadeur», comme il dit, il se rendit à
+Londres. Il était évidemment très sensible à tous ces honneurs qu'il
+raconte sans en rien omettre. Madame de Chateaubriand, qui craignait
+pour sa santé le climat de l'Angleterre, ne l'accompagnait pas.
+
+Deux mois plus tard, vers la fin de juin, une double lettre de Madame de
+Custine et de son fils annonçait à Chateaubriand le voyage qu'Astolphe
+se proposait de faire en Angleterre et en Écosse. Il s'agissait, non
+pas, comme on l'a dit, d'une simple excursion de quelques jours pour que
+le fils rapportât à sa mère, que l'on suppose sans doute avec raison
+encore jalouse, des nouvelles de l'ambassadeur qui tardait trop à lui
+écrire, mais d'un voyage de plus de deux mois, du 20 juillet au 30
+septembre, qu'Astolphe allait entreprendre.
+
+Dès le 2 juillet, Chateaubriand répond à la lettre de Madame de Custine:
+
+ Londres, ce 2 juillet 1822.
+
+ Cette lettre répondra à la fois à Astolphe et à vous. Je me réjouis
+ fort de l'arrivée du nouveau-venu. J'espère qu'il sera plus sage
+ que moi et surtout plus heureux. Je serai charmé de voir Astolphe;
+ j'aurais grand désir de l'accompagner en Écosse, mais les affaires
+ me retiendront vraisemblablement à Londres. Il faut qu'Astolphe, en
+ arrivant, descende chez Grillon, Albemarle Street, ou chez Brunet,
+ Leicester Square, d'où il viendra chez moi; on lui trouvera un
+ logement dans mon voisinage, et il déjeunera et dînera à
+ l'Ambassade. S'il restait à l'auberge, il se ruinerait. Que vous
+ êtes heureux de vous réunir dans le grand château au mois
+ d'octobre! Que ne donnerais-je pas pour m'y trouver avec vous! Je
+ suis comblé dans ce pays, mais j'aime mieux Fervaques.
+
+ À vous depuis longtemps et pour jamais. Mille choses à tous, sans
+ oublier le petit Magot.
+
+ J'ai fait de mon mieux pour Julien et son compagnon de voyage.
+
+Nouvelles lettres de Madame de Custine et d'Astolphe; nouvelle réponse
+de Chateaubriand.
+
+Astolphe, partit vers le 20 juillet, laissant aux soins de sa mère à
+Fervaques, la jeune marquise de Custine sa femme, et son fils
+Enguerrand, âgé de six semaines. Il avait lui-même à cette époque 29 ou
+30 ans. Il arriva le 22 à Boulogne où il passa quelques jours, et
+s'embarqua à Calais sur un bateau à vapeur. Après six heures d'agonie,
+par un gros temps, il arriva à Douvres. Pendant cette rude traversée, il
+eut des convulsions si affreuses qu'il perdit connaissance et que, s'il
+faut l'en croire, «il a été mort un instant». Il lui manquait cette
+qualité du voyageur que Chateaubriand, breton et malouin, possédait au
+suprême degré: il n'avait pas le pied marin.
+
+Débarqué à Douvres, il prévint de son arrivée Chateaubriand, qui le même
+jour adressa à Madame de Custine la lettre suivante:
+
+ Londres, vendredi 26 juillet 1822.
+
+ Je reçois à l'instant un mot d'Astolphe, daté de Douvres. Il
+ s'annonce pour ce soir ou demain. Je lui ai fait arrêter un
+ logement auprès de moi. Soyez tranquille pour sa personne. Je vous
+ en réponds corps pour corps, ainsi qu'à sa femme et M. ***.
+
+ J'ai reçu vos lettres; dans pas une d'elles, vous ne me nommez la
+ personne dont vous me recommandez l'affaire; il m'est impossible de
+ reconnaître maintenant cette affaire dans les cartons où elle est
+ mêlée avec les autres. Ne serait-ce point M. Lafont-de-La-Débat,
+ dont, vous m'auriez parlé? Ah! le maudit homme. Je n'entends parler
+ que de lui, et il me fait écrire par tous les saints. Si c'est lui,
+ dites à ses amis que je fais tout ce qu'il m'est possible de faire.
+
+ Astolphe ou moi vous écrirons. S'il va en Écosse, il aura nombreuse
+ compagnie, car le roi y va. Il y trouvera aussi Madame Alfred de
+ Noailles, et M. de Saluces. Ainsi votre grand fils ne sera pas
+ perdu!
+
+ À vous pour toujours.
+
+ Mille choses à l'ami et à Madame Ast. (Astolphe de Custine).
+
+Astolphe partait pour ses voyages avec de mauvaises dispositions, le
+désenchantement et l'ennui: source d'inspiration peu féconde! Il le
+reconnaissait lui-même: «Plus je vois le monde, écrit-il, plus je
+reconnais qu'il n'y a rien de neuf sur la terre pour un coeur vide.--Je
+me sens vieilli pour les voyages, et cette découverte m'attriste.--J'ai
+perdu la fraîcheur de l'imagination avec la fleur de la jeunesse; ah!
+oui, je suis bien vieux aujourd'hui.» Né le 22 mars 1790, il avait
+trente-deux ans!
+
+Avant d'arriver à Londres, il est déjà fatigué: l'âpreté du vent, la
+triste couleur du ciel, la pluie presque journalière, le découragent.
+Pour surcroît de malheur, pas une âme qui veuille entendre son anglais!
+Il se demande pourquoi il est venu chercher ces embarras! Londres,
+dit-il, est le temple de l'ennui, les Anglais, toujours en mouvement, ne
+remuent que dans la crainte de se _figer_, car, au fond, ils ne
+s'intéressent à rien de ce qu'ils ont l'air d'aimer. «Dans ce pays, ce
+qui n'est pas continuellement agité, moisit.»
+
+Mais peut-être quand les relations de famille et la bienveillance de son
+ambassadeur l'auront introduit dans les salons, portera-t-il des
+jugements plus sérieux sur le monde anglais? nullement: un salon anglais
+lui paraît «ennuyeux comme tout autre, mais un peut plus gothique: des
+figures froides, des manières raides, qui lui rappellent les personnage
+de Richardson.» Les personnages de Richardson, c'est déjà quelque chose!
+
+Assiste-t-il à un déjeuner donné par le duc de Wellington au duc d'York?
+Le théâtre de la fête est une espèce de jardin anglais qui domine le
+fameux arsenal de Woolwich. «C'est, dit-il, une guinguette des environs
+de Paris, où l'on aurait entassé pêle-mêle des bombes, des pontons et
+des affûts de canon.»
+
+Rien à Londres ne l'intéresse, si ce n'est la brasserie Barclay-Perkins,
+qui le frappe non d'admiration, mais d'étonnement. Il parcourt la cité
+«et il ne conçoit pas qu'il reste l'envie ou la force de s'amuser à un
+homme qui passe sa vie dans les ténèbres: l'air que l'on y respire est
+l'élément de l'ennui.» À l'ouverture du Parlement, il ne voit qu'une
+mascarade qui excite tantôt son rire, tantôt son impatience. En résumé,
+notre voyageur n'a trouvé en Angleterre que «des hommes pleins de
+petitesses, de préjugés et de ridicules, et des femmes de mauvaise
+humeur.»
+
+Pour être juste, il ne faudrait cependant pas faire peser toute la
+responsabilité de ces appréciations singulières exclusivement sur leur
+auteur. Nous ne devons pas oublier que nous avons affaire ici à l'un de
+ces fils de René, qui, atteints de la maladie du siècle, désenchantés de
+tous les spectacles, fatigués dès l'enfance du poids de la vie, se
+croient voués par une fatalité inexorable au malheur et au désespoir.
+Pour eux l'enthousiasme est sans but et sans objet, et surtout il est
+ridicule. Rien ne peut secouer leur apathique indifférence, ni les faire
+sortir de leur dédain. Ainsi le voulait la mode et cette sorte de
+langueur morale, véritable anémie qui a suivi la fiévreuse période
+d'énergie, de mouvement et d'action de la Révolution et de l'Empire.
+
+Il faut tenir compte aussi des préjugés et de la vanité nationale, qui
+sont de tous les temps et de tous les pays, et dont Astolphe, pas plus
+qu'un autre, n'était exempt. Il se sentait dépaysé loin des salons de
+Paris, loin des moeurs et des élégances de la France; il ne comprenait
+rien à d'autres usages, à des modes différentes, et c'est très
+sérieusement qu'il se demandait s'il est possible de vivre dans un pays
+qui ne reconnaît pas nos lois de la mode et du bon ton. Il n'y a rien,
+en tout cela, d'extraordinaire; tous les jours nous avons des exemples
+de ce genre d'exclusivisme et de cette exagération d'amour-propre
+national. Mais ce qui peut paraître plus étonnant c'est que
+Chateaubriand lui-même n'était pas très éloigné de partager sur ce point
+les idées de son protégé, lui qui écrivit quelques années plus tard: «La
+France est le coeur de l'Europe; à mesure qu'on s'en éloigne, la vie
+sociale diminue; on pourrait juger de la distance où l'on est de Paris
+par le plus ou le moins de langueur du pays où l'on se retire. En
+Espagne, en Italie, la diminution du mouvement et la progression de la
+mort sont moins sensibles: dans la première contrée, un autre monde, des
+arabes chrétiens vous occupent; dans la seconde, le charme du climat et
+des arts, l'enchantement des amours et des ruines, ne laissent pas le
+temps de vous opprimer. Mais, en Angleterre, malgré la perfection de sa
+société physique, en Allemagne, malgré la moralité des habitants, on se
+sent expirer.»--C'est exactement, abstraction faite de la supériorité du
+style, ce que Custine avait dit.
+
+Hâtons-nous d'arriver en Écosse, cette terre poétique où la nature «dans
+sa majestueuse indépendance» offrira, Astolphe l'espère du moins, de
+grands spectacles. En Écosse, dit-il, tout l'attire, tout l'intéresse,
+tandis qu'en Angleterre tout le repousse. Il éprouve donc cette fois un
+mouvement d'exaltation, presque d'enthousiasme. Le 18 août, il arrive à
+Édimbourg au milieu d'une grande fête nationale: George IV l'y avait
+précédé avec toute sa cour. C'était la première visite depuis les
+Stuarts que l'Écosse recevait de son roi. Aussi l'affluence était
+immense; tous les clans des Highlands semblaient s'être donné
+rendez-vous dans l'Athènes du Nord. Au milieu de la joie populaire,
+l'aristocratie écossaise ouvrait partout ses châteaux avec une
+somptueuse hospitalité. Occasion unique peut-être pour un étranger
+d'avoir une vue d'ensemble de la population et des moeurs d'un grand
+pays!
+
+Mais déjà pour Astolphe arrivé de la veille, le désenchantement a
+commencé. Cette foule le fatigue, et il ne se plaît que dans la
+solitude. Ces fêtes «ridicules et souvent burlesques» l'importunent. Il
+s'est aperçu bien vite que l'habillement national, dont les Écossais
+sont si fiers, est «plus barbare que romain,» et que «leurs petits
+tabliers et leurs genoux découverts les feraient prendre pour des
+sauvages retenus prisonniers en Europe.» Décidément, Astolphe n'a pas
+gagné beaucoup à quitter l'Angleterre pour l'Écosse, Londres pour
+Édimbourg.
