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+The Project Gutenberg EBook of Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mademoiselle de Cérignan
+
+Author: Maurice Sand
+
+Release Date: February 20, 2007 [EBook #20623]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN ***
+
+
+
+
+Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck
+Greif and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+Un franc le volume
+
+NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY
+
+MAURICE SAND
+
+MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN
+
+NOUVELLE ÉDITION
+
+CALMANN LÉVY ÉDITEUR
+
+ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+
+RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.
+
+À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
+
+* * *
+
+OUVRAGES
+
+DE
+
+MAURICE SAND
+
+Format in-8º
+
+RAOUL DE LA CHASTRE 1 vol.
+
+Format grand in-18
+
+L'AUGUSTA 1—
+
+CALLIRHOÉ 1—
+
+MADEMOISELLE AZOTE 1—
+
+MISS MARY 1—
+
+SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2e édition 1—
+
+* * *
+
+Paris.—Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier
+
+3, RUE AUBER, 3
+
+1884
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés.
+
+* * *
+
+
+
+
+MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN
+
+
+
+
+I
+
+
+Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons
+aujourd'hui colonel, dans le 3e régiment de dragons, lorsque, vers la
+fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui
+commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence
+pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma
+malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui,
+comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e
+dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles
+et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des
+montures supérieures aux nôtres.
+
+Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente
+projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre
+division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre.
+
+Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise,
+qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus
+ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions
+entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792,
+je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que
+j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui
+enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que
+j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A].
+
+[Note A: Voyez André Beauvray, dans le volume du même
+auteur—Mademoiselle Azote—chez Michel Lévy.]
+
+Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie
+pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade,
+le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait
+fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup
+moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa
+franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.
+
+—Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te
+retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a
+choisis pour faire partie de l'expédition.
+
+—Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire?
+
+—À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui
+m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le
+matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé
+par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout
+cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs.
+
+—Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais?
+Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb
+contre la perfide Albion?
+
+—Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks
+qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement
+dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant
+ses colonies.
+
+—Très-bien! allons conquérir l'Égypte!
+
+Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine
+de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il
+me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite:
+Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins
+Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui
+avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix,
+Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que
+j'y avais été porter les ordres du général Houchard.
+
+Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que
+par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une
+toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière.
+Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet:
+
+—Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a
+fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est
+insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur
+moi pendant toute la traversée.
+
+—Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des
+ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.
+
+—Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la
+tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection.
+
+—Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me
+présentant.
+
+Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et
+disparut.
+
+—Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié?
+
+—Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis
+te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer
+pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne
+et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a
+deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier
+jour.
+
+—Elle paraît un peu impatiente?
+
+—C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse.
+Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air.
+
+—C'est à Paris que tu l'as connue?
+
+—Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits
+rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un
+commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de
+l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa
+sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit
+qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde.
+
+Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité
+d'un homme radicalement subjugué.
+
+Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et
+des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever
+l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un
+homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne,
+puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise,
+qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans.
+
+Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air
+interrogateur.
+
+Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.
+
+—De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et,
+présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de
+Cérignan, mon fils.»
+
+Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au
+commandant en disant:
+
+—De la part du citoyen Cambacérès.
+
+Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du
+ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses
+enfants.
+
+On prit la mer.
+
+Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame
+Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du
+bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de
+roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade.
+
+Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée
+d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais
+bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais
+eu autre chose en tête: apprendre l'arabe.
+
+Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de
+la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai
+avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides
+progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage.
+
+Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille
+de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république
+et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond
+et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu
+ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa sœur ne le laissaient jamais
+seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme
+s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant
+très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur
+rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond
+du cœur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir.
+La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans.
+
+Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant
+laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général
+Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la
+Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq
+cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille
+marins, sur la terre d'Afrique.
+
+Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là, ne fut plus alors un
+secret pour personne.
+
+La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait
+aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était
+d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les
+chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit
+l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le
+chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat
+de la Russie.—Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un
+Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut
+refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du
+nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés
+plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs
+murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul,
+patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur
+les remparts pour les préserver de nos boulets.
+
+L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte
+et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les
+infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le
+titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence
+et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération.
+Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils
+n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et
+ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le
+général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le
+dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une
+véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute,
+l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les
+gardes-côtes chargés de la défendre.
+
+La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une
+indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les
+quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires
+sous les drapeaux de la France.
+
+Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et
+travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes
+compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage
+de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur
+mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet
+debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur.
+
+—Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable?
+
+—Je croyais tout le contraire, belle dame!
+
+On disait _belle dame_ dans ce temps-là!
+
+—Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle.
+
+—Je les trouve gracieux, moi!
+
+—C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant
+toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises.
+
+—Pardon, arabes.
+
+—C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre
+sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui
+valent bien la peine que vous leur adressiez un regard.
+
+—Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans
+son genre.
+
+Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique.
+
+—Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on
+voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau.
+
+—_On?_ parlez-vous de mademoiselle de Cérignan?
+
+—Elle vous plaît?
+
+—Je la trouve très-séduisante.
+
+—Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et
+des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis!
+Savez-vous qu'elle n'est pas jeune?
+
+—Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus?
+
+—Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son
+dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude
+qui cache une faute.
+
+—Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de
+la sorte?
+
+—Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne
+d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont
+faire en Égypte, je vous le demande!
+
+—Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le
+vieux a de l'esprit et semble un très brave homme...
+
+—Un drôle de brave homme qui me fait la cour!
+
+—Qui donc ne vous la fait pas, ici?
+
+—Vous! dit-elle avec un regard provocant.
+
+Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai
+prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un
+air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine.
+
+Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort
+vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue
+vis-à-vis des hommes ne devait pas en être la cause.
+
+Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant
+dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa sœur, sa mère peut-être,
+ne quittaient pas de l'œil, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à
+dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui
+n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur
+embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du
+capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse
+toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder
+une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me
+donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que
+la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant.
+
+La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans
+le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui
+se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied
+du grand mât.
+
+—Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant.
+
+—C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air
+triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici!
+
+—Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier.
+
+—Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis
+parfaitement libre!
+
+Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se
+sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan.
+
+Un instant après elle passa devant moi.
+
+—Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la
+langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte.
+
+—Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction.
+
+—Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est
+permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant
+sont celles d'une mère.
+
+—Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize!
+Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges?
+
+—Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face.
+
+—Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le
+moindre embarras.
+
+—Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir
+si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'œuvre quand vous souriez
+ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux
+cheveux blonds que j'aie jamais vus.
+
+—Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.
+
+—Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?
+
+—J'ai ouï dire que votre mère était noble.
+
+—Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne
+les sépare jamais.
+
+—Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un _ci-devant_! Vous êtes
+un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un
+homme de cœur.
+
+—Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan.
+
+—Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.
+
+—Comment cela?
+
+—Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente
+à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à
+sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces
+choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur
+Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées
+à l'ingratitude.
+
+[Note B: Voir André Beauvray.]
+
+Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour
+me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots
+qu'il m'avait adressés.
+
+—Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous
+prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif.
+J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien.
+
+—Vous allez en Égypte dans ce seul but?
+
+—Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le
+conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint
+à l'expédition en qualité d'administrateur.
+
+—Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes
+sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge...
+
+—Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il
+n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il
+restera dans les bureaux.
+
+—Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert.
+
+—On en fera pour moi, dit-elle en souriant.
+
+Et elle rentra chez elle.
+
+Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un
+grand charme et une rare distinction.
+
+Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible.
+Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle
+avait l'air chaste d'une jeune fille.
+
+La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin
+la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles
+minarets d'Alexandrie.
+
+Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et
+qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre,
+donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et
+l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la
+terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et
+Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la
+ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes.
+L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain
+avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un
+escadron prêt à tout événement.
+
+Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le
+siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le
+rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze
+mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre
+mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils
+jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines
+sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de
+l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de
+fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les
+Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur
+l'_Heptastadion_ (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa
+longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les
+deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à
+peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de
+large.
+
+Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur
+d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts,
+pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le
+commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant
+à l'assaut.
+
+Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler
+connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et,
+comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:
+
+—Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà
+officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu
+dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte
+ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi
+crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!
+
+Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà
+l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de
+l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie.
+Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander,
+ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant.
+Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises
+par le général en chef, elles étaient sages et habiles.
+
+Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes
+qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il
+les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de
+prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit
+publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation
+empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de
+l'_Orient_ et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer
+l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur _prouvait_ que les
+Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le
+pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des
+mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis.
+Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui
+seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les
+mameluks.
+
+Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du
+vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des
+provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie
+irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie,
+s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.
+
+Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand
+nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette
+exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont
+j'entreprends le récit.
+
+Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les
+plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes
+épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres.
+Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien.
+Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des
+finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.
+
+Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse
+réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui
+conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie
+remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et
+les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de
+la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les
+mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de
+philosophie et de jurisprudence.
+
+Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits
+propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes _fellahs_, qui
+comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et
+mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au
+nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.
+
+Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants
+de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont
+plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race
+circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils
+tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à
+maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la
+suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres
+du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de
+douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes,
+car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied.
+
+Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents
+mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs,
+Turcs, janissaires, spahis, juifs et _Levantins_. Sous ce dernier nom,
+on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et
+commerçants européens établis à Alexandrie.
+
+À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité.
+Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions
+civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions
+militaires.
+
+Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en
+révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du
+plus fort, telle était la situation.
+
+Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins.
+Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est
+contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés;
+ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux
+et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se
+rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de
+respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous
+saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils
+mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de
+gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un
+air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent.
+Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément,
+sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais
+s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton
+monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes;
+ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou
+fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou
+de leurs boutiques ouvertes en plein vent.
+
+Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les
+Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont
+paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le
+musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie.
+
+De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au
+contraire, le cœur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas
+inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions
+de sa propre existence.
+
+Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y
+arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre
+en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première
+colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par
+la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle
+était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait
+naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants
+avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille.
+
+Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa
+femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une
+douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces
+gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue,
+restait à Alexandrie.
+
+Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa
+_moitié_, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche
+coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne
+voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à
+mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où
+les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux œillades de sa _belle_
+allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été
+fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par
+dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première
+occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle.
+
+—Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un
+matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.
+
+—Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.
+
+—C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.
+
+—C'est un portier?
+
+—Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.
+
+—Tu connais donc les parents de madame Sylvie?
+
+—Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour
+comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent
+joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le
+_rétamage_ pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge
+avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier,
+oui!
+
+—T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?
+
+—Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai
+peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.
+
+—Pourquoi se fâcherait-il?
+
+—Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans;
+la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais
+le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et
+le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin
+simple dragon et brosseur de son colonel.
+
+Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme
+la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet
+la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et
+j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à
+Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni
+Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous
+avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous
+poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon,
+parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un
+troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la
+flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de
+Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur
+les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le
+combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers
+bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de
+Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne
+valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.
+
+Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part
+à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui
+montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris
+au feu.
+
+C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin,
+attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un
+lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le
+gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de
+l'Égypte.
+
+Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les
+équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes
+dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est
+prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et
+des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de
+Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.
+
+La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y
+a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous
+abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est
+à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur
+le champ de bataille, l'armée se remit en marche.
+
+Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire
+davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à
+l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les
+autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.
+
+On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du
+Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz
+et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était
+épuisée.
+
+Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais
+on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire.
+Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des
+pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui
+empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs
+français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue.
+J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois
+vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du
+petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui
+avaient gardé leur belle humeur.
+
+Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une
+déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après
+s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir
+chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef
+l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre
+lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus
+fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous
+maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.
+
+J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition
+d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour
+servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le
+Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau
+saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber
+sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient
+l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la
+cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil
+et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était
+la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et
+les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi
+ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.
+
+Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit
+Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous
+vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans
+les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert,
+les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux
+premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir
+qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles
+grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la
+plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde
+le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts
+de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en
+bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs
+vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une
+redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre
+de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de
+tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est
+dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses _kiachefs_, tous
+resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil
+couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier
+d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves.
+C'est presque une autre armée.
+
+Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses
+colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de
+mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et,
+depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de
+savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur
+rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de
+me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à
+mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon
+ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs,
+et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les
+pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante
+siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq
+carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton;
+l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au
+centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour
+être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera
+chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles
+hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les
+sens, s'avance à l'ennemi.
+
+Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que
+l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des
+affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un
+mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur
+Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire.
+Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un
+de mes dragons demander à Guidamour:
+
+—Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?
+
+—Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des
+yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant
+que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans,
+nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des
+héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs,
+enfin c'est une métaphore.
+
+—Une métaphore? Je ne connais pas ça.
+
+Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte
+et forma le carré.
+
+—Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de
+_faignants_, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un
+air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient
+sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit
+mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers,
+fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et
+ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.
+
+Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle
+vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur
+les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs
+pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à
+la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et
+les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des
+cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en
+déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des _faignants_,
+c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec
+eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.
+
+
+
+
+III
+
+
+Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se
+brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne
+lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps,
+je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile,
+mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le
+maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler.
+
+—Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse
+son affaire!
+
+C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et
+les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce.
+
+J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa
+bravoure, je le lâchai.
+
+—Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne
+chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie.
+
+—Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque
+jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se
+sauvera pas.
+
+Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y
+consentis, et je le confiai à deux de mes dragons.
+
+Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré.
+Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre
+les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les
+carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh.
+
+Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est
+repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh,
+où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en
+abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en
+déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs
+positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui
+les disperse et les balaye à coups de canon.
+
+Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance
+aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre
+jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la
+rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du
+carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les
+pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à
+l'une de mes jambes et me crie: _Amman! Amman!_ c'est-à-dire grâce,
+grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage
+ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si
+beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur
+ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement
+s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse
+voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées
+d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement
+d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles
+fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine
+comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère.
+
+—La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la
+petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête.
+
+—C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est
+fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval?
+
+—C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe.
+
+Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris
+possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui,
+en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle
+eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la
+poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal
+ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule
+d'un pénitent.
+
+—Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te
+voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte
+pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a
+fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une
+rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner
+confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader.
+
+—Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai
+l'œil sur vous.
+
+La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée.
+Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty,
+c'est-à-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage.
+
+—Tu me demandes là, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son
+père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai
+donc, mais pas ici devant tous tes soldats.
+
+Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et
+averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty
+dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce
+masque appelé _borghot_, et me montra la plus jolie figure que j'eusse
+jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté,
+avec ses grands yeux de gazelle entourés de _koheul_, ses sourcils et
+ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le
+blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres
+roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de
+danseuses étrusques que j'avais vues en Italie.
+
+Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent.
+Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se
+débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme
+un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute
+sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des _Mille et une
+Nuits_, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai
+ébloui de tant de jeunesse et de beauté.
+
+—Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as
+qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné
+ton cœur est le plus heureux des mortels.
+
+—Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en
+disent les ballades et les chansons.
+
+—Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire!
+
+—Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux.
+
+—En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier.
+Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi.
+
+—Es-tu le sultan de cette armée d'Occident?
+
+—Non. Je suis l'un de ses colonels.
+
+—Comme qui dirait un bey?
+
+—Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu?
+
+Elle prit un air de reine pour répondre.
+
+—Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de
+l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang
+et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras
+pas!
+
+Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une
+Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de
+mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils
+asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs
+enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient
+que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du
+Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de
+s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais
+cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je
+me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle
+n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en
+avoir seize.
+
+Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure.
+C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un
+sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du
+maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on
+racontait tant de choses vraies ou fausses.
+
+Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit
+cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge
+de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait
+embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des
+autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit
+pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques
+années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever
+au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son
+autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut
+point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents
+et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver
+Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il
+aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant
+qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y
+poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre
+main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui
+léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la
+belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à
+peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre
+rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim.
+
+Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme
+d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du
+mal?
+
+Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper,
+Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y
+refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire
+dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui
+demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la
+prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par
+quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son
+rang, la traiterait en esclave.
+
+—Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès
+de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai
+chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran.
+
+Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien
+de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper.
+
+L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de
+Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des
+fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais,
+des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents.
+
+Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous
+avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de
+six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le
+Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que
+Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les
+mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons
+recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces
+d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis
+main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la
+flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable,
+j'avais de quoi monter une partie de mon régiment.
+
+Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses
+portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée
+le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers
+sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres
+divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut
+l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un
+faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la
+ville et du village.
+
+Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus
+tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste
+et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis,
+l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur
+que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures
+semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez
+grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de
+marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les
+hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses
+colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique.
+
+À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était
+une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements
+destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut
+là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de
+l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en
+trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux
+étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon
+régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de
+nattes et aux murs recouverts de stuc.
+
+Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il
+n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout
+habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour
+manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou
+des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre
+communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je
+confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de
+la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y
+lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran:
+
+_Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus
+précieux._
+
+Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien
+approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et
+entourés de murailles.
+
+Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne.
+Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie.
+
+En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait
+été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de
+faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or.
+J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de
+l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds
+carrés et une profondeur de plus d'un pied.
+
+De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession.
+
+La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps.
+
+Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma
+valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la
+cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'œil,
+j'estimai le trésor à près d'un million.
+
+La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres
+étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour
+dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux
+père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le
+val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes.
+
+J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer
+ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord
+demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du
+général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête.
+Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle
+m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement.
+
+—De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être
+ambitieux?
+
+Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour
+les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je
+rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à
+mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce
+fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et
+j'allai dormir.
+
+Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général,
+pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans
+ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour
+expédier une nouvelle somme.
+
+Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment,
+et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers.
+C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la
+lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse.
+
+Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale:
+
+—Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a
+dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait
+voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant
+ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je
+t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je
+t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier.
+
+J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le
+lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la
+république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que
+lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la
+haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient
+ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du
+sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer.
+
+La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou,
+qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses
+compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de
+1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de
+mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France.
+
+Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que,
+bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent
+confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre
+les vainqueurs et les vaincus.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour
+déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec
+Sylvie.
+
+Le Caire est plus grand que Paris[C], mais il est fort différent
+d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois
+grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues
+étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité
+une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre
+occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution
+contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent
+des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans
+une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses,
+ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans
+régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses
+mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de
+minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses
+boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des
+_Mille et une Nuits_. La population offrait un égal intérêt à ma
+curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche
+fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée,
+l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant.
+Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots;
+là, une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des
+femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent
+comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de
+jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je
+cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le
+_petit bossu_, le _dormeur éveillé_ ou les _trois calenders_. J'aurais
+préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait
+devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le
+mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des
+rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons
+ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des
+mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait
+établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey.
+
+[Note C: Le narrateur écrit dans les premières années du premier
+empire.]
+
+Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous
+y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y
+avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour
+la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de
+constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de
+palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée
+du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île
+de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui
+se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines
+du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh,
+d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables.
+
+J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que
+Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission
+auprès du général, me tira par le bras et me dit:
+
+—Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu!
+qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez?
+
+—Et pourquoi vous en voudrais-je?
+
+—Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous?
+
+—Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais
+cela ne tire pas à conséquence.
+
+—Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son cœur? Dites-moi,
+vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère?
+
+—Si fait! plus que jamais.
+
+—Vous vous moquez de moi?
+
+—Oh! je n'oserais.
+
+—Vous aimez donc les filles nobles?
+
+Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là!
+
+—Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit.
+Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré.
+
+—Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de
+Malte dans votre famille?
+
+—J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus.
+
+Je faillis lui éclater de rire au nez.
+
+—Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes
+amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune
+fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle
+est votre...
+
+—Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser?
+
+—Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause
+de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux?
+
+—Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien
+qu'il soit titré.
+
+—Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari?
+
+Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de
+Boulaq. Au moment où j'allais les quitter:
+
+—Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez
+enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie?
+
+—Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous
+préviens qu'elle n'entend pas un mot de français.
+
+—Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même
+temps vous me montrerez votre palais.
+
+Je prévins Djémilé de la visite.
+
+—Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame
+française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule
+esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir
+compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle
+ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou
+quatre autres pour me servir.
+
+C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près
+les mœurs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait.
+
+—Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père.
+
+—Je te les promets pour demain.
+
+—Mais toi-même, tu n'as qu'un _saïs_ (palefrenier), pour servir toi et
+ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la
+maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un _kahwedj bachi_
+pour faire ton café, un _seradj-bachi_ pour tenir ton cheval quand tu
+vas à la promenade, un _selikdar_ pour porter tes armes, un porte-pipe,
+un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit _yamaks_ pour
+les servir tous.
+
+Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun
+besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent
+les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon
+régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier.
+
+Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais
+pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille _fellahine_
+vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je
+demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une
+natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez
+gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva,
+et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en
+arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix
+éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts
+était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la
+musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas
+d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem.
+
+—Eh bien, donne-moi cent _talari_ et emmène ma fille.
+
+—Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq
+francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en
+offrais cent.
+
+—Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus
+heureuse chez toi qu'ici.
+
+Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai.
+
+—Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille,
+attends-moi ici, je vais t'amener ça.
+
+—J'en veux six.
+
+—Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub,
+le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification,
+je t'y conduirai.
+
+—Soit, passe devant.
+
+—Oui, _sidy_ (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te
+laisse ma fille pour dix-huit talari.
+
+Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa
+progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la
+quitter.
+
+Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre.
+J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La
+lumière du jour, tamisée par les _velums_ tendus d'une muraille à
+l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à
+l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins
+nus, et plus ou moins noirs.
+
+À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour,
+mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une
+ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine.
+
+Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un
+air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je
+lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem.
+
+—J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de
+première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher!
+
+Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon
+claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa
+chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au
+corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents
+blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir
+vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a
+encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là
+tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent
+ou tu en choisiras une autre.
+
+—Combien en veux-tu?
+
+—Deux _bourses_ (250 francs).
+
+J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si
+peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle?
+
+Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit
+Daoura.
+
+Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille
+petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules
+et sa poitrine.
+
+—J'ai assez de noires, lui dis-je.
+
+—On n'a jamais assez de cette espèce-là, reprit-il; c'est une
+Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont
+femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le
+même prix que l'autre. C'est une occasion.
+
+—C'est possible, mais elle est trop luisante!
+
+—Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela,
+elle sera plus jolie que l'autre, tu verras!
+
+Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez
+droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque
+toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé
+ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi.
+Elle s'appelait Choho.
+
+—Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub.
+
+—C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis.
+
+—Peu m'importe!
+
+—En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la
+laisser voir en public.
+
+Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des
+costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur.
+
+Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits
+délicats.
+
+—Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle
+chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi
+c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs).
+
+—Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat
+fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de
+la ville d'Esnèh, la patrie des almées!
+
+—Je t'achète, lui dis-je.
+
+Elle vint me baiser la main.
+
+Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure
+fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au
+nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle
+était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires
+et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait
+toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux.
+Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse,
+elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe:
+Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des
+coussins.
+
+Aussi, c'était cher, très-cher!
+
+J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas
+me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille
+fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me
+livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de
+son _bakchis_, c'est-à-dire de son pourboire.
+
+Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en
+me baisant le pouce.
+
+Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les
+attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que
+possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité,
+elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui
+avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute
+leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt,
+du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un
+bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit.
+
+Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté,
+Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de
+tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à
+choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une
+joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad.
+
+L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le
+seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et,
+suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son
+front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle
+s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut
+rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La
+jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et
+revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si
+elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café.
+
+Je traduisis mot à mot.
+
+—Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son
+café ni de sa pipe.
+
+Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé.
+
+—Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle.
+
+—Elle n'est pas ma femme.
+
+—Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc
+une almée ou quelque chose de pis?
+
+—Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle
+voulait me manger.
+
+—La trouvez-vous jolie?
+
+—Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté!
+
+Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle.
+
+—Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc
+fumer, ça la rendra malade et je serai contente.
+
+Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe,
+tandis que Daoura lui versait du café.
+
+—Mais je ne veux rien, dit-elle.
+
+—Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée.
+
+J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois
+bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se
+remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout
+bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable.
+
+—Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant
+d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui
+complaire que par jalousie instinctive contre la Française.
+
+—Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos _grues_? s'écria
+Sylvie.
+
+—Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de
+déposer au fond de la tasse.
+
+—Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur
+_chicorée_. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris.
+
+Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde
+de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux;
+mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les
+yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors,
+adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en
+avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent.
+
+Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi
+je riais.
+
+—Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans
+la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort
+jolies. D'abord cette grosse-là, qui ressemble à une Junon de M. David!
+
+Elle désigna la Grecque Pannychis.—Et puis, cette mince, reprit-elle en
+me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des
+charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux
+yeux de feu.
+
+—Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi?
+
+—Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie.
+
+Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en
+disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes.
+
+Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva.
+Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des
+leçons de politesse que pour l'amuser encore.
+
+Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation.
+La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la
+porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de
+l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le
+coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai
+l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai
+au nez de l'esclave espiègle.
+
+Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui,
+pour la congédier selon les usages, lui dit:
+
+—Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants!
+
+
+
+
+V
+
+
+Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle
+n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle,
+me pria de lui amener Djémilé à dîner.
+
+Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content
+de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à
+obtenir son consentement.
+
+—Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une
+grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne
+connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour.
+Apprends-moi comment je dois me conduire.
+
+Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal
+de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut
+que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne
+voulant point paraître à visage découvert devant lui.
+
+—Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans
+voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les
+laiderons qui se cachent la figure.
+
+—Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont
+pas des hommes pour moi.
+
+—En ce cas, tu me considères comme un chien?
+
+Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit:
+
+—Toi, tu n'es pas chrétien!
+
+—Bah! et que suis-je donc?
+
+—Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux
+pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je
+suis heureuse ici.
+
+Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait
+m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au
+tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son
+temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et
+bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en
+avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse,
+bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture
+d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi
+leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être
+jolies.
+
+Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises
+aux volontés et aux caprices de la _Khanoune_, c'est-à-dire de la
+maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre,
+antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale
+pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de
+petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en
+ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases
+de fleurs et les tasses à café.
+
+Quant aux esclaves ou _odaleuk_, elles dormaient tout habillées sur les
+sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou
+les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur
+les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas
+un seul lit dans toute la maison.
+
+Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins
+belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un
+Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et
+une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois
+d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le
+musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet
+d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui
+puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une
+seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque
+toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut
+avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de
+les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont
+devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde
+bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux
+parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les
+intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes
+sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit
+séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec
+cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe
+son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il
+trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de
+crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme.
+
+C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes
+étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les _cadines_,
+c'est-à-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir,
+accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques,
+d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont
+pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les
+mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout,
+même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à
+divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari
+n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait
+force de loi.
+
+Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de
+ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de
+Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en
+prenant des airs penchés.
+
+En m'apercevant, toutes s'envolèrent—comme une compagnie de perdrix.
+
+Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé.
+
+Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait.
+
+—Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne
+veux pas te contraindre.
+
+—Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si
+étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher!
+
+Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres
+le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était
+guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces
+hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit
+à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle
+venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien.
+
+—Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur
+le visage pour dîner? ce sera bien gênant.
+
+Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et
+elle se tint les yeux baissés.
+
+—On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus
+honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention!
+
+—Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie
+aux Pyramides? mais c'est un chef-d'œuvre! quelle finesse de traits,
+quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son
+portrait.
+
+—De grand cœur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à
+Djémilé.
+
+—Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver
+malheur? non! non, jamais!
+
+Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé
+hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un
+ton de reproche:—Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par
+un autre homme?
+
+Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui
+témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa
+exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les
+répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire.
+
+Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de
+croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui
+rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout
+à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le
+but de ses agaceries.
+
+Djémilé avait un coup d'œil d'aigle, et rien ne lui échappa: on
+apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui
+disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit
+pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de
+prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait
+ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre
+elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me _souffler_ cette jeune
+fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si
+scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette
+diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table,
+elle me dit tout bas:
+
+—Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand
+caroubier; j'ai à vous parler.
+
+J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous.
+
+Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à
+son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait
+déjà demandé trois fois à s'en aller.
+
+J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne
+voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête.
+
+—Oh! ce n'est pas cela, dit-elle.
+
+—Qu'est-ce donc?
+
+—Tu veux que je te le dise?
+
+—Oui, parle.
+
+—Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien
+des choses.
+
+—Et qu'as-tu deviné?
+
+—D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que
+sa femme a de l'amour pour toi.
+
+—Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement.
+
+—Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem;
+mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais
+promis!
+
+—Et que t'avais-je promis?
+
+—Que je serais seule maîtresse au logis.
+
+Et elle fondit en larmes.
+
+J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas
+acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle
+pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs.
+
+Onze heures sonnèrent, c'est-à-dire que le muezzin cria l'heure, du haut
+d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais
+laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était
+si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour
+elle.
+
+Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des
+compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien
+sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi.
+
+—Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en
+la serrant sur mon cœur.
+
+—Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je
+t'aimerai toute ma vie.
+
+Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier
+baiser, en s'échappant de mes bras.
+
+Son esclave Tomadhyr entra en ce moment.
+
+—Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence.
+
+—Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se
+déshabiller.
+
+—Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa
+maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et,
+d'un air sérieux, me dit:—Je serais méprisable à mes propres yeux, si
+je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père.
+
+—Et où le prendre?
+
+—Il doit être dans le Fayoum.
+
+—Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce
+serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis?
+
+—Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami?
+
+—Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée.
+
+—Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse
+si je te résiste?
+
+—Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je
+ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard.
+
+—Oui, plus tard, dit-elle en se retirant.
+
+L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais
+loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une
+sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma
+petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai
+peu.
+
+Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que
+j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé.
+
+Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir
+s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek,
+j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif
+d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus,
+mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la
+porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des
+ballades et des chants d'amour.
+
+À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus
+bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et
+pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de
+Djémilé.
+
+Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son
+cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les
+têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey,
+la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres
+pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui
+exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des
+métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour,
+lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de
+se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais
+absent.
+
+Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions.
+
+—Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu
+n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce
+que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord
+que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a
+osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est
+retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La
+fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même
+vis-à-vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où
+je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en
+échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége.
+
+J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner.
+
+Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne
+voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une
+rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme
+un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas.
+
+Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de
+près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant
+moi:
+
+—Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment
+que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de
+ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher
+la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en.
+
+—Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard
+dédaigneux.
+
+—Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la
+meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis
+de Mahomet.
+
+Souleyman poussa un grognement sourd et sortit.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à
+cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment,
+la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon
+départ.
+
+Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut
+surprise, puis elle s'élança vers moi.
+
+—Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais,
+peut-être!
+
+—Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons
+protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui
+revient au Caire.
+
+—C'est une œuvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien
+m'ennuyer ici!
+
+—Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours.
+
+—Mais j'aurai peur!
+
+—Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et
+veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs.
+
+—Laisses-tu quelqu'un pour nous garder?
+
+—Oui, un escadron tout entier.
+
+—Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi.
+
+—Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour.
+
+Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir
+donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me
+rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir.
+
+N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai
+ce qu'il en avait fait.
+
+—Il est parti depuis huit jours.
+
+—Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel?
+
+—Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses
+projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval
+et ses armes, comme s'il devait revenir.
+
+—S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de
+protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur.
+
+—Soyez tranquille, ce sera fait!
+
+Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil
+de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel,
+cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de
+Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les
+Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de
+délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la
+chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita
+fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au
+Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais
+déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait
+établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres
+beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre
+arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là, il y eut un
+combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef.
+Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une
+escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui
+protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un
+passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte,
+avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée
+devient générale. Le colonel du 7e de hussards, Détrés, est tué,
+l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met
+le sabre à la main.
+
+Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à
+leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train,
+auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la
+cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon
+et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3e
+dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à
+souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte
+de si près et je n'avais jamais causé avec lui.
+
+Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais
+assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore
+très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait
+qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on
+l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation
+morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré
+qui pouvait le rendre irrésistible.
+
+Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il
+avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez,
+ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué.
+
+—Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes
+officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur
+déplaît tant. Mais il est écrit là-haut, comme disent les croyants, que
+je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi
+avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins
+d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides?
+
+—Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre
+offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à
+leur tête.
+
+—Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque.
+
+—Rien pour le moment, général.
+
+—Vous êtes encore un mécontent, vous!
+
+—Mécontent de quoi?
+
+—Mécontent de l'expédition!
+
+—Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi!
+
+—Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte?
+
+—C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire,
+c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par
+conséquent. Tout y est intéressant, les mœurs, les croyances, les
+monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux
+mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est
+contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela.
+
+—Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent!
+
+—Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois
+quarts mameluk!
+
+—Comment cela, général?
+
+—Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du
+désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa
+favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey.
+
+—Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air
+enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer
+en relations avec ton beau-père.
+
+—Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton.
+
+—En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre
+d'honneur?
+
+—Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne.
+
+En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte
+le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:—Est-ce que
+les mameluks sont à vos trousses?
+
+—Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous
+verrez s'il y a matière à se réjouir.
+
+Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit.
+
+L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en
+mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit
+qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit
+qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en
+livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue
+d'Alexandrie le 1er août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si
+peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop
+d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre
+le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec
+la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de
+treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à
+peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un
+boulet à bord de l'_Orient_.
+
+À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois
+autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la
+côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais.
+Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait
+l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les
+ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son
+manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux
+frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop
+endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille
+hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte.
+
+À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour
+quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en
+Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était
+perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et
+manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux
+m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant
+auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos
+vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil.
+
+Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il
+nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut
+mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens!
+
+Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la
+soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la
+conduite que je voulais tenir vis-à-vis de Djémilé. La demander en
+mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse,
+elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je
+m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre
+tout de sa volonté ou de son caprice.
+
+Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son
+poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était
+malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me
+rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions.
+
+Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé.
+Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide.
+Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses
+bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis
+longtemps, elle n'eût pas couché là. Je pressentais un malheur. L'une
+de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne.
+
+—Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je.
+
+—Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes.
+
+—Est-elle morte? Voyons, parle!
+
+—Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq
+jours.
+
+—Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est
+invraisemblable!
+
+—Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions
+suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous
+promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le
+grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand
+Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils
+étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître
+de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait
+connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle
+ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à
+lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse,
+et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps
+d'aller prendre d'autres vêtements.
+
+—Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant
+qu'ils fussent trop loin pour être rejoints.
+
+—Souleyman m'avait bâillonnée et attachée.
+
+—N'étais-tu pas d'accord avec eux?
+
+—Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme
+aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard!
+
+Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey
+où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute
+probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui
+me tenait si fort au cœur, et de colère en pensant qu'elle allait
+appartenir à un autre.
+
+Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel,
+de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à
+l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention
+qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis.
+
+Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il
+avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes.
+
+—Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses
+mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières.
+
+—Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine?
+
+—Si fait, mon colonel, le lendemain!
+
+—Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là?
+
+—Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il
+en rougissant.
+
+—Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze
+jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour
+t'apprendre à être plus vigilant.
+
+—Oui, mon colonel!
+
+Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma
+maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que
+Guidamour pouvait bien avoir.
+
+—C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai
+failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr,
+et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais
+bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une
+idée, celle de détaler.
+
+—Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton
+poste par un camarade moins bête.
+
+—Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que
+j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide,
+sans le citoyen Larrey, j'étais flambé.
+
+Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me
+jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle
+n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle
+avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans
+aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si
+sot!
+
+Celle-ci me parut sincère et elle l'était.
+
+Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan
+de sable?
+
+Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me
+permettre des recherches.
+
+—Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un
+régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de
+toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son
+pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire.
+
+Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête
+sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu.
+
+Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme
+en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme
+si l'une d'elles eût pu être Djémilé.
+
+Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans
+ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est
+pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville
+son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des
+hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait
+un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar
+du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui
+et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad.
+
+C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un
+combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il
+gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la
+jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur
+massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un
+jour avec sa franchise habituelle:
+
+—Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne
+tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec
+d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont
+chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire
+la bonne mesure.
+
+—Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour
+nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à
+elles que je vais leur donner la liberté.
+
+—Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là! Elles mourront de
+faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce
+serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou
+blanches.
+
+—Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière
+réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple
+qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on?
+
+—On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une
+Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre
+cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour
+faire les courses.
+
+Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur
+moi-même et me trouvai ridicule.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût
+au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de
+tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes
+bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la
+chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille
+penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens
+de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans
+l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses
+coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la
+Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint.
+Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la
+nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son
+sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement;
+alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me
+faisait bouillir le sang.
+
+Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup
+sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa
+physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne,
+la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit:
+Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une
+Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien.
+
+Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de
+torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le
+regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de
+cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces
+accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les _afrites_,
+c'est-à-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la
+chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi,
+dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au
+respect qu'elle me devait.
+
+Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans
+les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire
+qui me fit l'effet d'être de l'encre.
+
+Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle
+m'entendît.
+
+—Que fais-tu là? lui demandai-je.
+
+—Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux.
+
+—Djémilé, où ça?
+
+—Là dedans.
+
+J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le
+visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir.
+
+—La voilà! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des
+tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux
+mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le
+désert!... des palmiers... rien!
+
+—Quelle est cette plaisanterie?
+
+—C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je
+suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal.
+
+—Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les _Mille et
+une Nuits_.
+
+—Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta
+main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir.
+
+—Je t'en défie.
+
+—Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte.
+
+Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa
+une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant
+familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté
+d'encre.
+
+—Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je.
+
+—Oui, pense à une personne.
+
+Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée
+de seconde vue.
+
+—Tu penses à moi, dit-elle.
+
+—C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela?
+
+—Je me suis vue passer là.
+
+—Et maintenant à qui est-ce que je pense?
+
+—À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon,
+très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi.
+
+Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur
+mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis.
+
+—Et peux-tu me dire où est cette dame?
+
+—Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur,
+un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en
+vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de
+l'allée et des fleurs bleues.
+
+Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi.
+
+—Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret.
+
+—Et peux-tu prédire l'avenir?
+
+—Non!
+
+—Tant pis! j'aurais voulu savoir...
+
+—Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle?
+
+—Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre?
+
+—Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or!
+
+—Regarde dans ma main si je te le donnerai.
+
+—Oui, tu me le donneras!
+
+Je le lui donnai en effet.
+
+Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent
+envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à
+chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme.
+
+La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût
+eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne
+de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton
+d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi:
+
+—Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un
+divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est
+sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie
+pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour
+toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne
+devons aucun respect.
+
+Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse.
+
+—Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui
+doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans,
+je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une _odaleuk_.
+Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu
+tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais
+elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la
+_Khanoune_.
+
+—Qu'entends-tu par _perroquet_?
+
+—La _durrah_ (perroquet), c'est la seconde femme.
+
+—Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai
+achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à
+la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être
+belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle.
+
+—Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de
+toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue
+avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux
+négresses.
+
+—Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est
+que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le
+ferai dire; je m'ennuie de manger seul.
+
+—Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert?
+dit-elle d'un air effrayé.
+
+—Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons.
+
+Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort
+satisfaite et me répondit avec majesté:
+
+—Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela
+te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te
+manque de respect.
+
+—Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis.
+
+Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et
+Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière
+inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une
+cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la
+servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si
+humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans
+commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne.
+
+Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et
+combien elle voulait d'esclaves.
+
+—Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une
+dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me
+plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien
+que de te servir.
+
+C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle
+était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique.
+De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle
+avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou,
+une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un
+très-gros prix à la femme d'un bey.
+
+Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari,
+s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là
+toute son histoire.
+
+Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son
+maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de
+n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle
+n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et
+prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant
+pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux
+souvent égarés.
+
+J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi,
+et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du
+vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la
+petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur
+maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était
+revenue au logis.
+
+J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel,
+ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein
+d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme
+s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec
+les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air
+de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond,
+quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là, elle n'osa
+pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle
+eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et
+converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le
+poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta
+impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et
+chercha alors à porter le trouble dans le cœur de cet homme de marbre.
+Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul
+que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et
+ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les
+filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout
+dire sans ouvrir la bouche.
+
+Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne
+bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis.
+Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation
+sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand
+Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux,
+avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir.
+
+Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun
+droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à-vis de mon
+mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis
+l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui
+donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir
+Malek.
+
+Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu
+sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la
+vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas,
+d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne
+veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas!
+qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais!
+
+Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite.
+
+J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui
+adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage
+conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux.
+
+Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je
+ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek.
+
+—Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi,
+j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute
+dévouée.
+
+—Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose.
+
+—Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux.
+
+—Allons, parle!
+
+—Tu es chrétien, et tu connais les monastères.
+
+—Fort peu.
+
+—Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ.
+
+—Oui, des nonnes, des religieuses; après?
+
+—Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de
+Bethléem.
+
+—Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes
+vœux!
+
+—Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une
+tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as
+achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as
+payée? Je retournerais près de mes sœurs en Christ.
+
+—Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas.
+
+—C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui
+s'était glissée sans bruit près de nous.
+
+—Tu mens, s'écria Mériem.
+
+—Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever
+Djémilé.
+
+—Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère,
+parce que tu es jalouse et amoureuse du maître!
+
+—Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la
+jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant.
+
+Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir
+un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr,
+elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa
+trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit
+de m'en remettre le prix.
+
+—Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre!
+
+—Tu es irrité contre moi?
+
+—Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite!
+
+Et je lui tournai le dos.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+À l'occasion du 1er vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798,
+fête qui avait remplacé celle du 1er de l'an, Bonaparte passa l'armée
+en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il
+profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après
+s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit
+appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses
+nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un
+espadon d'honneur.
+
+—Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût
+bonne, je l'ai recommandée moi-même.
+
+Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de
+son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un
+damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la
+main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente.
+
+—Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon
+usage.
+
+La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents
+couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux
+autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension
+d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La
+fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier
+général, à la place d'Esbekieh.
+
+Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux
+trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser.
+Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un
+peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée
+tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du
+dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon
+compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris
+mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je
+m'étais trompé.
+
+En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec
+le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de
+nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du
+temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte
+serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français
+ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu
+d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs
+vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que
+l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban,
+se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail?
+S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le
+Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de
+Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne
+l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois
+françaises et de lever des impôts pour le compte de la république.
+Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop
+cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est
+pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment,
+et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en
+Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après
+s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique
+que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait?
+
+Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette
+belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois.
+
+—Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne
+partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes
+une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui
+j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond.
+
+—Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air
+sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu
+cruel!
+
+—Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point;
+il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la
+beauté d'une fille telle que vous.
+
+—Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne
+dois pas vous écouter davantage.
+
+—Je ne vous comprends pas.
+
+—Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son
+front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle
+fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et
+laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite.
+
+Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus
+l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la
+quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite.
+
+—Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir.
+
+—Je vous fais donc horreur?
+
+Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens,
+et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre!
+
+—Vous êtes mariée?
+
+—Je me suis donnée à Dieu!
+
+Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper
+court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la
+trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou
+à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle
+sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où
+elle demeurait.
+
+C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation
+était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant
+terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile
+d'entrer par là; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec
+elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que
+j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant
+apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse.
+
+Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis
+dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs
+bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau
+et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier.
+
+—Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys!
+
+—Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur.
+
+L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté.
+
+—Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant
+pas l'air méchant.
+
+—Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami.
+
+—Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et—venant
+sur la terrasse—il reprit:
+
+—Vous voudriez bien être celui de ma sœur, n'est-ce pas?
+
+—Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui
+présenter mes hommages?
+
+—Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà
+M. de Cérignan! allez-vous-en!
+
+J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux.
+
+Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il
+n'y avait personne à la maison.
+
+Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une
+déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que
+je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps
+de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu.
+J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses
+enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa.
+Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux
+généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à
+Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de
+mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient
+servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite
+fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les
+négresses étaient de véritables brutes.
+
+Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier
+français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en
+revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les
+déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil
+furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules,
+pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui
+fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits
+étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et
+de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on
+pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille.
+J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service,
+la salle retentissait de nos airs nationaux: la _Marseillaise_, le
+_Chant du Départ_, etc.
+
+Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis,
+qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages
+de ses voisins Dubertet et Morin.
+
+—Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule
+femme européenne, j'avais placée à côté de moi.
+
+—De quoi donc, ma belle dame?
+
+—D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand
+caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent
+fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé
+de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper.
+
+L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge?
+
+—Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde
+votre femme!
+
+Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis.
+
+—Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à
+son gré, je la lui céderai volontiers.
+
+—Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos mœurs orientales. Vous ne
+feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais
+je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là?
+
+—Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais
+loin d'éprouver.
+
+—Vous l'avez renvoyée?
+
+—Parfaitement.
+
+—Elle ne vous plaisait plus?
+
+—Oui, c'est ça.
+
+—Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre cœur? Moi, mon cher,
+j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant
+d'attention.
+
+—L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant.
+
+—Quel pacha vous faites!
+
+Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses
+_ghaziyèh_, que l'on appelle plutôt _ghawasies_, du nom de la tribu à
+laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées,
+qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de
+commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons
+pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas
+d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des
+filles d'un grand mérite.
+
+Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc
+fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la
+soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris
+l'habitude de fumer _comme des Turcs_. Elles arrivèrent suivies de
+musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre
+de spectacle. Les _ghawasies_ dansèrent avec assez de grâce, et comme je
+les applaudissais devant Tomadhyr:
+
+—Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de
+prendre place sur le _dourkah_?
+
+Le _dourkah_ est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse
+ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations.
+
+Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales
+de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou
+accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et
+de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses
+phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle
+tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les
+applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire.
+
+Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je
+vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par
+un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà
+remarqué les œillades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie,
+s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et
+d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup
+rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer
+quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place
+à la fanfare du 3e dragons. Les danseuses européennes manquant, mes
+officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes
+négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien
+vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les
+bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres
+d'_aragui_, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans
+sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin.
+
+Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je
+demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade.
+
+Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre
+côté du jardin.
+
+—Qui? Dubertet?
+
+—Oui, _Toubertié_ (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle
+n'est pas rentrée.
+
+—Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui
+diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi.
+
+—Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit
+de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer.
+
+—À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi.
+
+—Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à
+leur départ?
+
+—Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi.
+
+—En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne
+fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection
+pour toi?
+
+Je croirais que tu veux t'en aller.
+
+Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si
+chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir.
+
+—Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille.
+Pour changer le cours de ses idées, je lui dis:
+
+—Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place
+dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune.
+
+—Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver,
+envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection
+que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé.
+
+J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte
+d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux
+autres.
+
+Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays.
+Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je
+l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le
+désert l'avait déjà à moitié guérie.
+
+De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il
+ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore
+pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai
+quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune
+volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je
+voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère.
+Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique:
+
+—Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la
+pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois
+plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je
+te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ!
+
+—Quel est ce saint-là?
+
+—La grande idole de Medinet-Abou.
+
+Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans
+l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de
+Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne
+religion égyptienne?
+
+Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange
+d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme.
+
+Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas
+plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux
+domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions
+de servante par intérim.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure
+bouleversée.
+
+—Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant.
+J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je
+suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté.
+
+—Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te
+pardonne; tu étais ivre l'autre jour.
+
+—C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus
+indulgente, au lieu de me planter là.
+
+—Vous êtes brouillés?
+
+—À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans
+me dire un mot, sans même emporter ses chiffons.
+
+—Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et
+l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers.
+
+—Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste,
+ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de
+Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours.
+En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison.
+Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle
+ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de
+français.
+
+—Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle
+pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants.
+
+—Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il
+est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a
+coûté.
+
+Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé
+si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se
+fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il
+la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais
+payée: mille francs.
+
+—C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici.
+
+—Veux-tu un reçu, un contrat de vente?
+
+—Tu plaisantes!
+
+—Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra
+empiéter sur tes droits?
+
+—Tu te moques de moi?
+
+—Je l'avoue.
+
+—Eh bien, ça m'est égal!
+
+Nous nous quittâmes bons amis.
+
+En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire
+reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts.
+
+—Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de
+belles robes et des parures.
+
+—Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en
+sautant sur les sequins.
+
+—Oui.
+
+—Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas
+noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour
+une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!...
+
+Je la laissai à sa joie d'enfant.
+
+Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du
+meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor,
+elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en
+faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme
+une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les
+matins.
+
+Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil
+couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais
+seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe,
+de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce
+à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et
+une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma
+voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait.
+Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la
+tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son
+mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je
+devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai
+dans une ruelle.
+
+Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par
+ici!
+
+J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un
+jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je
+lui demandai ce que signifiaient ses signaux.
+
+—Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras.
+
+—C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante
+avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse?
+
+—J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs
+il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des
+sultanes.
+
+Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter
+l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir
+le cœur net, et je suivis Mériem.
+
+La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans
+l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit
+que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber
+derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe
+brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la
+dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée
+jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé.
+
+Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai
+quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes
+inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je
+regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de
+suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais
+bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui
+dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie.
+Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta
+et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour
+m'entendre réciter le Koran.
+
+—Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis
+heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit
+jours.
+
+—Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi?
+
+—Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet,
+que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux.
+
+—Je les ai envoyé chercher depuis.
+
+—Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent...
+
+—Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens
+de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une
+douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire.
+
+—Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille
+francs.
+
+—À fonds perdus? dit-elle en riant.
+
+—Parbleu!
+
+—Et cet ami, c'est vous?
+
+—Non, c'est Jean Guidamour.
+
+—Qu'est-ce que c'est que ça?
+
+—Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin.
+
+—Il est officier?
+
+—Non, c'est mon brosseur.
+
+—Connais pas.
+
+—Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas.
+
+—Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours.
+
+—Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements
+d'odalisque: avez-vous épousé un musulman?
+
+—Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça.
+J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais
+j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et
+puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas,
+et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une
+sotte pour me flanquer à l'eau.
+
+—Mais vous ne l'avez pas fait?...
+
+—Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du
+Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au
+creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure
+il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais
+être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis
+Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là. Vous ne
+devineriez jamais qui?
+
+—Le général Bonaparte, peut-être?
+
+—Non, Malek, le beau mameluk!
+
+—Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous?
+
+—J'étais évanouie....
+
+—Ce qui ne vous empêchait pas de crier.
+
+—Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux?
+
+—Si fait! je comprends qu'il vous a emportée.
+
+—Et déposée ici.
+
+—Cette maison est donc à lui?
+
+—Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la
+chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui
+avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous
+étiez pas vanté de sa fuite!
+
+—Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée
+chez elle?
+
+—Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de
+moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek
+est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni
+spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme
+comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et
+je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes,
+colonel, ou je ne réponds pas de moi.
+
+—Vous mériteriez de rester là, pour avoir été prendre un bain dans le
+Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek
+dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille.
+
+—C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la
+grâce de rester souper?
+
+Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai.
+
+Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait.
+Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas.
+
+Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait
+pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais
+envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de
+jalousie.
+
+Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce
+d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la
+vérité.
+
+—Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou
+d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le
+mérite.
+
+—Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme
+libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné
+jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière
+et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les
+soumet pas.
+
+—Je la soumettrai en la tuant!
+
+—Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir.
+
+—Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après
+lui avoir coupé les pieds.
+
+—Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour
+mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de
+compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la
+citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton
+intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française
+entraînerait ta mort.
+
+—Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad,
+je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle
+voudra, tu peux le lui apprendre!
+
+—Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux
+avec elle, si tu veux la garder.
+
+—Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres?
+
+—En amour, oui, certainement.
+
+Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse,
+j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à
+Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad.
+
+Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où
+était la division Desaix.
+
+Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec
+Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui
+fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma
+connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès
+desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de _fils de
+truie_. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les
+protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient.
+
+À quelques pas de là, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut
+d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai
+pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes:
+
+«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français
+(Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie
+ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein.
+
+»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui
+croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous
+la protection du Très-Haut.
+
+»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus
+aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et
+que les méchants périssent!»
+
+Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse,
+répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se
+rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval
+s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie
+chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit
+ventre-à-terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande
+d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je
+grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai
+dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de
+carabines, s'élança à ma rencontre.
+
+—Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin
+tout à l'heure.
+
+—Ah! çà, me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette
+canaille?
+
+—C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre.
+
+—Oui, oui, barricadons-nous!
+
+Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de
+la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant
+l'arrivée de mes dragons.
+
+Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués,
+accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me
+voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte.
+
+—C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle,
+même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne
+guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers!
+
+—Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains,
+protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant.
+
+La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin
+fut envahi.
+
+M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et
+je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de
+l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre.
+
+Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et
+l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une
+volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous
+étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche.
+L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il
+parlait de faire une sortie.
+
+À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de
+canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour
+elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce
+de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et
+mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec
+l'ennemi?
+
+—Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles
+sur la tête.
+
+Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer
+passage au moindre coffre.
+
+La porte cédait.
+
+—Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une
+barricade!
+
+On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe,
+surmontant sa frayeur, nous aida bravement.
+
+Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la
+peur, il nous regardait travailler.
+
+Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que
+des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le
+vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille
+matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et
+tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé
+sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de
+Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement
+grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait
+pas et je continuai à monter.
+
+Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par
+des portières.
+
+—Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous
+pourrons peut-être gagner quelque maison voisine.
+
+Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des
+balles de coton se trouvaient là. À quoi étaient-elles destinées? C'est
+ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la
+trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage.
+
+Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une
+distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur
+d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la
+fureur des révoltés.
+
+Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et
+plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de
+son domestique.
+
+À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que
+Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu
+d'émotion.
+
+Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie
+crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville.
+
+Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au
+soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce
+que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et
+qu'il avait fallu les maintenir.
+
+Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant
+devant lui la populace en désordre.
+
+Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent
+bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous
+la main.
+
+Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue.
+
+Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre
+un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le
+coucher du soleil.
+
+Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans
+l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là.
+Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance
+vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal.
+
+Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la
+portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à
+voir.
+
+Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine.
+
+
+
+
+X
+
+
+En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et
+regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour
+son père ou d'inquiétude pour sa sœur.
+
+Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le
+frapper dans la personne de M. de Cérignan.
+
+—Il n'était pas mon père, dit-il.
+
+—Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta sœur?
+
+—Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et,
+sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au
+Temple.
+
+—Qu'est-ce que tu chantes-là?
+
+—Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour,
+quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes
+m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin!
+
+Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait
+dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions
+trop fortes pour son âge?
+
+—Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça.
+
+—Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais
+en attendant j'ai bien faim!
+
+—En ce cas, viens souper.
+
+Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je
+soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de
+monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe
+de démence et mangeait de fort bel appétit.
+
+—Comment t'appelles-tu? lui dis-je.
+
+—Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à-vis de tout le monde.
+
+—Même vis-à-vis de ta sœur?
+
+—Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne
+te l'ait pas confié.
+
+—Pourquoi?
+
+—Parce que tu es son bon ami.
+
+—Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le
+dirai à personne.
+
+—Je suis le Dauphin.
+
+—Quel Dauphin?
+
+—Le Dauphin de France, donc!
+
+—Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette?
+
+—Oui.
+
+—Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un
+imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a
+trois ans.
+
+—C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien.
+Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien
+avec un charmant sourire.
+
+—À la santé du petit Louis, de tout mon cœur! mais pas à celle du roi
+Louis XVII.
+
+—Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met
+en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis!
+
+Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante
+ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui
+qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût
+mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au
+Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de
+constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit
+trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du
+poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour
+ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur
+cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du
+prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos
+esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la
+Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou
+moins admissible.
+
+En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses
+prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je
+l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait.
+
+—Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me
+faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller
+un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens
+ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents.
+
+—Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et
+puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me
+confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu
+connais son secret.
+
+—Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup?
+
+—Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion.
+
+—Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit?
+
+—Elle t'a dit ça pour se moquer de toi.
+
+—Est-ce qu'elle était au Temple avec vous?
+
+—Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la
+citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je
+l'ai trouvée là avec son père.
+
+J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les
+trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le
+quittai.
+
+Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés,
+auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks,
+étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place,
+Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la
+commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées
+par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan.
+
+C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la
+révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il
+couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe
+du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles
+sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne
+résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de
+maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande
+mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais
+prêt à charger:
+
+—Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part,
+offrir le pardon à ces malheureux.
+
+Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk,
+accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était
+Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de
+Djémilé.
+
+—Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme
+quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille.
+
+—Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce
+fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu
+viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au
+général.
+
+—Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre.
+
+Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur
+offrait le pardon.
+
+—Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi
+redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en
+même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les
+rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et
+nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce
+pays sera votre tombeau!
+
+—Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général?
+
+—C'est toute la réponse! dirent en chœur les musulmans.
+
+J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça
+les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie.
+
+Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons
+croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel,
+ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate
+et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur,
+croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le
+sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils
+le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est
+passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.»
+
+Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de
+hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent
+pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je
+cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le
+massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le
+quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu
+jusqu'au milieu de la nuit.
+
+Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ
+trois chefs dans l'armée.
+
+En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus
+chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme
+sienne et de choisir la chambre qui lui plairait.
+
+—Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue,
+blessée comme je le suis?
+
+—Blessée?
+
+—Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée.
+
+Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et
+nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure
+peu profonde.
+
+—Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence
+d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à
+temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer
+de lui. Je la bénis, moi, la révolte!
+
+Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux
+que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité.
+
+—Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus
+généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même
+temps que le plus beau...
+
+Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon
+sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude.
+
+—Je reste! s'écria-t-elle.
+
+—Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y
+a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et
+à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me
+demander le même service.
+
+—Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas
+coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de
+moi.
+
+En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui
+demander des nouvelles d'Olympe.
+
+—Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester.
+Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta
+petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la
+châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis,
+madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le
+peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec
+vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule.
+
+—Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs.
+
+Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue.
+
+Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les
+boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien
+apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre
+demeure que la mienne.
+
+—Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre sœur, ni votre
+parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité,
+et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui
+va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison.
+
+—Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si
+vous le désirez.
+
+—À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne
+serait que pour mon frère.
+
+—Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère?
+
+—Parfaitement sûre.
+
+—Vous l'avez vu naître?
+
+—Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils?
+
+—Non, certes, oubliez ma sottise.
+
+—Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en
+sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure.
+
+—Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant
+si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi,
+confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de
+la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne
+sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas
+à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais
+je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux
+enfants et aux femmes, vous le savez bien.
+
+Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans
+ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son
+air froid et accablé.
+
+—Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que
+mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il
+pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de
+famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance,
+n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère
+est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le
+malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous
+exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au
+sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me
+cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous
+fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis.
+
+—Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous.
+
+—Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon
+égoïsme.
+
+—Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection?
+
+—Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens
+pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en
+souffrirais trop. Laissez-moi partir.
+
+Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans
+ressources, comme Louis me l'avait raconté.
+
+Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant,
+qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur
+général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien.
+
+Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une
+autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil,
+au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le cœur
+gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me
+trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement
+accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue
+politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu
+Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses
+projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi,
+et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme,
+car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort
+peu à moi-même.
+
+Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait
+d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon.
+
+Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve
+personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en
+ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner
+mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne
+trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne.
+Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en
+était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que
+j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y
+entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais
+habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma
+race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être
+prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances
+et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux
+disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze
+ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans
+des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard
+tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de
+turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des
+poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le
+dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers,
+débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule
+achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels,
+quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se
+montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après
+moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait
+qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne
+voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien
+de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je
+ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un
+transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa
+_Grecque_. Elle manœuvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle
+l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le
+lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper
+davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le
+_domicile conjugal_. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en
+blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami.
+
+Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une
+heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis
+arriver Pannychis.
+
+—Et que viens-tu faire ici? lui dis-je.
+
+Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin:
+
+—Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour
+toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger.
+
+—Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien
+comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la
+permission d'en sortir.
+
+—Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et
+puis, je croyais revenir le soir même.
+
+—Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là? dis-je à Morin.
+
+—Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci.
+Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien
+à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je
+voudrais bien faire une étude d'après elle.
+
+—Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez
+l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la
+nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend
+de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans
+compter les cadeaux.
+
+—C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la.
+
+Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors.
+
+—Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne
+prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus
+passer des mois entiers chez mes amis.
+
+—Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité!
+
+—Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre.
+
+Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la
+révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de
+pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en
+fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une
+commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment
+jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur _salutaire_,
+Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le
+Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer
+les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les
+beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul
+but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug.
+
+Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et
+23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et
+les habitants.
+
+Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle
+maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès
+d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se
+présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les
+déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas
+encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là.
+
+Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi
+pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je
+répondis de celles à venir.
+
+Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant
+que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé.
+
+—Et où a-t-elle trouvé des fonds?
+
+—Ah! voilà! fit-il d'un air malicieux.
+
+—Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi.
+
+—Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux
+brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à
+condition que tu me garderas le secret.
+
+—Oui, parle!
+
+—Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord
+anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était
+seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté
+un quart d'heure, puis il est remonté en barque.
+
+—Comment s'appelle cet Anglais?
+
+—Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond
+et sans barbe, d'une quarantaine d'années.
+
+—Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu
+seras content de ma générosité.
+
+—Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification.
+
+Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le
+savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de
+Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient
+l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce
+point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut
+pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a
+eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas.
+C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de
+l'oublier.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust
+était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à
+Desaix, toujours à la poursuite de Mourad.
+
+Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que
+j'obtins comme une faveur.
+
+Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire
+campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du
+payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le
+tout à mon père si je ne revenais pas.
+
+Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de
+la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait
+dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les
+inscriptions.
+
+La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers,
+de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent
+embarqués sur une flottille.
+
+Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne
+m'offrit qu'un médiocre intérêt.
+
+Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment
+retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux
+pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des
+monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de
+la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à
+demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long.
+Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que
+c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons
+Sésostris.
+
+Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable
+défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait
+su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de
+Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert
+et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter
+une foule de Nubiens et d'Éthiopiens.
+
+Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal
+de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil.
+
+Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés
+des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené.
+
+Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche
+du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh
+(l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il
+éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de
+l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize
+jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour
+attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle
+portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne.
+
+La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile.
+Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût
+arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le
+1er janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie.
+J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de
+l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le
+commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux
+fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et
+5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la
+fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous
+trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle
+le 19 janvier à Girgèh.
+
+Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh
+pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait
+dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se
+détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de
+marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du
+village de Samanhoud.
+
+L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos
+carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les
+baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt
+pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous
+délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit
+merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour
+lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs
+chargèrent à la fois. Mourad était là, je voyais de loin son turban à
+aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le
+forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours.
+Allais-je enfin la retrouver?
+
+Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge,
+n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui
+brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat.
+Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les
+poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout.
+
+Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa
+poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à
+Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le
+lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île
+sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses
+antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est
+la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains
+l'avaient donnée à leur empire.
+
+Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre
+et revint à Esnèh.
+
+Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course
+furieuse.
+
+Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses
+femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire
+où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre
+du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey.
+
+Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes.
+
+Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se
+réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar,
+Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de
+villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans
+cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui
+était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons
+avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter
+leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le
+lendemain, les attaquer par derrière.
+
+Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les
+craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en
+tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous
+n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient
+toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans
+les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent
+manqué de tout.
+
+Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21e
+demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les
+bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes
+de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton
+bleu et ses manufactures de couvertures appelées _mélayeh_, qui, en
+voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente.
+
+C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui
+consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant.
+
+La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de
+maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs
+qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus
+sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides
+tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse
+dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par
+les fellahs, est misérable et à moitié démoli.
+
+Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir
+fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le
+beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de
+mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même
+l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans,
+moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race.
+
+Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur
+chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je
+me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de
+déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse
+crinière.
+
+C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès
+mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion
+désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux,
+mêmes des vôtres.
+
+J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et
+parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais
+ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher
+dans le Nil.
+
+L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un
+mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces
+vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un
+chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait
+pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger
+des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et
+le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre
+fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes
+et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de
+Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la
+déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte
+en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure
+était la meilleure réponse à rendre au sultan.
+
+J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon
+enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en
+leur disant:
+
+—Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui
+courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des
+millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de
+guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain,
+vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une
+poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la
+lumière et la liberté aux peuples de l'Asie.
+
+Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter
+son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon:
+
+—Le français parle avec les idoles!
+
+—Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui
+aussi, quand le soleil se lève.
+
+Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder
+derrière eux.
+
+Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du
+général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était
+rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le
+lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions.
+
+Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de
+Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un
+contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque.
+
+Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la
+réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de
+Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de
+Mourad.
+
+Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et
+lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous
+former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les
+chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le
+choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût
+égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au
+maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une
+supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des
+miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à
+faire pour mon propre compte.
+
+Souleyman était là, et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au
+lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier,
+et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret
+de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je
+courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux
+faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche
+et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en
+le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant:
+
+—Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie!
+
+Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et
+une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de
+là, à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par
+les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand
+Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta
+hors de la mêlée.
+
+Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans
+être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui
+dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la
+mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma
+reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit,
+parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure!
+
+—En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me
+donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la
+sienne.
+
+Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était
+jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse.
+
+La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement
+rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours,
+et je gardai le lit plus d'un mois.
+
+Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle
+négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur
+la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans
+le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en
+faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une
+infidèle pour faire des ablutions.
+
+Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir
+dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives
+tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre
+de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes
+almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas
+fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de
+plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de
+psylles, c'est-à-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de
+serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en
+parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer
+le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts.
+Je lui rendis son salut oriental.
+
+On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café.
+
+Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés
+des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte
+d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner
+leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur
+la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la
+langue.
+
+Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe.
+
+Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur
+le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon
+divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma
+pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus
+un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette
+affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais
+dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie.
+
+—J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande
+de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme
+tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne
+peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais
+bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse.
+
+Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les
+individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas
+moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté.
+
+—À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de
+droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma
+part.
+
+—Et comment?
+
+—Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert
+dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les
+hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu
+comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les
+blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un
+bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle.
+
+—Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi!
+
+—Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant
+sourire.
+
+—Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir
+tant de choses!
+
+—Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne
+voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays,
+j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance.
+
+Je voulus rendre une fête à Sabardin.
+
+La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient
+appartenu au bey Hassan et que la 21e demi brigade avait convertis en
+promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles
+Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'_abeille_. Elle avait fait
+des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait
+chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse.
+C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la
+retrouver plus intense.
+
+Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un
+matin devant moi:
+
+—Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule.
+
+—Tu sais où il est.
+
+—À Khardjèh, dans la grande oasis.
+
+—Djémilé y est-elle?
+
+—Djémilé y est.
+
+—Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le
+commandement de la colonne d'expédition.
+
+Malek sourit d'un air de pitié.
+
+—Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette
+en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce
+n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey,
+c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr.
+
+—Tu es fou!
+
+—Je sais ce que je dis.
+
+—Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée?
+
+—Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là-bas.
+
+—Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort.
+
+—Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la
+suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles
+dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif
+Hassan.
+
+—Que me dis-tu là? N'était-elle pas promise à Souleyman?
+
+—Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de
+Mourad.
+
+—Combien de jours nous faut-il pour aller là-bas, enlever Djémilé et
+revenir?
+
+—Huit jours, ou l'éternité.
+
+—Je vais demander un congé de quinze jours au général.
+
+—Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire.
+
+—Soit. Quand partons-nous?
+
+—Demain dans la nuit, avec Tomadhyr.
+
+—Lui en as-tu parlé?
+
+—Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux;
+elle le voudra.
+
+—La crois-tu donc si obéissante?
+
+—Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un
+de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper
+l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux
+almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là-bas,
+nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le
+reste.
+
+—Avant tout, je dois parler à Tomadhyr.
+
+—Parle-lui.
+
+—Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de
+son prochain départ.
+
+—Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour
+croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me
+regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle
+est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime
+plus qu'elle ne t'aime!
+
+—Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un
+autre, il faut que j'aille la réclamer.
+
+—C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme
+si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je
+n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas.
+Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus
+grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne
+me demande plus rien.
+
+J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une
+quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin.
+Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu
+prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur
+le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre
+d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée.
+
+Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les
+vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque,
+rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai
+plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait
+que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme.
+
+La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs,
+tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait
+avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville.
+
+J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait
+m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son
+accent français nous eût trahis.
+
+Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là, ni durant le voyage. Elle était
+triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de
+m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir
+pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais
+préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé;
+n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que
+j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et
+je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir
+l'air de douter d'elle.
+
+Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le
+désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que
+ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées
+entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve,
+très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois
+des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes
+d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui
+forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur
+éclatante des sables.
+
+Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de
+chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le
+vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les
+yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que
+la nuit.
+
+Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses
+pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous
+prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh.
+
+L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord
+au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de
+chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce
+n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de
+dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant
+plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à
+visiter.
+
+Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans
+un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni
+maître, ni valet, ni provisions.
+
+Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux
+informations.
+
+La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et
+des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques;
+c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on
+médit de son voisin.
+
+Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture
+ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord
+qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à-dire
+le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après
+s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il
+allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse
+Égypte. Ces bons musulmans faisaient des vœux pour qu'il nous chassât
+tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa
+à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé
+devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient
+invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là.
+
+Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment
+pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement?
+
+J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction
+massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une
+prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée
+de tours carrées.
+
+Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette
+forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de
+_gouzla_, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du
+palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes
+croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai
+pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus
+Souleyman.
+
+Je me dissimulai dans un fourré de lentisques.
+
+Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le
+sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu,
+il reprit son chant monotone.
+
+Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers
+lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute
+avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur
+pris sur le fait.
+
+Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr
+causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk
+m'appela.
+
+—Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à
+Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus
+ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à
+l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde
+femme.
+
+—Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas
+d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve
+davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain
+demander ouvertement à Mourad la main de sa fille.
+
+—Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne
+donnera sa fille à un chrétien et à un Français.
+
+—Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse
+t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te
+demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me
+conserver une place dans ton cœur.
+
+Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de
+rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen.
+Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais
+envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe.
+
+—Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen,
+là-bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek
+nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue;
+moi, je pars en avant.
+
+—Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes
+ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille
+ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je
+me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs
+reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis
+sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main
+pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en
+suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine
+de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un
+puits d'une quinzaine de pieds.
+
+—C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou?
+
+—Il ne s'agit que de prendre cette corde à nœuds et de se laisser
+glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire!
+
+Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous
+nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre
+taillée dans le roc.
+
+Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous
+baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une
+seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée.
+
+Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures
+représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le
+sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était
+brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte
+et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles
+dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination
+vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que
+je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent.
+
+—Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une
+bonne sorcière!
+
+—Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout.
+Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons
+souper et causer.
+
+Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons
+trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se
+rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan.
+Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera
+seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le
+connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il
+ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie
+nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le
+palais. Elle sortira avec eux et te suivra.
+
+—Alors, tu te résignes à épouser Hassan?
+
+—Oui, puisqu'il le faut.
+
+—Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice!
+
+—Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et
+d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui
+appartiendrai que si je veux.
+
+En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais
+jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont
+il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore
+plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet
+le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour
+elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante.
+J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut
+accepter.
+
+—Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais
+écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une
+femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le
+saches.
+
+—Tu veux tuer le bey?
+
+—J'y suis résolu et tu vas m'aider.
+
+—Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne.
+
+—Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la
+vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que
+t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais
+aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole.
+
+—Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes!
+
+—Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans
+ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain
+quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au
+cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du
+bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée
+à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère.
+
+—Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de
+Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous
+jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu?
+
+—Je l'ignorais, répondit-elle.
+
+Malek reprit:
+
+—Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis
+longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma
+sœur la fille de l'assassin de mon père.
+
+—Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira!
+
+—Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai
+aussi.
+
+J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence.
+J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet
+Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père
+devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre
+moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique.
+Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût
+été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula
+dans son _mélayeh_ et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait
+observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi:
+
+—J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa
+volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui
+prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son
+café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé.
+
+Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner.
+
+—Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes
+le couvriront de son _mélayeh_, comme s'il était mort. Ils le
+chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du
+sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son
+entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À
+présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus
+profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller.
+
+—Les astres te l'ont dit?
+
+—Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous
+rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek
+endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu
+m'as promis une place dans ton cœur, je ne te quitte plus.
+
+—Est-ce que tu veux donner du poison au sherif?
+
+Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour
+l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer
+accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que
+j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle
+pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur
+la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de
+Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je
+m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si
+la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma
+situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon
+Hamlet et ma sorcière.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla.
+
+—Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des
+cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas;
+rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les
+femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin
+noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front.
+N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici.
+Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la
+nuit, et pars!
+
+Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours
+du palais.
+
+Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus
+bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait.
+
+Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les _schaouss_ m'en interdirent
+l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des
+invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait,
+disait-on, se rendre à la mosquée.
+
+Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes
+masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front.
+On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se
+passait-il?
+
+Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les
+murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la
+silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé
+d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec
+une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans
+l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que
+la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita
+pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri,
+se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés.
+
+Je fus bientôt près d'elle.
+
+—Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître.
+
+Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras.
+
+Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé!
+
+—Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon cœur, je te tiens
+donc enfin!
+
+—Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma
+recherche.
+
+En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le
+chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants
+munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit
+d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande
+mosquée.
+
+Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais
+pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il
+n'était nécessaire.
+
+Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient
+m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui
+menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut
+d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen
+d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû
+emporter leur maître endormi.
+
+Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne
+se trouvait plus.
+
+Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien
+toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands
+yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu
+changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était
+véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre
+l'amour et le sentiment paternel.
+
+Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment
+son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord
+dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis.
+
+—Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse
+seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me
+sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout
+de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous
+convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de
+garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les
+vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me
+voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma
+place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous
+retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le
+moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je
+ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance,
+comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et
+voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma
+mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient
+ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de
+fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le
+harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de
+voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait.
+Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes.
+Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma
+fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le
+mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes
+les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me
+précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la
+porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la
+citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je
+m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours...
+
+—Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu
+qu'elle ait été tuée?
+
+Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le
+plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho
+mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je
+reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait
+Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits:
+
+—Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé,
+poursuivi...
+
+Je me hâtai de le faire descendre.
+
+—Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de
+leur volonté?
+
+—Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi!
+
+—Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il
+sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider.
+
+—Es-tu blessé?
+
+—Oui, à la main.
+
+Nous gagnâmes l'hypogée.
+
+—Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre
+côté de la porte.
+
+—Comme tu voudras.
+
+Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce
+qui lui était arrivé.
+
+—Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur
+mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné
+un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure
+d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq
+cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce
+qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser
+échapper.
+
+J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à
+trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois
+mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts
+de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien.
+D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout
+entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu
+dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu
+chercher un refuge ici.
+
+—Es-tu suivi?
+
+—On a perdu ma trace.—Maintenant que nous n'avons plus rien à faire
+dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit
+même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière
+des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas.
+
+—Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis
+doit être sur pied.
+
+—Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont
+là-haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons
+sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables.
+
+—Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est
+impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval.
+
+—Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas
+encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le cœur léger. Mourad est
+mort...
+
+—Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt.
+
+—Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir
+beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan.
+
+Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à
+deux pas de Malek.
+
+Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond
+sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent
+éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air
+plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces.
+
+Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention
+sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins
+de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des
+dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de
+l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux
+cavaliers.
+
+La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier,
+j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de
+savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que
+fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre
+que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé.
+
+Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le
+palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient
+que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant
+à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une
+incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui
+préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir
+(Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie,
+et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de
+concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille
+mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de
+la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts
+privés.
+
+J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par
+moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité.
+J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su
+conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient
+longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la
+prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il
+ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma
+pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des
+fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était
+promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était
+cachée.
+
+Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions
+faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais
+je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué
+une nouvelle tentative.
+
+Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis
+tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous
+marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes
+nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et
+de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des
+fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval.
+
+Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre
+campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon.
+
+—C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos
+bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme,
+les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers,
+nous monterons à cheval et agirons de ruse.
+
+En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je
+pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre
+Malek et ses deux cavaliers.
+
+—Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il
+sera toujours temps de se battre.
+
+Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de
+terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue.
+
+L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté.
+
+—Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre;
+mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis
+que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le
+permet! Allons au-devant d'eux.
+
+Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient
+fait halte en nous voyant accourir.
+
+—C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son
+cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer.
+
+—Je m'en charge, répondis-je.
+
+Malek s'adressant alors directement à lui:
+
+—Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette
+caravane.
+
+—Que veux-tu dire? répondit Hassan.
+
+—Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille?
+
+—Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu?
+
+—J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux
+pas...
+
+—Parle, où est ma fiancée?
+
+—Dans l'oasis, à Dakakyn.
+
+—Tu mens, j'en arrive!
+
+—O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être
+Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui
+qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français.
+
+Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à
+terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la
+troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un
+homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne
+l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son
+sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors
+d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un,
+mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par
+quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les
+bras.
+
+Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort.
+À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis
+quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés.
+
+En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas
+l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de
+cordes.
+
+Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser
+sa blessure.
+
+—Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien
+désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête.
+
+—Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer;
+je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre
+mort.
+
+—Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même?
+
+Et se tournant vers Malek:
+
+—Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef
+français?
+
+—Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a
+longtemps que le Français ne pense plus à elle.
+
+—Alors, que venais-tu faire à Khardjèh?
+
+—Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons
+musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs.
+
+—Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta
+langue a assez menti. Je vais te la faire couper.
+
+Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux
+de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec
+leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des
+monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le
+malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux.
+
+Vaincu par la souffrance, il s'évanouit.
+
+Hassan s'adressa ensuite à moi:
+
+—À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité?
+
+Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent
+en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné
+paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir,
+et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup
+je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre
+l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent.
+
+—Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir?
+
+—Tu n'es ni Arabe, ni mameluk.
+
+—C'est vrai.
+
+—Qui es-tu?
+
+—Le chef français lui-même.
+
+—Toi!... fit-il en s'approchant.
+
+—Oui! et je suis venu chercher ma femme.
+
+—Qui, Djémilé?
+
+—Elle est mariée avec moi depuis longtemps.
+
+—Et tu l'as emmenée?
+
+—Oui.
+
+—Où est-elle?
+
+—Pas loin d'ici!
+
+En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile.
+
+—Tu consens à me la rendre?
+
+—Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai
+près d'elle.
+
+Comme un sot, il en donna l'ordre.
+
+Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était
+encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la
+promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur
+l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas
+de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si
+vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les
+mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de
+leur stupeur.
+
+Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi
+nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon
+compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite
+avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre;
+mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos
+fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il
+obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les
+têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur
+le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui
+brûlai la cervelle pour en finir.
+
+Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs
+ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le
+chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut
+au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y
+colla ses lèvres.
+
+Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous
+rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir
+sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués,
+il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue
+marche.
+
+Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter
+tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva.
+C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du
+désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il
+soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui
+se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla
+respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes
+fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes
+chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le
+retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était
+tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge.
+Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la
+précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment
+une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent
+desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la
+soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage.
+
+Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler
+beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir
+écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup
+il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa
+poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa sœur. Puis
+il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui
+remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en
+réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer
+les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air
+mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le
+remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le
+suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de
+désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un
+regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait
+me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il
+avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine.
+
+En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et
+retomba mort. Ses hommes vinrent le relever.
+
+—Ce qu'il a fait là, dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni
+religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort.
+
+Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que
+c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite
+grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la
+fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait
+par la mort à la honte de vivre mutilé.
+
+Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide
+des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de
+Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que
+depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé
+chez les Orientaux.
+
+Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les
+tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux
+furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se
+fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous
+avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui
+restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il
+n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait
+Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de
+marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable
+qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la
+gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les
+provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait
+de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je
+cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être
+loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un
+peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne
+bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé
+sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé
+était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir?
+
+—Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu
+boire mon sang?
+
+—C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte.
+
+—C'est nécessaire, je veux que tu vives!
+
+Je me fis une entaille au bras. Elle but.
+
+Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient,
+le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et
+nous repartîmes.
+
+Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère
+compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent
+du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition
+avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul.
+
+À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade
+assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une
+affection dont je fus vivement touché.
+
+—Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me
+l'as pas encore dit.
+
+—C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas
+le dire.
+
+—Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout
+celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son
+courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour
+toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai
+aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de
+toi ton esclave Djémilé.
+
+—Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon cœur, ce que je
+t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te
+le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave.
+
+—Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais
+rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes
+désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière
+que je veux boire.
+
+Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment
+aurais-je pu douter d'elle?
+
+J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me
+blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné,
+dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être
+eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie
+remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien.
+
+Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la
+perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre.
+
+Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu,
+de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de _Sultan
+juste_; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux
+troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général
+de Gizèh.
+
+Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque
+s'avançait vers Alexandrie.
+
+Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé.
+
+Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se
+montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin
+d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits
+de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de
+Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je
+le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de
+cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai.
+Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de
+sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu!
+
+Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon
+régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses
+quartiers à Boulaq.
+
+Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait
+décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait
+passé avec armes et bagages, c'est-à-dire, avec ses chiffons et ses
+bijoux, dans les bras d'un _Riz-pain-sel_. C'est ainsi que nous
+appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre
+soldat, de si rapides fortunes.
+
+Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé.
+Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus
+finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui
+retrouve son maître.
+
+Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai
+eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de
+cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger
+alors qu'elle pouvait le faire impunément.
+
+Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé
+de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait
+heureux.
+
+En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé.
+
+Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle
+commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à
+Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des
+leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car
+j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à
+mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille
+d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et
+la pousser jusque dans la mer.
+
+Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux
+et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique,
+personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque
+nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile
+pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire
+et fut reconnu général en chef le 1er septembre, aux acclamations de
+l'armée et de la population.
+
+Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne
+songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre
+et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la
+conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle
+eut les hommages des hommes et l'envie des femmes.
+
+En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha
+contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie,
+d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte
+qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour
+de ma maison.
+
+Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de
+nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis
+rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux
+portant.
+
+—Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis?
+
+—Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a
+plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi?
+
+—Avec plaisir; mais tu seras raisonnable?
+
+—Est-ce que je ne le suis pas toujours?
+
+—Ce n'est pas ce que dit ta sœur.
+
+—Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les
+épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne
+pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de
+soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie!
+
+—Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta sœur...
+
+—Ne l'appelle donc pas ma sœur. Cela me rappelle madame Royale et me
+fait de la peine!
+
+—Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre
+_majesté_ daigne au moins garder l'incognito.
+
+—Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave.
+
+Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là
+elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et
+ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire
+comprendre.
+
+Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle
+le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle
+me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de
+grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du
+doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et
+ses mains.
+
+—C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler.
+
+—J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous
+que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons.
+
+Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni
+très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein
+de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non,
+il avait gagné mon affection.
+
+Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de
+Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire,
+il me dit:
+
+—Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la
+Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai
+dit au juif où j'allais.
+
+Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de
+jouer au _mangallah_, espèce de jeu de trictrac très à la mode en
+Orient.
+
+Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux;
+quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En
+voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De
+retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire
+l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant
+ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les
+impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que
+lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit
+par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque.
+
+On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de
+terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le
+harem.
+
+J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère
+était chez moi.
+
+—Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici.
+
+—Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur!
+
+—Vous craignez qu'on ne vous l'enlève?
+
+—Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne
+sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu.
+
+Après l'avoir priée de s'asseoir:
+
+—Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis
+n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est
+réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous
+tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché!
+
+—Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant.
+
+—Parfaitement!
+
+Elle était profondément blessée.
+
+—Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous
+donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à
+vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le cœur: ils
+vous en savent gré en vous faisant dire: _Vous m'ennuyez_!
+
+—C'est donc décidément un prince?
+
+Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment
+et me dit avec l'accent de la vérité:
+
+—Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant,
+par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est
+bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent
+protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux,
+il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne
+pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de
+lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier
+de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en
+avertis!
+
+Et elle sourit avec amertume.
+
+—Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne
+veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux,
+ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé.
+
+—Alors, vous allez dénoncer le roi?
+
+—Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je
+doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à
+dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon
+goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu!
+
+—Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime,
+au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement
+dégoûtée de la vie que je suis injuste.
+
+—Oui, vous êtes injuste!
+
+—Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon
+affection...
+
+Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes.
+Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il
+était trop tard!
+
+—Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant,
+qui avait repris ses vêtements masculins.
+
+À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la
+regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut
+parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa
+Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante
+de colère:
+
+—Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent
+de vous amuser.
+
+Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner.
+
+Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir
+abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa,
+lui essuya les yeux et l'emmena jouer.
+
+Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton
+royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui
+accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère
+de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle,
+mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait
+quitté le Caire.
+
+—Est-ce pour longtemps?
+
+—Qui sait! Peut-être pour toujours.
+
+—Si tu sais quelque chose, parle!
+
+—Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle
+s'est embarquée ce matin.
+
+—Et où va-t-elle?
+
+—Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais.
+
+—Qu'est-ce qui te le fait supposer?
+
+—Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je
+ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous
+l'apprendre à votre retour.
+
+—Et qu'a-t-il répondu?
+
+—Qu'il venait de la part du prince.
+
+—Quel prince? il y en a beaucoup!
+
+—Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de
+l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je
+l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma
+terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de
+français pour comprendre.
+
+—Très-bien, et qu'as-tu entendu?
+
+—Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le
+petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le
+mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame
+qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui
+qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria
+sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à
+lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre.
+Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar;
+mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché.
+
+—Et qu'a répondu la Française?
+
+—Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son
+pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et
+qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé
+plus poliment; il lui a proposé d'être son mari.
+
+—A-t-elle accepté?
+
+—Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les
+femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas.
+Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas
+revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle
+n'a plus rien.
+
+Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les
+motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources,
+et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait
+le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et
+qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une
+personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher
+des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne
+m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une
+colère qui ne pouvait pas être dans son cœur?
+
+
+
+
+XV
+
+
+Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était
+peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je
+l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à
+parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe
+très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait
+aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement
+qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis
+était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des
+exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en
+trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli
+garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce
+n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait
+quinze ans.
+
+De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi.
+Sa réserve vis-à-vis de tous les autres n'indiquait pas un état de
+démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me
+parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui
+disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile
+à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je
+l'_ennuyais_, mais il ne me le fit jamais dire.
+
+Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du
+rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la
+fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal
+tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but
+moins innocent que ne le comportait son air novice.
+
+Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de
+Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille.
+
+—Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt.
+
+—Parce que vous m'avez fait de la peine.
+
+—Moi? je ne vous ai jamais grondé!
+
+—Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne!
+mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir.
+
+—Qu'ai-je donc fait?
+
+—Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir.
+
+—C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi
+qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme
+un enfant.
+
+—En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon cœur?
+
+—Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous.
+
+—Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je
+voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est
+donc, au juste?
+
+—C'est de livrer son cœur tout entier, c'est d'être prêt à verser son
+sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime.
+
+—En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour
+vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays.
+
+—Vous parlez comme un enfant.
+
+—Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé.
+
+Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois.
+
+Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis:
+
+—Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses.
+
+Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire.
+
+Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de
+si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis.
+
+—Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai
+questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant
+savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a
+enfin répondu.
+
+—En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi?
+
+—Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux?
+
+J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient,
+c'est-à-dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes
+d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il
+valait mieux ne pas l'exposer au danger.
+
+Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et
+suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de
+camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et
+porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que
+donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai
+de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le
+lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à
+personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le
+conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le
+recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas.
+
+En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des
+secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous
+étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais
+durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et
+parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de
+révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau
+débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le
+général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir
+Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable.
+
+Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après
+bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand
+visir, le 28 janvier 1800.
+
+Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre
+conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la
+France.
+
+Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée.
+La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en
+France et l'_avénement_ de Bonaparte au consulat remplissaient le cœur
+des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de
+revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en
+Italie qu'en Égypte.
+
+Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la
+France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je
+vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et,
+après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les
+affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles
+partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de
+bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter.
+
+Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts
+à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient
+été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à
+l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé
+par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne
+consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas
+les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux.
+
+Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en
+consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva
+avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers
+généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous
+les yeux:
+
+—Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision.
+
+—Nous devons nous battre! répondirent-ils tous.
+
+—C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences
+que par des victoires. Préparons-nous donc!
+
+Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses
+divisions sur le Caire.
+
+Il me fit appeler.
+
+—Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la
+fille de Mourad. L'as-tu toujours?
+
+—Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir.
+
+Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée
+aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence,
+et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour.
+
+—Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne
+de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane,
+parle-t-elle français?
+
+—Oui, général.
+
+—En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il
+réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me
+rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec
+mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en
+famille.
+
+—Ne puis-je savoir de quoi il est question?
+
+—Je te le dirai demain. D'ici-là, tu contrecarrerais peut-être mes
+plans.
+
+Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du
+général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français
+n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur,
+disait-elle.
+
+Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne
+chère, et je l'attendis avec impatience.
+
+Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la
+maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la
+fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à
+table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces.
+
+Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui
+s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses
+projets.
+
+—Parfaitement, dit-il.
+
+Et, se tournant vers Djémilé:
+
+—Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission
+délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à
+votre cœur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller
+trouver votre père, en ce moment du côté de Suez.
+
+—Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant
+pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis!
+
+—Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du
+Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais
+ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un
+rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais
+et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si
+nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons
+alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant,
+portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à
+redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment
+si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de
+la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de
+prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la
+république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul.
+
+Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était
+extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle
+refuserait.
+
+—C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père
+est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir
+l'entendre.
+
+Elle m'imposa silence, et en relevant le front:
+
+—J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si
+je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui
+apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne
+de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je
+n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action
+courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera
+de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de
+l'Égypte.
+
+—Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a
+que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit!
+
+—Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté.
+Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame?
+
+—Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à
+temps pour rentrer en campagne.
+
+—Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop
+de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père.
+
+J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer
+une querelle d'intérieur devant le général; je me tus.
