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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:24:29 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mademoiselle de Cérignan + +Author: Maurice Sand + +Release Date: February 20, 2007 [EBook #20623] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN *** + + + + +Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck +Greif and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +Un franc le volume + +NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY + +MAURICE SAND + +MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN + +NOUVELLE ÉDITION + +CALMANN LÉVY ÉDITEUR + +ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + +RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15. + +À LA LIBRAIRIE NOUVELLE + +* * * + +OUVRAGES + +DE + +MAURICE SAND + +Format in-8º + +RAOUL DE LA CHASTRE 1 vol. + +Format grand in-18 + +L'AUGUSTA 1— + +CALLIRHOÉ 1— + +MADEMOISELLE AZOTE 1— + +MISS MARY 1— + +SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2e édition 1— + +* * * + +Paris.—Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier + +3, RUE AUBER, 3 + +1884 + +Droits de reproduction et de traduction réservés. + +* * * + + + + +MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN + + + + +I + + +Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons +aujourd'hui colonel, dans le 3e régiment de dragons, lorsque, vers la +fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui +commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence +pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma +malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui, +comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e +dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles +et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des +montures supérieures aux nôtres. + +Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente +projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre +division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre. + +Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise, +qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus +ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions +entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792, +je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que +j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui +enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que +j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A]. + +[Note A: Voyez André Beauvray, dans le volume du même +auteur—Mademoiselle Azote—chez Michel Lévy.] + +Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie +pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade, +le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait +fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup +moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa +franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite. + +—Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te +retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a +choisis pour faire partie de l'expédition. + +—Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire? + +—À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui +m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le +matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé +par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout +cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs. + +—Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais? +Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb +contre la perfide Albion? + +—Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks +qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement +dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant +ses colonies. + +—Très-bien! allons conquérir l'Égypte! + +Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine +de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il +me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite: +Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins +Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui +avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix, +Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que +j'y avais été porter les ordres du général Houchard. + +Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que +par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une +toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière. +Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet: + +—Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a +fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est +insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur +moi pendant toute la traversée. + +—Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des +ordres pour que vos chiffons vous soient rendus. + +—Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la +tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection. + +—Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me +présentant. + +Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et +disparut. + +—Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié? + +—Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis +te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer +pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne +et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a +deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier +jour. + +—Elle paraît un peu impatiente? + +—C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse. +Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air. + +—C'est à Paris que tu l'as connue? + +—Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits +rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un +commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de +l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa +sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là , une jolie femme ne réussit +qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde. + +Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité +d'un homme radicalement subjugué. + +Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et +des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever +l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un +homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne, +puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise, +qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans. + +Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air +interrogateur. + +Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma. + +—De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et, +présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de +Cérignan, mon fils.» + +Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au +commandant en disant: + +—De la part du citoyen Cambacérès. + +Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du +ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses +enfants. + +On prit la mer. + +Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame +Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du +bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de +roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade. + +Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée +d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais +bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais +eu autre chose en tête: apprendre l'arabe. + +Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de +la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai +avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides +progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage. + +Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille +de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république +et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond +et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu +ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa sÅ“ur ne le laissaient jamais +seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme +s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant +très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur +rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond +du cÅ“ur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir. +La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans. + +Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant +laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général +Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la +Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq +cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille +marins, sur la terre d'Afrique. + +Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là , ne fut plus alors un +secret pour personne. + +La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait +aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était +d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les +chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit +l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le +chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat +de la Russie.—Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un +Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut +refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du +nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés +plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs +murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul, +patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur +les remparts pour les préserver de nos boulets. + +L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte +et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les +infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le +titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence +et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération. +Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils +n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et +ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le +général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le +dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une +véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute, +l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les +gardes-côtes chargés de la défendre. + +La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une +indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les +quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires +sous les drapeaux de la France. + +Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et +travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes +compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage +de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur +mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet +debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur. + +—Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable? + +—Je croyais tout le contraire, belle dame! + +On disait _belle dame_ dans ce temps-là ! + +—Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle. + +—Je les trouve gracieux, moi! + +—C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant +toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises. + +—Pardon, arabes. + +—C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre +sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui +valent bien la peine que vous leur adressiez un regard. + +—Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans +son genre. + +Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique. + +—Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on +voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau. + +—_On?_ parlez-vous de mademoiselle de Cérignan? + +—Elle vous plaît? + +—Je la trouve très-séduisante. + +—Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et +des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis! +Savez-vous qu'elle n'est pas jeune? + +—Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus? + +—Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son +dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude +qui cache une faute. + +—Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de +la sorte? + +—Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne +d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont +faire en Égypte, je vous le demande! + +—Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le +vieux a de l'esprit et semble un très brave homme... + +—Un drôle de brave homme qui me fait la cour! + +—Qui donc ne vous la fait pas, ici? + +—Vous! dit-elle avec un regard provocant. + +Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai +prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un +air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine. + +Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort +vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue +vis-à -vis des hommes ne devait pas en être la cause. + +Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant +dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa sÅ“ur, sa mère peut-être, +ne quittaient pas de l'Å“il, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à +dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui +n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur +embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du +capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse +toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder +une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me +donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que +la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant. + +La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans +le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui +se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied +du grand mât. + +—Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant. + +—C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là -bas tout blanc? dit-il d'un air +triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici! + +—Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier. + +—Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis +parfaitement libre! + +Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se +sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan. + +Un instant après elle passa devant moi. + +—Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la +langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte. + +—Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction. + +—Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est +permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant +sont celles d'une mère. + +—Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize! +Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges? + +—Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face. + +—Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le +moindre embarras. + +—Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir +si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'Å“uvre quand vous souriez +ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux +cheveux blonds que j'aie jamais vus. + +—Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant. + +—Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges? + +—J'ai ouï dire que votre mère était noble. + +—Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne +les sépare jamais. + +—Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un _ci-devant_! Vous êtes +un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un +homme de cÅ“ur. + +—Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan. + +—Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps. + +—Comment cela? + +—Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente +à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à +sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces +choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur +Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées +à l'ingratitude. + +[Note B: Voir André Beauvray.] + +Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour +me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots +qu'il m'avait adressés. + +—Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous +prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif. +J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien. + +—Vous allez en Égypte dans ce seul but? + +—Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le +conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint +à l'expédition en qualité d'administrateur. + +—Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes +sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge... + +—Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il +n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il +restera dans les bureaux. + +—Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert. + +—On en fera pour moi, dit-elle en souriant. + +Et elle rentra chez elle. + +Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un +grand charme et une rare distinction. + +Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible. +Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle +avait l'air chaste d'une jeune fille. + +La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même. + + + + +II + + +Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin +la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles +minarets d'Alexandrie. + +Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et +qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre, +donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et +l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la +terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et +Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la +ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes. +L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain +avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un +escadron prêt à tout événement. + +Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le +siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le +rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze +mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre +mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils +jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines +sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de +l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de +fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les +Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur +l'_Heptastadion_ (c'est-à -dire les sept stades, en raison de sa +longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les +deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à +peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de +large. + +Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur +d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts, +pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le +commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant +à l'assaut. + +Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler +connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et, +comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave: + +—Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là , mon brave! te voilà +officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu +dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte +ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi +crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence! + +Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà +l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de +l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie. +Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander, +ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant. +Jusque-là , il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises +par le général en chef, elles étaient sages et habiles. + +Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes +qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il +les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de +prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit +publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation +empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de +l'_Orient_ et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer +l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur _prouvait_ que les +Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le +pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des +mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis. +Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui +seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les +mameluks. + +Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du +vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des +provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie +irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie, +s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks. + +Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand +nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette +exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont +j'entreprends le récit. + +Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les +plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes +épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres. +Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien. +Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des +finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc. + +Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse +réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui +conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie +remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et +les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de +la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les +mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de +philosophie et de jurisprudence. + +Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits +propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes _fellahs_, qui +comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et +mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au +nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage. + +Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants +de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont +plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race +circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils +tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à +maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la +suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres +du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de +douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes, +car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied. + +Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents +mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs, +Turcs, janissaires, spahis, juifs et _Levantins_. Sous ce dernier nom, +on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et +commerçants européens établis à Alexandrie. + +À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité. +Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions +civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions +militaires. + +Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en +révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du +plus fort, telle était la situation. + +Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins. +Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est +contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés; +ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux +et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se +rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de +respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous +saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils +mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de +gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un +air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent. +Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément, +sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais +s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton +monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes; +ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou +fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou +de leurs boutiques ouvertes en plein vent. + +Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les +Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont +paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le +musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie. + +De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au +contraire, le cÅ“ur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas +inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions +de sa propre existence. + +Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y +arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre +en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première +colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par +la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle +était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait +naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants +avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille. + +Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa +femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une +douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces +gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue, +restait à Alexandrie. + +Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa +_moitié_, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche +coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne +voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à +mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où +les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux Å“illades de sa _belle_ +allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été +fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par +dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première +occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle. + +—Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un +matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi. + +—Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet. + +—C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon. + +—C'est un portier? + +—Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche. + +—Tu connais donc les parents de madame Sylvie? + +—Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour +comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent +joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le +_rétamage_ pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge +avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier, +oui! + +—T'es-tu fait reconnaître de ta cousine? + +—Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai +peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur. + +—Pourquoi se fâcherait-il? + +—Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans; +la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais +le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et +le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin +simple dragon et brosseur de son colonel. + +Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme +la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet +la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et +j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à +Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni +Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous +avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous +poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon, +parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un +troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la +flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de +Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur +les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le +combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers +bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de +Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne +valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes. + +Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part +à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui +montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris +au feu. + +C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin, +attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un +lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le +gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de +l'Égypte. + +Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les +équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes +dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est +prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et +des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de +Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins. + +La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y +a des chevaux là -bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous +abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est +à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur +le champ de bataille, l'armée se remit en marche. + +Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire +davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à +l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les +autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi. + +On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du +Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz +et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était +épuisée. + +Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais +on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire. +Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des +pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui +empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs +français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. +J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois +vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du +petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui +avaient gardé leur belle humeur. + +Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une +déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après +s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir +chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef +l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre +lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus +fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous +maudissaient l'Afrique aux sables brûlants. + +J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition +d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour +servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le +Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau +saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber +sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient +l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la +cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil +et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était +la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et +les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi +ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux. + +Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit +Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous +vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans +les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, +les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux +premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir +qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles +grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la +plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde +le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts +de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en +bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs +vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une +redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre +de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de +tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est +dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses _kiachefs_, tous +resplendissants d'or et de pierreries. Là -bas, de l'autre côté du Nil +couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier +d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves. +C'est presque une autre armée. + +Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses +colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de +mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et, +depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de +savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur +rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de +me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à +mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon +ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, +et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les +pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante +siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq +carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; +l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au +centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour +être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera +chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles +hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les +sens, s'avance à l'ennemi. + +Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que +l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des +affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un +mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur +Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire. +Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un +de mes dragons demander à Guidamour: + +—Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle? + +—Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des +yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant +que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans, +nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des +héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs, +enfin c'est une métaphore. + +—Une métaphore? Je ne connais pas ça. + +Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte +et forma le carré. + +—Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de +_faignants_, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un +air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient +sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit +mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, +fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et +ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes. + +Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle +vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur +les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs +pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à +la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et +les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des +cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en +déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des _faignants_, +c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec +eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes. + + + + +III + + +Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se +brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne +lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps, +je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile, +mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le +maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler. + +—Otez-vous de là , mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse +son affaire! + +C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et +les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce. + +J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa +bravoure, je le lâchai. + +—Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne +chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie. + +—Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque +jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se +sauvera pas. + +Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y +consentis, et je le confiai à deux de mes dragons. + +Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré. +Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre +les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les +carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh. + +Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est +repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh, +où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en +abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en +déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs +positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui +les disperse et les balaye à coups de canon. + +Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance +aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre +jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la +rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du +carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les +pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à +l'une de mes jambes et me crie: _Amman! Amman!_ c'est-à -dire grâce, +grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage +ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si +beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur +ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement +s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse +voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées +d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement +d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles +fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine +comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère. + +—La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la +petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête. + +—C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est +fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval? + +—C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe. + +Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris +possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui, +en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle +eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la +poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal +ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule +d'un pénitent. + +—Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te +voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte +pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a +fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une +rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner +confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader. + +—Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai +l'Å“il sur vous. + +La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée. +Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty, +c'est-à -dire madame, de vouloir bien me montrer son visage. + +—Tu me demandes là , dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son +père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai +donc, mais pas ici devant tous tes soldats. + +Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et +averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty +dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce +masque appelé _borghot_, et me montra la plus jolie figure que j'eusse +jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté, +avec ses grands yeux de gazelle entourés de _koheul_, ses sourcils et +ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le +blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres +roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de +danseuses étrusques que j'avais vues en Italie. + +Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent. +Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se +débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme +un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute +sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des _Mille et une +Nuits_, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai +ébloui de tant de jeunesse et de beauté. + +—Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as +qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné +ton cÅ“ur est le plus heureux des mortels. + +—Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en +disent les ballades et les chansons. + +—Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire! + +—Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux. + +—En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier. +Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi. + +—Es-tu le sultan de cette armée d'Occident? + +—Non. Je suis l'un de ses colonels. + +—Comme qui dirait un bey? + +—Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu? + +Elle prit un air de reine pour répondre. + +—Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de +l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang +et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras +pas! + +Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une +Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de +mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils +asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs +enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient +que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du +Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de +s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais +cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je +me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle +n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en +avoir seize. + +Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure. +C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un +sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du +maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on +racontait tant de choses vraies ou fausses. + +Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit +cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge +de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait +embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des +autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit +pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques +années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever +au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son +autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut +point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents +et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver +Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il +aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant +qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y +poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre +main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui +léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la +belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à +peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre +rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim. + +Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme +d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du +mal? + +Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper, +Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y +refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire +dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui +demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la +prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par +quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son +rang, la traiterait en esclave. + +—Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès +de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai +chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran. + +Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien +de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper. + +L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de +Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des +fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais, +des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents. + +Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous +avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de +six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le +Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que +Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les +mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons +recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces +d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis +main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la +flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable, +j'avais de quoi monter une partie de mon régiment. + +Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses +portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée +le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers +sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres +divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut +l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un +faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la +ville et du village. + +Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus +tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste +et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis, +l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur +que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures +semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez +grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de +marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les +hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses +colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique. + +À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était +une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements +destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut +là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de +l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en +trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux +étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon +régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de +nattes et aux murs recouverts de stuc. + +Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il +n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout +habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour +manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou +des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre +communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je +confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de +la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y +lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran: + +_Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus +précieux._ + +Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien +approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et +entourés de murailles. + +Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne. +Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie. + +En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait +été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de +faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or. +J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de +l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds +carrés et une profondeur de plus d'un pied. + +De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession. + +La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps. + +Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma +valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la +cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'Å“il, +j'estimai le trésor à près d'un million. + +La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres +étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour +dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux +père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le +val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes. + +J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer +ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord +demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du +général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête. +Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle +m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement. + +—De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être +ambitieux? + +Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour +les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je +rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à +mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce +fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et +j'allai dormir. + +Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général, +pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans +ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour +expédier une nouvelle somme. + +Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment, +et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers. +C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la +lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse. + +Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale: + +—Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a +dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait +voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant +ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je +t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je +t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier. + +J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le +lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la +république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que +lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la +haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient +ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du +sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer. + +La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou, +qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses +compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de +1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de +mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France. + +Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que, +bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent +confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre +les vainqueurs et les vaincus. + + + + +IV + + +Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour +déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec +Sylvie. + +Le Caire est plus grand que Paris[C], mais il est fort différent +d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois +grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues +étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité +une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre +occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution +contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent +des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans +une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses, +ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans +régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses +mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de +minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses +boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des +_Mille et une Nuits_. La population offrait un égal intérêt à ma +curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche +fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée, +l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant. +Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots; +là , une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des +femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent +comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de +jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je +cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le +_petit bossu_, le _dormeur éveillé_ ou les _trois calenders_. J'aurais +préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait +devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le +mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des +rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons +ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des +mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait +établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey. + +[Note C: Le narrateur écrit dans les premières années du premier +empire.] + +Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous +y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y +avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour +la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de +constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de +palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée +du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île +de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui +se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines +du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh, +d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables. + +J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que +Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission +auprès du général, me tira par le bras et me dit: + +—Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu! +qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez? + +—Et pourquoi vous en voudrais-je? + +—Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous? + +—Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais +cela ne tire pas à conséquence. + +—Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son cÅ“ur? Dites-moi, +vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère? + +—Si fait! plus que jamais. + +—Vous vous moquez de moi? + +—Oh! je n'oserais. + +—Vous aimez donc les filles nobles? + +Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là ! + +—Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit. +Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré. + +—Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de +Malte dans votre famille? + +—J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus. + +Je faillis lui éclater de rire au nez. + +—Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes +amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune +fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle +est votre... + +—Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser? + +—Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause +de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux? + +—Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien +qu'il soit titré. + +—Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari? + +Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de +Boulaq. Au moment où j'allais les quitter: + +—Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez +enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie? + +—Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous +préviens qu'elle n'entend pas un mot de français. + +—Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même +temps vous me montrerez votre palais. + +Je prévins Djémilé de la visite. + +—Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame +française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule +esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir +compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle +ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou +quatre autres pour me servir. + +C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près +les mÅ“urs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait. + +—Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père. + +—Je te les promets pour demain. + +—Mais toi-même, tu n'as qu'un _saïs_ (palefrenier), pour servir toi et +ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la +maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un _kahwedj bachi_ +pour faire ton café, un _seradj-bachi_ pour tenir ton cheval quand tu +vas à la promenade, un _selikdar_ pour porter tes armes, un porte-pipe, +un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit _yamaks_ pour +les servir tous. + +Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun +besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent +les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon +régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier. + +Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais +pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille _fellahine_ +vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je +demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une +natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez +gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva, +et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en +arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix +éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts +était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la +musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas +d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem. + +—Eh bien, donne-moi cent _talari_ et emmène ma fille. + +—Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq +francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en +offrais cent. + +—Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus +heureuse chez toi qu'ici. + +Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai. + +—Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille, +attends-moi ici, je vais t'amener ça. + +—J'en veux six. + +—Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub, +le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification, +je t'y conduirai. + +—Soit, passe devant. + +—Oui, _sidy_ (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te +laisse ma fille pour dix-huit talari. + +Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa +progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la +quitter. + +Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre. +J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La +lumière du jour, tamisée par les _velums_ tendus d'une muraille à +l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à +l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins +nus, et plus ou moins noirs. + +À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour, +mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une +ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine. + +Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un +air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je +lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem. + +—J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de +première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher! + +Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon +claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa +chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au +corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents +blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir +vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a +encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là +tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent +ou tu en choisiras une autre. + +—Combien en veux-tu? + +—Deux _bourses_ (250 francs). + +J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si +peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle? + +Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit +Daoura. + +Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille +petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules +et sa poitrine. + +—J'ai assez de noires, lui dis-je. + +—On n'a jamais assez de cette espèce-là , reprit-il; c'est une +Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont +femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le +même prix que l'autre. C'est une occasion. + +—C'est possible, mais elle est trop luisante! + +—Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela, +elle sera plus jolie que l'autre, tu verras! + +Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez +droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque +toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé +ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi. +Elle s'appelait Choho. + +—Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub. + +—C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis. + +—Peu m'importe! + +—En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la +laisser voir en public. + +Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des +costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur. + +Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits +délicats. + +—Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle +chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi +c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs). + +—Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat +fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de +la ville d'Esnèh, la patrie des almées! + +—Je t'achète, lui dis-je. + +Elle vint me baiser la main. + +Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure +fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au +nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle +était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires +et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait +toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux. +Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse, +elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe: +Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des +coussins. + +Aussi, c'était cher, très-cher! + +J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas +me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille +fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me +livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de +son _bakchis_, c'est-à -dire de son pourboire. + +Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en +me baisant le pouce. + +Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les +attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que +possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité, +elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui +avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute +leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt, +du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un +bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit. + +Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté, +Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de +tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à +choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une +joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad. + +L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le +seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et, +suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son +front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle +s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut +rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La +jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et +revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si +elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café. + +Je traduisis mot à mot. + +—Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son +café ni de sa pipe. + +Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé. + +—Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle. + +—Elle n'est pas ma femme. + +—Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc +une almée ou quelque chose de pis? + +—Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle +voulait me manger. + +—La trouvez-vous jolie? + +—Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté! + +Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle. + +—Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc +fumer, ça la rendra malade et je serai contente. + +Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe, +tandis que Daoura lui versait du café. + +—Mais je ne veux rien, dit-elle. + +—Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée. + +J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois +bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se +remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout +bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable. + +—Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant +d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui +complaire que par jalousie instinctive contre la Française. + +—Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos _grues_? s'écria +Sylvie. + +—Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de +déposer au fond de la tasse. + +—Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur +_chicorée_. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris. + +Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde +de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux; +mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les +yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors, +adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en +avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent. + +Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi +je riais. + +—Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans +la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort +jolies. D'abord cette grosse-là , qui ressemble à une Junon de M. David! + +Elle désigna la Grecque Pannychis.—Et puis, cette mince, reprit-elle en +me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des +charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux +yeux de feu. + +—Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi? + +—Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie. + +Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en +disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes. + +Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva. +Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des +leçons de politesse que pour l'amuser encore. + +Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation. +La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la +porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de +l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le +coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai +l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai +au nez de l'esclave espiègle. + +Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui, +pour la congédier selon les usages, lui dit: + +—Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants! + + + + +V + + +Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle +n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle, +me pria de lui amener Djémilé à dîner. + +Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content +de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à +obtenir son consentement. + +—Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une +grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne +connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour. +Apprends-moi comment je dois me conduire. + +Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal +de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut +que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne +voulant point paraître à visage découvert devant lui. + +—Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans +voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les +laiderons qui se cachent la figure. + +—Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont +pas des hommes pour moi. + +—En ce cas, tu me considères comme un chien? + +Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit: + +—Toi, tu n'es pas chrétien! + +—Bah! et que suis-je donc? + +—Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux +pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je +suis heureuse ici. + +Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait +m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au +tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son +temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et +bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en +avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse, +bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture +d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi +leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être +jolies. + +Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises +aux volontés et aux caprices de la _Khanoune_, c'est-à -dire de la +maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre, +antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale +pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de +petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en +ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases +de fleurs et les tasses à café. + +Quant aux esclaves ou _odaleuk_, elles dormaient tout habillées sur les +sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou +les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur +les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas +un seul lit dans toute la maison. + +Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins +belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un +Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et +une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois +d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le +musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet +d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui +puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une +seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque +toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut +avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de +les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont +devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde +bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux +parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les +intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes +sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit +séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec +cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe +son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il +trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de +crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme. + +C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes +étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les _cadines_, +c'est-à -dire les dames, sont parfaitement libres de sortir, +accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques, +d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont +pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les +mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout, +même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à +divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari +n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait +force de loi. + +Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de +ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de +Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en +prenant des airs penchés. + +En m'apercevant, toutes s'envolèrent—comme une compagnie de perdrix. + +Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé. + +Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait. + +—Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne +veux pas te contraindre. + +—Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si +étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher! + +Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres +le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était +guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces +hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit +à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle +venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien. + +—Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur +le visage pour dîner? ce sera bien gênant. + +Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et +elle se tint les yeux baissés. + +—On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus +honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention! + +—Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie +aux Pyramides? mais c'est un chef-d'Å“uvre! quelle finesse de traits, +quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son +portrait. + +—De grand cÅ“ur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à +Djémilé. + +—Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver +malheur? non! non, jamais! + +Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé +hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un +ton de reproche:—Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par +un autre homme? + +Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui +témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa +exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les +répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire. + +Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de +croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui +rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout +à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le +but de ses agaceries. + +Djémilé avait un coup d'Å“il d'aigle, et rien ne lui échappa: on +apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui +disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit +pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de +prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait +ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre +elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me _souffler_ cette jeune +fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si +scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette +diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table, +elle me dit tout bas: + +—Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand +caroubier; j'ai à vous parler. + +J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous. + +Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à +son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait +déjà demandé trois fois à s'en aller. + +J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne +voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête. + +—Oh! ce n'est pas cela, dit-elle. + +—Qu'est-ce donc? + +—Tu veux que je te le dise? + +—Oui, parle. + +—Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien +des choses. + +—Et qu'as-tu deviné? + +—D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que +sa femme a de l'amour pour toi. + +—Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement. + +—Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem; +mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais +promis! + +—Et que t'avais-je promis? + +—Que je serais seule maîtresse au logis. + +Et elle fondit en larmes. + +J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas +acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle +pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs. + +Onze heures sonnèrent, c'est-à -dire que le muezzin cria l'heure, du haut +d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais +laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était +si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour +elle. + +Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des +compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien +sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi. + +—Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en +la serrant sur mon cÅ“ur. + +—Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je +t'aimerai toute ma vie. + +Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier +baiser, en s'échappant de mes bras. + +Son esclave Tomadhyr entra en ce moment. + +—Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence. + +—Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se +déshabiller. + +—Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa +maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et, +d'un air sérieux, me dit:—Je serais méprisable à mes propres yeux, si +je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père. + +—Et où le prendre? + +—Il doit être dans le Fayoum. + +—Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce +serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis? + +—Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami? + +—Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée. + +—Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse +si je te résiste? + +—Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je +ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard. + +—Oui, plus tard, dit-elle en se retirant. + +L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais +loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une +sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma +petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai +peu. + +Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que +j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé. + +Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir +s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek, +j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif +d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus, +mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la +porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des +ballades et des chants d'amour. + +À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus +bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et +pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de +Djémilé. + +Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son +cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les +têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey, +la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres +pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui +exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des +métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour, +lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de +se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais +absent. + +Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions. + +—Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu +n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce +que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord +que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a +osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est +retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La +fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même +vis-à -vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où +je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en +échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége. + +J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner. + +Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne +voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une +rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme +un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas. + +Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de +près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant +moi: + +—Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment +que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de +ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher +la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en. + +—Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard +dédaigneux. + +—Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la +meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis +de Mahomet. + +Souleyman poussa un grognement sourd et sortit. + + + + +VI + + +Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à +cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment, +la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon +départ. + +Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut +surprise, puis elle s'élança vers moi. + +—Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais, +peut-être! + +—Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons +protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui +revient au Caire. + +—C'est une Å“uvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien +m'ennuyer ici! + +—Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours. + +—Mais j'aurai peur! + +—Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et +veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs. + +—Laisses-tu quelqu'un pour nous garder? + +—Oui, un escadron tout entier. + +—Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi. + +—Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour. + +Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir +donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me +rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir. + +N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai +ce qu'il en avait fait. + +—Il est parti depuis huit jours. + +—Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel? + +—Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses +projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval +et ses armes, comme s'il devait revenir. + +—S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de +protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur. + +—Soyez tranquille, ce sera fait! + +Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil +de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel, +cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de +Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les +Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de +délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la +chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita +fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au +Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais +déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait +établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres +beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre +arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là , il y eut un +combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef. +Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une +escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui +protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un +passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte, +avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée +devient générale. Le colonel du 7e de hussards, Détrés, est tué, +l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met +le sabre à la main. + +Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à +leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train, +auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la +cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon +et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3e +dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à +souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte +de si près et je n'avais jamais causé avec lui. + +Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais +assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore +très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait +qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on +l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation +morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré +qui pouvait le rendre irrésistible. + +Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il +avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez, +ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué. + +—Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes +officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur +déplaît tant. Mais il est écrit là -haut, comme disent les croyants, que +je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi +avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins +d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides? + +—Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre +offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à +leur tête. + +—Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque. + +—Rien pour le moment, général. + +—Vous êtes encore un mécontent, vous! + +—Mécontent de quoi? + +—Mécontent de l'expédition! + +—Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi! + +—Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte? + +—C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire, +c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par +conséquent. Tout y est intéressant, les mÅ“urs, les croyances, les +monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux +mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est +contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela. + +—Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent! + +—Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois +quarts mameluk! + +—Comment cela, général? + +—Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du +désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa +favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey. + +—Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air +enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer +en relations avec ton beau-père. + +—Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton. + +—En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre +d'honneur? + +—Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne. + +En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte +le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:—Est-ce que +les mameluks sont à vos trousses? + +—Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous +verrez s'il y a matière à se réjouir. + +Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit. + +L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en +mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit +qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit +qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en +livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue +d'Alexandrie le 1er août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si +peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop +d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre +le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec +la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de +treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à +peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un +boulet à bord de l'_Orient_. + +À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois +autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la +côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais. +Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait +l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les +ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son +manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux +frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop +endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille +hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte. + +À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour +quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en +Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était +perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et +manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux +m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant +auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos +vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil. + +Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il +nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut +mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens! + +Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la +soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la +conduite que je voulais tenir vis-à -vis de Djémilé. La demander en +mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse, +elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je +m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre +tout de sa volonté ou de son caprice. + +Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son +poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était +malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me +rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions. + +Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé. +Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide. +Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses +bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis +longtemps, elle n'eût pas couché là . Je pressentais un malheur. L'une +de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne. + +—Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je. + +—Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes. + +—Est-elle morte? Voyons, parle! + +—Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq +jours. + +—Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est +invraisemblable! + +—Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions +suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous +promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le +grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand +Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils +étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître +de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait +connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle +ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à +lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse, +et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps +d'aller prendre d'autres vêtements. + +—Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant +qu'ils fussent trop loin pour être rejoints. + +—Souleyman m'avait bâillonnée et attachée. + +—N'étais-tu pas d'accord avec eux? + +—Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme +aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard! + +Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey +où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute +probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui +me tenait si fort au cÅ“ur, et de colère en pensant qu'elle allait +appartenir à un autre. + +Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel, +de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à +l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention +qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis. + +Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il +avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes. + +—Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses +mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières. + +—Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine? + +—Si fait, mon colonel, le lendemain! + +—Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là ? + +—Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il +en rougissant. + +—Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze +jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour +t'apprendre à être plus vigilant. + +—Oui, mon colonel! + +Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma +maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que +Guidamour pouvait bien avoir. + +—C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai +failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr, +et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais +bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une +idée, celle de détaler. + +—Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton +poste par un camarade moins bête. + +—Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que +j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide, +sans le citoyen Larrey, j'étais flambé. + +Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me +jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle +n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle +avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans +aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si +sot! + +Celle-ci me parut sincère et elle l'était. + +Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan +de sable? + +Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me +permettre des recherches. + +—Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un +régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de +toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son +pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire. + +Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête +sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu. + +Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme +en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme +si l'une d'elles eût pu être Djémilé. + +Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans +ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est +pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville +son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des +hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait +un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar +du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui +et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad. + +C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un +combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il +gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la +jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur +massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un +jour avec sa franchise habituelle: + +—Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne +tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec +d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont +chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire +la bonne mesure. + +—Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour +nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à +elles que je vais leur donner la liberté. + +—Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là ! Elles mourront de +faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce +serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou +blanches. + +—Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière +réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple +qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on? + +—On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une +Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre +cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour +faire les courses. + +Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur +moi-même et me trouvai ridicule. + + + + +VII + + +Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût +au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de +tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes +bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la +chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille +penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens +de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans +l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses +coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la +Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint. +Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la +nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son +sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement; +alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me +faisait bouillir le sang. + +Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup +sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa +physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne, +la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit: +Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une +Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien. + +Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de +torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le +regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de +cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces +accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les _afrites_, +c'est-à -dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la +chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi, +dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au +respect qu'elle me devait. + +Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans +les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire +qui me fit l'effet d'être de l'encre. + +Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle +m'entendît. + +—Que fais-tu là ? lui demandai-je. + +—Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux. + +—Djémilé, où ça? + +—Là dedans. + +J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le +visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir. + +—La voilà ! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des +tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux +mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le +désert!... des palmiers... rien! + +—Quelle est cette plaisanterie? + +—C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je +suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal. + +—Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les _Mille et +une Nuits_. + +—Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta +main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir. + +—Je t'en défie. + +—Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte. + +Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa +une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant +familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté +d'encre. + +—Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je. + +—Oui, pense à une personne. + +Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée +de seconde vue. + +—Tu penses à moi, dit-elle. + +—C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela? + +—Je me suis vue passer là . + +—Et maintenant à qui est-ce que je pense? + +—À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon, +très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi. + +Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur +mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis. + +—Et peux-tu me dire où est cette dame? + +—Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur, +un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en +vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de +l'allée et des fleurs bleues. + +Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi. + +—Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret. + +—Et peux-tu prédire l'avenir? + +—Non! + +—Tant pis! j'aurais voulu savoir... + +—Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle? + +—Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre? + +—Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or! + +—Regarde dans ma main si je te le donnerai. + +—Oui, tu me le donneras! + +Je le lui donnai en effet. + +Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent +envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à +chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme. + +La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût +eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne +de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton +d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi: + +—Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un +divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est +sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie +pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour +toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne +devons aucun respect. + +Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse. + +—Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui +doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans, +je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une _odaleuk_. +Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu +tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais +elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la +_Khanoune_. + +—Qu'entends-tu par _perroquet_? + +—La _durrah_ (perroquet), c'est la seconde femme. + +—Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai +achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à +la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être +belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle. + +—Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de +toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue +avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux +négresses. + +—Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est +que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le +ferai dire; je m'ennuie de manger seul. + +—Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert? +dit-elle d'un air effrayé. + +—Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons. + +Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort +satisfaite et me répondit avec majesté: + +—Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela +te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te +manque de respect. + +—Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis. + +Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et +Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière +inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une +cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la +servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si +humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans +commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne. + +Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et +combien elle voulait d'esclaves. + +—Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une +dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me +plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien +que de te servir. + +C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle +était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique. +De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle +avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou, +une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un +très-gros prix à la femme d'un bey. + +Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari, +s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là +toute son histoire. + +Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son +maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de +n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle +n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et +prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant +pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux +souvent égarés. + +J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi, +et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du +vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la +petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur +maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était +revenue au logis. + +J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel, +ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein +d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme +s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec +les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air +de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond, +quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là , elle n'osa +pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle +eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et +converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le +poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta +impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et +chercha alors à porter le trouble dans le cÅ“ur de cet homme de marbre. +Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul +que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et +ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les +filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout +dire sans ouvrir la bouche. + +Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne +bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis. +Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation +sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand +Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux, +avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir. + +Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun +droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à -vis de mon +mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis +l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui +donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir +Malek. + +Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu +sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la +vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas, +d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne +veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas! +qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais! + +Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite. + +J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui +adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage +conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux. + +Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je +ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek. + +—Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi, +j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute +dévouée. + +—Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose. + +—Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux. + +—Allons, parle! + +—Tu es chrétien, et tu connais les monastères. + +—Fort peu. + +—Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ. + +—Oui, des nonnes, des religieuses; après? + +—Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de +Bethléem. + +—Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes +vÅ“ux! + +—Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une +tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as +achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as +payée? Je retournerais près de mes sÅ“urs en Christ. + +—Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas. + +—C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui +s'était glissée sans bruit près de nous. + +—Tu mens, s'écria Mériem. + +—Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever +Djémilé. + +—Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère, +parce que tu es jalouse et amoureuse du maître! + +—Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la +jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant. + +Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir +un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr, +elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa +trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit +de m'en remettre le prix. + +—Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre! + +—Tu es irrité contre moi? + +—Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite! + +Et je lui tournai le dos. + + + + +VIII + + +À l'occasion du 1er vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798, +fête qui avait remplacé celle du 1er de l'an, Bonaparte passa l'armée +en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il +profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après +s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit +appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses +nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un +espadon d'honneur. + +—Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût +bonne, je l'ai recommandée moi-même. + +Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de +son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un +damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la +main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente. + +—Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon +usage. + +La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents +couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux +autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension +d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La +fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier +général, à la place d'Esbekieh. + +Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux +trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser. +Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un +peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée +tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du +dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon +compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris +mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je +m'étais trompé. + +En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec +le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de +nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du +temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte +serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français +ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu +d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs +vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que +l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban, +se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail? +S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le +Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de +Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne +l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois +françaises et de lever des impôts pour le compte de la république. +Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop +cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est +pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment, +et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en +Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après +s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique +que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait? + +Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette +belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois. + +—Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne +partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes +une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui +j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond. + +—Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air +sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu +cruel! + +—Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point; +il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la +beauté d'une fille telle que vous. + +—Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne +dois pas vous écouter davantage. + +—Je ne vous comprends pas. + +—Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son +front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle +fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et +laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite. + +Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus +l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la +quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite. + +—Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir. + +—Je vous fais donc horreur? + +Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens, +et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre! + +—Vous êtes mariée? + +—Je me suis donnée à Dieu! + +Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper +court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la +trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou +à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle +sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où +elle demeurait. + +C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation +était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant +terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile +d'entrer par là ; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec +elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que +j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant +apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse. + +Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis +dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs +bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau +et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier. + +—Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys! + +—Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur. + +L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté. + +—Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant +pas l'air méchant. + +—Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami. + +—Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et—venant +sur la terrasse—il reprit: + +—Vous voudriez bien être celui de ma sÅ“ur, n'est-ce pas? + +—Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui +présenter mes hommages? + +—Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà +M. de Cérignan! allez-vous-en! + +J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux. + +Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il +n'y avait personne à la maison. + +Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une +déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que +je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps +de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu. +J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses +enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa. +Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux +généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à +Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de +mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient +servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite +fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les +négresses étaient de véritables brutes. + +Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier +français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en +revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les +déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil +furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules, +pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui +fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits +étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et +de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on +pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille. +J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service, +la salle retentissait de nos airs nationaux: la _Marseillaise_, le +_Chant du Départ_, etc. + +Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis, +qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages +de ses voisins Dubertet et Morin. + +—Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule +femme européenne, j'avais placée à côté de moi. + +—De quoi donc, ma belle dame? + +—D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand +caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent +fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé +de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper. + +L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge? + +—Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde +votre femme! + +Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis. + +—Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à +son gré, je la lui céderai volontiers. + +—Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos mÅ“urs orientales. Vous ne +feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais +je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là ? + +—Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais +loin d'éprouver. + +—Vous l'avez renvoyée? + +—Parfaitement. + +—Elle ne vous plaisait plus? + +—Oui, c'est ça. + +—Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre cÅ“ur? Moi, mon cher, +j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant +d'attention. + +—L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant. + +—Quel pacha vous faites! + +Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses +_ghaziyèh_, que l'on appelle plutôt _ghawasies_, du nom de la tribu à +laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées, +qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de +commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons +pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas +d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des +filles d'un grand mérite. + +Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc +fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la +soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris +l'habitude de fumer _comme des Turcs_. Elles arrivèrent suivies de +musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre +de spectacle. Les _ghawasies_ dansèrent avec assez de grâce, et comme je +les applaudissais devant Tomadhyr: + +—Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de +prendre place sur le _dourkah_? + +Le _dourkah_ est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse +ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations. + +Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales +de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou +accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et +de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses +phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle +tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les +applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire. + +Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je +vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par +un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà +remarqué les Å“illades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie, +s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et +d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup +rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer +quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place +à la fanfare du 3e dragons. Les danseuses européennes manquant, mes +officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes +négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien +vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les +bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres +d'_aragui_, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans +sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin. + +Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je +demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade. + +Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre +côté du jardin. + +—Qui? Dubertet? + +—Oui, _Toubertié_ (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle +n'est pas rentrée. + +—Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui +diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi. + +—Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit +de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer. + +—À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi. + +—Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à +leur départ? + +—Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi. + +—En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne +fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection +pour toi? + +Je croirais que tu veux t'en aller. + +Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si +chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir. + +—Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille. +Pour changer le cours de ses idées, je lui dis: + +—Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place +dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune. + +—Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver, +envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection +que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé. + +J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte +d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux +autres. + +Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays. +Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je +l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le +désert l'avait déjà à moitié guérie. + +De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il +ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore +pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai +quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune +volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je +voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère. +Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique: + +—Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la +pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois +plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je +te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ! + +—Quel est ce saint-là ? + +—La grande idole de Medinet-Abou. + +Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans +l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de +Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne +religion égyptienne? + +Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange +d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme. + +Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas +plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux +domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions +de servante par intérim. + + + + +IX + + +Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure +bouleversée. + +—Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant. +J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je +suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté. + +—Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te +pardonne; tu étais ivre l'autre jour. + +—C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus +indulgente, au lieu de me planter là . + +—Vous êtes brouillés? + +—À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans +me dire un mot, sans même emporter ses chiffons. + +—Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et +l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers. + +—Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste, +ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de +Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours. +En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison. +Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle +ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de +français. + +—Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle +pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants. + +—Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il +est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a +coûté. + +Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé +si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se +fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il +la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais +payée: mille francs. + +—C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici. + +—Veux-tu un reçu, un contrat de vente? + +—Tu plaisantes! + +—Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra +empiéter sur tes droits? + +—Tu te moques de moi? + +—Je l'avoue. + +—Eh bien, ça m'est égal! + +Nous nous quittâmes bons amis. + +En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire +reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts. + +—Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de +belles robes et des parures. + +—Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en +sautant sur les sequins. + +—Oui. + +—Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas +noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour +une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!... + +Je la laissai à sa joie d'enfant. + +Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du +meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor, +elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en +faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme +une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les +matins. + +Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil +couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais +seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe, +de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce +à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et +une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma +voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait. +Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la +tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son +mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je +devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai +dans une ruelle. + +Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par +ici! + +J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un +jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je +lui demandai ce que signifiaient ses signaux. + +—Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras. + +—C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante +avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse? + +—J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs +il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des +sultanes. + +Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter +l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir +le cÅ“ur net, et je suivis Mériem. + +La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans +l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit +que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber +derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe +brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la +dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée +jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé. + +Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai +quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes +inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je +regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de +suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais +bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui +dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie. +Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta +et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour +m'entendre réciter le Koran. + +—Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis +heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit +jours. + +—Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi? + +—Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet, +que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux. + +—Je les ai envoyé chercher depuis. + +—Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent... + +—Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens +de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une +douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire. + +—Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille +francs. + +—À fonds perdus? dit-elle en riant. + +—Parbleu! + +—Et cet ami, c'est vous? + +—Non, c'est Jean Guidamour. + +—Qu'est-ce que c'est que ça? + +—Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin. + +—Il est officier? + +—Non, c'est mon brosseur. + +—Connais pas. + +—Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas. + +—Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours. + +—Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements +d'odalisque: avez-vous épousé un musulman? + +—Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça. +J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais +j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et +puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas, +et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une +sotte pour me flanquer à l'eau. + +—Mais vous ne l'avez pas fait?... + +—Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du +Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au +creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure +il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais +être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis +Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là . Vous ne +devineriez jamais qui? + +—Le général Bonaparte, peut-être? + +—Non, Malek, le beau mameluk! + +—Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous? + +—J'étais évanouie.... + +—Ce qui ne vous empêchait pas de crier. + +—Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux? + +—Si fait! je comprends qu'il vous a emportée. + +—Et déposée ici. + +—Cette maison est donc à lui? + +—Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la +chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui +avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous +étiez pas vanté de sa fuite! + +—Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée +chez elle? + +—Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de +moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek +est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni +spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme +comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et +je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes, +colonel, ou je ne réponds pas de moi. + +—Vous mériteriez de rester là , pour avoir été prendre un bain dans le +Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek +dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille. + +—C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la +grâce de rester souper? + +Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai. + +Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait. +Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas. + +Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait +pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais +envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de +jalousie. + +Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce +d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la +vérité. + +—Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou +d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le +mérite. + +—Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme +libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné +jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière +et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les +soumet pas. + +—Je la soumettrai en la tuant! + +—Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir. + +—Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après +lui avoir coupé les pieds. + +—Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour +mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de +compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la +citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton +intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française +entraînerait ta mort. + +—Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad, +je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle +voudra, tu peux le lui apprendre! + +—Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux +avec elle, si tu veux la garder. + +—Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres? + +—En amour, oui, certainement. + +Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse, +j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à +Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad. + +Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où +était la division Desaix. + +Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec +Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui +fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma +connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès +desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de _fils de +truie_. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les +protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient. + +À quelques pas de là , la voix du muezzin cria dans les airs, du haut +d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai +pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes: + +«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français +(Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie +ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein. + +»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui +croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous +la protection du Très-Haut. + +»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus +aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et +que les méchants périssent!» + +Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse, +répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se +rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval +s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie +chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit +ventre-à -terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande +d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je +grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai +dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de +carabines, s'élança à ma rencontre. + +—Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin +tout à l'heure. + +—Ah! çà , me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette +canaille? + +—C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre. + +—Oui, oui, barricadons-nous! + +Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de +la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant +l'arrivée de mes dragons. + +Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués, +accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me +voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte. + +—C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle, +même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne +guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers! + +—Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains, +protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant. + +La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin +fut envahi. + +M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et +je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de +l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre. + +Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et +l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une +volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous +étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche. +L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il +parlait de faire une sortie. + +À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de +canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour +elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce +de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et +mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec +l'ennemi? + +—Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles +sur la tête. + +Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer +passage au moindre coffre. + +La porte cédait. + +—Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une +barricade! + +On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe, +surmontant sa frayeur, nous aida bravement. + +Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la +peur, il nous regardait travailler. + +Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que +des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le +vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille +matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et +tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé +sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de +Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement +grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait +pas et je continuai à monter. + +Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par +des portières. + +—Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous +pourrons peut-être gagner quelque maison voisine. + +Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des +balles de coton se trouvaient là . À quoi étaient-elles destinées? C'est +ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la +trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage. + +Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une +distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur +d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la +fureur des révoltés. + +Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et +plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de +son domestique. + +À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que +Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu +d'émotion. + +Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie +crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville. + +Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au +soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce +que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et +qu'il avait fallu les maintenir. + +Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant +devant lui la populace en désordre. + +Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent +bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous +la main. + +Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue. + +Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre +un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le +coucher du soleil. + +Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans +l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là . +Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance +vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal. + +Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la +portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à +voir. + +Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine. + + + + +X + + +En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et +regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour +son père ou d'inquiétude pour sa sÅ“ur. + +Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le +frapper dans la personne de M. de Cérignan. + +—Il n'était pas mon père, dit-il. + +—Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta sÅ“ur? + +—Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et, +sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au +Temple. + +—Qu'est-ce que tu chantes-là ? + +—Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour, +quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes +m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin! + +Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait +dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions +trop fortes pour son âge? + +—Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça. + +—Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais +en attendant j'ai bien faim! + +—En ce cas, viens souper. + +Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je +soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de +monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe +de démence et mangeait de fort bel appétit. + +—Comment t'appelles-tu? lui dis-je. + +—Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à -vis de tout le monde. + +—Même vis-à -vis de ta sÅ“ur? + +—Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne +te l'ait pas confié. + +—Pourquoi? + +—Parce que tu es son bon ami. + +—Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le +dirai à personne. + +—Je suis le Dauphin. + +—Quel Dauphin? + +—Le Dauphin de France, donc! + +—Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette? + +—Oui. + +—Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un +imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a +trois ans. + +—C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien. +Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien +avec un charmant sourire. + +—À la santé du petit Louis, de tout mon cÅ“ur! mais pas à celle du roi +Louis XVII. + +—Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met +en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis! + +Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante +ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui +qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût +mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au +Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de +constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit +trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du +poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour +ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur +cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du +prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos +esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la +Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou +moins admissible. + +En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses +prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je +l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait. + +—Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me +faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller +un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens +ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents. + +—Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et +puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me +confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu +connais son secret. + +—Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup? + +—Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion. + +—Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit? + +—Elle t'a dit ça pour se moquer de toi. + +—Est-ce qu'elle était au Temple avec vous? + +—Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la +citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je +l'ai trouvée là avec son père. + +J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les +trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le +quittai. + +Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés, +auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks, +étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place, +Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la +commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées +par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan. + +C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la +révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il +couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe +du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles +sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne +résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de +maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande +mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais +prêt à charger: + +—Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part, +offrir le pardon à ces malheureux. + +Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk, +accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était +Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de +Djémilé. + +—Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme +quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille. + +—Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce +fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu +viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au +général. + +—Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre. + +Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur +offrait le pardon. + +—Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi +redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en +même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les +rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et +nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce +pays sera votre tombeau! + +—Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général? + +—C'est toute la réponse! dirent en chÅ“ur les musulmans. + +J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça +les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie. + +Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons +croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel, +ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate +et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur, +croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le +sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils +le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est +passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.» + +Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de +hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent +pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je +cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le +massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le +quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu +jusqu'au milieu de la nuit. + +Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ +trois chefs dans l'armée. + +En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus +chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme +sienne et de choisir la chambre qui lui plairait. + +—Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue, +blessée comme je le suis? + +—Blessée? + +—Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée. + +Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et +nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure +peu profonde. + +—Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence +d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à +temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer +de lui. Je la bénis, moi, la révolte! + +Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux +que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité. + +—Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus +généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même +temps que le plus beau... + +Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon +sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude. + +—Je reste! s'écria-t-elle. + +—Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y +a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et +à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me +demander le même service. + +—Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas +coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de +moi. + +En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui +demander des nouvelles d'Olympe. + +—Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester. +Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta +petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la +châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis, +madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le +peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec +vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule. + +—Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs. + +Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue. + +Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les +boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien +apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre +demeure que la mienne. + +—Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre sÅ“ur, ni votre +parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité, +et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui +va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison. + +—Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si +vous le désirez. + +—À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne +serait que pour mon frère. + +—Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère? + +—Parfaitement sûre. + +—Vous l'avez vu naître? + +—Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils? + +—Non, certes, oubliez ma sottise. + +—Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en +sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure. + +—Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant +si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi, +confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de +la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne +sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas +à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais +je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux +enfants et aux femmes, vous le savez bien. + +Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans +ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son +air froid et accablé. + +—Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que +mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il +pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de +famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance, +n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère +est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le +malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous +exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au +sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me +cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous +fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis. + +—Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous. + +—Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon +égoïsme. + +—Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection? + +—Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens +pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en +souffrirais trop. Laissez-moi partir. + +Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans +ressources, comme Louis me l'avait raconté. + +Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant, +qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur +général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien. + +Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une +autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil, +au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le cÅ“ur +gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me +trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement +accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue +politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu +Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses +projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi, +et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme, +car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort +peu à moi-même. + +Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait +d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon. + +Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve +personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en +ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner +mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne +trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne. +Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en +était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que +j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y +entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais +habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma +race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être +prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances +et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux +disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze +ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans +des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard +tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de +turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des +poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le +dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers, +débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule +achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels, +quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se +montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après +moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait +qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne +voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien +de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je +ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un +transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa +_Grecque_. Elle manÅ“uvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle +l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le +lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper +davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le +_domicile conjugal_. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en +blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami. + +Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une +heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis +arriver Pannychis. + +—Et que viens-tu faire ici? lui dis-je. + +Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin: + +—Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour +toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger. + +—Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien +comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la +permission d'en sortir. + +—Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et +puis, je croyais revenir le soir même. + +—Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là ? dis-je à Morin. + +—Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci. +Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien +à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je +voudrais bien faire une étude d'après elle. + +—Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez +l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la +nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend +de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans +compter les cadeaux. + +—C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la. + +Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors. + +—Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne +prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus +passer des mois entiers chez mes amis. + +—Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité! + +—Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre. + +Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la +révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de +pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en +fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une +commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment +jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur _salutaire_, +Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le +Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer +les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les +beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul +but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug. + +Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et +23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et +les habitants. + +Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle +maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès +d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se +présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les +déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas +encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là . + +Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi +pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je +répondis de celles à venir. + +Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant +que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé. + +—Et où a-t-elle trouvé des fonds? + +—Ah! voilà ! fit-il d'un air malicieux. + +—Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi. + +—Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux +brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à +condition que tu me garderas le secret. + +—Oui, parle! + +—Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord +anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était +seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté +un quart d'heure, puis il est remonté en barque. + +—Comment s'appelle cet Anglais? + +—Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond +et sans barbe, d'une quarantaine d'années. + +—Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu +seras content de ma générosité. + +—Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification. + +Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le +savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de +Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient +l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce +point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut +pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a +eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas. +C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de +l'oublier. + + + + +XI + + +Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust +était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à +Desaix, toujours à la poursuite de Mourad. + +Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que +j'obtins comme une faveur. + +Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire +campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du +payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le +tout à mon père si je ne revenais pas. + +Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de +la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait +dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les +inscriptions. + +La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers, +de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent +embarqués sur une flottille. + +Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne +m'offrit qu'un médiocre intérêt. + +Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment +retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux +pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des +monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de +la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à +demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long. +Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que +c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons +Sésostris. + +Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable +défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait +su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de +Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert +et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter +une foule de Nubiens et d'Éthiopiens. + +Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal +de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil. + +Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés +des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené. + +Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche +du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh +(l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il +éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de +l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize +jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour +attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle +portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne. + +La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile. +Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût +arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le +1er janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie. +J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de +l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le +commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux +fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et +5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la +fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous +trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle +le 19 janvier à Girgèh. + +Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh +pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait +dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se +détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de +marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du +village de Samanhoud. + +L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos +carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les +baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt +pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous +délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit +merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour +lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs +chargèrent à la fois. Mourad était là , je voyais de loin son turban à +aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le +forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours. +Allais-je enfin la retrouver? + +Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge, +n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui +brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat. +Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les +poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout. + +Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa +poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à +Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le +lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île +sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses +antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est +la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains +l'avaient donnée à leur empire. + +Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre +et revint à Esnèh. + +Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course +furieuse. + +Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses +femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire +où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre +du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey. + +Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes. + +Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se +réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar, +Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de +villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans +cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui +était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons +avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter +leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le +lendemain, les attaquer par derrière. + +Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les +craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en +tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous +n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient +toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans +les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent +manqué de tout. + +Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21e +demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les +bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes +de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton +bleu et ses manufactures de couvertures appelées _mélayeh_, qui, en +voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente. + +C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui +consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant. + +La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de +maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs +qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus +sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides +tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse +dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par +les fellahs, est misérable et à moitié démoli. + +Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir +fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le +beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de +mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même +l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans, +moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race. + +Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur +chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je +me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de +déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse +crinière. + +C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès +mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion +désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux, +mêmes des vôtres. + +J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et +parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais +ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher +dans le Nil. + +L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un +mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces +vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un +chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait +pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger +des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et +le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre +fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes +et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de +Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la +déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte +en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure +était la meilleure réponse à rendre au sultan. + +J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon +enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en +leur disant: + +—Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui +courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des +millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de +guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain, +vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une +poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la +lumière et la liberté aux peuples de l'Asie. + +Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter +son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon: + +—Le français parle avec les idoles! + +—Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui +aussi, quand le soleil se lève. + +Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder +derrière eux. + +Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du +général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était +rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le +lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions. + +Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de +Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un +contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque. + +Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la +réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de +Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de +Mourad. + +Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et +lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous +former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les +chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le +choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût +égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au +maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une +supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des +miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à +faire pour mon propre compte. + +Souleyman était là , et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au +lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier, +et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret +de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je +courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux +faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche +et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en +le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant: + +—Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie! + +Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et +une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de +là , à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par +les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand +Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta +hors de la mêlée. + +Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans +être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui +dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la +mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma +reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit, +parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure! + +—En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me +donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la +sienne. + +Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était +jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse. + +La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement +rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours, +et je gardai le lit plus d'un mois. + +Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle +négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur +la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans +le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en +faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une +infidèle pour faire des ablutions. + +Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir +dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives +tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre +de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes +almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas +fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de +plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de +psylles, c'est-à -dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de +serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en +parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer +le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts. +Je lui rendis son salut oriental. + +On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café. + +Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés +des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte +d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner +leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur +la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la +langue. + +Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe. + +Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur +le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon +divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma +pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus +un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette +affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais +dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie. + +—J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande +de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme +tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne +peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais +bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse. + +Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les +individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas +moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté. + +—À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de +droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma +part. + +—Et comment? + +—Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert +dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les +hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu +comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les +blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un +bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle. + +—Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi! + +—Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant +sourire. + +—Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir +tant de choses! + +—Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne +voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays, +j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance. + +Je voulus rendre une fête à Sabardin. + +La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient +appartenu au bey Hassan et que la 21e demi brigade avait convertis en +promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles +Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'_abeille_. Elle avait fait +des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait +chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse. +C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la +retrouver plus intense. + +Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un +matin devant moi: + +—Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule. + +—Tu sais où il est. + +—À Khardjèh, dans la grande oasis. + +—Djémilé y est-elle? + +—Djémilé y est. + +—Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le +commandement de la colonne d'expédition. + +Malek sourit d'un air de pitié. + +—Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette +en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce +n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey, +c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr. + +—Tu es fou! + +—Je sais ce que je dis. + +—Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée? + +—Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là -bas. + +—Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort. + +—Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la +suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles +dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif +Hassan. + +—Que me dis-tu là ? N'était-elle pas promise à Souleyman? + +—Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de +Mourad. + +—Combien de jours nous faut-il pour aller là -bas, enlever Djémilé et +revenir? + +—Huit jours, ou l'éternité. + +—Je vais demander un congé de quinze jours au général. + +—Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire. + +—Soit. Quand partons-nous? + +—Demain dans la nuit, avec Tomadhyr. + +—Lui en as-tu parlé? + +—Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux; +elle le voudra. + +—La crois-tu donc si obéissante? + +—Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un +de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper +l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux +almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là -bas, +nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le +reste. + +—Avant tout, je dois parler à Tomadhyr. + +—Parle-lui. + +—Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de +son prochain départ. + +—Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour +croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me +regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle +est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime +plus qu'elle ne t'aime! + +—Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un +autre, il faut que j'aille la réclamer. + +—C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme +si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je +n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas. +Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus +grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne +me demande plus rien. + +J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une +quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin. +Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu +prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur +le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre +d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée. + +Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les +vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque, +rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai +plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait +que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme. + +La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs, +tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait +avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville. + +J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait +m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son +accent français nous eût trahis. + +Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là , ni durant le voyage. Elle était +triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de +m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir +pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais +préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé; +n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que +j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et +je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir +l'air de douter d'elle. + +Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le +désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que +ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées +entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve, +très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois +des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes +d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui +forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur +éclatante des sables. + +Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de +chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le +vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les +yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que +la nuit. + +Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses +pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous +prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh. + +L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord +au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de +chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce +n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de +dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant +plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à +visiter. + +Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans +un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni +maître, ni valet, ni provisions. + +Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux +informations. + +La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et +des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques; +c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on +médit de son voisin. + +Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture +ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord +qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à -dire +le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après +s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il +allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse +Égypte. Ces bons musulmans faisaient des vÅ“ux pour qu'il nous chassât +tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa +à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé +devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient +invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là . + +Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment +pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement? + +J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction +massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une +prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée +de tours carrées. + +Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette +forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de +_gouzla_, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du +palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes +croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai +pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus +Souleyman. + +Je me dissimulai dans un fourré de lentisques. + +Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le +sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu, +il reprit son chant monotone. + +Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers +lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute +avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur +pris sur le fait. + +Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr +causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk +m'appela. + +—Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à +Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus +ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à +l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde +femme. + +—Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas +d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve +davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain +demander ouvertement à Mourad la main de sa fille. + +—Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne +donnera sa fille à un chrétien et à un Français. + +—Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse +t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te +demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me +conserver une place dans ton cÅ“ur. + +Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de +rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen. +Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais +envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe. + +—Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen, +là -bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek +nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue; +moi, je pars en avant. + +—Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes +ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille +ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je +me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs +reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis +sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main +pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en +suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine +de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un +puits d'une quinzaine de pieds. + +—C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou? + +—Il ne s'agit que de prendre cette corde à nÅ“uds et de se laisser +glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire! + +Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous +nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre +taillée dans le roc. + +Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous +baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une +seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée. + +Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures +représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le +sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était +brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte +et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles +dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination +vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que +je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent. + +—Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une +bonne sorcière! + +—Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout. +Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons +souper et causer. + +Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons +trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se +rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan. +Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera +seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le +connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il +ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie +nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le +palais. Elle sortira avec eux et te suivra. + +—Alors, tu te résignes à épouser Hassan? + +—Oui, puisqu'il le faut. + +—Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice! + +—Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et +d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui +appartiendrai que si je veux. + +En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais +jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont +il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore +plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet +le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour +elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante. +J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut +accepter. + +—Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais +écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une +femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le +saches. + +—Tu veux tuer le bey? + +—J'y suis résolu et tu vas m'aider. + +—Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne. + +—Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la +vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que +t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais +aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole. + +—Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes! + +—Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans +ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain +quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au +cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du +bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée +à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère. + +—Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de +Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous +jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu? + +—Je l'ignorais, répondit-elle. + +Malek reprit: + +—Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis +longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma +sÅ“ur la fille de l'assassin de mon père. + +—Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira! + +—Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai +aussi. + +J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence. +J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet +Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père +devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre +moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique. +Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût +été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula +dans son _mélayeh_ et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait +observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi: + +—J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa +volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui +prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son +café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé. + +Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner. + +—Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes +le couvriront de son _mélayeh_, comme s'il était mort. Ils le +chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du +sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son +entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À +présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus +profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller. + +—Les astres te l'ont dit? + +—Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous +rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek +endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu +m'as promis une place dans ton cÅ“ur, je ne te quitte plus. + +—Est-ce que tu veux donner du poison au sherif? + +Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour +l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer +accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que +j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle +pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur +la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de +Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je +m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si +la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma +situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon +Hamlet et ma sorcière. + + + + +XIII + + +Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla. + +—Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des +cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas; +rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les +femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin +noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front. +N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici. +Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la +nuit, et pars! + +Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours +du palais. + +Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus +bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait. + +Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les _schaouss_ m'en interdirent +l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des +invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait, +disait-on, se rendre à la mosquée. + +Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes +masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front. +On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se +passait-il? + +Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les +murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la +silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé +d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec +une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans +l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que +la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita +pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri, +se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés. + +Je fus bientôt près d'elle. + +—Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître. + +Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras. + +Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé! + +—Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon cÅ“ur, je te tiens +donc enfin! + +—Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma +recherche. + +En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le +chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants +munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit +d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande +mosquée. + +Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais +pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il +n'était nécessaire. + +Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient +m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui +menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut +d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen +d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû +emporter leur maître endormi. + +Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne +se trouvait plus. + +Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien +toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands +yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu +changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était +véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre +l'amour et le sentiment paternel. + +Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment +son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord +dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis. + +—Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse +seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me +sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout +de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous +convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de +garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les +vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me +voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma +place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous +retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le +moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je +ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance, +comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et +voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma +mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient +ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de +fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le +harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de +voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait. +Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes. +Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma +fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le +mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes +les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me +précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la +porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la +citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je +m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours... + +—Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu +qu'elle ait été tuée? + +Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le +plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho +mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je +reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait +Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits: + +—Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé, +poursuivi... + +Je me hâtai de le faire descendre. + +—Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de +leur volonté? + +—Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi! + +—Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il +sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider. + +—Es-tu blessé? + +—Oui, à la main. + +Nous gagnâmes l'hypogée. + +—Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre +côté de la porte. + +—Comme tu voudras. + +Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce +qui lui était arrivé. + +—Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur +mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné +un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure +d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq +cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce +qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser +échapper. + +J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à +trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois +mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts +de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien. +D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout +entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu +dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu +chercher un refuge ici. + +—Es-tu suivi? + +—On a perdu ma trace.—Maintenant que nous n'avons plus rien à faire +dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit +même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière +des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas. + +—Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis +doit être sur pied. + +—Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont +là -haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons +sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables. + +—Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est +impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval. + +—Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas +encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le cÅ“ur léger. Mourad est +mort... + +—Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt. + +—Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir +beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan. + +Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à +deux pas de Malek. + +Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond +sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent +éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air +plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces. + +Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention +sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins +de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des +dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de +l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux +cavaliers. + +La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier, +j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de +savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que +fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre +que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé. + +Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le +palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient +que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant +à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une +incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui +préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir +(Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie, +et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de +concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille +mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de +la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts +privés. + +J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par +moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité. +J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su +conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient +longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la +prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il +ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma +pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des +fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était +promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était +cachée. + +Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions +faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais +je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué +une nouvelle tentative. + +Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis +tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous +marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes +nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et +de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des +fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval. + +Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre +campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon. + +—C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos +bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme, +les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers, +nous monterons à cheval et agirons de ruse. + +En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je +pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre +Malek et ses deux cavaliers. + +—Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il +sera toujours temps de se battre. + +Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de +terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue. + +L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté. + +—Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre; +mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis +que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le +permet! Allons au-devant d'eux. + +Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient +fait halte en nous voyant accourir. + +—C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son +cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer. + +—Je m'en charge, répondis-je. + +Malek s'adressant alors directement à lui: + +—Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette +caravane. + +—Que veux-tu dire? répondit Hassan. + +—Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille? + +—Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu? + +—J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux +pas... + +—Parle, où est ma fiancée? + +—Dans l'oasis, à Dakakyn. + +—Tu mens, j'en arrive! + +—O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être +Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui +qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français. + +Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à +terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la +troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un +homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne +l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son +sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors +d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un, +mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par +quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les +bras. + +Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort. +À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis +quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés. + +En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas +l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de +cordes. + +Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser +sa blessure. + +—Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien +désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête. + +—Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer; +je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre +mort. + +—Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même? + +Et se tournant vers Malek: + +—Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef +français? + +—Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a +longtemps que le Français ne pense plus à elle. + +—Alors, que venais-tu faire à Khardjèh? + +—Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons +musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs. + +—Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta +langue a assez menti. Je vais te la faire couper. + +Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux +de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec +leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des +monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le +malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux. + +Vaincu par la souffrance, il s'évanouit. + +Hassan s'adressa ensuite à moi: + +—À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité? + +Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent +en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné +paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir, +et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup +je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre +l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent. + +—Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir? + +—Tu n'es ni Arabe, ni mameluk. + +—C'est vrai. + +—Qui es-tu? + +—Le chef français lui-même. + +—Toi!... fit-il en s'approchant. + +—Oui! et je suis venu chercher ma femme. + +—Qui, Djémilé? + +—Elle est mariée avec moi depuis longtemps. + +—Et tu l'as emmenée? + +—Oui. + +—Où est-elle? + +—Pas loin d'ici! + +En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile. + +—Tu consens à me la rendre? + +—Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai +près d'elle. + +Comme un sot, il en donna l'ordre. + +Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était +encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la +promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur +l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas +de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si +vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les +mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de +leur stupeur. + +Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi +nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon +compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite +avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre; +mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos +fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il +obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les +têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur +le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui +brûlai la cervelle pour en finir. + +Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs +ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le +chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut +au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y +colla ses lèvres. + +Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous +rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir +sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués, +il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue +marche. + +Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter +tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva. +C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du +désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il +soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui +se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla +respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes +fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes +chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le +retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était +tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge. +Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la +précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment +une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent +desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la +soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage. + +Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler +beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir +écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup +il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa +poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa sÅ“ur. Puis +il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui +remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en +réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer +les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air +mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le +remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le +suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de +désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un +regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait +me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il +avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine. + +En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et +retomba mort. Ses hommes vinrent le relever. + +—Ce qu'il a fait là , dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni +religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort. + +Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que +c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite +grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la +fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait +par la mort à la honte de vivre mutilé. + +Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide +des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de +Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que +depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé +chez les Orientaux. + +Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les +tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux +furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se +fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous +avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui +restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il +n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait +Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de +marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable +qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la +gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les +provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait +de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je +cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être +loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un +peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne +bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé +sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé +était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir? + +—Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu +boire mon sang? + +—C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte. + +—C'est nécessaire, je veux que tu vives! + +Je me fis une entaille au bras. Elle but. + +Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient, +le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et +nous repartîmes. + +Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère +compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent +du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition +avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul. + +À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade +assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours. + + + + +XIV + + +Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une +affection dont je fus vivement touché. + +—Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me +l'as pas encore dit. + +—C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas +le dire. + +—Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout +celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son +courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour +toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai +aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de +toi ton esclave Djémilé. + +—Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon cÅ“ur, ce que je +t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te +le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave. + +—Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais +rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes +désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière +que je veux boire. + +Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment +aurais-je pu douter d'elle? + +J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me +blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné, +dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être +eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie +remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien. + +Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la +perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre. + +Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu, +de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de _Sultan +juste_; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux +troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général +de Gizèh. + +Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque +s'avançait vers Alexandrie. + +Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé. + +Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se +montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin +d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits +de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de +Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je +le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de +cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai. +Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de +sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu! + +Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon +régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses +quartiers à Boulaq. + +Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait +décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait +passé avec armes et bagages, c'est-à -dire, avec ses chiffons et ses +bijoux, dans les bras d'un _Riz-pain-sel_. C'est ainsi que nous +appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre +soldat, de si rapides fortunes. + +Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé. +Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus +finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui +retrouve son maître. + +Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai +eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de +cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger +alors qu'elle pouvait le faire impunément. + +Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé +de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait +heureux. + +En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé. + +Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle +commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à +Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des +leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car +j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à +mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille +d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et +la pousser jusque dans la mer. + +Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux +et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique, +personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque +nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile +pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire +et fut reconnu général en chef le 1er septembre, aux acclamations de +l'armée et de la population. + +Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne +songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre +et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la +conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle +eut les hommages des hommes et l'envie des femmes. + +En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha +contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie, +d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte +qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour +de ma maison. + +Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de +nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis +rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux +portant. + +—Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis? + +—Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a +plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi? + +—Avec plaisir; mais tu seras raisonnable? + +—Est-ce que je ne le suis pas toujours? + +—Ce n'est pas ce que dit ta sÅ“ur. + +—Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les +épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne +pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de +soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie! + +—Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta sÅ“ur... + +—Ne l'appelle donc pas ma sÅ“ur. Cela me rappelle madame Royale et me +fait de la peine! + +—Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre +_majesté_ daigne au moins garder l'incognito. + +—Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave. + +Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là +elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et +ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire +comprendre. + +Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle +le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle +me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de +grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du +doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et +ses mains. + +—C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler. + +—J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous +que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons. + +Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni +très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein +de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non, +il avait gagné mon affection. + +Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de +Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire, +il me dit: + +—Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la +Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai +dit au juif où j'allais. + +Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de +jouer au _mangallah_, espèce de jeu de trictrac très à la mode en +Orient. + +Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux; +quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En +voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De +retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire +l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant +ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les +impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que +lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit +par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque. + +On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de +terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le +harem. + +J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère +était chez moi. + +—Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici. + +—Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur! + +—Vous craignez qu'on ne vous l'enlève? + +—Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne +sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu. + +Après l'avoir priée de s'asseoir: + +—Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis +n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est +réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous +tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché! + +—Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant. + +—Parfaitement! + +Elle était profondément blessée. + +—Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous +donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à +vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le cÅ“ur: ils +vous en savent gré en vous faisant dire: _Vous m'ennuyez_! + +—C'est donc décidément un prince? + +Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment +et me dit avec l'accent de la vérité: + +—Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant, +par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est +bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent +protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux, +il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne +pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de +lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier +de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en +avertis! + +Et elle sourit avec amertume. + +—Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne +veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux, +ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé. + +—Alors, vous allez dénoncer le roi? + +—Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je +doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à +dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon +goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu! + +—Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime, +au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement +dégoûtée de la vie que je suis injuste. + +—Oui, vous êtes injuste! + +—Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon +affection... + +Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes. +Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il +était trop tard! + +—Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant, +qui avait repris ses vêtements masculins. + +À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la +regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut +parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa +Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante +de colère: + +—Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent +de vous amuser. + +Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner. + +Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir +abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa, +lui essuya les yeux et l'emmena jouer. + +Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton +royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui +accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère +de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle, +mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait +quitté le Caire. + +—Est-ce pour longtemps? + +—Qui sait! Peut-être pour toujours. + +—Si tu sais quelque chose, parle! + +—Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle +s'est embarquée ce matin. + +—Et où va-t-elle? + +—Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais. + +—Qu'est-ce qui te le fait supposer? + +—Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je +ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous +l'apprendre à votre retour. + +—Et qu'a-t-il répondu? + +—Qu'il venait de la part du prince. + +—Quel prince? il y en a beaucoup! + +—Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de +l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je +l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma +terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de +français pour comprendre. + +—Très-bien, et qu'as-tu entendu? + +—Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le +petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le +mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame +qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui +qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria +sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à +lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre. +Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar; +mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché. + +—Et qu'a répondu la Française? + +—Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son +pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et +qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé +plus poliment; il lui a proposé d'être son mari. + +—A-t-elle accepté? + +—Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les +femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas. +Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas +revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle +n'a plus rien. + +Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les +motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources, +et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait +le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et +qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une +personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher +des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne +m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une +colère qui ne pouvait pas être dans son cÅ“ur? + + + + +XV + + +Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était +peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je +l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à +parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe +très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait +aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement +qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis +était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des +exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en +trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli +garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce +n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait +quinze ans. + +De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi. +Sa réserve vis-à -vis de tous les autres n'indiquait pas un état de +démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me +parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui +disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile +à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je +l'_ennuyais_, mais il ne me le fit jamais dire. + +Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du +rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la +fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal +tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but +moins innocent que ne le comportait son air novice. + +Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de +Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille. + +—Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt. + +—Parce que vous m'avez fait de la peine. + +—Moi? je ne vous ai jamais grondé! + +—Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne! +mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir. + +—Qu'ai-je donc fait? + +—Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir. + +—C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi +qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme +un enfant. + +—En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon cÅ“ur? + +—Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous. + +—Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je +voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est +donc, au juste? + +—C'est de livrer son cÅ“ur tout entier, c'est d'être prêt à verser son +sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime. + +—En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour +vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays. + +—Vous parlez comme un enfant. + +—Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé. + +Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois. + +Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis: + +—Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses. + +Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire. + +Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de +si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis. + +—Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai +questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant +savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a +enfin répondu. + +—En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi? + +—Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux? + +J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient, +c'est-à -dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes +d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il +valait mieux ne pas l'exposer au danger. + +Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et +suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de +camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et +porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que +donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai +de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le +lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à +personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le +conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le +recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas. + +En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des +secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous +étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais +durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et +parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de +révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau +débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le +général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir +Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable. + +Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après +bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand +visir, le 28 janvier 1800. + +Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre +conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la +France. + +Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée. +La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en +France et l'_avénement_ de Bonaparte au consulat remplissaient le cÅ“ur +des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de +revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en +Italie qu'en Égypte. + +Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la +France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je +vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et, +après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les +affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles +partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de +bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter. + +Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts +à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient +été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à +l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé +par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne +consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas +les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux. + +Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en +consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva +avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers +généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous +les yeux: + +—Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision. + +—Nous devons nous battre! répondirent-ils tous. + +—C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences +que par des victoires. Préparons-nous donc! + +Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses +divisions sur le Caire. + +Il me fit appeler. + +—Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la +fille de Mourad. L'as-tu toujours? + +—Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir. + +Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée +aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence, +et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour. + +—Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne +de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane, +parle-t-elle français? + +—Oui, général. + +—En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il +réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me +rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec +mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en +famille. + +—Ne puis-je savoir de quoi il est question? + +—Je te le dirai demain. D'ici-là , tu contrecarrerais peut-être mes +plans. + +Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du +général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français +n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur, +disait-elle. + +Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne +chère, et je l'attendis avec impatience. + +Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la +maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la +fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à +table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces. + +Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui +s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses +projets. + +—Parfaitement, dit-il. + +Et, se tournant vers Djémilé: + +—Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission +délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à +votre cÅ“ur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller +trouver votre père, en ce moment du côté de Suez. + +—Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant +pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis! + +—Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du +Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais +ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un +rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais +et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si +nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons +alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant, +portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à +redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment +si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de +la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de +prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la +république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul. + +Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était +extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle +refuserait. + +—C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père +est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir +l'entendre. + +Elle m'imposa silence, et en relevant le front: + +—J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si +je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui +apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne +de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je +n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action +courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera +de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de +l'Égypte. + +—Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a +que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit! + +—Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté. +Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame? + +—Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à +temps pour rentrer en campagne. + +—Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop +de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père. + +J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer +une querelle d'intérieur devant le général; je me tus. + +Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni +des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment +des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber +l'emportait sur toute la ligne. + +Dès que je fus seul avec Djémilé: + +—Alors, lui dis-je, tu veux me quitter? + +—Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non, +jamais! + +—En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans +même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et +pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu +m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément? + +—Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne +peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française. +Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage? + +—Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je +ne veux pas te laisser aller là -bas sans moi. + +—Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles. + +—Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander +ta main à ton père? J'irai dans ce but. + +—C'est bien inutile. + +—Tu ne veux plus être ma femme? + +—C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas +nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère +que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu +ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat? + +—Bien. En attendant je pars demain avec toi. + +—Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me +décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue. + +Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les +idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur +soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que +cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute +volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais +l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle, +j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me +mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave. + + + + +XVI + + +Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son +escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de +ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième. +Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux +n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac +Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le +désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate, +sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents +desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable. +De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre +de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la +monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de +palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense +étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du +sol. + +Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien. + +Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que +brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant +sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir +tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla +qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel, +mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue +au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui +étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc +jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre. +L'un d'eux demanda ce que nous voulions. + +Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez +humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une +personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des +nouvelles de sa fille. + +Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air +insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le +déserteur. + +—Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir, +que vous pouviez laisser votre tête ici? + +—Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable. + +—Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont +une insulte à venger, non! + +—Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je +n'aimerais pas laisser ici ma tête. + +Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son +père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant. + +—Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour +interroger notre courage. + +Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans +le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous +arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là , et pria Djémilé +de le suivre. + +—Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon +secours avec tous tes soldats. + +Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller +plus loin. + +—Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du +premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens +de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman. +Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à +l'entrée de la tente. + +—Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien +peur, adieu! + +Je prêtai l'oreille: + +—Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait +extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu +m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui? + +—De la part du sultan des Français. + +—Alors, il faut appeler Mourad. + +—Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille. + +—De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile, +Djémilé? + +—Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi! + +—Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens +m'embrasser. + +Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à +Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après, +Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que +je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès +d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me +sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était +la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix. + +—Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je. + +—Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te +pardonne et te regarde comme mon fils. + +Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon +respect. + +—Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait +quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit +pour émouvoir le cÅ“ur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir +enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le +courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père +les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien +avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il +restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été +reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé +restera avec nous jusque-là . Tu viendras faire ta demande selon les +usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa +succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront +un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la +lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession +à Mourad. + +Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait +offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du +futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je +montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas +plus que celle de laisser Djémilé. + +En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se +souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé. + +Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de +colère mal dissimulé: + +—Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi? + +—Oui. + +—Et tu acceptes? + +Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais +c'était perdre Djémilé. + +Je cherchai à tourner la difficulté. + +—Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener +Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec +Kléber. + +—Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec. + +—N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon +père et nous nous reverrons bientôt. + +—Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente +après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le +permettait. + +La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il +dormait et se réveilla en m'entendant entrer. + +—Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins +empalé. + +—Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher? + +—Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de +sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer +demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une +femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre +beau-père? + +—Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix. + +Il me répondit par un ronflement. + +Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute +d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de +camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes +pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je +voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis. + +Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes +dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme +s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par +enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je +suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers +de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon +baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on +eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet +attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'Å“uvre de +Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon +uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à +moi. + +Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit +que ce ne serait rien. + +Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant +qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on +ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher. + +Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route, +et moi n'ayant plus rien à faire là , nous prîmes congé de Mourad, qui +nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en +lui laissant Djémilé. + +C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de +se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été +cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans +le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour +m'abandonner ainsi! + +J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais +je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins. + +Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa +mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je +rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien +préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en +punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un +enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la +faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du +moins, m'eût fait dormir et oublier. + + + + +XVII + + +Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la +situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les +postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées +pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du +traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville, +sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se +révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la +frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer. + +Il n'y avait plus qu'à combattre. + +Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout +au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la +pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis. + +Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille +hommes. + +L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village +d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires. + +On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en +avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui +s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait +sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir +l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu +d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le +front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent +promptement rentrer dans la masse confuse de son armée. + +Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous +passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats. +Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse +d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit +sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous +empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives +infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous +entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue +peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du +côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents +cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat. + +En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend +une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu +parole à Kléber. Il était resté neutre. + +On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses +vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa +tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis +vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie. + +Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le +canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite +que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la +ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la +citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur +porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me +faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je +savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne. + +Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le +temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec +500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la +déroute la plus complète. + +Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp, +artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le +désert. + +Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours +pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et +les massacrèrent tous sans pitié. + +C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en +déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une +lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur +quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: _Honni soit qui +mal y pense_. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers +de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de +vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et +d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et +doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique +anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se +faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se +coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec +accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer, +on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques +sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet. + +Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir +le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes +et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour +surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade +d'infanterie, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons. + +Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs +de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée, +avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était +enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh +avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur +secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de +Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres +avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de +Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des +chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente, +qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine? + +Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le +retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du +Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille. +Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa +bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes +dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne +trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber +refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et +dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà +empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à +travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous +les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent +coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser +l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues +en attendant le retour de la division Reynier. + +Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la +ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de +partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur +elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai. + +J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à +moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues +avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches +qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle +aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés +dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en +était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait +de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp +occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était +là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de +passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans +ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée +dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait, +je la souffris dans cette intimité. + +Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent +promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour +soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se +rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela +avait demandé un mois. + +Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant +d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement. + +En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute +l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population +soulevée. + +Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il +pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes +insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation +de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens, +des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie +amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter, +et la 21e demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée +par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent +bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du +soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se +croyant d'abord que nos esclaves. + +J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison +qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les +meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles +n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les +réparer. + +Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour +aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque, +venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de +sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber. +Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le +palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le +général leur fit restituer. + +Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère, +contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty +Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu +que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa +fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de +mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle, +et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang +qui lui était dû. + +Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse +dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance. +Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des +guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui +exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension +d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future +position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort +bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît +l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière. + + + + +XVIII + + +On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du +gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de +semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des +munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La +solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de +vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues. +Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait +chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation +résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible. +Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme +esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la +colonie florissante. + +Souleyman reparut sur l'horizon. + +Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu +chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si +elle ne lui accordait pas un rendez-vous. + +—Et tu ne lui as pas répondu? + +—Non, mais je n'ose plus sortir. + +—Il faut se débarrasser de ce chanteur-là ; mais c'est difficile. Il a +le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout +Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans +la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux +faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais +c'est parfaitement inutile. + +—Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer +demain avec ma mère. + +—Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir +Sitty Nefyssèh? + +—Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici. + +—Seul, ou avec Louis? + +—Une fois avec Louis. + +—Pourquoi rougis-tu? + +—Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais! + +—Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle... + +—Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de +politique! + +—En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de +chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche. + +Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant +Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli +assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été +chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais +malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que +Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit +d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il +n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme +Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups +de bâton, après quoi il ordonna sa déportation. + +Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le +billet suivant: + +«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu +Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en +chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler +de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir +dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment +l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez +grand plaisir à celle qui se dit votre servante. + +«OLYMPE DE C....» + +Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que +pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois? +L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en +faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais +fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et +j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à +Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit. + +Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan. +Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois +quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui, +pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe +et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui +ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à +l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus +de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure +blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si +enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et +inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la +retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux. +D'où venait tout ce luxe, sinon du _milord anglais_, comme l'appelait le +petit juif? + +Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à +entendre. + +—Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez _entretenue_! +Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut +s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de +comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous +voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me +restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que +je ne vous ai vu, j'ai été en France. + +—Avec l'Anglais? + +—Quelle est cette nouvelle folie? + +—Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait +vous voir en cachette. + +—Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête. + +—Sa femme, peut être? + +—Pas davantage. + +—Comment s'appelle-t-il? + +—Que vous importe! + +—Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours +plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou +l'autre: à quoi bon me le cacher? + +—Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé? + +—Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord +Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet +homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour +le croire, et pourtant vous le recevez en secret. + +—Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour +moi. Cela prouve que vous pensez à moi. + +—Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop. + +—En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors, +comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille +de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser. + +—Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à -vis de sa famille. + +—Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est +la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de +colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à +renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules +d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de +couronnes civiques. + +—Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis +plus sérieux que cela. + +—Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey +mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette +Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à +son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et +superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries. +Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept +merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui +donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières: +elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais +elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des +courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et +vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous +présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement: +Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche, +si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non, +non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk +qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un +simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord +l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne +parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se +donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce +fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang +de son beau-père! Ce sont là les mÅ“urs orientales, me direz-vous! Oui, +c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé, +intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de cÅ“ur dans +la barbarie et l'ignorance! + +»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et +d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront +l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les +vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez +forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos +scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car +vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens. + +»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une +petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée, +ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura +pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle +s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui, +par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le +droit du vainqueur! + +»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors +pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi +entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je +n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse +répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien, +sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je +ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans, +c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à +plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je +ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre +maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de +magasin et qu'elle mette pour enseigne: _À la Belle Mameluke_. Je n'y +vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que +vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui +chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas. +Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour +m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce +conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me +croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour +vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.» + +Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un +Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues +dans la mollesse de la vie orientale. + +Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de +l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux +de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle, +je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles +qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y +avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de +nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma +pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je +le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien +à répondre. + +Olympe me tira de mes réflexions en me disant: + +—Il est six heures, Kléber ne viendra plus. + +—Devait-il venir? lui dis-je en souriant. + +—Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks; +vous croyez que je me ménageais un tête-à -tête avec vous? + +—Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire! + +—C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut +attendre davantage, offrez-moi le bras. + +Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées +d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre +d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens, +je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre +du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie +avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers. +Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction +et faisait jouer des pièces françaises. + +Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des +détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art, +mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son +cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau +sur les yeux de Dubertet. + +Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan +m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où +avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si +je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté +que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière. + +—Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis +nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des +Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai +assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie +moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne +lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse +d'entendre ma confession, la voulez-vous? + +—Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais +aussi bien de me boucher les oreilles. + +—N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour +où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à +Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de +bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux. +Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en +vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et +puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore +aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous +voir, pour vous oublier. + +—Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient +qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une +cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous +m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes +fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie, +vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre +possible pour me brûler le cÅ“ur; et puis, tout à coup, vous partez sans +m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous. +J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais +arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence +de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me +concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment +est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire... + +Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis +une larme briller à travers ses longs cils. + +Je me jetai à ses pieds. + +—Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard +suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le +suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est +bien différent du sentiment que je vous inspire. + +—Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de +tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me +trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le +vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage, +sans croire son cÅ“ur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je +reprends possession de moi-même. + +Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que +vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous +demandais votre fortune? + +—Je vous la donnerais. + +—Votre vie? + +—J'en ferais le sacrifice. + +—Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à +Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel +avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père, +j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a +précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés +rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des +esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas +l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le +laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien. + +—Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France? + +—Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution +sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les +massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de +tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres +fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui. + +—C'est mon avis. + +—Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit +la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la +monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et +avec Kléber. + +—Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à +l'ancien régime. + +—Je ne nie pas les _vertus civiques_ de M. Kléber! Mais l'esprit des +généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie +au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est +toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie +égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner. + +—Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude. + +—Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte +au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du +traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous +serions tous à Paris. + +—Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant. + +—Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez, +vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi. +Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la +bataille d'Héliopolis. + +—La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je +voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un +brandon de discorde tel que Louis. + +—Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation. +Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui, +c'est bien différent. + +—Je ne comprends plus. + +—Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles +civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la +majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du +conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi +s'il veut répondre aux vÅ“ux de tous. Il ne peut préférer à la gloire +de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine +célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se +maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par +lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration +et de l'estime de toute la France. + +—C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera? + +—Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous +chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps +opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur +de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre +monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que +j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari +seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains +du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort +est lié au sien. + +—Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la +Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place +de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le vÅ“u de la +nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République. +Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous +lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de +bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez +donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez +balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont +vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous +rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre +conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un +mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie, +il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant +d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires. + +Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et +tirer le canon d'alarme. + +—Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi. +Encore une révolte! Ne me laissez pas seule... + + + + +XIX + + +Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un +siége, il nous dit: + +—Kléber est mort! + +Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits: + +—Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier +général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est +élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au cÅ“ur. Le général +est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur +l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a +frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes +accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché +dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle +Souleyman. + +—Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek? + +—Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne +me rendra pas mon général. + +Et le pauvre garçon fondit en larmes. + +Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui +ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle +de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit +de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort +dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber. + +Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien +Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche, +qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à +Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une Å“uvre +sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la +grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur, +mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs +jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer +dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne +abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime. + +Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée +et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête +tranchée. + +Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un +véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je +me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre +la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le +meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une +belle colonie! + +Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte, +c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en +Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de +Marengo. + +Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général +Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute +opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de +ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul, +qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon +administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve +qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait +épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule, +moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans +expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros +ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la +mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber! + +Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de +bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des +soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous +autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux +valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter +quand il n'était plus temps. + +On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et +pourtant tout resta calme. + +Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en +me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les +bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan +étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé +net. + +—Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens +pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père. + +—Kléber savait-il qui tu es ou prétends être? + +—Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai +jamais dit. + +—Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris? + +—Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au +quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle +plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma +gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude! + +—Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle? + +—Bah! ne parlons pas de ça! + +J'insistai:—Je parie que tu lui auras conté fleurette! + +—Pas précisément... + +—Voyons, raconte-moi donc... + +—Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer +qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout +honteux, et puis je me suis trouvé bien sot! + +—Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi! + +—Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a +dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes, +que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en +ai pris de la colère et je suis parti. + +Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un +aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze +ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me +hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis +XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier? + +Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de +Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si +froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi. + +Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et, +les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses +heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à +subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même +devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute +contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le +questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement, +je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta +au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à +Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des +voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en +cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu +scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus +long. + +Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit +beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout +soupçon. + +Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur +maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle +pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer. + +—Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais +bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être +sûre que tu m'aimes autant que je t'aime! + +—Qu'est-ce que cela veut dire? + +—Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il +soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle? + +—Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez +toi. + +—Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que +je fais semblant de t'aimer? + +—Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore +libre. + +—Alors tu me méprises, car tu penses... + +—Je pense surtout que tu cherches une querelle. + +—Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu +me l'avais promis? + +—Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne +t'ont pas manqué jusqu'à présent. + +—Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes. + +—Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me +l'apprendre. + +—Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais! + +—On t'a trompée, cela n'est pas. + +—Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais +donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle +soit morte! + +—C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi? + +—Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en +récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme. +Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en +fais une condition de notre mariage. + +—Mais, c'est convenu, tu le sais bien! + +—Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les +pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai +droit. + +—Il y en a encore assez pour toi. + +—Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta +tente pendant un mois? + +—Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire. + +—Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle +n'est plus une enfant. + +—Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes? + +—Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te +trahissais à mon tour? + +—Je te tuerais! + +Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en +disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit, +c'était pour t'éprouver. + +La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que +jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le +médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait +qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but. + +Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la +trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses +amies. + +Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon +mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me +donnèrent à penser. + +Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si +j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers +la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition +dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son +chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père +n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de +rejoindre son époux avec sa fille. + +J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la +crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé, +me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La +fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours. + +J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante +d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles, +bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau +fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était +mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait +obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue +coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup. +Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de +sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé +mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la +langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me +donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles. +Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que +des autres. + + + + +XX + + +Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me +fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si +elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la +vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et +consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint +à moi en me demandant si je me sentais plus mal. + +—As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je. + +—Non, dit-elle, je suis bien vivante. + +Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une +balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son +abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie. +Comme je la regardais avec stupeur: + +—Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre +d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque, +après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine +cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi +dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été +guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé. +Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me +faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions. +Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit +jours; c'est moi qui t'ai soigné. + +—Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec +moi, j'ai bien des choses à te demander. + +—Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis +là . + +Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de +n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en +convaincre. + +Elle était là . + +Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière +créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur +manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait +rien. + +Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie; +mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir +une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta. + +J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme +j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon +esclave. + +—Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends +part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas +Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du +chagrin. + +—Je ne peux plus me dédire. + +—Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi, +quand même ta khanoune le trouverait mauvais. + +—Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle. + +—Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma +vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en +me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon +plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du +compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et +tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants +comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite +autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme. + +—Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi, +tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux +dire? + +—C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le +prouvera. + +Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite +fellahine se présenta tout effrayée devant moi. + +—Qu'as-tu donc, Zabetta? + +—Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là -haut sur la galerie. Elle +dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit +l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour +le chasser. + +Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre +ou de la folie. + +—Ah! te voilà , s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!... +Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux! + +Quand j'eus fait ce qu'elle demandait. + +—Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton +esclave? + +—Eh bien! regarde et vois, je le veux! + +—Oui, je vois Djémilé, elle est là ... Elle parle! + +—Avec qui? + +—Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe... + +—Que dit-elle? + +—Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah! +que je souffre! Je voudrais entendre pourtant! + +—Où sont-ils? + +—Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem! + +—C'est impossible, tu te trompes! + +—Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent. + +—Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais. + +—Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la +maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois +plus!... + +Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne +t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime! + +Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs. + +Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne +savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je +connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me +calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations +d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en +fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle +était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et +j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre +où j'avais jadis retrouvé Sylvie. + +Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai. + +Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr +n'avait pas menti. + +Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements. +Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes. + +En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber, +tant il tremblait. Djémilé resta impassible. + +—Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à +la main. + +—Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré. + +—Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays. + +Et m'adressant à Djémilé: + +—Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te +coudre dans un sac et de te jeter à l'eau. + +—Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui +me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux. + +—C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni +cÅ“ur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le +mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te +l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y +a plus rien de commun entre nous. Je te méprise. + +—C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui +m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France. + +—Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser +la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y +compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la +Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet? + +—Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant +d'un air incrédule. + +—Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne +te revoie plus jamais. Adieu. + +Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en +étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur +à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût +s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de +Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants +trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la +satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je +rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui, +me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre +confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit: + +—Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une +autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens +dîner avec moi et oublie. + +J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la +résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre +fou, c'était toujours quelque chose. + +Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi +il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles +avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils +peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste +et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était +des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes +que nos ghawaises n'étaient autres que des _khewals_, c'est-à -dire des +almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux +dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient +si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux, +nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes. + +Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas +celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous +jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou +laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit +mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il +vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme +turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de +les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane +me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été +chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena +Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour +laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de +la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous +donnant rendez-vous chez elle. + +En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes +ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre +diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous +nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours. + +Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des +femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de +vaisselle et on mena grand bruit. + +À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous +allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane +fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit +beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer. +Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur +les nattes. + +Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et +reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au +bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à +Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner. + +Pannychis, après avoir été mise à la porte par son _riz-pain-sel_, avait +été s'implanter chez Morin. + +Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre +d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne. + + + + +XXI + + +En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps +de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de +Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille +des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait +en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle +n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était +bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité +était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un +rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des +Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut +obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France +était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié, +trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être +prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais +dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa +confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi +paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au cÅ“ur pour une fille +de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre. + +Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être +trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un +certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté +pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un +peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans +l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi +en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup +de héros, était aussi licencieux dans ses mÅ“urs que dans son langage. +Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon +ouvrage, mais la punition était bien dure. + +Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout +cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait +avec l'oubli de l'outrage. + +Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais +personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes +bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après. + +—Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le +citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la +_petite noce_ que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres. +Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour +Esnèh. + +—Il est parti? Bon voyage! + +—C'est drôle tout de même. + +—Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'_odalisque_. + +—Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille +de _mamamouchis_! La vieille est une madrée qui entend le français aussi +bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis +est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais +elle _manigance_ un mariage entre sa fille et lui. + +Guidamour ne m'apprenait rien. + +Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan. + +—Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air +content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre. +C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille +comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait +contrarier. + +—Je n'ai pas besoin de tes commentaires. + +—Suffit, mon colonel! + +La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa +lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée +de mariage avec une mameluke. + +En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ +que tout était rompu. + +Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je +crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez +moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle +m'aborda en me disant: + +—Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le +Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un +mameluk, à quinze ans et demi! + +—Louis est maintenant un homme, et + + Dans les âmes bien nées... + +—J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais +même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage, +si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez +il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le +débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut +rester entre les mains des mameluks. + +—Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté... + +—Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le +réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me +l'a confié, je réponds de lui... + +—On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé +après la mort de Kléber? + +—Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne +suis pas une vieille femme. + +—Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle. + +—Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais +qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout +du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a +débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le +ramener. + +—Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra! + +—J'agirai donc seule. + +—Et que ferez-vous? + +—J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance. + +—Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte? +Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par +conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous +rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez +sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur. + +—Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à +quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez +en aide, je mourrai à la peine. + +—Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis +faire pour votre prince. + +—Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage +insensé. + +—Et comment? + +—Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre. + +—Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou +vous abandonne-t-il? + +—Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous +voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux +m'adresser à vous. + +—Je suis flatté de la préférence. + +—Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus. + +—Si fait! combien vous faut-il? + +—Trois cent mille francs! + +Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses +folles, c'était à peu près ce qui devait me rester. + +Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous +étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une +solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de +reconnaissance. + +—Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je. + +—Le plus tôt possible; dès demain. + +—Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir. + +Après un moment d'hésitation: + +—Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant; +ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance. + +Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle +craignait pour se cacher ainsi. + +—Je me méfie des _bravi_ de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se +débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille. + +—Laissez-moi vous reconduire. + +—Oui, donnez-moi le bras. + +Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller +chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle +n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou +l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait +succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le +lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en +donner un reçu: + +—À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai +confiance en vous. + +—Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier. +Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre? + +Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous +obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut +réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant +moi, et me demanda brusquement: + +—M'épouseriez-vous? + +Je gardai le silence. + +—Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de +votre âge. + +—Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop +différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage. + +Elle recommença sa promenade et revint à moi. + +—Voulez-vous retourner avec moi en France? + +—Oh ça! oui, de grand cÅ“ur, mais avec vous seule, pas de Dauphin! + +—Bien! c'est convenu. + +Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa +doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je +vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère! + +J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous +voulez compter sur ma confiance. + + + + +XXII + + +Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La +perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une +idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la +peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans +l'armée et dans la population. + +J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ. +Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie. + +Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir +sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre: + +—La dame française est de retour, me dit-il. + +—Depuis quand? + +—Depuis quinze jours. + +—En es-tu bien sûr? + +—Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue +d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là +vaut bien quelque chose. + +Je lui donnai une bourse et je le renvoyai. + +Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour +dupe? + +Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez +elle. + +Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je +résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison. +Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins +enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui +descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en +attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je +remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière +moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier. + +Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure +dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes +descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé +dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on +lui-même? + +Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot, +je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était +qualifié de mylord. + +Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de +loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait +donné le juif. C'était lord Humphrey! + +Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui. + +L'Anglais fit un _aôh_ de surprise et arma un pistolet. + +—C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme. + +—Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort. + +Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses +hommes. + +—Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis. + +—Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu +de Mourad. + +—L'avais-tu épousée? + +—Non, mais le mariage allait se faire. + +—Tu es prisonnier des Anglais? + +—Oui, et si je sais pourquoi? + +—Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant +que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI. + +—Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple +citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de +me marier avec Djémilé! + +—Tu souhaites retourner près d'elle? + +—Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me +sauver. + +Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord +Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en +mauvais français: + +—Monseigneur, je vous attends. + +Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me +demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec +lui chez elle. + +—Oui, je te suis. + +Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal +appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet +dans la figure: + +—Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai +une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet +obstacle. + +D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet. + +Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans +bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher +d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de +cordes, je ne sais où. + +Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans +une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait +dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les +hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès +du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je +courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord +Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais +ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit +et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs? +Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi +l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût +fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne. + +Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le cÅ“ur contre lord Humphrey. +Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il +était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut +rien répondre. + +Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et +ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint +me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de +suite que c'était mademoiselle de Cérignan. + +—Qu'elle vienne! m'écriai-je. + +Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre +elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la +lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se +faire connaître. + +—Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux +bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le +regard inquiet de la perfide Djémilé. + +—Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire? + +—Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai +offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien +coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune +garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me +poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de +l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse +et le mensonge vis-à -vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai +volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta +propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi, +comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins; +car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé +comme je t'aime. + +—Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me +demander où est Louis, avoue-le franchement. + +—Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce +devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort +depuis longtemps. + +—Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être +me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis? + +—Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux +pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et +que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une +esclave. + +—Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été +tué? + +—Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé; +il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne +saurait me plaire, et mon cÅ“ur endolori, mon âme repentante étaient +près de toi. + +—Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi? + +—Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant. + +—Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je +pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai +à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près. +Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te +déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai +plus satisfaire tes fantaisies. + +—Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes +bijoux, les voici! + +Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes +qu'elle posa sur la table. + +—Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus +briller, ne fût-ce que devant moi. + +—Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité +étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour +celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener +ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait +jamais arrivé. + +Elle avait raison, c'était encore ma faute! + +Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait +redevenir l'esclave de Djémilé. + +—Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le +sait. Rends-lui ton amitié. + +—Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne +lui dirai rien. + +—Ce sera bien gai pour moi! + +—Tu le veux? Je serai de bonne humeur... + +C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie +dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes +douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire +régulièrement tous les soirs en se retirant: + +—Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin +je serai morte! + +Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait +beaucoup à se faire pardonner. + +Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les +miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa +coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se +figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager? + +Un soir, elle me dit: + +—Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande +douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards +rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable. + +—Depuis quand souffres-tu? + +—Depuis ce matin. + +J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure +auprès d'elle, revint me dire: + +—Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste! +On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade. +Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!... + +—Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois +pas l'abandonner. + +—Comme vous voudrez. Je reviendrai demain. + +Il prescrivit une potion et sortit. + +J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la +mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit. + +Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me +demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion +que je lui offrais. + +—Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et +ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas +m'en donner? + +Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut +la seule crise violente. + +Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la +mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux +et m'appela: + +—Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je +sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans +crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas +enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras +inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du +plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le +veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi? + +Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses +sens. + +—Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton +spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts. + +Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier +baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant +ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus. + +Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin, +sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la +fraîcheur de la nuit. + +Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel +je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de +Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle +et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue, +ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix +conclue entre Mourad et Kléber.» + +La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la +forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus. + +Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle +entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant: + +—Voilà les habits rouges! + +Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme. + +—Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que +de monde! + +—Où sont-ils? + +—Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts +tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne +des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le +reconnais!—C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà +vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais. +Elle salue, elle s'en retourne.... + +—Où va-t-elle? + +—Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames +vieilles... Elle les quitte. + +—Suis-la! + +—Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!... +Je ne vois plus! + +Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des +mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie +à ses convulsions accoutumées. + +Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais, +sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces +à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de +s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec +Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis +Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des +ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait +entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de +réformes administratives. + +La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité +de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant +Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté, +une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de +Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à +huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête, +en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour +faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si +nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus +au lieu de tirer chacun de son côté. + +Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à +Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les +cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant +moi et, les yeux égarés, la voix brève: + +—Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu +seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici, +dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici +Djémilé qui vient te chercher! + +La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me +revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là +réellement. Il y était peut-être, qui sait! + +—Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle +n'est pas morte de la peste. Eh bien, non! + +Et s'adressant à cet être imaginaire: + +—Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai +consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour +t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à +lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être +aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as +trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne +t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort! + +Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses +lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie. + +Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais +déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je +la retrouvai dans la même position. + +Elle était morte. + +Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me +dit: + +—Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison? + +—Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu +m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor, +tout est envolé. + +—Mais la maison reste, et moi dedans. + +—Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau. + +—Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine? + +—Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités +voulues par la loi musulmane. + +—Mais que ferai-je d'un si grand palais? + +—En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu +m'offriras l'hospitalité si je reviens. + +—Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais +mieux te suivre. + +—Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons +chez le cady. + +L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers. +Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta +fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et +ses oreilles. + +J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de +mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était +toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane. +Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa +jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir +parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été +si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne +m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles +avaient été l'aveu d'un crime. + + + + +XXIII + + +Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir; +nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à +Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que +rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les +jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie +au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord +Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de +sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer +et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le +21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait +d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de +l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille +sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires +commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les +pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles +de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes +anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre +dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche +sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre +cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger. + +—Charger quoi? demande Roize. + +—Mais, le gros de l'armée anglaise! + +—Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi. + +—Chargez à fond, vous dis-je! + +Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa +tête: + +—À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort. +En avant! + +Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé +formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un +véritable coupe-gorge. + +Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur. +Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons +jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des +chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous +firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux +s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre +étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le +général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut +le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente +du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major. + +Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de +rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de +train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval +sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il +riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai +lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit +l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de +m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une +fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la +renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le +major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il +me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le +corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais +pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de +jouer le tout pour le tout. + +—Voilà les Français! leur criai-je. + +Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la +toile de la tente et je filai par là ; mais je tombai de Charybde en +Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche +que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans +m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en +ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup +de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort. + +J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les +débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis, +couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je +serais tué par les Anglais. + +La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi +ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs +positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les +officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures +longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune +homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis. + +Il passa à trois pas de moi. + +—Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver +un de vos compatriotes. + +—Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi, +de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es +blessé? + +—Oui, monsieur, vous le voyez bien. + +—Pourquoi m'appelles-tu monsieur? + +—Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir, +et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous! + +—Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand? + +—Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé. + +—Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu +étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à +mademoiselle de Cérignan. + +—Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la +même occasion, j'ai tué son général en chef. + +—C'est toi qui as tué lord Abercromby? + +—Mais oui; je m'en vante. + +—Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le +français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester +là . Je vais te faire porter sous ma tente. + +—C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule. + +Et je me levai, alerte et dispos. + +—Est-ce que ta première dame d'honneur est là ? lui dis-je en me +dirigeant vers son campement. + +—De qui veux-tu parler? + +—De mademoiselle de Cérignan! + +—Mais non, elle est à Rhodes. + +—Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant! + +—Lord Humphrey n'était pas son amant. + +—Son mari, peut-être? + +—Elle n'a jamais été mariée. + +Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma +blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en +hésitant, des nouvelles de Djémilé. + +—Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné. + +Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre. + +—Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus? + +Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait +jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir +qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général +Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à +Abercromby, et qu'il voulait me voir. + +Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui +rendre mon épée. + +—Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos +soldats. + +—En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre. + +—Vous êtes bien bon de me le demander. + +—Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je +ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de +ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre. + +—Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le +pourrai, et je vous jure une haine mortelle. + +—En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire +fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en +expiation de la mort du général Abercromby. + +—Il n'était pas besoin de faire tant de manières. + +Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats, +je fus conduit au bord de la mer. + +Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus +placé à quinze pas. + +Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais +chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une +position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la +mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un +Français sait mourir. + +—Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu. + +L'officier fit un signe d'adhésion. + +—Apprêtez armes! En joue! + +Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces +vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et +suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au +risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un +lâche! + +Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras +et me délièrent. + +—Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta +liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers. + +—Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es +pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié. + +Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux +joues. + +C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin, +ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau +de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop +cher. + +L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon +sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les +Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre +les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation. + +Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la +main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord +du _Swiftsure_. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques +officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi +lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant; +il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant. + +Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on +nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour +respirer l'air. + +Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à +fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance +de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en +Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous +allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth. +Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient +seuls maîtres de la mer. + +En traversant le canal de Candie, le _Swiftsure_ rencontra les vaisseaux +de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour +des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs +places. + +Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les +renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est +pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par +nos compatriotes. + +Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la +Provence! + + + + +XXIV + + +La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui +reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être +conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée +d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres +_Égyptiens_—c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait +partie de l'expédition d'Orient—nous n'eûmes qu'à nous présenter pour +être admis dans les rangs de ce corps d'élite. + +Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de +colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le +colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus +beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel, +modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais +alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques +cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté +dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père. + +Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château +du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux +cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas +que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une +somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait +passer, pour moi, à titre de restitution. + +Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une +aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes +grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre. + +Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon +service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre, +évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce +qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans +auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances, +Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et +dûment marié avec Sylvie! + +Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune +fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas +reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la +manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien +français. + +—Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis +venue. + +Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin: + +—J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver +le _tarbouch_ d'émeraudes de la pauvre Djémilé. + +—C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance. +Comment donc t'es-tu procuré ce bijou? + +—J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te +l'apporter. + +—Combien en veux-tu? + +—Je ne veux rien. Je te le donne. + +—Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu +as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en +dédommage. + +—Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée. + +—Tu es une brave fille! Viens m'embrasser. + +Elle le fit avec une effusion de cÅ“ur qui me toucha. + +J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le +soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en +l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre. + +Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que +j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la +somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à +condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle +me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire. + +J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la +parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales. + +Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un +magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une +enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette +épigraphe: _À l'Égyptien_. + +Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature +et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai +bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses +d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine +avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe, +enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des +Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de +souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre +d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la +plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement +plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye. +J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y +avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie +aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais +parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de +Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où +celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé +était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes +rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan. + +Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec +l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la +cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui +avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de +l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du +tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries, +mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies. + +Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu +anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai +toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue +depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle. + +—J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais +demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le +Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider! + +—Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours... + +—À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis. + +—Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes +espérances, vous avez refusé de me recevoir. + +—Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a +entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez, +l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais +vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert +à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette +délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je +ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons +de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs, +nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas +fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce +moment-là , j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le +devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous. + +—Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne +m'avoir pas tenu parole? + +—Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me +rejoindre. + +—Je n'ai rien reçu. + +—Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris +vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce +qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme +prisonnier sur la _Swiftsure_. Si j'ai suivi alors le Dauphin en +Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire +rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et +que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas +lequel. + +—J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles +étaient vos relations avec lord Humphrey. + +—Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi, +du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds. + +—Et ces fonds, d'où venaient-ils? + +—Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre +personne. + +—C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre +banquier et votre... + +—Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois +avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main. + +—Vous l'aviez acceptée? + +—J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du +Dauphin. + +—En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur +époux? + +—Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé. + +—Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin? + +—Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants, +et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée +de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins +poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée! +Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une +ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout +cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au +service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à +propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais +emprunté pour lui? + +—Oui, et je le tiens toujours à votre disposition. + +—Je n'en veux pas, merci! + +—Louis vous a dédommagée amplement? + +—Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me +dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste +mon obligé, le pauvre enfant! + +—Olympe, il y a du dépit au fond de votre cÅ“ur. Avouez-le, vous avez +perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à +la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une +place de dame d'honneur auprès de Joséphine? + +—Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché +cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je +viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie. +N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été +heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et +les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques. + +—Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune? + +—Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de +musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre! +n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre +tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si +beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet +essaim de frétillantes dames d'honneur! + +—Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon cÅ“ur. Il est +à vous, Olympe, à vous seule, et... + +—Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant. + +—Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que +jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis... + +—Depuis que nous causons ensemble, c'est-à -dire depuis une demi-heure. + +—Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime. + +—Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre +nous. + +—De mariage, en ce cas? + +—Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en +reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous. +Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs. + +Ce n'était pas vrai du tout. + +—Je vous accepte telle que vous êtes. + +—En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans +cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à +votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me +tromperiez. + +—Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de +jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas +nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai: +Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf... + +—Trois ans! ce serait trop pour vous! + +—Et si je vous en demandais neuf? + +—Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a +longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert, +j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous +m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne +suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me +tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins. + +—Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi, +je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve. + +—Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre +tête-à -tête. + +—Il faut pourtant me répondre. + +—Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me +donner confiance. + +—Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce +qu'il faut pour persuader, j'ai la foi! + +* * * + +Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me +permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter +d'avoir obtenu votre confiance,—au moins en fait de +politique!—dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que +Louis soit le Dauphin de France? + +—Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je +ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause. + +—Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il +jamais venu de doute à vous-même? + +—Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas. + +—Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette +cause au prix d'une imposture? + +—Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive. +J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans +pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris +pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été +complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance, +c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur +caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous +fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour +jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant +plusieurs années? + +—J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais +celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé +pourtant! + +—Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour +cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous +l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour +cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais. + +—C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais +alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera? + +—Je vois bien que Bonaparte règne à sa place! + +—Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation. + +—Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis. +Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de +la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa +plus grande crainte. + +—Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère? + +—Il était plus que sincère, il était naïf. + +—Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de +son parti et de sa famille? + +—Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses +oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant. + +—Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être? + +—Ou dans quelque prison d'État. + +—Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon +pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime +beaucoup. + +—Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes +bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses +torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure +qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse. + +—Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si +vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la +sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de _roi méconnu_! + +—Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de +_roi inconnu_! + + +FIN + + +Paris.—Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier + + + + + + +End of Project Gutenberg's Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN *** + +***** This file should be named 20623-0.txt or 20623-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/0/6/2/20623/ + +Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck +Greif and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mademoiselle de Cérignan + +Author: Maurice Sand + +Release Date: February 20, 2007 [EBook #20623] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN *** + + + + +Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck +Greif and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +Un franc le volume + +NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY + +MAURICE SAND + +MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN + +NOUVELLE ÉDITION + +CALMANN LÉVY ÉDITEUR + +ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + +RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15. + +À LA LIBRAIRIE NOUVELLE + +* * * + +OUVRAGES + +DE + +MAURICE SAND + +Format in-8º + +RAOUL DE LA CHASTRE 1 vol. + +Format grand in-18 + +L'AUGUSTA 1-- + +CALLIRHOÉ 1-- + +MADEMOISELLE AZOTE 1-- + +MISS MARY 1-- + +SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2e édition 1-- + +* * * + +Paris.--Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier + +3, RUE AUBER, 3 + +1884 + +Droits de reproduction et de traduction réservés. + +* * * + + + + +MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN + + + + +I + + +Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons +aujourd'hui colonel, dans le 3e régiment de dragons, lorsque, vers la +fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui +commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence +pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma +malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui, +comme moi, du 1er chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3e +dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles +et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des +montures supérieures aux nôtres. + +Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente +projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre +division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre. + +Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise, +qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus +ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions +entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792, +je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que +j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui +enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que +j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795[A]. + +[Note A: Voyez André Beauvray, dans le volume du même +auteur--Mademoiselle Azote--chez Michel Lévy.] + +Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie +pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade, +le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait +fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup +moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa +franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite. + +--Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te +retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a +choisis pour faire partie de l'expédition. + +--Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire? + +--À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui +m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le +matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé +par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout +cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs. + +--Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais? +Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb +contre la perfide Albion? + +--Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks +qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement +dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant +ses colonies. + +--Très-bien! allons conquérir l'Égypte! + +Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine +de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il +me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite: +Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins +Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui +avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix, +Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que +j'y avais été porter les ordres du général Houchard. + +Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que +par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une +toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière. +Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet: + +--Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a +fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est +insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur +moi pendant toute la traversée. + +--Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des +ordres pour que vos chiffons vous soient rendus. + +--Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la +tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection. + +--Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me +présentant. + +Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et +disparut. + +--Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié? + +--Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis +te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer +pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne +et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a +deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier +jour. + +--Elle paraît un peu impatiente? + +--C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse. +Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air. + +--C'est à Paris que tu l'as connue? + +--Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits +rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un +commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de +l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa +sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit +qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde. + +Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité +d'un homme radicalement subjugué. + +Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et +des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever +l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un +homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne, +puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise, +qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans. + +Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air +interrogateur. + +Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma. + +--De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et, +présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de +Cérignan, mon fils.» + +Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au +commandant en disant: + +--De la part du citoyen Cambacérès. + +Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du +ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses +enfants. + +On prit la mer. + +Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame +Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du +bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de +roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade. + +Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée +d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais +bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais +eu autre chose en tête: apprendre l'arabe. + +Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de +la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai +avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides +progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage. + +Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille +de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république +et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond +et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu +ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa soeur ne le laissaient jamais +seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme +s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant +très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur +rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond +du coeur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir. +La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans. + +Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant +laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général +Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la +Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq +cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille +marins, sur la terre d'Afrique. + +Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là, ne fut plus alors un +secret pour personne. + +La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait +aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était +d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les +chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit +l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le +chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat +de la Russie.--Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un +Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut +refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du +nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés +plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs +murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul, +patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur +les remparts pour les préserver de nos boulets. + +L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte +et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les +infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le +titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence +et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération. +Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils +n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et +ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le +général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le +dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une +véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute, +l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les +gardes-côtes chargés de la défendre. + +La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une +indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les +quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires +sous les drapeaux de la France. + +Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et +travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes +compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage +de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur +mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet +debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur. + +--Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable? + +--Je croyais tout le contraire, belle dame! + +On disait _belle dame_ dans ce temps-là! + +--Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle. + +--Je les trouve gracieux, moi! + +--C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant +toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises. + +--Pardon, arabes. + +--C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre +sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui +valent bien la peine que vous leur adressiez un regard. + +--Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans +son genre. + +Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique. + +--Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on +voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau. + +--_On?_ parlez-vous de mademoiselle de Cérignan? + +--Elle vous plaît? + +--Je la trouve très-séduisante. + +--Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et +des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis! +Savez-vous qu'elle n'est pas jeune? + +--Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus? + +--Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son +dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude +qui cache une faute. + +--Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de +la sorte? + +--Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne +d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont +faire en Égypte, je vous le demande! + +--Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le +vieux a de l'esprit et semble un très brave homme... + +--Un drôle de brave homme qui me fait la cour! + +--Qui donc ne vous la fait pas, ici? + +--Vous! dit-elle avec un regard provocant. + +Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai +prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un +air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine. + +Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort +vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue +vis-à-vis des hommes ne devait pas en être la cause. + +Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant +dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa soeur, sa mère peut-être, +ne quittaient pas de l'oeil, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à +dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui +n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur +embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du +capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse +toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder +une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me +donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que +la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant. + +La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans +le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui +se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied +du grand mât. + +--Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant. + +--C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air +triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici! + +--Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier. + +--Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis +parfaitement libre! + +Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se +sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan. + +Un instant après elle passa devant moi. + +--Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la +langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte. + +--Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction. + +--Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est +permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant +sont celles d'une mère. + +--Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize! +Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges? + +--Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face. + +--Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le +moindre embarras. + +--Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir +si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'oeuvre quand vous souriez +ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux +cheveux blonds que j'aie jamais vus. + +--Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant. + +--Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges? + +--J'ai ouï dire que votre mère était noble. + +--Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne +les sépare jamais. + +--Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un _ci-devant_! Vous êtes +un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un +homme de coeur. + +--Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan. + +--Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps. + +--Comment cela? + +--Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente +à moi[B], mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à +sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces +choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur +Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées +à l'ingratitude. + +[Note B: Voir André Beauvray.] + +Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour +me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots +qu'il m'avait adressés. + +--Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous +prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif. +J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien. + +--Vous allez en Égypte dans ce seul but? + +--Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le +conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint +à l'expédition en qualité d'administrateur. + +--Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes +sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge... + +--Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il +n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il +restera dans les bureaux. + +--Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert. + +--On en fera pour moi, dit-elle en souriant. + +Et elle rentra chez elle. + +Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un +grand charme et une rare distinction. + +Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible. +Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle +avait l'air chaste d'une jeune fille. + +La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même. + + + + +II + + +Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin +la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles +minarets d'Alexandrie. + +Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et +qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre, +donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et +l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la +terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et +Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la +ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes. +L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain +avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un +escadron prêt à tout événement. + +Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le +siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le +rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze +mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre +mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils +jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines +sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de +l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de +fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les +Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur +l'_Heptastadion_ (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa +longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les +deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à +peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de +large. + +Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur +d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts, +pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le +commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant +à l'assaut. + +Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler +connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et, +comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave: + +--Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà +officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu +dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte +ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi +crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence! + +Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà +l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de +l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie. +Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander, +ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant. +Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises +par le général en chef, elles étaient sages et habiles. + +Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes +qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il +les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de +prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit +publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation +empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de +l'_Orient_ et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer +l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur _prouvait_ que les +Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le +pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des +mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis. +Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui +seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les +mameluks. + +Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du +vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des +provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie +irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie, +s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks. + +Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand +nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette +exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont +j'entreprends le récit. + +Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les +plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes +épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres. +Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien. +Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des +finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc. + +Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse +réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui +conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie +remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et +les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de +la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les +mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de +philosophie et de jurisprudence. + +Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits +propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes _fellahs_, qui +comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et +mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au +nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage. + +Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants +de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont +plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race +circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils +tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à +maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la +suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres +du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de +douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes, +car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied. + +Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents +mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs, +Turcs, janissaires, spahis, juifs et _Levantins_. Sous ce dernier nom, +on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et +commerçants européens établis à Alexandrie. + +À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité. +Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions +civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions +militaires. + +Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en +révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du +plus fort, telle était la situation. + +Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins. +Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est +contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés; +ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux +et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se +rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de +respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous +saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils +mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de +gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un +air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent. +Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément, +sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais +s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton +monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes; +ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou +fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou +de leurs boutiques ouvertes en plein vent. + +Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les +Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont +paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le +musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie. + +De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au +contraire, le coeur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas +inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions +de sa propre existence. + +Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y +arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre +en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première +colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par +la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle +était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait +naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants +avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille. + +Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa +femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une +douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces +gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue, +restait à Alexandrie. + +Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa +_moitié_, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche +coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne +voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à +mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où +les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux oeillades de sa _belle_ +allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été +fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par +dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première +occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle. + +--Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un +matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi. + +--Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet. + +--C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon. + +--C'est un portier? + +--Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche. + +--Tu connais donc les parents de madame Sylvie? + +--Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour +comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent +joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le +_rétamage_ pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge +avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier, +oui! + +--T'es-tu fait reconnaître de ta cousine? + +--Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai +peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur. + +--Pourquoi se fâcherait-il? + +--Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans; +la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais +le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et +le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin +simple dragon et brosseur de son colonel. + +Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme +la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet +la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et +j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à +Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni +Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous +avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous +poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon, +parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un +troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la +flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de +Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur +les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le +combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers +bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de +Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne +valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes. + +Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part +à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui +montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris +au feu. + +C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin, +attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un +lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le +gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de +l'Égypte. + +Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les +équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes +dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est +prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et +des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de +Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins. + +La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y +a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous +abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est +à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur +le champ de bataille, l'armée se remit en marche. + +Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire +davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à +l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les +autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi. + +On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du +Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz +et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était +épuisée. + +Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais +on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire. +Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des +pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui +empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs +français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. +J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois +vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du +petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui +avaient gardé leur belle humeur. + +Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une +déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après +s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir +chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef +l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre +lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus +fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous +maudissaient l'Afrique aux sables brûlants. + +J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition +d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour +servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le +Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau +saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber +sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient +l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la +cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil +et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était +la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et +les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi +ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux. + +Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit +Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous +vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans +les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, +les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux +premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir +qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles +grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la +plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde +le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts +de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en +bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs +vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une +redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre +de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de +tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est +dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses _kiachefs_, tous +resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil +couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier +d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves. +C'est presque une autre armée. + +Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses +colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de +mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et, +depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de +savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur +rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de +me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à +mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon +ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, +et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les +pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante +siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq +carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; +l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au +centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour +être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera +chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles +hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les +sens, s'avance à l'ennemi. + +Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que +l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des +affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un +mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur +Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire. +Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un +de mes dragons demander à Guidamour: + +--Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle? + +--Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des +yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant +que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans, +nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des +héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs, +enfin c'est une métaphore. + +--Une métaphore? Je ne connais pas ça. + +Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte +et forma le carré. + +--Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de +_faignants_, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un +air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient +sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit +mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, +fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et +ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes. + +Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle +vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur +les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs +pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à +la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et +les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des +cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en +déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des _faignants_, +c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec +eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes. + + + + +III + + +Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se +brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne +lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps, +je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile, +mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le +maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler. + +--Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse +son affaire! + +C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et +les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce. + +J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa +bravoure, je le lâchai. + +--Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne +chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie. + +--Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque +jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se +sauvera pas. + +Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y +consentis, et je le confiai à deux de mes dragons. + +Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré. +Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre +les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les +carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh. + +Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est +repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh, +où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en +abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en +déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs +positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui +les disperse et les balaye à coups de canon. + +Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance +aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre +jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la +rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du +carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les +pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à +l'une de mes jambes et me crie: _Amman! Amman!_ c'est-à-dire grâce, +grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage +ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si +beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur +ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement +s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse +voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées +d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement +d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles +fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine +comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère. + +--La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la +petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête. + +--C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est +fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval? + +--C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe. + +Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris +possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui, +en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle +eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la +poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal +ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule +d'un pénitent. + +--Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te +voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte +pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a +fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une +rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner +confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader. + +--Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai +l'oeil sur vous. + +La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée. +Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty, +c'est-à-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage. + +--Tu me demandes là, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son +père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai +donc, mais pas ici devant tous tes soldats. + +Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et +averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty +dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce +masque appelé _borghot_, et me montra la plus jolie figure que j'eusse +jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté, +avec ses grands yeux de gazelle entourés de _koheul_, ses sourcils et +ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le +blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres +roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de +danseuses étrusques que j'avais vues en Italie. + +Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent. +Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se +débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme +un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute +sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des _Mille et une +Nuits_, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai +ébloui de tant de jeunesse et de beauté. + +--Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as +qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné +ton coeur est le plus heureux des mortels. + +--Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en +disent les ballades et les chansons. + +--Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire! + +--Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux. + +--En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier. +Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi. + +--Es-tu le sultan de cette armée d'Occident? + +--Non. Je suis l'un de ses colonels. + +--Comme qui dirait un bey? + +--Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu? + +Elle prit un air de reine pour répondre. + +--Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de +l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang +et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras +pas! + +Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une +Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de +mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils +asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs +enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient +que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du +Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de +s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais +cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je +me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle +n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en +avoir seize. + +Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure. +C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un +sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du +maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on +racontait tant de choses vraies ou fausses. + +Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit +cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge +de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait +embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des +autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit +pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques +années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever +au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son +autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut +point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents +et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver +Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il +aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant +qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y +poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre +main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui +léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la +belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à +peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre +rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim. + +Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme +d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du +mal? + +Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper, +Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y +refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire +dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui +demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la +prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par +quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son +rang, la traiterait en esclave. + +--Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès +de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai +chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran. + +Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien +de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper. + +L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de +Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des +fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais, +des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents. + +Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous +avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de +six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le +Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que +Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les +mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons +recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces +d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis +main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la +flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable, +j'avais de quoi monter une partie de mon régiment. + +Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses +portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée +le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers +sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres +divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut +l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un +faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la +ville et du village. + +Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus +tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste +et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis, +l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur +que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures +semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez +grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de +marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les +hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses +colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique. + +À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était +une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements +destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut +là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de +l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en +trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux +étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon +régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de +nattes et aux murs recouverts de stuc. + +Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il +n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout +habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour +manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou +des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre +communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je +confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de +la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y +lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran: + +_Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus +précieux._ + +Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien +approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et +entourés de murailles. + +Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne. +Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie. + +En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait +été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de +faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or. +J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de +l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds +carrés et une profondeur de plus d'un pied. + +De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession. + +La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps. + +Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma +valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la +cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'oeil, +j'estimai le trésor à près d'un million. + +La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres +étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour +dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux +père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le +val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes. + +J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer +ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord +demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du +général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête. +Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle +m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement. + +--De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être +ambitieux? + +Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour +les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je +rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à +mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce +fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et +j'allai dormir. + +Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général, +pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans +ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour +expédier une nouvelle somme. + +Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment, +et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers. +C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la +lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse. + +Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale: + +--Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a +dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait +voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant +ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je +t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je +t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier. + +J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le +lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la +république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que +lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la +haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient +ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du +sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer. + +La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou, +qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses +compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de +1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de +mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France. + +Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que, +bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent +confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre +les vainqueurs et les vaincus. + + + + +IV + + +Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour +déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec +Sylvie. + +Le Caire est plus grand que Paris[C], mais il est fort différent +d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois +grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues +étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité +une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre +occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution +contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent +des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans +une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses, +ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans +régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses +mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de +minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses +boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des +_Mille et une Nuits_. La population offrait un égal intérêt à ma +curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche +fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée, +l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant. +Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots; +là, une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des +femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent +comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de +jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je +cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le +_petit bossu_, le _dormeur éveillé_ ou les _trois calenders_. J'aurais +préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait +devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le +mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des +rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons +ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des +mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait +établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey. + +[Note C: Le narrateur écrit dans les premières années du premier +empire.] + +Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous +y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y +avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour +la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de +constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de +palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée +du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île +de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui +se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines +du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh, +d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables. + +J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que +Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission +auprès du général, me tira par le bras et me dit: + +--Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu! +qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez? + +--Et pourquoi vous en voudrais-je? + +--Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous? + +--Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais +cela ne tire pas à conséquence. + +--Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son coeur? Dites-moi, +vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère? + +--Si fait! plus que jamais. + +--Vous vous moquez de moi? + +--Oh! je n'oserais. + +--Vous aimez donc les filles nobles? + +Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là! + +--Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit. +Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré. + +--Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de +Malte dans votre famille? + +--J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus. + +Je faillis lui éclater de rire au nez. + +--Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes +amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune +fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle +est votre... + +--Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser? + +--Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause +de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux? + +--Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien +qu'il soit titré. + +--Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari? + +Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de +Boulaq. Au moment où j'allais les quitter: + +--Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez +enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie? + +--Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous +préviens qu'elle n'entend pas un mot de français. + +--Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même +temps vous me montrerez votre palais. + +Je prévins Djémilé de la visite. + +--Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame +française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule +esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir +compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle +ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou +quatre autres pour me servir. + +C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près +les moeurs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait. + +--Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père. + +--Je te les promets pour demain. + +--Mais toi-même, tu n'as qu'un _saïs_ (palefrenier), pour servir toi et +ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la +maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un _kahwedj bachi_ +pour faire ton café, un _seradj-bachi_ pour tenir ton cheval quand tu +vas à la promenade, un _selikdar_ pour porter tes armes, un porte-pipe, +un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit _yamaks_ pour +les servir tous. + +Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun +besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent +les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon +régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier. + +Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais +pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille _fellahine_ +vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je +demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une +natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez +gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva, +et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en +arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix +éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts +était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la +musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas +d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem. + +--Eh bien, donne-moi cent _talari_ et emmène ma fille. + +--Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq +francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en +offrais cent. + +--Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus +heureuse chez toi qu'ici. + +Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai. + +--Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille, +attends-moi ici, je vais t'amener ça. + +--J'en veux six. + +--Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub, +le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification, +je t'y conduirai. + +--Soit, passe devant. + +--Oui, _sidy_ (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te +laisse ma fille pour dix-huit talari. + +Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa +progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la +quitter. + +Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre. +J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La +lumière du jour, tamisée par les _velums_ tendus d'une muraille à +l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à +l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins +nus, et plus ou moins noirs. + +À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour, +mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une +ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine. + +Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un +air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je +lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem. + +--J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de +première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher! + +Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon +claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa +chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au +corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents +blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir +vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a +encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là +tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent +ou tu en choisiras une autre. + +--Combien en veux-tu? + +--Deux _bourses_ (250 francs). + +J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si +peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle? + +Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit +Daoura. + +Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille +petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules +et sa poitrine. + +--J'ai assez de noires, lui dis-je. + +--On n'a jamais assez de cette espèce-là, reprit-il; c'est une +Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont +femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le +même prix que l'autre. C'est une occasion. + +--C'est possible, mais elle est trop luisante! + +--Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela, +elle sera plus jolie que l'autre, tu verras! + +Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez +droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque +toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé +ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi. +Elle s'appelait Choho. + +--Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub. + +--C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis. + +--Peu m'importe! + +--En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la +laisser voir en public. + +Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des +costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur. + +Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits +délicats. + +--Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle +chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi +c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs). + +--Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat +fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de +la ville d'Esnèh, la patrie des almées! + +--Je t'achète, lui dis-je. + +Elle vint me baiser la main. + +Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure +fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au +nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle +était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires +et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait +toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux. +Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse, +elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe: +Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des +coussins. + +Aussi, c'était cher, très-cher! + +J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas +me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille +fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me +livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de +son _bakchis_, c'est-à-dire de son pourboire. + +Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en +me baisant le pouce. + +Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les +attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que +possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité, +elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui +avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute +leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt, +du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un +bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit. + +Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté, +Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de +tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à +choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une +joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad. + +L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le +seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et, +suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son +front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle +s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut +rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La +jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et +revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si +elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café. + +Je traduisis mot à mot. + +--Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son +café ni de sa pipe. + +Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé. + +--Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle. + +--Elle n'est pas ma femme. + +--Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc +une almée ou quelque chose de pis? + +--Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle +voulait me manger. + +--La trouvez-vous jolie? + +--Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté! + +Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle. + +--Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc +fumer, ça la rendra malade et je serai contente. + +Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe, +tandis que Daoura lui versait du café. + +--Mais je ne veux rien, dit-elle. + +--Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée. + +J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois +bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se +remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout +bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable. + +--Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant +d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui +complaire que par jalousie instinctive contre la Française. + +--Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos _grues_? s'écria +Sylvie. + +--Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de +déposer au fond de la tasse. + +--Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur +_chicorée_. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris. + +Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde +de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux; +mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les +yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors, +adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en +avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent. + +Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi +je riais. + +--Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans +la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort +jolies. D'abord cette grosse-là, qui ressemble à une Junon de M. David! + +Elle désigna la Grecque Pannychis.--Et puis, cette mince, reprit-elle en +me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des +charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux +yeux de feu. + +--Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi? + +--Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie. + +Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en +disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes. + +Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva. +Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des +leçons de politesse que pour l'amuser encore. + +Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation. +La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la +porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de +l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le +coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai +l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai +au nez de l'esclave espiègle. + +Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui, +pour la congédier selon les usages, lui dit: + +--Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants! + + + + +V + + +Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle +n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle, +me pria de lui amener Djémilé à dîner. + +Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content +de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à +obtenir son consentement. + +--Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une +grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne +connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour. +Apprends-moi comment je dois me conduire. + +Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal +de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut +que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne +voulant point paraître à visage découvert devant lui. + +--Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans +voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les +laiderons qui se cachent la figure. + +--Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont +pas des hommes pour moi. + +--En ce cas, tu me considères comme un chien? + +Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit: + +--Toi, tu n'es pas chrétien! + +--Bah! et que suis-je donc? + +--Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux +pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je +suis heureuse ici. + +Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait +m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au +tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son +temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et +bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en +avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse, +bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture +d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi +leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être +jolies. + +Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises +aux volontés et aux caprices de la _Khanoune_, c'est-à-dire de la +maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre, +antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale +pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de +petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en +ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases +de fleurs et les tasses à café. + +Quant aux esclaves ou _odaleuk_, elles dormaient tout habillées sur les +sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou +les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur +les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas +un seul lit dans toute la maison. + +Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins +belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un +Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et +une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois +d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le +musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet +d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui +puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une +seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque +toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut +avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de +les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont +devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde +bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux +parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les +intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes +sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit +séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec +cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe +son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il +trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de +crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme. + +C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes +étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les _cadines_, +c'est-à-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir, +accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques, +d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont +pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les +mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout, +même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à +divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari +n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait +force de loi. + +Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de +ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de +Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en +prenant des airs penchés. + +En m'apercevant, toutes s'envolèrent--comme une compagnie de perdrix. + +Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé. + +Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait. + +--Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne +veux pas te contraindre. + +--Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si +étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher! + +Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres +le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était +guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces +hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit +à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle +venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien. + +--Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur +le visage pour dîner? ce sera bien gênant. + +Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et +elle se tint les yeux baissés. + +--On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus +honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention! + +--Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie +aux Pyramides? mais c'est un chef-d'oeuvre! quelle finesse de traits, +quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son +portrait. + +--De grand coeur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à +Djémilé. + +--Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver +malheur? non! non, jamais! + +Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé +hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un +ton de reproche:--Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par +un autre homme? + +Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui +témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa +exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les +répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire. + +Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de +croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui +rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout +à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le +but de ses agaceries. + +Djémilé avait un coup d'oeil d'aigle, et rien ne lui échappa: on +apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui +disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit +pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de +prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait +ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre +elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me _souffler_ cette jeune +fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si +scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette +diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table, +elle me dit tout bas: + +--Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand +caroubier; j'ai à vous parler. + +J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous. + +Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à +son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait +déjà demandé trois fois à s'en aller. + +J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne +voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête. + +--Oh! ce n'est pas cela, dit-elle. + +--Qu'est-ce donc? + +--Tu veux que je te le dise? + +--Oui, parle. + +--Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien +des choses. + +--Et qu'as-tu deviné? + +--D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que +sa femme a de l'amour pour toi. + +--Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement. + +--Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem; +mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais +promis! + +--Et que t'avais-je promis? + +--Que je serais seule maîtresse au logis. + +Et elle fondit en larmes. + +J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas +acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle +pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs. + +Onze heures sonnèrent, c'est-à-dire que le muezzin cria l'heure, du haut +d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais +laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était +si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour +elle. + +Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des +compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien +sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi. + +--Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en +la serrant sur mon coeur. + +--Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je +t'aimerai toute ma vie. + +Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier +baiser, en s'échappant de mes bras. + +Son esclave Tomadhyr entra en ce moment. + +--Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence. + +--Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se +déshabiller. + +--Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa +maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et, +d'un air sérieux, me dit:--Je serais méprisable à mes propres yeux, si +je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père. + +--Et où le prendre? + +--Il doit être dans le Fayoum. + +--Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce +serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis? + +--Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami? + +--Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée. + +--Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse +si je te résiste? + +--Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je +ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard. + +--Oui, plus tard, dit-elle en se retirant. + +L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais +loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une +sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma +petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai +peu. + +Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que +j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé. + +Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir +s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek, +j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif +d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus, +mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la +porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des +ballades et des chants d'amour. + +À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus +bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et +pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de +Djémilé. + +Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son +cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les +têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey, +la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres +pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui +exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des +métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour, +lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de +se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais +absent. + +Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions. + +--Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu +n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce +que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord +que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a +osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est +retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La +fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même +vis-à-vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où +je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en +échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége. + +J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner. + +Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne +voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une +rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme +un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas. + +Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de +près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant +moi: + +--Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment +que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de +ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher +la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en. + +--Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard +dédaigneux. + +--Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la +meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis +de Mahomet. + +Souleyman poussa un grognement sourd et sortit. + + + + +VI + + +Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à +cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment, +la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon +départ. + +Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut +surprise, puis elle s'élança vers moi. + +--Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais, +peut-être! + +--Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons +protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui +revient au Caire. + +--C'est une oeuvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien +m'ennuyer ici! + +--Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours. + +--Mais j'aurai peur! + +--Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et +veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs. + +--Laisses-tu quelqu'un pour nous garder? + +--Oui, un escadron tout entier. + +--Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi. + +--Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour. + +Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir +donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me +rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir. + +N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai +ce qu'il en avait fait. + +--Il est parti depuis huit jours. + +--Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel? + +--Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses +projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval +et ses armes, comme s'il devait revenir. + +--S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de +protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur. + +--Soyez tranquille, ce sera fait! + +Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil +de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel, +cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de +Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les +Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de +délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la +chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita +fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au +Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais +déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait +établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres +beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre +arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là, il y eut un +combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef. +Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une +escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui +protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un +passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte, +avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée +devient générale. Le colonel du 7e de hussards, Détrés, est tué, +l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met +le sabre à la main. + +Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à +leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train, +auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la +cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon +et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3e +dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à +souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte +de si près et je n'avais jamais causé avec lui. + +Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais +assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore +très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait +qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on +l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation +morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré +qui pouvait le rendre irrésistible. + +Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il +avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez, +ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué. + +--Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes +officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur +déplaît tant. Mais il est écrit là-haut, comme disent les croyants, que +je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi +avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins +d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides? + +--Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre +offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à +leur tête. + +--Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque. + +--Rien pour le moment, général. + +--Vous êtes encore un mécontent, vous! + +--Mécontent de quoi? + +--Mécontent de l'expédition! + +--Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi! + +--Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte? + +--C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire, +c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par +conséquent. Tout y est intéressant, les moeurs, les croyances, les +monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux +mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est +contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela. + +--Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent! + +--Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois +quarts mameluk! + +--Comment cela, général? + +--Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du +désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa +favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey. + +--Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air +enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer +en relations avec ton beau-père. + +--Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton. + +--En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre +d'honneur? + +--Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne. + +En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte +le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:--Est-ce que +les mameluks sont à vos trousses? + +--Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous +verrez s'il y a matière à se réjouir. + +Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit. + +L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en +mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit +qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit +qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en +livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue +d'Alexandrie le 1er août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si +peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop +d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre +le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec +la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de +treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à +peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un +boulet à bord de l'_Orient_. + +À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois +autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la +côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais. +Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait +l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les +ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son +manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux +frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop +endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille +hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte. + +À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour +quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en +Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était +perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et +manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux +m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant +auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos +vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil. + +Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il +nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut +mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens! + +Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la +soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la +conduite que je voulais tenir vis-à-vis de Djémilé. La demander en +mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse, +elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je +m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre +tout de sa volonté ou de son caprice. + +Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son +poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était +malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me +rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions. + +Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé. +Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide. +Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses +bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis +longtemps, elle n'eût pas couché là. Je pressentais un malheur. L'une +de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne. + +--Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je. + +--Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes. + +--Est-elle morte? Voyons, parle! + +--Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq +jours. + +--Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est +invraisemblable! + +--Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions +suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous +promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le +grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand +Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils +étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître +de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait +connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle +ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à +lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse, +et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps +d'aller prendre d'autres vêtements. + +--Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant +qu'ils fussent trop loin pour être rejoints. + +--Souleyman m'avait bâillonnée et attachée. + +--N'étais-tu pas d'accord avec eux? + +--Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme +aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard! + +Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey +où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute +probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui +me tenait si fort au coeur, et de colère en pensant qu'elle allait +appartenir à un autre. + +Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel, +de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à +l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention +qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis. + +Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il +avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes. + +--Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses +mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières. + +--Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine? + +--Si fait, mon colonel, le lendemain! + +--Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là? + +--Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il +en rougissant. + +--Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze +jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour +t'apprendre à être plus vigilant. + +--Oui, mon colonel! + +Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma +maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que +Guidamour pouvait bien avoir. + +--C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai +failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr, +et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais +bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une +idée, celle de détaler. + +--Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton +poste par un camarade moins bête. + +--Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que +j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide, +sans le citoyen Larrey, j'étais flambé. + +Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me +jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle +n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle +avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans +aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si +sot! + +Celle-ci me parut sincère et elle l'était. + +Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan +de sable? + +Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me +permettre des recherches. + +--Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un +régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de +toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son +pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire. + +Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête +sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu. + +Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme +en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme +si l'une d'elles eût pu être Djémilé. + +Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans +ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est +pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville +son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des +hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait +un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar +du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui +et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad. + +C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un +combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il +gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la +jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur +massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un +jour avec sa franchise habituelle: + +--Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne +tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec +d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont +chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire +la bonne mesure. + +--Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour +nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à +elles que je vais leur donner la liberté. + +--Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là! Elles mourront de +faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce +serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou +blanches. + +--Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière +réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple +qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on? + +--On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une +Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre +cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour +faire les courses. + +Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur +moi-même et me trouvai ridicule. + + + + +VII + + +Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût +au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de +tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes +bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la +chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille +penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens +de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans +l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses +coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la +Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint. +Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la +nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son +sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement; +alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me +faisait bouillir le sang. + +Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup +sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa +physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne, +la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit: +Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une +Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien. + +Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de +torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le +regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de +cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces +accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les _afrites_, +c'est-à-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la +chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi, +dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au +respect qu'elle me devait. + +Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans +les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire +qui me fit l'effet d'être de l'encre. + +Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle +m'entendît. + +--Que fais-tu là? lui demandai-je. + +--Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux. + +--Djémilé, où ça? + +--Là dedans. + +J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le +visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir. + +--La voilà! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des +tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux +mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le +désert!... des palmiers... rien! + +--Quelle est cette plaisanterie? + +--C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je +suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal. + +--Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les _Mille et +une Nuits_. + +--Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta +main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir. + +--Je t'en défie. + +--Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte. + +Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa +une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant +familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté +d'encre. + +--Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je. + +--Oui, pense à une personne. + +Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée +de seconde vue. + +--Tu penses à moi, dit-elle. + +--C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela? + +--Je me suis vue passer là. + +--Et maintenant à qui est-ce que je pense? + +--À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon, +très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi. + +Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur +mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis. + +--Et peux-tu me dire où est cette dame? + +--Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur, +un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en +vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de +l'allée et des fleurs bleues. + +Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi. + +--Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret. + +--Et peux-tu prédire l'avenir? + +--Non! + +--Tant pis! j'aurais voulu savoir... + +--Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle? + +--Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre? + +--Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or! + +--Regarde dans ma main si je te le donnerai. + +--Oui, tu me le donneras! + +Je le lui donnai en effet. + +Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent +envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à +chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme. + +La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût +eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne +de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton +d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi: + +--Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un +divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est +sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie +pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour +toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne +devons aucun respect. + +Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse. + +--Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui +doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans, +je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une _odaleuk_. +Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu +tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais +elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la +_Khanoune_. + +--Qu'entends-tu par _perroquet_? + +--La _durrah_ (perroquet), c'est la seconde femme. + +--Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai +achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à +la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être +belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle. + +--Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de +toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue +avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux +négresses. + +--Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est +que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le +ferai dire; je m'ennuie de manger seul. + +--Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert? +dit-elle d'un air effrayé. + +--Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons. + +Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort +satisfaite et me répondit avec majesté: + +--Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela +te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te +manque de respect. + +--Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis. + +Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et +Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière +inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une +cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la +servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si +humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans +commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne. + +Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et +combien elle voulait d'esclaves. + +--Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une +dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me +plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien +que de te servir. + +C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle +était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique. +De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle +avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou, +une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un +très-gros prix à la femme d'un bey. + +Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari, +s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là +toute son histoire. + +Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son +maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de +n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle +n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et +prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant +pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux +souvent égarés. + +J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi, +et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du +vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la +petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur +maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était +revenue au logis. + +J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel, +ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein +d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme +s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec +les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air +de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond, +quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là, elle n'osa +pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle +eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et +converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le +poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta +impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et +chercha alors à porter le trouble dans le coeur de cet homme de marbre. +Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul +que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et +ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les +filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout +dire sans ouvrir la bouche. + +Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne +bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis. +Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation +sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand +Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux, +avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir. + +Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun +droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à-vis de mon +mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis +l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui +donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir +Malek. + +Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu +sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la +vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas, +d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne +veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas! +qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais! + +Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite. + +J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui +adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage +conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux. + +Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je +ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek. + +--Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi, +j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute +dévouée. + +--Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose. + +--Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux. + +--Allons, parle! + +--Tu es chrétien, et tu connais les monastères. + +--Fort peu. + +--Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ. + +--Oui, des nonnes, des religieuses; après? + +--Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de +Bethléem. + +--Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes +voeux! + +--Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une +tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as +achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as +payée? Je retournerais près de mes soeurs en Christ. + +--Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas. + +--C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui +s'était glissée sans bruit près de nous. + +--Tu mens, s'écria Mériem. + +--Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever +Djémilé. + +--Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère, +parce que tu es jalouse et amoureuse du maître! + +--Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la +jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant. + +Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir +un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr, +elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa +trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit +de m'en remettre le prix. + +--Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre! + +--Tu es irrité contre moi? + +--Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite! + +Et je lui tournai le dos. + + + + +VIII + + +À l'occasion du 1er vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798, +fête qui avait remplacé celle du 1er de l'an, Bonaparte passa l'armée +en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il +profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après +s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit +appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses +nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un +espadon d'honneur. + +--Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût +bonne, je l'ai recommandée moi-même. + +Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de +son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un +damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la +main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente. + +--Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon +usage. + +La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents +couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux +autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension +d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La +fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier +général, à la place d'Esbekieh. + +Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux +trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser. +Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un +peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée +tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du +dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon +compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris +mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je +m'étais trompé. + +En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec +le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de +nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du +temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte +serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français +ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu +d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs +vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que +l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban, +se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail? +S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le +Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de +Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne +l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois +françaises et de lever des impôts pour le compte de la république. +Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop +cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est +pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment, +et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en +Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après +s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique +que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait? + +Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette +belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois. + +--Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne +partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes +une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui +j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond. + +--Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air +sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu +cruel! + +--Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point; +il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la +beauté d'une fille telle que vous. + +--Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne +dois pas vous écouter davantage. + +--Je ne vous comprends pas. + +--Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son +front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle +fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et +laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite. + +Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus +l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la +quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite. + +--Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir. + +--Je vous fais donc horreur? + +Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens, +et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre! + +--Vous êtes mariée? + +--Je me suis donnée à Dieu! + +Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper +court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la +trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou +à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle +sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où +elle demeurait. + +C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation +était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant +terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile +d'entrer par là; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec +elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que +j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant +apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse. + +Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis +dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs +bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau +et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier. + +--Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys! + +--Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur. + +L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté. + +--Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant +pas l'air méchant. + +--Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami. + +--Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et--venant +sur la terrasse--il reprit: + +--Vous voudriez bien être celui de ma soeur, n'est-ce pas? + +--Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui +présenter mes hommages? + +--Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà +M. de Cérignan! allez-vous-en! + +J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux. + +Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il +n'y avait personne à la maison. + +Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une +déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que +je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps +de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu. +J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses +enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa. +Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux +généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à +Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de +mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient +servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite +fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les +négresses étaient de véritables brutes. + +Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier +français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en +revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les +déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil +furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules, +pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui +fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits +étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et +de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on +pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille. +J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service, +la salle retentissait de nos airs nationaux: la _Marseillaise_, le +_Chant du Départ_, etc. + +Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis, +qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages +de ses voisins Dubertet et Morin. + +--Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule +femme européenne, j'avais placée à côté de moi. + +--De quoi donc, ma belle dame? + +--D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand +caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent +fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé +de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper. + +L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge? + +--Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde +votre femme! + +Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis. + +--Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à +son gré, je la lui céderai volontiers. + +--Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos moeurs orientales. Vous ne +feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais +je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là? + +--Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais +loin d'éprouver. + +--Vous l'avez renvoyée? + +--Parfaitement. + +--Elle ne vous plaisait plus? + +--Oui, c'est ça. + +--Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre coeur? Moi, mon cher, +j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant +d'attention. + +--L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant. + +--Quel pacha vous faites! + +Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses +_ghaziyèh_, que l'on appelle plutôt _ghawasies_, du nom de la tribu à +laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées, +qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de +commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons +pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas +d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des +filles d'un grand mérite. + +Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc +fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la +soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris +l'habitude de fumer _comme des Turcs_. Elles arrivèrent suivies de +musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre +de spectacle. Les _ghawasies_ dansèrent avec assez de grâce, et comme je +les applaudissais devant Tomadhyr: + +--Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de +prendre place sur le _dourkah_? + +Le _dourkah_ est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse +ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations. + +Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales +de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou +accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et +de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses +phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle +tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les +applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire. + +Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je +vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par +un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà +remarqué les oeillades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie, +s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et +d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup +rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer +quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place +à la fanfare du 3e dragons. Les danseuses européennes manquant, mes +officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes +négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien +vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les +bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres +d'_aragui_, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans +sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin. + +Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je +demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade. + +Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre +côté du jardin. + +--Qui? Dubertet? + +--Oui, _Toubertié_ (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle +n'est pas rentrée. + +--Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui +diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi. + +--Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit +de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer. + +--À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi. + +--Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à +leur départ? + +--Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi. + +--En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne +fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection +pour toi? + +Je croirais que tu veux t'en aller. + +Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si +chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir. + +--Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille. +Pour changer le cours de ses idées, je lui dis: + +--Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place +dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune. + +--Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver, +envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection +que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé. + +J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte +d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux +autres. + +Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays. +Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je +l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le +désert l'avait déjà à moitié guérie. + +De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il +ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore +pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai +quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune +volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je +voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère. +Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique: + +--Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la +pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois +plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je +te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ! + +--Quel est ce saint-là? + +--La grande idole de Medinet-Abou. + +Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans +l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de +Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne +religion égyptienne? + +Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange +d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme. + +Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas +plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux +domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions +de servante par intérim. + + + + +IX + + +Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure +bouleversée. + +--Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant. +J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je +suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté. + +--Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te +pardonne; tu étais ivre l'autre jour. + +--C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus +indulgente, au lieu de me planter là. + +--Vous êtes brouillés? + +--À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans +me dire un mot, sans même emporter ses chiffons. + +--Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et +l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers. + +--Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste, +ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de +Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours. +En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison. +Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle +ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de +français. + +--Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle +pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants. + +--Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il +est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a +coûté. + +Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé +si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se +fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il +la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais +payée: mille francs. + +--C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici. + +--Veux-tu un reçu, un contrat de vente? + +--Tu plaisantes! + +--Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra +empiéter sur tes droits? + +--Tu te moques de moi? + +--Je l'avoue. + +--Eh bien, ça m'est égal! + +Nous nous quittâmes bons amis. + +En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire +reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts. + +--Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de +belles robes et des parures. + +--Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en +sautant sur les sequins. + +--Oui. + +--Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas +noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour +une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!... + +Je la laissai à sa joie d'enfant. + +Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du +meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor, +elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en +faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme +une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les +matins. + +Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil +couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais +seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe, +de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce +à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et +une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma +voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait. +Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la +tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son +mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je +devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai +dans une ruelle. + +Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par +ici! + +J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un +jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je +lui demandai ce que signifiaient ses signaux. + +--Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras. + +--C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante +avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse? + +--J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs +il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des +sultanes. + +Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter +l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir +le coeur net, et je suivis Mériem. + +La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans +l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit +que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber +derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe +brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la +dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée +jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé. + +Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai +quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes +inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je +regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de +suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais +bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui +dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie. +Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta +et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour +m'entendre réciter le Koran. + +--Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis +heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit +jours. + +--Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi? + +--Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet, +que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux. + +--Je les ai envoyé chercher depuis. + +--Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent... + +--Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens +de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une +douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire. + +--Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille +francs. + +--À fonds perdus? dit-elle en riant. + +--Parbleu! + +--Et cet ami, c'est vous? + +--Non, c'est Jean Guidamour. + +--Qu'est-ce que c'est que ça? + +--Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin. + +--Il est officier? + +--Non, c'est mon brosseur. + +--Connais pas. + +--Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas. + +--Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours. + +--Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements +d'odalisque: avez-vous épousé un musulman? + +--Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça. +J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais +j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et +puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas, +et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une +sotte pour me flanquer à l'eau. + +--Mais vous ne l'avez pas fait?... + +--Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du +Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au +creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure +il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais +être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis +Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là. Vous ne +devineriez jamais qui? + +--Le général Bonaparte, peut-être? + +--Non, Malek, le beau mameluk! + +--Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous? + +--J'étais évanouie.... + +--Ce qui ne vous empêchait pas de crier. + +--Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux? + +--Si fait! je comprends qu'il vous a emportée. + +--Et déposée ici. + +--Cette maison est donc à lui? + +--Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la +chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui +avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous +étiez pas vanté de sa fuite! + +--Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée +chez elle? + +--Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de +moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek +est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni +spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme +comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et +je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes, +colonel, ou je ne réponds pas de moi. + +--Vous mériteriez de rester là, pour avoir été prendre un bain dans le +Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek +dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille. + +--C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la +grâce de rester souper? + +Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai. + +Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait. +Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas. + +Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait +pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais +envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de +jalousie. + +Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce +d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la +vérité. + +--Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou +d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le +mérite. + +--Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme +libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné +jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière +et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les +soumet pas. + +--Je la soumettrai en la tuant! + +--Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir. + +--Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après +lui avoir coupé les pieds. + +--Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour +mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de +compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la +citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton +intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française +entraînerait ta mort. + +--Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad, +je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle +voudra, tu peux le lui apprendre! + +--Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux +avec elle, si tu veux la garder. + +--Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres? + +--En amour, oui, certainement. + +Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse, +j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à +Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad. + +Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où +était la division Desaix. + +Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec +Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui +fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma +connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès +desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de _fils de +truie_. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les +protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient. + +À quelques pas de là, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut +d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai +pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes: + +«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français +(Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie +ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein. + +»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui +croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous +la protection du Très-Haut. + +»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus +aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et +que les méchants périssent!» + +Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse, +répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se +rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval +s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie +chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit +ventre-à-terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande +d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je +grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai +dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de +carabines, s'élança à ma rencontre. + +--Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin +tout à l'heure. + +--Ah! çà, me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette +canaille? + +--C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre. + +--Oui, oui, barricadons-nous! + +Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de +la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant +l'arrivée de mes dragons. + +Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués, +accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me +voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte. + +--C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle, +même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne +guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers! + +--Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains, +protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant. + +La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin +fut envahi. + +M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et +je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de +l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre. + +Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et +l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une +volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous +étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche. +L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il +parlait de faire une sortie. + +À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de +canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour +elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce +de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et +mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec +l'ennemi? + +--Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles +sur la tête. + +Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer +passage au moindre coffre. + +La porte cédait. + +--Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une +barricade! + +On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe, +surmontant sa frayeur, nous aida bravement. + +Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la +peur, il nous regardait travailler. + +Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que +des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le +vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille +matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et +tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé +sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de +Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement +grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait +pas et je continuai à monter. + +Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par +des portières. + +--Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous +pourrons peut-être gagner quelque maison voisine. + +Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des +balles de coton se trouvaient là. À quoi étaient-elles destinées? C'est +ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la +trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage. + +Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une +distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur +d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la +fureur des révoltés. + +Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et +plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de +son domestique. + +À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que +Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu +d'émotion. + +Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie +crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville. + +Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au +soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce +que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et +qu'il avait fallu les maintenir. + +Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant +devant lui la populace en désordre. + +Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent +bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous +la main. + +Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue. + +Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre +un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le +coucher du soleil. + +Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans +l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là. +Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance +vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal. + +Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la +portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à +voir. + +Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine. + + + + +X + + +En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et +regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour +son père ou d'inquiétude pour sa soeur. + +Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le +frapper dans la personne de M. de Cérignan. + +--Il n'était pas mon père, dit-il. + +--Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta soeur? + +--Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et, +sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au +Temple. + +--Qu'est-ce que tu chantes-là? + +--Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour, +quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes +m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin! + +Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait +dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions +trop fortes pour son âge? + +--Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça. + +--Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais +en attendant j'ai bien faim! + +--En ce cas, viens souper. + +Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je +soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de +monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe +de démence et mangeait de fort bel appétit. + +--Comment t'appelles-tu? lui dis-je. + +--Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à-vis de tout le monde. + +--Même vis-à-vis de ta soeur? + +--Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne +te l'ait pas confié. + +--Pourquoi? + +--Parce que tu es son bon ami. + +--Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le +dirai à personne. + +--Je suis le Dauphin. + +--Quel Dauphin? + +--Le Dauphin de France, donc! + +--Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette? + +--Oui. + +--Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un +imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a +trois ans. + +--C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien. +Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien +avec un charmant sourire. + +--À la santé du petit Louis, de tout mon coeur! mais pas à celle du roi +Louis XVII. + +--Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met +en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis! + +Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante +ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui +qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût +mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au +Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de +constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit +trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du +poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour +ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur +cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du +prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos +esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la +Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou +moins admissible. + +En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses +prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je +l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait. + +--Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me +faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller +un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens +ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents. + +--Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et +puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me +confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu +connais son secret. + +--Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup? + +--Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion. + +--Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit? + +--Elle t'a dit ça pour se moquer de toi. + +--Est-ce qu'elle était au Temple avec vous? + +--Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la +citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je +l'ai trouvée là avec son père. + +J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les +trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le +quittai. + +Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés, +auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks, +étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place, +Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la +commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées +par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan. + +C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la +révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il +couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe +du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles +sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne +résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de +maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande +mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais +prêt à charger: + +--Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part, +offrir le pardon à ces malheureux. + +Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk, +accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était +Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de +Djémilé. + +--Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme +quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille. + +--Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce +fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu +viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au +général. + +--Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre. + +Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur +offrait le pardon. + +--Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi +redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en +même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les +rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et +nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce +pays sera votre tombeau! + +--Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général? + +--C'est toute la réponse! dirent en choeur les musulmans. + +J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça +les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie. + +Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons +croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel, +ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate +et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur, +croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le +sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils +le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est +passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.» + +Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de +hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent +pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je +cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le +massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le +quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu +jusqu'au milieu de la nuit. + +Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ +trois chefs dans l'armée. + +En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus +chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme +sienne et de choisir la chambre qui lui plairait. + +--Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue, +blessée comme je le suis? + +--Blessée? + +--Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée. + +Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et +nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure +peu profonde. + +--Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence +d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à +temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer +de lui. Je la bénis, moi, la révolte! + +Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux +que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité. + +--Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus +généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même +temps que le plus beau... + +Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon +sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude. + +--Je reste! s'écria-t-elle. + +--Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y +a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et +à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me +demander le même service. + +--Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas +coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de +moi. + +En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui +demander des nouvelles d'Olympe. + +--Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester. +Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta +petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la +châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis, +madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le +peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec +vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule. + +--Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs. + +Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue. + +Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les +boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien +apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre +demeure que la mienne. + +--Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre soeur, ni votre +parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité, +et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui +va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison. + +--Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si +vous le désirez. + +--À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne +serait que pour mon frère. + +--Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère? + +--Parfaitement sûre. + +--Vous l'avez vu naître? + +--Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils? + +--Non, certes, oubliez ma sottise. + +--Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en +sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure. + +--Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant +si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi, +confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de +la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne +sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas +à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais +je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux +enfants et aux femmes, vous le savez bien. + +Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans +ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son +air froid et accablé. + +--Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que +mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il +pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de +famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance, +n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère +est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le +malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous +exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au +sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me +cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous +fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis. + +--Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous. + +--Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon +égoïsme. + +--Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection? + +--Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens +pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en +souffrirais trop. Laissez-moi partir. + +Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans +ressources, comme Louis me l'avait raconté. + +Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant, +qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur +général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien. + +Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une +autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil, +au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le coeur +gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me +trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement +accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue +politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu +Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses +projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi, +et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme, +car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort +peu à moi-même. + +Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait +d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon. + +Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve +personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en +ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner +mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne +trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne. +Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en +était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que +j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y +entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais +habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma +race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être +prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances +et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux +disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze +ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans +des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard +tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de +turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des +poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le +dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers, +débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule +achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels, +quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se +montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après +moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait +qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne +voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien +de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je +ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un +transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa +_Grecque_. Elle manoeuvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle +l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le +lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper +davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le +_domicile conjugal_. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en +blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami. + +Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une +heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis +arriver Pannychis. + +--Et que viens-tu faire ici? lui dis-je. + +Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin: + +--Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour +toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger. + +--Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien +comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la +permission d'en sortir. + +--Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et +puis, je croyais revenir le soir même. + +--Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là? dis-je à Morin. + +--Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci. +Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien +à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je +voudrais bien faire une étude d'après elle. + +--Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez +l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la +nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend +de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans +compter les cadeaux. + +--C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la. + +Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors. + +--Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne +prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus +passer des mois entiers chez mes amis. + +--Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité! + +--Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre. + +Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la +révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de +pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en +fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une +commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment +jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur _salutaire_, +Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le +Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer +les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les +beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul +but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug. + +Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et +23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et +les habitants. + +Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle +maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès +d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se +présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les +déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas +encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là. + +Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi +pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je +répondis de celles à venir. + +Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant +que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé. + +--Et où a-t-elle trouvé des fonds? + +--Ah! voilà! fit-il d'un air malicieux. + +--Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi. + +--Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux +brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à +condition que tu me garderas le secret. + +--Oui, parle! + +--Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord +anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était +seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté +un quart d'heure, puis il est remonté en barque. + +--Comment s'appelle cet Anglais? + +--Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond +et sans barbe, d'une quarantaine d'années. + +--Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu +seras content de ma générosité. + +--Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification. + +Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le +savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de +Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient +l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce +point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut +pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a +eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas. +C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de +l'oublier. + + + + +XI + + +Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust +était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à +Desaix, toujours à la poursuite de Mourad. + +Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que +j'obtins comme une faveur. + +Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire +campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du +payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le +tout à mon père si je ne revenais pas. + +Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de +la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait +dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les +inscriptions. + +La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers, +de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent +embarqués sur une flottille. + +Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne +m'offrit qu'un médiocre intérêt. + +Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment +retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux +pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des +monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de +la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à +demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long. +Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que +c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons +Sésostris. + +Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable +défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait +su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de +Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert +et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter +une foule de Nubiens et d'Éthiopiens. + +Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal +de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil. + +Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés +des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené. + +Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche +du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh +(l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il +éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de +l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize +jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour +attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle +portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne. + +La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile. +Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût +arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le +1er janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie. +J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de +l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le +commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux +fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et +5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la +fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous +trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle +le 19 janvier à Girgèh. + +Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh +pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait +dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se +détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de +marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du +village de Samanhoud. + +L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos +carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les +baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt +pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous +délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit +merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour +lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs +chargèrent à la fois. Mourad était là, je voyais de loin son turban à +aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le +forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours. +Allais-je enfin la retrouver? + +Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge, +n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui +brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat. +Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les +poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout. + +Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa +poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à +Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le +lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île +sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses +antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est +la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains +l'avaient donnée à leur empire. + +Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre +et revint à Esnèh. + +Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course +furieuse. + +Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses +femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire +où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre +du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey. + +Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes. + +Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se +réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar, +Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de +villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans +cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui +était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons +avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter +leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le +lendemain, les attaquer par derrière. + +Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les +craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en +tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous +n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient +toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans +les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent +manqué de tout. + +Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21e +demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les +bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes +de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton +bleu et ses manufactures de couvertures appelées _mélayeh_, qui, en +voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente. + +C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui +consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant. + +La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de +maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs +qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus +sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides +tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse +dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par +les fellahs, est misérable et à moitié démoli. + +Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir +fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le +beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de +mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même +l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans, +moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race. + +Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur +chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je +me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de +déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse +crinière. + +C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès +mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion +désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux, +mêmes des vôtres. + +J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et +parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais +ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher +dans le Nil. + +L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un +mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces +vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un +chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait +pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger +des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et +le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre +fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes +et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de +Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la +déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte +en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure +était la meilleure réponse à rendre au sultan. + +J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon +enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en +leur disant: + +--Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui +courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des +millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de +guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain, +vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une +poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la +lumière et la liberté aux peuples de l'Asie. + +Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter +son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon: + +--Le français parle avec les idoles! + +--Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui +aussi, quand le soleil se lève. + +Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder +derrière eux. + +Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du +général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était +rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le +lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions. + +Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de +Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un +contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque. + +Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la +réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de +Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de +Mourad. + +Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et +lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous +former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les +chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le +choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût +égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au +maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une +supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des +miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à +faire pour mon propre compte. + +Souleyman était là, et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au +lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier, +et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret +de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je +courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux +faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche +et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en +le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant: + +--Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie! + +Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et +une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de +là, à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par +les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand +Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta +hors de la mêlée. + +Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans +être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui +dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la +mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma +reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit, +parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure! + +--En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me +donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la +sienne. + +Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était +jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse. + +La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement +rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours, +et je gardai le lit plus d'un mois. + +Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle +négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur +la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans +le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en +faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une +infidèle pour faire des ablutions. + +Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir +dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives +tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre +de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes +almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas +fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de +plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de +psylles, c'est-à-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de +serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en +parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer +le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts. +Je lui rendis son salut oriental. + +On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café. + +Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés +des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte +d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner +leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur +la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la +langue. + +Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe. + +Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur +le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon +divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma +pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus +un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette +affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais +dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie. + +--J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande +de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme +tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne +peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais +bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse. + +Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les +individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas +moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté. + +--À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de +droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma +part. + +--Et comment? + +--Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert +dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les +hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu +comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les +blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un +bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle. + +--Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi! + +--Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant +sourire. + +--Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir +tant de choses! + +--Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne +voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays, +j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance. + +Je voulus rendre une fête à Sabardin. + +La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient +appartenu au bey Hassan et que la 21e demi brigade avait convertis en +promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles +Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'_abeille_. Elle avait fait +des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait +chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse. +C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la +retrouver plus intense. + +Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un +matin devant moi: + +--Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule. + +--Tu sais où il est. + +--À Khardjèh, dans la grande oasis. + +--Djémilé y est-elle? + +--Djémilé y est. + +--Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le +commandement de la colonne d'expédition. + +Malek sourit d'un air de pitié. + +--Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette +en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce +n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey, +c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr. + +--Tu es fou! + +--Je sais ce que je dis. + +--Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée? + +--Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là-bas. + +--Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort. + +--Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la +suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles +dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif +Hassan. + +--Que me dis-tu là? N'était-elle pas promise à Souleyman? + +--Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de +Mourad. + +--Combien de jours nous faut-il pour aller là-bas, enlever Djémilé et +revenir? + +--Huit jours, ou l'éternité. + +--Je vais demander un congé de quinze jours au général. + +--Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire. + +--Soit. Quand partons-nous? + +--Demain dans la nuit, avec Tomadhyr. + +--Lui en as-tu parlé? + +--Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux; +elle le voudra. + +--La crois-tu donc si obéissante? + +--Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un +de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper +l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux +almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là-bas, +nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le +reste. + +--Avant tout, je dois parler à Tomadhyr. + +--Parle-lui. + +--Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de +son prochain départ. + +--Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour +croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me +regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle +est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime +plus qu'elle ne t'aime! + +--Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un +autre, il faut que j'aille la réclamer. + +--C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme +si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je +n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas. +Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus +grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne +me demande plus rien. + +J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une +quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin. +Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu +prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur +le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre +d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée. + +Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les +vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque, +rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai +plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait +que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme. + +La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs, +tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait +avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville. + +J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait +m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son +accent français nous eût trahis. + +Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là, ni durant le voyage. Elle était +triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de +m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir +pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais +préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé; +n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que +j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et +je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir +l'air de douter d'elle. + +Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le +désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que +ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées +entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve, +très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois +des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes +d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui +forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur +éclatante des sables. + +Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de +chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le +vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les +yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que +la nuit. + +Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses +pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous +prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh. + +L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord +au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de +chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce +n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de +dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant +plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à +visiter. + +Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans +un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni +maître, ni valet, ni provisions. + +Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux +informations. + +La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et +des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques; +c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on +médit de son voisin. + +Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture +ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord +qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à-dire +le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après +s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il +allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse +Égypte. Ces bons musulmans faisaient des voeux pour qu'il nous chassât +tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa +à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé +devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient +invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là. + +Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment +pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement? + +J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction +massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une +prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée +de tours carrées. + +Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette +forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de +_gouzla_, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du +palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes +croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai +pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus +Souleyman. + +Je me dissimulai dans un fourré de lentisques. + +Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le +sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu, +il reprit son chant monotone. + +Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers +lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute +avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur +pris sur le fait. + +Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr +causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk +m'appela. + +--Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à +Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus +ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à +l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde +femme. + +--Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas +d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve +davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain +demander ouvertement à Mourad la main de sa fille. + +--Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne +donnera sa fille à un chrétien et à un Français. + +--Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse +t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te +demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me +conserver une place dans ton coeur. + +Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de +rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen. +Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais +envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe. + +--Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen, +là-bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek +nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue; +moi, je pars en avant. + +--Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes +ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille +ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je +me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs +reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis +sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main +pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en +suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine +de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un +puits d'une quinzaine de pieds. + +--C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou? + +--Il ne s'agit que de prendre cette corde à noeuds et de se laisser +glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire! + +Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous +nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre +taillée dans le roc. + +Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous +baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une +seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée. + +Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures +représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le +sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était +brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte +et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles +dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination +vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que +je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent. + +--Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une +bonne sorcière! + +--Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout. +Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons +souper et causer. + +Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons +trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se +rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan. +Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera +seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le +connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il +ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie +nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le +palais. Elle sortira avec eux et te suivra. + +--Alors, tu te résignes à épouser Hassan? + +--Oui, puisqu'il le faut. + +--Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice! + +--Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et +d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui +appartiendrai que si je veux. + +En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais +jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont +il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore +plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet +le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour +elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante. +J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut +accepter. + +--Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais +écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une +femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le +saches. + +--Tu veux tuer le bey? + +--J'y suis résolu et tu vas m'aider. + +--Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne. + +--Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la +vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que +t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais +aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole. + +--Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes! + +--Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans +ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain +quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au +cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du +bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée +à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère. + +--Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de +Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous +jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu? + +--Je l'ignorais, répondit-elle. + +Malek reprit: + +--Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis +longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma +soeur la fille de l'assassin de mon père. + +--Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira! + +--Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai +aussi. + +J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence. +J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet +Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père +devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre +moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique. +Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût +été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula +dans son _mélayeh_ et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait +observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi: + +--J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa +volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui +prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son +café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé. + +Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner. + +--Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes +le couvriront de son _mélayeh_, comme s'il était mort. Ils le +chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du +sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son +entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À +présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus +profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller. + +--Les astres te l'ont dit? + +--Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous +rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek +endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu +m'as promis une place dans ton coeur, je ne te quitte plus. + +--Est-ce que tu veux donner du poison au sherif? + +Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour +l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer +accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que +j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle +pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur +la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de +Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je +m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si +la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma +situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon +Hamlet et ma sorcière. + + + + +XIII + + +Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla. + +--Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des +cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas; +rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les +femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin +noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front. +N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici. +Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la +nuit, et pars! + +Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours +du palais. + +Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus +bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait. + +Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les _schaouss_ m'en interdirent +l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des +invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait, +disait-on, se rendre à la mosquée. + +Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes +masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front. +On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se +passait-il? + +Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les +murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la +silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé +d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec +une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans +l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que +la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita +pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri, +se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés. + +Je fus bientôt près d'elle. + +--Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître. + +Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras. + +Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé! + +--Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon coeur, je te tiens +donc enfin! + +--Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma +recherche. + +En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le +chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants +munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit +d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande +mosquée. + +Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais +pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il +n'était nécessaire. + +Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient +m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui +menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut +d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen +d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû +emporter leur maître endormi. + +Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne +se trouvait plus. + +Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien +toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands +yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu +changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était +véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre +l'amour et le sentiment paternel. + +Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment +son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord +dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis. + +--Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse +seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me +sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout +de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous +convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de +garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les +vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me +voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma +place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous +retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le +moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je +ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance, +comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et +voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma +mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient +ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de +fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le +harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de +voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait. +Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes. +Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma +fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le +mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes +les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me +précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la +porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la +citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je +m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours... + +--Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu +qu'elle ait été tuée? + +Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le +plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho +mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je +reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait +Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits: + +--Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé, +poursuivi... + +Je me hâtai de le faire descendre. + +--Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de +leur volonté? + +--Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi! + +--Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il +sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider. + +--Es-tu blessé? + +--Oui, à la main. + +Nous gagnâmes l'hypogée. + +--Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre +côté de la porte. + +--Comme tu voudras. + +Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce +qui lui était arrivé. + +--Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur +mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné +un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure +d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq +cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce +qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser +échapper. + +J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à +trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois +mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts +de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien. +D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout +entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu +dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu +chercher un refuge ici. + +--Es-tu suivi? + +--On a perdu ma trace.