+
+Pendant qu'il passe son temps dans ces dispositions atrabilaires,
+Chateaubriand qui a reçu de ses nouvelles, s'empresse de les transmettre
+à Madame de Custine:
+
+ Comme il est possible qu'Astolphe, au milieu de tous ses plaisirs
+ d'Écosse, ne sache comment vous écrire, je veux vous tirer
+ d'inquiétude. Il est arrivé en bonne santé à Édimbourg; il va
+ s'enfoncer dans les montagnes, d'où il reviendra par Glasgow à
+ Londres. Dormez en paix; il ne peut lui arriver le plus petit mal.
+
+ J'ai reçu vos lettres. Je vous verrai à Fervaques cet automne; je
+ reviens de partout, vous le savez, et on ne peut se soustraire à
+ mon éternel attachement.
+
+ Mille tendresses.
+
+ Compliments à l'ami.
+
+ Londres 23 août 1822.
+
+Remarquons ici, comme dans les lettres qui vont suivre et dans celles
+qui ont précédé, la sollicitude de Chateaubriand pour notre voyageur et
+presque la tendresse qu'il lui témoigne. C'est à sa mère bien plus, sans
+doute, qu'à lui-même, qu'Astolphe en était redevable; et cependant, ces
+sentiments, qui ont quelque chose de paternel, ont persisté jusqu'à la
+fin, et résisté à de bien rudes épreuves.
+
+Astolphe quitte Édimbourg après une semaine et part pour Glasgow. Il
+manque, par négligence, malgré les rendez-vous qu'il avait donnés, une
+excursion aux îles de Mull, d'Iona et de Stafla, et il entreprend son
+voyage des Highlands.
+
+Nouvelle lettre de Chateaubriand à Madame de Custine:
+
+ Toutes vos lettres et celles de votre belle-fille m'arrivent pour
+ Astolphe; je les adresse à Glasgow où il a recommandé de les
+ envoyer. Mais comme il est dans les montagnes, n'espérez pas avoir
+ des nouvelles immédiatement. Je vous en avertis pour empêcher votre
+ imagination de trotter. Je sais indirectement des nouvelles de
+ votre grand fils par les personnes qui arrivent d'Edimbourg; il se
+ porte à merveille: soyez en paix. Bonjour et à vous pour la vie.
+
+ Londres, le 30 août 1822.
+
+En quittant les environs de Glasgow, Astolphe nous décrit ainsi le pays
+qu'il vient de parcourir:
+
+«Les côtes occidentales de l'Écosse sont un admirable théâtre de
+naufrages. Des montagnes sombres et déchirées qui forment une multitude
+de baies sombres et profondes, un ciel sombre comme la nature qu'il
+éclaire, une suite d'écueils qui s'étendent à perte de vue, avec
+quelques échappées sur la haute mer, d'où l'on sent souffler le vent
+tout-puissant qui laboure l'océan Atlantique: telle est dans ces
+contrées affreuses la scène offerte aux regards et aux méditations du
+voyageur. La nature n'y a plus qu'une couleur: le noir, dont les nuances
+plus ou moins foncées servent à rendre distinctes les diverses formes
+des objets; l'eau est noire, les montagnes sont noires, le ciel est
+noir, et dans ce paysage _d'encre_, tout se détache en noir, car les
+voiles teintes qu'on aperçoit sur l'horizon se détachent elles-mêmes en
+noir sur un fond grisâtre.»
+
+Cependant Astolphe se rappelle de temps à autre qu'il est dans la patrie
+d'Ossian, et alors il cherche à ressaisir quelque inspiration: «Quand
+les ténèbres du soir se répandent sur ces paysages désolés, le coeur de
+l'homme s'ouvre à la tristesse, et la poésie la plus mélancolique
+devient l'expression naturelle de ses sentiments intimes. Le deuil de la
+nature semble appeler du fond de son âme les pensées douloureuses; il
+s'établit entre lui et le désert une vague harmonie qui peut inspirer le
+poète, mais qui décourage l'homme vulgaire.»
+
+Après avoir traversé en diagonale les Highlands, notre voyageur pénètre
+jusqu'à Inverness, la ville la plus septentrionale de l'Écosse;
+«Cherchez sur la carte, dit-il; j'espère que vous aurez froid en la
+voyant», et il termine par cette sentence mélancolique: «Les voyages
+sont un plaisir que la réflexion détruit et que l'habitude émousse. Je
+m'attriste dès que je cesse de m'étourdir, et je sens que la variété à
+laquelle j'aspirais en parcourant le monde, est encore moins difficile à
+trouver chez soi que l'amitié chez les étrangers.»
+
+En revenant à Londres, Astolphe n'y trouva plus Chateaubriand, qui,
+appelé à représenter la France au Congrès de Vérone, était rentré à
+Paris pour y passer quelque temps avant de se rendre à son poste.
+Astolphe reprit le chemin de Brighton, et le 30 septembre il rentrait en
+France; son absence avait duré deux mois, sans grand profit pour
+lui-même et pour les lecteurs de ses voyages.
+
+Après le Congrès de Vérone, Chateaubriand, de retour à Paris, reprit ses
+relations assidues avec Madame de Custine, qui, comptant avec raison sur
+le dévouement de son ami et sur le crédit qu'elle-même possédait à la
+Cour, avait entrepris de faire de son fils un Pair de France, ou tout au
+moins, s'il n'était pas possible d'atteindre immédiatement à ce rang
+élevé, de lui créer des titres par de hautes fonctions diplomatiques.
+Chateaubriand approuva ces projets et peut-être en fut-il l'inspirateur.
+
+Quand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre
+1822, la confiance de Madame de Custine dans le succès de ses espérances
+s'en accrut encore, et bientôt, renonçant pour Astolphe à cette sorte de
+stage dans la diplomatie, qui, une première fois, lui avait assez mal
+réussi, elle sollicita directement la Pairie avec l'ardeur fiévreuse et
+l'obstination qu'elle mettait à toutes choses. Elle espérait qu'une vie
+occupée, une haute situation politique, la pratique des grandes affaires
+exerceraient une influence heureuse sur ce caractère difficile et mal
+réglé d'Astolphe, qui lui causait tant d'inquiétudes pour l'avenir.
+
+Madame de Custine ne sollicitait pas seulement pour son fils; ses
+recommandations s'étendaient à beaucoup de ses amis, et Chateaubriand
+les recevait ordinairement avec toute sa bonne humeur. Mais ce qu'elle
+ne perdait jamais de vue, c'étaient les intérêts qu'elle avait à coeur.
+Voici une lettre qui en fait foi:
+
+ Je ferai ce que je pourrai pour votre Sous-Préfet. Mais je n'y
+ aurai pas grand mérite, car on n'en est pas du tout aux
+ distinctions, et les royalistes si méchants ne mangeront personne.
+ Ce qui me tient plus au coeur, c'est Astolphe. S'il y a des Pairs,
+ il en sera; mais y aura-t-il des Pairs? J'en doute; dans tous les
+ cas, un peu plus tôt, un peu plus tard, la Pairie ne peut lui
+ échapper. Je crois que vous me retrouverez encore ici; on a besoin
+ de moi pour achever la session. Ainsi, je ne vous dis pas adieu. Je
+ n'ai pas été poussé dans la route que je devais suivre pour être
+ heureux; mais il est trop tard, et il faut que j'achève la route
+ par ce faux chemin.
+
+ Mille tendresses à vous; mille souvenirs à tous les amis.
+
+ Dimanche, 27 janvier 1823.
+
+Cette lettre était renfermée dans une enveloppe qui devait porter
+l'adresse, et qui n'a pas été conservée. Madame de Custine était alors à
+Fervaques, c'est du moins ce que semble indiquer cette phrase: «Il est
+probable que vous me retrouverez ici», c'est-à-dire à Paris, où elle
+devait revenir bientôt.
+
+Elle était sans doute de retour peu de temps après, et déjà son amitié
+jalouse, (était-ce seulement de l'amitié?) avait éclaté en plaintes,
+quand elle reçut de Chateaubriand la lettre suivante:
+
+ Oui, je suis allé voir un soir votre voisine que je n'avais pas vue
+ depuis un an et qui grognait. Depuis ce temps, j'ai été enfermé,
+ travaillant jour et nuit. Avant lundi, jour de mon discours à la
+ Chambre, je ne serai pas libre. Après, je serai tout à vous.
+
+ Mille choses aux amis.
+
+ Jeudi [20 février].
+
+ Madame la marquise de Custine.
+
+Le discours que Chateaubriand préparait alors et que, comme nous le
+verrons, il prononça le 25 février devant la Chambre des Députés, en sa
+qualité de ministre des affaires étrangères, était relatif à l'emprunt
+de cent millions, pour subvenir aux dépenses de la guerre d'Espagne.
+
+Si Chateaubriand et Madame de Custine ne se voyaient pas tous les jours,
+leur correspondance, du moins, était presque quotidienne. Dès le
+lendemain, nouvelle lettre à Madame de Custine qui, sans doute, venait
+de faire part à son ami de quelque bruit de salon sur sa situation
+précaire au ministère, sur la divergence de vues de ses collègues, sur
+leur opposition plus ou moins avouée. Cette hostilité qu'on lui signale,
+Chateaubriand n'en convient pas:
+
+ Quel tas de bêtises! Villèle et moi sommes très bien ensemble et il
+ n'y a nulle querelle. Je n'ai pu lire mon discours puisque je n'en
+ ai pas encore une ligne d'écrite et qu'il y a huit jours que je
+ n'ai pas vu Madame de Duras. Moquez-vous de tout cela comme je m'en
+ moque et vivez en paix.
+
+ 21 [février].
+
+ Madame la marquise de Custine.
+
+Le mardi 25 février, Chateaubriand prononça enfin son discours qui eut
+en France et dans toute l'Europe un immense retentissement. La première
+personne qu'il en informa fut Madame de Custine: «Le discours est au
+_Journal des Débats_. Me voilà un peu plus libre, j'irai vous voir[44].»
+
+Notons en passant que c'est dans le cours de cette discussion de
+l'emprunt de la guerre d'Espagne, que Manuel fut expulsé de la Chambre
+des Députés pour avoir fait l'apologie du régicide.
+
+Pendant que Chateaubriand échangeait avec Madame de Custine la
+correspondance qu'on vient de lire, il n'oubliait pas les relations
+qu'il avait conservées dans le monde littéraire. Nous trouvons à la date
+où nous sommes arrivés, une lettre, jusqu'à ce jour inédite, que
+l'auteur d'_Atala_ adressait à Madame de Genlis. On se souvient du rôle
+que cette femme célèbre avait accepté dans un des projets de mariage
+d'Astolphe, lorsque, de 1815 à 1820, sa mère remuait ciel et terre pour
+lui trouver une femme. C'est elle qui avait négocié avec la fille du
+général Moreau une union qui faillit se conclure: ses bons offices
+méritaient assurément de la part d'Astolphe plus de reconnaissance
+qu'ils n'en obtinrent plus tard.
+
+Madame de Genlis se rapproche donc de trop près aux personnages de notre
+récit, pour qu'il ne nous soit pas permis de la rappeler ici et de
+rectifier quelques-uns des jugements qui sont aujourd'hui trop
+facilement acceptés contre elle.
+
+Voici ce que Chateaubriand lui écrit:
+
+ Que je vous dois d'excuses, Madame! Me pardonnerez-vous mon
+ impolitesse et mon silence? Madame Récamier vous aura dit tout ce
+ que je voudrais faire et la triste nécessité où je me trouve
+ réduit. Je pourrai disposer de deux mille francs le 1er septembre.