+
+Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni
+des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment
+des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber
+l'emportait sur toute la ligne.
+
+Dès que je fus seul avec Djémilé:
+
+—Alors, lui dis-je, tu veux me quitter?
+
+—Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non,
+jamais!
+
+—En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans
+même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et
+pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu
+m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément?
+
+—Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne
+peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française.
+Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage?
+
+—Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je
+ne veux pas te laisser aller là-bas sans moi.
+
+—Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles.
+
+—Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander
+ta main à ton père? J'irai dans ce but.
+
+—C'est bien inutile.
+
+—Tu ne veux plus être ma femme?
+
+—C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas
+nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère
+que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu
+ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat?
+
+—Bien. En attendant je pars demain avec toi.
+
+—Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me
+décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue.
+
+Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les
+idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur
+soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que
+cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute
+volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais
+l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle,
+j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me
+mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son
+escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de
+ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième.
+Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux
+n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac
+Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le
+désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate,
+sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents
+desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable.
+De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre
+de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la
+monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de
+palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense
+étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du
+sol.
+
+Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien.
+
+Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que
+brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant
+sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir
+tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla
+qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel,
+mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue
+au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui
+étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc
+jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre.
+L'un d'eux demanda ce que nous voulions.
+
+Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez
+humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une
+personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des
+nouvelles de sa fille.
+
+Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air
+insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le
+déserteur.
+
+—Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir,
+que vous pouviez laisser votre tête ici?
+
+—Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable.
+
+—Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont
+une insulte à venger, non!
+
+—Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je
+n'aimerais pas laisser ici ma tête.
+
+Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son
+père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant.
+
+—Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour
+interroger notre courage.
+
+Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans
+le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous
+arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là, et pria Djémilé
+de le suivre.
+
+—Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon
+secours avec tous tes soldats.
+
+Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller
+plus loin.
+
+—Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du
+premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens
+de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman.
+Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à
+l'entrée de la tente.
+
+—Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien
+peur, adieu!
+
+Je prêtai l'oreille:
+
+—Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait
+extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu
+m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui?
+
+—De la part du sultan des Français.
+
+—Alors, il faut appeler Mourad.
+
+—Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille.
+
+—De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile,
+Djémilé?
+
+—Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi!
+
+—Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens
+m'embrasser.
+
+Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à
+Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après,
+Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que
+je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès
+d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me
+sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était
+la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix.
+
+—Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je.
+
+—Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te
+pardonne et te regarde comme mon fils.
+
+Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon
+respect.
+
+—Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait
+quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit
+pour émouvoir le cœur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir
+enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le
+courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père
+les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien
+avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il
+restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été
+reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé
+restera avec nous jusque-là. Tu viendras faire ta demande selon les
+usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa
+succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront
+un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la
+lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession
+à Mourad.
+
+Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait
+offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du
+futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je
+montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas
+plus que celle de laisser Djémilé.
+
+En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se
+souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé.
+
+Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de
+colère mal dissimulé:
+
+—Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi?
+
+—Oui.
+
+—Et tu acceptes?
+
+Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais
+c'était perdre Djémilé.
+
+Je cherchai à tourner la difficulté.
+
+—Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener
+Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec
+Kléber.
+
+—Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec.
+
+—N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon
+père et nous nous reverrons bientôt.
+
+—Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente
+après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le
+permettait.
+
+La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il
+dormait et se réveilla en m'entendant entrer.
+
+—Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins
+empalé.
+
+—Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher?
+
+—Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de
+sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer
+demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une
+femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre
+beau-père?
+
+—Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix.
+
+Il me répondit par un ronflement.
+
+Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute
+d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de
+camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes
+pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je
+voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis.
+
+Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes
+dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme
+s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par
+enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je
+suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers
+de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon
+baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on
+eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet
+attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'œuvre de
+Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon
+uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à
+moi.
+
+Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit
+que ce ne serait rien.
+
+Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant
+qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on
+ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher.
+
+Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route,
+et moi n'ayant plus rien à faire là, nous prîmes congé de Mourad, qui
+nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en
+lui laissant Djémilé.
+
+C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de
+se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été
+cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans
+le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour
+m'abandonner ainsi!
+
+J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais
+je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins.
+
+Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa
+mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je
+rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien
+préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en
+punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un
+enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la
+faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du
+moins, m'eût fait dormir et oublier.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la
+situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les
+postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées
+pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du
+traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville,
+sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se
+révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la
+frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer.
+
+Il n'y avait plus qu'à combattre.
+
+Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout
+au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la
+pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis.
+
+Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille
+hommes.
+
+L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village
+d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires.
+
+On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en
+avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui
+s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait
+sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir
+l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu
+d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le
+front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent
+promptement rentrer dans la masse confuse de son armée.
+
+Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous
+passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats.
+Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse
+d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit
+sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous
+empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives
+infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous
+entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue
+peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du
+côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents
+cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat.
+
+En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend
+une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu
+parole à Kléber. Il était resté neutre.
+
+On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses
+vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa
+tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis
+vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie.
+
+Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le
+canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite
+que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la
+ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la
+citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur
+porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me
+faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je
+savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne.
+
+Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le
+temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec
+500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la
+déroute la plus complète.
+
+Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp,
+artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le
+désert.
+
+Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours
+pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et
+les massacrèrent tous sans pitié.
+
+C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en
+déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une
+lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur
+quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: _Honni soit qui
+mal y pense_. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers
+de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de
+vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et
+d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et
+doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique
+anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se
+faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se
+coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec
+accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer,
+on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques
+sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet.
+
+Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir
+le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes
+et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour
+surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade
+d'infanterie, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons.
+
+Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs
+de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée,
+avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était
+enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh
+avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur
+secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de
+Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres
+avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de
+Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des
+chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente,
+qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine?
+
+Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le
+retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du
+Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille.
+Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa
+bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes
+dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne
+trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber
+refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et
+dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà
+empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à
+travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous
+les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent
+coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser
+l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues
+en attendant le retour de la division Reynier.
+
+Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la
+ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de
+partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur
+elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai.
+
+J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à
+moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues
+avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches
+qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle
+aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés
+dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en
+était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait
+de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp
+occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était
+là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de
+passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans
+ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée
+dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait,
+je la souffris dans cette intimité.
+
+Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent
+promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour
+soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se
+rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela
+avait demandé un mois.
+
+Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant
+d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement.
+
+En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute
+l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population
+soulevée.
+
+Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il
+pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes
+insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation
+de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens,
+des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie
+amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter,
+et la 21e demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée
+par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent
+bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du
+soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se
+croyant d'abord que nos esclaves.
+
+J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison
+qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les
+meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles
+n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les
+réparer.
+
+Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour
+aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque,
+venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de
+sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber.
+Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le
+palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le
+général leur fit restituer.
+
+Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère,
+contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty
+Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu
+que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa
+fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de
+mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle,
+et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang
+qui lui était dû.
+
+Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse
+dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance.
+Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des
+guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui
+exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension
+d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future
+position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort
+bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît
+l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du
+gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de
+semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des
+munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La
+solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de
+vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues.
+Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait
+chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation
+résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible.
+Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme
+esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la
+colonie florissante.
+
+Souleyman reparut sur l'horizon.
+
+Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu
+chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si
+elle ne lui accordait pas un rendez-vous.
+
+—Et tu ne lui as pas répondu?
+
+—Non, mais je n'ose plus sortir.
+
+—Il faut se débarrasser de ce chanteur-là; mais c'est difficile. Il a
+le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout
+Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans
+la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux
+faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais
+c'est parfaitement inutile.
+
+—Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer
+demain avec ma mère.
+
+—Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir
+Sitty Nefyssèh?
+
+—Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici.
+
+—Seul, ou avec Louis?
+
+—Une fois avec Louis.
+
+—Pourquoi rougis-tu?
+
+—Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais!
+
+—Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle...
+
+—Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de
+politique!
+
+—En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de
+chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche.
+
+Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant
+Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli
+assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été
+chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais
+malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que
+Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit
+d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il
+n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme
+Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups
+de bâton, après quoi il ordonna sa déportation.
+
+Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le
+billet suivant:
+
+«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu
+Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en
+chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler
+de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir
+dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment
+l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez
+grand plaisir à celle qui se dit votre servante.
+
+«OLYMPE DE C....»
+
+Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que
+pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois?
+L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en
+faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais
+fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et
+j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à
+Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit.
+
+Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan.
+Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois
+quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui,
+pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe
+et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui
+ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à
+l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus
+de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure
+blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si
+enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et
+inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la
+retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux.
+D'où venait tout ce luxe, sinon du _milord anglais_, comme l'appelait le
+petit juif?
+
+Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à
+entendre.
+
+—Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez _entretenue_!
+Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut
+s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de
+comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous
+voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me
+restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que
+je ne vous ai vu, j'ai été en France.
+
+—Avec l'Anglais?
+
+—Quelle est cette nouvelle folie?
+
+—Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait
+vous voir en cachette.
+
+—Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête.
+
+—Sa femme, peut être?
+
+—Pas davantage.
+
+—Comment s'appelle-t-il?
+
+—Que vous importe!
+
+—Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours
+plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou
+l'autre: à quoi bon me le cacher?
+
+—Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé?
+
+—Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord
+Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet
+homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour
+le croire, et pourtant vous le recevez en secret.
+
+—Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour
+moi. Cela prouve que vous pensez à moi.
+
+—Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop.
+
+—En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors,
+comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille
+de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser.
+
+—Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à-vis de sa famille.
+
+—Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est
+la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de
+colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à
+renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules
+d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de
+couronnes civiques.
+
+—Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis
+plus sérieux que cela.
+
+—Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey
+mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette
+Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à
+son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et
+superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries.
+Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept
+merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui
+donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières:
+elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais
+elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des
+courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et
+vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous
+présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement:
+Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche,
+si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non,
+non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk
+qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un
+simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord
+l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne
+parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se
+donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce
+fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang
+de son beau-père! Ce sont là les mœurs orientales, me direz-vous! Oui,
+c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé,
+intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de cœur dans
+la barbarie et l'ignorance!
+
+»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et
+d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront
+l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les
+vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez
+forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos
+scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car
+vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens.
+
+»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une
+petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée,
+ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura
+pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle
+s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui,
+par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le
+droit du vainqueur!
+
+»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors
+pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi
+entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je
+n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse
+répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien,
+sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je
+ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans,
+c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à
+plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je
+ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre
+maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de
+magasin et qu'elle mette pour enseigne: _À la Belle Mameluke_. Je n'y
+vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que
+vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui
+chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas.
+Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour
+m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce
+conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me
+croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour
+vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.»
+
+Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un
+Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues
+dans la mollesse de la vie orientale.
+
+Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de
+l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux
+de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle,
+je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles
+qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y
+avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de
+nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma
+pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je
+le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien
+à répondre.
+
+Olympe me tira de mes réflexions en me disant:
+
+—Il est six heures, Kléber ne viendra plus.
+
+—Devait-il venir? lui dis-je en souriant.
+
+—Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks;
+vous croyez que je me ménageais un tête-à-tête avec vous?
+
+—Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire!
+
+—C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut
+attendre davantage, offrez-moi le bras.
+
+Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées
+d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre
+d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens,
+je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre
+du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie
+avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers.
+Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction
+et faisait jouer des pièces françaises.
+
+Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des
+détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art,
+mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son
+cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau
+sur les yeux de Dubertet.
+
+Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan
+m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où
+avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si
+je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté
+que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière.
+
+—Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis
+nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des
+Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai
+assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie
+moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne
+lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse
+d'entendre ma confession, la voulez-vous?
+
+—Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais
+aussi bien de me boucher les oreilles.
+
+—N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour
+où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à
+Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de
+bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux.
+Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en
+vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et
+puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore
+aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous
+voir, pour vous oublier.
+
+—Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient
+qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une
+cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous
+m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes
+fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie,
+vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre
+possible pour me brûler le cœur; et puis, tout à coup, vous partez sans
+m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous.
+J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais
+arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence
+de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me
+concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment
+est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire...
+
+Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis
+une larme briller à travers ses longs cils.
+
+Je me jetai à ses pieds.
+
+—Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard
+suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le
+suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est
+bien différent du sentiment que je vous inspire.
+
+—Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de
+tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me
+trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le
+vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage,
+sans croire son cœur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je
+reprends possession de moi-même.
+
+Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que
+vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous
+demandais votre fortune?
+
+—Je vous la donnerais.
+
+—Votre vie?
+
+—J'en ferais le sacrifice.
+
+—Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à
+Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel
+avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père,
+j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a
+précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés
+rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des
+esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas
+l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le
+laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien.
+
+—Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France?
+
+—Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution
+sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les
+massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de
+tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres
+fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui.
+
+—C'est mon avis.
+
+—Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit
+la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la
+monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et
+avec Kléber.
+
+—Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à
+l'ancien régime.
+
+—Je ne nie pas les _vertus civiques_ de M. Kléber! Mais l'esprit des
+généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie
+au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est
+toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie
+égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner.
+
+—Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude.
+
+—Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte
+au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du
+traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous
+serions tous à Paris.
+
+—Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant.
+
+—Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez,
+vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi.
+Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la
+bataille d'Héliopolis.
+
+—La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je
+voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un
+brandon de discorde tel que Louis.
+
+—Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation.
+Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui,
+c'est bien différent.
+
+—Je ne comprends plus.
+
+—Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles
+civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la
+majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du
+conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi
+s'il veut répondre aux vœux de tous. Il ne peut préférer à la gloire
+de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine
+célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se
+maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par
+lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration
+et de l'estime de toute la France.
+
+—C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera?
+
+—Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous
+chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps
+opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur
+de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre
+monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que
+j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari
+seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains
+du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort
+est lié au sien.
+
+—Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la
+Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place
+de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le vœu de la
+nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République.
+Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous
+lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de
+bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez
+donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez
+balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont
+vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous
+rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre
+conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un
+mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie,
+il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant
+d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires.
+
+Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et
+tirer le canon d'alarme.
+
+—Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi.
+Encore une révolte! Ne me laissez pas seule...
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un
+siége, il nous dit:
+
+—Kléber est mort!
+
+Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits:
+
+—Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier
+général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est
+élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au cœur. Le général
+est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur
+l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a
+frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes
+accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché
+dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle
+Souleyman.
+
+—Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek?
+
+—Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne
+me rendra pas mon général.
+
+Et le pauvre garçon fondit en larmes.
+
+Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui
+ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle
+de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit
+de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort
+dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber.
+
+Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien
+Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche,
+qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à
+Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une œuvre
+sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la
+grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur,
+mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs
+jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer
+dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne
+abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime.
+
+Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée
+et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête
+tranchée.
+
+Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un
+véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je
+me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre
+la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le
+meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une
+belle colonie!
+
+Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte,
+c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en
+Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de
+Marengo.
+
+Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général
+Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute
+opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de
+ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul,
+qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon
+administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve
+qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait
+épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule,
+moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans
+expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros
+ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la
+mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber!
+
+Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de
+bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des
+soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous
+autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux
+valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter
+quand il n'était plus temps.
+
+On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et
+pourtant tout resta calme.
+
+Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en
+me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les
+bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan
+étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé
+net.
+
+—Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens
+pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père.
+
+—Kléber savait-il qui tu es ou prétends être?
+
+—Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai
+jamais dit.
+
+—Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris?
+
+—Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au
+quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle
+plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma
+gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude!
+
+—Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle?
+
+—Bah! ne parlons pas de ça!
+
+J'insistai:—Je parie que tu lui auras conté fleurette!
+
+—Pas précisément...
+
+—Voyons, raconte-moi donc...
+
+—Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer
+qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout
+honteux, et puis je me suis trouvé bien sot!
+
+—Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi!
+
+—Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a
+dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes,
+que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en
+ai pris de la colère et je suis parti.
+
+Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un
+aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze
+ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me
+hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis
+XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier?
+
+Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de
+Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si
+froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi.
+
+Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et,
+les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses
+heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à
+subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même
+devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute
+contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le
+questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement,
+je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta
+au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à
+Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des
+voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en
+cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu
+scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus
+long.
+
+Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit
+beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout
+soupçon.
+
+Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur
+maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle
+pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer.
+
+—Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais
+bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être
+sûre que tu m'aimes autant que je t'aime!
+
+—Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+—Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il
+soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle?
+
+—Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez
+toi.
+
+—Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que
+je fais semblant de t'aimer?
+
+—Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore
+libre.
+
+—Alors tu me méprises, car tu penses...
+
+—Je pense surtout que tu cherches une querelle.
+
+—Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu
+me l'avais promis?
+
+—Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne
+t'ont pas manqué jusqu'à présent.
+
+—Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes.
+
+—Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me
+l'apprendre.
+
+—Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais!
+
+—On t'a trompée, cela n'est pas.
+
+—Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais
+donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle
+soit morte!
+
+—C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi?
+
+—Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en
+récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme.
+Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en
+fais une condition de notre mariage.
+
+—Mais, c'est convenu, tu le sais bien!
+
+—Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les
+pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai
+droit.
+
+—Il y en a encore assez pour toi.
+
+—Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta
+tente pendant un mois?
+
+—Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire.
+
+—Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle
+n'est plus une enfant.
+
+—Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes?
+
+—Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te
+trahissais à mon tour?
+
+—Je te tuerais!
+
+Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en
+disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit,
+c'était pour t'éprouver.
+
+La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que
+jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le
+médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait
+qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but.
+
+Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la
+trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses
+amies.
+
+Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon
+mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me
+donnèrent à penser.
+
+Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si
+j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers
+la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition
+dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son
+chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père
+n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de
+rejoindre son époux avec sa fille.
+
+J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la
+crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé,
+me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La
+fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours.
+
+J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante
+d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles,
+bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau
+fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était
+mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait
+obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue
+coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup.
+Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de
+sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé
+mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la
+langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me
+donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles.
+Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que
+des autres.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me
+fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si
+elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la
+vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et
+consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint
+à moi en me demandant si je me sentais plus mal.
+
+—As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je.
+
+—Non, dit-elle, je suis bien vivante.
+
+Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une
+balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son
+abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie.
+Comme je la regardais avec stupeur:
+
+—Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre
+d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque,
+après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine
+cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi
+dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été
+guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé.
+Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me
+faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions.
+Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit
+jours; c'est moi qui t'ai soigné.
+
+—Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec
+moi, j'ai bien des choses à te demander.
+
+—Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis
+là.
+
+Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de
+n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en
+convaincre.
+
+Elle était là.
+
+Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière
+créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur
+manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait
+rien.
+
+Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie;
+mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir
+une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta.
+
+J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme
+j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon
+esclave.
+
+—Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends
+part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas
+Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du
+chagrin.
+
+—Je ne peux plus me dédire.
+
+—Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi,
+quand même ta khanoune le trouverait mauvais.
+
+—Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle.
+
+—Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma
+vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en
+me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon
+plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du
+compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et
+tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants
+comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite
+autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme.
+
+—Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi,
+tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux
+dire?
+
+—C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le
+prouvera.
+
+Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite
+fellahine se présenta tout effrayée devant moi.
+
+—Qu'as-tu donc, Zabetta?
+
+—Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là-haut sur la galerie. Elle
+dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit
+l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour
+le chasser.
+
+Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre
+ou de la folie.
+
+—Ah! te voilà, s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!...
+Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux!
+
+Quand j'eus fait ce qu'elle demandait.
+
+—Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton
+esclave?
+
+—Eh bien! regarde et vois, je le veux!
+
+—Oui, je vois Djémilé, elle est là... Elle parle!
+
+—Avec qui?
+
+—Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe...
+
+—Que dit-elle?
+
+—Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah!
+que je souffre! Je voudrais entendre pourtant!
+
+—Où sont-ils?
+
+—Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem!
+
+—C'est impossible, tu te trompes!
+
+—Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent.
+
+—Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais.
+
+—Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la
+maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois
+plus!...
+
+Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne
+t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime!
+
+Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs.
+
+Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne
+savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je
+connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me
+calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations
+d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en
+fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle
+était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et
+j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre
+où j'avais jadis retrouvé Sylvie.
+
+Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai.
+
+Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr
+n'avait pas menti.
+
+Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements.
+Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes.
+
+En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber,
+tant il tremblait. Djémilé resta impassible.
+
+—Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à
+la main.
+
+—Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré.
+
+—Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays.
+
+Et m'adressant à Djémilé:
+
+—Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te
+coudre dans un sac et de te jeter à l'eau.
+
+—Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui
+me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux.
+
+—C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni
+cœur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le
+mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te
+l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y
+a plus rien de commun entre nous. Je te méprise.
+
+—C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui
+m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France.
+
+—Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser
+la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y
+compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la
+Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet?
+
+—Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant
+d'un air incrédule.
+
+—Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne
+te revoie plus jamais. Adieu.
+
+Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en
+étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur
+à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût
+s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de
+Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants
+trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la
+satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je
+rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui,
+me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre
+confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit:
+
+—Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une
+autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens
+dîner avec moi et oublie.
+
+J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la
+résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre
+fou, c'était toujours quelque chose.
+
+Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi
+il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles
+avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils
+peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste
+et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était
+des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes
+que nos ghawaises n'étaient autres que des _khewals_, c'est-à-dire des
+almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux
+dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient
+si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux,
+nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes.
+
+Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas
+celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous
+jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou
+laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit
+mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il
+vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme
+turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de
+les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane
+me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été
+chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena
+Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour
+laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de
+la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous
+donnant rendez-vous chez elle.
+
+En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes
+ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre
+diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous
+nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours.
+
+Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des
+femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de
+vaisselle et on mena grand bruit.
+
+À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous
+allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane
+fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit
+beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer.
+Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur
+les nattes.
+
+Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et
+reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au
+bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à
+Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner.
+
+Pannychis, après avoir été mise à la porte par son _riz-pain-sel_, avait
+été s'implanter chez Morin.
+
+Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre
+d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps
+de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de
+Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille
+des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait
+en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle
+n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était
+bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité
+était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un
+rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des
+Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut
+obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France
+était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié,
+trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être
+prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais
+dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa
+confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi
+paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au cœur pour une fille
+de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre.
+
+Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être
+trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un
+certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté
+pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un
+peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans
+l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi
+en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup
+de héros, était aussi licencieux dans ses mœurs que dans son langage.
+Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon
+ouvrage, mais la punition était bien dure.
+
+Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout
+cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait
+avec l'oubli de l'outrage.
+
+Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais
+personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes
+bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après.
+
+—Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le
+citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la
+_petite noce_ que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres.
+Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour
+Esnèh.
+
+—Il est parti? Bon voyage!
+
+—C'est drôle tout de même.
+
+—Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'_odalisque_.
+
+—Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille
+de _mamamouchis_! La vieille est une madrée qui entend le français aussi
+bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis
+est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais
+elle _manigance_ un mariage entre sa fille et lui.
+
+Guidamour ne m'apprenait rien.
+
+Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan.
+
+—Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air
+content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre.
+C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille
+comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait
+contrarier.
+
+—Je n'ai pas besoin de tes commentaires.
+
+—Suffit, mon colonel!
+
+La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa
+lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée
+de mariage avec une mameluke.
+
+En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ
+que tout était rompu.
+
+Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je
+crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez
+moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle
+m'aborda en me disant:
+
+—Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le
+Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un
+mameluk, à quinze ans et demi!
+
+—Louis est maintenant un homme, et
+
+ Dans les âmes bien nées...
+
+—J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais
+même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage,
+si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez
+il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le
+débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut
+rester entre les mains des mameluks.
+
+—Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté...
+
+—Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le
+réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me
+l'a confié, je réponds de lui...
+
+—On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé
+après la mort de Kléber?
+
+—Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne
+suis pas une vieille femme.
+
+—Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle.
+
+—Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais
+qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout
+du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a
+débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le
+ramener.
+
+—Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra!
+
+—J'agirai donc seule.
+
+—Et que ferez-vous?
+
+—J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance.
+
+—Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte?
+Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par
+conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous
+rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez
+sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur.
+
+—Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à
+quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez
+en aide, je mourrai à la peine.
+
+—Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis
+faire pour votre prince.
+
+—Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage
+insensé.
+
+—Et comment?
+
+—Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre.
+
+—Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou
+vous abandonne-t-il?
+
+—Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous
+voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux
+m'adresser à vous.
+
+—Je suis flatté de la préférence.
+
+—Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus.
+
+—Si fait! combien vous faut-il?
+
+—Trois cent mille francs!
+
+Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses
+folles, c'était à peu près ce qui devait me rester.
+
+Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous
+étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une
+solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de
+reconnaissance.
+
+—Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je.
+
+—Le plus tôt possible; dès demain.
+
+—Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir.
+
+Après un moment d'hésitation:
+
+—Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant;
+ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance.
+
+Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle
+craignait pour se cacher ainsi.
+
+—Je me méfie des _bravi_ de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se
+débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille.
+
+—Laissez-moi vous reconduire.
+
+—Oui, donnez-moi le bras.
+
+Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller
+chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle
+n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou
+l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait
+succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le
+lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en
+donner un reçu:
+
+—À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai
+confiance en vous.
+
+—Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier.
+Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre?
+
+Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous
+obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut
+réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant
+moi, et me demanda brusquement:
+
+—M'épouseriez-vous?
+
+Je gardai le silence.
+
+—Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de
+votre âge.
+
+—Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop
+différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage.
+
+Elle recommença sa promenade et revint à moi.
+
+—Voulez-vous retourner avec moi en France?
+
+—Oh ça! oui, de grand cœur, mais avec vous seule, pas de Dauphin!
+
+—Bien! c'est convenu.
+
+Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa
+doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je
+vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère!
+
+J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous
+voulez compter sur ma confiance.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La
+perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une
+idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la
+peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans
+l'armée et dans la population.
+
+J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ.
+Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie.
+
+Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir
+sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre:
+
+—La dame française est de retour, me dit-il.
+
+—Depuis quand?
+
+—Depuis quinze jours.
+
+—En es-tu bien sûr?
+
+—Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue
+d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là
+vaut bien quelque chose.
+
+Je lui donnai une bourse et je le renvoyai.
+
+Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour
+dupe?
+
+Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez
+elle.
+
+Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je
+résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison.
+Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins
+enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui
+descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en
+attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je
+remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière
+moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier.
+
+Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure
+dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes
+descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé
+dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on
+lui-même?
+
+Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot,
+je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était
+qualifié de mylord.
+
+Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de
+loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait
+donné le juif. C'était lord Humphrey!
+
+Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui.
+
+L'Anglais fit un _aôh_ de surprise et arma un pistolet.
+
+—C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme.
+
+—Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort.
+
+Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses
+hommes.
+
+—Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis.
+
+—Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu
+de Mourad.
+
+—L'avais-tu épousée?
+
+—Non, mais le mariage allait se faire.
+
+—Tu es prisonnier des Anglais?
+
+—Oui, et si je sais pourquoi?
+
+—Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant
+que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI.
+
+—Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple
+citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de
+me marier avec Djémilé!
+
+—Tu souhaites retourner près d'elle?
+
+—Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me
+sauver.
+
+Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord
+Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en
+mauvais français:
+
+—Monseigneur, je vous attends.
+
+Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me
+demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec
+lui chez elle.
+
+—Oui, je te suis.
+
+Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal
+appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet
+dans la figure:
+
+—Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai
+une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet
+obstacle.
+
+D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet.
+
+Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans
+bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher
+d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de
+cordes, je ne sais où.
+
+Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans
+une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait
+dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les
+hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès
+du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je
+courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord
+Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais
+ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit
+et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs?
+Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi
+l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût
+fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne.
+
+Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le cœur contre lord Humphrey.
+Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il
+était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut
+rien répondre.
+
+Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et
+ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint
+me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de
+suite que c'était mademoiselle de Cérignan.
+
+—Qu'elle vienne! m'écriai-je.
+
+Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre
+elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la
+lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se
+faire connaître.
+
+—Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux
+bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le
+regard inquiet de la perfide Djémilé.
+
+—Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire?
+
+—Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai
+offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien
+coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune
+garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me
+poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de
+l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse
+et le mensonge vis-à-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai
+volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta
+propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi,
+comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins;
+car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé
+comme je t'aime.
+
+—Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me
+demander où est Louis, avoue-le franchement.
+
+—Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce
+devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort
+depuis longtemps.
+
+—Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être
+me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis?
+
+—Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux
+pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et
+que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une
+esclave.
+
+—Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été
+tué?
+
+—Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé;
+il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne
+saurait me plaire, et mon cœur endolori, mon âme repentante étaient
+près de toi.
+
+—Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi?
+
+—Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant.
+
+—Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je
+pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai
+à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près.
+Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te
+déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai
+plus satisfaire tes fantaisies.
+
+—Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes
+bijoux, les voici!
+
+Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes
+qu'elle posa sur la table.
+
+—Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus
+briller, ne fût-ce que devant moi.
+
+—Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité
+étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour
+celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener
+ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait
+jamais arrivé.
+
+Elle avait raison, c'était encore ma faute!
+
+Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait
+redevenir l'esclave de Djémilé.
+
+—Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le
+sait. Rends-lui ton amitié.
+
+—Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne
+lui dirai rien.
+
+—Ce sera bien gai pour moi!
+
+—Tu le veux? Je serai de bonne humeur...
+
+C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie
+dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes
+douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire
+régulièrement tous les soirs en se retirant:
+
+—Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin
+je serai morte!
+
+Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait
+beaucoup à se faire pardonner.
+
+Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les
+miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa
+coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se
+figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager?
+
+Un soir, elle me dit:
+
+—Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande
+douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards
+rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable.
+
+—Depuis quand souffres-tu?
+
+—Depuis ce matin.
+
+J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure
+auprès d'elle, revint me dire:
+
+—Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste!
+On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade.
+Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!...
+
+—Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois
+pas l'abandonner.
+
+—Comme vous voudrez. Je reviendrai demain.
+
+Il prescrivit une potion et sortit.
+
+J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la
+mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit.
+
+Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me
+demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion
+que je lui offrais.
+
+—Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et
+ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas
+m'en donner?
+
+Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut
+la seule crise violente.
+
+Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la
+mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux
+et m'appela:
+
+—Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je
+sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans
+crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas
+enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras
+inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du
+plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le
+veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi?
+
+Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses
+sens.
+
+—Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton
+spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts.
+
+Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier
+baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant
+ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus.
+
+Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin,
+sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la
+fraîcheur de la nuit.
+
+Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel
+je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de
+Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle
+et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue,
+ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix
+conclue entre Mourad et Kléber.»
+
+La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la
+forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus.
+
+Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle
+entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant:
+
+—Voilà les habits rouges!
+
+Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme.
+
+—Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que
+de monde!
+
+—Où sont-ils?
+
+—Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts
+tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne
+des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le
+reconnais!—C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà
+vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais.
+Elle salue, elle s'en retourne....
+
+—Où va-t-elle?
+
+—Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames
+vieilles... Elle les quitte.
+
+—Suis-la!
+
+—Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!...
+Je ne vois plus!
+
+Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des
+mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie
+à ses convulsions accoutumées.
+
+Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais,
+sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces
+à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de
+s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec
+Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis
+Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des
+ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait
+entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de
+réformes administratives.
+
+La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité
+de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant
+Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté,
+une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de
+Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à
+huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête,
+en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour
+faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si
+nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus
+au lieu de tirer chacun de son côté.
+
+Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à
+Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les
+cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant
+moi et, les yeux égarés, la voix brève:
+
+—Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu
+seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici,
+dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici
+Djémilé qui vient te chercher!
+
+La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me
+revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là
+réellement. Il y était peut-être, qui sait!
+
+—Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle
+n'est pas morte de la peste. Eh bien, non!
+
+Et s'adressant à cet être imaginaire:
+
+—Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai
+consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour
+t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à
+lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être
+aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as
+trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne
+t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort!
+
+Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses
+lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie.
+
+Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais
+déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je
+la retrouvai dans la même position.
+
+Elle était morte.
+
+Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me
+dit:
+
+—Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison?
+
+—Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu
+m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor,
+tout est envolé.
+
+—Mais la maison reste, et moi dedans.
+
+—Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau.
+
+—Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine?
+
+—Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités
+voulues par la loi musulmane.
+
+—Mais que ferai-je d'un si grand palais?
+
+—En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu
+m'offriras l'hospitalité si je reviens.
+
+—Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais
+mieux te suivre.
+
+—Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons
+chez le cady.
+
+L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers.
+Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta
+fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et
+ses oreilles.
+
+J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de
+mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était
+toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane.
+Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa
+jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir
+parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été
+si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne
+m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles
+avaient été l'aveu d'un crime.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir;
+nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à
+Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que
+rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les
+jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie
+au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord
+Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de
+sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer
+et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le
+21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait
+d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de
+l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille
+sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires
+commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les
+pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles
+de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes
+anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre
+dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche
+sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre
+cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger.
+
+—Charger quoi? demande Roize.
+
+—Mais, le gros de l'armée anglaise!
+
+—Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi.
+
+—Chargez à fond, vous dis-je!
+
+Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa
+tête:
+
+—À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort.
+En avant!
+
+Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé
+formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un
+véritable coupe-gorge.
+
+Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur.
+Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons
+jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des
+chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous
+firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux
+s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre
+étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le
+général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut
+le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente
+du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major.
+
+Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de
+rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de
+train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval
+sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il
+riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai
+lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit
+l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de
+m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une
+fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la
+renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le
+major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il
+me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le
+corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais
+pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de
+jouer le tout pour le tout.
+
+—Voilà les Français! leur criai-je.
+
+Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la
+toile de la tente et je filai par là; mais je tombai de Charybde en
+Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche
+que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans
+m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en
+ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup
+de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort.
+
+J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les
+débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis,
+couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je
+serais tué par les Anglais.
+
+La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi
+ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs
+positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les
+officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures
+longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune
+homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis.
+
+Il passa à trois pas de moi.
+
+—Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver
+un de vos compatriotes.
+
+—Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi,
+de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es
+blessé?
+
+—Oui, monsieur, vous le voyez bien.
+
+—Pourquoi m'appelles-tu monsieur?
+
+—Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir,
+et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous!
+
+—Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand?
+
+—Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé.
+
+—Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu
+étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à
+mademoiselle de Cérignan.
+
+—Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la
+même occasion, j'ai tué son général en chef.
+
+—C'est toi qui as tué lord Abercromby?
+
+—Mais oui; je m'en vante.
+
+—Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le
+français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester
+là. Je vais te faire porter sous ma tente.
+
+—C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule.
+
+Et je me levai, alerte et dispos.
+
+—Est-ce que ta première dame d'honneur est là? lui dis-je en me
+dirigeant vers son campement.
+
+—De qui veux-tu parler?
+
+—De mademoiselle de Cérignan!
+
+—Mais non, elle est à Rhodes.
+
+—Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant!
+
+—Lord Humphrey n'était pas son amant.
+
+—Son mari, peut-être?
+
+—Elle n'a jamais été mariée.
+
+Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma
+blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en
+hésitant, des nouvelles de Djémilé.
+
+—Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné.
+
+Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre.
+
+—Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus?
+
+Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait
+jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir
+qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général
+Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à
+Abercromby, et qu'il voulait me voir.
+
+Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui
+rendre mon épée.
+
+—Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos
+soldats.
+
+—En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre.
+
+—Vous êtes bien bon de me le demander.
+
+—Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je
+ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de
+ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre.
+
+—Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le
+pourrai, et je vous jure une haine mortelle.
+
+—En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire
+fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en
+expiation de la mort du général Abercromby.
+
+—Il n'était pas besoin de faire tant de manières.
+
+Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats,
+je fus conduit au bord de la mer.
+
+Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus
+placé à quinze pas.
+
+Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais
+chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une
+position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la
+mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un
+Français sait mourir.
+
+—Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu.
+
+L'officier fit un signe d'adhésion.
+
+—Apprêtez armes! En joue!
+
+Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces
+vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et
+suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au
+risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un
+lâche!
+
+Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras
+et me délièrent.
+
+—Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta
+liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers.
+
+—Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es
+pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié.
+
+Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux
+joues.
+
+C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin,
+ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau
+de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop
+cher.
+
+L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon
+sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les
+Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre
+les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation.
+
+Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la
+main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord
+du _Swiftsure_. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques
+officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi
+lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant;
+il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant.
+
+Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on
+nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour
+respirer l'air.
+
+Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à
+fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance
+de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en
+Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous
+allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth.
+Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient
+seuls maîtres de la mer.
+
+En traversant le canal de Candie, le _Swiftsure_ rencontra les vaisseaux
+de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour
+des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs
+places.
+
+Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les
+renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est
+pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par
+nos compatriotes.
+
+Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la
+Provence!
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui
+reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être
+conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée
+d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres
+_Égyptiens_—c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait
+partie de l'expédition d'Orient—nous n'eûmes qu'à nous présenter pour
+être admis dans les rangs de ce corps d'élite.
+
+Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de
+colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le
+colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus
+beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel,
+modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais
+alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques
+cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté
+dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père.
+
+Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château
+du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux
+cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas
+que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une
+somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait
+passer, pour moi, à titre de restitution.
+
+Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une
+aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes
+grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre.
+
+Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon
+service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre,
+évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce
+qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans
+auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances,
+Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et
+dûment marié avec Sylvie!
+
+Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune
+fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas
+reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la
+manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien
+français.
+
+—Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis
+venue.
+
+Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin:
+
+—J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver
+le _tarbouch_ d'émeraudes de la pauvre Djémilé.
+
+—C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance.
+Comment donc t'es-tu procuré ce bijou?
+
+—J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te
+l'apporter.
+
+—Combien en veux-tu?
+
+—Je ne veux rien. Je te le donne.
+
+—Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu
+as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en
+dédommage.
+
+—Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée.
+
+—Tu es une brave fille! Viens m'embrasser.
+
+Elle le fit avec une effusion de cœur qui me toucha.
+
+J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le
+soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en
+l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre.
+
+Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que
+j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la
+somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à
+condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle
+me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire.
+
+J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la
+parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales.
+
+Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un
+magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une
+enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette
+épigraphe: _À l'Égyptien_.
+
+Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature
+et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai
+bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses
+d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine
+avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe,
+enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des
+Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de
+souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre
+d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la
+plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement
+plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye.
+J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y
+avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie
+aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais
+parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de
+Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où
+celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé
+était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes
+rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan.
+
+Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec
+l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la
+cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui
+avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de
+l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du
+tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries,
+mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies.
+
+Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu
+anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai
+toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue
+depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle.
+
+—J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais
+demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le
+Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider!
+
+—Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours...
+
+—À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis.
+
+—Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes
+espérances, vous avez refusé de me recevoir.
+
+—Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a
+entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez,
+l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais
+vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert
+à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette
+délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je
+ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons
+de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs,
+nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas
+fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce
+moment-là, j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le
+devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous.
+
+—Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne
+m'avoir pas tenu parole?
+
+—Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me
+rejoindre.
+
+—Je n'ai rien reçu.
+
+—Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris
+vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce
+qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme
+prisonnier sur la _Swiftsure_. Si j'ai suivi alors le Dauphin en
+Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire
+rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et
+que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas
+lequel.
+
+—J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles
+étaient vos relations avec lord Humphrey.
+
+—Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi,
+du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds.
+
+—Et ces fonds, d'où venaient-ils?
+
+—Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre
+personne.
+
+—C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre
+banquier et votre...
+
+—Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois
+avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main.
+
+—Vous l'aviez acceptée?
+
+—J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du
+Dauphin.
+
+—En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur
+époux?
+
+—Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé.
+
+—Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin?
+
+—Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants,
+et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée
+de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins
+poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée!
+Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une
+ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout
+cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au
+service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à
+propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais
+emprunté pour lui?
+
+—Oui, et je le tiens toujours à votre disposition.
+
+—Je n'en veux pas, merci!
+
+—Louis vous a dédommagée amplement?
+
+—Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me
+dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste
+mon obligé, le pauvre enfant!
+
+—Olympe, il y a du dépit au fond de votre cœur. Avouez-le, vous avez
+perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à
+la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une
+place de dame d'honneur auprès de Joséphine?
+
+—Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché
+cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je
+viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie.
+N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été
+heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et
+les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques.
+
+—Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune?
+
+—Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de
+musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre!
+n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre
+tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si
+beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet
+essaim de frétillantes dames d'honneur!
+
+—Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon cœur. Il est
+à vous, Olympe, à vous seule, et...
+
+—Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant.
+
+—Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que
+jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis...
+
+—Depuis que nous causons ensemble, c'est-à-dire depuis une demi-heure.
+
+—Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime.
+
+—Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre
+nous.
+
+—De mariage, en ce cas?
+
+—Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en
+reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous.
+Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs.
+
+Ce n'était pas vrai du tout.
+
+—Je vous accepte telle que vous êtes.
+
+—En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans
+cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à
+votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me
+tromperiez.
+
+—Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de
+jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas
+nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai:
+Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf...
+
+—Trois ans! ce serait trop pour vous!
+
+—Et si je vous en demandais neuf?
+
+—Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a
+longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert,
+j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous
+m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne
+suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me
+tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins.
+
+—Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi,
+je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve.
+
+—Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre
+tête-à-tête.
+
+—Il faut pourtant me répondre.
+
+—Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me
+donner confiance.
+
+—Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce
+qu'il faut pour persuader, j'ai la foi!
+
+* * *
+
+Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me
+permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter
+d'avoir obtenu votre confiance,—au moins en fait de
+politique!—dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que
+Louis soit le Dauphin de France?
+
+—Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je
+ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause.
+
+—Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il
+jamais venu de doute à vous-même?
+
+—Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas.
+
+—Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette
+cause au prix d'une imposture?
+
+—Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive.
+J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans
+pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris
+pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été
+complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance,
+c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur
+caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous
+fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour
+jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant
+plusieurs années?
+
+—J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais
+celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé
+pourtant!
+
+—Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour
+cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous
+l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour
+cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais.
+
+—C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais
+alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera?
+
+—Je vois bien que Bonaparte règne à sa place!
+
+—Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation.
+
+—Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis.
+Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de
+la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa
+plus grande crainte.
+
+—Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère?
+
+—Il était plus que sincère, il était naïf.
+
+—Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de
+son parti et de sa famille?
+
+—Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses
+oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant.
+
+—Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être?
+
+—Ou dans quelque prison d'État.
+
+—Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon
+pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime
+beaucoup.
+
+—Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes
+bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses
+torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure
+qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse.
+
+—Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si
+vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la
+sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de _roi méconnu_!
+
+—Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de
+_roi inconnu_!
+
+
+FIN
+
+
+Paris.—Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier
+
+
+
+
+
+
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+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN ***
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+The Project Gutenberg EBook of Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mademoiselle de Cérignan
+
+Author: Maurice Sand
+
+Release Date: February 20, 2007 [EBook #20623]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN ***
+
+
+
+
+Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck
+Greif and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
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+
+Un franc le volume
+
+NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY
+
+MAURICE SAND
+
+MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN
+
+NOUVELLE ÉDITION
+
+CALMANN LÉVY ÉDITEUR
+
+ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+
+RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.
+
+À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
+
+* * *
+
+OUVRAGES
+
+DE
+
+MAURICE SAND
+
+Format in-8º
+
+RAOUL DE LA CHASTRE 1 vol.
+
+Format grand in-18
+
+L'AUGUSTA 1--
+
+CALLIRHOÉ 1--
+
+MADEMOISELLE AZOTE 1--
+
+MISS MARY 1--
+
+SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2e édition 1--
+
+* * *
+
+Paris.--Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier
+
+3, RUE AUBER, 3
+
+1884
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés.
+
+* * *
+
+
+
+
+MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN
+
+
+
+
+I
+
+
+Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons
+aujourd'hui colonel, dans le 3e régiment de dragons, lorsque, vers la
+fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui
+commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence
+pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma
+malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui,
+comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e
+dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles
+et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des
+montures supérieures aux nôtres.
+
+Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente
+projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre
+division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre.
+
+Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise,
+qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus
+ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions
+entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792,
+je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que
+j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui
+enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que
+j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A].
+
+[Note A: Voyez André Beauvray, dans le volume du même
+auteur--Mademoiselle Azote--chez Michel Lévy.]
+
+Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie
+pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade,
+le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait
+fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup
+moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa
+franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.
+
+--Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te
+retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a
+choisis pour faire partie de l'expédition.
+
+--Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire?
+
+--À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui
+m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le
+matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé
+par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout
+cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs.
+
+--Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais?
+Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb
+contre la perfide Albion?
+
+--Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks
+qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement
+dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant
+ses colonies.
+
+--Très-bien! allons conquérir l'Égypte!
+
+Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine
+de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il
+me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite:
+Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins
+Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui
+avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix,
+Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que
+j'y avais été porter les ordres du général Houchard.
+
+Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que
+par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une
+toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière.
+Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet:
+
+--Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a
+fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est
+insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur
+moi pendant toute la traversée.
+
+--Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des
+ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.
+
+--Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la
+tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection.
+
+--Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me
+présentant.
+
+Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et
+disparut.
+
+--Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié?
+
+--Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis
+te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer
+pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne
+et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a
+deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier
+jour.
+
+--Elle paraît un peu impatiente?
+
+--C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse.
+Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air.
+
+--C'est à Paris que tu l'as connue?
+
+--Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits
+rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un
+commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de
+l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa
+sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit
+qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde.
+
+Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité
+d'un homme radicalement subjugué.
+
+Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et
+des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever
+l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un
+homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne,
+puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise,
+qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans.
+
+Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air
+interrogateur.
+
+Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.
+
+--De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et,
+présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de
+Cérignan, mon fils.»
+
+Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au
+commandant en disant:
+
+--De la part du citoyen Cambacérès.
+
+Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du
+ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses
+enfants.
+
+On prit la mer.
+
+Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame
+Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du
+bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de
+roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade.
+
+Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée
+d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais
+bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais
+eu autre chose en tête: apprendre l'arabe.
+
+Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de
+la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai
+avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides
+progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage.
+
+Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille
+de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république
+et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond
+et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu
+ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa soeur ne le laissaient jamais
+seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme
+s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant
+très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur
+rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond
+du coeur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir.
+La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans.
+
+Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant
+laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général
+Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la
+Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq
+cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille
+marins, sur la terre d'Afrique.
+
+Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là, ne fut plus alors un
+secret pour personne.
+
+La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait
+aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était
+d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les
+chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit
+l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le
+chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat
+de la Russie.--Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un
+Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut
+refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du
+nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés
+plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs
+murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul,
+patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur
+les remparts pour les préserver de nos boulets.
+
+L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte
+et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les
+infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le
+titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence
+et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération.
+Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils
+n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et
+ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le
+général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le
+dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une
+véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute,
+l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les
+gardes-côtes chargés de la défendre.
+
+La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une
+indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les
+quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires
+sous les drapeaux de la France.
+
+Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et
+travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes
+compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage
+de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur
+mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet
+debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur.
+
+--Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable?
+
+--Je croyais tout le contraire, belle dame!
+
+On disait _belle dame_ dans ce temps-là!
+
+--Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle.
+
+--Je les trouve gracieux, moi!
+
+--C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant
+toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises.
+
+--Pardon, arabes.
+
+--C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre
+sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui
+valent bien la peine que vous leur adressiez un regard.
+
+--Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans
+son genre.
+
+Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique.
+
+--Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on
+voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau.
+
+--_On?_ parlez-vous de mademoiselle de Cérignan?
+
+--Elle vous plaît?
+
+--Je la trouve très-séduisante.
+
+--Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et
+des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis!
+Savez-vous qu'elle n'est pas jeune?
+
+--Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus?
+
+--Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son
+dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude
+qui cache une faute.
+
+--Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de
+la sorte?
+
+--Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne
+d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont
+faire en Égypte, je vous le demande!
+
+--Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le
+vieux a de l'esprit et semble un très brave homme...
+
+--Un drôle de brave homme qui me fait la cour!
+
+--Qui donc ne vous la fait pas, ici?
+
+--Vous! dit-elle avec un regard provocant.
+
+Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai
+prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un
+air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine.
+
+Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort
+vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue
+vis-à-vis des hommes ne devait pas en être la cause.
+
+Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant
+dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa soeur, sa mère peut-être,
+ne quittaient pas de l'oeil, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à
+dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui
+n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur
+embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du
+capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse
+toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder
+une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me
+donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que
+la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant.
+
+La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans
+le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui
+se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied
+du grand mât.
+
+--Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant.
+
+--C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air
+triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici!
+
+--Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier.
+
+--Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis
+parfaitement libre!
+
+Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se
+sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan.
+
+Un instant après elle passa devant moi.
+
+--Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la
+langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte.
+
+--Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction.
+
+--Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est
+permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant
+sont celles d'une mère.
+
+--Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize!
+Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges?
+
+--Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face.
+
+--Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le
+moindre embarras.
+
+--Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir
+si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'oeuvre quand vous souriez
+ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux
+cheveux blonds que j'aie jamais vus.
+
+--Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.
+
+--Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?
+
+--J'ai ouï dire que votre mère était noble.
+
+--Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne
+les sépare jamais.
+
+--Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un _ci-devant_! Vous êtes
+un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un
+homme de coeur.
+
+--Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan.
+
+--Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.
+
+--Comment cela?
+
+--Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente
+à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à
+sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces
+choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur
+Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées
+à l'ingratitude.
+
+[Note B: Voir André Beauvray.]
+
+Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour
+me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots
+qu'il m'avait adressés.
+
+--Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous
+prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif.
+J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien.
+
+--Vous allez en Égypte dans ce seul but?
+
+--Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le
+conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint
+à l'expédition en qualité d'administrateur.
+
+--Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes
+sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge...
+
+--Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il
+n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il
+restera dans les bureaux.
+
+--Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert.
+
+--On en fera pour moi, dit-elle en souriant.
+
+Et elle rentra chez elle.
+
+Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un
+grand charme et une rare distinction.
+
+Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible.
+Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle
+avait l'air chaste d'une jeune fille.
+
+La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin
+la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles
+minarets d'Alexandrie.
+
+Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et
+qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre,
+donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et
+l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la
+terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et
+Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la
+ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes.
+L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain
+avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un
+escadron prêt à tout événement.
+
+Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le
+siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le
+rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze
+mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre
+mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils
+jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines
+sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de
+l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de
+fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les
+Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur
+l'_Heptastadion_ (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa
+longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les
+deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à
+peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de
+large.
+
+Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur
+d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts,
+pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le
+commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant
+à l'assaut.
+
+Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler
+connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et,
+comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:
+
+--Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà
+officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu
+dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte
+ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi
+crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!
+
+Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà
+l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de
+l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie.
+Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander,
+ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant.
+Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises
+par le général en chef, elles étaient sages et habiles.
+
+Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes
+qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il
+les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de
+prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit
+publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation
+empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de
+l'_Orient_ et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer
+l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur _prouvait_ que les
+Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le
+pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des
+mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis.
+Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui
+seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les
+mameluks.
+
+Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du
+vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des
+provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie
+irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie,
+s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.
+
+Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand
+nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette
+exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont
+j'entreprends le récit.
+
+Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les
+plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes
+épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres.
+Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien.
+Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des
+finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.
+
+Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse
+réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui
+conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie
+remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et
+les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de
+la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les
+mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de
+philosophie et de jurisprudence.
+
+Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits
+propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes _fellahs_, qui
+comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et
+mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au
+nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.
+
+Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants
+de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont
+plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race
+circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils
+tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à
+maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la
+suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres
+du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de
+douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes,
+car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied.
+
+Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents
+mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs,
+Turcs, janissaires, spahis, juifs et _Levantins_. Sous ce dernier nom,
+on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et
+commerçants européens établis à Alexandrie.
+
+À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité.
+Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions
+civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions
+militaires.
+
+Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en
+révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du
+plus fort, telle était la situation.
+
+Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins.
+Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est
+contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés;
+ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux
+et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se
+rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de
+respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous
+saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils
+mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de
+gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un
+air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent.
+Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément,
+sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais
+s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton
+monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes;
+ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou
+fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou
+de leurs boutiques ouvertes en plein vent.
+
+Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les
+Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont
+paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le
+musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie.
+
+De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au
+contraire, le coeur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas
+inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions
+de sa propre existence.
+
+Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y
+arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre
+en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première
+colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par
+la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle
+était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait
+naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants
+avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille.
+
+Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa
+femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une
+douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces
+gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue,
+restait à Alexandrie.
+
+Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa
+_moitié_, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche
+coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne
+voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à
+mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où
+les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux oeillades de sa _belle_
+allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été
+fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par
+dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première
+occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle.
+
+--Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un
+matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.
+
+--Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.
+
+--C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.
+
+--C'est un portier?
+
+--Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.
+
+--Tu connais donc les parents de madame Sylvie?
+
+--Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour
+comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent
+joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le
+_rétamage_ pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge
+avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier,
+oui!
+
+--T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?
+
+--Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai
+peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.
+
+--Pourquoi se fâcherait-il?
+
+--Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans;
+la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais
+le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et
+le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin
+simple dragon et brosseur de son colonel.
+
+Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme
+la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet
+la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et
+j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à
+Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni
+Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous
+avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous
+poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon,
+parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un
+troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la
+flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de
+Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur
+les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le
+combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers
+bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de
+Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne
+valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.
+
+Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part
+à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui
+montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris
+au feu.
+
+C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin,
+attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un
+lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le
+gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de
+l'Égypte.
+
+Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les
+équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes
+dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est
+prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et
+des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de
+Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.
+
+La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y
+a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous
+abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est
+à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur
+le champ de bataille, l'armée se remit en marche.
+
+Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire
+davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à
+l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les
+autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.
+
+On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du
+Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz
+et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était
+épuisée.
+
+Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais
+on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire.
+Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des
+pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui
+empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs
+français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue.
+J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois
+vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du
+petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui
+avaient gardé leur belle humeur.
+
+Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une
+déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après
+s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir
+chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef
+l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre
+lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus
+fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous
+maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.
+
+J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition
+d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour
+servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le
+Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau
+saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber
+sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient
+l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la
+cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil
+et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était
+la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et
+les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi
+ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.
+
+Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit
+Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous
+vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans
+les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert,
+les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux
+premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir
+qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles
+grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la
+plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde
+le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts
+de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en
+bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs
+vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une
+redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre
+de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de
+tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est
+dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses _kiachefs_, tous
+resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil
+couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier
+d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves.
+C'est presque une autre armée.
+
+Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses
+colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de
+mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et,
+depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de
+savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur
+rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de
+me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à
+mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon
+ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs,
+et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les
+pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante
+siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq
+carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton;
+l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au
+centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour
+être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera
+chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles
+hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les
+sens, s'avance à l'ennemi.
+
+Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que
+l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des
+affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un
+mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur
+Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire.
+Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un
+de mes dragons demander à Guidamour:
+
+--Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?
+
+--Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des
+yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant
+que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans,
+nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des
+héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs,
+enfin c'est une métaphore.
+
+--Une métaphore? Je ne connais pas ça.
+
+Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte
+et forma le carré.
+
+--Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de
+_faignants_, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un
+air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient
+sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit
+mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers,
+fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et
+ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.
+
+Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle
+vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur
+les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs
+pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à
+la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et
+les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des
+cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en
+déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des _faignants_,
+c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec
+eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.
+
+
+
+
+III
+
+
+Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se
+brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne
+lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps,
+je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile,
+mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le
+maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler.
+
+--Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse
+son affaire!
+
+C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et
+les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce.
+
+J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa
+bravoure, je le lâchai.
+
+--Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne
+chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie.
+
+--Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque
+jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se
+sauvera pas.
+
+Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y
+consentis, et je le confiai à deux de mes dragons.
+
+Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré.
+Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre
+les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les
+carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh.
+
+Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est
+repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh,
+où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en
+abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en
+déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs
+positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui
+les disperse et les balaye à coups de canon.
+
+Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance
+aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre
+jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la
+rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du
+carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les
+pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à
+l'une de mes jambes et me crie: _Amman! Amman!_ c'est-à-dire grâce,
+grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage
+ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si
+beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur
+ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement
+s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse
+voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées
+d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement
+d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles
+fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine
+comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère.
+
+--La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la
+petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête.
+
+--C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est
+fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval?
+
+--C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe.
+
+Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris
+possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui,
+en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle
+eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la
+poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal
+ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule
+d'un pénitent.
+
+--Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te
+voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte
+pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a
+fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une
+rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner
+confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader.
+
+--Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai
+l'oeil sur vous.
+
+La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée.
+Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty,
+c'est-à-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage.
+
+--Tu me demandes là, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son
+père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai
+donc, mais pas ici devant tous tes soldats.
+
+Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et
+averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty
+dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce
+masque appelé _borghot_, et me montra la plus jolie figure que j'eusse
+jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté,
+avec ses grands yeux de gazelle entourés de _koheul_, ses sourcils et
+ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le
+blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres
+roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de
+danseuses étrusques que j'avais vues en Italie.
+
+Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent.
+Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se
+débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme
+un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute
+sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des _Mille et une
+Nuits_, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai
+ébloui de tant de jeunesse et de beauté.
+
+--Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as
+qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné
+ton coeur est le plus heureux des mortels.
+
+--Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en
+disent les ballades et les chansons.
+
+--Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire!
+
+--Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux.
+
+--En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier.
+Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi.
+
+--Es-tu le sultan de cette armée d'Occident?
+
+--Non. Je suis l'un de ses colonels.
+
+--Comme qui dirait un bey?
+
+--Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu?
+
+Elle prit un air de reine pour répondre.
+
+--Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de
+l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang
+et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras
+pas!
+
+Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une
+Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de
+mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils
+asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs
+enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient
+que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du
+Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de
+s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais
+cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je
+me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle
+n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en
+avoir seize.
+
+Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure.
+C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un
+sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du
+maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on
+racontait tant de choses vraies ou fausses.
+
+Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit
+cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge
+de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait
+embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des
+autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit
+pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques
+années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever
+au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son
+autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut
+point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents
+et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver
+Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il
+aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant
+qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y
+poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre
+main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui
+léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la
+belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à
+peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre
+rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim.
+
+Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme
+d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du
+mal?
+
+Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper,
+Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y
+refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire
+dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui
+demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la
+prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par
+quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son
+rang, la traiterait en esclave.
+
+--Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès
+de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai
+chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran.
+
+Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien
+de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper.
+
+L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de
+Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des
+fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais,
+des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents.
+
+Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous
+avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de
+six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le
+Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que
+Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les
+mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons
+recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces
+d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis
+main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la
+flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable,
+j'avais de quoi monter une partie de mon régiment.
+
+Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses
+portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée
+le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers
+sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres
+divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut
+l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un
+faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la
+ville et du village.
+
+Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus
+tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste
+et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis,
+l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur
+que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures
+semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez
+grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de
+marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les
+hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses
+colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique.
+
+À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était
+une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements
+destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut
+là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de
+l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en
+trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux
+étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon
+régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de
+nattes et aux murs recouverts de stuc.
+
+Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il
+n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout
+habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour
+manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou
+des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre
+communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je
+confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de
+la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y
+lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran:
+
+_Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus
+précieux._
+
+Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien
+approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et
+entourés de murailles.
+
+Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne.
+Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie.
+
+En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait
+été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de
+faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or.
+J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de
+l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds
+carrés et une profondeur de plus d'un pied.
+
+De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession.
+
+La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps.
+
+Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma
+valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la
+cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'oeil,
+j'estimai le trésor à près d'un million.
+
+La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres
+étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour
+dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux
+père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le
+val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes.
+
+J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer
+ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord
+demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du
+général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête.
+Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle
+m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement.
+
+--De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être
+ambitieux?
+
+Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour
+les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je
+rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à
+mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce
+fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et
+j'allai dormir.
+
+Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général,
+pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans
+ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour
+expédier une nouvelle somme.
+
+Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment,
+et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers.
+C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la
+lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse.
+
+Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale:
+
+--Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a
+dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait
+voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant
+ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je
+t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je
+t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier.
+
+J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le
+lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la
+république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que
+lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la
+haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient
+ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du
+sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer.
+
+La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou,
+qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses
+compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de
+1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de
+mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France.
+
+Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que,
+bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent
+confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre
+les vainqueurs et les vaincus.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour
+déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec
+Sylvie.
+
+Le Caire est plus grand que Paris[C], mais il est fort différent
+d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois
+grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues
+étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité
+une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre
+occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution
+contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent
+des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans
+une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses,
+ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans
+régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses
+mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de
+minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses
+boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des
+_Mille et une Nuits_. La population offrait un égal intérêt à ma
+curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche
+fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée,
+l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant.
+Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots;
+là, une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des
+femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent
+comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de
+jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je
+cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le
+_petit bossu_, le _dormeur éveillé_ ou les _trois calenders_. J'aurais
+préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait
+devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le
+mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des
+rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons
+ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des
+mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait
+établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey.
+
+[Note C: Le narrateur écrit dans les premières années du premier
+empire.]
+
+Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous
+y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y
+avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour
+la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de
+constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de
+palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée
+du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île
+de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui
+se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines
+du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh,
+d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables.
+
+J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que
+Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission
+auprès du général, me tira par le bras et me dit:
+
+--Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu!
+qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez?
+
+--Et pourquoi vous en voudrais-je?
+
+--Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous?
+
+--Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais
+cela ne tire pas à conséquence.
+
+--Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son coeur? Dites-moi,
+vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère?
+
+--Si fait! plus que jamais.
+
+--Vous vous moquez de moi?
+
+--Oh! je n'oserais.
+
+--Vous aimez donc les filles nobles?
+
+Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là!
+
+--Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit.
+Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré.
+
+--Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de
+Malte dans votre famille?
+
+--J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus.
+
+Je faillis lui éclater de rire au nez.
+
+--Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes
+amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune
+fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle
+est votre...
+
+--Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser?
+
+--Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause
+de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux?
+
+--Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien
+qu'il soit titré.
+
+--Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari?
+
+Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de
+Boulaq. Au moment où j'allais les quitter:
+
+--Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez
+enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie?
+
+--Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous
+préviens qu'elle n'entend pas un mot de français.
+
+--Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même
+temps vous me montrerez votre palais.
+
+Je prévins Djémilé de la visite.
+
+--Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame
+française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule
+esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir
+compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle
+ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou
+quatre autres pour me servir.
+
+C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près
+les moeurs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait.
+
+--Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père.
+
+--Je te les promets pour demain.
+
+--Mais toi-même, tu n'as qu'un _saïs_ (palefrenier), pour servir toi et
+ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la
+maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un _kahwedj bachi_
+pour faire ton café, un _seradj-bachi_ pour tenir ton cheval quand tu
+vas à la promenade, un _selikdar_ pour porter tes armes, un porte-pipe,
+un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit _yamaks_ pour
+les servir tous.
+
+Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun
+besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent
+les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon
+régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier.
+
+Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais
+pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille _fellahine_
+vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je
+demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une
+natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez
+gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva,
+et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en
+arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix
+éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts
+était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la
+musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas
+d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem.
+
+--Eh bien, donne-moi cent _talari_ et emmène ma fille.
+
+--Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq
+francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en
+offrais cent.
+
+--Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus
+heureuse chez toi qu'ici.
+
+Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai.
+
+--Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille,
+attends-moi ici, je vais t'amener ça.
+
+--J'en veux six.
+
+--Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub,
+le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification,
+je t'y conduirai.
+
+--Soit, passe devant.
+
+--Oui, _sidy_ (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te
+laisse ma fille pour dix-huit talari.
+
+Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa
+progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la
+quitter.
+
+Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre.
+J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La
+lumière du jour, tamisée par les _velums_ tendus d'une muraille à
+l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à
+l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins
+nus, et plus ou moins noirs.
+
+À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour,
+mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une
+ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine.
+
+Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un
+air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je
+lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem.
+
+--J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de
+première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher!
+
+Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon
+claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa
+chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au
+corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents
+blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir
+vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a
+encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là
+tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent
+ou tu en choisiras une autre.
+
+--Combien en veux-tu?
+
+--Deux _bourses_ (250 francs).
+
+J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si
+peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle?
+
+Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit
+Daoura.
+
+Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille
+petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules
+et sa poitrine.
+
+--J'ai assez de noires, lui dis-je.
+
+--On n'a jamais assez de cette espèce-là, reprit-il; c'est une
+Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont
+femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le
+même prix que l'autre. C'est une occasion.
+
+--C'est possible, mais elle est trop luisante!
+
+--Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela,
+elle sera plus jolie que l'autre, tu verras!
+
+Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez
+droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque
+toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé
+ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi.
+Elle s'appelait Choho.
+
+--Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub.
+
+--C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis.
+
+--Peu m'importe!
+
+--En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la
+laisser voir en public.
+
+Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des
+costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur.
+
+Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits
+délicats.
+
+--Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle
+chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi
+c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs).
+
+--Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat
+fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de
+la ville d'Esnèh, la patrie des almées!
+
+--Je t'achète, lui dis-je.
+
+Elle vint me baiser la main.
+
+Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure
+fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au
+nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle
+était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires
+et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait
+toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux.
+Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse,
+elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe:
+Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des
+coussins.
+
+Aussi, c'était cher, très-cher!
+
+J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas
+me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille
+fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me
+livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de
+son _bakchis_, c'est-à-dire de son pourboire.
+
+Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en
+me baisant le pouce.
+
+Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les
+attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que
+possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité,
+elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui
+avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute
+leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt,
+du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un
+bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit.
+
+Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté,
+Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de
+tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à
+choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une
+joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad.
+
+L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le
+seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et,
+suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son
+front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle
+s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut
+rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La
+jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et
+revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si
+elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café.
+
+Je traduisis mot à mot.
+
+--Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son
+café ni de sa pipe.
+
+Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé.
+
+--Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle.
+
+--Elle n'est pas ma femme.
+
+--Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc
+une almée ou quelque chose de pis?
+
+--Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle
+voulait me manger.
+
+--La trouvez-vous jolie?
+
+--Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté!
+
+Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle.
+
+--Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc
+fumer, ça la rendra malade et je serai contente.
+
+Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe,
+tandis que Daoura lui versait du café.
+
+--Mais je ne veux rien, dit-elle.
+
+--Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée.
+
+J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois
+bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se
+remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout
+bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable.
+
+--Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant
+d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui
+complaire que par jalousie instinctive contre la Française.
+
+--Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos _grues_? s'écria
+Sylvie.
+
+--Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de
+déposer au fond de la tasse.
+
+--Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur
+_chicorée_. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris.
+
+Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde
+de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux;
+mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les
+yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors,
+adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en
+avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent.
+
+Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi
+je riais.
+
+--Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans
+la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort
+jolies. D'abord cette grosse-là, qui ressemble à une Junon de M. David!
+
+Elle désigna la Grecque Pannychis.--Et puis, cette mince, reprit-elle en
+me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des
+charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux
+yeux de feu.
+
+--Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi?
+
+--Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie.
+
+Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en
+disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes.
+
+Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva.
+Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des
+leçons de politesse que pour l'amuser encore.
+
+Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation.
+La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la
+porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de
+l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le
+coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai
+l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai
+au nez de l'esclave espiègle.
+
+Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui,
+pour la congédier selon les usages, lui dit:
+
+--Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants!
+
+
+
+
+V
+
+
+Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle
+n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle,
+me pria de lui amener Djémilé à dîner.
+
+Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content
+de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à
+obtenir son consentement.
+
+--Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une
+grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne
+connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour.
+Apprends-moi comment je dois me conduire.
+
+Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal
+de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut
+que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne
+voulant point paraître à visage découvert devant lui.
+
+--Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans
+voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les
+laiderons qui se cachent la figure.
+
+--Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont
+pas des hommes pour moi.
+
+--En ce cas, tu me considères comme un chien?
+
+Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit:
+
+--Toi, tu n'es pas chrétien!
+
+--Bah! et que suis-je donc?
+
+--Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux
+pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je
+suis heureuse ici.
+
+Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait
+m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au
+tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son
+temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et
+bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en
+avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse,
+bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture
+d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi
+leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être
+jolies.
+
+Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises
+aux volontés et aux caprices de la _Khanoune_, c'est-à-dire de la
+maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre,
+antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale
+pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de
+petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en
+ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases
+de fleurs et les tasses à café.
+
+Quant aux esclaves ou _odaleuk_, elles dormaient tout habillées sur les
+sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou
+les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur
+les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas
+un seul lit dans toute la maison.
+
+Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins
+belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un
+Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et
+une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois
+d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le
+musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet
+d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui
+puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une
+seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque
+toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut
+avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de
+les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont
+devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde
+bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux
+parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les
+intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes
+sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit
+séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec
+cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe
+son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il
+trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de
+crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme.
+
+C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes
+étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les _cadines_,
+c'est-à-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir,
+accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques,
+d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont
+pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les
+mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout,
+même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à
+divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari
+n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait
+force de loi.
+
+Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de
+ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de
+Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en
+prenant des airs penchés.
+
+En m'apercevant, toutes s'envolèrent--comme une compagnie de perdrix.
+
+Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé.
+
+Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait.
+
+--Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne
+veux pas te contraindre.
+
+--Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si
+étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher!
+
+Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres
+le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était
+guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces
+hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit
+à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle
+venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien.
+
+--Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur
+le visage pour dîner? ce sera bien gênant.
+
+Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et
+elle se tint les yeux baissés.
+
+--On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus
+honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention!
+
+--Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie
+aux Pyramides? mais c'est un chef-d'oeuvre! quelle finesse de traits,
+quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son
+portrait.
+
+--De grand coeur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à
+Djémilé.
+
+--Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver
+malheur? non! non, jamais!
+
+Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé
+hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un
+ton de reproche:--Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par
+un autre homme?
+
+Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui
+témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa
+exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les
+répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire.
+
+Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de
+croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui
+rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout
+à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le
+but de ses agaceries.
+
+Djémilé avait un coup d'oeil d'aigle, et rien ne lui échappa: on
+apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui
+disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit
+pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de
+prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait
+ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre
+elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me _souffler_ cette jeune
+fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si
+scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette
+diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table,
+elle me dit tout bas:
+
+--Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand
+caroubier; j'ai à vous parler.
+
+J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous.
+
+Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à
+son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait
+déjà demandé trois fois à s'en aller.
+
+J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne
+voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête.
+
+--Oh! ce n'est pas cela, dit-elle.
+
+--Qu'est-ce donc?
+
+--Tu veux que je te le dise?
+
+--Oui, parle.
+
+--Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien
+des choses.
+
+--Et qu'as-tu deviné?
+
+--D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que
+sa femme a de l'amour pour toi.
+
+--Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement.
+
+--Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem;
+mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais
+promis!
+
+--Et que t'avais-je promis?
+
+--Que je serais seule maîtresse au logis.
+
+Et elle fondit en larmes.
+
+J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas
+acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle
+pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs.
+
+Onze heures sonnèrent, c'est-à-dire que le muezzin cria l'heure, du haut
+d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais
+laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était
+si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour
+elle.
+
+Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des
+compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien
+sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi.
+
+--Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en
+la serrant sur mon coeur.
+
+--Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je
+t'aimerai toute ma vie.
+
+Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier
+baiser, en s'échappant de mes bras.
+
+Son esclave Tomadhyr entra en ce moment.
+
+--Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence.
+
+--Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se
+déshabiller.
+
+--Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa
+maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et,
+d'un air sérieux, me dit:--Je serais méprisable à mes propres yeux, si
+je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père.
+
+--Et où le prendre?
+
+--Il doit être dans le Fayoum.
+
+--Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce
+serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis?
+
+--Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami?
+
+--Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée.
+
+--Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse
+si je te résiste?
+
+--Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je
+ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard.
+
+--Oui, plus tard, dit-elle en se retirant.
+
+L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais
+loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une
+sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma
+petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai
+peu.
+
+Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que
+j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé.
+
+Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir
+s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek,
+j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif
+d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus,
+mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la
+porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des
+ballades et des chants d'amour.
+
+À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus
+bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et
+pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de
+Djémilé.
+
+Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son
+cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les
+têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey,
+la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres
+pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui
+exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des
+métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour,
+lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de
+se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais
+absent.
+
+Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions.
+
+--Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu
+n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce
+que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord
+que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a
+osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est
+retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La
+fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même
+vis-à-vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où
+je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en
+échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége.
+
+J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner.
+
+Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne
+voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une
+rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme
+un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas.
+
+Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de
+près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant
+moi:
+
+--Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment
+que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de
+ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher
+la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en.
+
+--Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard
+dédaigneux.
+
+--Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la
+meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis
+de Mahomet.
+
+Souleyman poussa un grognement sourd et sortit.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à
+cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment,
+la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon
+départ.
+
+Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut
+surprise, puis elle s'élança vers moi.
+
+--Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais,
+peut-être!
+
+--Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons
+protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui
+revient au Caire.
+
+--C'est une oeuvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien
+m'ennuyer ici!
+
+--Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours.
+
+--Mais j'aurai peur!
+
+--Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et
+veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs.
+
+--Laisses-tu quelqu'un pour nous garder?
+
+--Oui, un escadron tout entier.
+
+--Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi.
+
+--Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour.
+
+Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir
+donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me
+rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir.
+
+N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai
+ce qu'il en avait fait.
+
+--Il est parti depuis huit jours.
+
+--Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel?
+
+--Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses
+projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval
+et ses armes, comme s'il devait revenir.
+
+--S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de
+protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur.
+
+--Soyez tranquille, ce sera fait!
+
+Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil
+de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel,
+cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de
+Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les
+Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de
+délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la
+chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita
+fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au
+Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais
+déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait
+établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres
+beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre
+arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là, il y eut un
+combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef.
+Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une
+escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui
+protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un
+passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte,
+avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée
+devient générale. Le colonel du 7e de hussards, Détrés, est tué,
+l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met
+le sabre à la main.
+
+Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à
+leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train,
+auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la
+cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon
+et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3e
+dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à
+souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte
+de si près et je n'avais jamais causé avec lui.
+
+Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais
+assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore
+très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait
+qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on
+l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation
+morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré
+qui pouvait le rendre irrésistible.
+
+Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il
+avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez,
+ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué.
+
+--Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes
+officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur
+déplaît tant. Mais il est écrit là-haut, comme disent les croyants, que
+je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi
+avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins
+d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides?
+
+--Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre
+offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à
+leur tête.
+
+--Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque.
+
+--Rien pour le moment, général.
+
+--Vous êtes encore un mécontent, vous!
+
+--Mécontent de quoi?
+
+--Mécontent de l'expédition!
+
+--Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi!
+
+--Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte?
+
+--C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire,
+c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par
+conséquent. Tout y est intéressant, les moeurs, les croyances, les
+monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux
+mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est
+contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela.
+
+--Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent!
+
+--Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois
+quarts mameluk!
+
+--Comment cela, général?
+
+--Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du
+désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa
+favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey.
+
+--Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air
+enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer
+en relations avec ton beau-père.
+
+--Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton.
+
+--En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre
+d'honneur?
+
+--Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne.
+
+En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte
+le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:--Est-ce que
+les mameluks sont à vos trousses?
+
+--Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous
+verrez s'il y a matière à se réjouir.
+
+Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit.
+
+L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en
+mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit
+qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit
+qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en
+livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue
+d'Alexandrie le 1er août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si
+peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop
+d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre
+le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec
+la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de
+treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à
+peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un
+boulet à bord de l'_Orient_.
+
+À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois
+autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la
+côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais.
+Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait
+l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les
+ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son
+manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux
+frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop
+endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille
+hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte.
+
+À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour
+quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en
+Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était
+perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et
+manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux
+m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant
+auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos
+vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil.
+
+Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il
+nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut
+mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens!
+
+Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la
+soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la
+conduite que je voulais tenir vis-à-vis de Djémilé. La demander en
+mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse,
+elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je
+m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre
+tout de sa volonté ou de son caprice.
+
+Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son
+poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était
+malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me
+rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions.
+
+Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé.
+Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide.
+Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses
+bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis
+longtemps, elle n'eût pas couché là. Je pressentais un malheur. L'une
+de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne.
+
+--Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je.
+
+--Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes.
+
+--Est-elle morte? Voyons, parle!
+
+--Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq
+jours.
+
+--Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est
+invraisemblable!
+
+--Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions
+suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous
+promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le
+grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand
+Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils
+étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître
+de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait
+connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle
+ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à
+lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse,
+et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps
+d'aller prendre d'autres vêtements.
+
+--Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant
+qu'ils fussent trop loin pour être rejoints.
+
+--Souleyman m'avait bâillonnée et attachée.
+
+--N'étais-tu pas d'accord avec eux?
+
+--Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme
+aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard!
+
+Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey
+où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute
+probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui
+me tenait si fort au coeur, et de colère en pensant qu'elle allait
+appartenir à un autre.
+
+Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel,
+de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à
+l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention
+qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis.
+
+Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il
+avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes.
+
+--Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses
+mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières.
+
+--Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine?
+
+--Si fait, mon colonel, le lendemain!
+
+--Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là?
+
+--Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il
+en rougissant.
+
+--Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze
+jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour
+t'apprendre à être plus vigilant.
+
+--Oui, mon colonel!
+
+Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma
+maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que
+Guidamour pouvait bien avoir.
+
+--C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai
+failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr,
+et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais
+bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une
+idée, celle de détaler.
+
+--Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton
+poste par un camarade moins bête.
+
+--Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que
+j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide,
+sans le citoyen Larrey, j'étais flambé.
+
+Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me
+jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle
+n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle
+avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans
+aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si
+sot!
+
+Celle-ci me parut sincère et elle l'était.
+
+Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan
+de sable?
+
+Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me
+permettre des recherches.
+
+--Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un
+régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de
+toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son
+pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire.
+
+Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête
+sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu.
+
+Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme
+en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme
+si l'une d'elles eût pu être Djémilé.
+
+Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans
+ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est
+pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville
+son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des
+hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait
+un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar
+du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui
+et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad.
+
+C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un
+combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il
+gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la
+jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur
+massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un
+jour avec sa franchise habituelle:
+
+--Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne
+tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec
+d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont
+chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire
+la bonne mesure.
+
+--Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour
+nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à
+elles que je vais leur donner la liberté.
+
+--Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là! Elles mourront de
+faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce
+serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou
+blanches.
+
+--Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière
+réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple
+qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on?
+
+--On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une
+Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre
+cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour
+faire les courses.
+
+Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur
+moi-même et me trouvai ridicule.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût
+au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de
+tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes
+bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la
+chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille
+penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens
+de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans
+l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses
+coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la
+Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint.
+Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la
+nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son
+sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement;
+alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me
+faisait bouillir le sang.
+
+Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup
+sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa
+physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne,
+la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit:
+Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une
+Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien.
+
+Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de
+torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le
+regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de
+cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces
+accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les _afrites_,
+c'est-à-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la
+chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi,
+dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au
+respect qu'elle me devait.
+
+Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans
+les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire
+qui me fit l'effet d'être de l'encre.
+
+Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle
+m'entendît.
+
+--Que fais-tu là? lui demandai-je.
+
+--Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux.
+
+--Djémilé, où ça?
+
+--Là dedans.
+
+J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le
+visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir.
+
+--La voilà! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des
+tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux
+mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le
+désert!... des palmiers... rien!
+
+--Quelle est cette plaisanterie?
+
+--C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je
+suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal.
+
+--Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les _Mille et
+une Nuits_.
+
+--Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta
+main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir.
+
+--Je t'en défie.
+
+--Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte.
+
+Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa
+une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant
+familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté
+d'encre.
+
+--Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je.
+
+--Oui, pense à une personne.
+
+Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée
+de seconde vue.
+
+--Tu penses à moi, dit-elle.
+
+--C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela?
+
+--Je me suis vue passer là.
+
+--Et maintenant à qui est-ce que je pense?
+
+--À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon,
+très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi.
+
+Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur
+mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis.
+
+--Et peux-tu me dire où est cette dame?
+
+--Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur,
+un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en
+vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de
+l'allée et des fleurs bleues.
+
+Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi.
+
+--Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret.
+
+--Et peux-tu prédire l'avenir?
+
+--Non!
+
+--Tant pis! j'aurais voulu savoir...
+
+--Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle?
+
+--Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre?
+
+--Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or!
+
+--Regarde dans ma main si je te le donnerai.
+
+--Oui, tu me le donneras!
+
+Je le lui donnai en effet.
+
+Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent
+envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à
+chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme.
+
+La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût
+eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne
+de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton
+d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi:
+
+--Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un
+divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est
+sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie
+pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour
+toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne
+devons aucun respect.
+
+Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse.
+
+--Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui
+doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans,
+je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une _odaleuk_.
+Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu
+tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais
+elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la
+_Khanoune_.
+
+--Qu'entends-tu par _perroquet_?
+
+--La _durrah_ (perroquet), c'est la seconde femme.
+
+--Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai
+achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à
+la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être
+belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle.
+
+--Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de
+toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue
+avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux
+négresses.
+
+--Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est
+que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le
+ferai dire; je m'ennuie de manger seul.
+
+--Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert?
+dit-elle d'un air effrayé.
+
+--Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons.
+
+Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort
+satisfaite et me répondit avec majesté:
+
+--Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela
+te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te
+manque de respect.
+
+--Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis.
+
+Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et
+Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière
+inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une
+cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la
+servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si
+humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans
+commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne.
+
+Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et
+combien elle voulait d'esclaves.
+
+--Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une
+dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me
+plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien
+que de te servir.
+
+C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle
+était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique.
+De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle
+avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou,
+une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un
+très-gros prix à la femme d'un bey.
+
+Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari,
+s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là
+toute son histoire.
+
+Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son
+maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de
+n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle
+n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et
+prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant
+pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux
+souvent égarés.
+
+J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi,
+et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du
+vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la
+petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur
+maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était
+revenue au logis.
+
+J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel,
+ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein
+d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme
+s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec
+les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air
+de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond,
+quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là, elle n'osa
+pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle
+eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et
+converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le
+poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta
+impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et
+chercha alors à porter le trouble dans le coeur de cet homme de marbre.
+Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul
+que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et
+ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les
+filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout
+dire sans ouvrir la bouche.
+
+Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne
+bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis.
+Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation
+sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand
+Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux,
+avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir.
+
+Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun
+droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à-vis de mon
+mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis
+l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui
+donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir
+Malek.
+
+Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu
+sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la
+vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas,
+d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne
+veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas!
+qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais!
+
+Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite.
+
+J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui
+adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage
+conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux.
+
+Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je
+ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek.
+
+--Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi,
+j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute
+dévouée.
+
+--Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose.
+
+--Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux.
+
+--Allons, parle!
+
+--Tu es chrétien, et tu connais les monastères.
+
+--Fort peu.
+
+--Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ.
+
+--Oui, des nonnes, des religieuses; après?
+
+--Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de
+Bethléem.
+
+--Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes
+voeux!
+
+--Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une
+tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as
+achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as
+payée? Je retournerais près de mes soeurs en Christ.
+
+--Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas.
+
+--C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui
+s'était glissée sans bruit près de nous.
+
+--Tu mens, s'écria Mériem.
+
+--Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever
+Djémilé.
+
+--Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère,
+parce que tu es jalouse et amoureuse du maître!
+
+--Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la
+jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant.
+
+Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir
+un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr,
+elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa
+trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit
+de m'en remettre le prix.
+
+--Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre!
+
+--Tu es irrité contre moi?
+
+--Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite!
+
+Et je lui tournai le dos.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+À l'occasion du 1er vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798,
+fête qui avait remplacé celle du 1er de l'an, Bonaparte passa l'armée
+en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il
+profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après
+s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit
+appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses
+nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un
+espadon d'honneur.
+
+--Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût
+bonne, je l'ai recommandée moi-même.
+
+Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de
+son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un
+damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la
+main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente.
+
+--Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon
+usage.
+
+La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents
+couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux
+autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension
+d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La
+fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier
+général, à la place d'Esbekieh.
+
+Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux
+trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser.
+Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un
+peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée
+tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du
+dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon
+compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris
+mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je
+m'étais trompé.
+
+En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec
+le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de
+nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du
+temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte
+serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français
+ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu
+d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs
+vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que
+l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban,
+se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail?
+S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le
+Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de
+Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne
+l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois
+françaises et de lever des impôts pour le compte de la république.
+Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop
+cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est
+pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment,
+et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en
+Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après
+s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique
+que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait?
+
+Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette
+belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois.
+
+--Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne
+partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes
+une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui
+j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond.
+
+--Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air
+sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu
+cruel!
+
+--Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point;
+il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la
+beauté d'une fille telle que vous.
+
+--Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne
+dois pas vous écouter davantage.
+
+--Je ne vous comprends pas.
+
+--Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son
+front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle
+fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et
+laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite.
+
+Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus
+l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la
+quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite.
+
+--Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir.
+
+--Je vous fais donc horreur?
+
+Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens,
+et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre!
+
+--Vous êtes mariée?
+
+--Je me suis donnée à Dieu!
+
+Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper
+court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la
+trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou
+à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle
+sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où
+elle demeurait.
+
+C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation
+était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant
+terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile
+d'entrer par là; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec
+elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que
+j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant
+apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse.
+
+Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis
+dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs
+bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau
+et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier.
+
+--Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys!
+
+--Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur.
+
+L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté.
+
+--Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant
+pas l'air méchant.
+
+--Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami.
+
+--Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et--venant
+sur la terrasse--il reprit:
+
+--Vous voudriez bien être celui de ma soeur, n'est-ce pas?
+
+--Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui
+présenter mes hommages?
+
+--Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà
+M. de Cérignan! allez-vous-en!
+
+J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux.
+
+Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il
+n'y avait personne à la maison.
+
+Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une
+déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que
+je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps
+de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu.
+J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses
+enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa.
+Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux
+généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à
+Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de
+mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient
+servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite
+fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les
+négresses étaient de véritables brutes.
+
+Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier
+français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en
+revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les
+déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil
+furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules,
+pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui
+fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits
+étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et
+de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on
+pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille.
+J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service,
+la salle retentissait de nos airs nationaux: la _Marseillaise_, le
+_Chant du Départ_, etc.
+
+Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis,
+qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages
+de ses voisins Dubertet et Morin.
+
+--Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule
+femme européenne, j'avais placée à côté de moi.
+
+--De quoi donc, ma belle dame?
+
+--D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand
+caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent
+fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé
+de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper.
+
+L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge?
+
+--Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde
+votre femme!
+
+Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis.
+
+--Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à
+son gré, je la lui céderai volontiers.
+
+--Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos moeurs orientales. Vous ne
+feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais
+je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là?
+
+--Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais
+loin d'éprouver.
+
+--Vous l'avez renvoyée?
+
+--Parfaitement.
+
+--Elle ne vous plaisait plus?
+
+--Oui, c'est ça.
+
+--Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre coeur? Moi, mon cher,
+j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant
+d'attention.
+
+--L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant.
+
+--Quel pacha vous faites!
+
+Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses
+_ghaziyèh_, que l'on appelle plutôt _ghawasies_, du nom de la tribu à
+laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées,
+qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de
+commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons
+pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas
+d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des
+filles d'un grand mérite.
+
+Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc
+fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la
+soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris
+l'habitude de fumer _comme des Turcs_. Elles arrivèrent suivies de
+musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre
+de spectacle. Les _ghawasies_ dansèrent avec assez de grâce, et comme je
+les applaudissais devant Tomadhyr:
+
+--Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de
+prendre place sur le _dourkah_?
+
+Le _dourkah_ est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse
+ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations.
+
+Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales
+de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou
+accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et
+de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses
+phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle
+tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les
+applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire.
+
+Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je
+vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par
+un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà
+remarqué les oeillades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie,
+s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et
+d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup
+rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer
+quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place
+à la fanfare du 3e dragons. Les danseuses européennes manquant, mes
+officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes
+négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien
+vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les
+bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres
+d'_aragui_, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans
+sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin.
+
+Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je
+demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade.
+
+Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre
+côté du jardin.
+
+--Qui? Dubertet?
+
+--Oui, _Toubertié_ (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle
+n'est pas rentrée.
+
+--Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui
+diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi.
+
+--Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit
+de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer.
+
+--À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi.
+
+--Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à
+leur départ?
+
+--Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi.
+
+--En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne
+fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection
+pour toi?
+
+Je croirais que tu veux t'en aller.
+
+Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si
+chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir.
+
+--Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille.
+Pour changer le cours de ses idées, je lui dis:
+
+--Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place
+dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune.
+
+--Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver,
+envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection
+que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé.
+
+J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte
+d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux
+autres.
+
+Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays.
+Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je
+l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le
+désert l'avait déjà à moitié guérie.
+
+De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il
+ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore
+pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai
+quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune
+volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je
+voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère.
+Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique:
+
+--Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la
+pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois
+plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je
+te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ!
+
+--Quel est ce saint-là?
+
+--La grande idole de Medinet-Abou.
+
+Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans
+l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de
+Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne
+religion égyptienne?
+
+Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange
+d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme.
+
+Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas
+plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux
+domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions
+de servante par intérim.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure
+bouleversée.
+
+--Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant.
+J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je
+suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté.
+
+--Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te
+pardonne; tu étais ivre l'autre jour.
+
+--C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus
+indulgente, au lieu de me planter là.
+
+--Vous êtes brouillés?