--Maintenant que nous n'avons plus rien à faire +dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit +même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière +des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas. + +--Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis +doit être sur pied. + +--Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont +là-haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons +sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables. + +--Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est +impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval. + +--Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas +encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le coeur léger. Mourad est +mort... + +--Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt. + +--Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir +beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan. + +Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à +deux pas de Malek. + +Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond +sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent +éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air +plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces. + +Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention +sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins +de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des +dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de +l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux +cavaliers. + +La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier, +j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de +savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que +fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre +que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé. + +Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le +palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient +que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant +à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une +incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui +préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir +(Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie, +et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de +concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille +mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de +la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts +privés. + +J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par +moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité. +J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su +conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient +longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la +prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il +ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma +pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des +fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était +promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était +cachée. + +Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions +faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais +je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué +une nouvelle tentative. + +Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis +tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous +marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes +nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et +de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des +fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval. + +Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre +campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon. + +--C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos +bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme, +les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers, +nous monterons à cheval et agirons de ruse. + +En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je +pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre +Malek et ses deux cavaliers. + +--Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il +sera toujours temps de se battre. + +Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de +terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue. + +L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté. + +--Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre; +mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis +que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le +permet! Allons au-devant d'eux. + +Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient +fait halte en nous voyant accourir. + +--C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son +cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer. + +--Je m'en charge, répondis-je. + +Malek s'adressant alors directement à lui: + +--Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette +caravane. + +--Que veux-tu dire? répondit Hassan. + +--Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille? + +--Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu? + +--J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux +pas... + +--Parle, où est ma fiancée? + +--Dans l'oasis, à Dakakyn. + +--Tu mens, j'en arrive! + +--O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être +Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui +qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français. + +Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à +terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la +troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un +homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne +l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son +sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors +d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un, +mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par +quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les +bras. + +Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort. +À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis +quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés. + +En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas +l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de +cordes. + +Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser +sa blessure. + +--Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien +désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête. + +--Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer; +je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre +mort. + +--Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même? + +Et se tournant vers Malek: + +--Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef +français? + +--Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a +longtemps que le Français ne pense plus à elle. + +--Alors, que venais-tu faire à Khardjèh? + +--Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons +musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs. + +--Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta +langue a assez menti. Je vais te la faire couper. + +Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux +de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec +leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des +monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le +malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux. + +Vaincu par la souffrance, il s'évanouit. + +Hassan s'adressa ensuite à moi: + +--À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité? + +Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent +en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné +paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir, +et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup +je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre +l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent. + +--Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir? + +--Tu n'es ni Arabe, ni mameluk. + +--C'est vrai. + +--Qui es-tu? + +--Le chef français lui-même. + +--Toi!... fit-il en s'approchant. + +--Oui! et je suis venu chercher ma femme. + +--Qui, Djémilé? + +--Elle est mariée avec moi depuis longtemps. + +--Et tu l'as emmenée? + +--Oui. + +--Où est-elle? + +--Pas loin d'ici! + +En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile. + +--Tu consens à me la rendre? + +--Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai +près d'elle. + +Comme un sot, il en donna l'ordre. + +Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était +encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la +promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur +l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas +de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si +vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les +mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de +leur stupeur. + +Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi +nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon +compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite +avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre; +mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos +fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il +obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les +têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur +le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui +brûlai la cervelle pour en finir. + +Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs +ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le +chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut +au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y +colla ses lèvres. + +Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous +rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir +sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués, +il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue +marche. + +Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter +tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva. +C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du +désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il +soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui +se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla +respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes +fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes +chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le +retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était +tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge. +Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la +précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment +une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent +desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la +soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage. + +Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler +beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir +écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup +il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa +poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa soeur. Puis +il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui +remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en +réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer +les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air +mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le +remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le +suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de +désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un +regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait +me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il +avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine. + +En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et +retomba mort. Ses hommes vinrent le relever. + +--Ce qu'il a fait là, dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni +religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort. + +Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que +c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite +grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la +fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait +par la mort à la honte de vivre mutilé. + +Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide +des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de +Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que +depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé +chez les Orientaux. + +Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les +tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux +furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se +fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous +avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui +restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il +n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait +Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de +marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable +qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la +gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les +provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait +de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je +cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être +loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un +peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne +bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé +sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé +était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir? + +--Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu +boire mon sang? + +--C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte. + +--C'est nécessaire, je veux que tu vives! + +Je me fis une entaille au bras. Elle but. + +Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient, +le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et +nous repartîmes. + +Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère +compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent +du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition +avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul. + +À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade +assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours. + + + + +XIV + + +Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une +affection dont je fus vivement touché. + +--Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me +l'as pas encore dit. + +--C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas +le dire. + +--Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout +celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son +courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour +toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai +aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de +toi ton esclave Djémilé. + +--Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon coeur, ce que je +t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te +le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave. + +--Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais +rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes +désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière +que je veux boire. + +Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment +aurais-je pu douter d'elle? + +J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me +blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné, +dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être +eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie +remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien. + +Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la +perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre. + +Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu, +de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de _Sultan +juste_; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux +troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général +de Gizèh. + +Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque +s'avançait vers Alexandrie. + +Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé. + +Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se +montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin +d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits +de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de +Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je +le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de +cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai. +Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de +sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu! + +Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon +régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses +quartiers à Boulaq. + +Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait +décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait +passé avec armes et bagages, c'est-à-dire, avec ses chiffons et ses +bijoux, dans les bras d'un _Riz-pain-sel_. C'est ainsi que nous +appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre +soldat, de si rapides fortunes. + +Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé. +Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus +finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui +retrouve son maître. + +Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai +eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de +cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger +alors qu'elle pouvait le faire impunément. + +Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé +de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait +heureux. + +En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé. + +Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle +commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à +Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des +leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car +j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à +mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille +d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et +la pousser jusque dans la mer. + +Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux +et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique, +personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque +nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile +pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire +et fut reconnu général en chef le 1er septembre, aux acclamations de +l'armée et de la population. + +Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne +songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre +et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la +conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle +eut les hommages des hommes et l'envie des femmes. + +En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha +contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie, +d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte +qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour +de ma maison. + +Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de +nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis +rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux +portant. + +--Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis? + +--Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a +plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi? + +--Avec plaisir; mais tu seras raisonnable? + +--Est-ce que je ne le suis pas toujours? + +--Ce n'est pas ce que dit ta soeur. + +--Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les +épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne +pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de +soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie! + +--Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta soeur... + +--Ne l'appelle donc pas ma soeur. Cela me rappelle madame Royale et me +fait de la peine! + +--Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre +_majesté_ daigne au moins garder l'incognito. + +--Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave. + +Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là +elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et +ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire +comprendre. + +Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle +le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle +me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de +grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du +doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et +ses mains. + +--C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler. + +--J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous +que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons. + +Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni +très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein +de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non, +il avait gagné mon affection. + +Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de +Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire, +il me dit: + +--Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la +Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai +dit au juif où j'allais. + +Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de +jouer au _mangallah_, espèce de jeu de trictrac très à la mode en +Orient. + +Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux; +quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En +voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De +retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire +l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant +ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les +impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que +lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit +par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque. + +On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de +terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le +harem. + +J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère +était chez moi. + +--Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici. + +--Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur! + +--Vous craignez qu'on ne vous l'enlève? + +--Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne +sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu. + +Après l'avoir priée de s'asseoir: + +--Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis +n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est +réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous +tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché! + +--Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant. + +--Parfaitement! + +Elle était profondément blessée. + +--Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous +donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à +vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le coeur: ils +vous en savent gré en vous faisant dire: _Vous m'ennuyez_! + +--C'est donc décidément un prince? + +Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment +et me dit avec l'accent de la vérité: + +--Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant, +par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est +bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent +protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux, +il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne +pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de +lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier +de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en +avertis! + +Et elle sourit avec amertume. + +--Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne +veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux, +ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé. + +--Alors, vous allez dénoncer le roi? + +--Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je +doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à +dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon +goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu! + +--Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime, +au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement +dégoûtée de la vie que je suis injuste. + +--Oui, vous êtes injuste! + +--Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon +affection... + +Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes. +Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il +était trop tard! + +--Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant, +qui avait repris ses vêtements masculins. + +À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la +regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut +parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa +Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante +de colère: + +--Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent +de vous amuser. + +Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner. + +Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir +abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa, +lui essuya les yeux et l'emmena jouer. + +Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton +royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui +accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère +de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle, +mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait +quitté le Caire. + +--Est-ce pour longtemps? + +--Qui sait! Peut-être pour toujours. + +--Si tu sais quelque chose, parle! + +--Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle +s'est embarquée ce matin. + +--Et où va-t-elle? + +--Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais. + +--Qu'est-ce qui te le fait supposer? + +--Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je +ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous +l'apprendre à votre retour. + +--Et qu'a-t-il répondu? + +--Qu'il venait de la part du prince. + +--Quel prince? il y en a beaucoup! + +--Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de +l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je +l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma +terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de +français pour comprendre. + +--Très-bien, et qu'as-tu entendu? + +--Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le +petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le +mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame +qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui +qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria +sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à +lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre. +Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar; +mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché. + +--Et qu'a répondu la Française? + +--Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son +pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et +qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé +plus poliment; il lui a proposé d'être son mari. + +--A-t-elle accepté? + +--Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les +femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas. +Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas +revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle +n'a plus rien. + +Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les +motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources, +et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait +le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et +qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une +personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher +des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne +m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une +colère qui ne pouvait pas être dans son coeur? + + + + +XV + + +Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était +peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je +l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à +parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe +très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait +aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement +qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis +était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des +exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en +trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli +garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce +n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait +quinze ans. + +De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi. +Sa réserve vis-à-vis de tous les autres n'indiquait pas un état de +démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me +parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui +disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile +à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je +l'_ennuyais_, mais il ne me le fit jamais dire. + +Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du +rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la +fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal +tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but +moins innocent que ne le comportait son air novice. + +Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de +Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille. + +--Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt. + +--Parce que vous m'avez fait de la peine. + +--Moi? je ne vous ai jamais grondé! + +--Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne! +mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir. + +--Qu'ai-je donc fait? + +--Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir. + +--C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi +qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme +un enfant. + +--En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon coeur? + +--Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous. + +--Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je +voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est +donc, au juste? + +--C'est de livrer son coeur tout entier, c'est d'être prêt à verser son +sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime. + +--En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour +vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays. + +--Vous parlez comme un enfant. + +--Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé. + +Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois. + +Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis: + +--Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses. + +Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire. + +Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de +si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis. + +--Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai +questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant +savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a +enfin répondu. + +--En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi? + +--Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux? + +J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient, +c'est-à-dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes +d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il +valait mieux ne pas l'exposer au danger. + +Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et +suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de +camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et +porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que +donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai +de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le +lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à +personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le +conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le +recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas. + +En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des +secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous +étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais +durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et +parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de +révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau +débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le +général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir +Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable. + +Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après +bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand +visir, le 28 janvier 1800. + +Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre +conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la +France. + +Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée. +La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en +France et l'_avénement_ de Bonaparte au consulat remplissaient le coeur +des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de +revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en +Italie qu'en Égypte. + +Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la +France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je +vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et, +après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les +affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles +partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de +bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter. + +Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts +à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient +été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à +l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé +par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne +consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas +les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux. + +Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en +consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva +avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers +généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous +les yeux: + +--Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision. + +--Nous devons nous battre! répondirent-ils tous. + +--C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences +que par des victoires. Préparons-nous donc! + +Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses +divisions sur le Caire. + +Il me fit appeler. + +--Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la +fille de Mourad. L'as-tu toujours? + +--Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir. + +Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée +aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence, +et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour. + +--Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne +de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane, +parle-t-elle français? + +--Oui, général. + +--En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il +réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me +rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec +mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en +famille. + +--Ne puis-je savoir de quoi il est question? + +--Je te le dirai demain. D'ici-là, tu contrecarrerais peut-être mes +plans. + +Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du +général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français +n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur, +disait-elle. + +Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne +chère, et je l'attendis avec impatience. + +Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la +maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la +fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à +table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces. + +Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui +s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses +projets. + +--Parfaitement, dit-il. + +Et, se tournant vers Djémilé: + +--Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission +délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à +votre coeur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller +trouver votre père, en ce moment du côté de Suez. + +--Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant +pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis! + +--Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du +Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais +ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un +rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais +et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si +nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons +alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant, +portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à +redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment +si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de +la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de +prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la +république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul. + +Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était +extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle +refuserait. + +--C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père +est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir +l'entendre. + +Elle m'imposa silence, et en relevant le front: + +--J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si +je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui +apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne +de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je +n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action +courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera +de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de +l'Égypte. + +--Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a +que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit! + +--Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté. +Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame? + +--Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à +temps pour rentrer en campagne. + +--Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop +de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père. + +J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer +une querelle d'intérieur devant le général; je me tus. + +Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni +des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment +des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber +l'emportait sur toute la ligne. + +Dès que je fus seul avec Djémilé: + +--Alors, lui dis-je, tu veux me quitter? + +--Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non, +jamais! + +--En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans +même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et +pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu +m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément? + +--Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne +peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française. +Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage? + +--Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je +ne veux pas te laisser aller là-bas sans moi. + +--Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles. + +--Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander +ta main à ton père? J'irai dans ce but. + +--C'est bien inutile. + +--Tu ne veux plus être ma femme? + +--C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas +nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère +que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu +ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat? + +--Bien. En attendant je pars demain avec toi. + +--Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me +décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue. + +Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les +idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur +soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que +cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute +volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais +l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle, +j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me +mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave. + + + + +XVI + + +Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son +escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de +ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième. +Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux +n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac +Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le +désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate, +sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents +desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable. +De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre +de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la +monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de +palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense +étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du +sol. + +Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien. + +Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que +brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant +sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir +tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla +qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel, +mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue +au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui +étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc +jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre. +L'un d'eux demanda ce que nous voulions. + +Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez +humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une +personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des +nouvelles de sa fille. + +Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air +insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le +déserteur. + +--Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir, +que vous pouviez laisser votre tête ici? + +--Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable. + +--Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont +une insulte à venger, non! + +--Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je +n'aimerais pas laisser ici ma tête. + +Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son +père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant. + +--Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour +interroger notre courage. + +Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans +le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous +arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là, et pria Djémilé +de le suivre. + +--Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon +secours avec tous tes soldats. + +Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller +plus loin. + +--Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du +premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens +de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman. +Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à +l'entrée de la tente. + +--Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien +peur, adieu! + +Je prêtai l'oreille: + +--Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait +extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu +m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui? + +--De la part du sultan des Français. + +--Alors, il faut appeler Mourad. + +--Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille. + +--De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile, +Djémilé? + +--Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi! + +--Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens +m'embrasser. + +Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à +Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après, +Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que +je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès +d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me +sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était +la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix. + +--Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je. + +--Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te +pardonne et te regarde comme mon fils. + +Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon +respect. + +--Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait +quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit +pour émouvoir le coeur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir +enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le +courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père +les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien +avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il +restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été +reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé +restera avec nous jusque-là. Tu viendras faire ta demande selon les +usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa +succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront +un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la +lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession +à Mourad. + +Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait +offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du +futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je +montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas +plus que celle de laisser Djémilé. + +En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se +souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé. + +Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de +colère mal dissimulé: + +--Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi? + +--Oui. + +--Et tu acceptes? + +Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais +c'était perdre Djémilé. + +Je cherchai à tourner la difficulté. + +--Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener +Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec +Kléber. + +--Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec. + +--N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon +père et nous nous reverrons bientôt. + +--Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente +après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le +permettait. + +La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il +dormait et se réveilla en m'entendant entrer. + +--Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins +empalé. + +--Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher? + +--Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de +sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer +demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une +femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre +beau-père? + +--Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix. + +Il me répondit par un ronflement. + +Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute +d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de +camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes +pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je +voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis. + +Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes +dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme +s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par +enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je +suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers +de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon +baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on +eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet +attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'oeuvre de +Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon +uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à +moi. + +Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit +que ce ne serait rien. + +Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant +qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on +ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher. + +Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route, +et moi n'ayant plus rien à faire là, nous prîmes congé de Mourad, qui +nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en +lui laissant Djémilé. + +C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de +se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été +cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans +le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour +m'abandonner ainsi! + +J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais +je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins. + +Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa +mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je +rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien +préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en +punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un +enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la +faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du +moins, m'eût fait dormir et oublier. + + + + +XVII + + +Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la +situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les +postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées +pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du +traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville, +sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se +révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la +frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer. + +Il n'y avait plus qu'à combattre. + +Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout +au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la +pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis. + +Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille +hommes. + +L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village +d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires. + +On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en +avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui +s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait +sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir +l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu +d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le +front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent +promptement rentrer dans la masse confuse de son armée. + +Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous +passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats. +Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse +d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit +sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous +empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives +infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous +entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue +peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du +côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents +cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat. + +En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend +une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu +parole à Kléber. Il était resté neutre. + +On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses +vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa +tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis +vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie. + +Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le +canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite +que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la +ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la +citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur +porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me +faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je +savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne. + +Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le +temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec +500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la +déroute la plus complète. + +Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp, +artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le +désert. + +Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours +pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et +les massacrèrent tous sans pitié. + +C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en +déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une +lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur +quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: _Honni soit qui +mal y pense_. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers +de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de +vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et +d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et +doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique +anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se +faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se +coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec +accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer, +on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques +sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet. + +Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir +le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes +et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour +surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade +d'infanterie, le 7e de hussards, le 3e et le 14e de dragons. + +Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs +de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée, +avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était +enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh +avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur +secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de +Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres +avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de +Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des +chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente, +qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine? + +Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le +retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du +Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille. +Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa +bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes +dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne +trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber +refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et +dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà +empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à +travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous +les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent +coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser +l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues +en attendant le retour de la division Reynier. + +Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la +ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de +partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur +elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai. + +J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à +moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues +avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches +qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle +aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés +dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en +était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait +de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp +occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était +là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de +passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans +ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée +dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait, +je la souffris dans cette intimité. + +Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent +promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour +soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se +rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela +avait demandé un mois. + +Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant +d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement. + +En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute +l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population +soulevée. + +Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il +pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes +insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation +de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens, +des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie +amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter, +et la 21e demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée +par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent +bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du +soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se +croyant d'abord que nos esclaves. + +J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison +qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les +meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles +n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les +réparer. + +Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour +aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque, +venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de +sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber. +Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le +palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le +général leur fit restituer. + +Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère, +contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty +Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu +que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa +fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de +mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle, +et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang +qui lui était dû. + +Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse +dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance. +Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des +guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui +exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension +d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future +position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort +bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît +l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière. + + + + +XVIII + + +On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du +gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de +semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des +munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La +solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de +vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues. +Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait +chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation +résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible. +Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme +esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la +colonie florissante. + +Souleyman reparut sur l'horizon. + +Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu +chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si +elle ne lui accordait pas un rendez-vous. + +--Et tu ne lui as pas répondu? + +--Non, mais je n'ose plus sortir. + +--Il faut se débarrasser de ce chanteur-là; mais c'est difficile. Il a +le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout +Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans +la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux +faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais +c'est parfaitement inutile. + +--Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer +demain avec ma mère. + +--Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir +Sitty Nefyssèh? + +--Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici. + +--Seul, ou avec Louis? + +--Une fois avec Louis. + +--Pourquoi rougis-tu? + +--Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais! + +--Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle... + +--Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de +politique! + +--En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de +chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche. + +Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant +Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli +assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été +chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais +malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que +Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit +d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il +n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme +Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups +de bâton, après quoi il ordonna sa déportation. + +Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le +billet suivant: + +«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu +Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en +chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler +de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir +dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment +l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez +grand plaisir à celle qui se dit votre servante. + +«OLYMPE DE C....» + +Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que +pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois? +L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en +faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais +fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et +j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à +Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit. + +Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan. +Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois +quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui, +pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe +et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui +ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à +l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus +de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure +blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si +enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et +inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la +retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux. +D'où venait tout ce luxe, sinon du _milord anglais_, comme l'appelait le +petit juif? + +Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à +entendre. + +--Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez _entretenue_! +Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut +s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de +comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous +voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me +restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que +je ne vous ai vu, j'ai été en France. + +--Avec l'Anglais? + +--Quelle est cette nouvelle folie? + +--Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait +vous voir en cachette. + +--Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête. + +--Sa femme, peut être? + +--Pas davantage. + +--Comment s'appelle-t-il? + +--Que vous importe! + +--Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours +plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou +l'autre: à quoi bon me le cacher? + +--Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé? + +--Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord +Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet +homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour +le croire, et pourtant vous le recevez en secret. + +--Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour +moi. Cela prouve que vous pensez à moi. + +--Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop. + +--En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors, +comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille +de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser. + +--Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à-vis de sa famille. + +--Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est +la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de +colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à +renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules +d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de +couronnes civiques. + +--Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis +plus sérieux que cela. + +--Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey +mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette +Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à +son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et +superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries. +Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept +merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui +donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières: +elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais +elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des +courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et +vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous +présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement: +Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche, +si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non, +non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk +qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un +simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord +l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne +parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se +donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce +fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang +de son beau-père! Ce sont là les moeurs orientales, me direz-vous! Oui, +c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé, +intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de coeur dans +la barbarie et l'ignorance! + +»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et +d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront +l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les +vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez +forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos +scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car +vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens. + +»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une +petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée, +ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura +pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle +s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui, +par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le +droit du vainqueur! + +»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors +pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi +entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je +n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse +répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien, +sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je +ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans, +c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à +plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je +ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre +maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de +magasin et qu'elle mette pour enseigne: _À la Belle Mameluke_. Je n'y +vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que +vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui +chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas. +Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour +m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce +conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me +croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour +vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.» + +Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un +Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues +dans la mollesse de la vie orientale. + +Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de +l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux +de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle, +je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles +qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y +avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de +nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma +pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je +le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien +à répondre. + +Olympe me tira de mes réflexions en me disant: + +--Il est six heures, Kléber ne viendra plus. + +--Devait-il venir? lui dis-je en souriant. + +--Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks; +vous croyez que je me ménageais un tête-à-tête avec vous? + +--Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire! + +--C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut +attendre davantage, offrez-moi le bras. + +Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées +d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre +d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens, +je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre +du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie +avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers. +Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction +et faisait jouer des pièces françaises. + +Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des +détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art, +mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son +cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau +sur les yeux de Dubertet. + +Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan +m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où +avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si +je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté +que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière. + +--Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis +nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des +Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai +assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie +moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne +lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse +d'entendre ma confession, la voulez-vous? + +--Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais +aussi bien de me boucher les oreilles. + +--N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour +où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à +Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de +bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux. +Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en +vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et +puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore +aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous +voir, pour vous oublier. + +--Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient +qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une +cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous +m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes +fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie, +vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre +possible pour me brûler le coeur; et puis, tout à coup, vous partez sans +m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous. +J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais +arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence +de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me +concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment +est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire... + +Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis +une larme briller à travers ses longs cils. + +Je me jetai à ses pieds. + +--Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard +suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le +suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est +bien différent du sentiment que je vous inspire. + +--Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de +tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me +trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le +vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage, +sans croire son coeur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je +reprends possession de moi-même. + +Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que +vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous +demandais votre fortune? + +--Je vous la donnerais. + +--Votre vie? + +--J'en ferais le sacrifice. + +--Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à +Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel +avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père, +j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a +précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés +rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des +esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas +l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le +laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien. + +--Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France? + +--Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution +sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les +massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de +tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres +fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui. + +--C'est mon avis. + +--Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit +la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la +monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et +avec Kléber. + +--Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à +l'ancien régime. + +--Je ne nie pas les _vertus civiques_ de M. Kléber! Mais l'esprit des +généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie +au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est +toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie +égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner. + +--Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude. + +--Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte +au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du +traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous +serions tous à Paris. + +--Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant. + +--Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez, +vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi. +Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la +bataille d'Héliopolis. + +--La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je +voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un +brandon de discorde tel que Louis. + +--Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation. +Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui, +c'est bien différent. + +--Je ne comprends plus. + +--Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles +civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la +majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du +conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi +s'il veut répondre aux voeux de tous. Il ne peut préférer à la gloire +de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine +célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se +maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par +lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration +et de l'estime de toute la France. + +--C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera? + +--Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous +chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps +opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur +de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre +monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que +j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari +seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains +du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort +est lié au sien. + +--Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la +Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place +de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le voeu de la +nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République. +Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous +lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de +bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez +donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez +balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont +vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous +rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre +conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un +mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie, +il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant +d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires. + +Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et +tirer le canon d'alarme. + +--Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi. +Encore une révolte! Ne me laissez pas seule... + + + + +XIX + + +Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un +siége, il nous dit: + +--Kléber est mort! + +Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits: + +--Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier +général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est +élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au coeur. Le général +est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur +l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a +frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes +accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché +dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle +Souleyman. + +--Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek? + +--Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne +me rendra pas mon général. + +Et le pauvre garçon fondit en larmes. + +Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui +ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle +de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit +de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort +dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber. + +Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien +Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche, +qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à +Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une oeuvre +sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la +grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur, +mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs +jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer +dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne +abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime. + +Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée +et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête +tranchée. + +Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un +véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je +me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre +la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le +meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une +belle colonie! + +Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte, +c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en +Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de +Marengo. + +Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général +Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute +opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de +ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul, +qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon +administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve +qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait +épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule, +moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans +expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros +ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la +mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber! + +Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de +bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des +soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous +autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux +valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter +quand il n'était plus temps. + +On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et +pourtant tout resta calme. + +Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en +me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les +bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan +étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé +net. + +--Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens +pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père. + +--Kléber savait-il qui tu es ou prétends être? + +--Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai +jamais dit. + +--Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris? + +--Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au +quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle +plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma +gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude! + +--Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle? + +--Bah! ne parlons pas de ça! + +J'insistai:--Je parie que tu lui auras conté fleurette! + +--Pas précisément... + +--Voyons, raconte-moi donc... + +--Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer +qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout +honteux, et puis je me suis trouvé bien sot! + +--Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi! + +--Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a +dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes, +que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en +ai pris de la colère et je suis parti. + +Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un +aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze +ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me +hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis +XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier? + +Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de +Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si +froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi. + +Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et, +les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses +heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à +subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même +devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute +contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le +questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement, +je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta +au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à +Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des +voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en +cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu +scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus +long. + +Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit +beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout +soupçon. + +Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur +maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle +pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer. + +--Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais +bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être +sûre que tu m'aimes autant que je t'aime! + +--Qu'est-ce que cela veut dire? + +--Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il +soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle? + +--Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez +toi. + +--Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que +je fais semblant de t'aimer? + +--Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore +libre. + +--Alors tu me méprises, car tu penses... + +--Je pense surtout que tu cherches une querelle. + +--Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu +me l'avais promis? + +--Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne +t'ont pas manqué jusqu'à présent. + +--Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes. + +--Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me +l'apprendre. + +--Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais! + +--On t'a trompée, cela n'est pas. + +--Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais +donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle +soit morte! + +--C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi? + +--Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en +récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme. +Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en +fais une condition de notre mariage. + +--Mais, c'est convenu, tu le sais bien! + +--Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les +pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai +droit. + +--Il y en a encore assez pour toi. + +--Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta +tente pendant un mois? + +--Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire. + +--Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle +n'est plus une enfant. + +--Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes? + +--Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te +trahissais à mon tour? + +--Je te tuerais! + +Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en +disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit, +c'était pour t'éprouver. + +La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que +jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le +médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait +qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but. + +Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la +trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses +amies. + +Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon +mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me +donnèrent à penser. + +Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si +j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers +la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition +dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son +chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père +n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de +rejoindre son époux avec sa fille. + +J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la +crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé, +me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La +fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours. + +J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante +d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles, +bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau +fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était +mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait +obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue +coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup. +Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de +sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé +mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la +langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me +donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles. +Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que +des autres. + + + + +XX + + +Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me +fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si +elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la +vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et +consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint +à moi en me demandant si je me sentais plus mal. + +--As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je. + +--Non, dit-elle, je suis bien vivante. + +Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une +balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son +abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie. +Comme je la regardais avec stupeur: + +--Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre +d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque, +après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine +cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi +dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été +guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé. +Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me +faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions. +Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit +jours; c'est moi qui t'ai soigné. + +--Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec +moi, j'ai bien des choses à te demander. + +--Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis +là. + +Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de +n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en +convaincre. + +Elle était là. + +Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière +créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur +manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait +rien. + +Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie; +mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir +une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta. + +J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme +j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon +esclave. + +--Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends +part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas +Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du +chagrin. + +--Je ne peux plus me dédire. + +--Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi, +quand même ta khanoune le trouverait mauvais. + +--Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle. + +--Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma +vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en +me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon +plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du +compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et +tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants +comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite +autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme. + +--Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi, +tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux +dire? + +--C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le +prouvera. + +Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite +fellahine se présenta tout effrayée devant moi. + +--Qu'as-tu donc, Zabetta? + +--Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là-haut sur la galerie. Elle +dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit +l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour +le chasser. + +Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre +ou de la folie. + +--Ah! te voilà, s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!... +Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux! + +Quand j'eus fait ce qu'elle demandait. + +--Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton +esclave? + +--Eh bien! regarde et vois, je le veux! + +--Oui, je vois Djémilé, elle est là... Elle parle! + +--Avec qui? + +--Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe... + +--Que dit-elle? + +--Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah! +que je souffre! Je voudrais entendre pourtant! + +--Où sont-ils? + +--Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem! + +--C'est impossible, tu te trompes! + +--Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent. + +--Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais. + +--Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la +maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois +plus!... + +Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne +t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime! + +Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs. + +Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne +savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je +connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me +calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations +d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en +fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle +était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et +j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre +où j'avais jadis retrouvé Sylvie. + +Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai. + +Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr +n'avait pas menti. + +Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements. +Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes. + +En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber, +tant il tremblait. Djémilé resta impassible. + +--Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à +la main. + +--Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré. + +--Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays. + +Et m'adressant à Djémilé: + +--Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te +coudre dans un sac et de te jeter à l'eau. + +--Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui +me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux. + +--C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni +coeur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le +mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te +l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y +a plus rien de commun entre nous. Je te méprise. + +--C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui +m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France. + +--Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser +la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y +compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la +Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet? + +--Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant +d'un air incrédule. + +--Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne +te revoie plus jamais. Adieu. + +Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en +étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur +à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût +s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de +Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants +trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la +satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je +rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui, +me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre +confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit: + +--Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une +autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens +dîner avec moi et oublie. + +J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la +résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre +fou, c'était toujours quelque chose. + +Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi +il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles +avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils +peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste +et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était +des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes +que nos ghawaises n'étaient autres que des _khewals_, c'est-à-dire des +almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux +dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient +si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux, +nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes. + +Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas +celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous +jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou +laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit +mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il +vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme +turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de +les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane +me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été +chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena +Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour +laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de +la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous +donnant rendez-vous chez elle. + +En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes +ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre +diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous +nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours. + +Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des +femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de +vaisselle et on mena grand bruit. + +À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous +allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane +fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit +beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer. +Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur +les nattes. + +Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et +reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au +bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à +Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner. + +Pannychis, après avoir été mise à la porte par son _riz-pain-sel_, avait +été s'implanter chez Morin. + +Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre +d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne. + + + + +XXI + + +En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps +de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de +Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille +des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait +en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle +n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était +bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité +était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un +rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des +Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut +obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France +était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié, +trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être +prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais +dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa +confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi +paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au coeur pour une fille +de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre. + +Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être +trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un +certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté +pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un +peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans +l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi +en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup +de héros, était aussi licencieux dans ses moeurs que dans son langage. +Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon +ouvrage, mais la punition était bien dure. + +Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout +cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait +avec l'oubli de l'outrage. + +Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais +personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes +bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après. + +--Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le +citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la +_petite noce_ que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres. +Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour +Esnèh. + +--Il est parti? Bon voyage! + +--C'est drôle tout de même. + +--Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'_odalisque_. + +--Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille +de _mamamouchis_! La vieille est une madrée qui entend le français aussi +bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis +est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais +elle _manigance_ un mariage entre sa fille et lui. + +Guidamour ne m'apprenait rien. + +Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan. + +--Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air +content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre. +C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille +comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait +contrarier. + +--Je n'ai pas besoin de tes commentaires. + +--Suffit, mon colonel! + +La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa +lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée +de mariage avec une mameluke. + +En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ +que tout était rompu. + +Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je +crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez +moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle +m'aborda en me disant: + +--Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le +Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un +mameluk, à quinze ans et demi! + +--Louis est maintenant un homme, et + + Dans les âmes bien nées... + +--J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais +même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage, +si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez +il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le +débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut +rester entre les mains des mameluks. + +--Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté... + +--Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le +réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me +l'a confié, je réponds de lui... + +--On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé +après la mort de Kléber? + +--Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne +suis pas une vieille femme. + +--Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle. + +--Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais +qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout +du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a +débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le +ramener. + +--Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra! + +--J'agirai donc seule. + +--Et que ferez-vous? + +--J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance. + +--Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte? +Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par +conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous +rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez +sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur. + +--Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à +quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez +en aide, je mourrai à la peine. + +--Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis +faire pour votre prince. + +--Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage +insensé. + +--Et comment? + +--Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre. + +--Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou +vous abandonne-t-il? + +--Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous +voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux +m'adresser à vous. + +--Je suis flatté de la préférence. + +--Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus. + +--Si fait! combien vous faut-il? + +--Trois cent mille francs! + +Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses +folles, c'était à peu près ce qui devait me rester. + +Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous +étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une +solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de +reconnaissance. + +--Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je. + +--Le plus tôt possible; dès demain. + +--Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir. + +Après un moment d'hésitation: + +--Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant; +ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance. + +Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle +craignait pour se cacher ainsi. + +--Je me méfie des _bravi_ de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se +débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille. + +--Laissez-moi vous reconduire. + +--Oui, donnez-moi le bras. + +Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller +chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle +n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou +l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait +succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le +lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en +donner un reçu: + +--À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai +confiance en vous. + +--Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier. +Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre? + +Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous +obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut +réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant +moi, et me demanda brusquement: + +--M'épouseriez-vous? + +Je gardai le silence. + +--Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de +votre âge. + +--Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop +différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage. + +Elle recommença sa promenade et revint à moi. + +--Voulez-vous retourner avec moi en France? + +--Oh ça! oui, de grand coeur, mais avec vous seule, pas de Dauphin! + +--Bien! c'est convenu. + +Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa +doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je +vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère! + +J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous +voulez compter sur ma confiance. + + + + +XXII + + +Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La +perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une +idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la +peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans +l'armée et dans la population. + +J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ. +Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie. + +Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir +sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre: + +--La dame française est de retour, me dit-il. + +--Depuis quand? + +--Depuis quinze jours. + +--En es-tu bien sûr? + +--Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue +d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là +vaut bien quelque chose. + +Je lui donnai une bourse et je le renvoyai. + +Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour +dupe? + +Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez +elle. + +Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je +résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison. +Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins +enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui +descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en +attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je +remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière +moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier. + +Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure +dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes +descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé +dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on +lui-même? + +Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot, +je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était +qualifié de mylord. + +Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de +loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait +donné le juif. C'était lord Humphrey! + +Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui. + +L'Anglais fit un _aôh_ de surprise et arma un pistolet. + +--C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme. + +--Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort. + +Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses +hommes. + +--Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis. + +--Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu +de Mourad. + +--L'avais-tu épousée? + +--Non, mais le mariage allait se faire. + +--Tu es prisonnier des Anglais? + +--Oui, et si je sais pourquoi? + +--Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant +que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI. + +--Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple +citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de +me marier avec Djémilé! + +--Tu souhaites retourner près d'elle? + +--Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me +sauver. + +Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord +Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en +mauvais français: + +--Monseigneur, je vous attends. + +Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me +demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec +lui chez elle. + +--Oui, je te suis. + +Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal +appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet +dans la figure: + +--Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai +une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet +obstacle. + +D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet. + +Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans +bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher +d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de +cordes, je ne sais où. + +Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans +une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait +dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les +hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès +du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je +courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord +Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais +ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit +et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs? +Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi +l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût +fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne. + +Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le coeur contre lord Humphrey. +Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il +était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut +rien répondre. + +Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et +ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint +me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de +suite que c'était mademoiselle de Cérignan. + +--Qu'elle vienne! m'écriai-je. + +Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre +elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la +lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se +faire connaître. + +--Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux +bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le +regard inquiet de la perfide Djémilé. + +--Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire? + +--Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai +offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien +coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune +garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me +poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de +l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse +et le mensonge vis-à-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai +volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta +propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi, +comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins; +car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé +comme je t'aime. + +--Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me +demander où est Louis, avoue-le franchement. + +--Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce +devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort +depuis longtemps. + +--Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être +me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis? + +--Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux +pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et +que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une +esclave. + +--Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été +tué? + +--Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé; +il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne +saurait me plaire, et mon coeur endolori, mon âme repentante étaient +près de toi. + +--Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi? + +--Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant. + +--Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je +pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai +à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près. +Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te +déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai +plus satisfaire tes fantaisies. + +--Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes +bijoux, les voici! + +Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes +qu'elle posa sur la table. + +--Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus +briller, ne fût-ce que devant moi. + +--Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité +étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour +celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener +ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait +jamais arrivé. + +Elle avait raison, c'était encore ma faute! + +Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait +redevenir l'esclave de Djémilé. + +--Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le +sait. Rends-lui ton amitié. + +--Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne +lui dirai rien. + +--Ce sera bien gai pour moi! + +--Tu le veux? Je serai de bonne humeur... + +C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie +dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes +douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire +régulièrement tous les soirs en se retirant: + +--Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin +je serai morte! + +Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait +beaucoup à se faire pardonner. + +Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les +miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa +coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se +figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager? + +Un soir, elle me dit: + +--Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande +douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards +rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable. + +--Depuis quand souffres-tu? + +--Depuis ce matin. + +J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure +auprès d'elle, revint me dire: + +--Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste! +On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade. +Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!... + +--Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois +pas l'abandonner. + +--Comme vous voudrez. Je reviendrai demain. + +Il prescrivit une potion et sortit. + +J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la +mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit. + +Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me +demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion +que je lui offrais. + +--Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et +ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas +m'en donner? + +Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut +la seule crise violente. + +Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la +mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux +et m'appela: + +--Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je +sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans +crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas +enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras +inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du +plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le +veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi? + +Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses +sens. + +--Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton +spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts. + +Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier +baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant +ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus. + +Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin, +sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la +fraîcheur de la nuit. + +Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel +je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de +Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle +et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue, +ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix +conclue entre Mourad et Kléber.» + +La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la +forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus. + +Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle +entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant: + +--Voilà les habits rouges! + +Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme. + +--Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que +de monde! + +--Où sont-ils? + +--Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts +tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne +des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le +reconnais!--C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà +vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais. +Elle salue, elle s'en retourne.... + +--Où va-t-elle? + +--Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames +vieilles... Elle les quitte. + +--Suis-la! + +--Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!... +Je ne vois plus! + +Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des +mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie +à ses convulsions accoutumées. + +Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais, +sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces +à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de +s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec +Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis +Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des +ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait +entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de +réformes administratives. + +La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité +de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant +Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté, +une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de +Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à +huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête, +en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour +faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si +nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus +au lieu de tirer chacun de son côté. + +Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à +Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les +cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant +moi et, les yeux égarés, la voix brève: + +--Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu +seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici, +dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici +Djémilé qui vient te chercher! + +La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me +revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là +réellement. Il y était peut-être, qui sait! + +--Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle +n'est pas morte de la peste. Eh bien, non! + +Et s'adressant à cet être imaginaire: + +--Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai +consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour +t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à +lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être +aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as +trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne +t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort! + +Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses +lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie. + +Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais +déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je +la retrouvai dans la même position. + +Elle était morte. + +Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me +dit: + +--Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison? + +--Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu +m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor, +tout est envolé. + +--Mais la maison reste, et moi dedans. + +--Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau. + +--Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine? + +--Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités +voulues par la loi musulmane. + +--Mais que ferai-je d'un si grand palais? + +--En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu +m'offriras l'hospitalité si je reviens. + +--Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais +mieux te suivre. + +--Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons +chez le cady. + +L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers. +Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta +fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et +ses oreilles. + +J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de +mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était +toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane. +Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa +jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir +parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été +si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne +m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles +avaient été l'aveu d'un crime. + + + + +XXIII + + +Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir; +nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à +Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que +rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les +jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie +au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord +Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de +sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer +et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le +21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait +d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de +l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille +sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires +commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les +pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles +de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes +anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre +dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche +sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre +cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger. + +--Charger quoi? demande Roize. + +--Mais, le gros de l'armée anglaise! + +--Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi. + +--Chargez à fond, vous dis-je! + +Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa +tête: + +--À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort. +En avant! + +Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé +formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un +véritable coupe-gorge. + +Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur. +Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons +jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des +chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous +firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux +s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre +étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le +général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut +le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente +du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major. + +Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de +rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de +train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval +sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il +riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai +lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit +l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de +m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une +fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la +renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le +major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il +me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le +corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais +pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de +jouer le tout pour le tout. + +--Voilà les Français! leur criai-je. + +Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la +toile de la tente et je filai par là; mais je tombai de Charybde en +Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche +que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans +m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en +ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup +de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort. + +J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les +débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis, +couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je +serais tué par les Anglais. + +La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi +ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs +positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les +officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures +longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune +homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis. + +Il passa à trois pas de moi. + +--Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver +un de vos compatriotes. + +--Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi, +de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es +blessé? + +--Oui, monsieur, vous le voyez bien. + +--Pourquoi m'appelles-tu monsieur? + +--Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir, +et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous! + +--Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand? + +--Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé. + +--Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu +étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à +mademoiselle de Cérignan. + +--Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la +même occasion, j'ai tué son général en chef. + +--C'est toi qui as tué lord Abercromby? + +--Mais oui; je m'en vante. + +--Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le +français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester +là. Je vais te faire porter sous ma tente. + +--C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule. + +Et je me levai, alerte et dispos. + +--Est-ce que ta première dame d'honneur est là? lui dis-je en me +dirigeant vers son campement. + +--De qui veux-tu parler? + +--De mademoiselle de Cérignan! + +--Mais non, elle est à Rhodes. + +--Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant! + +--Lord Humphrey n'était pas son amant. + +--Son mari, peut-être? + +--Elle n'a jamais été mariée. + +Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma +blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en +hésitant, des nouvelles de Djémilé. + +--Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné. + +Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre. + +--Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus? + +Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait +jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir +qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général +Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à +Abercromby, et qu'il voulait me voir. + +Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui +rendre mon épée. + +--Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos +soldats. + +--En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre. + +--Vous êtes bien bon de me le demander. + +--Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je +ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de +ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre. + +--Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le +pourrai, et je vous jure une haine mortelle. + +--En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire +fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en +expiation de la mort du général Abercromby. + +--Il n'était pas besoin de faire tant de manières. + +Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats, +je fus conduit au bord de la mer. + +Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus +placé à quinze pas. + +Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais +chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une +position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la +mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un +Français sait mourir. + +--Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu. + +L'officier fit un signe d'adhésion. + +--Apprêtez armes! En joue! + +Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces +vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et +suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au +risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un +lâche! + +Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras +et me délièrent. + +--Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta +liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers. + +--Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es +pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié. + +Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux +joues. + +C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin, +ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau +de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop +cher. + +L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon +sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les +Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre +les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation. + +Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la +main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord +du _Swiftsure_. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques +officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi +lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant; +il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant. + +Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on +nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour +respirer l'air. + +Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à +fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance +de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en +Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous +allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth. +Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient +seuls maîtres de la mer. + +En traversant le canal de Candie, le _Swiftsure_ rencontra les vaisseaux +de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour +des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs +places. + +Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les +renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est +pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par +nos compatriotes. + +Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la +Provence! + + + + +XXIV + + +La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui +reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être +conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée +d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres +_Égyptiens_--c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait +partie de l'expédition d'Orient--nous n'eûmes qu'à nous présenter pour +être admis dans les rangs de ce corps d'élite. + +Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de +colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le +colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus +beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel, +modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais +alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques +cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté +dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père. + +Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château +du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux +cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas +que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une +somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait +passer, pour moi, à titre de restitution. + +Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une +aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes +grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre. + +Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon +service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre, +évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce +qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans +auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances, +Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et +dûment marié avec Sylvie! + +Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune +fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas +reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la +manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien +français. + +--Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis +venue. + +Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin: + +--J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver +le _tarbouch_ d'émeraudes de la pauvre Djémilé. + +--C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance. +Comment donc t'es-tu procuré ce bijou? + +--J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te +l'apporter. + +--Combien en veux-tu? + +--Je ne veux rien. Je te le donne. + +--Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu +as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en +dédommage. + +--Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée. + +--Tu es une brave fille! Viens m'embrasser. + +Elle le fit avec une effusion de coeur qui me toucha. + +J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le +soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en +l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre. + +Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que +j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la +somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à +condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle +me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire. + +J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la +parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales. + +Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un +magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une +enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette +épigraphe: _À l'Égyptien_. + +Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature +et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai +bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses +d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine +avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe, +enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des +Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de +souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre +d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la +plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement +plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye. +J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y +avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie +aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais +parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de +Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où +celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé +était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes +rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan. + +Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec +l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la +cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui +avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de +l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du +tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries, +mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies. + +Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu +anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai +toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue +depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle. + +--J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais +demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le +Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider! + +--Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours... + +--À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis. + +--Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes +espérances, vous avez refusé de me recevoir. + +--Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a +entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez, +l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais +vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert +à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette +délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je +ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons +de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs, +nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas +fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce +moment-là, j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le +devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous. + +--Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne +m'avoir pas tenu parole? + +--Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me +rejoindre. + +--Je n'ai rien reçu. + +--Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris +vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce +qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme +prisonnier sur la _Swiftsure_. Si j'ai suivi alors le Dauphin en +Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire +rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et +que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas +lequel. + +--J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles +étaient vos relations avec lord Humphrey. + +--Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi, +du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds. + +--Et ces fonds, d'où venaient-ils? + +--Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre +personne. + +--C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre +banquier et votre... + +--Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois +avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main. + +--Vous l'aviez acceptée? + +--J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du +Dauphin. + +--En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur +époux? + +--Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé. + +--Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin? + +--Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants, +et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée +de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins +poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée! +Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une +ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout +cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au +service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à +propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais +emprunté pour lui? + +--Oui, et je le tiens toujours à votre disposition. + +--Je n'en veux pas, merci! + +--Louis vous a dédommagée amplement? + +--Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me +dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste +mon obligé, le pauvre enfant! + +--Olympe, il y a du dépit au fond de votre coeur. Avouez-le, vous avez +perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à +la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une +place de dame d'honneur auprès de Joséphine? + +--Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché +cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je +viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie. +N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été +heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et +les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques. + +--Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune? + +--Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de +musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre! +n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre +tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si +beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet +essaim de frétillantes dames d'honneur! + +--Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon coeur. Il est +à vous, Olympe, à vous seule, et... + +--Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant. + +--Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que +jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis... + +--Depuis que nous causons ensemble, c'est-à-dire depuis une demi-heure. + +--Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime. + +--Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre +nous. + +--De mariage, en ce cas? + +--Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en +reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous. +Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs. + +Ce n'était pas vrai du tout. + +--Je vous accepte telle que vous êtes. + +--En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans +cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à +votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me +tromperiez. + +--Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de +jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas +nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai: +Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf... + +--Trois ans! ce serait trop pour vous! + +--Et si je vous en demandais neuf? + +--Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a +longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert, +j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous +m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne +suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me +tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins. + +--Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi, +je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve. + +--Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre +tête-à-tête. + +--Il faut pourtant me répondre. + +--Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me +donner confiance. + +--Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce +qu'il faut pour persuader, j'ai la foi! + +* * * + +Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me +permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter +d'avoir obtenu votre confiance,--au moins en fait de +politique!--dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que +Louis soit le Dauphin de France? + +--Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je +ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause. + +--Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il +jamais venu de doute à vous-même? + +--Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas. + +--Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette +cause au prix d'une imposture? + +--Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive. +J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans +pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris +pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été +complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance, +c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur +caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous +fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour +jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant +plusieurs années? + +--J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais +celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé +pourtant! + +--Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour +cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous +l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour +cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais. + +--C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais +alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera? + +--Je vois bien que Bonaparte règne à sa place! + +--Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation. + +--Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis. +Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de +la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa +plus grande crainte. + +--Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère? + +--Il était plus que sincère, il était naïf. + +--Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de +son parti et de sa famille? + +--Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses +oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant. + +--Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être? + +--Ou dans quelque prison d'État. + +--Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon +pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime +beaucoup. + +--Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes +bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses +torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure +qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse. + +--Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si +vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la +sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de _roi méconnu_! + +--Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de +_roi inconnu_! + + +FIN + + +Paris.--Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier + + + + + +End of Project Gutenberg's Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN *** + +***** This file should be named 20623-8.txt or 20623-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/0/6/2/20623/ + +Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck +Greif and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mademoiselle de Cérignan + +Author: Maurice Sand + +Release Date: February 20, 2007 [EBook #20623] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN *** + + + + +Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck +Greif and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<p class="c">Un franc le volume</p> + +<p class="c">NOUVELLE COLLECTION MICHEL LÉVY</p> + +<h2>MAURICE SAND</h2> + +<h1>MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN</h1> + +<p class="c">NOUVELLE ÉDITION</p> + +<p class="c">CALMANN LÉVY ÉDITEUR</p> + +<p class="c">ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES</p> + +<p class="c">RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15.</p> + +<p class="c">À LA LIBRAIRIE NOUVELLE</p> + +<p class="c">———</p> + +<h3>OUVRAGES<br />DE<br />MAURICE SAND</h3> + +<p class="c">Format in-8º</p> + +<table summary="oeuvres" cellspacing="0" cellpadding="4"> +<tr><td>RAOUL DE LA CHASTRE</td><td>1 vol.<br /></td></tr> + +<tr><td colspan="2" align="center">Format grand in-18<br /></td></tr> + +<tr><td>L'AUGUSTA</td><td>1—</td></tr> + +<tr><td>CALLIRHOÉ</td><td>1—</td></tr> + +<tr><td>MADEMOISELLE AZOTE</td><td>1—</td></tr> + +<tr><td>MISS MARY</td><td>1—</td></tr> + +<tr><td>SIX MILLE LIEUES À TOUTE VAPEUR, 2<sup>e</sup> édition</td><td valign="bottom">1—</td></tr> +</table> + +<p> </p> +<p class="c">———</p> + +<p class="c">Paris.—Imp. H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier</p> + +<p class="c">1884</p> + +<p class="c">Droits de reproduction et de traduction réservés.</p> + +<hr style="width: 65%;" /> +<table summary="toc"> +<tr><td align="center"><b>Chapitres:</b></td></tr> +<tr><td><a name="toc" id="toc"></a> +<a href="#I"><b>I, </b></a> +<a href="#II"><b>II, </b></a> +<a href="#III"><b>III, </b></a> +<a href="#IV"><b>IV, </b></a> +<a href="#V"><b>V, </b></a> +<a href="#VI"><b>VI, </b></a> +<a href="#VII"><b>VII, </b></a> +<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a> +<a href="#IX"><b>IX, </b></a> +<a href="#X"><b>X, </b></a> +<a href="#XI"><b>XI, </b></a> +<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a> +<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a> +<a href="#XV"><b>XV, </b></a> +<a href="#XVI"><b>XVI, </b></a> +<a href="#XVII"><b>XVII, </b></a> +<a href="#XVIII"><b>XVIII, </b></a> +<a href="#XIX"><b>XIX, </b></a> +<a href="#XX"><b>XX, </b></a> +<a href="#XXI"><b>XXI, </b></a> +<a href="#XXII"><b>XXII, </b></a> +<a href="#XXIII"><b>XXIII, </b></a> +<a href="#XXIV"><b>XXIV</b></a><br /> +</td></tr> +</table> + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="MADEMOISELLE_DE_CERIGNAN" id="MADEMOISELLE_DE_CERIGNAN"></a>MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN</h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#toc">I</a></h2> + + +<p>Je venais de passer avec mon grade de chef de demi-brigade, nous disons +aujourd'hui colonel, dans le 3<sup>e</sup> régiment de dragons, lorsque, vers la +fin d'avril 1798 (floréal an VI), je reçus du général Desaix, qui +commandait notre division, l'ordre de quitter la garnison de Florence +pour aller m'embarquer à Civita-Vecchia avec mes hommes. Je bouclai ma +malle et je partis, suivi de mon brosseur, le fidèle Guidamour, qui, +comme moi, du 1<sup>er</sup> chasseurs à cheval, avait permuté dans le 3<sup>e</sup> +dragons. Nous dûmes, tout en laissant nos chevaux, emporter nos selles +et nos harnais. Là où nous allions, nous trouverions apparemment des +montures supérieures aux nôtres.</p> + +<p>Où allions-nous? En Angleterre, probablement, opérer la descente +projetée depuis quelques mois par le général Bonaparte, puisque notre +division faisait partie de l'aile gauche de l'armée dite d'Angleterre.</p> + +<p>Je retrouvai mon ami Hector Dubertet à bord de la frégate l'Artémise, +qui reçut dans ses flancs mon régiment démonté. Dubertet était mon plus +ancien camarade; nos familles étaient intimement liées; nous étions +entrés au collége le même jour. C'est avec lui que, le 22 juillet 1792, +je m'étais enrôlé volontaire sur l'estrade du Pont-Neuf; avec lui que +j'avais fait campagne et passé dans la cavalerie à Cambrai; avec lui +enfin que j'avais enlevé la redoute d'Aldenhaven, en Allemagne, et que +j'avais continué la guerre jusqu'à la paix de 1795<a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a>.</p> + +<p>Depuis ce moment, je l'avais perdu de vue. Ce fut une véritable joie +pour moi de le retrouver frais et dispos, bien que le joyeux camarade, +le beau chanteur de table et le grand conteur de facéties qui avait +fait les délices du régiment, fût, sous ses habits bourgeois, beaucoup +moins brillant et que sa physionomie eût perdu de son éclat et de sa +franchise, à tel point que je ne le reconnus pas tout de suite.</p> + +<p>—Haudouin! s'écria-t-il en me sautant au cou: j'étais bien sûr de te +retrouver au nombre des cavaliers d'élite que le général en chef a +choisis pour faire partie de l'expédition.</p> + +<p>—Mais toi, lui dis-je, tu as donc quitté l'état militaire?</p> + +<p>—À peu près; j'ai été mis à la disposition du général Bonaparte, qui +m'a attaché à la commission des arts, et m'a envoyé à Rome prendre le +matériel des imprimeries grecques et arabes de la Propagande, rassemblé +par Monge d'après l'ordre du gouvernement. Je viens d'embarquer tout +cela, ainsi qu'une troupe d'interprètes et d'ouvriers imprimeurs.</p> + +<p>—Mais à quoi nous serviront ces langues orientales avec les Anglais? +Ah! j'y suis, nous allons dans l'Inde secourir le sultan Tipoo-Saëb +contre la perfide Albion?</p> + +<p>—Nous allons d'abord conquérir l'Égypte, au pouvoir des beys mameluks +qui favorisent le commerce anglais, et de là nous irons probablement +dans l'Inde porter à l'Angleterre le coup le plus sensible en ruinant +ses colonies.</p> + +<p>—Très-bien! allons conquérir l'Égypte!</p> + +<p>Il m'apprit aussi que le général en chef emmenait avec lui une centaine +de savants, d'artistes, d'ingénieurs, de géographes, parmi lesquels il +me cita des noms déjà illustres, ou qui le devinrent par la suite: +Monge, Berthollet, Fourier, Denon, Geoffroy Saint-Hilaire, les médecins +Desgenettes, Larrey, Dubois et l'amiral Brueys. Parmi les généraux qui +avaient voulu s'attacher à la fortune de Bonaparte, il nomma Desaix, +Menou, Reynier, Davoust et Kléber, que j'avais vu à Mayence alors que +j'y avais été porter les ordres du général Houchard.</p> + +<p>Une jeune femme qui brillait plus par la fraîcheur de sa carnation que +par la régularité de ses traits, douée d'un léger embonpoint et dans une +toilette des plus exagérées, sortit en ce moment de la cabine d'arrière. +Elle vint à nous, et, s'adressant à Dubertet:</p> + +<p>—Hector, lui dit-elle, cet embarquement se fait sans aucun ordre. On a +fourré les caisses qui contiennent mes effets à fond de cale. C'est +insupportable! Je ne puis cependant pas garder la toilette que j'ai sur +moi pendant toute la traversée.</p> + +<p>—Ma chère Sylvie, calmez-vous, lui répondit mon ami, je vais donner des +ordres pour que vos chiffons vous soient rendus.</p> + +<p>—Bien, dit-elle. Et, reportant les yeux sur moi, elle me toisa de la +tête aux pieds, comme si j'eusse été à l'inspection.</p> + +<p>—Pierre Haudouin de Coulanges, mon ami intime, lui dit Dubertet en me +présentant.</p> + +<p>Je la saluai respectueusement. Elle me fit une révérence assez gauche et +disparut.</p> + +<p>—Dubertet, tu ne m'avais pas dit que tu fusses marié?</p> + +<p>—Je n'ai pas plus de secret pour toi que tu n'en as pour moi. Je puis +te confier la vérité! Sylvie est ma maîtresse, mais je la fais passer +pour ma femme afin de pouvoir l'emmener avec moi. C'est une fille bonne +et dévouée, qui serait morte de chagrin si je l'avais laissée. Il y a +deux ans que nous vivons ensemble, et nous nous aimons comme au premier +jour.</p> + +<p>—Elle paraît un peu impatiente?</p> + +<p>—C'est le déplacement, l'ennui du voyage, qui la rendent nerveuse. +Depuis trois mois, nous avons été toujours en l'air.</p> + +<p>—C'est à Paris que tu l'as connue?</p> + +<p>—Oui, elle était au théâtre de la Montansier, et y jouait de petits +rôles. J'ai soupiré longtemps, car c'était une vertu. Son père est un +commerçant de la rue Saint-Denis. Elle a quitté sa famille par amour de +l'art, et, si elle n'a pas pu percer, c'est un peu la faute de sa +sagesse. Tu sais, dans cette carrière-là, une jolie femme ne réussit +qu'autant qu'elle sait plaire à tout le monde.</p> + +<p>Il me parla encore longtemps de mademoiselle Sylvie avec la loquacité +d'un homme radicalement subjugué.</p> + +<p>Le 26 mai, à six heures du soir, notre frégate, précédée des bricks et +des soixante-dix transports du convoi de Civita-Vecchia, allait lever +l'ancre, quand un canot amena de nouveaux passagers. C'était d'abord un +homme déjà mûr, avec des ailes de pigeon et une queue à la prussienne, +puis une grande jeune fille, très-belle, très-blonde et très-bien mise, +qui donnait la main à un garçon de douze à treize ans.</p> + +<p>Le commandant, qui n'attendait plus personne, s'avança vers eux d'un air +interrogateur.</p> + +<p>Le monsieur aux ailes de pigeon se nomma.</p> + +<p>—De Cérignan, dit-il, attaché à l'administration des guerres; et, +présentant ses compagnons: «Olympe de Cérignan, ma fille, et Louis de +Cérignan, mon fils.»</p> + +<p>Puis il sortit de sa poche une lettre cachetée de rouge et la remit au +commandant en disant:</p> + +<p>—De la part du citoyen Cambacérès.</p> + +<p>Le capitaine lut la lettre, salua respectueusement l'employé du +ministère de la guerre, et lui fit donner une cabine pour lui et ses +enfants.</p> + +<p>On prit la mer.</p> + +<p>Mademoiselle de Cérignan et mademoiselle Sylvie, qu'on appelait madame +Dubertet, furent bien vite le but des hommages de MM. les officiers du +bord. Pendant une traversée, il n'y a rien de mieux à faire que de +roucouler près du beau sexe, quand on n'est pas malade.</p> + +<p>Je ne l'étais pas, et pourtant je m'occupai peu de ces dames. L'idée +d'aller sur les brisées de mon ami ne m'était même pas venue. J'aurais +bien soupiré pour la belle blonde aux manières de duchesse si je n'avais +eu autre chose en tête: apprendre l'arabe.</p> + +<p>Dès le lendemain de notre départ, il signor Fosco, un des imprimeurs de +la Compagnie Dubertet, s'était fait fort de me l'enseigner. Je l'étudiai +avec acharnement, et, comme il m'était bien montré, je fis de rapides +progrès pendant les cinq semaines que dura le voyage.</p> + +<p>Nous dînions tous à la même table; je fus à même d'observer la famille +de Cérignan. La fille dissimulait mal son antipathie pour la république +et son mépris pour les républicains. Le fils était un joli enfant blond +et pâle, avec des yeux à fleur de tête. Il semblait souffreteux, un peu +ahuri, sinon hébété; aussi son père et sa sœur ne le laissaient jamais +seul. Il était très-craintif, et tremblait devant M. de Cérignan comme +s'il eût craint d'être maltraité. M. de Cérignan était cependant +très-doux pour lui, n'élevait jamais la voix et ne le reprenait sur +rien. C'était un voltairien de l'ancienne cour. S'il regrettait au fond +du cœur la monarchie, il avait la prudence de n'en rien laisser voir. +La seule chose dont il se plaignît, c'était de n'avoir plus vingt ans.</p> + +<p>Nous étions en vue de l'île de Malte le 17 prairial (5 juin), devant +laquelle nous restâmes en croisière. Quatre jours après, le général +Bonaparte vint nous rejoindre. La flotte partie des divers ports de la +Méditerranée, Marseille, Toulon, Gênes, Ajaccio, pouvait s'élever à cinq +cents voiles et emportait quarante-six mille hommes, dont dix mille +marins, sur la terre d'Afrique.</p> + +<p>Le but de l'expédition, tenu caché jusque-là, ne fut plus alors un +secret pour personne.</p> + +<p>La possession de l'île de Malte, place réputée imprenable, importait +aux succès des desseins de Bonaparte dans la Méditerranée. Il était +d'ailleurs autorisé à mettre au nombre des ennemis de la France les +chevaliers de l'ordre de saint Jean de Jérusalem, qui avaient interdit +l'entrée du port de Lavalette à nos vaisseaux, refusé de recevoir le +chargé d'affaires de la république française, et accepté le protectorat +de la Russie.—Bonaparte envoya demander au grand-maître Hompesch, un +Bavarois, l'entrée de tous ses vaisseaux dans le port. Elle lui fut +refusée. À l'instant même le débarquement est effectué sur les côtes du +nord et de l'est. Les chevaliers tentent une sortie, ils sont ramenés +plus vite qu'ils n'étaient venus et se réfugient derrière leurs +murailles, tandis que le clergé implore la protection de saint Paul, +patron de l'île, et va, bannières déployées, jeter de l'eau bénite sur +les remparts pour les préserver de nos boulets.</p> + +<p>L'ordre institué pour protéger les pèlerins qui allaient en terre sainte +et les navires marchands des puissances chrétiennes contre les +infidèles, ne possédait maintenant plus de marine. Ses membres, que le +titre de chevalier de Malte n'engageait à rien, vivaient dans l'opulence +et l'oisiveté. Ils avaient perdu tout prestige et toute considération. +Pas un seul d'entre eux n'avait fait la guerre aux Barbaresques. Ils +n'avaient depuis longtemps aucune influence sur leurs sujets, et +ceux-ci, jugeant la situation désespérée, gagnés d'ailleurs par le +général en chef, parlèrent de nous ouvrir leurs portes afin de hâter le +dénouement. Bonaparte ordonna l'assaut. Ce fut, sur certains points, une +véritable plaisanterie. Mes dragons s'emparèrent d'une redoute, +l'espadon au poing, et en chassèrent sans effusion de sang les +gardes-côtes chargés de la défendre.</p> + +<p>La ville se rendit; l'ordre fut supprimé; le grand-maître reçut une +indemnité et quitta l'île avec seize de ses chevaliers. Les +quarante-quatre autres demandèrent à servir en qualité de volontaires +sous les drapeaux de la France.</p> + +<p>Un soir j'étais monté sur le pont pour fuir la chaleur de la cale et +travailler sans être distrait par la gaieté trop bruyante de mes +compagnons. Appuyé sur l'affut d'une caronade, j'étais tout au moulage +de mes lettres arabes, quand des doigts potelés passèrent rapidement sur +mon papier et les effacèrent. Je me retournai et je vis madame Dubertet +debout derrière moi, me regardant d'un air moqueur.</p> + +<p>—Savez-vous, dit-elle, que vous êtes peu aimable?</p> + +<p>—Je croyais tout le contraire, belle dame!</p> + +<p>On disait <i>belle dame</i> dans ce temps-là!</p> + +<p>—Les ours aussi se croient beaux et bien faits, reprit-elle.</p> + +<p>—Je les trouve gracieux, moi!</p> + +<p>—C'est pour cela que vous cherchez à les imiter en vous retirant +toujours dans les petits coins, avec vos grammaires chinoises.</p> + +<p>—Pardon, arabes.</p> + +<p>—C'est tout comme. Enfin, sauf à mon mari et à votre M. Fosco, un autre +sauvage, vous ne parlez à personne, et pourtant il y a ici des dames qui +valent bien la peine que vous leur adressiez un regard.</p> + +<p>—Je les ai regardées, et je les trouve également belles, chacune dans +son genre.</p> + +<p>Elle s'adossa contre le plat-bord en me frôlant des plis de sa tunique.</p> + +<p>—Je vois, dit-elle en souriant, que vous n'êtes qu'un ourson, et, si on +voulait s'en donner la peine, on vous rendrait doux comme un agneau.</p> + +<p>—<i>On?</i> parlez-vous de mademoiselle de Cérignan?</p> + +<p>—Elle vous plaît?</p> + +<p>—Je la trouve très-séduisante.</p> + +<p>—Et moi, fort méprisante; et puis, une blonde qui a des yeux bleus et +des sourcils noirs, il n'y a pas à s'y fier, je vous en avertis! +Savez-vous qu'elle n'est pas jeune?</p> + +<p>—Quel âge peut-elle avoir? vingt ans tout au plus?</p> + +<p>—Dites donc au moins une trentaine. Ses soins, son affection, son +dévouement pour ce petit garçon sont ceux d'une mère; c'est une prude +qui cache une faute.</p> + +<p>—Il faut que vous soyez en rivalité de coquetterie pour l'arranger de +la sorte?</p> + +<p>—Ce n'est pas ça, ces gens-là sont si cachotiers, que je les soupçonne +d'être des espions ou des agents de l'Angleterre. Qu'est-ce qu'ils vont +faire en Égypte, je vous le demande!</p> + +<p>—Je n'en sais, ma foi, rien; mais je crois vos soupçons mal fondés. Le +vieux a de l'esprit et semble un très brave homme...</p> + +<p>—Un drôle de brave homme qui me fait la cour!</p> + +<p>—Qui donc ne vous la fait pas, ici?</p> + +<p>—Vous! dit-elle avec un regard provocant.</p> + +<p>Comme je ne suis pas de ceux qui vivent sur le bien d'autrui, je jugeai +prudent de battre en retraite. Je ne répondis rien; elle me regarda d'un +air étonné, partit d'un grand éclat de rire et regagna sa cabine.</p> + +<p>Elle se croyait peut-être remplie d'esprit, mais je la trouvai fort +vulgaire. Si elle n'avait pu percer, comme disait Dubertet, sa retenue +vis-à-vis des hommes ne devait pas en être la cause.</p> + +<p>Ses soupçons et ses doutes sur la famille de Cérignan passèrent pourtant +dans mon esprit. Cet enfant que son père et sa sœur, sa mère peut-être, +ne quittaient pas de l'œil, comme s'ils eussent craint qu'il ne vînt à +dévoiler quelque secret d'État; cette recommandation de Cambacérès, qui +n'avait pas la réputation d'être des plus républicains, leur +embarquement par-dessus le bord, l'air profond et mystérieux du +capitaine quand on le questionnait sur ses trois passagers, l'adresse +toute particulière avec laquelle mademoiselle de Cérignan savait éluder +une question indiscrète ou détourner la conversation, mille choses me +donnèrent à penser que ces gens-là avaient une mission secrète, ou que +la jeune femme cachait sa maternité en se rajeunissant.</p> + +<p>La veille de notre débarquement, je surpris le petit Louis perché dans +le bastingage à l'avant du navire, et regardant le rivage d'Afrique qui +se dessinait déjà à l'horizon. Mademoiselle de Cérignan lisait au pied +du grand mât.</p> + +<p>—Nous voilà bientôt arrivés, dis-je à l'enfant.</p> + +<p>—C'est donc l'Égypte ce qu'on voit là-bas tout blanc? dit-il d'un air +triste; je voudrais déjà y être, je m'ennuie tant, ici!</p> + +<p>—Je le crois bien! Vos parents vous gardent à vue comme un prisonnier.</p> + +<p>—Pourquoi dites-vous ça? reprit-il avec un regard inquiet, je suis +parfaitement libre!</p> + +<p>Puis il baissa les yeux, se tut, comme s'il en eût déjà trop dit, et se +sauva dans sa cabine sans être vu de mademoiselle de Cérignan.</p> + +<p>Un instant après elle passa devant moi.</p> + +<p>—Vous cherchez votre fils? lui dis-je, et aussitôt, je me mordis la +langue, honteux d'avoir cédé à ma préoccupation sur son compte.</p> + +<p>—Mon fils! dit-elle en me regardant avec stupéfaction.</p> + +<p>—Excusez-moi, mademoiselle, ma langue a fourché; après tout, il est +permis de se tromper; votre tendresse, votre sollicitude pour cet enfant +sont celles d'une mère.</p> + +<p>—Moi sa mère! c'est insensé! J'ai vingt-deux ans, et il en a treize! +Vous êtes donc myope, monsieur de Coulonges?</p> + +<p>—Pardon, j'y vois très clair, dis-je en la regardant en face.</p> + +<p>—Et que voyez-vous? reprit-elle en soutenant mon regard sans le +moindre embarras.</p> + +<p>—Je vois que vous avez de doux yeux et que vous avez tort de les tenir +si souvent baissés. Votre bouche est un chef-d'œuvre quand vous souriez +ainsi, avec ces petites fossettes aux joues. Vous avez les plus beaux +cheveux blonds que j'aie jamais vus.</p> + +<p>—Vous êtes galant, monsieur de Coulanges, dit-elle en souriant.</p> + +<p>—Pourquoi m'appelez-vous de Coulanges?</p> + +<p>—J'ai ouï dire que votre mère était noble.</p> + +<p>—Mais mon père Haudouin ne l'est pas. Il m'a donné les deux noms; je ne +les sépare jamais.</p> + +<p>—Vous avez bien peur qu'on vous prenne pour un <i>ci-devant</i>! Vous êtes +un républicain obstiné, je sais cela; mais vous n'en êtes pas moins un +homme de cœur.</p> + +<p>—Vous n'en savez rien encore, mademoiselle de Cérignan.</p> + +<p>—Pardon, je vous connais beaucoup et depuis longtemps.</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—Quand vous étiez à Arras, vous avez sauvé de la guillotine une parente +à moi<a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, mon amie intime, et vous avez failli monter sur l'échafaud à +sa place. Elle m'a parlé de vous avec une vive reconnaissance. Ces +choses-là ne s'oublient pas, monsieur de Coulanges, pardon, monsieur +Haudouin! Croyez bien que les familles nobles ne sont pas toutes vouées +à l'ingratitude.</p> + +<p>Elle me paraissait très-émue; mais elle changea aussitôt de sujet pour +me demander si Louis m'avait parlé. Je lui rapportai les trois mots +qu'il m'avait adressés.</p> + +<p>—Mon pauvre frère, dit-elle avec un soupir, et non mon fils, je vous +prie de le croire, s'ennuie partout, cela tient à son état maladif. +J'espère que le climat de l'Égypte lui fera du bien.</p> + +<p>—Vous allez en Égypte dans ce seul but?</p> + +<p>—Sans doute! Devant le dépérissement de cet enfant et d'après le +conseil des médecins, mon père n'a pas hésité à demander à être adjoint +à l'expédition en qualité d'administrateur.</p> + +<p>—Mais vous ne suivrez pas l'armée au milieu des dangers de toutes +sortes qu'elle va affronter? Monsieur votre père n'est plus d'un âge...</p> + +<p>—Vous voulez dire qu'il est vieux? Ah! il s'en plaint assez! mais il +n'est pas nécessaire qu'il s'expose aux coups et aux fatigues, il +restera dans les bureaux.</p> + +<p>—Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de bureaux dans le désert.</p> + +<p>—On en fera pour moi, dit-elle en souriant.</p> + +<p>Et elle rentra chez elle.</p> + +<p>Pendant qu'elle parlait, je l'avais bien regardée, et je lui trouvai un +grand charme et une rare distinction.</p> + +<p>Pour être la mère d'un enfant de treize ans, non! C'était impossible. +Elle ne paraissait pas avoir plus que l'âge qu'elle se donnait, et elle +avait l'air chaste d'une jeune fille.</p> + +<p>La cabotine Sylvie l'avait jugée d'après elle-même.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#toc">II</a></h2> + + +<p>Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin +la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles +minarets d'Alexandrie.</p> + +<p>Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et +qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre, +donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et +l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la +terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et +Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la +ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes. +L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain +avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un +escadron prêt à tout événement.</p> + +<p>Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le +siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le +rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze +mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre +mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils +jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines +sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de +l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de +fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les +Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur +l'<i>Heptastadion</i> (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa +longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les +deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à +peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de +large.</p> + +<p>Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur +d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts, +pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le +commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant +à l'assaut.</p> + +<p>Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler +connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et, +comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:</p> + +<p>—Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà +officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu +dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte +ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi +crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!</p> + +<p>Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà +l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de +l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie. +Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander, +ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant. +Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises +par le général en chef, elles étaient sages et habiles.</p> + +<p>Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes +qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il +les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de +prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit +publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation +empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de +l'<i>Orient</i> et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer +l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur <i>prouvait</i> que les +Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le +pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des +mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis. +Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui +seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les +mameluks.</p> + +<p>Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du +vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des +provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie +irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie, +s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.</p> + +<p>Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand +nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette +exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont +j'entreprends le récit.</p> + +<p>Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les +plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes +épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres. +Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien. +Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des +finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.</p> + +<p>Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse +réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui +conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie +remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et +les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de +la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les +mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de +philosophie et de jurisprudence.</p> + +<p>Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits +propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes <i>fellahs</i>, qui +comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et +mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au +nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.</p> + +<p>Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants +de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont +plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race +circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils +tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à +maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la +suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres +du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de +douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes, +car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied.</p> + +<p>Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents +mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs, +Turcs, janissaires, spahis, juifs et <i>Levantins</i>. Sous ce dernier nom, +on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et +commerçants européens établis à Alexandrie.</p> + +<p>À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité. +Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions +civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions +militaires.</p> + +<p>Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en +révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du +plus fort, telle était la situation.</p> + +<p>Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins. +Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est +contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés; +ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux +et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se +rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de +respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous +saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils +mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de +gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un +air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent. +Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément, +sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais +s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton +monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes; +ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou +fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou +de leurs boutiques ouvertes en plein vent.</p> + +<p>Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les +Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont +paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le +musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie.</p> + +<p>De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au +contraire, le cœur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas +inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions +de sa propre existence.</p> + +<p>Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y +arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre +en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première +colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par +la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle +était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait +naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants +avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille.</p> + +<p>Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa +femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une +douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces +gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue, +restait à Alexandrie.</p> + +<p>Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa +<i>moitié</i>, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche +coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne +voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à +mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où +les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux œillades de sa <i>belle</i> +allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été +fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par +dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première +occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle.</p> + +<p>—Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un +matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.</p> + +<p>—Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.</p> + +<p>—C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.</p> + +<p>—C'est un portier?</p> + +<p>—Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.</p> + +<p>—Tu connais donc les parents de madame Sylvie?</p> + +<p>—Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour +comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent +joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le +<i>rétamage</i> pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge +avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier, +oui!</p> + +<p>—T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?</p> + +<p>—Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai +peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.</p> + +<p>—Pourquoi se fâcherait-il?</p> + +<p>—Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans; +la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais +le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et +le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin +simple dragon et brosseur de son colonel.</p> + +<p>Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme +la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet +la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et +j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à +Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni +Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous +avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous +poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon, +parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un +troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la +flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de +Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur +les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le +combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers +bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de +Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne +valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.</p> + +<p>Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part +à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui +montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris +au feu.</p> + +<p>C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin, +attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un +lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le +gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de +l'Égypte.</p> + +<p>Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les +équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes +dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est +prise par le 22<sup>e</sup> de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et +des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de +Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.</p> + +<p>La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y +a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous +abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est +à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur +le champ de bataille, l'armée se remit en marche.</p> + +<p>Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire +davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à +l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les +autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.</p> + +<p>On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du +Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz +et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était +épuisée.</p> + +<p>Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais +on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire. +Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des +pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui +empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs +français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. +J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois +vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du +petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui +avaient gardé leur belle humeur.</p> + +<p>Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une +déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après +s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir +chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef +l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre +lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus +fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous +maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.</p> + +<p>J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition +d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour +servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le +Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau +saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber +sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient +l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la +cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil +et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était +la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et +les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi +ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.</p> + +<p>Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit +Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous +vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans +les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, +les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux +premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir +qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles +grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la +plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde +le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts +de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en +bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs +vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une +redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre +de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de +tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est +dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses <i>kiachefs</i>, tous +resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil +couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier +d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves. +C'est presque une autre armée.</p> + +<p>Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses +colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de +mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et, +depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de +savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur +rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de +me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à +mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon +ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, +et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les +pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante +siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq +carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; +l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au +centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour +être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera +chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles +hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les +sens, s'avance à l'ennemi.</p> + +<p>Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que +l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des +affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un +mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur +Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire. +Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un +de mes dragons demander à Guidamour:</p> + +<p>—Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?</p> + +<p>—Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des +yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant +que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans, +nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des +héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs, +enfin c'est une métaphore.</p> + +<p>—Une métaphore? Je ne connais pas ça.</p> + +<p>Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte +et forma le carré.</p> + +<p>—Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de +<i>faignants</i>, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un +air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient +sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit +mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, +fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et +ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.</p> + +<p>Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle +vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur +les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs +pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à +la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et +les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des +cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en +déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des <i>faignants</i>, +c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec +eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#toc">III</a></h2> + + +<p>Je m'attaque au premier venu, et du premier coup, ma latte de dragon se +brise sur sa cotte de mailles. Il lève les bras pour me sabrer; je ne +lui en donne pas le temps, je me jette sur lui, et le tenant au corps, +je roule avec lui dans la poussière. C'était un gaillard fort et agile, +mais je ne suis pas des plus faibles, ni des plus maladroits: je le +maintins sous moi et le serrai jusqu'à l'étrangler.</p> + +<p>—Otez-vous de là, mon colonel, me criait Guidamour, que je lui fasse +son affaire!</p> + +<p>C'était inutile; le mameluck ne résistait plus; d'une voix éteinte et +les yeux remplis de larmes, il me demanda de lui faire grâce.</p> + +<p>J'eus pitié de sa jeunesse, de sa beauté, et, par égard pour sa +bravoure, je le lâchai.</p> + +<p>—Jure, lui dis-je dans sa langue, jure par le Koran que tu ne +chercheras pas à t'évader, et je t'accorde la vie.</p> + +<p>—Le mameluck, dit-il, observe les lois de l'honneur, il ne manque +jamais à sa parole. Malek se regarde comme ton prisonnier et ne se +sauvera pas.</p> + +<p>Il me rendit ses armes et me pria de lui laisser son cheval. J'y +consentis, et je le confiai à deux de mes dragons.</p> + +<p>Tous ses compagnons d'armes avaient trouvé la mort au milieu du carré. +Le combat continuait; mais bientôt les cavaliers de Mourad, pris entre +les feux de trois divisions, tournent bride. On bat la charge, les +carrés se dédoublent en colonnes d'attaque et on marche sur Embabèh.</p> + +<p>Mourad-Bey fait une dernière tentative pour nous entamer; mais il est +repoussé avec perte. Une partie de ses troupes se réfugie dans Embabèh, +où elle jette la confusion; l'autre fuit vers les pyramides, en +abandonnant tentes, femmes et bagages. À la vue des mamelucks en +déroute, les Turcs chargés de défendre la redoute abandonnent leurs +positions et courent se jeter en désordre sur une de nos divisions, qui +les disperse et les balaye à coups de canon.</p> + +<p>Je reçois l'ordre de charger, et, à la tête de mes hommes, je m'élance +aussitôt sur cette fourmilière humaine. Ce n'est plus qu'un massacre +jusqu'au Nil. Ceux qui savent nager se jettent à l'eau et gagnent la +rive opposée, les autres se noient, sont pris ou sabrés. Au milieu du +carnage, une femme, enveloppée de longs voiles noirs, roule sous les +pieds de mon cheval. Elle se relève, éperdue de terreur, s'accroche à +l'une de mes jambes et me crie: <i>Amman! Amman!</i> c'est-à-dire grâce, +grâce. La pièce d'étoffe percée de deux trous qui lui cachait le visage +ne me permettait de voir que ses yeux; mais ils étaient si grands, si +beaux, si noirs, que j'eus compassion d'elle et l'enlevai sans peine sur +ma selle; car elle n'était ni bien lourde, ni bien grande. Son vêtement +s'accroche à un ardillon de mes fontes, et, en se déchirant, me laisse +voir ses longues tresses noires semées de sequins d'or et parfumées +d'ambre qui s'échappaient de dessous une calotte composée exclusivement +d'émeraudes. De son bras nu, orné d'un triple rang de grosses perles +fines, elle se retient à mon cou et se cache la figure dans ma poitrine +comme un petit oiseau qui se réfugie sous l'aile de sa mère.</p> + +<p>—La prise est bonne, me dit Guidamour, qui galopait près de moi; la +petite mamelouke en a pour plus de cent mille francs sur la tête.</p> + +<p>—C'est possible, mon garçon; tout ce que je sais, c'est qu'elle est +fort gênante pour charger. Si tu la prenais sur ton cheval?</p> + +<p>—C'est que, mon colonel, j'ai déjà une négresse en croupe.</p> + +<p>Nous étions dans Embabèh. La nuit venue, je ralliai mes dragons et pris +possession d'une maison vide d'habitants. La captive de Guidamour, qui, +en tant que négresse, était une assez belle fille, courut, dès qu'elle +eut été mise à terre, se jeter en sanglotant, le front dans la +poussière, aux pieds de la jeune mamelouke qui avait tant bien que mal +ramené sur son visage ce masque allongé ressemblant un peu à la cagoule +d'un pénitent.</p> + +<p>—Ah! sitty Djémilé, dit-elle, croyant n'être comprise que d'elle, te +voilà entre les mains des ennemis du Prophète! Quelle plus grande honte +pouvait t'arriver? Ah! chère et douce maîtresse, heureusement qu'Allah a +fait prendre en même temps que toi ton esclave Zeyla. Il faut offrir une +rançon à ces chiens; s'ils refusent, jouer la soumission, leur donner +confiance et profiter de leur sommeil pour nous évader.</p> + +<p>—Tu fais bien de m'en avertir, dis-je en arabe à la négresse. J'aurai +l'œil sur vous.</p> + +<p>La foudre aurait éclaté sur elle qu'elle n'eût pas été plus terrifiée. +Je priai celle à qui la mauricaude donnait le titre de sitty, +c'est-à-dire madame, de vouloir bien me montrer son visage.</p> + +<p>—Tu me demandes là, dit-elle, une chose qu'une femme n'accorde qu'à son +père, à son époux ou à son maître. Tu es maître de ma vie, je t'obéirai +donc, mais pas ici devant tous tes soldats.</p> + +<p>Après avoir donné des ordres pour que l'on me procurât à souper, et +averti Guidamour des projets d'évasion de sa captive, j'emmenai la sitty +dans l'intérieur de la maison. Dès que nous fûmes seuls, elle défit ce +masque appelé <i>borghot</i>, et me montra la plus jolie figure que j'eusse +jamais vue. C'était le type de la Circassienne dans toute sa pureté, +avec ses grands yeux de gazelle entourés de <i>koheul</i>, ses sourcils et +ses cheveux d'un noir profond qui faisaient d'autant plus ressortir le +blanc mat de son teint, son nez droit aux ailes frémissantes, ses lèvres +roses comme l'intérieur de la grenade. Elle me rappela ces figures de +danseuses étrusques que j'avais vues en Italie.</p> + +<p>Les femmes sont toutes sensibles à l'admiration qu'elles inspirent. +Celle-ci, voyant que je ne me lassais pas de la contempler, se +débarrassa de l'ample vêtement de taffetas noir qui l'enveloppait comme +un domino, et, avec un sourire de triomphe, se montra à moi dans toute +sa splendeur. Elle m'apparut alors comme une fée des <i>Mille et une +Nuits</i>, toute ruisselante de soie, d'or et de pierreries, et je restai +ébloui de tant de jeunesse et de beauté.</p> + +<p>—Tu es une des houris du paradis de Mahomet, lui dis-je, et tu n'as +qu'à dire ce que tu souhaites pour être obéie; celui à qui tu as donné +ton cœur est le plus heureux des mortels.</p> + +<p>—Je n'aime personne, et je ne connais encore de l'amour que ce qu'en +disent les ballades et les chansons.</p> + +<p>—Eh bien, laisse-moi t'aimer et te le dire!</p> + +<p>—Est-ce que je te plais? dit-elle d'un air naïf et curieux.</p> + +<p>—En peux-tu douter? Qui t'a vue une fois ne saurait jamais t'oublier. +Ne t'envole pas, petite fée. Reste avec moi.</p> + +<p>—Es-tu le sultan de cette armée d'Occident?</p> + +<p>—Non. Je suis l'un de ses colonels.</p> + +<p>—Comme qui dirait un bey?</p> + +<p>—Oui, si tu veux! et toi, qui es-tu?</p> + +<p>Elle prit un air de reine pour répondre.</p> + +<p>—Je suis Djémilé, la fille de Mourad-Bey, le plus vaillant guerrier de +l'Orient, et de sitty Nefyssèh, la plus belle des Géorgiennes. Mon rang +et ma naissance commandent le respect. J'espère que tu ne l'oublieras +pas!</p> + +<p>Cette merveilleuse beauté, issue du mariage d'un mameluk et d'une +Circassienne, était une exception à l'impitoyable loi qui frappait de +mort la postérité des mameluks. Depuis près de six siècles qu'ils +asservissaient l'Égypte, aucun bey n'avait donné de lignée. Tous leurs +enfants périssaient en bas âge ou à l'époque de leur puberté. D'où vient +que cette race venue du Caucase n'a pu se naturaliser sur les bords du +Nil? Probablement par la même raison que les plantes du Nord refusent de +s'acclimater dans les contrées voisines des tropiques. Je regardais +cette jeune fleur des montagnes de Kaf, éclose au soleil d'Afrique et je +me demandais si elle y pourrait vivre. Quand elle m'eut dit qu'elle +n'avait que treize ans, j'eus peine à la croire, car elle paraissait en +avoir seize.</p> + +<p>Il est vrai que les filles de l'Orient sont nubiles de bonne heure. +C'était pourtant une enfant, et je me sentis pris pour elle d'un +sentiment où l'affection protectrice du père se mêlait à la jalousie du +maître. Je la questionnai sur sa famille, sur son père Mourad, dont on +racontait tant de choses vraies ou fausses.</p> + +<p>Et voici, en résumé, ce qu'elle m'apprit. Mourad, fils d'un petit +cultivateur chrétien des environs d'Erzeroum, avait été enlevé à l'âge +de douze ans et vendu comme esclave à Aly-Bey, qui lui avait fait +embrasser l'islamisme. En devenant homme, il se distingua bientôt des +autres serviteurs d'Aly par son courage et son habileté. Celui-ci prit +pour femme une jeune et belle Circassienne dont Mourad devint quelques +années plus tard éperdument amoureux. Quand Aly prétendit s'élever +au-dessus des vingt-quatre beys ses égaux et les soumettre à son +autorité, Abou Dahab, l'un de ses kiachefs ou lieutenants, ne voulut +point le reconnaître pour suzerain. Il se mit à la tête des mécontents +et lui déclara la guerre. Mourad, entraîné par son amour, vint trouver +Abou Dahab et lui offrit de lui livrer son maître, à condition qu'il +aurait son harem en partage. Le marché fut conclu. Mourad, sachant +qu'Aly devait passer pendant la nuit dans un bois de palmiers, alla s'y +poster, l'attaqua avec un millier de mamelucks et le tua de sa propre +main. Il eut son harem. Abou Dahab mourut quelques jours après, en lui +léguant ses richesses, et c'est ainsi que Mourad devint l'époux de la +belle Géorgienne Nefyssèh et l'un des beys les plus renommés. Peu à +peu, par ses armes ou par son ascendant, il soumit ses vingt-quatre +rivaux et partagea l'autorité avec Ibrahim.</p> + +<p>Djémilé me faisait part des amours et de la trahison de son père comme +d'une chose toute simple. N'avait-elle aucune conscience du bien et du +mal?</p> + +<p>Au bruit que Guidamour et sa négresse firent en apportant le souper, +Djémilé reprit son voile. Je l'invitai à manger avec moi. Elle s'y +refusa et me demanda la permission de se retirer avec son esclave noire +dans la chambre voisine. Je ne voulus pas la contraindre; je lui +demandai seulement sa parole de ne pas chercher à s'échapper, la +prévenant qu'elle serait infailliblement reprise et peut-être par +quelque autre qui, ne sachant pas sa langue et ne se doutant pas de son +rang, la traiterait en esclave.</p> + +<p>—Chrétien, dit-elle, je comprends bien que je ne peux retourner auprès +de mon père sans que tu y consentes. Tu fixeras ma rançon et j'attendrai +chez toi la réponse. Je te le jure sur le Koran.</p> + +<p>Je ne me fiai qu'à moitié à sa parole, et afin qu'il ne lui arrivât rien +de fâcheux, je donnai des ordres pour qu'elle ne pût s'échapper.</p> + +<p>L'armée s'établit à Embabèh et à Gizèh, où était le quartier général de +Bonaparte, et trouva de quoi se dédommager des privations et des +fatigues des jours précédents. Elle avait en abondance des vivres frais, +des fruits, des pâtisseries, des raisins succulents.</p> + +<p>Cette dernière affaire, qui prit le nom de bataille des Pyramides, nous +avait coûté une centaine d'hommes tués ou blessés, tandis que plus de +six cents mameluks avaient été tués; un millier s'était noyé dans le +Nil. Aussi nos soldats passèrent-ils les quatre jours de répit que +Bonaparte leur accorda, à repêcher les morts pour les dépouiller. Les +mameluks portent toute leur fortune sur eux. Quelques-uns de mes dragons +recueillirent ainsi des bourses contenant trois et quatre cents pièces +d'or. Les chevaux m'intéressant plus que les sacs de sequins, je fis +main basse sur tous ceux que je pus attraper, et quand arriva la +flottille restée engravée pendant deux jours sur un banc de sable, +j'avais de quoi monter une partie de mon régiment.</p> + +<p>Après deux jours de négociations, la ville du Caire nous ouvrit ses +portes. Bonaparte y transporta son quartier général et y fit son entrée +le 25 juillet, avec son état-major et quelques bataillons de grenadiers +sans armes, afin d'inspirer la confiance aux Caïrotes: les autres +divisions vinrent occuper la ville pendant la nuit. La mienne reçut +l'ordre d'occuper la petite ville de Boulaq, qui n'est, en somme, qu'un +faubourg du Caire, et mon régiment prit ses quartiers à mi-chemin de la +ville et du village.</p> + +<p>Comme à Embabèh, je trouvai une maison vide d'habitants. Je sus plus +tard que le propriétaire avait été tué aux Pyramides. Elle était vaste +et divisée en deux parties principales, l'une pour le maître du logis, +l'autre pour les femmes et la famille. Elle ne présentait à l'extérieur +que des murailles nues, percées de rares et étroites ouvertures +semblables à des meurtrières. L'intérieur renfermait une cour assez +grande pour être disposée en parterre de fleurs, avec une fontaine de +marbre dans le milieu. Tous les appartements qu'avaient occupés les +hommes s'ouvraient sur cette cour qui, par sa disposition, ses +colonnades et galeries, rappelait l'atrium antique.</p> + +<p>À côté, et séparée par une porte massive fermant à triple serrure, était +une autre cour plus petite, sur laquelle donnaient les appartements +destinés aux femmes et les salles de bain. C'était le harem, et ce fut +là que Djémilé et son esclave noire s'installèrent. Je m'emparai de +l'autre partie. Je n'avais que l'embarras des logements. Enfin j'en +trouvai un à mon goût, au rez-de-chaussée, car la maison avait deux +étages et j'aurais pu offrir l'hospitalité à tous les officiers de mon +régiment; c'était une pièce au plafond peint et doré, au pavé couvert de +nattes et aux murs recouverts de stuc.</p> + +<p>Les meubles ressemblaient peu à ceux que j'avais l'habitude de voir. Il +n'y a pas de lit en Orient, ce serait un meuble trop chaud. On dort tout +habillé sur des sofas ou sur des divans, et l'on s'assied à terre pour +manger sur de petites tables d'un pied de haut. Les armoires sont, ou +des niches dans la muraille, ou des coffres de bois peint. Cette chambre +communiquait avec le salon ou divan, où étaient reçus les étrangers. Je +confiai à Guidamour la garde de l'unique porte placée à l'extrémité de +la maison. Elle était peinte en rouge avec des filets blancs et on y +lisait, écrite en lettres d'or, cette sentence tirée du Koran:</p> + +<p><i>Les biens de la terre sont passagers. Les trésors du ciel sont plus +précieux.</i></p> + +<p>Dans les dépendances se trouvaient les écuries, et des magasins bien +approvisionnés. Le tout au milieu de jardins arrosés d'eaux vives et +entourés de murailles.</p> + +<p>Dubertet et sa compagne vinrent louer une maison à côté de la mienne. +Nos jardins communiquaient. C'était une idée de Sylvie.</p> + +<p>En changeant de place un vieux coffre, je remarquai que le dallage avait +été descellé et mal remis en place. Je soulevai un des carreaux de +faïence et je vis, parmi la poussière, briller quelques pièces d'or. +J'en enlevai un second, je vis de l'or; un troisième, c'était encore de +l'or, toujours de l'or, et cela sur une superficie de quatre pieds +carrés et une profondeur de plus d'un pied.</p> + +<p>De par le droit de la guerre, ce trésor devenait ma possession.</p> + +<p>La trouvaille était bonne, car j'avais mangé ma solde depuis longtemps.</p> + +<p>Je bourrai de sequins et de guinées turques mon porte-manteau et ma +valise; après quoi, je cherchai à savoir ce que contenait encore la +cachette, et j'en fis un tas au milieu de la chambre. À vue d'œil, +j'estimai le trésor à près d'un million.</p> + +<p>La sentence écrite sur ma porte m'avertissait que les biens terrestres +étaient passagers. Je devais donc profiter de ce lieu commun pour +dépenser tout cet argent au plus vite. Je pensai d'abord à mon vieux +père, qui désirait depuis longtemps acheter une petite propriété dans le +val de la Loire, puis à plusieurs anciens compagnons d'armes.</p> + +<p>J'avais là de quoi faire bien des heureux, mais, en attendant, où serrer +ce monceau d'or? J'avais déjà l'embarras des richesses. Je vais d'abord +demain régaler tout le régiment, me dis-je. Quel dommage que la femme du +général en chef ne nous ait pas suivis! Je lui aurais donné une fête. +Elle qui aime tant la danse, je l'eusse fait sauter toute la nuit; elle +m'aurait recommandé à son mari et j'aurais eu de l'avancement.</p> + +<p>—De l'avancement! à quoi bon à présent? est-ce que j'ai besoin d'être +ambitieux?</p> + +<p>Je voulus d'abord mettre de côté trois ou quatre cent mille francs pour +les envoyer à mon père; mais j'eusse passé la nuit à les compter. Je +rejetai le tout dans la cachette afin d'y venir puiser au fur et à +mesure de mes besoins, de mes caprices ou de mes générosités. Quand ce +fut fait, je replaçai le carrelage, le vieux coffre par dessus et +j'allai dormir.</p> + +<p>Le lendemain j'écrivis à mon père et je m'adressai au payeur général, +pour qu'il lui fît passer cent mille francs. Ayant peu de confiance dans +ce mode d'envoi, j'attendis qu'il m'en eût été accusé réception pour +expédier une nouvelle somme.</p> + +<p>Malek le mameluk, fidèle à son serment, n'avait pas quitté le régiment, +et, en sa qualité de kiachef, avait obtenu de manger avec les officiers. +C'était un très-beau garçon à la peau olivâtre, au nez brusqué, et à la +lèvre ombragée d'une longue moustache soyeuse.</p> + +<p>Dès le lendemain, il vint me trouver et me dit avec l'emphase orientale:</p> + +<p>—Chrétien, nul guerrier jusqu'à ce jour n'avait vaincu Malek. Il a +dévoré sa honte toute la nuit. Ce matin, il a compris qu'Allah avait +voulu le punir de son orgueil, de même qu'il a puni Mourad en dispersant +ses armées comme les sables du désert! que sa volonté soit faite! Je +t'ai juré de ne pas fuir, je resterai. Je combattrai même avec toi et je +t'amènerai ce qui reste des trois cents cavaliers que j'avais hier.</p> + +<p>J'acceptai son offre, et le laissai partir sur sa parole. Il revint le +lendemain avec une centaine de mameluks qui prêtèrent tous serment à la +république devant le général de division. Malek m'avoua plus tard que +lorsqu'il se vit libre, il eut bien envie de ne plus revenir; mais la +haine mortelle qu'il avait vouée à Mourad et son serment l'avaient +ramené. Je le questionnai pour savoir la cause de cette haine. Il y a du +sang entre nous, dit-il; il a tué mon père. Je dois le tuer.</p> + +<p>La défection de Malek fut bientôt imitée par le grec Nikolo Papas Oglou, +qui avait jusque-là servi les beys mameluks. Il enrôla tous ses +compatriotes, quelques Arabes et Turcs déserteurs et forma une légion de +1,500 hommes qu'il nous amena. Ce fut le premier noyau de ce régiment de +mameluks qui suivit l'armée lorsqu'elle retourna en France.</p> + +<p>Les indigènes, qui nous avaient d'abord regardé avec effroi, voyant que, +bien loin de piller, nous achetions tout et payons largement, reprirent +confiance; les fugitifs revinrent, et bientôt le bon accord régna entre +les vainqueurs et les vaincus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#toc">IV</a></h2> + + +<p>Trois jours après mon installation, Dubertet m'envoya chercher pour +déjeuner chez lui, et m'invita ensuite à l'accompagner au Caire avec +Sylvie.</p> + +<p>Le Caire est plus grand que Paris<a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a>, mais il est fort différent +d'aspect, c'est la cité arabe dans toute son originalité. Hormis trois +grandes places de forme irrégulière, c'est un dédale de petites rues +étroites, tortueuses et non pavées. La plupart ont à chaque extrémité +une grande porte qu'un gardien fermait tous les soirs avant notre +occupation; nos patrouilles ont rendu inutile ce genre de précaution +contre les voleurs. Comme, au-dessus des rues, les habitants tendent +des toiles ou des nattes pour les préserver du soleil, on marche dans +une demi-obscurité. Le Caire avec ses maisons peintes, ses terrasses, +ses palais blancs au milieu de la verdure, ses constructions sans +régularité aucune, accolées les unes aux autres ou superposées, ses +mosquées bariolées de grandes bandes rouges et blanches, ses milliers de +minarets s'élançant dans les airs, ses marchés, ses bazars, ses +boutiques innombrables, me rappelait à chaque pas les descriptions des +<i>Mille et une Nuits</i>. La population offrait un égal intérêt à ma +curiosité. Ici toutes les races de l'Afrique, l'Arabe à la démarche +fière, le Cophte au maintien grave, le juif à la mine concentrée, +l'humble fellah, le Grec au regard éveillé, le nègre au rire d'enfant. +Ici, c'est une caravane de chameaux portant des montagnes de ballots; +là, une troupe d'âniers criant à vous rompre les oreilles; puis des +femmes, qui, enveloppées dans leurs haïks de couleurs sombres, passent +comme des fantômes; des marchands d'esclaves poussant devant eux de +jeunes nubiennes, des porteurs d'eau chargés d'outres pleines. Je +cherchais, dans cette foule bigarrée, si je ne rencontrerais pas le +<i>petit bossu</i>, le <i>dormeur éveillé</i> ou les <i>trois calenders</i>. J'aurais +préféré être seul pour savourer le spectacle féerique qui se déroulait +devant moi, car mes compagnons de promenade ne remarquaient que le +mauvais côté de l'Orient, la poussière, la chaleur, la malpropreté des +rues, les mauvaises odeurs qui s'échappaient des boutiques, les haillons +ou la lèpre des passants. Ils furent moins mécontents du quartier des +mameluks, plus aéré, mais moins original. C'est là que Bonaparte avait +établi son quartier général dans le palais d'Elfy-Bey.</p> + +<p>Dubertet avait à parler au général Bon, qui occupait la citadelle, nous +y montâmes. L'étendue du pays que l'on découvre de là est immense. Il y +avait près d'un mois que j'étais en Égypte, et je la vis ce jour-là pour +la première fois. Sous nos pieds, le Caire, avec ses massifs de +constructions blanches et ses minarets, tout entouré de forêts de +palmiers. À droite et à gauche, dans une plaine sablonneuse, à l'entrée +du désert, les tombeaux des kalifes. En face, le vieux Caire, et l'île +de Roudah avec d'autres jardins et d'autres maisons blanches; le Nil qui +se déroule entre deux lignes de verdure et va se perdre dans les plaines +du Delta; à l'horizon, la masse imposante des pyramides de Gizèh, +d'Aboukir et de Sakkarah; puis le désert aux profondeurs insaisissables.</p> + +<p>J'étais tout entier à mon admiration, quand mademoiselle Sylvie, que +Dubertet avait laissée sous ma garde, pour aller remplir sa mission +auprès du général, me tira par le bras et me dit:</p> + +<p>—Au lieu de tant regarder ce vilain pays, parlez-moi donc un peu! +qu'avez-vous contre moi depuis quelques jours? vous m'en voulez?</p> + +<p>—Et pourquoi vous en voudrais-je?</p> + +<p>—Vous m'avez trouvée trop coquette avec vous?</p> + +<p>—Avec moi comme avec tous les autres. C'est votre manière d'être; mais +cela ne tire pas à conséquence.</p> + +<p>—Jusqu'à présent, non! Mais qui peut répondre de son cœur? Dites-moi, +vous n'êtes plus amoureux de mademoiselle de Cérignan, j'espère?</p> + +<p>—Si fait! plus que jamais.</p> + +<p>—Vous vous moquez de moi?</p> + +<p>—Oh! je n'oserais.</p> + +<p>—Vous aimez donc les filles nobles?</p> + +<p>Je ne suis jamais tombé amoureux que de celles-là!</p> + +<p>—Cela se comprend, puisque vous êtes noble vous-même, à ce qu'on dit. +Moi, j'aimerais bien avoir un amant titré.</p> + +<p>—Est-ce que vous n'avez pas eu quelque vidame ou quelque chevalier de +Malte dans votre famille?</p> + +<p>—J'ai eu un oncle chanoine ou curé, je ne sais plus.</p> + +<p>Je faillis lui éclater de rire au nez.</p> + +<p>—Mais, reprit-elle en revenant à sa première idée, si vous êtes +amoureux de cette blonde aristocrate, que faites-vous de cette jeune +fille turque ou arabe que vous tenez enfermée chez vous? Avouez qu'elle +est votre...</p> + +<p>—Non, sur l'honneur! Mais en quoi cela peut-il vous intéresser?</p> + +<p>—Qui sait? Aveugle que vous êtes! dit-elle en minaudant. C'est à cause +de votre ami Dubertet que vous fermez les yeux?</p> + +<p>—Parbleu! Je ne suppose pas que ce soit à cause du Grand-Turc, bien +qu'il soit titré.</p> + +<p>—Mais vous savez bien qu'Hector n'est pas mon mari?</p> + +<p>Le retour de Dubertet la fit taire, et nous reprîmes le chemin de +Boulaq. Au moment où j'allais les quitter:</p> + +<p>—Je voudrais bien, dit-elle, voir cette petite mameluke que vous tenez +enfermée avec tant de précautions. Est-elle jolie?</p> + +<p>—Vous en jugerez par vous-même quand vous voudrez; mais je vous +préviens qu'elle n'entend pas un mot de français.</p> + +<p>—Ça ne fait rien, j'irai après-demain, si vous le permettez. En même +temps vous me montrerez votre palais.</p> + +<p>Je prévins Djémilé de la visite.</p> + +<p>—Et comment faire, dit-elle, pour recevoir dignement cette dame +française? Quelle idée va-t-elle prendre de moi si je n'ai qu'une seule +esclave pour me servir? J'en voudrais au moins deux pour me tenir +compagnie et me distraire, car je m'ennuie. Zeyla est dévouée, mais elle +ne sait que des chansons nègres. Et puis il m'en faudrait bien trois ou +quatre autres pour me servir.</p> + +<p>C'était une bonne occasion de dépenser mon argent et d'étudier de près +les mœurs de l'Orient. Je lui demandai si une douzaine lui suffisait.</p> + +<p>—Je n'en veux que six, c'est ce que j'avais chez mon père.</p> + +<p>—Je te les promets pour demain.</p> + +<p>—Mais toi-même, tu n'as qu'un <i>saïs</i> (palefrenier), pour servir toi et +ton cheval! C'est presque une honte pour un bey. Il te faut d'abord à la +maison un portier, un cuisinier, un porteur d'eau, un <i>kahwedj bachi</i> +pour faire ton café, un <i>seradj-bachi</i> pour tenir ton cheval quand tu +vas à la promenade, un <i>selikdar</i> pour porter tes armes, un porte-pipe, +un trésorier et un secrétaire, sans compter sept ou huit <i>yamaks</i> pour +les servir tous.</p> + +<p>Elle ne m'eût pas compris si je lui eusse répondu que je n'avais aucun +besoin de toute cette valetaille paresseuse et inutile dont s'entourent +les riches musulmans; je prétendis avoir tout ce monde-là dans mon +régiment, et qu'il me suffisait d'aller chercher un cuisinier.</p> + +<p>Dès le matin, je me mis en quête d'un marchand d'esclaves: je n'avais +pas fait vingt pas dans les rues de Boulaq, qu'une vieille <i>fellahine</i> +vint d'elle-même m'offrir sa fille en me vantant ses charmes. Je +demandai à la voir, et j'entrai dans une misérable maison où, sur une +natte, se tenait accroupie sur les talons une maigre fillette assez +gentille, de dix à douze ans. Sur l'injonction de sa mère, elle se leva, +et, toute tremblante de frayeur, se mit à piétiner sur place, en +arrondissant les bras, et en se déhanchant. La mère chantait d'une voix +éraillée et marquait le rhythme sur une calebasse dont un des bouts +était percé et l'autre recouvert d'un parchemin. Je fis cesser la +musique et la danse, et je dis à la vieille que je ne cherchais pas +d'aventure galante, mais des esclaves pour mon harem.</p> + +<p>—Eh bien, donne-moi cent <i>talari</i> et emmène ma fille.</p> + +<p>—Je ne t'en donnerai pas même vingt. Le talari vaut à peu près cinq +francs, c'était donc cinq cents francs qu'elle demandait, et je lui en +offrais cent.</p> + +<p>—Prends Zabetta pour ce prix, me répondit-elle. Elle sera toujours plus +heureuse chez toi qu'ici.</p> + +<p>Je n'étais pas satisfait de la denrée, je refusai.</p> + +<p>—Si tu en veux une plus grande et plus forte, reprit la vieille, +attends-moi ici, je vais t'amener ça.</p> + +<p>—J'en veux six.</p> + +<p>—Six! s'écria-t-elle. En ce cas, il faut aller à l'Okel, chez Yacoub, +le marchand d'esclaves. Si tu veux me donner une petite gratification, +je t'y conduirai.</p> + +<p>—Soit, passe devant.</p> + +<p>—Oui, <i>sidy</i> (seigneur), mais, auparavant, terminons le marché. Je te +laisse ma fille pour dix-huit talari.</p> + +<p>Je les lui comptai pour en finir et je lui dis d'envoyer chez moi sa +progéniture, qui semblait plutôt satisfaite que mécontente de la +quitter.</p> + +<p>Le marché aux esclaves était dans une ruelle étroite et malpropre. +J'entrai de plain-pied dans une vaste cour entourée d'arcades. La +lumière du jour, tamisée par les <i>velums</i> tendus d'une muraille à +l'autre, plongeait dans un crépuscule, plus favorable au vendeur qu'à +l'acheteur, une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants plus ou moins +nus, et plus ou moins noirs.</p> + +<p>À ma vue, tout ce monde se jeta en désordre vers le fond de la cour, +mais se rassura bientôt en voyant la vieille fellahine aborder comme une +ancienne connaissance Yacoub, le marchand de chair humaine.</p> + +<p>Dès que celui-ci connut le motif de ma visite, il s'avança vers moi d'un +air obséquieux, et me demanda quel genre d'esclaves je souhaitais. Je +lui dis de me montrer ce qu'il y avait de mieux pour un harem.</p> + +<p>—J'ai ton affaire, dit-il; on m'a livré hier de la marchandise de +première qualité et je vais te montrer ça; mais c'est cher, très-cher!</p> + +<p>Il alla tirer d'un groupe une jeune nubienne, et, comme un maquignon +claque les flancs d'une bête à vendre pour montrer la fermeté de sa +chair, il frappa du plat de la main sur les épaules de cette fille au +corps de bronze. Puis, il lui ouvrit la bouche pour me montrer ses dents +blanches, en me disant: Tu vois, c'est grand et bien fait, ça peut avoir +vingt ans, ça se porte bien, c'est fort, c'est assez sobre et ça n'a +encore eu qu'un maître. Je te la garantis pour huit jours. Si d'ici là +tu lui trouves quelque infirmité, ramène-la, je te rendrai ton argent +ou tu en choisiras une autre.</p> + +<p>—Combien en veux-tu?</p> + +<p>—Deux <i>bourses</i> (250 francs).</p> + +<p>J'étais surpris qu'une femme, fût-elle noire comme la nuit, coûtât si +peu. Je la prends, lui dis-je. Comment s'appelle-t-elle?</p> + +<p>Il ignorait le nom de son esclave et le lui demanda. Elle répondit +Daoura.</p> + +<p>Il m'amena ensuite une jeune négresse aux cheveux nattés en mille +petites tresses et enduits de beurre, ainsi que son visage, ses épaules +et sa poitrine.</p> + +<p>—J'ai assez de noires, lui dis-je.</p> + +<p>—On n'a jamais assez de cette espèce-là, reprit-il; c'est une +Abyssinienne, et c'est généralement très-recherché, quand elles sont +femmes; mais comme celle-ci est encore fille, je te la laisserai pour le +même prix que l'autre. C'est une occasion.</p> + +<p>—C'est possible, mais elle est trop luisante!</p> + +<p>—Tu l'enverras au bain et tu lui feras dénouer ses tresses; après cela, +elle sera plus jolie que l'autre, tu verras!</p> + +<p>Le fait est qu'elle avait les traits fins, la bouche petite et le nez +droit. Je ne parle pas de ses yeux, les filles de sa race ont presque +toujours le regard langoureux. Je pensai que la blancheur de Djémilé +ressortirait davantage entre ses trois noires, et je l'achetai aussi. +Elle s'appelait Choho.</p> + +<p>—Maintenant montre-moi des blanches, dis-je à Yacoub.</p> + +<p>—C'est beaucoup plus cher, je t'en avertis.</p> + +<p>—Peu m'importe!</p> + +<p>—En ce cas, viens avec moi. C'est de la trop belle marchandise pour la +laisser voir en public.</p> + +<p>Je le suivis dans une chambre haute où plusieurs femmes, dans des +costumes assez délabrés, se tenaient rangées contre le mur.</p> + +<p>Il m'en présenta une à la peau légèrement bistrée et aux traits +délicats.</p> + +<p>—Veux-tu, dit-il, cette jolie Arabe du Saïs? Seize ans et vierge! Elle +chante et joue du tarabouk. Je la gardais pour le harem du pacha. Aussi +c'est cher, très-cher! Huit bourses! (mille francs).</p> + +<p>—Achète-moi, me dit la jeune esclave, les yeux brillants d'un éclat +fébrile, tu ne t'en repentiras pas. Je me nomme Thomadhyr et je suis de +la ville d'Esnèh, la patrie des almées!</p> + +<p>—Je t'achète, lui dis-je.</p> + +<p>Elle vint me baiser la main.</p> + +<p>Je fis ensuite l'acquisition d'une chrétienne de Damas, d'une figure +fine, avec des cheveux d'un blond tirant sur le roux. Elle répondait au +nom de Mériem. La dernière que j'achetai s'appelait Pannychis. Elle +était de Macri, dans l'Asie-Mineure, avait été enlevée par des corsaires +et vendue à un bey mameluk, qui l'avait répudiée. Elle remplissait +toutes les conditions de la beauté comme l'entendent les Orientaux. +Pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse, +elle est admirable. On pouvait lui appliquer cette comparaison arabe: +Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des +coussins.</p> + +<p>Aussi, c'était cher, très-cher!</p> + +<p>J'avais sur moi assez d'argent pour payer Yacoub; mais, ne voulant pas +me promener dans Boulaq avec ce troupeau féminin, je chargeai la vieille +fellahine de le conduire chez moi. Une heure après, elle venait me +livrer mon bétail, y compris sa fille, et se retirait fort satisfaite de +son <i>bakchis</i>, c'est-à-dire de son pourboire.</p> + +<p>Djémilé, enchantée de ses six nouvelles esclaves, vint me remercier en +me baisant le pouce.</p> + +<p>Mais ce n'était pas tout d'avoir acheté six femmes, il fallut les +attifer, car Yacoub me les avait livrées avec aussi peu de vêtements que +possible. Les pauvres filles n'étaient pas honteuses de leur nudité, +elles l'étaient de leurs haillons. Heureusement, les odalisques qui +avaient habité la maison n'avaient pu, dans leur fuite, emporter toute +leur garde-robe. Je la leur livrai en attendant mieux. Ce fut bientôt, +du haut en bas de ma résidence, un va-et-vient, des rires et un +bavardage qui se prolongèrent fort avant dans la nuit.</p> + +<p>Sylvie arriva le lendemain dans une toilette ébouriffante. De son côté, +Djémilé avait mis toutes ses femmes sous les armes, s'était parée de +tous ses bijoux et y avait ajouté ceux qu'elle avait passés la matinée à +choisir, car j'avais fait venir toute une friperie et toute une +joaillerie pour équiper les compagnes de la fille de Mourad.</p> + +<p>L'entrevue fut des plus comiques. Dès que l'Européenne parut sur le +seuil du divan où j'avais rassemblé le harem, Djémilé se leva, et, +suivie de ses esclaves, courut au-devant d'elle, posa la main à son +front, à sa poitrine, lui prit les pouces et y posa ses lèvres. Elle +s'attendait à ce que Sylvie lui rendît les mêmes hommages. Il n'en fut +rien. L'ex-comédienne n'avait aucune idée des usages de l'Orient. La +jeune mamelucke se redressa alors avec fierté, lui tourna le dos et +revint sur son sofa. Puis, s'adressant à moi: Dis-lui de s'asseoir si +elle le veut. Offre-lui un narghilé et du café.</p> + +<p>Je traduisis mot à mot.</p> + +<p>—Est-elle drôle, cette petite? dit Sylvie, mais je ne veux ni de son +café ni de sa pipe.</p> + +<p>Quand j'eus reporté ces paroles à Djémilé.</p> + +<p>—Ton épouse est bien mal apprise, dit-elle.</p> + +<p>—Elle n'est pas ma femme.</p> + +<p>—Alors, que vient-elle faire chez toi et à visage découvert? C'est donc +une almée ou quelque chose de pis?</p> + +<p>—Que dit-elle? demanda Sylvie. Elle me fait des yeux comme si elle +voulait me manger.</p> + +<p>—La trouvez-vous jolie?</p> + +<p>—Sans doute; mais Dieu sait comme c'est fagoté!</p> + +<p>Je dis à la mameluke que Sylvie la trouvait belle.</p> + +<p>—Moi, je la trouve laide, tu peux le lui dire de ma part. Fais-la donc +fumer, ça la rendra malade et je serai contente.</p> + +<p>Thomadhyr, sur un signe de sa maîtresse, offrit à la visiteuse une pipe, +tandis que Daoura lui versait du café.</p> + +<p>—Mais je ne veux rien, dit-elle.</p> + +<p>—Il n'est pas empoisonné, lui dit Tomadhyr, offensée.</p> + +<p>J'engageai Sylvie à accepter. Sur mon insistance, elle tira trois +bouffées, toussa, se mit de la fumée dans les yeux, et pour se +remettre, avala bouillant le café préparé à la turque, encore tout +bourbeux, ce qui lui fit faire une grimace épouvantable.</p> + +<p>—Qu'elle est sotte! s'écria Djémilé en battant des mains et en riant +d'une joie d'enfant. Toutes les autres l'imitèrent, autant pour lui +complaire que par jalousie instinctive contre la Française.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'elles ont donc tant à rire, toutes vos <i>grues</i>? s'écria +Sylvie.</p> + +<p>—Elles rient de ce que vous n'avez pas donné le temps à votre café de +déposer au fond de la tasse.</p> + +<p>—Ce n'est pas si drôle que ça, je me suis brûlée affreusement avec leur +<i>chicorée</i>. Faites-les donc taire! elles sont agaçantes avec leurs cris.</p> + +<p>Je leur observai qu'il était fort grossier dans tous les pays du monde +de se moquer de ses hôtes. Elles se turent. Djémilé reprit son sérieux; +mais, au bout d'un instant, elle eut le malheur de lever de nouveau les +yeux vers Sylvie, qui s'essuyait la langue avec son mouchoir. Dès lors, +adieu toute gravité. Elle fut prise d'un rire inextinguible. Elle en +avait les larmes aux yeux. Il va sans dire que les autres éclatèrent.</p> + +<p>Je parvins à obtenir un peu de calme, mais non sans peine, car moi aussi +je riais.</p> + +<p>—Je ne sais trop, reprit Sylvie, quel plaisir vous pouvez trouver dans +la compagnie de ces sauvagesses. Il est vrai qu'en voilà trois fort +jolies. D'abord cette grosse-là, qui ressemble à une Junon de M. David!</p> + +<p>Elle désigna la Grecque Pannychis.—Et puis, cette mince, reprit-elle en +me montrant Tomadhyr; elle a des yeux impossibles, mon cher, ce sont des +charbons ardents. Et puis, votre favorite, mais je préfère la belle aux +yeux de feu.</p> + +<p>—Que dit-elle donc? me demanda Djémilé. Elle se moque de moi?</p> + +<p>—Pas le moins du monde; elle parle de Tomadhyr qu'elle trouve jolie.</p> + +<p>Celle-ci, pour la remercier, s'approcha de Sylvie qui la repoussa en +disant: Ah! ma chère, je n'aime pas à être embrassée par les femmes.</p> + +<p>Tomadhyr alla reprendre sa place en riant sous cape. Sylvie de leva. +Djémilé en fit autant et l'engagea à revenir, autant pour prendre des +leçons de politesse que pour l'amuser encore.</p> + +<p>Je me gardai bien de traduire textuellement une si aimable invitation. +La comédienne lui fit une révérence, et comme elle se dirigeait vers la +porte, je lui vis un vieux plumail que Tomadhyr, sous prétexte de +l'embrasser, lui avait attaché en guise de croupière. Ce fut pour le +coup qu'il y eut une explosion de rires et de cris de joie. Je détachai +l'aile de volaille sans que madame Dubertet s'en aperçut et je la jetai +au nez de l'esclave espiègle.</p> + +<p>Au moment de sortir, Sylvie fit une nouvelle révérence à Djémilé qui, +pour la congédier selon les usages, lui dit:</p> + +<p>—Le ciel vous accorde une nombreuse postérité et conserve vos enfants!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#toc">V</a></h2> + + +<p>Quelques jours après, Sylvie, voulant prendre sa revanche, car elle +n'était pas assez simple pour n'avoir pas vu qu'on s'était moqué d'elle, +me pria de lui amener Djémilé à dîner.</p> + +<p>Je tirais vanité de la beauté de cette jeune fille, et j'étais content +de la montrer à Dubertet et aux autres. J'eus beaucoup de peine à +obtenir son consentement.</p> + +<p>—Enfin, me dit-elle, puisque tu le veux, j'irai, mais ce sera une +grande honte pour moi. Je ne connais pas plus vos usages que vous ne +connaissez les nôtres, et elles vont se moquer de moi à leur tour. +Apprends-moi comment je dois me conduire.</p> + +<p>Elle avait beaucoup d'amour-propre. Je la mis au fait tant bien que mal +de ce qui se passait avant, pendant et après le dîner. Quand elle sut +que Dubertet serait présent, elle fut sur le point de se rétracter, ne +voulant point paraître à visage découvert devant lui.</p> + +<p>—Ma chère enfant, lui dis-je, chez nous les femmes vont partout sans +voiles, cela ne leur attire le blâme de personne. Il n'y a que les +laiderons qui se cachent la figure.</p> + +<p>—Eh bien, soit! j'ôterai mon voile; d'ailleurs, les chrétiens ne sont +pas des hommes pour moi.</p> + +<p>—En ce cas, tu me considères comme un chien?</p> + +<p>Elle rougit jusqu'au blanc des yeux et me dit:</p> + +<p>—Toi, tu n'es pas chrétien!</p> + +<p>—Bah! et que suis-je donc?</p> + +<p>—Tu parles arabe, tu respectes Allah et son prophète, et tu es doux +pour ta captive Djémilé. Aussi j'ai une grande amitié pour toi et je +suis heureuse ici.</p> + +<p>Elle n'était pas difficile à contenter, car l'existence qu'elle menait +m'eût ennuyé à mourir. Ne sachant ni lire, ni écrire, ni broder au +tambour, ni même jouer d'un instrument quelconque, elle passait son +temps à s'attifer, à prendre des bains, à boire du café, fumer et +bâiller. Elle ne s'occupait même pas des soins de la maison; elle en +avait chargé les négresses. Sauf Tomadhyr, qui était belle conteuse, +bonne joueuse de tarabouk, et qui avait une légère teinture +d'instruction, les autres ne savaient pas compter jusqu'à cent. À quoi +leur eût servi d'apprendre? On ne leur avait jamais demandé que d'être +jolies.</p> + +<p>Elles vivaient en bonne intelligence et se montraient toutes soumises +aux volontés et aux caprices de la <i>Khanoune</i>, c'est-à-dire de la +maîtresse de la maison. Celle-ci avait son appartement séparé, chambre, +antichambre et cabinet de toilette, qui donnaient sur la principale +pièce du harem; c'était le salon commun, entouré de divans, avec de +petites tables incrustées d'écaille et des enfoncements découpés en +ogive çà et là dans la muraille, servant à serrer les naghlès, les vases +de fleurs et les tasses à café.</p> + +<p>Quant aux esclaves ou <i>odaleuk</i>, elles dormaient tout habillées sur les +sofas des petites chambres qui entouraient le salon, sur les nattes ou +les divans des grandes salles sans avoir de place fixe, et parfois sur +les galeries en plein air; car, comme je l'ai déjà dit, il n'y avait pas +un seul lit dans toute la maison.</p> + +<p>Cette cohabitation avec huit femmes, toutes jeunes et plus ou moins +belles chacune dans son genre, peut d'abord paraître singulière à un +Européen. Je me figurais aussi que les Turcs, ayant plusieurs épouses et +une quantité d'esclaves, se retiraient chaque soir avec deux ou trois +d'entre elles. Je me trompais étrangement. J'appris bientôt que le +musulman ne vivait en réalité qu'avec une seule. Si la loi lui permet +d'en prendre quatre, il n'y a que les gens excessivement riches qui +puissent se passer ce luxe. Ordinairement il se borne à prendre une +seule femme légitime. Les filles de bonne maison en font presque +toujours une condition avant le mariage. Quant aux esclaves, il en peut +avoir autant qu'il en peut nourrir. Mais, dans ce cas, il fait bien de +les loger ailleurs que chez son épouse; celles qu'il lui a données sont +devenues sa propriété, et, s'il veut avoir la paix chez lui, il se garde +bien de s'occuper d'elles. Du reste, les maisons séparées en deux +parties deviennent, par le fait, deux maisons distinctes dont les +intérêts et la vie intimes sont différents. Dans le cas où les femmes +sont nombreuses, le harem est une sorte de couvent, où chaque cadine vit +séparément avec ses esclaves. Le mari n'y va rendre visite qu'avec +cérémonie, et, comme il ne mange jamais en leur compagnie, il y passe +son temps à fumer et à prendre du café ou des sorbets; et encore, s'il +trouve des babouches à la porte du harem, il se retire discrètement, de +crainte de gêner et de voir les nobles visiteuses ou amies de sa femme.</p> + +<p>C'était encore une erreur de ma part de croire que les musulmanes +étaient des prisonnières que l'on gardait à vue. Les <i>cadines</i>, +c'est-à-dire les dames, sont parfaitement libres de sortir, +accompagnées, il est vrai, par leurs esclaves ou par leurs eunuques, +d'aller aux bains, de rendre et de recevoir des visites. Si elles n'ont +pas le droit de témoigner en justice et de se mêler aux fidèles dans les +mosquées, elles peuvent néanmoins hériter et posséder comme partout, +même en dehors de l'autorité du mari. Elles peuvent même demander à +divorcer; mais il leur faut donner de fortes raisons, tandis que le mari +n'a qu'à dire devant trois témoins: «Tu es divorcée,» pour que cela ait +force de loi.</p> + +<p>Le jour du dîner arrivé, j'allai chez Djémilé. Je la trouvai parée de +ses plus beaux atours et riant aux éclats en imitant les révérences de +Sylvie. Tomadhyr lui rendait ses saluts en arrondissant les bras et en +prenant des airs penchés.</p> + +<p>En m'apercevant, toutes s'envolèrent—comme une compagnie de perdrix.</p> + +<p>Je les rassurai, et j'emmenai Djémilé.</p> + +<p>Dans le jardin, je lui offris mon bras et je sentis qu'elle tremblait.</p> + +<p>—Si tu as peur, lui dis-je, reste ici. Je dirai que tu es malade. Je ne +veux pas te contraindre.</p> + +<p>—Non, ce n'est pas la peur, c'est... je ne sais pas!... C'est si +étrange que tu me tiennes ainsi pour marcher!</p> + +<p>Dubertet ou plutôt Sylvie avait invité plusieurs personnes, entre autres +le colonel Sabardin, qui était de mes amis, Morin dont le bras était +guéri, et il signor Fosco. Quand Djémilé se trouva devant tous ces +hommes, elle fut décontenancée. Mais, se remettant vite, elle alla droit +à Sylvie comme on marche au feu, et lui fit une des révérences qu'elle +venait de répéter dans le harem. Elle s'en acquitta assez bien.</p> + +<p>—Est-ce que cette jeune dame, dit Sabardin, va garder son mouchoir sur +le visage pour dîner? ce sera bien gênant.</p> + +<p>Je priai Djémilé de quitter son voile, ce qu'elle fit en rougissant, et +elle se tint les yeux baissés.</p> + +<p>—On lui ôterait ses cottes, observa Sylvie, qu'elle ne serait pas plus +honteuse. La pudeur est décidément une affaire de convention!</p> + +<p>—Comment! s'écria Morin, c'est là l'enfant que vous avez recueillie +aux Pyramides? mais c'est un chef-d'œuvre! quelle finesse de traits, +quel regard! Colonel, il faudra que vous me permettiez de faire son +portrait.</p> + +<p>—De grand cœur, répondis-je, et je fis part de sa proposition à +Djémilé.</p> + +<p>—Je ne veux pas, dit-elle; pour qu'il m'emporte et me fasse arriver +malheur? non! non, jamais!</p> + +<p>Dubertet lui offrit le bras pour passer dans la salle à manger. Djémilé +hésitait; et, comme je lui faisais signe d'accepter, elle me dit d'un +ton de reproche:—Tu n'es donc pas jaloux, pour me laisser emmener par +un autre homme?</p> + +<p>Je lui expliquai en deux mots que Dubertet n'agissait ainsi que pour lui +témoigner son respect. Il la plaça à côté de lui à table et s'occupa +exclusivement d'elle. Il avait appris trois mots d'arabe et il les +répétait à tort et à travers, ce qui la faisait beaucoup rire.</p> + +<p>Sylvie, qui ne comprenait pas même ces trois mots, crut ou feignit de +croire qu'il lui disait des fadeurs. C'était un bon prétexte pour lui +rendre la pareille. Elle s'attaqua à Sabardin, mais celui-ci était tout +à ce qu'il mangeait. Alors elle se retourna vers moi, et je devins le +but de ses agaceries.</p> + +<p>Djémilé avait un coup d'œil d'aigle, et rien ne lui échappa: on +apporta du vin de Champagne et Dubertet lui persuada d'en boire, en lui +disant que ce n'était pas du vin. Elle en but fort peu, mais cela suffit +pour lui monter la tête. Dubertet était gai et redoublait de +prévenances, Djémilé comprenait bien, et, en vraie coquette, acceptait +ses hommages avec une certaine satisfaction. J'en eus du dépit contre +elle, et j'en voulus à mon ami de chercher à me <i>souffler</i> cette jeune +fille, qu'il croyait être ma maîtresse. Je me reprochai d'avoir été si +scrupuleux en repoussant les avances de la sienne. Je ne sais si cette +diablesse de Sylvie lut dans ma pensée; mais, en se levant de table, +elle me dit tout bas:</p> + +<p>—Je serai ce soir, à onze heures, dans votre jardin, sous le grand +caroubier; j'ai à vous parler.</p> + +<p>J'en voulais tant à Dubertet que je promis d'être exact au rendez-vous.</p> + +<p>Quand le café fut pris, elle se donna le luxe d'une scène de jalousie à +son amant, et j'en profitai pour m'esquiver avec Djémilé qui m'avait +déjà demandé trois fois à s'en aller.</p> + +<p>J'étais de mauvaise humeur, elle s'en aperçut, m'en demanda la cause. Ne +voulant point la lui apprendre, je lui dis que j'avais mal à la tête.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas cela, dit-elle.</p> + +<p>—Qu'est-ce donc?</p> + +<p>—Tu veux que je te le dise?</p> + +<p>—Oui, parle.</p> + +<p>—Eh bien, quoique je ne comprenne pas votre langage, j'ai deviné bien +des choses.</p> + +<p>—Et qu'as-tu deviné?</p> + +<p>—D'abord que ton ami voulait me plaire et que cela t'a fâché: puis, que +sa femme a de l'amour pour toi.</p> + +<p>—Et quand cela serait, que t'importe! lui dis-je un peu durement.</p> + +<p>—Tu as le droit de l'acheter à ton ami et de l'amener dans ton harem; +mais j'en aurai beaucoup de chagrin. Ce n'est pas là ce que tu m'avais +promis!</p> + +<p>—Et que t'avais-je promis?</p> + +<p>—Que je serais seule maîtresse au logis.</p> + +<p>Et elle fondit en larmes.</p> + +<p>J'eus beau dire qu'elle seule régnerait chez moi, que je ne pouvais pas +acheter la Française, qu'elle ne viendrait jamais, rien n'y fit. Elle +pleurait toujours. Le vin de Champagne lui avait porté sur les nerfs.</p> + +<p>Onze heures sonnèrent, c'est-à-dire que le muezzin cria l'heure, du haut +d'un minaret voisin. Sylvie devait m'attendre; mais je ne pouvais +laisser cette enfant, excitée comme elle l'était; et puis, elle était +si jolie que j'aurais sacrifié tous les rendez-vous de la terre pour +elle.</p> + +<p>Je ne trouvai rien de mieux pour la consoler que de lui faire des +compliments. Elle essuya ses larmes, me dit qu'elle avait été bien +sotte, et m'avoua en rougissant qu'elle était jalouse de moi.</p> + +<p>—Si tu es jalouse, c'est donc que tu m'aimes, petite Djémilé? dis-je en +la serrant sur mon cœur.</p> + +<p>—Eh bien, oui! répondit-elle en se jetant à mon cou. Je t'aime et je +t'aimerai toute ma vie.</p> + +<p>Ma bouche rencontra la sienne. Elle trembla et bondit sous ce premier +baiser, en s'échappant de mes bras.</p> + +<p>Son esclave Tomadhyr entra en ce moment.</p> + +<p>—Que veux-tu? lui demandai-je impatienté de sa présence.</p> + +<p>—Je venais savoir si la sultane était rentrée, afin de l'aider à se +déshabiller.</p> + +<p>—Va-t'en! et ne viens jamais sans être appelée, lui répondit sa +maîtresse avec colère. Quand elle fut partie, Djémilé vint à moi, et, +d'un air sérieux, me dit:—Je serais méprisable à mes propres yeux, si +je me donnais à toi avant d'être ta femme. Demande-moi à mon père.</p> + +<p>—Et où le prendre?</p> + +<p>—Il doit être dans le Fayoum.</p> + +<p>—Mais, chère enfant, quand même je pourrais y aller maintenant, ce +serait en pure perte. Ne suis-je pas l'un de ses ennemis?</p> + +<p>—Et pourquoi ne deviendrais-tu pas son ami?</p> + +<p>—Parce que ce serait déserter mon drapeau et trahir l'armée.</p> + +<p>—Alors, tu veux donc que je sois avilie si je te cède, ou malheureuse +si je te résiste?</p> + +<p>—Ta fierté et la pudeur te grandissent dans mon estime. Reste pure. Je +ne t'en aime que davantage. Nous reparlerons mariage plus tard.</p> + +<p>—Oui, plus tard, dit-elle en se retirant.</p> + +<p>L'heure de mon rendez-vous était envolée depuis longtemps; mais j'étais +loin de regretter d'y avoir manqué. Djémilé m'avait préservé d'une +sottise, et je m'endormis en me promettant de brûler un cierge à ma +petite vierge musulmane. Sylvie dut m'en vouloir, mais je m'en inquiétai +peu.</p> + +<p>Parmi les cavaliers que Malek nous avait amenés, il s'en trouvait un que +j'avais vu, à deux reprises, rôder dans mon jardin sans y être appelé.</p> + +<p>Je le soupçonnais d'abord d'avoir connaissance du trésor et de vouloir +s'introduire dans la maison. M'étant informé de lui près de Malek, +j'appris qu'il se nommait Souleyman el Haleby et qu'il était natif +d'Alep. Je lui fis défendre l'entrée du jardin. Il n'y revint plus, +mais il passait des journées, assis, les jambes croisées, devant la +porte, à gratter d'une mandoline à trois cordes et à psalmodier des +ballades et des chants d'amour.</p> + +<p>À laquelle de mes esclaves adressait-il ses sérénades? Je le sus +bientôt. Un jour qu'il me croyait bien loin, il franchit le jardin, et +pénétra dans la maison jusque sous le moucharaby de la chambre de +Djémilé.</p> + +<p>Le Lindor musulman commença par vanter sa noblesse, sa bravoure, son +cheval, ses exploits, les coups de sabre qu'il avait donnés, énuméra les +têtes qu'il avait tranchées; puis il chanta les louanges de Mourad Bey, +la gloire de Mahomet, la puissance d'Allah qui préparait ses foudres +pour nous anéantir. Il se plaignit ensuite des rigueurs de Djémilé, lui +exprimant son amour sur tous les tons, avec des hyperboles et des +métaphores orientales, lui reprochant de ne pas descendre dans la cour, +lui offrant de la ramener à sa famille, et finalement il lui proposa de +se sauver dans le désert avec lui, cette nuit même, tandis que j'étais +absent.</p> + +<p>Je tremblais d'entendre ma captive accepter ses propositions.</p> + +<p>—Souleyman, lui répondit-elle, cesse de me poursuivre de ton amour. Tu +n'as jamais vu mon visage et tu ignores si je suis belle ou laide. Ce +que tu recherches en moi, c'est l'alliance de mon père. Apprends d'abord +que je suis laide à faire peur. Demande-le plutôt au chef français qui a +osé soulever mon voile! Mais Allah l'a puni de sa curiosité, il s'est +retiré épouvanté; ensuite j'ai juré par le Koran, de ne pas m'enfuir. La +fille de Mourad est fière, elle ne saurait manquer à son serment, même +vis-à-vis d'un chrétien. Si tu veux retourner vers mon père, dis-lui où +je suis. Il sait bien la rançon qu'il doit offrir au chef français en +échange de sa fille. Va t'en et qu'Allah te protége.</p> + +<p>J'entendis la fenêtre se refermer et Souleyman s'éloigner.</p> + +<p>Rassuré sur la loyauté de Djémilé, j'avais une autre inquiétude; je ne +voulais pas que son père vînt me la reprendre, fût-ce en payant une +rançon de roi. Je prenais plaisir à la regarder. J'en étais jaloux comme +un avare l'est du trésor auquel il ne touche pas.</p> + +<p>Je fis appeler Malek et lui donnai des ordres pour qu'il surveillât de +près son Arabe, après quoi je le fis venir lui-même. Quand il fut devant +moi:</p> + +<p>—Tu veux fuir, lui dis-je sans préambule, et cela au mépris du serment +que tu as prêté entre les mains du général. Comme je suis le maître de +ton maître, je t'avertis qu'à la moindre tentative, je te ferai trancher +la tête: c'est tout ce que j'avais à te dire, va t'en.</p> + +<p>—Les chrétiens ne coupent pas les têtes, dit-il en me jetant un regard +dédaigneux.</p> + +<p>—Vous nous avez donné l'exemple, vous autres musulmans, et c'est la +meilleure manière de vous empêcher d'aller jouir des délices du paradis +de Mahomet.</p> + +<p>Souleyman poussa un grognement sourd et sortit.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#toc">VI</a></h2> + + +<p>Dans les premiers jours du mois d'août, l'ordre m'arriva de monter à +cheval et d'aller rejoindre sur la route de Belbéys, avec mon régiment, +la division commandée par Bonaparte. J'allai prévenir Djémilé de mon +départ.</p> + +<p>Elle parut d'abord ne pas comprendre ce que je lui disais, tant elle fut +surprise, puis elle s'élança vers moi.</p> + +<p>—Comment, dit-elle, tu vas me quitter? Pour combien de temps? À jamais, +peut-être!</p> + +<p>—Je ne crois pas que l'expédition soit de longue durée. Nous allons +protéger contre les Bédouins la caravane des pèlerins de la Mecque qui +revient au Caire.</p> + +<p>—C'est une œuvre pieuse, va, et qu'Allah te protége! Mais je vais bien +m'ennuyer ici!</p> + +<p>—Pas plus que tu ne t'ennuies tous les jours.</p> + +<p>—Mais j'aurai peur!</p> + +<p>—Je serai bientôt revenu. En mon absence, ne sors pas du harem et +veille à ce que tes esclaves ne prennent pas la clef des champs.</p> + +<p>—Laisses-tu quelqu'un pour nous garder?</p> + +<p>—Oui, un escadron tout entier.</p> + +<p>—Dans la maison? s'écria-t-elle avec effroi.</p> + +<p>—Non, dans la maison il n'y aura que Guidamour.</p> + +<p>Elle m'apporta son front. Je l'embrassai et la quittai, après avoir +donné des ordres à celui qui devait veiller sur mon troupeau; je me +rendis au quartier où le régiment n'attendait plus que moi pour partir.</p> + +<p>N'apercevant pas Souleyman parmi les cavaliers de Malek, je lui demandai +ce qu'il en avait fait.</p> + +<p>—Il est parti depuis huit jours.</p> + +<p>—Et tu l'as laissé rejoindre Mourad, ton ennemi personnel?</p> + +<p>—Je ne suis pas l'ami de Souleyman, pour qu'il me fasse part de ses +projets! Peut-être lui est-il arrivé malheur, car il a laissé son cheval +et ses armes, comme s'il devait revenir.</p> + +<p>—S'il revient, dis-je à l'officier chargé de garder Boulaq et de +protéger ma maison, fusillez-le comme déserteur.</p> + +<p>—Soyez tranquille, ce sera fait!</p> + +<p>Nous entrâmes dans le désert tout de suite en sortant du Caire, au seuil +de la porte de la Victoire. Nous traversâmes El-Khankah et Abou-Zabel, +cités jadis florissantes qui maintenant tombent en ruines. Près de +Belbéys, nous rencontrons une partie des pèlerins de la Mecque, que les +Bédouins emmenaient prisonniers après les avoir pillés. Le fait de +délivrer les pèlerins, de rattraper leurs richesses et de donner la +chasse aux Bédouins ne fut ni long ni difficile. Bonaparte les traita +fort bien, ces pèlerins, et leur fournit une bonne escorte jusqu'au +Caire. Je pensais que la campagne était terminée et je me réjouissais +déjà à l'idée de revoir ma petite cadine. Point! Ibrahim-Bey avait +établi son quartier général à Belbéys et y avait convoqué les autres +beys mameluks, afin de reprendre l'offensive; à la nouvelle de notre +arrivée, il se retire; nous le suivons jusqu'à Salahyeh. Là, il y eut un +combat de cavalerie qui faillit coûter la vie au général en chef. +Ibrahim venait de lever son camp, lorsque Bonaparte arriva, suivi d'une +escorte de 300 hussards. Ceux-ci se jetèrent sur les 500 mameluks qui +protégeaient la retraite des femmes et des bagages. Ils s'ouvrent un +passage dans leurs rangs, mais ils sont bientôt enveloppés. Bonaparte, +avec ses guides et son état-major, vole à leur secours et la mêlée +devient générale. Le colonel du 7<sup>e</sup> de hussards, Détrés, est tué, +l'aide de camp Shulkowsky reçoit huit blessures. Bonaparte lui-même met +le sabre à la main.</p> + +<p>Je ne sais trop comment cela eût fini, si mon régiment ne fût venu à +leur secours en fournissant l'une de ces belles charges à fond de train, +auxquelles rien ne résiste. Non-seulement nous mîmes en déroute la +cavalerie mameluke, mais encore nous lui enlevâmes deux pièces de canon +et cinquante chameaux chargés de bagages. Ce jour-là 11 août, le 3<sup>e</sup> +dragons fut mis à l'ordre du jour de l'armée, et le colonel fut invité à +souper sous la tente du général en chef. Je n'avais jamais vu Bonaparte +de si près et je n'avais jamais causé avec lui.</p> + +<p>Je ne fus pas surpris de la beauté des lignes de sa figure, j'avais +assez vécu en Italie pour savoir que ce type sculptural y est encore +très-répandu; mais la douceur pénétrante de son regard n'appartenait +qu'à lui. Dans la colère, ce regard ne devenait pas terrible comme on +l'a dit, il était celui de tout autre homme dans la même situation +morale. Sa véritable particularité c'était d'être persuasif à un degré +qui pouvait le rendre irrésistible.</p> + +<p>Un des généraux qu'il avait invités blâma tout haut l'imprudence qu'il +avait commise en se jetant au milieu des mameluks. Vous pouviez, +ajouta-t-il, être fait prisonnier ou être tué.</p> + +<p>—Eh bien, je serais mort, dit en souriant le général en chef, et mes +officiers eussent été libres de quitter cette terre d'Égypte qui leur +déplaît tant. Mais il est écrit là-haut, comme disent les croyants, que +je ne dois pas être pris par les mameluks. Puis, se tournant vers moi +avec un sourire aimable: Colonel, je ne vous en remercie pas moins +d'être venu à temps. Voulez-vous entrer dans mon régiment des guides?</p> + +<p>—Général, je n'ai fait que mon devoir et je vous sais gré de votre +offre, mais je suis habitué à mes dragons. Permettez-moi de rester à +leur tête.</p> + +<p>—Alors que voulez-vous? reprit-il d'un ton brusque.</p> + +<p>—Rien pour le moment, général.</p> + +<p>—Vous êtes encore un mécontent, vous!</p> + +<p>—Mécontent de quoi?</p> + +<p>—Mécontent de l'expédition!</p> + +<p>—Non, ma foi, j'en suis enchanté, moi!</p> + +<p>—Bah! fit-il. Et que pensez-vous de l'Égypte?</p> + +<p>—C'est un pays unique dans la nature et dans les fastes de l'histoire, +c'est le berceau de la civilisation grecque et romaine, de la nôtre par +conséquent. Tout y est intéressant, les mœurs, les croyances, les +monuments de tous les âges, depuis les pyramides jusqu'aux tombeaux +mameluks. Cette vallée du Nil si fertile et ces déserts arides, tout est +contraste, et je serais bien fâché de ne pas avoir vu tout cela.</p> + +<p>—Vous êtes du petit nombre de ceux qui s'y plaisent!</p> + +<p>—Parbleu! dit mon général de division Reynier, Haudouin est aux trois +quarts mameluk!</p> + +<p>—Comment cela, général?</p> + +<p>—Il parle l'arabe comme feu Mahomet, il a un escadron de cavaliers du +désert sous ses ordres, une douzaine d'odalisques dans son sérail, et sa +favorite est ni plus ni moins que la fille de Mourad-Bey.</p> + +<p>—Mais, colonel, dit Bonaparte en me frappant sur l'épaule d'un air +enjoué, tu es un homme précieux, tu me faciliteras les moyens d'entrer +en relations avec ton beau-père.</p> + +<p>—Quand vous voudrez, mon général, lui répondis-je sur le même ton.</p> + +<p>—En attendant, tu me feras bien l'amitié d'accepter un sabre +d'honneur?</p> + +<p>—Avec plaisir, pourvu que la lame soit bonne.</p> + +<p>En ce moment on annonça l'arrivée d'un aide de camp de Kléber. Bonaparte +le fit venir, et, lui voyant la figure bouleversée, lui dit:—Est-ce que +les mameluks sont à vos trousses?</p> + +<p>—Pire que cela, général. Prenez connaissance de ce rapport, et vous +verrez s'il y a matière à se réjouir.</p> + +<p>Nous nous éloignâmes avec l'aide de camp, et voici ce qu'il nous apprit.</p> + +<p>L'amiral Brueys, au lieu de suivre les instructions de Bonaparte en +mettant la flotte à l'abri, était resté dans la rade d'Aboukir, soit +qu'il craignît de rencontrer l'escadre anglaise en pleine mer, soit +qu'il voulût associer la marine française à la gloire de l'expédition en +livrant combat. Quoi qu'il en soit, Nelson était arrivé en vue +d'Alexandrie le 1<sup>er</sup> août, à cinq heures du soir. Brueys croyait si +peu engager le combat sur-le-champ, qu'il attendait sans trop +d'impatience une partie des équipages débarqués: Nelson s'embossa entre +le rivage et nos vaisseaux de manière à couper toute communication avec +la terre. À sept heures du soir, il attaqua notre ligne composée de +treize vaisseaux de haut-bord et de quatre frégates avec des forces à +peu près égales. Le combat dura seize heures et Brueys fut tué par un +boulet à bord de l'<i>Orient</i>.</p> + +<p>À dix heures du soir, le vaisseau amiral avait sauté en l'air. Trois +autres navires avaient été pris à l'abordage. Tous s'étaient jetés à la +côte, enfin trois autres encore avaient été brûlés par les Anglais. +Pendant tout ce temps, le contre amiral Villeneuve qui commandait +l'arrière-garde de la flotte n'avait pas bougé: il avait attendu les +ordres de Brueys jusqu'à la fin du combat. Voyant tout perdu par son +manque de résolution, il prit le large avec deux gros vaisseaux et deux +frégates, sans avoir tiré un seul coup de canon. L'ennemi, trop +endommagé pour le suivre, l'avait laissé gagner le large. Sur huit mille +hommes d'équipages, à peine trois mille avaient pu regagner la côte.</p> + +<p>À cette nouvelle, tous les assistants restèrent atterrés. Pour +quelques-uns des généraux qui, déjà mécontents en mettant le pied en +Égypte, pensaient sérieusement à retourner en France, tout espoir était +perdu. Murat, Lannes, Berthier, Bessières, jurèrent à qui mieux mieux et +manifestèrent tout haut leur regret d'avoir suivi Bonaparte. L'un d'eux +m'adressa même quelques mots amers pour avoir vanté l'Égypte un instant +auparavant. Je ne lui répondis même pas. Je déplorais la perte de nos +vaisseaux, mais je n'en pouvais accuser l'Orient et son soleil.</p> + +<p>Bonaparte s'avança vers nous. Quoiqu'il fût vivement ému au fond, il +nous dit d'une voix calme: Nous n'avons plus de flotte. Eh bien, il faut +mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens!</p> + +<p>Nous reprîmes le chemin du Caire. Nous y arrivâmes le 17 août dans la +soirée. Je courus chez moi. J'avais eu le temps de réfléchir à la +conduite que je voulais tenir vis-à-vis de Djémilé. La demander en +mariage à son père, était impossible, insensé. En faire ma maîtresse, +elle s'y refusait, et je ne voulais pas la traiter en esclave. Je +m'étais donc promis de la considérer comme une enfant, et d'attendre +tout de sa volonté ou de son caprice.</p> + +<p>Je fus d'abord désagréablement surpris de ne pas trouver Guidamour à son +poste. Un de ses camarades qui le remplaçait m'apprit qu'il était +malade, à l'hôpital. Il me tardait tant de revoir Djémilé que je me +rendis sur-le-champ dans le harem sans faire d'autres questions.</p> + +<p>Ne la voyant pas venir à ma rencontre, j'en fus d'abord un peu blessé. +Je l'appelai sans obtenir de réponse. J'entrai, la chambre était vide. +Sur un coffret étaient rangé avec soin son tarbouch d'émeraudes et ses +bijoux; sur le sofa, ses voiles et ses vêtements, comme si, depuis +longtemps, elle n'eût pas couché là. Je pressentais un malheur. L'une +de ses femmes sa présenta; c'était Mériem la chrétienne.</p> + +<p>—Qu'est devenu Djémilé? lui dis-je.</p> + +<p>—Au lieu de me répondre, elle fondit en larmes.</p> + +<p>—Est-elle morte? Voyons, parle!</p> + +<p>—Non, elle est partie. Son père est venu la chercher, il y a cinq +jours.</p> + +<p>—Mourad a osé s'aventurer jusqu'ici pour reprendre sa fille? C'est +invraisemblable!</p> + +<p>—Cela est, je te le jure sur le Christ, la négresse Zeyla et moi avions +suivi notre jeune maîtresse dans le jardin, où tu nous as permis de nous +promener. C'était le soir. Nous étions toutes trois assises sous le +grand caroubier et nous respirions la fraîcheur de la nuit, quand +Mourad-Bey, suivi du mameluk Souleyman, s'est présenté à nous. Ils +étaient déguisés tous deux en marchands. Mourad s'est fait reconnaître +de sa fille et lui a enjoint de le suivre. Je crois qu'elle avait +connaissance de ce projet d'enlèvement et qu'elle y consentait, car elle +ne fit aucune résistance et répondit à son père qu'elle était prête à +lui obéir. Zeyla demanda comme une grâce de ne pas quitter sa maîtresse, +et Mourad les emmena toutes deux sans leur donner seulement le temps +d'aller prendre d'autres vêtements.</p> + +<p>—Il faut que tu sois bien sotte pour n'avoir ni crié, ni appelé avant +qu'ils fussent trop loin pour être rejoints.</p> + +<p>—Souleyman m'avait bâillonnée et attachée.</p> + +<p>—N'étais-tu pas d'accord avec eux?</p> + +<p>—Peux-tu me soupçonner d'une telle trahison? moi qui ai jeté l'alarme +aussitôt que je l'ai pu! mais il était trop tard!</p> + +<p>Ce misérable Souleyman ne s'était enfui que pour aller apprendre au bey +où était sa fille, la lui demander en mariage et l'obtenir selon toute +probabilité. J'enrageais de chagrin de me voir enlever cette enfant qui +me tenait si fort au cœur, et de colère en pensant qu'elle allait +appartenir à un autre.</p> + +<p>Mériem chercha à calmer ma douleur en me parlant de la volonté du ciel, +de la sainte Vierge et des saints. Sa religion ressemblait plus à +l'idolâtrie qu'au christianisme. Je la remerciai de la bonne intention +qui lui faisait dire tant de sottises, et je sortis.</p> + +<p>Je questionnai le remplaçant de Guidamour et lui demandai pourquoi il +avait manqué à sa consigne en laissant sortir les femmes.</p> + +<p>—Mon colonel, répondit-il en tournant son bonnet de police dans ses +mains, je n'avais pas compris qu'elles étaient prisonnières.</p> + +<p>—Tu ne t'es donc pas aperçu de la disparition de la cadine?</p> + +<p>—Si fait, mon colonel, le lendemain!</p> + +<p>—Où étais-tu et que faisais-tu ce soir-là?</p> + +<p>—Je... je... causais ici dans la cour avec la petite fellahine, dit-il +en rougissant.</p> + +<p>—Tu te permets d'en conter à une si jeune enfant? Tu me feras quinze +jours de salle de police pour te calmer, et quinze autre jours pour +t'apprendre à être plus vigilant.</p> + +<p>—Oui, mon colonel!</p> + +<p>Je fis ensuite appeler l'officier que j'avais chargé de veiller sur ma +maison et je le consignai pour huit jours. Puis j'allai savoir ce que +Guidamour pouvait bien avoir.</p> + +<p>—C'est ma négresse, dit-il, qui m'a fait avaler une drogue dont j'ai +failli crever. Cette fille était de mèche avec le père Mourad, bien sûr, +et ma surveillance la gênait. Une autre fois, mon colonel, j'aimerais +bien mieux vous suivre que de répondre de sept femelles qui n'ont qu'une +idée, celle de détaler.</p> + +<p>—Je t'excuse, mais tu aurais pu, au moins, te faire relever de ton +poste par un camarade moins bête.</p> + +<p>—Mon colonel, il n'est pas trop coupable, allez! j'étais si malade que +j'ai bien pu lui transmettre la consigne de travers; ça me menait roide, +sans le citoyen Larrey, j'étais flambé.</p> + +<p>Je fis subir ensuite un interrogatoire à la petite fellahine. Elle me +jura, avec les serments les plus terribles et les plus étranges, qu'elle +n'avait jamais été du complot et que si, le soir de l'enlèvement, elle +avait donné des distractions au gardien de la maison, c'était sans +aucune intention malhonnête, mais pour se moquer de lui; il était si +sot!</p> + +<p>Celle-ci me parut sincère et elle l'était.</p> + +<p>Je songeai à courir après Djémilé. Mais où la retrouver, dans cet océan +de sable?</p> + +<p>Quoi qu'il pût en résulter, j'allai demander au général Reynier de me +permettre des recherches.</p> + +<p>—Je suis désolé de vous refuser, dit-il, mais je ne veux pas perdre un +régiment de dragons pour les beaux yeux d'une fillette. J'ai besoin de +toute ma cavalerie. Restez donc! un soldat se doit à son drapeau, à son +pays plus qu'à sa maîtresse. Vous ne devriez pas vous le faire dire.</p> + +<p>Il avait raison: à sa place j'eusse parlé comme lui. Je baissai la tête +sous la discipline militaire, et je m'en revins triste et abattu.</p> + +<p>Pendant quelques jours je ne dormis ni ne mangeai. J'étais comme une âme +en peine, je regardais toutes les femmes voilées qui passaient, comme +si l'une d'elles eût pu être Djémilé.</p> + +<p>Si j'eusse été en Europe, j'aurais plus vite pris le dessus; mais, dans +ce milieu arabe, tout me rappelait celle que j'avais perdue. Ce n'est +pas que le général en chef ne fît son possible pour enlever à la ville +son caractère oriental. On élevait des forts, on construisait des +hôpitaux, des casernes, des entrepôts, des greniers à blé; on bâtissait +un théâtre. Les rues étaient balayées, éclairées. Un jardin, à l'instar +du Tivoli de Paris, fut ouvert au public. J'y allai promener mon ennui +et demander des nouvelles de la division Desaix qui poursuivait Mourad.</p> + +<p>C'était demander des nouvelles de Djémilé. J'appris bientôt qu'après un +combat acharné à Sédyman, Mourad avait été battu par Desaix et qu'il +gagnait la haute Égypte. Ceci m'enlevait tout espoir de revoir jamais la +jeune mameluke, et je devins, sans m'en apercevoir, d'une humeur +massacrante. Guidamour, rétabli de son empoisonnement, m'en avertit un +jour avec sa franchise habituelle:</p> + +<p>—Pourquoi, me dit-il, vous casser la tête pour une petite fille qui ne +tenait guère à vous, puisqu'elle a filé! Oubliez-la, consolez-vous avec +d'autres, et, si elle était jolie comme quatre, prenez les cinq qui sont +chez vous pour la remplacer. Ajoutez-y la petite fellahine pour faire +la bonne mesure.</p> + +<p>—Comme tu y vas, toi! Tu trouves qu'une seule femme ne suffit pas pour +nous faire endiabler, tu me conseilles d'en avoir six! Je tiens si peu à +elles que je vais leur donner la liberté.</p> + +<p>—Ce sera un mauvais service que vous leur rendrez là! Elles mourront de +faim au coin d'une borne, ou bien elles seront la proie des passants, ce +serait dommage! Et puis, vous avez besoin de domestiques, noires ou +blanches.</p> + +<p>—Alors, je dois les garder. Mais cela va me faire une singulière +réputation dans l'armée. Tant que j'avais Djémilé, il était tout simple +qu'elle eût des esclaves pour son service. Maintenant, que dira-t-on?</p> + +<p>—On dira que vous avez une Syrienne pour repasser votre linge, une +Grecque pour astiquer votre fourniment, une Arabe pour panser votre +cheval, deux négresses pour cirer vos bottes, et une fellahine pour +faire les courses.</p> + +<p>Sa bonne humeur me gagna et je finis par rire. Je fis un retour sur +moi-même et me trouvai ridicule.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#toc">VII</a></h2> + + +<p>Au bout du compte, Djémilé n'était pas la seule jolie fille qu'il y eût +au monde. J'en avais dans ma maison qui eussent attiré l'attention de +tout homme moins prévenu que moi. Je ne parle ni des négresses, bonnes +bêtes de somme, ni de la petite Zabetta, un manche à balai; ni de la +chrétienne de Syrie, qui, avec son faux air de dévote et sa taille +penchée, me faisait l'effet d'un saule pleureur. Et puis les chrétiens +de Syrie passent en général pour être fourbes, menteurs, vils dans +l'abaissement, insolents dans la fortune. Elle devait tenir de ses +coreligionnaires et ne m'inspirait que de la méfiance. Quant à la +Grecque, Pannychis, elle était splendide de fraîcheur et d'embonpoint. +Ses traits rappelaient ceux des statues de Phidias; mais c'était la +nonchalance personnifiée: elle fumait du matin au soir, assise sur son +sofa, et n'en bougeait que lorsqu'elle ne pouvait pas faire autrement; +alors, elle s'en allait à petit pas en traînant ses babouches. Elle me +faisait bouillir le sang.</p> + +<p>Si Tomadhyr n'était ni aussi grande, ni aussi belle, elle était à coup +sûr plus agréable. Ses traits fins, ses yeux pleins de feu, sa +physionomie expressive, sa démarche gracieuse, son talent de musicienne, +la plaçaient beaucoup au-dessus des autres. Le proverbe oriental dit: +Prends une blanche pour les yeux, mais pour le plaisir prends une +Égyptienne. Et Tomadhyr était tout ce qu'il y avait de plus égyptien.</p> + +<p>Ordinairement vive et enjouée, elle avait pourtant des moments de +torpeur pires que ceux de Pannychis. Elle restait absorbée, sombre, le +regard fixe, les dents serrées, et comme insensible. Elle avait honte de +cet état maladif et allait se cacher dès qu'elle sentait venir un de ces +accès. Ses compagnes disaient tout bas qu'elle voyait les <i>afrites</i>, +c'est-à-dire les mauvais esprits, et, pour les conjurer, elles la +chargeaient d'amulettes et de talismans. Je la surpris un jour chez moi, +dans le divan, ce qui était une grave infraction aux convenances et au +respect qu'elle me devait.</p> + +<p>Elle était étendue dans l'embrasure de mon moucharaby, le menton dans +les mains, et regardant avec attention dans un plat, une liqueur noire +qui me fit l'effet d'être de l'encre.</p> + +<p>Elle était tellement absorbée que je m'approchai sans qu'elle +m'entendît.</p> + +<p>—Que fais-tu là? lui demandai-je.</p> + +<p>—Je regarde Djémilé, me répondit-elle sans lever les yeux.</p> + +<p>—Djémilé, où ça?</p> + +<p>—Là dedans.</p> + +<p>J'eus la naïveté de regarder, mais je ne vis absolument rien que le +visage de Tomadhyr, réfléchi comme dans un miroir.</p> + +<p>—La voilà! reprit-elle, elle est avec son père et sa mère... Il y a des +tentes, des chameaux; ils vont partir; oh! que c'est joli! Plus de deux +mille mameluks à cheval... Tout s'efface... Il n'y a plus que le +désert!... des palmiers... rien!</p> + +<p>—Quelle est cette plaisanterie?</p> + +<p>—C'est très-sérieux, dit-elle gravement. Tu ne sais donc pas que je +suis magicienne? Ne le dis pas aux autres, elles me feraient du mal.</p> + +<p>—Ah! bravo! répondis-je en riant, me voilà en plein dans les <i>Mille et +une Nuits</i>.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu dis? tu ne me crois pas? Assieds-toi et donne-moi ta +main. Je t'apprendrai ce que tu veux savoir.</p> + +<p>—Je t'en défie.</p> + +<p>—Vrai? dit-elle en me regardant dans les yeux. J'accepte.</p> + +<p>Je feignis d'ajouter foi à sa sorcellerie. Elle me prit la main, y versa +une goutte de son liquide noir, s'agenouilla devant moi, et, s'accoudant +familièrement sur mon genou, elle resta les yeux fixés sur ce pâté +d'encre.</p> + +<p>—Eh bien, y sommes-nous? lui dis-je.</p> + +<p>—Oui, pense à une personne.</p> + +<p>Je pensai à cette singulière fille qui se prétendait ou se croyait douée +de seconde vue.</p> + +<p>—Tu penses à moi, dit-elle.</p> + +<p>—C'est vrai: à quoi reconnais-tu cela?</p> + +<p>—Je me suis vue passer là.</p> + +<p>—Et maintenant à qui est-ce que je pense?</p> + +<p>—À une femme blonde, très-jolie, elle se promène avec un petit garçon, +très-joli aussi. Elle est habillée à la française, l'enfant aussi.</p> + +<p>Je restai stupéfait. Pour la dérouter, j'avais reporté ma pensée sur +mademoiselle de Cérignan et le jeune Louis.</p> + +<p>—Et peux-tu me dire où est cette dame?</p> + +<p>—Dans un jardin près d'un bassin rempli d'eau; voilà un vieux monsieur, +un Français avec des cheveux blancs, qui vient les chercher... Ils s'en +vont... ils entrent dans une maison... Je ne vois plus que le sable de +l'allée et des fleurs bleues.</p> + +<p>Je lui demandai si je ne pourrais pas voir aussi.</p> + +<p>—Non, dit-elle. Je ne peux dévoiler mon secret.</p> + +<p>—Et peux-tu prédire l'avenir?</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Tant pis! j'aurais voulu savoir...</p> + +<p>—Si tu retrouveras Djémilé? Toutes tes idées sont tournées vers elle?</p> + +<p>—Tu voudrais qu'elles le fussent vers une autre?</p> + +<p>—Vers moi, oui! Fais-moi cadeau d'un collier d'or!</p> + +<p>—Regarde dans ma main si je te le donnerai.</p> + +<p>—Oui, tu me le donneras!</p> + +<p>Je le lui donnai en effet.</p> + +<p>Ce collier jeta la perturbation dans le harem, les autres lui portèrent +envie et lui cherchèrent querelle: pour les apaiser, je dus leur faire à +chacune un cadeau, et tout rentra dans le calme.</p> + +<p>La splendide Pannychis en prit pourtant de l'ombrage, comme si elle eût +eu le droit d'être jalouse de moi. Elle me fit prier par l'Abyssinienne +de me rendre dans le harem, et, après avoir signifié d'un ton +d'autorité aux autres odalisques de s'éloigner, elle me parla ainsi:</p> + +<p>—Sidi, depuis la fuite de ton épouse légitime, qui équivaut à un +divorce, tu n'as encore jeté les yeux sur aucune de nous, si ce n'est +sur Tomadhyr l'Égyptienne. Il faut que nous sachions si tu l'as choisie +pour ta femme, afin que nous ayons à lui obéir, ou si elle n'est pour +toi qu'une esclave que tu gardes pour ton plaisir et à qui nous ne +devons aucun respect.</p> + +<p>Je répondis la vérité, Tomadhyr n'était ni ma femme ni ma maîtresse.</p> + +<p>—Je suis satisfaite. En ce cas, il est temps que tu désignes celle qui +doit succéder à Djémilé. Regarde-moi. Je suis belle, j'ai dix-neuf ans, +je n'ai été mariée qu'une fois, je suis une cadine et non une <i>odaleuk</i>. +Je sais très-bien gouverner un harem et je mérite la préférence. Si tu +tiens à avoir deux femmes, je consens à ce que tu prennes Tomadhyr; mais +elle n'aura que le titre de perroquet, tandis que je serai la +<i>Khanoune</i>.</p> + +<p>—Qu'entends-tu par <i>perroquet</i>?</p> + +<p>—La <i>durrah</i> (perroquet), c'est la seconde femme.</p> + +<p>—Je ne veux ni de dame maîtresse ni de perroquet. Odalisque je t'ai +achetée, odalisque tu resteras. Que ferais-tu de plus si je te mettais à +la tête de ma maison? tu ne sais absolument rien. Continue donc à être +belle et à engraisser. Te manque-t-il quelque chose? Parle.</p> + +<p>—Tu m'as fort bien traitée jusqu'à présent et je ne me plains pas de +toi; mais mon rang exige que je ne sois pas plus longtemps confondue +avec tes odalisques. Laisse-moi vivre comme une cadine et commander aux +négresses.</p> + +<p>—Sois donc cadine si cela t'amuse; mais j'y mets une condition: c'est +que tu viendras déjeuner ou dîner avec moi chaque fois que je te le +ferai dire; je m'ennuie de manger seul.</p> + +<p>—Et si tu as des amis, devrai-je me montrer à eux le visage découvert? +dit-elle d'un air effrayé.</p> + +<p>—Oui, tu éclaireras de ta beauté les sauces que nous dégusterons.</p> + +<p>Elle prit la plaisanterie pour un compliment, s'en montra fort +satisfaite et me répondit avec majesté:</p> + +<p>—Je mangerai avec toi les sauces que tu voudras, et dès ce soir si cela +te convient; mais ne sois pas surpris si on te dit plus tard que je te +manque de respect.</p> + +<p>—Oublie tes usages orientaux et fais ce que je te dis.</p> + +<p>Dès le soir même, je mis au service de sa nonchalante personne Daoura et +Choho, et je la fis manger à ma table, ce qui leur parut de la dernière +inconvenance. Dès le lendemain, Mériem réclama: elle prétendit être une +cadine aussi et me pria de lui donner la petite fellahine pour la +servir. Elle m'adressa sa supplique d'un air si doux et en termes si +humbles, que j'y consentis à la même condition. Elle accepta sans +commentaires. Il est vrai qu'elle était chrétienne.</p> + +<p>Restait Tomadhyr. Je lui demandai si elle était aussi une cadine et +combien elle voulait d'esclaves.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin d'odalisques, répondit-elle, je suis mieux qu'une +dame, je suis une almée. Le sort m'a privée de ma liberté; mais je ne me +plains pas, puisqu'il m'a donné un maître tel que toi. Je ne désire rien +que de te servir.</p> + +<p>C'était la seule désintéressée. Je la questionnai. J'appris qu'elle +était fille d'un chef arabe du Hedjaz et d'une Arabe du désert lybique. +De huit enfants, elle seule avait survécu. À l'âge de six ans, elle +avait perdu ses parents en l'espace d'un mois. Son père était mort fou, +une almée d'Esnèh l'avait recueillie, élevée, instruite, puis vendue un +très-gros prix à la femme d'un bey.</p> + +<p>Celle-ci, voyant qu'elle devenait l'objet des attentions de son mari, +s'était vivement défaite d'elle et Yacoub l'avait achetée. C'était là +toute son histoire.</p> + +<p>Je l'autorisai à venir tant qu'elle voudrait dans la maison de son +maître, puisqu'elle me considérait comme tel. Elle eut la discrétion de +n'en pas abuser, et je m'amusai parfois à la consulter; mais elle +n'était pas toujours voyante. C'était une fille intelligente, adroite et +prévenante. Je ne l'avais pas payée sa valeur. Je ne pouvais pourtant +pas être amoureux d'elle. Elle me faisait peur avec ses beaux yeux +souvent égarés.</p> + +<p>J'obtins bientôt que Pannychis et Mériem mangeassent ensemble avec moi, +et j'apprivoisai si bien la grosse cadine, qu'elle consentit à boire du +vin. Tomadhyr, en sa qualité de fille de chambre, les négresses et la +petite fellahine servaient à table, chacune leur maître ou leur +maîtresse. J'avais pris un cuisinier français, et la gaieté était +revenue au logis.</p> + +<p>J'ai dit que Malek était beau garçon, mais il était grave et solennel, +ne s'amusant de rien, et trouvant indigne de lui de sourire, plein +d'amour-propre et très-susceptible, mais cachant ses impressions comme +s'il eût eu peur qu'on les lui volât. Je l'invitai un jour à dîner avec +les deux odalisques, ce qui le flatta énormément, bien qu'il eût l'air +de trouver cela tout simple. Il fut pourtant très-scandalisé au fond, +quand il vit Pannychis s'asseoir près de lui; ce jour-là, elle n'osa +pas boire de vin; mais la chrétienne ne s'en priva pas assez. Quand elle +eut la langue déliée, elle attaqua le mameluk, né dans le rite grec et +converti forcément à l'islamisme. Elle lui reprocha sa tempérance, le +poussa à boire, et finalement le traita de renégat. Malek resta +impassible et la regarda avec mépris. Elle se piqua à ce jeu-là et +chercha alors à porter le trouble dans le cœur de cet homme de marbre. +Elle joua des prunelles. En Orient, c'est tout un langage; c'est le seul +que les femmes puissent parler en public, voilées comme elles le sont et +ne pouvant lier conversation avec aucun homme dans la rue; aussi les +filles, tant musulmanes que chrétiennes ou cophtes, savent-elles tout +dire sans ouvrir la bouche.</p> + +<p>Malek n'était pas si bien cuirassé qu'il voulait le paraître, mais il ne +bougea pas. Mériem en prit de l'humeur et se retira avec Pannychis. +Malek me quitta quelques moments après, sans me faire aucune observation +sur le singulier repas que je lui avais donné. J'allais me coucher quand +Tomadhyr vint me dire que Mériem, rien qu'avec le langage des yeux, +avait assigné un rendez-vous à Malek et qu'elle s'apprêtait à sortir.</p> + +<p>Je n'étais pas le moins du monde jaloux, je ne m'étais arrogé aucun +droit sur cette fille, mais je ne voulais pas jouer vis-à-vis de mon +mameluk le rôle d'un maître trompé. Je me tins prêt et je suivis +l'esclave coupable. Elle s'arrêta dans le jardin, près de la porte qui +donnait sur la rue, et je me cachai dans un buisson en entendant venir +Malek.</p> + +<p>Celui-ci, sans lui donner le temps de s'expliquer, lui dit: Quoique tu +sois une fille impure, qui bois du vin, je suis venu pour te dire la +vérité. Je comprends bien ce que tu désires de moi. Cela ne sera pas, +d'abord parce que tu appartiens à un homme que j'estime et que je ne +veux pas lui voler son bien; ensuite parce que tu ne me plais pas! +qu'Allah te ramène à la raison, je m'en vais!</p> + +<p>Et il s'en retourna en laissant Mériem stupéfaite.</p> + +<p>J'attendis qu'elle fût rentrée pour sortir de mon bosquet. Je ne lui +adressai aucun reproche. Elle était assez mortifiée. J'admirai la sage +conduite de Malek. À sa place je n'eusse peut-être pas été si vertueux.</p> + +<p>Quelques jours après, me trouvant seul avec Mériem, je fis allusion, je +ne sais plus à propos de quoi, à sa fantaisie pour Malek.</p> + +<p>—Je suis une grande pécheresse, dit-elle; mais heureusement pour moi, +j'ai un maître indulgent. Tu es doux et bon et je te suis toute +dévouée.</p> + +<p>—Tu me fais trop de compliments, Mériem! tu veux quelque chose.</p> + +<p>—Je n'ose le dire, tu me refuserais, dit-elle en baissant les yeux.</p> + +<p>—Allons, parle!</p> + +<p>—Tu es chrétien, et tu connais les monastères.</p> + +<p>—Fort peu.</p> + +<p>—Enfin, tu sais qu'il y a des vierges qui se vouent au Christ.</p> + +<p>—Oui, des nonnes, des religieuses; après?</p> + +<p>—Je suis une de ces religieuses, et j'étais dans un couvent près de +Bethléem.</p> + +<p>—Toi? dis-je en éclatant de rire; en ce cas tu fais bon marché de tes +vœux!</p> + +<p>—Pour mes péchés, reprit-elle en rougissant, j'ai été enlevée par une +tribu de Bédouins, vendue comme esclave et amenée à Boulaq où tu m'as +achetée. Veux-tu me rendre ma liberté moyennant le prix que tu m'as +payée? Je retournerais près de mes sœurs en Christ.</p> + +<p>—Comment as-tu de l'argent? les esclaves n'en ont pas.</p> + +<p>—C'est Mourad qui le lui a donné, s'écria tout à coup Tomadhyr, qui +s'était glissée sans bruit près de nous.</p> + +<p>—Tu mens, s'écria Mériem.</p> + +<p>—Je te dis que c'est Mourad, reprit l'autre, pour l'aider à enlever +Djémilé.</p> + +<p>—Tu m'accuses faussement, répondit la chrétienne outrée de colère, +parce que tu es jalouse et amoureuse du maître!</p> + +<p>—Si je l'aime, je saurai bien le lui apprendre moi-même, répondit la +jeune Arabe en lui sautant au visage et en l'égratignant.</p> + +<p>Mériem riposta en la prenant aux cheveux. Je les séparai et je fis subir +un interrogatoire sévère à Mériem. Devant les assertions de Tomadhyr, +elle resta confondue et avoua la vérité; elle chercha à mettre sa +trahison sur le compte de la jalousie, et, comme preuve, elle m'offrit +de m'en remettre le prix.</p> + +<p>—Garde ton argent, lui dis-je, et va-t-en dès demain, tu es libre!</p> + +<p>—Tu es irrité contre moi?</p> + +<p>—Tu me le demandes, lâche, idiote? Tiens, va-t-en tout de suite!</p> + +<p>Et je lui tournai le dos.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#toc">VIII</a></h2> + + +<p>À l'occasion du 1<sup>er</sup> vendémiaire de l'an VII, le 22 septembre 1798, +fête qui avait remplacé celle du 1<sup>er</sup> de l'an, Bonaparte passa l'armée +en revue dans un cirque immense qu'il avait fait construire ad hoc. Il +profita de cette solennité pour distribuer des armes d'honneur. Après +s'être placé sur une estrade avec son cortége de généraux, il fit +appeler ceux qui étaient désignés pour recevoir les récompenses +nationales. Je me présentai à mon tour et je reçus de ses mains un +espadon d'honneur.</p> + +<p>—Haudouin, me dit-il en souriant, tu m'as recommandé que la lame fût +bonne, je l'ai recommandée moi-même.</p> + +<p>Comme un enfant pressé de voir son jouet, je la sortis sur-le-champ de +son fourreau; c'était un damas droit à double gorge, pointu comme un +damas et coupant comme un rasoir. La coquille dorée garantissait la +main, comme celle d'une claymore. C'était une arme excellente.</p> + +<p>—Merci, mon général, lui dis-je. Soyez tranquille, j'en ferai bon +usage.</p> + +<p>La distribution terminée, Bonaparte donna un repas de deux cents +couverts aux principaux officiers de l'armée, aux récompensés et aux +autorités musulmanes. Puis il y eut courses, illuminations, ascension +d'un ballon, spectacle nouveau pour les orientaux, et feu d'artifice. La +fête se termina par un bal dans le palais et les jardins du quartier +général, à la place d'Esbekieh.</p> + +<p>Je retrouvai là M. de Cérignan et sa fille, et je me retrouvai, moi, aux +trois quarts amoureux de la belle Olympe; j'allai l'inviter à danser. +Elle en parut surprise et accepta. En valsant, je la serrai peut-être un +peu plus que les convenances ne le permettaient. Sa main glacée +tremblait dans la mienne comme si je lui eusse fait peur ou inspiré du +dégoût. Voulant la faire revenir à de meilleurs sentiments sur mon +compte, je lui proposai de faire un tour dans le bal et je lui offris +mon bras. Elle accepta avec un empressement qui me prouva que je +m'étais trompé.</p> + +<p>En traversant les groupes: «Voyez, me dit-elle, tous ces mahométans avec +le maintien impassible; ils sont encore plus scandalisés que surpris de +nous voir nous promener bras dessus, bras dessous. Il se passera du +temps avant que ces gens-là acceptent notre civilisation. Cette Égypte +serait pourtant une magnifique possession. Malheureusement le Français +ne sait pas coloniser. Il se démoralise loin de ses foyers, et, au lieu +d'imposer ses vertus aux peuples conquis, il ne sait que prendre leurs +vices. Y a-t-il rien de plus ridicule, pour ne pas dire immoral, que +l'exemple donné dernièrement par le général Menou, qui a pris le turban, +se fait appeler Abdallah-Menou, et se permet d'avoir un sérail? +S'imagine-t-il être estimé davantage des infidèles, pour avoir renié le +Christ? Non! Ils ne croient pas plus à sa sincérité qu'à celle de +Bonaparte, qui se prétend l'ami du sultan de Constantinople, ce qui ne +l'empêche pas de s'emparer de son pays, d'y introduire les lois +françaises et de lever des impôts pour le compte de la république. +Tenez! votre Bonaparte est un sceptique, qui traite par trop +cavalièrement les opinions religieuses, et qui méprise tout ce qui n'est +pas lui. C'est un homme qui cherche sa voie. Il tâtonne en ce moment, +et s'il ne réussit pas à fonder une nouvelle dynastie de Pharaons en +Égypte, il abandonnera cette entreprise, retournera en Europe et, après +s'être dit plus musulman que le Grand-Turc, il se dira plus catholique +que le pape, s'emparera du pouvoir et se fera sacrer à Reims, qui sait?</p> + +<p>Sans croire à ses prédictions, j'admirais l'esprit sérieux de cette +belle jeune fille. Elle me surprenait et me charmait tout à la fois.</p> + +<p>—Savez-vous, lui dis-je, que vous raisonnez comme un homme? Je ne +partage pas vos sentiments, mais j'admire votre intelligence. Vous êtes +une personne supérieure, et si vous m'avez plu dès l'abord, aujourd'hui +j'éprouve pour vous un sentiment plus vif et plus profond.</p> + +<p>—Vous ne m'aimez pas, et vous ne pouvez m'aimer, dit-elle d'un air +sérieux en s'arrêtant dans l'embrasure d'une fenêtre. Cessez ce jeu +cruel!</p> + +<p>—Vous êtes la première femme que le mot d'amour effarouche à ce point; +il n'y a rien d'offensant dans l'hommage qu'un honnête homme rend à la +beauté d'une fille telle que vous.</p> + +<p>—Vous ne m'offensez pas, vous me faites souffrir. Taisez-vous, je ne +dois pas vous écouter davantage.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas.</p> + +<p>—Je ne me comprends pas moi-même, dit-elle en passant la main sur son +front; puis me prenant par le bras: Venez me faire valser encore. Elle +fit trois pas et s'arrêta. Non! reconduisez-moi à ma place, et +laissez-moi, je vous en prie! mon père peut blâmer ma conduite.</p> + +<p>Elle était si pâle que je crus qu'elle allait se trouver mal. Je voulus +l'emmener dans le jardin, respirer l'air. Elle refusa. Au moment de la +quitter, je lui demandai la permission d'aller lui rendre visite.