+ C'est bien peu de chose pour un ouvrage aussi utile. Mais peut-être
+ aurai-je plus de fonds le dernier quartier de l'année, et je ne
+ pourrais mieux les employer qu'à vous donner le moyen d'instruire
+ et de charmer le public accoutumé à vous admirer.
+
+ Aussitôt, Madame la Comtesse, que j'aurai un moment de libre, je
+ m'empresserai d'aller vous offrir mes hommages.
+
+ Chateaubriand, 23 mars 1823.
+
+L'ouvrage dont Madame de Genlis s'occupait alors et dont il est question
+dans cette lettre, c'était une édition nouvelle de l'_Encyclopédie_,
+complètement transformée et reconstruite sur d'autres bases. Dans cette
+oeuvre immense, elle se chargeait de refaire tous les articles de
+Diderot, de revoir toute la mythologie; de faire le prospectus, en y
+substituant des principes tout opposés à ceux dont s'étaient inspirés
+les écrivains du XVIIIe siècle.
+
+Madame de Genlis demeurait alors à la place Royale; elle avait 78 ans,
+et, comme elle le dit, le manque de persévérance n'avait jamais été son
+défaut. Ce n'est pas par présomption, ajoutait-elle, qu'elle avait osé
+former une telle entreprise; elle obéissait à des convictions
+religieuses, et, Dieu aidant, elle espérait mener à bien, ou du moins
+mettre en bonne voie cette oeuvre colossale. On lui avait donné
+l'espérance que Chateaubriand protégerait l'entreprise de tout son
+pouvoir; «il le lui avait promis lui-même, et certainement alors il en
+avait le projet[45].» La lettre de Chateaubriand témoigne à la fois de
+sa bienveillance pour l'oeuvre et de son respect pour son auteur: la vie
+de Madame de Genlis avait fait honneur aux lettres; «elle avait instruit
+et charmé les générations;» elle était en possession d'une grande
+célébrité.
+
+Aujourd'hui à l'exception de ses mémoires, dont la lecture est
+intéressante, ses livres ont passé de mode: c'est le destin des oeuvres
+légères; le roman surtout est soumis aux variations du goût; ce qui a le
+plus charmé une époque par la peinture de ses moeurs, de ses idées et de
+son langage est jugé faux et insupportable par la génération qui la
+suit, quoique le plus souvent la forme seule ait changé. Mais quand la
+vogue a cessé, quand la célébrité s'est évanouie et que l'oeuvre même a
+péri, quelque chose survit encore: il reste le souvenir d'une gloire qui
+a eu sa raison d'être, d'une imagination où s'est reflétée l'âme d'un
+siècle, d'un coeur à l'unisson de celui des contemporains. Celle qui,
+après avoir vécu de sa plume pendant des jours difficiles, forme à 78
+ans le projet, le rêve si l'on veut, de refaire l'_Encyclopédie_, mérite
+assurément autre chose que le dédain et le dénigrement.
+
+Ce qui caractérise surtout Madame de Genlis, ce sont les qualités du
+coeur: elle était bienveillante; elle ne voyait les choses que par leurs
+beaux côtés, et les hommes que par le mérite particulier qu'elle croyait
+reconnaître en eux; point de mauvais sentiments, point de haine ou
+d'aversion; son optimisme s'étendait à tout et survivait aux déceptions,
+sans que jamais sa croyance au bien fût ébranlée. Cette heureuse
+disposition ne doit-elle pas inspirer au moins la sympathie pour sa
+mémoire?
+
+Il resterait à expliquer, si ce détail avait de l'intérêt, comment la
+lettre de Chateaubriand à Madame de Genlis a pu passer dans les mains de
+Madame de Custine et faire partie de sa collection. Aucun signe ne
+l'indique. En tête de la lettre, sur le côté, on lit: _auteur d'Atala_,
+et au bas: _Chateaubriand_. Ces mots écrits au crayon ne sont pas de la
+main de Madame de Custine. Il est probable que Madame de Genlis l'avait
+donnée à Astolphe, qui l'a réunie à celles que sa mère avait conservées.
+
+Madame de Custine ne perdait pas de vue un seul instant ses
+sollicitations en faveur de son fils; elle les multipliait sous toutes
+les formes. Le 24 mars, elle écrit à Chateaubriand qu'elle est allée la
+veille aux Tuileries, que Monsieur lui a demandé ce que faisait son
+fils, et que lorsqu'elle lui répondit: rien, elle a vu un grand embarras
+se peindre sur sa physionomie. Il n'y a, dit-elle, que la diplomatie qui
+convienne à Astolphe; ce chemin de la Pairie serait moins difficile que
+de l'obtenir de _but en blanc_; cela ne paraîtrait pas si
+extraordinaire. «C'est à ma sollicitation, ajoute-t-elle, que Fouché a
+fait Pair M. de Brézé; convenez qu'il serait piquant que vous ne
+puissiez en faire autant pour Astolphe.»
+
+Comme on le voit, Madame de Custine est une intrépide solliciteuse; elle
+reconnaît que la nomination de son fils pourrait paraître
+extraordinaire; et, en effet, des titres personnels, il n'en avait pas;
+par sa famille, il n'en avait pas davantage; qu'est-ce que la monarchie
+devait à son grand père, général de la république, et à son père? Tous
+deux avaient péri victimes de la cause qu'ils avaient servie, et non
+pour le service de la royauté. Mais qu'importe? ce que Fouché avait pu
+faire, pourquoi Chateaubriand ne le ferait-il pas? Ce parallèle avec
+Fouché était peut-être un peu risqué et dépassait la mesure. Mais
+Chateaubriand ne se fâcha pas; il répondit le lendemain d'un ton de
+bonne humeur: «Mes amis d'autrefois sont mes amis d'aujourd'hui et de
+demain. Je dînerai avec vous lundi prochain. Nous parlerons
+d'Astolphe[46].»
+
+Il est probable que Chateaubriand promit quelque nouvelle démarche qu'il
+ne put pas faire. C'est ce qui résulte du billet suivant:
+
+ [Mardi], 1er avril 1823.
+
+ Eh! bien, voyez quelle fatalité! Je ne puis. Je suis, dans ce
+ moment, complètement brouillé avec Corbière. Ne le dites même pas.
+ Si je me raccommode, je suis à vous. J'ai revu votre bonne et
+ spirituelle Polonaise à l'Infirmerie. Elle est meilleure que vous.
+
+ À vous pourtant.
+
+ Ch.
+
+C'est de l'Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée à l'extrémité de la rue
+d'Enfer, par les soins de Madame de Chateaubriand, qu'il est ici
+question. Cet asile destiné aux prêtres âgés et infirmes, recevait
+aussi, à cette époque, des femmes malades ou convalescentes. Les
+_Mémoires d'outre-tombe_ en donnent un exemple touchant: «J'ai vu, dit
+Chateaubriand, une Espagnole, belle comme Dorothée, la perle de Séville,
+mourir à seize ans de la poitrine dans le dortoir commun, se félicitant
+de son bonheur, regardant en souriant avec de grands yeux noirs à
+demi-éteints, une figure pâle et amaigrie, Madame la Dauphine, qui lui
+demandait de ses nouvelles et l'assurait qu'elle serait bientôt guérie.
+Elle expira le soir même, loin de la Mosquée de Cordoue et du
+Guadalquivir, son fleuve natal.» Cette jeune fille était une orpheline
+dont Madame de Chateaubriand avait fait sa fille adoptive. L'Infirmerie
+de Marie-Thérèse a gardé son souvenir; les deux vénérables soeurs qui la
+soignaient, et qui lui survivent après plus d'un demi-siècle, disent
+qu'elle était charmante. Elle repose dans le même caveau que sa mère
+adoptive, sous l'autel de la chapelle de l'Infirmerie, à côté de sa
+bienfaitrice. Aucune inscription ne révèle son nom:
+
+ _Nomen frustra inquiri,
+ Ora ut scriptum sit in coelo._
+
+Mais quelle est cette bonne et spirituelle Polonaise que Chateaubriand a
+_revue_ à l'Infirmerie? Ne serait-ce pas la même personne qu'il avait
+_vue_ vingt-trois ans auparavant, à l'époque printanière des billets
+parfumés, quand, _par politesse, ou par curieuse faiblesse_, il allait
+remercier chez elles les dames inconnues qui lui envoyaient leurs noms
+avec leurs flatteries? Parmi les plus charmantes, il y eut une Polonaise
+qui l'attendit dans des salons de soie: «mélange de l'Odalisque et de la
+Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs ou d'une
+de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres filles de Flore,
+lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue.» De 1800 à 1823,
+bien des printemps s'étaient succédé, bien des hivers aussi: les
+élégantes bruyères et les perce-neige s'étaient un peu fanés; la
+ravissante odalisque elle-même avait changé; mais de tous les dons de sa
+jeunesse, elle en avait conservé deux: l'esprit et la bonté; que peut-on
+souhaiter de plus? Elle était, parait-il, l'amie de Madame de Custine;
+mais nul ne se la rappelle à l'Infirmerie: Tout passe en ce monde et
+s'oublie!
+
+Revenons à notre lettre du 1er avril. Elle ne fit qu'irriter
+l'impatience de Madame de Custine, qui insiste et veut faire des
+démarches quand même. Le lendemain Chateaubriand lui répond avec plus de
+laconisme.
+
+ Puisque vous le voulez, soyez donc à dix heures et demie à ma
+ porte. Je vais chez le roi à 10 heures 3/4.
+
+ Jeudi matin (3 avril).
+
+Cette fois Madame de Custine éclate. Elle se répand en plaintes et en
+reproches. Probablement au lieu de se rendre «à la porte» du Ministère
+des affaires étrangères pour un entretien de dix minutes, elle envoie
+une lettre courroucée, que nous ne connaissons d'ailleurs que par la
+réponse que voici:
+
+ Mon indifférence! Vous n'y croyez pas. Mes bienfaits! Vous vous
+ moquez de moi. Je n'en ai point à répandre et je ferais pour
+ Astolphe ce que je ne ferais pas pour moi-même. Si j'avais le temps
+ de vous expliquer pourquoi je ne puis vous demander à l'Intérieur,
+ vous seriez convaincue que je ne mets point d'indifférence, dans
+ l'impossibilité absolue où je me trouve d'écrire ni à M. Capelle,
+ ni à M. Corbière.
+
+ J'irai vous voir avant votre départ.
+
+ Vendredi matin (4 avril).
+
+ Madame la Marquise de Custine.
+
+Il est clair que malgré tout ce mouvement, avec toute l'irritation
+qu'elle ressent, les affaires de Madame de Custine ne marchent pas aussi
+vite qu'elle le voudrait. Le bon vouloir de Chateaubriand ne lui suffit
+pas; elle le poursuit, elle le harcèle. Après quelque temps de ce manège
+d'une femme qui exige tout, même l'impossible, Chateaubriand, cette fois
+impatienté, lui répond:
+
+ _Oserai-je vous prier_ de n'être pas si folle?
+
+ J'écrirai à M. de Polignac. Il n'y a point de Pairs en l'air à
+ présent.
+
+ Le vieil ami.
+
+ Samedi, 20 avril.