+
+--À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans
+me dire un mot, sans même emporter ses chiffons.
+
+--Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et
+l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers.
+
+--Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste,
+ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de
+Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours.
+En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison.
+Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle
+ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de
+français.
+
+--Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle
+pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants.
+
+--Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il
+est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a
+coûté.
+
+Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé
+si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se
+fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il
+la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais
+payée: mille francs.
+
+--C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici.
+
+--Veux-tu un reçu, un contrat de vente?
+
+--Tu plaisantes!
+
+--Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra
+empiéter sur tes droits?
+
+--Tu te moques de moi?
+
+--Je l'avoue.
+
+--Eh bien, ça m'est égal!
+
+Nous nous quittâmes bons amis.
+
+En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire
+reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts.
+
+--Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de
+belles robes et des parures.
+
+--Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en
+sautant sur les sequins.
+
+--Oui.
+
+--Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas
+noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour
+une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!...
+
+Je la laissai à sa joie d'enfant.
+
+Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du
+meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor,
+elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en
+faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme
+une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les
+matins.
+
+Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil
+couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais
+seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe,
+de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce
+à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et
+une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma
+voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait.
+Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la
+tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son
+mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je
+devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai
+dans une ruelle.
+
+Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par
+ici!
+
+J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un
+jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je
+lui demandai ce que signifiaient ses signaux.
+
+--Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras.
+
+--C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante
+avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse?
+
+--J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs
+il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des
+sultanes.
+
+Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter
+l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir
+le coeur net, et je suivis Mériem.
+
+La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans
+l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit
+que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber
+derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe
+brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la
+dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée
+jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé.
+
+Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai
+quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes
+inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je
+regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de
+suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais
+bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui
+dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie.
+Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta
+et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour
+m'entendre réciter le Koran.
+
+--Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis
+heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit
+jours.
+
+--Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi?
+
+--Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet,
+que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux.
+
+--Je les ai envoyé chercher depuis.
+
+--Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent...
+
+--Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens
+de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une
+douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire.
+
+--Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille
+francs.
+
+--À fonds perdus? dit-elle en riant.
+
+--Parbleu!
+
+--Et cet ami, c'est vous?
+
+--Non, c'est Jean Guidamour.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça?
+
+--Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin.
+
+--Il est officier?
+
+--Non, c'est mon brosseur.
+
+--Connais pas.
+
+--Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas.
+
+--Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours.
+
+--Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements
+d'odalisque: avez-vous épousé un musulman?
+
+--Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça.
+J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais
+j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et
+puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas,
+et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une
+sotte pour me flanquer à l'eau.
+
+--Mais vous ne l'avez pas fait?...
+
+--Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du
+Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au
+creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure
+il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais
+être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis
+Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là. Vous ne
+devineriez jamais qui?
+
+--Le général Bonaparte, peut-être?
+
+--Non, Malek, le beau mameluk!
+
+--Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous?
+
+--J'étais évanouie....
+
+--Ce qui ne vous empêchait pas de crier.
+
+--Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux?
+
+--Si fait! je comprends qu'il vous a emportée.
+
+--Et déposée ici.
+
+--Cette maison est donc à lui?
+
+--Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la
+chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui
+avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous
+étiez pas vanté de sa fuite!
+
+--Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée
+chez elle?
+
+--Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de
+moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek
+est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni
+spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme
+comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et
+je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes,
+colonel, ou je ne réponds pas de moi.
+
+--Vous mériteriez de rester là, pour avoir été prendre un bain dans le
+Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek
+dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille.
+
+--C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la
+grâce de rester souper?
+
+Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai.
+
+Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait.
+Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas.
+
+Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait
+pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais
+envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de
+jalousie.
+
+Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce
+d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la
+vérité.
+
+--Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou
+d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le
+mérite.
+
+--Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme
+libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné
+jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière
+et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les
+soumet pas.
+
+--Je la soumettrai en la tuant!
+
+--Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir.
+
+--Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après
+lui avoir coupé les pieds.
+
+--Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour
+mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de
+compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la
+citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton
+intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française
+entraînerait ta mort.
+
+--Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad,
+je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle
+voudra, tu peux le lui apprendre!
+
+--Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux
+avec elle, si tu veux la garder.
+
+--Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres?
+
+--En amour, oui, certainement.
+
+Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse,
+j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à
+Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad.
+
+Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où
+était la division Desaix.
+
+Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec
+Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui
+fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma
+connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès
+desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de _fils de
+truie_. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les
+protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient.
+
+À quelques pas de là, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut
+d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai
+pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes:
+
+«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français
+(Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie
+ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein.
+
+»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui
+croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous
+la protection du Très-Haut.
+
+»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus
+aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et
+que les méchants périssent!»
+
+Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse,
+répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se
+rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval
+s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie
+chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit
+ventre-à-terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande
+d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je
+grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai
+dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de
+carabines, s'élança à ma rencontre.
+
+--Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin
+tout à l'heure.
+
+--Ah! çà, me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette
+canaille?
+
+--C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre.
+
+--Oui, oui, barricadons-nous!
+
+Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de
+la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant
+l'arrivée de mes dragons.
+
+Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués,
+accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me
+voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte.
+
+--C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle,
+même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne
+guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers!
+
+--Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains,
+protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant.
+
+La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin
+fut envahi.
+
+M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et
+je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de
+l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre.
+
+Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et
+l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une
+volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous
+étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche.
+L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il
+parlait de faire une sortie.
+
+À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de
+canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour
+elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce
+de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et
+mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec
+l'ennemi?
+
+--Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles
+sur la tête.
+
+Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer
+passage au moindre coffre.
+
+La porte cédait.
+
+--Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une
+barricade!
+
+On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe,
+surmontant sa frayeur, nous aida bravement.
+
+Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la
+peur, il nous regardait travailler.
+
+Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que
+des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le
+vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille
+matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et
+tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé
+sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de
+Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement
+grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait
+pas et je continuai à monter.
+
+Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par
+des portières.
+
+--Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous
+pourrons peut-être gagner quelque maison voisine.
+
+Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des
+balles de coton se trouvaient là. À quoi étaient-elles destinées? C'est
+ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la
+trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage.
+
+Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une
+distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur
+d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la
+fureur des révoltés.
+
+Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et
+plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de
+son domestique.
+
+À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que
+Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu
+d'émotion.
+
+Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie
+crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville.
+
+Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au
+soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce
+que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et
+qu'il avait fallu les maintenir.
+
+Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant
+devant lui la populace en désordre.
+
+Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent
+bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous
+la main.
+
+Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue.
+
+Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre
+un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le
+coucher du soleil.
+
+Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans
+l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là.
+Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance
+vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal.
+
+Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la
+portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à
+voir.
+
+Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine.
+
+
+
+
+X
+
+
+En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et
+regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour
+son père ou d'inquiétude pour sa soeur.
+
+Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le
+frapper dans la personne de M. de Cérignan.
+
+--Il n'était pas mon père, dit-il.
+
+--Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta soeur?
+
+--Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et,
+sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au
+Temple.
+
+--Qu'est-ce que tu chantes-là?
+
+--Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour,
+quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes
+m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin!
+
+Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait
+dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions
+trop fortes pour son âge?
+
+--Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça.
+
+--Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais
+en attendant j'ai bien faim!
+
+--En ce cas, viens souper.
+
+Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je
+soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de
+monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe
+de démence et mangeait de fort bel appétit.
+
+--Comment t'appelles-tu? lui dis-je.
+
+--Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à-vis de tout le monde.
+
+--Même vis-à-vis de ta soeur?
+
+--Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne
+te l'ait pas confié.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que tu es son bon ami.
+
+--Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le
+dirai à personne.
+
+--Je suis le Dauphin.
+
+--Quel Dauphin?
+
+--Le Dauphin de France, donc!
+
+--Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette?
+
+--Oui.
+
+--Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un
+imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a
+trois ans.
+
+--C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien.
+Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien
+avec un charmant sourire.
+
+--À la santé du petit Louis, de tout mon coeur! mais pas à celle du roi
+Louis XVII.
+
+--Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met
+en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis!
+
+Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante
+ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui
+qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût
+mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au
+Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de
+constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit
+trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du
+poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour
+ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur
+cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du
+prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos
+esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la
+Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou
+moins admissible.
+
+En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses
+prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je
+l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait.
+
+--Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me
+faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller
+un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens
+ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents.
+
+--Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et
+puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me
+confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu
+connais son secret.
+
+--Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup?
+
+--Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion.
+
+--Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit?
+
+--Elle t'a dit ça pour se moquer de toi.
+
+--Est-ce qu'elle était au Temple avec vous?
+
+--Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la
+citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je
+l'ai trouvée là avec son père.
+
+J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les
+trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le
+quittai.
+
+Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés,
+auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks,
+étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place,
+Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la
+commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées
+par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan.
+
+C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la
+révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il
+couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe
+du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles
+sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne
+résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de
+maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande
+mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais
+prêt à charger:
+
+--Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part,
+offrir le pardon à ces malheureux.
+
+Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk,
+accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était
+Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de
+Djémilé.
+
+--Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme
+quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille.
+
+--Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce
+fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu
+viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au
+général.
+
+--Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre.
+
+Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur
+offrait le pardon.
+
+--Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi
+redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en
+même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les
+rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et
+nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce
+pays sera votre tombeau!
+
+--Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général?
+
+--C'est toute la réponse! dirent en choeur les musulmans.
+
+J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça
+les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie.
+
+Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons
+croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel,
+ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate
+et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur,
+croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le
+sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils
+le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est
+passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.»
+
+Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de
+hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent
+pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je
+cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le
+massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le
+quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu
+jusqu'au milieu de la nuit.
+
+Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ
+trois chefs dans l'armée.
+
+En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus
+chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme
+sienne et de choisir la chambre qui lui plairait.
+
+--Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue,
+blessée comme je le suis?
+
+--Blessée?
+
+--Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée.
+
+Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et
+nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure
+peu profonde.
+
+--Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence
+d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à
+temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer
+de lui. Je la bénis, moi, la révolte!
+
+Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux
+que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité.
+
+--Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus
+généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même
+temps que le plus beau...
+
+Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon
+sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude.
+
+--Je reste! s'écria-t-elle.
+
+--Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y
+a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et
+à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me
+demander le même service.
+
+--Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas
+coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de
+moi.
+
+En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui
+demander des nouvelles d'Olympe.
+
+--Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester.
+Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta
+petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la
+châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis,
+madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le
+peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec
+vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule.
+
+--Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs.
+
+Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue.
+
+Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les
+boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien
+apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre
+demeure que la mienne.
+
+--Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre soeur, ni votre
+parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité,
+et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui
+va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison.
+
+--Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si
+vous le désirez.
+
+--À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne
+serait que pour mon frère.
+
+--Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère?
+
+--Parfaitement sûre.
+
+--Vous l'avez vu naître?
+
+--Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils?
+
+--Non, certes, oubliez ma sottise.
+
+--Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en
+sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure.
+
+--Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant
+si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi,
+confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de
+la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne
+sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas
+à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais
+je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux
+enfants et aux femmes, vous le savez bien.
+
+Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans
+ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son
+air froid et accablé.
+
+--Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que
+mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il
+pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de
+famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance,
+n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère
+est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le
+malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous
+exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au
+sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me
+cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous
+fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis.
+
+--Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous.
+
+--Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon
+égoïsme.
+
+--Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection?
+
+--Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens
+pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en
+souffrirais trop. Laissez-moi partir.
+
+Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans
+ressources, comme Louis me l'avait raconté.
+
+Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant,
+qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur
+général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien.
+
+Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une
+autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil,
+au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le coeur
+gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me
+trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement
+accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue
+politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu
+Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses
+projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi,
+et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme,
+car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort
+peu à moi-même.
+
+Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait
+d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon.
+
+Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve
+personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en
+ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner
+mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne
+trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne.
+Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en
+était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que
+j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y
+entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais
+habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma
+race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être
+prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances
+et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux
+disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze
+ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans
+des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard
+tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de
+turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des
+poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le
+dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers,
+débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule
+achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels,
+quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se
+montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après
+moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait
+qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne
+voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien
+de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je
+ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un
+transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa
+_Grecque_. Elle manoeuvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle
+l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le
+lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper
+davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le
+_domicile conjugal_. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en
+blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami.
+
+Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une
+heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis
+arriver Pannychis.
+
+--Et que viens-tu faire ici? lui dis-je.
+
+Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin:
+
+--Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour
+toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger.
+
+--Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien
+comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la
+permission d'en sortir.
+
+--Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et
+puis, je croyais revenir le soir même.
+
+--Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là? dis-je à Morin.
+
+--Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci.
+Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien
+à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je
+voudrais bien faire une étude d'après elle.
+
+--Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez
+l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la
+nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend
+de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans
+compter les cadeaux.
+
+--C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la.
+
+Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors.
+
+--Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne
+prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus
+passer des mois entiers chez mes amis.
+
+--Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité!
+
+--Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre.
+
+Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la
+révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de
+pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en
+fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une
+commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment
+jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur _salutaire_,
+Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le
+Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer
+les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les
+beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul
+but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug.
+
+Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et
+23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et
+les habitants.
+
+Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle
+maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès
+d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se
+présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les
+déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas
+encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là.
+
+Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi
+pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je
+répondis de celles à venir.
+
+Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant
+que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé.
+
+--Et où a-t-elle trouvé des fonds?
+
+--Ah! voilà! fit-il d'un air malicieux.
+
+--Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi.
+
+--Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux
+brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à
+condition que tu me garderas le secret.
+
+--Oui, parle!
+
+--Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord
+anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était
+seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté
+un quart d'heure, puis il est remonté en barque.
+
+--Comment s'appelle cet Anglais?
+
+--Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond
+et sans barbe, d'une quarantaine d'années.
+
+--Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu
+seras content de ma générosité.
+
+--Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification.
+
+Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le
+savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de
+Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient
+l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce
+point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut
+pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a
+eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas.
+C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de
+l'oublier.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust
+était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à
+Desaix, toujours à la poursuite de Mourad.
+
+Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que
+j'obtins comme une faveur.
+
+Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire
+campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du
+payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le
+tout à mon père si je ne revenais pas.
+
+Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de
+la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait
+dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les
+inscriptions.
+
+La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers,
+de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent
+embarqués sur une flottille.
+
+Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne
+m'offrit qu'un médiocre intérêt.
+
+Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment
+retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux
+pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des
+monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de
+la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à
+demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long.
+Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que
+c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons
+Sésostris.
+
+Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable
+défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait
+su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de
+Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert
+et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter
+une foule de Nubiens et d'Éthiopiens.
+
+Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal
+de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil.
+
+Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés
+des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené.
+
+Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche
+du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh
+(l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il
+éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de
+l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize
+jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour
+attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle
+portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne.
+
+La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile.
+Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût
+arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le
+1er janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie.
+J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de
+l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le
+commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux
+fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et
+5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la
+fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous
+trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle
+le 19 janvier à Girgèh.
+
+Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh
+pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait
+dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se
+détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de
+marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du
+village de Samanhoud.
+
+L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos
+carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les
+baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt
+pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous
+délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit
+merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour
+lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs
+chargèrent à la fois. Mourad était là, je voyais de loin son turban à
+aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le
+forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours.
+Allais-je enfin la retrouver?
+
+Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge,
+n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui
+brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat.
+Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les
+poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout.
+
+Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa
+poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à
+Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le
+lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île
+sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses
+antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est
+la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains
+l'avaient donnée à leur empire.
+
+Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre
+et revint à Esnèh.
+
+Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course
+furieuse.
+
+Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses
+femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire
+où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre
+du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey.
+
+Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes.
+
+Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se
+réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar,
+Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de
+villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans
+cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui
+était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons
+avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter
+leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le
+lendemain, les attaquer par derrière.
+
+Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les
+craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en
+tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous
+n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient
+toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans
+les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent
+manqué de tout.
+
+Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21e
+demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les
+bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes
+de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton
+bleu et ses manufactures de couvertures appelées _mélayeh_, qui, en
+voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente.
+
+C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui
+consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant.
+
+La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de
+maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs
+qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus
+sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides
+tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse
+dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par
+les fellahs, est misérable et à moitié démoli.
+
+Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir
+fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le
+beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de
+mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même
+l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans,
+moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race.
+
+Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur
+chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je
+me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de
+déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse
+crinière.
+
+C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès
+mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion
+désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux,
+mêmes des vôtres.
+
+J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et
+parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais
+ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher
+dans le Nil.
+
+L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un
+mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces
+vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un
+chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait
+pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger
+des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et
+le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre
+fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes
+et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de
+Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la
+déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte
+en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure
+était la meilleure réponse à rendre au sultan.
+
+J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon
+enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en
+leur disant:
+
+--Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui
+courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des
+millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de
+guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain,
+vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une
+poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la
+lumière et la liberté aux peuples de l'Asie.
+
+Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter
+son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon:
+
+--Le français parle avec les idoles!
+
+--Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui
+aussi, quand le soleil se lève.
+
+Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder
+derrière eux.
+
+Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du
+général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était
+rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le
+lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions.
+
+Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de
+Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un
+contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque.
+
+Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la
+réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de
+Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de
+Mourad.
+
+Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et
+lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous
+former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les
+chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le
+choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût
+égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au
+maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une
+supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des
+miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à
+faire pour mon propre compte.
+
+Souleyman était là, et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au
+lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier,
+et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret
+de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je
+courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux
+faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche
+et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en
+le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant:
+
+--Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie!
+
+Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et
+une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de
+là, à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par
+les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand
+Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta
+hors de la mêlée.
+
+Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans
+être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui
+dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la
+mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma
+reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit,
+parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure!
+
+--En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me
+donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la
+sienne.
+
+Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était
+jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse.
+
+La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement
+rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours,
+et je gardai le lit plus d'un mois.
+
+Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle
+négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur
+la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans
+le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en
+faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une
+infidèle pour faire des ablutions.
+
+Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir
+dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives
+tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre
+de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes
+almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas
+fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de
+plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de
+psylles, c'est-à-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de
+serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en
+parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer
+le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts.
+Je lui rendis son salut oriental.
+
+On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café.
+
+Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés
+des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte
+d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner
+leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur
+la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la
+langue.
+
+Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe.
+
+Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur
+le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon
+divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma
+pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus
+un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette
+affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais
+dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie.
+
+--J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande
+de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme
+tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne
+peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais
+bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse.
+
+Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les
+individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas
+moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté.
+
+--À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de
+droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma
+part.
+
+--Et comment?
+
+--Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert
+dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les
+hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu
+comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les
+blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un
+bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle.
+
+--Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi!
+
+--Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant
+sourire.
+
+--Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir
+tant de choses!
+
+--Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne
+voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays,
+j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance.
+
+Je voulus rendre une fête à Sabardin.
+
+La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient
+appartenu au bey Hassan et que la 21e demi brigade avait convertis en
+promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles
+Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'_abeille_. Elle avait fait
+des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait
+chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse.
+C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la
+retrouver plus intense.
+
+Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un
+matin devant moi:
+
+--Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule.
+
+--Tu sais où il est.
+
+--À Khardjèh, dans la grande oasis.
+
+--Djémilé y est-elle?
+
+--Djémilé y est.
+
+--Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le
+commandement de la colonne d'expédition.
+
+Malek sourit d'un air de pitié.
+
+--Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette
+en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce
+n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey,
+c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr.
+
+--Tu es fou!
+
+--Je sais ce que je dis.
+
+--Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée?
+
+--Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là-bas.
+
+--Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort.
+
+--Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la
+suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles
+dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif
+Hassan.
+
+--Que me dis-tu là? N'était-elle pas promise à Souleyman?
+
+--Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de
+Mourad.
+
+--Combien de jours nous faut-il pour aller là-bas, enlever Djémilé et
+revenir?
+
+--Huit jours, ou l'éternité.
+
+--Je vais demander un congé de quinze jours au général.
+
+--Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire.
+
+--Soit. Quand partons-nous?
+
+--Demain dans la nuit, avec Tomadhyr.
+
+--Lui en as-tu parlé?
+
+--Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux;
+elle le voudra.
+
+--La crois-tu donc si obéissante?
+
+--Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un
+de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper
+l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux
+almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là-bas,
+nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le
+reste.
+
+--Avant tout, je dois parler à Tomadhyr.
+
+--Parle-lui.
+
+--Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de
+son prochain départ.
+
+--Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour
+croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me
+regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle
+est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime
+plus qu'elle ne t'aime!
+
+--Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un
+autre, il faut que j'aille la réclamer.
+
+--C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme
+si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je
+n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas.
+Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus
+grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne
+me demande plus rien.
+
+J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une
+quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin.
+Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu
+prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur
+le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre
+d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée.
+
+Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les
+vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque,
+rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai
+plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait
+que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme.
+
+La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs,
+tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait
+avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville.
+
+J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait
+m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son
+accent français nous eût trahis.
+
+Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là, ni durant le voyage. Elle était
+triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de
+m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir
+pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais
+préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé;
+n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que
+j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et
+je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir
+l'air de douter d'elle.
+
+Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le
+désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que
+ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées
+entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve,
+très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois
+des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes
+d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui
+forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur
+éclatante des sables.
+
+Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de
+chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le
+vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les
+yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que
+la nuit.
+
+Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses
+pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous
+prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh.
+
+L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord
+au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de
+chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce
+n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de
+dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant
+plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à
+visiter.
+
+Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans
+un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni
+maître, ni valet, ni provisions.
+
+Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux
+informations.
+
+La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et
+des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques;
+c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on
+médit de son voisin.
+
+Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture
+ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord
+qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à-dire
+le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après
+s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il
+allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse
+Égypte. Ces bons musulmans faisaient des voeux pour qu'il nous chassât
+tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa
+à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé
+devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient
+invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là.
+
+Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment
+pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement?
+
+J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction
+massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une
+prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée
+de tours carrées.
+
+Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette
+forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de
+_gouzla_, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du
+palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes
+croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai
+pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus
+Souleyman.
+
+Je me dissimulai dans un fourré de lentisques.
+
+Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le
+sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu,
+il reprit son chant monotone.
+
+Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers
+lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute
+avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur
+pris sur le fait.
+
+Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr
+causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk
+m'appela.
+
+--Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à
+Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus
+ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à
+l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde
+femme.
+
+--Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas
+d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve
+davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain
+demander ouvertement à Mourad la main de sa fille.
+
+--Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne
+donnera sa fille à un chrétien et à un Français.
+
+--Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse
+t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te
+demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me
+conserver une place dans ton coeur.
+
+Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de
+rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen.
+Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais
+envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe.
+
+--Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen,
+là-bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek
+nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue;
+moi, je pars en avant.
+
+--Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes
+ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille
+ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je
+me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs
+reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis
+sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main
+pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en
+suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine
+de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un
+puits d'une quinzaine de pieds.
+
+--C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou?
+
+--Il ne s'agit que de prendre cette corde à noeuds et de se laisser
+glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire!
+
+Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous
+nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre
+taillée dans le roc.
+
+Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous
+baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une
+seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée.
+
+Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures
+représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le
+sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était
+brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte
+et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles
+dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination
+vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que
+je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent.
+
+--Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une
+bonne sorcière!
+
+--Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout.
+Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons
+souper et causer.
+
+Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons
+trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se
+rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan.
+Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera
+seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le
+connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il
+ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie
+nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le
+palais. Elle sortira avec eux et te suivra.
+
+--Alors, tu te résignes à épouser Hassan?
+
+--Oui, puisqu'il le faut.
+
+--Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice!
+
+--Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et
+d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui
+appartiendrai que si je veux.
+
+En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais
+jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont
+il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore
+plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet
+le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour
+elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante.
+J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut
+accepter.
+
+--Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais
+écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une
+femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le
+saches.
+
+--Tu veux tuer le bey?
+
+--J'y suis résolu et tu vas m'aider.
+
+--Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne.
+
+--Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la
+vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que
+t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais
+aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole.
+
+--Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes!
+
+--Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans
+ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain
+quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au
+cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du
+bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée
+à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère.
+
+--Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de
+Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous
+jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu?
+
+--Je l'ignorais, répondit-elle.
+
+Malek reprit:
+
+--Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis
+longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma
+soeur la fille de l'assassin de mon père.
+
+--Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira!
+
+--Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai
+aussi.
+
+J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence.
+J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet
+Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père
+devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre
+moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique.
+Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût
+été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula
+dans son _mélayeh_ et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait
+observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi:
+
+--J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa
+volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui
+prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son
+café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé.
+
+Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner.
+
+--Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes
+le couvriront de son _mélayeh_, comme s'il était mort. Ils le
+chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du
+sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son
+entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À
+présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus
+profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller.
+
+--Les astres te l'ont dit?
+
+--Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous
+rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek
+endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu
+m'as promis une place dans ton coeur, je ne te quitte plus.
+
+--Est-ce que tu veux donner du poison au sherif?
+
+Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour
+l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer
+accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que
+j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle
+pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur
+la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de
+Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je
+m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si
+la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma
+situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon
+Hamlet et ma sorcière.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla.
+
+--Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des
+cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas;
+rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les
+femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin
+noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front.
+N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici.
+Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la
+nuit, et pars!
+
+Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours
+du palais.
+
+Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus
+bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait.
+
+Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les _schaouss_ m'en interdirent
+l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des
+invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait,
+disait-on, se rendre à la mosquée.
+
+Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes
+masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front.
+On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se
+passait-il?
+
+Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les
+murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la
+silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé
+d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec
+une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans
+l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que
+la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita
+pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri,
+se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés.
+
+Je fus bientôt près d'elle.
+
+--Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître.
+
+Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras.
+
+Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé!
+
+--Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon coeur, je te tiens
+donc enfin!
+
+--Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma
+recherche.
+
+En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le
+chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants
+munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit
+d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande
+mosquée.
+
+Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais
+pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il
+n'était nécessaire.
+
+Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient
+m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui
+menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut
+d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen
+d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû
+emporter leur maître endormi.
+
+Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne
+se trouvait plus.
+
+Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien
+toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands
+yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu
+changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était
+véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre
+l'amour et le sentiment paternel.
+
+Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment
+son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord
+dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis.
+
+--Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse
+seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me
+sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout
+de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous
+convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de
+garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les
+vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me
+voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma
+place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous
+retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le
+moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je
+ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance,
+comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et
+voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma
+mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient
+ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de
+fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le
+harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de
+voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait.
+Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes.
+Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma
+fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le
+mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes
+les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me
+précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la
+porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la
+citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je
+m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours...
+
+--Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu
+qu'elle ait été tuée?
+
+Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le
+plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho
+mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je
+reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait
+Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits:
+
+--Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé,
+poursuivi...
+
+Je me hâtai de le faire descendre.
+
+--Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de
+leur volonté?
+
+--Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi!
+
+--Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il
+sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider.
+
+--Es-tu blessé?
+
+--Oui, à la main.
+
+Nous gagnâmes l'hypogée.
+
+--Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre
+côté de la porte.
+
+--Comme tu voudras.
+
+Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce
+qui lui était arrivé.
+
+--Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur
+mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné
+un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure
+d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq
+cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce
+qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser
+échapper.
+
+J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à
+trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois
+mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts
+de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien.
+D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout
+entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu
+dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu
+chercher un refuge ici.
+
+--Es-tu suivi?
+
+--On a perdu ma trace.--Maintenant que nous n'avons plus rien à faire
+dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit
+même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière
+des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas.
+
+--Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis
+doit être sur pied.
+
+--Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont
+là-haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons
+sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables.
+
+--Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est
+impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval.
+
+--Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas
+encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le coeur léger. Mourad est
+mort...
+
+--Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt.
+
+--Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir
+beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan.
+
+Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à
+deux pas de Malek.
+
+Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond
+sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent
+éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air
+plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces.
+
+Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention
+sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins
+de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des
+dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de
+l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux
+cavaliers.
+
+La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier,
+j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de
+savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que
+fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre
+que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé.
+
+Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le
+palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient
+que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant
+à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une
+incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui
+préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir
+(Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie,
+et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de
+concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille
+mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de
+la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts
+privés.
+
+J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par
+moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité.
+J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su
+conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient
+longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la
+prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il
+ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma
+pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des
+fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était
+promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était
+cachée.
+
+Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions
+faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais
+je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué
+une nouvelle tentative.
+
+Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis
+tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous
+marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes
+nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et
+de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des
+fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval.
+
+Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre
+campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon.
+
+--C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos
+bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme,
+les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers,
+nous monterons à cheval et agirons de ruse.
+
+En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je
+pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre
+Malek et ses deux cavaliers.
+
+--Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il
+sera toujours temps de se battre.
+
+Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de
+terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue.
+
+L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté.
+
+--Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre;
+mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis
+que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le
+permet! Allons au-devant d'eux.
+
+Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient
+fait halte en nous voyant accourir.
+
+--C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son
+cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer.
+
+--Je m'en charge, répondis-je.
+
+Malek s'adressant alors directement à lui:
+
+--Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette
+caravane.
+
+--Que veux-tu dire? répondit Hassan.
+
+--Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille?
+
+--Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu?
+
+--J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux
+pas...
+
+--Parle, où est ma fiancée?
+
+--Dans l'oasis, à Dakakyn.
+
+--Tu mens, j'en arrive!
+
+--O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être
+Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui
+qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français.
+
+Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à
+terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la
+troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un
+homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne
+l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son
+sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors
+d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un,
+mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par
+quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les
+bras.
+
+Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort.
+À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis
+quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés.
+
+En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas
+l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de
+cordes.
+
+Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser
+sa blessure.
+
+--Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien
+désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête.
+
+--Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer;
+je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre
+mort.
+
+--Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même?
+
+Et se tournant vers Malek:
+
+--Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef
+français?
+
+--Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a
+longtemps que le Français ne pense plus à elle.
+
+--Alors, que venais-tu faire à Khardjèh?
+
+--Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons
+musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs.
+
+--Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta
+langue a assez menti. Je vais te la faire couper.
+
+Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux
+de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec
+leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des
+monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le
+malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux.
+
+Vaincu par la souffrance, il s'évanouit.
+
+Hassan s'adressa ensuite à moi:
+
+--À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité?
+
+Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent
+en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné
+paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir,
+et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup
+je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre
+l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent.
+
+--Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir?
+
+--Tu n'es ni Arabe, ni mameluk.
+
+--C'est vrai.
+
+--Qui es-tu?
+
+--Le chef français lui-même.
+
+--Toi!... fit-il en s'approchant.
+
+--Oui! et je suis venu chercher ma femme.
+
+--Qui, Djémilé?
+
+--Elle est mariée avec moi depuis longtemps.
+
+--Et tu l'as emmenée?
+
+--Oui.
+
+--Où est-elle?
+
+--Pas loin d'ici!
+
+En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile.
+
+--Tu consens à me la rendre?
+
+--Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai
+près d'elle.
+
+Comme un sot, il en donna l'ordre.
+
+Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était
+encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la
+promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur
+l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas
+de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si
+vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les
+mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de
+leur stupeur.
+
+Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi
+nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon
+compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite
+avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre;
+mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos
+fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il
+obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les
+têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur
+le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui
+brûlai la cervelle pour en finir.
+
+Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs
+ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le
+chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut
+au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y
+colla ses lèvres.
+
+Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous
+rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir
+sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués,
+il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue
+marche.
+
+Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter
+tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva.
+C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du
+désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il
+soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui
+se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla
+respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes
+fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes
+chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le
+retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était
+tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge.
+Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la
+précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment
+une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent
+desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la
+soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage.
+
+Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler
+beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir
+écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup
+il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa
+poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa soeur. Puis
+il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui
+remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en
+réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer
+les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air
+mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le
+remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le
+suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de
+désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un
+regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait
+me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il
+avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine.
+
+En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et
+retomba mort. Ses hommes vinrent le relever.
+
+--Ce qu'il a fait là, dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni
+religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort.
+
+Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que
+c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite
+grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la
+fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait
+par la mort à la honte de vivre mutilé.
+
+Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide
+des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de
+Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que
+depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé
+chez les Orientaux.
+
+Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les
+tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux
+furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se
+fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous
+avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui
+restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il
+n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait
+Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de
+marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable
+qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la
+gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les
+provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait
+de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je
+cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être
+loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un
+peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne
+bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé
+sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé
+était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir?
+
+--Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu
+boire mon sang?
+
+--C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte.
+
+--C'est nécessaire, je veux que tu vives!
+
+Je me fis une entaille au bras. Elle but.
+
+Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient,
+le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et
+nous repartîmes.
+
+Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère
+compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent
+du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition
+avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul.
+
+À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade
+assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une
+affection dont je fus vivement touché.
+
+--Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me
+l'as pas encore dit.
+
+--C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas
+le dire.
+
+--Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout
+celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son
+courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour
+toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai
+aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de
+toi ton esclave Djémilé.
+
+--Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon coeur, ce que je
+t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te
+le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave.
+
+--Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais
+rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes
+désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière
+que je veux boire.
+
+Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment
+aurais-je pu douter d'elle?
+
+J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me
+blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné,
+dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être
+eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie
+remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien.
+
+Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la
+perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre.
+
+Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu,
+de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de _Sultan
+juste_; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux
+troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général
+de Gizèh.
+
+Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque
+s'avançait vers Alexandrie.
+
+Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé.
+
+Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se
+montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin
+d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits
+de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de
+Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je
+le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de
+cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai.
+Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de
+sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu!
+
+Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon
+régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses
+quartiers à Boulaq.
+
+Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait
+décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait
+passé avec armes et bagages, c'est-à-dire, avec ses chiffons et ses
+bijoux, dans les bras d'un _Riz-pain-sel_. C'est ainsi que nous
+appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre
+soldat, de si rapides fortunes.
+
+Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé.
+Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus
+finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui
+retrouve son maître.
+
+Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai
+eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de
+cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger
+alors qu'elle pouvait le faire impunément.
+
+Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé
+de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait
+heureux.
+
+En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé.
+
+Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle
+commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à
+Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des
+leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car
+j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à
+mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille
+d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et
+la pousser jusque dans la mer.
+
+Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux
+et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique,
+personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque
+nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile
+pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire
+et fut reconnu général en chef le 1er septembre, aux acclamations de
+l'armée et de la population.
+
+Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne
+songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre
+et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la
+conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle
+eut les hommages des hommes et l'envie des femmes.
+
+En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha
+contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie,
+d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte
+qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour
+de ma maison.
+
+Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de
+nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis
+rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux
+portant.
+
+--Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis?
+
+--Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a
+plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi?
+
+--Avec plaisir; mais tu seras raisonnable?
+
+--Est-ce que je ne le suis pas toujours?
+
+--Ce n'est pas ce que dit ta soeur.
+
+--Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les
+épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne
+pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de
+soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie!
+
+--Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta soeur...
+
+--Ne l'appelle donc pas ma soeur. Cela me rappelle madame Royale et me
+fait de la peine!
+
+--Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre
+_majesté_ daigne au moins garder l'incognito.
+
+--Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave.
+
+Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là
+elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et
+ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire
+comprendre.
+
+Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle
+le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle
+me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de
+grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du
+doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et
+ses mains.
+
+--C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler.
+
+--J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous
+que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons.
+
+Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni
+très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein
+de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non,
+il avait gagné mon affection.
+
+Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de
+Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire,
+il me dit:
+
+--Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la
+Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai
+dit au juif où j'allais.
+
+Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de
+jouer au _mangallah_, espèce de jeu de trictrac très à la mode en
+Orient.
+
+Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux;
+quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En
+voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De
+retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire
+l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant
+ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les
+impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que
+lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit
+par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque.
+
+On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de
+terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le
+harem.
+
+J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère
+était chez moi.
+
+--Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici.
+
+--Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur!
+
+--Vous craignez qu'on ne vous l'enlève?
+
+--Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne
+sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu.
+
+Après l'avoir priée de s'asseoir:
+
+--Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis
+n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est
+réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous
+tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché!
+
+--Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant.
+
+--Parfaitement!
+
+Elle était profondément blessée.
+
+--Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous
+donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à
+vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le coeur: ils
+vous en savent gré en vous faisant dire: _Vous m'ennuyez_!
+
+--C'est donc décidément un prince?
+
+Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment
+et me dit avec l'accent de la vérité:
+
+--Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant,
+par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est
+bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent
+protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux,
+il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne
+pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de
+lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier
+de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en
+avertis!
+
+Et elle sourit avec amertume.
+
+--Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne
+veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux,
+ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé.
+
+--Alors, vous allez dénoncer le roi?
+
+--Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je
+doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à
+dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon
+goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu!
+
+--Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime,
+au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement
+dégoûtée de la vie que je suis injuste.
+
+--Oui, vous êtes injuste!
+
+--Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon
+affection...
+
+Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes.
+Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il
+était trop tard!
+
+--Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant,
+qui avait repris ses vêtements masculins.
+
+À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la
+regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut
+parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa
+Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante
+de colère:
+
+--Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent
+de vous amuser.
+
+Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner.
+
+Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir
+abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa,
+lui essuya les yeux et l'emmena jouer.
+
+Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton
+royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui
+accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère
+de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle,
+mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait
+quitté le Caire.
+
+--Est-ce pour longtemps?
+
+--Qui sait! Peut-être pour toujours.
+
+--Si tu sais quelque chose, parle!
+
+--Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle
+s'est embarquée ce matin.
+
+--Et où va-t-elle?
+
+--Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais.
+
+--Qu'est-ce qui te le fait supposer?
+
+--Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je
+ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous
+l'apprendre à votre retour.
+
+--Et qu'a-t-il répondu?
+
+--Qu'il venait de la part du prince.
+
+--Quel prince? il y en a beaucoup!
+
+--Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de
+l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je
+l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma
+terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de
+français pour comprendre.
+
+--Très-bien, et qu'as-tu entendu?
+
+--Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le
+petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le
+mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame
+qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui
+qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria
+sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à
+lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre.
+Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar;
+mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché.
+
+--Et qu'a répondu la Française?
+
+--Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son
+pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et
+qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé
+plus poliment; il lui a proposé d'être son mari.
+
+--A-t-elle accepté?
+
+--Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les
+femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas.
+Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas
+revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle
+n'a plus rien.
+
+Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les
+motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources,
+et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait
+le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et
+qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une
+personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher
+des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne
+m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une
+colère qui ne pouvait pas être dans son coeur?
+
+
+
+
+XV
+
+
+Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était
+peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je
+l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à
+parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe
+très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait
+aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement
+qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis
+était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des
+exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en
+trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli
+garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce
+n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait
+quinze ans.
+
+De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi.
+Sa réserve vis-à-vis de tous les autres n'indiquait pas un état de
+démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me
+parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui
+disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile
+à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je
+l'_ennuyais_, mais il ne me le fit jamais dire.
+
+Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du
+rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la
+fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal
+tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but
+moins innocent que ne le comportait son air novice.
+
+Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de
+Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille.
+
+--Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt.
+
+--Parce que vous m'avez fait de la peine.
+
+--Moi? je ne vous ai jamais grondé!
+
+--Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne!
+mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir.
+
+--Qu'ai-je donc fait?
+
+--Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir.
+
+--C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi
+qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme
+un enfant.
+
+--En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon coeur?
+
+--Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous.
+
+--Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je
+voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est
+donc, au juste?
+
+--C'est de livrer son coeur tout entier, c'est d'être prêt à verser son
+sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime.
+
+--En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour
+vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays.
+
+--Vous parlez comme un enfant.
+
+--Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé.
+
+Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois.
+
+Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis:
+
+--Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses.
+
+Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire.
+
+Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de
+si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis.
+
+--Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai
+questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant
+savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a
+enfin répondu.
+
+--En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi?
+
+--Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux?
+
+J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient,
+c'est-à-dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes
+d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il
+valait mieux ne pas l'exposer au danger.
+
+Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et
+suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de
+camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et
+porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que
+donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai
+de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le
+lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à
+personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le
+conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le
+recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas.
+
+En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des
+secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous
+étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais
+durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et
+parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de
+révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau
+débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le
+général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir
+Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable.
+
+Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après
+bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand
+visir, le 28 janvier 1800.
+
+Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre
+conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la
+France.
+
+Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée.
+La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en
+France et l'_avénement_ de Bonaparte au consulat remplissaient le coeur
+des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de
+revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en
+Italie qu'en Égypte.
+
+Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la
+France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je
+vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et,
+après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les
+affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles
+partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de
+bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter.
+
+Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts
+à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient
+été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à
+l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé
+par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne
+consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas
+les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux.
+
+Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en
+consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva
+avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers
+généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous
+les yeux:
+
+--Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision.
+
+--Nous devons nous battre! répondirent-ils tous.
+
+--C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences
+que par des victoires. Préparons-nous donc!
+
+Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses
+divisions sur le Caire.
+
+Il me fit appeler.
+
+--Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la
+fille de Mourad. L'as-tu toujours?
+
+--Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir.
+
+Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée
+aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence,
+et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour.
+
+--Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne
+de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane,
+parle-t-elle français?
+
+--Oui, général.
+
+--En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il
+réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me
+rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec
+mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en
+famille.
+
+--Ne puis-je savoir de quoi il est question?
+
+--Je te le dirai demain. D'ici-là, tu contrecarrerais peut-être mes
+plans.
+
+Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du
+général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français
+n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur,
+disait-elle.
+
+Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne
+chère, et je l'attendis avec impatience.
+
+Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la
+maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la
+fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à
+table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces.
+
+Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui
+s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses
+projets.
+
+--Parfaitement, dit-il.
+
+Et, se tournant vers Djémilé:
+
+--Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission
+délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à
+votre coeur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller
+trouver votre père, en ce moment du côté de Suez.
+
+--Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant
+pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis!
+
+--Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du
+Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais
+ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un
+rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais
+et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si
+nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons
+alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant,
+portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à
+redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment
+si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de
+la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de
+prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la
+république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul.
+
+Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était
+extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle
+refuserait.
+
+--C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père
+est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir
+l'entendre.
+
+Elle m'imposa silence, et en relevant le front:
+
+--J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si
+je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui
+apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne
+de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je
+n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action
+courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera
+de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de
+l'Égypte.
+
+--Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a
+que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit!
+
+--Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté.
+Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame?
+
+--Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à
+temps pour rentrer en campagne.
+
+--Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop
+de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père.
+
+J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer
+une querelle d'intérieur devant le général; je me tus.
+
+Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni
+des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment
+des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber
+l'emportait sur toute la ligne.
+
+Dès que je fus seul avec Djémilé:
+
+--Alors, lui dis-je, tu veux me quitter?
+
+--Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non,
+jamais!
+
+--En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans
+même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et
+pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu
+m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément?
+
+--Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne
+peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française.
+Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage?
+
+--Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je
+ne veux pas te laisser aller là-bas sans moi.
+
+--Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles.
+
+--Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander
+ta main à ton père? J'irai dans ce but.
+
+--C'est bien inutile.
+
+--Tu ne veux plus être ma femme?
+
+--C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas
+nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère
+que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu
+ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat?
+
+--Bien. En attendant je pars demain avec toi.
+
+--Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me
+décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue.
+
+Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les
+idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur
+soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que
+cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute
+volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais
+l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle,
+j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me
+mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son
+escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de
+ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième.
+Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux
+n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac
+Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le
+désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate,
+sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents
+desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable.
+De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre
+de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la
+monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de
+palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense
+étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du
+sol.
+
+Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien.
+
+Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que
+brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant
+sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir
+tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla
+qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel,
+mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue
+au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui
+étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc
+jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre.
+L'un d'eux demanda ce que nous voulions.
+
+Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez
+humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une
+personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des
+nouvelles de sa fille.
+
+Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air
+insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le
+déserteur.
+
+--Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir,
+que vous pouviez laisser votre tête ici?
+
+--Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable.
+
+--Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont
+une insulte à venger, non!
+
+--Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je
+n'aimerais pas laisser ici ma tête.
+
+Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son
+père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant.
+
+--Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour
+interroger notre courage.
+
+Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans
+le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous
+arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là, et pria Djémilé
+de le suivre.
+
+--Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon
+secours avec tous tes soldats.
+
+Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller
+plus loin.
+
+--Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du
+premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens
+de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman.
+Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à
+l'entrée de la tente.
+
+--Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien
+peur, adieu!
+
+Je prêtai l'oreille:
+
+--Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait
+extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu
+m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui?
+
+--De la part du sultan des Français.
+
+--Alors, il faut appeler Mourad.
+
+--Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille.
+
+--De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile,
+Djémilé?
+
+--Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi!
+
+--Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens
+m'embrasser.
+
+Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à
+Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après,
+Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que
+je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès
+d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me
+sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était
+la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix.
+
+--Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je.
+
+--Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te
+pardonne et te regarde comme mon fils.
+
+Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon
+respect.
+
+--Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait
+quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit
+pour émouvoir le coeur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir
+enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le
+courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père
+les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien
+avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il
+restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été
+reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé
+restera avec nous jusque-là. Tu viendras faire ta demande selon les
+usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa
+succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront
+un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la
+lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession
+à Mourad.
+
+Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait
+offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du
+futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je
+montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas
+plus que celle de laisser Djémilé.
+
+En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se
+souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé.
+
+Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de
+colère mal dissimulé:
+
+--Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi?
+
+--Oui.
+
+--Et tu acceptes?
+
+Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais
+c'était perdre Djémilé.
+
+Je cherchai à tourner la difficulté.
+
+--Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener
+Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec
+Kléber.
+
+--Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec.
+
+--N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon
+père et nous nous reverrons bientôt.
+
+--Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente
+après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le
+permettait.
+
+La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il
+dormait et se réveilla en m'entendant entrer.
+
+--Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins
+empalé.
+
+--Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher?
+
+--Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de
+sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer
+demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une
+femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre
+beau-père?
+
+--Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix.
+
+Il me répondit par un ronflement.
+
+Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute
+d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de
+camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes
+pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je
+voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis.
+
+Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes
+dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme
+s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par
+enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je
+suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers
+de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon
+baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on
+eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet
+attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'oeuvre de
+Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon
+uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à
+moi.
+
+Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit
+que ce ne serait rien.
+
+Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant
+qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on
+ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher.
+
+Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route,
+et moi n'ayant plus rien à faire là, nous prîmes congé de Mourad, qui
+nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en
+lui laissant Djémilé.
+
+C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de
+se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été
+cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans
+le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour
+m'abandonner ainsi!
+
+J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais
+je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins.
+
+Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa
+mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je
+rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien
+préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en
+punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un
+enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la
+faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du
+moins, m'eût fait dormir et oublier.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la
+situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les
+postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées
+pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du
+traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville,
+sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se
+révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la
+frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer.
+
+Il n'y avait plus qu'à combattre.
+
+Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout
+au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la
+pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis.
+
+Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille
+hommes.
+
+L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village
+d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires.
+
+On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en
+avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui
+s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait
+sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir
+l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu
+d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le
+front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent
+promptement rentrer dans la masse confuse de son armée.
+
+Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous
+passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats.
+Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse
+d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit
+sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous
+empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives
+infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous
+entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue
+peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du
+côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents
+cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat.
+
+En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend
+une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu
+parole à Kléber. Il était resté neutre.
+
+On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses
+vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa
+tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis
+vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie.
+
+Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le
+canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite
+que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la
+ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la
+citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur
+porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me
+faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je
+savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne.
+
+Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le
+temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec
+500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la
+déroute la plus complète.
+
+Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp,
+artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le
+désert.
+
+Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours
+pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et
+les massacrèrent tous sans pitié.
+
+C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en
+déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une
+lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur
+quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: _Honni soit qui
+mal y pense_. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers
+de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de
+vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et
+d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et
+doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique
+anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se
+faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se
+coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec
+accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer,
+on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques
+sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet.
+
+Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir
+le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes
+et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour
+surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade
+d'infanterie, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons.
+
+Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs
+de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée,
+avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était
+enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh
+avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur
+secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de
+Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres
+avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de
+Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des
+chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente,
+qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine?
+
+Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le
+retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du
+Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille.
+Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa
+bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes
+dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne
+trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber
+refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et
+dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà
+empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à
+travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous
+les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent
+coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser
+l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues
+en attendant le retour de la division Reynier.
+
+Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la
+ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de
+partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur
+elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai.
+
+J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à
+moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues
+avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches
+qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle
+aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés
+dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en
+était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait
+de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp
+occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était
+là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de
+passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans
+ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée
+dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait,
+je la souffris dans cette intimité.
+
+Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent
+promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour
+soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se
+rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela
+avait demandé un mois.
+
+Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant
+d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement.
+
+En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute
+l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population
+soulevée.
+
+Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il
+pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes
+insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation
+de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens,
+des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie
+amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter,
+et la 21e demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée
+par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent
+bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du
+soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se
+croyant d'abord que nos esclaves.
+
+J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison
+qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les
+meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles
+n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les
+réparer.
+
+Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour
+aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque,
+venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de
+sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber.
+Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le
+palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le
+général leur fit restituer.
+
+Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère,
+contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty
+Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu
+que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa
+fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de
+mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle,
+et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang
+qui lui était dû.
+
+Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse
+dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance.
+Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des
+guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui
+exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension
+d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future
+position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort
+bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît
+l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du
+gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de
+semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des
+munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La
+solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de
+vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues.
+Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait
+chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation
+résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible.
+Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme
+esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la
+colonie florissante.
+
+Souleyman reparut sur l'horizon.
+
+Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu
+chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si
+elle ne lui accordait pas un rendez-vous.
+
+--Et tu ne lui as pas répondu?
+
+--Non, mais je n'ose plus sortir.
+
+--Il faut se débarrasser de ce chanteur-là; mais c'est difficile. Il a
+le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout
+Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans
+la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux
+faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais
+c'est parfaitement inutile.
+
+--Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer
+demain avec ma mère.
+
+--Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir
+Sitty Nefyssèh?
+
+--Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici.
+
+--Seul, ou avec Louis?
+
+--Une fois avec Louis.
+
+--Pourquoi rougis-tu?
+
+--Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais!
+
+--Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle...
+
+--Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de
+politique!
+
+--En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de
+chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche.
+
+Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant
+Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli
+assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été
+chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais
+malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que
+Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit
+d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il
+n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme
+Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups
+de bâton, après quoi il ordonna sa déportation.
+
+Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le
+billet suivant:
+
+«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu
+Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en
+chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler
+de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir
+dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment
+l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez
+grand plaisir à celle qui se dit votre servante.
+
+«OLYMPE DE C....»
+
+Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que
+pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois?
+L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en
+faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais
+fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et
+j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à
+Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit.
+
+Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan.
+Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois
+quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui,
+pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe
+et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui
+ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à
+l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus
+de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure
+blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si
+enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et
+inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la
+retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux.
+D'où venait tout ce luxe, sinon du _milord anglais_, comme l'appelait le
+petit juif?
+
+Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à
+entendre.
+
+--Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez _entretenue_!
+Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut
+s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de
+comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous
+voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me
+restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que
+je ne vous ai vu, j'ai été en France.
+
+--Avec l'Anglais?
+
+--Quelle est cette nouvelle folie?
+
+--Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait
+vous voir en cachette.
+
+--Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête.
+
+--Sa femme, peut être?
+
+--Pas davantage.
+
+--Comment s'appelle-t-il?
+
+--Que vous importe!
+
+--Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours
+plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou
+l'autre: à quoi bon me le cacher?
+
+--Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé?
+
+--Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord
+Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet
+homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour
+le croire, et pourtant vous le recevez en secret.
+
+--Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour
+moi. Cela prouve que vous pensez à moi.
+
+--Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop.
+
+--En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors,
+comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille
+de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser.
+
+--Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à-vis de sa famille.
+
+--Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est
+la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de
+colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à
+renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules
+d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de
+couronnes civiques.
+
+--Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis
+plus sérieux que cela.
+
+--Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey
+mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette
+Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à
+son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et
+superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries.
+Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept
+merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui
+donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières:
+elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais
+elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des
+courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et
+vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous
+présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement:
+Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche,
+si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non,
+non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk
+qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un
+simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord
+l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne
+parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se
+donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce
+fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang
+de son beau-père! Ce sont là les moeurs orientales, me direz-vous! Oui,
+c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé,
+intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de coeur dans
+la barbarie et l'ignorance!
+
+»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et
+d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront
+l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les
+vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez
+forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos
+scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car
+vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens.
+
+»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une
+petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée,
+ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura
+pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle
+s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui,
+par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le
+droit du vainqueur!
+
+»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors
+pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi
+entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je
+n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse
+répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien,
+sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je
+ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans,
+c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à
+plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je
+ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre
+maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de
+magasin et qu'elle mette pour enseigne: _À la Belle Mameluke_. Je n'y
+vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que
+vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui
+chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas.
+Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour
+m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce
+conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me
+croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour
+vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.»
+
+Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un
+Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues
+dans la mollesse de la vie orientale.
+
+Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de
+l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux
+de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle,
+je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles
+qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y
+avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de
+nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma
+pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je
+le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien
+à répondre.
+
+Olympe me tira de mes réflexions en me disant:
+
+--Il est six heures, Kléber ne viendra plus.
+
+--Devait-il venir? lui dis-je en souriant.
+
+--Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks;
+vous croyez que je me ménageais un tête-à-tête avec vous?
+
+--Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire!
+
+--C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut
+attendre davantage, offrez-moi le bras.
+
+Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées
+d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre
+d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens,
+je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre
+du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie
+avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers.
+Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction
+et faisait jouer des pièces françaises.
+
+Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des
+détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art,
+mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son
+cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau
+sur les yeux de Dubertet.
+
+Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan
+m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où
+avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si
+je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté
+que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière.
+
+--Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis
+nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des
+Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai
+assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie
+moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne
+lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse
+d'entendre ma confession, la voulez-vous?
+
+--Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais
+aussi bien de me boucher les oreilles.
+
+--N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour
+où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à
+Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de
+bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux.
+Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en
+vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et
+puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore
+aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous
+voir, pour vous oublier.
+
+--Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient
+qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une
+cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous
+m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes
+fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie,
+vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre
+possible pour me brûler le coeur; et puis, tout à coup, vous partez sans
+m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous.
+J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais
+arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence
+de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me
+concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment
+est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire...
+
+Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis
+une larme briller à travers ses longs cils.
+
+Je me jetai à ses pieds.
+
+--Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard
+suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le
+suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est
+bien différent du sentiment que je vous inspire.
+
+--Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de
+tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me
+trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le
+vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage,
+sans croire son coeur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je
+reprends possession de moi-même.
+
+Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que
+vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous
+demandais votre fortune?
+
+--Je vous la donnerais.
+
+--Votre vie?
+
+--J'en ferais le sacrifice.
+
+--Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à
+Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel
+avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père,
+j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a
+précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés
+rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des
+esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas
+l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le
+laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien.
+
+--Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France?
+
+--Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution
+sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les
+massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de
+tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres
+fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui.
+
+--C'est mon avis.
+
+--Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit
+la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la
+monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et
+avec Kléber.
+
+--Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à
+l'ancien régime.
+
+--Je ne nie pas les _vertus civiques_ de M. Kléber! Mais l'esprit des
+généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie
+au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est
+toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie
+égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner.
+
+--Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude.
+
+--Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte
+au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du
+traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous
+serions tous à Paris.
+
+--Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant.
+
+--Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez,
+vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi.
+Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la
+bataille d'Héliopolis.
+
+--La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je
+voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un
+brandon de discorde tel que Louis.
+
+--Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation.
+Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui,
+c'est bien différent.
+
+--Je ne comprends plus.
+
+--Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles
+civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la
+majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du
+conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi
+s'il veut répondre aux voeux de tous. Il ne peut préférer à la gloire
+de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine
+célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se
+maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par
+lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration
+et de l'estime de toute la France.
+
+--C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera?
+
+--Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous
+chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps
+opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur
+de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre
+monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que
+j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari
+seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains
+du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort
+est lié au sien.
+
+--Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la
+Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place
+de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le voeu de la
+nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République.
+Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous
+lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de
+bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez
+donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez
+balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont
+vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous
+rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre
+conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un
+mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie,
+il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant
+d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires.
+
+Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et
+tirer le canon d'alarme.
+
+--Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi.
+Encore une révolte! Ne me laissez pas seule...
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un
+siége, il nous dit:
+
+--Kléber est mort!
+
+Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits:
+
+--Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier
+général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est
+élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au coeur. Le général
+est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur
+l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a
+frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes
+accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché
+dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle
+Souleyman.
+
+--Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek?
+
+--Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne
+me rendra pas mon général.
+
+Et le pauvre garçon fondit en larmes.
+
+Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui
+ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle
+de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit
+de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort
+dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber.
+
+Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien
+Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche,
+qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à
+Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une oeuvre
+sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la
+grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur,
+mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs
+jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer
+dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne
+abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime.
+
+Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée
+et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête
+tranchée.
+
+Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un
+véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je
+me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre
+la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le
+meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une
+belle colonie!
+
+Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte,
+c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en
+Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de
+Marengo.
+
+Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général
+Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute
+opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de
+ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul,
+qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon
+administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve
+qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait
+épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule,
+moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans
+expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros
+ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la
+mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber!
+
+Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de
+bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des
+soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous
+autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux
+valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter
+quand il n'était plus temps.
+
+On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et
+pourtant tout resta calme.
+
+Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en
+me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les
+bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan
+étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé
+net.
+
+--Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens
+pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père.
+
+--Kléber savait-il qui tu es ou prétends être?
+
+--Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai
+jamais dit.
+
+--Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris?
+
+--Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au
+quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle
+plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma
+gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude!
+
+--Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle?
+
+--Bah! ne parlons pas de ça!
+
+J'insistai:--Je parie que tu lui auras conté fleurette!
+
+--Pas précisément...
+
+--Voyons, raconte-moi donc...
+
+--Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer
+qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout
+honteux, et puis je me suis trouvé bien sot!
+
+--Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi!
+
+--Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a
+dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes,
+que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en
+ai pris de la colère et je suis parti.
+
+Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un
+aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze
+ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me
+hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis
+XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier?
+
+Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de
+Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si
+froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi.
+
+Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et,
+les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses
+heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à
+subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même
+devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute
+contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le
+questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement,
+je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta
+au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à
+Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des
+voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en
+cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu
+scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus
+long.
+
+Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit
+beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout
+soupçon.
+
+Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur
+maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle
+pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer.
+
+--Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais
+bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être
+sûre que tu m'aimes autant que je t'aime!
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire?
+
+--Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il
+soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle?
+
+--Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez
+toi.
+
+--Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que
+je fais semblant de t'aimer?
+
+--Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore
+libre.
+
+--Alors tu me méprises, car tu penses...
+
+--Je pense surtout que tu cherches une querelle.
+
+--Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu
+me l'avais promis?
+
+--Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne
+t'ont pas manqué jusqu'à présent.
+
+--Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes.
+
+--Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me
+l'apprendre.
+
+--Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais!
+
+--On t'a trompée, cela n'est pas.
+
+--Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais
+donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle
+soit morte!
+
+--C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi?
+
+--Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en
+récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme.
+Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en
+fais une condition de notre mariage.
+
+--Mais, c'est convenu, tu le sais bien!
+
+--Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les
+pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai
+droit.
+
+--Il y en a encore assez pour toi.
+
+--Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta
+tente pendant un mois?
+
+--Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire.
+
+--Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle
+n'est plus une enfant.
+
+--Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes?
+
+--Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te
+trahissais à mon tour?
+
+--Je te tuerais!
+
+Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en
+disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit,
+c'était pour t'éprouver.
+
+La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que
+jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le
+médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait
+qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but.
+
+Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la
+trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses
+amies.
+
+Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon
+mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me
+donnèrent à penser.
+
+Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si
+j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers
+la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition
+dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son
+chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père
+n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de
+rejoindre son époux avec sa fille.
+
+J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la
+crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé,
+me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La
+fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours.
+
+J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante
+d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles,
+bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau
+fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était
+mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait
+obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue
+coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup.
+Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de
+sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé
+mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la
+langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me
+donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles.
+Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que
+des autres.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me
+fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si
+elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la
+vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et
+consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint
+à moi en me demandant si je me sentais plus mal.
+
+--As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je.
+
+--Non, dit-elle, je suis bien vivante.
+
+Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une
+balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son
+abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie.
+Comme je la regardais avec stupeur:
+
+--Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre
+d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque,
+après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine
+cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi
+dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été
+guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé.
+Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me
+faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions.
+Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit
+jours; c'est moi qui t'ai soigné.
+
+--Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec
+moi, j'ai bien des choses à te demander.
+
+--Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis
+là.
+
+Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de
+n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en
+convaincre.
+
+Elle était là.
+
+Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière
+créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur
+manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait
+rien.
+
+Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie;
+mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir
+une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta.
+
+J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme
+j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon
+esclave.
+
+--Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends
+part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas
+Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du
+chagrin.
+
+--Je ne peux plus me dédire.
+
+--Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi,
+quand même ta khanoune le trouverait mauvais.
+
+--Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle.
+
+--Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma
+vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en
+me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon
+plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du
+compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et
+tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants
+comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite
+autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme.
+
+--Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi,
+tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux
+dire?
+
+--C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le
+prouvera.
+
+Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite
+fellahine se présenta tout effrayée devant moi.
+
+--Qu'as-tu donc, Zabetta?
+
+--Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là-haut sur la galerie. Elle
+dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit
+l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour
+le chasser.
+
+Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre
+ou de la folie.
+
+--Ah! te voilà, s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!...
+Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux!
+
+Quand j'eus fait ce qu'elle demandait.
+
+--Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton
+esclave?
+
+--Eh bien! regarde et vois, je le veux!
+
+--Oui, je vois Djémilé, elle est là... Elle parle!
+
+--Avec qui?
+
+--Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe...
+
+--Que dit-elle?
+
+--Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah!
+que je souffre! Je voudrais entendre pourtant!
+
+--Où sont-ils?
+
+--Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem!
+
+--C'est impossible, tu te trompes!
+
+--Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent.
+
+--Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais.
+
+--Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la
+maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois
+plus!...
+
+Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne
+t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime!
+
+Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs.
+
+Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne
+savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je
+connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me
+calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations
+d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en
+fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle
+était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et
+j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre
+où j'avais jadis retrouvé Sylvie.
+
+Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai.
+
+Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr
+n'avait pas menti.
+
+Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements.
+Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes.
+
+En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber,
+tant il tremblait. Djémilé resta impassible.
+
+--Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à
+la main.
+
+--Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré.
+
+--Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays.
+
+Et m'adressant à Djémilé:
+
+--Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te
+coudre dans un sac et de te jeter à l'eau.
+
+--Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui
+me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux.
+
+--C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni
+coeur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le
+mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te
+l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y
+a plus rien de commun entre nous. Je te méprise.
+
+--C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui
+m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France.
+
+--Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser
+la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y
+compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la
+Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet?
+
+--Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant
+d'un air incrédule.
+
+--Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne
+te revoie plus jamais. Adieu.
+
+Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en
+étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur
+à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût
+s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de
+Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants
+trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la
+satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je
+rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui,
+me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre
+confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit:
+
+--Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une
+autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens
+dîner avec moi et oublie.
+
+J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la
+résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre
+fou, c'était toujours quelque chose.
+
+Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi
+il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles
+avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils
+peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste
+et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était
+des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes
+que nos ghawaises n'étaient autres que des _khewals_, c'est-à-dire des
+almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux
+dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient
+si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux,
+nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes.
+
+Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas
+celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous
+jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou
+laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit
+mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il
+vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme
+turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de
+les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane
+me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été
+chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena
+Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour
+laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de
+la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous
+donnant rendez-vous chez elle.
+
+En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes
+ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre
+diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous
+nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours.
+
+Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des
+femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de
+vaisselle et on mena grand bruit.
+
+À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous
+allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane
+fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit
+beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer.
+Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur
+les nattes.
+
+Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et
+reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au
+bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à
+Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner.
+
+Pannychis, après avoir été mise à la porte par son _riz-pain-sel_, avait
+été s'implanter chez Morin.
+
+Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre
+d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps
+de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de
+Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille
+des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait
+en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle
+n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était
+bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité
+était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un
+rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des
+Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut
+obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France
+était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié,
+trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être
+prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais
+dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa
+confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi
+paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au coeur pour une fille
+de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre.
+
+Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être
+trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un
+certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté
+pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un
+peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans
+l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi
+en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup
+de héros, était aussi licencieux dans ses moeurs que dans son langage.
+Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon
+ouvrage, mais la punition était bien dure.
+
+Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout
+cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait
+avec l'oubli de l'outrage.
+
+Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais
+personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes
+bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après.
+
+--Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le
+citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la
+_petite noce_ que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres.
+Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour
+Esnèh.
+
+--Il est parti? Bon voyage!
+
+--C'est drôle tout de même.
+
+--Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'_odalisque_.
+
+--Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille
+de _mamamouchis_! La vieille est une madrée qui entend le français aussi
+bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis
+est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais
+elle _manigance_ un mariage entre sa fille et lui.
+
+Guidamour ne m'apprenait rien.
+
+Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan.
+
+--Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air
+content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre.
+C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille
+comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait
+contrarier.
+
+--Je n'ai pas besoin de tes commentaires.
+
+--Suffit, mon colonel!
+
+La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa
+lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée
+de mariage avec une mameluke.
+
+En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ
+que tout était rompu.
+
+Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je
+crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez
+moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle
+m'aborda en me disant:
+
+--Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le
+Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un
+mameluk, à quinze ans et demi!
+
+--Louis est maintenant un homme, et
+
+ Dans les âmes bien nées...
+
+--J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais
+même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage,
+si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez
+il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le
+débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut
+rester entre les mains des mameluks.
+
+--Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté...
+
+--Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le
+réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me
+l'a confié, je réponds de lui...
+
+--On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé
+après la mort de Kléber?
+
+--Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne
+suis pas une vieille femme.
+
+--Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle.
+
+--Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais
+qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout
+du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a
+débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le
+ramener.
+
+--Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra!
+
+--J'agirai donc seule.
+
+--Et que ferez-vous?
+
+--J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance.
+
+--Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte?
+Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par
+conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous
+rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez
+sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur.
+
+--Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à
+quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez
+en aide, je mourrai à la peine.
+
+--Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis
+faire pour votre prince.
+
+--Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage
+insensé.
+
+--Et comment?
+
+--Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre.
+
+--Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou
+vous abandonne-t-il?
+
+--Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous
+voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux
+m'adresser à vous.
+
+--Je suis flatté de la préférence.
+
+--Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus.
+
+--Si fait! combien vous faut-il?
+
+--Trois cent mille francs!
+
+Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses
+folles, c'était à peu près ce qui devait me rester.
+
+Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous
+étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une
+solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de
+reconnaissance.
+
+--Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je.
+
+--Le plus tôt possible; dès demain.
+
+--Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir.
+
+Après un moment d'hésitation:
+
+--Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant;
+ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance.
+
+Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle
+craignait pour se cacher ainsi.
+
+--Je me méfie des _bravi_ de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se
+débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille.
+
+--Laissez-moi vous reconduire.
+
+--Oui, donnez-moi le bras.
+
+Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller
+chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle
+n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou
+l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait
+succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le
+lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en
+donner un reçu:
+
+--À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai
+confiance en vous.
+
+--Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier.
+Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre?
+
+Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous
+obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut
+réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant
+moi, et me demanda brusquement:
+
+--M'épouseriez-vous?
+
+Je gardai le silence.
+
+--Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de
+votre âge.
+
+--Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop
+différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage.
+
+Elle recommença sa promenade et revint à moi.
+
+--Voulez-vous retourner avec moi en France?
+
+--Oh ça! oui, de grand coeur, mais avec vous seule, pas de Dauphin!
+
+--Bien! c'est convenu.
+
+Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa
+doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je
+vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère!
+
+J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous
+voulez compter sur ma confiance.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La
+perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une
+idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la
+peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans
+l'armée et dans la population.
+
+J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ.
+Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie.
+
+Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir
+sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre:
+
+--La dame française est de retour, me dit-il.
+
+--Depuis quand?
+
+--Depuis quinze jours.
+
+--En es-tu bien sûr?
+
+--Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue
+d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là
+vaut bien quelque chose.
+
+Je lui donnai une bourse et je le renvoyai.
+
+Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour
+dupe?
+
+Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez
+elle.
+
+Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je
+résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison.
+Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins
+enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui
+descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en
+attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je
+remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière
+moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier.
+
+Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure
+dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes
+descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé
+dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on
+lui-même?
+
+Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot,
+je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était
+qualifié de mylord.
+
+Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de
+loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait
+donné le juif. C'était lord Humphrey!
+
+Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui.
+
+L'Anglais fit un _aôh_ de surprise et arma un pistolet.
+
+--C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme.
+
+--Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort.
+
+Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses
+hommes.
+
+--Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis.
+
+--Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu
+de Mourad.
+
+--L'avais-tu épousée?
+
+--Non, mais le mariage allait se faire.
+
+--Tu es prisonnier des Anglais?
+
+--Oui, et si je sais pourquoi?
+
+--Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant
+que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI.
+
+--Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple
+citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de
+me marier avec Djémilé!
+
+--Tu souhaites retourner près d'elle?
+
+--Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me
+sauver.
+
+Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord
+Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en
+mauvais français:
+
+--Monseigneur, je vous attends.
+
+Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me
+demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec
+lui chez elle.
+
+--Oui, je te suis.
+
+Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal
+appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet
+dans la figure:
+
+--Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai
+une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet
+obstacle.
+
+D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet.
+
+Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans
+bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher
+d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de
+cordes, je ne sais où.
+
+Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans
+une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait
+dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les
+hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès
+du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je
+courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord
+Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais
+ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit
+et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs?
+Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi
+l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût
+fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne.
+
+Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le coeur contre lord Humphrey.
+Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il
+était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut
+rien répondre.
+
+Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et
+ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint
+me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de
+suite que c'était mademoiselle de Cérignan.
+
+--Qu'elle vienne! m'écriai-je.
+
+Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre
+elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la
+lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se
+faire connaître.
+
+--Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux
+bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le
+regard inquiet de la perfide Djémilé.
+
+--Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire?
+
+--Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai
+offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien
+coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune
+garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me
+poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de
+l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse
+et le mensonge vis-à-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai
+volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta
+propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi,
+comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins;
+car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé
+comme je t'aime.
+
+--Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me
+demander où est Louis, avoue-le franchement.
+
+--Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce
+devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort
+depuis longtemps.
+
+--Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être
+me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis?
+
+--Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux
+pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et
+que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une
+esclave.
+
+--Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été
+tué?
+
+--Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé;
+il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne
+saurait me plaire, et mon coeur endolori, mon âme repentante étaient
+près de toi.
+
+--Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi?
+
+--Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant.
+
+--Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je
+pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai
+à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près.
+Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te
+déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai
+plus satisfaire tes fantaisies.
+
+--Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes
+bijoux, les voici!
+
+Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes
+qu'elle posa sur la table.
+
+--Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus
+briller, ne fût-ce que devant moi.
+
+--Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité
+étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour
+celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener
+ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait
+jamais arrivé.
+
+Elle avait raison, c'était encore ma faute!
+
+Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait
+redevenir l'esclave de Djémilé.
+
+--Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le
+sait. Rends-lui ton amitié.
+
+--Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne
+lui dirai rien.
+
+--Ce sera bien gai pour moi!
+
+--Tu le veux? Je serai de bonne humeur...
+
+C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie
+dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes
+douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire
+régulièrement tous les soirs en se retirant:
+
+--Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin
+je serai morte!
+
+Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait
+beaucoup à se faire pardonner.
+
+Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les
+miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa
+coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se
+figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager?
+
+Un soir, elle me dit:
+
+--Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande
+douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards
+rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable.
+
+--Depuis quand souffres-tu?
+
+--Depuis ce matin.
+
+J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure
+auprès d'elle, revint me dire:
+
+--Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste!
+On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade.
+Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!...
+
+--Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois
+pas l'abandonner.
+
+--Comme vous voudrez. Je reviendrai demain.
+
+Il prescrivit une potion et sortit.
+
+J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la
+mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit.
+
+Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me
+demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion
+que je lui offrais.
+
+--Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et
+ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas
+m'en donner?
+
+Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut
+la seule crise violente.
+
+Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la
+mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux
+et m'appela:
+
+--Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je
+sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans
+crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas
+enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras
+inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du
+plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le
+veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi?
+
+Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses
+sens.
+
+--Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton
+spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts.
+
+Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier
+baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant
+ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus.
+
+Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin,
+sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la
+fraîcheur de la nuit.
+
+Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel
+je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de
+Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle
+et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue,
+ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix
+conclue entre Mourad et Kléber.»
+
+La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la
+forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus.
+
+Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle
+entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant:
+
+--Voilà les habits rouges!
+
+Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme.
+
+--Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que
+de monde!
+
+--Où sont-ils?
+
+--Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts
+tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne
+des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le
+reconnais!--C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà
+vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais.
+Elle salue, elle s'en retourne....
+
+--Où va-t-elle?
+
+--Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames
+vieilles... Elle les quitte.
+
+--Suis-la!
+
+--Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!...
+Je ne vois plus!
+
+Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des
+mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie
+à ses convulsions accoutumées.
+
+Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais,
+sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces
+à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de
+s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec
+Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis
+Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des
+ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait
+entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de
+réformes administratives.
+
+La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité
+de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant
+Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté,
+une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de
+Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à
+huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête,
+en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour
+faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si
+nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus
+au lieu de tirer chacun de son côté.
+
+Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à
+Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les
+cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant
+moi et, les yeux égarés, la voix brève:
+
+--Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu
+seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici,
+dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici
+Djémilé qui vient te chercher!
+
+La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me
+revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là
+réellement. Il y était peut-être, qui sait!
+
+--Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle
+n'est pas morte de la peste. Eh bien, non!
+
+Et s'adressant à cet être imaginaire:
+
+--Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai
+consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour
+t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à
+lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être
+aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as
+trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne
+t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort!
+
+Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses
+lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie.
+
+Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais
+déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je
+la retrouvai dans la même position.
+
+Elle était morte.
+
+Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me
+dit:
+
+--Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison?
+
+--Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu
+m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor,
+tout est envolé.
+
+--Mais la maison reste, et moi dedans.
+
+--Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau.
+
+--Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine?
+
+--Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités
+voulues par la loi musulmane.
+
+--Mais que ferai-je d'un si grand palais?
+
+--En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu
+m'offriras l'hospitalité si je reviens.
+
+--Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais
+mieux te suivre.
+
+--Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons
+chez le cady.
+
+L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers.
+Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta
+fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et
+ses oreilles.
+
+J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de
+mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était
+toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane.
+Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa
+jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir
+parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été
+si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne
+m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles
+avaient été l'aveu d'un crime.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir;
+nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à
+Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que
+rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les
+jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie
+au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord
+Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de
+sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer
+et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le
+21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait
+d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de
+l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille
+sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires
+commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les
+pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles
+de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes
+anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre
+dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche
+sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre
+cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger.
+
+--Charger quoi? demande Roize.
+
+--Mais, le gros de l'armée anglaise!
+
+--Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi.
+
+--Chargez à fond, vous dis-je!
+
+Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa
+tête:
+
+--À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort.
+En avant!
+
+Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé
+formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un
+véritable coupe-gorge.
+
+Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur.
+Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons
+jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des
+chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous
+firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux
+s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre
+étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le
+général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut
+le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente
+du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major.
+
+Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de
+rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de
+train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval
+sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il
+riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai
+lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit
+l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de
+m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une
+fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la
+renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le
+major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il
+me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le
+corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais
+pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de
+jouer le tout pour le tout.
+
+--Voilà les Français! leur criai-je.
+
+Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la
+toile de la tente et je filai par là; mais je tombai de Charybde en
+Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche
+que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans
+m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en
+ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup
+de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort.
+
+J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les
+débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis,
+couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je
+serais tué par les Anglais.
+
+La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi
+ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs
+positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les
+officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures
+longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune
+homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis.
+
+Il passa à trois pas de moi.
+
+--Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver
+un de vos compatriotes.
+
+--Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi,
+de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es
+blessé?
+
+--Oui, monsieur, vous le voyez bien.
+
+--Pourquoi m'appelles-tu monsieur?
+
+--Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir,
+et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous!
+
+--Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand?
+
+--Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé.
+
+--Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu
+étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à
+mademoiselle de Cérignan.
+
+--Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la
+même occasion, j'ai tué son général en chef.
+
+--C'est toi qui as tué lord Abercromby?
+
+--Mais oui; je m'en vante.
+
+--Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le
+français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester
+là. Je vais te faire porter sous ma tente.
+
+--C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule.
+
+Et je me levai, alerte et dispos.
+
+--Est-ce que ta première dame d'honneur est là? lui dis-je en me
+dirigeant vers son campement.
+
+--De qui veux-tu parler?
+
+--De mademoiselle de Cérignan!
+
+--Mais non, elle est à Rhodes.
+
+--Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant!
+
+--Lord Humphrey n'était pas son amant.
+
+--Son mari, peut-être?
+
+--Elle n'a jamais été mariée.
+
+Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma
+blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en
+hésitant, des nouvelles de Djémilé.
+
+--Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné.
+
+Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre.
+
+--Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus?
+
+Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait
+jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir
+qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général
+Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à
+Abercromby, et qu'il voulait me voir.
+
+Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui
+rendre mon épée.
+
+--Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos
+soldats.
+
+--En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre.
+
+--Vous êtes bien bon de me le demander.
+
+--Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je
+ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de
+ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre.
+
+--Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le
+pourrai, et je vous jure une haine mortelle.
+
+--En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire
+fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en
+expiation de la mort du général Abercromby.
+
+--Il n'était pas besoin de faire tant de manières.
+
+Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats,
+je fus conduit au bord de la mer.
+
+Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus
+placé à quinze pas.
+
+Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais
+chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une
+position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la
+mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un
+Français sait mourir.
+
+--Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu.
+
+L'officier fit un signe d'adhésion.
+
+--Apprêtez armes! En joue!
+
+Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces
+vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et
+suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au
+risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un
+lâche!
+
+Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras
+et me délièrent.
+
+--Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta
+liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers.
+
+--Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es
+pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié.
+
+Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux
+joues.
+
+C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin,
+ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau
+de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop
+cher.
+
+L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon
+sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les
+Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre
+les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation.
+
+Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la
+main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord
+du _Swiftsure_. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques
+officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi
+lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant;
+il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant.
+
+Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on
+nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour
+respirer l'air.
+
+Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à
+fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance
+de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en
+Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous
+allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth.
+Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient
+seuls maîtres de la mer.
+
+En traversant le canal de Candie, le _Swiftsure_ rencontra les vaisseaux
+de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour
+des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs
+places.
+
+Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les
+renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est
+pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par
+nos compatriotes.
+
+Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la
+Provence!
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui
+reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être
+conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée
+d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres
+_Égyptiens_--c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait
+partie de l'expédition d'Orient--nous n'eûmes qu'à nous présenter pour
+être admis dans les rangs de ce corps d'élite.
+
+Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de
+colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le
+colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus
+beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel,
+modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais
+alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques
+cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté
+dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père.
+
+Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château
+du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux
+cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas
+que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une
+somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait
+passer, pour moi, à titre de restitution.
+
+Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une
+aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes
+grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre.
+
+Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon
+service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre,
+évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce
+qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans
+auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances,
+Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et
+dûment marié avec Sylvie!
+
+Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune
+fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas
+reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la
+manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien
+français.
+
+--Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis
+venue.
+
+Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin:
+
+--J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver
+le _tarbouch_ d'émeraudes de la pauvre Djémilé.
+
+--C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance.
+Comment donc t'es-tu procuré ce bijou?
+
+--J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te
+l'apporter.
+
+--Combien en veux-tu?
+
+--Je ne veux rien. Je te le donne.
+
+--Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu
+as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en
+dédommage.
+
+--Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée.
+
+--Tu es une brave fille! Viens m'embrasser.
+
+Elle le fit avec une effusion de coeur qui me toucha.
+
+J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le
+soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en
+l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre.
+
+Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que
+j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la
+somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à
+condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle
+me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire.
+
+J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la
+parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales.
+
+Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un
+magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une
+enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette
+épigraphe: _À l'Égyptien_.
+
+Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature
+et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai
+bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses
+d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine
+avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe,
+enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des
+Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de
+souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre
+d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la
+plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement
+plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye.
+J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y
+avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie
+aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais
+parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de
+Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où
+celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé
+était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes
+rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan.
+
+Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec
+l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la
+cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui
+avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de
+l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du
+tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries,
+mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies.
+
+Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu
+anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai
+toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue
+depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle.
+
+--J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais
+demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le
+Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider!
+
+--Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours...
+
+--À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis.
+
+--Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes
+espérances, vous avez refusé de me recevoir.
+
+--Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a
+entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez,
+l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais
+vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert
+à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette
+délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je
+ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons
+de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs,
+nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas
+fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce
+moment-là, j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le
+devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous.
+
+--Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne
+m'avoir pas tenu parole?
+
+--Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me
+rejoindre.
+
+--Je n'ai rien reçu.
+
+--Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris
+vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce
+qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme
+prisonnier sur la _Swiftsure_. Si j'ai suivi alors le Dauphin en
+Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire
+rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et
+que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas
+lequel.
+
+--J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles
+étaient vos relations avec lord Humphrey.
+
+--Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi,
+du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds.
+
+--Et ces fonds, d'où venaient-ils?
+
+--Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre
+personne.
+
+--C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre
+banquier et votre...
+
+--Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois
+avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main.
+
+--Vous l'aviez acceptée?
+
+--J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du
+Dauphin.
+
+--En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur
+époux?
+
+--Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé.
+
+--Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin?
+
+--Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants,
+et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée
+de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins
+poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée!
+Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une
+ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout
+cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au
+service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à
+propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais
+emprunté pour lui?
+
+--Oui, et je le tiens toujours à votre disposition.
+
+--Je n'en veux pas, merci!
+
+--Louis vous a dédommagée amplement?
+
+--Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me
+dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste
+mon obligé, le pauvre enfant!
+
+--Olympe, il y a du dépit au fond de votre coeur. Avouez-le, vous avez
+perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à
+la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une
+place de dame d'honneur auprès de Joséphine?
+
+--Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché
+cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je
+viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie.
+N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été
+heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et
+les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques.
+
+--Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune?
+
+--Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de
+musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre!
+n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre
+tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si
+beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet
+essaim de frétillantes dames d'honneur!
+
+--Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon coeur. Il est
+à vous, Olympe, à vous seule, et...
+
+--Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant.
+
+--Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que
+jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis...
+
+--Depuis que nous causons ensemble, c'est-à-dire depuis une demi-heure.
+
+--Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime.
+
+--Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre
+nous.
+
+--De mariage, en ce cas?
+
+--Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en
+reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous.
+Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs.
+
+Ce n'était pas vrai du tout.
+
+--Je vous accepte telle que vous êtes.
+
+--En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans
+cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à
+votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me
+tromperiez.
+
+--Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de
+jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas
+nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai:
+Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf...
+
+--Trois ans! ce serait trop pour vous!
+
+--Et si je vous en demandais neuf?
+
+--Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a
+longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert,
+j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous
+m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne
+suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me
+tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins.
+
+--Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi,
+je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve.
+
+--Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre
+tête-à-tête.
+
+--Il faut pourtant me répondre.
+
+--Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me
+donner confiance.
+
+--Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce
+qu'il faut pour persuader, j'ai la foi!
+
+* * *
+
+Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me
+permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter
+d'avoir obtenu votre confiance,--au moins en fait de
+politique!--dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que
+Louis soit le Dauphin de France?
+
+--Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je
+ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause.
+
+--Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il
+jamais venu de doute à vous-même?
+
+--Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas.
+
+--Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette
+cause au prix d'une imposture?
+
+--Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive.
+J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans
+pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris
+pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été
+complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance,
+c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur
+caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous
+fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour
+jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant
+plusieurs années?
+
+--J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais
+celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé
+pourtant!
+
+--Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour
+cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous
+l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour
+cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais.
+
+--C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais
+alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera?
+
+--Je vois bien que Bonaparte règne à sa place!
+
+--Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation.
+
+--Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis.
+Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de
+la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa
+plus grande crainte.
+
+--Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère?
+
+--Il était plus que sincère, il était naïf.
+
+--Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de
+son parti et de sa famille?
+
+--Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses
+oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant.
+
+--Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être?
+
+--Ou dans quelque prison d'État.
+
+--Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon
+pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime
+beaucoup.
+
+--Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes
+bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses
+torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure
+qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse.
+
+--Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si
+vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la
+sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de _roi méconnu_!
+
+--Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de
+_roi inconnu_!
+
+
+FIN
+
+
+Paris.--Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier
+
+
+
+
+
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+
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Mademoiselle de Cérignan
+
+Author: Maurice Sand
+
+Release Date: February 20, 2007 [EBook #20623]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN ***
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+Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck
+Greif and the Online Distributed Proofreading Team at
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+<p class="c">Un franc le volume</p>
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+<p class="c">NOUVELLE COLLECTION MICHEL L&Eacute;VY</p>
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+<h2>MAURICE SAND</h2>
+
+<h1>MADEMOISELLE DE C&Eacute;RIGNAN</h1>
+
+<p class="c">NOUVELLE &Eacute;DITION</p>
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+<p class="c">CALMANN L&Eacute;VY &Eacute;DITEUR</p>
+
+<p class="c">ANCIENNE MAISON MICHEL L&Eacute;VY FR&Egrave;RES</p>
+
+<p class="c">RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.</p>
+
+<p class="c">&Agrave; LA LIBRAIRIE NOUVELLE</p>
+
+<p class="c">&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<h3>OUVRAGES<br />DE<br />MAURICE SAND</h3>
+
+<p class="c">Format in-8&ordm;</p>
+
+<table summary="oeuvres" cellspacing="0" cellpadding="4">
+<tr><td>RAOUL DE LA CHASTRE</td><td>1 vol.<br /></td></tr>
+
+<tr><td colspan="2" align="center">Format grand in-18<br /></td></tr>
+
+<tr><td>L'AUGUSTA</td><td>1&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td>CALLIRHO&Eacute;</td><td>1&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td>MADEMOISELLE AZOTE</td><td>1&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td>MISS MARY</td><td>1&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td>SIX MILLE LIEUES &Agrave; TOUTE VAPEUR, 2<sup>e</sup> &eacute;dition</td><td valign="bottom">1&mdash;</td></tr>
+</table>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<p class="c">&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p class="c">Paris.&mdash;Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier</p>
+
+<p class="c">1884</p>
+
+<p class="c">Droits de reproduction et de traduction r&eacute;serv&eacute;s.</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<table summary="toc">
+<tr><td align="center"><b>Chapitres:</b></td></tr>
+<tr><td><a name="toc" id="toc"></a>
+<a href="#I"><b>I, </b></a>
+<a href="#II"><b>II, </b></a>
+<a href="#III"><b>III, </b></a>
+<a href="#IV"><b>IV, </b></a>
+<a href="#V"><b>V, </b></a>
+<a href="#VI"><b>VI, </b></a>
+<a href="#VII"><b>VII, </b></a>
+<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a>
+<a href="#IX"><b>IX, </b></a>
+<a href="#X"><b>X, </b></a>
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+<a href="#XX"><b>XX, </b></a>
+<a href="#XXI"><b>XXI, </b></a>
+<a href="#XXII"><b>XXII, </b></a>
+<a href="#XXIII"><b>XXIII, </b></a>
+<a href="#XXIV"><b>XXIV</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="MADEMOISELLE_DE_CERIGNAN" id="MADEMOISELLE_DE_CERIGNAN"></a>MADEMOISELLE DE C&Eacute;RIGNAN</h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#toc">I</a></h2>
+
+
+<p>Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons
+aujourd'hui colonel, dans le 3<sup>e</sup> r&eacute;giment de dragons, lorsque, vers la
+fin d'avril 1798 (flor&eacute;al an VI), je re&ccedil;us du g&eacute;n&eacute;ral Desaix, qui
+commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence
+pour aller m'embarquer &agrave; Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma
+malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fid&egrave;le Guidamour, qui,
+comme moi, du 1<sup>er</sup> chasseurs &agrave; cheval, avait permut&eacute; dans le 3<sup>e</sup>
+dragons. Nous d&ucirc;mes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles
+et nos harnais. L&agrave; o&ugrave; nous allions, nous trouverions apparemment des
+montures sup&eacute;rieures aux n&ocirc;tres.</p>
+
+<p>O&ugrave; allions-nous? En Angleterre, probablement, op&eacute;rer la descente
+projet&eacute;e depuis quelques mois par le g&eacute;n&eacute;ral Bonaparte, puisque notre
+division faisait partie de l'aile gauche de l'arm&eacute;e dite d'Angleterre.</p>
+
+<p>Je retrouvai mon ami Hector Dubertet &agrave; bord de la fr&eacute;gate l'Art&eacute;mise,
+qui re&ccedil;ut dans ses flancs mon r&eacute;giment d&eacute;mont&eacute;. Dubertet &eacute;tait mon plus
+ancien camarade; nos familles &eacute;taient intimement li&eacute;es; nous &eacute;tions
+entr&eacute;s au coll&eacute;ge le m&ecirc;me jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792,
+je m'&eacute;tais enr&ocirc;l&eacute; volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que
+j'avais fait campagne et pass&eacute; dans la cavalerie &agrave; Cambrai; avec lui
+enfin que j'avais enlev&eacute; la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que
+j'avais continu&eacute; la guerre jusqu'&agrave; la paix de 1795<a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a>.</p>
+
+<p>Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une v&eacute;ritable joie
+pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade,
+le beau chanteur de table et le grand conteur de fac&eacute;ties qui avait
+fait les d&eacute;lices du r&eacute;giment, f&ucirc;t, sous ses habits bourgeois, beaucoup
+moins brillant et que sa physionomie e&ucirc;t perdu de son &eacute;clat et de sa
+franchise, &agrave; tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Haudouin! s'&eacute;cria-t-il en me sautant au cou: j'&eacute;tais bien s&ucirc;r de te
+retrouver au nombre des cavaliers d'&eacute;lite que le g&eacute;n&eacute;ral en chef a
+choisis pour faire partie de l'exp&eacute;dition.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitt&eacute; l'&eacute;tat militaire?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; peu pr&egrave;s; j'ai &eacute;t&eacute; mis &agrave; la disposition du g&eacute;n&eacute;ral Bonaparte, qui
+m'a attach&eacute; &agrave; la commission des arts, et m'a envoy&eacute; &agrave; Rome prendre le
+mat&eacute;riel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassembl&eacute;
+par Monge d'apr&egrave;s l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout
+cela, ainsi qu'une troupe d'interpr&egrave;tes et d'ouvriers imprimeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Mais &agrave; quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais?
+Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Sa&euml;b
+contre la perfide Albion?</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons d'abord conqu&eacute;rir l'&Eacute;gypte, au pouvoir des beys mameluks
+qui favorisent le commerce anglais, et de l&agrave; nous irons probablement
+dans l'Inde porter &agrave; l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant
+ses colonies.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-bien! allons conqu&eacute;rir l'&Eacute;gypte!</p>
+
+<p>Il m'apprit aussi que le g&eacute;n&eacute;ral en chef emmenait avec lui une centaine
+de savants, d'artistes, d'ing&eacute;nieurs, de g&eacute;ographes, parmi lesquels il
+me cita des noms d&eacute;j&agrave; illustres, ou qui le devinrent par la suite:
+Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les m&eacute;decins
+Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les g&eacute;n&eacute;raux qui
+avaient voulu s'attacher &agrave; la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix,
+Menou, Reynier, Davoust et Kl&eacute;ber, que j'avais vu &agrave; Mayence alors que
+j'y avais &eacute;t&eacute; porter les ordres du g&eacute;n&eacute;ral Houchard.</p>
+
+<p>Une jeune femme qui brillait plus par la fra&icirc;cheur de sa carnation que
+par la r&eacute;gularit&eacute; de ses traits, dou&eacute;e d'un l&eacute;ger embonpoint et dans une
+toilette des plus exag&eacute;r&eacute;es, sortit en ce moment de la cabine d'arri&egrave;re.
+Elle vint &agrave; nous, et, s'adressant &agrave; Dubertet:</p>
+
+<p>&mdash;Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a
+fourr&eacute; les caisses qui contiennent mes effets &agrave; fond de cale. C'est
+insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur
+moi pendant toute la travers&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re Sylvie, calmez-vous, lui r&eacute;pondit mon ami, je vais donner des
+ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la
+t&ecirc;te aux pieds, comme si j'eusse &eacute;t&eacute; &agrave; l'inspection.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me
+pr&eacute;sentant.</p>
+
+<p>Je la saluai respectueusement. Elle me fit une r&eacute;v&eacute;rence assez gauche et
+disparut.</p>
+
+<p>&mdash;Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses mari&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis
+te confier la v&eacute;rit&eacute;! Sylvie est ma ma&icirc;tresse, mais je la fais passer
+pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne
+et d&eacute;vou&eacute;e, qui serait morte de chagrin si je l'avais laiss&eacute;e. Il y a
+deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier
+jour.</p>
+
+<p>&mdash;Elle para&icirc;t un peu impatiente?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le d&eacute;placement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse.
+Depuis trois mois, nous avons &eacute;t&eacute; toujours en l'air.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; Paris que tu l'as connue?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle &eacute;tait au th&eacute;&acirc;tre de la Montansier, et y jouait de petits
+r&ocirc;les. J'ai soupir&eacute; longtemps, car c'&eacute;tait une vertu. Son p&egrave;re est un
+commer&ccedil;ant de la rue Saint-Denis. Elle a quitt&eacute; sa famille par amour de
+l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa
+sagesse. Tu sais, dans cette carri&egrave;re-l&agrave;, une jolie femme ne r&eacute;ussit
+qu'autant qu'elle sait plaire &agrave; tout le monde.</p>
+
+<p>Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacit&eacute;
+d'un homme radicalement subjugu&eacute;.</p>
+
+<p>Le 26 mai, &agrave; six heures du soir, notre fr&eacute;gate, pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e des bricks et
+des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever
+l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'&eacute;tait d'abord un
+homme d&eacute;j&agrave; m&ucirc;r, avec des ailes de pigeon et une queue &agrave; la prussienne,
+puis une grande jeune fille, tr&egrave;s-belle, tr&egrave;s-blonde et tr&egrave;s-bien mise,
+qui donnait la main &agrave; un gar&ccedil;on de douze &agrave; treize ans.</p>
+
+<p>Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avan&ccedil;a vers eux d'un air
+interrogateur.</p>
+
+<p>Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.</p>
+
+<p>&mdash;De C&eacute;rignan, dit-il, attach&eacute; &agrave; l'administration des guerres; et,
+pr&eacute;sentant ses compagnons: &laquo;Olympe de C&eacute;rignan, ma fille, et Louis de
+C&eacute;rignan, mon fils.&raquo;</p>
+
+<p>Puis il sortit de sa poche une lettre cachet&eacute;e de rouge et la remit au
+commandant en disant:</p>
+
+<p>&mdash;De la part du citoyen Cambac&eacute;r&egrave;s.</p>
+
+<p>Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employ&eacute; du
+minist&egrave;re de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses
+enfants.</p>
+
+<p>On prit la mer.</p>
+
+<p>Mademoiselle de C&eacute;rignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame
+Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du
+bord. Pendant une travers&eacute;e, il n'y a rien de mieux &agrave; faire que de
+roucouler pr&egrave;s du beau sexe, quand on n'est pas malade.</p>
+
+<p>Je ne l'&eacute;tais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'id&eacute;e
+d'aller sur les bris&eacute;es de mon ami ne m'&eacute;tait m&ecirc;me pas venue. J'aurais
+bien soupir&eacute; pour la belle blonde aux mani&egrave;res de duchesse si je n'avais
+eu autre chose en t&ecirc;te: apprendre l'arabe.</p>
+
+<p>D&egrave;s le lendemain de notre d&eacute;part, il signor Fosco, un des imprimeurs de
+la Compagnie Dubertet, s'&eacute;tait fait fort de me l'enseigner. Je l'&eacute;tudiai
+avec acharnement, et, comme il m'&eacute;tait bien montr&eacute;, je fis de rapides
+progr&egrave;s pendant les cinq semaines que dura le voyage.</p>
+
+<p>Nous d&icirc;nions tous &agrave; la m&ecirc;me table; je fus &agrave; m&ecirc;me d'observer la famille
+de C&eacute;rignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la r&eacute;publique
+et son m&eacute;pris pour les r&eacute;publicains. Le fils &eacute;tait un joli enfant blond
+et p&acirc;le, avec des yeux &agrave; fleur de t&ecirc;te. Il semblait souffreteux, un peu
+ahuri, sinon h&eacute;b&eacute;t&eacute;; aussi son p&egrave;re et sa s&oelig;ur ne le laissaient jamais
+seul. Il &eacute;tait tr&egrave;s-craintif, et tremblait devant M. de C&eacute;rignan comme
+s'il e&ucirc;t craint d'&ecirc;tre maltrait&eacute;. M. de C&eacute;rignan &eacute;tait cependant
+tr&egrave;s-doux pour lui, n'&eacute;levait jamais la voix et ne le reprenait sur
+rien. C'&eacute;tait un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond
+du c&oelig;ur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir.
+La seule chose dont il se plaign&icirc;t, c'&eacute;tait de n'avoir plus vingt ans.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions en vue de l'&icirc;le de Malte le 17 prairial (5 juin), devant
+laquelle nous rest&acirc;mes en croisi&egrave;re. Quatre jours apr&egrave;s, le g&eacute;n&eacute;ral
+Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la
+M&eacute;diterran&eacute;e, Marseille, Toulon, G&ecirc;nes, Ajaccio, pouvait s'&eacute;lever &agrave; cinq
+cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille
+marins, sur la terre d'Afrique.</p>
+
+<p>Le but de l'exp&eacute;dition, tenu cach&eacute; jusque-l&agrave;, ne fut plus alors un
+secret pour personne.</p>
+
+<p>La possession de l'&icirc;le de Malte, place r&eacute;put&eacute;e imprenable, importait
+aux succ&egrave;s des desseins de Bonaparte dans la M&eacute;diterran&eacute;e. Il &eacute;tait
+d'ailleurs autoris&eacute; &agrave; mettre au nombre des ennemis de la France les
+chevaliers de l'ordre de saint Jean de J&eacute;rusalem, qui avaient interdit
+l'entr&eacute;e du port de Lavalette &agrave; nos vaisseaux, refus&eacute; de recevoir le
+charg&eacute; d'affaires de la r&eacute;publique fran&ccedil;aise, et accept&eacute; le protectorat
+de la Russie.&mdash;Bonaparte envoya demander au grand-ma&icirc;tre Hompesch, un
+Bavarois, l'entr&eacute;e de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut
+refus&eacute;e. &Agrave; l'instant m&ecirc;me le d&eacute;barquement est effectu&eacute; sur les c&ocirc;tes du
+nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramen&eacute;s
+plus vite qu'ils n'&eacute;taient venus et se r&eacute;fugient derri&egrave;re leurs
+murailles, tandis que le clerg&eacute; implore la protection de saint Paul,
+patron de l'&icirc;le, et va, banni&egrave;res d&eacute;ploy&eacute;es, jeter de l'eau b&eacute;nite sur
+les remparts pour les pr&eacute;server de nos boulets.</p>
+
+<p>L'ordre institu&eacute; pour prot&eacute;ger les p&egrave;lerins qui allaient en terre sainte
+et les navires marchands des puissances chr&eacute;tiennes contre les
+infid&egrave;les, ne poss&eacute;dait maintenant plus de marine. Ses membres, que le
+titre de chevalier de Malte n'engageait &agrave; rien, vivaient dans l'opulence
+et l'oisivet&eacute;. Ils avaient perdu tout prestige et toute consid&eacute;ration.
+Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils
+n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et
+ceux-ci, jugeant la situation d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e, gagn&eacute;s d'ailleurs par le
+g&eacute;n&eacute;ral en chef, parl&egrave;rent de nous ouvrir leurs portes afin de h&acirc;ter le
+d&eacute;nouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une
+v&eacute;ritable plaisanterie. Mes dragons s'empar&egrave;rent d'une redoute,
+l'espadon au poing, et en chass&egrave;rent sans effusion de sang les
+gardes-c&ocirc;tes charg&eacute;s de la d&eacute;fendre.</p>
+
+<p>La ville se rendit; l'ordre fut supprim&eacute;; le grand-ma&icirc;tre re&ccedil;ut une
+indemnit&eacute; et quitta l'&icirc;le avec seize de ses chevaliers. Les
+quarante-quatre autres demand&egrave;rent &agrave; servir en qualit&eacute; de volontaires
+sous les drapeaux de la France.</p>
+
+<p>Un soir j'&eacute;tais mont&eacute; sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et
+travailler sans &ecirc;tre distrait par la gaiet&eacute; trop bruyante de mes
+compagnons. Appuy&eacute; sur l'affut d'une caronade, j'&eacute;tais tout au moulage
+de mes lettres arabes, quand des doigts potel&eacute;s pass&egrave;rent rapidement sur
+mon papier et les effac&egrave;rent. Je me retournai et je vis madame Dubertet
+debout derri&egrave;re moi, me regardant d'un air moqueur.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, dit-elle, que vous &ecirc;tes peu aimable?</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais tout le contraire, belle dame!</p>
+
+<p>On disait <i>belle dame</i> dans ce temps-l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je les trouve gracieux, moi!</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour cela que vous cherchez &agrave; les imiter en vous retirant
+toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, arabes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout comme. Enfin, sauf &agrave; mon mari et &agrave; votre M. Fosco, un autre
+sauvage, vous ne parlez &agrave; personne, et pourtant il y a ici des dames qui
+valent bien la peine que vous leur adressiez un regard.</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai regard&eacute;es, et je les trouve &eacute;galement belles, chacune dans
+son genre.</p>
+
+<p>Elle s'adossa contre le plat-bord en me fr&ocirc;lant des plis de sa tunique.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'&ecirc;tes qu'un ourson, et, si on
+voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau.</p>
+
+<p>&mdash;<i>On?</i> parlez-vous de mademoiselle de C&eacute;rignan?</p>
+
+<p>&mdash;Elle vous pla&icirc;t?</p>
+
+<p>&mdash;Je la trouve tr&egrave;s-s&eacute;duisante.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, fort m&eacute;prisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et
+des sourcils noirs, il n'y a pas &agrave; s'y fier, je vous en avertis!
+Savez-vous qu'elle n'est pas jeune?</p>
+
+<p>&mdash;Quel &acirc;ge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus?</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son
+d&eacute;vouement pour ce petit gar&ccedil;on sont ceux d'une m&egrave;re; c'est une prude
+qui cache une faute.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que vous soyez en rivalit&eacute; de coquetterie pour l'arranger de
+la sorte?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas &ccedil;a, ces gens-l&agrave; sont si cachotiers, que je les soup&ccedil;onne
+d'&ecirc;tre des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont
+faire en &Eacute;gypte, je vous le demande!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soup&ccedil;ons mal fond&eacute;s. Le
+vieux a de l'esprit et semble un tr&egrave;s brave homme...</p>
+
+<p>&mdash;Un dr&ocirc;le de brave homme qui me fait la cour!</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc ne vous la fait pas, ici?</p>
+
+<p>&mdash;Vous! dit-elle avec un regard provocant.</p>
+
+<p>Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai
+prudent de battre en retraite. Je ne r&eacute;pondis rien; elle me regarda d'un
+air &eacute;tonn&eacute;, partit d'un grand &eacute;clat de rire et regagna sa cabine.</p>
+
+<p>Elle se croyait peut-&ecirc;tre remplie d'esprit, mais je la trouvai fort
+vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue
+vis-&agrave;-vis des hommes ne devait pas en &ecirc;tre la cause.</p>
+
+<p>Ses soup&ccedil;ons et ses doutes sur la famille de C&eacute;rignan pass&egrave;rent pourtant
+dans mon esprit. Cet enfant que son p&egrave;re et sa s&oelig;ur, sa m&egrave;re peut-&ecirc;tre,
+ne quittaient pas de l'&oelig;il, comme s'ils eussent craint qu'il ne v&icirc;nt &agrave;
+d&eacute;voiler quelque secret d'&Eacute;tat; cette recommandation de Cambac&eacute;r&egrave;s, qui
+n'avait pas la r&eacute;putation d'&ecirc;tre des plus r&eacute;publicains, leur
+embarquement par-dessus le bord, l'air profond et myst&eacute;rieux du
+capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse
+toute particuli&egrave;re avec laquelle mademoiselle de C&eacute;rignan savait &eacute;luder
+une question indiscr&egrave;te ou d&eacute;tourner la conversation, mille choses me
+donn&egrave;rent &agrave; penser que ces gens-l&agrave; avaient une mission secr&egrave;te, ou que
+la jeune femme cachait sa maternit&eacute; en se rajeunissant.</p>
+
+<p>La veille de notre d&eacute;barquement, je surpris le petit Louis perch&eacute; dans
+le bastingage &agrave; l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui
+se dessinait d&eacute;j&agrave; &agrave; l'horizon. Mademoiselle de C&eacute;rignan lisait au pied
+du grand m&acirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voil&agrave; bient&ocirc;t arriv&eacute;s, dis-je &agrave; l'enfant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc l'&Eacute;gypte ce qu'on voit l&agrave;-bas tout blanc? dit-il d'un air
+triste; je voudrais d&eacute;j&agrave; y &ecirc;tre, je m'ennuie tant, ici!</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien! Vos parents vous gardent &agrave; vue comme un prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi dites-vous &ccedil;a? reprit-il avec un regard inquiet, je suis
+parfaitement libre!</p>
+
+<p>Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en e&ucirc;t d&eacute;j&agrave; trop dit, et se
+sauva dans sa cabine sans &ecirc;tre vu de mademoiselle de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s elle passa devant moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussit&ocirc;t, je me mordis la
+langue, honteux d'avoir c&eacute;d&eacute; &agrave; ma pr&eacute;occupation sur son compte.</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils! dit-elle en me regardant avec stup&eacute;faction.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourch&eacute;; apr&egrave;s tout, il est
+permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant
+sont celles d'une m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Moi sa m&egrave;re! c'est insens&eacute;! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize!
+Vous &ecirc;tes donc myope, monsieur de Coulonges?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, j'y vois tr&egrave;s clair, dis-je en la regardant en face.</p>
+
+<p>&mdash;Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le
+moindre embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir
+si souvent baiss&eacute;s. Votre bouche est un chef-d'&oelig;uvre quand vous souriez
+ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux
+cheveux blonds que j'aie jamais vus.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ou&iuml; dire que votre m&egrave;re &eacute;tait noble.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon p&egrave;re Haudouin ne l'est pas. Il m'a donn&eacute; les deux noms; je ne
+les s&eacute;pare jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un <i>ci-devant</i>! Vous &ecirc;tes
+un r&eacute;publicain obstin&eacute;, je sais cela; mais vous n'en &ecirc;tes pas moins un
+homme de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous &eacute;tiez &agrave; Arras, vous avez sauv&eacute; de la guillotine une parente
+&agrave; moi<a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'&eacute;chafaud &agrave;
+sa place. Elle m'a parl&eacute; de vous avec une vive reconnaissance. Ces
+choses-l&agrave; ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur
+Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vou&eacute;es
+&agrave; l'ingratitude.</p>
+
+<p>Elle me paraissait tr&egrave;s-&eacute;mue; mais elle changea aussit&ocirc;t de sujet pour
+me demander si Louis m'avait parl&eacute;. Je lui rapportai les trois mots
+qu'il m'avait adress&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre fr&egrave;re, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous
+prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient &agrave; son &eacute;tat maladif.
+J'esp&egrave;re que le climat de l'&Eacute;gypte lui fera du bien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez en &Eacute;gypte dans ce seul but?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! Devant le d&eacute;p&eacute;rissement de cet enfant et d'apr&egrave;s le
+conseil des m&eacute;decins, mon p&egrave;re n'a pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; demander &agrave; &ecirc;tre adjoint
+&agrave; l'exp&eacute;dition en qualit&eacute; d'administrateur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne suivrez pas l'arm&eacute;e au milieu des dangers de toutes
+sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre p&egrave;re n'est plus d'un &acirc;ge...</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il
+n'est pas n&eacute;cessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il
+restera dans les bureaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le d&eacute;sert.</p>
+
+<p>&mdash;On en fera pour moi, dit-elle en souriant.</p>
+
+<p>Et elle rentra chez elle.</p>
+
+<p>Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regard&eacute;e, et je lui trouvai un
+grand charme et une rare distinction.</p>
+
+<p>Pour &ecirc;tre la m&egrave;re d'un enfant de treize ans, non! C'&eacute;tait impossible.
+Elle ne paraissait pas avoir plus que l'&acirc;ge qu'elle se donnait, et elle
+avait l'air chaste d'une jeune fille.</p>
+
+<p>La cabotine Sylvie l'avait jug&eacute;e d'apr&egrave;s elle-m&ecirc;me.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#toc">II</a></h2>
+
+
+<p>Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aper&ccedil;&ucirc;mes enfin
+la colonne de Pomp&eacute;e, le phare, la tour des Arabes et les gr&ecirc;les
+minarets d'Alexandrie.</p>
+
+<p>Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la n&ocirc;tre et
+qui avait crois&eacute; l'avant-veille sur la c&ocirc;te, ne v&icirc;nt le surprendre,
+donna sur-le-champ le signal du d&eacute;barquement. Malgr&eacute; une mer furieuse et
+l'obscurit&eacute; de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagn&egrave;rent la
+terre, et, sous la conduite des g&eacute;n&eacute;raux Bonaparte, Kl&eacute;ber, Bon et
+Menou, s'&eacute;lanc&egrave;rent &agrave; l'assaut. Apr&egrave;s une r&eacute;sistance de six heures, la
+ville se rendit. Notre arm&eacute;e n'avait perdu que quarante hommes.
+L'artillerie et la cavalerie &agrave; pied ne d&eacute;barqu&egrave;rent que le lendemain
+avec les trois cents chevaux embarqu&eacute;s &agrave; Toulon et destin&eacute;s &agrave; former un
+escadron pr&ecirc;t &agrave; tout &eacute;v&eacute;nement.</p>
+
+<p>Je fus enti&egrave;rement d&eacute;&ccedil;u en voyant ce qu'&eacute;tait devenue Alexandrie, le
+si&eacute;ge de l'empire des Ptol&eacute;m&eacute;es, le centre du commerce de l'Orient et le
+rendez-vous des po&euml;tes et des savants de l'antiquit&eacute;. O&ugrave; sont ses douze
+mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre
+mille bains, ses cinq cents th&eacute;&acirc;tres et ses douze mille boutiques? Ils
+jonchent le sol de leurs d&eacute;bris. La cit&eacute; antique est un amas de ruines
+sur lesquelles sont group&eacute;es des maisons basses, construites avec de
+l'argile et de la paille, habit&eacute;es par une mis&eacute;rable population de
+fellahs et de juifs. La ville arabe, occup&eacute;e par les Turcs, les
+&Eacute;gyptiens opulents et les commer&ccedil;ants francs, est b&acirc;tie sur
+l'<i>Heptastadion</i> (c'est-&agrave;-dire les sept stades, en raison de sa
+longueur). Cette jet&eacute;e, construite par Ptol&eacute;m&eacute;e Soter pour s&eacute;parer les
+deux ports et rattacher le phare &agrave; la terre ferme, s'est &eacute;largie peu &agrave;
+peu par suite des att&eacute;rissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de
+large.</p>
+
+<p>Le g&eacute;n&eacute;ral en chef s'occupa sur-le-champ de faire r&eacute;parer le mur
+d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts,
+pour prot&eacute;ger la garnison qui devait rester dans la ville sous le
+commandement de Kl&eacute;ber; ce g&eacute;n&eacute;ral avait &eacute;t&eacute; bless&eacute; &agrave; la t&ecirc;te en montant
+&agrave; l'assaut.</p>
+
+<p>Aller prendre de ses nouvelles &eacute;tait une bonne occasion de renouveler
+connaissance avec lui. Je le trouvai, la t&ecirc;te envelopp&eacute;e de linges, et,
+comme je me r&eacute;jouissais d'apprendre que sa blessure n'&eacute;tait pas grave:</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! c'est Haudouin, s'&eacute;cria-t-il; touche-l&agrave;, mon brave! te voil&agrave;
+officier sup&eacute;rieur, tr&egrave;s-bien! je ne te f&eacute;licite pas, moi, d'&ecirc;tre venu
+dans ce pays maudit! c'est un trou &agrave; vermine. Si le reste de l'&Eacute;gypte
+ressemble &agrave; l'&eacute;chantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi
+crever d'ennui et de faim. On &eacute;tait mieux &agrave; Mayence!</p>
+
+<p>Je trouvai que Kl&eacute;ber &eacute;tait injuste; &agrave; peine arriv&eacute;, il bl&acirc;mait d&eacute;j&agrave;
+l'exp&eacute;dition. Il faut dire que c'&eacute;tait un peu l'habitude des g&eacute;n&eacute;raux de
+l'arm&eacute;e du Rhin de critiquer et de d&eacute;nigrer ceux de l'arm&eacute;e d'Italie.
+Kl&eacute;ber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander,
+ni ob&eacute;ir. Il ob&eacute;issait pourtant &agrave; Bonaparte, mais en murmurant.
+Jusque-l&agrave;, il n'y avait pourtant rien &agrave; dire contre les mesures prises
+par le g&eacute;n&eacute;ral en chef, elles &eacute;taient sages et habiles.</p>
+
+<p>Il avait mand&eacute; pr&egrave;s de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes
+qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il
+les avait confirm&eacute;s dans leurs emplois et dignit&eacute;s en leur demandant de
+pr&ecirc;ter serment de fid&eacute;lit&eacute; &agrave; la r&eacute;publique fran&ccedil;aise; puis, il fit
+publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation
+empreinte de la couleur orientale imprim&eacute;e en pleine mer &agrave; bord de
+l'<i>Orient</i> et dans laquelle il disait n'&ecirc;tre venu que pour d&eacute;livrer
+l'&Eacute;gypte de la tyrannie des mameluks. Il leur <i>prouvait</i> que les
+Fran&ccedil;ais &eacute;taient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas d&eacute;truit le
+pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'an&eacute;antissement des
+mahom&eacute;tans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis.
+Il terminait en promettant bonheur, fortune et prosp&eacute;rit&eacute; &agrave; ceux qui
+seraient avec lui, et mena&ccedil;ait de mort ceux qui s'armeraient pour les
+mameluks.</p>
+
+<p>Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la cl&eacute;mence du
+vainqueur, les fugitifs rentr&egrave;rent en ville et nous apport&egrave;rent des
+provisions. Quinze des chefs arabes qui, &agrave; la t&ecirc;te de leur cavalerie
+irr&eacute;guli&egrave;re avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie,
+s'engag&egrave;rent &agrave; nous pr&ecirc;ter main-forte contre les mameluks.</p>
+
+<p>Je dois dire tout de suite quelle &eacute;tait la situation de l'&Eacute;gypte quand
+nous y arriv&acirc;mes et par quelles races elle &eacute;tait habit&eacute;e. Cette
+exposition est absolument n&eacute;cessaire &agrave; l'intelligence des aventures dont
+j'entreprends le r&eacute;cit.</p>
+
+<p>Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les
+plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chr&eacute;tiennes
+&eacute;pargn&eacute;es par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les clo&icirc;tres.
+Ceux qui habitent les villes repr&eacute;sentent fort mal l'&eacute;l&eacute;ment chr&eacute;tien.
+Ils exercent les plus vils m&eacute;tiers, hommes d'affaires et percepteurs des
+finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.</p>
+
+<p>Les Arabes, que l'on doit s&eacute;parer en trois classes, forment la masse
+r&eacute;elle de la population. Ils descendent des compagnons du proph&egrave;te qui
+conquirent l'&Eacute;gypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la g&eacute;n&eacute;alogie
+remonte, selon eux, jusqu'&agrave; Mahomet, sont les grands propri&eacute;taires et
+les savants; ils r&eacute;unissent &agrave; la noblesse les fonctions du culte et de
+la magistrature. Dans les Divans, ils repr&eacute;sentent le pays; dans les
+mosqu&eacute;es, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de
+philosophie et de jurisprudence.</p>
+
+<p>Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits
+propri&eacute;taires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes <i>fellahs</i>, qui
+comprend les paysans cultivateurs, les prol&eacute;taires, ouvriers, ilotes et
+mendiants. Puis les Arabes nomades ou B&eacute;douins, fils du d&eacute;sert, au
+nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.</p>
+
+<p>Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conqu&eacute;rants
+de l'&Eacute;gypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorit&eacute; n'ont
+plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race
+circassienne appel&eacute;s mameluks, que depuis pr&egrave;s de huit si&egrave;cles, ils
+tirent du Caucase, et dont ils avaient form&eacute; une milice pour les aider &agrave;
+maintenir l'&Eacute;gypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la
+supr&eacute;matie. Ils se sont rendus ind&eacute;pendants de Constantinople et ma&icirc;tres
+du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de
+douze mille cavaliers second&eacute;s par vingt-quatre mille servants d'armes,
+car chaque mameluk est escort&eacute; de deux fellahs &agrave; pied.</p>
+
+<p>Vingt-trois beys, &eacute;gaux entre eux, ayant chacun de quatre &agrave; huit cents
+mameluks, r&egrave;gnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs,
+Turcs, janissaires, spahis, juifs et <i>Levantins</i>. Sous ce dernier nom,
+on d&eacute;signe les Arabes chr&eacute;tiens, les Syriens, Arm&eacute;niens, Grecs et
+commer&ccedil;ants europ&eacute;ens &eacute;tablis &agrave; Alexandrie.</p>
+
+<p>&Agrave; notre arriv&eacute;e en &Eacute;gypte, deux beys se partageaient l'autorit&eacute;.
+Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'&eacute;tait adjug&eacute; les attributions
+civiles; Mourad, intr&eacute;pide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions
+militaires.</p>
+
+<p>Une f&eacute;odalit&eacute; comme celle du moyen &acirc;ge, une milice conqu&eacute;rante en
+r&eacute;volte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du
+plus fort, telle &eacute;tait la situation.</p>
+
+<p>Si nous &eacute;tonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins.
+Tout est opposition entre leur mani&egrave;re de voir et la n&ocirc;tre, tout est
+contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serr&eacute;s;
+ils ont de longs et amples v&ecirc;tements. Nous laissons pousser nos cheveux
+et nous nous rasons la barbe; ils laissent cro&icirc;tre leur barbe et se
+rasent le cr&acirc;ne. Se d&eacute;couvrir la t&ecirc;te est chez nous une marque de
+respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent t&ecirc;te nue. Nous
+saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'&eacute;chine. Ils
+mangent &agrave; terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous &eacute;crivons de
+gauche &agrave; droite; ils &eacute;crivent de droite &agrave; gauche. Ils s'abordent d'un
+air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent.
+Notre gaiet&eacute; leur para&icirc;t de la folie. S'ils parlent, c'est pos&eacute;ment,
+sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais
+s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le m&ecirc;me ton
+monotone; aussi leurs conversations ne sont ni anim&eacute;es, ni bruyantes;
+ils passent volontiers des journ&eacute;es enti&egrave;res sans dire un mot, r&ecirc;vant ou
+fumant, les jambes crois&eacute;es, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou
+de leurs boutiques ouvertes en plein vent.</p>
+
+<p>Cette nonchalance ne tient nullement &agrave; l'influence du climat, car les
+Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont
+paresseux et graves. Cela tient &agrave; la notion du fatalisme, qui arme le
+musulman de r&eacute;signation devant toutes les &eacute;ventualit&eacute;s de la vie.</p>
+
+<p>De l&agrave; une impr&eacute;voyance, une incurie absolues. Chez le chr&eacute;tien, au
+contraire, le c&oelig;ur est ouvert &agrave; toutes les aspirations. Dieu n'est pas
+inexorable; l'homme pouvant le fl&eacute;chir, doit r&eacute;agir sur les conditions
+de sa propre existence.</p>
+
+<p>Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'&Eacute;gypte, et y
+arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre
+en marche. Apr&egrave;s quatre jours de repos &agrave; Alexandrie, la premi&egrave;re
+colonne, compos&eacute;e de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par
+la route de Damanhour et le d&eacute;sert. La seconde colonne, dans laquelle
+&eacute;tait comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait
+naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants
+avec leur mat&eacute;riel, fut embarqu&eacute;e sur une flottille.</p>
+
+<p>Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa
+femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une
+douzaine de dragons sur la m&ecirc;me djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces
+gros b&acirc;timents du Nil. La famille de C&eacute;rignan, que je n'avais pas revue,
+restait &agrave; Alexandrie.</p>
+
+<p>Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa
+<i>moiti&eacute;</i>, j'eus tout le temps de voir que celle-ci &eacute;tait une franche
+coquette qui avait pris un ascendant f&acirc;cheux sur mon pauvre ami. Il ne
+voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. D&eacute;plaire &agrave;
+mademoiselle Sylvie, c'&eacute;tait d&eacute;plaire &agrave; Dubertet. Je vis le moment o&ugrave;
+les scrupules qui m'emp&ecirc;chaient de r&eacute;pondre aux &oelig;illades de sa <i>belle</i>
+allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il &eacute;tait dupe e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+fort inutile. Elle n'e&ucirc;t pas manqu&eacute; de lui dire que je la calomniais par
+d&eacute;pit d'avoir &eacute;t&eacute; &eacute;conduit. Je r&eacute;solus de les quitter &agrave; la premi&egrave;re
+occasion, et de ruser jusque-l&agrave; avec la demoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de th&eacute;&acirc;tre! me dit un
+matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.</p>
+
+<p>&mdash;C'est peut-&ecirc;tre sa femme, je ne dis pas; mais son p&egrave;re tire le cordon.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un portier?</p>
+
+<p>&mdash;Concierge, mon colonel; c'est &eacute;crit sur la porte de sa niche.</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais donc les parents de madame Sylvie?</p>
+
+<p>&mdash;Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour
+comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'&eacute;tais petit, j'ai souvent
+jou&eacute; avec la cousine Sylvie; mais son p&egrave;re a quitt&eacute; le pays et le
+<i>r&eacute;tamage</i> pour aller &agrave; Paris. C'est l&agrave; que je l'ai retrouv&eacute; concierge
+avec une fille qui pin&ccedil;ait de la harpe dans la loge. Ah! il &eacute;tait fier,
+oui!</p>
+
+<p>&mdash;T'es-tu fait reconna&icirc;tre de ta cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai
+peur de f&acirc;cher le citoyen Dubertet, mon sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi se f&acirc;cherait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans;
+la loi dit: Tous les hommes sont &eacute;gaux, c'est vrai hors du service; mais
+le principe n'est pas encore pass&eacute; dans l'esprit de tout le monde, et
+le gros-major Dubertet ne serait peut-&ecirc;tre pas content d'avoir un cousin
+simple dragon et brosseur de son colonel.</p>
+
+<p>Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses pr&eacute;jug&eacute;s comme
+la noblesse. Je ne devais pas me vanter de conna&icirc;tre mieux que Dubertet
+la g&eacute;n&eacute;alogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et
+j'aspirais &agrave; fausser compagnie &agrave; l'heureux couple d&egrave;s que nous serions &agrave;
+Rahmanyeh, o&ugrave; nous devions retrouver le g&eacute;n&eacute;ral en chef et l'arm&eacute;e. Ni
+Bonaparte, ni l'arm&eacute;e ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous
+avait fait marcher plus vite que les colonnes fran&ccedil;aises, et nous
+poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon,
+parti en amont du Nil, nous r&eacute;veilla en sursaut, puis un second et un
+troisi&egrave;me. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonni&egrave;res de la
+flotte turque nous barraient le passage &agrave; la hauteur du village de
+Chebr&ecirc;rys, tandis que deux corps d'arm&eacute;e les escortant parall&egrave;lement sur
+les deux rives, commen&ccedil;aient un feu bien nourri de mousqueterie. Le
+combat s'engage, on se canonne; mais la lutte &eacute;tait in&eacute;gale. Nos l&eacute;gers
+b&acirc;timents n'&eacute;taient pas &agrave; l'&eacute;preuve des boulets et les imprimeurs de
+Dubertet n'&eacute;taient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-m&ecirc;mes ne
+valaient pas grand'chose, enferm&eacute;s entre ces planches flottantes.</p>
+
+<p>Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part
+&agrave; l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui
+montr&egrave;rent l'&eacute;nergie et la pr&eacute;sence d'esprit de vieux soldats aguerris
+au feu.</p>
+
+<p>C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin,
+attach&eacute; &agrave; l'exp&eacute;dition en qualit&eacute; de dessinateur. Il se battit comme un
+lion, et eut un bras cass&eacute; par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le
+gauche. &Ccedil;a ne m'emp&ecirc;chera pas de copier tous les hi&eacute;roglyphes de
+l'&Eacute;gypte.</p>
+
+<p>Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacr&egrave;rent les
+&eacute;quipages. Le commandant Perr&eacute;e me permet l'abordage. Je lance mes
+dragons sur le pont d'une djerme qui est bient&ocirc;t d&eacute;blay&eacute;. Une autre est
+prise par le 22<sup>e</sup> de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et
+des nu&eacute;es de cavaliers arabes d&eacute;bouchent en d&eacute;sordre du village de
+Chebr&ecirc;rys. L'arm&eacute;e fran&ccedil;aise les pousse, la ba&iuml;onnette dans les reins.</p>
+
+<p>La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y
+a des chevaux l&agrave;-bas, criai-je &agrave; mes dragons. Allons les prendre. Nous
+abordons; les chasseurs nous suivent, et, &agrave; coups de mousqueton, c'est
+&agrave; qui d&eacute;montera un cavalier. Le lendemain, apr&egrave;s avoir pass&eacute; la nuit sur
+le champ de bataille, l'arm&eacute;e se remit en marche.</p>
+
+<p>Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas &agrave; plaire
+davantage &agrave; mademoiselle Sylvie, je me joignis &agrave; l'infanterie et &agrave;
+l'artillerie attel&eacute;e, avec 200 de mes dragons maintenant &agrave; cheval; les
+autres suivaient, dans les djermes prises la veille &agrave; l'ennemi.</p>
+
+<p>On marcha sans rel&acirc;che pendant huit jours en suivant la rive gauche du
+Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz
+et de biscuit que chaque homme avait re&ccedil;ue en partant d'Alexandrie &eacute;tait
+&eacute;puis&eacute;e.</p>
+
+<p>Le bl&eacute; ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais
+on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire.
+Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des
+past&egrave;ques, tel &eacute;tait le fond de la nourriture de l'arm&eacute;e, nourriture qui
+emp&ecirc;che de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs
+fran&ccedil;ais, habitu&eacute;s au pain. Quant au vin, c'&eacute;tait chose inconnue.
+J'avais appris de longue date &agrave; supporter la faim, je restai parfois
+vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: h&eacute;las! j'&eacute;tais du
+petit nombre de ceux que le pays des Pharaons int&eacute;ressait, et qui
+avaient gard&eacute; leur belle humeur.</p>
+
+<p>Cette exp&eacute;dition lointaine faisait &agrave; nos soldats l'effet d'une
+d&eacute;portation. L'arm&eacute;e &eacute;tait plut&ocirc;t m&eacute;contente que d&eacute;moralis&eacute;e. Apr&egrave;s
+s'&ecirc;tre couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir
+chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le g&eacute;n&eacute;ral en chef
+l'avait g&acirc;t&eacute;e par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre
+lui. Les g&eacute;n&eacute;raux et les officiers criaient le plus haut et le plus
+fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous
+maudissaient l'Afrique aux sables br&ucirc;lants.</p>
+
+<p>J'en ai entendu qui accusaient les savants attach&eacute;s &agrave; l'exp&eacute;dition
+d'&ecirc;tre cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour
+servir d'escorte &agrave; des gens curieux d'inscriptions incompr&eacute;hensibles. Le
+Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau
+saum&acirc;tre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber
+sur le sable et se laisser &eacute;gorger par les B&eacute;douins qui harcelaient
+l'arm&eacute;e et venaient nous tirer &agrave; vingt-cinq pas. J'en ai vu se br&ucirc;ler la
+cervelle. Ce n'&eacute;tait plus les tourments de la soif, nous longions le Nil
+et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'&eacute;tait
+la d&eacute;mence occasionn&eacute;e par les insolations; les chapeaux de feutre et
+les casques de cuivre ne pr&eacute;servent pas la t&ecirc;te contre un soleil aussi
+ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.</p>
+
+<p>Le 21 juillet (3 thermidor) nous quitt&acirc;mes au milieu de la nuit
+Omm-Dynar o&ugrave; nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous
+v&icirc;mes &agrave; notre gauche, au del&agrave; du Nil, les hauts minarets du Caire, dans
+les feux du soleil levant, et &agrave; notre droite, au loin dans le d&eacute;sert,
+les pyramides de Giz&egrave;h, gigantesques monuments qui remontent aux
+premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir
+qu'une faible id&eacute;e aujourd'hui. &Agrave; mesure que nous avan&ccedil;ons, elles
+grandissent et semblent de v&eacute;ritables montagnes. &Agrave; leurs pieds, dans la
+plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde
+le village d'Embab&eacute;h. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts
+de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen &acirc;ge, sont rang&eacute;s en
+bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derri&egrave;re eux leurs
+vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie mass&eacute;s dans une
+redoute gard&eacute;e par 40 pi&egrave;ces de canon; des hordes de B&eacute;douins, au nombre
+de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de
+tentes s'&eacute;tendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est
+dress&eacute;e celle de Mourad-Bey. Le voil&agrave; entour&eacute; de ses <i>kiachefs</i>, tous
+resplendissants d'or et de pierreries. L&agrave;-bas, de l'autre c&ocirc;t&eacute; du Nil
+couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier
+d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves.
+C'est presque une autre arm&eacute;e.</p>
+
+<p>Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps &agrave; ses
+colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'&eacute;branle. Un d&eacute;tachement de
+mameluks arrive sur nous, ventre &agrave; terre. J'&eacute;tais &agrave; l'avant-garde et,
+depuis que je voyais ces guerriers bard&eacute;s de fer, je mourais d'envie de
+savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir &agrave; leur
+rencontre quand je re&ccedil;ois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de
+me tenir derri&egrave;re l'artillerie; j'enrage, mais j'ob&eacute;is. Une vol&eacute;e &agrave;
+mitraille for&ccedil;a ce d&eacute;tachement &agrave; r&eacute;trograder. Ils se replient en bon
+ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte &agrave; cheval parcourt les rangs,
+et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'&eacute;crie en montrant les
+pyramides: &laquo;Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante
+si&egrave;cles vous contemplent!&raquo; Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq
+carr&eacute;s de six rangs de profondeur. Derri&egrave;re, les grenadiers en peloton;
+l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les g&eacute;n&eacute;raux au
+centre. Ces carr&eacute;s sont mouvants, deux c&ocirc;t&eacute;s marchent sur le flanc, pour
+&ecirc;tre pr&ecirc;ts &agrave; faire front sur toutes les faces quand le carr&eacute; sera
+charg&eacute;. C'est ainsi que l'arm&eacute;e enti&egrave;re, semblable &agrave; cinq citadelles
+h&eacute;riss&eacute;es de ba&iuml;onnettes, ayant la facult&eacute; de se mouvoir dans tous les
+sens, s'avance &agrave; l'ennemi.</p>
+
+<p>Le g&eacute;n&eacute;ral en chef, apr&egrave;s s'&ecirc;tre assur&eacute;, au moyen d'une lunette, que
+l'artillerie musulmane qui d&eacute;fend le passage du Nil, est mont&eacute;e sur des
+aff&ucirc;ts de si&eacute;ge et ne peut par cons&eacute;quent se d&eacute;placer, ordonne un
+mouvement sur la droite, hors de la port&eacute;e du canon, et marche sur
+Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire.
+Comme je flanquais avec mes hommes un des c&ocirc;t&eacute;s du carr&eacute;, j'entendis un
+de mes dragons demander &agrave; Guidamour:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-donc, camarade, est-ce que &ccedil;a a des yeux, un si&egrave;cle?</p>
+
+<p>&mdash;Citoyen L&eacute;onidas, r&eacute;pondit Guidamour, un si&egrave;cle ne peut avoir des
+yeux, puisque c'est une chose inanim&eacute;e, un laps de cent ans. En disant
+que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans,
+nous contemplent, &ccedil;a veut dire que nous devons nous montrer dignes des
+h&eacute;ros de l'antiquit&eacute;, et d&eacute;livrer leur pays du joug des oppresseurs,
+enfin c'est une m&eacute;taphore.</p>
+
+<p>&mdash;Une m&eacute;taphore? Je ne connais pas &ccedil;a.</p>
+
+<p>Une masse &eacute;norme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte
+et forma le carr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Assez caus&eacute; pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de
+<i>faignants</i>, dit mon &eacute;rudit brosseur en montrant &agrave; son camarade, d'un
+air de m&eacute;pris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se pr&eacute;cipitaient
+sur nous avec l'imp&eacute;tuosit&eacute; de l'ouragan. C'&eacute;tait une charge de huit
+mille mameluks &agrave; soutenir. Notre division, engag&eacute;e dans les palmiers,
+fut un instant &eacute;branl&eacute;e par ce choc violent. Mais le carr&eacute; se forme et
+ne pr&eacute;sente plus qu'une muraille de ba&iuml;onnettes.</p>
+
+<p>Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle
+vivante qui vomit la mort. Ils reviennent &agrave; la charge, se jettent sur
+les ba&iuml;onnettes, veulent les trancher &agrave; coups de sabre, d&eacute;chargent leurs
+pistolets &agrave; bout portant, hurlent de col&egrave;re, nous lancent leurs armes &agrave;
+la t&ecirc;te; quelques-uns des plus intr&eacute;pides retournent leurs chevaux et
+les renversent sur nos grenadiers, qui c&egrave;dent sous le poids des
+cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en
+d&eacute;plaise &agrave; Guidamour, ce n'&eacute;tait certes pas l&agrave; des <i>faignants</i>,
+c'&eacute;taient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec
+eux &eacute;tait enfin venue. Je m'&eacute;lan&ccedil;ai &agrave; leur rencontre avec mes hommes.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#toc">III</a></h2>
+
+
+<p>Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se
+brise sur sa cotte de mailles. Il l&egrave;ve les bras pour me sabrer; je ne
+lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps,
+je roule avec lui dans la poussi&egrave;re. C'&eacute;tait un gaillard fort et agile,
+mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le
+maintins sous moi et le serrai jusqu'&agrave; l'&eacute;trangler.</p>
+
+<p>&mdash;Otez-vous de l&agrave;, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse
+son affaire!</p>
+
+<p>C'&eacute;tait inutile; le mameluck ne r&eacute;sistait plus; d'une voix &eacute;teinte et
+les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>J'eus piti&eacute; de sa jeunesse, de sa beaut&eacute;, et, par &eacute;gard pour sa
+bravoure, je le l&acirc;chai.</p>
+
+<p>&mdash;Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne
+chercheras pas &agrave; t'&eacute;vader, et je t'accorde la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque
+jamais &agrave; sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se
+sauvera pas.</p>
+
+<p>Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y
+consentis, et je le confiai &agrave; deux de mes dragons.</p>
+
+<p>Tous ses compagnons d'armes avaient trouv&eacute; la mort au milieu du carr&eacute;.
+Le combat continuait; mais bient&ocirc;t les cavaliers de Mourad, pris entre
+les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les
+carr&eacute;s se d&eacute;doublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embab&egrave;h.</p>
+
+<p>Mourad-Bey fait une derni&egrave;re tentative pour nous entamer; mais il est
+repouss&eacute; avec perte. Une partie de ses troupes se r&eacute;fugie dans Embab&egrave;h,
+o&ugrave; elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en
+abandonnant tentes, femmes et bagages. &Agrave; la vue des mamelucks en
+d&eacute;route, les Turcs charg&eacute;s de d&eacute;fendre la redoute abandonnent leurs
+positions et courent se jeter en d&eacute;sordre sur une de nos divisions, qui
+les disperse et les balaye &agrave; coups de canon.</p>
+
+<p>Je re&ccedil;ois l'ordre de charger, et, &agrave; la t&ecirc;te de mes hommes, je m'&eacute;lance
+aussit&ocirc;t sur cette fourmili&egrave;re humaine. Ce n'est plus qu'un massacre
+jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent &agrave; l'eau et gagnent la
+rive oppos&eacute;e, les autres se noient, sont pris ou sabr&eacute;s. Au milieu du
+carnage, une femme, envelopp&eacute;e de longs voiles noirs, roule sous les
+pieds de mon cheval. Elle se rel&egrave;ve, &eacute;perdue de terreur, s'accroche &agrave;
+l'une de mes jambes et me crie: <i>Amman! Amman!</i> c'est-&agrave;-dire gr&acirc;ce,
+gr&acirc;ce. La pi&egrave;ce d'&eacute;toffe perc&eacute;e de deux trous qui lui cachait le visage
+ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils &eacute;taient si grands, si
+beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur
+ma selle; car elle n'&eacute;tait ni bien lourde, ni bien grande. Son v&ecirc;tement
+s'accroche &agrave; un ardillon de mes fontes, et, en se d&eacute;chirant, me laisse
+voir ses longues tresses noires sem&eacute;es de sequins d'or et parfum&eacute;es
+d'ambre qui s'&eacute;chappaient de dessous une calotte compos&eacute;e exclusivement
+d'&eacute;meraudes. De son bras nu, orn&eacute; d'un triple rang de grosses perles
+fines, elle se retient &agrave; mon cou et se cache la figure dans ma poitrine
+comme un petit oiseau qui se r&eacute;fugie sous l'aile de sa m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait pr&egrave;s de moi; la
+petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, mon gar&ccedil;on; tout ce que je sais, c'est qu'elle est
+fort g&ecirc;nante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, mon colonel, j'ai d&eacute;j&agrave; une n&eacute;gresse en croupe.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions dans Embab&egrave;h. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris
+possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui,
+en tant que n&eacute;gresse, &eacute;tait une assez belle fille, courut, d&egrave;s qu'elle
+eut &eacute;t&eacute; mise &agrave; terre, se jeter en sanglotant, le front dans la
+poussi&egrave;re, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal
+ramen&eacute; sur son visage ce masque allong&eacute; ressemblant un peu &agrave; la cagoule
+d'un p&eacute;nitent.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! sitty Dj&eacute;mil&eacute;, dit-elle, croyant n'&ecirc;tre comprise que d'elle, te
+voil&agrave; entre les mains des ennemis du Proph&egrave;te! Quelle plus grande honte
+pouvait t'arriver? Ah! ch&egrave;re et douce ma&icirc;tresse, heureusement qu'Allah a
+fait prendre en m&ecirc;me temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une
+ran&ccedil;on &agrave; ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner
+confiance et profiter de leur sommeil pour nous &eacute;vader.</p>
+
+<p>&mdash;Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe &agrave; la n&eacute;gresse. J'aurai
+l'&oelig;il sur vous.</p>
+
+<p>La foudre aurait &eacute;clat&eacute; sur elle qu'elle n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; plus terrifi&eacute;e.
+Je priai celle &agrave; qui la mauricaude donnait le titre de sitty,
+c'est-&agrave;-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me demandes l&agrave;, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'&agrave; son
+p&egrave;re, &agrave; son &eacute;poux ou &agrave; son ma&icirc;tre. Tu es ma&icirc;tre de ma vie, je t'ob&eacute;irai
+donc, mais pas ici devant tous tes soldats.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir donn&eacute; des ordres pour que l'on me procur&acirc;t &agrave; souper, et
+averti Guidamour des projets d'&eacute;vasion de sa captive, j'emmenai la sitty
+dans l'int&eacute;rieur de la maison. D&egrave;s que nous f&ucirc;mes seuls, elle d&eacute;fit ce
+masque appel&eacute; <i>borghot</i>, et me montra la plus jolie figure que j'eusse
+jamais vue. C'&eacute;tait le type de la Circassienne dans toute sa puret&eacute;,
+avec ses grands yeux de gazelle entour&eacute;s de <i>koheul</i>, ses sourcils et
+ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le
+blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes fr&eacute;missantes, ses l&egrave;vres
+roses comme l'int&eacute;rieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de
+danseuses &eacute;trusques que j'avais vues en Italie.</p>
+
+<p>Les femmes sont toutes sensibles &agrave; l'admiration qu'elles inspirent.
+Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se
+d&eacute;barrassa de l'ample v&ecirc;tement de taffetas noir qui l'enveloppait comme
+un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra &agrave; moi dans toute
+sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une f&eacute;e des <i>Mille et une
+Nuits</i>, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai
+&eacute;bloui de tant de jeunesse et de beaut&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as
+qu'&agrave; dire ce que tu souhaites pour &ecirc;tre ob&eacute;ie; celui &agrave; qui tu as donn&eacute;
+ton c&oelig;ur est le plus heureux des mortels.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en
+disent les ballades et les chansons.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air na&iuml;f et curieux.</p>
+
+<p>&mdash;En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier.
+Ne t'envole pas, petite f&eacute;e. Reste avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu le sultan de cette arm&eacute;e d'Occident?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je suis l'un de ses colonels.</p>
+
+<p>&mdash;Comme qui dirait un bey?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu?</p>
+
+<p>Elle prit un air de reine pour r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis Dj&eacute;mil&eacute;, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de
+l'Orient, et de sitty Nefyss&egrave;h, la plus belle des G&eacute;orgiennes. Mon rang
+et ma naissance commandent le respect. J'esp&egrave;re que tu ne l'oublieras
+pas!</p>
+
+<p>Cette merveilleuse beaut&eacute;, issue du mariage d'un mameluk et d'une
+Circassienne, &eacute;tait une exception &agrave; l'impitoyable loi qui frappait de
+mort la post&eacute;rit&eacute; des mameluks. Depuis pr&egrave;s de six si&egrave;cles qu'ils
+asservissaient l'&Eacute;gypte, aucun bey n'avait donn&eacute; de lign&eacute;e. Tous leurs
+enfants p&eacute;rissaient en bas &acirc;ge ou &agrave; l'&eacute;poque de leur pubert&eacute;. D'o&ugrave; vient
+que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du
+Nil? Probablement par la m&ecirc;me raison que les plantes du Nord refusent de
+s'acclimater dans les contr&eacute;es voisines des tropiques. Je regardais
+cette jeune fleur des montagnes de Kaf, &eacute;close au soleil d'Afrique et je
+me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle
+n'avait que treize ans, j'eus peine &agrave; la croire, car elle paraissait en
+avoir seize.</p>
+
+<p>Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure.
+C'&eacute;tait pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un
+sentiment o&ugrave; l'affection protectrice du p&egrave;re se m&ecirc;lait &agrave; la jalousie du
+ma&icirc;tre. Je la questionnai sur sa famille, sur son p&egrave;re Mourad, dont on
+racontait tant de choses vraies ou fausses.</p>
+
+<p>Et voici, en r&eacute;sum&eacute;, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit
+cultivateur chr&eacute;tien des environs d'Erzeroum, avait &eacute;t&eacute; enlev&eacute; &agrave; l'&acirc;ge
+de douze ans et vendu comme esclave &agrave; Aly-Bey, qui lui avait fait
+embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bient&ocirc;t des
+autres serviteurs d'Aly par son courage et son habilet&eacute;. Celui-ci prit
+pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques
+ann&eacute;es plus tard &eacute;perdument amoureux. Quand Aly pr&eacute;tendit s'&eacute;lever
+au-dessus des vingt-quatre beys ses &eacute;gaux et les soumettre &agrave; son
+autorit&eacute;, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut
+point le reconna&icirc;tre pour suzerain. Il se mit &agrave; la t&ecirc;te des m&eacute;contents
+et lui d&eacute;clara la guerre. Mourad, entra&icirc;n&eacute; par son amour, vint trouver
+Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son ma&icirc;tre, &agrave; condition qu'il
+aurait son harem en partage. Le march&eacute; fut conclu. Mourad, sachant
+qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y
+poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre
+main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours apr&egrave;s, en lui
+l&eacute;guant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'&eacute;poux de la
+belle G&eacute;orgienne Nefyss&egrave;h et l'un des beys les plus renomm&eacute;s. Peu &agrave;
+peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre
+rivaux et partagea l'autorit&eacute; avec Ibrahim.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; me faisait part des amours et de la trahison de son p&egrave;re comme
+d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du
+mal?</p>
+
+<p>Au bruit que Guidamour et sa n&eacute;gresse firent en apportant le souper,
+Dj&eacute;mil&eacute; reprit son voile. Je l'invitai &agrave; manger avec moi. Elle s'y
+refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire
+dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui
+demandai seulement sa parole de ne pas chercher &agrave; s'&eacute;chapper, la
+pr&eacute;venant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-&ecirc;tre par
+quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son
+rang, la traiterait en esclave.</p>
+
+<p>&mdash;Chr&eacute;tien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner aupr&egrave;s
+de mon p&egrave;re sans que tu y consentes. Tu fixeras ma ran&ccedil;on et j'attendrai
+chez toi la r&eacute;ponse. Je te le jure sur le Koran.</p>
+
+<p>Je ne me fiai qu'&agrave; moiti&eacute; &agrave; sa parole, et afin qu'il ne lui arriv&acirc;t rien
+de f&acirc;cheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne p&ucirc;t s'&eacute;chapper.</p>
+
+<p>L'arm&eacute;e s'&eacute;tablit &agrave; Embab&egrave;h et &agrave; Giz&egrave;h, o&ugrave; &eacute;tait le quartier g&eacute;n&eacute;ral de
+Bonaparte, et trouva de quoi se d&eacute;dommager des privations et des
+fatigues des jours pr&eacute;c&eacute;dents. Elle avait en abondance des vivres frais,
+des fruits, des p&acirc;tisseries, des raisins succulents.</p>
+
+<p>Cette derni&egrave;re affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous
+avait co&ucirc;t&eacute; une centaine d'hommes tu&eacute;s ou bless&eacute;s, tandis que plus de
+six cents mameluks avaient &eacute;t&eacute; tu&eacute;s; un millier s'&eacute;tait noy&eacute; dans le
+Nil. Aussi nos soldats pass&egrave;rent-ils les quatre jours de r&eacute;pit que
+Bonaparte leur accorda, &agrave; rep&ecirc;cher les morts pour les d&eacute;pouiller. Les
+mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons
+recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pi&egrave;ces
+d'or. Les chevaux m'int&eacute;ressant plus que les sacs de sequins, je fis
+main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la
+flottille rest&eacute;e engrav&eacute;e pendant deux jours sur un banc de sable,
+j'avais de quoi monter une partie de mon r&eacute;giment.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s deux jours de n&eacute;gociations, la ville du Caire nous ouvrit ses
+portes. Bonaparte y transporta son quartier g&eacute;n&eacute;ral et y fit son entr&eacute;e
+le 25 juillet, avec son &eacute;tat-major et quelques bataillons de grenadiers
+sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Ca&iuml;rotes: les autres
+divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne re&ccedil;ut
+l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un
+faubourg du Caire, et mon r&eacute;giment prit ses quartiers &agrave; mi-chemin de la
+ville et du village.</p>
+
+<p>Comme &agrave; Embab&egrave;h, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus
+tard que le propri&eacute;taire avait &eacute;t&eacute; tu&eacute; aux Pyramides. Elle &eacute;tait vaste
+et divis&eacute;e en deux parties principales, l'une pour le ma&icirc;tre du logis,
+l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne pr&eacute;sentait &agrave; l'ext&eacute;rieur
+que des murailles nues, perc&eacute;es de rares et &eacute;troites ouvertures
+semblables &agrave; des meurtri&egrave;res. L'int&eacute;rieur renfermait une cour assez
+grande pour &ecirc;tre dispos&eacute;e en parterre de fleurs, avec une fontaine de
+marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occup&eacute;s les
+hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses
+colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique.</p>
+
+<p>&Agrave; c&ocirc;t&eacute;, et s&eacute;par&eacute;e par une porte massive fermant &agrave; triple serrure, &eacute;tait
+une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements
+destin&eacute;s aux femmes et les salles de bain. C'&eacute;tait le harem, et ce fut
+l&agrave; que Dj&eacute;mil&eacute; et son esclave noire s'install&egrave;rent. Je m'emparai de
+l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en
+trouvai un &agrave; mon go&ucirc;t, au rez-de-chauss&eacute;e, car la maison avait deux
+&eacute;tages et j'aurais pu offrir l'hospitalit&eacute; &agrave; tous les officiers de mon
+r&eacute;giment; c'&eacute;tait une pi&egrave;ce au plafond peint et dor&eacute;, au pav&eacute; couvert de
+nattes et aux murs recouverts de stuc.</p>
+
+<p>Les meubles ressemblaient peu &agrave; ceux que j'avais l'habitude de voir. Il
+n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout
+habill&eacute; sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied &agrave; terre pour
+manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou
+des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre
+communiquait avec le salon ou divan, o&ugrave; &eacute;taient re&ccedil;us les &eacute;trangers. Je
+confiai &agrave; Guidamour la garde de l'unique porte plac&eacute;e &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; de
+la maison. Elle &eacute;tait peinte en rouge avec des filets blancs et on y
+lisait, &eacute;crite en lettres d'or, cette sentence tir&eacute;e du Koran:</p>
+
+<p><i>Les biens de la terre sont passagers. Les tr&eacute;sors du ciel sont plus
+pr&eacute;cieux.</i></p>
+
+<p>Dans les d&eacute;pendances se trouvaient les &eacute;curies, et des magasins bien
+approvisionn&eacute;s. Le tout au milieu de jardins arros&eacute;s d'eaux vives et
+entour&eacute;s de murailles.</p>
+
+<p>Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la mienne.
+Nos jardins communiquaient. C'&eacute;tait une id&eacute;e de Sylvie.</p>
+
+<p>En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait
+&eacute;t&eacute; descell&eacute; et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de
+fa&iuml;ence et je vis, parmi la poussi&egrave;re, briller quelques pi&egrave;ces d'or.
+J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisi&egrave;me, c'&eacute;tait encore de
+l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds
+carr&eacute;s et une profondeur de plus d'un pied.</p>
+
+<p>De par le droit de la guerre, ce tr&eacute;sor devenait ma possession.</p>
+
+<p>La trouvaille &eacute;tait bonne, car j'avais mang&eacute; ma solde depuis longtemps.</p>
+
+<p>Je bourrai de sequins et de guin&eacute;es turques mon porte-manteau et ma
+valise; apr&egrave;s quoi, je cherchai &agrave; savoir ce que contenait encore la
+cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. &Agrave; vue d'&oelig;il,
+j'estimai le tr&eacute;sor &agrave; pr&egrave;s d'un million.</p>
+
+<p>La sentence &eacute;crite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres
+&eacute;taient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour
+d&eacute;penser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord &agrave; mon vieux
+p&egrave;re, qui d&eacute;sirait depuis longtemps acheter une petite propri&eacute;t&eacute; dans le
+val de la Loire, puis &agrave; plusieurs anciens compagnons d'armes.</p>
+
+<p>J'avais l&agrave; de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, o&ugrave; serrer
+ce monceau d'or? J'avais d&eacute;j&agrave; l'embarras des richesses. Je vais d'abord
+demain r&eacute;galer tout le r&eacute;giment, me dis-je. Quel dommage que la femme du
+g&eacute;n&eacute;ral en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donn&eacute; une f&ecirc;te.
+Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle
+m'aurait recommand&eacute; &agrave; son mari et j'aurais eu de l'avancement.</p>
+
+<p>&mdash;De l'avancement! &agrave; quoi bon &agrave; pr&eacute;sent? est-ce que j'ai besoin d'&ecirc;tre
+ambitieux?</p>
+
+<p>Je voulus d'abord mettre de c&ocirc;t&eacute; trois ou quatre cent mille francs pour
+les envoyer &agrave; mon p&egrave;re; mais j'eusse pass&eacute; la nuit &agrave; les compter. Je
+rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et &agrave;
+mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;s. Quand ce
+fut fait, je repla&ccedil;ai le carrelage, le vieux coffre par dessus et
+j'allai dormir.</p>
+
+<p>Le lendemain j'&eacute;crivis &agrave; mon p&egrave;re et je m'adressai au payeur g&eacute;n&eacute;ral,
+pour qu'il lui f&icirc;t passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans
+ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en e&ucirc;t &eacute;t&eacute; accus&eacute; r&eacute;ception pour
+exp&eacute;dier une nouvelle somme.</p>
+
+<p>Malek le mameluk, fid&egrave;le &agrave; son serment, n'avait pas quitt&eacute; le r&eacute;giment,
+et, en sa qualit&eacute; de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers.
+C'&eacute;tait un tr&egrave;s-beau gar&ccedil;on &agrave; la peau oliv&acirc;tre, au nez brusqu&eacute;, et &agrave; la
+l&egrave;vre ombrag&eacute;e d'une longue moustache soyeuse.</p>
+
+<p>D&egrave;s le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale:</p>
+
+<p>&mdash;Chr&eacute;tien, nul guerrier jusqu'&agrave; ce jour n'avait vaincu Malek. Il a
+d&eacute;vor&eacute; sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait
+voulu le punir de son orgueil, de m&ecirc;me qu'il a puni Mourad en dispersant
+ses arm&eacute;es comme les sables du d&eacute;sert! que sa volont&eacute; soit faite! Je
+t'ai jur&eacute; de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai m&ecirc;me avec toi et je
+t'am&egrave;nerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier.</p>
+
+<p>J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le
+lendemain avec une centaine de mameluks qui pr&ecirc;t&egrave;rent tous serment &agrave; la
+r&eacute;publique devant le g&eacute;n&eacute;ral de division. Malek m'avoua plus tard que
+lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la
+haine mortelle qu'il avait vou&eacute;e &agrave; Mourad et son serment l'avaient
+ramen&eacute;. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du
+sang entre nous, dit-il; il a tu&eacute; mon p&egrave;re. Je dois le tuer.</p>
+
+<p>La d&eacute;fection de Malek fut bient&ocirc;t imit&eacute;e par le grec Nikolo Papas Oglou,
+qui avait jusque-l&agrave; servi les beys mameluks. Il enr&ocirc;la tous ses
+compatriotes, quelques Arabes et Turcs d&eacute;serteurs et forma une l&eacute;gion de
+1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce r&eacute;giment de
+mameluks qui suivit l'arm&eacute;e lorsqu'elle retourna en France.</p>
+
+<p>Les indig&egrave;nes, qui nous avaient d'abord regard&eacute; avec effroi, voyant que,
+bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent
+confiance; les fugitifs revinrent, et bient&ocirc;t le bon accord r&eacute;gna entre
+les vainqueurs et les vaincus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#toc">IV</a></h2>
+
+
+<p>Trois jours apr&egrave;s mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour
+d&eacute;jeuner chez lui, et m'invita ensuite &agrave; l'accompagner au Caire avec
+Sylvie.</p>
+
+<p>Le Caire est plus grand que Paris<a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a>, mais il est fort diff&eacute;rent
+d'aspect, c'est la cit&eacute; arabe dans toute son originalit&eacute;. Hormis trois
+grandes places de forme irr&eacute;guli&egrave;re, c'est un d&eacute;dale de petites rues
+&eacute;troites, tortueuses et non pav&eacute;es. La plupart ont &agrave; chaque extr&eacute;mit&eacute;
+une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre
+occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de pr&eacute;caution
+contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent
+des toiles ou des nattes pour les pr&eacute;server du soleil, on marche dans
+une demi-obscurit&eacute;. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses,
+ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans
+r&eacute;gularit&eacute; aucune, accol&eacute;es les unes aux autres ou superpos&eacute;es, ses
+mosqu&eacute;es bariol&eacute;es de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de
+minarets s'&eacute;lan&ccedil;ant dans les airs, ses march&eacute;s, ses bazars, ses
+boutiques innombrables, me rappelait &agrave; chaque pas les descriptions des
+<i>Mille et une Nuits</i>. La population offrait un &eacute;gal int&eacute;r&ecirc;t &agrave; ma
+curiosit&eacute;. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe &agrave; la d&eacute;marche
+fi&egrave;re, le Cophte au maintien grave, le juif &agrave; la mine concentr&eacute;e,
+l'humble fellah, le Grec au regard &eacute;veill&eacute;, le n&egrave;gre au rire d'enfant.
+Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots;
+l&agrave;, une troupe d'&acirc;niers criant &agrave; vous rompre les oreilles; puis des
+femmes, qui, envelopp&eacute;es dans leurs ha&iuml;ks de couleurs sombres, passent
+comme des fant&ocirc;mes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de
+jeunes nubiennes, des porteurs d'eau charg&eacute;s d'outres pleines. Je
+cherchais, dans cette foule bigarr&eacute;e, si je ne rencontrerais pas le
+<i>petit bossu</i>, le <i>dormeur &eacute;veill&eacute;</i> ou les <i>trois calenders</i>. J'aurais
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute; &ecirc;tre seul pour savourer le spectacle f&eacute;erique qui se d&eacute;roulait
+devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le
+mauvais c&ocirc;t&eacute; de l'Orient, la poussi&egrave;re, la chaleur, la malpropret&eacute; des
+rues, les mauvaises odeurs qui s'&eacute;chappaient des boutiques, les haillons
+ou la l&egrave;pre des passants. Ils furent moins m&eacute;contents du quartier des
+mameluks, plus a&eacute;r&eacute;, mais moins original. C'est l&agrave; que Bonaparte avait
+&eacute;tabli son quartier g&eacute;n&eacute;ral dans le palais d'Elfy-Bey.</p>
+
+<p>Dubertet avait &agrave; parler au g&eacute;n&eacute;ral Bon, qui occupait la citadelle, nous
+y mont&acirc;mes. L'&eacute;tendue du pays que l'on d&eacute;couvre de l&agrave; est immense. Il y
+avait pr&egrave;s d'un mois que j'&eacute;tais en &Eacute;gypte, et je la vis ce jour-l&agrave; pour
+la premi&egrave;re fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de
+constructions blanches et ses minarets, tout entour&eacute; de for&ecirc;ts de
+palmiers. &Agrave; droite et &agrave; gauche, dans une plaine sablonneuse, &agrave; l'entr&eacute;e
+du d&eacute;sert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'&icirc;le
+de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui
+se d&eacute;roule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines
+du Delta; &agrave; l'horizon, la masse imposante des pyramides de Giz&egrave;h,
+d'Aboukir et de Sakkarah; puis le d&eacute;sert aux profondeurs insaisissables.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais tout entier &agrave; mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que
+Dubertet avait laiss&eacute;e sous ma garde, pour aller remplir sa mission
+aupr&egrave;s du g&eacute;n&eacute;ral, me tira par le bras et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu!
+qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi vous en voudrais-je?</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez trouv&eacute;e trop coquette avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre mani&egrave;re d'&ecirc;tre; mais
+cela ne tire pas &agrave; cons&eacute;quence.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, non! Mais qui peut r&eacute;pondre de son c&oelig;ur? Dites-moi,
+vous n'&ecirc;tes plus amoureux de mademoiselle de C&eacute;rignan, j'esp&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait! plus que jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous moquez de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je n'oserais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aimez donc les filles nobles?</p>
+
+<p>Je ne suis jamais tomb&eacute; amoureux que de celles-l&agrave;!</p>
+
+<p>&mdash;Cela se comprend, puisque vous &ecirc;tes noble vous-m&ecirc;me, &agrave; ce qu'on dit.
+Moi, j'aimerais bien avoir un amant titr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de
+Malte dans votre famille?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu un oncle chanoine ou cur&eacute;, je ne sais plus.</p>
+
+<p>Je faillis lui &eacute;clater de rire au nez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit-elle en revenant &agrave; sa premi&egrave;re id&eacute;e, si vous &ecirc;tes
+amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune
+fille turque ou arabe que vous tenez enferm&eacute;e chez vous? Avouez qu'elle
+est votre...</p>
+
+<p>&mdash;Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous int&eacute;resser?</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? Aveugle que vous &ecirc;tes! dit-elle en minaudant. C'est &agrave; cause
+de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit &agrave; cause du Grand-Turc, bien
+qu'il soit titr&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari?</p>
+
+<p>Le retour de Dubertet la fit taire, et nous repr&icirc;mes le chemin de
+Boulaq. Au moment o&ugrave; j'allais les quitter:</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez
+enferm&eacute;e avec tant de pr&eacute;cautions. Est-elle jolie?</p>
+
+<p>&mdash;Vous en jugerez par vous-m&ecirc;me quand vous voudrez; mais je vous
+pr&eacute;viens qu'elle n'entend pas un mot de fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a ne fait rien, j'irai apr&egrave;s-demain, si vous le permettez. En m&ecirc;me
+temps vous me montrerez votre palais.</p>
+
+<p>Je pr&eacute;vins Dj&eacute;mil&eacute; de la visite.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame
+fran&ccedil;aise? Quelle id&eacute;e va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule
+esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir
+compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est d&eacute;vou&eacute;e, mais elle
+ne sait que des chansons n&egrave;gres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou
+quatre autres pour me servir.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une bonne occasion de d&eacute;penser mon argent et d'&eacute;tudier de pr&egrave;s
+les m&oelig;urs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Je te les promets pour demain.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi-m&ecirc;me, tu n'as qu'un <i>sa&iuml;s</i> (palefrenier), pour servir toi et
+ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord &agrave; la
+maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un <i>kahwedj bachi</i>
+pour faire ton caf&eacute;, un <i>seradj-bachi</i> pour tenir ton cheval quand tu
+vas &agrave; la promenade, un <i>selikdar</i> pour porter tes armes, un porte-pipe,
+un tr&eacute;sorier et un secr&eacute;taire, sans compter sept ou huit <i>yamaks</i> pour
+les servir tous.</p>
+
+<p>Elle ne m'e&ucirc;t pas compris si je lui eusse r&eacute;pondu que je n'avais aucun
+besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent
+les riches musulmans; je pr&eacute;tendis avoir tout ce monde-l&agrave; dans mon
+r&eacute;giment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier.</p>
+
+<p>D&egrave;s le matin, je me mis en qu&ecirc;te d'un marchand d'esclaves: je n'avais
+pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille <i>fellahine</i>
+vint d'elle-m&ecirc;me m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je
+demandai &agrave; la voir, et j'entrai dans une mis&eacute;rable maison o&ugrave;, sur une
+natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez
+gentille, de dix &agrave; douze ans. Sur l'injonction de sa m&egrave;re, elle se leva,
+et, toute tremblante de frayeur, se mit &agrave; pi&eacute;tiner sur place, en
+arrondissant les bras, et en se d&eacute;hanchant. La m&egrave;re chantait d'une voix
+&eacute;raill&eacute;e et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts
+&eacute;tait perc&eacute; et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la
+musique et la danse, et je dis &agrave; la vieille que je ne cherchais pas
+d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, donne-moi cent <i>talari</i> et emm&egrave;ne ma fille.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne t'en donnerai pas m&ecirc;me vingt. Le talari vaut &agrave; peu pr&egrave;s cinq
+francs, c'&eacute;tait donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en
+offrais cent.</p>
+
+<p>&mdash;Prends Zabetta pour ce prix, me r&eacute;pondit-elle. Elle sera toujours plus
+heureuse chez toi qu'ici.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas satisfait de la denr&eacute;e, je refusai.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille,
+attends-moi ici, je vais t'amener &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;J'en veux six.</p>
+
+<p>&mdash;Six! s'&eacute;cria-t-elle. En ce cas, il faut aller &agrave; l'Okel, chez Yacoub,
+le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification,
+je t'y conduirai.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, passe devant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, <i>sidy</i> (seigneur), mais, auparavant, terminons le march&eacute;. Je te
+laisse ma fille pour dix-huit talari.</p>
+
+<p>Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa
+prog&eacute;niture, qui semblait plut&ocirc;t satisfaite que m&eacute;contente de la
+quitter.</p>
+
+<p>Le march&eacute; aux esclaves &eacute;tait dans une ruelle &eacute;troite et malpropre.
+J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entour&eacute;e d'arcades. La
+lumi&egrave;re du jour, tamis&eacute;e par les <i>velums</i> tendus d'une muraille &agrave;
+l'autre, plongeait dans un cr&eacute;puscule, plus favorable au vendeur qu'&agrave;
+l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins
+nus, et plus ou moins noirs.</p>
+
+<p>&Agrave; ma vue, tout ce monde se jeta en d&eacute;sordre vers le fond de la cour,
+mais se rassura bient&ocirc;t en voyant la vieille fellahine aborder comme une
+ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine.</p>
+
+<p>D&egrave;s que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avan&ccedil;a vers moi d'un
+air obs&eacute;quieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je
+lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livr&eacute; hier de la marchandise de
+premi&egrave;re qualit&eacute; et je vais te montrer &ccedil;a; mais c'est cher, tr&egrave;s-cher!</p>
+
+<p>Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon
+claque les flancs d'une b&ecirc;te &agrave; vendre pour montrer la fermet&eacute; de sa
+chair, il frappa du plat de la main sur les &eacute;paules de cette fille au
+corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents
+blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, &ccedil;a peut avoir
+vingt ans, &ccedil;a se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et &ccedil;a n'a
+encore eu qu'un ma&icirc;tre. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici l&agrave;
+tu lui trouves quelque infirmit&eacute;, ram&egrave;ne-la, je te rendrai ton argent
+ou tu en choisiras une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Combien en veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Deux <i>bourses</i> (250 francs).</p>
+
+<p>J'&eacute;tais surpris qu'une femme, f&ucirc;t-elle noire comme la nuit, co&ucirc;t&acirc;t si
+peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle?</p>
+
+<p>Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle r&eacute;pondit
+Daoura.</p>
+
+<p>Il m'amena ensuite une jeune n&eacute;gresse aux cheveux natt&eacute;s en mille
+petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses &eacute;paules
+et sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai assez de noires, lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;On n'a jamais assez de cette esp&egrave;ce-l&agrave;, reprit-il; c'est une
+Abyssinienne, et c'est g&eacute;n&eacute;ralement tr&egrave;s-recherch&eacute;, quand elles sont
+femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le
+m&ecirc;me prix que l'autre. C'est une occasion.</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, mais elle est trop luisante!</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'enverras au bain et tu lui feras d&eacute;nouer ses tresses; apr&egrave;s cela,
+elle sera plus jolie que l'autre, tu verras!</p>
+
+<p>Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez
+droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque
+toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Dj&eacute;mil&eacute;
+ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi.
+Elle s'appelait Choho.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant montre-moi des blanches, dis-je &agrave; Yacoub.</p>
+
+<p>&mdash;C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis.</p>
+
+<p>&mdash;Peu m'importe!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la
+laisser voir en public.</p>
+
+<p>Je le suivis dans une chambre haute o&ugrave; plusieurs femmes, dans des
+costumes assez d&eacute;labr&eacute;s, se tenaient rang&eacute;es contre le mur.</p>
+
+<p>Il m'en pr&eacute;senta une &agrave; la peau l&eacute;g&egrave;rement bistr&eacute;e et aux traits
+d&eacute;licats.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Sa&iuml;s? Seize ans et vierge! Elle
+chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi
+c'est cher, tr&egrave;s-cher! Huit bourses! (mille francs).</p>
+
+<p>&mdash;Ach&egrave;te-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un &eacute;clat
+f&eacute;brile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de
+la ville d'Esn&egrave;h, la patrie des alm&eacute;es!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ach&egrave;te, lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle vint me baiser la main.</p>
+
+<p>Je fis ensuite l'acquisition d'une chr&eacute;tienne de Damas, d'une figure
+fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle r&eacute;pondait au
+nom de M&eacute;riem. La derni&egrave;re que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle
+&eacute;tait de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e par des corsaires
+et vendue &agrave; un bey mameluk, qui l'avait r&eacute;pudi&eacute;e. Elle remplissait
+toutes les conditions de la beaut&eacute; comme l'entendent les Orientaux.
+Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse,
+elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe:
+Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des
+coussins.</p>
+
+<p>Aussi, c'&eacute;tait cher, tr&egrave;s-cher!</p>
+
+<p>J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas
+me promener dans Boulaq avec ce troupeau f&eacute;minin, je chargeai la vieille
+fellahine de le conduire chez moi. Une heure apr&egrave;s, elle venait me
+livrer mon b&eacute;tail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de
+son <i>bakchis</i>, c'est-&agrave;-dire de son pourboire.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute;, enchant&eacute;e de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en
+me baisant le pouce.</p>
+
+<p>Mais ce n'&eacute;tait pas tout d'avoir achet&eacute; six femmes, il fallut les
+attifer, car Yacoub me les avait livr&eacute;es avec aussi peu de v&ecirc;tements que
+possible. Les pauvres filles n'&eacute;taient pas honteuses de leur nudit&eacute;,
+elles l'&eacute;taient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui
+avaient habit&eacute; la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute
+leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bient&ocirc;t,
+du haut en bas de ma r&eacute;sidence, un va-et-vient, des rires et un
+bavardage qui se prolong&egrave;rent fort avant dans la nuit.</p>
+
+<p>Sylvie arriva le lendemain dans une toilette &eacute;bouriffante. De son c&ocirc;t&eacute;,
+Dj&eacute;mil&eacute; avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'&eacute;tait par&eacute;e de
+tous ses bijoux et y avait ajout&eacute; ceux qu'elle avait pass&eacute;s la matin&eacute;e &agrave;
+choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une
+joaillerie pour &eacute;quiper les compagnes de la fille de Mourad.</p>
+
+<p>L'entrevue fut des plus comiques. D&egrave;s que l'Europ&eacute;enne parut sur le
+seuil du divan o&ugrave; j'avais rassembl&eacute; le harem, Dj&eacute;mil&eacute; se leva, et,
+suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main &agrave; son
+front, &agrave; sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses l&egrave;vres. Elle
+s'attendait &agrave; ce que Sylvie lui rend&icirc;t les m&ecirc;mes hommages. Il n'en fut
+rien. L'ex-com&eacute;dienne n'avait aucune id&eacute;e des usages de l'Orient. La
+jeune mamelucke se redressa alors avec fiert&eacute;, lui tourna le dos et
+revint sur son sofa. Puis, s'adressant &agrave; moi: Dis-lui de s'asseoir si
+elle le veut. Offre-lui un narghil&eacute; et du caf&eacute;.</p>
+
+<p>Je traduisis mot &agrave; mot.</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle dr&ocirc;le, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son
+caf&eacute; ni de sa pipe.</p>
+
+<p>Quand j'eus report&eacute; ces paroles &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ton &eacute;pouse est bien mal apprise, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'est pas ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, que vient-elle faire chez toi et &agrave; visage d&eacute;couvert? C'est donc
+une alm&eacute;e ou quelque chose de pis?</p>
+
+<p>&mdash;Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle
+voulait me manger.</p>
+
+<p>&mdash;La trouvez-vous jolie?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagot&eacute;!</p>
+
+<p>Je dis &agrave; la mameluke que Sylvie la trouvait belle.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc
+fumer, &ccedil;a la rendra malade et je serai contente.</p>
+
+<p>Thomadhyr, sur un signe de sa ma&icirc;tresse, offrit &agrave; la visiteuse une pipe,
+tandis que Daoura lui versait du caf&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne veux rien, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas empoisonn&eacute;, lui dit Tomadhyr, offens&eacute;e.</p>
+
+<p>J'engageai Sylvie &agrave; accepter. Sur mon insistance, elle tira trois
+bouff&eacute;es, toussa, se mit de la fum&eacute;e dans les yeux, et pour se
+remettre, avala bouillant le caf&eacute; pr&eacute;par&eacute; &agrave; la turque, encore tout
+bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace &eacute;pouvantable.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle est sotte! s'&eacute;cria Dj&eacute;mil&eacute; en battant des mains et en riant
+d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imit&egrave;rent, autant pour lui
+complaire que par jalousie instinctive contre la Fran&ccedil;aise.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'elles ont donc tant &agrave; rire, toutes vos <i>grues</i>? s'&eacute;cria
+Sylvie.</p>
+
+<p>&mdash;Elles rient de ce que vous n'avez pas donn&eacute; le temps &agrave; votre caf&eacute; de
+d&eacute;poser au fond de la tasse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas si dr&ocirc;le que &ccedil;a, je me suis br&ucirc;l&eacute;e affreusement avec leur
+<i>chicor&eacute;e</i>. Faites-les donc taire! elles sont aga&ccedil;antes avec leurs cris.</p>
+
+<p>Je leur observai qu'il &eacute;tait fort grossier dans tous les pays du monde
+de se moquer de ses h&ocirc;tes. Elles se turent. Dj&eacute;mil&eacute; reprit son s&eacute;rieux;
+mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les
+yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. D&egrave;s lors,
+adieu toute gravit&eacute;. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en
+avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres &eacute;clat&egrave;rent.</p>
+
+<p>Je parvins &agrave; obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi
+je riais.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans
+la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voil&agrave; trois fort
+jolies. D'abord cette grosse-l&agrave;, qui ressemble &agrave; une Junon de M. David!</p>
+
+<p>Elle d&eacute;signa la Grecque Pannychis.&mdash;Et puis, cette mince, reprit-elle en
+me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des
+charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je pr&eacute;f&egrave;re la belle aux
+yeux de feu.</p>
+
+<p>&mdash;Que dit-elle donc? me demanda Dj&eacute;mil&eacute;. Elle se moque de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie.</p>
+
+<p>Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en
+disant: Ah! ma ch&egrave;re, je n'aime pas &agrave; &ecirc;tre embrass&eacute;e par les femmes.</p>
+
+<p>Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva.
+Dj&eacute;mil&eacute; en fit autant et l'engagea &agrave; revenir, autant pour prendre des
+le&ccedil;ons de politesse que pour l'amuser encore.</p>
+
+<p>Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation.
+La com&eacute;dienne lui fit une r&eacute;v&eacute;rence, et comme elle se dirigeait vers la
+porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous pr&eacute;texte de
+l'embrasser, lui avait attach&eacute; en guise de croupi&egrave;re. Ce fut pour le
+coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je d&eacute;tachai
+l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aper&ccedil;ut et je la jetai
+au nez de l'esclave espi&egrave;gle.</p>
+
+<p>Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle r&eacute;v&eacute;rence &agrave; Dj&eacute;mil&eacute; qui,
+pour la cong&eacute;dier selon les usages, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Le ciel vous accorde une nombreuse post&eacute;rit&eacute; et conserve vos enfants!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#toc">V</a></h2>
+
+
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle
+n'&eacute;tait pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'&eacute;tait moqu&eacute; d'elle,
+me pria de lui amener Dj&eacute;mil&eacute; &agrave; d&icirc;ner.</p>
+
+<p>Je tirais vanit&eacute; de la beaut&eacute; de cette jeune fille, et j'&eacute;tais content
+de la montrer &agrave; Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine &agrave;
+obtenir son consentement.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une
+grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne
+connaissez les n&ocirc;tres, et elles vont se moquer de moi &agrave; leur tour.