</p> + +<p>—Non! dit-elle, nous ne devons pas nous revoir.</p> + +<p>—Je vous fais donc horreur?</p> + +<p>Elle leva vers moi ses grands yeux, se troubla en rencontrant les miens, +et me dit: Non! croyez-le bien! mais je ne suis pas libre!</p> + +<p>—Vous êtes mariée?</p> + +<p>—Je me suis donnée à Dieu!</p> + +<p>Était-elle religieuse? Je voulais le savoir; mais son père vint couper +court à toute information. Je l'invitai de nouveau. Elle me donna la +trois cent soixante-cinquième contredanse; c'était me renvoyer à Noël ou +à la Trinité. Je ne la perdis pas de vue de toute la soirée. Quand elle +sortit au bras de son père, je la suivis de loin, afin de savoir où +elle demeurait.</p> + +<p>C'était dans une des dernières maisons du quartier franc. L'habitation +était précédée d'un jardin enclos d'une muraille peu élevée, formant +terrasse, avec une tonnelle sur la rue. Il n'était pas difficile +d'entrer par là; mais je ne voulais pas agir aussi brusquement avec +elle. Dès le lendemain, sous prétexte de promener un cheval arabe que +j'avais acheté tout récemment, j'allai rôder dans la rue, espérant +apercevoir mademoiselle de Cérignan à sa fenêtre ou sur sa terrasse.</p> + +<p>Je ne l'aperçus pas, j'y revins huit jours de suite. Un dimanche, je vis +dans le jardin le petit Louis qui, auprès d'un bassin entouré de fleurs +bleues, comme dans la vision de Tomadhyr, jetait des cailloux dans l'eau +et s'amusait à faire sombrer toute une flotte en papier.</p> + +<p>—Voilà pour l'amiral Nelson! disait-il, vive le brave Brueys!</p> + +<p>—Oui, vive la République! lui criai-je par-dessus le mur.</p> + +<p>L'enfant cessa son jeu, et tourna son visage effaré de mon côté.</p> + +<p>—Pourquoi, dit-il, voulez-vous donc me faire peur? Vous n'avez pourtant +pas l'air méchant.</p> + +<p>—Ce n'est pas pour t'effrayer, mon petit ami.</p> + +<p>—Ah! je suis votre petit ami, dit-il avec un sourire triste et—venant +sur la terrasse—il reprit:</p> + +<p>—Vous voudriez bien être celui de ma sœur, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Tu as deviné cela tout seul? Est-elle chez-elle? Ne pourrais-je lui +présenter mes hommages?</p> + +<p>—Elle vous voit bien passer; mais elle ne veut pas vous revoir... Voilà +M. de Cérignan! allez-vous-en!</p> + +<p>J'eus peur d'être surpris en faute et je piquai des deux.</p> + +<p>Je revins le lendemain et je demandai à être reçu. On me répondit qu'il +n'y avait personne à la maison.</p> + +<p>Je fus blessé de ce refus, et de retour chez moi, j'écrivis une +déclaration à mademoiselle Olympe. Je la lui fis parvenir par Louis, que +je revis un matin dans le jardin, mais avec lequel je n'eus pas le temps +de causer. Je ne reçus pas de réponse. Je ne me tins pas pour battu. +J'espérais avoir mes entrées par son père. J'invitai celui-ci avec ses +enfants à un grand dîner que je voulais rendre à mon général. Il refusa. +Le dîner n'en tint pas moins. J'envoyai mes invitations d'abord aux +généraux Roize et Reynier, à Sabardin, à Dubertet et à sa moitié, à +Morin, à quelques notables indigènes, à Malek et à tous les officiers de +mon régiment. Je passai deux jours à styler mes esclaves qui devaient +servir à table sous les ordres de Guidamour. Tomadhyr et la petite +fellahine promettaient seules de s'en tirer avec intelligence; les +négresses étaient de véritables brutes.</p> + +<p>Le dîner était des plus somptueux pour l'Égypte. Si mon cuisinier +français n'avait pu varier le fond de la nourriture, il avait, en +revanche, voulu se surpasser par la variété des assaisonnements et les +déguisements qu'il avait fait subir aux victuailles. Les poissons du Nil +furent censés des carpes du Rhin. Les coqs de bruyères, les poules, +pigeons et canards avaient pris des noms nouveaux. Jusqu'au mouton, qui +fut baptisé chevreuil des pyramides. Les pâtisseries et les fruits +étaient supérieurs à ceux d'Europe. Les vins, qui venaient de France et +de Grèce, étaient des meilleurs clos. Mon luxe n'étonna personne; on +pensa que j'avais fait de bonnes prises sur le champ de bataille. +J'avais convoqué la fanfare de mon régiment, et, entre chaque service, +la salle retentissait de nos airs nationaux: la <i>Marseillaise</i>, le +<i>Chant du Départ</i>, etc.</p> + +<p>Au dessert, toutes les langues étaient déliées, et la sitty Pannychis, +qui tenait la place de maîtresse de maison, était le but des hommages +de ses voisins Dubertet et Morin.</p> + +<p>—Vous devez bien m'en vouloir, me dit Sylvie, qu'en sa qualité de seule +femme européenne, j'avais placée à côté de moi.</p> + +<p>—De quoi donc, ma belle dame?</p> + +<p>—D'avoir manqué au rendez-vous que je vous avais donné sous le grand +caroubier, il y a plus d'un mois. Vous m'avez attendue et maudite cent +fois, j'en suis sûre! Mais il n'y a pas eu de ma faute. Hector a refusé +de me laisser seule et je n'ai pu m'échapper.</p> + +<p>L'amour-propre blessé lui suggérait-il ce mensonge?</p> + +<p>—Mais cela se retrouvera! ajouta-t-elle; voyez Hector, comme il regarde +votre femme!</p> + +<p>Il était en effet pâmé devant la belle tête de Pannychis.</p> + +<p>—Je ne tiens pas à cette fille, lui dis-je, et si Dubertet la trouve à +son gré, je la lui céderai volontiers.</p> + +<p>—Merci! je m'oppose à ce qu'il prenne vos mœurs orientales. Vous ne +feriez pas une offre semblable s'il s'agissait de votre favorite; mais +je ne la vois pas; vous la tenez donc sous clef, celle-là?</p> + +<p>—Je ne l'ai plus, dis-je, en affectant une indifférence que j'étais +loin d'éprouver.</p> + +<p>—Vous l'avez renvoyée?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Elle ne vous plaisait plus?</p> + +<p>—Oui, c'est ça.</p> + +<p>—Et c'est la Junon qui l'a remplacée dans votre cœur? Moi, mon cher, +j'aurais préféré cette fille aux yeux de feu, qui vous sert avec tant +d'attention.</p> + +<p>—L'une n'empêche pas l'autre, dis-je en riant.</p> + +<p>—Quel pacha vous faites!</p> + +<p>Le divertissement le plus en faveur en Orient est celui des danseuses +<i>ghaziyèh</i>, que l'on appelle plutôt <i>ghawasies</i>, du nom de la tribu à +laquelle elles appartiennent. On les confond souvent avec les almées, +qui sont spécialement chanteuses et improvisatrices. Elles n'ont de +commun que d'être appelées dans l'intérieur des harems et des maisons +pour y faire montre de leurs talents. Les ghawasies ne jouissent pas +d'une très-bonne réputation, tandis que les almées sont parfois des +filles d'un grand mérite.</p> + +<p>Pour que ma petite fête fût aussi complète que possible, j'avais donc +fait dire à plusieurs de ces danseuses de venir nous récréer dans la +soirée, après le café et les narghilés, car nous avions déjà pris +l'habitude de fumer <i>comme des Turcs</i>. Elles arrivèrent suivies de +musiciens arabes et de quelques indigènes, toujours curieux de ce genre +de spectacle. Les <i>ghawasies</i> dansèrent avec assez de grâce, et comme je +les applaudissais devant Tomadhyr:</p> + +<p>—Je danse mieux que ces ghawasies, me dit-elle, veux-tu me permettre de +prendre place sur le <i>dourkah</i>?</p> + +<p>Le <i>dourkah</i> est le tapis placé au milieu de la salle et que la danseuse +ne doit pas quitter pendant qu'elle se livre à ses trépidations.</p> + +<p>Tomadhyr s'y élança, et agitant au-dessus de sa tête de petites cymbales +de cuivre, elle se livra sur place à une danse effrénée, ralentissant ou +accélérant avec une audacieuse énergie les mouvements de ses hanches et +de ses reins assouplis à ce genre d'exercice, suivant les diverses +phases du sentiment lascif qui semblait l'animer, jusqu'à ce qu'elle +tombât haletante, épuisée sur le dourkah. Elle obtint les +applaudissements des spectateurs et se retira couverte de gloire.</p> + +<p>Pannychis s'était placée auprès de Dubertet. Au milieu du tumulte, je +vis celui-ci lui serrer furtivement la main, et elle, lui répondre par +un sourire d'intelligence. D'un autre côté, Malek, dont j'avais déjà +remarqué les œillades de tigre amoureux, à l'adresse de Sylvie, +s'approcha d'elle, et dans son mélange d'italien, de français et +d'arabe, l'invita à briller aussi sur le dourkah, ce qui la fit beaucoup +rire, mais lui suggéra l'idée de danser. Elle me pria de faire jouer +quelques valses, et, sur mon ordre, la musique arabe dut céder la place +à la fanfare du 3<sup>e</sup> dragons. Les danseuses européennes manquant, mes +officiers s'emparèrent des ghawasies, de mes odalisques, de mes +négresses, et, bon gré mal gré, les firent sauter. Je n'ai jamais rien +vu de plus comique, cela ressemblait à une mêlée, où circulaient les +bols de punch, les sorbets, les sucreries et les petits verres +d'<i>aragui</i>, sorte d'anisette que les musulmanes avalaient sans +sourciller. Cette petite fête dura jusqu'à cinq heures du matin.</p> + +<p>Le lendemain, ne voyant pas paraître Pannychis à l'heure du dîner, je +demandai à Tomadhyr si c'était jour de jeûne ou si elle était malade.</p> + +<p>Elle a quitté la danse hier avec ton ami, celui qui demeure de l'autre +côté du jardin.</p> + +<p>—Qui? Dubertet?</p> + +<p>—Oui, <i>Toubertié</i> (c'est ainsi qu'elle prononçait son nom), et elle +n'est pas rentrée.</p> + +<p>—Et elle a bien fait, si cela lui a plu; mais si elle revient, tu lui +diras de ma part qu'elle y retourne. Je ne veux plus d'elle chez moi.</p> + +<p>—Oh! je le lui dirai bien, sois tranquille! Elle n'avait pas le droit +de te quitter ainsi. Elle aurait dû, au moins, demander à divorcer.</p> + +<p>—À quoi bon? je ne l'ai pas épousée plus que toi.</p> + +<p>—Tu ne tiens donc pas à tes femmes, que tu te montres si indifférent à +leur départ?</p> + +<p>—Je ne tiens pas aux gens qui ne tiennent pas à moi.</p> + +<p>—En ce cas, si je te demandais de me permettre de revoir mon pays, ne +fût-ce que l'espace d'une lune, tu croirais que je n'ai pas d'affection +pour toi?</p> + +<p>Je croirais que tu veux t'en aller.</p> + +<p>Elle me regarda tristement et dit en soupirant: Le soleil du Saïs est si +chaud! Ici, j'ai froid! Je me sens malade et j'ai peur de mourir.</p> + +<p>—Je ne voulais pas lui rendre sa liberté, et je fis la sourde oreille. +Pour changer le cours de ses idées, je lui dis:</p> + +<p>—Maintenant que Mériem et Pannychis sont parties, prends leur place +dans le harem. Je te donne toutes les odalisques et je te fais khanoune.</p> + +<p>—Ma vie est à toi! dit-elle avec un soupir, et si tu veux la conserver, +envoie-moi me réchauffer au soleil du désert. Je jure, par l'affection +que je te porte, de revenir dès que je serai en bonne santé.</p> + +<p>J'hésitai quelques jours. Sans être épris d'elle, j'éprouvais une sorte +d'affection basée sur l'estime d'un caractère de femme supérieur aux +autres.</p> + +<p>Mais elle tomba tout à fait malade et ne parla plus que de son pays. +Effrayé de sa nostalgie, je pourvus à ses besoins, et quand je +l'embarquai pour la Haute-Égypte, l'espérance, le bonheur de revoir le +désert l'avait déjà à moitié guérie.</p> + +<p>De huit femmes qui peuplaient ma maison, quelques jours auparavant, il +ne me restait plus que les deux négresses et la petite fellahine. Encore +pouvaient-elles vouloir décamper d'un jour à l'autre. Je leur demandai +quelles étaient leurs intentions. Les négresses, qui n'avaient aucune +volonté pour leur propre compte, ne comprirent même pas ce que je +voulais leur dire. La liberté pour elles, c'était la honte et la misère. +Quant à la petite fellahine, elle me répondit avec une emphase comique:</p> + +<p>—Je ne yeux pas retourner avec ma mère pour ne manger que de la +pastèque, et recevoir des coups de bâton. Tu m'as achetée trois fois +plus cher que je ne valais, je suis à toi. Garde-moi, je t'en prie; je +te servirai de mon mieux, je le jure par Chamâ!</p> + +<p>—Quel est ce saint-là?</p> + +<p>—La grande idole de Medinet-Abou.</p> + +<p>Elle jurait par l'une des statues de Memnon à Thèbes, comme dans +l'antiquité, on prenait à témoin de ses serments les roches de l'île de +Philée. Cette fille avait-elle conservé quelque tradition de l'ancienne +religion égyptienne?</p> + +<p>Je la questionnai à ce sujet. Ses croyances étaient un mélange +d'idolâtrie et de paganisme entés sur l'islamisme.</p> + +<p>Je restai donc avec mes trois esclaves, et la maison n'en marcha pas +plus mal, au contraire; les négresses étaient soumises comme des animaux +domestiques, et Zabetta se montrait alerte et adroite dans ses fonctions +de servante par intérim.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#toc">IX</a></h2> + + +<p>Quelques jours après, je vis entrer chez moi Dubertet, la figure +bouleversée.</p> + +<p>—Mon cher, dit-il, j'ai fait une sottise et j'ai agi comme un enfant. +J'ai d'abord des excuses à te faire pour t'avoir enlevé Pannychis, et je +suis prêt à te rembourser le prix qu'elle t'a coûté.</p> + +<p>—Si cette fille te plaît, lui répondis-je, je t'en fais cadeau et je te +pardonne; tu étais ivre l'autre jour.</p> + +<p>—C'est la vérité: Sylvie aurait dû le comprendre et se montrer plus +indulgente, au lieu de me planter là.</p> + +<p>—Vous êtes brouillés?</p> + +<p>—À mort! Elle a surpris cette fille chez moi, et elle est partie sans +me dire un mot, sans même emporter ses chiffons.</p> + +<p>—Elle a peut-être été se jeter dans le Nil? La jalousie, la colère et +l'amour-propre blessé sont de mauvais conseillers.</p> + +<p>—Oh! elle ne se tuera pas, dit-il avec calme, je la connais! Du reste, +ça ne battait plus que d'une aile chez nous, depuis notre départ de +Civita-Vecchia, et ce qui est arrivé hier serait arrivé dans huit jours. +En attendant, je me trouve très-embarrassé sans une maîtresse de maison. +Pannychis a pourtant la prétention de l'être au suprême degré; mais elle +ne sait ni recevoir, ni causer. Elle comprend seulement quelques mots de +français.</p> + +<p>—Donne-lui des maîtres, façonne-la à ton idée; elle est assez belle +pour te faire honneur, et elle te donnera de beaux enfants.</p> + +<p>—Oui, tu as raison, j'ai été assez longtemps l'esclave avec Sylvie, il +est temps que je sois le maître chez moi. Voyons, dis-moi ce qu'elle t'a +coûté.</p> + +<p>Comme il me répugnait de revendre cette grosse personne qui avait mangé +si souvent à ma table, je ne voulus point recevoir d'argent. Hector se +fâcha presque, il me dit qu'il en était sérieusement amoureux et qu'il +la voulait toute à lui. Je fus obligé de lui dire le prix que je l'avais +payée: mille francs.</p> + +<p>—C'est moins cher que Sylvie, dit-il, les voici.</p> + +<p>—Veux-tu un reçu, un contrat de vente?</p> + +<p>—Tu plaisantes!</p> + +<p>—Cependant, pour le montrer à ta future épouse quand elle voudra +empiéter sur tes droits?</p> + +<p>—Tu te moques de moi?</p> + +<p>—Je l'avoue.</p> + +<p>—Eh bien, ça m'est égal!</p> + +<p>Nous nous quittâmes bons amis.</p> + +<p>En traversant la cour, je vis la petite fellahine occupée à faire +reluire mes bottes; l'or de Dubertet me brûlait les doigts.</p> + +<p>—Tiens, lui dis-je, je te fais cadeau de cette bourse; achète-toi de +belles robes et des parures.</p> + +<p>—Tu me donnes tout ça? s'écria-t-elle en lâchant mes bottes et en +sautant sur les sequins.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Oh! je m'en vais acheter un borghot blanc et un habbarah de taffetas +noir! et des bottes jaunes! Quand j'irai aux bains, on me prendra pour +une cadine: et puis j'achèterai un corsage d'or et un tarbouch brodé!...</p> + +<p>Je la laissai à sa joie d'enfant.</p> + +<p>Le lendemain, je la trouvai dans une toilette fort riche, sinon du +meilleur goût. N'ayant pu dépenser qu'une faible partie de son trésor, +elle avait imaginé de percer tout ce qui lui restait de sequins et d'en +faire un quintuple rang de colliers, qui lui couvrait la poitrine comme +une cuirasse d'or. C'est ainsi qu'elle cirait mes bottes tous les +matins.</p> + +<p>Quelques jours après, j'avais été au vieux Caire pour jouir, au soleil +couchant, de la vue grandiose du débordement du Nil, et je me promenais +seul le long de la berge, quand, à la petite fenêtre d'un palais arabe, +de l'autre côté du mur d'un jardin, je vis agiter un mouchoir. Était-ce +à moi que ce signal s'adressait? Je m'arrêtai, le mouchoir disparut, et +une femme voilée montra sa tête. Elle était trop loin pour entendre ma +voix. Par signes, je lui demandai si c'était à moi qu'elle en voulait. +Comme la fenêtre était trop étroite pour lui permettre d'y passer la +tête en même temps que le bras, elle se retira et agita de nouveau son +mouchoir. Je recommençai à télégraphier pour lui demander par où je +devais passer. Elle me fit signe de prendre à droite, et je m'engageai +dans une ruelle.</p> + +<p>Par une porte entre-bâillée, j'entendis une voix me crier en arabe: Par +ici!</p> + +<p>J'entrai, la porte se referma derrière moi, et je me trouvai dans un +jardin, en face de Mériem. J'avais oublié ma colère contre elle et je +lui demandai ce que signifiaient ses signaux.</p> + +<p>—Suis-moi, dit-elle, et tu le sauras.</p> + +<p>—C'est inutile, repris-je en riant, je ne veux pas d'aventure galante +avec une fille sainte; n'es-tu pas religieuse?</p> + +<p>—J'ai renoncé au couvent dit-elle en baissant les yeux, et d'ailleurs +il ne s'agit pas de moi en ce moment, mais de la plus belle des +sultanes.</p> + +<p>Une idée folle, l'espoir de retrouver Djémilé, m'avait fait accepter +l'aventure. Sans me vanter de ma ridicule espérance, je voulus en avoir +le cœur net, et je suivis Mériem.</p> + +<p>La nuit venait et l'intérieur de la maison était déjà plongé dans +l'obscurité. L'ex-nonne me poussa dans une pièce mal éclairée, me dit +que sa maîtresse était là et se retira après avoir laissé retomber +derrière moi le tapis qui servait de porte. À la lueur d'une lampe +brûlant dans un globe de verre bleuâtre, je distinguai, sur un sofa, la +dame assise à l'orientale, enveloppée de draperies blanches et voilée +jusqu'aux yeux: ce n'était pas ceux de Djémilé.</p> + +<p>Elle me fit signe de m'asseoir à ses pieds. Je lui obéis et lui adressai +quelques compliments auxquels elle ne répondit que par monosyllabes +inintelligibles, d'une voix gutturale qui semblait une affectation. Je +regardai sa main qu'elle avait blanche et potelée, et je vis tout de +suite que ce n'était ni celle d'une juive, ni celle d'une cophte, mais +bien celle de mademoiselle Sylvie Guidamour. Je me gardai bien de lui +dire que je la reconnaissais. Je voulais voir jusqu'où irait la comédie. +Je lui parlai arabe si longtemps et si froidement qu'elle s'impatienta +et ôta son voile, en me disant qu'elle ne m'avait pas appelé pour +m'entendre réciter le Koran.</p> + +<p>—Quoi! fis-je en jouant l'étonnement, c'est vous, Sylvie! Je suis +heureux de vous avoir enfin retrouvée: je vous cherche depuis huit +jours.</p> + +<p>—Bah! vous me cherchez! Pour vous moquer encore de moi?</p> + +<p>—Non, vous êtes partie avec une telle précipitation de chez Dubertet, +que vous n'avez rien emporté, pas même vos bijoux.</p> + +<p>—Je les ai envoyé chercher depuis.</p> + +<p>—Ah, très-bien! Mais vous pouvez avoir besoin d'argent...</p> + +<p>—Certainement que j'en ai besoin! tout est hors de prix, et ces chiens +de Turcs nous exploitent tant qu'ils peuvent. Si j'avais seulement une +douzaine de mille francs, je me tirerais d'affaire.</p> + +<p>—Ça se trouve bien, j'ai justement un ami qui veut placer douze mille +francs.</p> + +<p>—À fonds perdus? dit-elle en riant.</p> + +<p>—Parbleu!</p> + +<p>—Et cet ami, c'est vous?</p> + +<p>—Non, c'est Jean Guidamour.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça?</p> + +<p>—Un brave et digne militaire qui se dit votre cousin.</p> + +<p>—Il est officier?</p> + +<p>—Non, c'est mon brosseur.</p> + +<p>—Connais pas.</p> + +<p>—Alors, je lui dirai de ne rien vous offrir, vous n'accepteriez pas.</p> + +<p>—Voyons, ne plaisantez pas. Dites-moi que vous viendrez à mon secours.</p> + +<p>—Dites-moi d'abord ce que vous faites ici sous ces vêtements +d'odalisque: avez-vous épousé un musulman?</p> + +<p>—Mon cher, c'est toute une histoire. Il faut que je vous raconte ça. +J'aurais dû rester chez Dubertet et mettre l'odalisque à la porte; mais +j'avais la tête montée, et je suis partie pour aller droit chez vous; et +puis j'ai pensé que vous ou vos trente-six esclaves ne me recevriez pas, +et, de colère contre Dubertet, de dépit contre vous, j'ai été comme une +sotte pour me flanquer à l'eau.</p> + +<p>—Mais vous ne l'avez pas fait?...</p> + +<p>—Mais si, je l'ai fait! Heureusement que c'était dans le petit bras du +Nil, en face l'île du Lazaret. Quand je me suis sentie de l'eau jusqu'au +creux de l'estomac, j'ai crié. Il était plus de minuit, et à cette heure +il ne passe guère que des chats; alors j'ai crié plus fort. Je voulais +être sauvée par quelqu'un et faire un esclandre qui aurait compromis +Dubertet. Enfin, un homme est venu qui m'a tirée de là. Vous ne +devineriez jamais qui?</p> + +<p>—Le général Bonaparte, peut-être?</p> + +<p>—Non, Malek, le beau mameluk!</p> + +<p>—Ah! ah! et qu'a-t-il fait de vous?</p> + +<p>—J'étais évanouie....</p> + +<p>—Ce qui ne vous empêchait pas de crier.</p> + +<p>—Vous riez toujours! vous n'êtes donc pas un homme sérieux?</p> + +<p>—Si fait! je comprends qu'il vous a emportée.</p> + +<p>—Et déposée ici.</p> + +<p>—Cette maison est donc à lui?</p> + +<p>—Non, elle appartient à votre ancienne odalisque, Mériem, la +chrétienne, qui l'a achetée avec ses économies et avec l'argent que lui +avait donné Mourad-bey pour livrer votre belle mameluke. Vous ne vous +étiez pas vanté de sa fuite!</p> + +<p>—Mais comment Malek, qui méprisait cette Mériem, vous a-t-il amenée +chez elle?</p> + +<p>—Il ne la méprise pas tant que ça, bien qu'il prétende être amoureux de +moi. Ces musulmans sont si rusés! moi, je ne les estime pas. Ce Malek +est beau comme l'Apollon du Belvédère, mais il n'est ni gai ni +spirituel, avec son baragouin arabico-français. Et puis il m'enferme +comme un jaloux, sans en avoir le droit. Il s'entend avec la Mériem, et +je commence à avoir assez de leur compagnie. Tirez-moi de leurs griffes, +colonel, ou je ne réponds pas de moi.</p> + +<p>—Vous mériteriez de rester là, pour avoir été prendre un bain dans le +Nil et avoir fait des coquetteries à un Arabe: mais je parlerai à Malek +dès demain et je lui signifierai de vous laisser libre et tranquille.</p> + +<p>—C'est convenu, vous êtes gentil comme tout! Voulez-vous me faire la +grâce de rester souper?</p> + +<p>Je la remerciai, prétextant un travail pressé, et je la quittai.</p> + +<p>Le lendemain, je lui fis porter par Guidamour la somme qu'elle désirait. +Comme elle reçut son cousin la figure voilée, il ne la reconnut pas.</p> + +<p>Je n'eus pas besoin de mander Malek. Il vint de lui-même. Mériem n'avait +pas manqué de lui apprendre que j'avais vu sa belle et que je lui avais +envoyé de l'argent. Ce fut assez pour rendre le mameluk furieux de +jalousie.</p> + +<p>Il prit un air sombre et c'est lui qui me soumit à une espèce +d'interrogatoire. Je n'avais rien à me reprocher. Je lui appris toute la +vérité.</p> + +<p>—Je te crois, dit-il, mais que la Française me trompe de fait ou +d'intention, c'est la même chose pour moi. Je la punirai comme elle le +mérite.</p> + +<p>—Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête: c'est une femme +libre et non une esclave. Estime-toi heureux et content si elle a daigné +jeter les yeux sur toi. Tu n'as pas le droit de la retenir prisonnière +et je t'avertis que la contrainte irrite les Européennes et ne les +soumet pas.</p> + +<p>—Je la soumettrai en la tuant!</p> + +<p>—Tu ne la tueras point et tu vas la laisser partir.</p> + +<p>—Oui, dit-il avec un sourire amer, je la laisserai partir, mais après +lui avoir coupé les pieds.</p> + +<p>—Malek! tu me forces de prendre la défense de cette femme dont, pour +mon compte, je ne me soucie en aucune façon: mais j'ai des devoirs de +compatriote à remplir et je les remplirai. Tu vas te rendre à la +citadelle afin d'y prendre le temps de réfléchir, et cela dans ton +intérêt; car la moindre tentative sur la personne d'une Française +entraînerait ta mort.</p> + +<p>—Si je n'avais à accomplir une vengeance plus sérieuse en tuant Mourad, +je n'accepterais aucune condition. Que la Française fasse ce qu'elle +voudra, tu peux le lui apprendre!</p> + +<p>—Je n'ai rien à lui dire: je ne la vois pas; c'est à toi d'être doux +avec elle, si tu veux la garder.</p> + +<p>—Les femmes de votre pays sont donc vos maîtres?</p> + +<p>—En amour, oui, certainement.</p> + +<p>Quand il fut sorti, comme je ne me fiais qu'à demi à sa promesse, +j'allai trouver le général, afin qu'il l'expédiât avec ses mameluks à +Desaix. Il pouvait lui être utile pour s'emparer de Mourad.</p> + +<p>Trois jours après, Malek recevait l'ordre de partir pour Beny-Soueyf, où +était la division Desaix.</p> + +<p>Le lendemain du départ de Malek, le 22 octobre, je rôdais à cheval avec +Guidamour autour de la maison de mademoiselle de Cérignan, espérant lui +fournir l'occasion de revenir de ses rigueurs, quand, grâce à ma +connaissance de la langue du pays, j'entendis que les groupes auprès +desquels nous passions nous qualifiaient gracieusement de <i>fils de +truie</i>. Je méprisai l'injure, mais elle me donna à réfléchir sur les +protestations d'amitié dont les musulmans nous accablaient.</p> + +<p>À quelques pas de là, la voix du muezzin cria dans les airs, du haut +d'une mosquée voisine, une prière qui me parut apocryphe. Je m'arrêtai +pour écouter, et je saisis clairement les paroles suivantes:</p> + +<p>«L'heure est venue d'écraser les impurs chrétiens. Le peuple français +(Dieu veuille détruire son pays de fond en comble et couvrir d'ignominie +ses drapeaux) est une nation de scélérats sans frein.</p> + +<p>»O vous, défenseurs de la foi, ô vous adorateurs d'un seul Dieu, qui +croyez à la mission de Mahomet, réunissez-vous et marchez au combat sous +la protection du Très-Haut.</p> + +<p>»Comme la poussière que le vent disperse, il ne restera bientôt plus +aucun vestige de ces infidèles. Debout! debout! armez-vous, frappez, et +que les méchants périssent!»</p> + +<p>Une immense clameur, suivie de coups de feu et de cris de détresse, +répondit à cette proclamation de révolte. Un flot de peuple en armes se +rua de notre côté, des balles sifflèrent à nos oreilles. Mon cheval +s'abattit. Je mis l'épée au poing en criant à Guidamour: «Je me réfugie +chez M. de Cérignan, amène-moi un escadron et file vite.» Il partit +ventre-à-terre. Je courus à la maison d'Olympe. Une autre bande +d'insurgés débouchait par le haut de la rue. La porte était fermée. Je +grimpai sur le mur. Plusieurs balles passèrent sur ma tête. Je me jetai +dans le jardin. M. de Cérignan, suivi de deux domestiques armés de +carabines, s'élança à ma rencontre.</p> + +<p>—Ne tirez pas! lui dis-je, gardez votre poudre, vous en aurez besoin +tout à l'heure.</p> + +<p>—Ah! çà, me dit-il, ce n'est donc pas à vous seul qu'en veut cette +canaille?</p> + +<p>—C'est à tous les Français, monsieur, il s'agit de se défendre.</p> + +<p>—Oui, oui, barricadons-nous!</p> + +<p>Quand ses gens eurent placé deux gros madriers en travers de la porte de +la maison, nous nous préparâmes à en soutenir le siége, en attendant +l'arrivée de mes dragons.</p> + +<p>Mademoiselle Olympe, en négligé du matin, et les cheveux dénoués, +accourut en tenant le petit Louis par la main. Elle se troubla en me +voyant et me demanda si j'étais la cause de ce tumulte.</p> + +<p>—C'est une révolution, lui dit son père avec sa légèreté habituelle, +même au milieu du danger; c'est pire qu'à Paris, car ici on ne +guillotine pas, on empale. Ces gens-là font tout à l'envers!</p> + +<p>—Monsieur de Coulanges, s'écria Olympe en joignant les mains, +protégez-nous! Mais avant tout, sauvez cet enfant.</p> + +<p>La porte de la rue céda sous les efforts des assaillants et le jardin +fut envahi.</p> + +<p>M. de Cérignan me donna un fusil de chasse fleurdelysé, des balles, et +je me postai à un des deux croisillons qui donnaient au-dessus de +l'entrée, tandis qu'il courait à l'autre.</p> + +<p>Les révoltés dirigèrent leurs efforts sur la porte de la maison et +l'attaquèrent à coups de hache; je voulus parlementer, je reçus une +volée de coups de fusil. Alors, je ripostai à coups de carabine. Nous +étions quatre contre cinq ou six cents. Nous tirions sans relâche. +L'odeur de la poudre avait tellement enivré le vieux Cérignan qu'il +parlait de faire une sortie.</p> + +<p>À chaque coup de hache qui résonnait dans la porte comme un coup de +canon, j'entendais mademoiselle de Cérignan invoquer le ciel, non pour +elle mais pour Louis. Malgré ma préoccupation, je fus frappé de l'espèce +de culte qu'elle lui rendait. Pourtant nos munitions s'épuisaient et +mes dragons n'arrivaient pas. Étaient-ils, de leur côté, aux prises avec +l'ennemi?</p> + +<p>—Il n'y a plus de poudre! cria M. de Cérignan; jetons-leur les meubles +sur la tête.</p> + +<p>Mais les croisillons et l'escalier étaient trop étroits pour livrer +passage au moindre coffre.</p> + +<p>La porte cédait.</p> + +<p>—Vite, vite! criai-je, empilons les meubles dans le couloir; une +barricade!</p> + +<p>On s'empressa d'apporter tout ce qui tomba sous la main. Olympe, +surmontant sa frayeur, nous aida bravement.</p> + +<p>Louis s'était réfugié en haut de l'escalier et, d'un air hébété par la +peur, il nous regardait travailler.</p> + +<p>Pour résister à une troupe de forcenés, il eût fallu autre choses que +des malles et des coussins. Tout notre échafaudage fut vite renversé. Le +vieux royaliste était vraiment brave, mais inexpérimenté en pareille +matière. Il s'élança sans précaution sur le premier qui se présenta et +tomba, la tête fendue d'un coup de hache. Un des domestiques fut écrasé +sous les pieds, l'autre s'enfuit. Je m'emparai de mademoiselle de +Cérignan; elle s'accrochait à moi avec désespoir. Je lui fis vivement +grimper l'escalier du premier étage, je ramassai Louis qui ne bougeait +pas et je continuai à monter.</p> + +<p>Aucune chambre, selon la coutume orientale, ne fermait autrement que par +des portières.</p> + +<p>—Montrez-moi le chemin de la terrasse, dis-je à Olympe, de là nous +pourrons peut-être gagner quelque maison voisine.</p> + +<p>Dès que nous fûmes sur le toit, je rabattis la trappe derrière nous. Des +balles de coton se trouvaient là. À quoi étaient-elles destinées? C'est +ce dont je n'avais pas le temps de m'inquiéter. Je les amoncelai sur la +trappe à l'aide de ma compagne qui commençait à reprendre courage.</p> + +<p>Il n'y avait pas moyen de gagner la maison voisine, elle était à une +distance de quinze pieds. Du reste à l'abri des balles derrière le mur +d'appui qui tenait lieu de balustrade, nous pouvions encore braver la +fureur des révoltés.</p> + +<p>Ils pillèrent la maison, cassèrent ce qu'ils ne pouvaient emporter, et +plantèrent à la porte du jardin la tête du vieux Cérignan et celle de +son domestique.</p> + +<p>À la vue de ce hideux spectacle, Olympe tomba comme foudroyée. Soit que +Louis ne comprît pas, soit qu'il fût peu sensible, il montra peu +d'émotion.</p> + +<p>Le tambour battait dans les rues du Caire, les feux de mousqueterie +crépitaient, le canon tonnait. Un nuage de fumée s'élevait de la ville.</p> + +<p>Après avoir attendu là une grande heure, je vis enfin étinceler au +soleil les casques de mes dragons. La cause de leur retard venait de ce +que les habitants de Boulaq avaient également tenté de se révolter et +qu'il avait fallu les maintenir.</p> + +<p>Un instant après, un escadron pénétrait dans la ruelle, en chassant +devant lui la populace en désordre.</p> + +<p>Je criai au commandant de venir nous délivrer. Les dragons furent +bientôt dans le jardin et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous +la main.</p> + +<p>Nous dûmes marcher sur les cadavres et dans le sang pour gagner la rue.</p> + +<p>Avec la nuit, le combat avait cessé. Les musulmans croiraient commettre +un péché en se battant ou en traitant une affaire quelconque après le +coucher du soleil.</p> + +<p>Un régiment de grenadiers vint prendre position et bivaquer dans +l'enclos même. Mademoiselle de Cérignan et Louis ne pouvaient rester là. +Je les emmenai. Quand nous arrivâmes à Boulaq, un officier d'ordonnance +vint m'avertir de me tenir prêt à marcher au premier signal.</p> + +<p>Olympe était tellement brisée de douleur et de fatigue, que je la +portai dans le divan sans qu'elle s'en aperçût. Elle faisait peine à +voir.</p> + +<p>Je la laissai aux soins de Daoura et de la petite fellahine.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#toc">X</a></h2> + + +<p>En traversant la cour, je vis Louis accoudé sur le bassin du marbre et +regardant les poissons rouges, sans donner aucune marque de regret pour +son père ou d'inquiétude pour sa sœur.</p> + +<p>Je lui reprochai son insensibilité devant le malheur qui venait de le +frapper dans la personne de M. de Cérignan.</p> + +<p>—Il n'était pas mon père, dit-il.</p> + +<p>—Mademoiselle de Cérignan n'est-elle pas ta sœur?</p> + +<p>—Non! je suis orphelin. Mon père et ma mère ont été guillotinés; et, +sans des amis que je ne connais pas, on m'aurait bien laissé mourir au +Temple.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu chantes-là?</p> + +<p>—Je ne chante pas, dit-il en me regardant d'un air doux, et un jour, +quand je serai roi, je me rappellerai que sans vous les Arabes +m'auraient coupé la tête comme à mon pauvre menin!</p> + +<p>Le Temple, le roi, sa gouvernante, son menin... qu'est-ce qu'il voulait +dire? ce pauvre enfant avait-il perdu la raison au milieu d'émotions +trop fortes pour son âge?</p> + +<p>—Il faut, lui dis-je, te coucher, dormir, oublier tout ça.</p> + +<p>—Oui, oui, oublier... il faut oublier, dit-il d'un air singulier; mais +en attendant j'ai bien faim!</p> + +<p>—En ce cas, viens souper.</p> + +<p>Je lui donnai ce que je trouvai. Moi-même, à jeun depuis le matin, je +soupai quatre à quatre, car j'attendais à chaque instant l'ordre de +monter à cheval. J'étais seul avec l'enfant. Il ne donnait aucun signe +de démence et mangeait de fort bel appétit.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu? lui dis-je.</p> + +<p>—Je te le dirai si tu me promets le secret vis-à-vis de tout le monde.</p> + +<p>—Même vis-à-vis de ta sœur?</p> + +<p>—Oh! ma gouvernante le connaît bien, mon nom! Cela m'étonne qu'elle ne +te l'ait pas confié.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que tu es son bon ami.</p> + +<p>—Cela n'est pas, mon petit garçon. Mais qui es-tu? parle. Je ne le +dirai à personne.</p> + +<p>—Je suis le Dauphin.</p> + +<p>—Quel Dauphin?</p> + +<p>—Le Dauphin de France, donc!</p> + +<p>—Tu prétends être le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Pour le coup tu me la bailles belle! Si tu n'es pas fou, tu es un +imposteur ou un mauvais plaisant. Louis Capet est mort au Temple, il y a +trois ans.</p> + +<p>—C'est celui qui a pris ma place qui est mort. Moi, je me porte bien. +Veux-tu boire à ma santé? ajouta-t-il en approchant son verre du mien +avec un charmant sourire.</p> + +<p>—À la santé du petit Louis, de tout mon cœur! mais pas à celle du roi +Louis XVII.</p> + +<p>—Soit! dit-il en trinquant, je ne demande pas à être roi. On vous met +en prison, on vous tue... Ne dis à personne qui je suis!</p> + +<p>Je regardais cet enfant et je lui trouvais en effet une frappante +ressemblance avec les portraits de Marie-Antoinette. Son âge était celui +qu'aurait eu le Dauphin. Il ne m'était pas prouvé que celui-ci fût +mort, car j'avais souvent ouï dire que le petit prisonnier mort au +Temple n'était pas Louis de France. Le docteur Desault, chargé de +constater son identité, l'avait parfaitement dit: il l'avait même dit +trop haut, car on prétendait que sa propre mort était le résultat du +poison. On ne voulait pas qu'il divulguât un secret d'État, qui, un jour +ou l'autre, pouvait rallumer la guerre civile. Un mystère planait sur +cette fin du savant, si rapprochée de celle non moins mystérieuse du +prince, et si, en France, on n'y songeait déjà plus, en Égypte, nos +esprits inclinés au merveilleux se reportaient aux légendes de la +Terreur et ne rejetaient pas l'hypothèse de mainte aventure plus ou +moins admissible.</p> + +<p>En écoutant les révélations de Louis, je songeais aux soins que ses +prétendus parents prenaient pour qu'il ne parlât à personne. Je +l'examinai avec curiosité. Peut-être que sa folie me gagnait.</p> + +<p>—Voyons, mon prince, lui dis-je en abondant dans son sens, pourquoi me +faites-vous l'honneur de me confier un secret qui peut me faire fusiller +un jour ou l'autre? car vous êtes fort compromettant, et bien des gens +ont intérêt à se débarrasser de vous et de vos confidents.</p> + +<p>—Je me fie à toi, dit-il, d'abord parce que tu m'as sauvé la vie, et +puis... je ne sais pas, tu me plais, et j'ai besoin de parler, de me +confier à un ami; tu feras enrager ma gouvernante en lui disant que tu +connais son secret.</p> + +<p>—Vous n'avez pas l'air de l'aimer beaucoup?</p> + +<p>—Oh! elle m'ennuie tant avec sa dévotion.</p> + +<p>—Est-ce une religieuse défroquée, comme elle me l'a dit?</p> + +<p>—Elle t'a dit ça pour se moquer de toi.</p> + +<p>—Est-ce qu'elle était au Temple avec vous?</p> + +<p>—Oh non! quand je suis sorti de dessous les paquets de linge de la +citoyenne Simon, où on m'avait caché, pour monter en chaise de poste, je +l'ai trouvée là avec son père.</p> + +<p>J'allais lui demander des détails sur son évasion du Temple quand les +trompettes sonnèrent le boute-selle. Je lui montrai sa chambre et je le +quittai.</p> + +<p>Les nouvelles du grand Caire étaient désastreuses. Les insurgés, +auxquels s'étaient joints des bandes d'Arabes du désert et des mameluks, +étaient maîtres de la ville. Le général Dupuy, commandant la place, +Shulkowsky, aide de camp de Bonaparte, deux officiers appartenant à la +commission des arts, avaient été tués. La plupart des maisons habitées +par les chrétiens avaient eu le sort de celle des Cérignan.</p> + +<p>C'en était fait de tous les Français, si Bonaparte n'eût dompté la +révolte, qui avait pris des proportions formidables. Pendant la nuit, il +couvrit de canons et de mortiers les hauteurs du Mokattam. À la pointe +du jour, il lance ses colonnes d'infanterie sur la ville. Les murailles +sont franchies, les insurgés combattent avec énergie. Mais rien ne +résiste à l'attaque furieuse des Français. Pourchassés de rue en rue, de +maison en maison, les révoltés courent se retrancher dans la grande +mosquée d'El-Azhar. Bonaparte eut pitié d'eux, et, comme je me tenais +prêt à charger:</p> + +<p>—Colonel! me cria-t-il, vous qui parlez l'arabe, allez, de ma part, +offrir le pardon à ces malheureux.</p> + +<p>Je me détachai en parlementaire avec un trompette. Un mameluk, +accompagné d'une dizaine d'insurgés, s'avança au-devant de moi; c'était +Souleyman. Ma première pensée fut de lui demander ce qu'il avait fait de +Djémilé.</p> + +<p>—Elle est sous la tente de son père, dit-il, et elle sera ma femme +quand j'aurai remis à Mourad la tête de celui qui a enlevé sa fille.</p> + +<p>—Chien maudit, lui répondis-je, la tienne ne tient qu'à un fil, et ce +fil, c'est moi qui le trancherai. Si tu as tant soit peu de courage, tu +viendras te mesurer avec moi après que les tiens se seront soumis au +général.</p> + +<p>—Je refuse le combat, et les miens ne veulent pas se soumettre.</p> + +<p>Je m'adressai aux autres en leur disant que le général en chef leur +offrait le pardon.</p> + +<p>—Nous n'en voulons pas, dit l'un d'eux avec emphase. Les troupes aussi +redoutables que nombreuses du chef des croyants s'avancent par terre, en +même temps que ses navires, hauts comme des montagnes, touchent déjà les +rivages de l'Égypte. Vous n'avez plus de flotte, vous ne pouvez fuir, et +nos sabres sont tranchants, nos flèches aiguës, nos lances perçantes. Ce +pays sera votre tombeau!</p> + +<p>—Est-ce toute la réponse que je dois reporter au général?</p> + +<p>—C'est toute la réponse! dirent en chœur les musulmans.</p> + +<p>J'allai reporter ces paroles à Bonaparte. Il fronça le sourcil, pinça +les lèvres, et commanda qu'on fît jouer l'artillerie.</p> + +<p>Les canons vomissent la mitraille, les obus pleuvent, les maisons +croulent, et, comme s'il eût voulu se mettre de la partie, le ciel, +ordinairement si pur, s'obscurcit, le tonnerre gronde, la foudre éclate +et répond au fracas de l'artillerie. Les révoltés, saisis de terreur, +croient que les éléments se déclarent en faveur du sultan El-Kebir (le +sultan du feu), c'est ainsi que les Musulmans appelaient Bonaparte. Ils +le supplient maintenant de faire grâce: «L'heure de la clémence est +passée, répond Bonaparte; vous avez commencé, c'est à moi de finir.»</p> + +<p>Le canon foudroie la mosquée, les portes sont enfoncées à coups de +hache, et cavaliers, fantassins, généraux, soldats s'y précipitent +pêle-mêle. Tous frappent sans trève ni merci. Au milieu du carnage, je +cherchai Souleyman pour le tuer; mais il avait péri ou pris la fuite. Le +massacre de la grande mosquée décida du sort de la journée. Dans le +quartier de Hussein, pourtant, les Caïrotes soutinrent encore notre feu +jusqu'au milieu de la nuit.</p> + +<p>Le lendemain on compta quatre mille morts parmi les révoltés et environ +trois chefs dans l'armée.</p> + +<p>En rentrant, je trouvai Morin et mademoiselle Sylvie qui étaient venus +chercher un refuge chez moi. Je dis à Morin de regarder ma maison comme +sienne et de choisir la chambre qui lui plairait.</p> + +<p>—Eh bien, et moi? dit Sylvie; m'enverrez-vous dormir dans la rue, +blessée comme je le suis?</p> + +<p>—Blessée?</p> + +<p>—Oui, voyez comme votre Malek m'a arrangée.</p> + +<p>Elle ouvrit ses voiles, car elle était encore vêtue en odalisque, et +nous montra, sans vaine pudeur, sa poitrine sillonnée d'une égratignure +peu profonde.</p> + +<p>—Où en serais-je, s'écria-t-elle, si j'avais manqué de présence +d'esprit! Il m'eût poignardée, ce tigre! mais je me suis esquivée à +temps, et c'est bien à temps aussi que la révolte est venue me délivrer +de lui. Je la bénis, moi, la révolte!</p> + +<p>Je m'abstins de lui répondre qu'elle nous coûtait un sang plus précieux +que le sien, mais j'hésitai à lui accorder l'hospitalité.</p> + +<p>—Pour le coup, reprit-elle, je ne vous reconnais plus. Vous, le plus +généreux, le plus aimable colonel de l'armée, le plus riche en même +temps que le plus beau...</p> + +<p>Je savais que ma richesse m'embellissait beaucoup, et Sylvie prit mon +sourire d'ironie pour un témoignage de gratitude.</p> + +<p>—Je reste! s'écria-t-elle.</p> + +<p>—Non, repris-je, vous reviendrez plus tard, si vous voulez; mais il y +a ici une personne que vous n'appréciez pas autant qu'elle le mérite, et +à qui j'ai dû offrir un asile avant que vous me fissiez l'honneur de me +demander le même service.</p> + +<p>—Mademoiselle de Cérignan? Je ne lui en veux pas, moi! Elle n'est pas +coquette, elle ne se soucie pas de vous, elle ne sera pas jalouse de +moi.</p> + +<p>En ce moment, Louis entrait en sautillant. Je le pris à part pour lui +demander des nouvelles d'Olympe.</p> + +<p>—Elle va mieux, dit-il, et elle veut s'en aller. Fais-la donc rester. +Nous n'avons plus de maison, pas d'argent, et je me plais bien ici. Ta +petite esclave est si drôle, avec tous ses colliers! Elle ressemble à la +châsse de Sainte-Geneviève, et je ris, rien qu'à la regarder. Et puis, +madame Sylvie est bien aimable, elle m'a bourré de confitures. Et le +peintre Morin sait un tas de drôleries. Je m'amuserai bien mieux avec +vous tous qu'avec ma gouvernante toute seule.</p> + +<p>—Va la prier de me recevoir, et je lui ferai part de tes désirs.</p> + +<p>Olympe était encore très-pâle, mais moins abattue.</p> + +<p>Je commençai par lui dire que sa maison ayant été effondrée par les +boulets, ce qui était la vérité, et la ville n'étant pas encore bien +apaisée, il y aurait imprudence de sa part à vouloir chercher une autre +demeure que la mienne.</p> + +<p>—Vous n'y songez pas, colonel! Je ne suis ni votre sœur, ni votre +parente pour braver les commentaires que l'on ferait sur notre intimité, +et, d'ailleurs, cela pourrait paraître étrange à mademoiselle Sylvie qui +va être, m'a-t-elle dit, la maîtresse de la maison.</p> + +<p>—Elle en a menti! Je vais lui signifier de s'en aller sur-le-champ, si +vous le désirez.</p> + +<p>—À quoi bon? De toutes façons je ne dois pas rester ici, quand ce ne +serait que pour mon frère.</p> + +<p>—Êtes-vous bien sûre que Louis soit votre frère?</p> + +<p>—Parfaitement sûre.</p> + +<p>—Vous l'avez vu naître?</p> + +<p>—Voyons! Est-ce que vous persistez à le croire mon fils?</p> + +<p>—Non, certes, oubliez ma sottise.</p> + +<p>—Le service que vous m'avez rendu en secourant mon pauvre père et en +sauvant cet enfant, efface le souvenir de votre injure.</p> + +<p>—Eh bien, écoutez, ma chère demoiselle; puisque j'ai sauvé cet enfant +si précieux et que vous voilà orpheline, sans autre protecteur que moi, +confiez-moi la vérité. Je vous aiderai à cacher ce redoutable secret de +la naissance de Louis. Sachez qu'il me l'a déjà dit; mais, moi, je ne +sais pas s'il rêve qu'il est le Dauphin. Si cela est je ne m'engage pas +à servir sa cause. Au contraire, je la combattrai jusqu'à la mort; mais +je protégerai sa vie. Je ne suis pas de ceux qui font la guerre aux +enfants et aux femmes, vous le savez bien.</p> + +<p>Mademoiselle de Cérignan était redevenue pâle, et il me sembla lire dans +ses yeux un moment d'hésitation; mais, tout aussitôt, elle reprit son +air froid et accablé.</p> + +<p>—Le véritable secret, répondit-elle, et le plus douloureux, c'est que +mon pauvre frère est frappé d'aliénation mentale. Il est si jeune, il +pourra guérir. Mais il y a des malheurs qui sont presque des taches de +famille. Un homme atteint de folie, ne fût-ce que dans son enfance, +n'inspire jamais la confiance et le respect. Tout l'avenir de mon frère +est perdu si je ne parviens, tout en le guérissant, à cacher le +malheureux état de son cerveau. Voyez d'ailleurs à quel prix nous +exposeraient ses fausses révélations, si on venait à les prendre au +sérieux! Vous-même vous avez failli en être dupe. Aidez-moi donc à me +cacher, au lieu de vouloir me garder chez vous, où l'hospitalité vous +fait un devoir d'accueillir vos nombreux amis.</p> + +<p>—Laissez-moi les renvoyer tous et faire la solitude autour de vous.</p> + +<p>—Non, votre caractère ouvert et bienveillant souffrirait trop de mon +égoïsme.</p> + +<p>—Vous craignez de contracter envers moi une dette d'affection?</p> + +<p>—Eh bien! oui, je le crains, dit-elle avec fermeté. Je ne m'appartiens +pas, je vous l'ai déjà dit. Je serais forcément ingrate, et j'en +souffrirais trop. Laissez-moi partir.</p> + +<p>Je dus céder. Je lui demandai s'il était vrai qu'elle fût sans +ressources, comme Louis me l'avait raconté.</p> + +<p>Elle répondit que c'était encore une des chimères du pauvre enfant, +qu'elle avait une somme de cinquante mille francs chez le payeur +général, enfin, qu'elle n'avait besoin de rien.</p> + +<p>Elle consentit seulement à ce que je me misse en quête pour elle d'une +autre habitation. Je lui en trouvai une assez jolie sur la berge du Nil, +au vieux Caire, et je l'y installai le soir même. Je la quittai le cœur +gros. Son isolement, sa fierté, son courage, imposaient le respect. Me +trompait-elle? Était-elle la victime d'un malheur de famille noblement +accepté, ou me refusait-elle sa confiance pour mener à bien une intrigue +politique? L'amour-propre me portait à croire à la folie du prétendu +Dauphin et à la sincérité d'Olympe. Elle ne s'expliqua pas sur ses +projets ultérieurs, me promit de m'appeler si elle avait besoin de moi, +et me laissa entre le doute et l'espérance, content de moi, en somme, +car, dans le désastre commun, j'avais songé beaucoup aux autres, fort +peu à moi-même.</p> + +<p>Il devenait pourtant urgent d'y songer un peu, car Sylvie me menaçait +d'un envahissement qui ne me souriait en aucune façon.</p> + +<p>Dès le lendemain de la prise de possession de mon harem par cette naïve +personne, je mis Guidamour en campagne pour lui trouver un logement en +ville. Mais elle ne tenait pas à s'en aller et elle sut si bien gagner +mon brosseur en daignant enfin le reconnaître pour son cousin, qu'il ne +trouvait pas pour sa cousine d'habitation plus convenable que la mienne. +Chaque fois que je rentrais, je pensais la savoir déguerpie. Il n'en +était rien et il me fallut prendre le parti d'en rire. J'avoue que +j'étais un peu faible à l'endroit des femmes, même quand l'amour n'y +entrait pour rien. Dans cette vie bizarre de l'Orient, je m'étais +habitué à les regarder toutes comme des enfants, même celles de ma +race. Mademoiselle de Cérignan était la seule qui eût le droit d'être +prise au sérieux. Sylvie arriva donc à m'amuser avec ses extravagances +et ses goûts de luxe. Je ne pouvais rencontrer une hôtesse mieux +disposée à dépenser follement mon argent. J'eus tous les jours quatorze +ou quinze personnes à dîner, avec bal ou soirée. Elle y paraissait dans +des toilettes bizarres. Je me rappelle entre autres un dolman de hussard +tout chamarré d'or avec une tunique prétendue grecque et une sorte de +turban à aigrette, qui fit rire Morin jusqu'aux larmes. Elle prenait des +poses au milieu du salon, pinçait de la harpe, assez mal, je dois le +dire, tenait le haut de la conversation, tranchait à tort et à travers, +débitait des bourdes de l'autre monde; enfin elle était d'un ridicule +achevé. Elle tourna pourtant la tête à deux généraux, trois colonels, +quinze capitaines et je ne sais combien de lieutenants; mais elle se +montra invulnérable. Ne pouvant s'emparer de moi et, sachant qu'après +moi, le plus riche et le plus prodigue était Dubertet, elle ne songeait +qu'à reprendre son empire sur lui. Je pressentais son dessein et, ne +voulant pas être brouillé avec mon plus ancien ami, je me gardais bien +de rendre la réconciliation impossible. Cela eut lieu plus vite que je +ne le pensais, car il y vint de lui-même. Elle le reçut comme un +transfuge et l'engagea, d'un ton protecteur, à lui présenter sa +<i>Grecque</i>. Elle manœuvra si bien qu'il amena Pannychis, et qu'elle +l'écrasa de sa supériorité, ce qui ne fut pas bien difficile. Dès le +lendemain, elle me déclara que je n'avais pas besoin de m'occuper +davantage de lui chercher un logement, vu qu'elle réintégrait le +<i>domicile conjugal</i>. Je lui souhaitai de faire bon ménage, tout en +blâmant l'incorrigible faiblesse de mon ami.</p> + +<p>Mais l'aventure eut des conséquences inattendues. Il n'y avait pas une +heure que Sylvie était partie et je déjeunais avec Morin, quand je vis +arriver Pannychis.</p> + +<p>—Et que viens-tu faire ici? lui dis-je.</p> + +<p>Elle me répondit sans marquer ni honte, ni repentir, ni chagrin:</p> + +<p>—Le Français m'a répudiée et, comme j'ai conservé une bonne amitié pour +toi, je reviens à la maison. Fais-moi manger.</p> + +<p>—Assieds-toi là et mange! Quant à te reprendre chez moi, tu dois bien +comprendre que cela ne se peut pas. Tu ne m'as même pas demandé la +permission d'en sortir.</p> + +<p>—Oui, j'ai eu tort; mais le Français m'avait fait perdre la tête, et +puis, je croyais revenir le soir même.</p> + +<p>—Comment trouvez-vous l'aplomb de ces femmes-là? dis-je à Morin.</p> + +<p>—Grand comme les pyramides! répondit-il, tout est grand en ce pays-ci. +Mais c'est une beauté splendide, reprenez-la, colonel! Elle fait si bien +à table! Voyez! son appétit est à la hauteur de sa confiance. Je +voudrais bien faire une étude d'après elle.</p> + +<p>—Faites son portrait tant que vous voudrez, mon cher Morin, et gardez +l'original avec la copie, si vous voulez, à condition de la loger, de la +nourrir, de lui donner deux esclaves pour la servir, car elle se prétend +de bonne famille, de lui fournir deux vêtements complets par an, sans +compter les cadeaux.</p> + +<p>—C'est trop de choses, c'est au-dessus de mes moyens. Gardez-la.</p> + +<p>Elle me portait sur les nerfs, mais je ne pouvais la jeter dehors.</p> + +<p>—Puisque tu veux rester, lui dis-je, reste; mais à condition que tu ne +prendras pour te servir que Daoura la négresse, et que tu n'iras plus +passer des mois entiers chez mes amis.</p> + +<p>—Épouse-moi, tu seras bien plus sûr de ma fidélité!</p> + +<p>—Madame est bien bonne, répondis-je en la saluant jusqu'à terre.</p> + +<p>Les jours suivants se passèrent à rechercher les instigateurs de la +révolte. Douze scheyks, un grand nombre d'agents subalternes et de +pillards furent arrêtés et enfermés à la citadelle. Chaque nuit on en +fusillait une vingtaine. Le Divan fut dissous et remplacé par une +commission militaire. Puis, quand les exécutions eurent suffisamment +jeté parmi les habitants ce qu'on appelle une terreur <i>salutaire</i>, +Bonaparte proclama une amnistie générale. Les scheyks envoyèrent dans le +Delta et les provinces révoltées un manifeste pour les inviter à déposer +les armes et à payer l'impôt, en accusant de mensonge et d'imposture les +beys Ibrahim et Mourad qui se disaient les amis du sultan dans le seul +but de rallumer la guerre et de remettre le pays sous leur joug.</p> + +<p>Le Caire reprit son aspect précédent, on oublia les massacres des 22 et +23 octobre, les relations amicales se rétablirent entre les soldats et +les habitants.</p> + +<p>Il y avait un mois que mademoiselle de Cérignan habitait sa nouvelle +maison, quand le juif qui la lui avait louée et qui cumulait auprès +d'elle les fonctions de propriétaire, de fournisseur et domestique, se +présenta chez moi pour me demander de lui payer son loyer, ainsi que les +déboursés pour les frais de nourriture; car, disait-il, je n'ai pas +encore vu la couleur de l'argent de ces Français-là.</p> + +<p>Mademoiselle de Cérignan m'avait donc trompé en prétendant avoir de quoi +pourvoir à ses besoins? Je payai le loyer et les dépenses, et je +répondis de celles à venir.</p> + +<p>Le juif revint, huit jours après, me rapporter mon argent, en me disant +que la jeune dame ne voulait pas de mes dons et qu'elle l'avait payé.</p> + +<p>—Et où a-t-elle trouvé des fonds?</p> + +<p>—Ah! voilà! fit-il d'un air malicieux.</p> + +<p>—Garde cette bourse que tu me rapportais, et apprends-le moi.</p> + +<p>—Comment ne te dirais-je pas la vérité? s'écria-t-il, les yeux +brillants de cupidité; je te dirai tout comme à Jéhovah! mais à +condition que tu me garderas le secret.</p> + +<p>—Oui, parle!</p> + +<p>—Eh bien, hier, à la nuit, un homme que je crois être un mylord +anglais, est arrivé en bateau. Il m'a demandé si la dame française était +seule, et sur ma réponse affirmative, il est entré chez elle, est resté +un quart d'heure, puis il est remonté en barque.</p> + +<p>—Comment s'appelle cet Anglais?</p> + +<p>—Il ne m'a pas dit son nom; c'est un homme grand, un peu fort, blond +et sans barbe, d'une quarantaine d'années.</p> + +<p>—Peux-tu savoir d'avance quand il reviendra et venir m'avertir? Tu +seras content de ma générosité.</p> + +<p>—Je ferai de mon mieux, seigneur, dit-il en empochant la gratification.</p> + +<p>Quel était cet Anglais mystérieux? j'aurais donné n'importe quoi pour le +savoir, car je me sentais véritablement jaloux de mademoiselle de +Cérignan. Je me pris à réfléchir autant que me le permettaient +l'agitation et le décousu de mon existence. Si je suis jaloux à ce +point, pensais-je, c'est que je suis très-amoureux. Eh bien, il ne faut +pas que cela soit. Olympe a peut-être eu envie de m'aimer, mais elle a +eu la force de s'en défendre. Elle l'a dit, elle ne s'appartient pas. +C'est à moi de respecter ses liens, quels qu'ils soient, et de +l'oublier.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#toc">XI</a></h2> + + +<p>Dans les premiers jours de Décembre, j'appris que le général Davoust +était venu au Caire pour demander des renforts qu'il devait conduire à +Desaix, toujours à la poursuite de Mourad.</p> + +<p>Je demandai à faire partie de l'expédition avec mon régiment, ce que +j'obtins comme une faveur.</p> + +<p>Dieu savait seul si je reviendrais jamais. J'avais besoin de faire +campagne. Je m'étais remis à penser à Djémilé. Je déposai à la caisse du +payeur général l'argent qui me restait, avec ordre de faire passer le +tout à mon père si je ne revenais pas.</p> + +<p>Puis, laissant la maison sous la garde de Pannychis, des négresses et de +la petite fellahine, je partis avec Guidamour et Morin, qui voulait +dessiner les antiquités semées sur les deux rives du Nil et copier les +inscriptions.</p> + +<p>La colonne sous les ordres de Davoust se composait de 1,200 cavaliers, +de 300 hommes d'infanterie et de six pièces d'artillerie qui furent +embarqués sur une flottille.</p> + +<p>Le voyage du Caire à Beny-Soueyf, où était la division Desaix, ne +m'offrit qu'un médiocre intérêt.</p> + +<p>Morin ne voulut pas passer devant les ruines de Memphis, récemment +retrouvées par le général Dugua, sans les visiter. Je le suivis. Deux +pauvres villages, quelques monceaux informes de décombres au milieu des +monticules et quelques colonnes brisées, c'est là tout ce qui reste de +la ville de Menès. Morin me montra une statue renversée et à +demi-enfouie dans le sable, qui avait plus de cinquante pieds de long. +Après avoir lu les hiéroglyphes gravés sur le colosse, il m'apprit que +c'était l'image du grand conquérant Ramsès-Meiamoun, que nous appelons +Sésostris.</p> + +<p>Le 10 Décembre, nous étions à Beny-Soueyf, ville assez considérable +défendue par une redoute que Desaix avait fait construire. Malek avait +su se rendre utile. Il tenait le général au courant des mouvements de +Mourad. Celui-ci avait rallié à lui toutes les tribus arabes du désert +et de Yambo, sur la côte d'Arabie, et celles de la Mecque sans compter +une foule de Nubiens et d'Éthiopiens.</p> + +<p>Dès qu'il apprit l'arrivée du renfort, il quitta la rive gauche du canal +de Yousef où il avait campé, pour se porter sur les bords du Nil.</p> + +<p>Le 17 décembre, nous marchons sur Fechn où étaient les postes avancés +des mameluks. Leur corps d'armée est, dit-on, à Saste-el-Sayené.</p> + +<p>Nous y courons. Il n'a fait que passer et gagne Syout par la rive gauche +du canal de Yousef. Nous marchons sur Syout. Mourad se rabat sur Girgèh +(l'antique Abydos). Il n'y est déjà plus quand nous y arrivons. Veut-il +éviter la bataille ou nous attirer dans un piége? L'espoir de +l'atteindre nous avait donné des ailes. Soixante-quinze lieues en treize +jours et dans le sable, c'était gentil! On fit halte à Girgèh pour +attendre la flottille partie de Beny-Soueyf en même temps que nous. Elle +portait les vivres, les munitions et le matériel de campagne.</p> + +<p>La baisse des eaux du Nil lui rendait la navigation lente et difficile. +Desaix, inquiet de ne pas la voir arriver et craignant qu'elle ne fût +arrêtée en route par les Arabes et la population soulevée, envoya le +1<sup>er</sup> janvier 1799 le général Davoust avec une partie de la cavalerie. +J'espérais prendre un peu de repos, visiter avec Morin les ruines de +l'antique Abydos, m'enquérir de Djémilé. Point! Il me fallut prendre le +commandement de mes escadrons et donner la chasse aux Arabes et aux +fellahs. Il y eut un engagement sérieux à Tabtha contre 2,000 Arabes et +5 à 6,000 bandits à pied. Selon leur habitude, les Bédouins prirent la +fuite et abandonnèrent leurs compagnons qui furent hachés. Nous +trouvâmes la flotille à la hauteur de Syout, et nous revînmes avec elle +le 19 janvier à Girgèh.</p> + +<p>Mourad, qui ne savait pas la cause de l'arrêt forcé de l'armée à Girgèh +pendant une vingtaine de jours, crut probablement qu'elle se trouvait +dans une position difficile puisqu'elle ne le poursuivait plus. Il se +détermina à nous attaquer. Le 22 janvier, Desaix donne l'ordre de +marcher à l'ennemi. Le 23 nous rencontrons l'armée mameluke auprès du +village de Samanhoud.</p> + +<p>L'action se passa comme aux Pyramides, les mameluks attaquèrent nos +carrés de tous côtés à la fois, criant, hurlant, se jetant sur les +baïonnettes, se faisant tuer comme des mouches. Le village fut bientôt +pris, mais l'ennemi revint à la charge et peut s'en fallut qu'il ne nous +délogeât tant il y mit de vigueur. Mais l'artillerie légère fit +merveille et le força de rétrograder. Desaix attendait ce moment pour +lâcher sa cavalerie sur les mameluks. Dragons, hussards, chasseurs +chargèrent à la fois. Mourad était là, je voyais de loin son turban à +aigrette blanche. Je me disais: si je peux m'emparer de lui, je le +forcerai bien à me rendre Djémilé! Elle devait être aux alentours. +Allais-je enfin la retrouver?</p> + +<p>Fol espoir! Les mameluks, en voyant arriver cette terrible charge, +n'osèrent la soutenir. Ils tournèrent bride en entraînant leur chef, qui +brandissait son cimeterre comme s'il eût voulu les ramener au combat. +Leur fuite entraîna celle du reste de l'armée musulmane. Nous les +poursuivîmes pendant quatre heures jusqu'à Farchout.</p> + +<p>Desaix, ne voulant pas les laisser respirer, reprit dès le lendemain sa +poursuite acharnée. Le 29 janvier nous étions à Esnèh, le 2 février à +Assouan (la Syène des Romains), toujours poussant Mourad devant nous. Le +lendemain nous avançons au delà de la première Cataracte. Voici l'île +sainte de Philée, à la luxuriante végétation et aux curieuses +antiquités. Quinze lieues plus loin, nous sommes sous le tropique; c'est +la limite que Desaix donne à notre conquête, comme autrefois les Romains +l'avaient donnée à leur empire.</p> + +<p>Les mameluks semblaient insaisissables. Desaix renonça à les atteindre +et revint à Esnèh.</p> + +<p>Il était impossible que Djémilé eût suivi son père dans cette course +furieuse.</p> + +<p>Des prisonniers m'apprirent que Mourad n'avait en effet avec lui ni ses +femmes, ni ses richesses, mais ils ne surent ou ne voulurent pas me dire +où elles étaient. J'appris aussi que Souleyman avait échappé au massacre +du Caire et se trouvait au nombre des kiachefs qui suivaient le bey.</p> + +<p>Cependant tous les mameluks n'avaient pas dépassé les Cataractes.</p> + +<p>Les mois de février et de mars furent employés à empêcher les beys de se +réunir et à leur donner la chasse. Abou-Manah, Benoutah, Bir-el-Bar, +Bardys, Temeh, Beny-Adyn, Abou-Girgèh, Qosseyr, autant de villes ou de +villages témoins de nos faits d'armes. Le soldat devenait féroce dans +cette guerre d'extermination, et tout ce qui ne rampait pas devant lui +était fusillé, sabré ou percé de coups de baïonnettes. Mes dragons +avaient pris des mameluks de Malek la louable habitude de décapiter +leurs ennemis, donnant pour raison que ceux-là ne reviendraient pas, le +lendemain, les attaquer par derrière.</p> + +<p>Il est vrai que faire grâce aux musulmans, c'était avoir l'air de les +craindre. Les relâcher sur parole, nous savions tous à quoi nous en +tenir: c'est un acte de foi chez eux de tromper le chrétien. Nous +n'avions un peu d'égards que pour les cophtes qui nous accueillaient +toujours comme des coreligionnaires et des sauveurs. Sans eux et sans +les juifs, race beaucoup trop méprisée en ce pays, nous eussions souvent +manqué de tout.</p> + +<p>Mon régiment prit en avril ses quartiers d'hiver à Esnèh avec la 21<sup>e</sup> +demi-brigade, après en avoir chassé le schérif Hassan. Bâtie sur les +bords du Nil, Esnèh, autrefois Latopolis, est une des places importantes +de la Haute-Égypte, par son commerce de poteries, de toiles de coton +bleu et ses manufactures de couvertures appelées <i>mélayeh</i>, qui, en +voyage, peuvent servir alternativement de lit ou de tente.</p> + +<p>C'est là que les caravanes du Sennaar viennent livrer leurs denrées, qui +consistent en gomme arabique, plumes d'autruche et dents d'éléphant.</p> + +<p>La grande place où se trouve la principale mosquée est entourée de +maisons assez régulières, construites en briques de différentes couleurs +qui forment des dessins capricieux et qui paraissent d'autant plus +sombres qu'elles sont surmontées de colombiers en forme de pyramides +tronquées, blanchies à la chaux. La végétation est belle et vigoureuse +dans la partie septentrionale, tandis qu'au sud, le quartier, habité par +les fellahs, est misérable et à moitié démoli.</p> + +<p>Les habitants, dont la plupart étaient cophtes, nous virent avec plaisir +fonder quelques établissements de commerce. J'allai prendre gîte dans le +beau quartier chez un cophte époux d'une jeune femme qu'il s'empressa de +mettre à mon service pour tout faire. Ce chrétien d'Orient me fit même +l'offre singulière de me la céder par bail de trois, six, neuf ans, +moyennant une rente, conformément aux droits et coutumes de sa race.</p> + +<p>Elle avait les yeux fendus en amande, une croix bleue en tatouage sur +chaque joue, et des lèvres rouges comme la chair d'une pastèque; mais je +me gardai bien de l'employer à quoi que ce soit, dans la crainte de +déranger la nombreuse tribu qui avait élu domicile dans son épaisse +crinière.</p> + +<p>C'était à Esnèh que j'avais envoyé Thomadhyr; je m'enquis d'elle, dès +mon arrivée; mais ce fut en vain. Les musulmans sont d'une discrétion +désespérante quand il s'agit d'une femme. Ils ont l'air d'être jaloux, +mêmes des vôtres.</p> + +<p>J'accompagnai souvent dans ses tournées archéologiques mon ami Morin et +parfois le naturaliste Geoffroy-Saint-Hilaire, avec lequel j'allais +ramasser des insectes, tirer des oiseaux et des chauve-souris ou pêcher +dans le Nil.</p> + +<p>L'accoutrement de ces messieurs était des plus bizarres: c'était un +mélange des modes orientales et occidentales; l'un portait un de ces +vastes pantalons mameluks avec une petite veste de toile blanche, un +chapeau de paille à larges bords, un sabre turc au flanc; l'autre avait +pris le pantalon de coutil rayé de nos grenadiers avec le caftan léger +des cophtes, la casquette à visière démesurée des voyageurs anglais et +le fusil en bandoulière. Ils se faisaient suivre de trois ou quatre +fellahs et d'autant d'ânes pour porter leurs instruments, leurs récoltes +et leurs provisions. C'est en leur compagnie et au milieu des ruines de +Thèbes, au pied des statues de Memnon, que j'appris en même temps la +déclaration de guerre de la Sublime-Porte et l'expédition de Bonaparte +en Syrie. Marcher sur Constantinople en s'emparant de l'Asie Mineure +était la meilleure réponse à rendre au sultan.</p> + +<p>J'étais transporté d'admiration pour Bonaparte, et dans mon +enthousiasme, je me tournai vers les blocs de soixante pieds de haut, en +leur disant:</p> + +<p>—Colosses de granit, images de grands rois qui ne sont plus, vous qui +courriez à la conquête des peuples d'Asie et d'Éthiopie avec des +millions d'hommes, des milliers de chariots montés par des milliers de +guerriers, et des engins de guerre qui couvraient des lieues de terrain, +vous êtes bien petits auprès de ce général d'Occident qui, avec une +poignée de soldats, a délivré votre pays de l'esclavage et va porter la +lumière et la liberté aux peuples de l'Asie.</p> + +<p>Deux nègres que Morin avait pris à Esnèh pour conduire son âne et porter +son bagage, me regardèrent avec épouvante, et l'un dit à son compagnon:</p> + +<p>—Le français parle avec les idoles!</p> + +<p>—Oui, repris-je, et je somme Chamâ de me répondre, puisqu'il parle, lui +aussi, quand le soleil se lève.</p> + +<p>Ils prirent la fuite en se bouchant les oreilles et sans regarder +derrière eux.</p> + +<p>Nous apprîmes bientôt que Mourad, après avoir trompé la vigilance du +général Belliard, laissé à Syène pour le maintenir en Nubie, était +rentré en Égypte. Un jour, on le disait dans la grande oasis, le +lendemain à Syout. Il était beaucoup plus près que nous ne le pensions.</p> + +<p>Un matin, on vint avertir le général Davoust qu'il était aux environs de +Thèbes, où il attendait le sherif Hassan-Bey, qui lui amenait un +contingent d'Yambos et d'Arabes de la Mecque.</p> + +<p>Les mameluks de Malek et mon régiment furent envoyés pour empêcher la +réunion des forces ennemies. En arrivant près des ruines de +Medinet-Abou, nous vîmes défiler au loin les convois et la cavalerie de +Mourad.</p> + +<p>Dès qu'il nous aperçut, il fit enfoncer ses chameaux dans le désert et +lança ses mameluks sur nous. Nous n'étions pas de l'infanterie pour nous +former en carré et les recevoir sur nos baïonnettes. Nous les +chargeâmes, mais la cavalerie française n'a jamais pu soutenir seule le +choc de ces intrépides adversaires. Ce n'est pas que le courage ne fût +égal de part et d'autre, mais les mameluks, habitués dès l'enfance au +maniement des armes, montrèrent, en cette circonstance surtout, une +supériorité incontestable. Ce fut un combat corps à corps. Combien des +miens je vis tomber sans pouvoir leur porter secours! J'avais trop à +faire pour mon propre compte.</p> + +<p>Souleyman était là, et je poussai à lui en lui criant de se défendre. Au +lieu de s'attaquer à moi, il m'évita, fit faire un écart à son coursier, +et se couchant sur sa selle, il coupa d'un coup de cimeterre le jarret +de mon cheval. Je roulai dans la poussière; mais, aussitôt debout, je +courus à lui. Un flot de cavaliers m'empêcha de le rejoindre. L'un d'eux +faillit m'écraser sous les pieds de son cheval. À son aigrette blanche +et à son maintien superbe, je reconnus Mourad. Je sautai sur lui, et en +le saisissant à la ceinture, je cherchai à le désarçonner, en criant:</p> + +<p>—Rends-moi Djémilé, et je te laisse la vie!</p> + +<p>Pour toute réponse, je reçus un coup de sabre qui fendit mon casque et +une ruade de son cheval dans la poitrine. J'allai tomber à dix pieds de +là, à demi-suffoqué. Un de ses mameluks se jeta sur moi et me saisit par +les cheveux. Il levait déjà le bras pour me trancher la tête, quand +Malek lui brisa les reins d'un coup de pistolet, puis il me transporta +hors de la mêlée.</p> + +<p>Mourad abandonna le champ de bataille et rejoignit ses chameaux, sans +être inquiété davantage. Quand je pus parler, j'appelai Malek et lui +dis: Si je t'ai laissé la vie aux Pyramides, tu viens de sauver la +mienne. Ce n'est pas par des paroles que je veux te prouver ma +reconnaissance, mais par des faits. Si tu souhaites quoi que ce soit, +parle! je suis prêt à te satisfaire, je le jure!</p> + +<p>—En ce moment, je ne veux rien; mais rappelle-toi la parole que tu me +donnes. Un jour, nous verrons si tu sais la tenir comme Malek a tenu la +sienne.</p> + +<p>Nous étions trop mal arrangés pour poursuivre Mourad. Le sol était +jonché de morts et de blessés. Nous revînmes à Esnèh, l'oreille basse.</p> + +<p>La ruade que j'avais reçue dans la poitrine ne m'avait heureusement +rompu aucune côte; mais je crachai le sang pendant près de quinze jours, +et je gardai le lit plus d'un mois.</p> + +<p>Je dois rendre justice à la jeune cophte chez qui je logeais. Si elle +négligeait beaucoup sa personne elle veilla du moins avec dévouement sur +la mienne. Dès que je pus me tenir sur mes jambes, j'allai me jeter dans +le Nil, et, comme je m'en trouvai fort bien, je lui conseillai d'en +faire autant. Elle refusa, disant avec fierté qu'elle n'était pas une +infidèle pour faire des ablutions.</p> + +<p>Quelques jours après, je fus invité par le colonel Sabardin à venir +dîner chez lui en compagnie du général en chef et de nombreux convives +tant Français que musulmans. Il me promettait une soirée dans le genre +de celle que je lui avais donnée au Caire; une des plus brillantes +almées du Saïs devait y venir danser et chanter. Je m'y rendis. Le repas +fut bruyant. Au dessert, la célébrité se présenta, accompagnée de +plusieurs autres almées, d'une troupe de musiciens, de danseuses et de +psylles, c'est-à-dire d'escamoteurs, de jongleurs et charmeurs de +serpents. Cette étoile, c'était Tomadhyr, fraîche, pimpante et en +parfaite santé. Elle me reconnut sur-le-champ; mais alla d'abord saluer +le maître de la maison, puis vint à moi et me baisa le bout des doigts. +Je lui rendis son salut oriental.</p> + +<p>On passa dans la salle, où nous attendaient les pipes et le café.</p> + +<p>Tomadhyr, après avoir gazouillé des chants d'amour et de guerre tirés +des aventures d'Antar, se livra à la danse. Elle fut couverte +d'applaudissements, et quelques notables indigènes, pour lui témoigner +leur satisfaction d'une manière galante, lui appliquèrent au front, sur +la gorge et les bras, de petites pièces d'or, humectées du bout de la +langue.</p> + +<p>Quand elle passa devant moi, j'imitai la galanterie arabe.</p> + +<p>Tandis que les danseuses et les psylles paraissaient alternativement sur +le dourkah, elle vint à moi, me pria de lui faire une place sur mon +divan, s'y installa familièrement, but sans façon mon café et me prit ma +pipe, ce qui, en public, était le signe de la grande intimité. J'en fus +un peu surpris, mais, avant de lui demander la cause de cette +affectation, je voulus savoir pourquoi, depuis deux mois que j'étais +dans son pays, elle ne m'avait pas donné signe de vie.</p> + +<p>—J'ai couru, répondit-elle, le Saïs et la Nubie avec toute cette bande +de psylles qui dépend de moi; aussi j'ai gagné beaucoup d'or, et comme +tu es mon maître, tout cela est à toi. Tu sais que les esclaves ne +peuvent rien posséder, et, d'ailleurs, je serais libre, que tu pourrais +bien prendre tout ce que j'ai, j'en serais heureuse.</p> + +<p>Le désintéressement de cette fille était chose si rare chez les +individus de sa race, que je n'y crus pas. Je ne l'en remerciai pas +moins, et je lui offris de lui rendre sa liberté.</p> + +<p>—À quoi bon? dit-elle. Je ne serais pas ton esclave de fait et de +droit, que je te demanderais à l'être. C'est un peu un calcul de ma +part.</p> + +<p>—Et comment?</p> + +<p>—Comme almée et danseuse, je me montre librement à visage découvert +dans les fêtes. Je ne suis pas laide, et ma profession autorise les +hommes à me le dire et à me proposer de fumer à leurs narghilés, tu +comprends! J'ai donc une excuse toujours prête pour les refuser sans les +blesser, en leur disant: Je ne le puis, seigneur, je suis l'odaleuk d'un +bey, je ne m'appartiens pas. C'est ainsi que je te reste fidèle.</p> + +<p>—Voyons, est-ce que tu veux m'ensorceler de toi!</p> + +<p>—Tu sais bien que je suis magicienne, dit-elle avec un charmant +sourire.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas oublié, et tu m'as bien manqué. J'aurais voulu savoir +tant de choses!</p> + +<p>—Je t'apprendrai tout ce que tu voudras; j'y vois mieux que je ne +voyais avant d'être malade. Si tu ne m'avais pas envoyée dans ce pays, +j'étais morte; aussi je t'en garde une grande reconnaissance.</p> + +<p>Je voulus rendre une fête à Sabardin.</p> + +<p>La maison du cophte était grande et donnait sur les jardins qui avaient +appartenu au bey Hassan et que la 21<sup>e</sup> demi brigade avait convertis en +promenade publique. J'y donnai plusieurs soirées dans lesquelles +Tomadhyr exécuta mainte fois la danse de l'<i>abeille</i>. Elle avait fait +des progrès, et dansait admirablement. J'avoue qu'elle me devenait +chère; mais l'espoir de retrouver Djémilé me préoccupait sans cesse. +C'était comme une idée fixe dont je ne me débarrassais que pour la +retrouver plus intense.</p> + +<p>Nous étions dans les premiers jours de juin, quand Malek se présenta un +matin devant moi:</p> + +<p>—Veux-tu t'emparer de Mourad? me dit-il sans préambule.</p> + +<p>—Tu sais où il est.</p> + +<p>—À Khardjèh, dans la grande oasis.</p> + +<p>—Djémilé y est-elle?</p> + +<p>—Djémilé y est.</p> + +<p>—Allons-y; je vais faire prévenir le général Desaix, qui prendra le +commandement de la colonne d'expédition.</p> + +<p>Malek sourit d'un air de pitié.</p> + +<p>—Mourad a des espions partout, et avant que l'armée française se mette +en mouvement, il sera averti et aura décampé, selon son habitude. Ce +n'est pas avec quatre mille hommes qu'il faut aller trouver le bey, +c'est avec trois ou quatre de mes mameluks et Tomadhyr.</p> + +<p>—Tu es fou!</p> + +<p>—Je sais ce que je dis.</p> + +<p>—Nous n'allons pas nous embarrasser d'une almée?</p> + +<p>—Sans Tomadhyr, il n'y a rien à faire là-bas.</p> + +<p>—Mais elle ne voudra pas nous suivre, et c'est la mener à la mort.</p> + +<p>—Elle est magicienne, elle ne mourra pas. D'ailleurs, c'est nous qui la +suivrons, puisqu'elle va se rendre avec sa bande d'almées et de psylles +dans l'oasis, pour les fêtes du mariage de Djémilé avec le sherif +Hassan.</p> + +<p>—Que me dis-tu là? N'était-elle pas promise à Souleyman?</p> + +<p>—Souleyman t'a menti; c'est un trop petit seigneur pour la fille de +Mourad.</p> + +<p>—Combien de jours nous faut-il pour aller là-bas, enlever Djémilé et +revenir?</p> + +<p>—Huit jours, ou l'éternité.</p> + +<p>—Je vais demander un congé de quinze jours au général.</p> + +<p>—Ne lui dis pas où tu vas, ni ce que tu veux faire.</p> + +<p>—Soit. Quand partons-nous?</p> + +<p>—Demain dans la nuit, avec Tomadhyr.</p> + +<p>—Lui en as-tu parlé?</p> + +<p>—Elle hésite à nous laisser venir avec elle. Dis-lui que tu le veux; +elle le voudra.</p> + +<p>—La crois-tu donc si obéissante?</p> + +<p>—Elle est ton esclave. Tu prendras les vêtements et les armes de l'un +de mes mameluks. Tu parles assez bien l'arabe à présent pour tromper +l'oreille la plus soupçonneuse. Nous nous joindrons aux psylles et aux +almées. Nous avons trois jours de marche dans le désert. Arrivés là-bas, +nous nous ferons passer pour des mameluks d'Hassan. Allah seul sait le +reste.</p> + +<p>—Avant tout, je dois parler à Tomadhyr.</p> + +<p>—Parle-lui.</p> + +<p>—Je la mandai sur-le-champ et lui reprochai de ne m'avoir rien dit de +son prochain départ.</p> + +<p>—Tu dois bien comprendre, dit-elle, que je ne suis pas assez folle pour +croire que, lorsque tu auras revu Djémilé, tu voudras encore me +regarder. Je sais bien qu'elle était dans la maison avant moi et qu'elle +est ta khanoune, tandis que je ne suis que ton odaleuk; mais je t'aime +plus qu'elle ne t'aime!</p> + +<p>—Puisqu'elle est ma khanoune, je ne puis la laisser marier avec un +autre, il faut que j'aille la réclamer.</p> + +<p>—C'est ton droit et ton devoir, je le sais. Tu ne serais pas un homme +si tu te la laissais enlever, et, à présent que tu sais où elle est, je +n'ai rien à dire; mais je serai jalouse d'elle, je ne te le cache pas. +Tu veux que je t'aide dans ton entreprise. Viens! Mais c'est la plus +grande preuve de reconnaissance que je puisse te donner. Après cela, ne +me demande plus rien.</p> + +<p>J'obtins de mon général la permission de m'absenter pendant une +quinzaine, donnant pour prétexte une tournée scientifique avec Morin. +Comme il fallait tout prévoir, dans le cas où je serais retenu +prisonnier, je confiai sous le sceau du secret à mon ami le dessinateur +le but de mon voyage. Je lui confiai aussi mon testament et une lettre +d'adieux à mon père, dans le cas où j'aurais la tête tranchée.</p> + +<p>Puis, après avoir fait le sacrifice de ma chevelure, j'endossai les +vêtements et l'armure d'un Circassien: cotte de mailles, casque, +rondache, sabre de Damas, pistolets, rien n'y manquait. Je me trouvai +plus à l'aise sous cet attirail que je ne l'aurais cru. Malek prétendait +que j'étais beaucoup mieux ainsi que sous mon uniforme.</p> + +<p>La nuit venue, nous prîmes avec nous quatre mameluks et six fellahs, +tous à cheval, et nous allâmes rejoindre Tomadhyr qui nous attendait +avec sa caravane de bateleurs à la porte de la ville.</p> + +<p>J'aurais bien voulu céder aux prières de mon brave Guidamour qui voulait +m'accompagner; mais, bien qu'il eût appris passablement l'arabe, son +accent français nous eût trahis.</p> + +<p>Tomadhyr ne me dit pas un mot, ni là, ni durant le voyage. Elle était +triste et résolue. Je pensai alors que c'était un malheur pour elle de +m'avoir aimé sincèrement, et peut-être une faute de ma part de n'avoir +pas été insensible à sa grâce et à son affection. Tant que je m'étais +préservé d'y répondre, elle avait été dévouée et soumise à Djémilé; +n'allait-elle pas la prendre en haine? Je comptai sur l'ascendant que +j'exerçais sur mon almée; je n'étais pourtant pas sans inquiétude, et +je n'osais ni la flatter, dans la crainte d'exalter sa passion, ni avoir +l'air de douter d'elle.</p> + +<p>Après avoir franchi la chaîne lybique, nous nous engageâmes dans le +désert. Il ne faudrait pas croire comme je me l'imaginais moi-même, que +ces plaines et ces vallées qui se succèdent pendant des journées +entières soient complétement dépourvues de végétation. On y trouve, +très-disséminés il est vrai, des bouquets de palmiers nains et parfois +des dattiers. Le sol est recouvert, en certaines parties, de touffes +d'absinthe, d'hysope, de camomille et de beaucoup d'autres plantes qui +forment de grandes plaques d'un vert cru au milieu de la blancheur +éclatante des sables.</p> + +<p>Nous suivîmes le chemin des caravanes, reconnaissable aux ossements de +chevaux et de dromadaires dont il est semé. Le sable, soulevé par le +vent, et la réverbération du soleil me fatiguaient terriblement les +yeux. La chaleur était accablante, et je priai Malek de ne voyager que +la nuit.</p> + +<p>Le quatrième jour au matin, nous sortîmes des solitudes sablonneuses +pour entrer à Dakakyn, village placé à la limite de l'oasis. De là nous +prîmes, vers le nord, le chemin de Khardjèh.</p> + +<p>L'oasis, dans son ensemble, est une grande vallée qui s'étend du nord +au sud sur une longueur de 40 lieues et une largeur de cinq à six de +chaque côté du chemin. Partout où suintaient des eaux de source, ce +n'étaient que champs de blé, rizières, plantations de coton, bouquets de +dattiers, villages entourés d'arbres fruitiers. Je remarquai en passant +plusieurs temples ruinés que, bien entendu, je ne m'amusai pas à +visiter.</p> + +<p>Nous arrivâmes à Khardjèh à nuit close, et nous allâmes nous loger dans +un caravansérail, auberge ouverte à tout venant, où l'on ne trouve ni +maître, ni valet, ni provisions.</p> + +<p>Dès le matin, Malek et moi, nous allâmes chacun de notre côté aux +informations.</p> + +<p>La boutique du barbier est, en Orient, le rendez-vous des flâneurs et +des beaux esprits; c'est de là que partent les nouvelles politiques; +c'est là que se forgent les histoires vraies ou fausses, là que l'on +médit de son voisin.</p> + +<p>Sous prétexte de me faire raser, j'entrai chez celui dont la devanture +ouverte en plein vent me parut la plus achalandée. J'appris d'abord +qu'un homme du désert de Derne, se disant l'ange El Mahdy, c'est-à-dire +le Messie annoncé par le Koran, venait de partir pour le Delta après +s'être entendu avec Mourad-Bey, suivi d'une bande de fanatiques. Il +allait prêcher la guerre sainte dans toutes les villes de la basse +Égypte. Ces bons musulmans faisaient des vœux pour qu'il nous chassât +tous et ne manquaient pas de nous charger d'imprécations. Puis on passa +à la chronique du jour. Les noces du sherif Hassan et de Djémilé +devaient être splendides. Tous les gros turbans de l'oasis étaient +invités et les cérémonies étaient fixées à trois jours de là.</p> + +<p>Il n'y avait pas de temps à perdre pour enlever Djémilé; mais comment +pénétrer auprès d'elle? Pourrait-elle fuir? Le voudrait-elle seulement?</p> + +<p>J'allai me promener autour du palais de Mourad. C'était une construction +massive, percée de petites ouvertures grillées comme celles d'une +prison, et entourée, du côté des jardins, d'une haute muraille flanquée +de tours carrées.</p> + +<p>Je cherchais avec précaution le moyen de me glisser dans cette +forteresse, quand j'entendis un chant d'amour avec accompagnement de +<i>gouzla</i>, espèce de mandoline. L'endroit était désert. Sous les murs du +palais, en face des champs de blé, le chanteur était assis, les jambes +croisées, à l'ombre d'un caroubier. Il me tournait le dos. Je m'arrêtai +pour écouter: à ses plaintes, à ses propositions de fuite, je reconnus +Souleyman.</p> + +<p>Je me dissimulai dans un fourré de lentisques.</p> + +<p>Un fellah, poussant un âne chargé de paniers de grains, passa sur le +sentier. Souleyman se tut. Quand il jugea ne pouvoir plus être entendu, +il reprit son chant monotone.</p> + +<p>Cette psalmodie finit par me porter sur les nerfs, et je m'avançai vers +lui en lui demandant à qui s'adressaient ses soupirs. Il crut sans doute +avoir affaire à un gardien du palais, car il se sauva comme un voleur +pris sur le fait.</p> + +<p>Je revins au caravansérail avec peu d'espoir. Malek et Tomadhyr +causaient à l'écart avec beaucoup d'animation. En me voyant, le mameluk +m'appela.</p> + +<p>—Voilà Tomadhyr, dit-il, qui est entrée dans le palais; elle a parlé à +Djémilé. Elle connaît sa pensée. Elle sait que fuir Hassan est le plus +ardent désir de la fille de Mourad, et elle ne veut pas nous aider à +l'enlever, à moins que tu ne t'engages à la prendre pour ta seconde +femme.</p> + +<p>—Malek, je ne puis m'engager à cela; j'ai juré à Djémilé de n'avoir pas +d'autre femme qu'elle, et je ne veux pas que Tomadhyr me prouve +davantage sa reconnaissance. Il est plus simple que j'aille demain +demander ouvertement à Mourad la main de sa fille.</p> + +<p>—Il est trop tard. Mourad s'est engagé, et d'ailleurs jamais il ne +donnera sa fille à un chrétien et à un Français.</p> + +<p>—Tout cela est vrai, me dit Tomadhyr, et il n'y a que moi qui puisse +t'aider. Eh bien, je t'aiderai. Je ne te fais pas de conditions. Je te +demande seulement, en retour de ce que je vais faire pour toi, de me +conserver une place dans ton cœur.</p> + +<p>Le lendemain elle partit avec sa bande de jongleurs en me disant de +rester dans le caravansérail et d'attendre qu'elle eût trouvé un moyen. +Malek alla rôder par la ville et ne revint pas de la journée. J'allais +envoyer à sa recherche, quand Tomadhyr arriva avec sa troupe.</p> + +<p>—Tout va bien, me dit-elle à voix basse; tu vois ce vieux temple païen, +là-bas, sur la pente de la colline, à une heure de marche d'ici. Malek +nous y attend, et tu vas t'y rendre de ton côté, sitôt la nuit venue; +moi, je pars en avant.</p> + +<p>—Une heure après, je me dirigeai vers les ruines. Une série de pilônes +ou portes monumentales me conduisit à l'édifice entouré d'une muraille +ruinée en plusieurs endroits. Après avoir franchi plusieurs degrés, je +me trouvai dans l'enceinte. J'appelai en vain Tomadhyr à plusieurs +reprises et je la cherchais à travers les décombres, quand je la vis +sortir de dessous terre, à quelques pas de moi. Elle me prit par la main +pour me guider dans l'obscurité et m'entraîna sur une pente rapide en +suivant un long couloir. Parvenue au bout, elle descendit une vingtaine +de marches, ramassa une lampe dont elle raviva la flamme et me montra un +puits d'une quinzaine de pieds.</p> + +<p>—C'est là ta cachette? lui dis-je; comment descendre dans ce trou?</p> + +<p>—Il ne s'agit que de prendre cette corde à nœuds et de se laisser +glisser au fond. Il n'y a pas d'eau. Je l'ai fait, tu peux le faire!</p> + +<p>Et, me donnant l'exemple, elle disparut. Quand je l'eus rejointe, nous +nous engageâmes dans un nouveau couloir, qui aboutissait à une chambre +taillée dans le roc.</p> + +<p>Quelques marches et une porte tellement enfouie qu'il fallut nous +baisser jusqu'à terre pour y passer, nous donnèrent accès dans une +seconde chambre assez vaste, que je reconnus pour être un hypogée.</p> + +<p>Les murailles, le plafond couverts d'hiéroglyphes et de sculptures +représentaient probablement les faits et gestes du mort dont le +sarcophage de basalte occupait le milieu de la salle. Le couvercle était +brisé et la boîte de bois qui avait contenu la momie gisait entr'ouverte +et vide dans un coin. Quelques statuettes et des fragments d'ustensiles +dont je ne compris pas l'usage entouraient le mausolée. Mon imagination +vivement frappée me reportait à l'époque des Pharaons, quand Malek, que +je n'avais pas encore aperçu, me rappela au présent.</p> + +<p>—Tomadhyr, dit-il, a consulté le destin: nous réussirons, c'est une +bonne sorcière!</p> + +<p>—Oui, répondit-elle, je suis bonne sorcière, et j'ai pensé à tout. +Voici des provisions, de l'huile, du café et du tabac. Nous allons +souper et causer.</p> + +<p>Quand elle eut tout préparé: Le seul moyen, dit-elle, que nous ayons +trouvé, Djémilé et moi, c'est que je prenne sa place quand elle se +rendra voilée dans la salle où son père doit la livrer au sherif Hassan. +Comme l'époux ne peut enlever le voile de sa fiancée que lorsqu'il sera +seul avec elle, et qu'il n'a jamais vu le visage de Djémilé (s'il le +connaissait, ce serait une profanation que Mourad eût puni de mort), il +ne peut s'apercevoir de la substitution. Au moment de la cérémonie +nuptiale, tous les invités, danseurs, psylles et almées quitteront le +palais. Elle sortira avec eux et te suivra.</p> + +<p>—Alors, tu te résignes à épouser Hassan?</p> + +<p>—Oui, puisqu'il le faut.</p> + +<p>—Tomadhyr, je n'accepte pas ce sacrifice!</p> + +<p>—Et qui te dit que c'en soit un? Hassan est un vaillant guerrier; et +d'ailleurs, ne suis-je pas sorcière? Je le charmerai et ne lui +appartiendrai que si je veux.</p> + +<p>En parlant ainsi, elle me regardait fixement pour voir si je devenais +jaloux. Certes, malgré moi, je l'étais; mais c'est là un sentiment dont +il ne faut pas abuser en Orient, vu que les femmes en abusent encore +plus à nos dépens. Tomadhyr était assez séduisante pour charmer en effet +le sherif. Devenir sa première ou seulement sa seconde femme était pour +elle une meilleure situation que de s'attacher à ma fortune errante. +J'affectai un grand calme en lui donnant ce conseil qu'elle parut +accepter.</p> + +<p>—Maintenant, dit Malek, voilà qui est résolu, et j'approuve. Mais +écoute: je ne t'ai pas amené ici seulement pour t'aider à enlever une +femme. Je suis venu pour en finir avec Mourad; il est temps que tu le +saches.</p> + +<p>—Tu veux tuer le bey?</p> + +<p>—J'y suis résolu et tu vas m'aider.</p> + +<p>—Mais il est le père de celle qui doit être ma compagne.</p> + +<p>—Souviens-toi de la promesse que tu m'as faite quand je t'ai sauvé la +vie à Medinet-Abou. Tu étais encore étourdi du coup de sabre que +t'avait porté celui que tu voudrais respecter aujourd'hui; mais +aujourd'hui, moi, je te somme de tenir ta parole.</p> + +<p>—Et comment approcher de Mourad au milieu de ses gardes!</p> + +<p>—Je puis bien dire tout haut devant cette sorcière ce qu'elle lit dans +ma pensée. J'espère qu'elle sera muette comme ce tombeau. Écoute: Demain +quand Mourad et Hassan se rendront à la mosquée, nous nous mêlerons au +cortége, tu frapperas le sherif en même temps que je casserai la tête du +bey des beys, d'un coup de pistolet. Il mourra de la mort qu'il a donnée +à mon père Aly pour lui voler Sitty-Nefyssèh, ma mère.</p> + +<p>—Quoi! m'écriai-je, tu es le fils de Sitty-Nefyssèh, le frère de +Djémilé par conséquent? Pourquoi ni elle, ni toi ne m'en avez-vous +jamais rien dit? Et toi, Tomadhyr, le savais-tu?</p> + +<p>—Je l'ignorais, répondit-elle.</p> + +<p>Malek reprit:</p> + +<p>—Djémilé ne me connaît pas. J'avais dix ans et j'étais exilé depuis +longtemps quand elle est née. Pour moi, je ne considère pas comme ma +sœur la fille de l'assassin de mon père.</p> + +<p>—Ta haine ne peut anéantir les liens du sang. Ta mère te maudira!</p> + +<p>—Ma mère aurait dû assassiner Mourad. Si elle me maudit, je la maudirai +aussi.</p> + +<p>J'eus beau chercher à ébranler sa résolution, j'y usai mon éloquence. +J'en eus probablement fort peu, je ne pouvais me défendre d'admirer cet +Hamlet oriental qui avait peut-être, lui aussi, la vision de son père +devant les yeux, car, après être entré dans une grande colère contre +moi, il s'apaisa tout à coup; son regard devint fixe et comme extatique. +Sa parole s'embarrassa et ses paupières s'appesantirent comme s'il eût +été surpris par l'ivresse. Tout à coup il me tourna le dos, se roula +dans son <i>mélayeh</i> et s'endormit profondément. Tomadhyr, qui l'avait +observé à la dérobée, me dit en se rapprochant de moi:</p> + +<p>—J'avais déjà tenté de le détourner de son dessein. Il m'a dit que sa +volonté était plus forte que celle d'une sorcière. J'ai voulu lui +prouver qu'il se trompait. Je lui ai fait boire un philtre dans son +café. Quand il se réveillera, tu seras déjà bien loin avec Djémilé.</p> + +<p>Y songes-tu? Il est mon ami; je ne veux pas l'abandonner.</p> + +<p>—Ne crains rien. J'ai pris toutes mes mesures. Demain matin, ses hommes +le couvriront de son <i>mélayeh</i>, comme s'il était mort. Ils le +chargeront sur un chameau et regagneront Esnèh. Je lui ai versé du +sommeil pour plus de vingt-quatre heures et je lui sauve la vie, car son +entreprise ne pouvait pas réussir, les astres me l'avaient dit. À +présent, écoute-moi bien. Demain soir, le sherif Hassan dormira plus +profondément que Malek; il dormira pour ne plus s'éveiller.</p> + +<p>—Les astres te l'ont dit?</p> + +<p>—Non, c'est ma volonté qui m'a parlé. J'irai, avec mes psylles, vous +rejoindre, toi et Djémilé, à Dakakyn. Nous rencontrerons là Malek +endormi et tes cavaliers, et nous regagnerons Esnèh tous ensemble. Tu +m'as promis une place dans ton cœur, je ne te quitte plus.</p> + +<p>—Est-ce que tu veux donner du poison au sherif?</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Tomadhyr, capable de tout, m'effrayait pour +l'avenir de Djémilé. Mais quel était cet avenir? Pouvais-je espérer +accomplir sa délivrance? Cette almée qui se disait voyante et que +j'avais peut-être trop facilement crue sur parole, ne se moquait-elle +pas de moi? Je me demandai si le soleil d'Égypte ne m'avait pas tapé sur +la tête ainsi qu'à tant d'autres, et si mon désir d'enlever la fille de +Mourad n'était pas une vaine fantaisie peut-être irréalisable: mais je +m'étais engagé trop avant pour reculer, et je me serais cru poltron, si +la prudence l'eût emporté sur ma soif d'aventures. La bizarrerie de ma +situation me plaisait. Je m'endormis au fond de l'hypogée, entre mon +Hamlet et ma sorcière.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#toc">XIII</a></h2> + + +<p>Il faisait grand jour quand Tomadhyr m'éveilla.</p> + +<p>—Il est temps, me dit-elle. Je passe devant pour avertir deux des +cavaliers de Malek de venir chercher ce beau dormeur. Ne me suis pas; +rends-toi au palais de Mourad. Promène-toi en regardant toutes les +femmes qui en sortiront. Djémilé aura mon habbarah et mon masque de crin +noir. Tu le reconnaîtras bien? Il a un croissant de corail au front. +N'aborde pas la fille du bey dans la rue. Passe devant et amène-la ici. +Tu y trouveras un des cavaliers de Malek avec des chevaux. Attends la +nuit, et pars!</p> + +<p>Une heure après, mêlé à la population, j'étais devant les hautes tours +du palais.</p> + +<p>Des almées dansaient dans l'intérieur, aux sons d'un orchestre plus +bruyant qu'harmonieux. La journée s'avançait.</p> + +<p>Je me hasardai jusqu'à la porte, mais les <i>schaouss</i> m'en interdirent +l'entrée. Une heure après, les musiciens, psylles, almées et ceux des +invités qui n'étaient pas de la famille, se retiraient. Mourad allait, +disait-on, se rendre à la mosquée.</p> + +<p>Je cherchai vainement à reconnaître Djémilé parmi toutes ces femmes +masquées qui sortaient. Aucune n'avait de croissant de corail au front. +On ferma les portes. Un silence de mort régnait dans le palais. Que se +passait-il?</p> + +<p>Le soleil venait de descendre derrière l'horizon, et je longeais les +murailles de cette forteresse lorsque, sur le haut d'une tour, la +silhouette d'une femme se dessina au milieu du ciel déjà parsemé +d'étoiles. Elle assujettit promptement une corde à un créneau, et, avec +une hardiesse dont Thomadhyr seule était capable, elle se risqua dans +l'espace et se laissa glisser. Il s'en fallait de plus de dix pieds que +la corde fût assez longue pour atteindre le sol. La fugitive n'hésita +pas à sauter. J'arrivai à temps pour amortir la chute. Elle jeta un cri, +se dégagea vivement, et s'enfuit à travers les blés.</p> + +<p>Je fus bientôt près d'elle.</p> + +<p>—Thomadhyr! lui dis-je, ne crains rien, c'est ton maître.</p> + +<p>Elle s'arrêta et revint en courant se jeter dans mes bras.</p> + +<p>Ce n'était pas Thomadhyr, c'était Djémilé!</p> + +<p>—Ah! chère fille! m'écriai-je en la serrant sur mon cœur, je te tiens +donc enfin!</p> + +<p>—Emporte-moi, cache-moi, sauve-moi! reprit-elle. On doit être déjà à ma +recherche.</p> + +<p>En effet, l'éveil était donné. Des cavaliers passèrent au galop sur le +chemin près des blés où nous étions. Du côté de la ville, les habitants +munis de falots allaient, venaient, se croisaient. De loin on eût dit +d'une volée de lucioles. Les muezzins hurlaient du haut de la grande +mosquée.</p> + +<p>Il fallait nous réfugier au plus vite dans l'hypogée. Je ne connaissais +pas le pays, je me trompai et je fis beaucoup plus de chemin qu'il +n'était nécessaire.</p> + +<p>Je retrouvai enfin le temple égyptien. Les cavaliers qui devaient +m'attendre n'y étaient pas. Nous nous engageâmes dans le passage qui +menait aux souterrains. Pour Djémilé, qui venait de descendre du haut +d'une tour, ce n'était rien que de gagner le fond du puits, au moyen +d'une échelle laissée par les cavaliers de Malek lorsqu'ils avaient dû +emporter leur maître endormi.</p> + +<p>Je retirai l'échelle, et nous gagnâmes l'hypogée, où, en effet, Malek ne +se trouvait plus.</p> + +<p>Je pus seulement alors contempler ma chère Djémilé. C'était bien +toujours la même mignonne enfant, avec ses doux sourires, ses grands +yeux de gazelle et sa jolie bouche; mais, si ses traits avaient peu +changé, sa taille avait pris un rapide développement. C'était +véritablement une belle jeune fille. On ne pouvait plus hésiter entre +l'amour et le sentiment paternel.</p> + +<p>Il restait des provisions, et, tout en soupant, elle me raconta comment +son père, après l'avoir enlevée de chez moi, l'avait emmenée d'abord +dans le Fayoum, puis dans la haute Égypte et enfin dans l'oasis.</p> + +<p>—Mon mariage avec Hassan, dit-elle, fut décidé sans que je fusse +seulement consultée. Je me résignai; mais je n'avais qu'une idée, me +sauver! Aussi quand, avant-hier, je reconnus Tomadhyr, je compris tout +de suite qu'elle venait de ta part. Je la fis appeler près de moi. Nous +convînmes de tout, et aujourd'hui, à l'insu de l'eunuque chargé de +garder ma porte, j'échangeai ma riche toilette de fiancée contre les +vêtements de l'almée. Nous sommes à présent de la même taille. Je me +voilai le visage, je m'enveloppai de son habbarah et je la laissai à ma +place. Il n'y avait rien à craindre, nous étions convenues de nous +retrouver demain à Dakakyn. J'allai sous la galerie en attendant le +moment de me glisser parmi les femmes des beys invitées à mes noces. Je +ne pus parvenir jusqu'à elles. Les eunuques redoublaient de vigilance, +comme s'il eussent eu connaissance de mon projet. Tomadhyr, déguisée et +voilée, fut amenée au milieu de la salle et, placée entre mon père et ma +mère, elle assista aux danses. Dans la soirée, tous ceux qui n'étaient +ni parents, ni alliés de ma famille, se retirèrent. C'était le moment de +fuir, et j'allais descendre quand un eunuque me signifia de regagner le +harem et d'attendre, avec les almées, que Mourad eût permis au sherif de +voir le visage de sa future épouse, après quoi la fête recommencerait. +Ni Tomadhyr ni moi n'avions pu prévoir cette infraction aux coutumes. +Tout était perdu! J'entendis mon père s'écrier: «Ce n'est pas là ma +fille!» Puis Hassan dire: «Que cette chienne soit punie comme elle le +mérite!» Tomadhyr jeta un cri déchirant qui me glaça d'épouvante. Toutes +les femmes et les eunuques coururent sur la galerie, et moi, je me +précipitai dans un escalier dérobé qui menait au jardin. Je gagnai la +porte, elle était fermée. En voyant un paquet de cordes auprès de la +citerne, je pensai sur-le-champ à fuir par dessus la muraille. Je +m'emparai de ces cordes, je courus à une des tours...</p> + +<p>—Je sais le reste; mais parle-moi de la pauvre Tomadhyr! Crois-tu +qu'elle ait été tuée?</p> + +<p>Djémilé allait me répondre, lorsque le nom de Tomadhyr vibra sous le +plafond de l'hypogée, comme s'il eût été prononcé par un écho +mystérieux. Djémilé devint pâle. Je me levai, je fis quelques pas et je +reconnus, avec une inexprimable surprise, la voix de Malek qui appelait +Tomadhyr avec angoisse et colère. Je courus vers le puits:</p> + +<p>—Maudite sorcière, disait-il, rends-moi l'échelle, je suis blessé, +poursuivi...</p> + +<p>Je me hâtai de le faire descendre.</p> + +<p>—Ah! c'est toi? dit-il; où est l'empoisonneuse qui prive les gens de +leur volonté?</p> + +<p>—Hélas! je crois que Tomadhyr a payé de sa vie son dévouement pour moi!</p> + +<p>—Elle était mauvaise sorcière si elle s'est laissée tuer, dit-il +sèchement. Allons, retire l'échelle, moi je ne puis t'aider.</p> + +<p>—Es-tu blessé?</p> + +<p>—Oui, à la main.</p> + +<p>Nous gagnâmes l'hypogée.</p> + +<p>—Tu as ta femme? me dit-il en voyant Djémilé; je resterai de l'autre +côté de la porte.</p> + +<p>—Comme tu voudras.</p> + +<p>Quand il se fut installé dans la première chambre, je lui demandai ce +qui lui était arrivé.</p> + +<p>—Je me suis réveillé, dit-il, à mi-chemin de Dakakyn. J'ai sauté sur +mon cheval et je revenais, d'abord pour punir Tomadhyr de m'avoir donné +un philtre, ensuite pour accomplir mon dessein, lorsque, à une heure +d'ici, j'ai rencontré Mourad et Hassan escortés seulement de cinq +cavaliers et de quelques esclaves portant des falots. Je ne sais pas ce +qu'ils cherchaient, mais l'occasion était trop belle pour la laisser +échapper.</p> + +<p>J'ai marché droit à mon ennemi et de mes deux pistolets j'ai fait feu à +trois pas. Il s'est affaissé sur le cou de son cheval et je le crois +mort. Hassan m'a chargé et m'a coupé d'un coup de sabre ces deux doigts +de la main gauche. Tiens, regarde. Je ne saigne plus et je ne sens rien. +D'ailleurs la vie de Mourad valait bien la perte de la main tout +entière. Des mameluks sont accourus au bruit du combat. On s'est battu +dans l'obscurité. Deux de mes cavaliers ont été tués et je suis venu +chercher un refuge ici.</p> + +<p>—Es-tu suivi?</p> + +<p>—On a perdu ma trace.—Maintenant que nous n'avons plus rien à faire +dans l'oasis, nous pourrons repartir pour Esnèh demain ou cette nuit +même, car, pour rester longtemps dans ce tombeau à respirer la poussière +des morts et à mourir de faim, je ne le veux pas.</p> + +<p>—Je n'y tiens pas non plus, lui dis-je; mais, cette nuit, toute l'oasis +doit être sur pied.</p> + +<p>—Qu'importe! le désert est à une portée de pistolet, nos chevaux sont +là-haut cachés dans l'intérieur du temple. Crois-moi, partons +sur-le-champ. Nous couperons tout droit à travers les sables.</p> + +<p>—Une traversée de trois jours sans eau, sans provisions, c'est +impossible, et Djémilé ne peut faire le trajet à cheval.</p> + +<p>—Alors, attendons la nuit prochaine. Je vais dormir comme je n'ai pas +encore dormi depuis la mort de mon père. J'ai le cœur léger. Mourad est +mort...</p> + +<p>—Ne le dis pas à Djémilé, elle l'apprendra assez tôt.</p> + +<p>—Ne crains rien, je ne lui en parlerai jamais; mais elle ne peut avoir +beaucoup de larmes pour celui qui la forçait à épouser Hassan.</p> + +<p>Djémilé dormait dans l'hypogée, je m'étendis en travers de sa porte, à +deux pas de Malek.</p> + +<p>Si la satisfaction d'avoir assouvi sa vengeance lui procura un profond +sommeil, la mort de Tomadhyr et le danger que courait Djémilé me tinrent +éveillé. Et puis, j'étouffais dans cette tombe. Je montai respirer l'air +plusieurs fois et m'assurai que l'ennemi n'était pas sur nos traces.</p> + +<p>Le jour venu, il fallait agir prudemment pour ne pas attirer l'attention +sur nous. Je craignais que Malek ne commît quelque imprudence; j'obtins +de lui qu'il resterait pour veiller sur Djémilé. Je me mis en quête des +dromadaires qui avaient amené Tomadhyr; j'envoyai les fellahs faire de +l'eau au puits le plus voisin et j'allai aux provisions avec deux +cavaliers.</p> + +<p>La ville était en émoi. On criait fort autour de la boutique du barbier, +j'y entrai hardiment et je criai aussi fort que les autres, afin de +savoir ce qui se passait. Mourad était vivant. Il n'avait été blessé que +fort légèrement à l'épaule, et on disait que le meurtrier n'était autre +que Souleyman, furieux de n'avoir pas obtenu la main de Djémilé.</p> + +<p>Quelques-uns prétendaient que la fille du bey n'avait pas quitté le +palais et qu'une esclave seule avait pris la fuite. D'autres soutenaient +que son père l'avait tuée pour avoir outragé d'avance son époux. Quant +à l'attaque nocturne de Malek, on la mettait sur le compte d'une +incursion de pillards bédouins dans l'oasis, et c'était ce qui +préoccupait le moins. La grande nouvelle était le retour du sultan Kébir +(Bonaparte) au Caire, après avoir échoué dans son expédition de Syrie, +et l'on se disait tout bas que Mourad et Hassan allaient marcher de +concert, l'un sur Minieh, l'autre sur Medineh, avec cinq ou six mille +mameluks, bédouins, magrebins, darfouriens, et chasser les Français de +la moyenne Égypte. L'intérêt politique l'emportait sur les intérêts +privés.</p> + +<p>J'avais une envie démesurée d'aller trouver Mourad et de juger par +moi-même de ce caractère indomptable et de cette infatigable activité. +J'admirais cet homme qui, presque à bout de ressources, avait su +conserver tant d'autorité, tant de prestige sur ceux qui lui avaient +longtemps disputé le pouvoir. Mais le salut de Djémilé m'imposait la +prudence, et puis Hassan, ce lion des déserts de l'Arabie, qui sait s'il +ne tuerait pas sa fiancée fugitive comme il avait sans doute tué ma +pauvre almée? Il la faisait chercher; on fouillait les maisons des +fellahs et on questionnait les propriétaires. Une forte récompense était +promise à celui qui livrerait Djémilé, ou dirait seulement où elle était +cachée.</p> + +<p>Il fallait fuir au plus tôt. Nos outres pleines et nos provisions +faites, je revins près de mes compagnons leur donner des nouvelles; mais +je me gardai bien de dire à Malek que Mourad était vivant, il eût risqué +une nouvelle tentative.</p> + +<p>Nous nous mîmes en route vers le milieu de la nuit, à l'heure où l'oasis +tout entière dormait. Au jour, nous en étions déjà bien loin. Nous +marchâmes jusqu'à ce que nos montures fussent épuisées; nous dressâmes +nos tentes dans un repli de terrain, auprès d'un fourré de lentisques et +de palmiers nains. Nous achevions de prendre notre repas quand un des +fellahs, placé en observation, signala une troupe à cheval.</p> + +<p>Malek et moi, gravîmes la petite éminence de sable qui protégeait notre +campement. Un nuage de poussière s'élevait de l'horizon.</p> + +<p>—C'est la cavalerie de Mourad! dit Malek, nous ne pouvons fuir, nos +bêtes sont trop fatiguées. Il faut abattre les tentes, cacher la femme, +les fellahs et les bêtes dans le fourré. Nous et les deux cavaliers, +nous monterons à cheval et agirons de ruse.</p> + +<p>En un instant ses ordres furent exécutés. Je rassurai du mieux que je +pus Djémilé, qui était pâle, mais ne tremblait pas, et j'allai rejoindre +Malek et ses deux cavaliers.</p> + +<p>—Attirons-les loin d'ici, me dit-il, et laisse-moi porter la parole; il +sera toujours temps de se battre.</p> + +<p>Nous fîmes un quart de lieu au galop, à l'abri derrière le repli de +terrain, et nous nous arrêtâmes sur une butte de sable bien en vue.</p> + +<p>L'ennemi nous vit et se dirigea de notre côté.</p> + +<p>—Ils sont plus de vingt, me dit Malek, et nous ne sommes que quatre; +mais ce sont des bédouins et des yambos. Ils sont vêtus de laine, tandis +que nous sommes maillés de fer; on peut en venir à bout si Allah le +permet! Allons au-devant d'eux.</p> + +<p>Quelques instants après nous étions à portée de la voix. Ils avaient +fait halte en nous voyant accourir.</p> + +<p>—C'est Hassan-Bey, en personne, me dit tout bas Malek en arrêtant son +cheval. S'il ne se contente pas de mes paroles, il faudra le tuer.</p> + +<p>—Je m'en charge, répondis-je.</p> + +<p>Malek s'adressant alors directement à lui:</p> + +<p>—Ya Sidi Sherif, tu as été trompé comme nous aux pistes de cette +caravane.</p> + +<p>—Que veux-tu dire? répondit Hassan.</p> + +<p>—Ne cherches-tu pas comme nous celle que Mourad appelle sa fille?</p> + +<p>—Si tu le sais, pourquoi le demandes-tu?</p> + +<p>—J'aurais pu te donner un renseignement, mais puisque tu n'en veux +pas...</p> + +<p>—Parle, où est ma fiancée?</p> + +<p>—Dans l'oasis, à Dakakyn.</p> + +<p>—Tu mens, j'en arrive!</p> + +<p>—O Sherif, dit à Hassan un de ses cavaliers, que je reconnus pour être +Souleyman, cet homme te trompe en effet. C'est Malek-Ben-Aly, c'est lui +qui a enlevé Djémilé, pour le compte du colonel français.</p> + +<p>Malek répliqua en lui tirant un coup de pistolet qui le fit rouler à +terre; puis, mettant le sabre à la main, il fondit sur le gros de la +troupe. Je courus au sherif, et le combat s'engagea. Hassan était un +homme vigoureux, expérimenté dans le maniement des armes, ce qui ne +l'empêcha pas de recevoir une blessure au bras qui lui fit lâcher son +sabre, et j'allais en débarrasser Djémilé sur l'heure, car il était hors +d'haleine, si ses Arabes ne fussent venus à son secours. J'en tuai un, +mais en pure perte. Je fus renversé de cheval et maintenu à terre par +quatre bédouins qui, sur l'ordre d'Hassan, me lièrent les jambes et les +bras.</p> + +<p>Malek et l'un des cavaliers étaient également pris, l'autre était mort. +À nous quatre, nous leur avions tué cinq hommes, nous en avions mis +quatre hors de combat sans compter Hassan et Souleyman blessés.</p> + +<p>En voyant que sur vingt il n'en restait que neuf, je ne perdis pas +l'espoir d'en venir à bout, quoique Malek et moi fussions liés de +cordes.</p> + +<p>Nous fûmes amenés devant Hassan qui avait mis pied à terre pour panser +sa blessure.</p> + +<p>—Voilà trois rudes compagnons, dit-il, et les houris seront bien +désolées de les voir arriver en paradis sans leur tête.</p> + +<p>—Tu plaisantes agréablement, répondis-je; mais ne crois pas m'effrayer; +je te sais plus cupide que méchant et tu préféreras notre rançon à notre +mort.</p> + +<p>—Pourquoi ton kiachef ne parle-t-il pas lui-même?</p> + +<p>Et se tournant vers Malek:</p> + +<p>—Dis-moi d'abord s'il est vrai que tu conduisais la fugitive à ton chef +français?</p> + +<p>—Je ne connais pas celle dont tu veux parler, répondit Malek, et il y a +longtemps que le Français ne pense plus à elle.</p> + +<p>—Alors, que venais-tu faire à Khardjèh?</p> + +<p>—Je venais me joindre aux cavaliers de Mourad avec ces deux bons +musulmans, qui, comme moi, ont déserté le drapeau de nos oppresseurs.</p> + +<p>—Tu me crois bien sot pour me donner à boire de telles impostures. Ta +langue a assez menti. Je vais te la faire couper.</p> + +<p>Je crus qu'il plaisantait; mais je fus bien vite détrompé en voyant deux +de ses bourreaux renverser mon compagnon et lui ouvrir la bouche avec +leurs sabres. Ce fut en vain que j'implorai sa grâce, que j'offris des +monceaux d'or et que je dis qu'il était le frère de Djémilé: le +malheureux Malek fut mutilé sous mes yeux.</p> + +<p>Vaincu par la souffrance, il s'évanouit.</p> + +<p>Hassan s'adressa ensuite à moi:</p> + +<p>—À ton tour, dit-il; veux-tu avouer la vérité?</p> + +<p>Un frisson glacial me passa dans les veines. J'avais vu la mort souvent +en face; mais j'avoue que l'idée d'être mutilé comme cet infortuné +paralysait toutes mes facultés. Je n'avais qu'une idée, celle de fuir, +et je faisais des efforts surhumains pour rompre mes liens. Tout à coup +je sentis qu'une des cordes qui me retenait les coudes l'un contre +l'autre cédait. L'espoir et la présence d'esprit me ranimèrent.</p> + +<p>—Oui, je veux bien parler, dis-je avec aplomb: que veux-tu savoir?</p> + +<p>—Tu n'es ni Arabe, ni mameluk.</p> + +<p>—C'est vrai.</p> + +<p>—Qui es-tu?</p> + +<p>—Le chef français lui-même.</p> + +<p>—Toi!... fit-il en s'approchant.</p> + +<p>—Oui! et je suis venu chercher ma femme.</p> + +<p>—Qui, Djémilé?</p> + +<p>—Elle est mariée avec moi depuis longtemps.</p> + +<p>—Et tu l'as emmenée?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Où est-elle?</p> + +<p>—Pas loin d'ici!</p> + +<p>En ce moment, ma corde se desserra tout à fait, mais je restai immobile.</p> + +<p>—Tu consens à me la rendre?</p> + +<p>—Puis-je faire autrement? Fais moi délier les pieds, et je te conduirai +près d'elle.</p> + +<p>Comme un sot, il en donna l'ordre.</p> + +<p>Dès que j'eus les jambes libres, et, pendant que son esclave était +encore agenouillé devant moi, je rompis mes liens, et, avec la +promptitude de l'éclair, j'arrachai le yatagan que celui-ci portait sur +l'épaule comme un carquois; je me jetai sur Hassan qui était à trois pas +de moi, et lui plantai la lame tout entière dans la poitrine. Ce fut si +vite fait que j'eus encore le temps de couper la corde qui retenait les +mains du mameluk prisonnier avant que les bédouins fussent revenus de +leur stupeur.</p> + +<p>Pendant qu'ils s'empressent autour de leur sherif, le mameluk et moi +nous leur tombons sur le dos à notre tour. J'en abattis un pour mon +compte, lui deux; nous étions devenus enragés. Souleyman prit la fuite +avec ceux qui restaient. Mon mameluk songea d'abord à les poursuivre; +mais je le rappelai pour qu'il allât chercher quelques-uns de nos +fellahs, et un dromadaire afin d'emporter Malek, qui semblait mort. Il +obéit, mais il ne voulut pas partir avant d'avoir tranché sans pitié les +têtes des trois bédouins qui respiraient encore. Hassan se tordait sur +le sable, en rugissant de douleur et m'accablant d'imprécations. Je lui +brûlai la cervelle pour en finir.</p> + +<p>Quelques instants après, Malek hissé sur le dromadaire, et mes fellahs +ayant dévalisé et décapité les morts, y compris le sherif, je repris le +chemin du bois de lentisques en emmenant les chevaux. Djémilé accourut +au-devant de moi et, sans prononcer une parole, me prit la main et y +colla ses lèvres.</p> + +<p>Ne voulant pas attendre que Mourad, averti par Souleyman, pût venir nous +rejoindre avec une armée tout entière, je donnai l'ordre de repartir +sur-le-champ, afin de prendre de l'avance. Les chevaux étaient fatigués, +il est vrai, mais les dromadaires pouvaient encore fournir une longue +marche.</p> + +<p>Nous avions d'ailleurs plus de chevaux qu'il n'en fallait pour monter +tout le monde. Nous partîmes au soleil couchant. Le khamzine s'éleva. +C'est un vent du sud-ouest qui, chargé de l'atmosphère embrasée du +désert, vous énerve et vous dessèche les poumons. Dans sa furie, il +soulève des tourbillons de sable et ensevelit parfois les caravanes qui +se laissent surprendre. Il souffla toute la nuit et il nous sembla +respirer l'air qui sortirait d'une fournaise. Malgré les haltes +fréquentes pour rafraîchir les hommes et abreuver les bêtes, dix de mes +chevaux tombèrent fourbus et deux fellahs moururent suffoqués. Avec le +retour du jour, le khamzine redoubla de violence. Le soleil était +tellement voilé par les nuages de sable qu'il semblait un boulet rouge. +Les dromadaires se couchèrent. Il fallut s'arrêter. Grâce à la +précaution que nous avions prise, Djémilé et moi, de garder constamment +une éponge imbibée d'eau sur la bouche, nous supportâmes ce vent +desséchant. Je fis porter sous ma tente le malheureux Malek, dont la +soif exaspérait encore la douleur et je cherchai à lui donner courage.</p> + +<p>Djémilé, à laquelle j'avais appris qu'il était son frère, sut lui parler +beaucoup mieux que moi dans le sens du fatalisme musulman. Après l'avoir +écoutée d'un air sombre, il parut se soumettre à son sort. Tout à coup +il se leva, prit la main de Djémilé et la porta à son front et à sa +poitrine, voulant dire par là qu'il la reconnaissait pour sa sœur. Puis +il me fit comprendre que j'eusse à lui donner ses armes. Je les lui +remis, pensant qu'une idée de combat traversait son esprit et en +réveillait l'indomptable énergie. Il prit ses pistolets, en fit jouer +les batteries, les chargea, et les rejeta loin de lui d'un air +mécontent. Puis il tira son sabre, en examina la pointe affilée, le +remit au fourreau, et sortit de la tente en me faisant signe de le +suivre. Il fit trois pas, s'arrêta, me fit voir avec un geste de +désespoir sa bouche mutilée, sa main estropiée; puis, levant au ciel un +regard résigné, il me serra la main et s'éloigna. Je crus qu'il voulait +me quitter et j'allai vers lui; mais avant que je l'eusse rejoint, il +avait tiré son sabre, et, à deux mains, se l'enfonça dans la poitrine.</p> + +<p>En me voyant près de lui, il sourit tristement, ferma les yeux et +retomba mort. Ses hommes vinrent le relever.</p> + +<p>—Ce qu'il a fait là, dit l'un d'eux, est d'un lâche sans foi ni +religion. Il faut savoir supporter ce qui doit arriver. Il a eu tort.</p> + +<p>Dans la situation de Malek, un vrai musulman se fût dit en effet, que +c'était écrit. Mais, comme la plupart des mameluks nés dans le rite +grec et convertis ensuite à l'islamisme, Malek ne croyait pas à la +fatalité. Il avait compté sur la mansuétude divine et s'était soustrait +par la mort à la honte de vivre mutilé.</p> + +<p>Les fellahs refusèrent de lui donner la sépulture et je dus, avec l'aide +des mameluks, lui creuser une fosse et l'ensevelir. La douleur de +Djémilé ne pouvait être bien grande, elle ne connaissait ce frère que +depuis quelques heures, et le sentiment de la famille est peu développé +chez les Orientaux.</p> + +<p>Il fallait songer à se remettre en route. Je donnai l'ordre de plier les +tentes et de recharger les outres. Les deux dromadaires et trois chevaux +furent seuls en état de repartir. Le vent soufflait toujours. La soif se +fit bientôt sentir et les fellahs absorbèrent ce qui restait d'eau. Nous +avancions lentement. À chaque instant c'était un homme ou un cheval qui +restait en chemin. Vers minuit, mon cheval refusa d'aller plus loin. Il +n'y en avait pas d'autre. Je grimpai sur le dromadaire qui portait +Djémilé. Trois heures après, nous étions seuls. Notre monture refusa de +marcher et se coucha. Nous dûmes rester là sous des tourbillons de sable +qui menaçaient de nous ensevelir. La soif, l'ardente soif, me brûlait la +gorge. J'avais épuisé les quelques gouttes d'eau qui me restaient. Les +provisions étaient restées sur l'autre dromadaire. Ma compagne souffrait +de la faim; elle était écrasée par le manque d'air et la fatigue. Je +cherchais à la réconforter en lui disant que nous ne pouvions pas être +loin d'Esnèh, qu'il fallait attendre que notre dromadaire eût pris un +peu de repos. Je voulus le faire lever, mais le maudit animal ne +bougeait pas plus qu'une borne. Il ruminait paisiblement, le cou allongé +sur le sable. Que cette nuit fut longue et cruelle! Au matin, Djémilé +était glacée. Son regard était voilé. Allait-elle mourir?</p> + +<p>—Écoute, lui dis-je, je donnerai ma vie pour sauver la tienne. Veux-tu +boire mon sang?</p> + +<p>—C'est horrible! répondit-elle d'une voix éteinte.</p> + +<p>—C'est nécessaire, je veux que tu vives!</p> + +<p>Je me fis une entaille au bras. Elle but.</p> + +<p>Le ciel était moins chargé de nuages de poussière du côté de l'Orient, +le vent faiblissait. Je vins à bout de mettre le dromadaire sur pied et +nous repartîmes.</p> + +<p>Enfin nous vîmes les minarets d'Esnèh, et le même jour, ma chère +compagne était sous la protection de la France. Nous avions dû au vent +du désert de n'avoir pas été rattrapés par Mourad. Cette expédition +avait duré dix jours, et, sur treize personnes, je revenais seul.</p> + +<p>À la suite des privations que nous avions endurées, Djémilé fut malade +assez longtemps; moi même je m'en ressentis plus de quinze jours.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#toc">XIV</a></h2> + + +<p>Aussitôt que Djémilé eut recouvré ses forces, elle me témoigna une +affection dont je fus vivement touché.</p> + +<p>—Dis-moi donc que tu m'aimes, me disait-elle, il me semble que tu ne me +l'as pas encore dit.</p> + +<p>—C'est vrai. Je ne te l'ai pas dit comme je le sens. Je ne saurais pas +le dire.</p> + +<p>—Mais tu me l'as prouvé; c'est pourquoi Djémilé aime par-dessus tout +celui qui lui a sauvé deux fois la vie et qui l'a délivrée, par son +courage, d'un maître odieux. Aussi, pour toi, j'ai fui ma famille; pour +toi, je renoncerai à ma religion si tu le veux. Je t'obéirai +aveuglément. Je ne te demande qu'une chose, c'est de souffrir près de +toi ton esclave Djémilé.</p> + +<p>—Chère enfant adorée, lui dis-je en la serrant sur mon cœur, ce que je +t'ai dit, il y a un an, alors que je te vis pour la première fois, je te +le répète ici: c'est moi qui suis ton esclave.</p> + +<p>—Non, il faut être mon maître, me commander, m'instruire. Je ne sais +rien et je veux tout apprendre. Avec ton sang, j'ai bu tes pensées, tes +désirs; aujourd'hui, j'ai encore soif, mais c'est ton âme tout entière +que je veux boire.</p> + +<p>Quel homme n'eût été enivré par cette enchanteresse, et comment +aurais-je pu douter d'elle?</p> + +<p>J'avais raconté mon expédition dans l'oasis au général Desaix. Il me +blâma de ne pas lui en avoir parlé avant de partir. Je vous eusse donné, +dit-il, le moyen de parler à Mourad; j'estime sa bravoure, et peut-être +eût-il été sensible à des propositions de ma part. Mais c'est partie +remise. Vous avez sa fille, gardez-la bien.</p> + +<p>Il n'était pas nécessaire de me faire cette recommandation, je ne la +perdais pas de vue. J'en étais devenu jaloux comme un tigre.</p> + +<p>Le noble caractère et la sage administration de Desaix lui avaient valu, +de la part des habitants de la haute Égypte, le surnom de <i>Sultan +juste</i>; il se vit à regret forcé d'abandonner la garde du pays aux +troupes indigènes et d'aller rejoindre Bonaparte à son quartier général +de Gizèh.</p> + +<p>Mourad marchait sur le Caire, en même temps qu'une flotte anglo-turque +s'avançait vers Alexandrie.</p> + +<p>Nos préparatifs furent bientôt faits. Je m'embarquai avec Djémilé.</p> + +<p>Morin se joignit à nous avec ses cartons, et, durant le voyage, il se +montra si aimable auprès de ma compagne, qu'il obtint de faire un dessin +d'après elle. Décidément ce garçon faisait une collection de portraits +de femmes. Comme il me montrait la série de ceux de Sylvie, de +Pannychis, de Daoura, de mon hôtesse cophte à Esnèh, et de Tomadhyr, je +le priai de me faire une copie de celui-ci. Je voulais garder l'image de +cette pauvre fille; mais Djémilé en parut contrariée et j'y renonçai. +Nous étions ingrats tous les deux. L'almée avait payé notre bonheur de +sa vie, puisqu'elle n'avait pas reparu!</p> + +<p>Le 10 juillet, la division Desaix était de retour à Gizèh, et mon +régiment, en attendant de nouveaux ordres, revenait prendre ses +quartiers à Boulaq.</p> + +<p>Ma maison était toujours à la même place, mais Pannychis en avait +décampé quelques jours après mon départ. J'en fus fort aise. Elle avait +passé avec armes et bagages, c'est-à-dire, avec ses chiffons et ses +bijoux, dans les bras d'un <i>Riz-pain-sel</i>. C'est ainsi que nous +appelions ces munitionnaires qui faisaient souvent, aux dépens du pauvre +soldat, de si rapides fortunes.</p> + +<p>Il ne me restait que Daoura, Choho et Zabetta pour recevoir Djémilé. +Elles l'accueillirent par des cris, des pleurs, des rires à n'en plus +finir. Daoura sautait autour d'elle absolument comme un chien qui +retrouve son maître.</p> + +<p>Je courus embrasser Dubertet qui me dit, en me parlant de Sylvie: J'ai +eu envers elle bien des torts qu'elle m'a pardonnés. La fidélité de +cette femme est inimaginable, mon cher! Elle a dédaigné de se venger +alors qu'elle pouvait le faire impunément.</p> + +<p>Malek n'était plus là pour dire le contraire, et je n'étais pas chargé +de détromper Dubertet. L'amour vit d'illusions, et mon ami se trouvait +heureux.</p> + +<p>En le quittant, je m'occupai de trouver un professeur pour Djémilé.</p> + +<p>Elle voulait apprendre à lire, à écrire et à parler le français qu'elle +commençait à bégayer. Je ne pouvais m'adresser à un meilleur maître qu'à +Fosco qui m'avait montré l'arabe, et j'obtins qu'il lui donnât des +leçons. J'eus le loisir de surveiller les progrès de l'élève, car +j'étais chargé de garder le Caire avec mes dragons. Je ne pus donc, à +mon grand regret, assister le 22 juillet à la glorieuse bataille +d'Aboukir où Murat fit une si belle charge pour couper l'armée turque et +la pousser jusque dans la mer.</p> + +<p>Bonaparte quitta le Caire le 18 août 1799 avec plusieurs de ses généraux +et quelques savants. Croyant qu'il allait en tournée scientifique, +personne ne s'en inquiéta: aussi le désappointement fut grand lorsque +nous sûmes qu'il s'était embarqué à Alexandrie le 22 et faisait voile +pour la France. Il laissait le commandement à Kléber qui vint au Caire +et fut reconnu général en chef le 1<sup>er</sup> septembre, aux acclamations de +l'armée et de la population.</p> + +<p>Celui-ci montra d'abord les dispositions les plus pacifiques et ne +songea qu'à s'attirer la confiance des habitants. Les mois de septembre +et d'octobre se passèrent en fêtes. Djémilé aimait à paraître, je la +conduisis partout. Sa jeunesse et sa beauté furent très-remarquées. Elle +eut les hommages des hommes et l'envie des femmes.</p> + +<p>En novembre l'infatigable Mourad reparut dans le Fayoum et Desaix marcha +contre lui avec deux colonnes mobiles composées de cavalerie, +d'artillerie et d'infanterie montée sur des dromadaires. Dans la crainte +qu'il ne vînt encore me ravir sa fille, je fis faire bonne garde autour +de ma maison.</p> + +<p>Je n'avais pas revu mademoiselle de Cérignan, je n'en avais même pas de +nouvelles par son propriétaire juif, quand, un matin, j'aperçus Louis +rôdant autour de ma maison. Il avait beaucoup grandi et semblait mieux +portant.</p> + +<p>—Où vas-tu ainsi tout seul, petit Louis?</p> + +<p>—Je venais chez toi, dit-il en accourant se jeter dans mes bras; il y a +plus de huit mois que je ne t'ai vu! Veux-tu que je déjeune avec toi?</p> + +<p>—Avec plaisir; mais tu seras raisonnable?</p> + +<p>—Est-ce que je ne le suis pas toujours?</p> + +<p>—Ce n'est pas ce que dit ta sœur.</p> + +<p>—Elle prétend me faire passer pour aliéné, dit-il en haussant les +épaules. Je lui pardonne ce mensonge. C'est à bonne intention, pour ne +pas donner l'éveil sur mon secret; mais, à force de prudence et de +soins, elle en est arrivée à me devenir insupportable. Elle m'ennuie!</p> + +<p>—Ce que tu dis là serait odieux si tu en sentais la portée. Ta sœur...</p> + +<p>—Ne l'appelle donc pas ma sœur. Cela me rappelle madame Royale et me +fait de la peine!</p> + +<p>—Voilà ta folie qui te reprend? Allons viens déjeuner; mais que votre +<i>majesté</i> daigne au moins garder l'incognito.</p> + +<p>—Oh! sois tranquille, je suis prudent, dit-il d'un air grave.</p> + +<p>Je l'emmenai dans la salle à manger où Djémilé m'attendait. Ce jour-là +elle était vêtue d'or et de soie, elle avait son tarbouch d'émeraudes et +ses colliers de perles. Elle savait déjà assez de français pour se faire +comprendre.</p> + +<p>Quand je lui eus présenté Louis comme le fils de l'un de mes amis, elle +le fit asseoir près d'elle et lui demanda quel âge il avait. Puis elle +me dit qu'il était joli et qu'il ressemblait à une fille. Lui ouvrait de +grands yeux et la regardait avec admiration. Puis il toucha du bout du +doigt, et d'un air craintif, ses vêtements, ses colliers, ses cheveux et +ses mains.</p> + +<p>—C'est une fée! lui dis-je en riant; prends garde de la faire envoler.</p> + +<p>—J'en serais bien fâché, dit-il; et s'adressant à Djémilé: Voulez-vous +que je vous embrasse, madame la fée? Elle y consentit sans façons.</p> + +<p>Pendant le déjeuner, cet enfant se montra très-sensé; s'il n'était ni +très-instruit ni très-intelligent, il était au moins affectueux et plein +de bons sentiments. En sortant de table, qu'il fût fils de roi ou non, +il avait gagné mon affection.</p> + +<p>Pour venir me voir, il avait profité d'une visite que mademoiselle de +Cérignan était allée rendre, et, quand je lui parlai de le reconduire, +il me dit:</p> + +<p>—Laisse-moi passer avec toi tout le temps que je pourrai. Si la +Cérignan est inquiète de moi, elle viendra bien me chercher ici. J'ai +dit au juif où j'allais.</p> + +<p>Je le laissai libre de faire ce qui lui plairait. Djémilé lui proposa de +jouer au <i>mangallah</i>, espèce de jeu de trictrac très à la mode en +Orient.</p> + +<p>Après un quart d'heure, il bâilla et me demanda à voir mes chevaux; +quand ce fut fait, il voulut aller se promener dans la caserne. En +voyant mes dragons, il me manifesta son désir d'être soldat un jour. De +retour à la maison il demanda à Guidamour de lui apprendre à faire +l'exercice; puis il alla taquiner la petite fellahine en lui dérangeant +ses échafaudages de pâtisserie et il se pâmait de rire devant les +impatiences de cette fille. Djémilé, qui n'était guère moins enfant que +lui, s'en mêla et la maison fut bientôt sens dessus dessous. Elle finit +par en faire sa poupée et l'habilla en odalisque.</p> + +<p>On annonça en ce moment mademoiselle de Cérignan. Louis, pris de +terreur, demanda à Djémilé de le cacher, et ils s'enfuirent dans le +harem.</p> + +<p>J'allai au-devant d'Olympe, qui me demanda avec inquiétude si son frère +était chez moi.</p> + +<p>—Tranquillisez-vous, lui dis-je, il est ici.</p> + +<p>—Ah! quel enfant terrible! comme il m'a fait peur!</p> + +<p>—Vous craignez qu'on ne vous l'enlève?</p> + +<p>—Sans doute! dit-elle imprudemment; puis se reprenant: un enfant qui ne +sait ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit, peut suivre le premier venu.</p> + +<p>Après l'avoir priée de s'asseoir:</p> + +<p>—Voyons, mademoiselle de Cérignan, cessez de feindre avec moi. Louis +n'est pas plus fou qu'il n'est votre frère. Je ne sais s'il est +réellement le Dauphin; mais c'est un enfant aimable et bon que vous +tenez trop sévèrement et que vous ennuyez. Tant pis, le mot est lâché!</p> + +<p>—Il vous a dit que je l'ennuyais? dit-elle en se redressant.</p> + +<p>—Parfaitement!</p> + +<p>Elle était profondément blessée.</p> + +<p>—Je l'ennuie! Ah! voilà bien l'ingratitude des princes! Dévouez-vous +donc pour eux, sacrifiez-leur toutes vos affections, résignez-vous à +vivre loin du monde, pour ainsi dire cloîtrée; brisez-vous le cœur: ils +vous en savent gré en vous faisant dire: <i>Vous m'ennuyez</i>!</p> + +<p>—C'est donc décidément un prince?</p> + +<p>Elle se tut, rougit et baissa les yeux, puis elle me regarda hardiment +et me dit avec l'accent de la vérité:</p> + +<p>—Je vous ai trompé jusqu'à ce jour. Je le devais! Puisque cet enfant, +par ses révélations, me force à vous confier son sort, sachez qu'il est +bien le fils de Louis XVI. Vous l'avez sauvé de la mort, à présent +protégez sa vie! Un jour, quand il remontera sur le trône de ses aïeux, +il vous en saura peut-être gré, si jusque-là vous avez le talent de ne +pas l'ennuyer. Moi, j'ai échoué, c'est à votre tour d'être dévoué et de +lui sacrifier tout: à vous le devoir et l'honneur de garder l'héritier +de trente-six rois et de l'amuser, ce qui est malaisé, je vous en +avertis!</p> + +<p>Et elle sourit avec amertume.</p> + +<p>—Mademoiselle Olympe, en admettant que vous disiez la vérité, je ne +veux rien de tout cela; d'abord parce que je ne suis pas ambitieux, +ensuite parce que je suis de ceux qui ne veulent pas le retour du passé.</p> + +<p>—Alors, vous allez dénoncer le roi?</p> + +<p>—Je ne suis pas convaincu qu'il soit ce que vous dites, non que je +doute de votre sincérité, mais vous pouvez avoir été trompée. Quant à +dénoncer qui que ce soit, cette sorte de patriotisme n'est pas de mon +goût. Je suis peiné de voir que vous m'estimez si peu!</p> + +<p>—Excusez-moi, monsieur de Coulanges, j'ai pour vous une grande estime, +au contraire! mais j'ai eu tant de déceptions et je suis tellement +dégoûtée de la vie que je suis injuste.</p> + +<p>—Oui, vous êtes injuste!</p> + +<p>—Accablez-moi, je le mérite; mais croyez à ma sincérité, à mon +affection...</p> + +<p>Elle était si émue que je crus voir un aveu s'échapper avec ses larmes. +Que j'eusse été heureux si elle eût été sincère en temps utile! mais il +était trop tard!</p> + +<p>—Voici votre protégé, lui dis-je en voyant entrer Djémilé et l'enfant, +qui avait repris ses vêtements masculins.</p> + +<p>À la vue de Djémilé, mademoiselle de Cérignan resta atterrée. Elle la +regarda en pâlissant, puis reportant les yeux sur moi, elle voulut +parler. La parole expira sur ses lèvres. Elle gagna la porte, repoussa +Louis qui l'avait suivie par habitude, et lui dit d'une voix tremblante +de colère:</p> + +<p>—Vous pouvez rester avec vos nouveaux amis, moi je n'ai pas le talent +de vous amuser.</p> + +<p>Et elle partit sans rien écouter et sans se retourner.</p> + +<p>Louis se prit à pleurer, mais en montrant plus d'effroi de se voir +abandonné que de tendresse pour la pauvre Olympe. Djémilé l'embrassa, +lui essuya les yeux et l'emmena jouer.</p> + +<p>Je n'étais nullement satisfait d'avoir en garde ce prétendu rejeton +royal. Mais que faire? Je ne pouvais le mettre sur le pavé. Je lui +accordai l'hospitalité pour la nuit. Le lendemain, jugeant que la colère +de mademoiselle de Cérignan devait être tombée, je me rendis chez elle, +mais je ne trouvai que le vieux petit juif. Il m'apprit qu'elle avait +quitté le Caire.</p> + +<p>—Est-ce pour longtemps?</p> + +<p>—Qui sait! Peut-être pour toujours.</p> + +<p>—Si tu sais quelque chose, parle!</p> + +<p>—Je sais qu'elle a versé beaucoup de larmes depuis hier, et qu'elle +s'est embarquée ce matin.</p> + +<p>—Et où va-t-elle?</p> + +<p>—Je l'ignore; mais elle a dû aller rejoindre le lord anglais.</p> + +<p>—Qu'est-ce qui te le fait supposer?</p> + +<p>—Il y a quelque temps, un soir, il a frappé à la porte de chez moi. Je +ne voulais pas lui ouvrir avant qu'il ne m'eût dit son nom, afin de vous +l'apprendre à votre retour.</p> + +<p>—Et qu'a-t-il répondu?</p> + +<p>—Qu'il venait de la part du prince.</p> + +<p>—Quel prince? il y en a beaucoup!</p> + +<p>—Je n'ai pu en savoir plus long. Je devinais bien qu'il apportait de +l'argent. Je craignais de n'être pas payé, car vous étiez parti, et je +l'ai introduit chez la dame française. Alors je suis monté sur ma +terrasse, d'où je pouvais entendre leur conversation. Je sais assez de +français pour comprendre.</p> + +<p>—Très-bien, et qu'as-tu entendu?</p> + +<p>—Oh! bien des choses, car il est resté ce jour-là plus d'une heure. Le +petit garçon avait été envoyé au lit tout de suite après souper. Le +mylord n'était donc pas gêné par sa présence. Il a d'abord dit à la dame +qu'elle demandait trop souvent de l'argent à la famille, et que celui +qu'il apportait était tout ce dont on avait pu disposer. Elle se récria +sur l'exiguïté de la somme; à quoi l'Anglais répondit qu'il était prêt à +lui donner tout ce qu'elle demanderait si elle consentait à le suivre. +Enfin, il lui proposa de l'acheter comme on achète une esclave au bazar; +mais il voulait le petit garçon par-dessus le marché.</p> + +<p>—Et qu'a répondu la Française?</p> + +<p>—Elle s'est fâchée très-fort, lui a dit qu'il était l'ennemi de son +pays, que jamais elle ne vendrait l'enfant qui lui était confié, et +qu'il était un misérable et un insolent. Alors l'Anglais lui a parlé +plus poliment; il lui a proposé d'être son mari.</p> + +<p>—A-t-elle accepté?</p> + +<p>—Elle n'a dit ni oui ni non. Elle a fait une de ces réponses comme les +femmes en font quand elles ont besoin des gens qu'elles n'aiment pas. +Enfin, il est parti en disant qu'il reviendrait; mais il n'est pas +revenu, et la dame française n'a plus reçu d'argent. Je crois qu'elle +n'a plus rien.</p> + +<p>Je payai largement ce rapport et je me retirai, cherchant à pénétrer les +motifs de la fuite d'Olympe. Sans doute elle était à bout de ressources, +et, ne voulant pas en accepter de moi pour son compte, elle me confiait +le prince, sachant qu'il était en sûreté sous la garde de mon honneur et +qu'il ne manquerait de rien chez moi. Il n'était pas probable qu'une +personne si dévouée ne fût pas partie avec l'intention de lui chercher +des protecteurs plus à même que moi de l'élever. Pourquoi ne +m'avait-elle pas dit franchement les choses, au lieu de feindre une +colère qui ne pouvait pas être dans son cœur?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XV" id="XV"></a><a href="#toc">XV</a></h2> + + +<p>Je pris le parti de garder Louis et de veiller sur lui. Comme il était +peu ferré sur sa grammaire et voulait apprendre un peu l'arabe, je +l'associai aux leçons que Fosco donnait à Djémilé. Elle commençait à +parler passablement notre langue, mais avec un accent arabe +très-prononcé. La petite fellahine, qui, pour les convenances, assistait +aux leçons, apprit sans y songer, et parla bientôt plus purement +qu'elle; mais il n'eût fallu lui demander ni de lire ni d'écrire. Louis +était doux, nonchalant et distrait. Il préférait à l'étude, des +exercices corporels, l'équitation, l'escrime, la natation. Sa santé s'en +trouva bien, et je le vis grandir rapidement. Il devenait fort joli +garçon, un léger duvet blond teintait déjà sa lèvre supérieure. Ce +n'était plus un enfant et ce n'était pas encore un jeune homme. Il avait +quinze ans.</p> + +<p>De son secret ou de sa monomanie princière il ne se confiait qu'à moi. +Sa réserve vis-à-vis de tous les autres n'indiquait pas un état de +démence, et je ne lui en vis jamais donner le moindre signe. Quand il me +parlait de ses droits à la couronne, je rabattais ses espérances en lui +disant qu'il fallait être avant tout un citoyen, savoir se rendre utile +à son pays, et ne pas songer à le dominer. Je ne sais si je +l'<i>ennuyais</i>, mais il ne me le fit jamais dire.</p> + +<p>Un soir, en rentrant chez moi, j'entendis chuchoter dans la chambre du +rez-de-chaussée, où couchait Louis. Comme il taquinait beaucoup la +fellahine, qui devenait une fillette assez gentille et pas trop mal +tournée, je voulus savoir s'il ne l'avait pas attirée là dans un but +moins innocent que ne le comportait son air novice.</p> + +<p>Je m'approchai sans bruit. La personne avec laquelle le petit-fils de +Louis XV causait, n'était autre que Djémilé. Je prêtai l'oreille.</p> + +<p>—Pourquoi pleurez-vous? lui demandait-elle, avec intérêt.</p> + +<p>—Parce que vous m'avez fait de la peine.</p> + +<p>—Moi? je ne vous ai jamais grondé!</p> + +<p>—Oui, c'est vrai, vous êtes bonne pour moi, petite fée, très-bonne! +mais vous êtes méchante aussi quand vous agissez comme hier au soir.</p> + +<p>—Qu'ai-je donc fait?</p> + +<p>—Vous ne m'avez pas embrassé en me disant bonsoir.</p> + +<p>—C'est que vous devenez trop grand. Vous voilà bientôt un homme, et moi +qui ne suis guère plus âgée que vous, je ne dois plus vous traiter comme +un enfant.</p> + +<p>—En ce cas, vous ne m'aimez plus, petite Djémilé de mon cœur?</p> + +<p>—Si fait, mais je ne puis avoir d'amour pour vous.</p> + +<p>—Je comprends bien ce que vous dites; mais j'en ai bien du chagrin! Je +voudrais être encore petit! Vous parlez d'amour: qu'est-ce que c'est +donc, au juste?</p> + +<p>—C'est de livrer son cœur tout entier, c'est d'être prêt à verser son +sang et à faire le sacrifice de sa vie pour la personne que l'on aime.</p> + +<p>—En ce cas, je suis amoureux de vous, car je donnerais tout cela pour +vous et davantage. Je vous ferais reine dans mon pays.</p> + +<p>—Vous parlez comme un enfant.</p> + +<p>—Alors, si je suis un enfant, embrassez-moi comme par le passé.</p> + +<p>Et elle l'embrassa en lui disant: C'est pour la dernière fois.</p> + +<p>Je jugeai à propos d'intervenir et je me montrai en disant à Louis:</p> + +<p>—Si tu tiens tant à être embrassé, va trouver mes négresses.</p> + +<p>Il resta tout penaud. Djémilé éclata de rire.</p> + +<p>Quand j'eus remmené ma compagne, je lui dis qu'il n'y avait là rien de +si risible, et je lui demandai ce qu'elle avait été faire chez Louis.</p> + +<p>—Je l'ai trouvé, dit-elle, pleurant au milieu de la cour; je l'ai +questionné, ce qui a augmenté son chagrin et l'a fait fuir. Voulant +savoir s'il n'était pas malade, je l'ai suivi dans sa chambre, où il m'a +enfin répondu.