+
+Une nouvelle préoccupation pour Madame de Custine était venue s'ajouter
+à toutes les autres: sa belle-fille, la jeune marquise de Custine, femme
+d'Astolphe, était gravement malade et sa santé donnait, en ce moment,
+les plus sérieuses inquiétudes.
+
+C'est à ces craintes, trop bien fondées, dont Madame de Custine lui
+avait fait part, que Chateaubriand fait allusion dans la lettre qui
+suit:
+
+ Je suis désolé de vos chagrins. Je suis fort content des affaires
+ d'Espagne, et vous voyez que je n'ai pas besoin de consolation
+ excepté des vôtres quand vous êtes malheureuse. J'irai vous voir
+ bientôt.
+
+ Mercredi (28 avril).
+
+ Madame de Custine.
+
+Dans la lettre suivante, Chateaubriand renouvelle l'expression de sa
+sympathie pour les chagrins de Madame de Custine. Il lui écrit:
+
+ 5 juin.
+
+ Il m'est survenu des convives, et j'ai été obligé d'ajourner les
+ sangsues. Je suis toujours très souffrant. J'arrangerai l'affaire
+ d'Astolphe. Je le plains et je vous plains. Je verrai si je puis
+ faire quelque chose pour votre Monsieur de Constantinople.
+
+ À vous!
+
+ Madame de Custine.
+
+Il y a-t-il un rapport entre ce Monsieur de Constantinople et un
+Monsieur de Tripoli dont il va être question? Est-ce la même personne?
+Voici deux lettres qui ne portent pas de date, mais qui semblent devoir
+se placer ici. Elles sont toutes les deux très affectueuses pour Madame
+de Custine, et la seconde est charmante. Quelle que soit leur vraie
+place, elles nous montrent combien, pendant le ministère de
+Chateaubriand, en 1823, les relations avec Madame de Custine ont été
+actives, soit qu'elle sollicitât pour son fils ou pour des protégés.
+
+ Je vous répondrais bien sur votre M. de Tripoli, si je me souvenais
+ de quoi il est question. Dites toujours que je ferai tout ce que je
+ pourrai, et cela est vrai, puisque c'est vous qui demandez ou
+ plutôt qui ordonnez. Me voilà un peu débarrassé. Attendez-vous à ma
+ visite.
+
+ Jeudi matin.
+
+ Madame de Custine.
+
+Voici la seconde lettre:
+
+ Votre Monsieur est insupportable, je ferai cependant ce que vous
+ voulez. Je ne partirai que dimanche. Je penserai toujours à la dame
+ qui doit passer l'éternité avec moi.
+
+ Vendredi soir.
+
+ Madame la marquise de Custine.
+
+Tout en sollicitant pour autrui, Madame de Custine ne cessait pas de
+poursuivre ses instances en faveur d'Astolphe. Elle supplie de nouveau
+Chateaubriand d'activer ses démarches, d'y mettre plus d'ardeur; elle
+l'accuse même d'indifférence. Il répond, à la date du 6 juillet, par une
+lettre presque semblable à celle qu'il avait écrite le 4 avril précédent
+dans les mêmes circonstances: «Voilà vos injustices. Vous savez dans
+quel misérable esclavage je vis. J'espère vous voir cet automne. Puis-je
+oublier Astolphe? Le temps qui console de tout ne me console pas de vous
+quitter; mais vous verrez qu'on me fuit en vain et qu'on me retrouve
+toujours.»
+
+On se demande en lisant ces lettres, s'il est bien prouvé que l'amour de
+Chateaubriand pour la dame de ses pensées se soit jamais réduit à une
+simple amitié. Ne semble-t-il pas au contraire que leur amour ait été
+plus fort que le temps? Madame de Custine avait alors 53 ans; sous ses
+cheveux blancs, elle avait conservé toutes ses grâces, son charmant
+sourire, ses yeux caressants, et même sa jalousie; et Chateaubriand, qui
+adorait l'_Anthologie_, ne pouvait manquer de partager les idées du
+poète qui a célébré en vers si ravissants l'automne de la vie et la
+douceur des dernières amours[47]. Il y a des femmes aimées du ciel, qui
+ne vieillissent jamais: «les années en passant sur leurs têtes, n'y
+déposent que leurs printemps». Cette expression charmante de
+Chateaubriand, rapportée par le comte de Marcellus, cache un sens vrai
+sous l'apparence d'une galanterie légère.--Il en fut ainsi pour Madame
+de Custine jusqu'au jour où, comme nous le verrons, les malheurs
+d'Astolphe brisèrent sa vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+La jeune marquise de Custine. Sa mort.--Aventure
+d'Astolphe.--Chateaubriand dans l'opposition.--Voyage en Suisse.--Mort
+de Louis XVIII.--Voyage de Madame de Chateaubriand à La Seyne.
+Massillon.--Madame de Custine en Suisse. Sa mort.
+
+
+Madame de Custine se préparait à partir pour Fervaques, quand, le
+lendemain de cette lettre du 7 juillet 1823, mourut entre ses bras,
+après deux ans de mariage, la jeune marquise de Custine, femme
+d'Astolphe. Elle était âgée de vingt ans. Un billet de Madame de
+Custine, que Chateaubriand n'ouvrit qu'en tremblant, «parce qu'il
+pressentait une affreuse nouvelle,» lui annonça l'événement. Il répondit
+immédiatement par quelques mots pleins d'émotion: «Astolphe,
+ajoutait-il, est jeune, il se consolera, mais vous[48]!»
+
+De cette union si promptement brisée, il restait un fils, Enguerrand de
+Custine, frêle rejeton qui suivit sa mère au tombeau et ne vécut que
+quelques années.
+
+ ... Vagitus et ingens
+ infantum que animæ fientes...
+
+Nouveau deuil pour cette maison malheureuse où la mort était entrée!
+
+Nous n'avons que très peu de détails sur cette jeune marquise de
+Custine, qui venait de disparaître avant l'âge, et qui a passé sur la
+terre sans y laisser de trace, dérobée, peut-être par un bienfait de la
+Providence, aux chagrins de la vie. Chateaubriand ne manquait jamais
+dans ses lettres, de lui adresser une formule de politesse et un
+souvenir. Sa belle-mère, Madame de Custine, à qui l'avenir réservait
+d'autres douleurs, parait l'avoir vivement regrettée. De ce moment
+redoublèrent toutes ses tristesses.
+
+Madame de Custine, en effet, n'était pas heureuse. Elle avait eu
+récemment la douleur de perdre sa mère; elle venait de perdre sa
+belle-fille; son fils, dont les sentiments ne répondaient pas aux siens,
+était pour elle un sujet d'inquiétudes et d'alarmes. Son âme ardente ne
+trouvait de tous côtés que le désenchantement et l'ennui. Il y avait en
+elle une sorte d'inquiétude innée, une tristesse qui ne s'explique que
+trop par les scènes tragiques de sa jeunesse, des alternatives de
+tendresse et de désespérance (le mot est de Chateaubriand) et quelque
+chose aussi d'impérieux et d'âpre, voilé par ses grâces affables, qui se
+traduisait souvent en plaintes, en exigences, presque en accusations.
+
+La preuve que nous en avons déjà donnée se trouve confirmée par une
+lettre où Madame de Custine semble se peindre mieux qu'en aucune
+autre[49]. Assurément, entre elle et Chateaubriand la correspondance ne
+chômait guères, mais cela même ne lui suffisait pas: «Ses lettres
+s'égarent peut-être dans les bureaux des affaires étrangères, et cette
+idée lui est insupportable!» Elle imagine donc de les faire remettre
+directement par un ami commun, M. Bertin; elle va jusqu'à solliciter ses
+bons offices auprès de Chateaubriand! Dans la lettre qu'elle lui écrit
+et qu'il faudrait lire tout entière, elle éclate en reproches amers:
+«Elle espérait, dit-elle, que depuis qu'ils étaient si malheureux, M. de
+Chateaubriand penserait plus à eux... Mais rien n'a le pouvoir de le
+forcer à penser à ses amis, C'est pourtant bien triste de voir un homme
+rempli de moyens et d'esprit (Astolphe), condamné à une nullité
+complète: ne serait-ce pas l'affaire d'un ami puissant de l'en faire
+sortir?»
+
+Un sentiment touchant inspire cette lettre et peint l'agitation d'esprit
+de son auteur. Mais Madame de Custine, dans l'ardeur de ses
+préoccupations maternelles, rend-elle bien justice à Chateaubriand? N'y
+a-t-il pas de sa part un excès d'obsession? Nous avons vu qu'elle exige
+de lui des démarches alors même qu'il lui démontre qu'elles manquent
+d'à-propos: «Vous ne voulez pas croire, lui dit-il, qu'il n'est pas
+question de Pairs; je vous donnerai pour Villèle tous les mots que vous
+voudrez, mais je crois que vous choisissez mal votre temps[50].»
+
+Néanmoins, ces mouvements d'irritation de Madame de Custine n'étaient
+que passagers. Chateaubriand les calmait d'un mot: «J'irai vous voir!»
+et l'harmonie était aussitôt rétablie.
+
+Madame de Custine était à Fervaques; Chateaubriand avait promis d'aller
+lui faire une visite à la fin de l'automne. Ce projet manqua par des
+causes fortuites que la lettre suivante nous fait connaître:
+
+ Vous aurez vu par l'estafette que vous aurez reçue et par mes
+ lettres envoyées poste restante à Lisieux que je m'étais mis en
+ route pour vous tenir parole. J'ai été suivi de toutes les misères.
+ Ma voiture a cassé, et c'est la première fois que cela m'arrive.
+ J'ai été rejoint par un courrier et obligé de revenir sur mes pas.
+ Croiriez-vous que, malgré tout cela, je ne suis pas découragé, et
+ que, malgré la mésaventure, si vous prolongez votre séjour à
+ Lisieux, je ne renonce pas à aller vous voir. Mais pour le moment,
+ je ne le puis, et mon second voyage serait remis au mois de
+ décembre. Faites-moi le plaisir de me renvoyer mes lettres[51].
+ Plaignez-moi et croyez à tout ce que je suis pour vous et pour
+ Astolphe. Mille choses à l'ami.
+
+ Paris, mercredi 5 novembre 1823.
+
+Ni l'estafette reçue, ni les lettres poste restante, ni même les
+voitures versées, ne portèrent la conviction dans l'esprit inquiet de
+Madame de Custine. Elle continua ses plaintes; elle accusa Chateaubriand
+de lui faire des histoires et de lui envoyer de mauvaises défaites: ne
+voulait-il donc plus faire d'Astolphe un Pair de France? Chateaubriand
+lui répond par la lettre suivante:
+
+ Je vous ai dit cent fois et je vous le répète, je pense que la
+ vraie carrière d'Astolphe est la Pairie, et il est impossible
+ désormais qu'il l'attende longtemps. De la Pairie on va à tout; un
+ peu de patience; il est bien loin d'avoir les années où j'ai
+ commencé ma vie politique. Sans doute, j'aurais été plus heureux à
+ Fervaques, si je puis être heureux quelque part. La solitude me
+ plaît, mais souvent la vie m'ennuie. C'est un mal que j'ai apporté
+ en naissant; il faut le souffrir puisqu'il n'y a point de remède.