+Apprends-moi comment je dois me conduire.</p>
+
+<p>Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal
+de ce qui se passait avant, pendant et apr&egrave;s le d&icirc;ner. Quand elle sut
+que Dubertet serait pr&eacute;sent, elle fut sur le point de se r&eacute;tracter, ne
+voulant point para&icirc;tre &agrave; visage d&eacute;couvert devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ma ch&egrave;re enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans
+voiles, cela ne leur attire le bl&acirc;me de personne. Il n'y a que les
+laiderons qui se cachent la figure.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, soit! j'&ocirc;terai mon voile; d'ailleurs, les chr&eacute;tiens ne sont
+pas des hommes pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, tu me consid&egrave;res comme un chien?</p>
+
+<p>Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, tu n'es pas chr&eacute;tien!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! et que suis-je donc?</p>
+
+<p>&mdash;Tu parles arabe, tu respectes Allah et son proph&egrave;te, et tu es doux
+pour ta captive Dj&eacute;mil&eacute;. Aussi j'ai une grande amiti&eacute; pour toi et je
+suis heureuse ici.</p>
+
+<p>Elle n'&eacute;tait pas difficile &agrave; contenter, car l'existence qu'elle menait
+m'e&ucirc;t ennuy&eacute; &agrave; mourir. Ne sachant ni lire, ni &eacute;crire, ni broder au
+tambour, ni m&ecirc;me jouer d'un instrument quelconque, elle passait son
+temps &agrave; s'attifer, &agrave; prendre des bains, &agrave; boire du caf&eacute;, fumer et
+b&acirc;iller. Elle ne s'occupait m&ecirc;me pas des soins de la maison; elle en
+avait charg&eacute; les n&eacute;gresses. Sauf Tomadhyr, qui &eacute;tait belle conteuse,
+bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une l&eacute;g&egrave;re teinture
+d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'&agrave; cent. &Agrave; quoi
+leur e&ucirc;t servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demand&eacute; que d'&ecirc;tre
+jolies.</p>
+
+<p>Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises
+aux volont&eacute;s et aux caprices de la <i>Khanoune</i>, c'est-&agrave;-dire de la
+ma&icirc;tresse de la maison. Celle-ci avait son appartement s&eacute;par&eacute;, chambre,
+antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale
+pi&egrave;ce du harem; c'&eacute;tait le salon commun, entour&eacute; de divans, avec de
+petites tables incrust&eacute;es d'&eacute;caille et des enfoncements d&eacute;coup&eacute;s en
+ogive &ccedil;&agrave; et l&agrave; dans la muraille, servant &agrave; serrer les naghl&egrave;s, les vases
+de fleurs et les tasses &agrave; caf&eacute;.</p>
+
+<p>Quant aux esclaves ou <i>odaleuk</i>, elles dormaient tout habill&eacute;es sur les
+sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou
+les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur
+les galeries en plein air; car, comme je l'ai d&eacute;j&agrave; dit, il n'y avait pas
+un seul lit dans toute la maison.</p>
+
+<p>Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins
+belles chacune dans son genre, peut d'abord para&icirc;tre singuli&egrave;re &agrave; un
+Europ&eacute;en. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs &eacute;pouses et
+une quantit&eacute; d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois
+d'entre elles. Je me trompais &eacute;trangement. J'appris bient&ocirc;t que le
+musulman ne vivait en r&eacute;alit&eacute; qu'avec une seule. Si la loi lui permet
+d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui
+puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne &agrave; prendre une
+seule femme l&eacute;gitime. Les filles de bonne maison en font presque
+toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut
+avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de
+les loger ailleurs que chez son &eacute;pouse; celles qu'il lui a donn&eacute;es sont
+devenues sa propri&eacute;t&eacute;, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde
+bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons s&eacute;par&eacute;es en deux
+parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les
+int&eacute;r&ecirc;ts et la vie intimes sont diff&eacute;rents. Dans le cas o&ugrave; les femmes
+sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, o&ugrave; chaque cadine vit
+s&eacute;par&eacute;ment avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec
+c&eacute;r&eacute;monie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe
+son temps &agrave; fumer et &agrave; prendre du caf&eacute; ou des sorbets; et encore, s'il
+trouve des babouches &agrave; la porte du harem, il se retire discr&egrave;tement, de
+crainte de g&ecirc;ner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes
+&eacute;taient des prisonni&egrave;res que l'on gardait &agrave; vue. Les <i>cadines</i>,
+c'est-&agrave;-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir,
+accompagn&eacute;es, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques,
+d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont
+pas le droit de t&eacute;moigner en justice et de se m&ecirc;ler aux fid&egrave;les dans les
+mosqu&eacute;es, elles peuvent n&eacute;anmoins h&eacute;riter et poss&eacute;der comme partout,
+m&ecirc;me en dehors de l'autorit&eacute; du mari. Elles peuvent m&ecirc;me demander &agrave;
+divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari
+n'a qu'&agrave; dire devant trois t&eacute;moins: &laquo;Tu es divorc&eacute;e,&raquo; pour que cela ait
+force de loi.</p>
+
+<p>Le jour du d&icirc;ner arriv&eacute;, j'allai chez Dj&eacute;mil&eacute;. Je la trouvai par&eacute;e de
+ses plus beaux atours et riant aux &eacute;clats en imitant les r&eacute;v&eacute;rences de
+Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en
+prenant des airs pench&eacute;s.</p>
+
+<p>En m'apercevant, toutes s'envol&egrave;rent&mdash;comme une compagnie de perdrix.</p>
+
+<p>Je les rassurai, et j'emmenai Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne
+veux pas te contraindre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si
+&eacute;trange que tu me tiennes ainsi pour marcher!</p>
+
+<p>Dubertet ou plut&ocirc;t Sylvie avait invit&eacute; plusieurs personnes, entre autres
+le colonel Sabardin, qui &eacute;tait de mes amis, Morin dont le bras &eacute;tait
+gu&eacute;ri, et il signor Fosco. Quand Dj&eacute;mil&eacute; se trouva devant tous ces
+hommes, elle fut d&eacute;contenanc&eacute;e. Mais, se remettant vite, elle alla droit
+&agrave; Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des r&eacute;v&eacute;rences qu'elle
+venait de r&eacute;p&eacute;ter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur
+le visage pour d&icirc;ner? ce sera bien g&ecirc;nant.</p>
+
+<p>Je priai Dj&eacute;mil&eacute; de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et
+elle se tint les yeux baiss&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;On lui &ocirc;terait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus
+honteuse. La pudeur est d&eacute;cid&eacute;ment une affaire de convention!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s'&eacute;cria Morin, c'est l&agrave; l'enfant que vous avez recueillie
+aux Pyramides? mais c'est un chef-d'&oelig;uvre! quelle finesse de traits,
+quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son
+portrait.</p>
+
+<p>&mdash;De grand c&oelig;ur, r&eacute;pondis-je, et je fis part de sa proposition &agrave;
+Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver
+malheur? non! non, jamais!</p>
+
+<p>Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle &agrave; manger. Dj&eacute;mil&eacute;
+h&eacute;sitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un
+ton de reproche:&mdash;Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par
+un autre homme?</p>
+
+<p>Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui
+t&eacute;moigner son respect. Il la pla&ccedil;a &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui &agrave; table et s'occupa
+exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les
+r&eacute;p&eacute;tait &agrave; tort et &agrave; travers, ce qui la faisait beaucoup rire.</p>
+
+<p>Sylvie, qui ne comprenait pas m&ecirc;me ces trois mots, crut ou feignit de
+croire qu'il lui disait des fadeurs. C'&eacute;tait un bon pr&eacute;texte pour lui
+rendre la pareille. Elle s'attaqua &agrave; Sabardin, mais celui-ci &eacute;tait tout
+&agrave; ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le
+but de ses agaceries.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; avait un coup d'&oelig;il d'aigle, et rien ne lui &eacute;chappa: on
+apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui
+disant que ce n'&eacute;tait pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit
+pour lui monter la t&ecirc;te. Dubertet &eacute;tait gai et redoublait de
+pr&eacute;venances, Dj&eacute;mil&eacute; comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait
+ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du d&eacute;pit contre
+elle, et j'en voulus &agrave; mon ami de chercher &agrave; me <i>souffler</i> cette jeune
+fille, qu'il croyait &ecirc;tre ma ma&icirc;tresse. Je me reprochai d'avoir &eacute;t&eacute; si
+scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette
+diablesse de Sylvie lut dans ma pens&eacute;e; mais, en se levant de table,
+elle me dit tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Je serai ce soir, &agrave; onze heures, dans votre jardin, sous le grand
+caroubier; j'ai &agrave; vous parler.</p>
+
+<p>J'en voulais tant &agrave; Dubertet que je promis d'&ecirc;tre exact au rendez-vous.</p>
+
+<p>Quand le caf&eacute; fut pris, elle se donna le luxe d'une sc&egrave;ne de jalousie &agrave;
+son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Dj&eacute;mil&eacute; qui m'avait
+d&eacute;j&agrave; demand&eacute; trois fois &agrave; s'en aller.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais de mauvaise humeur, elle s'en aper&ccedil;ut, m'en demanda la cause. Ne
+voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal &agrave; la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas cela, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce donc?</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux que je te le dise?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, parle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai devin&eacute; bien
+des choses.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'as-tu devin&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a f&acirc;ch&eacute;: puis, que
+sa femme a de l'amour pour toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as le droit de l'acheter &agrave; ton ami et de l'amener dans ton harem;
+mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas l&agrave; ce que tu m'avais
+promis!</p>
+
+<p>&mdash;Et que t'avais-je promis?</p>
+
+<p>&mdash;Que je serais seule ma&icirc;tresse au logis.</p>
+
+<p>Et elle fondit en larmes.</p>
+
+<p>J'eus beau dire qu'elle seule r&eacute;gnerait chez moi, que je ne pouvais pas
+acheter la Fran&ccedil;aise, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle
+pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait port&eacute; sur les nerfs.</p>
+
+<p>Onze heures sonn&egrave;rent, c'est-&agrave;-dire que le muezzin cria l'heure, du haut
+d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais
+laisser cette enfant, excit&eacute;e comme elle l'&eacute;tait; et puis, elle &eacute;tait
+si jolie que j'aurais sacrifi&eacute; tous les rendez-vous de la terre pour
+elle.</p>
+
+<p>Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des
+compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait &eacute;t&eacute; bien
+sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle &eacute;tait jalouse de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Dj&eacute;mil&eacute;? dis-je en
+la serrant sur mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui! r&eacute;pondit-elle en se jetant &agrave; mon cou. Je t'aime et je
+t'aimerai toute ma vie.</p>
+
+<p>Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier
+baiser, en s'&eacute;chappant de mes bras.</p>
+
+<p>Son esclave Tomadhyr entra en ce moment.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu? lui demandai-je impatient&eacute; de sa pr&eacute;sence.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais savoir si la sultane &eacute;tait rentr&eacute;e, afin de l'aider &agrave; se
+d&eacute;shabiller.</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en! et ne viens jamais sans &ecirc;tre appel&eacute;e, lui r&eacute;pondit sa
+ma&icirc;tresse avec col&egrave;re. Quand elle fut partie, Dj&eacute;mil&eacute; vint &agrave; moi, et,
+d'un air s&eacute;rieux, me dit:&mdash;Je serais m&eacute;prisable &agrave; mes propres yeux, si
+je me donnais &agrave; toi avant d'&ecirc;tre ta femme. Demande-moi &agrave; mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Et o&ugrave; le prendre?</p>
+
+<p>&mdash;Il doit &ecirc;tre dans le Fayoum.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ch&egrave;re enfant, quand m&ecirc;me je pourrais y aller maintenant, ce
+serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que ce serait d&eacute;serter mon drapeau et trahir l'arm&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te c&egrave;de, ou malheureuse
+si je te r&eacute;siste?</p>
+
+<p>&mdash;Ta fiert&eacute; et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je
+ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, plus tard, dit-elle en se retirant.</p>
+
+<p>L'heure de mon rendez-vous &eacute;tait envol&eacute;e depuis longtemps; mais j'&eacute;tais
+loin de regretter d'y avoir manqu&eacute;. Dj&eacute;mil&eacute; m'avait pr&eacute;serv&eacute; d'une
+sottise, et je m'endormis en me promettant de br&ucirc;ler un cierge &agrave; ma
+petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inqui&eacute;tai
+peu.</p>
+
+<p>Parmi les cavaliers que Malek nous avait amen&eacute;s, il s'en trouvait un que
+j'avais vu, &agrave; deux reprises, r&ocirc;der dans mon jardin sans y &ecirc;tre appel&eacute;.</p>
+
+<p>Je le soup&ccedil;onnais d'abord d'avoir connaissance du tr&eacute;sor et de vouloir
+s'introduire dans la maison. M'&eacute;tant inform&eacute; de lui pr&egrave;s de Malek,
+j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il &eacute;tait natif
+d'Alep. Je lui fis d&eacute;fendre l'entr&eacute;e du jardin. Il n'y revint plus,
+mais il passait des journ&eacute;es, assis, les jambes crois&eacute;es, devant la
+porte, &agrave; gratter d'une mandoline &agrave; trois cordes et &agrave; psalmodier des
+ballades et des chants d'amour.</p>
+
+<p>&Agrave; laquelle de mes esclaves adressait-il ses s&eacute;r&eacute;nades? Je le sus
+bient&ocirc;t. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et
+p&eacute;n&eacute;tra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de
+Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Le Lindor musulman commen&ccedil;a par vanter sa noblesse, sa bravoure, son
+cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donn&eacute;s, &eacute;num&eacute;ra les
+t&ecirc;tes qu'il avait tranch&eacute;es; puis il chanta les louanges de Mourad Bey,
+la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui pr&eacute;parait ses foudres
+pour nous an&eacute;antir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Dj&eacute;mil&eacute;, lui
+exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des
+m&eacute;taphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour,
+lui offrant de la ramener &agrave; sa famille, et finalement il lui proposa de
+se sauver dans le d&eacute;sert avec lui, cette nuit m&ecirc;me, tandis que j'&eacute;tais
+absent.</p>
+
+<p>Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions.</p>
+
+<p>&mdash;Souleyman, lui r&eacute;pondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu
+n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce
+que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon p&egrave;re. Apprends d'abord
+que je suis laide &agrave; faire peur. Demande-le plut&ocirc;t au chef fran&ccedil;ais qui a
+os&eacute; soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosit&eacute;, il s'est
+retir&eacute; &eacute;pouvant&eacute;; ensuite j'ai jur&eacute; par le Koran, de ne pas m'enfuir. La
+fille de Mourad est fi&egrave;re, elle ne saurait manquer &agrave; son serment, m&ecirc;me
+vis-&agrave;-vis d'un chr&eacute;tien. Si tu veux retourner vers mon p&egrave;re, dis-lui o&ugrave;
+je suis. Il sait bien la ran&ccedil;on qu'il doit offrir au chef fran&ccedil;ais en
+&eacute;change de sa fille. Va t'en et qu'Allah te prot&eacute;ge.</p>
+
+<p>J'entendis la fen&ecirc;tre se refermer et Souleyman s'&eacute;loigner.</p>
+
+<p>Rassur&eacute; sur la loyaut&eacute; de Dj&eacute;mil&eacute;, j'avais une autre inqui&eacute;tude; je ne
+voulais pas que son p&egrave;re v&icirc;nt me la reprendre, f&ucirc;t-ce en payant une
+ran&ccedil;on de roi. Je prenais plaisir &agrave; la regarder. J'en &eacute;tais jaloux comme
+un avare l'est du tr&eacute;sor auquel il ne touche pas.</p>
+
+<p>Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveill&acirc;t de
+pr&egrave;s son Arabe, apr&egrave;s quoi je le fis venir lui-m&ecirc;me. Quand il fut devant
+moi:</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux fuir, lui dis-je sans pr&eacute;ambule, et cela au m&eacute;pris du serment
+que tu as pr&ecirc;t&eacute; entre les mains du g&eacute;n&eacute;ral. Comme je suis le ma&icirc;tre de
+ton ma&icirc;tre, je t'avertis qu'&agrave; la moindre tentative, je te ferai trancher
+la t&ecirc;te: c'est tout ce que j'avais &agrave; te dire, va t'en.</p>
+
+<p>&mdash;Les chr&eacute;tiens ne coupent pas les t&ecirc;tes, dit-il en me jetant un regard
+d&eacute;daigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous avez donn&eacute; l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la
+meilleure mani&egrave;re de vous emp&ecirc;cher d'aller jouir des d&eacute;lices du paradis
+de Mahomet.</p>
+
+<p>Souleyman poussa un grognement sourd et sortit.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#toc">VI</a></h2>
+
+
+<p>Dans les premiers jours du mois d'ao&ucirc;t, l'ordre m'arriva de monter &agrave;
+cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belb&eacute;ys, avec mon r&eacute;giment,
+la division command&eacute;e par Bonaparte. J'allai pr&eacute;venir Dj&eacute;mil&eacute; de mon
+d&eacute;part.</p>
+
+<p>Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut
+surprise, puis elle s'&eacute;lan&ccedil;a vers moi.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? &Agrave; jamais,
+peut-&ecirc;tre!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas que l'exp&eacute;dition soit de longue dur&eacute;e. Nous allons
+prot&eacute;ger contre les B&eacute;douins la caravane des p&egrave;lerins de la Mecque qui
+revient au Caire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une &oelig;uvre pieuse, va, et qu'Allah te prot&eacute;ge! Mais je vais bien
+m'ennuyer ici!</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours.</p>
+
+<p>&mdash;Mais j'aurai peur!</p>
+
+<p>&mdash;Je serai bient&ocirc;t revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et
+veille &agrave; ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs.</p>
+
+<p>&mdash;Laisses-tu quelqu'un pour nous garder?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un escadron tout entier.</p>
+
+<p>&mdash;Dans la maison? s'&eacute;cria-t-elle avec effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour.</p>
+
+<p>Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, apr&egrave;s avoir
+donn&eacute; des ordres &agrave; celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me
+rendis au quartier o&ugrave; le r&eacute;giment n'attendait plus que moi pour partir.</p>
+
+<p>N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai
+ce qu'il en avait fait.</p>
+
+<p>&mdash;Il est parti depuis huit jours.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as laiss&eacute; rejoindre Mourad, ton ennemi personnel?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses
+projets! Peut-&ecirc;tre lui est-il arriv&eacute; malheur, car il a laiss&eacute; son cheval
+et ses armes, comme s'il devait revenir.</p>
+
+<p>&mdash;S'il revient, dis-je &agrave; l'officier charg&eacute; de garder Boulaq et de
+prot&eacute;ger ma maison, fusillez-le comme d&eacute;serteur.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, ce sera fait!</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes dans le d&eacute;sert tout de suite en sortant du Caire, au seuil
+de la porte de la Victoire. Nous travers&acirc;mes El-Khankah et Abou-Zabel,
+cit&eacute;s jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Pr&egrave;s de
+Belb&eacute;ys, nous rencontrons une partie des p&egrave;lerins de la Mecque, que les
+B&eacute;douins emmenaient prisonniers apr&egrave;s les avoir pill&eacute;s. Le fait de
+d&eacute;livrer les p&egrave;lerins, de rattraper leurs richesses et de donner la
+chasse aux B&eacute;douins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita
+fort bien, ces p&egrave;lerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au
+Caire. Je pensais que la campagne &eacute;tait termin&eacute;e et je me r&eacute;jouissais
+d&eacute;j&agrave; &agrave; l'id&eacute;e de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait
+&eacute;tabli son quartier g&eacute;n&eacute;ral &agrave; Belb&eacute;ys et y avait convoqu&eacute; les autres
+beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; &agrave; la nouvelle de notre
+arriv&eacute;e, il se retire; nous le suivons jusqu'&agrave; Salahyeh. L&agrave;, il y eut un
+combat de cavalerie qui faillit co&ucirc;ter la vie au g&eacute;n&eacute;ral en chef.
+Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une
+escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jet&egrave;rent sur les 500 mameluks qui
+prot&eacute;geaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un
+passage dans leurs rangs, mais ils sont bient&ocirc;t envelopp&eacute;s. Bonaparte,
+avec ses guides et son &eacute;tat-major, vole &agrave; leur secours et la m&ecirc;l&eacute;e
+devient g&eacute;n&eacute;rale. Le colonel du 7<sup>e</sup> de hussards, D&eacute;tr&eacute;s, est tu&eacute;,
+l'aide de camp Shulkowsky re&ccedil;oit huit blessures. Bonaparte lui-m&ecirc;me met
+le sabre &agrave; la main.</p>
+
+<p>Je ne sais trop comment cela e&ucirc;t fini, si mon r&eacute;giment ne f&ucirc;t venu &agrave;
+leur secours en fournissant l'une de ces belles charges &agrave; fond de train,
+auxquelles rien ne r&eacute;siste. Non-seulement nous m&icirc;mes en d&eacute;route la
+cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlev&acirc;mes deux pi&egrave;ces de canon
+et cinquante chameaux charg&eacute;s de bagages. Ce jour-l&agrave; 11 ao&ucirc;t, le 3<sup>e</sup>
+dragons fut mis &agrave; l'ordre du jour de l'arm&eacute;e, et le colonel fut invit&eacute; &agrave;
+souper sous la tente du g&eacute;n&eacute;ral en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte
+de si pr&egrave;s et je n'avais jamais caus&eacute; avec lui.</p>
+
+<p>Je ne fus pas surpris de la beaut&eacute; des lignes de sa figure, j'avais
+assez v&eacute;cu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore
+tr&egrave;s-r&eacute;pandu; mais la douceur p&eacute;n&eacute;trante de son regard n'appartenait
+qu'&agrave; lui. Dans la col&egrave;re, ce regard ne devenait pas terrible comme on
+l'a dit, il &eacute;tait celui de tout autre homme dans la m&ecirc;me situation
+morale. Sa v&eacute;ritable particularit&eacute; c'&eacute;tait d'&ecirc;tre persuasif &agrave; un degr&eacute;
+qui pouvait le rendre irr&eacute;sistible.</p>
+
+<p>Un des g&eacute;n&eacute;raux qu'il avait invit&eacute;s bl&acirc;ma tout haut l'imprudence qu'il
+avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez,
+ajouta-t-il, &ecirc;tre fait prisonnier ou &ecirc;tre tu&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je serais mort, dit en souriant le g&eacute;n&eacute;ral en chef, et mes
+officiers eussent &eacute;t&eacute; libres de quitter cette terre d'&Eacute;gypte qui leur
+d&eacute;pla&icirc;t tant. Mais il est &eacute;crit l&agrave;-haut, comme disent les croyants, que
+je ne dois pas &ecirc;tre pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi
+avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins
+d'&ecirc;tre venu &agrave; temps. Voulez-vous entrer dans mon r&eacute;giment des guides?</p>
+
+<p>&mdash;G&eacute;n&eacute;ral, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gr&eacute; de votre
+offre, mais je suis habitu&eacute; &agrave; mes dragons. Permettez-moi de rester &agrave;
+leur t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque.</p>
+
+<p>&mdash;Rien pour le moment, g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes encore un m&eacute;content, vous!</p>
+
+<p>&mdash;M&eacute;content de quoi?</p>
+
+<p>&mdash;M&eacute;content de l'exp&eacute;dition!</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma foi, j'en suis enchant&eacute;, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'&Eacute;gypte?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire,
+c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la n&ocirc;tre par
+cons&eacute;quent. Tout y est int&eacute;ressant, les m&oelig;urs, les croyances, les
+monuments de tous les &acirc;ges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux
+mameluks. Cette vall&eacute;e du Nil si fertile et ces d&eacute;serts arides, tout est
+contraste, et je serais bien f&acirc;ch&eacute; de ne pas avoir vu tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent!</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! dit mon g&eacute;n&eacute;ral de division Reynier, Haudouin est aux trois
+quarts mameluk!</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela, g&eacute;n&eacute;ral?</p>
+
+<p>&mdash;Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du
+d&eacute;sert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son s&eacute;rail, et sa
+favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'&eacute;paule d'un air
+enjou&eacute;, tu es un homme pr&eacute;cieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer
+en relations avec ton beau-p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez, mon g&eacute;n&eacute;ral, lui r&eacute;pondis-je sur le m&ecirc;me ton.</p>
+
+<p>&mdash;En attendant, tu me feras bien l'amiti&eacute; d'accepter un sabre
+d'honneur?</p>
+
+<p>&mdash;Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne.</p>
+
+<p>En ce moment on annon&ccedil;a l'arriv&eacute;e d'un aide de camp de Kl&eacute;ber. Bonaparte
+le fit venir, et, lui voyant la figure boulevers&eacute;e, lui dit:&mdash;Est-ce que
+les mameluks sont &agrave; vos trousses?</p>
+
+<p>&mdash;Pire que cela, g&eacute;n&eacute;ral. Prenez connaissance de ce rapport, et vous
+verrez s'il y a mati&egrave;re &agrave; se r&eacute;jouir.</p>
+
+<p>Nous nous &eacute;loign&acirc;mes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit.</p>
+
+<p>L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en
+mettant la flotte &agrave; l'abri, &eacute;tait rest&eacute; dans la rade d'Aboukir, soit
+qu'il craign&icirc;t de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit
+qu'il voul&ucirc;t associer la marine fran&ccedil;aise &agrave; la gloire de l'exp&eacute;dition en
+livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson &eacute;tait arriv&eacute; en vue
+d'Alexandrie le 1<sup>er</sup> ao&ucirc;t, &agrave; cinq heures du soir. Brueys croyait si
+peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop
+d'impatience une partie des &eacute;quipages d&eacute;barqu&eacute;s: Nelson s'embossa entre
+le rivage et nos vaisseaux de mani&egrave;re &agrave; couper toute communication avec
+la terre. &Agrave; sept heures du soir, il attaqua notre ligne compos&eacute;e de
+treize vaisseaux de haut-bord et de quatre fr&eacute;gates avec des forces &agrave;
+peu pr&egrave;s &eacute;gales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tu&eacute; par un
+boulet &agrave; bord de l'<i>Orient</i>.</p>
+
+<p>&Agrave; dix heures du soir, le vaisseau amiral avait saut&eacute; en l'air. Trois
+autres navires avaient &eacute;t&eacute; pris &agrave; l'abordage. Tous s'&eacute;taient jet&eacute;s &agrave; la
+c&ocirc;te, enfin trois autres encore avaient &eacute;t&eacute; br&ucirc;l&eacute;s par les Anglais.
+Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait
+l'arri&egrave;re-garde de la flotte n'avait pas boug&eacute;: il avait attendu les
+ordres de Brueys jusqu'&agrave; la fin du combat. Voyant tout perdu par son
+manque de r&eacute;solution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux
+fr&eacute;gates, sans avoir tir&eacute; un seul coup de canon. L'ennemi, trop
+endommag&eacute; pour le suivre, l'avait laiss&eacute; gagner le large. Sur huit mille
+hommes d'&eacute;quipages, &agrave; peine trois mille avaient pu regagner la c&ocirc;te.</p>
+
+<p>&Agrave; cette nouvelle, tous les assistants rest&egrave;rent atterr&eacute;s. Pour
+quelques-uns des g&eacute;n&eacute;raux qui, d&eacute;j&agrave; m&eacute;contents en mettant le pied en
+&Eacute;gypte, pensaient s&eacute;rieusement &agrave; retourner en France, tout espoir &eacute;tait
+perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessi&egrave;res, jur&egrave;rent &agrave; qui mieux mieux et
+manifest&egrave;rent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux
+m'adressa m&ecirc;me quelques mots amers pour avoir vant&eacute; l'&Eacute;gypte un instant
+auparavant. Je ne lui r&eacute;pondis m&ecirc;me pas. Je d&eacute;plorais la perte de nos
+vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil.</p>
+
+<p>Bonaparte s'avan&ccedil;a vers nous. Quoiqu'il f&ucirc;t vivement &eacute;mu au fond, il
+nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut
+mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens!</p>
+
+<p>Nous repr&icirc;mes le chemin du Caire. Nous y arriv&acirc;mes le 17 ao&ucirc;t dans la
+soir&eacute;e. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; la
+conduite que je voulais tenir vis-&agrave;-vis de Dj&eacute;mil&eacute;. La demander en
+mariage &agrave; son p&egrave;re, &eacute;tait impossible, insens&eacute;. En faire ma ma&icirc;tresse,
+elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je
+m'&eacute;tais donc promis de la consid&eacute;rer comme une enfant, et d'attendre
+tout de sa volont&eacute; ou de son caprice.</p>
+
+<p>Je fus d'abord d&eacute;sagr&eacute;ablement surpris de ne pas trouver Guidamour &agrave; son
+poste. Un de ses camarades qui le rempla&ccedil;ait m'apprit qu'il &eacute;tait
+malade, &agrave; l'h&ocirc;pital. Il me tardait tant de revoir Dj&eacute;mil&eacute; que je me
+rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions.</p>
+
+<p>Ne la voyant pas venir &agrave; ma rencontre, j'en fus d'abord un peu bless&eacute;.
+Je l'appelai sans obtenir de r&eacute;ponse. J'entrai, la chambre &eacute;tait vide.
+Sur un coffret &eacute;taient rang&eacute; avec soin son tarbouch d'&eacute;meraudes et ses
+bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses v&ecirc;tements, comme si, depuis
+longtemps, elle n'e&ucirc;t pas couch&eacute; l&agrave;. Je pressentais un malheur. L'une
+de ses femmes sa pr&eacute;senta; c'&eacute;tait M&eacute;riem la chr&eacute;tienne.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est devenu Dj&eacute;mil&eacute;? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Au lieu de me r&eacute;pondre, elle fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Est-elle morte? Voyons, parle!</p>
+
+<p>&mdash;Non, elle est partie. Son p&egrave;re est venu la chercher, il y a cinq
+jours.</p>
+
+<p>&mdash;Mourad a os&eacute; s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est
+invraisemblable!</p>
+
+<p>&mdash;Cela est, je te le jure sur le Christ, la n&eacute;gresse Zeyla et moi avions
+suivi notre jeune ma&icirc;tresse dans le jardin, o&ugrave; tu nous as permis de nous
+promener. C'&eacute;tait le soir. Nous &eacute;tions toutes trois assises sous le
+grand caroubier et nous respirions la fra&icirc;cheur de la nuit, quand
+Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est pr&eacute;sent&eacute; &agrave; nous. Ils
+&eacute;taient d&eacute;guis&eacute;s tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconna&icirc;tre
+de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait
+connaissance de ce projet d'enl&egrave;vement et qu'elle y consentait, car elle
+ne fit aucune r&eacute;sistance et r&eacute;pondit &agrave; son p&egrave;re qu'elle &eacute;tait pr&ecirc;te &agrave;
+lui ob&eacute;ir. Zeyla demanda comme une gr&acirc;ce de ne pas quitter sa ma&icirc;tresse,
+et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps
+d'aller prendre d'autres v&ecirc;tements.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni cri&eacute;, ni appel&eacute; avant
+qu'ils fussent trop loin pour &ecirc;tre rejoints.</p>
+
+<p>&mdash;Souleyman m'avait b&acirc;illonn&eacute;e et attach&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;N'&eacute;tais-tu pas d'accord avec eux?</p>
+
+<p>&mdash;Peux-tu me soup&ccedil;onner d'une telle trahison? moi qui ai jet&eacute; l'alarme
+aussit&ocirc;t que je l'ai pu! mais il &eacute;tait trop tard!</p>
+
+<p>Ce mis&eacute;rable Souleyman ne s'&eacute;tait enfui que pour aller apprendre au bey
+o&ugrave; &eacute;tait sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute
+probabilit&eacute;. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui
+me tenait si fort au c&oelig;ur, et de col&egrave;re en pensant qu'elle allait
+appartenir &agrave; un autre.</p>
+
+<p>M&eacute;riem chercha &agrave; calmer ma douleur en me parlant de la volont&eacute; du ciel,
+de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus &agrave;
+l'idol&acirc;trie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention
+qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis.</p>
+
+<p>Je questionnai le rempla&ccedil;ant de Guidamour et lui demandai pourquoi il
+avait manqu&eacute; &agrave; sa consigne en laissant sortir les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon colonel, r&eacute;pondit-il en tournant son bonnet de police dans ses
+mains, je n'avais pas compris qu'elles &eacute;taient prisonni&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne t'es donc pas aper&ccedil;u de la disparition de la cadine?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, mon colonel, le lendemain!</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; &eacute;tais-tu et que faisais-tu ce soir-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il
+en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te permets d'en conter &agrave; une si jeune enfant? Tu me feras quinze
+jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour
+t'apprendre &agrave; &ecirc;tre plus vigilant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon colonel!</p>
+
+<p>Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais charg&eacute; de veiller sur ma
+maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que
+Guidamour pouvait bien avoir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma n&eacute;gresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai
+failli crever. Cette fille &eacute;tait de m&egrave;che avec le p&egrave;re Mourad, bien s&ucirc;r,
+et ma surveillance la g&ecirc;nait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais
+bien mieux vous suivre que de r&eacute;pondre de sept femelles qui n'ont qu'une
+id&eacute;e, celle de d&eacute;taler.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton
+poste par un camarade moins b&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'&eacute;tais si malade que
+j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; &ccedil;a me menait roide,
+sans le citoyen Larrey, j'&eacute;tais flamb&eacute;.</p>
+
+<p>Je fis subir ensuite un interrogatoire &agrave; la petite fellahine. Elle me
+jura, avec les serments les plus terribles et les plus &eacute;tranges, qu'elle
+n'avait jamais &eacute;t&eacute; du complot et que si, le soir de l'enl&egrave;vement, elle
+avait donn&eacute; des distractions au gardien de la maison, c'&eacute;tait sans
+aucune intention malhonn&ecirc;te, mais pour se moquer de lui; il &eacute;tait si
+sot!</p>
+
+<p>Celle-ci me parut sinc&egrave;re et elle l'&eacute;tait.</p>
+
+<p>Je songeai &agrave; courir apr&egrave;s Dj&eacute;mil&eacute;. Mais o&ugrave; la retrouver, dans cet oc&eacute;an
+de sable?</p>
+
+<p>Quoi qu'il p&ucirc;t en r&eacute;sulter, j'allai demander au g&eacute;n&eacute;ral Reynier de me
+permettre des recherches.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis d&eacute;sol&eacute; de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un
+r&eacute;giment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de
+toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit &agrave; son drapeau, &agrave; son
+pays plus qu'&agrave; sa ma&icirc;tresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire.</p>
+
+<p>Il avait raison: &agrave; sa place j'eusse parl&eacute; comme lui. Je baissai la t&ecirc;te
+sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu.</p>
+
+<p>Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'&eacute;tais comme une &acirc;me
+en peine, je regardais toutes les femmes voil&eacute;es qui passaient, comme
+si l'une d'elles e&ucirc;t pu &ecirc;tre Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Si j'eusse &eacute;t&eacute; en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans
+ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est
+pas que le g&eacute;n&eacute;ral en chef ne f&icirc;t son possible pour enlever &agrave; la ville
+son caract&egrave;re oriental. On &eacute;levait des forts, on construisait des
+h&ocirc;pitaux, des casernes, des entrep&ocirc;ts, des greniers &agrave; bl&eacute;; on b&acirc;tissait
+un th&eacute;&acirc;tre. Les rues &eacute;taient balay&eacute;es, &eacute;clair&eacute;es. Un jardin, &agrave; l'instar
+du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui
+et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait demander des nouvelles de Dj&eacute;mil&eacute;. J'appris bient&ocirc;t qu'apr&egrave;s un
+combat acharn&eacute; &agrave; S&eacute;dyman, Mourad avait &eacute;t&eacute; battu par Desaix et qu'il
+gagnait la haute &Eacute;gypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la
+jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur
+massacrante. Guidamour, r&eacute;tabli de son empoisonnement, m'en avertit un
+jour avec sa franchise habituelle:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, me dit-il, vous casser la t&ecirc;te pour une petite fille qui ne
+tenait gu&egrave;re &agrave; vous, puisqu'elle a fil&eacute;! Oubliez-la, consolez-vous avec
+d'autres, et, si elle &eacute;tait jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont
+chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire
+la bonne mesure.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour
+nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu &agrave;
+elles que je vais leur donner la libert&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez l&agrave;! Elles mourront de
+faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce
+serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou
+blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singuli&egrave;re
+r&eacute;putation dans l'arm&eacute;e. Tant que j'avais Dj&eacute;mil&eacute;, il &eacute;tait tout simple
+qu'elle e&ucirc;t des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on?</p>
+
+<p>&mdash;On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une
+Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre
+cheval, deux n&eacute;gresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour
+faire les courses.</p>
+
+<p>Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur
+moi-m&ecirc;me et me trouvai ridicule.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#toc">VII</a></h2>
+
+
+<p>Au bout du compte, Dj&eacute;mil&eacute; n'&eacute;tait pas la seule jolie fille qu'il y e&ucirc;t
+au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attir&eacute; l'attention de
+tout homme moins pr&eacute;venu que moi. Je ne parle ni des n&eacute;gresses, bonnes
+b&ecirc;tes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche &agrave; balai; ni de la
+chr&eacute;tienne de Syrie, qui, avec son faux air de d&eacute;vote et sa taille
+pench&eacute;e, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chr&eacute;tiens
+de Syrie passent en g&eacute;n&eacute;ral pour &ecirc;tre fourbes, menteurs, vils dans
+l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses
+coreligionnaires et ne m'inspirait que de la m&eacute;fiance. Quant &agrave; la
+Grecque, Pannychis, elle &eacute;tait splendide de fra&icirc;cheur et d'embonpoint.
+Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'&eacute;tait la
+nonchalance personnifi&eacute;e: elle fumait du matin au soir, assise sur son
+sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement;
+alors, elle s'en allait &agrave; petit pas en tra&icirc;nant ses babouches. Elle me
+faisait bouillir le sang.</p>
+
+<p>Si Tomadhyr n'&eacute;tait ni aussi grande, ni aussi belle, elle &eacute;tait &agrave; coup
+s&ucirc;r plus agr&eacute;able. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa
+physionomie expressive, sa d&eacute;marche gracieuse, son talent de musicienne,
+la pla&ccedil;aient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit:
+Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une
+&Eacute;gyptienne. Et Tomadhyr &eacute;tait tout ce qu'il y avait de plus &eacute;gyptien.</p>
+
+<p>Ordinairement vive et enjou&eacute;e, elle avait pourtant des moments de
+torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorb&eacute;e, sombre, le
+regard fixe, les dents serr&eacute;es, et comme insensible. Elle avait honte de
+cet &eacute;tat maladif et allait se cacher d&egrave;s qu'elle sentait venir un de ces
+acc&egrave;s. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les <i>afrites</i>,
+c'est-&agrave;-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la
+chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi,
+dans le divan, ce qui &eacute;tait une grave infraction aux convenances et au
+respect qu'elle me devait.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait &eacute;tendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans
+les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire
+qui me fit l'effet d'&ecirc;tre de l'encre.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait tellement absorb&eacute;e que je m'approchai sans qu'elle
+m'entend&icirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu l&agrave;? lui demandai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je regarde Dj&eacute;mil&eacute;, me r&eacute;pondit-elle sans lever les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Dj&eacute;mil&eacute;, o&ugrave; &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;L&agrave; dedans.</p>
+
+<p>J'eus la na&iuml;vet&eacute; de regarder, mais je ne vis absolument rien que le
+visage de Tomadhyr, r&eacute;fl&eacute;chi comme dans un miroir.</p>
+
+<p>&mdash;La voil&agrave;! reprit-elle, elle est avec son p&egrave;re et sa m&egrave;re... Il y a des
+tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux
+mille mameluks &agrave; cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le
+d&eacute;sert!... des palmiers... rien!</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette plaisanterie?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tr&egrave;s-s&eacute;rieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je
+suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bravo! r&eacute;pondis-je en riant, me voil&agrave; en plein dans les <i>Mille et
+une Nuits</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta
+main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en d&eacute;fie.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte.</p>
+
+<p>Je feignis d'ajouter foi &agrave; sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa
+une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant
+famili&egrave;rement sur mon genou, elle resta les yeux fix&eacute;s sur ce p&acirc;t&eacute;
+d'encre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pense &agrave; une personne.</p>
+
+<p>Je pensai &agrave; cette singuli&egrave;re fille qui se pr&eacute;tendait ou se croyait dou&eacute;e
+de seconde vue.</p>
+
+<p>&mdash;Tu penses &agrave; moi, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai: &agrave; quoi reconnais-tu cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis vue passer l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant &agrave; qui est-ce que je pense?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; une femme blonde, tr&egrave;s-jolie, elle se prom&egrave;ne avec un petit gar&ccedil;on,
+tr&egrave;s-joli aussi. Elle est habill&eacute;e &agrave; la fran&ccedil;aise, l'enfant aussi.</p>
+
+<p>Je restai stup&eacute;fait. Pour la d&eacute;router, j'avais report&eacute; ma pens&eacute;e sur
+mademoiselle de C&eacute;rignan et le jeune Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Et peux-tu me dire o&ugrave; est cette dame?</p>
+
+<p>&mdash;Dans un jardin pr&egrave;s d'un bassin rempli d'eau; voil&agrave; un vieux monsieur,
+un Fran&ccedil;ais avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en
+vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de
+l'all&eacute;e et des fleurs bleues.</p>
+
+<p>Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-elle. Je ne peux d&eacute;voiler mon secret.</p>
+
+<p>&mdash;Et peux-tu pr&eacute;dire l'avenir?</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis! j'aurais voulu savoir...</p>
+
+<p>&mdash;Si tu retrouveras Dj&eacute;mil&eacute;? Toutes tes id&eacute;es sont tourn&eacute;es vers elle?</p>
+
+<p>&mdash;Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre?</p>
+
+<p>&mdash;Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or!</p>
+
+<p>&mdash;Regarde dans ma main si je te le donnerai.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu me le donneras!</p>
+
+<p>Je le lui donnai en effet.</p>
+
+<p>Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui port&egrave;rent
+envie et lui cherch&egrave;rent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire &agrave;
+chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme.</p>
+
+<p>La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle e&ucirc;t
+eu le droit d'&ecirc;tre jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne
+de me rendre dans le harem, et, apr&egrave;s avoir signifi&eacute; d'un ton
+d'autorit&eacute; aux autres odalisques de s'&eacute;loigner, elle me parla ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Sidi, depuis la fuite de ton &eacute;pouse l&eacute;gitime, qui &eacute;quivaut &agrave; un
+divorce, tu n'as encore jet&eacute; les yeux sur aucune de nous, si ce n'est
+sur Tomadhyr l'&Eacute;gyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie
+pour ta femme, afin que nous ayons &agrave; lui ob&eacute;ir, ou si elle n'est pour
+toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et &agrave; qui nous ne
+devons aucun respect.</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis la v&eacute;rit&eacute;, Tomadhyr n'&eacute;tait ni ma femme ni ma ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu d&eacute;signes celle qui
+doit succ&eacute;der &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans,
+je n'ai &eacute;t&eacute; mari&eacute;e qu'une fois, je suis une cadine et non une <i>odaleuk</i>.
+Je sais tr&egrave;s-bien gouverner un harem et je m&eacute;rite la pr&eacute;f&eacute;rence. Si tu
+tiens &agrave; avoir deux femmes, je consens &agrave; ce que tu prennes Tomadhyr; mais
+elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la
+<i>Khanoune</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'entends-tu par <i>perroquet</i>?</p>
+
+<p>&mdash;La <i>durrah</i> (perroquet), c'est la seconde femme.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux ni de dame ma&icirc;tresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai
+achet&eacute;e, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais &agrave;
+la t&ecirc;te de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc &agrave; &ecirc;tre
+belle et &agrave; engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as fort bien trait&eacute;e jusqu'&agrave; pr&eacute;sent et je ne me plains pas de
+toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue
+avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux
+n&eacute;gresses.</p>
+
+<p>&mdash;Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est
+que tu viendras d&eacute;jeuner ou d&icirc;ner avec moi chaque fois que je te le
+ferai dire; je m'ennuie de manger seul.</p>
+
+<p>&mdash;Et si tu as des amis, devrai-je me montrer &agrave; eux le visage d&eacute;couvert?
+dit-elle d'un air effray&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu &eacute;claireras de ta beaut&eacute; les sauces que nous d&eacute;gusterons.</p>
+
+<p>Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort
+satisfaite et me r&eacute;pondit avec majest&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et d&egrave;s ce soir si cela
+te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te
+manque de respect.</p>
+
+<p>&mdash;Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis.</p>
+
+<p>D&egrave;s le soir m&ecirc;me, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et
+Choho, et je la fis manger &agrave; ma table, ce qui leur parut de la derni&egrave;re
+inconvenance. D&egrave;s le lendemain, M&eacute;riem r&eacute;clama: elle pr&eacute;tendit &ecirc;tre une
+cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la
+servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si
+humbles, que j'y consentis &agrave; la m&ecirc;me condition. Elle accepta sans
+commentaires. Il est vrai qu'elle &eacute;tait chr&eacute;tienne.</p>
+
+<p>Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle &eacute;tait aussi une cadine et
+combien elle voulait d'esclaves.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin d'odalisques, r&eacute;pondit-elle, je suis mieux qu'une
+dame, je suis une alm&eacute;e. Le sort m'a priv&eacute;e de ma libert&eacute;; mais je ne me
+plains pas, puisqu'il m'a donn&eacute; un ma&icirc;tre tel que toi. Je ne d&eacute;sire rien
+que de te servir.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait la seule d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e. Je la questionnai. J'appris qu'elle
+&eacute;tait fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du d&eacute;sert lybique.
+De huit enfants, elle seule avait surv&eacute;cu. &Agrave; l'&acirc;ge de six ans, elle
+avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son p&egrave;re &eacute;tait mort fou,
+une alm&eacute;e d'Esn&egrave;h l'avait recueillie, &eacute;lev&eacute;e, instruite, puis vendue un
+tr&egrave;s-gros prix &agrave; la femme d'un bey.</p>
+
+<p>Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari,
+s'&eacute;tait vivement d&eacute;faite d'elle et Yacoub l'avait achet&eacute;e. C'&eacute;tait l&agrave;
+toute son histoire.</p>
+
+<p>Je l'autorisai &agrave; venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son
+ma&icirc;tre, puisqu'elle me consid&eacute;rait comme tel. Elle eut la discr&eacute;tion de
+n'en pas abuser, et je m'amusai parfois &agrave; la consulter; mais elle
+n'&eacute;tait pas toujours voyante. C'&eacute;tait une fille intelligente, adroite et
+pr&eacute;venante. Je ne l'avais pas pay&eacute;e sa valeur. Je ne pouvais pourtant
+pas &ecirc;tre amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux
+souvent &eacute;gar&eacute;s.</p>
+
+<p>J'obtins bient&ocirc;t que Pannychis et M&eacute;riem mangeassent ensemble avec moi,
+et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit &agrave; boire du
+vin. Tomadhyr, en sa qualit&eacute; de fille de chambre, les n&eacute;gresses et la
+petite fellahine servaient &agrave; table, chacune leur ma&icirc;tre ou leur
+ma&icirc;tresse. J'avais pris un cuisinier fran&ccedil;ais, et la gaiet&eacute; &eacute;tait
+revenue au logis.</p>
+
+<p>J'ai dit que Malek &eacute;tait beau gar&ccedil;on, mais il &eacute;tait grave et solennel,
+ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein
+d'amour-propre et tr&egrave;s-susceptible, mais cachant ses impressions comme
+s'il e&ucirc;t eu peur qu'on les lui vol&acirc;t. Je l'invitai un jour &agrave; d&icirc;ner avec
+les deux odalisques, ce qui le flatta &eacute;norm&eacute;ment, bien qu'il e&ucirc;t l'air
+de trouver cela tout simple. Il fut pourtant tr&egrave;s-scandalis&eacute; au fond,
+quand il vit Pannychis s'asseoir pr&egrave;s de lui; ce jour-l&agrave;, elle n'osa
+pas boire de vin; mais la chr&eacute;tienne ne s'en priva pas assez. Quand elle
+eut la langue d&eacute;li&eacute;e, elle attaqua le mameluk, n&eacute; dans le rite grec et
+converti forc&eacute;ment &agrave; l'islamisme. Elle lui reprocha sa temp&eacute;rance, le
+poussa &agrave; boire, et finalement le traita de ren&eacute;gat. Malek resta
+impassible et la regarda avec m&eacute;pris. Elle se piqua &agrave; ce jeu-l&agrave; et
+chercha alors &agrave; porter le trouble dans le c&oelig;ur de cet homme de marbre.
+Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul
+que les femmes puissent parler en public, voil&eacute;es comme elles le sont et
+ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les
+filles, tant musulmanes que chr&eacute;tiennes ou cophtes, savent-elles tout
+dire sans ouvrir la bouche.</p>
+
+<p>Malek n'&eacute;tait pas si bien cuirass&eacute; qu'il voulait le para&icirc;tre, mais il ne
+bougea pas. M&eacute;riem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis.
+Malek me quitta quelques moments apr&egrave;s, sans me faire aucune observation
+sur le singulier repas que je lui avais donn&eacute;. J'allais me coucher quand
+Tomadhyr vint me dire que M&eacute;riem, rien qu'avec le langage des yeux,
+avait assign&eacute; un rendez-vous &agrave; Malek et qu'elle s'appr&ecirc;tait &agrave; sortir.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais pas le moins du monde jaloux, je ne m'&eacute;tais arrog&eacute; aucun
+droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-&agrave;-vis de mon
+mameluk le r&ocirc;le d'un ma&icirc;tre tromp&eacute;. Je me tins pr&ecirc;t et je suivis
+l'esclave coupable. Elle s'arr&ecirc;ta dans le jardin, pr&egrave;s de la porte qui
+donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir
+Malek.</p>
+
+<p>Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu
+sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la
+v&eacute;rit&eacute;. Je comprends bien ce que tu d&eacute;sires de moi. Cela ne sera pas,
+d'abord parce que tu appartiens &agrave; un homme que j'estime et que je ne
+veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas!
+qu'Allah te ram&egrave;ne &agrave; la raison, je m'en vais!</p>
+
+<p>Et il s'en retourna en laissant M&eacute;riem stup&eacute;faite.</p>
+
+<p>J'attendis qu'elle f&ucirc;t rentr&eacute;e pour sortir de mon bosquet. Je ne lui
+adressai aucun reproche. Elle &eacute;tait assez mortifi&eacute;e. J'admirai la sage
+conduite de Malek. &Agrave; sa place je n'eusse peut-&ecirc;tre pas &eacute;t&eacute; si vertueux.</p>
+
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, me trouvant seul avec M&eacute;riem, je fis allusion, je
+ne sais plus &agrave; propos de quoi, &agrave; sa fantaisie pour Malek.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis une grande p&eacute;cheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi,
+j'ai un ma&icirc;tre indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute
+d&eacute;vou&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais trop de compliments, M&eacute;riem! tu veux quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, parle!</p>
+
+<p>&mdash;Tu es chr&eacute;tien, et tu connais les monast&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Fort peu.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, des nonnes, des religieuses; apr&egrave;s?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis une de ces religieuses, et j'&eacute;tais dans un couvent pr&egrave;s de
+Bethl&eacute;em.</p>
+
+<p>&mdash;Toi? dis-je en &eacute;clatant de rire; en ce cas tu fais bon march&eacute; de tes
+v&oelig;ux!</p>
+
+<p>&mdash;Pour mes p&eacute;ch&eacute;s, reprit-elle en rougissant, j'ai &eacute;t&eacute; enlev&eacute;e par une
+tribu de B&eacute;douins, vendue comme esclave et amen&eacute;e &agrave; Boulaq o&ugrave; tu m'as
+achet&eacute;e. Veux-tu me rendre ma libert&eacute; moyennant le prix que tu m'as
+pay&eacute;e? Je retournerais pr&egrave;s de mes s&oelig;urs en Christ.</p>
+
+<p>&mdash;Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Mourad qui le lui a donn&eacute;, s'&eacute;cria tout &agrave; coup Tomadhyr, qui
+s'&eacute;tait gliss&eacute;e sans bruit pr&egrave;s de nous.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens, s'&eacute;cria M&eacute;riem.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider &agrave; enlever
+Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'accuses faussement, r&eacute;pondit la chr&eacute;tienne outr&eacute;e de col&egrave;re,
+parce que tu es jalouse et amoureuse du ma&icirc;tre!</p>
+
+<p>&mdash;Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-m&ecirc;me, r&eacute;pondit la
+jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'&eacute;gratignant.</p>
+
+<p>M&eacute;riem riposta en la prenant aux cheveux. Je les s&eacute;parai et je fis subir
+un interrogatoire s&eacute;v&egrave;re &agrave; M&eacute;riem. Devant les assertions de Tomadhyr,
+elle resta confondue et avoua la v&eacute;rit&eacute;; elle chercha &agrave; mettre sa
+trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit
+de m'en remettre le prix.</p>
+
+<p>&mdash;Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en d&egrave;s demain, tu es libre!</p>
+
+<p>&mdash;Tu es irrit&eacute; contre moi?</p>
+
+<p>&mdash;Tu me le demandes, l&acirc;che, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite!</p>
+
+<p>Et je lui tournai le dos.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#toc">VIII</a></h2>
+
+
+<p>&Agrave; l'occasion du 1<sup>er</sup> vend&eacute;miaire de l'an VII, le 22 septembre 1798,
+f&ecirc;te qui avait remplac&eacute; celle du 1<sup>er</sup> de l'an, Bonaparte passa l'arm&eacute;e
+en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il
+profita de cette solennit&eacute; pour distribuer des armes d'honneur. Apr&egrave;s
+s'&ecirc;tre plac&eacute; sur une estrade avec son cort&eacute;ge de g&eacute;n&eacute;raux, il fit
+appeler ceux qui &eacute;taient d&eacute;sign&eacute;s pour recevoir les r&eacute;compenses
+nationales. Je me pr&eacute;sentai &agrave; mon tour et je re&ccedil;us de ses mains un
+espadon d'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommand&eacute; que la lame f&ucirc;t
+bonne, je l'ai recommand&eacute;e moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Comme un enfant press&eacute; de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de
+son fourreau; c'&eacute;tait un damas droit &agrave; double gorge, pointu comme un
+damas et coupant comme un rasoir. La coquille dor&eacute;e garantissait la
+main, comme celle d'une claymore. C'&eacute;tait une arme excellente.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon g&eacute;n&eacute;ral, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon
+usage.</p>
+
+<p>La distribution termin&eacute;e, Bonaparte donna un repas de deux cents
+couverts aux principaux officiers de l'arm&eacute;e, aux r&eacute;compens&eacute;s et aux
+autorit&eacute;s musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension
+d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La
+f&ecirc;te se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier
+g&eacute;n&eacute;ral, &agrave; la place d'Esbekieh.</p>
+
+<p>Je retrouvai l&agrave; M. de C&eacute;rignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux
+trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter &agrave; danser.
+Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-&ecirc;tre un
+peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glac&eacute;e
+tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspir&eacute; du
+d&eacute;go&ucirc;t. Voulant la faire revenir &agrave; de meilleurs sentiments sur mon
+compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris
+mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je
+m'&eacute;tais tromp&eacute;.</p>
+
+<p>En traversant les groupes: &laquo;Voyez, me dit-elle, tous ces mahom&eacute;tans avec
+le maintien impassible; ils sont encore plus scandalis&eacute;s que surpris de
+nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du
+temps avant que ces gens-l&agrave; acceptent notre civilisation. Cette &Eacute;gypte
+serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Fran&ccedil;ais
+ne sait pas coloniser. Il se d&eacute;moralise loin de ses foyers, et, au lieu
+d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs
+vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que
+l'exemple donn&eacute; derni&egrave;rement par le g&eacute;n&eacute;ral Menou, qui a pris le turban,
+se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un s&eacute;rail?
+S'imagine-t-il &ecirc;tre estim&eacute; davantage des infid&egrave;les, pour avoir reni&eacute; le
+Christ? Non! Ils ne croient pas plus &agrave; sa sinc&eacute;rit&eacute; qu'&agrave; celle de
+Bonaparte, qui se pr&eacute;tend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne
+l'emp&ecirc;che pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois
+fran&ccedil;aises et de lever des imp&ocirc;ts pour le compte de la r&eacute;publique.
+Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop
+cavali&egrave;rement les opinions religieuses, et qui m&eacute;prise tout ce qui n'est
+pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il t&acirc;tonne en ce moment,
+et s'il ne r&eacute;ussit pas &agrave; fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en
+&Eacute;gypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, apr&egrave;s
+s'&ecirc;tre dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique
+que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer &agrave; Reims, qui sait?</p>
+
+<p>Sans croire &agrave; ses pr&eacute;dictions, j'admirais l'esprit s&eacute;rieux de cette
+belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout &agrave; la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne
+partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous &ecirc;tes
+une personne sup&eacute;rieure, et si vous m'avez plu d&egrave;s l'abord, aujourd'hui
+j'&eacute;prouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air
+s&eacute;rieux en s'arr&ecirc;tant dans l'embrasure d'une fen&ecirc;tre. Cessez ce jeu
+cruel!</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes la premi&egrave;re femme que le mot d'amour effarouche &agrave; ce point;
+il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honn&ecirc;te homme rend &agrave; la
+beaut&eacute; d'une fille telle que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne
+dois pas vous &eacute;couter davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me comprends pas moi-m&ecirc;me, dit-elle en passant la main sur son
+front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle
+fit trois pas et s'arr&ecirc;ta. Non! reconduisez-moi &agrave; ma place, et
+laissez-moi, je vous en prie! mon p&egrave;re peut bl&acirc;mer ma conduite.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait si p&acirc;le que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus
+l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la
+quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite.</p>
+
+<p>&mdash;Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fais donc horreur?</p>
+
+<p>Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens,
+et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre!</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes mari&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis donn&eacute;e &agrave; Dieu!</p>
+
+<p>&Eacute;tait-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son p&egrave;re vint couper
+court &agrave; toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la
+trois cent soixante-cinqui&egrave;me contredanse; c'&eacute;tait me renvoyer &agrave; No&euml;l ou
+&agrave; la Trinit&eacute;. Je ne la perdis pas de vue de toute la soir&eacute;e. Quand elle
+sortit au bras de son p&egrave;re, je la suivis de loin, afin de savoir o&ugrave;
+elle demeurait.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait dans une des derni&egrave;res maisons du quartier franc. L'habitation
+&eacute;tait pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e d'un jardin enclos d'une muraille peu &eacute;lev&eacute;e, formant
+terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'&eacute;tait pas difficile
+d'entrer par l&agrave;; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec
+elle. D&egrave;s le lendemain, sous pr&eacute;texte de promener un cheval arabe que
+j'avais achet&eacute; tout r&eacute;cemment, j'allai r&ocirc;der dans la rue, esp&eacute;rant
+apercevoir mademoiselle de C&eacute;rignan &agrave; sa fen&ecirc;tre ou sur sa terrasse.</p>
+
+<p>Je ne l'aper&ccedil;us pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis
+dans le jardin le petit Louis qui, aupr&egrave;s d'un bassin entour&eacute; de fleurs
+bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau
+et s'amusait &agrave; faire sombrer toute une flotte en papier.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vive la R&eacute;publique! lui criai-je par-dessus le mur.</p>
+
+<p>L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effar&eacute; de mon c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant
+pas l'air m&eacute;chant.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et&mdash;venant
+sur la terrasse&mdash;il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voudriez bien &ecirc;tre celui de ma s&oelig;ur, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Tu as devin&eacute; cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui
+pr&eacute;senter mes hommages?</p>
+
+<p>&mdash;Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voil&agrave;
+M. de C&eacute;rignan! allez-vous-en!</p>
+
+<p>J'eus peur d'&ecirc;tre surpris en faute et je piquai des deux.</p>
+
+<p>Je revins le lendemain et je demandai &agrave; &ecirc;tre re&ccedil;u. On me r&eacute;pondit qu'il
+n'y avait personne &agrave; la maison.</p>
+
+<p>Je fus bless&eacute; de ce refus, et de retour chez moi, j'&eacute;crivis une
+d&eacute;claration &agrave; mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que
+je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps
+de causer. Je ne re&ccedil;us pas de r&eacute;ponse. Je ne me tins pas pour battu.
+J'esp&eacute;rais avoir mes entr&eacute;es par son p&egrave;re. J'invitai celui-ci avec ses
+enfants &agrave; un grand d&icirc;ner que je voulais rendre &agrave; mon g&eacute;n&eacute;ral. Il refusa.
+Le d&icirc;ner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux
+g&eacute;n&eacute;raux Roize et Reynier, &agrave; Sabardin, &agrave; Dubertet et &agrave; sa moiti&eacute;, &agrave;
+Morin, &agrave; quelques notables indig&egrave;nes, &agrave; Malek et &agrave; tous les officiers de
+mon r&eacute;giment. Je passai deux jours &agrave; styler mes esclaves qui devaient
+servir &agrave; table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite
+fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les
+n&eacute;gresses &eacute;taient de v&eacute;ritables brutes.</p>
+
+<p>Le d&icirc;ner &eacute;tait des plus somptueux pour l'&Eacute;gypte. Si mon cuisinier
+fran&ccedil;ais n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en
+revanche, voulu se surpasser par la vari&eacute;t&eacute; des assaisonnements et les
+d&eacute;guisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil
+furent cens&eacute;s des carpes du Rhin. Les coqs de bruy&egrave;res, les poules,
+pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui
+fut baptis&eacute; chevreuil des pyramides. Les p&acirc;tisseries et les fruits
+&eacute;taient sup&eacute;rieurs &agrave; ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et
+de Gr&egrave;ce, &eacute;taient des meilleurs clos. Mon luxe n'&eacute;tonna personne; on
+pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille.
+J'avais convoqu&eacute; la fanfare de mon r&eacute;giment, et, entre chaque service,
+la salle retentissait de nos airs nationaux: la <i>Marseillaise</i>, le
+<i>Chant du D&eacute;part</i>, etc.</p>
+
+<p>Au dessert, toutes les langues &eacute;taient d&eacute;li&eacute;es, et la sitty Pannychis,
+qui tenait la place de ma&icirc;tresse de maison, &eacute;tait le but des hommages
+de ses voisins Dubertet et Morin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualit&eacute; de seule
+femme europ&eacute;enne, j'avais plac&eacute;e &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi donc, ma belle dame?</p>
+
+<p>&mdash;D'avoir manqu&eacute; au rendez-vous que je vous avais donn&eacute; sous le grand
+caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent
+fois, j'en suis s&ucirc;re! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refus&eacute;
+de me laisser seule et je n'ai pu m'&eacute;chapper.</p>
+
+<p>L'amour-propre bless&eacute; lui sugg&eacute;rait-il ce mensonge?</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde
+votre femme!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait en effet p&acirc;m&eacute; devant la belle t&ecirc;te de Pannychis.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne tiens pas &agrave; cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve &agrave;
+son gr&eacute;, je la lui c&eacute;derai volontiers.</p>
+
+<p>&mdash;Merci! je m'oppose &agrave; ce qu'il prenne vos m&oelig;urs orientales. Vous ne
+feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais
+je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indiff&eacute;rence que j'&eacute;tais
+loin d'&eacute;prouver.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez renvoy&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne vous plaisait plus?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est la Junon qui l'a remplac&eacute;e dans votre c&oelig;ur? Moi, mon cher,
+j'aurais pr&eacute;f&eacute;r&eacute; cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant
+d'attention.</p>
+
+<p>&mdash;L'une n'emp&ecirc;che pas l'autre, dis-je en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Quel pacha vous faites!</p>
+
+<p>Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses
+<i>ghaziy&egrave;h</i>, que l'on appelle plut&ocirc;t <i>ghawasies</i>, du nom de la tribu &agrave;
+laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les alm&eacute;es,
+qui sont sp&eacute;cialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de
+commun que d'&ecirc;tre appel&eacute;es dans l'int&eacute;rieur des harems et des maisons
+pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas
+d'une tr&egrave;s-bonne r&eacute;putation, tandis que les alm&eacute;es sont parfois des
+filles d'un grand m&eacute;rite.</p>
+
+<p>Pour que ma petite f&ecirc;te f&ucirc;t aussi compl&egrave;te que possible, j'avais donc
+fait dire &agrave; plusieurs de ces danseuses de venir nous r&eacute;cr&eacute;er dans la
+soir&eacute;e, apr&egrave;s le caf&eacute; et les narghil&eacute;s, car nous avions d&eacute;j&agrave; pris
+l'habitude de fumer <i>comme des Turcs</i>. Elles arriv&egrave;rent suivies de
+musiciens arabes et de quelques indig&egrave;nes, toujours curieux de ce genre
+de spectacle. Les <i>ghawasies</i> dans&egrave;rent avec assez de gr&acirc;ce, et comme je
+les applaudissais devant Tomadhyr:</p>
+
+<p>&mdash;Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de
+prendre place sur le <i>dourkah</i>?</p>
+
+<p>Le <i>dourkah</i> est le tapis plac&eacute; au milieu de la salle et que la danseuse
+ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre &agrave; ses tr&eacute;pidations.</p>
+
+<p>Tomadhyr s'y &eacute;lan&ccedil;a, et agitant au-dessus de sa t&ecirc;te de petites cymbales
+de cuivre, elle se livra sur place &agrave; une danse effr&eacute;n&eacute;e, ralentissant ou
+acc&eacute;l&eacute;rant avec une audacieuse &eacute;nergie les mouvements de ses hanches et
+de ses reins assouplis &agrave; ce genre d'exercice, suivant les diverses
+phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'&agrave; ce qu'elle
+tomb&acirc;t haletante, &eacute;puis&eacute;e sur le dourkah. Elle obtint les
+applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire.</p>
+
+<p>Pannychis s'&eacute;tait plac&eacute;e aupr&egrave;s de Dubertet. Au milieu du tumulte, je
+vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui r&eacute;pondre par
+un sourire d'intelligence. D'un autre c&ocirc;t&eacute;, Malek, dont j'avais d&eacute;j&agrave;
+remarqu&eacute; les &oelig;illades de tigre amoureux, &agrave; l'adresse de Sylvie,
+s'approcha d'elle, et dans son m&eacute;lange d'italien, de fran&ccedil;ais et
+d'arabe, l'invita &agrave; briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup
+rire, mais lui sugg&eacute;ra l'id&eacute;e de danser. Elle me pria de faire jouer
+quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut c&eacute;der la place
+&agrave; la fanfare du 3<sup>e</sup> dragons. Les danseuses europ&eacute;ennes manquant, mes
+officiers s'empar&egrave;rent des ghawasies, de mes odalisques, de mes
+n&eacute;gresses, et, bon gr&eacute; mal gr&eacute;, les firent sauter. Je n'ai jamais rien
+vu de plus comique, cela ressemblait &agrave; une m&ecirc;l&eacute;e, o&ugrave; circulaient les
+bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres
+d'<i>aragui</i>, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans
+sourciller. Cette petite f&ecirc;te dura jusqu'&agrave; cinq heures du matin.</p>
+
+<p>Le lendemain, ne voyant pas para&icirc;tre Pannychis &agrave; l'heure du d&icirc;ner, je
+demandai &agrave; Tomadhyr si c'&eacute;tait jour de je&ucirc;ne ou si elle &eacute;tait malade.</p>
+
+<p>Elle a quitt&eacute; la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Qui? Dubertet?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, <i>Touberti&eacute;</i> (c'est ainsi qu'elle pronon&ccedil;ait son nom), et elle
+n'est pas rentr&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui
+diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit
+de te quitter ainsi. Elle aurait d&ucirc;, au moins, demander &agrave; divorcer.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi bon? je ne l'ai pas &eacute;pous&eacute;e plus que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne tiens donc pas &agrave; tes femmes, que tu te montres si indiff&eacute;rent &agrave;
+leur d&eacute;part?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne
+f&ucirc;t-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection
+pour toi?</p>
+
+<p>Je croirais que tu veux t'en aller.</p>
+
+<p>Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Sa&iuml;s est si
+chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne voulais pas lui rendre sa libert&eacute;, et je fis la sourde oreille.
+Pour changer le cours de ses id&eacute;es, je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant que M&eacute;riem et Pannychis sont parties, prends leur place
+dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune.</p>
+
+<p>&mdash;Ma vie est &agrave; toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver,
+envoie-moi me r&eacute;chauffer au soleil du d&eacute;sert. Je jure, par l'affection
+que je te porte, de revenir d&egrave;s que je serai en bonne sant&eacute;.</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitai quelques jours. Sans &ecirc;tre &eacute;pris d'elle, j'&eacute;prouvais une sorte
+d'affection bas&eacute;e sur l'estime d'un caract&egrave;re de femme sup&eacute;rieur aux
+autres.</p>
+
+<p>Mais elle tomba tout &agrave; fait malade et ne parla plus que de son pays.
+Effray&eacute; de sa nostalgie, je pourvus &agrave; ses besoins, et quand je
+l'embarquai pour la Haute-&Eacute;gypte, l'esp&eacute;rance, le bonheur de revoir le
+d&eacute;sert l'avait d&eacute;j&agrave; &agrave; moiti&eacute; gu&eacute;rie.</p>
+
+<p>De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il
+ne me restait plus que les deux n&eacute;gresses et la petite fellahine. Encore
+pouvaient-elles vouloir d&eacute;camper d'un jour &agrave; l'autre. Je leur demandai
+quelles &eacute;taient leurs intentions. Les n&eacute;gresses, qui n'avaient aucune
+volont&eacute; pour leur propre compte, ne comprirent m&ecirc;me pas ce que je
+voulais leur dire. La libert&eacute; pour elles, c'&eacute;tait la honte et la mis&egrave;re.
+Quant &agrave; la petite fellahine, elle me r&eacute;pondit avec une emphase comique:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne yeux pas retourner avec ma m&egrave;re pour ne manger que de la
+past&egrave;que, et recevoir des coups de b&acirc;ton. Tu m'as achet&eacute;e trois fois
+plus cher que je ne valais, je suis &agrave; toi. Garde-moi, je t'en prie; je
+te servirai de mon mieux, je le jure par Cham&acirc;!</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce saint-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;La grande idole de Medinet-Abou.</p>
+
+<p>Elle jurait par l'une des statues de Memnon &agrave; Th&egrave;bes, comme dans
+l'antiquit&eacute;, on prenait &agrave; t&eacute;moin de ses serments les roches de l'&icirc;le de
+Phil&eacute;e. Cette fille avait-elle conserv&eacute; quelque tradition de l'ancienne
+religion &eacute;gyptienne?</p>
+
+<p>Je la questionnai &agrave; ce sujet. Ses croyances &eacute;taient un m&eacute;lange
+d'idol&acirc;trie et de paganisme ent&eacute;s sur l'islamisme.</p>
+
+<p>Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas
+plus mal, au contraire; les n&eacute;gresses &eacute;taient soumises comme des animaux
+domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions
+de servante par int&eacute;rim.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#toc">IX</a></h2>
+
+
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure
+boulevers&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant.
+J'ai d'abord des excuses &agrave; te faire pour t'avoir enlev&eacute; Pannychis, et je
+suis pr&ecirc;t &agrave; te rembourser le prix qu'elle t'a co&ucirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Si cette fille te pla&icirc;t, lui r&eacute;pondis-je, je t'en fais cadeau et je te
+pardonne; tu &eacute;tais ivre l'autre jour.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la v&eacute;rit&eacute;: Sylvie aurait d&ucirc; le comprendre et se montrer plus
+indulgente, au lieu de me planter l&agrave;.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes brouill&eacute;s?</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans
+me dire un mot, sans m&ecirc;me emporter ses chiffons.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute; se jeter dans le Nil? La jalousie, la col&egrave;re et
+l'amour-propre bless&eacute; sont de mauvais conseillers.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste,
+&ccedil;a ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre d&eacute;part de
+Civita-Vecchia, et ce qui est arriv&eacute; hier serait arriv&eacute; dans huit jours.
+En attendant, je me trouve tr&egrave;s-embarrass&eacute; sans une ma&icirc;tresse de maison.
+Pannychis a pourtant la pr&eacute;tention de l'&ecirc;tre au supr&ecirc;me degr&eacute;; mais elle
+ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de
+fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-lui des ma&icirc;tres, fa&ccedil;onne-la &agrave; ton id&eacute;e; elle est assez belle
+pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu as raison, j'ai &eacute;t&eacute; assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il
+est temps que je sois le ma&icirc;tre chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a
+co&ucirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Comme il me r&eacute;pugnait de revendre cette grosse personne qui avait mang&eacute;
+si souvent &agrave; ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se
+f&acirc;cha presque, il me dit qu'il en &eacute;tait s&eacute;rieusement amoureux et qu'il
+la voulait toute &agrave; lui. Je fus oblig&eacute; de lui dire le prix que je l'avais
+pay&eacute;e: mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu un re&ccedil;u, un contrat de vente?</p>
+
+<p>&mdash;Tu plaisantes!</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, pour le montrer &agrave; ta future &eacute;pouse quand elle voudra
+empi&eacute;ter sur tes droits?</p>
+
+<p>&mdash;Tu te moques de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'avoue.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, &ccedil;a m'est &eacute;gal!</p>
+
+<p>Nous nous quitt&acirc;mes bons amis.</p>
+
+<p>En traversant la cour, je vis la petite fellahine occup&eacute;e &agrave; faire
+reluire mes bottes; l'or de Dubertet me br&ucirc;lait les doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; ach&egrave;te-toi de
+belles robes et des parures.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me donnes tout &ccedil;a? s'&eacute;cria-t-elle en l&acirc;chant mes bottes et en
+sautant sur les sequins.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas
+noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour
+une cadine: et puis j'ach&egrave;terai un corsage d'or et un tarbouch brod&eacute;!...</p>
+
+<p>Je la laissai &agrave; sa joie d'enfant.</p>
+
+<p>Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du
+meilleur go&ucirc;t. N'ayant pu d&eacute;penser qu'une faible partie de son tr&eacute;sor,
+elle avait imagin&eacute; de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en
+faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme
+une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les
+matins.</p>
+
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, j'avais &eacute;t&eacute; au vieux Caire pour jouir, au soleil
+couchant, de la vue grandiose du d&eacute;bordement du Nil, et je me promenais
+seul le long de la berge, quand, &agrave; la petite fen&ecirc;tre d'un palais arabe,
+de l'autre c&ocirc;t&eacute; du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. &Eacute;tait-ce
+&agrave; moi que ce signal s'adressait? Je m'arr&ecirc;tai, le mouchoir disparut, et
+une femme voil&eacute;e montra sa t&ecirc;te. Elle &eacute;tait trop loin pour entendre ma
+voix. Par signes, je lui demandai si c'&eacute;tait &agrave; moi qu'elle en voulait.
+Comme la fen&ecirc;tre &eacute;tait trop &eacute;troite pour lui permettre d'y passer la
+t&ecirc;te en m&ecirc;me temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son
+mouchoir. Je recommen&ccedil;ai &agrave; t&eacute;l&eacute;graphier pour lui demander par o&ugrave; je
+devais passer. Elle me fit signe de prendre &agrave; droite, et je m'engageai
+dans une ruelle.</p>
+
+<p>Par une porte entre-b&acirc;ill&eacute;e, j'entendis une voix me crier en arabe: Par
+ici!</p>
+
+<p>J'entrai, la porte se referma derri&egrave;re moi, et je me trouvai dans un
+jardin, en face de M&eacute;riem. J'avais oubli&eacute; ma col&egrave;re contre elle et je
+lui demandai ce que signifiaient ses signaux.</p>
+
+<p>&mdash;Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante
+avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai renonc&eacute; au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs
+il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des
+sultanes.</p>
+
+<p>Une id&eacute;e folle, l'espoir de retrouver Dj&eacute;mil&eacute;, m'avait fait accepter
+l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule esp&eacute;rance, je voulus en avoir
+le c&oelig;ur net, et je suivis M&eacute;riem.</p>
+
+<p>La nuit venait et l'int&eacute;rieur de la maison &eacute;tait d&eacute;j&agrave; plong&eacute; dans
+l'obscurit&eacute;. L'ex-nonne me poussa dans une pi&egrave;ce mal &eacute;clair&eacute;e, me dit
+que sa ma&icirc;tresse &eacute;tait l&agrave; et se retira apr&egrave;s avoir laiss&eacute; retomber
+derri&egrave;re moi le tapis qui servait de porte. &Agrave; la lueur d'une lampe
+br&ucirc;lant dans un globe de verre bleu&acirc;tre, je distinguai, sur un sofa, la
+dame assise &agrave; l'orientale, envelopp&eacute;e de draperies blanches et voil&eacute;e
+jusqu'aux yeux: ce n'&eacute;tait pas ceux de Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Elle me fit signe de m'asseoir &agrave; ses pieds. Je lui ob&eacute;is et lui adressai
+quelques compliments auxquels elle ne r&eacute;pondit que par monosyllabes
+inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je
+regardai sa main qu'elle avait blanche et potel&eacute;e, et je vis tout de
+suite que ce n'&eacute;tait ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais
+bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui
+dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'o&ugrave; irait la com&eacute;die.
+Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta
+et &ocirc;ta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appel&eacute; pour
+m'entendre r&eacute;citer le Koran.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! fis-je en jouant l'&eacute;tonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis
+heureux de vous avoir enfin retrouv&eacute;e: je vous cherche depuis huit
+jours.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous &ecirc;tes partie avec une telle pr&eacute;cipitation de chez Dubertet,
+que vous n'avez rien emport&eacute;, pas m&ecirc;me vos bijoux.</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai envoy&eacute; chercher depuis.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, tr&egrave;s-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent...</p>
+
+<p>&mdash;Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens
+de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une
+douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;&Ccedil;a se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille
+francs.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; fonds perdus? dit-elle en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu!</p>
+
+<p>&mdash;Et cet ami, c'est vous?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est Jean Guidamour.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que &ccedil;a?</p>
+
+<p>&mdash;Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin.</p>
+
+<p>&mdash;Il est officier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est mon brosseur.</p>
+
+<p>&mdash;Connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez &agrave; mon secours.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces v&ecirc;tements
+d'odalisque: avez-vous &eacute;pous&eacute; un musulman?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte &ccedil;a.
+J'aurais d&ucirc; rester chez Dubertet et mettre l'odalisque &agrave; la porte; mais
+j'avais la t&ecirc;te mont&eacute;e, et je suis partie pour aller droit chez vous; et
+puis j'ai pens&eacute; que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas,
+et, de col&egrave;re contre Dubertet, de d&eacute;pit contre vous, j'ai &eacute;t&eacute; comme une
+sotte pour me flanquer &agrave; l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne l'avez pas fait?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'&eacute;tait dans le petit bras du
+Nil, en face l'&icirc;le du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au
+creux de l'estomac, j'ai cri&eacute;. Il &eacute;tait plus de minuit, et &agrave; cette heure
+il ne passe gu&egrave;re que des chats; alors j'ai cri&eacute; plus fort. Je voulais
+&ecirc;tre sauv&eacute;e par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis
+Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tir&eacute;e de l&agrave;. Vous ne
+devineriez jamais qui?</p>
+
+<p>&mdash;Le g&eacute;n&eacute;ral Bonaparte, peut-&ecirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Malek, le beau mameluk!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous?</p>
+
+<p>&mdash;J'&eacute;tais &eacute;vanouie....</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui ne vous emp&ecirc;chait pas de crier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous riez toujours! vous n'&ecirc;tes donc pas un homme s&eacute;rieux?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait! je comprends qu'il vous a emport&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Et d&eacute;pos&eacute;e ici.</p>
+
+<p>&mdash;Cette maison est donc &agrave; lui?</p>
+
+<p>&mdash;Non, elle appartient &agrave; votre ancienne odalisque, M&eacute;riem, la
+chr&eacute;tienne, qui l'a achet&eacute;e avec ses &eacute;conomies et avec l'argent que lui
+avait donn&eacute; Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous
+&eacute;tiez pas vant&eacute; de sa fuite!</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment Malek, qui m&eacute;prisait cette M&eacute;riem, vous a-t-il amen&eacute;e
+chez elle?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne la m&eacute;prise pas tant que &ccedil;a, bien qu'il pr&eacute;tende &ecirc;tre amoureux de
+moi. Ces musulmans sont si rus&eacute;s! moi, je ne les estime pas. Ce Malek
+est beau comme l'Apollon du Belv&eacute;d&egrave;re, mais il n'est ni gai ni
+spirituel, avec son baragouin arabico-fran&ccedil;ais. Et puis il m'enferme
+comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la M&eacute;riem, et
+je commence &agrave; avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes,
+colonel, ou je ne r&eacute;ponds pas de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m&eacute;riteriez de rester l&agrave;, pour avoir &eacute;t&eacute; prendre un bain dans le
+Nil et avoir fait des coquetteries &agrave; un Arabe: mais je parlerai &agrave; Malek
+d&egrave;s demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, vous &ecirc;tes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la
+gr&acirc;ce de rester souper?</p>
+
+<p>Je la remerciai, pr&eacute;textant un travail press&eacute;, et je la quittai.</p>
+
+<p>Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle d&eacute;sirait.
+Comme elle re&ccedil;ut son cousin la figure voil&eacute;e, il ne la reconnut pas.</p>
+
+<p>Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-m&ecirc;me. M&eacute;riem n'avait
+pas manqu&eacute; de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais
+envoy&eacute; de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de
+jalousie.</p>
+
+<p>Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit &agrave; une esp&egrave;ce
+d'interrogatoire. Je n'avais rien &agrave; me reprocher. Je lui appris toute la
+v&eacute;rit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois, dit-il, mais que la Fran&ccedil;aise me trompe de fait ou
+d'intention, c'est la m&ecirc;me chose pour moi. Je la punirai comme elle le
+m&eacute;rite.</p>
+
+<p>&mdash;Garde-toi bien de toucher &agrave; un cheveu de sa t&ecirc;te: c'est une femme
+libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daign&eacute;
+jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonni&egrave;re
+et je t'avertis que la contrainte irrite les Europ&eacute;ennes et ne les
+soumet pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je la soumettrai en la tuant!</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais apr&egrave;s
+lui avoir coup&eacute; les pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Malek! tu me forces de prendre la d&eacute;fense de cette femme dont, pour
+mon compte, je ne me soucie en aucune fa&ccedil;on: mais j'ai des devoirs de
+compatriote &agrave; remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre &agrave; la
+citadelle afin d'y prendre le temps de r&eacute;fl&eacute;chir, et cela dans ton
+int&eacute;r&ecirc;t; car la moindre tentative sur la personne d'une Fran&ccedil;aise
+entra&icirc;nerait ta mort.</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'avais &agrave; accomplir une vengeance plus s&eacute;rieuse en tuant Mourad,
+je n'accepterais aucune condition. Que la Fran&ccedil;aise fasse ce qu'elle
+voudra, tu peux le lui apprendre!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien &agrave; lui dire: je ne la vois pas; c'est &agrave; toi d'&ecirc;tre doux
+avec elle, si tu veux la garder.</p>
+
+<p>&mdash;Les femmes de votre pays sont donc vos ma&icirc;tres?</p>
+
+<p>&mdash;En amour, oui, certainement.</p>
+
+<p>Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'&agrave; demi &agrave; sa promesse,
+j'allai trouver le g&eacute;n&eacute;ral, afin qu'il l'exp&eacute;di&acirc;t avec ses mameluks &agrave;
+Desaix. Il pouvait lui &ecirc;tre utile pour s'emparer de Mourad.</p>
+
+<p>Trois jours apr&egrave;s, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, o&ugrave;
+&eacute;tait la division Desaix.</p>
+
+<p>Le lendemain du d&eacute;part de Malek, le 22 octobre, je r&ocirc;dais &agrave; cheval avec
+Guidamour autour de la maison de mademoiselle de C&eacute;rignan, esp&eacute;rant lui
+fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, gr&acirc;ce &agrave; ma
+connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes aupr&egrave;s
+desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de <i>fils de
+truie</i>. Je m&eacute;prisai l'injure, mais elle me donna &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir sur les
+protestations d'amiti&eacute; dont les musulmans nous accablaient.</p>
+
+<p>&Agrave; quelques pas de l&agrave;, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut
+d'une mosqu&eacute;e voisine, une pri&egrave;re qui me parut apocryphe. Je m'arr&ecirc;tai
+pour &eacute;couter, et je saisis clairement les paroles suivantes:</p>
+
+<p>&laquo;L'heure est venue d'&eacute;craser les impurs chr&eacute;tiens. Le peuple fran&ccedil;ais
+(Dieu veuille d&eacute;truire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie
+ses drapeaux) est une nation de sc&eacute;l&eacute;rats sans frein.</p>
+
+<p>&raquo;O vous, d&eacute;fenseurs de la foi, &ocirc; vous adorateurs d'un seul Dieu, qui
+croyez &agrave; la mission de Mahomet, r&eacute;unissez-vous et marchez au combat sous
+la protection du Tr&egrave;s-Haut.</p>
+
+<p>&raquo;Comme la poussi&egrave;re que le vent disperse, il ne restera bient&ocirc;t plus
+aucun vestige de ces infid&egrave;les. Debout! debout! armez-vous, frappez, et
+que les m&eacute;chants p&eacute;rissent!&raquo;</p>
+
+<p>Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de d&eacute;tresse,
+r&eacute;pondit &agrave; cette proclamation de r&eacute;volte. Un flot de peuple en armes se
+rua de notre c&ocirc;t&eacute;, des balles siffl&egrave;rent &agrave; nos oreilles. Mon cheval
+s'abattit. Je mis l'&eacute;p&eacute;e au poing en criant &agrave; Guidamour: &laquo;Je me r&eacute;fugie
+chez M. de C&eacute;rignan, am&egrave;ne-moi un escadron et file vite.&raquo; Il partit
+ventre-&agrave;-terre. Je courus &agrave; la maison d'Olympe. Une autre bande
+d'insurg&eacute;s d&eacute;bouchait par le haut de la rue. La porte &eacute;tait ferm&eacute;e. Je
+grimpai sur le mur. Plusieurs balles pass&egrave;rent sur ma t&ecirc;te. Je me jetai
+dans le jardin. M. de C&eacute;rignan, suivi de deux domestiques arm&eacute;s de
+carabines, s'&eacute;lan&ccedil;a &agrave; ma rencontre.</p>
+
+<p>&mdash;Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin
+tout &agrave; l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! &ccedil;&agrave;, me dit-il, ce n'est donc pas &agrave; vous seul qu'en veut cette
+canaille?</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; tous les Fran&ccedil;ais, monsieur, il s'agit de se d&eacute;fendre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, barricadons-nous!</p>
+
+<p>Quand ses gens eurent plac&eacute; deux gros madriers en travers de la porte de
+la maison, nous nous pr&eacute;par&acirc;mes &agrave; en soutenir le si&eacute;ge, en attendant
+l'arriv&eacute;e de mes dragons.</p>
+
+<p>Mademoiselle Olympe, en n&eacute;glig&eacute; du matin, et les cheveux d&eacute;nou&eacute;s,
+accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me
+voyant et me demanda si j'&eacute;tais la cause de ce tumulte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une r&eacute;volution, lui dit son p&egrave;re avec sa l&eacute;g&egrave;ret&eacute; habituelle,
+m&ecirc;me au milieu du danger; c'est pire qu'&agrave; Paris, car ici on ne
+guillotine pas, on empale. Ces gens-l&agrave; font tout &agrave; l'envers!</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Coulanges, s'&eacute;cria Olympe en joignant les mains,
+prot&eacute;gez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant.</p>
+
+<p>La porte de la rue c&eacute;da sous les efforts des assaillants et le jardin
+fut envahi.</p>
+
+<p>M. de C&eacute;rignan me donna un fusil de chasse fleurdelys&eacute;, des balles, et
+je me postai &agrave; un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de
+l'entr&eacute;e, tandis qu'il courait &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>Les r&eacute;volt&eacute;s dirig&egrave;rent leurs efforts sur la porte de la maison et
+l'attaqu&egrave;rent &agrave; coups de hache; je voulus parlementer, je re&ccedil;us une
+vol&eacute;e de coups de fusil. Alors, je ripostai &agrave; coups de carabine. Nous
+&eacute;tions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans rel&acirc;che.
+L'odeur de la poudre avait tellement enivr&eacute; le vieux C&eacute;rignan qu'il
+parlait de faire une sortie.</p>
+
+<p>&Agrave; chaque coup de hache qui r&eacute;sonnait dans la porte comme un coup de
+canon, j'entendais mademoiselle de C&eacute;rignan invoquer le ciel, non pour
+elle mais pour Louis. Malgr&eacute; ma pr&eacute;occupation, je fus frapp&eacute; de l'esp&egrave;ce
+de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'&eacute;puisaient et
+mes dragons n'arrivaient pas. &Eacute;taient-ils, de leur c&ocirc;t&eacute;, aux prises avec
+l'ennemi?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a plus de poudre! cria M. de C&eacute;rignan; jetons-leur les meubles
+sur la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mais les croisillons et l'escalier &eacute;taient trop &eacute;troits pour livrer
+passage au moindre coffre.</p>
+
+<p>La porte c&eacute;dait.</p>
+
+<p>&mdash;Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une
+barricade!</p>
+
+<p>On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe,
+surmontant sa frayeur, nous aida bravement.</p>
+
+<p>Louis s'&eacute;tait r&eacute;fugi&eacute; en haut de l'escalier et, d'un air h&eacute;b&eacute;t&eacute; par la
+peur, il nous regardait travailler.</p>
+
+<p>Pour r&eacute;sister &agrave; une troupe de forcen&eacute;s, il e&ucirc;t fallu autre choses que
+des malles et des coussins. Tout notre &eacute;chafaudage fut vite renvers&eacute;. Le
+vieux royaliste &eacute;tait vraiment brave, mais inexp&eacute;riment&eacute; en pareille
+mati&egrave;re. Il s'&eacute;lan&ccedil;a sans pr&eacute;caution sur le premier qui se pr&eacute;senta et
+tomba, la t&ecirc;te fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut &eacute;cras&eacute;
+sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de
+C&eacute;rignan; elle s'accrochait &agrave; moi avec d&eacute;sespoir. Je lui fis vivement
+grimper l'escalier du premier &eacute;tage, je ramassai Louis qui ne bougeait
+pas et je continuai &agrave; monter.</p>
+
+<p>Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par
+des porti&egrave;res.</p>
+
+<p>&mdash;Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je &agrave; Olympe, de l&agrave; nous
+pourrons peut-&ecirc;tre gagner quelque maison voisine.</p>
+
+<p>D&egrave;s que nous f&ucirc;mes sur le toit, je rabattis la trappe derri&egrave;re nous. Des
+balles de coton se trouvaient l&agrave;. &Agrave; quoi &eacute;taient-elles destin&eacute;es? C'est
+ce dont je n'avais pas le temps de m'inqui&eacute;ter. Je les amoncelai sur la
+trappe &agrave; l'aide de ma compagne qui commen&ccedil;ait &agrave; reprendre courage.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle &eacute;tait &agrave; une
+distance de quinze pieds. Du reste &agrave; l'abri des balles derri&egrave;re le mur
+d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la
+fureur des r&eacute;volt&eacute;s.</p>
+
+<p>Ils pill&egrave;rent la maison, cass&egrave;rent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et
+plant&egrave;rent &agrave; la porte du jardin la t&ecirc;te du vieux C&eacute;rignan et celle de
+son domestique.</p>
+
+<p>&Agrave; la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroy&eacute;e. Soit que
+Louis ne compr&icirc;t pas, soit qu'il f&ucirc;t peu sensible, il montra peu
+d'&eacute;motion.</p>
+
+<p>Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie
+cr&eacute;pitaient, le canon tonnait. Un nuage de fum&eacute;e s'&eacute;levait de la ville.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir attendu l&agrave; une grande heure, je vis enfin &eacute;tinceler au
+soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce
+que les habitants de Boulaq avaient &eacute;galement tent&eacute; de se r&eacute;volter et
+qu'il avait fallu les maintenir.</p>
+
+<p>Un instant apr&egrave;s, un escadron p&eacute;n&eacute;trait dans la ruelle, en chassant
+devant lui la populace en d&eacute;sordre.</p>
+
+<p>Je criai au commandant de venir nous d&eacute;livrer. Les dragons furent
+bient&ocirc;t dans le jardin et massacr&egrave;rent tous ceux qui leur tomb&egrave;rent sous
+la main.</p>
+
+<p>Nous d&ucirc;mes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue.</p>
+
+<p>Avec la nuit, le combat avait cess&eacute;. Les musulmans croiraient commettre
+un p&eacute;ch&eacute; en se battant ou en traitant une affaire quelconque apr&egrave;s le
+coucher du soleil.</p>
+
+<p>Un r&eacute;giment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans
+l'enclos m&ecirc;me. Mademoiselle de C&eacute;rignan et Louis ne pouvaient rester l&agrave;.
+Je les emmenai. Quand nous arriv&acirc;mes &agrave; Boulaq, un officier d'ordonnance
+vint m'avertir de me tenir pr&ecirc;t &agrave; marcher au premier signal.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait tellement bris&eacute;e de douleur et de fatigue, que je la
+portai dans le divan sans qu'elle s'en aper&ccedil;&ucirc;t. Elle faisait peine &agrave;
+voir.</p>
+
+<p>Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#toc">X</a></h2>
+
+
+<p>En traversant la cour, je vis Louis accoud&eacute; sur le bassin du marbre et
+regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour
+son p&egrave;re ou d'inqui&eacute;tude pour sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Je lui reprochai son insensibilit&eacute; devant le malheur qui venait de le
+frapper dans la personne de M. de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'&eacute;tait pas mon p&egrave;re, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de C&eacute;rignan n'est-elle pas ta s&oelig;ur?</p>
+
+<p>&mdash;Non! je suis orphelin. Mon p&egrave;re et ma m&egrave;re ont &eacute;t&eacute; guillotin&eacute;s; et,
+sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laiss&eacute; mourir au
+Temple.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu chantes-l&agrave;?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour,
+quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes
+m'auraient coup&eacute; la t&ecirc;te comme &agrave; mon pauvre menin!</p>
+
+<p>Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait
+dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'&eacute;motions
+trop fortes pour son &acirc;ge?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout &ccedil;a.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais
+en attendant j'ai bien faim!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, viens souper.</p>
+
+<p>Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-m&ecirc;me, &agrave; jeun depuis le matin, je
+soupai quatre &agrave; quatre, car j'attendais &agrave; chaque instant l'ordre de
+monter &agrave; cheval. J'&eacute;tais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe
+de d&eacute;mence et mangeait de fort bel app&eacute;tit.</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelles-tu? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le dirai si tu me promets le secret vis-&agrave;-vis de tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;M&ecirc;me vis-&agrave;-vis de ta s&oelig;ur?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ma gouvernante le conna&icirc;t bien, mon nom! Cela m'&eacute;tonne qu'elle ne
+te l'ait pas confi&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que tu es son bon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'est pas, mon petit gar&ccedil;on. Mais qui es-tu? parle. Je ne le
+dirai &agrave; personne.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis le Dauphin.</p>
+
+<p>&mdash;Quel Dauphin?</p>
+
+<p>&mdash;Le Dauphin de France, donc!</p>
+
+<p>&mdash;Tu pr&eacute;tends &ecirc;tre le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un
+imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a
+trois ans.</p>
+
+<p>&mdash;C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien.