+
+ Vous me faites une histoire dans votre dernier billet, que tout le
+ monde a faite ici. Cela n'a pas le sens commun; j'allais à
+ Fervaques; j'étais prêt à vous voir, lorsque j'ai été rappelé, et
+ pour avoir seulement quitté Paris vingt-quatre heures, j'ai trouvé
+ mille contes à un ou deux, et politiques en l'air, comme si les
+ premiers étaient de mon âge, et que les seconds eussent le moindre
+ fondement. Je ne puis plus faire un pas qu'on n'imagine que tout va
+ se briser. Eh! bien, croiriez-vous que, malgré vos injustices et
+ les bavardages publics, je rêve encore de faire dans ce moment même
+ une course à Fervaques! Je ne le pourrai probablement pas, mais
+ enfin je ne puis me départir de ma douce chimère.
+
+ Mille choses tendres à vous et aux amis.
+
+ 2 décembre 1823.
+
+Il ne paraît pas que Chateaubriand ait fait, dans le courant du mois de
+décembre, une visite à Fervaques, comme il l'avait annoncé. Il était
+alors très préoccupé de la candidature d'Astolphe à la Pairie, et
+pendant un moment, il crut même qu'il allait réussir; mais le succès
+espéré n'arriva pas. Dans la lettre suivante, il rend compte à Madame de
+Custine de l'ajournement de ses espérances.
+
+ Mercredi, 24 décembre 1823.
+
+ J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour le
+ moment. Le Roi n'a voulu nommer, je crois, que des députés, des
+ militaires et des hommes de sa maison et de celles des Princes.
+ Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour une autre circonstance qui
+ n'est pas très éloignée. Ne croyez pas que je vous oublie et que
+ vous n'êtes dans ma vie au nombre de mes plus doux et de mes plus
+ impérissables souvenirs.
+
+ Mille tendresses à tous.
+
+ Ch.
+
+Cette lettre du 24 décembre 1823 est la dernière dans laquelle il soit
+question de la candidature d'Astolphe. C'est aussi la dernière de toute
+sa correspondance avec Chateaubriand que Madame de Custine ait conservé.
+
+ * * * * *
+
+On voit quelle était à cette date la situation d'Astolphe: il occupait à
+la cour et dans le monde le rang le plus honorable; son esprit, la
+distinction de ses manières lui assuraient partout le plus favorable
+accueil; la bienveillance du Roi et des Princes lui était acquise; il
+était à la veille d'être Pair de France, suivant la promesse que
+Chateaubriand en avait reçue; tout semblait lui sourire; un des mariages
+préparés par les soins de sa mère allait sans doute effacer les deuils
+de sa famille et lui rendre les joies du foyer domestique.
+
+Cette perspective de bonheur qui s'offrait à lui et qui aurait dû
+combler ses voeux, s'évanouit tout d'un coup, et ce n'est pas, comme on a
+eu tort de le dire, à l'ingratitude du gouvernement de la Restauration,
+c'est à lui-même, à lui seul qu'il doit imputer d'avoir tout perdu.
+
+Il est des choses qu'on voudrait pouvoir ne pas écrire et qu'il faut
+pourtant raconter, au moins sommairement, pour rétablir la vérité des
+faits. Empruntons-en le récit à un homme dont l'attachement a survécu
+aux fautes mêmes de son ami, et dont l'âme honnête et simple a fait
+preuve jusqu'à la fin d'une extrême partialité en faveur d'Astolphe.
+Nous voulons parler de M. Varnhagen d'Ense.
+
+«Un accident terrible, dit M. Varnhagen, vint mettre en émoi tout Paris.
+On trouvait, un beau matin, dans les environs de cette ville, un jeune
+homme gisant dans les champs, sans connaissance, dépouillé de tous
+vêtements et meurtri en différentes parties du corps. Ce jeune homme
+n'était autre que Custine, qui paraissait avoir été la victime d'un
+crime. On ne le désignait pas hautement mais on prononçait nettement son
+nom en cachette, et la calomnie se complaisait en chuchotements qui
+devaient nuire à la réputation d'un homme qui comptait des adversaires
+aussi bien dans les rangs du monde libéral que dans ceux de
+l'aristocratie. Indigné d'une pareille méchanceté, il se retira quelque
+temps du grand monde, s'adonnant d'une manière plus sérieuse à la
+littérature, et il entreprit différents voyages...[52].»
+
+Cette narration, malgré des réticences calculées et d'évidentes
+contradictions, n'est malheureusement que trop claire. C'est en vain que
+Varnhagen ménage autant qu'il peut ses expressions, craignant de trop
+soulever les voiles; il voudrait même ne pas croire aux faits qu'il
+rapporte. Mais comment s'expliquerait-on que Custine, victime d'un
+crime, comme Varnhagen l'allègue en hésitant, n'ait manifesté son
+indignation contre la _méchanceté_ qu'en se retirant _pour quelque
+temps_ du monde! et que, courbant la tête devant la calomnie, il ait
+abandonné sans retour ses prétentions à la Pairie et ses projets de
+mariage?
+
+Ce qu'il y a de certain c'est qu'il s'agissait d'une de ces affaires
+inavouables qui laissent un stigmate ineffaçable dans la vie d'un homme.
+Custine fut victime d'un honteux rendez-vous qu'il avait provoqué
+lui-même, et qu'on n'avait accepté que pour lui infliger un châtiment
+exemplaire. Exact à ce rendez-vous, Custine y trouva cinq ou six
+adversaires. Maltraité, battu, laissé nu au milieu des champs, il rentra
+dans Paris sous le manteau d'un cocher de fiacre et n'eut rien de plus
+pressé que de porter plainte. C'est par cette imprudente démarche que le
+scandale éclata publiquement. Une enquête fut commencée; elle établit
+d'autant plus vite la vérité des faits que les agresseurs, appartenant à
+un corps d'élite de l'armée, se déclarèrent eux-mêmes. Ils ne furent pas
+poursuivis. Cette affaire eut, en effet, comme dit M. de Varnhagen, un
+immense retentissement, qui dure encore.
+
+Naturellement, à partir de ce jour, il ne fut plus question pour
+Astolphe, ni de la Pairie, ni de mariages. Ces projets, auxquels avaient
+pris part quelques-unes des plus nobles familles de France, tombèrent du
+coup dans le néant. Nous lisons dans les Souvenirs très intéressants de
+Madame la comtesse de Sainte-Aulaire, cette simple phrase qui, à la
+lueur d'événements subséquents, devient sinistre et serre le coeur: «Je
+retrouvai à Paris ma chère Marie Mendelsohn (gouvernante de Mademoiselle
+Fanny Sebastiani); on pensait alors à marier Fanny; je fus chargée de
+lui parler de M. de Custine: heureusement, cette idée n'eut pas de suite
+et M. de Praslin fut choisi.» _Heureusement!_ Quelle ironie du sort! On
+ne savait pas alors ce que l'avenir tenait en réserve; on ne prévoyait
+pas un autre drame plus terrible encore que celui de M. de Custine:
+l'horrible tragédie qui devait assombrir les dernières années du règne
+de Louis-Philippe... Nul ne peut fuir sa destinée!
+
+ * * * * *
+
+On peut juger du désespoir de Madame de Custine. Cette catastrophe
+qu'elle avait prévue peut-être et redoutée depuis longtemps depuis le
+jour de l'étrange passion d'Astolphe pour un jeune homme de Darmstadt,
+passion dont la bonne et honnête famille de Varnhagen avait été témoin
+sans en suspecter le caractère, enlevait à la pauvre mère tout à la fois
+ses projets d'avenir, ses espérances, son amour du monde, ses relations
+avec la Cour. Il ne lui restait rien que les derniers jours d'une vie
+désenchantée, solitaire et sans but.
+
+La situation était-elle donc sans remède? Dans le premier effarement,
+une sorte de conseil de famille fut réuni, dont Chateaubriand faisait
+partie avec deux autres amis de Madame de Custine. Chateaubriand,
+dit-on, proposa un remède héroïque: «On pouvait, peut-être, sauver les
+apparences en les bravant, et réduire au silence les auteurs des mauvais
+propos par un duel éclatant; sinon, il fallait quitter la France pour
+n'y plus rentrer.» Custine adopta en partie, mais en partie seulement,
+cet avis: il s'absenta pour quelque temps et voyagea!
+
+Madame de Custine, dans la tristesse et le deuil, se retira à Fervaques
+et s'éloigna chaque jour davantage de ce monde où elle avait tant brillé
+par sa beauté, sa grâce et son esprit. Elle n'interrompit cependant pas
+sa correspondance avec Chateaubriand, mais à partir de cette époque,
+elle cessa de conserver ses lettres, qui ne devaient plus contenir que
+de pénibles détails, des conseils, des consolations relatives à la
+malheureuse affaire d'Astolphe. C'est un sujet dont la pauvre mère
+n'avait garde de perpétuer le souvenir.
+
+Au milieu de ces événements. Chateaubriand, au faite des honneurs et de
+la popularité, conservait dans le ministère Villèle la direction du
+ministère des affaires étrangères. L'avenir était alors plein de
+promesses. Le gouvernement de la Restauration avait atteint son plus
+haut degré de puissance et de gloire: la guerre d'Espagne terminée par
+de brillants succès, la France replacée à son rang dans le concert
+européen, l'opposition vaincue aux élections des 25 janvier et 6 mars
+1824, tout semblait assurer au Ministère une longue période de paix et
+de stabilité.
+
+Combien cependant cette apparente sécurité était trompeuse! Une
+invincible antipathie entre M. de Villèle et Chateaubriand, dissimulée,
+voilée tant que leurs intérêts dans la lutte politique avaient été les
+mêmes, s'était révélée et avait grandi aussitôt qu'ils avaient partagé
+le pouvoir. Les rivalités et de profonds dissentiments n'avaient pas
+tardé à se produire.
+
+Comment aurait-il pu en être autrement entre deux hommes d'État de
+nature si divergente? M. de Villèle, comme il le proclamait lui-même
+avec un dédain ironique, «était peu fait pour les grands horizons»; il
+reprochait à Chateaubriand d'être plein de chimères, et de se perdre
+dans les espaces. Chateaubriand, de son côté, avec ses profondes
+intuitions, qui souvent lui découvraient l'avenir, méprisait l'étroit
+esprit de l'homme d'affaires et ses vues à courte échéance. La politique
+de l'un ne pouvait donc être celle de l'autre; l'une était celle du
+génie avec son enthousiasme, ses élans passionnés et ses aspirations
+indéfinies; l'autre plus terre-à-terre, était celle de la pratique, à
+qui suffit le labeur de chaque jour et qui s'en acquitte honnêtement,
+habilement, avec une régularité persévérante. Esprits entiers tous les
+deux: M. de Villèle, pas plus que Chateaubriand, ne supportant la
+contradiction et n'admettant aucune supériorité.
+
+M. de Villèle s'était montré très opposé à la guerre d'Espagne que
+Chateaubriand par son ascendant avait fait entreprendre, dont il
+prépara, dirigea, surveilla les opérations avec une extrême énergie, et
+beaucoup d'habileté, qu'il considérait comme son oeuvre et comme sa
+gloire. M. de Villèle avait été froissé de ses succès; il ne l'était pas
+moins des fêtes fastueuses du ministère des affaires étrangères, qui,
+dans le monde aristocratique d'alors, éclipsaient et rendaient ridicules
+ses réceptions plus modestes.
+
+L'hostilité des deux ministres et les dissentiments au sein du ministère
+remontaient presque à l'époque de sa formation. Nous en trouvons même la
+preuve dans les lettres de Chateaubriand qu'on vient de lire: dès le
+mois de février, deux mois après son entrée dans le Cabinet, Madame de
+Custine l'avait mis sur ses gardes et l'avait averti des bruits qui
+couraient: «Quel tas de bêtises! avait répondu Chateaubriand; Villèle et
+moi sommes très bien ensemble.» Il est probable que, malgré ses
+dénégations, les rumeurs n'étaient pas sans fondement; mais
+Chateaubriand n'était pas obligé de l'avouer, même à Madame de Custine.
+Cependant, quelques semaines plus tard il est moins réservé, et le 1er
+avril il lui écrit: «Je suis complètement brouillé avec Corbière; ne le
+dites pas;» trois jours après, il l'avertit qu'il est «dans
+l'impossibilité de correspondre avec les deux ministres Capelle et
+Corbière.» Or Corbière et Villèle c'est tout un; brouillé avec l'un, il
+y avait peu de chance qu'il fût l'ami de l'autre. Loin de s'améliorer,
+ses rapports avec ses collègues ne firent ensuite que s'aigrir et
+s'envenimer.
+
+Les choses étaient en cet état, quand le 6 juin 1824, jour de la
+Pentecôte, Chateaubriand en arrivant aux Tuileries, où il allait faire
+sa cour au roi, reçut la lettre suivante:
+
+«J'obéis aux ordres du roi en transmettant à votre Excellence une
+ordonnance que le Roi vient de rendre: Le sieur comte de Villèle,
+président de notre Conseil des ministres, est chargé par intérim du
+portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur Vicomte
+de Chateaubriand.»
+
+On ne comprendrait pas que M. de Villèle, ordinairement si mesuré, se
+fût laissé emporter tout à coup à un degré d'exaspération tel qu'il
+signifiât aussi brutalement à un collègue son expulsion. Chateaubriand
+n'avait pas même été prévenu; les formes les plus vulgaires de la
+politesse semblaient avoir été supprimées de propos délibéré; ni les
+services rendus, ni la haute situation de l'homme politique, ni la
+gloire de l'écrivain, ni les dangers évidents d'une pareille mesure, qui
+ressemblait presque à un coup d'État, n'avaient été pris en
+considération.
+
+Il y a là une énigme dont M. de Villèle nous donne la clé dans ses
+Mémoires: la mesure prise dans la matinée du 6 juin était le résultat
+d'un ordre formel du roi lui-même. «Le roi, dit-il, me fait demander à
+dix heures du matin. Je m'y rends. À peine la porte de son cabinet
+est-elle fermée, qu'il me dit: «Villèle, Chateaubriand nous a trahis; je
+ne veux pas le voir à ma réception.» Je fais observer au roi le peu de
+temps qui restait: tout est inutile. Il me fait dresser aussitôt
+l'ordonnance sur son propre bureau, chose qu'il n'aurait jamais faite en
+toute autre circonstance. Il la signe et je vais l'expédier. Mais on ne
+trouve pas M. de Chateaubriand chez lui; il s'était déjà rendu dans les
+appartements de S.A.R. Monsieur, attendant ce prince pour lui présenter
+ses hommages: c'est là seulement qu'on peut lui remettre l'ordre du roi
+qui le révoque de ses fonctions.»
+
+M. de Villèle déclare n'avoir jamais su qui avait révélé au roi
+l'hostilité de Chateaubriand au projet de conversion de la rente et la
+part qu'il avait prise au rejet de cette loi devant la Chambre des
+Pairs. Cependant Chateaubriand ne s'en cachait pas, et son opposition
+n'était un secret pour personne dans aucun des salons qu'il fréquentait,
+et surtout dans celui de Madame de Custine.
+
+Il résulte de ces détails, ignorés de Chateaubriand, que l'initiative de
+sa révocation appartient personnellement au roi, non à M. de Villèle.
+Mais il est permis de croire que M. de Villèle s'y prêta sans se faire
+beaucoup prier. Dans les explications qu'il eut à ce sujet avec Berryer,
+il en accepte toute la responsabilité comme de son oeuvre personnelle et
+sans découvrir la personne du roi, ce qui était son devoir. Quant à la
+mesure en elle-même, il y trouvait la satisfaction, très impolitique
+d'ailleurs, de rancunes invétérées.
+
+On peut lire dans les _Mémoires d'outre-tombe_ et les écrits, du temps,
+les détails et les conséquences immédiates de cet événement inattendu.
+Le scandale fut immense, et Chateaubriand n'était pas homme à supporter
+patiemment une telle offense. L'explosion de sa colère fut terrible:
+«Avec cela, dit-il en montrant une plume, j'écraserai le petit homme.»
+Il tint parole, et la guerre sans trêve ni merci fut déclarée. Il
+souleva contre M. de Villèle une formidable opposition; le «petit homme»
+fut renversé, mais, dans sa chute il entraîna la monarchie.
+
+Aussitôt que Madame de Custine apprit la disgrâce de son ami, elle lui
+adressa, toujours aimante et toujours dévouée, ces touchantes paroles:
+«Vous savez que, quelles que soient mes peines, je ressens avant tout
+les vôtres. Venez, comme autrefois, vous reposer à Fervaques.» Que de
+souvenirs et de sentiments tendres dans ces simples mots! Il ne paraît
+pas cependant que Chateaubriand se soit rendu à Fervaques comme Madame
+de Custine l'y conviait. Dès le 21 juin, quinze jours après sa chute, il
+commença contre le ministère cette opposition implacable qui devait
+l'entraîner bien au delà du but qu'il voulait atteindre, jusqu'au
+renversement de la monarchie par une révolution.
+
+Comment Chateaubriand, avec ses antécédents politiques, oubliant
+l'implacable opposition qu'il avait faite au ministère Decazes et aux
+libéraux, a-t-il passé, par une brusque transformation et des alliances
+nouvelles, dans les rangs de ces «ouvriers en ruines,» comme il les
+appelle, qui formaient le parti d'attaque sous la Restauration? À cette
+question et au reproche qu'on lui adresse d'avoir contribué à la chute
+de la monarchie, il répond par des aveux et des regrets: «Eussé-je
+deviné le résultat, dit-il, certes je me serais abstenu; la majorité qui
+vota la phrase sur le refus de concours (adresse des 221) ne l'eût pas
+votée si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait
+sérieusement une catastrophe, sauf quelques hommes à part.» Puis
+rejetant sur l'instabilité des choses humaines les faits accomplis, il
+ajoute tristement: «Après tout, ce n'est qu'une monarchie tombée; il en
+tombera bien d'autres. Je ne lui devais que ma fidélité, elle l'aura à
+jamais.»
+
+Il ne s'était fait d'ailleurs aucune illusion, même au plus fort de son
+opposition, sur les fatales inconséquences où il se laissait entraîner,
+et avec sa sincérité habituelle, il en faisait l'aveu: «Je vais toujours
+seul je ne sais où, disait-il, tantôt conduisant l'opinion, tantôt
+poussé par elle. Quelquefois je l'égare, d'autres fois elle m'égare
+elle-même, et il me faut la suivre à contre-coeur. Je ne me fais point
+illusion sur moi-même: je me creuse un abîme où je m'enfonce tous les
+jours plus avant.» Il était ému en prononçant ces paroles, et lui qui ne
+pleurait jamais devant personne, il essuya quelques larmes[53].
+
+Sans doute pour un homme d'État qui doit porter devant l'histoire la
+responsabilité de ses actes et même des conséquences qu'il n'a pas
+prévues, l'apologie de Chateaubriand paraîtra insuffisante, et lui-même
+il l'a senti quand il a reconnu, dans ses Mémoires, la faute qu'il avait
+commise en s'alliant aux hommes de ce parti imprévoyant qui, monarchiste
+au fond du coeur, après avoir renversé la monarchie de Louis XVI, allait
+renverser celle de Charles X, et qui préparera plus tard la chute de
+Louis-Philippe; parti d'utopistes, généreux sans doute, se disant et se
+croyant modérés, mais qui, comme on l'a dit, «préparent les révolutions
+sans les vouloir, et qui, rêvant le bien, conduisent au mal.»
+
+C'est de cette époque que date la grande popularité de Chateaubriand
+dans le parti libéral, son public avait changé; il réunit autour de lui
+une société d'écrivains pour donner de l'ensemble à ses combats. Les
+lettres d'adhésion, les protestations de dévouement portant les noms de
+l'opposition la plus avancée et la plus hostile à la monarchie lui
+arrivent de toute part. Les hommes de lettres du parti populaire
+s'empressaient, de leur côté, à lui former une cour, à se relayer auprès
+de lui, à l'entretenir sans cesse, à ne pas le laisser un instant seul
+avec lui-même. On sentait de quelle importance était la conquête d'un
+tel nom, et l'on redoutait de la part de cette noble et mobile nature
+une défection, quelque retour soudain aux sentiments chevaleresques et
+monarchiques. Pauvre grand homme! qu'il était loin de se croire ainsi
+épié, gardé à vue, séquestré par des hommes qu'il regardait comme ses
+amis, au profit d'une cause qui n'était pas la sienne! Il se croyait le
+chef d'un parti; il en était l'instrument.
+
+Cependant les suffrages fort suspects de ses anciens antagonistes
+étaient bien faits pour l'inquiéter. «J'ai surpris plus d'une fois dans
+son âme, dit le comte de Marcellus, un étonnement mêlé de regrets pour
+les témoignages d'admiration et d'estime qui lui venaient de ce côté.»
+Avec une droiture qui l'honore grandement il a, sans hésiter, reconnu
+ses torts: «Je crus très sincèrement, dit-il, remplir un devoir en
+combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que je
+voyais d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Eussé-je deviné
+le résultat, je me serais abstenu. Pour me punir de m'être laissé aller
+à un ressentiment trop vif peut-être, il ne m'est resté qu'à m'immoler
+moi-même sur le bûcher de la monarchie.» Quel homme d'État a jamais
+poussé plus loin la franchise de ses aveux?
+
+Pendant que Chateaubriand, tout en protestant de son amour pour la
+monarchie et de son dévouement au roi, poursuivait les ministres de ses
+invectives, il préparait la première édition complète de ses oeuvres et
+consacrait toute son ardeur à la plus noble et la plus légitime des
+causes: l'affranchissement de la Grèce.
+
+Quelques semaines après avoir quitté le ministère, il partit pour la
+Suisse où il rejoignit Madame de Chateaubriand qui était allée l'y
+attendre. Au bord du lac de Neuchatel, dans ces campagnes charmantes, il
+retrouvait les souvenirs de Jean-Jacques Rousseau qui s'y était promené
+en habit d'Arménien. Du haut des montagnes, il se plaisait à contempler
+le lac de Bienne et «les horizons bleuâtres»; enfin il s'était fixé à
+Fribourg quand la maladie du roi le rappela précipitamment à Paris.
+
+Louis XVIII mourut le 16 septembre 1824, survivant de trois mois
+seulement à la révocation de son ministre des affaires étrangères.
+Presque immédiatement, Chateaubriand publia sa brochure: «Le roi est
+mort, vive le roi», qui semblait annoncer un changement dans ses
+dispositions, et peut-être la fin de ses hostilités. Après la
+publication de cette brochure, il retourna chercher en Suisse Madame de
+Chateaubriand, qu'il ramena bientôt à Paris.
+
+L'année suivante, il assista à Reims au sacre du roi Charles X (29 mai),
+sans que, en cette circonstance solennelle, il se fit un rapprochement
+qu'on aurait pu espérer, et l'opposition contre les ministres reprit
+avec une nouvelle ardeur.