+Veux-tu boire &agrave; ma sant&eacute;? ajouta-t-il en approchant son verre du mien
+avec un charmant sourire.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; la sant&eacute; du petit Louis, de tout mon c&oelig;ur! mais pas &agrave; celle du roi
+Louis XVII.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas &agrave; &ecirc;tre roi. On vous met
+en prison, on vous tue... Ne dis &agrave; personne qui je suis!</p>
+
+<p>Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante
+ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son &acirc;ge &eacute;tait celui
+qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'&eacute;tait pas prouv&eacute; que celui-ci f&ucirc;t
+mort, car j'avais souvent ou&iuml; dire que le petit prisonnier mort au
+Temple n'&eacute;tait pas Louis de France. Le docteur Desault, charg&eacute; de
+constater son identit&eacute;, l'avait parfaitement dit: il l'avait m&ecirc;me dit
+trop haut, car on pr&eacute;tendait que sa propre mort &eacute;tait le r&eacute;sultat du
+poison. On ne voulait pas qu'il divulgu&acirc;t un secret d'&Eacute;tat, qui, un jour
+ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un myst&egrave;re planait sur
+cette fin du savant, si rapproch&eacute;e de celle non moins myst&eacute;rieuse du
+prince, et si, en France, on n'y songeait d&eacute;j&agrave; plus, en &Eacute;gypte, nos
+esprits inclin&eacute;s au merveilleux se reportaient aux l&eacute;gendes de la
+Terreur et ne rejetaient pas l'hypoth&egrave;se de mainte aventure plus ou
+moins admissible.</p>
+
+<p>En &eacute;coutant les r&eacute;v&eacute;lations de Louis, je songeais aux soins que ses
+pr&eacute;tendus parents prenaient pour qu'il ne parl&acirc;t &agrave; personne. Je
+l'examinai avec curiosit&eacute;. Peut-&ecirc;tre que sa folie me gagnait.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me
+faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller
+un jour ou l'autre? car vous &ecirc;tes fort compromettant, et bien des gens
+ont int&eacute;r&ecirc;t &agrave; se d&eacute;barrasser de vous et de vos confidents.</p>
+
+<p>&mdash;Je me fie &agrave; toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauv&eacute; la vie, et
+puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me
+confier &agrave; un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu
+connais son secret.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! elle m'ennuie tant avec sa d&eacute;votion.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce une religieuse d&eacute;froqu&eacute;e, comme elle me l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Elle t'a dit &ccedil;a pour se moquer de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'elle &eacute;tait au Temple avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la
+citoyenne Simon, o&ugrave; on m'avait cach&eacute;, pour monter en chaise de poste, je
+l'ai trouv&eacute;e l&agrave; avec son p&egrave;re.</p>
+
+<p>J'allais lui demander des d&eacute;tails sur son &eacute;vasion du Temple quand les
+trompettes sonn&egrave;rent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le
+quittai.</p>
+
+<p>Les nouvelles du grand Caire &eacute;taient d&eacute;sastreuses. Les insurg&eacute;s,
+auxquels s'&eacute;taient joints des bandes d'Arabes du d&eacute;sert et des mameluks,
+&eacute;taient ma&icirc;tres de la ville. Le g&eacute;n&eacute;ral Dupuy, commandant la place,
+Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant &agrave; la
+commission des arts, avaient &eacute;t&eacute; tu&eacute;s. La plupart des maisons habit&eacute;es
+par les chr&eacute;tiens avaient eu le sort de celle des C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>C'en &eacute;tait fait de tous les Fran&ccedil;ais, si Bonaparte n'e&ucirc;t dompt&eacute; la
+r&eacute;volte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il
+couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. &Agrave; la pointe
+du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles
+sont franchies, les insurg&eacute;s combattent avec &eacute;nergie. Mais rien ne
+r&eacute;siste &agrave; l'attaque furieuse des Fran&ccedil;ais. Pourchass&eacute;s de rue en rue, de
+maison en maison, les r&eacute;volt&eacute;s courent se retrancher dans la grande
+mosqu&eacute;e d'El-Azhar. Bonaparte eut piti&eacute; d'eux, et, comme je me tenais
+pr&ecirc;t &agrave; charger:</p>
+
+<p>&mdash;Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part,
+offrir le pardon &agrave; ces malheureux.</p>
+
+<p>Je me d&eacute;tachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk,
+accompagn&eacute; d'une dizaine d'insurg&eacute;s, s'avan&ccedil;a au-devant de moi; c'&eacute;tait
+Souleyman. Ma premi&egrave;re pens&eacute;e fut de lui demander ce qu'il avait fait de
+Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est sous la tente de son p&egrave;re, dit-il, et elle sera ma femme
+quand j'aurai remis &agrave; Mourad la t&ecirc;te de celui qui a enlev&eacute; sa fille.</p>
+
+<p>&mdash;Chien maudit, lui r&eacute;pondis-je, la tienne ne tient qu'&agrave; un fil, et ce
+fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu
+viendras te mesurer avec moi apr&egrave;s que les tiens se seront soumis au
+g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre.</p>
+
+<p>Je m'adressai aux autres en leur disant que le g&eacute;n&eacute;ral en chef leur
+offrait le pardon.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi
+redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en
+m&ecirc;me temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent d&eacute;j&agrave; les
+rivages de l'&Eacute;gypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et
+nos sabres sont tranchants, nos fl&egrave;ches aigu&euml;s, nos lances per&ccedil;antes. Ce
+pays sera votre tombeau!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce toute la r&eacute;ponse que je dois reporter au g&eacute;n&eacute;ral?</p>
+
+<p>&mdash;C'est toute la r&eacute;ponse! dirent en ch&oelig;ur les musulmans.</p>
+
+<p>J'allai reporter ces paroles &agrave; Bonaparte. Il fron&ccedil;a le sourcil, pin&ccedil;a
+les l&egrave;vres, et commanda qu'on f&icirc;t jouer l'artillerie.</p>
+
+<p>Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons
+croulent, et, comme s'il e&ucirc;t voulu se mettre de la partie, le ciel,
+ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre &eacute;clate
+et r&eacute;pond au fracas de l'artillerie. Les r&eacute;volt&eacute;s, saisis de terreur,
+croient que les &eacute;l&eacute;ments se d&eacute;clarent en faveur du sultan El-Kebir (le
+sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils
+le supplient maintenant de faire gr&acirc;ce: &laquo;L'heure de la cl&eacute;mence est
+pass&eacute;e, r&eacute;pond Bonaparte; vous avez commenc&eacute;, c'est &agrave; moi de finir.&raquo;</p>
+
+<p>Le canon foudroie la mosqu&eacute;e, les portes sont enfonc&eacute;es &agrave; coups de
+hache, et cavaliers, fantassins, g&eacute;n&eacute;raux, soldats s'y pr&eacute;cipitent
+p&ecirc;le-m&ecirc;le. Tous frappent sans tr&egrave;ve ni merci. Au milieu du carnage, je
+cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait p&eacute;ri ou pris la fuite. Le
+massacre de la grande mosqu&eacute;e d&eacute;cida du sort de la journ&eacute;e. Dans le
+quartier de Hussein, pourtant, les Ca&iuml;rotes soutinrent encore notre feu
+jusqu'au milieu de la nuit.</p>
+
+<p>Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les r&eacute;volt&eacute;s et environ
+trois chefs dans l'arm&eacute;e.</p>
+
+<p>En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui &eacute;taient venus
+chercher un refuge chez moi. Je dis &agrave; Morin de regarder ma maison comme
+sienne et de choisir la chambre qui lui plairait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue,
+bless&eacute;e comme je le suis?</p>
+
+<p>&mdash;Bless&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, voyez comme votre Malek m'a arrang&eacute;e.</p>
+
+<p>Elle ouvrit ses voiles, car elle &eacute;tait encore v&ecirc;tue en odalisque, et
+nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonn&eacute;e d'une &eacute;gratignure
+peu profonde.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; en serais-je, s'&eacute;cria-t-elle, si j'avais manqu&eacute; de pr&eacute;sence
+d'esprit! Il m'e&ucirc;t poignard&eacute;e, ce tigre! mais je me suis esquiv&eacute;e &agrave;
+temps, et c'est bien &agrave; temps aussi que la r&eacute;volte est venue me d&eacute;livrer
+de lui. Je la b&eacute;nis, moi, la r&eacute;volte!</p>
+
+<p>Je m'abstins de lui r&eacute;pondre qu'elle nous co&ucirc;tait un sang plus pr&eacute;cieux
+que le sien, mais j'h&eacute;sitai &agrave; lui accorder l'hospitalit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus
+g&eacute;n&eacute;reux, le plus aimable colonel de l'arm&eacute;e, le plus riche en m&ecirc;me
+temps que le plus beau...</p>
+
+<p>Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon
+sourire d'ironie pour un t&eacute;moignage de gratitude.</p>
+
+<p>&mdash;Je reste! s'&eacute;cria-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y
+a ici une personne que vous n'appr&eacute;ciez pas autant qu'elle le m&eacute;rite, et
+&agrave; qui j'ai d&ucirc; offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me
+demander le m&ecirc;me service.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle de C&eacute;rignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas
+coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de
+moi.</p>
+
+<p>En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris &agrave; part pour lui
+demander des nouvelles d'Olympe.</p>
+
+<p>&mdash;Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester.
+Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta
+petite esclave est si dr&ocirc;le, avec tous ses colliers! Elle ressemble &agrave; la
+ch&acirc;sse de Sainte-Genevi&egrave;ve, et je ris, rien qu'&agrave; la regarder. Et puis,
+madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourr&eacute; de confitures. Et le
+peintre Morin sait un tas de dr&ocirc;leries. Je m'amuserai bien mieux avec
+vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule.</p>
+
+<p>&mdash;Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes d&eacute;sirs.</p>
+
+<p>Olympe &eacute;tait encore tr&egrave;s-p&acirc;le, mais moins abattue.</p>
+
+<p>Je commen&ccedil;ai par lui dire que sa maison ayant &eacute;t&eacute; effondr&eacute;e par les
+boulets, ce qui &eacute;tait la v&eacute;rit&eacute;, et la ville n'&eacute;tant pas encore bien
+apais&eacute;e, il y aurait imprudence de sa part &agrave; vouloir chercher une autre
+demeure que la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre s&oelig;ur, ni votre
+parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimit&eacute;,
+et, d'ailleurs, cela pourrait para&icirc;tre &eacute;trange &agrave; mademoiselle Sylvie qui
+va &ecirc;tre, m'a-t-elle dit, la ma&icirc;tresse de la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si
+vous le d&eacute;sirez.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi bon? De toutes fa&ccedil;ons je ne dois pas rester ici, quand ce ne
+serait que pour mon fr&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;&Ecirc;tes-vous bien s&ucirc;re que Louis soit votre fr&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement s&ucirc;re.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez vu na&icirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons! Est-ce que vous persistez &agrave; le croire mon fils?</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes, oubliez ma sottise.</p>
+
+<p>&mdash;Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre p&egrave;re et en
+sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, &eacute;coutez, ma ch&egrave;re demoiselle; puisque j'ai sauv&eacute; cet enfant
+si pr&eacute;cieux et que vous voil&agrave; orpheline, sans autre protecteur que moi,
+confiez-moi la v&eacute;rit&eacute;. Je vous aiderai &agrave; cacher ce redoutable secret de
+la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a d&eacute;j&agrave; dit; mais, moi, je ne
+sais pas s'il r&ecirc;ve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas
+&agrave; servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'&agrave; la mort; mais
+je prot&eacute;gerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux
+enfants et aux femmes, vous le savez bien.</p>
+
+<p>Mademoiselle de C&eacute;rignan &eacute;tait redevenue p&acirc;le, et il me sembla lire dans
+ses yeux un moment d'h&eacute;sitation; mais, tout aussit&ocirc;t, elle reprit son
+air froid et accabl&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Le v&eacute;ritable secret, r&eacute;pondit-elle, et le plus douloureux, c'est que
+mon pauvre fr&egrave;re est frapp&eacute; d'ali&eacute;nation mentale. Il est si jeune, il
+pourra gu&eacute;rir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de
+famille. Un homme atteint de folie, ne f&ucirc;t-ce que dans son enfance,
+n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon fr&egrave;re
+est perdu si je ne parviens, tout en le gu&eacute;rissant, &agrave; cacher le
+malheureux &eacute;tat de son cerveau. Voyez d'ailleurs &agrave; quel prix nous
+exposeraient ses fausses r&eacute;v&eacute;lations, si on venait &agrave; les prendre au
+s&eacute;rieux! Vous-m&ecirc;me vous avez failli en &ecirc;tre dupe. Aidez-moi donc &agrave; me
+cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, o&ugrave; l'hospitalit&eacute; vous
+fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Non, votre caract&egrave;re ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon
+&eacute;go&iuml;sme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermet&eacute;. Je ne m'appartiens
+pas, je vous l'ai d&eacute;j&agrave; dit. Je serais forc&eacute;ment ingrate, et j'en
+souffrirais trop. Laissez-moi partir.</p>
+
+<p>Je dus c&eacute;der. Je lui demandai s'il &eacute;tait vrai qu'elle f&ucirc;t sans
+ressources, comme Louis me l'avait racont&eacute;.</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pondit que c'&eacute;tait encore une des chim&egrave;res du pauvre enfant,
+qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur
+g&eacute;n&eacute;ral, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien.</p>
+
+<p>Elle consentit seulement &agrave; ce que je me misse en qu&ecirc;te pour elle d'une
+autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil,
+au vieux Caire, et je l'y installai le soir m&ecirc;me. Je la quittai le c&oelig;ur
+gros. Son isolement, sa fiert&eacute;, son courage, imposaient le respect. Me
+trompait-elle? &Eacute;tait-elle la victime d'un malheur de famille noblement
+accept&eacute;, ou me refusait-elle sa confiance pour mener &agrave; bien une intrigue
+politique? L'amour-propre me portait &agrave; croire &agrave; la folie du pr&eacute;tendu
+Dauphin et &agrave; la sinc&eacute;rit&eacute; d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses
+projets ult&eacute;rieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi,
+et me laissa entre le doute et l'esp&eacute;rance, content de moi, en somme,
+car, dans le d&eacute;sastre commun, j'avais song&eacute; beaucoup aux autres, fort
+peu &agrave; moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me mena&ccedil;ait
+d'un envahissement qui ne me souriait en aucune fa&ccedil;on.</p>
+
+<p>D&egrave;s le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette na&iuml;ve
+personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en
+ville. Mais elle ne tenait pas &agrave; s'en aller et elle sut si bien gagner
+mon brosseur en daignant enfin le reconna&icirc;tre pour son cousin, qu'il ne
+trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne.
+Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir d&eacute;guerpie. Il n'en
+&eacute;tait rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que
+j'&eacute;tais un peu faible &agrave; l'endroit des femmes, m&ecirc;me quand l'amour n'y
+entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'&eacute;tais
+habitu&eacute; &agrave; les regarder toutes comme des enfants, m&ecirc;me celles de ma
+race. Mademoiselle de C&eacute;rignan &eacute;tait la seule qui e&ucirc;t le droit d'&ecirc;tre
+prise au s&eacute;rieux. Sylvie arriva donc &agrave; m'amuser avec ses extravagances
+et ses go&ucirc;ts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une h&ocirc;tesse mieux
+dispos&eacute;e &agrave; d&eacute;penser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze
+ou quinze personnes &agrave; d&icirc;ner, avec bal ou soir&eacute;e. Elle y paraissait dans
+des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard
+tout chamarr&eacute; d'or avec une tunique pr&eacute;tendue grecque et une sorte de
+turban &agrave; aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des
+poses au milieu du salon, pin&ccedil;ait de la harpe, assez mal, je dois le
+dire, tenait le haut de la conversation, tranchait &agrave; tort et &agrave; travers,
+d&eacute;bitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle &eacute;tait d'un ridicule
+achev&eacute;. Elle tourna pourtant la t&ecirc;te &agrave; deux g&eacute;n&eacute;raux, trois colonels,
+quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se
+montra invuln&eacute;rable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'apr&egrave;s
+moi, le plus riche et le plus prodigue &eacute;tait Dubertet, elle ne songeait
+qu'&agrave; reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne
+voulant pas &ecirc;tre brouill&eacute; avec mon plus ancien ami, je me gardais bien
+de rendre la r&eacute;conciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je
+ne le pensais, car il y vint de lui-m&ecirc;me. Elle le re&ccedil;ut comme un
+transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, &agrave; lui pr&eacute;senter sa
+<i>Grecque</i>. Elle man&oelig;uvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle
+l'&eacute;crasa de sa sup&eacute;riorit&eacute;, ce qui ne fut pas bien difficile. D&egrave;s le
+lendemain, elle me d&eacute;clara que je n'avais pas besoin de m'occuper
+davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle r&eacute;int&eacute;grait le
+<i>domicile conjugal</i>. Je lui souhaitai de faire bon m&eacute;nage, tout en
+bl&acirc;mant l'incorrigible faiblesse de mon ami.</p>
+
+<p>Mais l'aventure eut des cons&eacute;quences inattendues. Il n'y avait pas une
+heure que Sylvie &eacute;tait partie et je d&eacute;jeunais avec Morin, quand je vis
+arriver Pannychis.</p>
+
+<p>&mdash;Et que viens-tu faire ici? lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle me r&eacute;pondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin:</p>
+
+<p>&mdash;Le Fran&ccedil;ais m'a r&eacute;pudi&eacute;e et, comme j'ai conserv&eacute; une bonne amiti&eacute; pour
+toi, je reviens &agrave; la maison. Fais-moi manger.</p>
+
+<p>&mdash;Assieds-toi l&agrave; et mange! Quant &agrave; te reprendre chez moi, tu dois bien
+comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as m&ecirc;me pas demand&eacute; la
+permission d'en sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai eu tort; mais le Fran&ccedil;ais m'avait fait perdre la t&ecirc;te, et
+puis, je croyais revenir le soir m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-l&agrave;? dis-je &agrave; Morin.</p>
+
+<p>&mdash;Grand comme les pyramides! r&eacute;pondit-il, tout est grand en ce pays-ci.
+Mais c'est une beaut&eacute; splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien
+&agrave; table! Voyez! son app&eacute;tit est &agrave; la hauteur de sa confiance. Je
+voudrais bien faire une &eacute;tude d'apr&egrave;s elle.</p>
+
+<p>&mdash;Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez
+l'original avec la copie, si vous voulez, &agrave; condition de la loger, de la
+nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se pr&eacute;tend
+de bonne famille, de lui fournir deux v&ecirc;tements complets par an, sans
+compter les cadeaux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la.</p>
+
+<p>Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais &agrave; condition que tu ne
+prendras pour te servir que Daoura la n&eacute;gresse, et que tu n'iras plus
+passer des mois entiers chez mes amis.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;pouse-moi, tu seras bien plus s&ucirc;r de ma fid&eacute;lit&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Madame est bien bonne, r&eacute;pondis-je en la saluant jusqu'&agrave; terre.</p>
+
+<p>Les jours suivants se pass&egrave;rent &agrave; rechercher les instigateurs de la
+r&eacute;volte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de
+pillards furent arr&ecirc;t&eacute;s et enferm&eacute;s &agrave; la citadelle. Chaque nuit on en
+fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplac&eacute; par une
+commission militaire. Puis, quand les ex&eacute;cutions eurent suffisamment
+jet&eacute; parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur <i>salutaire</i>,
+Bonaparte proclama une amnistie g&eacute;n&eacute;rale. Les scheyks envoy&egrave;rent dans le
+Delta et les provinces r&eacute;volt&eacute;es un manifeste pour les inviter &agrave; d&eacute;poser
+les armes et &agrave; payer l'imp&ocirc;t, en accusant de mensonge et d'imposture les
+beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul
+but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug.</p>
+
+<p>Le Caire reprit son aspect pr&eacute;c&eacute;dent, on oublia les massacres des 22 et
+23 octobre, les relations amicales se r&eacute;tablirent entre les soldats et
+les habitants.</p>
+
+<p>Il y avait un mois que mademoiselle de C&eacute;rignan habitait sa nouvelle
+maison, quand le juif qui la lui avait lou&eacute;e et qui cumulait aupr&egrave;s
+d'elle les fonctions de propri&eacute;taire, de fournisseur et domestique, se
+pr&eacute;senta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les
+d&eacute;bours&eacute;s pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas
+encore vu la couleur de l'argent de ces Fran&ccedil;ais-l&agrave;.</p>
+
+<p>Mademoiselle de C&eacute;rignan m'avait donc tromp&eacute; en pr&eacute;tendant avoir de quoi
+pourvoir &agrave; ses besoins? Je payai le loyer et les d&eacute;penses, et je
+r&eacute;pondis de celles &agrave; venir.</p>
+
+<p>Le juif revint, huit jours apr&egrave;s, me rapporter mon argent, en me disant
+que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait pay&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et o&ugrave; a-t-elle trouv&eacute; des fonds?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voil&agrave;! fit-il d'un air malicieux.</p>
+
+<p>&mdash;Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ne te dirais-je pas la v&eacute;rit&eacute;? s'&eacute;cria-t-il, les yeux
+brillants de cupidit&eacute;; je te dirai tout comme &agrave; J&eacute;hovah! mais &agrave;
+condition que tu me garderas le secret.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, parle!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, hier, &agrave; la nuit, un homme que je crois &ecirc;tre un mylord
+anglais, est arriv&eacute; en bateau. Il m'a demand&eacute; si la dame fran&ccedil;aise &eacute;tait
+seule, et sur ma r&eacute;ponse affirmative, il est entr&eacute; chez elle, est rest&eacute;
+un quart d'heure, puis il est remont&eacute; en barque.</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle cet Anglais?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond
+et sans barbe, d'une quarantaine d'ann&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu
+seras content de ma g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification.</p>
+
+<p>Quel &eacute;tait cet Anglais myst&eacute;rieux? j'aurais donn&eacute; n'importe quoi pour le
+savoir, car je me sentais v&eacute;ritablement jaloux de mademoiselle de
+C&eacute;rignan. Je me pris &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir autant que me le permettaient
+l'agitation et le d&eacute;cousu de mon existence. Si je suis jaloux &agrave; ce
+point, pensais-je, c'est que je suis tr&egrave;s-amoureux. Eh bien, il ne faut
+pas que cela soit. Olympe a peut-&ecirc;tre eu envie de m'aimer, mais elle a
+eu la force de s'en d&eacute;fendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas.
+C'est &agrave; moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de
+l'oublier.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#toc">XI</a></h2>
+
+
+<p>Dans les premiers jours de D&eacute;cembre, j'appris que le g&eacute;n&eacute;ral Davoust
+&eacute;tait venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire &agrave;
+Desaix, toujours &agrave; la poursuite de Mourad.</p>
+
+<p>Je demandai &agrave; faire partie de l'exp&eacute;dition avec mon r&eacute;giment, ce que
+j'obtins comme une faveur.</p>
+
+<p>Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire
+campagne. Je m'&eacute;tais remis &agrave; penser &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;. Je d&eacute;posai &agrave; la caisse du
+payeur g&eacute;n&eacute;ral l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le
+tout &agrave; mon p&egrave;re si je ne revenais pas.</p>
+
+<p>Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des n&eacute;gresses et de
+la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait
+dessiner les antiquit&eacute;s sem&eacute;es sur les deux rives du Nil et copier les
+inscriptions.</p>
+
+<p>La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers,
+de 300 hommes d'infanterie et de six pi&egrave;ces d'artillerie qui furent
+embarqu&eacute;s sur une flottille.</p>
+
+<p>Le voyage du Caire &agrave; Beny-Soueyf, o&ugrave; &eacute;tait la division Desaix, ne
+m'offrit qu'un m&eacute;diocre int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, r&eacute;cemment
+retrouv&eacute;es par le g&eacute;n&eacute;ral Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux
+pauvres villages, quelques monceaux informes de d&eacute;combres au milieu des
+monticules et quelques colonnes bris&eacute;es, c'est l&agrave; tout ce qui reste de
+la ville de Men&egrave;s. Morin me montra une statue renvers&eacute;e et &agrave;
+demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long.
+Apr&egrave;s avoir lu les hi&eacute;roglyphes grav&eacute;s sur le colosse, il m'apprit que
+c'&eacute;tait l'image du grand conqu&eacute;rant Rams&egrave;s-Meiamoun, que nous appelons
+S&eacute;sostris.</p>
+
+<p>Le 10 D&eacute;cembre, nous &eacute;tions &agrave; Beny-Soueyf, ville assez consid&eacute;rable
+d&eacute;fendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait
+su se rendre utile. Il tenait le g&eacute;n&eacute;ral au courant des mouvements de
+Mourad. Celui-ci avait ralli&eacute; &agrave; lui toutes les tribus arabes du d&eacute;sert
+et de Yambo, sur la c&ocirc;te d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter
+une foule de Nubiens et d'&Eacute;thiopiens.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il apprit l'arriv&eacute;e du renfort, il quitta la rive gauche du canal
+de Yousef o&ugrave; il avait camp&eacute;, pour se porter sur les bords du Nil.</p>
+
+<p>Le 17 d&eacute;cembre, nous marchons sur Fechn o&ugrave; &eacute;taient les postes avanc&eacute;s
+des mameluks. Leur corps d'arm&eacute;e est, dit-on, &agrave; Saste-el-Sayen&eacute;.</p>
+
+<p>Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche
+du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girg&egrave;h
+(l'antique Abydos). Il n'y est d&eacute;j&agrave; plus quand nous y arrivons. Veut-il
+&eacute;viter la bataille ou nous attirer dans un pi&eacute;ge? L'espoir de
+l'atteindre nous avait donn&eacute; des ailes. Soixante-quinze lieues en treize
+jours et dans le sable, c'&eacute;tait gentil! On fit halte &agrave; Girg&egrave;h pour
+attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en m&ecirc;me temps que nous. Elle
+portait les vivres, les munitions et le mat&eacute;riel de campagne.</p>
+
+<p>La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile.
+Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne f&ucirc;t
+arr&ecirc;t&eacute;e en route par les Arabes et la population soulev&eacute;e, envoya le
+1<sup>er</sup> janvier 1799 le g&eacute;n&eacute;ral Davoust avec une partie de la cavalerie.
+J'esp&eacute;rais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de
+l'antique Abydos, m'enqu&eacute;rir de Dj&eacute;mil&eacute;. Point! Il me fallut prendre le
+commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux
+fellahs. Il y eut un engagement s&eacute;rieux &agrave; Tabtha contre 2,000 Arabes et
+5 &agrave; 6,000 bandits &agrave; pied. Selon leur habitude, les B&eacute;douins prirent la
+fuite et abandonn&egrave;rent leurs compagnons qui furent hach&eacute;s. Nous
+trouv&acirc;mes la flotille &agrave; la hauteur de Syout, et nous rev&icirc;nmes avec elle
+le 19 janvier &agrave; Girg&egrave;h.</p>
+
+<p>Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arr&ecirc;t forc&eacute; de l'arm&eacute;e &agrave; Girg&egrave;h
+pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait
+dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se
+d&eacute;termina &agrave; nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de
+marcher &agrave; l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'arm&eacute;e mameluke aupr&egrave;s du
+village de Samanhoud.</p>
+
+<p>L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaqu&egrave;rent nos
+carr&eacute;s de tous c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la fois, criant, hurlant, se jetant sur les
+ba&iuml;onnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bient&ocirc;t
+pris, mais l'ennemi revint &agrave; la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous
+d&eacute;loge&acirc;t tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie l&eacute;g&egrave;re fit
+merveille et le for&ccedil;a de r&eacute;trograder. Desaix attendait ce moment pour
+l&acirc;cher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs
+charg&egrave;rent &agrave; la fois. Mourad &eacute;tait l&agrave;, je voyais de loin son turban &agrave;
+aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le
+forcerai bien &agrave; me rendre Dj&eacute;mil&eacute;! Elle devait &ecirc;tre aux alentours.
+Allais-je enfin la retrouver?</p>
+
+<p>Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge,
+n'os&egrave;rent la soutenir. Ils tourn&egrave;rent bride en entra&icirc;nant leur chef, qui
+brandissait son cimeterre comme s'il e&ucirc;t voulu les ramener au combat.
+Leur fuite entra&icirc;na celle du reste de l'arm&eacute;e musulmane. Nous les
+poursuiv&icirc;mes pendant quatre heures jusqu'&agrave; Farchout.</p>
+
+<p>Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit d&egrave;s le lendemain sa
+poursuite acharn&eacute;e. Le 29 janvier nous &eacute;tions &agrave; Esn&egrave;h, le 2 f&eacute;vrier &agrave;
+Assouan (la Sy&egrave;ne des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le
+lendemain nous avan&ccedil;ons au del&agrave; de la premi&egrave;re Cataracte. Voici l'&icirc;le
+sainte de Phil&eacute;e, &agrave; la luxuriante v&eacute;g&eacute;tation et aux curieuses
+antiquit&eacute;s. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est
+la limite que Desaix donne &agrave; notre conqu&ecirc;te, comme autrefois les Romains
+l'avaient donn&eacute;e &agrave; leur empire.</p>
+
+<p>Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renon&ccedil;a &agrave; les atteindre
+et revint &agrave; Esn&egrave;h.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait impossible que Dj&eacute;mil&eacute; e&ucirc;t suivi son p&egrave;re dans cette course
+furieuse.</p>
+
+<p>Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses
+femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire
+o&ugrave; elles &eacute;taient. J'appris aussi que Souleyman avait &eacute;chapp&eacute; au massacre
+du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey.</p>
+
+<p>Cependant tous les mameluks n'avaient pas d&eacute;pass&eacute; les Cataractes.</p>
+
+<p>Les mois de f&eacute;vrier et de mars furent employ&eacute;s &agrave; emp&ecirc;cher les beys de se
+r&eacute;unir et &agrave; leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar,
+Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girg&egrave;h, Qosseyr, autant de villes ou de
+villages t&eacute;moins de nos faits d'armes. Le soldat devenait f&eacute;roce dans
+cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui
+&eacute;tait fusill&eacute;, sabr&eacute; ou perc&eacute; de coups de ba&iuml;onnettes. Mes dragons
+avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de d&eacute;capiter
+leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-l&agrave; ne reviendraient pas, le
+lendemain, les attaquer par derri&egrave;re.</p>
+
+<p>Il est vrai que faire gr&acirc;ce aux musulmans, c'&eacute;tait avoir l'air de les
+craindre. Les rel&acirc;cher sur parole, nous savions tous &agrave; quoi nous en
+tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chr&eacute;tien. Nous
+n'avions un peu d'&eacute;gards que pour les cophtes qui nous accueillaient
+toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans
+les juifs, race beaucoup trop m&eacute;pris&eacute;e en ce pays, nous eussions souvent
+manqu&eacute; de tout.</p>
+
+<p>Mon r&eacute;giment prit en avril ses quartiers d'hiver &agrave; Esn&egrave;h avec la 21<sup>e</sup>
+demi-brigade, apr&egrave;s en avoir chass&eacute; le sch&eacute;rif Hassan. B&acirc;tie sur les
+bords du Nil, Esn&egrave;h, autrefois Latopolis, est une des places importantes
+de la Haute-&Eacute;gypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton
+bleu et ses manufactures de couvertures appel&eacute;es <i>m&eacute;layeh</i>, qui, en
+voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente.</p>
+
+<p>C'est l&agrave; que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denr&eacute;es, qui
+consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'&eacute;l&eacute;phant.</p>
+
+<p>La grande place o&ugrave; se trouve la principale mosqu&eacute;e est entour&eacute;e de
+maisons assez r&eacute;guli&egrave;res, construites en briques de diff&eacute;rentes couleurs
+qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus
+sombres qu'elles sont surmont&eacute;es de colombiers en forme de pyramides
+tronqu&eacute;es, blanchies &agrave; la chaux. La v&eacute;g&eacute;tation est belle et vigoureuse
+dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habit&eacute; par
+les fellahs, est mis&eacute;rable et &agrave; moiti&eacute; d&eacute;moli.</p>
+
+<p>Les habitants, dont la plupart &eacute;taient cophtes, nous virent avec plaisir
+fonder quelques &eacute;tablissements de commerce. J'allai prendre g&icirc;te dans le
+beau quartier chez un cophte &eacute;poux d'une jeune femme qu'il s'empressa de
+mettre &agrave; mon service pour tout faire. Ce chr&eacute;tien d'Orient me fit m&ecirc;me
+l'offre singuli&egrave;re de me la c&eacute;der par bail de trois, six, neuf ans,
+moyennant une rente, conform&eacute;ment aux droits et coutumes de sa race.</p>
+
+<p>Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur
+chaque joue, et des l&egrave;vres rouges comme la chair d'une past&egrave;que; mais je
+me gardai bien de l'employer &agrave; quoi que ce soit, dans la crainte de
+d&eacute;ranger la nombreuse tribu qui avait &eacute;lu domicile dans son &eacute;paisse
+crini&egrave;re.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait &agrave; Esn&egrave;h que j'avais envoy&eacute; Thomadhyr; je m'enquis d'elle, d&egrave;s
+mon arriv&eacute;e; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discr&eacute;tion
+d&eacute;sesp&eacute;rante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'&ecirc;tre jaloux,
+m&ecirc;mes des v&ocirc;tres.</p>
+
+<p>J'accompagnai souvent dans ses tourn&eacute;es arch&eacute;ologiques mon ami Morin et
+parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais
+ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou p&ecirc;cher
+dans le Nil.</p>
+
+<p>L'accoutrement de ces messieurs &eacute;tait des plus bizarres: c'&eacute;tait un
+m&eacute;lange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces
+vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un
+chapeau de paille &agrave; larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait
+pris le pantalon de coutil ray&eacute; de nos grenadiers avec le caftan l&eacute;ger
+des cophtes, la casquette &agrave; visi&egrave;re d&eacute;mesur&eacute;e des voyageurs anglais et
+le fusil en bandouli&egrave;re. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre
+fellahs et d'autant d'&acirc;nes pour porter leurs instruments, leurs r&eacute;coltes
+et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de
+Th&egrave;bes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en m&ecirc;me temps la
+d&eacute;claration de guerre de la Sublime-Porte et l'exp&eacute;dition de Bonaparte
+en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure
+&eacute;tait la meilleure r&eacute;ponse &agrave; rendre au sultan.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais transport&eacute; d'admiration pour Bonaparte, et dans mon
+enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en
+leur disant:</p>
+
+<p>&mdash;Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui
+courriez &agrave; la conqu&ecirc;te des peuples d'Asie et d'&Eacute;thiopie avec des
+millions d'hommes, des milliers de chariots mont&eacute;s par des milliers de
+guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain,
+vous &ecirc;tes bien petits aupr&egrave;s de ce g&eacute;n&eacute;ral d'Occident qui, avec une
+poign&eacute;e de soldats, a d&eacute;livr&eacute; votre pays de l'esclavage et va porter la
+lumi&egrave;re et la libert&eacute; aux peuples de l'Asie.</p>
+
+<p>Deux n&egrave;gres que Morin avait pris &agrave; Esn&egrave;h pour conduire son &acirc;ne et porter
+son bagage, me regard&egrave;rent avec &eacute;pouvante, et l'un dit &agrave; son compagnon:</p>
+
+<p>&mdash;Le fran&ccedil;ais parle avec les idoles!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, repris-je, et je somme Cham&acirc; de me r&eacute;pondre, puisqu'il parle, lui
+aussi, quand le soleil se l&egrave;ve.</p>
+
+<p>Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder
+derri&egrave;re eux.</p>
+
+<p>Nous appr&icirc;mes bient&ocirc;t que Mourad, apr&egrave;s avoir tromp&eacute; la vigilance du
+g&eacute;n&eacute;ral Belliard, laiss&eacute; &agrave; Sy&egrave;ne pour le maintenir en Nubie, &eacute;tait
+rentr&eacute; en &Eacute;gypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le
+lendemain &agrave; Syout. Il &eacute;tait beaucoup plus pr&egrave;s que nous ne le pensions.</p>
+
+<p>Un matin, on vint avertir le g&eacute;n&eacute;ral Davoust qu'il &eacute;tait aux environs de
+Th&egrave;bes, o&ugrave; il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un
+contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque.</p>
+
+<p>Les mameluks de Malek et mon r&eacute;giment furent envoy&eacute;s pour emp&ecirc;cher la
+r&eacute;union des forces ennemies. En arrivant pr&egrave;s des ruines de
+Medinet-Abou, nous v&icirc;mes d&eacute;filer au loin les convois et la cavalerie de
+Mourad.</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'il nous aper&ccedil;ut, il fit enfoncer ses chameaux dans le d&eacute;sert et
+lan&ccedil;a ses mameluks sur nous. Nous n'&eacute;tions pas de l'infanterie pour nous
+former en carr&eacute; et les recevoir sur nos ba&iuml;onnettes. Nous les
+charge&acirc;mes, mais la cavalerie fran&ccedil;aise n'a jamais pu soutenir seule le
+choc de ces intr&eacute;pides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne f&ucirc;t
+&eacute;gal de part et d'autre, mais les mameluks, habitu&eacute;s d&egrave;s l'enfance au
+maniement des armes, montr&egrave;rent, en cette circonstance surtout, une
+sup&eacute;riorit&eacute; incontestable. Ce fut un combat corps &agrave; corps. Combien des
+miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop &agrave;
+faire pour mon propre compte.</p>
+
+<p>Souleyman &eacute;tait l&agrave;, et je poussai &agrave; lui en lui criant de se d&eacute;fendre. Au
+lieu de s'attaquer &agrave; moi, il m'&eacute;vita, fit faire un &eacute;cart &agrave; son coursier,
+et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret
+de mon cheval. Je roulai dans la poussi&egrave;re; mais, aussit&ocirc;t debout, je
+courus &agrave; lui. Un flot de cavaliers m'emp&ecirc;cha de le rejoindre. L'un d'eux
+faillit m'&eacute;craser sous les pieds de son cheval. &Agrave; son aigrette blanche
+et &agrave; son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en
+le saisissant &agrave; la ceinture, je cherchai &agrave; le d&eacute;sar&ccedil;onner, en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Rends-moi Dj&eacute;mil&eacute;, et je te laisse la vie!</p>
+
+<p>Pour toute r&eacute;ponse, je re&ccedil;us un coup de sabre qui fendit mon casque et
+une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber &agrave; dix pieds de
+l&agrave;, &agrave; demi-suffoqu&eacute;. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par
+les cheveux. Il levait d&eacute;j&agrave; le bras pour me trancher la t&ecirc;te, quand
+Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta
+hors de la m&ecirc;l&eacute;e.</p>
+
+<p>Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans
+&ecirc;tre inqui&eacute;t&eacute; davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui
+dis: Si je t'ai laiss&eacute; la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la
+mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma
+reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit,
+parle! je suis pr&ecirc;t &agrave; te satisfaire, je le jure!</p>
+
+<p>&mdash;En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me
+donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la
+sienne.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions trop mal arrang&eacute;s pour poursuivre Mourad. Le sol &eacute;tait
+jonch&eacute; de morts et de bless&eacute;s. Nous rev&icirc;nmes &agrave; Esn&egrave;h, l'oreille basse.</p>
+
+<p>La ruade que j'avais re&ccedil;ue dans la poitrine ne m'avait heureusement
+rompu aucune c&ocirc;te; mais je crachai le sang pendant pr&egrave;s de quinze jours,
+et je gardai le lit plus d'un mois.</p>
+
+<p>Je dois rendre justice &agrave; la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle
+n&eacute;gligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec d&eacute;vouement sur
+la mienne. D&egrave;s que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans
+le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en
+faire autant. Elle refusa, disant avec fiert&eacute; qu'elle n'&eacute;tait pas une
+infid&egrave;le pour faire des ablutions.</p>
+
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, je fus invit&eacute; par le colonel Sabardin &agrave; venir
+d&icirc;ner chez lui en compagnie du g&eacute;n&eacute;ral en chef et de nombreux convives
+tant Fran&ccedil;ais que musulmans. Il me promettait une soir&eacute;e dans le genre
+de celle que je lui avais donn&eacute;e au Caire; une des plus brillantes
+alm&eacute;es du Sa&iuml;s devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas
+fut bruyant. Au dessert, la c&eacute;l&eacute;brit&eacute; se pr&eacute;senta, accompagn&eacute;e de
+plusieurs autres alm&eacute;es, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de
+psylles, c'est-&agrave;-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de
+serpents. Cette &eacute;toile, c'&eacute;tait Tomadhyr, fra&icirc;che, pimpante et en
+parfaite sant&eacute;. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer
+le ma&icirc;tre de la maison, puis vint &agrave; moi et me baisa le bout des doigts.
+Je lui rendis son salut oriental.</p>
+
+<p>On passa dans la salle, o&ugrave; nous attendaient les pipes et le caf&eacute;.</p>
+
+<p>Tomadhyr, apr&egrave;s avoir gazouill&eacute; des chants d'amour et de guerre tir&eacute;s
+des aventures d'Antar, se livra &agrave; la danse. Elle fut couverte
+d'applaudissements, et quelques notables indig&egrave;nes, pour lui t&eacute;moigner
+leur satisfaction d'une mani&egrave;re galante, lui appliqu&egrave;rent au front, sur
+la gorge et les bras, de petites pi&egrave;ces d'or, humect&eacute;es du bout de la
+langue.</p>
+
+<p>Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe.</p>
+
+<p>Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur
+le dourkah, elle vint &agrave; moi, me pria de lui faire une place sur mon
+divan, s'y installa famili&egrave;rement, but sans fa&ccedil;on mon caf&eacute; et me prit ma
+pipe, ce qui, en public, &eacute;tait le signe de la grande intimit&eacute;. J'en fus
+un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette
+affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'&eacute;tais
+dans son pays, elle ne m'avait pas donn&eacute; signe de vie.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai couru, r&eacute;pondit-elle, le Sa&iuml;s et la Nubie avec toute cette bande
+de psylles qui d&eacute;pend de moi; aussi j'ai gagn&eacute; beaucoup d'or, et comme
+tu es mon ma&icirc;tre, tout cela est &agrave; toi. Tu sais que les esclaves ne
+peuvent rien poss&eacute;der, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais
+bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse.</p>
+
+<p>Le d&eacute;sint&eacute;ressement de cette fille &eacute;tait chose si rare chez les
+individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas
+moins, et je lui offris de lui rendre sa libert&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de
+droit, que je te demanderais &agrave; l'&ecirc;tre. C'est un peu un calcul de ma
+part.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment?</p>
+
+<p>&mdash;Comme alm&eacute;e et danseuse, je me montre librement &agrave; visage d&eacute;couvert
+dans les f&ecirc;tes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les
+hommes &agrave; me le dire et &agrave; me proposer de fumer &agrave; leurs narghil&eacute;s, tu
+comprends! J'ai donc une excuse toujours pr&ecirc;te pour les refuser sans les
+blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un
+bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fid&egrave;le.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi!</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant
+sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas oubli&eacute;, et tu m'as bien manqu&eacute;. J'aurais voulu savoir
+tant de choses!</p>
+
+<p>&mdash;Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne
+voyais avant d'&ecirc;tre malade. Si tu ne m'avais pas envoy&eacute;e dans ce pays,
+j'&eacute;tais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance.</p>
+
+<p>Je voulus rendre une f&ecirc;te &agrave; Sabardin.</p>
+
+<p>La maison du cophte &eacute;tait grande et donnait sur les jardins qui avaient
+appartenu au bey Hassan et que la 21<sup>e</sup> demi brigade avait convertis en
+promenade publique. J'y donnai plusieurs soir&eacute;es dans lesquelles
+Tomadhyr ex&eacute;cuta mainte fois la danse de l'<i>abeille</i>. Elle avait fait
+des progr&egrave;s, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait
+ch&egrave;re; mais l'espoir de retrouver Dj&eacute;mil&eacute; me pr&eacute;occupait sans cesse.
+C'&eacute;tait comme une id&eacute;e fixe dont je ne me d&eacute;barrassais que pour la
+retrouver plus intense.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions dans les premiers jours de juin, quand Malek se pr&eacute;senta un
+matin devant moi:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans pr&eacute;ambule.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais o&ugrave; il est.</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; Khardj&egrave;h, dans la grande oasis.</p>
+
+<p>&mdash;Dj&eacute;mil&eacute; y est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Dj&eacute;mil&eacute; y est.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y; je vais faire pr&eacute;venir le g&eacute;n&eacute;ral Desaix, qui prendra le
+commandement de la colonne d'exp&eacute;dition.</p>
+
+<p>Malek sourit d'un air de piti&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mourad a des espions partout, et avant que l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise se mette
+en mouvement, il sera averti et aura d&eacute;camp&eacute;, selon son habitude. Ce
+n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey,
+c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es fou!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais ce que je dis.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'allons pas nous embarrasser d'une alm&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Sans Tomadhyr, il n'y a rien &agrave; faire l&agrave;-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener &agrave; la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la
+suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'alm&eacute;es et de psylles
+dans l'oasis, pour les f&ecirc;tes du mariage de Dj&eacute;mil&eacute; avec le sherif
+Hassan.</p>
+
+<p>&mdash;Que me dis-tu l&agrave;? N'&eacute;tait-elle pas promise &agrave; Souleyman?</p>
+
+<p>&mdash;Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de
+Mourad.</p>
+
+<p>&mdash;Combien de jours nous faut-il pour aller l&agrave;-bas, enlever Dj&eacute;mil&eacute; et
+revenir?</p>
+
+<p>&mdash;Huit jours, ou l'&eacute;ternit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais demander un cong&eacute; de quinze jours au g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>&mdash;Ne lui dis pas o&ugrave; tu vas, ni ce que tu veux faire.</p>
+
+<p>&mdash;Soit. Quand partons-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Demain dans la nuit, avec Tomadhyr.</p>
+
+<p>&mdash;Lui en as-tu parl&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Elle h&eacute;site &agrave; nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux;
+elle le voudra.</p>
+
+<p>&mdash;La crois-tu donc si ob&eacute;issante?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est ton esclave. Tu prendras les v&ecirc;tements et les armes de l'un
+de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe &agrave; pr&eacute;sent pour tromper
+l'oreille la plus soup&ccedil;onneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux
+alm&eacute;es. Nous avons trois jours de marche dans le d&eacute;sert. Arriv&eacute;s l&agrave;-bas,
+nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le
+reste.</p>
+
+<p>&mdash;Avant tout, je dois parler &agrave; Tomadhyr.</p>
+
+<p>&mdash;Parle-lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de
+son prochain d&eacute;part.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour
+croire que, lorsque tu auras revu Dj&eacute;mil&eacute;, tu voudras encore me
+regarder. Je sais bien qu'elle &eacute;tait dans la maison avant moi et qu'elle
+est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime
+plus qu'elle ne t'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un
+autre, il faut que j'aille la r&eacute;clamer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme
+si tu te la laissais enlever, et, &agrave; pr&eacute;sent que tu sais o&ugrave; elle est, je
+n'ai rien &agrave; dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas.
+Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus
+grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Apr&egrave;s cela, ne
+me demande plus rien.</p>
+
+<p>J'obtins de mon g&eacute;n&eacute;ral la permission de m'absenter pendant une
+quinzaine, donnant pour pr&eacute;texte une tourn&eacute;e scientifique avec Morin.
+Comme il fallait tout pr&eacute;voir, dans le cas o&ugrave; je serais retenu
+prisonnier, je confiai sous le sceau du secret &agrave; mon ami le dessinateur
+le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre
+d'adieux &agrave; mon p&egrave;re, dans le cas o&ugrave; j'aurais la t&ecirc;te tranch&eacute;e.</p>
+
+<p>Puis, apr&egrave;s avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les
+v&ecirc;tements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque,
+rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai
+plus &agrave; l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek pr&eacute;tendait
+que j'&eacute;tais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme.</p>
+
+<p>La nuit venue, nous pr&icirc;mes avec nous quatre mameluks et six fellahs,
+tous &agrave; cheval, et nous all&acirc;mes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait
+avec sa caravane de bateleurs &agrave; la porte de la ville.</p>
+
+<p>J'aurais bien voulu c&eacute;der aux pri&egrave;res de mon brave Guidamour qui voulait
+m'accompagner; mais, bien qu'il e&ucirc;t appris passablement l'arabe, son
+accent fran&ccedil;ais nous e&ucirc;t trahis.</p>
+
+<p>Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni l&agrave;, ni durant le voyage. Elle &eacute;tait
+triste et r&eacute;solue. Je pensai alors que c'&eacute;tait un malheur pour elle de
+m'avoir aim&eacute; sinc&egrave;rement, et peut-&ecirc;tre une faute de ma part de n'avoir
+pas &eacute;t&eacute; insensible &agrave; sa gr&acirc;ce et &agrave; son affection. Tant que je m'&eacute;tais
+pr&eacute;serv&eacute; d'y r&eacute;pondre, elle avait &eacute;t&eacute; d&eacute;vou&eacute;e et soumise &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;;
+n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que
+j'exer&ccedil;ais sur mon alm&eacute;e; je n'&eacute;tais pourtant pas sans inqui&eacute;tude, et
+je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir
+l'air de douter d'elle.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir franchi la cha&icirc;ne lybique, nous nous engage&acirc;mes dans le
+d&eacute;sert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-m&ecirc;me, que
+ces plaines et ces vall&eacute;es qui se succ&egrave;dent pendant des journ&eacute;es
+enti&egrave;res soient compl&eacute;tement d&eacute;pourvues de v&eacute;g&eacute;tation. On y trouve,
+tr&egrave;s-diss&eacute;min&eacute;s il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois
+des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes
+d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui
+forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur
+&eacute;clatante des sables.</p>
+
+<p>Nous suiv&icirc;mes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de
+chevaux et de dromadaires dont il est sem&eacute;. Le sable, soulev&eacute; par le
+vent, et la r&eacute;verb&eacute;ration du soleil me fatiguaient terriblement les
+yeux. La chaleur &eacute;tait accablante, et je priai Malek de ne voyager que
+la nuit.</p>
+
+<p>Le quatri&egrave;me jour au matin, nous sort&icirc;mes des solitudes sablonneuses
+pour entrer &agrave; Dakakyn, village plac&eacute; &agrave; la limite de l'oasis. De l&agrave; nous
+pr&icirc;mes, vers le nord, le chemin de Khardj&egrave;h.</p>
+
+<p>L'oasis, dans son ensemble, est une grande vall&eacute;e qui s'&eacute;tend du nord
+au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq &agrave; six de
+chaque c&ocirc;t&eacute; du chemin. Partout o&ugrave; suintaient des eaux de source, ce
+n'&eacute;taient que champs de bl&eacute;, rizi&egrave;res, plantations de coton, bouquets de
+dattiers, villages entour&eacute;s d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant
+plusieurs temples ruin&eacute;s que, bien entendu, je ne m'amusai pas &agrave;
+visiter.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes &agrave; Khardj&egrave;h &agrave; nuit close, et nous all&acirc;mes nous loger dans
+un caravans&eacute;rail, auberge ouverte &agrave; tout venant, o&ugrave; l'on ne trouve ni
+ma&icirc;tre, ni valet, ni provisions.</p>
+
+<p>D&egrave;s le matin, Malek et moi, nous all&acirc;mes chacun de notre c&ocirc;t&eacute; aux
+informations.</p>
+
+<p>La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des fl&acirc;neurs et
+des beaux esprits; c'est de l&agrave; que partent les nouvelles politiques;
+c'est l&agrave; que se forgent les histoires vraies ou fausses, l&agrave; que l'on
+m&eacute;dit de son voisin.</p>
+
+<p>Sous pr&eacute;texte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture
+ouverte en plein vent me parut la plus achaland&eacute;e. J'appris d'abord
+qu'un homme du d&eacute;sert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-&agrave;-dire
+le Messie annonc&eacute; par le Koran, venait de partir pour le Delta apr&egrave;s
+s'&ecirc;tre entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il
+allait pr&ecirc;cher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse
+&Eacute;gypte. Ces bons musulmans faisaient des v&oelig;ux pour qu'il nous chass&acirc;t
+tous et ne manquaient pas de nous charger d'impr&eacute;cations. Puis on passa
+&agrave; la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Dj&eacute;mil&eacute;
+devaient &ecirc;tre splendides. Tous les gros turbans de l'oasis &eacute;taient
+invit&eacute;s et les c&eacute;r&eacute;monies &eacute;taient fix&eacute;es &agrave; trois jours de l&agrave;.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas de temps &agrave; perdre pour enlever Dj&eacute;mil&eacute;; mais comment
+p&eacute;n&eacute;trer aupr&egrave;s d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement?</p>
+
+<p>J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'&eacute;tait une construction
+massive, perc&eacute;e de petites ouvertures grill&eacute;es comme celles d'une
+prison, et entour&eacute;e, du c&ocirc;t&eacute; des jardins, d'une haute muraille flanqu&eacute;e
+de tours carr&eacute;es.</p>
+
+<p>Je cherchais avec pr&eacute;caution le moyen de me glisser dans cette
+forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de
+<i>gouzla</i>, esp&egrave;ce de mandoline. L'endroit &eacute;tait d&eacute;sert. Sous les murs du
+palais, en face des champs de bl&eacute;, le chanteur &eacute;tait assis, les jambes
+crois&eacute;es, &agrave; l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arr&ecirc;tai
+pour &eacute;couter: &agrave; ses plaintes, &agrave; ses propositions de fuite, je reconnus
+Souleyman.</p>
+
+<p>Je me dissimulai dans un fourr&eacute; de lentisques.</p>
+
+<p>Un fellah, poussant un &acirc;ne charg&eacute; de paniers de grains, passa sur le
+sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus &ecirc;tre entendu,
+il reprit son chant monotone.</p>
+
+<p>Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avan&ccedil;ai vers
+lui en lui demandant &agrave; qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute
+avoir affaire &agrave; un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur
+pris sur le fait.</p>
+
+<p>Je revins au caravans&eacute;rail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr
+causaient &agrave; l'&eacute;cart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk
+m'appela.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; Tomadhyr, dit-il, qui est entr&eacute;e dans le palais; elle a parl&eacute; &agrave;
+Dj&eacute;mil&eacute;. Elle conna&icirc;t sa pens&eacute;e. Elle sait que fuir Hassan est le plus
+ardent d&eacute;sir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider &agrave;
+l'enlever, &agrave; moins que tu ne t'engages &agrave; la prendre pour ta seconde
+femme.</p>
+
+<p>&mdash;Malek, je ne puis m'engager &agrave; cela; j'ai jur&eacute; &agrave; Dj&eacute;mil&eacute; de n'avoir pas
+d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve
+davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain
+demander ouvertement &agrave; Mourad la main de sa fille.</p>
+
+<p>&mdash;Il est trop tard. Mourad s'est engag&eacute;, et d'ailleurs jamais il ne
+donnera sa fille &agrave; un chr&eacute;tien et &agrave; un Fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse
+t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te
+demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me
+conserver une place dans ton c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de
+rester dans le caravans&eacute;rail et d'attendre qu'elle e&ucirc;t trouv&eacute; un moyen.
+Malek alla r&ocirc;der par la ville et ne revint pas de la journ&eacute;e. J'allais
+envoyer &agrave; sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe.</p>
+
+<p>&mdash;Tout va bien, me dit-elle &agrave; voix basse; tu vois ce vieux temple pa&iuml;en,
+l&agrave;-bas, sur la pente de la colline, &agrave; une heure de marche d'ici. Malek
+nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton c&ocirc;t&eacute;, sit&ocirc;t la nuit venue;
+moi, je pars en avant.</p>
+
+<p>&mdash;Une heure apr&egrave;s, je me dirigeai vers les ruines. Une s&eacute;rie de pil&ocirc;nes
+ou portes monumentales me conduisit &agrave; l'&eacute;difice entour&eacute; d'une muraille
+ruin&eacute;e en plusieurs endroits. Apr&egrave;s avoir franchi plusieurs degr&eacute;s, je
+me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr &agrave; plusieurs
+reprises et je la cherchais &agrave; travers les d&eacute;combres, quand je la vis
+sortir de dessous terre, &agrave; quelques pas de moi. Elle me prit par la main
+pour me guider dans l'obscurit&eacute; et m'entra&icirc;na sur une pente rapide en
+suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine
+de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un
+puits d'une quinzaine de pieds.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l&agrave; ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit que de prendre cette corde &agrave; n&oelig;uds et de se laisser
+glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire!</p>
+
+<p>Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous
+nous engage&acirc;mes dans un nouveau couloir, qui aboutissait &agrave; une chambre
+taill&eacute;e dans le roc.</p>
+
+<p>Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous
+baisser jusqu'&agrave; terre pour y passer, nous donn&egrave;rent acc&egrave;s dans une
+seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour &ecirc;tre un hypog&eacute;e.</p>
+
+<p>Les murailles, le plafond couverts d'hi&eacute;roglyphes et de sculptures
+repr&eacute;sentaient probablement les faits et gestes du mort dont le
+sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle &eacute;tait
+bris&eacute; et la bo&icirc;te de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte
+et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles
+dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausol&eacute;e. Mon imagination
+vivement frapp&eacute;e me reportait &agrave; l'&eacute;poque des Pharaons, quand Malek, que
+je n'avais pas encore aper&ccedil;u, me rappela au pr&eacute;sent.</p>
+
+<p>&mdash;Tomadhyr, dit-il, a consult&eacute; le destin: nous r&eacute;ussirons, c'est une
+bonne sorci&egrave;re!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-elle, je suis bonne sorci&egrave;re, et j'ai pens&eacute; &agrave; tout.
+Voici des provisions, de l'huile, du caf&eacute; et du tabac. Nous allons
+souper et causer.</p>
+
+<p>Quand elle eut tout pr&eacute;par&eacute;: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons
+trouv&eacute;, Dj&eacute;mil&eacute; et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se
+rendra voil&eacute;e dans la salle o&ugrave; son p&egrave;re doit la livrer au sherif Hassan.
+Comme l'&eacute;poux ne peut enlever le voile de sa fianc&eacute;e que lorsqu'il sera
+seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Dj&eacute;mil&eacute; (s'il le
+connaissait, ce serait une profanation que Mourad e&ucirc;t puni de mort), il
+ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la c&eacute;r&eacute;monie
+nuptiale, tous les invit&eacute;s, danseurs, psylles et alm&eacute;es quitteront le
+palais. Elle sortira avec eux et te suivra.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu te r&eacute;signes &agrave; &eacute;pouser Hassan?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, puisqu'il le faut.</p>
+
+<p>&mdash;Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice!</p>
+
+<p>&mdash;Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et
+d'ailleurs, ne suis-je pas sorci&egrave;re? Je le charmerai et ne lui
+appartiendrai que si je veux.</p>
+
+<p>En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais
+jaloux. Certes, malgr&eacute; moi, je l'&eacute;tais; mais c'est l&agrave; un sentiment dont
+il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore
+plus &agrave; nos d&eacute;pens. Tomadhyr &eacute;tait assez s&eacute;duisante pour charmer en effet
+le sherif. Devenir sa premi&egrave;re ou seulement sa seconde femme &eacute;tait pour
+elle une meilleure situation que de s'attacher &agrave; ma fortune errante.
+J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut
+accepter.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit Malek, voil&agrave; qui est r&eacute;solu, et j'approuve. Mais
+&eacute;coute: je ne t'ai pas amen&eacute; ici seulement pour t'aider &agrave; enlever une
+femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le
+saches.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux tuer le bey?</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis r&eacute;solu et tu vas m'aider.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est le p&egrave;re de celle qui doit &ecirc;tre ma compagne.</p>
+
+<p>&mdash;Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauv&eacute; la
+vie &agrave; Medinet-Abou. Tu &eacute;tais encore &eacute;tourdi du coup de sabre que
+t'avait port&eacute; celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais
+aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes!</p>
+
+<p>&mdash;Je puis bien dire tout haut devant cette sorci&egrave;re ce qu'elle lit dans
+ma pens&eacute;e. J'esp&egrave;re qu'elle sera muette comme ce tombeau. &Eacute;coute: Demain
+quand Mourad et Hassan se rendront &agrave; la mosqu&eacute;e, nous nous m&ecirc;lerons au
+cort&eacute;ge, tu frapperas le sherif en m&ecirc;me temps que je casserai la t&ecirc;te du
+bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donn&eacute;e
+&agrave; mon p&egrave;re Aly pour lui voler Sitty-Nefyss&egrave;h, ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! m'&eacute;criai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyss&egrave;h, le fr&egrave;re de
+Dj&eacute;mil&eacute; par cons&eacute;quent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous
+jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignorais, r&eacute;pondit-elle.</p>
+
+<p>Malek reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Dj&eacute;mil&eacute; ne me conna&icirc;t pas. J'avais dix ans et j'&eacute;tais exil&eacute; depuis
+longtemps quand elle est n&eacute;e. Pour moi, je ne consid&egrave;re pas comme ma
+s&oelig;ur la fille de l'assassin de mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ta haine ne peut an&eacute;antir les liens du sang. Ta m&egrave;re te maudira!</p>
+
+<p>&mdash;Ma m&egrave;re aurait d&ucirc; assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai
+aussi.</p>
+
+<p>J'eus beau chercher &agrave; &eacute;branler sa r&eacute;solution, j'y usai mon &eacute;loquence.
+J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me d&eacute;fendre d'admirer cet
+Hamlet oriental qui avait peut-&ecirc;tre, lui aussi, la vision de son p&egrave;re
+devant les yeux, car, apr&egrave;s &ecirc;tre entr&eacute; dans une grande col&egrave;re contre
+moi, il s'apaisa tout &agrave; coup; son regard devint fixe et comme extatique.
+Sa parole s'embarrassa et ses paupi&egrave;res s'appesantirent comme s'il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; surpris par l'ivresse. Tout &agrave; coup il me tourna le dos, se roula
+dans son <i>m&eacute;layeh</i> et s'endormit profond&eacute;ment. Tomadhyr, qui l'avait
+observ&eacute; &agrave; la d&eacute;rob&eacute;e, me dit en se rapprochant de moi:</p>
+
+<p>&mdash;J'avais d&eacute;j&agrave; tent&eacute; de le d&eacute;tourner de son dessein. Il m'a dit que sa
+volont&eacute; &eacute;tait plus forte que celle d'une sorci&egrave;re. J'ai voulu lui
+prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son
+caf&eacute;. Quand il se r&eacute;veillera, tu seras d&eacute;j&agrave; bien loin avec Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner.</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes
+le couvriront de son <i>m&eacute;layeh</i>, comme s'il &eacute;tait mort. Ils le
+chargeront sur un chameau et regagneront Esn&egrave;h. Je lui ai vers&eacute; du
+sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son
+entreprise ne pouvait pas r&eacute;ussir, les astres me l'avaient dit. &Agrave;
+pr&eacute;sent, &eacute;coute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus
+profond&eacute;ment que Malek; il dormira pour ne plus s'&eacute;veiller.</p>
+
+<p>&mdash;Les astres te l'ont dit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est ma volont&eacute; qui m'a parl&eacute;. J'irai, avec mes psylles, vous
+rejoindre, toi et Dj&eacute;mil&eacute;, &agrave; Dakakyn. Nous rencontrerons l&agrave; Malek
+endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esn&egrave;h tous ensemble. Tu
+m'as promis une place dans ton c&oelig;ur, je ne te quitte plus.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu veux donner du poison au sherif?</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour
+l'avenir de Dj&eacute;mil&eacute;. Mais quel &eacute;tait cet avenir? Pouvais-je esp&eacute;rer
+accomplir sa d&eacute;livrance? Cette alm&eacute;e qui se disait voyante et que
+j'avais peut-&ecirc;tre trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle
+pas de moi? Je me demandai si le soleil d'&Eacute;gypte ne m'avait pas tap&eacute; sur
+la t&ecirc;te ainsi qu'&agrave; tant d'autres, et si mon d&eacute;sir d'enlever la fille de
+Mourad n'&eacute;tait pas une vaine fantaisie peut-&ecirc;tre irr&eacute;alisable: mais je
+m'&eacute;tais engag&eacute; trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si
+la prudence l'e&ucirc;t emport&eacute; sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma
+situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypog&eacute;e, entre mon
+Hamlet et ma sorci&egrave;re.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#toc">XIII</a></h2>
+
+
+<p>Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'&eacute;veilla.</p>
+
+<p>&mdash;Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des
+cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas;
+rends-toi au palais de Mourad. Prom&egrave;ne-toi en regardant toutes les
+femmes qui en sortiront. Dj&eacute;mil&eacute; aura mon habbarah et mon masque de crin
+noir. Tu le reconna&icirc;tras bien? Il a un croissant de corail au front.
+N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et am&egrave;ne-la ici.
+Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la
+nuit, et pars!</p>
+
+<p>Une heure apr&egrave;s, m&ecirc;l&eacute; &agrave; la population, j'&eacute;tais devant les hautes tours
+du palais.</p>
+
+<p>Des alm&eacute;es dansaient dans l'int&eacute;rieur, aux sons d'un orchestre plus
+bruyant qu'harmonieux. La journ&eacute;e s'avan&ccedil;ait.</p>
+
+<p>Je me hasardai jusqu'&agrave; la porte, mais les <i>schaouss</i> m'en interdirent
+l'entr&eacute;e. Une heure apr&egrave;s, les musiciens, psylles, alm&eacute;es et ceux des
+invit&eacute;s qui n'&eacute;taient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait,
+disait-on, se rendre &agrave; la mosqu&eacute;e.</p>
+
+<p>Je cherchai vainement &agrave; reconna&icirc;tre Dj&eacute;mil&eacute; parmi toutes ces femmes
+masqu&eacute;es qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front.
+On ferma les portes. Un silence de mort r&eacute;gnait dans le palais. Que se
+passait-il?</p>
+
+<p>Le soleil venait de descendre derri&egrave;re l'horizon, et je longeais les
+murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la
+silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel d&eacute;j&agrave; parsem&eacute;
+d'&eacute;toiles. Elle assujettit promptement une corde &agrave; un cr&eacute;neau, et, avec
+une hardiesse dont Thomadhyr seule &eacute;tait capable, elle se risqua dans
+l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que
+la corde f&ucirc;t assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'h&eacute;sita
+pas &agrave; sauter. J'arrivai &agrave; temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri,
+se d&eacute;gagea vivement, et s'enfuit &agrave; travers les bl&eacute;s.</p>
+
+<p>Je fus bient&ocirc;t pr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Elle s'arr&ecirc;ta et revint en courant se jeter dans mes bras.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas Thomadhyr, c'&eacute;tait Dj&eacute;mil&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ch&egrave;re fille! m'&eacute;criai-je en la serrant sur mon c&oelig;ur, je te tiens
+donc enfin!</p>
+
+<p>&mdash;Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit &ecirc;tre d&eacute;j&agrave; &agrave; ma
+recherche.</p>
+
+<p>En effet, l'&eacute;veil &eacute;tait donn&eacute;. Des cavaliers pass&egrave;rent au galop sur le
+chemin pr&egrave;s des bl&eacute;s o&ugrave; nous &eacute;tions. Du c&ocirc;t&eacute; de la ville, les habitants
+munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on e&ucirc;t dit
+d'une vol&eacute;e de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande
+mosqu&eacute;e.</p>
+
+<p>Il fallait nous r&eacute;fugier au plus vite dans l'hypog&eacute;e. Je ne connaissais
+pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il
+n'&eacute;tait n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p>Je retrouvai enfin le temple &eacute;gyptien. Les cavaliers qui devaient
+m'attendre n'y &eacute;taient pas. Nous nous engage&acirc;mes dans le passage qui
+menait aux souterrains. Pour Dj&eacute;mil&eacute;, qui venait de descendre du haut
+d'une tour, ce n'&eacute;tait rien que de gagner le fond du puits, au moyen
+d'une &eacute;chelle laiss&eacute;e par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient d&ucirc;
+emporter leur ma&icirc;tre endormi.</p>
+
+<p>Je retirai l'&eacute;chelle, et nous gagn&acirc;mes l'hypog&eacute;e, o&ugrave;, en effet, Malek ne
+se trouvait plus.</p>
+
+<p>Je pus seulement alors contempler ma ch&egrave;re Dj&eacute;mil&eacute;. C'&eacute;tait bien
+toujours la m&ecirc;me mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands
+yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu
+chang&eacute;, sa taille avait pris un rapide d&eacute;veloppement. C'&eacute;tait
+v&eacute;ritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus h&eacute;siter entre
+l'amour et le sentiment paternel.</p>
+
+<p>Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment
+son p&egrave;re, apr&egrave;s l'avoir enlev&eacute;e de chez moi, l'avait emmen&eacute;e d'abord
+dans le Fayoum, puis dans la haute &Eacute;gypte et enfin dans l'oasis.</p>
+
+<p>&mdash;Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut d&eacute;cid&eacute; sans que je fusse
+seulement consult&eacute;e. Je me r&eacute;signai; mais je n'avais qu'une id&eacute;e, me
+sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout
+de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler pr&egrave;s de moi. Nous
+conv&icirc;nmes de tout, et aujourd'hui, &agrave; l'insu de l'eunuque charg&eacute; de
+garder ma porte, j'&eacute;changeai ma riche toilette de fianc&eacute;e contre les
+v&ecirc;tements de l'alm&eacute;e. Nous sommes &agrave; pr&eacute;sent de la m&ecirc;me taille. Je me
+voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai &agrave; ma
+place. Il n'y avait rien &agrave; craindre, nous &eacute;tions convenues de nous
+retrouver demain &agrave; Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le
+moment de me glisser parmi les femmes des beys invit&eacute;es &agrave; mes noces. Je
+ne pus parvenir jusqu'&agrave; elles. Les eunuques redoublaient de vigilance,
+comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, d&eacute;guis&eacute;e et
+voil&eacute;e, fut amen&eacute;e au milieu de la salle et, plac&eacute;e entre mon p&egrave;re et ma
+m&egrave;re, elle assista aux danses. Dans la soir&eacute;e, tous ceux qui n'&eacute;taient
+ni parents, ni alli&eacute;s de ma famille, se retir&egrave;rent. C'&eacute;tait le moment de
+fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le
+harem et d'attendre, avec les alm&eacute;es, que Mourad e&ucirc;t permis au sherif de
+voir le visage de sa future &eacute;pouse, apr&egrave;s quoi la f&ecirc;te recommencerait.
+Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu pr&eacute;voir cette infraction aux coutumes.
+Tout &eacute;tait perdu! J'entendis mon p&egrave;re s'&eacute;crier: &laquo;Ce n'est pas l&agrave; ma
+fille!&raquo; Puis Hassan dire: &laquo;Que cette chienne soit punie comme elle le
+m&eacute;rite!&raquo; Tomadhyr jeta un cri d&eacute;chirant qui me gla&ccedil;a d'&eacute;pouvante. Toutes
+les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me
+pr&eacute;cipitai dans un escalier d&eacute;rob&eacute; qui menait au jardin. Je gagnai la
+porte, elle &eacute;tait ferm&eacute;e. En voyant un paquet de cordes aupr&egrave;s de la
+citerne, je pensai sur-le-champ &agrave; fuir par dessus la muraille. Je
+m'emparai de ces cordes, je courus &agrave; une des tours...</p>
+
+<p>&mdash;Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu
+qu'elle ait &eacute;t&eacute; tu&eacute;e?</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; allait me r&eacute;pondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le
+plafond de l'hypog&eacute;e, comme s'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; prononc&eacute; par un &eacute;cho
+myst&eacute;rieux. Dj&eacute;mil&eacute; devint p&acirc;le. Je me levai, je fis quelques pas et je
+reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait
+Tomadhyr avec angoisse et col&egrave;re. Je courus vers le puits:</p>
+
+<p>&mdash;Maudite sorci&egrave;re, disait-il, rends-moi l'&eacute;chelle, je suis bless&eacute;,
+poursuivi...</p>
+
+<p>Je me h&acirc;tai de le faire descendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi? dit-il; o&ugrave; est l'empoisonneuse qui prive les gens de
+leur volont&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;H&eacute;las! je crois que Tomadhyr a pay&eacute; de sa vie son d&eacute;vouement pour moi!</p>
+
+<p>&mdash;Elle &eacute;tait mauvaise sorci&egrave;re si elle s'est laiss&eacute;e tuer, dit-il
+s&egrave;chement. Allons, retire l'&eacute;chelle, moi je ne puis t'aider.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu bless&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, &agrave; la main.</p>
+
+<p>Nous gagn&acirc;mes l'hypog&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as ta femme? me dit-il en voyant Dj&eacute;mil&eacute;; je resterai de l'autre
+c&ocirc;t&eacute; de la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu voudras.</p>
+
+<p>Quand il se fut install&eacute; dans la premi&egrave;re chambre, je lui demandai ce
+qui lui &eacute;tait arriv&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis r&eacute;veill&eacute;, dit-il, &agrave; mi-chemin de Dakakyn. J'ai saut&eacute; sur
+mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donn&eacute;
+un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, &agrave; une heure
+d'ici, j'ai rencontr&eacute; Mourad et Hassan escort&eacute;s seulement de cinq
+cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce
+qu'ils cherchaient, mais l'occasion &eacute;tait trop belle pour la laisser
+&eacute;chapper.</p>
+
+<p>J'ai march&eacute; droit &agrave; mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu &agrave;
+trois pas. Il s'est affaiss&eacute; sur le cou de son cheval et je le crois
+mort. Hassan m'a charg&eacute; et m'a coup&eacute; d'un coup de sabre ces deux doigts
+de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien.
+D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout
+enti&egrave;re. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu
+dans l'obscurit&eacute;. Deux de mes cavaliers ont &eacute;t&eacute; tu&eacute;s et je suis venu
+chercher un refuge ici.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu suivi?</p>
+
+<p>&mdash;On a perdu ma trace.&mdash;Maintenant que nous n'avons plus rien &agrave; faire
+dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esn&egrave;h demain ou cette nuit
+m&ecirc;me, car, pour rester longtemps dans ce tombeau &agrave; respirer la poussi&egrave;re
+des morts et &agrave; mourir de faim, je ne le veux pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis
+doit &ecirc;tre sur pied.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe! le d&eacute;sert est &agrave; une port&eacute;e de pistolet, nos chevaux sont
+l&agrave;-haut cach&eacute;s dans l'int&eacute;rieur du temple. Crois-moi, partons
+sur-le-champ. Nous couperons tout droit &agrave; travers les sables.</p>
+
+<p>&mdash;Une travers&eacute;e de trois jours sans eau, sans provisions, c'est
+impossible, et Dj&eacute;mil&eacute; ne peut faire le trajet &agrave; cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas
+encore dormi depuis la mort de mon p&egrave;re. J'ai le c&oelig;ur l&eacute;ger. Mourad est
+mort...</p>
+
+<p>&mdash;Ne le dis pas &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;, elle l'apprendra assez t&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir
+beaucoup de larmes pour celui qui la for&ccedil;ait &agrave; &eacute;pouser Hassan.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; dormait dans l'hypog&eacute;e, je m'&eacute;tendis en travers de sa porte, &agrave;
+deux pas de Malek.</p>
+
+<p>Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond
+sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Dj&eacute;mil&eacute; me tinrent
+&eacute;veill&eacute;. Et puis, j'&eacute;touffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air
+plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'&eacute;tait pas sur nos traces.</p>
+
+<p>Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention
+sur nous. Je craignais que Malek ne comm&icirc;t quelque imprudence; j'obtins
+de lui qu'il resterait pour veiller sur Dj&eacute;mil&eacute;. Je me mis en qu&ecirc;te des
+dromadaires qui avaient amen&eacute; Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de
+l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux
+cavaliers.</p>
+
+<p>La ville &eacute;tait en &eacute;moi. On criait fort autour de la boutique du barbier,
+j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de
+savoir ce qui se passait. Mourad &eacute;tait vivant. Il n'avait &eacute;t&eacute; bless&eacute; que
+fort l&eacute;g&egrave;rement &agrave; l'&eacute;paule, et on disait que le meurtrier n'&eacute;tait autre
+que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Quelques-uns pr&eacute;tendaient que la fille du bey n'avait pas quitt&eacute; le
+palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient
+que son p&egrave;re l'avait tu&eacute;e pour avoir outrag&eacute; d'avance son &eacute;poux. Quant
+&agrave; l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une
+incursion de pillards b&eacute;douins dans l'oasis, et c'&eacute;tait ce qui
+pr&eacute;occupait le moins. La grande nouvelle &eacute;tait le retour du sultan K&eacute;bir
+(Bonaparte) au Caire, apr&egrave;s avoir &eacute;chou&eacute; dans son exp&eacute;dition de Syrie,
+et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de
+concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille
+mameluks, b&eacute;douins, magrebins, darfouriens, et chasser les Fran&ccedil;ais de
+la moyenne &Eacute;gypte. L'int&eacute;r&ecirc;t politique l'emportait sur les int&eacute;r&ecirc;ts
+priv&eacute;s.</p>
+
+<p>J'avais une envie d&eacute;mesur&eacute;e d'aller trouver Mourad et de juger par
+moi-m&ecirc;me de ce caract&egrave;re indomptable et de cette infatigable activit&eacute;.
+J'admirais cet homme qui, presque &agrave; bout de ressources, avait su
+conserver tant d'autorit&eacute;, tant de prestige sur ceux qui lui avaient
+longtemps disput&eacute; le pouvoir. Mais le salut de Dj&eacute;mil&eacute; m'imposait la
+prudence, et puis Hassan, ce lion des d&eacute;serts de l'Arabie, qui sait s'il
+ne tuerait pas sa fianc&eacute;e fugitive comme il avait sans doute tu&eacute; ma
+pauvre alm&eacute;e? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des
+fellahs et on questionnait les propri&eacute;taires. Une forte r&eacute;compense &eacute;tait
+promise &agrave; celui qui livrerait Dj&eacute;mil&eacute;, ou dirait seulement o&ugrave; elle &eacute;tait
+cach&eacute;e.</p>
+
+<p>Il fallait fuir au plus t&ocirc;t. Nos outres pleines et nos provisions
+faites, je revins pr&egrave;s de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais
+je me gardai bien de dire &agrave; Malek que Mourad &eacute;tait vivant, il e&ucirc;t risqu&eacute;
+une nouvelle tentative.</p>
+
+<p>Nous nous m&icirc;mes en route vers le milieu de la nuit, &agrave; l'heure o&ugrave; l'oasis
+tout enti&egrave;re dormait. Au jour, nous en &eacute;tions d&eacute;j&agrave; bien loin. Nous
+march&acirc;mes jusqu'&agrave; ce que nos montures fussent &eacute;puis&eacute;es; nous dress&acirc;mes
+nos tentes dans un repli de terrain, aupr&egrave;s d'un fourr&eacute; de lentisques et
+de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des
+fellahs, plac&eacute; en observation, signala une troupe &agrave; cheval.</p>
+
+<p>Malek et moi, grav&icirc;mes la petite &eacute;minence de sable qui prot&eacute;geait notre
+campement. Un nuage de poussi&egrave;re s'&eacute;levait de l'horizon.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos
+b&ecirc;tes sont trop fatigu&eacute;es. Il faut abattre les tentes, cacher la femme,
+les fellahs et les b&ecirc;tes dans le fourr&eacute;. Nous et les deux cavaliers,
+nous monterons &agrave; cheval et agirons de ruse.</p>
+
+<p>En un instant ses ordres furent ex&eacute;cut&eacute;s. Je rassurai du mieux que je
+pus Dj&eacute;mil&eacute;, qui &eacute;tait p&acirc;le, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre
+Malek et ses deux cavaliers.</p>
+
+<p>&mdash;Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il
+sera toujours temps de se battre.</p>
+
+<p>Nous f&icirc;mes un quart de lieu au galop, &agrave; l'abri derri&egrave;re le repli de
+terrain, et nous nous arr&ecirc;t&acirc;mes sur une butte de sable bien en vue.</p>
+
+<p>L'ennemi nous vit et se dirigea de notre c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre;
+mais ce sont des b&eacute;douins et des yambos. Ils sont v&ecirc;tus de laine, tandis
+que nous sommes maill&eacute;s de fer; on peut en venir &agrave; bout si Allah le
+permet! Allons au-devant d'eux.</p>
+
+<p>Quelques instants apr&egrave;s nous &eacute;tions &agrave; port&eacute;e de la voix. Ils avaient
+fait halte en nous voyant accourir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arr&ecirc;tant son
+cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en charge, r&eacute;pondis-je.</p>
+
+<p>Malek s'adressant alors directement &agrave; lui:</p>
+
+<p>&mdash;Ya Sidi Sherif, tu as &eacute;t&eacute; tromp&eacute; comme nous aux pistes de cette
+caravane.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu dire? r&eacute;pondit Hassan.</p>
+
+<p>&mdash;Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille?</p>
+
+<p>&mdash;Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu?</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux
+pas...</p>
+
+<p>&mdash;Parle, o&ugrave; est ma fianc&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Dans l'oasis, &agrave; Dakakyn.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mens, j'en arrive!</p>
+
+<p>&mdash;O Sherif, dit &agrave; Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour &ecirc;tre
+Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui
+qui a enlev&eacute; Dj&eacute;mil&eacute;, pour le compte du colonel fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>Malek r&eacute;pliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler &agrave;
+terre; puis, mettant le sabre &agrave; la main, il fondit sur le gros de la
+troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan &eacute;tait un
+homme vigoureux, exp&eacute;riment&eacute; dans le maniement des armes, ce qui ne
+l'emp&ecirc;cha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit l&acirc;cher son
+sabre, et j'allais en d&eacute;barrasser Dj&eacute;mil&eacute; sur l'heure, car il &eacute;tait hors
+d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus &agrave; son secours. J'en tuai un,
+mais en pure perte. Je fus renvers&eacute; de cheval et maintenu &agrave; terre par
+quatre b&eacute;douins qui, sur l'ordre d'Hassan, me li&egrave;rent les jambes et les
+bras.</p>
+
+<p>Malek et l'un des cavaliers &eacute;taient &eacute;galement pris, l'autre &eacute;tait mort.
+&Agrave; nous quatre, nous leur avions tu&eacute; cinq hommes, nous en avions mis
+quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman bless&eacute;s.</p>
+
+<p>En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas
+l'espoir d'en venir &agrave; bout, quoique Malek et moi fussions li&eacute;s de
+cordes.</p>
+
+<p>Nous f&ucirc;mes amen&eacute;s devant Hassan qui avait mis pied &agrave; terre pour panser
+sa blessure.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien
+d&eacute;sol&eacute;es de les voir arriver en paradis sans leur t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Tu plaisantes agr&eacute;ablement, r&eacute;pondis-je; mais ne crois pas m'effrayer;
+je te sais plus cupide que m&eacute;chant et tu pr&eacute;f&eacute;reras notre ran&ccedil;on &agrave; notre
+mort.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>Et se tournant vers Malek:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive &agrave; ton chef
+fran&ccedil;ais?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne connais pas celle dont tu veux parler, r&eacute;pondit Malek, et il y a
+longtemps que le Fran&ccedil;ais ne pense plus &agrave; elle.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, que venais-tu faire &agrave; Khardj&egrave;h?</p>
+
+<p>&mdash;Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons
+musulmans, qui, comme moi, ont d&eacute;sert&eacute; le drapeau de nos oppresseurs.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me crois bien sot pour me donner &agrave; boire de telles impostures. Ta
+langue a assez menti. Je vais te la faire couper.</p>
+
+<p>Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite d&eacute;tromp&eacute; en voyant deux
+de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec
+leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa gr&acirc;ce, que j'offris des
+monceaux d'or et que je dis qu'il &eacute;tait le fr&egrave;re de Dj&eacute;mil&eacute;: le
+malheureux Malek fut mutil&eacute; sous mes yeux.</p>
+
+<p>Vaincu par la souffrance, il s'&eacute;vanouit.</p>
+
+<p>Hassan s'adressa ensuite &agrave; moi:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; ton tour, dit-il; veux-tu avouer la v&eacute;rit&eacute;?</p>
+
+<p>Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent
+en face; mais j'avoue que l'id&eacute;e d'&ecirc;tre mutil&eacute; comme cet infortun&eacute;
+paralysait toutes mes facult&eacute;s. Je n'avais qu'une id&eacute;e, celle de fuir,
+et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout &agrave; coup
+je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre
+l'autre c&eacute;dait. L'espoir et la pr&eacute;sence d'esprit me ranim&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir?</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es ni Arabe, ni mameluk.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Qui es-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Le chef fran&ccedil;ais lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Toi!... fit-il en s'approchant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! et je suis venu chercher ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Qui, Dj&eacute;mil&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Elle est mari&eacute;e avec moi depuis longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as emmen&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; est-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Pas loin d'ici!</p>
+
+<p>En ce moment, ma corde se desserra tout &agrave; fait, mais je restai immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Tu consens &agrave; me la rendre?</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je faire autrement? Fais moi d&eacute;lier les pieds, et je te conduirai
+pr&egrave;s d'elle.</p>
+
+<p>Comme un sot, il en donna l'ordre.</p>
+
+<p>D&egrave;s que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave &eacute;tait
+encore agenouill&eacute; devant moi, je rompis mes liens, et, avec la
+promptitude de l'&eacute;clair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur
+l'&eacute;paule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui &eacute;tait &agrave; trois pas
+de moi, et lui plantai la lame tout enti&egrave;re dans la poitrine. Ce fut si
+vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les
+mains du mameluk prisonnier avant que les b&eacute;douins fussent revenus de
+leur stupeur.</p>
+
+<p>Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi
+nous leur tombons sur le dos &agrave; notre tour. J'en abattis un pour mon
+compte, lui deux; nous &eacute;tions devenus enrag&eacute;s. Souleyman prit la fuite
+avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord &agrave; les poursuivre;
+mais je le rappelai pour qu'il all&acirc;t chercher quelques-uns de nos
+fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il
+ob&eacute;it, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranch&eacute; sans piti&eacute; les
+t&ecirc;tes des trois b&eacute;douins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur
+le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'impr&eacute;cations. Je lui
+br&ucirc;lai la cervelle pour en finir.</p>
+
+<p>Quelques instants apr&egrave;s, Malek hiss&eacute; sur le dromadaire, et mes fellahs
+ayant d&eacute;valis&eacute; et d&eacute;capit&eacute; les morts, y compris le sherif, je repris le
+chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Dj&eacute;mil&eacute; accourut
+au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y
+colla ses l&egrave;vres.</p>
+
+<p>Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, p&ucirc;t venir nous
+rejoindre avec une arm&eacute;e tout enti&egrave;re, je donnai l'ordre de repartir
+sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux &eacute;taient fatigu&eacute;s,
+il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue
+marche.</p>
+
+<p>Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter
+tout le monde. Nous part&icirc;mes au soleil couchant. Le khamzine s'&eacute;leva.
+C'est un vent du sud-ouest qui, charg&eacute; de l'atmosph&egrave;re embras&eacute;e du
+d&eacute;sert, vous &eacute;nerve et vous dess&egrave;che les poumons. Dans sa furie, il
+soul&egrave;ve des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui
+se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla
+respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgr&eacute; les haltes
+fr&eacute;quentes pour rafra&icirc;chir les hommes et abreuver les b&ecirc;tes, dix de mes
+chevaux tomb&egrave;rent fourbus et deux fellahs moururent suffoqu&eacute;s. Avec le
+retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil &eacute;tait
+tellement voil&eacute; par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge.