+
+ * * * * *
+
+Les choses étaient en cet état vers la fin de 1825. Madame de
+Chateaubriand, atteinte dès cette époque d'une bronchite chronique,
+était allée passer l'hiver dans le midi de la France. Elle avait choisi
+pour résidence la petite ville de La Seyne, simple village,
+écrivait-elle, sur le golfe qui termine la rade de Toulon. La
+description qu'elle en donne est charmante: «La Seyne est entourée de
+petits coteaux, bien dessinés et plantés de vignes, de cyprès et
+d'oliviers. Du village, on a la vue de la mer et de la rade, et, si l'on
+monte un peu, celle de la pleine mer, couverte de vaisseaux qui se
+croisent, et d'une quantité de petits bâtiments et de bateaux pêcheurs,
+montés les uns par d'honnêtes marins, les autres par d'honnêtes forçats,
+dont les habits rouges sont d'un effet très agréable tout au travers des
+voiles.»
+
+C'est là qu'elle passa l'hiver. Son séjour y fut signalé par des
+bienfaits: à La Seyne vivait une pauvre famille, portant un illustre
+nom, mais dans un tel état de dénuement que la mère était obligée de
+garder la chambre faute de vêtements. Madame de Chateaubriand sollicita
+en faveur des deux fils l'intervention de l'évêque d'Hermopolis auprès
+du roi, «qui ignorait certainement que des neveux de Massillon mouraient
+de faim sous le règne d'un descendant de Louis XIV.» La requête de
+Madame de Chateaubriand fut accueillie comme elle ne pouvait manquer de
+l'être, et ses deux jeunes protégés, héritiers d'un grand nom, virent
+s'ouvrir devant eux une carrière honorable. La famille Massillon avait
+été ruinée par la Révolution et par les guerres de l'Empire[54].
+
+Le séjour du midi ne fut pas favorable à Madame de Chateaubriand. Elle
+retourna à Lyon; son mari alla l'y rejoindre pour la conduire à
+Lausanne, où, contrairement aux pronostics des médecins, sa santé se
+rétablit. Elle était dans cette ville le 20 mai 1826. Chateaubriand y
+fixa sa résidence; il y voyait Madame de Montolier, qui, retirée sur une
+haute colline, «mourait dans les illusions du roman, comme Madame de
+Genlis, sa contemporaine.»
+
+ * * * * *
+
+De son côté, Madame de Custine, très retirée du monde, très
+désintéressée de la politique, si ce n'est quand Chateaubriand y était
+personnellement en cause, passait des années entières à Fervaques, s'y
+enveloppant de deuil et de solitude. Un charme mêlé d'amertume
+l'attachait à ces lieux qui lui rappelaient les rêves et les illusions
+de ses belles années. Elle se plaisait encore, comme autrefois, parmi
+ces arbres qu'elle avait plantés, et que, en des jours plus heureux,
+elle avait consacrés aux souvenirs de ses amis, en les désignant par le
+nom de chacun d'eux. Sa santé s'était profondément altérée: on eût dit
+qu'elle ne pouvait survivre à la ruine de ses espérances.
+
+Au commencement de l'été de 1826, très souffrante et portant déjà sur
+ses traits amaigris les signes d'une fin prochaine, elle voulut revoir
+la Suisse, aller y chercher des eaux salutaires, et y ressaisir
+peut-être la vie qui lui échappait.
+
+Elle partit accompagnée de son fils et de M. Bertsoecher que Koreff lui
+avait autrefois donné comme précepteur d'Astolphe, et qui lui était
+resté attaché. Elle arriva en Suisse. De Lausanne, Chateaubriand se
+rendit auprès d'elle et la vit pour la dernière fois. Il nous raconte
+lui-même en termes émus cette entrevue qui ressemblait à des adieux
+funèbres, et dans ses Mémoires, écrits longtemps après, il l'entoure
+encore de toute la tendresse de ses sentiments et de toute la poésie de
+ses souvenirs: «J'ai vu, dit-il, celle qui affronta l'échafaud d'un si
+grand courage, je l'ai vue plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la
+taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie,
+me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle
+quittait Sécherons, près Genève.»
+
+Madame de Custine continua sa route. À Bex, elle descendit à la pension
+de l'Union, petit hôtel avec des bains d'eaux salines, situé près de
+l'église et adossé à de hautes montagnes.
+
+ * * * * *
+
+C'est de ce dernier asile que Bertsoecher annonça le 25 juillet à
+Chateaubriand que son amie avait cessé de vivre: «Elle a rendu son âme à
+Dieu sans agonie, ce matin à onze heures moins un quart. Elle s'était
+encore promenée en voiture hier au soir. Rien n'annonçait une fin si
+prochaine. Nous nous disposons pour retourner en France avec les restes
+de la meilleure des mères et des amies. Enguerrand (le petit-fils de
+Madame de Custine) reposera entre ses deux mères... nous passerons par
+Lausanne, où M. de Custine ira vous chercher, aussitôt notre arrivée.»
+
+Ce programme fut exécuté de point en point. Chateaubriand ne dit pas
+qu'il ait assisté, à Bex, à une veillée funèbre; il dit seulement: «J'ai
+entendu le cercueil de madame de Custine passer, la nuit, dans les rues
+solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à
+Fervaques: elle se hâtait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait
+possédée qu'un instant, comme sa vie.»
+
+ * * * * *
+
+On a conservé longtemps à Bex le souvenir de la pauvre malade, de la
+bonne dame, qui y avait rendu si doucement le dernier soupir, et
+l'intérêt qu'elle avait inspiré lui survécut. On montrait encore, il y a
+quelques années, à l'hôtel de l'Union, la chambre qu'elle avait habitée,
+et un cachet qu'elle y avait laissé; on donnait des empreintes de ce
+cachet aux voyageurs qui en faisaient la demande. Il portait en très
+fins caractères la devise: _Bien faire et laisser dire_. C'était une
+variante de celle des Custine: _Fais ce que dois, advienne que pourra_,
+qui, du reste, ne leur appartenait pas en propre. Mais était-ce bien le
+cachet de Madame de Custine? N'était-ce pas plutôt celui d'Astolphe, qui
+se résignait si bien à laisser dire, mais qui se conformait moins
+exactement à la première partie de la devise?
+
+ * * * * *
+
+Madame de Custine, née le 18 mars 1770, avait, au moment de sa mort, 56
+ans. La gravité de sa vie, consacrée depuis longtemps aux oeuvres de
+bienfaisance, la solitude de ses dernières années, son renoncement aux
+choses de ce monde, tout donne un démenti aux assertions trop
+romanesques de ses biographes qui lui font entreprendre son voyage de
+Suisse pour y poursuivre un amant, auquel elle n'avait plus à confier
+que les derniers accents de ses afflictions et son adieu suprême.
+
+ * * * * *
+
+Avec elle se termine la période la plus brillante de la vie de
+Chateaubriand et l'un des épisodes les plus passionnés des amours de sa
+jeunesse. Désormais, la politique absorbera l'ardeur de ce grand esprit,
+jusqu'au jour où le souffle des révolutions aura détruit sans retour ce
+gouvernement de la Restauration qu'il avait servi ou cru servir, et
+auquel, en fin de compte, il est au fond du coeur resté fidèle. Étranger
+aux affaires publiques à partir de 1830, il n'a pas cessé d'écrire. Si
+sa main, comme il le dit, était lasse, ses idées du moins n'avaient pas
+faibli; il les sentait toujours «vives comme au départ de la course».
+Presque aussi riche d'inspirations qu'aux plus belles années de sa
+jeunesse, il a su créer encore de nouvelles formes et de nouvelles
+couleurs, et, moins ingrat qu'on ne l'a dit, il a consigné dans son
+oeuvre de prédilection, les _Mémoires d'outre-tombe_, avec l'hommage
+d'une discrétion respectueuse, le cher souvenir de Madame de Custine.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+
+Après la mort de sa mère, Astolphe de Custine vendit le château de
+Fervaques où il avait été élevé, et qui passa en d'autres mains.
+
+Puisque nous avons suivi le marquis de Custine pendant son enfance, sa
+jeunesse et son âge mûr, jusqu'au moment de la catastrophe qui brisa sa
+carrière et abrégea par le chagrin la vie de sa mère, il est intéressant
+de tracer de lui un portrait plus complet et de le conduire jusqu'à sa
+fin.
+
+Il était tout enfant, quand son père, Philippe de Custine, condamné à
+mort par le tribunal révolutionnaire, refusa absolument de sauver sa vie
+par une évasion que Madame de Custine, toujours prête quand il
+s'agissait de dévouement, avait préparée, mais qui faisait courir les
+plus grands dangers à ses libérateurs. Astolphe ne manquait donc pas,
+dans sa famille, d'exemples d'honneur et d'héroïsme. En 1814, à l'âge de
+24 ans, il assista au congrès de Vienne en qualité d'attaché à
+l'ambassade du Prince de Talleyrand. Mais il ne put garder ce poste, et
+avec sa mobilité habituelle, il renonça à la diplomatie. L'année
+suivante nous le retrouvons à Francfort avec sa mère, qui s'était
+déterminée à le rejoindre, bien plus pour lui donner des soins, car il
+était malade de corps et d'esprit, que pour se soigner elle-même.
+
+C'est vers cette époque et dans cette ville que Madame de Custine fit la
+connaissance de Madame de Varnhagen d'Ense, qui, par son âme portée à
+l'idéal, nous apparaît comme la personnification la plus sympathique de
+la rêveuse Allemagne. Entre ces deux femmes dont l'une était souffrante,
+et l'autre pleine de tendresse, une intime amitié s'établit. Leur
+correspondance, qui dura jusqu'en 1820, éclaire d'une très vive lumière
+les traits de l'une et de l'autre et surtout de Madame de Custine.
+
+Ici se place l'affection bizarre dont Custine, comme nous l'avons dit,
+s'éprit tout à coup pour un jeune homme de Darmstadt. «Ce dernier, dit
+naïvement Varnhagen, nous paraissait assez insignifiant, mais Custine,
+homme énergique et résolu dans tout ce qu'il abordait, parlait avec
+passion de cet ami dont l'intimité lui faisait éprouver, par une
+commotion du coeur et de l'âme, une satisfaction et une jouissance telles
+que nous n'en trouvons d'autres exemples que dans l'antiquité.»
+L'exemple de ces amours des héros de l'antiquité ne rassurait pas Madame
+de Custine, qui, en sa qualité de française, était beaucoup plus
+clairvoyante que les Varnhagen; elle ne s'écriait pas comme eux: «Quelle
+noblesse de sentiments, quelle pureté dans cette douce intimité de
+l'âme, quel feu à la fois brûlant et sombre!» Elle était assiégée de
+terreurs et de noirs pressentiments.
+
+Nous arrivons à la période des mariages dont nous avons parlé: Madame de
+Custine remuait ciel et terre pour marier Astolphe. Espérait-elle, en
+lui donnant une femme, le soustraire à ses égarements? Il y a
+quelquefois dans les familles un égoïsme effréné qui ne se fait pas
+scrupule de sacrifier autrui aux chances de réformes bien aléatoires
+d'un être indigne. Était-ce le cas de Madame de Custine? Nous n'osons
+pas l'affirmer.
+
+Bien des projets de mariage furent mis en avant, entre autres avec la
+fille du général Moreau et la fille du général Sebastiani, qui devint la
+malheureuse duchesse de Choiseul Praslin. On dit même que Madame de
+Staël, l'intime amie de Delphine, dont elle avait donné le nom:
+_Delphine_, à l'un de ses romans, eût un instant l'idée d'introduire
+Astolphe dans sa famille.
+
+«Il se fiance enfin, à Paris, nous dit Varnhagen, dans son livre déjà
+cité, avec une des plus riches et des plus notables héritières; mais, à
+la stupéfaction générale, il rompt tout à coup ses fiançailles, sans que
+personne pût en imaginer le motif, dont il gardait le secret. Dans une
+nouvelle intitulée _Aloys_, il raconte et explique cette aventure sous
+une forme romanesque.» Ce mauvais roman d'_Aloys_, publié d'abord sous
+le voile de l'anonyme, est une des plus vilaines actions de Custine.
+Sous forme de roman, avec des situations et des noms à peine déguisés,
+il insulte et calomnie la famille même dont la bienveillance s'est
+égarée sur lui. Il outrage sa mère, déguisée sous le titre de tante:
+«esprit sans étendue et sans fermeté, qui ne pouvait juger son
+caractère», «qui s'affligeait, dit-il, de ma tristesse sans en deviner
+la cause, que ma froideur aigrissait, sans l'éclairer sur la maladie de
+mon coeur... combien je méprisais ses vues étroites, et combien sa
+sagesse bornée me paraissait misérable!»
+
+Ces pages et beaucoup d'autres du roman d'_Aloys_ sont toute une
+révélation: nous comprenons maintenant ce que Madame de Custine cachait
+si discrètement, nous comprenons ses désespoirs de mère, au milieu des
+altercations, des emportements, dans cet enfer de la vie intime que lui
+faisait son fils.
+
+Voici maintenant le portrait, assez réussi dans son genre, de Madame de
+Genlis, dont il n'avait jamais eu qu'à se louer: «C'était une personne
+commune; elle avait toute la bonté qui s'accorde avec la médiocrité;
+elle pouvait faire beaucoup de mal par son besoin de parler
+continuellement des autres: il est vrai qu'elle prétendait s'occuper de
+leurs affaires pour leur avantage; mais sa manière de l'apprécier était
+rarement la leur; elle n'en était que plus persuadée de la nécessité de
+les contraindre à avoir raison comme elle. Cette _providence du
+commérage_ s'était fait un code de lois sociales... heureusement pour
+nous, sa position dans le monde ne lui donnait pas l'autorité
+nécessaire...! elle voulait être _le tyran du bien_... on ne la
+supportait que parce qu'elle permettait qu'on se moquât d'elle.»
+
+Quant aux explications que, suivant Varnhagen, Custine donne sur la
+rupture de son mariage, elles sont abominables, et sans doute personne
+ne prendra la peine de les chercher dans son roman.
+
+Malgré tout cela, Astolphe mûri par l'âge, voyageant, écrivant, donnant
+son avis sur les affaires de Rome, rapportant ses conversations avec les
+cardinaux, et correspondant avec M. Thiers, puis avec la Princesse
+Mathilde, avait encore l'accès des salons. Sa tenue était irréprochable,
+sa distinction aristocratique parfaite, et il avait beaucoup d'esprit.
+Quel que fût le passé, c'était toujours le marquis de Custine, le
+descendant d'une grande race.--Un jour, Philarète Chasles était en
+visite chez la comtesse Merlin; survint un inconnu dont la conversation
+tantôt enjouée, tantôt sérieuse, souvent élevée, était
+éblouissante.--Quand l'inconnu se fut retiré avec l'aisance et
+l'élégance d'un homme du monde, «Qui est-ce donc? demanda Philarète? Sa
+parole est un feu d'artifice!»--«Oui, un feu d'artifice tiré sur l'eau,
+reprit la Comtesse; il y a un fonds si triste, des profondeurs si
+noires! c'est Custine![55]»
+
+Le marquis de Custine mourut à Saint-Gratien, le 29 septembre 1857.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: Préface du _Dictionnaire de la langue française_.]
+
+[2: En vertu de la loi du 14 septembre 1791, le clergé _constitutionnel_
+restait chargé des actes de l'état civil, jusqu'à ce que la loi
+instituât d'autres fonctionnaires, ce qui n'eut lieu que par la loi du
+20 septembre 1792.]
+
+[3: À propos du mystère de cette vie conjugale de Madame de
+Chateaubriand, une hypothèse se présente naturellement à l'esprit. Elle
+expliquerait, tout, et serait bien touchante. Mais ce n'est qu'une
+hypothèse! Nous ne la donnerons pas: il faudrait trop de détails pour en
+montrer la vraisemblance.]
+
+[4: Celle jolie édition Ballanche est devenue très rare. Elle est
+surtout recherchée par les bibliophiles à cause des gravures de C.
+Boily, qui reproduisent avec un sentiment exquis le texte qui les a
+inspirés.]
+
+[5: Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Chateaubriand.]
+
+[6: M. A. Bardoux.]
+
+[7: _Madame de Custine_, d'après des documents inédits, par M. A.
+Bardoux.]
+
+[8: V. _Madame de Custine_, par M. A. Bardoux.]
+
+[9: Ce sont les gens de Madame de Beaumont, que Chateaubriand avait pris
+à son service.]
+
+[10: Comte de Marcellus. _Chateaubriand et son temps_.]
+
+[11: _Madame de Custine_, par M.A. Bardoux.]
+
+[12: Louis Mathieu, comte Molé, Pair de France; qui a joué un rôle
+considérable sous la Monarchie de Juillet.]
+
+[13: M. Bertin.]
+
+[14: M. Bertin.]
+
+[15: Est-ce à Madame de Beaumont qu'il fait allusion? Ces suppositions
+de Madame de Custine auraient été bien blessantes pour Chateaubriand.]
+
+[16: M. Bertin.]
+
+[17: Madame de Custine d'après des documents inédits.]
+
+[18: Le Comte Elzéar de Sabran.]
+
+[19: Lettre publiée par Sainte-Beuve: _Chateaubriand et son groupe
+littéraire_.]
+
+[20: La société de Madame de Beaumont.]
+
+[21: La réouverture de l'église et la restauration du culte catholique
+fut présidée par l'abbé de Créquy, docteur en théologie, ancien
+vicaire-général de Monseigneur de la Ferronnaye, évêque de Lisieux.]
+
+[22: M. Berstoecher, précepteur d'Astolphe de Custine.]
+
+[23: Ch. Lenormant, _Souvenirs d'enfance et de jeunesse de
+Chateaubriand_.]
+
+[24: Une lettre de Madame de Custine à Fouché, que Madame Bertin devait
+présenter elle-même. Cela ne démontre-t-il pas péremptoirement que les
+sollicitations auprès de Fouché réclamées par Chateaubriand dans toutes
+ses lettres avaient bien pour objet son ami Bertin?]
+
+[25: Ce n'est pas, sans doute, celle-là que Madame de Custine lui
+reprochait. Mais il y en avait d'autres dont elle se plaignait à plus
+juste titre.]
+
+[26: Cette lettre, qui doit porter le n° 12, a été publiée par M.
+Bardoux: _Madame de Custine, d'après des documents inédits_.]
+
+[27: Nous sommes redevables de cette belle publication: _Madame de
+Chateaubriand, d'après ses mémoires et ses correspondances_, à M. G.
+Pailhès. Bordeaux, 1887. Nous devons personnellement à M. G. Pailhès
+toute notre reconnaissance.]
+
+[28: M. Bertin.]
+
+[29: Comte de Marcellus, _Chateaubriand et son temps_.]
+
+[30: Lettre de Joubert: 18 novembre 1804.]
+
+[31: Papiers de Chênedollé publiés par Sainte-Beuve.]
+
+[32: Sainte-Beuve a sur la conscience cette fable-là. C'est lui qui l'a
+créée, et la malignité publique s'en est emparée. Sur quelle pauvreté
+d'arguments elle repose! Que de soupçons perfides et sans base, que
+d'arguties stériles, _inania verba_! Tandis qu'il est si facile, avec un
+peu d'expérience du coeur humain, d'établir par une analyse exacte des
+sentiments intimes et par des indices irréfragables, qu'il n'y a
+absolument rien de commun entre Lucile et l'amour d'Amélie! Pourquoi cet
+acharnement à tout flétrir, uniquement pour enlever leur couronne aux
+Grâces et la pudeur à l'amour fraternel?]
+
+[33: M. Bertin.]
+
+[34: _Madame de Chateaubriand_, d'après ses mémoires et sa
+correspondance, par M. G. Pailhès.]
+
+[35: Le régime des passeports dont la Convention avait doté la France au
+nom de la liberté, n'a été aboli que sous le règne de Napoléon III.]
+
+[36: Ce voyage de Suisse se fit plus tard. Il faut en lire le récit dans
+les mémoires si intéressants et si spirituels de Madame de
+Chateaubriand, publiés par M. G. Pailhès.]
+
+[37: Ces billets inédits ont été publiés par M. Bardoux: _Madame de
+Custine_.]
+
+[38: Le _Journal des Débats_ confisqué et devenu le _Journal de
+l'Empire_ avait Etienne pour directeur politique et Hoffman pour
+directeur littéraire.]
+
+[39: Chénier était mort le 10 janvier 1811.]
+
+[40: _Madame de Chateaubriand_, par M. G. Pailhès.]
+
+[41: V. _Madame de Custine_, par M. A. Bardoux.]
+
+[42: Publiée par M. A. Bardoux: _Madame de Custine_.]
+
+[43: Ces mémoires n'ont jamais paru.]
+
+[44: _Madame de Custine_, par M. Bardoux.]
+
+[45: _Mémoires de Madame de Genlis._]
+
+[46: Ces deux lettres, ainsi que d'autres sur le même sujet, ont été
+publiées par M. A. Bardoux, _Madame de Custine_ d'après des documents
+inédits.]
+
+[47: Philodème, _Anthol. Palat. V._ 13.]
+
+[48: Cette lettre, ainsi que la précédente, a été publiée par M. A.
+Bardoux: _Madame de Custine_.]
+
+[49: _Madame de Custine_, d'après des documents inédits.]
+
+[50: _Madame de Custine_, d'après des documents inédits.]
+
+[51: Les lettres qui étaient arrivées pour lui à Fervaques.]
+
+[52: Lettres du marquis A. de Custine à Varnhagen d'Ense et Rahel
+Varnhagen d'Ense, accompagnées de plusieurs lettres de la comtesse
+Delphine de Custine et de Rahel Varnhaen d'Ense.--Bruxelles, 1870.]
+
+[53: Comte de Marcellus: _Chateaubriand et son temps_.]
+
+[54: _Madame de Chateaubriand: lettres inédites à M. Clausel de
+Coussergue_, par M. G. Pailhès.]
+
+[55: Mémoires de Philarète Chasles.--Chênedollé avait déjà dit à propos
+de sa conversation avec Rivarol, à qui il avait été présenté le 5
+septembre 1795: «Un feu d'artifice tiré sur l'eau--_brillante et
+froide_.» Suivant Sainte-Beuve, à qui il faut toujours revenir en fait
+d'informations, c'est au duc de Lauraguais que le mot appartient.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Chateaubriand et Madame de Custine, by
+E. Chédieu de Robethon and François-René de Chateaubriand and Marquise de Custine
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHATEAUBRIAND ET MADAME DE CUSTINE ***
+
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+status under the laws that apply to them.
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