+Les dromadaires se couch&egrave;rent. Il fallut s'arr&ecirc;ter. Gr&acirc;ce &agrave; la
+pr&eacute;caution que nous avions prise, Dj&eacute;mil&eacute; et moi, de garder constamment
+une &eacute;ponge imbib&eacute;e d'eau sur la bouche, nous support&acirc;mes ce vent
+dess&eacute;chant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la
+soif exasp&eacute;rait encore la douleur et je cherchai &agrave; lui donner courage.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute;, &agrave; laquelle j'avais appris qu'il &eacute;tait son fr&egrave;re, sut lui parler
+beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Apr&egrave;s l'avoir
+&eacute;cout&eacute;e d'un air sombre, il parut se soumettre &agrave; son sort. Tout &agrave; coup
+il se leva, prit la main de Dj&eacute;mil&eacute; et la porta &agrave; son front et &agrave; sa
+poitrine, voulant dire par l&agrave; qu'il la reconnaissait pour sa s&oelig;ur. Puis
+il me fit comprendre que j'eusse &agrave; lui donner ses armes. Je les lui
+remis, pensant qu'une id&eacute;e de combat traversait son esprit et en
+r&eacute;veillait l'indomptable &eacute;nergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer
+les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air
+m&eacute;content. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affil&eacute;e, le
+remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le
+suivre. Il fit trois pas, s'arr&ecirc;ta, me fit voir avec un geste de
+d&eacute;sespoir sa bouche mutil&eacute;e, sa main estropi&eacute;e; puis, levant au ciel un
+regard r&eacute;sign&eacute;, il me serra la main et s'&eacute;loigna. Je crus qu'il voulait
+me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il
+avait tir&eacute; son sabre, et, &agrave; deux mains, se l'enfon&ccedil;a dans la poitrine.</p>
+
+<p>En me voyant pr&egrave;s de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et
+retomba mort. Ses hommes vinrent le relever.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il a fait l&agrave;, dit l'un d'eux, est d'un l&acirc;che sans foi ni
+religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort.</p>
+
+<p>Dans la situation de Malek, un vrai musulman se f&ucirc;t dit en effet, que
+c'&eacute;tait &eacute;crit. Mais, comme la plupart des mameluks n&eacute;s dans le rite
+grec et convertis ensuite &agrave; l'islamisme, Malek ne croyait pas &agrave; la
+fatalit&eacute;. Il avait compt&eacute; sur la mansu&eacute;tude divine et s'&eacute;tait soustrait
+par la mort &agrave; la honte de vivre mutil&eacute;.</p>
+
+<p>Les fellahs refus&egrave;rent de lui donner la s&eacute;pulture et je dus, avec l'aide
+des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de
+Dj&eacute;mil&eacute; ne pouvait &ecirc;tre bien grande, elle ne connaissait ce fr&egrave;re que
+depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu d&eacute;velopp&eacute;
+chez les Orientaux.</p>
+
+<p>Il fallait songer &agrave; se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les
+tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux
+furent seuls en &eacute;tat de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se
+fit bient&ocirc;t sentir et les fellahs absorb&egrave;rent ce qui restait d'eau. Nous
+avancions lentement. &Agrave; chaque instant c'&eacute;tait un homme ou un cheval qui
+restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il
+n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait
+Dj&eacute;mil&eacute;. Trois heures apr&egrave;s, nous &eacute;tions seuls. Notre monture refusa de
+marcher et se coucha. Nous d&ucirc;mes rester l&agrave; sous des tourbillons de sable
+qui mena&ccedil;aient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me br&ucirc;lait la
+gorge. J'avais &eacute;puis&eacute; les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les
+provisions &eacute;taient rest&eacute;es sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait
+de la faim; elle &eacute;tait &eacute;cras&eacute;e par le manque d'air et la fatigue. Je
+cherchais &agrave; la r&eacute;conforter en lui disant que nous ne pouvions pas &ecirc;tre
+loin d'Esn&egrave;h, qu'il fallait attendre que notre dromadaire e&ucirc;t pris un
+peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne
+bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allong&eacute;
+sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Dj&eacute;mil&eacute;
+&eacute;tait glac&eacute;e. Son regard &eacute;tait voil&eacute;. Allait-elle mourir?</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu
+boire mon sang?</p>
+
+<p>&mdash;C'est horrible! r&eacute;pondit-elle d'une voix &eacute;teinte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est n&eacute;cessaire, je veux que tu vives!</p>
+
+<p>Je me fis une entaille au bras. Elle but.</p>
+
+<p>Le ciel &eacute;tait moins charg&eacute; de nuages de poussi&egrave;re du c&ocirc;t&eacute; de l'Orient,
+le vent faiblissait. Je vins &agrave; bout de mettre le dromadaire sur pied et
+nous repart&icirc;mes.</p>
+
+<p>Enfin nous v&icirc;mes les minarets d'Esn&egrave;h, et le m&ecirc;me jour, ma ch&egrave;re
+compagne &eacute;tait sous la protection de la France. Nous avions d&ucirc; au vent
+du d&eacute;sert de n'avoir pas &eacute;t&eacute; rattrap&eacute;s par Mourad. Cette exp&eacute;dition
+avait dur&eacute; dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul.</p>
+
+<p>&Agrave; la suite des privations que nous avions endur&eacute;es, Dj&eacute;mil&eacute; fut malade
+assez longtemps; moi m&ecirc;me je m'en ressentis plus de quinze jours.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#toc">XIV</a></h2>
+
+
+<p>Aussit&ocirc;t que Dj&eacute;mil&eacute; eut recouvr&eacute; ses forces, elle me t&eacute;moigna une
+affection dont je fus vivement touch&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me
+l'as pas encore dit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas
+le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu me l'as prouv&eacute;; c'est pourquoi Dj&eacute;mil&eacute; aime par-dessus tout
+celui qui lui a sauv&eacute; deux fois la vie et qui l'a d&eacute;livr&eacute;e, par son
+courage, d'un ma&icirc;tre odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour
+toi, je renoncerai &agrave; ma religion si tu le veux. Je t'ob&eacute;irai
+aveugl&eacute;ment. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir pr&egrave;s de
+toi ton esclave Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ch&egrave;re enfant ador&eacute;e, lui dis-je en la serrant sur mon c&oelig;ur, ce que je
+t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la premi&egrave;re fois, je te
+le r&eacute;p&egrave;te ici: c'est moi qui suis ton esclave.</p>
+
+<p>&mdash;Non, il faut &ecirc;tre mon ma&icirc;tre, me commander, m'instruire. Je ne sais
+rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pens&eacute;es, tes
+d&eacute;sirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton &acirc;me tout enti&egrave;re
+que je veux boire.</p>
+
+<p>Quel homme n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; enivr&eacute; par cette enchanteresse, et comment
+aurais-je pu douter d'elle?</p>
+
+<p>J'avais racont&eacute; mon exp&eacute;dition dans l'oasis au g&eacute;n&eacute;ral Desaix. Il me
+bl&acirc;ma de ne pas lui en avoir parl&eacute; avant de partir. Je vous eusse donn&eacute;,
+dit-il, le moyen de parler &agrave; Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-&ecirc;tre
+e&ucirc;t-il &eacute;t&eacute; sensible &agrave; des propositions de ma part. Mais c'est partie
+remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien.</p>
+
+<p>Il n'&eacute;tait pas n&eacute;cessaire de me faire cette recommandation, je ne la
+perdais pas de vue. J'en &eacute;tais devenu jaloux comme un tigre.</p>
+
+<p>Le noble caract&egrave;re et la sage administration de Desaix lui avaient valu,
+de la part des habitants de la haute &Eacute;gypte, le surnom de <i>Sultan
+juste</i>; il se vit &agrave; regret forc&eacute; d'abandonner la garde du pays aux
+troupes indig&egrave;nes et d'aller rejoindre Bonaparte &agrave; son quartier g&eacute;n&eacute;ral
+de Giz&egrave;h.</p>
+
+<p>Mourad marchait sur le Caire, en m&ecirc;me temps qu'une flotte anglo-turque
+s'avan&ccedil;ait vers Alexandrie.</p>
+
+<p>Nos pr&eacute;paratifs furent bient&ocirc;t faits. Je m'embarquai avec Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Morin se joignit &agrave; nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se
+montra si aimable aupr&egrave;s de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin
+d'apr&egrave;s elle. D&eacute;cid&eacute;ment ce gar&ccedil;on faisait une collection de portraits
+de femmes. Comme il me montrait la s&eacute;rie de ceux de Sylvie, de
+Pannychis, de Daoura, de mon h&ocirc;tesse cophte &agrave; Esn&egrave;h, et de Tomadhyr, je
+le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de
+cette pauvre fille; mais Dj&eacute;mil&eacute; en parut contrari&eacute;e et j'y renon&ccedil;ai.
+Nous &eacute;tions ingrats tous les deux. L'alm&eacute;e avait pay&eacute; notre bonheur de
+sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu!</p>
+
+<p>Le 10 juillet, la division Desaix &eacute;tait de retour &agrave; Giz&egrave;h, et mon
+r&eacute;giment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses
+quartiers &agrave; Boulaq.</p>
+
+<p>Ma maison &eacute;tait toujours &agrave; la m&ecirc;me place, mais Pannychis en avait
+d&eacute;camp&eacute; quelques jours apr&egrave;s mon d&eacute;part. J'en fus fort aise. Elle avait
+pass&eacute; avec armes et bagages, c'est-&agrave;-dire, avec ses chiffons et ses
+bijoux, dans les bras d'un <i>Riz-pain-sel</i>. C'est ainsi que nous
+appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux d&eacute;pens du pauvre
+soldat, de si rapides fortunes.</p>
+
+<p>Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Dj&eacute;mil&eacute;.
+Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires &agrave; n'en plus
+finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui
+retrouve son ma&icirc;tre.</p>
+
+<p>Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai
+eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonn&eacute;s. La fid&eacute;lit&eacute; de
+cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a d&eacute;daign&eacute; de se venger
+alors qu'elle pouvait le faire impun&eacute;ment.</p>
+
+<p>Malek n'&eacute;tait plus l&agrave; pour dire le contraire, et je n'&eacute;tais pas charg&eacute;
+de d&eacute;tromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait
+heureux.</p>
+
+<p>En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Elle voulait apprendre &agrave; lire, &agrave; &eacute;crire et &agrave; parler le fran&ccedil;ais qu'elle
+commen&ccedil;ait &agrave; b&eacute;gayer. Je ne pouvais m'adresser &agrave; un meilleur ma&icirc;tre qu'&agrave;
+Fosco qui m'avait montr&eacute; l'arabe, et j'obtins qu'il lui donn&acirc;t des
+le&ccedil;ons. J'eus le loisir de surveiller les progr&egrave;s de l'&eacute;l&egrave;ve, car
+j'&eacute;tais charg&eacute; de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, &agrave;
+mon grand regret, assister le 22 juillet &agrave; la glorieuse bataille
+d'Aboukir o&ugrave; Murat fit une si belle charge pour couper l'arm&eacute;e turque et
+la pousser jusque dans la mer.</p>
+
+<p>Bonaparte quitta le Caire le 18 ao&ucirc;t 1799 avec plusieurs de ses g&eacute;n&eacute;raux
+et quelques savants. Croyant qu'il allait en tourn&eacute;e scientifique,
+personne ne s'en inqui&eacute;ta: aussi le d&eacute;sappointement fut grand lorsque
+nous s&ucirc;mes qu'il s'&eacute;tait embarqu&eacute; &agrave; Alexandrie le 22 et faisait voile
+pour la France. Il laissait le commandement &agrave; Kl&eacute;ber qui vint au Caire
+et fut reconnu g&eacute;n&eacute;ral en chef le 1<sup>er</sup> septembre, aux acclamations de
+l'arm&eacute;e et de la population.</p>
+
+<p>Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne
+songea qu'&agrave; s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre
+et d'octobre se pass&egrave;rent en f&ecirc;tes. Dj&eacute;mil&eacute; aimait &agrave; para&icirc;tre, je la
+conduisis partout. Sa jeunesse et sa beaut&eacute; furent tr&egrave;s-remarqu&eacute;es. Elle
+eut les hommages des hommes et l'envie des femmes.</p>
+
+<p>En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha
+contre lui avec deux colonnes mobiles compos&eacute;es de cavalerie,
+d'artillerie et d'infanterie mont&eacute;e sur des dromadaires. Dans la crainte
+qu'il ne v&icirc;nt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour
+de ma maison.</p>
+
+<p>Je n'avais pas revu mademoiselle de C&eacute;rignan, je n'en avais m&ecirc;me pas de
+nouvelles par son propri&eacute;taire juif, quand, un matin, j'aper&ccedil;us Louis
+r&ocirc;dant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux
+portant.</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; vas-tu ainsi tout seul, petit Louis?</p>
+
+<p>&mdash;Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a
+plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je d&eacute;jeune avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Avec plaisir; mais tu seras raisonnable?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je ne le suis pas toujours?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ce que dit ta s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Elle pr&eacute;tend me faire passer pour ali&eacute;n&eacute;, dit-il en haussant les
+&eacute;paules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est &agrave; bonne intention, pour ne
+pas donner l'&eacute;veil sur mon secret; mais, &agrave; force de prudence et de
+soins, elle en est arriv&eacute;e &agrave; me devenir insupportable. Elle m'ennuie!</p>
+
+<p>&mdash;Ce que tu dis l&agrave; serait odieux si tu en sentais la port&eacute;e. Ta s&oelig;ur...</p>
+
+<p>&mdash;Ne l'appelle donc pas ma s&oelig;ur. Cela me rappelle madame Royale et me
+fait de la peine!</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; ta folie qui te reprend? Allons viens d&eacute;jeuner; mais que votre
+<i>majest&eacute;</i> daigne au moins garder l'incognito.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave.</p>
+
+<p>Je l'emmenai dans la salle &agrave; manger o&ugrave; Dj&eacute;mil&eacute; m'attendait. Ce jour-l&agrave;
+elle &eacute;tait v&ecirc;tue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'&eacute;meraudes et
+ses colliers de perles. Elle savait d&eacute;j&agrave; assez de fran&ccedil;ais pour se faire
+comprendre.</p>
+
+<p>Quand je lui eus pr&eacute;sent&eacute; Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle
+le fit asseoir pr&egrave;s d'elle et lui demanda quel &acirc;ge il avait. Puis elle
+me dit qu'il &eacute;tait joli et qu'il ressemblait &agrave; une fille. Lui ouvrait de
+grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du
+doigt, et d'un air craintif, ses v&ecirc;tements, ses colliers, ses cheveux et
+ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une f&eacute;e! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler.</p>
+
+<p>&mdash;J'en serais bien f&acirc;ch&eacute;, dit-il; et s'adressant &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;: Voulez-vous
+que je vous embrasse, madame la f&eacute;e? Elle y consentit sans fa&ccedil;ons.</p>
+
+<p>Pendant le d&eacute;jeuner, cet enfant se montra tr&egrave;s-sens&eacute;; s'il n'&eacute;tait ni
+tr&egrave;s-instruit ni tr&egrave;s-intelligent, il &eacute;tait au moins affectueux et plein
+de bons sentiments. En sortant de table, qu'il f&ucirc;t fils de roi ou non,
+il avait gagn&eacute; mon affection.</p>
+
+<p>Pour venir me voir, il avait profit&eacute; d'une visite que mademoiselle de
+C&eacute;rignan &eacute;tait all&eacute;e rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire,
+il me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la
+C&eacute;rignan est inqui&egrave;te de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai
+dit au juif o&ugrave; j'allais.</p>
+
+<p>Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Dj&eacute;mil&eacute; lui proposa de
+jouer au <i>mangallah</i>, esp&egrave;ce de jeu de trictrac tr&egrave;s &agrave; la mode en
+Orient.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un quart d'heure, il b&acirc;illa et me demanda &agrave; voir mes chevaux;
+quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En
+voyant mes dragons, il me manifesta son d&eacute;sir d'&ecirc;tre soldat un jour. De
+retour &agrave; la maison il demanda &agrave; Guidamour de lui apprendre &agrave; faire
+l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui d&eacute;rangeant
+ses &eacute;chafaudages de p&acirc;tisserie et il se p&acirc;mait de rire devant les
+impatiences de cette fille. Dj&eacute;mil&eacute;, qui n'&eacute;tait gu&egrave;re moins enfant que
+lui, s'en m&ecirc;la et la maison fut bient&ocirc;t sens dessus dessous. Elle finit
+par en faire sa poup&eacute;e et l'habilla en odalisque.</p>
+
+<p>On annon&ccedil;a en ce moment mademoiselle de C&eacute;rignan. Louis, pris de
+terreur, demanda &agrave; Dj&eacute;mil&eacute; de le cacher, et ils s'enfuirent dans le
+harem.</p>
+
+<p>J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inqui&eacute;tude si son fr&egrave;re
+&eacute;tait chez moi.</p>
+
+<p>&mdash;Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur!</p>
+
+<p>&mdash;Vous craignez qu'on ne vous l'enl&egrave;ve?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne
+sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s l'avoir pri&eacute;e de s'asseoir:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mademoiselle de C&eacute;rignan, cessez de feindre avec moi. Louis
+n'est pas plus fou qu'il n'est votre fr&egrave;re. Je ne sais s'il est
+r&eacute;ellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous
+tenez trop s&eacute;v&egrave;rement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est l&acirc;ch&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement!</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait profond&eacute;ment bless&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ennuie! Ah! voil&agrave; bien l'ingratitude des princes! D&eacute;vouez-vous
+donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, r&eacute;signez-vous &agrave;
+vivre loin du monde, pour ainsi dire clo&icirc;tr&eacute;e; brisez-vous le c&oelig;ur: ils
+vous en savent gr&eacute; en vous faisant dire: <i>Vous m'ennuyez</i>!</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc d&eacute;cid&eacute;ment un prince?</p>
+
+<p>Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment
+et me dit avec l'accent de la v&eacute;rit&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai tromp&eacute; jusqu'&agrave; ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant,
+par ses r&eacute;v&eacute;lations, me force &agrave; vous confier son sort, sachez qu'il est
+bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauv&eacute; de la mort, &agrave; pr&eacute;sent
+prot&eacute;gez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le tr&ocirc;ne de ses a&iuml;eux,
+il vous en saura peut-&ecirc;tre gr&eacute;, si jusque-l&agrave; vous avez le talent de ne
+pas l'ennuyer. Moi, j'ai &eacute;chou&eacute;, c'est &agrave; votre tour d'&ecirc;tre d&eacute;vou&eacute; et de
+lui sacrifier tout: &agrave; vous le devoir et l'honneur de garder l'h&eacute;ritier
+de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malais&eacute;, je vous en
+avertis!</p>
+
+<p>Et elle sourit avec amertume.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la v&eacute;rit&eacute;, je ne
+veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux,
+ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du pass&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous allez d&eacute;noncer le roi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je
+doute de votre sinc&eacute;rit&eacute;, mais vous pouvez avoir &eacute;t&eacute; tromp&eacute;e. Quant &agrave;
+d&eacute;noncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon
+go&ucirc;t. Je suis pein&eacute; de voir que vous m'estimez si peu!</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime,
+au contraire! mais j'ai eu tant de d&eacute;ceptions et je suis tellement
+d&eacute;go&ucirc;t&eacute;e de la vie que je suis injuste.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous &ecirc;tes injuste!</p>
+
+<p>&mdash;Accablez-moi, je le m&eacute;rite; mais croyez &agrave; ma sinc&eacute;rit&eacute;, &agrave; mon
+affection...</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait si &eacute;mue que je crus voir un aveu s'&eacute;chapper avec ses larmes.
+Que j'eusse &eacute;t&eacute; heureux si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sinc&egrave;re en temps utile! mais il
+&eacute;tait trop tard!</p>
+
+<p>&mdash;Voici votre prot&eacute;g&eacute;, lui dis-je en voyant entrer Dj&eacute;mil&eacute; et l'enfant,
+qui avait repris ses v&ecirc;tements masculins.</p>
+
+<p>&Agrave; la vue de Dj&eacute;mil&eacute;, mademoiselle de C&eacute;rignan resta atterr&eacute;e. Elle la
+regarda en p&acirc;lissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut
+parler. La parole expira sur ses l&egrave;vres. Elle gagna la porte, repoussa
+Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante
+de col&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent
+de vous amuser.</p>
+
+<p>Et elle partit sans rien &eacute;couter et sans se retourner.</p>
+
+<p>Louis se prit &agrave; pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir
+abandonn&eacute; que de tendresse pour la pauvre Olympe. Dj&eacute;mil&eacute; l'embrassa,
+lui essuya les yeux et l'emmena jouer.</p>
+
+<p>Je n'&eacute;tais nullement satisfait d'avoir en garde ce pr&eacute;tendu rejeton
+royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pav&eacute;. Je lui
+accordai l'hospitalit&eacute; pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la col&egrave;re
+de mademoiselle de C&eacute;rignan devait &ecirc;tre tomb&eacute;e, je me rendis chez elle,
+mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait
+quitt&eacute; le Caire.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce pour longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait! Peut-&ecirc;tre pour toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu sais quelque chose, parle!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais qu'elle a vers&eacute; beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle
+s'est embarqu&eacute;e ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Et o&ugrave; va-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore; mais elle a d&ucirc; aller rejoindre le lord anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui te le fait supposer?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a quelque temps, un soir, il a frapp&eacute; &agrave; la porte de chez moi. Je
+ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'e&ucirc;t dit son nom, afin de vous
+l'apprendre &agrave; votre retour.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a-t-il r&eacute;pondu?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il venait de la part du prince.</p>
+
+<p>&mdash;Quel prince? il y en a beaucoup!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de
+l'argent. Je craignais de n'&ecirc;tre pas pay&eacute;, car vous &eacute;tiez parti, et je
+l'ai introduit chez la dame fran&ccedil;aise. Alors je suis mont&eacute; sur ma
+terrasse, d'o&ugrave; je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de
+fran&ccedil;ais pour comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Tr&egrave;s-bien, et qu'as-tu entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien des choses, car il est rest&eacute; ce jour-l&agrave; plus d'une heure. Le
+petit gar&ccedil;on avait &eacute;t&eacute; envoy&eacute; au lit tout de suite apr&egrave;s souper. Le
+mylord n'&eacute;tait donc pas g&ecirc;n&eacute; par sa pr&eacute;sence. Il a d'abord dit &agrave; la dame
+qu'elle demandait trop souvent de l'argent &agrave; la famille, et que celui
+qu'il apportait &eacute;tait tout ce dont on avait pu disposer. Elle se r&eacute;cria
+sur l'exigu&iuml;t&eacute; de la somme; &agrave; quoi l'Anglais r&eacute;pondit qu'il &eacute;tait pr&ecirc;t &agrave;
+lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait &agrave; le suivre.
+Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on ach&egrave;te une esclave au bazar;
+mais il voulait le petit gar&ccedil;on par-dessus le march&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a r&eacute;pondu la Fran&ccedil;aise?</p>
+
+<p>&mdash;Elle s'est f&acirc;ch&eacute;e tr&egrave;s-fort, lui a dit qu'il &eacute;tait l'ennemi de son
+pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui &eacute;tait confi&eacute;, et
+qu'il &eacute;tait un mis&eacute;rable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parl&eacute;
+plus poliment; il lui a propos&eacute; d'&ecirc;tre son mari.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-elle accept&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces r&eacute;ponses comme les
+femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas.
+Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas
+revenu, et la dame fran&ccedil;aise n'a plus re&ccedil;u d'argent. Je crois qu'elle
+n'a plus rien.</p>
+
+<p>Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant &agrave; p&eacute;n&eacute;trer les
+motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle &eacute;tait &agrave; bout de ressources,
+et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait
+le prince, sachant qu'il &eacute;tait en s&ucirc;ret&eacute; sous la garde de mon honneur et
+qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'&eacute;tait pas probable qu'une
+personne si d&eacute;vou&eacute;e ne f&ucirc;t pas partie avec l'intention de lui chercher
+des protecteurs plus &agrave; m&ecirc;me que moi de l'&eacute;lever. Pourquoi ne
+m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une
+col&egrave;re qui ne pouvait pas &ecirc;tre dans son c&oelig;ur?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XV" id="XV"></a><a href="#toc">XV</a></h2>
+
+
+<p>Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il &eacute;tait
+peu ferr&eacute; sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je
+l'associai aux le&ccedil;ons que Fosco donnait &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;. Elle commen&ccedil;ait &agrave;
+parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe
+tr&egrave;s-prononc&eacute;. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait
+aux le&ccedil;ons, apprit sans y songer, et parla bient&ocirc;t plus purement
+qu'elle; mais il n'e&ucirc;t fallu lui demander ni de lire ni d'&eacute;crire. Louis
+&eacute;tait doux, nonchalant et distrait. Il pr&eacute;f&eacute;rait &agrave; l'&eacute;tude, des
+exercices corporels, l'&eacute;quitation, l'escrime, la natation. Sa sant&eacute; s'en
+trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli
+gar&ccedil;on, un l&eacute;ger duvet blond teintait d&eacute;j&agrave; sa l&egrave;vre sup&eacute;rieure. Ce
+n'&eacute;tait plus un enfant et ce n'&eacute;tait pas encore un jeune homme. Il avait
+quinze ans.</p>
+
+<p>De son secret ou de sa monomanie princi&egrave;re il ne se confiait qu'&agrave; moi.
+Sa r&eacute;serve vis-&agrave;-vis de tous les autres n'indiquait pas un &eacute;tat de
+d&eacute;mence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me
+parlait de ses droits &agrave; la couronne, je rabattais ses esp&eacute;rances en lui
+disant qu'il fallait &ecirc;tre avant tout un citoyen, savoir se rendre utile
+&agrave; son pays, et ne pas songer &agrave; le dominer. Je ne sais si je
+l'<i>ennuyais</i>, mais il ne me le fit jamais dire.</p>
+
+<p>Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du
+rez-de-chauss&eacute;e, o&ugrave; couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la
+fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal
+tourn&eacute;e, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attir&eacute;e l&agrave; dans un but
+moins innocent que ne le comportait son air novice.</p>
+
+<p>Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de
+Louis XV causait, n'&eacute;tait autre que Dj&eacute;mil&eacute;. Je pr&ecirc;tai l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec int&eacute;r&ecirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous m'avez fait de la peine.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? je ne vous ai jamais grond&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est vrai, vous &ecirc;tes bonne pour moi, petite f&eacute;e, tr&egrave;s-bonne!
+mais vous &ecirc;tes m&eacute;chante aussi quand vous agissez comme hier au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'ai-je donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'avez pas embrass&eacute; en me disant bonsoir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que vous devenez trop grand. Vous voil&agrave; bient&ocirc;t un homme, et moi
+qui ne suis gu&egrave;re plus &acirc;g&eacute;e que vous, je ne dois plus vous traiter comme
+un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Dj&eacute;mil&eacute; de mon c&oelig;ur?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je
+voudrais &ecirc;tre encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est
+donc, au juste?</p>
+
+<p>&mdash;C'est de livrer son c&oelig;ur tout entier, c'est d'&ecirc;tre pr&ecirc;t &agrave; verser son
+sang et &agrave; faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour
+vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays.</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez comme un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le pass&eacute;.</p>
+
+<p>Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la derni&egrave;re fois.</p>
+
+<p>Je jugeai &agrave; propos d'intervenir et je me montrai en disant &agrave; Louis:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu tiens tant &agrave; &ecirc;tre embrass&eacute;, va trouver mes n&eacute;gresses.</p>
+
+<p>Il resta tout penaud. Dj&eacute;mil&eacute; &eacute;clata de rire.</p>
+
+<p>Quand j'eus remmen&eacute; ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait l&agrave; rien de
+si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait &eacute;t&eacute; faire chez Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai trouv&eacute;, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai
+questionn&eacute;, ce qui a augment&eacute; son chagrin et l'a fait fuir. Voulant
+savoir s'il n'&eacute;tait pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, o&ugrave; il m'a
+enfin r&eacute;pondu.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu plus avanc&eacute;e, maintenant que tu connais son amour pour toi?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au s&eacute;rieux?</p>
+
+<p>J'avais confiance dans ma compagne; mais elle &eacute;tait fille de l'Orient,
+c'est-&agrave;-dire facile &agrave; &eacute;mouvoir, et, devant les promesses extravagantes
+d'un gar&ccedil;on tout bouillant d'ardeur juv&eacute;nile, elle pouvait faiblir. Il
+valait mieux ne pas l'exposer au danger.</p>
+
+<p>Il fallait donc &eacute;loigner Louis. Il savait assez monter &agrave; cheval et
+suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de
+camp d'un g&eacute;n&eacute;ral. Je commen&ccedil;ai par lui faire endosser un uniforme et
+porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que
+donnait Kl&eacute;ber, je le lui pr&eacute;sentai comme un mien cousin et lui demandai
+de le prendre dans son &eacute;tat-major. Kl&eacute;ber l'accepta, et d&egrave;s le
+lendemain, apr&egrave;s avoir recommand&eacute; &agrave; Louis de ne jamais confier &agrave;
+personne le secret de sa naissance s'il ne voulait &ecirc;tre fusill&eacute;, je le
+conduisis au quartier g&eacute;n&eacute;ral; apr&egrave;s quoi je d&eacute;fendis &agrave; Guidamour de le
+recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas.</p>
+
+<p>En quittant l'&Eacute;gypte, Bonaparte avait promis &agrave; Kl&eacute;ber de lui envoyer des
+secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous
+&eacute;tions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais
+durant la travers&eacute;e, les autres disaient qu'il abandonnait l'arm&eacute;e, et
+parlaient tout haut d'&eacute;vacuer l'&Eacute;gypte. Il y eut m&ecirc;me des tentatives de
+r&eacute;volte dans l'arm&eacute;e. Cette irritation des esprits, jointe &agrave; un nouveau
+d&eacute;barquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, d&eacute;cida le
+g&eacute;n&eacute;ral en chef &agrave; entrer en n&eacute;gociations avec le grand visir et sir
+Sidney Smith, dont l'intervention &eacute;tait indispensable.</p>
+
+<p>Les Anglais, ma&icirc;tres de la mer, nous eussent emp&ecirc;ch&eacute;s de passer. Apr&egrave;s
+bien des pourparlers la convention fut sign&eacute;e &agrave; El-Aryeh, avec le grand
+visir, le 28 janvier 1800.</p>
+
+<p>Les g&eacute;n&eacute;raux Desaix, Davoust et Rapp, contraires &agrave; l'abandon de notre
+conqu&ecirc;te, se brouill&egrave;rent avec Kl&eacute;ber et partirent sur-le-champ pour la
+France.</p>
+
+<p>Le g&eacute;n&eacute;ral en chef donna l'ordre du d&eacute;part &agrave; la satisfaction de l'arm&eacute;e.
+La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'op&eacute;rer en
+France et l'<i>av&eacute;nement</i> de Bonaparte au consulat remplissaient le c&oelig;ur
+des soldats d'esp&eacute;rance et de joie. Je n'&eacute;tais pas moins d&eacute;sireux de
+revoir mon pays, mon p&egrave;re et mes amis, apr&egrave;s cinq ans d'exil tant en
+Italie qu'en &Eacute;gypte.</p>
+
+<p>Si Dj&eacute;mil&eacute; &eacute;tait enchant&eacute;e &agrave; l'id&eacute;e de voyager sur mer et de voir la
+France, ses deux n&eacute;gresses se croyaient d&eacute;j&agrave; la proie des requins. Je
+vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et,
+apr&egrave;s leur avoir assur&eacute; &agrave; chacune une petite fortune qui les
+affranchissait &agrave; jamais de l'esclavage, je les cong&eacute;diai. Elles
+partirent apr&egrave;s avoir vers&eacute; beaucoup de larmes et en me couvrant de
+b&eacute;n&eacute;dictions. La petite fellahine refusa de nous quitter.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions &agrave; la fin de f&eacute;vrier. Plusieurs r&eacute;giments &eacute;taient d&eacute;j&agrave; pr&ecirc;ts
+&agrave; s'embarquer &agrave; Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient
+&eacute;t&eacute; remises fid&egrave;lement, selon les clauses du trait&eacute; d'El-Arych, &agrave;
+l'arm&eacute;e turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoy&eacute;
+par l'amiral Keith, informa Kl&eacute;ber que le gouvernement britannique ne
+consentirait point &agrave; ce que nous sortissions d'&Eacute;gypte sans mettre bas
+les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux.</p>
+
+<p>Si Kl&eacute;ber, d&eacute;go&ucirc;t&eacute; du s&eacute;jour de l'&Eacute;gypte, avait faibli un instant en
+consentant &agrave; livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva
+avec fiert&eacute; devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers
+g&eacute;n&eacute;raux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous
+les yeux:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre d&eacute;cision.</p>
+
+<p>&mdash;Nous devons nous battre! r&eacute;pondirent-ils tous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aussi mon avis, dit Kl&eacute;ber; on ne r&eacute;pond &agrave; de telles insolences
+que par des victoires. Pr&eacute;parons-nous donc!</p>
+
+<p>Kl&eacute;ber contremanda sur-le-champ les ordres de d&eacute;part et rassembla ses
+divisions sur le Caire.</p>
+
+<p>Il me fit appeler.</p>
+
+<p>&mdash;Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour ma&icirc;tresse la
+fille de Mourad. L'as-tu toujours?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, g&eacute;n&eacute;ral. J'ai eu assez de peine &agrave; la ravoir.</p>
+
+<p>Sur sa demande, je lui racontai bri&egrave;vement comment je l'avais trouv&eacute;e
+aux Pyramides, comment son p&egrave;re &eacute;tait venu me l'enlever en mon absence,
+et ce que j'avais fait pour la lui reprendre &agrave; mon tour.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! dit Kl&eacute;ber, Mourad est un h&eacute;ros de l&eacute;gende, sa fille une h&eacute;ro&iuml;ne
+de roman, et toi, un enrag&eacute; troupier. Je voudrais la voir, ta sultane,
+parle-t-elle fran&ccedil;ais?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je d&eacute;sire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il
+r&eacute;ussit, doit avoir une grande importance pour l'arm&eacute;e. Elle peut me
+rendre un service signal&eacute; dans les circonstances pr&eacute;sentes. J'irai avec
+mon secr&eacute;taire Poussielgue te demander &agrave; d&icirc;ner demain, sans fa&ccedil;on, en
+famille.</p>
+
+<p>&mdash;Ne puis-je savoir de quoi il est question?</p>
+
+<p>&mdash;Je te le dirai demain. D'ici-l&agrave;, tu contrecarrerais peut-&ecirc;tre mes
+plans.</p>
+
+<p>Je m'en retournai assez inquiet et je pr&eacute;vins Dj&eacute;mil&eacute; de la visite du
+g&eacute;n&eacute;ral en chef. Elle en fut tr&egrave;s-fi&egrave;re. Le sultan des Fran&ccedil;ais
+n'allait pas d&icirc;ner chez tout le monde et c'&eacute;tait un grand honneur,
+disait-elle.</p>
+
+<p>Je recommandai qu'on soign&acirc;t le d&icirc;ner, car le g&eacute;n&eacute;ral aimait la bonne
+ch&egrave;re, et je l'attendis avec impatience.</p>
+
+<p>Il arriva &agrave; l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la
+ma&icirc;tresse de la maison, lui adressa sur sa beaut&eacute; un compliment qui la
+fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre &agrave;
+table. Il avait d&eacute;j&agrave; conquis ses bonnes gr&acirc;ces.</p>
+
+<p>Au dessert, quand j'eus renvoy&eacute; Guidamour et la petite fellahine qui
+s'acquittaient du service, j'engageai Kl&eacute;ber &agrave; me faire part de ses
+projets.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dit-il.</p>
+
+<p>Et, se tournant vers Dj&eacute;mil&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission
+d&eacute;licate &agrave; remplir; mais je m'en rapporte &agrave; votre intelligence et &agrave;
+votre c&oelig;ur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller
+trouver votre p&egrave;re, en ce moment du c&ocirc;t&eacute; de Suez.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez qu'elle retourne dans le d&eacute;sert? m'&eacute;criai-je en voyant
+p&acirc;lir Dj&eacute;mil&eacute;. Elle en a assez, du d&eacute;sert, je vous en avertis!</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, r&eacute;pondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vall&eacute;e du
+Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais
+ce n'est pas &agrave; toi que je m'adresse. Ne d&eacute;go&ucirc;te pas d'avance madame d'un
+r&ocirc;le glorieux pour elle. Nous allons avoir fort &agrave; faire avec les Anglais
+et les Turcs r&eacute;unis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si
+nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons
+alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, ch&egrave;re enfant,
+portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien &agrave;
+redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un r&eacute;giment
+si vous le souhaitez. Offrez en mon nom &agrave; votre p&egrave;re le gouvernement de
+la Haute-&Eacute;gypte. Je ne lui demande en &eacute;change que son amiti&eacute;, et de
+pr&ecirc;ter serment &agrave; la R&eacute;publique Fran&ccedil;aise, car nous sommes toujours la
+r&eacute;publique, bien qu'on l'ait coiff&eacute;e d'un consul.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; l'avait &eacute;cout&eacute; avec un calme apparent; au fond, sa vanit&eacute; &eacute;tait
+extr&ecirc;mement flatt&eacute;e. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle
+refuserait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est &agrave; la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je &agrave; Kl&eacute;ber. Son p&egrave;re
+est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir
+l'entendre.</p>
+
+<p>Elle m'imposa silence, et en relevant le front:</p>
+
+<p>&mdash;J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler &agrave; mon p&egrave;re. Si
+je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui
+apporte, avec l'amiti&eacute; du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne
+de la Haute-&Eacute;gypte. Peut-&ecirc;tre me pardonnera-t-il? En tout cas, je
+n'aurai pas pass&eacute; dans la vie sans avoir tent&eacute; de faire une action
+courageuse. Si j'&eacute;choue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera
+de moi. Si je r&eacute;ussis, j'aurai la gloire d'avoir assur&eacute; la paix de
+l'&Eacute;gypte.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes une brave fille! s'&eacute;cria Kl&eacute;ber. Vous r&eacute;ussirez. Il n'y a
+que les imb&eacute;ciles qui &eacute;chouent, et vous &ecirc;tes une femme d'esprit!</p>
+
+<p>&mdash;Dans tout ceci, dis-je avec d&eacute;pit, on me laisse un peu de c&ocirc;t&eacute;.
+Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y vois pas d'emp&ecirc;chement, dit Kl&eacute;ber, si tu peux &ecirc;tre revenu &agrave;
+temps pour rentrer en campagne.</p>
+
+<p>&mdash;Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Dj&eacute;mil&eacute;; tu as amass&eacute; trop
+de col&egrave;re sur ta t&ecirc;te; et puis, tu brusquerais mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>J'allais r&eacute;pondre que je la suivrais malgr&eacute; elle, mais c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; entamer
+une querelle d'int&eacute;rieur devant le g&eacute;n&eacute;ral; je me tus.</p>
+
+<p>Il fut convenu qu'elle partirait d&egrave;s le lendemain avec Poussielgue, muni
+des pouvoirs du g&eacute;n&eacute;ral pour traiter, et avec un d&eacute;tachement du r&eacute;giment
+des dromadaires. Aupr&egrave;s de ma ma&icirc;tresse comme &agrave; la bataille, Kl&eacute;ber
+l'emportait sur toute la ligne.</p>
+
+<p>D&egrave;s que je fus seul avec Dj&eacute;mil&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, lui dis-je, tu veux me quitter?</p>
+
+<p>&mdash;Te quitter, toi? r&eacute;pondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non,
+jamais!</p>
+
+<p>&mdash;En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des d&eacute;cisions sans
+m&ecirc;me me consulter. Tu as la t&ecirc;te mont&eacute;e par cette folle entreprise et
+pour le g&eacute;n&eacute;ral lui-m&ecirc;me. Je le vois bien. Mais est-ce l&agrave; ce que tu
+m'avais promis? N'avais-tu pas jur&eacute; de m'ob&eacute;ir aveugl&eacute;ment?</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne m'as pas d&eacute;fendu d'aller porter la paix &agrave; mon p&egrave;re, et tu ne
+peux vouloir me le d&eacute;fendre. Je veux rendre service &agrave; l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise.
+Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je
+ne veux pas te laisser aller l&agrave;-bas sans moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je le d&eacute;sire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander
+ta main &agrave; ton p&egrave;re? J'irai dans ce but.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux plus &ecirc;tre ma femme?</p>
+
+<p>&mdash;C'est au contraire le plus ardent de mes d&eacute;sirs; mais il n'est pas
+n&eacute;cessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai &agrave; mon p&egrave;re et &agrave; ma m&egrave;re
+que nous sommes mari&eacute;s. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu
+ton sang? N'as-tu pas donn&eacute; ta vie pour moi? Quel plus beau contrat?</p>
+
+<p>&mdash;Bien. En attendant je pars demain avec toi.</p>
+
+<p>&mdash;Viens donc! dit-elle d'un ton d&eacute;pit&eacute; qui m'irrita davantage et me
+d&eacute;cida d'autant plus &agrave; ne pas la perdre de vue.</p>
+
+<p>Je ne savais pas Dj&eacute;mil&eacute; si vaillante. Je l'avais aim&eacute;e avec toutes les
+id&eacute;es de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur
+soumission passive ou leur nullit&eacute; absolue. Elle me faisait voir que
+cette nullit&eacute; n'existait pas chez elle et que sa soumission &eacute;tait toute
+volontaire. Elle me devenait d'autant plus ch&egrave;re et plus pr&eacute;cieuse; mais
+l'amour est incons&eacute;quent et tyrannique. J'&eacute;tais furieux contre elle,
+j'avais cru r&eacute;gner sans contr&ocirc;le; le devoir du citoyen et du soldat me
+mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVI" id="XVI"></a><a href="#toc">XVI</a></h2>
+
+
+<p>D&egrave;s trois heures du matin, Poussielgue &eacute;tait devant chez moi avec son
+escorte de cavaliers &agrave; dromadaires. Le fond&eacute; de pouvoir montait un de
+ces animaux. Dj&eacute;mil&eacute; s'installa sur un autre et moi sur un troisi&egrave;me.
+Nous avions vingt lieues &agrave; faire tout d'une traite et nos chevaux
+n'eussent pu fournir une pareille &eacute;tape. Le voyage pour se rendre au lac
+Temsah, o&ugrave; nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'int&eacute;ressant. Le
+d&eacute;sert s'y montre dans toute son aridit&eacute;. C'est une surface plate,
+sablonneuse, d'un gris noir&acirc;tre, sillonn&eacute;e par des lits de torrents
+dess&eacute;ch&eacute;s. Une st&eacute;rilit&eacute; et un silence de mort, un soleil impitoyable.
+De temps &agrave; autre, un coup de vent qui soul&egrave;ve le sable et nous couvre
+de poussi&egrave;re. Le mirage &eacute;tait le seul &eacute;v&eacute;nement qui v&icirc;nt rompre la
+monotonie du trajet. C'&eacute;tait des lacs, des montagnes, des for&ecirc;ts de
+palmiers, des villes. En r&eacute;alit&eacute;, il n'y avait rien sur cette immense
+&eacute;tendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du
+sol.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; &eacute;tait tr&egrave;s-pr&eacute;occup&eacute;e et ne disait rien.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes dans la soir&eacute;e en vue du campement de Mourad. Bien que
+bris&eacute;e de fatigue, Dj&eacute;mil&eacute; r&eacute;solut de se pr&eacute;senter sur-le-champ devant
+sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir &agrave; quoi s'en tenir
+tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla
+qu'elle &eacute;tait impatiente de revoir ses parents. C'&eacute;tait assez naturel,
+mais je lui en fis un crime. Je dus c&eacute;der pourtant. Remettre l'entrevue
+au lendemain nous e&ucirc;t expos&eacute;s &agrave; des d&eacute;sagr&eacute;ments avec les B&eacute;douins qui
+&eacute;taient d&eacute;j&agrave; venus galoper et hurler autour de nous. Nous avan&ccedil;&acirc;mes donc
+jusqu'&agrave; ce qu'un d&eacute;tachement de mameluks accour&ucirc;t &agrave; notre rencontre.
+L'un d'eux demanda ce que nous voulions.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; porta la parole et demanda, &agrave; son tour, dans des termes assez
+humbles, que Sitty Nefyss&egrave;h voul&ucirc;t bien accorder l'hospitalit&eacute; &agrave; une
+personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des
+nouvelles de sa fille.</p>
+
+<p>Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air
+insolent et partit au galop du c&ocirc;t&eacute; des tentes. C'&eacute;tait Souleyman le
+d&eacute;serteur.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Dj&eacute;mil&eacute; &agrave; Poussielgue, avez-vous pens&eacute;, avant de partir,
+que vous pouviez laisser votre t&ecirc;te ici?</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable.</p>
+
+<p>&mdash;Pour des Europ&eacute;ens peut-&ecirc;tre, reprit-elle, mais pour des gens qui ont
+une insulte &agrave; venger, non!</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'&ecirc;tes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je
+n'aimerais pas laisser ici ma t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Il me sembla que Dj&eacute;mil&eacute;, en mettant le pied sur les domaines de son
+p&egrave;re, prenait une attitude fi&egrave;re et un ton presque mena&ccedil;ant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour
+interroger notre courage.</p>
+
+<p>Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions &agrave; entrer dans
+le camp. &Agrave; trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous
+arr&ecirc;ter, nous dit que nous pouvions nous installer l&agrave;, et pria Dj&eacute;mil&eacute;
+de le suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens &agrave; mon
+secours avec tous tes soldats.</p>
+
+<p>Je ne tins compte ni de son ordre ni de la d&eacute;fense de son guide d'aller
+plus loin.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez vos pistolets, dis-je &agrave; mon compagnon, et br&ucirc;lez la figure du
+premier qui vous emp&ecirc;chera de passer. En m&ecirc;me temps je tirai les miens
+de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman.
+Il doubla le pas et n'osa nous emp&ecirc;cher d'escorter Dj&eacute;mil&eacute; jusqu'&agrave;
+l'entr&eacute;e de la tente.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien
+peur, adieu!</p>
+
+<p>Je pr&ecirc;tai l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait
+extraordinairement &agrave; celle de Dj&eacute;mil&eacute;, sois la bienvenue puisque tu
+m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui?</p>
+
+<p>&mdash;De la part du sultan des Fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il faut appeler Mourad.</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille.</p>
+
+<p>&mdash;De ma fille! mais... c'est toi-m&ecirc;me. C'est toi! enl&egrave;ve ton voile,
+Dj&eacute;mil&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma m&egrave;re, ma m&egrave;re... Oubliez ma faute, pardonnez-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens
+m'embrasser.</p>
+
+<p>Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe &agrave;
+Poussielgue, et nous nous retir&acirc;mes par discr&eacute;tion. Une heure apr&egrave;s,
+Mourad fit mander Poussielgue pr&egrave;s de lui. Il y resta si longtemps que
+je crus qu'il y coucherait. Je fus appel&eacute; &agrave; mon tour et introduit aupr&egrave;s
+d'une femme d'un certain &acirc;ge, encore tr&egrave;s-belle. En la voyant, il me
+sembla voir ce que serait Dj&eacute;mil&eacute; dans une vingtaine d'ann&eacute;es: c'&eacute;tait
+la m&ecirc;me taille, le m&ecirc;me genre de beaut&eacute;, le m&ecirc;me regard et la m&ecirc;me voix.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne peux &ecirc;tre que la m&egrave;re de celle que j'aime, lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, r&eacute;pondit-elle, je suis Nefyss&egrave;h; je suis ta m&egrave;re aussi, car je te
+pardonne et te regarde comme mon fils.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s l'avoir salu&eacute;e avec les c&eacute;r&eacute;monies orientales, je l'assurai de mon
+respect.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcel&eacute; ma fille pour lui avoir fait
+quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit
+pour &eacute;mouvoir le c&oelig;ur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir
+enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad appr&eacute;cie le
+courage; nous sommes alli&eacute;s maintenant. Dj&eacute;mil&eacute; a transmis &agrave; son p&egrave;re
+les propositions du sultan des Fran&ccedil;ais. Mourad ne veut s'engager &agrave; rien
+avant d'avoir r&eacute;fl&eacute;chi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il
+restera neutre tant que les hostilit&eacute;s avec la Turquie n'auront pas &eacute;t&eacute;
+reprises. Apr&egrave;s la premi&egrave;re bataille livr&eacute;e, il se prononcera. Dj&eacute;mil&eacute;
+restera avec nous jusque-l&agrave;. Tu viendras faire ta demande selon les
+usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa
+succession la souverainet&eacute; de l'&Eacute;gypte, car les Fran&ccedil;ais la quitteront
+un jour ou l'autre, chass&eacute;s, non par la force, mais par l'ennui et la
+lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'enti&egrave;re possession
+&agrave; Mourad.</p>
+
+<p>Quelques jours auparavant, un pr&eacute;tendant au tr&ocirc;ne de France m'avait
+offert d'&ecirc;tre son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du
+futur sultan d'&Eacute;gypte m'offrait le sceptre des Pharaons. D&eacute;cid&eacute;ment, je
+montais en grade; mais la condition de me mahom&eacute;tiser ne m'allait pas
+plus que celle de laisser Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>En ce moment une porti&egrave;re &agrave; laquelle je n'avais pas pris garde se
+souleva au fond de la tente pour donner acc&egrave;s &agrave; Mourad et &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Mourad s'avan&ccedil;a vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de
+col&egrave;re mal dissimul&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Sitty Nefyss&egrave;h t'a-t-elle fait part de ma volont&eacute; relativement &agrave; toi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu acceptes?</p>
+
+<p>Je fus sur le point de lui rompre en visi&egrave;re et de refuser net; mais
+c'&eacute;tait perdre Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>Je cherchai &agrave; tourner la difficult&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Si je t'&eacute;coute, lui dis-je, ce sera &agrave; une condition, celle de remmener
+Dj&eacute;mil&eacute;, comme otage, jusqu'&agrave; ce que tu aies ratifi&eacute; le trait&eacute; avec
+Kl&eacute;ber.</p>
+
+<p>&mdash;Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec.</p>
+
+<p>&mdash;N'insiste pas, me dit Dj&eacute;mil&eacute;, aie confiance dans la parole de mon
+p&egrave;re et nous nous reverrons bient&ocirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu d&eacute;sires rester, soit, lui r&eacute;pondis-je; et je sortis de la tente
+apr&egrave;s avoir salu&eacute; la famille aussi respectueusement que ma col&egrave;re me le
+permettait.</p>
+
+<p>La nuit &eacute;tait fort avanc&eacute;e lorsque je rejoignis mon compagnon. Il
+dormait et se r&eacute;veilla en m'entendant entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais &agrave; tout le moins
+empal&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne vous d&eacute;rangiez pas plus que cela pour venir me d&eacute;brocher?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? je suis fatigu&eacute;... Je suis bris&eacute;, je tombe de
+sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer
+demain! C'est &eacute;gal, nous avons enlev&eacute; la chose. Votre ma&icirc;tresse est une
+femme d'esprit. Vous &ecirc;tes-vous arrang&eacute; de votre c&ocirc;t&eacute; avec M. votre
+beau-p&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix.</p>
+
+<p>Il me r&eacute;pondit par un ronflement.</p>
+
+<p>Je me d&eacute;barrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute
+d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de
+camp, et je m'&eacute;tendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes
+pistolets &agrave; port&eacute;e de la main, car je me m&eacute;fiais de quelque trahison. Je
+voulais me tenir &eacute;veill&eacute;, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis.</p>
+
+<p>Je fus r&eacute;veill&eacute; par des cris &eacute;touff&eacute;s et par la lutte de deux hommes
+dans l'obscurit&eacute;. Je l&acirc;chai un coup de pistolet en l'air, un homme
+s'&eacute;chappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par
+enchantement. Je revins vers l'envoy&eacute; de Kl&eacute;ber qui criait: &Agrave; moi! je
+suis assassin&eacute;. Mon coup de feu avait jet&eacute; l'alarme. Quelques cavaliers
+de notre escorte entr&egrave;rent avec un fallot, et je vis mon compagnon
+baign&eacute; dans son sang. Il avait une l&eacute;g&egrave;re entaille au cou, comme si on
+e&ucirc;t voulu lui trancher la t&ecirc;te. Je ne pouvais soup&ccedil;onner Mourad de cet
+attentat. &Agrave; quoi cela lui e&ucirc;t-il servi? C'&eacute;tait plut&ocirc;t l'&oelig;uvre de
+Souleyman. Dans l'obscurit&eacute;, et tromp&eacute; sans doute par la pr&eacute;sence de mon
+uniforme pr&egrave;s de mon compagnon, il l'avait frapp&eacute;, croyant s'adresser &agrave;
+moi.</p>
+
+<p>Une esp&egrave;ce de chirurgien arabe vint donner des soins au bless&eacute; et dit
+que ce ne serait rien.</p>
+
+<p>Au jour, je portai plainte &agrave; Mourad et j'accusai Souleyman en demandant
+qu'on me le livr&acirc;t. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on
+ne mit pas beaucoup d'ardeur &agrave; le chercher.</p>
+
+<p>Dans la soir&eacute;e, Poussielgue se sentant en &eacute;tat de se remettre en route,
+et moi n'ayant plus rien &agrave; faire l&agrave;, nous pr&icirc;mes cong&eacute; de Mourad, qui
+nous r&eacute;p&eacute;ta ce qu'il nous avait d&eacute;j&agrave; dit la veille, et nous part&icirc;mes en
+lui laissant Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait bien la peine d'&ecirc;tre descendue du haut d'une tour au risque de
+se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir &eacute;t&eacute;
+cause de la mort de son fr&egrave;re Malek, d'avoir failli mourir de soif dans
+le d&eacute;sert, enfin d'avoir tant de fois expos&eacute; sa vie et la mienne pour
+m'abandonner ainsi!</p>
+
+<p>J'&eacute;tais en proie au d&eacute;sespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais
+je l'aimais follement et je n'&eacute;tais pas au bout de mes chagrins.</p>
+
+<p>Le soir, nous &eacute;tions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa
+mission au g&eacute;n&eacute;ral et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je
+rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sit&ocirc;t, n'avait rien
+pr&eacute;par&eacute;. Elle se mettait en quatre pour r&eacute;parer sa faute; moi, pour l'en
+punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un
+enfant qui s'en prend &agrave; lui-m&ecirc;me pour faire enrager les autres. Aussi la
+faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du
+moins, m'e&ucirc;t fait dormir et oublier.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVII" id="XVII"></a><a href="#toc">XVII</a></h2>
+
+
+<p>Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la
+situation de l'arm&eacute;e devenait des plus graves. Nous avions livr&eacute; les
+postes les plus importants, et le visir s'avan&ccedil;ait &agrave; grandes journ&eacute;es
+pour occuper le Caire, qui devait lui &ecirc;tre remis selon les clauses du
+trait&eacute; d'El-Arych. La population &eacute;tait agit&eacute;e. Celle de la ville,
+sachant l'arm&eacute;e turque si pr&egrave;s d'elle, n'attendait que le signal pour se
+r&eacute;volter. Kl&eacute;ber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'&agrave; la
+fronti&egrave;re. Celui-ci invoqua les trait&eacute;s et continua d'avancer.</p>
+
+<p>Il n'y avait plus qu'&agrave; combattre.</p>
+
+<p>Le 20 mars 1800, l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise, au nombre de dix mille hommes tout
+au plus, sous le commandement de Kl&eacute;ber, sortit du Caire avant la
+pointe du jour, et alla se d&eacute;ployer dans les plaines d'H&eacute;liopolis.</p>
+
+<p>Les forces de l'arm&eacute;e turque s'&eacute;levaient &agrave; pr&egrave;s de quatre-vingt mille
+hommes.</p>
+
+<p>L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village
+d'El-Mattarieh, d&eacute;fendu par les janissaires.</p>
+
+<p>On ne s'amusa pas &agrave; ramasser le butin laiss&eacute; par eux; on se porta en
+avant. Au del&agrave; d'H&eacute;liopolis, nous aper&ccedil;umes un nuage de poussi&egrave;re qui
+s'&eacute;levait &agrave; l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avan&ccedil;ait
+sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir
+l'arm&eacute;e turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu
+d'un groupe de cavaliers aux armures &eacute;tincelantes, se pavanait devant le
+front de bandi&egrave;re. Quelques obus envoy&eacute;s &agrave; son adresse le firent
+promptement rentrer dans la masse confuse de son arm&eacute;e.</p>
+
+<p>Il nous r&eacute;pondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous
+passaient par-dessus la t&ecirc;te, ce qui excita l'hilarit&eacute; de nos soldats.
+Ses pi&egrave;ces furent bient&ocirc;t d&eacute;mont&eacute;es par les n&ocirc;tres; alors cette masse
+d'hommes et de chevaux s'&eacute;branle et vient fondre sur nous. On les re&ccedil;oit
+sur les ba&iuml;onnettes, on les mitraille. La fum&eacute;e, la poussi&egrave;re nous
+emp&ecirc;chent de voir ce qui se passe. Apr&egrave;s plusieurs tentatives
+infructueuses et des pertes consid&eacute;rables, l'ennemi renonce &agrave; nous
+entamer. La fum&eacute;e se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue
+peut s'&eacute;tendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du
+c&ocirc;t&eacute; du lac des P&egrave;lerins, Mourad-bey qui, &agrave; la t&ecirc;te de sept &agrave; huit cents
+cavaliers mameluks, est rest&eacute; froid spectateur du combat.</p>
+
+<p>En voyant le grand visir se retirer en d&eacute;sordre sur El-Khankah, il prend
+une direction tout oppos&eacute;e et dispara&icirc;t dans le d&eacute;sert. Il avait tenu
+parole &agrave; Kl&eacute;ber. Il &eacute;tait rest&eacute; neutre.</p>
+
+<p>On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses
+vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on d&eacute;jeuna, d&icirc;na et soupa
+tout &agrave; la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis
+vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Nous c&eacute;l&eacute;brions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le
+canon se fit entendre du c&ocirc;t&eacute; du Caire. Kl&eacute;ber pressentit tout de suite
+que les corps qui avaient tourn&eacute; sa gauche &eacute;taient all&eacute;s soulever la
+ville. Il avait laiss&eacute; &agrave; peine deux mille hommes pour garder la
+citadelle et les forts. Il donna l'ordre &agrave; quatre bataillons de leur
+porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me
+faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laiss&eacute;s au Caire. Je
+savais par exp&eacute;rience que les r&eacute;volt&eacute;s n'&eacute;pargnaient personne.</p>
+
+<p>Nous poursuiv&icirc;mes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le
+temps de souffler. Le visir s'enfuit &agrave; travers les d&eacute;serts de Syrie avec
+500 hommes seulement. Son d&eacute;part fut, dans son arm&eacute;e, le signal de la
+d&eacute;route la plus compl&egrave;te.</p>
+
+<p>Les Turcs, saisis d'&eacute;pouvante, se d&eacute;band&egrave;rent, abandonnant tout, camp,
+artillerie, bagage, et se jet&egrave;rent sans vivres et sans munitions dans le
+d&eacute;sert.</p>
+
+<p>Les b&eacute;douins, qui suivaient les deux arm&eacute;es comme des nu&eacute;es de vautours
+pour profiter des d&eacute;pouilles du vaincu, se mirent &agrave; leur poursuite et
+les massacr&egrave;rent tous sans piti&eacute;.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le sort qui nous &eacute;tait r&eacute;serv&eacute;, si nous eussions &eacute;t&eacute; mis en
+d&eacute;route. Nous trouv&acirc;mes dans le camp abandonn&eacute;, sur une superficie d'une
+lieue carr&eacute;e, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur
+quelques-uns desquels &eacute;tait grav&eacute;e la devise anglaise: <i>Honni soit qui
+mal y pense</i>. Une grande quantit&eacute; de selles et de harnais, 40,000 fers
+de chevaux, des vivres &agrave; profusion, des coffres pleins d'or, de
+v&ecirc;tements, d'&eacute;toffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et
+d'autres objets de luxe. &Agrave; c&ocirc;t&eacute; de douze liti&egrave;res en bois sculpt&eacute; et
+dor&eacute;, se trouvait une voiture suspendue &agrave; l'europ&eacute;enne et de fabrique
+anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amus&egrave;rent &agrave; l'atteler et &agrave; se
+faire promener dedans; d'autres prirent des v&ecirc;tements orientaux, se
+coiff&egrave;rent de turbans et se livr&egrave;rent aux danses les plus folles, avec
+accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer,
+on ne songeait qu'&agrave; rire et &agrave; s'amuser. S'il y avait eu quelques
+sultanes parmi le butin, ce bal improvis&eacute; e&ucirc;t &eacute;t&eacute; complet.</p>
+
+<p>Kl&eacute;ber, apr&egrave;s avoir charg&eacute; les g&eacute;n&eacute;raux Lanusse et Rampon de parcourir
+le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes
+et villages du littoral, laissa &agrave; Salahyeh la division Reynier pour
+surveiller la fronti&egrave;re, et partit pour le Caire avec une demi-brigade
+d'infanterie, le 7<sup>e</sup> de hussards, le 3<sup>e</sup> et le 14<sup>e</sup> de dragons.</p>
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes le 27. La ville &eacute;tait en pleine insurrection. Les Turcs
+de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulev&eacute;e,
+avaient commis des atrocit&eacute;s. Une partie de la garnison fran&ccedil;aise &eacute;tait
+enferm&eacute;e dans la citadelle, l'autre retranch&eacute;e sur la place d'Esbekieh
+avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoy&eacute;e &agrave; leur
+secours campait dans les jardins du quartier g&eacute;n&eacute;ral. Si beaucoup de
+Fran&ccedil;ais et de chr&eacute;tiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres
+avaient &eacute;t&eacute; massacr&eacute;s! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de
+Giz&egrave;h s'&eacute;taient &eacute;galement r&eacute;volt&eacute;s et avaient pill&eacute; les maisons des
+chr&eacute;tiens, la mienne, par cons&eacute;quent. Au milieu de cette tourmente,
+qu'&eacute;taient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine?</p>
+
+<p>Je les retrouvai tous au quartier g&eacute;n&eacute;ral. Mourad, en apprenant le
+retour de Kl&eacute;ber, vint &eacute;tablir son camp &agrave; Torrah, sur la rive droite du
+Nil, &agrave; deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille.
+Apr&egrave;s avoir ratifi&eacute; ses conventions avec Kl&eacute;ber, et, comme preuve de sa
+bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Ca&iuml;rotes
+dans le devoir. Ses n&eacute;gociations rest&egrave;rent sans succ&egrave;s; alors il ne
+trouva pas d'autre exp&eacute;dient que celui d'incendier la ville. Kl&eacute;ber
+refusa, voulant m&eacute;nager la capitale du pays o&ugrave; nous devions rester et
+dont nous avions besoin pour vivre. Cette consid&eacute;ration l'avait d&eacute;j&agrave;
+emp&ecirc;ch&eacute; de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats &agrave;
+travers des rues d&eacute;fendues par des barricades, et prendre un &agrave; un tous
+les quartiers, &eacute;tait s'exposer &agrave; perdre plus d'hommes que n'en eussent
+co&ucirc;t&eacute; dix batailles. Il r&eacute;solut de gagner du temps et de laisser
+l'insurrection se fatiguer elle-m&ecirc;me. Il fit bloquer toutes les issues
+en attendant le retour de la division Reynier.</p>
+
+<p>Les pourparlers, les n&eacute;gociations, les op&eacute;rations pour reprendre la
+ville mena&ccedil;aient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de
+partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur
+elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai.</p>
+
+<p>J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait &agrave;
+moi comme une &acirc;me en peine. La crainte et la pudeur lui &eacute;tant venues
+avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches
+qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle
+aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entass&eacute;s
+dans les jardins. Avec moi elle pouvait &ecirc;tre fort tranquille. Ce n'en
+&eacute;tait pas moins une singuli&egrave;re installation. Mon logement se composait
+de deux pi&egrave;ces, la premi&egrave;re de six pieds carr&eacute;s, dont un lit de camp
+occupait la moiti&eacute;; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'&eacute;tait
+l&agrave; que nichait Zabetta, s&eacute;par&eacute;e de moi par une barre de bois. &Agrave; force de
+passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans
+ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roul&eacute;e
+dans sa couverture &agrave; mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait,
+je la souffris dans cette intimit&eacute;.</p>
+
+<p>D&egrave;s que la division Reynier fut arriv&eacute;e, le vieux Caire et Giz&egrave;h furent
+promptement r&eacute;duits. Boulaq fut bombard&eacute;, car il fallut en venir l&agrave; pour
+soumettre les Osmanlis, qui s'en &eacute;taient empar&eacute;s. Enfin la ville se
+rendit, et les troupes turques se retir&egrave;rent le 25 avril. Tout cela
+avait demand&eacute; un mois.</p>
+
+<p>Kl&eacute;ber sentait qu'il avait commis une grande faute en se h&acirc;tant
+d'abandonner la colonie, aussi la r&eacute;para-t-il glorieusement.</p>
+
+<p>En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute
+l'&Eacute;gypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population
+soulev&eacute;e.</p>
+
+<p>Il ne se montra pas moins humain qu'habile apr&egrave;s la victoire. Il
+pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes
+insurg&eacute;es. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation
+de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'arm&eacute;e des &Eacute;gyptiens,
+des Cophtes, des Syriens, des Turcs d&eacute;serteurs. Les caravanes d'&Eacute;thiopie
+amenaient une grande quantit&eacute; d'esclaves noirs, il les fit tous acheter,
+et la 21<sup>e</sup> demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut compl&eacute;t&eacute;e
+par des n&egrave;gres qui, &eacute;trangers &agrave; tous les pr&eacute;jug&eacute;s des musulmans, prirent
+bien vite les habitudes et se montr&egrave;rent jaloux d'&eacute;galer la bravoure du
+soldat fran&ccedil;ais. Ils &eacute;taient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se
+croyant d'abord que nos esclaves.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais retourn&eacute; avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison
+qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les
+meubles avaient &eacute;t&eacute; bris&eacute;s ou enlev&eacute;s, mais les pertes mat&eacute;rielles
+n'&eacute;taient pas bien graves et j'avais chez le payeur g&eacute;n&eacute;ral de quoi les
+r&eacute;parer.</p>
+
+<p>Mourad, investi de son commandement, fit ses pr&eacute;paratifs de d&eacute;part pour
+aller chasser de la Haute-&Eacute;gypte les d&eacute;tachements de l'arm&eacute;e turque,
+venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de
+sa fille dans son exp&eacute;dition, il les mit sous la protection de Kl&eacute;ber.
+Elles s'install&egrave;rent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le
+palais qu'elles avaient &agrave; Giz&egrave;h avant notre occupation, et que le
+g&eacute;n&eacute;ral leur fit restituer.</p>
+
+<p>Ce fut l&agrave; que je revis enfin Dj&eacute;mil&eacute;, mais sous les yeux de sa m&egrave;re,
+contrainte qui parut lui &ecirc;tre beaucoup moins p&eacute;nible qu'&agrave; moi. Sitty
+Nefyss&egrave;h me d&eacute;clara encore qu'elle me consid&eacute;rait comme son gendre, vu
+que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa
+fille ne retourn&acirc;t chez moi que bien et d&ucirc;ment mari&eacute;e selon la loi de
+mon pays. Notre intimit&eacute; la pla&ccedil;ait au rang des esclaves, disait-elle,
+et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualit&eacute; repr&icirc;t le rang
+qui lui &eacute;tait d&ucirc;.</p>
+
+<p>Je n'avais rien &agrave; dire, d'autant plus que Dj&eacute;mil&eacute;, redevenue princesse
+dans ses habitudes et dans ses id&eacute;es, n'e&ucirc;t pas compris ma r&eacute;sistance.
+Il me fallut donc, pour remplir les formalit&eacute;s devant le commissaire des
+guerres, attendre que mon p&egrave;re m'e&ucirc;t envoy&eacute; son consentement, ce qui
+exigeait au moins quatre mois. Je lui &eacute;crivis, non sans appr&eacute;hension
+d'un refus: mon p&egrave;re &eacute;tait excellent, mais notaire et positif. Ma future
+position de successeur au gouvernement de la Haute-&Eacute;gypte pouvait fort
+bien ne pas le s&eacute;duire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui f&icirc;t
+l'effet d'une sauvage ou d'une sorci&egrave;re.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a><a href="#toc">XVIII</a></h2>
+
+
+<p>On ne songeait plus &agrave; &eacute;vacuer l'&Eacute;gypte. Bonaparte, &agrave; la t&ecirc;te du
+gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de
+semaine sans qu'il arriv&acirc;t quelques b&acirc;timents qui apportaient des
+munitions, des denr&eacute;es d'Europe, des journaux, la correspondance. La
+solde &eacute;tait pay&eacute;e r&eacute;guli&egrave;rement en argent. Notre arm&eacute;e &eacute;tait encore de
+vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues.
+Le commerce avec l'Arabie, la Gr&egrave;ce et l'int&eacute;rieur de l'Afrique prenait
+chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation
+r&eacute;solue, s'&eacute;taient arrang&eacute;s pour vivre le moins tristement possible.
+Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme
+esclaves, soit comme ma&icirc;tresses. Enfin la tristesse &eacute;tait bannie et la
+colonie florissante.</p>
+
+<p>Souleyman reparut sur l'horizon.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; m'avertit, un jour que j'avais &eacute;t&eacute; la voir, qu'il &eacute;tait revenu
+chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menac&eacute;e de l'enlever si
+elle ne lui accordait pas un rendez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne lui as pas r&eacute;pondu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais je n'ose plus sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut se d&eacute;barrasser de ce chanteur-l&agrave;; mais c'est difficile. Il a
+le don de dispara&icirc;tre, et puis il est d&eacute;fendu express&eacute;ment &agrave; tout
+Fran&ccedil;ais de porter la main sur un musulman, et, si je le b&acirc;tonnais dans
+la rue, j'encourrais les peines les plus s&eacute;v&egrave;res: tout ce que je peux
+faire, c'est de le d&eacute;noncer comme d&eacute;serteur &agrave; la police arabe; mais
+c'est parfaitement inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Si je m'en plaignais au g&eacute;n&eacute;ral Kl&eacute;ber lui-m&ecirc;me? Il doit venir causer
+demain avec ma m&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kl&eacute;ber vient souvent voir
+Sitty Nefyss&egrave;h?</p>
+
+<p>&mdash;Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici.</p>
+
+<p>&mdash;Seul, ou avec Louis?</p>
+
+<p>&mdash;Une fois avec Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi rougis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soup&ccedil;onnais!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas toi que je soup&ccedil;onne! Ta m&egrave;re est encore fort belle...</p>
+
+<p>&mdash;Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de
+politique!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, parle &agrave; Kl&eacute;ber &agrave; propos de Souleyman, et ne bouge pas de
+chez toi. De mon c&ocirc;t&eacute;, je vais me mettre &agrave; sa recherche.</p>
+
+<p>Huit jours apr&egrave;s, j'appris qu'il avait &eacute;t&eacute; arr&ecirc;t&eacute; et conduit devant
+Kl&eacute;ber, qui l'avait interrog&eacute;. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli
+assassiner Poussielgue en croyant s'adresser &agrave; moi, ni d'avoir &eacute;t&eacute;
+chercher un refuge dans l'arm&eacute;e turque apr&egrave;s sa m&eacute;prise. Je n'&eacute;tais
+malheureusement pas pr&eacute;sent &agrave; son interrogatoire. Il pr&eacute;tendit que
+Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit
+d'amant en chantant sous son moucharaby. Kl&eacute;ber, sachant fort bien qu'il
+n'en &eacute;tait rien, lui signifia qu'il e&ucirc;t &agrave; quitter l'&Eacute;gypte, et, comme
+Souleyman lui r&eacute;pliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups
+de b&acirc;ton, apr&egrave;s quoi il ordonna sa d&eacute;portation.</p>
+
+<p>Je croyais mademoiselle de C&eacute;rignan bien loin, quand je re&ccedil;us d'elle le
+billet suivant:</p>
+
+<p>&laquo;Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu
+Louis, que vous avez plac&eacute; en qualit&eacute; d'ordonnance aupr&egrave;s du g&eacute;n&eacute;ral en
+chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai &agrave; vous parler
+de lui, en sa pr&eacute;sence et devant son g&eacute;n&eacute;ral. Veuillez donc bien venir
+d&icirc;ner chez moi, demain 14 juin, &agrave; quatre heures. J'habite en ce moment
+l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'&icirc;le de Roudah. Venez, vous ferez
+grand plaisir &agrave; celle qui se dit votre servante.</p>
+
+<p class="r">
+&laquo;<span class="smcap">Olympe de C</span>....&raquo;<br />
+</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Que signifiait ce d&icirc;ner en petit comit&eacute;, avec le g&eacute;n&eacute;ral en chef? Que
+pouvait-elle vouloir de moi? Qu'&eacute;tait-elle devenue depuis six mois?
+L'ambition lui faisait-elle tenter aupr&egrave;s de Kl&eacute;ber quelque d&eacute;marche en
+faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonn&eacute;? J'&eacute;tais
+fort intrigu&eacute;. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et
+j'allai le relancer au quartier g&eacute;n&eacute;ral. Il avait suivi Kl&eacute;ber &agrave;
+Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'&agrave; la nuit.</p>
+
+<p>Le lendemain, d&egrave;s trois heures, j'&eacute;tais chez mademoiselle de C&eacute;rignan.
+Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois
+quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette &agrave; la grecque qui,
+pour une personne si aust&egrave;re, &eacute;tait une v&eacute;ritable transformation. Robe
+et tunique de gaze lam&eacute;e d'argent; plusieurs rangs de cam&eacute;es lui
+ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'&agrave;
+l'&eacute;paule, et qui, par parenth&egrave;se, &eacute;taient les plus beaux que j'eusse vus
+de ma vie; des perles &eacute;taient m&ecirc;l&eacute;es &agrave; son abondante et souple chevelure
+blonde. Je l'avais toujours rencontr&eacute;e en costume de voyage, ou si
+envelopp&eacute;e que je ne soup&ccedil;onnais pas sa beaut&eacute;. J'en fus &eacute;bloui et
+inquiet en m&ecirc;me temps. Je l'avais laiss&eacute;e d&eacute;nu&eacute;e de tout, je la
+retrouvais dans un palais, entour&eacute;e de serviteurs, couverte de bijoux.
+D'o&ugrave; venait tout ce luxe, sinon du <i>milord anglais</i>, comme l'appelait le
+petit juif?</p>
+
+<p>Cette pens&eacute;e m'apportait une grande d&eacute;ception: je le lui donnai &agrave;
+entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez <i>entretenue</i>!
+Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays o&ugrave; il faut
+s'habituer &agrave; tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de
+comptes &agrave; vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous
+voyez ici est &agrave; moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me
+restait de biens-fonds pour vivre libre et &agrave; ma guise; car, depuis que
+je ne vous ai vu, j'ai &eacute;t&eacute; en France.</p>
+
+<p>&mdash;Avec l'Anglais?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette nouvelle folie?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais myst&eacute;rieux qui venait
+vous voir en cachette.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas sa ma&icirc;tresse! dit-elle en relevant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Sa femme, peut &ecirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Pas davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Que vous importe!</p>
+
+<p>&mdash;Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours
+plut&ocirc;t qu'&agrave; moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou
+l'autre: &agrave; quoi bon me le cacher?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est lord Humphrey. En &ecirc;tes-vous plus avanc&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord
+Keith apporter &agrave; Kl&eacute;ber des conditions si insolentes! Et c'est cet
+homme-l&agrave; que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour
+le croire, et pourtant vous le recevez en secret.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;a, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour
+moi. Cela prouve que vous pensez &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je pense &agrave; vous, ou du moins j'y ai pens&eacute; beaucoup trop.</p>
+
+<p>&mdash;En v&eacute;rit&eacute;? dit-elle en me regardant d'un air &eacute;tonn&eacute;. Mais alors,
+comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille
+de Mourad-Bey au point de vouloir l'&eacute;pouser.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et d'ailleurs je me suis engag&eacute; vis-&agrave;-vis de sa famille.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est
+la couronne d'&Eacute;gypte dont vous voulez parer un jour votre front de
+colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appel&eacute;s &agrave;
+renouveler les aventures et conqu&ecirc;tes des Crois&eacute;s. Ils sont ridicules
+d'ambition, ces beaux r&eacute;publicains. Ils ne se contentent plus de
+couronnes civiques.</p>
+
+<p>&mdash;Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de C&eacute;rignan; je suis
+plus s&eacute;rieux que cela.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey
+mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sens&eacute;ment. Que cette
+Dj&eacute;mil&eacute; vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant &agrave;
+son esprit, ce n'est pas le c&ocirc;t&eacute; par o&ugrave; elle brille; ignorante et
+superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries.
+Dans le monde fran&ccedil;ais du Caire, o&ugrave; vous la montriez comme une des sept
+merveilles du monde, ses na&iuml;vet&eacute;s ont pr&ecirc;t&eacute; &agrave; rire. Vous avez voulu lui
+donner des ma&icirc;tres, lui apprendre le fran&ccedil;ais et les bonnes mani&egrave;res:
+elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais
+elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanit&eacute; des
+courtisanes. C'est un produit m&eacute;tis, qui n'est ni turc ni fran&ccedil;ais, et
+vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalit&eacute;. Quand vous
+pr&eacute;senterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement:
+Voil&agrave; une charmante cr&eacute;ature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche,
+si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non,
+non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk
+qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le p&egrave;re &eacute;tait un
+simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a &eacute;t&eacute; d'abord
+l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son ma&icirc;tre. Je ne
+parle pas de votre future belle-m&egrave;re, une femme qui n'a pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; se
+donner au meurtrier de son &eacute;poux et qui a laiss&eacute; exiler son fils! Et ce
+fils lui-m&ecirc;me, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang
+de son beau-p&egrave;re! Ce sont l&agrave; les m&oelig;urs orientales, me direz-vous! Oui,
+c'est possible; mais vous &ecirc;tes un Fran&ccedil;ais, un &ecirc;tre civilis&eacute;,
+intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaiet&eacute; de c&oelig;ur dans
+la barbarie et l'ignorance!</p>
+
+<p>&raquo;Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et
+d'esclaves. Vous ferez donner des coups de b&acirc;ton &agrave; ceux qui refuseront
+l'imp&ocirc;t &agrave; votre beau-p&egrave;re, car sa cause et ses int&eacute;r&ecirc;ts seront les
+v&ocirc;tres. Vous lui succ&eacute;derez m&ecirc;me, c'est possible; alors vous renierez
+forc&eacute;ment le christianisme pour conserver votre influence sur vos
+scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre &agrave; votre pays, car
+vos int&eacute;r&ecirc;ts seront diam&eacute;tralement oppos&eacute;s aux siens.</p>
+
+<p>&raquo;Apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une
+petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distingu&eacute;e,
+ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura
+pas le moindre gr&eacute;, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle
+s'est donn&eacute;e &agrave; vous, me direz-vous; le beau m&eacute;rite chez une femme qui,
+par &eacute;ducation et par principe, croit devoir subir avec r&eacute;signation le
+droit du vainqueur!</p>
+
+<p>&raquo;Vous pensez lui devoir la r&eacute;paration du mariage? C'est trop na&iuml;f! Alors
+pourquoi ne pas &eacute;pouser toutes celles &agrave; qui vous avez fait la cour, moi
+entre autres? J'ai encore votre furieuse d&eacute;claration d'amour, et, si je
+n'avais pas &eacute;t&eacute; encha&icirc;n&eacute;e &agrave; la garde du Dauphin et que je vous eusse
+r&eacute;pondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien,
+sans fatuit&eacute;, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je
+ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans,
+c'est encore vrai, mais &agrave; vingt-quatre, je peux encore pr&eacute;tendre &agrave;
+plaire, non pas &agrave; vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je
+ne veux pas faire assaut de coquetteries et de s&eacute;ductions avec votre
+ma&icirc;tresse; non! Gardez-la. Emmenez-la &agrave; Paris, achetez-lui un fonds de
+magasin et qu'elle mette pour enseigne: <i>&Agrave; la Belle Mameluke</i>. Je n'y
+vois pas d'inconv&eacute;nients. Elle fera fortune. Soyez-lui fid&egrave;le tant que
+vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui
+chercherai &agrave; porter le trouble dans votre m&eacute;nage; mais ne l'&eacute;pousez pas.
+Croyez-moi, r&eacute;fl&eacute;chissez-y vous-m&ecirc;me, et soyez assez sinc&egrave;re pour
+m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre int&eacute;r&ecirc;t que je vous donne ce
+conseil. Tout &agrave; l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me
+croire la ma&icirc;tresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour
+vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.&raquo;</p>
+
+<p>Mademoiselle de C&eacute;rignan avait raison. J'&eacute;tais un Fran&ccedil;ais et non un
+Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'&eacute;taient d&eacute;tendues
+dans la mollesse de la vie orientale.</p>
+
+<p>Si j'&eacute;tais violemment &eacute;pris de la jeunesse, de la beaut&eacute; et de
+l'originalit&eacute; de la jeune Mameluke, je n'avais pas cess&eacute; d'&ecirc;tre amoureux
+de la distinction et de l'esprit de la charmante Fran&ccedil;aise. Avec elle,
+je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles
+qui, chez Dj&eacute;mil&eacute;, m'interdisaient l'acc&egrave;s de son intelligence. Il n'y
+avait pas de portes closes entre elle et moi, pour emp&ecirc;cher l'&eacute;change de
+nos sentiments, de nos impressions, de nos id&eacute;es. Enfin, c'&eacute;tait ma
+pareille et Dj&eacute;mil&eacute; n'&eacute;tait pas l'&eacute;gale de mademoiselle de C&eacute;rignan. Je
+le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien
+&agrave; r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Olympe me tira de mes r&eacute;flexions en me disant:</p>
+
+<p>&mdash;Il est six heures, Kl&eacute;ber ne viendra plus.</p>
+
+<p>&mdash;Devait-il venir? lui dis-je en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah &ccedil;a, reprit-elle, vous devenez tr&egrave;s-fat avec vos succ&egrave;s mameluks;
+vous croyez que je me m&eacute;nageais un t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; serait le mal? nous avons tant de choses &agrave; nous dire!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le d&icirc;ner ne peut
+attendre davantage, offrez-moi le bras.</p>
+
+<p>Nous pass&acirc;mes dans la salle &agrave; manger aux murailles &eacute;maill&eacute;es
+d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre
+d'enlever les couverts de Kl&eacute;ber et de Louis. En pr&eacute;sence de ses gens,
+je ne pouvais l'entretenir que de choses sans int&eacute;r&ecirc;t direct. Le th&eacute;&acirc;tre
+du Caire, achev&eacute; et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie
+avait organis&eacute; une troupe d'amateurs, compos&eacute;e de jeunes officiers.
+Dubertet, sur l'instigation de sa ma&icirc;tresse, en avait pris la direction
+et faisait jouer des pi&egrave;ces fran&ccedil;aises.</p>
+
+<p>Je racontai &agrave; Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des
+d&eacute;tails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art,
+mais en r&eacute;alit&eacute; pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son
+cort&eacute;ge d'adorateurs, avait tout combin&eacute;, tout arrang&eacute; et mis un bandeau
+sur les yeux de Dubertet.</p>
+
+<p>Au dessert, quand ses gens se furent retir&eacute;s, Mademoiselle de C&eacute;rignan
+m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'o&ugrave;
+avaient &eacute;t&eacute; mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'&eacute;tait, si
+je l'avais aim&eacute;e; enfin elle se montrait jalouse avec plus de na&iuml;vet&eacute;
+que je ne l'eusse esp&eacute;r&eacute; d'une personne si ind&eacute;pendante et si fi&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'est tr&egrave;s-facile de vous r&eacute;pondre, lui dis-je. Je ne suis
+nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des
+Fran&ccedil;ais qui ont le moins abus&eacute; des faciles volupt&eacute;s de l'Orient. J'ai
+assez de raison pour n'&ecirc;tre infatu&eacute; de rien, et de mademoiselle Sylvie
+moins que de toute autre. Je n'ai fait &agrave; Dubertet aucun sacrifice en ne
+lui disputant pas cette conqu&ecirc;te; mais vous paraissez curieuse
+d'entendre ma confession, la voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais
+aussi bien de me boucher les oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord &eacute;t&eacute; vivement &eacute;pris de vous, le jour
+o&ugrave; je vous ai rencontr&eacute;e sur la fr&eacute;gate; mais vous &ecirc;tes rest&eacute;e &agrave;
+Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramass&eacute; sur le champ de
+bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux.
+Je vous ai retrouv&eacute;e au Caire, et vous savez bien que j'&eacute;tais sinc&egrave;re en
+vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebut&eacute; par vos d&eacute;dains, et
+puis j'ai &eacute;t&eacute; jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore
+aujourd'hui. J'en ai pris du d&eacute;pit. Je suis parti pour ne plus vous
+voir, pour vous oublier.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, vous avez une mani&egrave;re d'entendre l'amour qui n'appartient
+qu'&agrave; vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une
+cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon p&egrave;re, vous
+m'&eacute;crivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes
+fen&ecirc;tres, vous me sauvez d'un danger effroyable au p&eacute;ril de votre vie,
+vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre
+possible pour me br&ucirc;ler le c&oelig;ur; et puis, tout &agrave; coup, vous partez sans
+m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous.
+J'avais les droits de l'amiti&eacute; et de la reconnaissance; si je m'en &eacute;tais
+arrog&eacute; d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en pr&eacute;sence
+de votre ma&icirc;tresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me
+concerne, ait &eacute;t&eacute; celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment
+est dissip&eacute;; je puis vous parler avec calme, et vous dire...</p>
+
+<p>Elle fut forc&eacute;e de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis
+une larme briller &agrave; travers ses longs cils.</p>
+
+<p>Je me jetai &agrave; ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard
+suppliant; ne cherchez pas &agrave; me rendre plus malheureuse que je ne le
+suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux &ecirc;tre aim&eacute;e; c'est
+bien diff&eacute;rent du sentiment que je vous inspire.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me d&eacute;gager de
+tout autre lien. Dj&eacute;mil&eacute; ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me
+trompe en feignant de consentir &agrave; notre union, Moi-m&ecirc;me j'ai senti le
+vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage,
+sans croire son c&oelig;ur ou sa conscience engag&eacute;s. Dites un mot, je
+reprends possession de moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Olympe r&eacute;fl&eacute;chit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que
+vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous
+demandais votre fortune?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous la donnerais.</p>
+
+<p>&mdash;Votre vie?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ferais le sacrifice.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coutez-moi. J'ai quitt&eacute; le Caire, o&ugrave; je ne pouvais plus &ecirc;tre utile &agrave;
+Louis, puisqu'il &eacute;tait en r&eacute;volte contre moi, pour aller savoir quel
+avenir lui r&eacute;servait la France. Depuis la mort de mon pauvre p&egrave;re,
+j'avais form&eacute; ce dessein. Le d&eacute;pit que m'a caus&eacute; votre conduite a
+pr&eacute;cipit&eacute; ma r&eacute;solution. Je pouvais revoir la France, les &eacute;migr&eacute;s
+rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai &eacute;tudi&eacute; l'&eacute;tat des
+esprits: il est temps que le Dauphin se fasse conna&icirc;tre; si ce n'est pas
+l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout int&eacute;r&ecirc;t &agrave; le
+laisser croire mort, c'est celui de ses v&eacute;ritables amis et le mien.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France?</p>
+
+<p>&mdash;Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? apr&egrave;s une r&eacute;volution
+sanglante, une r&eacute;action terrible; la peur, la famine, l'&eacute;chafaud, les
+massacres, les noyades, les d&eacute;portations, les d&eacute;nonciations, la lutte de
+tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres
+fureurs, et le g&eacute;n&eacute;ral Bonaparte le peut seul aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon avis.</p>
+
+<p>&mdash;Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne r&eacute;tablit
+la fixit&eacute; et cette fixit&eacute; ne peut se trouver que dans le retour de la
+monarchie. Voil&agrave; ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et
+avec Kl&eacute;ber.</p>
+
+<p>&mdash;Kl&eacute;ber est un r&eacute;publicain sinc&egrave;re qui ne peut vouloir retourner &agrave;
+l'ancien r&eacute;gime.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne nie pas les <i>vertus civiques</i> de M. Kl&eacute;ber! Mais l'esprit des
+g&eacute;n&eacute;raux de l'arm&eacute;e du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie
+au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le h&eacute;ros d'H&eacute;liopolis s'est
+toujours montr&eacute; le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie
+&eacute;gyptienne, c'&eacute;tait une raison pour que Kl&eacute;ber voul&ucirc;t l'abandonner.</p>
+
+<p>&mdash;Il a voulu quitter l'&Eacute;gypte par ennui, par lassitude.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte
+au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du
+trait&eacute; d'El-Arych. Il emmenait Louis, et &agrave; l'heure qu'il est, nous
+serions tous &agrave; Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? la chose n'est que diff&eacute;r&eacute;e. En attendant, si vous m'aimez,
+vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi.
+Kl&eacute;ber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlev&eacute;s &agrave; la
+bataille d'H&eacute;liopolis.</p>
+
+<p>&mdash;La mission est honorable, et je suis pr&ecirc;t &agrave; la remplir. Seulement, je
+voudrais savoir d'avance &agrave; quoi je m'engage en ramenant en France un
+brandon de discorde tel que Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation.
+Oui, cela aurait pu &ecirc;tre l'ann&eacute;e derni&egrave;re encore, mais aujourd'hui,
+c'est bien diff&eacute;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends plus.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais me faire comprendre. Apr&egrave;s huit ans de guerre et de troubles
+civils, la population tout enti&egrave;re d&eacute;sire la paix avec l'Europe, et la
+majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'int&eacute;r&ecirc;t du
+conqu&eacute;rant de l'Italie et de l'&Eacute;gypte exige donc qu'il s'unisse au roi
+s'il veut r&eacute;pondre aux v&oelig;ux de tous. Il ne peut pr&eacute;f&eacute;rer &agrave; la gloire
+de remettre la couronne au front de l'h&eacute;ritier l&eacute;gitime, une vaine
+c&eacute;l&eacute;brit&eacute; et la fantaisie d'usurper une place o&ugrave; il ne saurait se
+maintenir; tandis qu'assis sur les premi&egrave;res marches du tr&ocirc;ne relev&eacute; par
+lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration
+et de l'estime de toute la France.</p>
+
+<p>&mdash;C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera?</p>
+
+<p>&mdash;Nous devons tenter cette d&eacute;marche et aller &agrave; Paris. Vous vous
+chargerez du dauphin que vous pr&eacute;senterez au premier consul en temps
+opportun, tandis que je demanderai &agrave; faire partie des filles d'honneur
+de Jos&eacute;phine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre
+monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que
+j'aurais bient&ocirc;t prise sur elle et son intervention aupr&egrave;s de son mari
+seraient d'un grand poids pour que Bonaparte rem&icirc;t le pouvoir aux mains
+du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort
+est li&eacute; au sien.</p>
+
+<p>&mdash;Bonaparte, lieutenant-g&eacute;n&eacute;ral du roi Louis XVII, lui, le fils de la
+R&eacute;volution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place
+de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son g&eacute;nie et le v&oelig;u de la
+nation lui donnent bien le droit d'&ecirc;tre &agrave; la t&ecirc;te de la R&eacute;publique.
+Quant &agrave; Jos&eacute;phine, d&eacute;trompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous
+lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de
+bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez
+donc pas &agrave; entra&icirc;ner Jos&eacute;phine dans une trame royaliste, vous seriez
+balay&eacute;es toutes deux. Vous &ecirc;tes aveugle, comme tous les &eacute;migr&eacute;s qui ont
+v&eacute;cu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets &agrave; Kl&eacute;ber, il vous
+rira au nez; quant &agrave; moi je refuse positivement d'entrer dans votre
+conspiration. C'est renoncer &agrave; vous, je le sais, et ce n'est pas un
+mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie,
+il s'agit de celles de milliers de Fran&ccedil;ais qui se feraient tuer avant
+d'accepter l'abandon de nos conqu&ecirc;tes r&eacute;volutionnaires.</p>
+
+<p>Elle allait me r&eacute;pondre, quand nous entend&icirc;mes battre la g&eacute;n&eacute;rale et
+tirer le canon d'alarme.</p>
+
+<p>&mdash;Que se passe-t-il donc? s'&eacute;cria-t-elle, en me regardant avec effroi.
+Encore une r&eacute;volte! Ne me laissez pas seule...</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIX" id="XIX"></a><a href="#toc">XIX</a></h2>
+
+
+<p>Louis entra, p&acirc;le et d&eacute;fait, comme &eacute;gar&eacute;; et, se laissant tomber sur un
+si&eacute;ge, il nous dit:</p>
+
+<p>&mdash;Kl&eacute;ber est mort!</p>
+
+<p>Nous l'accabl&acirc;mes de questions, et quand il eut repris ses esprits:</p>
+
+<p>&mdash;Il a &eacute;t&eacute; assassin&eacute; ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier
+g&eacute;n&eacute;ral, comme il parlait &agrave; l'architecte Protain. Un musulman s'est
+&eacute;lanc&eacute; sur lui et l'a frapp&eacute; d'un coup de poignard au c&oelig;ur. Le g&eacute;n&eacute;ral
+est tomb&eacute; en criant: &laquo;Je suis assassin&eacute;!&raquo; Protain s'est jet&eacute; sur
+l'assassin, qui l'a renverse, bless&eacute;, et, revenant &agrave; Kl&eacute;ber &eacute;tendu, l'a
+frapp&eacute; encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes
+accourus. Le g&eacute;n&eacute;ral &eacute;tait mort. On s'est empar&eacute; de l'assassin cach&eacute;
+dans des d&eacute;combres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle
+Souleyman.</p>
+
+<p>&mdash;Souleyman el Haleby? celui qui &eacute;tait parmi les mameluks de Malek?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-&ecirc;tre bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne
+me rendra pas mon g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+
+<p>Et le pauvre gar&ccedil;on fondit en larmes.</p>
+
+<p>Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus &ecirc;tre question pour lui
+ni de retour en France, ni de royaut&eacute;. La consternation de mademoiselle
+de C&eacute;rignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit
+de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort
+dans l'&acirc;me, je ne songeais plus qu'&agrave; Kl&eacute;ber.</p>
+
+<p>Une commission militaire fut charg&eacute;e de juger l'assassin. C'&eacute;tait bien
+Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche,
+qu'apr&egrave;s la bastonnade que lui avait fait donner Kl&eacute;ber, il avait jur&eacute; &agrave;
+Dieu de tuer le sultan des Fran&ccedil;ais. C'&eacute;tait accomplir une &oelig;uvre
+sainte. Il avait fait part de sa r&eacute;solution &agrave; quatre pr&ecirc;tres de la
+grande mosqu&eacute;e, o&ugrave; il avait trouv&eacute; un refuge. Ceux-ci avaient eu peur,
+mais ne l'avaient pas dissuad&eacute;. Il avait suivi Kl&eacute;ber pendant plusieurs
+jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouv&eacute; moyen de p&eacute;n&eacute;trer
+dans le jardin du quartier g&eacute;n&eacute;ral et de s'y cacher dans une citerne
+abandonn&eacute;e, jusqu'au moment o&ugrave; il avait pu commettre le crime.</p>
+
+<p>Il fut condamn&eacute;, suivant les lois du pays, &agrave; avoir la main droite br&ucirc;l&eacute;e
+et &agrave; &ecirc;tre empal&eacute;. Quant &agrave; ses quatre confidents, ils eurent la t&ecirc;te
+tranch&eacute;e.</p>
+
+<p>Kl&eacute;ber fut regrett&eacute; de tous, m&ecirc;me des musulmans. Dj&eacute;mil&eacute; montra un
+v&eacute;ritable chagrin; car elle &eacute;tait en partie cause de sa mort. Combien je
+me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre
+la main sur cette b&ecirc;te venimeuse qui faisait perdre &agrave; l'arm&eacute;e le
+meilleur de ses g&eacute;n&eacute;raux, &agrave; l'&Eacute;gypte un fondateur, et &agrave; la France une
+belle colonie!</p>
+
+<p>Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'&Eacute;gypte,
+c'&eacute;tait Desaix; mais, embarqu&eacute; depuis trois mois pour se rendre en
+Italie, Desaix tombait, le m&ecirc;me jour, sur le champ de bataille de
+Marengo.</p>
+
+<p>Les g&eacute;n&eacute;raux crurent devoir offrir le commandement en chef au g&eacute;n&eacute;ral
+Menou, comme au plus &acirc;g&eacute;, bien qu'il n'e&ucirc;t jamais donn&eacute; une haute
+opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de
+ses coll&egrave;gues et une plus grande encore de la part du premier consul,
+qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne f&ucirc;t un assez bon
+administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, &agrave; preuve
+qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait
+&eacute;pous&eacute; une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule,
+moi qui avais voulu en faire autant; mais il &eacute;tait irr&eacute;solu, sans
+exp&eacute;rience et tracassier. Au physique, c'&eacute;tait un petit myope, &agrave; gros
+ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle diff&eacute;rence avec la
+m&acirc;le figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kl&eacute;ber!</p>
+
+<p>Quand on voyait para&icirc;tre sa triomphante chevelure sur les champs de
+bataille, la victoire &eacute;tait assur&eacute;e. Il faut parler aux yeux des
+soldats. Menou n'&eacute;tait donc pas le chef qu'il nous fallait, &agrave; nous
+autres alertes et hardis troupiers. Le g&eacute;n&eacute;ral Reynier e&ucirc;t bien mieux
+valu; mais il avait d'abord refus&eacute; le commandement pour le regretter
+quand il n'&eacute;tait plus temps.</p>
+
+<p>On s'attendait &agrave; un soul&egrave;vement g&eacute;n&eacute;ral apr&egrave;s la mort de Kl&eacute;ber, et
+pourtant tout resta calme.</p>
+
+<p>Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de C&eacute;rignan, en
+me disant qu'il s'&eacute;tait brouill&eacute; avec elle. Il me retombait sur les
+bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de C&eacute;rignan
+&eacute;tant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refus&eacute;
+net.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en &Eacute;gypte et je ne tiens
+pas &agrave; &ecirc;tre jamais roi, pour &ecirc;tre guillotin&eacute; comme mon pauvre p&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Kl&eacute;ber savait-il qui tu es ou pr&eacute;tends &ecirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'avais recommand&eacute; de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai
+jamais dit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au
+quartier g&eacute;n&eacute;ral trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle
+plaisait beaucoup &agrave; Kl&eacute;ber. C'est qu'elle est tr&egrave;s-jolie, ma
+gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce l&agrave; ce qui t'a mis en r&eacute;volte contre elle?</p>
+
+<p>&mdash;Bah! ne parlons pas de &ccedil;a!</p>
+
+<p>J'insistai:&mdash;Je parie que tu lui auras cont&eacute; fleurette!</p>
+
+<p>&mdash;Pas pr&eacute;cis&eacute;ment...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, raconte-moi donc...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, avant-hier, en d&icirc;nant seul avec elle, j'avais cru remarquer
+qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en &eacute;tais tout
+honteux, et puis je me suis trouv&eacute; bien sot!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu lui as demand&eacute; &agrave; l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a
+dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes,
+que sais-je encore? si bien que je me suis en all&eacute; l'oreille basse. J'en
+ai pris de la col&egrave;re et je suis parti.</p>
+
+<p>Si mademoiselle de C&eacute;rignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un
+aussi, car je le trouvais furieusement avanc&eacute; pour son &acirc;ge. &Agrave; quinze
+ans, une femme me faisait peur, &agrave; moi, et je n'eusse jamais os&eacute; me
+hasarder &agrave; parler le premier. Croyait-il, en v&eacute;ritable rejeton de Louis
+XV, faire honneur aux dames en cherchant &agrave; se les approprier?</p>
+
+<p>Je voyais rarement Dj&eacute;mil&eacute;. Peu de jours apr&egrave;s la r&eacute;installation de
+Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si
+froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi.</p>
+
+<p>Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir o&ugrave; il allait, et,
+les jours suivants, il disparut de m&ecirc;me sans me dire l'emploi de ses
+heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu dispos&eacute; &agrave;
+subir une autorit&eacute; quelconque. Il &eacute;tait doux, aimable, craintif m&ecirc;me
+devant une explication; mais il ne faisait qu'&agrave; sa t&ecirc;te et fuyait toute
+contrainte plut&ocirc;t que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le
+questionner; mais, r&eacute;solu &agrave; savoir ce qui m'int&eacute;ressait personnellement,
+je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Giz&egrave;h. Il s'arr&ecirc;ta
+au vieux Caire et entra dans la maison que M&eacute;riem avait jadis lou&eacute;e &agrave;
+Malek pour y tenir Sylvie enferm&eacute;e. Apr&egrave;s m'&ecirc;tre inform&eacute; aupr&egrave;s des
+voisins, j'appris que la ma&icirc;tresse de Dubertet y venait parfois en
+cachette. Elle &eacute;tait assez jolie pour plaire, et M&eacute;riem assez peu
+scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus
+long.</p>
+
+<p>Je plaisantai m&ecirc;me Louis &agrave; propos de sa bonne fortune; il rougit
+beaucoup, se troubla, mais ne s'en d&eacute;fendit pas, ce qui m'enleva tout
+soup&ccedil;on.</p>
+
+<p>Quelque temps apr&egrave;s j'allai voir Dj&eacute;mil&eacute;, et, comme elle &eacute;tait d'humeur
+maussade, pour la d&eacute;rider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle
+p&acirc;lit, comme si elle e&ucirc;t &eacute;t&eacute; jalouse de lui, et je le lui fis remarquer.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais
+bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais &ecirc;tre
+s&ucirc;re que tu m'aimes autant que je t'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela veut dire?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, &agrave; toi, qu'il
+soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai jamais &eacute;t&eacute;. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez
+toi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-elle en rougissant de col&egrave;re, tu me soup&ccedil;onnes? tu crois que
+je fais semblant de t'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;Tu serais m&eacute;prisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore
+libre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu me m&eacute;prises, car tu penses...</p>
+
+<p>&mdash;Je pense surtout que tu cherches une querelle.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas &ecirc;tre aim&eacute;e comme tu
+me l'avais promis?</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble que les preuves d'amour et de d&eacute;vouement de ma part ne
+t'ont pas manqu&eacute; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrass&eacute;e de me
+l'apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Que vas-tu faire chez la C&eacute;rignan? Elle est ta ma&icirc;tresse, je le sais!</p>
+
+<p>&mdash;On t'a tromp&eacute;e, cela n'est pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais
+donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle
+soit morte!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que tu lui sais gr&eacute; de s'&ecirc;tre sacrifi&eacute;e pour toi?</p>
+
+<p>&mdash;Son d&eacute;vouement n'&eacute;tait pas d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;. Elle esp&eacute;rait que tu l'en
+r&eacute;compenserais. Si elle e&ucirc;t v&eacute;cu, tu l'aurais prise pour seconde femme.
+Cela ne m'e&ucirc;t point convenu. Je veux &ecirc;tre ta seule femme l&eacute;gitime, j'en
+fais une condition de notre mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, c'est convenu, tu le sais bien!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les
+pieds dans ma maison. Elles ont mang&eacute; une partie du douaire auquel j'ai
+droit.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a encore assez pour toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta
+tente pendant un mois?</p>
+
+<p>&mdash;Te voil&agrave; jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle
+n'est plus une enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes?</p>
+
+<p>&mdash;Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te
+trahissais &agrave; mon tour?</p>
+
+<p>&mdash;Je te tuerais!</p>
+
+<p>Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en
+disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit,
+c'&eacute;tait pour t'&eacute;prouver.</p>
+
+<p>La paix fut bient&ocirc;t faite et je la quittai plus amoureux d'elle que
+jamais. J'avais failli gu&eacute;rir de cette maladie. Olympe e&ucirc;t pu &ecirc;tre le
+m&eacute;decin, mais son complot politique m'avait d&eacute;senchant&eacute;. Il me semblait
+qu'elle avait voulu me tourner la t&ecirc;te pour m'employer &agrave; son but.</p>
+
+<p>Je ne revis plus Dj&eacute;mil&eacute; de la semaine et j'allai chez elle sans la
+trouver. Sa m&egrave;re me dit qu'elle avait &eacute;t&eacute; rendre visite &agrave; l'une de ses
+amies.</p>
+
+<p>Je ne connaissais pas d'amies &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;, et, comme je marquai mon
+m&eacute;contentement, Sitty Nefyss&egrave;h me fit quelques observations qui me
+donn&egrave;rent &agrave; penser.</p>
+
+<p>Elle me demanda si j'avais bien r&eacute;fl&eacute;chi &agrave; ce que j'allais faire, si
+j'&eacute;tais assez s&ucirc;r d'aimer Dj&eacute;mil&eacute; pour lui sacrifier mes devoirs envers
+la France; si j'&eacute;tais bien r&eacute;solu &agrave; embrasser l'islamisme, condition
+dont son &eacute;poux m'avait dispens&eacute; et sur laquelle elle revenait de son
+chef. Elle se plaignit hautement de ce que la r&eacute;ponse de mon p&egrave;re
+n'arrivait pas, comme si c'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; ma faute; enfin, elle me mena&ccedil;a de
+rejoindre son &eacute;poux avec sa fille.</p>
+
+<p>J'aurais d&ucirc; les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'ind&eacute;cision, la
+crainte d'un refus de la part de mon p&egrave;re, le m&eacute;contentement de Dj&eacute;mil&eacute;,
+me caus&egrave;rent un mal moral qui se traduisit en v&eacute;ritable maladie. La
+fi&egrave;vre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours.</p>
+
+<p>J'avais des visions &eacute;tranges: tant&ocirc;t c'&eacute;tait Dj&eacute;mil&eacute;, toute ruisselante
+d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles,
+bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau
+fleurdelis&eacute; sur les &eacute;paules et la couronne en t&ecirc;te. Tant&ocirc;t c'&eacute;tait
+mademoiselle de C&eacute;rignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait
+obstin&eacute;ment le dos. Je voyais encore l'infortun&eacute; Maleck que sa langue
+coup&eacute;e n'emp&ecirc;chait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup.
+Puis, je voyageais dans le d&eacute;sert, j'&eacute;tais &eacute;touff&eacute; sous des montagnes de
+sable et je m'ouvrais la poitrine pour &eacute;tancher la soif de Dj&eacute;mil&eacute;
+mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la
+langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me
+donnait un breuvage noir comme de l'encre o&ugrave; scintillaient des &eacute;toiles.
+Ce r&ecirc;ve &eacute;tait le plus persistant, mais je ne m'en &eacute;tonnais pas plus que
+des autres.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XX" id="XX"></a><a href="#toc">XX</a></h2>
+
+
+<p>Dans mes derniers acc&egrave;s, Thomadhyr prit un caract&egrave;re de r&eacute;alit&eacute; qui me
+fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si
+elle e&ucirc;t exist&eacute; r&eacute;ellement. Un matin que ma fi&egrave;vre &eacute;tait tomb&eacute;e, je la
+vis distinctement &eacute;tendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et
+consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint
+&agrave; moi en me demandant si je me sentais plus mal.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-elle, je suis bien vivante.</p>
+
+<p>Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une
+balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son
+abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'emp&ecirc;chait pas d'&ecirc;tre jolie.
+Comme je la regardais avec stupeur:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre
+d'Hassan ne m'a pas &ocirc;t&eacute; la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque,
+apr&egrave;s m'avoir frapp&eacute;e, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine
+cophte compatissant m'a emport&eacute;e pour m'ensevelir. Je suis revenue &agrave; moi
+dans le monast&egrave;re. J'y suis rest&eacute;e malade bien longtemps. Quand j'ai &eacute;t&eacute;
+gu&eacute;rie, les moines m'ont propos&eacute; de me faire chr&eacute;tienne; j'ai refus&eacute;.
+Alors ils m'ont renvoy&eacute;e. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me
+faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes pr&eacute;cautions.
+Maintenant je ne crains plus rien pr&egrave;s de toi. Je suis ici depuis huit
+jours; c'est moi qui t'ai soign&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec
+moi, j'ai bien des choses &agrave; te demander.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parle plus, la fi&egrave;vre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis
+l&agrave;.</p>
+
+<p>Je me rendormis, et, quand je m'&eacute;veillai, je n'&eacute;tais pas bien s&ucirc;r de
+n'avoir pas r&ecirc;v&eacute; que Tomadhyr &eacute;tait vivante. Je l'appelai pour m'en
+convaincre.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait l&agrave;.</p>
+
+<p>Elle me soignait avec un z&egrave;le qui m'attacha davantage &agrave; cette singuli&egrave;re
+cr&eacute;ature dou&eacute;e d'un sixi&egrave;me sens, que les m&eacute;decins expliquaient &agrave; leur
+mani&egrave;re en l'appelant magn&eacute;tisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait
+rien.</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie;
+mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, d&egrave;s qu'elle entendait venir
+une visite, se r&eacute;fugiait dans le harem avec Zabetta.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais m&eacute;content du peu d'empressement de ma future &eacute;pouse, et, comme
+j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon
+esclave.</p>
+
+<p>&mdash;&Eacute;coute, me dit-elle, tu sais si je te suis d&eacute;vou&eacute;e et si je prends
+part &agrave; tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'&eacute;pouse pas
+Dj&eacute;mil&eacute; de mani&egrave;re &agrave; ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du
+chagrin.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux plus me d&eacute;dire.</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours aupr&egrave;s de toi,
+quand m&ecirc;me ta khanoune le trouverait mauvais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donn&eacute; ma
+vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en
+me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon
+plaisir? N'es-tu pas le ma&icirc;tre? Qu'est-ce que Dj&eacute;mil&eacute;, au bout du
+compte? une fille d'esclave, tandis que mon p&egrave;re et mon grand-p&egrave;re et
+tous les hommes de ma famille ont toujours &eacute;t&eacute; libres et ind&eacute;pendants
+comme le vent du d&eacute;sert! Je t'ai toujours &eacute;t&eacute; fid&egrave;le, moi, et je m&eacute;rite
+autant qu'elle et davantage d'&ecirc;tre ta seconde femme.</p>
+
+<p>&mdash;Tomadhyr, j'estime ton caract&egrave;re et j'ai beaucoup d'amiti&eacute; pour toi,
+tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux
+dire?</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le
+prouvera.</p>
+
+<p>Le lendemain, je venais de sortir pour la premi&egrave;re fois, quand la petite
+fellahine se pr&eacute;senta tout effray&eacute;e devant moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc, Zabetta?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est l&agrave;-haut sur la galerie. Elle
+dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit
+l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour
+le chasser.</p>
+
+<p>Je montai pr&egrave;s de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fi&egrave;vre
+ou de la folie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! te voil&agrave;, s'&eacute;cria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!...
+Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux!</p>
+
+<p>Quand j'eus fait ce qu'elle demandait.</p>
+
+<p>&mdash;Impose-moi donc ta volont&eacute;, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton
+esclave?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! regarde et vois, je le veux!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vois Dj&eacute;mil&eacute;, elle est l&agrave;... Elle parle!</p>
+
+<p>&mdash;Avec qui?</p>
+
+<p>&mdash;Avec un jeune homme blond... que j'ai d&eacute;j&agrave; vu en songe...</p>
+
+<p>&mdash;Que dit-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'entends pas... Elle remue les l&egrave;vres, mais je suis sourde. Ah!
+que je souffre! Je voudrais entendre pourtant!</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; sont-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Dans une maison, au vieux Caire, chez M&eacute;riem!</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, tu te trompes!</p>
+
+<p>&mdash;Je dis vrai. M&eacute;riem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de col&egrave;re si je te croyais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la
+maison, la porte n'est pas ferm&eacute;e et M&eacute;riem est loin... Ah! je ne vois
+plus!...</p>
+
+<p>Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'&eacute;criant: Ne l'&eacute;pouse pas! elle ne
+t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime!</p>
+
+<p>Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs.</p>
+
+<p>Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne
+savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un r&ecirc;ve. Je
+connaissais la maison de M&eacute;riem et je partis au galop. Cette course me
+calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations
+d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en
+fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de M&eacute;riem. Elle
+&eacute;tait entre-b&acirc;ill&eacute;e, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai &agrave; terre et
+j'entrai sans bruit. On chuchotait derri&egrave;re la tapisserie de la chambre
+o&ugrave; j'avais jadis retrouv&eacute; Sylvie.</p>
+
+<p>Qui me disait que ce fussent Louis et Dj&eacute;mil&eacute;? J'&eacute;coutai.</p>
+
+<p>Pour douter davantage de la trahison, il e&ucirc;t fallu &ecirc;tre sourd. Tomadhyr
+n'avait pas menti.</p>
+
+<p>Le sang me bourdonnait dans la t&ecirc;te; j'avais des &eacute;blouissements.
+Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes.</p>
+
+<p>En me voyant, Louis alla s'adosser &agrave; la muraille pour ne pas tomber,
+tant il tremblait. Dj&eacute;mil&eacute; resta impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me montreras demain, dis-je &agrave; Louis, ce que tu sais faire l'&eacute;p&eacute;e &agrave;
+la main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez me tuer? s'&eacute;cria-t-il effar&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monseigneur, et je rendrai peut-&ecirc;tre un grand service &agrave; mon pays.</p>
+
+<p>Et m'adressant &agrave; Dj&eacute;mil&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;Quant &agrave; toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te
+coudre dans un sac et de te jeter &agrave; l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Si j'&eacute;tais ta femme, tu le pourrais, r&eacute;pondit-elle avec un aplomb qui
+me d&eacute;concerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni
+c&oelig;ur ni m&eacute;moire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le
+m&eacute;rites. Si je t'ai sauv&eacute; la vie dans le d&eacute;sert, ce n'est pas pour te
+l'&ocirc;ter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y
+a plus rien de commun entre nous. Je te m&eacute;prise.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui
+m'&eacute;pousera, lui! Il me l'a jur&eacute;. Je serai reine de France.</p>
+
+<p>&mdash;Louis veut t'&eacute;pouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de d&eacute;barrasser
+la R&eacute;publique de ce pr&eacute;tendant. Quant &agrave; la couronne de France, n'y
+compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la t&ecirc;te celle de la
+Haute-&Eacute;gypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet?</p>
+
+<p>&mdash;Vous consentiriez &agrave; mon mariage avec Dj&eacute;mil&eacute;? dit-il en me regardant
+d'un air incr&eacute;dule.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! va la demander &agrave; sa m&egrave;re, arrange-toi avec Mourad, et que je ne
+te revoie plus jamais. Adieu.</p>
+
+<p>Le coup qui me frappait &eacute;tait tellement impr&eacute;vu et si violent, que j'en
+&eacute;tais comme &eacute;cras&eacute;. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur
+&agrave; quelqu'un, et mademoiselle de C&eacute;rignan &eacute;tait la seule personne qui p&ucirc;t
+s'int&eacute;resser &agrave; ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'&icirc;le de
+Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moqu&acirc;t de moi, les amants
+tromp&eacute;s pr&ecirc;tent toujours &agrave; rire. Je ne voulus pas lui donner la
+satisfaction du triomphe. Elle m'avait pr&eacute;dit ce qui m'arrivait! Je
+rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui,
+me voyant la figure boulevers&eacute;e, m'en demanda la cause. Faute d'autre
+confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! fit-il, ce n'est que &ccedil;a? ta ma&icirc;tresse te trompe? Prends-en une
+autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens
+d&icirc;ner avec moi et oublie.</p>
+
+<p>J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la
+r&eacute;solution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne r&eacute;ussis qu'&agrave; me rendre
+fou, c'&eacute;tait toujours quelque chose.</p>
+
+<p>Sabardin, ne voulant pas rester en arri&egrave;re, s'enivra aussi; apr&egrave;s quoi
+il fit venir deux danseuses. Elles &eacute;taient grandes et bien faites, elles
+avaient le regard effront&eacute;, les yeux entour&eacute;s de koheul, les sourcils
+peints et les joues fard&eacute;es. Leur peau brune apparaissait entre la veste
+et la ceinture l&acirc;che tombant au-dessous des hanches. Leur danse &eacute;tait
+des plus lascives; mais, en les regardant de plus pr&egrave;s, nous d&eacute;couvr&icirc;mes
+que nos ghawaises n'&eacute;taient autres que des <i>khewals</i>, c'est-&agrave;-dire des
+alm&eacute;es m&acirc;les. Je n'avais pas encore vu de pr&egrave;s ce genre d'&ecirc;tres douteux
+dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient
+si &eacute;trangement la femme. Apr&egrave;s avoir bien regard&eacute; ces &eacute;tranges animaux,
+nous les m&icirc;mes dehors, comme de juste, &agrave; grands coups de bottes.</p>
+
+<p>Nous all&acirc;mes achever la soir&eacute;e au th&eacute;&acirc;tre. Notre conduite ne fut pas
+celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous
+jet&acirc;mes des fleurs et des friandises &agrave; toutes les femmes belles ou
+laides que nous v&icirc;mes dans la salle. Morin se laissa entra&icirc;ner et fit
+mille folies de sang-froid, ou plut&ocirc;t il se grisa de notre ivresse. Il
+vit Pannychis dans la loge du g&eacute;n&eacute;ral en chef, en compagnie de la femme
+turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'id&eacute;e lui vint de
+les inviter &agrave; souper avec nous. Pannychis accepta d'embl&eacute;e. La sultane
+me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait &eacute;t&eacute;
+chercher fortune dans les coulisses. La repr&eacute;sentation finie, il ramena
+Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricit&eacute;s pour
+laisser &eacute;chapper l'occasion. En apprenant que j'avais &eacute;chou&eacute; aupr&egrave;s de
+la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous
+donnant rendez-vous chez elle.</p>
+
+<p>En attendant, nous emmen&acirc;mes Pannychis dans un caf&eacute; que nous f&icirc;mes
+ouvrir, malgr&eacute; les mesures de police, et pour se mettre &agrave; notre
+diapason, Morin et sa belle s'abreuv&egrave;rent de Champagne. Apr&egrave;s quoi, nous
+nous rend&icirc;mes chez Dubertet, qui &eacute;tait absent depuis huit jours.</p>
+
+<p>Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc &agrave; la vertu des
+femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de
+vaisselle et on mena grand bruit.</p>
+
+<p>&Agrave; trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous
+all&acirc;mes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafra&icirc;chir. La sultane
+fut touch&eacute;e par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit
+beaucoup. Nous rev&icirc;nmes chez Sylvie boire du punch pour nous r&eacute;chauffer.
+Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur
+les nattes.</p>
+
+<p>Pour cette belle &eacute;quip&eacute;e, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et
+re&ccedil;ut un bon coup d'&eacute;p&eacute;e. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au
+bout de la semaine, elle lui avait persuad&eacute; d'aller faire des excuses &agrave;
+Sabardin pour avoir &eacute;t&eacute; trop prompt &agrave; le soup&ccedil;onner.</p>
+
+<p>Pannychis, apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; mise &agrave; la porte par son <i>riz-pain-sel</i>, avait
+&eacute;t&eacute; s'implanter chez Morin.</p>
+
+<p>Quant &agrave; moi, je fus consign&eacute; pour un mois &agrave; la citadelle, de par l'ordre
+d'Abdallah-Menou, sous pr&eacute;texte de tapage nocturne.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXI" id="XXI"></a><a href="#toc">XXI</a></h2>
+
+
+<p>En me mettant aux arr&ecirc;ts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps
+de r&eacute;fl&eacute;chir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de
+Dj&eacute;mil&eacute;, depuis le jour o&ugrave; je l'avais ramass&eacute;e sur le champ de bataille
+des pyramides. Elle n'&eacute;tait rest&eacute;e chez moi que parce qu'il ne pouvait
+en &ecirc;tre autrement. Du jour o&ugrave; son p&egrave;re &eacute;tait venu la chercher, elle
+n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'&eacute;tait
+bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanit&eacute;
+&eacute;tait le fond de son caract&egrave;re. Du moment o&ugrave; Kl&eacute;ber lui avait donn&eacute; un
+r&ocirc;le &agrave; jouer, j'&eacute;tais devenu un bien pauvre sire aupr&egrave;s du sultan des
+Fran&ccedil;ais. S'il e&ucirc;t v&eacute;cu, il e&ucirc;t pu me supplanter. Mais, quand elle eut
+obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France
+&eacute;tait un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifi&eacute;,
+tromp&eacute; et bafou&eacute; indignement. Elle aurait pu s'&eacute;pargner la honte d'&ecirc;tre
+prise sur le fait, en rompant plus t&ocirc;t avec moi. De mon c&ocirc;t&eacute;, j'aurais
+d&ucirc; comprendre les r&eacute;ticences de sa m&egrave;re, qui, &agrave; coup s&ucirc;r, &eacute;tait sa
+confidente; mais j'&eacute;tais aveugle. Aussi, quel diable d'amour &agrave; demi
+paternel, &agrave; demi sauvage, avais-je &eacute;t&eacute; me mettre au c&oelig;ur pour une fille
+de quinze ans? Elle m'avait trait&eacute; en Cassandre.</p>
+
+<p>Quant &agrave; Louis, c'&eacute;tait aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-&ecirc;tre
+trop souffert pour que son sens moral ne se f&ucirc;t pas oblit&eacute;r&eacute; jusqu'&agrave; un
+certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volont&eacute;
+pour respecter l'hospitalit&eacute; que je lui accordais. Et cela, c'&eacute;tait un
+peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journ&eacute;es enti&egrave;res dans
+l'intimit&eacute; d'une fille aussi s&eacute;duisante que Dj&eacute;mil&eacute;. Avais-je mieux agi
+en le mettant chez Kl&eacute;ber pour m'en d&eacute;barrasser? Kl&eacute;ber, comme beaucoup
+de h&eacute;ros, &eacute;tait aussi licencieux dans ses m&oelig;urs que dans son langage.
+Cet enfant n'avait profit&eacute; que des mauvais exemples. C'&eacute;tait un peu mon
+ouvrage, mais la punition &eacute;tait bien dure.</p>
+
+<p>Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout
+cela froidement; mais, &agrave; mesure que le temps marchait, le calme revenait
+avec l'oubli de l'outrage.</p>
+
+<p>Je m'ennuyais largement dans mon &eacute;troite casemate, je ne voyais
+personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes
+bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure apr&egrave;s.</p>
+
+<p>&mdash;Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le
+citoyen Louis n'est pas rentr&eacute; une seule fois &agrave; la maison depuis la
+<i>petite noce</i> que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres.
+Thomadhyr m'a dit qu'il &eacute;tait parti avec votre odalisque et sa m&egrave;re pour
+Esn&egrave;h.</p>
+
+<p>&mdash;Il est parti? Bon voyage!</p>
+
+<p>&mdash;C'est dr&ocirc;le tout de m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'y ai autoris&eacute;. J'ai rompu avec l'<i>odalisque</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille
+de <i>mamamouchis</i>! La vieille est une madr&eacute;e qui entend le fran&ccedil;ais aussi
+bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis
+est le Messie que les Turcs esp&egrave;rent toujours voir tomber du ciel; mais
+elle <i>manigance</i> un mariage entre sa fille et lui.</p>
+
+<p>Guidamour ne m'apprenait rien.</p>
+
+<p>Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air
+content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait d&egrave;s que vous seriez libre.
+C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille
+comme elle dans le harem. Apr&egrave;s &ccedil;a, il y a Tomadhyr que &ccedil;a pourrait
+contrarier.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de tes commentaires.</p>
+
+<p>&mdash;Suffit, mon colonel!</p>
+
+<p>La r&eacute;ponse de mon p&egrave;re m'arriva comme j'&eacute;tais sous les verroux. Sa
+lettre &eacute;tait pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon id&eacute;e
+de mariage avec une mameluke.</p>
+
+<p>En r&eacute;sum&eacute;, il me refusait son consentement. Je lui r&eacute;pondis sur-le-champ
+que tout &eacute;tait rompu.</p>
+
+<p>Abdallah-Menou ne me fit gr&acirc;ce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je
+crois m&ecirc;me qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez
+moi. D&egrave;s le lendemain, je vis arriver mademoiselle de C&eacute;rignan. Elle
+m'aborda en me disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes d&eacute;cid&eacute;ment fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le
+Dauphin demander la main de votre ma&icirc;tresse? Il va &eacute;pouser la fille d'un
+mameluk, &agrave; quinze ans et demi!</p>
+
+<p>&mdash;Louis est maintenant un homme, et</p>
+
+<p class="c">Dans les &acirc;mes bien n&eacute;es...</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que je ne m'attendais gu&egrave;re &agrave; ce d&eacute;no&ucirc;ment! Je vous ferais
+m&ecirc;me mes compliments sinc&egrave;res d'avoir rompu votre extravagant mariage,
+si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule o&ugrave; vous &eacute;tiez
+il y a un mois. Il faut le tirer de cette f&acirc;cheuse affaire, le
+d&eacute;barrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut
+rester entre les mains des mameluks.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? Il y sera choy&eacute;, f&ecirc;t&eacute;...</p>
+
+<p>&mdash;Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le
+r&eacute;parer. Je ne me r&eacute;signe pas si ais&eacute;ment &agrave; abandonner le Dauphin. On me
+l'a confi&eacute;, je r&eacute;ponds de lui...</p>
+
+<p>&mdash;On vous l'a confi&eacute;, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoy&eacute;
+apr&egrave;s la mort de Kl&eacute;ber?</p>
+
+<p>&mdash;Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-m&ecirc;me, et je ne
+suis pas une vieille femme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je le sais! Il vous a trouv&eacute;e belle; il n'est pas aveugle.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'en est vant&eacute; &agrave; vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais
+qu'importe! Je suis pr&ecirc;te &agrave; le reprendre si vous me le ramenez. Au bout
+du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a
+d&eacute;barrass&eacute; d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi &agrave; le
+ramener.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quant &agrave; cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra!</p>
+
+<p>&mdash;J'agirai donc seule.</p>
+
+<p>&mdash;Et que ferez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;J'irai le chercher, l'enlever m&ecirc;me, car je m'attends &agrave; sa r&eacute;sistance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous y risquez gros! Allez-vous courir apr&egrave;s lui dans la Haute-&Eacute;gypte?
+Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme europ&eacute;enne, et par
+cons&eacute;quent fort peu consid&eacute;r&eacute;e? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous
+rendra jamais un gendre si haut plac&eacute;. Vous &eacute;chouerez, et vous y perdrez
+sinon la vie, du moins votre libert&eacute; ou votre honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'&eacute;cria-t-elle en s'abandonnant &agrave; sa douleur, je ne savais pas &agrave;
+quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez
+en aide, je mourrai &agrave; la peine.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis
+faire pour votre prince.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire &agrave; ce mariage
+insens&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou
+vous abandonne-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! encore? Vous tenez &agrave; ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous
+voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux
+m'adresser &agrave; vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis flatt&eacute; de la pr&eacute;f&eacute;rence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait! combien vous faut-il?</p>
+
+<p>&mdash;Trois cent mille francs!</p>
+
+<p>Apr&egrave;s les envois que j'avais faits &agrave; mon p&egrave;re, les cadeaux, les d&eacute;penses
+folles, c'&eacute;tait &agrave; peu pr&egrave;s ce qui devait me rester.</p>
+
+<p>Je n'h&eacute;sitai pas &agrave; le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous
+&eacute;tions en d&eacute;licatesse tous les deux. Il fallait que cela e&ucirc;t une
+solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de
+reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus t&ocirc;t possible; d&egrave;s demain.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous la porterai moi-m&ecirc;me si vous voulez me recevoir.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s un moment d'h&eacute;sitation:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant;
+ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance.</p>
+
+<p>Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle
+craignait pour se cacher ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Je me m&eacute;fie des <i>bravi</i> de Sitty Nefyss&egrave;h qui a menac&eacute; de se
+d&eacute;barrasser de moi, si je cherchais &agrave; &eacute;loigner le Dauphin de sa fille.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi vous reconduire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, donnez-moi le bras.</p>
+
+<p>Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller
+chercher Louis et de l'&eacute;loigner de l'&Eacute;gypte &eacute;tait bien arr&ecirc;t&eacute;; mais elle
+n'&eacute;tait pas encore fix&eacute;e sur les moyens &agrave; employer. Le devoir ou
+l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte o&ugrave; elle pouvait
+succomber. Sa r&eacute;solution &eacute;tait prise. Je la quittai &agrave; sa porte. Le
+lendemain, je lui portai la somme d&eacute;sir&eacute;e. Comme elle voulait m'en
+donner un re&ccedil;u:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai
+confiance en vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je ne veux pas de vos dons, r&eacute;pondit-elle d'un air fier.
+Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre?</p>
+
+<p>Elle fit un re&ccedil;u. Je le pris et le d&eacute;chirai en disant: Laissez-moi vous
+obliger sans arri&egrave;re-pens&eacute;e. Elle me regarda avec curiosit&eacute; et parut
+r&eacute;fl&eacute;chir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arr&ecirc;ta devant
+moi, et me demanda brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;M'&eacute;pouseriez-vous?</p>
+
+<p>Je gardai le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de
+votre &acirc;ge.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas l&agrave; la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop
+diff&eacute;rentes des miennes, nous ferions mauvais m&eacute;nage.</p>
+
+<p>Elle recommen&ccedil;a sa promenade et revint &agrave; moi.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous retourner avec moi en France?</p>
+
+<p>&mdash;Oh &ccedil;a! oui, de grand c&oelig;ur, mais avec vous seule, pas de Dauphin!</p>
+
+<p>&mdash;Bien! c'est convenu.</p>
+
+<p>Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa
+doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je
+vous appelle. Ce sera bient&ocirc;t, j'esp&egrave;re!</p>
+
+<p>J'h&eacute;sitais: Ob&eacute;issez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous
+voulez compter sur ma confiance.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXII" id="XXII"></a><a href="#toc">XXII</a></h2>
+
+
+<p>Quinze jours se pass&egrave;rent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La
+perspective de retourner bient&ocirc;t en France avec elle &eacute;tait devenue une
+id&eacute;e fixe chez moi. Je tenais d'autant moins &agrave; rester au Caire que la
+peste, apport&eacute;e par les caravanes de la Mecque, commen&ccedil;ait &agrave; s&eacute;vir dans
+l'arm&eacute;e et dans la population.</p>
+
+<p>J'allai &agrave; l'&icirc;le de Roudah pour savoir o&ugrave; en &eacute;tait le projet de d&eacute;part.
+Mademoiselle de C&eacute;rignan &eacute;tait &agrave; Alexandrie.</p>
+
+<p>Un mois apr&egrave;s, le petit juif demanda &agrave; me parler. Je le fis venir
+sur-le-champ. Apr&egrave;s s'&ecirc;tre assur&eacute; que personne ne pouvait l'entendre:</p>
+
+<p>&mdash;La dame fran&ccedil;aise est de retour, me dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis quand?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis quinze jours.</p>
+
+<p>&mdash;En es-tu bien s&ucirc;r?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle se tient cach&eacute;e &agrave; l'&icirc;le de Roudah. Elle est revenue
+d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends l&agrave;
+vaut bien quelque chose.</p>
+
+<p>Je lui donnai une bourse et je le renvoyai.</p>
+
+<p>Olympe n'&eacute;tait-elle qu'une adroite aventuri&egrave;re, qui m'avait pris pour
+dupe?</p>
+
+<p>Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez
+elle.</p>
+
+<p>Il me fut r&eacute;pondu qu'elle &eacute;tait en voyage. Je savais le contraire et je
+r&eacute;solus de forcer la consigne en passant par les derri&egrave;res de la maison.
+Elle &eacute;tait situ&eacute;e au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins
+enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui
+descendait au fleuve. Je pouvais entrer par l&agrave; et me cacher, en
+attendant que la nuit f&ucirc;t close, dans une construction basse que je
+remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derri&egrave;re
+moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier.</p>
+
+<p>Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure
+dans l'eau. Le bateau aborda &agrave; dix pas de moi. Plusieurs hommes
+descendirent &agrave; terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Dj&eacute;mil&eacute;
+dans cette barque, ou, comme l'avait projet&eacute; Olympe, l'enlevait-on
+lui-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un tra&icirc;tre mot,
+je ne compris rien &agrave; leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux &eacute;tait
+qualifi&eacute; de mylord.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de
+loin aux derni&egrave;res lueurs du jour, r&eacute;pondait au signalement que m'avait
+donn&eacute; le juif. C'&eacute;tait lord Humphrey!</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; Louis s'engageait sur l'escalier, je m'&eacute;lan&ccedil;ai vers lui.</p>
+
+<p>L'Anglais fit un <i>a&ocirc;h</i> de surprise et arma un pistolet.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est mon ami! r&eacute;p&eacute;ta Louis avec un peu d'effort.</p>
+
+<p>Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir &agrave; voix basse avec ses
+hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu fait de Dj&eacute;mil&eacute;? dis-je &agrave; Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmen&eacute; de vive force et &agrave; l'insu
+de Mourad.</p>
+
+<p>&mdash;L'avais-tu &eacute;pous&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais le mariage allait se faire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es prisonnier des Anglais?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et si je sais pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la R&eacute;publique, en tant
+que tu sois r&eacute;ellement l'h&eacute;ritier de Louis XVI.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis que trop r&eacute;ellement fils de roi. Si j'&eacute;tais un simple
+citoyen, on me laisserait vivre &agrave; ma guise, on ne m'emp&ecirc;cherait pas de
+me marier avec Dj&eacute;mil&eacute;!</p>
+
+<p>&mdash;Tu souhaites retourner pr&egrave;s d'elle?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! et, puisque tu m'as d&eacute;j&agrave; montr&eacute; tant de bont&eacute;, aide-moi &agrave; me
+sauver.</p>
+
+<p>Il faut croire que notre conversation ne fut pas du go&ucirc;t de Lord
+Humphrey. Il s'avan&ccedil;a vers Louis, et, le chapeau &agrave; la main, lui dit en
+mauvais fran&ccedil;ais:</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, je vous attends.</p>
+
+<p>Louis, croyant que j'&eacute;tais en visite chez mademoiselle de C&eacute;rignan, me
+demanda si elle &eacute;tait pr&ecirc;te &agrave; partir avec lui, et si je rentrais avec
+lui chez elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je te suis.</p>
+
+<p>Quand il fut entr&eacute; dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal
+appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet
+dans la figure:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai
+une mission grave &agrave; remplir, vous &ecirc;tes un obstacle: je briserai cet
+obstacle.</p>
+
+<p>D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet.</p>
+
+<p>Au m&ecirc;me instant, quatre de ses acolytes, qui s'&eacute;taient gliss&eacute;s sans
+bruit derri&egrave;re moi, me jet&egrave;rent un manteau sur la t&ecirc;te pour m'emp&ecirc;cher
+d'appeler &agrave; l'aide, et, malgr&eacute; ma r&eacute;sistance, m'emport&egrave;rent li&eacute; de
+cordes, je ne sais o&ugrave;.</p>
+
+<p>Quand je fus parvenu &agrave; me d&eacute;barrasser, je vis que j'&eacute;tais enferm&eacute; dans
+une esp&egrave;ce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait
+dans le fleuve et les premi&egrave;res lueurs du jour blanchissaient d&eacute;j&agrave; les
+hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai aupr&egrave;s
+du jardin de mademoiselle de C&eacute;rignan. La djerme &eacute;tait repartie: je
+courus &agrave; la maison, elle &eacute;tait vide! Olympe avait suivi Louis et lord
+Humphrey. Je pensai &agrave; fr&eacute;ter une embarcation et &agrave; les poursuivre; mais
+ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit
+et sous quel pr&eacute;texte me fuss&eacute;-je oppos&eacute; au d&eacute;part des fugitifs?
+Mademoiselle de C&eacute;rignan m'avait peut-&ecirc;tre tromp&eacute;, mais peut-&ecirc;tre aussi
+l'avait-on enlev&eacute;e malgr&eacute; elle; en tout cas, pour la d&eacute;livrer, il m'e&ucirc;t
+fallu livrer &agrave; l'autorit&eacute; militaire son secret et sa personne.</p>
+
+<p>Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le c&oelig;ur contre lord Humphrey.
+Je le d&eacute;peignis avec soin &agrave; Tomadhyr et lui demandai de me dire o&ugrave; il
+&eacute;tait; mais ses visions &eacute;taient ind&eacute;pendantes de sa volont&eacute;. Elle ne sut
+rien r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>Je vivais paisiblement et modestement, car mon tr&eacute;sor &eacute;tait &eacute;puis&eacute;, et
+ma solde m'interdisait les prodigalit&eacute;s, quand, un soir, Guidamour vint
+me dire qu'une femme voil&eacute;e demandait &agrave; me parler. Je pensai tout de
+suite que c'&eacute;tait mademoiselle de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle vienne! m'&eacute;criai-je.</p>
+
+<p>Elle entra voil&eacute;e de noir jusqu'aux yeux. J'&eacute;tais vivement irrit&eacute; contre
+elle, et, comme il faisait tr&egrave;s-sombre dans la chambre, je ravivai la
+lumi&egrave;re de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse &agrave; se
+faire conna&icirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ob&eacute;it en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux
+bleus de mademoiselle de C&eacute;rignan, je reconnus la brune chevelure et le
+regard inquiet de la perfide Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire?</p>
+
+<p>&mdash;Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant &agrave; mes pieds; car je t'ai
+offens&eacute;, outrag&eacute; cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai &eacute;t&eacute; bien
+coupable, bien l&acirc;che, bien folle, de croire &agrave; la parole de ce jeune
+gar&ccedil;on, qui m'a l&acirc;chement abandonn&eacute;e. J'aurais d&ucirc; te pr&eacute;venir qu'il me
+poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais d&ucirc; te prier de
+l'&eacute;loigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai pr&eacute;f&eacute;r&eacute; employer la ruse
+et le mensonge vis-&agrave;-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai
+vol&eacute; ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'&eacute;tais ta
+propri&eacute;t&eacute;, tu m'avais bien gagn&eacute;e. Je viens me rendre &agrave; toi. Punis-moi,
+comme je le m&eacute;rite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins;
+car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aim&eacute;
+comme je t'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me
+demander o&ugrave; est Louis, avoue-le franchement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir gr&acirc;ce
+devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort
+depuis longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-&ecirc;tre
+me demander de t'&eacute;pouser, maintenant, comme Pannychis?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je comprends que j'ai m&eacute;rit&eacute; ton m&eacute;pris, mais sois assez g&eacute;n&eacute;reux
+pour oublier le pass&eacute;. Songe que je suis seule au monde maintenant, et
+que, si tu n'as piti&eacute; de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une
+esclave.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il &eacute;t&eacute;
+tu&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succ&eacute;d&eacute;;
+il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refus&eacute;. Un musulman ne
+saurait me plaire, et mon c&oelig;ur endolori, mon &acirc;me repentante &eacute;taient
+pr&egrave;s de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et Sitty Nefyss&egrave;h, est-elle morte aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, avant mon p&egrave;re, dit-elle en pleurant.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai piti&eacute; de toi. Je
+pardonne; mais, comme j'ai appris &agrave; te conna&icirc;tre, je ne te consid&eacute;rerai
+&agrave; l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de pr&egrave;s.
+Quant &agrave; ton repentir, ce sera &agrave; toi de me le prouver. Je dois te
+d&eacute;clarer aussi que le tr&eacute;sor est vide; que par cons&eacute;quent, je ne pourrai
+plus satisfaire tes fantaisies.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes
+bijoux, les voici!</p>
+
+<p>Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'&eacute;meraudes
+qu'elle posa sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Garde tes parures, ta vanit&eacute; souffrirait trop de ne pouvoir plus
+briller, ne f&ucirc;t-ce que devant moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai plus besoin de para&icirc;tre, mon orgueil a &eacute;t&eacute; bris&eacute;, ma vanit&eacute;
+&eacute;touff&eacute;e. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour
+celui qui m'a donn&eacute; &agrave; boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais d&ucirc; m'amener
+ici et m'apprendre le fran&ccedil;ais! Tout le mal que je t'ai fait ne serait
+jamais arriv&eacute;.</p>
+
+<p>Elle avait raison, c'&eacute;tait encore ma faute!</p>
+
+<p>Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait
+redevenir l'esclave de Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le
+sait. Rends-lui ton amiti&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas le droit d'&ecirc;tre plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne
+lui dirai rien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera bien gai pour moi!</p>
+
+<p>&mdash;Tu le veux? Je serai de bonne humeur...</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une singuli&egrave;re bonne humeur que de rester des journ&eacute;es accroupie
+dans un coin, &agrave; consulter son miroir magique, &agrave; se plaindre de violentes
+douleurs d'estomac, &agrave; tomber dans des spasmes nerveux, et &agrave; dire
+r&eacute;guli&egrave;rement tous les soirs en se retirant:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas longtemps &agrave; vivre, je te dis adieu, parce que demain matin
+je serai morte!</p>
+
+<p>Dj&eacute;mil&eacute; &eacute;tait plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait
+beaucoup &agrave; se faire pardonner.</p>
+
+<p>Bien qu'elle m'e&ucirc;t promis de n'avoir d'autres fantaisies que les
+miennes, elle eut bient&ocirc;t envie de mille colifichets et mit en gage sa
+coiffure d'&eacute;meraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se
+figurait-elle que je retrouverais un nouveau tr&eacute;sor pour les d&eacute;gager?</p>
+
+<p>Un soir, elle me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcel&eacute;e. Comme elle, je sens une grande
+douleur &agrave; la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards
+rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis quand souffres-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis ce matin.</p>
+
+<p>J'envoyai chercher le m&eacute;decin qui, apr&egrave;s &ecirc;tre rest&eacute; un quart d'heure
+aupr&egrave;s d'elle, revint me dire:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous tenez &agrave; cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste!
+On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade.
+Faites-la porter &agrave; l'h&ocirc;pital; c'est plus prudent pour vous!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois
+pas l'abandonner.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez. Je reviendrai demain.</p>
+
+<p>Il prescrivit une potion et sortit.</p>
+
+<p>J'allai pr&egrave;s de Dj&eacute;mil&eacute;. Elle dormait, mais elle avait la p&acirc;leur de la
+mort sur le visage. Le d&eacute;lire la prit dans la nuit.</p>
+
+<p>Elle se croyait dans le d&eacute;sert, disait qu'elle mourait de soif et me
+demandait sans cesse &agrave; boire; mais elle refusait constamment la potion
+que je lui offrais.</p>
+
+<p>&mdash;Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et
+ton sang peut seul l'&eacute;teindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas
+m'en donner?</p>
+
+<p>Et elle cherchait &agrave; me mordre comme si elle f&ucirc;t devenue enrag&eacute;e. Ce fut
+la seule crise violente.</p>
+
+<p>Au matin, elle tomba dans un &eacute;tat de stupeur qui n'&eacute;tait ni la vie ni la
+mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux
+et m'appela:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je
+sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonn&eacute; et je mourrai sans
+crainte; mais je te demande une derni&egrave;re gr&acirc;ce. Ne me laisse pas
+enterrer avec les musulmans. &Eacute;l&egrave;ve-moi un tombeau sur lequel tu feras
+inscrire mon nom et le service que j'ai rendu &agrave; Kl&eacute;ber. J'aurai du
+plaisir &agrave; venir le regarder apr&egrave;s ma mort. Je viendrai te voir aussi, le
+veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi?</p>
+
+<p>Pauvre fille qui croyait conserver, au del&agrave; de la vie, l'usage de ses
+sens.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai ce que tu d&eacute;sires, lui dis-je, et je serai content que ton
+spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts.</p>
+
+<p>Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier
+baiser. Elle &eacute;tait d&eacute;j&agrave; roide et glac&eacute;e. Puis, elle s'endormit en tenant
+ma main dans la sienne. Elle ne se r&eacute;veilla plus.</p>
+
+<p>Je la fis enterrer sans aucune c&eacute;r&eacute;monie religieuse, dans mon jardin,
+sous le grand caroubier o&ugrave; elle avait coutume de venir respirer la
+fra&icirc;cheur de la nuit.</p>
+
+<p>Pour satisfaire sa derni&egrave;re vanit&eacute;, je lui &eacute;levai un mausol&eacute;e sur lequel
+je fis graver en fran&ccedil;ais et en arabe: &laquo;Ici repose Dj&eacute;mil&eacute;, fille de
+Mourad-bey, morte &agrave; l'&acirc;ge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle
+et aim&eacute;e. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue,
+ainsi que l'estime des Fran&ccedil;ais et des mameluks qui lui doivent la paix
+conclue entre Mourad et Kl&eacute;ber.&raquo;</p>
+
+<p>La mort de Dj&eacute;mil&eacute; sembla rendre la vie &agrave; Tomadhyr. Elle pleura pour la
+forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus.</p>
+
+<p>Nous &eacute;tions dans les premiers jours de f&eacute;vrier quand, un matin, elle
+entra chez moi et me r&eacute;veilla en sursaut en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; les habits rouges!</p>
+
+<p>Je reconnus bien vite qu'elle &eacute;tait en &eacute;tat de somnambulisme.</p>
+
+<p>&mdash;Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que
+de monde!</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; sont-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Dans une &icirc;le o&ugrave; il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts
+tout ruin&eacute;s, avec des croix de pierre sur les portes. Le g&eacute;n&eacute;ral donne
+des ordres. Aupr&egrave;s de lui se tient un jeune homme v&ecirc;tu de bleu. Je le
+reconnais!&mdash;C'est l'amant de Dj&eacute;mil&eacute;. Cette dame blonde, je l'ai d&eacute;j&agrave;
+vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre &agrave; l'Anglais.
+Elle salue, elle s'en retourne....</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; va-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;O&ugrave; elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames
+vieilles... Elle les quitte.</p>
+
+<p>&mdash;Suis-la!</p>
+
+<p>&mdash;Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!...
+Je ne vois plus!</p>
+
+<p>Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des
+mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber &agrave; terre, en proie
+&agrave; ses convulsions accoutum&eacute;es.</p>
+
+<p>Ce qu'elle avait vu dans le d&eacute;lire n'&eacute;tait que trop r&eacute;el. Les Anglais,
+sous le commandement du g&eacute;n&eacute;ral Abercromby, concentraient leurs forces
+&agrave; Rhodes et &agrave; Macri, sur la c&ocirc;te de l'Asie-Mineure, sous pr&eacute;texte de
+s'emparer de l'archipel, mais, en r&eacute;alit&eacute;, pour op&eacute;rer d'accord avec
+Constantinople une nouvelle descente en &Eacute;gypte. J'avertis
+Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des
+ordres n&eacute;cessaires pour d&eacute;fendre la c&ocirc;te en cas d'attaque. Il avait
+entass&eacute; l'arm&eacute;e au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de
+r&eacute;formes administratives.</p>
+
+<p>La s&eacute;curit&eacute; &eacute;tait donc compl&egrave;te, et moi-m&ecirc;me je doutais de la lucidit&eacute;
+de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant
+Alexandrie et le d&eacute;barquement de vingt mille hommes. D'un autre c&ocirc;t&eacute;,
+une arm&eacute;e de trente mille Turcs s'avan&ccedil;ait &agrave; travers les d&eacute;serts de
+Syrie, en m&ecirc;me temps qu'une autre arm&eacute;e anglaise, compos&eacute;e de sept &agrave;
+huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous &eacute;tions pris en t&ecirc;te,
+en flanc et en queue, et nous &eacute;tions dix-huit mille hommes valides pour
+faire face &agrave; tant d'ennemis. La partie n'e&ucirc;t pourtant pas &eacute;t&eacute; perdue si
+nous eussions &eacute;t&eacute; bien command&eacute;s et si nos g&eacute;n&eacute;raux se fussent entendus
+au lieu de tirer chacun de son c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Je re&ccedil;us l'ordre d'&ecirc;tre pr&ecirc;t &agrave; partir le 11 mars. Quand j'en fis part &agrave;
+Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les
+cheveux et eut une crise terrible; tout &agrave; coup elle se dressa devant
+moi et, les yeux &eacute;gar&eacute;s, la voix br&egrave;ve:</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu
+seras tu&eacute; par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voil&agrave; morte ici,
+dans tes bras, et toi-m&ecirc;me tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici
+Dj&eacute;mil&eacute; qui vient te chercher!</p>
+
+<p>La promesse que la fille de Mourad m'avait faite &agrave; son lit de mort me
+revint en m&eacute;moire, et j'en eus le frisson comme si son spectre &eacute;tait l&agrave;
+r&eacute;ellement. Il y &eacute;tait peut-&ecirc;tre, qui sait!</p>
+
+<p>&mdash;Elle parle! reprit l'hallucin&eacute;e, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle
+n'est pas morte de la peste. Eh bien, non!</p>
+
+<p>Et s'adressant &agrave; cet &ecirc;tre imaginaire:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai
+consenti &agrave; t'aider &agrave; fuir avec ton ma&icirc;tre, ce n'&eacute;tait pas pour
+t'obliger. Je t'ai ha&iuml;e d&egrave;s le premier jour; c'&eacute;tait pour lui plaire, &agrave;
+lui. Je voulais qu'il s&ucirc;t jusqu'o&ugrave; allait mon amour. Je voulais &ecirc;tre
+aim&eacute;e plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as
+trahi, outrag&eacute;, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne
+t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort!</p>
+
+<p>Puis, avec une force surhumaine, elle m'enla&ccedil;a de ses bras, colla ses
+l&egrave;vres froides sur les miennes et retomba an&eacute;antie.</p>
+
+<p>Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais
+d&eacute;j&agrave; vue si souvent, je ne m'en inqui&eacute;tai pas. En rentrant le soir, je
+la retrouvai dans la m&ecirc;me position.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait morte.</p>
+
+<p>Mon d&eacute;part &eacute;tait fix&eacute; au lendemain matin, quand la petite fellahine me
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison?</p>
+
+<p>&mdash;Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu
+m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, ma&icirc;tresses, esclaves, tr&eacute;sor,
+tout est envol&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la maison reste, et moi dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me donnerais tout cela, &agrave; moi pauvre fellahine?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalit&eacute;s
+voulues par la loi musulmane.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que ferai-je d'un si grand palais?</p>
+
+<p>&mdash;En cherchant bien, tu y trouveras peut-&ecirc;tre un autre tr&eacute;sor, et tu
+m'offriras l'hospitalit&eacute; si je reviens.</p>
+
+<p>&mdash;Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais
+mieux te suivre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons
+chez le cady.</p>
+
+<p>L'affaire fut bient&ocirc;t faite. L'ex-propri&eacute;taire n'avait pas d'h&eacute;ritiers.
+Je donnai quittance d'une somme que je fus cens&eacute; avoir re&ccedil;ue, et Zabetta
+fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et
+ses oreilles.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais bien aise de faire quelque chose pour cette derni&egrave;re fleur de
+mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni tromp&eacute;, elle m'&eacute;tait
+toujours rest&eacute;e attach&eacute;e; elle ne s'&eacute;tait jamais pos&eacute;e en sultane.
+Contente de peu, elle ne m'avait ennuy&eacute; ni de son amour, ni de sa
+jalousie et n'avait donn&eacute; la mort &agrave; personne. C'&eacute;tait le seul souvenir
+parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait &eacute;t&eacute;
+si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne
+m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses derni&egrave;res paroles
+avaient &eacute;t&eacute; l'aveu d'un crime.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a><a href="#toc">XXIII</a></h2>
+
+
+<p>Nous arriv&acirc;mes avec le g&eacute;n&eacute;ral en chef &agrave; Rahmanyeh, le 13 mars au soir;
+nous y perd&icirc;mes toute la journ&eacute;e du lendemain. Le 16, on coucha &agrave;
+Damanhour, et on se pr&eacute;lassa encore le jour suivant. Il faut croire que
+rien ne pressait, ou que le g&eacute;n&eacute;ral en chef avait peur de fatiguer les
+jambes de nos chevaux. Nous arriv&acirc;mes le 19 sous les murs d'Alexandrie
+au camp du g&eacute;n&eacute;ral Lanusse, en face des Anglais command&eacute;s par lord
+Abercromby. Ils s'&eacute;taient retranch&eacute;s en avant de Canope, sur le banc de
+sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer
+et le lac Mar&eacute;otis &eacute;taient couverts de leurs chaloupes canonni&egrave;res. Le
+21 mars 1801 avant le jour, l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise s'&eacute;branla; il s'agissait
+d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages d&eacute;fendus par de
+l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'arm&eacute;e anglaise en bataille
+sur deux lignes au del&agrave; des retranchements. Le r&eacute;giment des dromadaires
+commence le branle. Il enl&egrave;ve les redoutes sur la droite et tourne les
+pi&egrave;ces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles
+de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes
+anglaises frappe mortellement le g&eacute;n&eacute;ral Lanusse, ce qui met le d&eacute;sordre
+dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche
+sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre
+cavalerie command&eacute;e par le g&eacute;n&eacute;ral Roize et lui ordonne de charger.</p>
+
+<p>&mdash;Charger quoi? demande Roize.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, le gros de l'arm&eacute;e anglaise!</p>
+
+<p>&mdash;Ses lignes ne sont pas m&ecirc;me &eacute;branl&eacute;es, le moment est mal choisi.</p>
+
+<p>&mdash;Chargez &agrave; fond, vous dis-je!</p>
+
+<p>Roize se tourna vers nous et enfon&ccedil;ant avec force son casque sur sa
+t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; moi! mes amis, s'&eacute;crie-t-il, on nous envoie &agrave; la gloire, &agrave; la mort.
+En avant!</p>
+
+<p>Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le d&eacute;fil&eacute;
+form&eacute; de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un
+v&eacute;ritable coupe-gorge.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir franchi un foss&eacute;, nous tombons sur les Anglais avec fureur.
+Ils sont renvers&eacute;s, culbut&eacute;s, sabr&eacute;s; ils reculent. Nous p&eacute;n&eacute;trons
+jusque dans leur camp; mais ils avaient creus&eacute; des puits, sem&eacute; des
+chausses-trappes et crois&eacute; les cordes des tentes. Ces obstacles nous
+firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux
+s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers &agrave; terre
+&eacute;taient cribl&eacute;s de coups de ba&iuml;onnettes par les Anglais furieux. Le
+g&eacute;n&eacute;ral Roize combattit jusqu'&agrave; ce qu'il fut tu&eacute; sous mes yeux. Ce fut
+le signal de la retraite. Je venais de reconna&icirc;tre, aupr&egrave;s de la tente
+du g&eacute;n&eacute;ral en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major.</p>
+
+<p>Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de
+rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui &agrave; fond de
+train, et, &agrave; la mani&egrave;re des mameluks, j'arr&ecirc;tai brusquement mon cheval
+sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les c&ocirc;tes. Il
+riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai
+lestement &agrave; terre, il recula sous la tente. Le g&eacute;n&eacute;ral Abercromby mit
+l'&eacute;p&eacute;e &agrave; la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de
+m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donn&eacute; Bonaparte &eacute;tait une
+fi&egrave;re lame; je la passai &agrave; travers le corps de l'Anglais. Il tomba &agrave; la
+renverse sur sa table et roula &agrave; terre avec ses cartes et ses plans. Le
+major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant &agrave; l'aide. Il
+me blessa &agrave; l'&eacute;paule. Je n'en fus que plus acharn&eacute;. Je le clouai sur le
+corps de son g&eacute;n&eacute;ral. Au m&ecirc;me instant, quelques soldats &eacute;cossais
+p&eacute;n&eacute;tr&egrave;rent sous la tente, la ba&iuml;onnette crois&eacute;e. C'&eacute;tait le moment de
+jouer le tout pour le tout.</p>
+
+<p>&mdash;Voil&agrave; les Fran&ccedil;ais! leur criai-je.</p>
+
+<p>Ils se retourn&egrave;rent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la
+toile de la tente et je filai par l&agrave;; mais je tombai de Charybde en
+Scylla. Les &Eacute;cossais, revenus de leur surprise, pass&egrave;rent par la br&egrave;che
+que j'avais ouverte, me l&acirc;ch&egrave;rent quelques coups de fusil sans
+m'atteindre. D'autres vinrent &agrave; leur aide, me barr&egrave;rent le chemin. J'en
+ruai deux par terre, mais je rompis mon &eacute;p&eacute;e et je fus abattu d'un coup
+de crosse sur la t&ecirc;te. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort.</p>
+
+<p>J'en &eacute;tais quitte &agrave; bon march&eacute;; mais je ne pouvais plus rejoindre les
+d&eacute;bris de mon r&eacute;giment, qui s'&eacute;taient repli&eacute;s sur le centre. J'attendis,
+couch&eacute; sur le sable. Tomadhyr s'&eacute;tait tromp&eacute;e en me pr&eacute;disant que je
+serais tu&eacute; par les Anglais.</p>
+
+<p>La bataille n'avait l'air d'&ecirc;tre ni gagn&eacute;e ni perdue pour nous. L'ennemi
+ne faisait aucun pas en avant, et les Fran&ccedil;ais avaient repris leurs
+positions du matin. J'&eacute;tais &agrave; vingt pas de la tente d'Abercromby. Les
+officiers y entraient tour &agrave; tour et en sortaient avec des figures
+longues. Tout &agrave; coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune
+homme en uniforme bleu-ciel, la brette au c&ocirc;t&eacute;. Je reconnus Louis.</p>
+
+<p>Il passa &agrave; trois pas de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dis-je, si vous &ecirc;tes Fran&ccedil;ais, voici le moment de sauver
+un de vos compatriotes.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, dit-il en s'&eacute;cartant du groupe et en venant &agrave; moi, c'est toi,
+de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es
+bless&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, vous le voyez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi m'appelles-tu monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider &agrave; fuir,
+et vous me laissez maltraiter et emprisonner derri&egrave;re vous!</p>
+
+<p>&mdash;Emprisonner? derri&egrave;re-moi? o&ugrave; &ccedil;a? quand?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! &agrave; l'&icirc;le de Roudah, deux minutes apr&egrave;s m'avoir parl&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Ils t'ont maltrait&eacute;? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu
+&eacute;tais retourn&eacute; au Caire; mylord Humphrey me l'avait assur&eacute;, ainsi qu'&agrave;
+mademoiselle de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ton mylord, je lui ai pay&eacute; ma dette aujourd'hui, et, par la
+m&ecirc;me occasion, j'ai tu&eacute; son g&eacute;n&eacute;ral en chef.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui as tu&eacute; lord Abercromby?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui; je m'en vante.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le
+fran&ccedil;ais, et je ne pourrais peut-&ecirc;tre pas te sauver. Tu ne peux rester
+l&agrave;. Je vais te faire porter sous ma tente.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, je peux marcher, je ne suis bless&eacute; qu'&agrave; l'&eacute;paule.</p>
+
+<p>Et je me levai, alerte et dispos.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que ta premi&egrave;re dame d'honneur est l&agrave;? lui dis-je en me
+dirigeant vers son campement.</p>
+
+<p>&mdash;De qui veux-tu parler?</p>
+
+<p>&mdash;De mademoiselle de C&eacute;rignan!</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, elle est &agrave; Rhodes.</p>
+
+<p>&mdash;Comme elle sera contrari&eacute;e en apprenant la mort de son amant!</p>
+
+<p>&mdash;Lord Humphrey n'&eacute;tait pas son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Son mari, peut-&ecirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'a jamais &eacute;t&eacute; mari&eacute;e.</p>
+
+<p>Nous entr&acirc;mes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma
+blessure, et je soupai avec lui de bon app&eacute;tit. Il me demanda, en
+h&eacute;sitant, des nouvelles de Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonn&eacute;.</p>
+
+<p>Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la l&egrave;vre.</p>
+
+<p>&mdash;D&egrave;s lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus?</p>
+
+<p>Il s'effor&ccedil;a de montrer un air d&eacute;gag&eacute; pour me r&eacute;pondre qu'il ne l'avait
+jamais prise au s&eacute;rieux. Je ne crus pas n&eacute;cessaire de lui faire savoir
+qu'elle &eacute;tait morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le g&eacute;n&eacute;ral
+Hutchinson avait succ&eacute;d&eacute;, dans le commandement de l'arm&eacute;e anglaise, &agrave;
+Abercromby, et qu'il voulait me voir.</p>
+
+<p>Je me rendis pr&egrave;s de lui. Il me re&ccedil;ut tr&egrave;s-poliment et me pria de lui
+rendre mon &eacute;p&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai plus, g&eacute;n&eacute;ral, lui dis-je, je l'ai bris&eacute;e sur le dos de vos
+soldats.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous &ecirc;tes bien bon de me le demander.</p>
+
+<p>&mdash;Je rends hommage &agrave; votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je
+ne vous demande que la promesse de ne pas chercher &agrave; vous &eacute;vader et de
+ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous promets tout le contraire. Je m'&eacute;vaderai d&egrave;s que je le
+pourrai, et je vous jure une haine mortelle.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire
+fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois &agrave; l'arm&eacute;e en
+expiation de la mort du g&eacute;n&eacute;ral Abercromby.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'&eacute;tait pas besoin de faire tant de mani&egrave;res.</p>
+
+<p>Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats,
+je fus conduit au bord de la mer.</p>
+
+<p>Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus
+plac&eacute; &agrave; quinze pas.</p>
+
+<p>Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais
+charg&egrave;rent leurs armes. Je ne m'&eacute;tais pas encore trouv&eacute; dans une
+position aussi critique, et la pr&eacute;diction de Thomadhyr me revint &agrave; la
+m&eacute;moire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer &agrave; l'ennemi comment un
+Fran&ccedil;ais sait mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu.</p>
+
+<p>L'officier fit un signe d'adh&eacute;sion.</p>
+
+<p>&mdash;Appr&ecirc;tez armes! En joue!</p>
+
+<p>Les armes s'abaiss&egrave;rent. Je regardai sans crainte les gueules de ces
+vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, &agrave; cheval et
+suivi d'un colonel anglais, se pr&eacute;senta et se pla&ccedil;a au-devant de moi, au
+risque de recevoir la d&eacute;charge en plein corps, ce qui n'&eacute;tait pas d'un
+l&acirc;che!</p>
+
+<p>Il pr&eacute;senta un papier &agrave; l'officier, les soldats remirent l'arme au bras
+et me d&eacute;li&egrave;rent.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta gr&acirc;ce, mais non ta
+libert&eacute;. Tu vas &ecirc;tre embarqu&eacute; avec d'autres prisonniers.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es
+pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amiti&eacute;.</p>
+
+<p>Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux
+joues.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il f&ucirc;t le Dauphin,
+ou qu'il cr&ucirc;t l'&ecirc;tre! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau
+de trois cent mille francs; selon moi, ce n'&eacute;tait pas payer ma vie trop
+cher.</p>
+
+<p>L'officier me demanda si j'&eacute;tais pr&ecirc;t &agrave; le suivre. Je dis adieu &agrave; mon
+sauveur, et, apr&egrave;s lui avoir conseill&eacute; de ne pas rester avec les
+Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre
+les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation.</p>
+
+<p>Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la
+main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai &agrave; bord
+du <i>Swiftsure</i>. Je fus mis &agrave; fond de cale en compagnie de quelques
+officiers de chasseurs &agrave; cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi
+lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant;
+il m'avait cru mort, et s'&eacute;tait fait prendre en me cherchant.</p>
+
+<p>Nous rest&acirc;mes &agrave; l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on
+nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour
+respirer l'air.</p>
+
+<p>Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout &agrave;
+fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent m&ecirc;me la bienveillance
+de nous apprendre que, chaque jour, notre arm&eacute;e perdait du terrain en
+&Eacute;gypte, et quand nous part&icirc;mes, ils daign&egrave;rent nous dire que nous
+allions en Angleterre. On nous r&eacute;servait pour les pontons de Plymouth.
+Mais ces messieurs comptaient sans la flotte fran&ccedil;aise. Ils se croyaient
+seuls ma&icirc;tres de la mer.</p>
+
+<p>En traversant le canal de Candie, le <i>Swiftsure</i> rencontra les vaisseaux
+de l'amiral Gantheaume, fut canonn&eacute;, envelopp&eacute; et pris. Ce fut au tour
+des Anglais d'aller &agrave; fond de cale, et &agrave; nous de monter prendre leurs
+places.</p>
+
+<p>Gantheaume, apr&egrave;s avoir tent&eacute; de d&eacute;barquer sur la c&ocirc;te d'Afrique les
+renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est
+pas besoin de dire combien nous f&ucirc;mes f&ecirc;t&eacute;s &agrave; bord et questionn&eacute;s par
+nos compatriotes.</p>
+
+<p>Au mois de juillet, nous &eacute;tions en vue des montagnes grises de la
+Provence!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a><a href="#toc">XXIV</a></h2>
+
+
+<p>La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui
+reconnaissaient nos conqu&ecirc;tes sur le Rhin et en Italie venait d'&ecirc;tre
+conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire compos&eacute;e
+d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres
+<i>&Eacute;gyptiens</i>&mdash;c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait
+partie de l'exp&eacute;dition d'Orient&mdash;nous n'e&ucirc;mes qu'&agrave; nous pr&eacute;senter pour
+&ecirc;tre admis dans les rangs de ce corps d'&eacute;lite.</p>
+
+<p>Je passai dans les chasseurs &agrave; cheval de la garde avec mon grade de
+colonel. Je d&eacute;posai le casque et l'habit de dragon pour prendre le
+colback et le dolman galonn&eacute; d'or. Mon r&eacute;giment &eacute;tait compos&eacute; des plus
+beaux et des plus vaillants soldats de l'arm&eacute;e, et leur colonel,
+modestie &agrave; part, n'&eacute;tait ni le plus laid ni le plus mal b&acirc;ti. J'avais
+alors vingt-sept ans, et apr&egrave;s neuf ans de campagne, sauf quelques
+cicatrices, j'&eacute;tais au complet. Aussi fus-je grandement admir&eacute; et f&ecirc;t&eacute;
+dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon p&egrave;re.</p>
+
+<p>Il s'&eacute;tait install&eacute; avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli ch&acirc;teau
+du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux
+cent mille francs que je lui avais envoy&eacute;s. Mais, ce qui ne laissa pas
+que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une
+somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait
+passer, pour moi, &agrave; titre de restitution.</p>
+
+<p>Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de C&eacute;rignan d'&ecirc;tre une
+aventuri&egrave;re. Je lui aurais bien &eacute;crit pour lui demander pardon de mes
+grossiers soup&ccedil;ons, si j'avais su o&ugrave; lui adresser ma lettre.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s quinze jours de vill&eacute;giature, je retournai &agrave; Paris reprendre mon
+service. Deux mois apr&egrave;s, le g&eacute;n&eacute;ral Menou, oblig&eacute; de se rendre,
+&eacute;vacuait l'&Eacute;gypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce
+qui restait des quarante-six mille emmen&eacute;s par Bonaparte trois ans
+auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances,
+Sabardin, revenu avec le grade de g&eacute;n&eacute;ral, et Dubertet.... bien et
+d&ucirc;ment mari&eacute; avec Sylvie!</p>
+
+<p>Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune
+fille tr&egrave;s-brune, bien tourn&eacute;e, v&ecirc;tue en grisette, et que je n'eusse pas
+reconnue tout de suite, si elle ne se f&ucirc;t prostern&eacute;e devant moi &agrave; la
+mani&egrave;re orientale. C'&eacute;tait Zabetta, la fellahine; elle parlait tr&egrave;s-bien
+fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis
+venue.</p>
+
+<p>Puis, me pr&eacute;sentant un objet empaquet&eacute; avec soin:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pens&eacute;, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver
+le <i>tarbouch</i> d'&eacute;meraudes de la pauvre Dj&eacute;mil&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance.
+Comment donc t'es-tu procur&eacute; ce bijou?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai vendu la maison de Boulaq pour le d&eacute;gager de chez un juif et te
+l'apporter.</p>
+
+<p>&mdash;Combien en veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux rien. Je te le donne.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu
+as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en
+d&eacute;dommage.</p>
+
+<p>&mdash;Reprends-moi &agrave; ton service, et je serai assez pay&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es une brave fille! Viens m'embrasser.</p>
+
+<p>Elle le fit avec une effusion de c&oelig;ur qui me toucha.</p>
+
+<p>J'&eacute;tais toujours &agrave; gronder ma femme de m&eacute;nage. Je lui donnai cong&eacute; le
+soir m&ecirc;me, et je mis la petite fellahine &agrave; la t&ecirc;te de mon linge, en
+l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle &eacute;tait libre.</p>
+
+<p>Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'&eacute;crivis &agrave; mon p&egrave;re que
+j'avais un placement de 50,000 francs &agrave; faire, et, quand j'eus re&ccedil;u la
+somme, je la donnai &agrave; Zabetta en lui disant que c'&eacute;tait sa dot, &agrave;
+condition qu'elle &eacute;pouserait Guidamour, s'il ne lui d&eacute;plaisait pas. Elle
+me r&eacute;pondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui d&eacute;plaire.</p>
+
+<p>J'avais d&eacute;j&agrave; remarqu&eacute; que le brave gar&ccedil;on ne pouvait lui adresser la
+parole sans pousser des soupirs &agrave; renverser des cath&eacute;drales.</p>
+
+<p>Il quitta le service et employa la dot de sa femme &agrave; l'acquisition d'un
+magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une
+enseigne qui me repr&eacute;sentait en uniforme de dragon, &agrave; cheval, avec cette
+&eacute;pigraphe: <i>&Agrave; l'&Eacute;gyptien</i>.</p>
+
+<p>Morin avait rapport&eacute; une montagne de croquis, de dessins d'apr&egrave;s nature
+et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je d&eacute;corai
+bient&ocirc;t les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses
+d'apr&egrave;s Dj&eacute;mil&eacute;, Tomadhyr, Louis, Malek, Kl&eacute;ber, la petite fellahine
+avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en d&eacute;esse de l'Olympe,
+enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esn&egrave;h, des bords du Nil, des
+Pyramides et de l'int&eacute;rieur de ma maison de Boulaq. C'&eacute;tait autant de
+souvenirs qui ravivaient en moi les &eacute;motions du pass&eacute;. Cette terre
+d'&Eacute;gypte n'&eacute;tait plus qu'un r&ecirc;ve pour moi. J'y avais men&eacute; l'existence la
+plus &eacute;mouvante et la plus invraisemblable; j'y avais d&eacute;pens&eacute; follement
+plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye.
+J'oubliais les chagrins que j'y avais &eacute;prouv&eacute;s, les dangers que j'y
+avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie
+aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'&eacute;tais
+parfois tent&eacute; d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouv&eacute;! les tombes de
+Dj&eacute;mil&eacute; et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient fl&eacute;tries &agrave; l'&acirc;ge o&ugrave;
+celles de nos climats du Nord commencent &agrave; peine &agrave; &eacute;clore. Non! le pass&eacute;
+&eacute;tait mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes
+r&ecirc;ves, c'&eacute;tait celle d'Olympe de C&eacute;rignan.</p>
+
+<p>Cet hiver de 1801 &agrave; 1802 fut extr&ecirc;mement brillant. La paix g&eacute;n&eacute;rale avec
+l'Europe avait amen&eacute; beaucoup d'&eacute;trangers et de hauts personnages &agrave; la
+cour de Bonaparte: car c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; une cour. Des Anglais eux-m&ecirc;mes, qui
+avaient pass&eacute; de la haine &agrave; l'enthousiasme pour le pacificateur de
+l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'&eacute;clat et du
+tourbillon des f&ecirc;tes, j'aper&ccedil;us un jour, &agrave; un bal des Tuileries,
+mademoiselle de C&eacute;rignan assise au milieu d'un groupe de ladies.</p>
+
+<p>Je courus &agrave; elle et l'enlevai, un peu contre son gr&eacute;, &agrave; son milieu
+anglais. Apr&egrave;s avoir r&eacute;ussi &agrave; l'&eacute;loigner de la foule, je lui exprimai
+toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle &eacute;tait devenue
+depuis le jour o&ugrave; elle m'avait propos&eacute; de partir avec elle.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai d'abord &eacute;t&eacute; &agrave; Alexandrie, puis &agrave; Rhodes, r&eacute;pondit-elle. J'allais
+demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aid&acirc;t &agrave; arracher le
+Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider!</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous &ecirc;tes revenue au Caire, vous y avez pass&eacute; quinze jours...</p>
+
+<p>&mdash;&Agrave; attendre le r&eacute;sultat de l'exp&eacute;dition et le retour de Louis.</p>
+
+<p>&mdash;Quinze jours pendant lesquels, apr&egrave;s m'avoir donn&eacute; d'enivrantes
+esp&eacute;rances, vous avez refus&eacute; de me recevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous m'avez prise pour une coquette! &Eacute;coutez, colonel, il y a
+entre nous une barri&egrave;re infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez,
+l'honneur politique. Nous avons travaill&eacute; pour des causes oppos&eacute;es, mais
+vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert
+&agrave; &ecirc;tre p&eacute;n&eacute;trant, vous m'eussiez arrach&eacute; le secret des moyens de cette
+d&eacute;livrance, que vous &eacute;tiez, je l'ai craint, dispos&eacute; &agrave; faire &eacute;chouer. Je
+ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle e&ucirc;t r&eacute;ussi. Si nous avons
+de la sympathie l'un pour l'autre, si, en d&eacute;pit de nos mutuels griefs,
+nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas
+fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir &agrave; ce
+moment-l&agrave;, j'&eacute;tais dans la raison, dans l'abn&eacute;gation qu'impose le
+devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais apr&egrave;s? Pourquoi ne
+m'avoir pas tenu parole?</p>
+
+<p>&mdash;Apr&egrave;s?... Je suis retourn&eacute; &agrave; Rhodes, d'o&ugrave; je vous ai &eacute;crit de venir me
+rejoindre.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien re&ccedil;u.</p>
+
+<p>&mdash;Ma lettre aura &eacute;t&eacute; intercept&eacute;e. Quand le jeune prince m'eut appris
+vos prodiges de valeur &agrave; Alexandrie, votre condamnation &agrave; mort et ce
+qu'il avait fait pour vous sauver, vous &eacute;tiez d&eacute;j&agrave; embarqu&eacute; comme
+prisonnier sur la <i>Swiftsure</i>. Si j'ai suivi alors le Dauphin en
+Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire
+rendre la libert&eacute;. C'est l&agrave; que j'ai appris votre d&eacute;livrance en mer, et
+que Louis est rest&eacute; cach&eacute; sous un nom anglais: ne me demandez pas
+lequel.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles
+&eacute;taient vos relations avec lord Humphrey.</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi,
+du Dauphin, c'est lui qui &eacute;tait charg&eacute; de nous faire passer des fonds.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces fonds, d'o&ugrave; venaient-ils?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni d&eacute;noncer, ni compromettre
+personne.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait &ecirc;tre tout &agrave; la fois votre
+banquier et votre...</p>
+
+<p>&mdash;Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois
+avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'aviez accept&eacute;e?</p>
+
+<p>&mdash;J'avais demand&eacute; &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir, pour ne pas le d&eacute;tacher de la cause du
+Dauphin.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir priv&eacute;e d'un futur
+&eacute;poux?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aim&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants,
+et j'ai rompu les liens qui m'encha&icirc;naient &agrave; lui. Me voil&agrave; d&eacute;barrass&eacute;e
+de cette lourde responsabilit&eacute;; je suis libre et je respire &agrave; pleins
+poumons. Ah! mon ami, quelle rude t&acirc;che mon d&eacute;vouement m'avait impos&eacute;e!
+Quel r&ocirc;le j'ai d&ucirc; jouer &agrave; vos yeux! celui d'une intrigante, d'une
+ambitieuse ou d'une aventuri&egrave;re! Vous avez d&ucirc; me soup&ccedil;onner d'&ecirc;tre tout
+cela. H&eacute;las! je suis une pauvre &eacute;migr&eacute;e, qui a mang&eacute; dans l'exil et au
+service de la famille royale le peu de fortune qu'elle poss&eacute;dait; &agrave;
+propos, le prince vous a-t-il restitu&eacute; l'argent que je vous avais
+emprunt&eacute; pour lui?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et je le tiens toujours &agrave; votre disposition.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en veux pas, merci!</p>
+
+<p>&mdash;Louis vous a d&eacute;dommag&eacute;e amplement?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'e&ucirc;t pas suffi &agrave; me
+d&eacute;dommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste
+mon oblig&eacute;, le pauvre enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Olympe, il y a du d&eacute;pit au fond de votre c&oelig;ur. Avouez-le, vous avez
+perdu tout espoir de voir r&eacute;gner Louis XVII, vous venez vous rallier &agrave;
+la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une
+place de dame d'honneur aupr&egrave;s de Jos&eacute;phine?</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, je suis plus fi&egrave;re que cela. J'aurais recherch&eacute;
+cette situation pour servir le prince. &Agrave; pr&eacute;sent, je la refuserais. Je
+viens en France &agrave; la suite de lady Fox en qualit&eacute; de dame de compagnie.
+N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de C&eacute;rignan? J'ai &eacute;t&eacute;
+heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-&ecirc;tre, car l'Angleterre et
+les Anglais ne m'ont jamais &eacute;t&eacute; sympathiques.</p>
+
+<p>&mdash;Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des le&ccedil;ons de
+musique ou de fran&ccedil;ais. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre!
+n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, &agrave; votre
+tour, ce que vous &ecirc;tes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si
+beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet
+essaim de fr&eacute;tillantes dames d'honneur!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon c&oelig;ur. Il est
+&agrave; vous, Olympe, &agrave; vous seule, et...</p>
+
+<p>&mdash;Reconduisez-moi aupr&egrave;s de lady Fox, dit-elle en se levant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je vous tiens, je ne vous l&acirc;che plus: vous &ecirc;tes plus belle que
+jamais et je n'ai fait que penser &agrave; vous depuis...</p>
+
+<p>&mdash;Depuis que nous causons ensemble, c'est-&agrave;-dire depuis une demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, mais il ne peut plus &ecirc;tre question d'amour entre
+nous.</p>
+
+<p>&mdash;De mariage, en ce cas?</p>
+
+<p>&mdash;Encore moins: si je viens de quitter un ma&icirc;tre, ce n'est pas pour en
+reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop &acirc;g&eacute;e pour vous.
+Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs.</p>
+
+<p>Ce n'&eacute;tait pas vrai du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous accepte telle que vous &ecirc;tes.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, c'est vous qui &ecirc;tes trop jeune pour moi, trop lanc&eacute; dans
+cette nouvelle cour. Si j'&eacute;tais votre femme, mes opinions nuiraient &agrave;
+votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me
+tromperiez.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne seriez pas embarrass&eacute;e pour me le rendre et j'en mourrais de
+jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas
+nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai:
+Passons un contrat &agrave; la cophte, pour trois, six, neuf...</p>
+
+<p>&mdash;Trois ans! ce serait trop pour vous!</p>
+
+<p>&mdash;Et si je vous en demandais neuf?</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a
+longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutt&eacute;, beaucoup souffert,
+j'ai droit &agrave; un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous
+m'aimiez r&eacute;ellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne
+suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me
+tromperait pas. Je m&eacute;rite mieux, j'ai cette pr&eacute;tention, du moins.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez le droit d'&ecirc;tre aim&eacute;e passionn&eacute;ment et s&eacute;rieusement, et moi,
+je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi &agrave; l'&eacute;preuve.</p>
+
+<p>&mdash;Venez me faire danser, r&eacute;pondit-elle, car on remarque notre
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut pourtant me r&eacute;pondre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, venez me voir demain; c'est &agrave; vous de me persuader, de me
+donner confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'esp&egrave;re en vous; j'ai ce
+qu'il faut pour persuader, j'ai la foi!</p>
+
+<hr style='width: 45%;' />
+
+<p>Un soir que nous avions &eacute;t&eacute; faire une promenade &agrave; la campagne, je me
+permis de dire &agrave; ma ch&egrave;re Olympe: &Agrave; pr&eacute;sent que je peux me flatter
+d'avoir obtenu votre confiance,&mdash;au moins en fait de
+politique!&mdash;dites-moi donc si vous &ecirc;tes toujours aussi persuad&eacute;e que
+Louis soit le Dauphin de France?</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'en eusse &eacute;t&eacute; persuad&eacute;e, r&eacute;pondit-elle, vous savez bien que je
+ne me fusse pas d&eacute;vou&eacute;e &agrave; sa personne et &agrave; sa cause.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il
+jamais venu de doute &agrave; vous-m&ecirc;me?</p>
+
+<p>&mdash;Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette
+cause au prix d'une imposture?</p>
+
+<p>&mdash;Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive.
+J'en suis &agrave; ce point o&ugrave; l'on se r&eacute;jouit de pouvoir s'abstenir, sans
+pourtant regretter d'avoir agi. Si mon p&egrave;re et ses amis ont &eacute;t&eacute; pris
+pour dupes, ils l'ont &eacute;t&eacute; tr&egrave;s-habilement, et leur erreur a &eacute;t&eacute;
+compl&egrave;te. Quant &agrave; moi, ce qui m'a rattach&eacute;e le plus &agrave; leur croyance,
+c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ing&eacute;nuit&eacute;, leur
+caract&egrave;re de v&eacute;rit&eacute; spontan&eacute;e. Peut-on admettre qu'&agrave; l'&acirc;ge o&ugrave; il nous
+fut confi&eacute;, on soit un imposteur assez habile, et assez bien styl&eacute; pour
+jouer un pareil r&ocirc;le sans contradiction et sans lassitude durant
+plusieurs ann&eacute;es?</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incr&eacute;dule; mais
+celles de l'enfant lui-m&ecirc;me, un enfant craintif... quelquefois dissimul&eacute;
+pourtant!</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de pusillanimit&eacute; sans un peu de perfidie, et Louis, pour
+cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous
+l'accorde. Mais une feinte de longue dur&eacute;e lui est impossible; pour
+cela, il faut une force de volont&eacute; qu'il n'aura jamais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai; donc il se peut tr&egrave;s-bien qu'il soit le Dauphin! Mais
+alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il r&eacute;gnera?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois bien que Bonaparte r&egrave;gne &agrave; sa place!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation.</p>
+
+<p>&mdash;Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service &agrave; mon pauvre Louis.
+Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'ind&eacute;pendance de
+la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre d&eacute;sir et sa
+plus grande crainte.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a parl&eacute; souvent dans ce sens; &eacute;tait-il sinc&egrave;re?</p>
+
+<p>&mdash;Il &eacute;tait plus que sinc&egrave;re, il &eacute;tait na&iuml;f.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il ne sera jamais rien, pas m&ecirc;me un drapeau dans les mains de
+son parti et de sa famille?</p>
+
+<p>&mdash;Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses
+oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant qui mourra dans l'exil peut-&ecirc;tre?</p>
+
+<p>&mdash;Ou dans quelque prison d'&Eacute;tat.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus &agrave; craindre pour mon
+pays, je peux vous avouer que, malgr&eacute; ses torts envers moi, je l'aime
+beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confi&eacute;. Tous &ecirc;tes
+bon et vous lui avez tout pardonn&eacute; avant m&ecirc;me qu'il e&ucirc;t r&eacute;par&eacute; ses
+torts. Moi, j'ai eu plus de peine &agrave; oublier son ingratitude et l'injure
+qu'il m'a faite de croire que je consentirais &agrave; &ecirc;tre sa ma&icirc;tresse.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si
+vous &eacute;tiez plus mis&eacute;ricordieuse; mais quelle &eacute;trange destin&eacute;e que la
+sienne, s'il doit passer dans le monde &agrave; l'&eacute;tat de <i>roi m&eacute;connu</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'&eacute;tat de
+<i>roi inconnu</i>!</p>
+
+
+<h3>FIN</h3>
+
+
+<p class="c">
+Paris.&mdash;Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier<br />
+</p>
+
+
+<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Voyez Andr&eacute; Beauvray, dans le volume du m&ecirc;me
+auteur&mdash;Mademoiselle Azote&mdash;chez Michel L&eacute;vy.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Voir Andr&eacute; Beauvray.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Le narrateur &eacute;crit dans les premi&egrave;res ann&eacute;es du premier
+empire.</p></div>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN ***
+
+***** This file should be named 20623-h.htm or 20623-h.zip *****
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+
+Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck
+Greif and the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+
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+opportunities to fix the problem.
+
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+
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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