</p> + +<p>—En es-tu plus avancée, maintenant que tu connais son amour pour toi?</p> + +<p>—Bah! ce n'est pas de l'amour. Crois-tu que je prenne cela au sérieux?</p> + +<p>J'avais confiance dans ma compagne; mais elle était fille de l'Orient, +c'est-à-dire facile à émouvoir, et, devant les promesses extravagantes +d'un garçon tout bouillant d'ardeur juvénile, elle pouvait faiblir. Il +valait mieux ne pas l'exposer au danger.</p> + +<p>Il fallait donc éloigner Louis. Il savait assez monter à cheval et +suffisamment manier le sabre pour devenir l'ordonnance, voire l'aide de +camp d'un général. Je commençai par lui faire endosser un uniforme et +porter un sabre, ce qui le rendit fou de joie. Puis, dans un bal que +donnait Kléber, je le lui présentai comme un mien cousin et lui demandai +de le prendre dans son état-major. Kléber l'accepta, et dès le +lendemain, après avoir recommandé à Louis de ne jamais confier à +personne le secret de sa naissance s'il ne voulait être fusillé, je le +conduisis au quartier général; après quoi je défendis à Guidamour de le +recevoir jamais chez moi quand je n'y serais pas.</p> + +<p>En quittant l'Égypte, Bonaparte avait promis à Kléber de lui envoyer des +secours: non-seulement les secours n'arrivaient pas, mais encore nous +étions sans nouvelles. Les uns le croyaient mort ou pris par les Anglais +durant la traversée, les autres disaient qu'il abandonnait l'armée, et +parlaient tout haut d'évacuer l'Égypte. Il y eut même des tentatives de +révolte dans l'armée. Cette irritation des esprits, jointe à un nouveau +débarquement des Turcs soutenus par une flotte anglaise, décida le +général en chef à entrer en négociations avec le grand visir et sir +Sidney Smith, dont l'intervention était indispensable.</p> + +<p>Les Anglais, maîtres de la mer, nous eussent empêchés de passer. Après +bien des pourparlers la convention fut signée à El-Aryeh, avec le grand +visir, le 28 janvier 1800.</p> + +<p>Les généraux Desaix, Davoust et Rapp, contraires à l'abandon de notre +conquête, se brouillèrent avec Kléber et partirent sur-le-champ pour la +France.</p> + +<p>Le général en chef donna l'ordre du départ à la satisfaction de l'armée. +La nouvelle du changement de gouvernement qui venait de s'opérer en +France et l'<i>avénement</i> de Bonaparte au consulat remplissaient le cœur +des soldats d'espérance et de joie. Je n'étais pas moins désireux de +revoir mon pays, mon père et mes amis, après cinq ans d'exil tant en +Italie qu'en Égypte.</p> + +<p>Si Djémilé était enchantée à l'idée de voyager sur mer et de voir la +France, ses deux négresses se croyaient déjà la proie des requins. Je +vis bien qu'il valait mieux les laisser sur leur terre d'Afrique, et, +après leur avoir assuré à chacune une petite fortune qui les +affranchissait à jamais de l'esclavage, je les congédiai. Elles +partirent après avoir versé beaucoup de larmes et en me couvrant de +bénédictions. La petite fellahine refusa de nous quitter.</p> + +<p>Nous étions à la fin de février. Plusieurs régiments étaient déjà prêts +à s'embarquer à Alexandrie; quelques places fortes du littoral avaient +été remises fidèlement, selon les clauses du traité d'El-Arych, à +l'armée turque, quand un officier Anglais, du nom de Humphrey, envoyé +par l'amiral Keith, informa Kléber que le gouvernement britannique ne +consentirait point à ce que nous sortissions d'Égypte sans mettre bas +les armes, en abandonnant nos munitions et nos vaisseaux.</p> + +<p>Si Kléber, dégoûté du séjour de l'Égypte, avait faibli un instant en +consentant à livrer notre colonie aux Turcs et aux Anglais, il se releva +avec fierté devant tant d'insolence. Il convoqua tous les officiers +généraux en conseil de guerre, et, leur mettant la lettre de Keith sous +les yeux:</p> + +<p>—Messieurs, dit-il, que devons-nous faire? J'attends votre décision.</p> + +<p>—Nous devons nous battre! répondirent-ils tous.</p> + +<p>—C'est aussi mon avis, dit Kléber; on ne répond à de telles insolences +que par des victoires. Préparons-nous donc!</p> + +<p>Kléber contremanda sur-le-champ les ordres de départ et rassembla ses +divisions sur le Caire.</p> + +<p>Il me fit appeler.</p> + +<p>—Haudouin, me dit-il, Desaix m'a appris que tu avais pour maîtresse la +fille de Mourad. L'as-tu toujours?</p> + +<p>—Oui, général. J'ai eu assez de peine à la ravoir.</p> + +<p>Sur sa demande, je lui racontai brièvement comment je l'avais trouvée +aux Pyramides, comment son père était venu me l'enlever en mon absence, +et ce que j'avais fait pour la lui reprendre à mon tour.</p> + +<p>—Bien! dit Kléber, Mourad est un héros de légende, sa fille une héroïne +de roman, et toi, un enragé troupier. Je voudrais la voir, ta sultane, +parle-t-elle français?</p> + +<p>—Oui, général.</p> + +<p>—En ce cas, je désire m'entretenir avec elle d'un projet qui, s'il +réussit, doit avoir une grande importance pour l'armée. Elle peut me +rendre un service signalé dans les circonstances présentes. J'irai avec +mon secrétaire Poussielgue te demander à dîner demain, sans façon, en +famille.</p> + +<p>—Ne puis-je savoir de quoi il est question?</p> + +<p>—Je te le dirai demain. D'ici-là, tu contrecarrerais peut-être mes +plans.</p> + +<p>Je m'en retournai assez inquiet et je prévins Djémilé de la visite du +général en chef. Elle en fut très-fière. Le sultan des Français +n'allait pas dîner chez tout le monde et c'était un grand honneur, +disait-elle.</p> + +<p>Je recommandai qu'on soignât le dîner, car le général aimait la bonne +chère, et je l'attendis avec impatience.</p> + +<p>Il arriva à l'heure dite avec Poussielgue, baisa galamment la main de la +maîtresse de la maison, lui adressa sur sa beauté un compliment qui la +fit rougir de satisfaction, et lui offrit le bras pour se rendre à +table. Il avait déjà conquis ses bonnes grâces.</p> + +<p>Au dessert, quand j'eus renvoyé Guidamour et la petite fellahine qui +s'acquittaient du service, j'engageai Kléber à me faire part de ses +projets.</p> + +<p>—Parfaitement, dit-il.</p> + +<p>Et, se tournant vers Djémilé:</p> + +<p>—Belle dame, il s'agit d'une mission que je veux vous confier, mission +délicate à remplir; mais je m'en rapporte à votre intelligence et à +votre cœur pour vous en acquitter mieux que personne. Il s'agit d'aller +trouver votre père, en ce moment du côté de Suez.</p> + +<p>—Vous voulez qu'elle retourne dans le désert? m'écriai-je en voyant +pâlir Djémilé. Elle en a assez, du désert, je vous en avertis!</p> + +<p>—Et moi aussi, répondit-il, j'en ai assez, ainsi que de la vallée du +Nil, de la ville du Caire et de ses environs. J'y reste pourtant; mais +ce n'est pas à toi que je m'adresse. Ne dégoûte pas d'avance madame d'un +rôle glorieux pour elle. Nous allons avoir fort à faire avec les Anglais +et les Turcs réunis. Nous les battrons; mais nous n'y gagnerons rien si +nous n'avons la sympathie de la population et si nous ne faisons +alliance avec de vaillants guerriers comme Mourad. Voyons, chère enfant, +portez-lui de ma part des propositions de paix. Vous n'aurez rien à +redouter. Poussielgue vous accompagnera, et je vous donnerai un régiment +si vous le souhaitez. Offrez en mon nom à votre père le gouvernement de +la Haute-Égypte. Je ne lui demande en échange que son amitié, et de +prêter serment à la République Française, car nous sommes toujours la +république, bien qu'on l'ait coiffée d'un consul.</p> + +<p>Djémilé l'avait écouté avec un calme apparent; au fond, sa vanité était +extrêmement flattée. Comme elle se taisait, je pensais qu'elle +refuserait.</p> + +<p>—C'est à la mort que vous voulez l'envoyer, dis-je à Kléber. Son père +est capable, dans un premier moment de fureur, de la tuer sans vouloir +l'entendre.</p> + +<p>Elle m'imposa silence, et en relevant le front:</p> + +<p>—J'accepte la mission, dit-elle. Je saurai bien parler à mon père. Si +je suis coupable envers lui, je n'en suis pas moins sa fille, et je lui +apporte, avec l'amitié du plus grand guerrier de l'Occident, la couronne +de la Haute-Égypte. Peut-être me pardonnera-t-il? En tout cas, je +n'aurai pas passé dans la vie sans avoir tenté de faire une action +courageuse. Si j'échoue et si je meurs, on me plaindra, mais on parlera +de moi. Si je réussis, j'aurai la gloire d'avoir assuré la paix de +l'Égypte.</p> + +<p>—Vous êtes une brave fille! s'écria Kléber. Vous réussirez. Il n'y a +que les imbéciles qui échouent, et vous êtes une femme d'esprit!</p> + +<p>—Dans tout ceci, dis-je avec dépit, on me laisse un peu de côté. +Aurai-je au moins le droit d'accompagner madame?</p> + +<p>—Je n'y vois pas d'empêchement, dit Kléber, si tu peux être revenu à +temps pour rentrer en campagne.</p> + +<p>—Il vaut mieux que tu ne viennes pas, me dit Djémilé; tu as amassé trop +de colère sur ta tête; et puis, tu brusquerais mon père.</p> + +<p>J'allais répondre que je la suivrais malgré elle, mais c'eût été entamer +une querelle d'intérieur devant le général; je me tus.</p> + +<p>Il fut convenu qu'elle partirait dès le lendemain avec Poussielgue, muni +des pouvoirs du général pour traiter, et avec un détachement du régiment +des dromadaires. Auprès de ma maîtresse comme à la bataille, Kléber +l'emportait sur toute la ligne.</p> + +<p>Dès que je fus seul avec Djémilé:</p> + +<p>—Alors, lui dis-je, tu veux me quitter?</p> + +<p>—Te quitter, toi? répondit-elle en venant se jeter dans mes bras. Non, +jamais!</p> + +<p>—En attendant, tu vas partir sans moi. Tu prends des décisions sans +même me consulter. Tu as la tête montée par cette folle entreprise et +pour le général lui-même. Je le vois bien. Mais est-ce là ce que tu +m'avais promis? N'avais-tu pas juré de m'obéir aveuglément?</p> + +<p>—Tu ne m'as pas défendu d'aller porter la paix à mon père, et tu ne +peux vouloir me le défendre. Je veux rendre service à l'armée française. +Est-ce que tu ne m'en aimes pas davantage?</p> + +<p>—Je ne puis t'aimer davantage tu le sais bien. C'est pour cela que je +ne veux pas te laisser aller là-bas sans moi.</p> + +<p>—Je le désire aussi, mais cela peut rendre les choses plus difficiles.</p> + +<p>—Pourquoi cela? Ne m'as-tu pas dit jadis que je devais aller demander +ta main à ton père? J'irai dans ce but.</p> + +<p>—C'est bien inutile.</p> + +<p>—Tu ne veux plus être ma femme?</p> + +<p>—C'est au contraire le plus ardent de mes désirs; mais il n'est pas +nécessaire que tu t'exposes pour cela. Je dirai à mon père et à ma mère +que nous sommes mariés. Ne le sommes-nous pas, de fait: N'ai-je pas bu +ton sang? N'as-tu pas donné ta vie pour moi? Quel plus beau contrat?</p> + +<p>—Bien. En attendant je pars demain avec toi.</p> + +<p>—Viens donc! dit-elle d'un ton dépité qui m'irrita davantage et me +décida d'autant plus à ne pas la perdre de vue.</p> + +<p>Je ne savais pas Djémilé si vaillante. Je l'avais aimée avec toutes les +idées de domination que les femmes d'Orient autorisent par leur +soumission passive ou leur nullité absolue. Elle me faisait voir que +cette nullité n'existait pas chez elle et que sa soumission était toute +volontaire. Elle me devenait d'autant plus chère et plus précieuse; mais +l'amour est inconséquent et tyrannique. J'étais furieux contre elle, +j'avais cru régner sans contrôle; le devoir du citoyen et du soldat me +mettait pour ainsi dire aux ordres de mon esclave.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVI" id="XVI"></a><a href="#toc">XVI</a></h2> + + +<p>Dès trois heures du matin, Poussielgue était devant chez moi avec son +escorte de cavaliers à dromadaires. Le fondé de pouvoir montait un de +ces animaux. Djémilé s'installa sur un autre et moi sur un troisième. +Nous avions vingt lieues à faire tout d'une traite et nos chevaux +n'eussent pu fournir une pareille étape. Le voyage pour se rendre au lac +Temsah, où nous devions trouver Mourad, n'offre rien d'intéressant. Le +désert s'y montre dans toute son aridité. C'est une surface plate, +sablonneuse, d'un gris noirâtre, sillonnée par des lits de torrents +desséchés. Une stérilité et un silence de mort, un soleil impitoyable. +De temps à autre, un coup de vent qui soulève le sable et nous couvre +de poussière. Le mirage était le seul événement qui vînt rompre la +monotonie du trajet. C'était des lacs, des montagnes, des forêts de +palmiers, des villes. En réalité, il n'y avait rien sur cette immense +étendue: tout au plus un bouquet d'alfa sur les rares renflements du +sol.</p> + +<p>Djémilé était très-préoccupée et ne disait rien.</p> + +<p>Nous arrivâmes dans la soirée en vue du campement de Mourad. Bien que +brisée de fatigue, Djémilé résolut de se présenter sur-le-champ devant +sa famille. Elle aimait mieux, disait-elle, savoir à quoi s'en tenir +tout de suite que de passer une nuit dans l'incertitude. Il me sembla +qu'elle était impatiente de revoir ses parents. C'était assez naturel, +mais je lui en fis un crime. Je dus céder pourtant. Remettre l'entrevue +au lendemain nous eût exposés à des désagréments avec les Bédouins qui +étaient déjà venus galoper et hurler autour de nous. Nous avançâmes donc +jusqu'à ce qu'un détachement de mameluks accourût à notre rencontre. +L'un d'eux demanda ce que nous voulions.</p> + +<p>Djémilé porta la parole et demanda, à son tour, dans des termes assez +humbles, que Sitty Nefyssèh voulût bien accorder l'hospitalité à une +personne qui venait lui apporter des propositions de paix et des +nouvelles de sa fille.</p> + +<p>Un cavalier sortit des rangs, vint me regarder sous le nez d'un air +insolent et partit au galop du côté des tentes. C'était Souleyman le +déserteur.</p> + +<p>—Monsieur, dit Djémilé à Poussielgue, avez-vous pensé, avant de partir, +que vous pouviez laisser votre tête ici?</p> + +<p>—Pas le moins du monde. La personne d'un parlementaire est inviolable.</p> + +<p>—Pour des Européens peut-être, reprit-elle, mais pour des gens qui ont +une insulte à venger, non!</p> + +<p>—Vous n'êtes pas rassurante, belle dame! Je vous avoue que je +n'aimerais pas laisser ici ma tête.</p> + +<p>Il me sembla que Djémilé, en mettant le pied sur les domaines de son +père, prenait une attitude fière et un ton presque menaçant.</p> + +<p>—Vous allez savoir votre sort, dit-elle en nous regardant, comme pour +interroger notre courage.</p> + +<p>Souleyman revenait transmettre l'ordre que nous eussions à entrer dans +le camp. À trente pas de la tente de Mourad, il nous signifia de nous +arrêter, nous dit que nous pouvions nous installer là, et pria Djémilé +de le suivre.</p> + +<p>—Reste, me dit-elle, tu peux m'entendre d'ici. Si je crie, viens à mon +secours avec tous tes soldats.</p> + +<p>Je ne tins compte ni de son ordre ni de la défense de son guide d'aller +plus loin.</p> + +<p>—Prenez vos pistolets, dis-je à mon compagnon, et brûlez la figure du +premier qui vous empêchera de passer. En même temps je tirai les miens +de ma ceinture et j'en fis jouer les batteries en regardant Souleyman. +Il doubla le pas et n'osa nous empêcher d'escorter Djémilé jusqu'à +l'entrée de la tente.</p> + +<p>—Attendez ici, nous dit-elle, et elle ajouta pour moi seul: J'ai bien +peur, adieu!</p> + +<p>Je prêtai l'oreille:</p> + +<p>—Noble voyageuse, dit une voix de femme qui ressemblait +extraordinairement à celle de Djémilé, sois la bienvenue puisque tu +m'apportes des paroles de paix, mais de la part de qui?</p> + +<p>—De la part du sultan des Français.</p> + +<p>—Alors, il faut appeler Mourad.</p> + +<p>—Non, pas encore. Je viens aussi te donner des nouvelles de ta fille.</p> + +<p>—De ma fille! mais... c'est toi-même. C'est toi! enlève ton voile, +Djémilé?</p> + +<p>—Ah! ma mère, ma mère... Oubliez ma faute, pardonnez-moi!</p> + +<p>—Oui, va, je te pardonne, je suis si heureuse de te retrouver! Viens +m'embrasser.</p> + +<p>Voyant que les choses prenaient si bonne tournure, je fis signe à +Poussielgue, et nous nous retirâmes par discrétion. Une heure après, +Mourad fit mander Poussielgue près de lui. Il y resta si longtemps que +je crus qu'il y coucherait. Je fus appelé à mon tour et introduit auprès +d'une femme d'un certain âge, encore très-belle. En la voyant, il me +sembla voir ce que serait Djémilé dans une vingtaine d'années: c'était +la même taille, le même genre de beauté, le même regard et la même voix.</p> + +<p>—Tu ne peux être que la mère de celle que j'aime, lui dis-je.</p> + +<p>—Oui, répondit-elle, je suis Nefyssèh; je suis ta mère aussi, car je te +pardonne et te regarde comme mon fils.</p> + +<p>Après l'avoir saluée avec les cérémonies orientales, je l'assurai de mon +respect.</p> + +<p>—Il faut, dit-elle, que tu aies ensorcelé ma fille pour lui avoir fait +quitter sa famille. Du reste, tu es beau, jeune et vaillant, cela suffit +pour émouvoir le cœur des femmes. Ce que tu as fait pour la venir +enlever jusque dans l'oasis est d'un brave, et Mourad apprécie le +courage; nous sommes alliés maintenant. Djémilé a transmis à son père +les propositions du sultan des Français. Mourad ne veut s'engager à rien +avant d'avoir réfléchi. Seulement je peux te dire tout de suite qu'il +restera neutre tant que les hostilités avec la Turquie n'auront pas été +reprises. Après la première bataille livrée, il se prononcera. Djémilé +restera avec nous jusque-là. Tu viendras faire ta demande selon les +usages, et il t'accordera sa main. Tu te feras musulman. C'est, avec sa +succession la souveraineté de l'Égypte, car les Français la quitteront +un jour ou l'autre, chassés, non par la force, mais par l'ennui et la +lassitude, et l'ambassadeur a promis d'en faciliter l'entière possession +à Mourad.</p> + +<p>Quelques jours auparavant, un prétendant au trône de France m'avait +offert d'être son conseiller et son ministre; aujourd'hui la femme du +futur sultan d'Égypte m'offrait le sceptre des Pharaons. Décidément, je +montais en grade; mais la condition de me mahométiser ne m'allait pas +plus que celle de laisser Djémilé.</p> + +<p>En ce moment une portière à laquelle je n'avais pas pris garde se +souleva au fond de la tente pour donner accès à Mourad et à Djémilé.</p> + +<p>Mourad s'avança vers moi d'un air majestueux et me dit avec un accent de +colère mal dissimulé:</p> + +<p>—Sitty Nefyssèh t'a-t-elle fait part de ma volonté relativement à toi?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Et tu acceptes?</p> + +<p>Je fus sur le point de lui rompre en visière et de refuser net; mais +c'était perdre Djémilé.</p> + +<p>Je cherchai à tourner la difficulté.</p> + +<p>—Si je t'écoute, lui dis-je, ce sera à une condition, celle de remmener +Djémilé, comme otage, jusqu'à ce que tu aies ratifié le traité avec +Kléber.</p> + +<p>—Je refuse cela! dit Mourad d'un ton sec.</p> + +<p>—N'insiste pas, me dit Djémilé, aie confiance dans la parole de mon +père et nous nous reverrons bientôt.</p> + +<p>—Si tu désires rester, soit, lui répondis-je; et je sortis de la tente +après avoir salué la famille aussi respectueusement que ma colère me le +permettait.</p> + +<p>La nuit était fort avancée lorsque je rejoignis mon compagnon. Il +dormait et se réveilla en m'entendant entrer.</p> + +<p>—Ah! c'est vous, enfin, colonel? je vous croyais à tout le moins +empalé.</p> + +<p>—Et vous ne vous dérangiez pas plus que cela pour venir me débrocher?</p> + +<p>—Que voulez-vous? je suis fatigué... Je suis brisé, je tombe de +sommeil. Maudit dromadaire, va! Quand je pense qu'il faudra recommencer +demain! C'est égal, nous avons enlevé la chose. Votre maîtresse est une +femme d'esprit. Vous êtes-vous arrangé de votre côté avec M. votre +beau-père?</p> + +<p>—Tout va selon mes souhaits, cher monsieur. Dormez en paix.</p> + +<p>Il me répondit par un ronflement.</p> + +<p>Je me débarrassai de mon casque et de mon uniforme, que je posai, faute +d'autre meuble, sur la malle de mon compagnon, au pied de son lit de +camp, et je m'étendis sur ma couche, mon sabre d'honneur et mes +pistolets à portée de la main, car je me méfiais de quelque trahison. Je +voulais me tenir éveillé, mais la fatigue l'emporta et je m'endormis.</p> + +<p>Je fus réveillé par des cris étouffés et par la lutte de deux hommes +dans l'obscurité. Je lâchai un coup de pistolet en l'air, un homme +s'échappa de la tente. Je courus sur lui; mais il disparut comme par +enchantement. Je revins vers l'envoyé de Kléber qui criait: À moi! je +suis assassiné. Mon coup de feu avait jeté l'alarme. Quelques cavaliers +de notre escorte entrèrent avec un fallot, et je vis mon compagnon +baigné dans son sang. Il avait une légère entaille au cou, comme si on +eût voulu lui trancher la tête. Je ne pouvais soupçonner Mourad de cet +attentat. À quoi cela lui eût-il servi? C'était plutôt l'œuvre de +Souleyman. Dans l'obscurité, et trompé sans doute par la présence de mon +uniforme près de mon compagnon, il l'avait frappé, croyant s'adresser à +moi.</p> + +<p>Une espèce de chirurgien arabe vint donner des soins au blessé et dit +que ce ne serait rien.</p> + +<p>Au jour, je portai plainte à Mourad et j'accusai Souleyman en demandant +qu'on me le livrât. Mais Souleyman fut introuvable. Il faut dire qu'on +ne mit pas beaucoup d'ardeur à le chercher.</p> + +<p>Dans la soirée, Poussielgue se sentant en état de se remettre en route, +et moi n'ayant plus rien à faire là, nous prîmes congé de Mourad, qui +nous répéta ce qu'il nous avait déjà dit la veille, et nous partîmes en +lui laissant Djémilé.</p> + +<p>C'était bien la peine d'être descendue du haut d'une tour au risque de +se rompre le cou, d'avoir fait tuer la malheureuse Tomadhyr, d'avoir été +cause de la mort de son frère Malek, d'avoir failli mourir de soif dans +le désert, enfin d'avoir tant de fois exposé sa vie et la mienne pour +m'abandonner ainsi!</p> + +<p>J'étais en proie au désespoir, et je me trouvai stupide de l'aimer; mais +je l'aimais follement et je n'étais pas au bout de mes chagrins.</p> + +<p>Le soir, nous étions de retour. Poussielgue alla rendre compte de sa +mission au général et je rentrai chez moi de si mauvaise humeur que je +rudoyai la petite fellahine qui, ne m'attendant pas sitôt, n'avait rien +préparé. Elle se mettait en quatre pour réparer sa faute; moi, pour l'en +punir, je refusai d'attendre et je me couchai sans souper, comme un +enfant qui s'en prend à lui-même pour faire enrager les autres. Aussi la +faim augmentant le chagrin, je ne profitai pas de la fatigue, qui, du +moins, m'eût fait dormir et oublier.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVII" id="XVII"></a><a href="#toc">XVII</a></h2> + + +<p>Pendant que je m'affectais pour une femme oublieuse ou rebelle, la +situation de l'armée devenait des plus graves. Nous avions livré les +postes les plus importants, et le visir s'avançait à grandes journées +pour occuper le Caire, qui devait lui être remis selon les clauses du +traité d'El-Arych. La population était agitée. Celle de la ville, +sachant l'armée turque si près d'elle, n'attendait que le signal pour se +révolter. Kléber intima au visir l'ordre de rebrousser chemin jusqu'à la +frontière. Celui-ci invoqua les traités et continua d'avancer.</p> + +<p>Il n'y avait plus qu'à combattre.</p> + +<p>Le 20 mars 1800, l'armée française, au nombre de dix mille hommes tout +au plus, sous le commandement de Kléber, sortit du Caire avant la +pointe du jour, et alla se déployer dans les plaines d'Héliopolis.</p> + +<p>Les forces de l'armée turque s'élevaient à près de quatre-vingt mille +hommes.</p> + +<p>L'affaire s'engagea par un combat de cavalerie et la prise du village +d'El-Mattarieh, défendu par les janissaires.</p> + +<p>On ne s'amusa pas à ramasser le butin laissé par eux; on se porta en +avant. Au delà d'Héliopolis, nous aperçumes un nuage de poussière qui +s'élevait à l'horizon sur la largeur de plus d'une lieue et s'avançait +sur nous. Un coup de vent dissipa ce nuage, et nous permit de voir +l'armée turque, sous le commandement du grand visir. Celui-ci, au milieu +d'un groupe de cavaliers aux armures étincelantes, se pavanait devant le +front de bandière. Quelques obus envoyés à son adresse le firent +promptement rentrer dans la masse confuse de son armée.</p> + +<p>Il nous répondit par le feu de son artillerie, mais ses boulets nous +passaient par-dessus la tête, ce qui excita l'hilarité de nos soldats. +Ses pièces furent bientôt démontées par les nôtres; alors cette masse +d'hommes et de chevaux s'ébranle et vient fondre sur nous. On les reçoit +sur les baïonnettes, on les mitraille. La fumée, la poussière nous +empêchent de voir ce qui se passe. Après plusieurs tentatives +infructueuses et des pertes considérables, l'ennemi renonce à nous +entamer. La fumée se dissipe, nous distinguons, aussi loin que la vue +peut s'étendre, des bandes de fuyards courant dans tous les sens, et du +côté du lac des Pèlerins, Mourad-bey qui, à la tête de sept à huit cents +cavaliers mameluks, est resté froid spectateur du combat.</p> + +<p>En voyant le grand visir se retirer en désordre sur El-Khankah, il prend +une direction tout opposée et disparaît dans le désert. Il avait tenu +parole à Kléber. Il était resté neutre.</p> + +<p>On court au visir qui prend la fuite en abandonnant ses bagages et ses +vivres. On fit halte au coucher du soleil, et on déjeuna, dîna et soupa +tout à la fois, car nous n'avions eu, pour nous soutenir depuis +vingt-quatre heures, que des rations d'eau-de-vie.</p> + +<p>Nous célébrions notre victoire, lorsque, dans le silence de la nuit, le +canon se fit entendre du côté du Caire. Kléber pressentit tout de suite +que les corps qui avaient tourné sa gauche étaient allés soulever la +ville. Il avait laissé à peine deux mille hommes pour garder la +citadelle et les forts. Il donna l'ordre à quatre bataillons de leur +porter secours et de partir surle-champ. Chaque coup de canon me +faisait trembler pour la vie de ceux que j'avais laissés au Caire. Je +savais par expérience que les révoltés n'épargnaient personne.</p> + +<p>Nous poursuivîmes les Turcs pendant quatre jours, sans leur donner le +temps de souffler. Le visir s'enfuit à travers les déserts de Syrie avec +500 hommes seulement. Son départ fut, dans son armée, le signal de la +déroute la plus complète.</p> + +<p>Les Turcs, saisis d'épouvante, se débandèrent, abandonnant tout, camp, +artillerie, bagage, et se jetèrent sans vivres et sans munitions dans le +désert.</p> + +<p>Les bédouins, qui suivaient les deux armées comme des nuées de vautours +pour profiter des dépouilles du vaincu, se mirent à leur poursuite et +les massacrèrent tous sans pitié.</p> + +<p>C'était le sort qui nous était réservé, si nous eussions été mis en +déroute. Nous trouvâmes dans le camp abandonné, sur une superficie d'une +lieue carrée, une multitude de tentes, de chevaux, de canons, sur +quelques-uns desquels était gravée la devise anglaise: <i>Honni soit qui +mal y pense</i>. Une grande quantité de selles et de harnais, 40,000 fers +de chevaux, des vivres à profusion, des coffres pleins d'or, de +vêtements, d'étoffes, de soie, de flacons d'essences, de parfums et +d'autres objets de luxe. À côté de douze litières en bois sculpté et +doré, se trouvait une voiture suspendue à l'européenne et de fabrique +anglaise. Quelques-uns de nos officiers s'amusèrent à l'atteler et à se +faire promener dedans; d'autres prirent des vêtements orientaux, se +coiffèrent de turbans et se livrèrent aux danses les plus folles, avec +accompagnement de grosse caisse et de fanfares. Au lieu de se reposer, +on ne songeait qu'à rire et à s'amuser. S'il y avait eu quelques +sultanes parmi le butin, ce bal improvisé eût été complet.</p> + +<p>Kléber, après avoir chargé les généraux Lanusse et Rampon de parcourir +le delta et de faire rentrer dans le devoir ou de reprendre les villes +et villages du littoral, laissa à Salahyeh la division Reynier pour +surveiller la frontière, et partit pour le Caire avec une demi-brigade +d'infanterie, le 7<sup>e</sup> de hussards, le 3<sup>e</sup> et le 14<sup>e</sup> de dragons.</p> + +<p>Nous arrivâmes le 27. La ville était en pleine insurrection. Les Turcs +de Nassyf-pacha, les mameluks d'Ibrahim-bey, la population soulevée, +avaient commis des atrocités. Une partie de la garnison française était +enfermée dans la citadelle, l'autre retranchée sur la place d'Esbekieh +avec les Cophtes qui tenaient pour nous. La division envoyée à leur +secours campait dans les jardins du quartier général. Si beaucoup de +Français et de chrétiens avaient pu y trouver un asile, combien d'autres +avaient été massacrés! Les habitants de Boulaq, du vieux Caire et de +Gizèh s'étaient également révoltés et avaient pillé les maisons des +chrétiens, la mienne, par conséquent. Au milieu de cette tourmente, +qu'étaient devenus Louis, Morin, Dubertet, Sylvie, la petite fellahine?</p> + +<p>Je les retrouvai tous au quartier général. Mourad, en apprenant le +retour de Kléber, vint établir son camp à Torrah, sur la rive droite du +Nil, à deux lieues au-dessus du Caire, et y amena sa femme et sa fille. +Après avoir ratifié ses conventions avec Kléber, et, comme preuve de sa +bonne foi, il lui offrit ses services pour faire rentrer les Caïrotes +dans le devoir. Ses négociations restèrent sans succès; alors il ne +trouva pas d'autre expédient que celui d'incendier la ville. Kléber +refusa, voulant ménager la capitale du pays où nous devions rester et +dont nous avions besoin pour vivre. Cette considération l'avait déjà +empêché de la bombarder du haut de la citadelle. Lancer ses soldats à +travers des rues défendues par des barricades, et prendre un à un tous +les quartiers, était s'exposer à perdre plus d'hommes que n'en eussent +coûté dix batailles. Il résolut de gagner du temps et de laisser +l'insurrection se fatiguer elle-même. Il fit bloquer toutes les issues +en attendant le retour de la division Reynier.</p> + +<p>Les pourparlers, les négociations, les opérations pour reprendre la +ville menaçaient de durer longtemps. Sylvie m'offrit gracieusement de +partager la tente de Dubertet. Il l'y autorisait, tant il comptait sur +elle. S'il comptait aussi sur moi, il avait raison. Je refusai.</p> + +<p>J'allai bivaquer avec Guidamour et la petite Fellahine qui s'attachait à +moi comme une âme en peine. La crainte et la pudeur lui étant venues +avec ses quatorze ans, elle se blottit au fond de la cabane de planches +qui me servait d'abri et n'osa plus en bouger. Le fait est qu'elle +aurait pu courir quelques risques au milieu de tous nos soldats entassés +dans les jardins. Avec moi elle pouvait être fort tranquille. Ce n'en +était pas moins une singulière installation. Mon logement se composait +de deux pièces, la première de six pieds carrés, dont un lit de camp +occupait la moitié; la seconde n'avait pas deux pieds de large, c'était +là que nichait Zabetta, séparée de moi par une barre de bois. À force de +passer et de repasser, elle finit par trouver plus simple de rester dans +ma chambre, de faire de la sienne le garde-manger, et de dormir roulée +dans sa couverture à mes pieds. Comme elle ne ronflait ni ne bougeait, +je la souffris dans cette intimité.</p> + +<p>Dès que la division Reynier fut arrivée, le vieux Caire et Gizèh furent +promptement réduits. Boulaq fut bombardé, car il fallut en venir là pour +soumettre les Osmanlis, qui s'en étaient emparés. Enfin la ville se +rendit, et les troupes turques se retirèrent le 25 avril. Tout cela +avait demandé un mois.</p> + +<p>Kléber sentait qu'il avait commis une grande faute en se hâtant +d'abandonner la colonie, aussi la répara-t-il glorieusement.</p> + +<p>En trente-cinq jours et avec vingt mille hommes, il reconquit toute +l'Égypte sur les Turcs, les mameluks d'Ibrahim et la population +soulevée.</p> + +<p>Il ne se montra pas moins humain qu'habile après la victoire. Il +pardonna et se contenta de frapper une contribution sur les villes +insurgées. Il s'occupa ensuite de l'administration et de l'organisation +de la colonie. Il fit entrer dans les rangs de l'armée des Égyptiens, +des Cophtes, des Syriens, des Turcs déserteurs. Les caravanes d'Éthiopie +amenaient une grande quantité d'esclaves noirs, il les fit tous acheter, +et la 21<sup>e</sup> demi-brigade, qui avait beaucoup souffert, fut complétée +par des nègres qui, étrangers à tous les préjugés des musulmans, prirent +bien vite les habitudes et se montrèrent jaloux d'égaler la bravoure du +soldat français. Ils étaient tout fiers de se dire nos compagnons, ne se +croyant d'abord que nos esclaves.</p> + +<p>J'étais retourné avec Guidamour et la petite fellahine dans ma maison +qui, vu sa distance de Boulaq, avait peu souffert du bombardement. Les +meubles avaient été brisés ou enlevés, mais les pertes matérielles +n'étaient pas bien graves et j'avais chez le payeur général de quoi les +réparer.</p> + +<p>Mourad, investi de son commandement, fit ses préparatifs de départ pour +aller chasser de la Haute-Égypte les détachements de l'armée turque, +venus par la mer Rouge. Ne voulant pas se faire suivre de sa femme et de +sa fille dans son expédition, il les mit sous la protection de Kléber. +Elles s'installèrent avec leurs esclaves et le reste du harem dans le +palais qu'elles avaient à Gizèh avant notre occupation, et que le +général leur fit restituer.</p> + +<p>Ce fut là que je revis enfin Djémilé, mais sous les yeux de sa mère, +contrainte qui parut lui être beaucoup moins pénible qu'à moi. Sitty +Nefyssèh me déclara encore qu'elle me considérait comme son gendre, vu +que Mourad me dispensait de me faire musulman; mais il exigeait que sa +fille ne retournât chez moi que bien et dûment mariée selon la loi de +mon pays. Notre intimité la plaçait au rang des esclaves, disait-elle, +et je devais trouver bon qu'une personne de sa qualité reprît le rang +qui lui était dû.</p> + +<p>Je n'avais rien à dire, d'autant plus que Djémilé, redevenue princesse +dans ses habitudes et dans ses idées, n'eût pas compris ma résistance. +Il me fallut donc, pour remplir les formalités devant le commissaire des +guerres, attendre que mon père m'eût envoyé son consentement, ce qui +exigeait au moins quatre mois. Je lui écrivis, non sans appréhension +d'un refus: mon père était excellent, mais notaire et positif. Ma future +position de successeur au gouvernement de la Haute-Égypte pouvait fort +bien ne pas le séduire. Il se pouvait aussi qu'une bru mameluke lui fît +l'effet d'une sauvage ou d'une sorcière.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a><a href="#toc">XVIII</a></h2> + + +<p>On ne songeait plus à évacuer l'Égypte. Bonaparte, à la tête du +gouvernement, surveillait de loin la colonie. Il ne se passait pas de +semaine sans qu'il arrivât quelques bâtiments qui apportaient des +munitions, des denrées d'Europe, des journaux, la correspondance. La +solde était payée régulièrement en argent. Notre armée était encore de +vingt-trois mille hommes, sans compter les auxiliaires et les recrues. +Le commerce avec l'Arabie, la Grèce et l'intérieur de l'Afrique prenait +chaque jour plus d'extension. Les officiers, voyant l'occupation +résolue, s'étaient arrangés pour vivre le moins tristement possible. +Beaucoup avaient pris chez eux des filles de l'Orient, soit comme +esclaves, soit comme maîtresses. Enfin la tristesse était bannie et la +colonie florissante.</p> + +<p>Souleyman reparut sur l'horizon.</p> + +<p>Djémilé m'avertit, un jour que j'avais été la voir, qu'il était revenu +chanter sous son moucharaby, et qu'il l'avait menacée de l'enlever si +elle ne lui accordait pas un rendez-vous.</p> + +<p>—Et tu ne lui as pas répondu?</p> + +<p>—Non, mais je n'ose plus sortir.</p> + +<p>—Il faut se débarrasser de ce chanteur-là; mais c'est difficile. Il a +le don de disparaître, et puis il est défendu expressément à tout +Français de porter la main sur un musulman, et, si je le bâtonnais dans +la rue, j'encourrais les peines les plus sévères: tout ce que je peux +faire, c'est de le dénoncer comme déserteur à la police arabe; mais +c'est parfaitement inutile.</p> + +<p>—Si je m'en plaignais au général Kléber lui-même? Il doit venir causer +demain avec ma mère.</p> + +<p>—Ce serait le meilleur moyen; mais est-ce que Kléber vient souvent voir +Sitty Nefyssèh?</p> + +<p>—Il est venu deux fois depuis que nous sommes ici.</p> + +<p>—Seul, ou avec Louis?</p> + +<p>—Une fois avec Louis.</p> + +<p>—Pourquoi rougis-tu?</p> + +<p>—Je ne sais, tu me questionnes comme si tu me soupçonnais!</p> + +<p>—Ce n'est pas toi que je soupçonne! Ta mère est encore fort belle...</p> + +<p>—Que tu es fou! dit-elle en riant, ils ne s'entretiennent que de +politique!</p> + +<p>—En ce cas, parle à Kléber à propos de Souleyman, et ne bouge pas de +chez toi. De mon côté, je vais me mettre à sa recherche.</p> + +<p>Huit jours après, j'appris qu'il avait été arrêté et conduit devant +Kléber, qui l'avait interrogé. Souleyman ne se vanta ni d'avoir failli +assassiner Poussielgue en croyant s'adresser à moi, ni d'avoir été +chercher un refuge dans l'armée turque après sa méprise. Je n'étais +malheureusement pas présent à son interrogatoire. Il prétendit que +Mourad lui avait promis la main de sa fille et qu'il usait de son droit +d'amant en chantant sous son moucharaby. Kléber, sachant fort bien qu'il +n'en était rien, lui signifia qu'il eût à quitter l'Égypte, et, comme +Souleyman lui répliqua insolemment, il lui fit donner vingt-cinq coups +de bâton, après quoi il ordonna sa déportation.</p> + +<p>Je croyais mademoiselle de Cérignan bien loin, quand je reçus d'elle le +billet suivant:</p> + +<p>«Colonel, je suis de retour au Caire depuis quinze jours. J'ai revu +Louis, que vous avez placé en qualité d'ordonnance auprès du général en +chef. Je ne sais si vous avez bien fait. En tout cas, j'ai à vous parler +de lui, en sa présence et devant son général. Veuillez donc bien venir +dîner chez moi, demain 14 juin, à quatre heures. J'habite en ce moment +l'ancien palais d'Osman-bey, dans l'île de Roudah. Venez, vous ferez +grand plaisir à celle qui se dit votre servante.</p> + +<p class="r"> +«<span class="smcap">Olympe de C</span>....»<br /> +</p> + +<p> </p> + +<p>Que signifiait ce dîner en petit comité, avec le général en chef? Que +pouvait-elle vouloir de moi? Qu'était-elle devenue depuis six mois? +L'ambition lui faisait-elle tenter auprès de Kléber quelque démarche en +faveur de Louis? Elle l'avait donc revu et lui avait pardonné? J'étais +fort intrigué. Je pouvais savoir d'avance quelque chose par Louis, et +j'allai le relancer au quartier général. Il avait suivi Kléber à +Abou-Zabel, et ils ne devaient rentrer qu'à la nuit.</p> + +<p>Le lendemain, dès trois heures, j'étais chez mademoiselle de Cérignan. +Il n'y avait encore personne, et elle s'habillait. Je l'attendis trois +quarts d'heure. Enfin, elle apparut dans une toilette à la grecque qui, +pour une personne si austère, était une véritable transformation. Robe +et tunique de gaze lamée d'argent; plusieurs rangs de camées lui +ceignaient la taille, le cou et les bras, qu'elle avait nus jusqu'à +l'épaule, et qui, par parenthèse, étaient les plus beaux que j'eusse vus +de ma vie; des perles étaient mêlées à son abondante et souple chevelure +blonde. Je l'avais toujours rencontrée en costume de voyage, ou si +enveloppée que je ne soupçonnais pas sa beauté. J'en fus ébloui et +inquiet en même temps. Je l'avais laissée dénuée de tout, je la +retrouvais dans un palais, entourée de serviteurs, couverte de bijoux. +D'où venait tout ce luxe, sinon du <i>milord anglais</i>, comme l'appelait le +petit juif?</p> + +<p>Cette pensée m'apportait une grande déception: je le lui donnai à +entendre.</p> + +<p>—Fort bien, dit-elle avec un sourire amer, vous me croyez <i>entretenue</i>! +Oh! dites le mot. Nous sommes dans un milieu et dans un pays où il faut +s'habituer à tout. Eh bien, quand cela serait? Je ne sache pas avoir de +comptes à vous rendre. Mais je veux bien vous dire que tout ce que vous +voyez ici est à moi et me vient de bonne source. J'ai converti ce qui me +restait de biens-fonds pour vivre libre et à ma guise; car, depuis que +je ne vous ai vu, j'ai été en France.</p> + +<p>—Avec l'Anglais?</p> + +<p>—Quelle est cette nouvelle folie?</p> + +<p>—Vous ne pouvez nier l'existence d'un Anglais mystérieux qui venait +vous voir en cachette.</p> + +<p>—Je ne suis pas sa maîtresse! dit-elle en relevant la tête.</p> + +<p>—Sa femme, peut être?</p> + +<p>—Pas davantage.</p> + +<p>—Comment s'appelle-t-il?</p> + +<p>—Que vous importe!</p> + +<p>—Il m'importe de savoir quel est l'homme auquel vous avez recours +plutôt qu'à moi pour vous obliger. D'ailleurs, je le saurai un jour ou +l'autre: à quoi bon me le cacher?</p> + +<p>—Eh bien, c'est lord Humphrey. En êtes-vous plus avancé?</p> + +<p>—Humphrey? c'est le nom de l'officier qui est venu de la part de lord +Keith apporter à Kléber des conditions si insolentes! Et c'est cet +homme-là que vous aimez? Non, c'est impossible! Je vous estime trop pour +le croire, et pourtant vous le recevez en secret.</p> + +<p>—Ah ça, vous me faites donc espionner? c'est beaucoup d'honneur pour +moi. Cela prouve que vous pensez à moi.</p> + +<p>—Oui, je pense à vous, ou du moins j'y ai pensé beaucoup trop.</p> + +<p>—En vérité? dit-elle en me regardant d'un air étonné. Mais alors, +comment arrangez-vous cela avec votre mariage? car vous aimez la fille +de Mourad-Bey au point de vouloir l'épouser.</p> + +<p>—Oui, et d'ailleurs je me suis engagé vis-à-vis de sa famille.</p> + +<p>—Ce n'est pas la possession de cette fille que vous ambitionnez, c'est +la couronne d'Égypte dont vous voulez parer un jour votre front de +colonel. Comme Bonaparte, tous ses officiers se croient appelés à +renouveler les aventures et conquêtes des Croisés. Ils sont ridicules +d'ambition, ces beaux républicains. Ils ne se contentent plus de +couronnes civiques.</p> + +<p>—Vos railleries ne m'atteignent pas, mademoiselle de Cérignan; je suis +plus sérieux que cela.</p> + +<p>—Alors, pourquoi contracter une union qui va faire de vous un bey +mameluk? Voyons, monsieur de Coulanges, parlons sensément. Que cette +Djémilé vous plaise, je le comprends; elle est jeune et jolie. Quant à +son esprit, ce n'est pas le côté par où elle brille; ignorante et +superstitieuse comme ceux de sa race, elle ne dit que des niaiseries. +Dans le monde français du Caire, où vous la montriez comme une des sept +merveilles du monde, ses naïvetés ont prêté à rire. Vous avez voulu lui +donner des maîtres, lui apprendre le français et les bonnes manières: +elle n'a pu perdre ni son accent arabe, ni ses allures d'odalisque; mais +elle a pris les minauderies de nos coquettes et la vanité des +courtisanes. C'est un produit métis, qui n'est ni turc ni français, et +vous eussiez mieux fait de lui laisser son originalité. Quand vous +présenterez madame de Coulanges dans le monde, on dira certainement: +Voilà une charmante créature! mais ne lui laissez pas ouvrir la bouche, +si vous ne voulez qu'on dise aussi: Mon Dieu! qu'elle est sotte! Non, +non, si vous voulez vous marier, ce n'est pas la fille d'un mameluk +qu'il vous faut, ce n'est pas la fille d'un homme dont le père était un +simple paysan, grossier et farouche, d'un aventurier qui a été d'abord +l'esclave, puis le favori, et enfin l'assassin de son maître. Je ne +parle pas de votre future belle-mère, une femme qui n'a pas hésité à se +donner au meurtrier de son époux et qui a laissé exiler son fils! Et ce +fils lui-même, qui n'avait d'autre but dans la vie que de boire le sang +de son beau-père! Ce sont là les mœurs orientales, me direz-vous! Oui, +c'est possible; mais vous êtes un Français, un être civilisé, +intelligent, instruit; et vous allez vous jeter de gaieté de cœur dans +la barbarie et l'ignorance!</p> + +<p>»Devenu le gendre de Mourad, vous allez avoir un millier de sujets et +d'esclaves. Vous ferez donner des coups de bâton à ceux qui refuseront +l'impôt à votre beau-père, car sa cause et ses intérêts seront les +vôtres. Vous lui succéderez même, c'est possible; alors vous renierez +forcément le christianisme pour conserver votre influence sur vos +scheyks et kiatchefs. Et un jour vous ferez la guerre à votre pays, car +vos intérêts seront diamétralement opposés aux siens.</p> + +<p>»Après avoir été ridicule, vous deviendrez odieux; et tout cela pour une +petite fille de quinze ans qui n'est ni plus jolie, ni plus distinguée, +ni plus intelligente que l'une de nos grisettes, et qui ne vous en saura +pas le moindre gré, car elle vous trompera avec le premier venu. Elle +s'est donnée à vous, me direz-vous; le beau mérite chez une femme qui, +par éducation et par principe, croit devoir subir avec résignation le +droit du vainqueur!</p> + +<p>»Vous pensez lui devoir la réparation du mariage? C'est trop naïf! Alors +pourquoi ne pas épouser toutes celles à qui vous avez fait la cour, moi +entre autres? J'ai encore votre furieuse déclaration d'amour, et, si je +n'avais pas été enchaînée à la garde du Dauphin et que je vous eusse +répondu, vous m'offriez donc votre main? Non, n'est-ce pas! Eh bien, +sans fatuité, je suis autrement intelligente que cette petite Arabe. Je +ne suis pas aussi jolie qu'elle, c'est vrai; je n'ai plus quinze ans, +c'est encore vrai, mais à vingt-quatre, je peux encore prétendre à +plaire, non pas à vous, je le sais, et je n'y tiens pas; d'ailleurs, je +ne veux pas faire assaut de coquetteries et de séductions avec votre +maîtresse; non! Gardez-la. Emmenez-la à Paris, achetez-lui un fonds de +magasin et qu'elle mette pour enseigne: <i>À la Belle Mameluke</i>. Je n'y +vois pas d'inconvénients. Elle fera fortune. Soyez-lui fidèle tant que +vous voudrez, je souhaite qu'elle vous le rende. Ce ne sera pas moi qui +chercherai à porter le trouble dans votre ménage; mais ne l'épousez pas. +Croyez-moi, réfléchissez-y vous-même, et soyez assez sincère pour +m'avouer que j'ai raison. C'est dans votre intérêt que je vous donne ce +conseil. Tout à l'heure vous m'avez dit que vous m'estimiez trop pour me +croire la maîtresse de lord Humphrey. Moi, je vous estime assez pour +vouloir vous dissuader d'un mariage qui vous deviendra funeste.»</p> + +<p>Mademoiselle de Cérignan avait raison. J'étais un Français et non un +Arabe. Elle faisait vibrer en moi des cordes qui s'étaient détendues +dans la mollesse de la vie orientale.</p> + +<p>Si j'étais violemment épris de la jeunesse, de la beauté et de +l'originalité de la jeune Mameluke, je n'avais pas cessé d'être amoureux +de la distinction et de l'esprit de la charmante Française. Avec elle, +je pouvais causer de tout, je ne trouvais jamais ces hautes murailles +qui, chez Djémilé, m'interdisaient l'accès de son intelligence. Il n'y +avait pas de portes closes entre elle et moi, pour empêcher l'échange de +nos sentiments, de nos impressions, de nos idées. Enfin, c'était ma +pareille et Djémilé n'était pas l'égale de mademoiselle de Cérignan. Je +le sentais bien, je n'y pouvais rien changer, aussi je ne trouvais rien +à répondre.</p> + +<p>Olympe me tira de mes réflexions en me disant:</p> + +<p>—Il est six heures, Kléber ne viendra plus.</p> + +<p>—Devait-il venir? lui dis-je en souriant.</p> + +<p>—Ah ça, reprit-elle, vous devenez très-fat avec vos succès mameluks; +vous croyez que je me ménageais un tête-à-tête avec vous?</p> + +<p>—Où serait le mal? nous avons tant de choses à nous dire!</p> + +<p>—C'est vrai, et je ne vous ai pas tout dit, mais le dîner ne peut +attendre davantage, offrez-moi le bras.</p> + +<p>Nous passâmes dans la salle à manger aux murailles émaillées +d'arabesques. Olympe me fit asseoir en face d'elle en donnant l'ordre +d'enlever les couverts de Kléber et de Louis. En présence de ses gens, +je ne pouvais l'entretenir que de choses sans intérêt direct. Le théâtre +du Caire, achevé et ouvert, fournit un sujet de conversation. Sylvie +avait organisé une troupe d'amateurs, composée de jeunes officiers. +Dubertet, sur l'instigation de sa maîtresse, en avait pris la direction +et faisait jouer des pièces françaises.</p> + +<p>Je racontai à Olympe, curieuse comme toutes les femmes du monde des +détails de coulisses, comment Sylvie, soi-disant par amour de l'art, +mais en réalité pour exhiber ses toilettes et briller aux yeux de son +cortége d'adorateurs, avait tout combiné, tout arrangé et mis un bandeau +sur les yeux de Dubertet.</p> + +<p>Au dessert, quand ses gens se furent retirés, Mademoiselle de Cérignan +m'adressa des questions plus directes. Elle voulait savoir jusqu'où +avaient été mes relations avec Sylvie, quel genre de femme c'était, si +je l'avais aimée; enfin elle se montrait jalouse avec plus de naïveté +que je ne l'eusse espéré d'une personne si indépendante et si fière.</p> + +<p>—Il m'est très-facile de vous répondre, lui dis-je. Je ne suis +nullement le sultan que vous croyez. Je suis au contraire un des +Français qui ont le moins abusé des faciles voluptés de l'Orient. J'ai +assez de raison pour n'être infatué de rien, et de mademoiselle Sylvie +moins que de toute autre. Je n'ai fait à Dubertet aucun sacrifice en ne +lui disputant pas cette conquête; mais vous paraissez curieuse +d'entendre ma confession, la voulez-vous?</p> + +<p>—Je vais en entendre de belles! dit-elle en souriant, et je ferais +aussi bien de me boucher les oreilles.</p> + +<p>—N'en bouchez qu'une. J'ai d'abord été vivement épris de vous, le jour +où je vous ai rencontrée sur la frégate; mais vous êtes restée à +Alexandrie et je vous ai perdue de vue. J'ai ramassé sur le champ de +bataille une petite fille que je respectais comme un objet merveilleux. +Je vous ai retrouvée au Caire, et vous savez bien que j'étais sincère en +vous disant que je vous aimais. Vous m'avez rebuté par vos dédains, et +puis j'ai été jaloux de votre Anglais, comme je le suis encore +aujourd'hui. J'en ai pris du dépit. Je suis parti pour ne plus vous +voir, pour vous oublier.</p> + +<p>—Vraiment, vous avez une manière d'entendre l'amour qui n'appartient +qu'à vous, et je serais bien sotte de vous croire! Vous me faites une +cour assidue pendant tout un bal, sous les yeux de mon père, vous +m'écrivez que vous m'aimez, vous passez tous les jours sous mes +fenêtres, vous me sauvez d'un danger effroyable au péril de votre vie, +vous m'entourez de soins et d'affection, enfin vous faites tout votre +possible pour me brûler le cœur; et puis, tout à coup, vous partez sans +m'en avertir. J'apprends votre retour par hasard. Je cours chez vous. +J'avais les droits de l'amitié et de la reconnaissance; si je m'en étais +arrogé d'autres, que n'aurais-je pas souffert en me trouvant en présence +de votre maîtresse! Trouvez-vous que votre conduite, en ce qui me +concerne, ait été celle d'un galant homme? Aujourd'hui mon ressentiment +est dissipé; je puis vous parler avec calme, et vous dire...</p> + +<p>Elle fut forcée de s'interrompre. Elle feignit de tousser, mais je vis +une larme briller à travers ses longs cils.</p> + +<p>Je me jetai à ses pieds.</p> + +<p>—Non, relevez-vous, monsieur de Coulanges, dit-elle avec un regard +suppliant; ne cherchez pas à me rendre plus malheureuse que je ne le +suis. Je sais bien que je vous ai plu, mais je veux être aimée; c'est +bien différent du sentiment que je vous inspire.</p> + +<p>—Je vous comprends! aimez-moi, et il me sera facile de me dégager de +tout autre lien. Djémilé ne m'aime pas ou ne m'aime plus. Sa famille me +trompe en feignant de consentir à notre union, Moi-même j'ai senti le +vide de cet amour des sens qu'une femme de sa race inspire et partage, +sans croire son cœur ou sa conscience engagés. Dites un mot, je +reprends possession de moi-même.</p> + +<p>Olympe réfléchit: Je sais, dit-elle, que vous ne doutez de rien et que +vous me ferez les plus belles promesses du monde; mais si je vous +demandais votre fortune?</p> + +<p>—Je vous la donnerais.</p> + +<p>—Votre vie?</p> + +<p>—J'en ferais le sacrifice.</p> + +<p>—Écoutez-moi. J'ai quitté le Caire, où je ne pouvais plus être utile à +Louis, puisqu'il était en révolte contre moi, pour aller savoir quel +avenir lui réservait la France. Depuis la mort de mon pauvre père, +j'avais formé ce dessein. Le dépit que m'a causé votre conduite a +précipité ma résolution. Je pouvais revoir la France, les émigrés +rentrent tous. J'ai vu ce qui se passait, j'ai étudié l'état des +esprits: il est temps que le Dauphin se fasse connaître; si ce n'est pas +l'avis de quelques membres de sa famille qui ont tout intérêt à le +laisser croire mort, c'est celui de ses véritables amis et le mien.</p> + +<p>—Il s'agit, alors, d'une conspiration contre le repos de la France?</p> + +<p>—Appelez-vous repos, l'ordre de choses actuel? après une révolution +sanglante, une réaction terrible; la peur, la famine, l'échafaud, les +massacres, les noyades, les déportations, les dénonciations, la lutte de +tous les partis, que sais-je? Il faut sauver la France de ses propres +fureurs, et le général Bonaparte le peut seul aujourd'hui.</p> + +<p>—C'est mon avis.</p> + +<p>—Sa valeur, ses triomphes ne la sauveront pourtant pas s'il ne rétablit +la fixité et cette fixité ne peut se trouver que dans le retour de la +monarchie. Voilà ce dont je voulais m'entretenir ce soir avec vous et +avec Kléber.</p> + +<p>—Kléber est un républicain sincère qui ne peut vouloir retourner à +l'ancien régime.</p> + +<p>—Je ne nie pas les <i>vertus civiques</i> de M. Kléber! Mais l'esprit des +généraux de l'armée du Rhin est royaliste. Parmi ceux qui portent envie +au vainqueur de Lodi et de Castiglione, le héros d'Héliopolis s'est +toujours montré le plus frondeur. Bonaparte voulait conserver la colonie +égyptienne, c'était une raison pour que Kléber voulût l'abandonner.</p> + +<p>—Il a voulu quitter l'Égypte par ennui, par lassitude.</p> + +<p>—Qu'importe le motif? Il allait partir sans la nomination de Bonaparte +au titre de premier consul et son refus d'acquiescer aux conventions du +traité d'El-Arych. Il emmenait Louis, et à l'heure qu'il est, nous +serions tous à Paris.</p> + +<p>—Et aux Tuileries, n'est-ce pas? dis-je en riant.</p> + +<p>—Qui sait? la chose n'est que différée. En attendant, si vous m'aimez, +vous allez vous charger du Dauphin et le conduire en France, avec moi. +Kléber doit vous envoyer porter aux consuls les drapeaux enlevés à la +bataille d'Héliopolis.</p> + +<p>—La mission est honorable, et je suis prêt à la remplir. Seulement, je +voudrais savoir d'avance à quoi je m'engage en ramenant en France un +brandon de discorde tel que Louis.</p> + +<p>—Le roi de France, un brandon de discorde! dit-elle avec animation. +Oui, cela aurait pu être l'année dernière encore, mais aujourd'hui, +c'est bien différent.</p> + +<p>—Je ne comprends plus.</p> + +<p>—Je vais me faire comprendre. Après huit ans de guerre et de troubles +civils, la population tout entière désire la paix avec l'Europe, et la +majeure partie souhaite tout bas le retour des Bourbons. L'intérêt du +conquérant de l'Italie et de l'Égypte exige donc qu'il s'unisse au roi +s'il veut répondre aux vœux de tous. Il ne peut préférer à la gloire +de remettre la couronne au front de l'héritier légitime, une vaine +célébrité et la fantaisie d'usurper une place où il ne saurait se +maintenir; tandis qu'assis sur les premières marches du trône relevé par +lui, il serait l'objet de la reconnaissance du monarque, de l'admiration +et de l'estime de toute la France.</p> + +<p>—C'est parfait! et vous croyez qu'il acceptera?</p> + +<p>—Nous devons tenter cette démarche et aller à Paris. Vous vous +chargerez du dauphin que vous présenterez au premier consul en temps +opportun, tandis que je demanderai à faire partie des filles d'honneur +de Joséphine. Elle est de noble famille, et ses relations avec notre +monde, ses sentiments pour les Bourbons sont connus. L'influence que +j'aurais bientôt prise sur elle et son intervention auprès de son mari +seraient d'un grand poids pour que Bonaparte remît le pouvoir aux mains +du roi. Personne ne peux mieux l'en convaincre que celle dont le sort +est lié au sien.</p> + +<p>—Bonaparte, lieutenant-général du roi Louis XVII, lui, le fils de la +Révolution? Allons donc! Ce serait risible! Est-ce qu'il a pris la place +de quelqu'un, d'ailleurs? Ses victoires, son génie et le vœu de la +nation lui donnent bien le droit d'être à la tête de la République. +Quant à Joséphine, détrompez-vous, elle n'a pas l'influence que vous +lui supposez. Personne n'en a sur le premier consul. C'est un boulet de +bronze qui renverse tous les obstacles et va droit au but. Ne cherchez +donc pas à entraîner Joséphine dans une trame royaliste, vous seriez +balayées toutes deux. Vous êtes aveugle, comme tous les émigrés qui ont +vécu dans l'exil. Quand vous ferez part de vos projets à Kléber, il vous +rira au nez; quant à moi je refuse positivement d'entrer dans votre +conspiration. C'est renoncer à vous, je le sais, et ce n'est pas un +mince sacrifice! Mais il ne s'agit plus ici de ma fortune et de ma vie, +il s'agit de celles de milliers de Français qui se feraient tuer avant +d'accepter l'abandon de nos conquêtes révolutionnaires.</p> + +<p>Elle allait me répondre, quand nous entendîmes battre la générale et +tirer le canon d'alarme.</p> + +<p>—Que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle, en me regardant avec effroi. +Encore une révolte! Ne me laissez pas seule...</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIX" id="XIX"></a><a href="#toc">XIX</a></h2> + + +<p>Louis entra, pâle et défait, comme égaré; et, se laissant tomber sur un +siége, il nous dit:</p> + +<p>—Kléber est mort!</p> + +<p>Nous l'accablâmes de questions, et quand il eut repris ses esprits:</p> + +<p>—Il a été assassiné ce soir, nous dit-il, dans le jardin du quartier +général, comme il parlait à l'architecte Protain. Un musulman s'est +élancé sur lui et l'a frappé d'un coup de poignard au cœur. Le général +est tombé en criant: «Je suis assassiné!» Protain s'est jeté sur +l'assassin, qui l'a renverse, blessé, et, revenant à Kléber étendu, l'a +frappé encore par trois fois. Aux cris de l'architecte, nous sommes +accourus. Le général était mort. On s'est emparé de l'assassin caché +dans des décombres. C'est un fou, un fanatique, dit-on, qui s'appelle +Souleyman.</p> + +<p>—Souleyman el Haleby? celui qui était parmi les mameluks de Malek?</p> + +<p>—Peut-être bien, je crois que oui, mais on aura beau le tuer, cela ne +me rendra pas mon général.</p> + +<p>Et le pauvre garçon fondit en larmes.</p> + +<p>Il perdait son protecteur et il ne pouvait plus être question pour lui +ni de retour en France, ni de royauté. La consternation de mademoiselle +de Cérignan me disait assez qu'elle le comprenait bien. Elle lui offrit +de le garder avec elle. Il accepta et je les quittai. J'avais la mort +dans l'âme, je ne songeais plus qu'à Kléber.</p> + +<p>Une commission militaire fut chargée de juger l'assassin. C'était bien +Souleyman, mon ennemi personnel. Il raconta, avec un cynisme farouche, +qu'après la bastonnade que lui avait fait donner Kléber, il avait juré à +Dieu de tuer le sultan des Français. C'était accomplir une œuvre +sainte. Il avait fait part de sa résolution à quatre prêtres de la +grande mosquée, où il avait trouvé un refuge. Ceux-ci avaient eu peur, +mais ne l'avaient pas dissuadé. Il avait suivi Kléber pendant plusieurs +jours sans pouvoir l'approcher. Il avait enfin trouvé moyen de pénétrer +dans le jardin du quartier général et de s'y cacher dans une citerne +abandonnée, jusqu'au moment où il avait pu commettre le crime.</p> + +<p>Il fut condamné, suivant les lois du pays, à avoir la main droite brûlée +et à être empalé. Quant à ses quatre confidents, ils eurent la tête +tranchée.</p> + +<p>Kléber fut regretté de tous, même des musulmans. Djémilé montra un +véritable chagrin; car elle était en partie cause de sa mort. Combien je +me repentis de n'avoir pas fait des recherches plus actives pour mettre +la main sur cette bête venimeuse qui faisait perdre à l'armée le +meilleur de ses généraux, à l'Égypte un fondateur, et à la France une +belle colonie!</p> + +<p>Un seul homme pouvait le remplacer dans le gouvernement de l'Égypte, +c'était Desaix; mais, embarqué depuis trois mois pour se rendre en +Italie, Desaix tombait, le même jour, sur le champ de bataille de +Marengo.</p> + +<p>Les généraux crurent devoir offrir le commandement en chef au général +Menou, comme au plus âgé, bien qu'il n'eût jamais donné une haute +opinion de ses talents militaires. Ce fut une grande faute de la part de +ses collègues et une plus grande encore de la part du premier consul, +qui ratifia sa nomination. Ce n'est pas qu'il ne fût un assez bon +administrateur et un bouillant partisan de la colonisation, à preuve +qu'il avait pris le turban, se faisait appeler Abdallah-Menou et avait +épousé une femme turque. Je n'avais pas le droit de le trouver ridicule, +moi qui avais voulu en faire autant; mais il était irrésolu, sans +expérience et tracassier. Au physique, c'était un petit myope, à gros +ventre, qui roulait sur sa selle comme un sac. Quelle différence avec la +mâle figure, la noble prestance et l'imposante stature de Kléber!</p> + +<p>Quand on voyait paraître sa triomphante chevelure sur les champs de +bataille, la victoire était assurée. Il faut parler aux yeux des +soldats. Menou n'était donc pas le chef qu'il nous fallait, à nous +autres alertes et hardis troupiers. Le général Reynier eût bien mieux +valu; mais il avait d'abord refusé le commandement pour le regretter +quand il n'était plus temps.</p> + +<p>On s'attendait à un soulèvement général après la mort de Kléber, et +pourtant tout resta calme.</p> + +<p>Au bout de huit jours, Louis revint de chez mademoiselle de Cérignan, en +me disant qu'il s'était brouillé avec elle. Il me retombait sur les +bras. Je le questionnai, et il m'avoua que mademoiselle de Cérignan +étant revenue de France avec l'intention de l'y amener, il avait refusé +net.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux! dit-il; je me plais en Égypte et je ne tiens +pas à être jamais roi, pour être guillotiné comme mon pauvre père.</p> + +<p>—Kléber savait-il qui tu es ou prétends être?</p> + +<p>—Tu m'avais recommandé de ne pas le lui apprendre et je ne le lui ai +jamais dit.</p> + +<p>—Mais mademoiselle Olympe le lui avait-elle appris?</p> + +<p>—Je ne crois pas; cependant je n'en jurerais pas, car elle est venue au +quartier général trois fois en quinze jours, et j'ai bien vu qu'elle +plaisait beaucoup à Kléber. C'est qu'elle est très-jolie, ma +gouvernante! c'est dommage qu'elle soit si prude!</p> + +<p>—Est-ce là ce qui t'a mis en révolte contre elle?</p> + +<p>—Bah! ne parlons pas de ça!</p> + +<p>J'insistai:—Je parie que tu lui auras conté fleurette!</p> + +<p>—Pas précisément...</p> + +<p>—Voyons, raconte-moi donc...</p> + +<p>—Eh bien, avant-hier, en dînant seul avec elle, j'avais cru remarquer +qu'elle me regardait avec une certaine attention. J'en étais tout +honteux, et puis je me suis trouvé bien sot!</p> + +<p>—Et tu lui as demandé à l'embrasser? Tu aimes les baisers, toi!</p> + +<p>—Oui, mais elle m'a fait une belle morale, un vrai sermon! Elle m'a +dit que je prenais exemple sur toi, pour manquer de respect aux femmes, +que sais-je encore? si bien que je me suis en allé l'oreille basse. J'en +ai pris de la colère et je suis parti.</p> + +<p>Si mademoiselle de Cérignan lui avait fait un sermon, je lui en fis un +aussi, car je le trouvais furieusement avancé pour son âge. À quinze +ans, une femme me faisait peur, à moi, et je n'eusse jamais osé me +hasarder à parler le premier. Croyait-il, en véritable rejeton de Louis +XV, faire honneur aux dames en cherchant à se les approprier?</p> + +<p>Je voyais rarement Djémilé. Peu de jours après la réinstallation de +Louis dans ma maison, elle vint me voir en secret; mais elle fut si +froide et si distraite, que je me demandai si elle venait pour moi.</p> + +<p>Le lendemain, Louis sortit sans que je pusse savoir où il allait, et, +les jours suivants, il disparut de même sans me dire l'emploi de ses +heures. Je n'avais aucun droit sur lui et il paraissait peu disposé à +subir une autorité quelconque. Il était doux, aimable, craintif même +devant une explication; mais il ne faisait qu'à sa tête et fuyait toute +contrainte plutôt que d'aborder aucun obstacle. Je m'abstins de le +questionner; mais, résolu à savoir ce qui m'intéressait personnellement, +je le suivis, un soir, comme il prenait le chemin de Gizèh. Il s'arrêta +au vieux Caire et entra dans la maison que Mériem avait jadis louée à +Malek pour y tenir Sylvie enfermée. Après m'être informé auprès des +voisins, j'appris que la maîtresse de Dubertet y venait parfois en +cachette. Elle était assez jolie pour plaire, et Mériem assez peu +scrupuleuse pour favoriser cette intrigue. Je n'en cherchai pas plus +long.</p> + +<p>Je plaisantai même Louis à propos de sa bonne fortune; il rougit +beaucoup, se troubla, mais ne s'en défendit pas, ce qui m'enleva tout +soupçon.</p> + +<p>Quelque temps après j'allai voir Djémilé, et, comme elle était d'humeur +maussade, pour la dérider, je lui racontai les prouesses de Louis. Elle +pâlit, comme si elle eût été jalouse de lui, et je le lui fis remarquer.</p> + +<p>—Est-ce que je peux avoir de l'amour pour cet enfant? dit-elle. Tu sais +bien, d'ailleurs, que je n'ai d'affection que pour toi. Je voudrais être +sûre que tu m'aimes autant que je t'aime!</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela veut dire?</p> + +<p>—Pourquoi espionnes-tu Louis, qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'il +soit amoureux de madame Sylvie? Tu es donc encore jaloux d'elle?</p> + +<p>—Je ne l'ai jamais été. Je voulais savoir si Louis ne venait pas chez +toi.</p> + +<p>—Ah! fit-elle en rougissant de colère, tu me soupçonnes? tu crois que +je fais semblant de t'aimer?</p> + +<p>—Tu serais méprisable de vouloir me tromper, tandis que tu es encore +libre.</p> + +<p>—Alors tu me méprises, car tu penses...</p> + +<p>—Je pense surtout que tu cherches une querelle.</p> + +<p>—Je n'ai donc pas le droit de me plaindre de ne pas être aimée comme tu +me l'avais promis?</p> + +<p>—Il me semble que les preuves d'amour et de dévouement de ma part ne +t'ont pas manqué jusqu'à présent.</p> + +<p>—Je ne le nie pas; mais aujourd'hui tu me trompes.</p> + +<p>—Voilà du nouveau! Et avec qui? Tu serais bien embarrassée de me +l'apprendre.</p> + +<p>—Que vas-tu faire chez la Cérignan? Elle est ta maîtresse, je le sais!</p> + +<p>—On t'a trompée, cela n'est pas.</p> + +<p>—Et Tomadhyr? Pourquoi as-tu son portrait dans ta chambre? Tu l'aimais +donc? elle avait pris ma place ici, je le sais. C'est un bien qu'elle +soit morte!</p> + +<p>—C'est ainsi que tu lui sais gré de s'être sacrifiée pour toi?</p> + +<p>—Son dévouement n'était pas désintéressé. Elle espérait que tu l'en +récompenserais. Si elle eût vécu, tu l'aurais prise pour seconde femme. +Cela ne m'eût point convenu. Je veux être ta seule femme légitime, j'en +fais une condition de notre mariage.</p> + +<p>—Mais, c'est convenu, tu le sais bien!</p> + +<p>—Je sais bien aussi que ni madame Sylvie, ni Pannychis ne mettront les +pieds dans ma maison. Elles ont mangé une partie du douaire auquel j'ai +droit.</p> + +<p>—Il y en a encore assez pour toi.</p> + +<p>—Et la petite fellahine? tu ne peux nier qu'elle ait dormi sous ta +tente pendant un mois?</p> + +<p>—Te voilà jalouse de Zabetta aussi? permets-moi de rire.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas risible. Elle est jolie et il y a longtemps qu'elle +n'est plus une enfant.</p> + +<p>—Qui donc t'a si bien mise au courant de mes faits et gestes?</p> + +<p>—Qui? tout le monde. Tu ne te caches pas pour me trahir. Et si je te +trahissais à mon tour?</p> + +<p>—Je te tuerais!</p> + +<p>Elle me regarda avec effroi, puis vint se jeter dans mes bras, en +disant: Je vois bien que tu n'aimes que moi. Pardonne ce que j'ai dit, +c'était pour t'éprouver.</p> + +<p>La paix fut bientôt faite et je la quittai plus amoureux d'elle que +jamais. J'avais failli guérir de cette maladie. Olympe eût pu être le +médecin, mais son complot politique m'avait désenchanté. Il me semblait +qu'elle avait voulu me tourner la tête pour m'employer à son but.</p> + +<p>Je ne revis plus Djémilé de la semaine et j'allai chez elle sans la +trouver. Sa mère me dit qu'elle avait été rendre visite à l'une de ses +amies.</p> + +<p>Je ne connaissais pas d'amies à Djémilé, et, comme je marquai mon +mécontentement, Sitty Nefyssèh me fit quelques observations qui me +donnèrent à penser.</p> + +<p>Elle me demanda si j'avais bien réfléchi à ce que j'allais faire, si +j'étais assez sûr d'aimer Djémilé pour lui sacrifier mes devoirs envers +la France; si j'étais bien résolu à embrasser l'islamisme, condition +dont son époux m'avait dispensé et sur laquelle elle revenait de son +chef. Elle se plaignit hautement de ce que la réponse de mon père +n'arrivait pas, comme si c'eût été ma faute; enfin, elle me menaça de +rejoindre son époux avec sa fille.</p> + +<p>J'aurais dû les laisser partir. Le chagrin, l'ennui, l'indécision, la +crainte d'un refus de la part de mon père, le mécontentement de Djémilé, +me causèrent un mal moral qui se traduisit en véritable maladie. La +fièvre me prit et me cloua au lit pendant quinze jours.</p> + +<p>J'avais des visions étranges: tantôt c'était Djémilé, toute ruisselante +d'or et de pierreries, qui se promenait dans les jardins de Versailles, +bras dessus, bras dessous avec Louis, le visage souriant, le manteau +fleurdelisé sur les épaules et la couronne en tête. Tantôt c'était +mademoiselle de Cérignan, au bras d'un Anglais, qui me tournait +obstinément le dos. Je voyais encore l'infortuné Maleck que sa langue +coupée n'empêchait pas de parler, et cela ne me surprenait pas beaucoup. +Puis, je voyageais dans le désert, j'étais étouffé sous des montagnes de +sable et je m'ouvrais la poitrine pour étancher la soif de Djémilé +mourante. Le sherif Hassan m'apparaissait aussi; il me tranchait la +langue, et la pauvre Tomadhyr, le front fendu d'un coup de sabre, me +donnait un breuvage noir comme de l'encre où scintillaient des étoiles. +Ce rêve était le plus persistant, mais je ne m'en étonnais pas plus que +des autres.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XX" id="XX"></a><a href="#toc">XX</a></h2> + + +<p>Dans mes derniers accès, Thomadhyr prit un caractère de réalité qui me +fit peur. Il me semblait la voir aller et venir par la chambre comme si +elle eût existé réellement. Un matin que ma fièvre était tombée, je la +vis distinctement étendue au soleil, dans l'embrasure de la porte, et +consultant son miroir magique. Au cri que je jetai, elle se leva et vint +à moi en me demandant si je me sentais plus mal.</p> + +<p>—As-tu donc le pouvoir de sortir de la tombe? m'écriai-je.</p> + +<p>—Non, dit-elle, je suis bien vivante.</p> + +<p>Je la touchai pour m'en assurer. Elle avait, comme dans ma vision, une +balafre qui partait du front et allait se perdre dans les flots de son +abondante chevelure. Cette cicatrice ne l'empêchait pas d'être jolie. +Comme je la regardais avec stupeur:</p> + +<p>—Je suis bien Tomadhyr, me dit-elle, et non son spectre. Le sabre +d'Hassan ne m'a pas ôté la vie. Il m'a crue morte pourtant, puisque, +après m'avoir frappée, il m'a fait jeter aux chiens; mais un moine +cophte compatissant m'a emportée pour m'ensevelir. Je suis revenue à moi +dans le monastère. J'y suis restée malade bien longtemps. Quand j'ai été +guérie, les moines m'ont proposé de me faire chrétienne; j'ai refusé. +Alors ils m'ont renvoyée. Je ne crains plus Hassan; mais Mourad peut me +faire mourir; aussi je suis venue avec de grandes précautions. +Maintenant je ne crains plus rien près de toi. Je suis ici depuis huit +jours; c'est moi qui t'ai soigné.</p> + +<p>—Tu es une brave fille, et je suis content de te revoir. Reste avec +moi, j'ai bien des choses à te demander.</p> + +<p>—Ne parle plus, la fièvre peut revenir. Si tu as besoin de moi, je suis +là.</p> + +<p>Je me rendormis, et, quand je m'éveillai, je n'étais pas bien sûr de +n'avoir pas rêvé que Tomadhyr était vivante. Je l'appelai pour m'en +convaincre.</p> + +<p>Elle était là.</p> + +<p>Elle me soignait avec un zèle qui m'attacha davantage à cette singulière +créature douée d'un sixième sens, que les médecins expliquaient à leur +manière en l'appelant magnétisme, somnambulisme, ce qui n'expliquait +rien.</p> + +<p>Djémilé ne vint me voir que deux fois pendant le cours de ma maladie; +mais elle ne rencontra pas Tomadhyr, qui, dès qu'elle entendait venir +une visite, se réfugiait dans le harem avec Zabetta.</p> + +<p>J'étais mécontent du peu d'empressement de ma future épouse, et, comme +j'entrais en convalescence, je m'en plaignis tout haut devant mon +esclave.</p> + +<p>—Écoute, me dit-elle, tu sais si je te suis dévouée et si je prends +part à tout ce qui te fait peine ou plaisir. Eh bien, n'épouse pas +Djémilé de manière à ne pouvoir jamais divorcer, tu n'en auras que du +chagrin.</p> + +<p>—Je ne peux plus me dédire.</p> + +<p>—Tant pis! En ce cas, promets-moi de me garder toujours auprès de toi, +quand même ta khanoune le trouverait mauvais.</p> + +<p>—Tu me demandes tout simplement de me brouiller avec elle.</p> + +<p>—Pourquoi? est-ce que je ne la servais pas bien? N'ai-je pas donné ma +vie pour elle? Ne saurait-elle m'en marquer un peu de reconnaissance en +me souffrant dans sa maison? D'ailleurs, est-il besoin de son bon +plaisir? N'es-tu pas le maître? Qu'est-ce que Djémilé, au bout du +compte? une fille d'esclave, tandis que mon père et mon grand-père et +tous les hommes de ma famille ont toujours été libres et indépendants +comme le vent du désert! Je t'ai toujours été fidèle, moi, et je mérite +autant qu'elle et davantage d'être ta seconde femme.</p> + +<p>—Tomadhyr, j'estime ton caractère et j'ai beaucoup d'amitié pour toi, +tu le sais bien. Je te garderai tant qu'il te plaira. Puis-je mieux +dire?</p> + +<p>—C'est bien; aussi Tomadhyr t'aime plus que sa vie! Elle te le +prouvera.</p> + +<p>Le lendemain, je venais de sortir pour la première fois, quand la petite +fellahine se présenta tout effrayée devant moi.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc, Zabetta?</p> + +<p>—Moi, je n'ai rien. C'est Tomadhyr qui est là-haut sur la galerie. Elle +dit des mots sans suite et elle pleure. Je crois bien qu'elle voit +l'ange noir. Va donc le conjurer, toi qui sais des paroles magiques pour +le chasser.</p> + +<p>Je montai près de Tomadhyr. Elle avait le regard brillant de la fièvre +ou de la folie.</p> + +<p>—Ah! te voilà, s'écria-t-elle en me voyant. Viens vite! Je souffre!... +Prends-moi le front dans tes mains. Je verrai mieux!</p> + +<p>Quand j'eus fait ce qu'elle demandait.</p> + +<p>—Impose-moi donc ta volonté, reprit-elle. Ne suis-je pas toujours ton +esclave?</p> + +<p>—Eh bien! regarde et vois, je le veux!</p> + +<p>—Oui, je vois Djémilé, elle est là... Elle parle!</p> + +<p>—Avec qui?</p> + +<p>—Avec un jeune homme blond... que j'ai déjà vu en songe...</p> + +<p>—Que dit-elle?</p> + +<p>—Je ne l'entends pas... Elle remue les lèvres, mais je suis sourde. Ah! +que je souffre! Je voudrais entendre pourtant!</p> + +<p>—Où sont-ils?</p> + +<p>—Dans une maison, au vieux Caire, chez Mériem!</p> + +<p>—C'est impossible, tu te trompes!</p> + +<p>—Je dis vrai. Mériem s'en va. Elle les laisse seuls. Ils s'embrassent.</p> + +<p>—Tais-toi! tais-toi! tu me rendrais fou de colère si je te croyais.</p> + +<p>—Tu refuses de me croire? Va donc t'en assurer, tu peux entrer dans la +maison, la porte n'est pas fermée et Mériem est loin... Ah! je ne vois +plus!...</p> + +<p>Et Tomadhyr tomba dans mes bras en s'écriant: Ne l'épouse pas! elle ne +t'aime pas! elle te trahit... Moi seule je t'aime!</p> + +<p>Puis elle fondit en sanglots et eut une attaque de nerfs.</p> + +<p>Je la laissai aux soins de Zabetta, j'allai prendre mon cheval. Je ne +savais trop ce que je faisais, j'agissais comme dans un rêve. Je +connaissais la maison de Mériem et je partis au galop. Cette course me +calma un peu. Je me trouvai bien fou d'ajouter foi aux hallucinations +d'une extatique, et je fus sur le point de rebrousser chemin. Je n'en +fis pourtant rien et je me trouvai en face de la porte de Mériem. Elle +était entre-bâillée, comme me l'avait dit Tomadhyr. Je sautai à terre et +j'entrai sans bruit. On chuchotait derrière la tapisserie de la chambre +où j'avais jadis retrouvé Sylvie.</p> + +<p>Qui me disait que ce fussent Louis et Djémilé? J'écoutai.</p> + +<p>Pour douter davantage de la trahison, il eût fallu être sourd. Tomadhyr +n'avait pas menti.</p> + +<p>Le sang me bourdonnait dans la tête; j'avais des éblouissements. +Heureusement pour eux, je n'avais pas d'armes.</p> + +<p>En me voyant, Louis alla s'adosser à la muraille pour ne pas tomber, +tant il tremblait. Djémilé resta impassible.</p> + +<p>—Tu me montreras demain, dis-je à Louis, ce que tu sais faire l'épée à +la main.</p> + +<p>—Vous voulez me tuer? s'écria-t-il effaré.</p> + +<p>—Oui, monseigneur, et je rendrai peut-être un grand service à mon pays.</p> + +<p>Et m'adressant à Djémilé:</p> + +<p>—Quant à toi, tu sais que la loi musulmane me donne le droit de te +coudre dans un sac et de te jeter à l'eau.</p> + +<p>—Si j'étais ta femme, tu le pourrais, répondit-elle avec un aplomb qui +me déconcerta; mais je suis encore libre et je peux aimer qui je veux.</p> + +<p>—C'est juste, nous ne nous devons rien. Tant pis pour toi si tu n'as ni +cœur ni mémoire. Je ne suis pas un Arabe pour te punir comme tu le +mérites. Si je t'ai sauvé la vie dans le désert, ce n'est pas pour te +l'ôter aujourd'hui. Va, retourne vivre au milieu de tes pareils. Il n'y +a plus rien de commun entre nous. Je te méprise.</p> + +<p>—C'est bien! j'irai vivre avec mon pareil, avec ton roi, qui +m'épousera, lui! Il me l'a juré. Je serai reine de France.</p> + +<p>—Louis veut t'épouser? j'y consens! ce sera un bon moyen de débarrasser +la République de ce prétendant. Quant à la couronne de France, n'y +compte pas. Contente-toi de lui mettre sur la tête celle de la +Haute-Égypte. Ce sera mieux que rien, qu'en penses-tu, Louis Capet?</p> + +<p>—Vous consentiriez à mon mariage avec Djémilé? dit-il en me regardant +d'un air incrédule.</p> + +<p>—Oui! va la demander à sa mère, arrange-toi avec Mourad, et que je ne +te revoie plus jamais. Adieu.</p> + +<p>Le coup qui me frappait était tellement imprévu et si violent, que j'en +étais comme écrasé. Je les quittai. J'avais besoin de confier ma douleur +à quelqu'un, et mademoiselle de Cérignan était la seule personne qui pût +s'intéresser à ce qui venait d'arriver. Je me dirigeai vers l'île de +Roudah. En route, je craignis qu'elle ne se moquât de moi, les amants +trompés prêtent toujours à rire. Je ne voulus pas lui donner la +satisfaction du triomphe. Elle m'avait prédit ce qui m'arrivait! Je +rebroussai chemin. En revenant, je rencontrai le colonel Sabardin, qui, +me voyant la figure bouleversée, m'en demanda la cause. Faute d'autre +confident, je pris celui-ci. Quand je lui eus tout dit:</p> + +<p>—Bah! fit-il, ce n'est que ça? ta maîtresse te trompe? Prends-en une +autre; toutes ces filles d'Orient ne valent pas une larme. Allons, viens +dîner avec moi et oublie.</p> + +<p>J'acceptai, mais je ne pus manger. En revanche, je bus avec la +résolution d'un homme qui veut s'abrutir. Je ne réussis qu'à me rendre +fou, c'était toujours quelque chose.</p> + +<p>Sabardin, ne voulant pas rester en arrière, s'enivra aussi; après quoi +il fit venir deux danseuses. Elles étaient grandes et bien faites, elles +avaient le regard effronté, les yeux entourés de koheul, les sourcils +peints et les joues fardées. Leur peau brune apparaissait entre la veste +et la ceinture lâche tombant au-dessous des hanches. Leur danse était +des plus lascives; mais, en les regardant de plus près, nous découvrîmes +que nos ghawaises n'étaient autres que des <i>khewals</i>, c'est-à-dire des +almées mâles. Je n'avais pas encore vu de près ce genre d'êtres douteux +dont les longues tresses, la taille, les bras et le cou nus parodiaient +si étrangement la femme. Après avoir bien regardé ces étranges animaux, +nous les mîmes dehors, comme de juste, à grands coups de bottes.</p> + +<p>Nous allâmes achever la soirée au théâtre. Notre conduite ne fut pas +celle de deux colonels, mais celle de deux sous-lieutenants. Nous +jetâmes des fleurs et des friandises à toutes les femmes belles ou +laides que nous vîmes dans la salle. Morin se laissa entraîner et fit +mille folies de sang-froid, ou plutôt il se grisa de notre ivresse. Il +vit Pannychis dans la loge du général en chef, en compagnie de la femme +turque d'Abdallah-Menou, une assez belle-fille, et l'idée lui vint de +les inviter à souper avec nous. Pannychis accepta d'emblée. La sultane +me refusa comme je m'y attendais. Pendant ce temps, Sabardin avait été +chercher fortune dans les coulisses. La représentation finie, il ramena +Sylvie. Celle-ci aimait trop le plaisir et les excentricités pour +laisser échapper l'occasion. En apprenant que j'avais échoué auprès de +la sultane, elle se chargea d'arranger la chose et partit en nous +donnant rendez-vous chez elle.</p> + +<p>En attendant, nous emmenâmes Pannychis dans un café que nous fîmes +ouvrir, malgré les mesures de police, et pour se mettre à notre +diapason, Morin et sa belle s'abreuvèrent de Champagne. Après quoi, nous +nous rendîmes chez Dubertet, qui était absent depuis huit jours.</p> + +<p>Sylvie nous attendait avec la sultane. Fiez-vous donc à la vertu des +femmes de l'Orient! On rit, on but, on chanta, on cassa pas mal de +vaisselle et on mena grand bruit.</p> + +<p>À trois heures du matin, Sabardin proposa une partie de bateau, et nous +allâmes tous nous baigner dans le Nil pour nous rafraîchir. La sultane +fut touchée par une torpille et faillit se noyer, ce qui nous divertit +beaucoup. Nous revînmes chez Sylvie boire du punch pour nous réchauffer. +Le jour nous surprit dormant tous, les uns sur la table, les autres sur +les nattes.</p> + +<p>Pour cette belle équipée, Sabardin se battit en duel avec Dubertet et +reçut un bon coup d'épée. Sylvie se brouilla avec son amant; mais, au +bout de la semaine, elle lui avait persuadé d'aller faire des excuses à +Sabardin pour avoir été trop prompt à le soupçonner.</p> + +<p>Pannychis, après avoir été mise à la porte par son <i>riz-pain-sel</i>, avait +été s'implanter chez Morin.</p> + +<p>Quant à moi, je fus consigné pour un mois à la citadelle, de par l'ordre +d'Abdallah-Menou, sous prétexte de tapage nocturne.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXI" id="XXI"></a><a href="#toc">XXI</a></h2> + + +<p>En me mettant aux arrêts, Menou me rendit service. J'eus tout le temps +de réfléchir et de me calmer. Je passai en revue toute la conduite de +Djémilé, depuis le jour où je l'avais ramassée sur le champ de bataille +des pyramides. Elle n'était restée chez moi que parce qu'il ne pouvait +en être autrement. Du jour où son père était venu la chercher, elle +n'avait pas hésité à le suivre. Quand elle avait fui avec moi, c'était +bien plus par haine contre Hassan que par affection pour moi. La vanité +était le fond de son caractère. Du moment où Kléber lui avait donné un +rôle à jouer, j'étais devenu un bien pauvre sire auprès du sultan des +Français. S'il eût vécu, il eût pu me supplanter. Mais, quand elle eut +obtenu les confidences de Louis, je fus perdu. Un futur roi de France +était un meilleur parti qu'un colonel de dragons. Elle m'avait sacrifié, +trompé et bafoué indignement. Elle aurait pu s'épargner la honte d'être +prise sur le fait, en rompant plus tôt avec moi. De mon côté, j'aurais +dû comprendre les réticences de sa mère, qui, à coup sûr, était sa +confidente; mais j'étais aveugle. Aussi, quel diable d'amour à demi +paternel, à demi sauvage, avais-je été me mettre au cœur pour une fille +de quinze ans? Elle m'avait traité en Cassandre.</p> + +<p>Quant à Louis, c'était aussi un enfant, et un enfant qui avait peut-être +trop souffert pour que son sens moral ne se fût pas oblitéré jusqu'à un +certain point. Il n'avait eu ni assez de conscience ni assez de volonté +pour respecter l'hospitalité que je lui accordais. Et cela, c'était un +peu ma faute; j'avais eu tort de le laisser des journées entières dans +l'intimité d'une fille aussi séduisante que Djémilé. Avais-je mieux agi +en le mettant chez Kléber pour m'en débarrasser? Kléber, comme beaucoup +de héros, était aussi licencieux dans ses mœurs que dans son langage. +Cet enfant n'avait profité que des mauvais exemples. C'était un peu mon +ouvrage, mais la punition était bien dure.</p> + +<p>Ce n'est pas le premier ni le second jour que je pus raisonner de tout +cela froidement; mais, à mesure que le temps marchait, le calme revenait +avec l'oubli de l'outrage.</p> + +<p>Je m'ennuyais largement dans mon étroite casemate, je ne voyais +personne, si ce n'est Guidamour qui, tous les matins, venait cirer mes +bottes, me donner des nouvelles et repartait une heure après.</p> + +<p>—Mon colonel, me dit-il un jour, je dois vous faire savoir que le +citoyen Louis n'est pas rentré une seule fois à la maison depuis la +<i>petite noce</i> que vous avez faite avec la cousine Sylvie et les autres. +Thomadhyr m'a dit qu'il était parti avec votre odalisque et sa mère pour +Esnèh.</p> + +<p>—Il est parti? Bon voyage!</p> + +<p>—C'est drôle tout de même.</p> + +<p>—Je l'y ai autorisé. J'ai rompu avec l'<i>odalisque</i>.</p> + +<p>—Et vous avez aussi bien fait de ne pas vous fourrer dans cette famille +de <i>mamamouchis</i>! La vieille est une madrée qui entend le français aussi +bien que vous et moi. Je ne sais pas si elle croit que le citoyen Louis +est le Messie que les Turcs espèrent toujours voir tomber du ciel; mais +elle <i>manigance</i> un mariage entre sa fille et lui.</p> + +<p>Guidamour ne m'apprenait rien.</p> + +<p>Je lui demandai s'il avait des nouvelles de mademoiselle de Cérignan.</p> + +<p>—Elle est venue chez vous pour vous parler. Ah! elle n'avait pas l'air +content: Elle m'a dit qu'elle reviendrait dès que vous seriez libre. +C'est une belle femme et qui parle bien. Il vous faudrait une fille +comme elle dans le harem. Après ça, il y a Tomadhyr que ça pourrait +contrarier.</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de tes commentaires.</p> + +<p>—Suffit, mon colonel!</p> + +<p>La réponse de mon père m'arriva comme j'étais sous les verroux. Sa +lettre était pleine de bonnes raisons pour me faire abandonner mon idée +de mariage avec une mameluke.</p> + +<p>En résumé, il me refusait son consentement. Je lui répondis sur-le-champ +que tout était rompu.</p> + +<p>Abdallah-Menou ne me fit grâce ni d'un jour ni d'une heure de prison. Je +crois même qu'il me vola de plusieurs minutes. Je retournai enfin chez +moi. Dès le lendemain, je vis arriver mademoiselle de Cérignan. Elle +m'aborda en me disant:</p> + +<p>—Vous êtes décidément fou, mon pauvre colonel! Comment, vous envoyez le +Dauphin demander la main de votre maîtresse? Il va épouser la fille d'un +mameluk, à quinze ans et demi!</p> + +<p>—Louis est maintenant un homme, et</p> + +<p class="c">Dans les âmes bien nées...</p> + +<p>—J'avoue que je ne m'attendais guère à ce dénoûment! Je vous ferais +même mes compliments sincères d'avoir rompu votre extravagant mariage, +si vous n'aviez mis le Dauphin dans la situation ridicule où vous étiez +il y a un mois. Il faut le tirer de cette fâcheuse affaire, le +débarrasser de ces femmes qui veulent exploiter sa position. Il ne peut +rester entre les mains des mameluks.</p> + +<p>—Pourquoi pas? Il y sera choyé, fêté...</p> + +<p>—Si vous prenez votre parti du mal que vous avez fait, moi, je veux le +réparer. Je ne me résigne pas si aisément à abandonner le Dauphin. On me +l'a confié, je réponds de lui...</p> + +<p>—On vous l'a confié, dites-vous: alors pourquoi me l'avez-vous renvoyé +après la mort de Kléber?</p> + +<p>—Colonel, Louis n'est plus un enfant, vous le dites vous-même, et je ne +suis pas une vieille femme.</p> + +<p>—Oui, je le sais! Il vous a trouvée belle; il n'est pas aveugle.</p> + +<p>—Il s'en est vanté à vous? dit-elle en rougissant. C'est bien sot! Mais +qu'importe! Je suis prête à le reprendre si vous me le ramenez. Au bout +du compte, il vous a rendu service en vous ouvrant les yeux; il vous a +débarrassé d'une fille qui vous serait devenue funeste; aidez-moi à le +ramener.</p> + +<p>—Oh! quant à cela, non! qu'il devienne ce qu'il pourra!</p> + +<p>—J'agirai donc seule.</p> + +<p>—Et que ferez-vous?</p> + +<p>—J'irai le chercher, l'enlever même, car je m'attends à sa résistance.</p> + +<p>—Vous y risquez gros! Allez-vous courir après lui dans la Haute-Égypte? +Que ferez-vous dans ce milieu arabe, vous femme européenne, et par +conséquent fort peu considérée? Et Mourad? vous l'oubliez. Il ne vous +rendra jamais un gendre si haut placé. Vous échouerez, et vous y perdrez +sinon la vie, du moins votre liberté ou votre honneur.</p> + +<p>—Ah! s'écria-t-elle en s'abandonnant à sa douleur, je ne savais pas à +quoi je m'engageais en me chargeant de cet enfant! Si vous ne me venez +en aide, je mourrai à la peine.</p> + +<p>—Je ne veux pas que vous mourriez: mais je ne vois pas ce que je puis +faire pour votre prince.</p> + +<p>—Vous pouvez me faciliter les moyens de le soustraire à ce mariage +insensé.</p> + +<p>—Et comment?</p> + +<p>—Je n'ai plus assez de fortune pour parer aux frais de la guerre.</p> + +<p>—Vous voulez de l'argent? Est-ce que mylord n'est plus de ce monde, ou +vous abandonne-t-il?</p> + +<p>—Ah! encore? Vous tenez à ce qu'il soit mon protecteur? Comme vous +voudrez! En tout cas, je ne veux pas lui devoir ce service. J'aime mieux +m'adresser à vous.</p> + +<p>—Je suis flatté de la préférence.</p> + +<p>—Vous ne pouvez pas m'aider? N'en parlons plus.</p> + +<p>—Si fait! combien vous faut-il?</p> + +<p>—Trois cent mille francs!</p> + +<p>Après les envois que j'avais faits à mon père, les cadeaux, les dépenses +folles, c'était à peu près ce qui devait me rester.</p> + +<p>Je n'hésitai pas à le lui offrir. Il y avait assez longtemps que nous +étions en délicatesse tous les deux. Il fallait que cela eût une +solution, et le service que j'allais lui rendre valait bien un peu de +reconnaissance.</p> + +<p>—Quand vous faut-il cette somme? lui dis-je.</p> + +<p>—Le plus tôt possible; dès demain.</p> + +<p>—Je vous la porterai moi-même si vous voulez me recevoir.</p> + +<p>Après un moment d'hésitation:</p> + +<p>—Pourquoi ne vous recevrais-je pas? dit-elle avec un sourire charmant; +ne sommes-nous pas de vieux amis? Venez, et merci d'avance.</p> + +<p>Elle s'enveloppa le visage avec soin. Je lui demandai ce qu'elle +craignait pour se cacher ainsi.</p> + +<p>—Je me méfie des <i>bravi</i> de Sitty Nefyssèh qui a menacé de se +débarrasser de moi, si je cherchais à éloigner le Dauphin de sa fille.</p> + +<p>—Laissez-moi vous reconduire.</p> + +<p>—Oui, donnez-moi le bras.</p> + +<p>Tout en marchant, je l'interrogeai de nouveau. Son projet d'aller +chercher Louis et de l'éloigner de l'Égypte était bien arrêté; mais elle +n'était pas encore fixée sur les moyens à employer. Le devoir ou +l'ambition lui faisaient entreprendre une lutte où elle pouvait +succomber. Sa résolution était prise. Je la quittai à sa porte. Le +lendemain, je lui portai la somme désirée. Comme elle voulait m'en +donner un reçu:</p> + +<p>—À quoi bon? lui dis-je. Je puis perdre ce chiffon de papier, et j'ai +confiance en vous.</p> + +<p>—Mais, je ne veux pas de vos dons, répondit-elle d'un air fier. +Croyez-vous que je vous emprunte cette somme pour ne pas vous la rendre?</p> + +<p>Elle fit un reçu. Je le pris et le déchirai en disant: Laissez-moi vous +obliger sans arrière-pensée. Elle me regarda avec curiosité et parut +réfléchir, puis elle se leva, fit le tour de la chambre, s'arrêta devant +moi, et me demanda brusquement:</p> + +<p>—M'épouseriez-vous?</p> + +<p>Je gardai le silence.</p> + +<p>—Non? reprit-elle, vous me trouvez trop vieille, car je suis presque de +votre âge.</p> + +<p>—Ce n'est pas là la raison. Vos opinions, vos croyances sont trop +différentes des miennes, nous ferions mauvais ménage.</p> + +<p>Elle recommença sa promenade et revint à moi.</p> + +<p>—Voulez-vous retourner avec moi en France?</p> + +<p>—Oh ça! oui, de grand cœur, mais avec vous seule, pas de Dauphin!</p> + +<p>—Bien! c'est convenu.</p> + +<p>Et, se penchant vers moi, elle me baisa le front, puis me repoussa +doucement: Allez-vous-en, reprit-elle, et attendez, pour revenir, que je +vous appelle. Ce sera bientôt, j'espère!</p> + +<p>J'hésitais: Obéissez, reprit-elle. Prouvez-moi votre respect si vous +voulez compter sur ma confiance.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXII" id="XXII"></a><a href="#toc">XXII</a></h2> + + +<p>Quinze jours se passèrent sans m'apporter aucune nouvelle d'Olympe. La +perspective de retourner bientôt en France avec elle était devenue une +idée fixe chez moi. Je tenais d'autant moins à rester au Caire que la +peste, apportée par les caravanes de la Mecque, commençait à sévir dans +l'armée et dans la population.</p> + +<p>J'allai à l'île de Roudah pour savoir où en était le projet de départ. +Mademoiselle de Cérignan était à Alexandrie.</p> + +<p>Un mois après, le petit juif demanda à me parler. Je le fis venir +sur-le-champ. Après s'être assuré que personne ne pouvait l'entendre:</p> + +<p>—La dame française est de retour, me dit-il.</p> + +<p>—Depuis quand?</p> + +<p>—Depuis quinze jours.</p> + +<p>—En es-tu bien sûr?</p> + +<p>—Oui, elle se tient cachée à l'île de Roudah. Elle est revenue +d'Alexandrie avec le mylord, qui est reparti. Ce que je t'apprends là +vaut bien quelque chose.</p> + +<p>Je lui donnai une bourse et je le renvoyai.</p> + +<p>Olympe n'était-elle qu'une adroite aventurière, qui m'avait pris pour +dupe?</p> + +<p>Je fis seller mon cheval, et, suivi de Guidamour, je me rendis chez +elle.</p> + +<p>Il me fut répondu qu'elle était en voyage. Je savais le contraire et je +résolus de forcer la consigne en passant par les derrières de la maison. +Elle était située au bord du Nil, au milieu de bosquets et de jardins +enclos de hautes murailles. Une petit porte donnait sur un escalier qui +descendait au fleuve. Je pouvais entrer par là et me cacher, en +attendant que la nuit fût close, dans une construction basse que je +remarquai sous mes pieds. J'allais y descendre quand j'entendis derrière +moi un bruit de rames. Une djerme se dirigeait vers l'escalier.</p> + +<p>Je me cachai vivement sous un saule pleureur qui trempait sa chevelure +dans l'eau. Le bateau aborda à dix pas de moi. Plusieurs hommes +descendirent à terre. Parmi eux je reconnus Louis. Ramenait-il Djémilé +dans cette barque, ou, comme l'avait projeté Olympe, l'enlevait-on +lui-même?</p> + +<p>Les autres s'entretenaient en anglais. N'en sachant pas un traître mot, +je ne compris rien à leur conversation, si ce n'est que l'un d'eux était +qualifié de mylord.</p> + +<p>Il était grand et fort. Son visage, autant que je pouvais en juger de +loin aux dernières lueurs du jour, répondait au signalement que m'avait +donné le juif. C'était lord Humphrey!</p> + +<p>Au moment où Louis s'engageait sur l'escalier, je m'élançai vers lui.</p> + +<p>L'Anglais fit un <i>aôh</i> de surprise et arma un pistolet.</p> + +<p>—C'est inutile, lui dis-je; je suis l'ami de ce jeune homme.</p> + +<p>—Oui, oui, c'est mon ami! répéta Louis avec un peu d'effort.</p> + +<p>Le lord abaissa son arme et retourna s'entretenir à voix basse avec ses +hommes.</p> + +<p>—Qu'as-tu fait de Djémilé? dis-je à Louis.</p> + +<p>—Il m'a fallu la quitter, mylord m'a emmené de vive force et à l'insu +de Mourad.</p> + +<p>—L'avais-tu épousée?</p> + +<p>—Non, mais le mariage allait se faire.</p> + +<p>—Tu es prisonnier des Anglais?</p> + +<p>—Oui, et si je sais pourquoi?</p> + +<p>—Parce qu'on veut faire de toi une arme contre la République, en tant +que tu sois réellement l'héritier de Louis XVI.</p> + +<p>—Je ne suis que trop réellement fils de roi. Si j'étais un simple +citoyen, on me laisserait vivre à ma guise, on ne m'empêcherait pas de +me marier avec Djémilé!</p> + +<p>—Tu souhaites retourner près d'elle?</p> + +<p>—Oui! et, puisque tu m'as déjà montré tant de bonté, aide-moi à me +sauver.</p> + +<p>Il faut croire que notre conversation ne fut pas du goût de Lord +Humphrey. Il s'avança vers Louis, et, le chapeau à la main, lui dit en +mauvais français:</p> + +<p>—Monseigneur, je vous attends.</p> + +<p>Louis, croyant que j'étais en visite chez mademoiselle de Cérignan, me +demanda si elle était prête à partir avec lui, et si je rentrais avec +lui chez elle.</p> + +<p>—Oui, je te suis.</p> + +<p>Quand il fut entré dans le jardin, le lord passa devant moi comme un mal +appris, me barra le passage, et, me mettant le canon de son pistolet +dans la figure:</p> + +<p>—Vous n'irez pas plus loin, dit-il. Vous en savez beaucoup trop! J'ai +une mission grave à remplir, vous êtes un obstacle: je briserai cet +obstacle.</p> + +<p>D'un revers de main, je fis sauter son arme et je le pris au collet.</p> + +<p>Au même instant, quatre de ses acolytes, qui s'étaient glissés sans +bruit derrière moi, me jetèrent un manteau sur la tête pour m'empêcher +d'appeler à l'aide, et, malgré ma résistance, m'emportèrent lié de +cordes, je ne sais où.</p> + +<p>Quand je fus parvenu à me débarrasser, je vis que j'étais enfermé dans +une espèce de cave au bord du Nil. Le croissant de la lune se mirait +dans le fleuve et les premières lueurs du jour blanchissaient déjà les +hauts minarets du Caire: je sortis de mon antre et je me trouvai auprès +du jardin de mademoiselle de Cérignan. La djerme était repartie: je +courus à la maison, elle était vide! Olympe avait suivi Louis et lord +Humphrey. Je pensai à fréter une embarcation et à les poursuivre; mais +ils avaient une avance de douze heures au moins, et puis, de quel droit +et sous quel prétexte me fussé-je opposé au départ des fugitifs? +Mademoiselle de Cérignan m'avait peut-être trompé, mais peut-être aussi +l'avait-on enlevée malgré elle; en tout cas, pour la délivrer, il m'eût +fallu livrer à l'autorité militaire son secret et sa personne.</p> + +<p>Je rentrai chez moi, j'en avais gros sur le cœur contre lord Humphrey. +Je le dépeignis avec soin à Tomadhyr et lui demandai de me dire où il +était; mais ses visions étaient indépendantes de sa volonté. Elle ne sut +rien répondre.</p> + +<p>Je vivais paisiblement et modestement, car mon trésor était épuisé, et +ma solde m'interdisait les prodigalités, quand, un soir, Guidamour vint +me dire qu'une femme voilée demandait à me parler. Je pensai tout de +suite que c'était mademoiselle de Cérignan.</p> + +<p>—Qu'elle vienne! m'écriai-je.</p> + +<p>Elle entra voilée de noir jusqu'aux yeux. J'étais vivement irrité contre +elle, et, comme il faisait très-sombre dans la chambre, je ravivai la +lumière de la lampe, en invitant d'un ton brusque, la visiteuse à se +faire connaître.</p> + +<p>—Elle obéit en silence, et, au lieu des cheveux blonds et des yeux +bleus de mademoiselle de Cérignan, je reconnus la brune chevelure et le +regard inquiet de la perfide Djémilé.</p> + +<p>—Toi ici? lui dis-je, et qu'y viens-tu faire?</p> + +<p>—Obtenir ton pardon, dit elle en se jetant à mes pieds; car je t'ai +offensé, outragé cruellement, toi qui m'aimais tant! J'ai été bien +coupable, bien lâche, bien folle, de croire à la parole de ce jeune +garçon, qui m'a lâchement abandonnée. J'aurais dû te prévenir qu'il me +poursuivait de son amour depuis longtemps; j'aurais dû te prier de +l'éloigner. Je n'en ai pas eu le courage. J'ai préféré employer la ruse +et le mensonge vis-à-vis de toi, si doux, si confiant, si bon. Je t'ai +volé ton bien en disposant de moi sans ta permission, car j'étais ta +propriété, tu m'avais bien gagnée. Je viens me rendre à toi. Punis-moi, +comme je le mérite; frappe-moi si tu veux, je ne t'en aimerai pas moins; +car si j'ai eu pour Louis un moment d'abandon, je ne l'ai jamais aimé +comme je t'aime.</p> + +<p>—Voyons, voyons! pas tant de paroles et assez de mensonges. Tu viens me +demander où est Louis, avoue-le franchement.</p> + +<p>—Non, je le jure sur le Koran, je ne reviens ici que pour obtenir grâce +devant toi. Louis est un imposteur; le jeune roi de France est mort +depuis longtemps.</p> + +<p>—Et tu crois que je vais te reprendre dans ma maison? Tu vas peut-être +me demander de t'épouser, maintenant, comme Pannychis?</p> + +<p>—Non, je comprends que j'ai mérité ton mépris, mais sois assez généreux +pour oublier le passé. Songe que je suis seule au monde maintenant, et +que, si tu n'as pitié de moi, il faudra que j'aille me vendre comme une +esclave.</p> + +<p>—Tu dis que tu es seule au monde? qu'est donc devenu Mourad? a-t-il été +tué?</p> + +<p>—Il est mort de la peste, il y a quinze jours. Osman-bey lui a succédé; +il m'a offert de me prendre dans son harem; j'ai refusé. Un musulman ne +saurait me plaire, et mon cœur endolori, mon âme repentante étaient +près de toi.</p> + +<p>—Et Sitty Nefyssèh, est-elle morte aussi?</p> + +<p>—Oui, avant mon père, dit-elle en pleurant.</p> + +<p>—Puisque tu es sans famille et sans asile, j'ai pitié de toi. Je +pardonne; mais, comme j'ai appris à te connaître, je ne te considérerai +à l'avenir que comme une jolie esclave que je surveillerai de près. +Quant à ton repentir, ce sera à toi de me le prouver. Je dois te +déclarer aussi que le trésor est vide; que par conséquent, je ne pourrai +plus satisfaire tes fantaisies.</p> + +<p>—Je n'aurai d'autres fantaisies que les tiennes, et si tu veux mes +bijoux, les voici!</p> + +<p>Elle retira ses colliers, ses bracelets et son tarbouch d'émeraudes +qu'elle posa sur la table.</p> + +<p>—Garde tes parures, ta vanité souffrirait trop de ne pouvoir plus +briller, ne fût-ce que devant moi.</p> + +<p>—Je n'ai plus besoin de paraître, mon orgueil a été brisé, ma vanité +étouffée. Je n'ai plus que l'amour-propre de vouloir me garder pour +celui qui m'a donné à boire son sang. Ah! tu n'aurais jamais dû m'amener +ici et m'apprendre le français! Tout le mal que je t'ai fait ne serait +jamais arrivé.</p> + +<p>Elle avait raison, c'était encore ma faute!</p> + +<p>Le lendemain, Tomadhyr me demanda sur un ton farouche si elle allait +redevenir l'esclave de Djémilé.</p> + +<p>—Non, lui dis-je, elle n'est pas plus que toi dans la maison, elle le +sait. Rends-lui ton amitié.</p> + +<p>—Je n'ai pas le droit d'être plus jalouse que toi de ton honneur. Je ne +lui dirai rien.</p> + +<p>—Ce sera bien gai pour moi!</p> + +<p>—Tu le veux? Je serai de bonne humeur...</p> + +<p>C'était une singulière bonne humeur que de rester des journées accroupie +dans un coin, à consulter son miroir magique, à se plaindre de violentes +douleurs d'estomac, à tomber dans des spasmes nerveux, et à dire +régulièrement tous les soirs en se retirant:</p> + +<p>—Je n'ai pas longtemps à vivre, je te dis adieu, parce que demain matin +je serai morte!</p> + +<p>Djémilé était plus gaie et plus aimable. Il est vrai qu'elle avait +beaucoup à se faire pardonner.</p> + +<p>Bien qu'elle m'eût promis de n'avoir d'autres fantaisies que les +miennes, elle eut bientôt envie de mille colifichets et mit en gage sa +coiffure d'émeraudes et ses perles pour se procurer de l'argent. Se +figurait-elle que je retrouverais un nouveau trésor pour les dégager?</p> + +<p>Un soir, elle me dit:</p> + +<p>—Je ne sais si Tomadhyr m'a ensorcelée. Comme elle, je sens une grande +douleur à la poitrine; seulement je ne vois rien que des brouillards +rouges qui passent, et j'ai une envie de dormir insurmontable.</p> + +<p>—Depuis quand souffres-tu?</p> + +<p>—Depuis ce matin.</p> + +<p>J'envoyai chercher le médecin qui, après être resté un quart d'heure +auprès d'elle, revint me dire:</p> + +<p>—Si vous tenez à cette fille, armez-vous de courage: elle a la peste! +On n'en meurt pas toujours; mais enfin..., elle est fort malade. +Faites-la porter à l'hôpital; c'est plus prudent pour vous!...</p> + +<p>—Non, docteur; j'ai eu beaucoup d'affection pour elle, et je ne dois +pas l'abandonner.</p> + +<p>—Comme vous voudrez. Je reviendrai demain.</p> + +<p>Il prescrivit une potion et sortit.</p> + +<p>J'allai près de Djémilé. Elle dormait, mais elle avait la pâleur de la +mort sur le visage. Le délire la prit dans la nuit.</p> + +<p>Elle se croyait dans le désert, disait qu'elle mourait de soif et me +demandait sans cesse à boire; mais elle refusait constamment la potion +que je lui offrais.</p> + +<p>—Non, disait-elle, cela ne sent rien. J'ai du feu dans la poitrine et +ton sang peut seul l'éteindre. Me laisseras-tu mourir? Ne veux-tu pas +m'en donner?</p> + +<p>Et elle cherchait à me mordre comme si elle fût devenue enragée. Ce fut +la seule crise violente.</p> + +<p>Au matin, elle tomba dans un état de stupeur qui n'était ni la vie ni la +mort. Elle resta ainsi trois jours. Le 10 janvier, elle ouvrit les yeux +et m'appela:</p> + +<p>—Je ne souffre presque plus, dit-elle, mais je suis si faible que je +sens bien que je vais mourir. Tu m'as pardonné et je mourrai sans +crainte; mais je te demande une dernière grâce. Ne me laisse pas +enterrer avec les musulmans. Élève-moi un tombeau sur lequel tu feras +inscrire mon nom et le service que j'ai rendu à Kléber. J'aurai du +plaisir à venir le regarder après ma mort. Je viendrai te voir aussi, le +veux-tu? Tu n'auras pas peur de moi?</p> + +<p>Pauvre fille qui croyait conserver, au delà de la vie, l'usage de ses +sens.</p> + +<p>—Je ferai ce que tu désires, lui dis-je, et je serai content que ton +spectre vienne me trouver; je n'ai pas peur des morts.</p> + +<p>Elle me remercia, me dit qu'elle avait sommeil, et ma demanda un dernier +baiser. Elle était déjà roide et glacée. Puis, elle s'endormit en tenant +ma main dans la sienne. Elle ne se réveilla plus.</p> + +<p>Je la fis enterrer sans aucune cérémonie religieuse, dans mon jardin, +sous le grand caroubier où elle avait coutume de venir respirer la +fraîcheur de la nuit.</p> + +<p>Pour satisfaire sa dernière vanité, je lui élevai un mausolée sur lequel +je fis graver en français et en arabe: «Ici repose Djémilé, fille de +Mourad-bey, morte à l'âge de 16 ans, le 10 janvier 1801. Elle fut belle +et aimée. Elle emporte avec elle les regrets de ceux qui l'ont connue, +ainsi que l'estime des Français et des mameluks qui lui doivent la paix +conclue entre Mourad et Kléber.»</p> + +<p>La mort de Djémilé sembla rendre la vie à Tomadhyr. Elle pleura pour la +forme quand elle la vit ensevelir, et n'en parla plus.</p> + +<p>Nous étions dans les premiers jours de février quand, un matin, elle +entra chez moi et me réveilla en sursaut en criant:</p> + +<p>—Voilà les habits rouges!</p> + +<p>Je reconnus bien vite qu'elle était en état de somnambulisme.</p> + +<p>—Ils s'embarquent, reprit-elle; ils viennent ici! Que de vaisseaux! que +de monde!</p> + +<p>—Où sont-ils?</p> + +<p>—Dans une île où il y a beaucoup de soleil, des maisons et des forts +tout ruinés, avec des croix de pierre sur les portes. Le général donne +des ordres. Auprès de lui se tient un jeune homme vêtu de bleu. Je le +reconnais!—C'est l'amant de Djémilé. Cette dame blonde, je l'ai déjà +vue en songe, elle est bien belle, elle remet une lettre à l'Anglais. +Elle salue, elle s'en retourne....</p> + +<p>—Où va-t-elle?</p> + +<p>—Où elle va?... Dans une grande maison, avec deux autres dames +vieilles... Elle les quitte.</p> + +<p>—Suis-la!</p> + +<p>—Elle rentre chez elle... Elle se jette sur un sofa... Elle pleure!... +Je ne vois plus!</p> + +<p>Je lui recommandai en vain de parler encore. Elle ne dit plus que des +mots sans suite, fondit en larmes, et se laissa tomber à terre, en proie +à ses convulsions accoutumées.</p> + +<p>Ce qu'elle avait vu dans le délire n'était que trop réel. Les Anglais, +sous le commandement du général Abercromby, concentraient leurs forces +à Rhodes et à Macri, sur la côte de l'Asie-Mineure, sous prétexte de +s'emparer de l'archipel, mais, en réalité, pour opérer d'accord avec +Constantinople une nouvelle descente en Égypte. J'avertis +Abdallah-Menou, qui n'en voulut rien croire, et ne donna aucun des +ordres nécessaires pour défendre la côte en cas d'attaque. Il avait +entassé l'armée au Caire et s'occupait activement, mais inutilement, de +réformes administratives.</p> + +<p>La sécurité était donc complète, et moi-même je doutais de la lucidité +de Tomadhyr, quand on apprit l'apparition de la flotte anglaise devant +Alexandrie et le débarquement de vingt mille hommes. D'un autre côté, +une armée de trente mille Turcs s'avançait à travers les déserts de +Syrie, en même temps qu'une autre armée anglaise, composée de sept à +huit mille cipayes, arrivait par la mer Rouge. Nous étions pris en tête, +en flanc et en queue, et nous étions dix-huit mille hommes valides pour +faire face à tant d'ennemis. La partie n'eût pourtant pas été perdue si +nous eussions été bien commandés et si nos généraux se fussent entendus +au lieu de tirer chacun de son côté.</p> + +<p>Je reçus l'ordre d'être prêt à partir le 11 mars. Quand j'en fis part à +Tomadhyr, elle fondit en larmes, se roula par terre, s'arracha les +cheveux et eut une crise terrible; tout à coup elle se dressa devant +moi et, les yeux égarés, la voix brève:</p> + +<p>—Nous ne nous reverrons plus, dit-elle, car tu ne reviendras pas! Tu +seras tué par les Anglais, et moi je vais mourir. Me voilà morte ici, +dans tes bras, et toi-même tu n'es plus qu'un cadavre. Regarde, voici +Djémilé qui vient te chercher!</p> + +<p>La promesse que la fille de Mourad m'avait faite à son lit de mort me +revint en mémoire, et j'en eus le frisson comme si son spectre était là +réellement. Il y était peut-être, qui sait!</p> + +<p>—Elle parle! reprit l'hallucinée, l'entends-tu? Elle te dit qu'elle +n'est pas morte de la peste. Eh bien, non!</p> + +<p>Et s'adressant à cet être imaginaire:</p> + +<p>—Je t'ai fait mourir, dis-tu? je l'avoue. Si, dans l'oasis, j'ai +consenti à t'aider à fuir avec ton maître, ce n'était pas pour +t'obliger. Je t'ai haïe dès le premier jour; c'était pour lui plaire, à +lui. Je voulais qu'il sût jusqu'où allait mon amour. Je voulais être +aimée plus que toi, qui n'avais jamais rien fait pour lui! Tu l'as +trahi, outragé, et moi je t'ai fait boire du poison. Va-t'en! il ne +t'aime plus! C'est moi seule qui serai sa compagne dans la mort!</p> + +<p>Puis, avec une force surhumaine, elle m'enlaça de ses bras, colla ses +lèvres froides sur les miennes et retomba anéantie.</p> + +<p>Je la portai sur un sofa. La croyant en catalepsie, comme je l'y avais +déjà vue si souvent, je ne m'en inquiétai pas. En rentrant le soir, je +la retrouvai dans la même position.</p> + +<p>Elle était morte.</p> + +<p>Mon départ était fixé au lendemain matin, quand la petite fellahine me +dit:</p> + +<p>—Ya Sidy, on dirait que tu ne veux plus revenir dans ta maison?</p> + +<p>—Il est probable, en effet, que je n'y reviendrai pas, et peu +m'importe. Je n'y laisse rien: femmes, maîtresses, esclaves, trésor, +tout est envolé.</p> + +<p>—Mais la maison reste, et moi dedans.</p> + +<p>—Eh bien? ma pauvre enfant, je t'en fais cadeau.</p> + +<p>—Tu me donnerais tout cela, à moi pauvre fellahine?</p> + +<p>—Oui; viens avec moi chez le cady afin de remplir toutes les formalités +voulues par la loi musulmane.</p> + +<p>—Mais que ferai-je d'un si grand palais?</p> + +<p>—En cherchant bien, tu y trouveras peut-être un autre trésor, et tu +m'offriras l'hospitalité si je reviens.</p> + +<p>—Comme cela, oui, j'accepte; mais, si tu pars pour ton pays, j'aimerais +mieux te suivre.</p> + +<p>—Eh bien, si je pars, viens me rejoindre; mais, en attendant, allons +chez le cady.</p> + +<p>L'affaire fut bientôt faite. L'ex-propriétaire n'avait pas d'héritiers. +Je donnai quittance d'une somme que je fus censé avoir reçue, et Zabetta +fut mise en possession. La pauvre enfant n'en pouvait croire ses yeux et +ses oreilles.</p> + +<p>J'étais bien aise de faire quelque chose pour cette dernière fleur de +mon harem. Celle-ci ne m'avait jamais trahi ni trompé, elle m'était +toujours restée attachée; elle ne s'était jamais posée en sultane. +Contente de peu, elle ne m'avait ennuyé ni de son amour, ni de sa +jalousie et n'avait donné la mort à personne. C'était le seul souvenir +parfaitement pur de ma vie orientale. Celui de Tomadhyr, qui m'avait été +si longtemps cher, alors que je la croyais morte pour moi, ne +m'apparaissait plus qu'effrayant, depuis que ses dernières paroles +avaient été l'aveu d'un crime.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a><a href="#toc">XXIII</a></h2> + + +<p>Nous arrivâmes avec le général en chef à Rahmanyeh, le 13 mars au soir; +nous y perdîmes toute la journée du lendemain. Le 16, on coucha à +Damanhour, et on se prélassa encore le jour suivant. Il faut croire que +rien ne pressait, ou que le général en chef avait peur de fatiguer les +jambes de nos chevaux. Nous arrivâmes le 19 sous les murs d'Alexandrie +au camp du général Lanusse, en face des Anglais commandés par lord +Abercromby. Ils s'étaient retranchés en avant de Canope, sur le banc de +sable d'une lieue de large qui se termine par le fort d'Aboukir. La mer +et le lac Maréotis étaient couverts de leurs chaloupes canonnières. Le +21 mars 1801 avant le jour, l'armée française s'ébranla; il s'agissait +d'enlever au pas de charge toute la ligne d'ouvrages défendus par de +l'artillerie, afin d'attaquer le gros de l'armée anglaise en bataille +sur deux lignes au delà des retranchements. Le régiment des dromadaires +commence le branle. Il enlève les redoutes sur la droite et tourne les +pièces contre l'ennemi, pendant que la division Lanusse emporte celles +de gauche. Au plus fort de la bataille un boulet parti des chaloupes +anglaises frappe mortellement le général Lanusse, ce qui met le désordre +dans sa division. En ce moment, Menou qui allait de droite et de gauche +sur le champ de bataille, sans rien ordonner, arrive devant notre +cavalerie commandée par le général Roize et lui ordonne de charger.</p> + +<p>—Charger quoi? demande Roize.</p> + +<p>—Mais, le gros de l'armée anglaise!</p> + +<p>—Ses lignes ne sont pas même ébranlées, le moment est mal choisi.</p> + +<p>—Chargez à fond, vous dis-je!</p> + +<p>Roize se tourna vers nous et enfonçant avec force son casque sur sa +tête:</p> + +<p>—À moi! mes amis, s'écrie-t-il, on nous envoie à la gloire, à la mort. +En avant!</p> + +<p>Les trompettes sonnent, nous partons, nous traversons au galop le défilé +formé de droite et de gauche par les redoutes qui nous mitraillent; un +véritable coupe-gorge.</p> + +<p>Après avoir franchi un fossé, nous tombons sur les Anglais avec fureur. +Ils sont renversés, culbutés, sabrés; ils reculent. Nous pénétrons +jusque dans leur camp; mais ils avaient creusé des puits, semé des +chausses-trappes et croisé les cordes des tentes. Ces obstacles nous +firent perdre tout le fruit d'une si belle charge: les chevaux +s'abattaient ou refusaient d'aller plus loin, les cavaliers à terre +étaient criblés de coups de baïonnettes par les Anglais furieux. Le +général Roize combattit jusqu'à ce qu'il fut tué sous mes yeux. Ce fut +le signal de la retraite. Je venais de reconnaître, auprès de la tente +du général en chef, lord Humphrey sous l'uniforme de major.</p> + +<p>Je crus que j'aurais le temps d'aller lui payer ma dette avant de +rejoindre mes dragons qui tournaient bride. Je courus sur lui à fond de +train, et, à la manière des mameluks, j'arrêtai brusquement mon cheval +sur les jarrets en portant au major un coup de pointe dans les côtes. Il +riposta par un coup de pistolet qui abattit ma monture. Je sautai +lestement à terre, il recula sous la tente. Le général Abercromby mit +l'épée à la main pour lui porter secours. Il eut grand tort de +m'attaquer. L'espadon d'honneur que m'avait donné Bonaparte était une +fière lame; je la passai à travers le corps de l'Anglais. Il tomba à la +renverse sur sa table et roula à terre avec ses cartes et ses plans. Le +major Humphrey se jeta sur moi comme un furieux, en criant à l'aide. Il +me blessa à l'épaule. Je n'en fus que plus acharné. Je le clouai sur le +corps de son général. Au même instant, quelques soldats écossais +pénétrèrent sous la tente, la baïonnette croisée. C'était le moment de +jouer le tout pour le tout.</p> + +<p>—Voilà les Français! leur criai-je.</p> + +<p>Ils se retournèrent comme des niais. Je fendis d'un coup de sabre la +toile de la tente et je filai par là; mais je tombai de Charybde en +Scylla. Les Écossais, revenus de leur surprise, passèrent par la brèche +que j'avais ouverte, me lâchèrent quelques coups de fusil sans +m'atteindre. D'autres vinrent à leur aide, me barrèrent le chemin. J'en +ruai deux par terre, mais je rompis mon épée et je fus abattu d'un coup +de crosse sur la tête. Heureusement, j'avais mon casque. Je fis le mort.</p> + +<p>J'en étais quitte à bon marché; mais je ne pouvais plus rejoindre les +débris de mon régiment, qui s'étaient repliés sur le centre. J'attendis, +couché sur le sable. Tomadhyr s'était trompée en me prédisant que je +serais tué par les Anglais.</p> + +<p>La bataille n'avait l'air d'être ni gagnée ni perdue pour nous. L'ennemi +ne faisait aucun pas en avant, et les Français avaient repris leurs +positions du matin. J'étais à vingt pas de la tente d'Abercromby. Les +officiers y entraient tour à tour et en sortaient avec des figures +longues. Tout à coup je vis au milieu d'un groupe d'officiers un jeune +homme en uniforme bleu-ciel, la brette au côté. Je reconnus Louis.</p> + +<p>Il passa à trois pas de moi.</p> + +<p>—Monsieur, lui dis-je, si vous êtes Français, voici le moment de sauver +un de vos compatriotes.</p> + +<p>—Comment, dit-il en s'écartant du groupe et en venant à moi, c'est toi, +de Coulanges? tu faisais partie de cette charge brillante et tu es +blessé?</p> + +<p>—Oui, monsieur, vous le voyez bien.</p> + +<p>—Pourquoi m'appelles-tu monsieur?</p> + +<p>—Pourquoi? la question est jolie. Vous demandez de vous aider à fuir, +et vous me laissez maltraiter et emprisonner derrière vous!</p> + +<p>—Emprisonner? derrière-moi? où ça? quand?</p> + +<p>—Parbleu! à l'île de Roudah, deux minutes après m'avoir parlé.</p> + +<p>—Ils t'ont maltraité? Oh! c'est bien mal, bien mal! Je croyais que tu +étais retourné au Caire; mylord Humphrey me l'avait assuré, ainsi qu'à +mademoiselle de Cérignan.</p> + +<p>—Eh bien! ton mylord, je lui ai payé ma dette aujourd'hui, et, par la +même occasion, j'ai tué son général en chef.</p> + +<p>—C'est toi qui as tué lord Abercromby?</p> + +<p>—Mais oui; je m'en vante.</p> + +<p>—Ne le dis pas si haut devant ses officiers. Beaucoup comprennent le +français, et je ne pourrais peut-être pas te sauver. Tu ne peux rester +là. Je vais te faire porter sous ma tente.</p> + +<p>—C'est inutile, je peux marcher, je ne suis blessé qu'à l'épaule.</p> + +<p>Et je me levai, alerte et dispos.</p> + +<p>—Est-ce que ta première dame d'honneur est là? lui dis-je en me +dirigeant vers son campement.</p> + +<p>—De qui veux-tu parler?</p> + +<p>—De mademoiselle de Cérignan!</p> + +<p>—Mais non, elle est à Rhodes.</p> + +<p>—Comme elle sera contrariée en apprenant la mort de son amant!</p> + +<p>—Lord Humphrey n'était pas son amant.</p> + +<p>—Son mari, peut-être?</p> + +<p>—Elle n'a jamais été mariée.</p> + +<p>Nous entrâmes sous sa tente. Il fit demander un chirurgien qui pansa ma +blessure, et je soupai avec lui de bon appétit. Il me demanda, en +hésitant, des nouvelles de Djémilé.</p> + +<p>—Elle est revenue chez moi, lui dis-je, et je lui ai pardonné.</p> + +<p>Il devint rouge, essaya de sourire et se mordit la lèvre.</p> + +<p>—Dès lors, lui dis-je, tu ne l'aimes plus?</p> + +<p>Il s'efforça de montrer un air dégagé pour me répondre qu'il ne l'avait +jamais prise au sérieux. Je ne crus pas nécessaire de lui faire savoir +qu'elle était morte. Le lendemain, Louis m'apprit que le général +Hutchinson avait succédé, dans le commandement de l'armée anglaise, à +Abercromby, et qu'il voulait me voir.</p> + +<p>Je me rendis près de lui. Il me reçut très-poliment et me pria de lui +rendre mon épée.</p> + +<p>—Je n'en ai plus, général, lui dis-je, je l'ai brisée sur le dos de vos +soldats.</p> + +<p>—En ce cas, colonel, veuillez vous constituer prisonnier de guerre.</p> + +<p>—Vous êtes bien bon de me le demander.</p> + +<p>—Je rends hommage à votre bravoure, et je compte sur votre honneur. Je +ne vous demande que la promesse de ne pas chercher à vous évader et de +ne jamais plus porter les armes contre l'Angleterre.</p> + +<p>—Je vous promets tout le contraire. Je m'évaderai dès que je le +pourrai, et je vous jure une haine mortelle.</p> + +<p>—En ce cas, colonel, je me vois dans l'obligation de vous faire +fusiller sur-le-champ. C'est une satisfaction que je dois à l'armée en +expiation de la mort du général Abercromby.</p> + +<p>—Il n'était pas besoin de faire tant de manières.</p> + +<p>Il me salua, je ne lui rendis pas son salut, et, entre quatre soldats, +je fus conduit au bord de la mer.</p> + +<p>Un peloton m'attendait, l'arme au pied. On me lia les bras, et je fus +placé à quinze pas.</p> + +<p>Un sous-officier vint pour me bander les yeux; je refusai. Les Anglais +chargèrent leurs armes. Je ne m'étais pas encore trouvé dans une +position aussi critique, et la prédiction de Thomadhyr me revint à la +mémoire. J'en pris mon parti. Je voulais montrer à l'ennemi comment un +Français sait mourir.</p> + +<p>—Attention! leur criai-je; j'ai bien le droit de commander le feu.</p> + +<p>L'officier fit un signe d'adhésion.</p> + +<p>—Apprêtez armes! En joue!</p> + +<p>Les armes s'abaissèrent. Je regardai sans crainte les gueules de ces +vingt-quatre fusils, et j'allais crier: Feu! quand Louis, à cheval et +suivi d'un colonel anglais, se présenta et se plaça au-devant de moi, au +risque de recevoir la décharge en plein corps, ce qui n'était pas d'un +lâche!</p> + +<p>Il présenta un papier à l'officier, les soldats remirent l'arme au bras +et me délièrent.</p> + +<p>—Il était temps, me dit Louis. J'ai obtenu ta grâce, mais non ta +liberté. Tu vas être embarqué avec d'autres prisonniers.</p> + +<p>—Tu as fait ce que tu as pu, lui dis-je, et je t'en remercie. Tu n'es +pas un ingrat, et tu sais te faire pardonner. Je te rends mon amitié.</p> + +<p>Il me sauta au cou, et, les larmes aux yeux, m'embrassa sur les deux +joues.</p> + +<p>C'était une bonne nature au fond, et je regrettai qu'il fût le Dauphin, +ou qu'il crût l'être! Mais je ne regrettai pas de lui avoir fait cadeau +de trois cent mille francs; selon moi, ce n'était pas payer ma vie trop +cher.</p> + +<p>L'officier me demanda si j'étais prêt à le suivre. Je dis adieu à mon +sauveur, et, après lui avoir conseillé de ne pas rester avec les +Anglais, au moins tant qu'ils nous feraient la guerre, je me remis entre +les mains du peloton qui me conduisit vers une embarcation.</p> + +<p>Au moment de me quitter, l'officier anglais m'offrit cordialement la +main. Je ne crus pas devoir lui refuser la mienne, et je montai à bord +du <i>Swiftsure</i>. Je fus mis à fond de cale en compagnie de quelques +officiers de chasseurs à cheval et de plusieurs de mes dragons, parmi +lesquels je retrouvai Guidamour intact. Il pleura de joie en me voyant; +il m'avait cru mort, et s'était fait prendre en me cherchant.</p> + +<p>Nous restâmes à l'ancre pendant plus de quinze jours. Tous les soirs on +nous faisait monter sur le pont, deux par deux, et alternativement, pour +respirer l'air.</p> + +<p>Si on ne nous gorgea pas de nourriture, on ne nous laissa pas tout à +fait mourir de faim. Les officiers du bord eurent même la bienveillance +de nous apprendre que, chaque jour, notre armée perdait du terrain en +Égypte, et quand nous partîmes, ils daignèrent nous dire que nous +allions en Angleterre. On nous réservait pour les pontons de Plymouth. +Mais ces messieurs comptaient sans la flotte française. Ils se croyaient +seuls maîtres de la mer.</p> + +<p>En traversant le canal de Candie, le <i>Swiftsure</i> rencontra les vaisseaux +de l'amiral Gantheaume, fut canonné, enveloppé et pris. Ce fut au tour +des Anglais d'aller à fond de cale, et à nous de monter prendre leurs +places.</p> + +<p>Gantheaume, après avoir tenté de débarquer sur la côte d'Afrique les +renforts qu'il amenait de Brest, reprenait la route de France. Il n'est +pas besoin de dire combien nous fûmes fêtés à bord et questionnés par +nos compatriotes.</p> + +<p>Au mois de juillet, nous étions en vue des montagnes grises de la +Provence!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a><a href="#toc">XXIV</a></h2> + + +<p>La paix entre la France et les autres puissances de l'Europe qui +reconnaissaient nos conquêtes sur le Rhin et en Italie venait d'être +conclue. Bonaparte organisait une garde consulaire composée +d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie. Nous autres +<i>Égyptiens</i>—c'est ainsi qu'on appela par la suite ceux qui avaient fait +partie de l'expédition d'Orient—nous n'eûmes qu'à nous présenter pour +être admis dans les rangs de ce corps d'élite.</p> + +<p>Je passai dans les chasseurs à cheval de la garde avec mon grade de +colonel. Je déposai le casque et l'habit de dragon pour prendre le +colback et le dolman galonné d'or. Mon régiment était composé des plus +beaux et des plus vaillants soldats de l'armée, et leur colonel, +modestie à part, n'était ni le plus laid ni le plus mal bâti. J'avais +alors vingt-sept ans, et après neuf ans de campagne, sauf quelques +cicatrices, j'étais au complet. Aussi fus-je grandement admiré et fêté +dans ma ville natale de Beaugency, quand j'y allai voir mon père.</p> + +<p>Il s'était installé avec ma vieille bonne Gertrude dans un joli château +du val de la Loire et avait converti en vigne, en prairies, les deux +cent mille francs que je lui avais envoyés. Mais, ce qui ne laissa pas +que de me surprendre, c'est qu'il me demanda mon avis pour placer une +somme de trois cent mille francs qu'une personne inconnue lui avait fait +passer, pour moi, à titre de restitution.</p> + +<p>Je ne pouvais plus accuser mademoiselle de Cérignan d'être une +aventurière. Je lui aurais bien écrit pour lui demander pardon de mes +grossiers soupçons, si j'avais su où lui adresser ma lettre.</p> + +<p>Après quinze jours de villégiature, je retournai à Paris reprendre mon +service. Deux mois après, le général Menou, obligé de se rendre, +évacuait l'Égypte et ramenait en France huit mille hommes. C'est tout ce +qui restait des quarante-six mille emmenés par Bonaparte trois ans +auparavant. Je retrouvai encore quelques-unes de mes connaissances, +Sabardin, revenu avec le grade de général, et Dubertet.... bien et +dûment marié avec Sylvie!</p> + +<p>Un matin, je vis entrer chez moi mon brave Guidamour suivi d'une jeune +fille très-brune, bien tournée, vêtue en grisette, et que je n'eusse pas +reconnue tout de suite, si elle ne se fût prosternée devant moi à la +manière orientale. C'était Zabetta, la fellahine; elle parlait très-bien +français.</p> + +<p>—Vous m'avez permis de venir vous rejoindre, dit-elle, et je suis +venue.</p> + +<p>Puis, me présentant un objet empaqueté avec soin:</p> + +<p>—J'ai pensé, reprit-elle en arabe, que tu serais content de conserver +le <i>tarbouch</i> d'émeraudes de la pauvre Djémilé.</p> + +<p>—C'est un doux et triste souvenir. Je l'accepte avec reconnaissance. +Comment donc t'es-tu procuré ce bijou?</p> + +<p>—J'ai vendu la maison de Boulaq pour le dégager de chez un juif et te +l'apporter.</p> + +<p>—Combien en veux-tu?</p> + +<p>—Je ne veux rien. Je te le donne.</p> + +<p>—Mais cela vaut au moins cinquante ou soixante mille francs; et, si tu +as vendu tout ce que tu avais pour le ravoir, il est juste que je t'en +dédommage.</p> + +<p>—Reprends-moi à ton service, et je serai assez payée.</p> + +<p>—Tu es une brave fille! Viens m'embrasser.</p> + +<p>Elle le fit avec une effusion de cœur qui me toucha.</p> + +<p>J'étais toujours à gronder ma femme de ménage. Je lui donnai congé le +soir même, et je mis la petite fellahine à la tête de mon linge, en +l'avertissant qu'en mettant le pied en France elle était libre.</p> + +<p>Pour ses appointements, je ne fis pas de prix; j'écrivis à mon père que +j'avais un placement de 50,000 francs à faire, et, quand j'eus reçu la +somme, je la donnai à Zabetta en lui disant que c'était sa dot, à +condition qu'elle épouserait Guidamour, s'il ne lui déplaisait pas. Elle +me répondit qu'un homme que j'aimais ne pouvait lui déplaire.</p> + +<p>J'avais déjà remarqué que le brave garçon ne pouvait lui adresser la +parole sans pousser des soupirs à renverser des cathédrales.</p> + +<p>Il quitta le service et employa la dot de sa femme à l'acquisition d'un +magasin de lingerie, sur lequel Zabetta fit peindre par Morin une +enseigne qui me représentait en uniforme de dragon, à cheval, avec cette +épigraphe: <i>À l'Égyptien</i>.</p> + +<p>Morin avait rapporté une montagne de croquis, de dessins d'après nature +et de portraits. Il en copia pour moi un bon nombre, et je décorai +bientôt les murailles de mon appartement d'une suite de jolies esquisses +d'après Djémilé, Tomadhyr, Louis, Malek, Kléber, la petite fellahine +avec tous ses colliers de sequins, Pannychis en déesse de l'Olympe, +enfin de plusieurs vues du Caire, d'Esnèh, des bords du Nil, des +Pyramides et de l'intérieur de ma maison de Boulaq. C'était autant de +souvenirs qui ravivaient en moi les émotions du passé. Cette terre +d'Égypte n'était plus qu'un rêve pour moi. J'y avais mené l'existence la +plus émouvante et la plus invraisemblable; j'y avais dépensé follement +plus de cinq cent mille francs, sans compter trois ans de paye. +J'oubliais les chagrins que j'y avais éprouvés, les dangers que j'y +avais courus, pour ne me rappeler que les charmes de cette vie +aventureuse et les splendeurs de ce pays unique au monde. J'étais +parfois tenté d'y retourner, mais qu'y aurais-je retrouvé! les tombes de +Djémilé et de Tomadhyr, ces fleurs de l'Orient flétries à l'âge où +celles de nos climats du Nord commencent à peine à éclore. Non! le passé +était mort, et, si une apparition charmante voltigeait encore dans mes +rêves, c'était celle d'Olympe de Cérignan.</p> + +<p>Cet hiver de 1801 à 1802 fut extrêmement brillant. La paix générale avec +l'Europe avait amené beaucoup d'étrangers et de hauts personnages à la +cour de Bonaparte: car c'était déjà une cour. Des Anglais eux-mêmes, qui +avaient passé de la haine à l'enthousiasme pour le pacificateur de +l'Europe, vinrent en foule l'admirer. Au milieu de l'éclat et du +tourbillon des fêtes, j'aperçus un jour, à un bal des Tuileries, +mademoiselle de Cérignan assise au milieu d'un groupe de ladies.</p> + +<p>Je courus à elle et l'enlevai, un peu contre son gré, à son milieu +anglais. Après avoir réussi à l'éloigner de la foule, je lui exprimai +toute ma joie de la revoir; je lui demandai ce qu'elle était devenue +depuis le jour où elle m'avait proposé de partir avec elle.</p> + +<p>—J'ai d'abord été à Alexandrie, puis à Rhodes, répondit-elle. J'allais +demander le concours de lord Humphrey, afin qu'il m'aidât à arracher le +Dauphin des mains de Mourad: vous refusiez de m'aider!</p> + +<p>—Mais vous êtes revenue au Caire, vous y avez passé quinze jours...</p> + +<p>—À attendre le résultat de l'expédition et le retour de Louis.</p> + +<p>—Quinze jours pendant lesquels, après m'avoir donné d'enivrantes +espérances, vous avez refusé de me recevoir.</p> + +<p>—Alors, vous m'avez prise pour une coquette! Écoutez, colonel, il y a +entre nous une barrière infranchissable, l'opinion, ou, si vous voulez, +l'honneur politique. Nous avons travaillé pour des causes opposées, mais +vous aviez pris trop d'empire sur moi; votre brusque franchise vous sert +à être pénétrant, vous m'eussiez arraché le secret des moyens de cette +délivrance, que vous étiez, je l'ai craint, disposé à faire échouer. Je +ne devais donc pas vous revoir avant qu'elle eût réussi. Si nous avons +de la sympathie l'un pour l'autre, si, en dépit de nos mutuels griefs, +nous nous estimons beaucoup, c'est parce que nous ne nous sommes pas +fait de concessions de principes. En refusant de vous revoir à ce +moment-là, j'étais dans la raison, dans l'abnégation qu'impose le +devoir. J'en ai probablement souffert plus que vous.</p> + +<p>—Je crois, au contraire, que c'est moi... Mais après? Pourquoi ne +m'avoir pas tenu parole?</p> + +<p>—Après?... Je suis retourné à Rhodes, d'où je vous ai écrit de venir me +rejoindre.</p> + +<p>—Je n'ai rien reçu.</p> + +<p>—Ma lettre aura été interceptée. Quand le jeune prince m'eut appris +vos prodiges de valeur à Alexandrie, votre condamnation à mort et ce +qu'il avait fait pour vous sauver, vous étiez déjà embarqué comme +prisonnier sur la <i>Swiftsure</i>. Si j'ai suivi alors le Dauphin en +Angleterre, c'est dans l'espoir de vous y retrouver et de vous faire +rendre la liberté. C'est là que j'ai appris votre délivrance en mer, et +que Louis est resté caché sous un nom anglais: ne me demandez pas +lequel.</p> + +<p>—J'aime autant l'ignorer; mais ce que je voudrais savoir, c'est quelles +étaient vos relations avec lord Humphrey.</p> + +<p>—Il était le correspondant, le banquier, si je puis m'exprimer ainsi, +du Dauphin, c'est lui qui était chargé de nous faire passer des fonds.</p> + +<p>—Et ces fonds, d'où venaient-ils?</p> + +<p>—Ah! vous m'en demandez trop. Je ne veux ni dénoncer, ni compromettre +personne.</p> + +<p>—C'est juste! Mais lord Humphrey pouvait être tout à la fois votre +banquier et votre...</p> + +<p>—Mon amant, dites le mot allez! Eh bien non, je vous le jure. Je dois +avouer pourtant qu'il m'avait offert sa main.</p> + +<p>—Vous l'aviez acceptée?</p> + +<p>—J'avais demandé à réfléchir, pour ne pas le détacher de la cause du +Dauphin.</p> + +<p>—En ce cas, vous devez m'en vouloir de vous avoir privée d'un futur +époux?</p> + +<p>—Je ne l'aimais pas; Je ne l'ai jamais aimé.</p> + +<p>—Et maintenant, vous abandonnez donc le Dauphin?</p> + +<p>—Il n'a plus besoin de moi, il a des protecteurs riches et puissants, +et j'ai rompu les liens qui m'enchaînaient à lui. Me voilà débarrassée +de cette lourde responsabilité; je suis libre et je respire à pleins +poumons. Ah! mon ami, quelle rude tâche mon dévouement m'avait imposée! +Quel rôle j'ai dû jouer à vos yeux! celui d'une intrigante, d'une +ambitieuse ou d'une aventurière! Vous avez dû me soupçonner d'être tout +cela. Hélas! je suis une pauvre émigrée, qui a mangé dans l'exil et au +service de la famille royale le peu de fortune qu'elle possédait; à +propos, le prince vous a-t-il restitué l'argent que je vous avais +emprunté pour lui?</p> + +<p>—Oui, et je le tiens toujours à votre disposition.</p> + +<p>—Je n'en veux pas, merci!</p> + +<p>—Louis vous a dédommagée amplement?</p> + +<p>—Je n'ai rien voulu recevoir. Sa fortune n'eût pas suffi à me +dédommager de tout ce que j'ai fait pour lui. J'aime mieux qu'il reste +mon obligé, le pauvre enfant!</p> + +<p>—Olympe, il y a du dépit au fond de votre cœur. Avouez-le, vous avez +perdu tout espoir de voir régner Louis XVII, vous venez vous rallier à +la fortune du premier consul et vous ambitionnez comme autrefois une +place de dame d'honneur auprès de Joséphine?</p> + +<p>—Vous vous trompez, je suis plus fière que cela. J'aurais recherché +cette situation pour servir le prince. À présent, je la refuserais. Je +viens en France à la suite de lady Fox en qualité de dame de compagnie. +N'est-ce pas une belle position pour la comtesse de Cérignan? J'ai été +heureuse de revoir mon pays; j'y resterai peut-être, car l'Angleterre et +les Anglais ne m'ont jamais été sympathiques.</p> + +<p>—Et que ferez-vous, puisque vous n'avez plus de fortune?</p> + +<p>—Je ne sais, je travaillerai pour vivre, je donnerai des leçons de +musique ou de français. Bah! je ne suis pas en peine. Je serai libre! +n'est-ce pas tout? Mais c'est assez parler de moi. Dites-moi, à votre +tour, ce que vous êtes devenu. Je suis heureuse de vous retrouver si +beau, si pimpant. Que de victimes vous devez faire au milieu de cet +essaim de frétillantes dames d'honneur!</p> + +<p>—Je vous jure qu'aucune de ces femmes n'a fait battre mon cœur. Il est +à vous, Olympe, à vous seule, et...</p> + +<p>—Reconduisez-moi auprès de lady Fox, dit-elle en se levant.</p> + +<p>—Non, je vous tiens, je ne vous lâche plus: vous êtes plus belle que +jamais et je n'ai fait que penser à vous depuis...</p> + +<p>—Depuis que nous causons ensemble, c'est-à-dire depuis une demi-heure.</p> + +<p>—Je ne ris pas, Olympe, vous savez bien que je vous aime.</p> + +<p>—Je n'en sais rien, mais il ne peut plus être question d'amour entre +nous.</p> + +<p>—De mariage, en ce cas?</p> + +<p>—Encore moins: si je viens de quitter un maître, ce n'est pas pour en +reprendre un autre. D'ailleurs je suis trop âgée pour vous. +Regardez-moi, j'ai des rides et des cheveux blancs.</p> + +<p>Ce n'était pas vrai du tout.</p> + +<p>—Je vous accepte telle que vous êtes.</p> + +<p>—En ce cas, c'est vous qui êtes trop jeune pour moi, trop lancé dans +cette nouvelle cour. Si j'étais votre femme, mes opinions nuiraient à +votre avancement, vous le savez bien. Vous m'en voudriez, et vous me +tromperiez.</p> + +<p>—Vous ne seriez pas embarrassée pour me le rendre et j'en mourrais de +jalousie. Mais, puisque vous voulez rester libre, ne pouvons-nous pas +nous aimer franchement et sans restriction? Et en riant, j'ajoutai: +Passons un contrat à la cophte, pour trois, six, neuf...</p> + +<p>—Trois ans! ce serait trop pour vous!</p> + +<p>—Et si je vous en demandais neuf?</p> + +<p>—Alors, pourquoi pas toute la vie? Vous me faites peur! Il y a +longtemps que je vous aime, moi! J'ai beaucoup lutté, beaucoup souffert, +j'ai droit à un peu de bonheur. Il faut que je vous oublie ou que vous +m'aimiez réellement. Prenez-y garde, je ne suis pas une enfant, je ne +suis pas une sotte, je ne suis pas une odalisque. L'amour vulgaire ne me +tromperait pas. Je mérite mieux, j'ai cette prétention, du moins.</p> + +<p>—Vous avez le droit d'être aimée passionnément et sérieusement, et moi, +je me crois capable d'aimer ainsi. Mettez-moi à l'épreuve.</p> + +<p>—Venez me faire danser, répondit-elle, car on remarque notre +tête-à-tête.</p> + +<p>—Il faut pourtant me répondre.</p> + +<p>—Eh bien, venez me voir demain; c'est à vous de me persuader, de me +donner confiance.</p> + +<p>—Je sais que ce n'est pas facile; mais, moi, j'espère en vous; j'ai ce +qu'il faut pour persuader, j'ai la foi!</p> + +<hr style='width: 45%;' /> + +<p>Un soir que nous avions été faire une promenade à la campagne, je me +permis de dire à ma chère Olympe: À présent que je peux me flatter +d'avoir obtenu votre confiance,—au moins en fait de +politique!—dites-moi donc si vous êtes toujours aussi persuadée que +Louis soit le Dauphin de France?</p> + +<p>—Si je n'en eusse été persuadée, répondit-elle, vous savez bien que je +ne me fusse pas dévouée à sa personne et à sa cause.</p> + +<p>—Cela n'a jamais fait de doute pour moi; mais depuis? ne vous est-il +jamais venu de doute à vous-même?</p> + +<p>—Il m'en est venu, je mentirais si je ne l'avouais pas.</p> + +<p>—Il vous en est venu tellement que vous n'avez plus voulu servir cette +cause au prix d'une imposture?</p> + +<p>—Non! mes doutes sont faibles et ma croyance est encore assez vive. +J'en suis à ce point où l'on se réjouit de pouvoir s'abstenir, sans +pourtant regretter d'avoir agi. Si mon père et ses amis ont été pris +pour dupes, ils l'ont été très-habilement, et leur erreur a été +complète. Quant à moi, ce qui m'a rattachée le plus à leur croyance, +c'est la persistance des souvenirs de cet enfant, leur ingénuité, leur +caractère de vérité spontanée. Peut-on admettre qu'à l'âge où il nous +fut confié, on soit un imposteur assez habile, et assez bien stylé pour +jouer un pareil rôle sans contradiction et sans lassitude durant +plusieurs années?</p> + +<p>—J'avoue que toutes les autres affirmations me trouvent incrédule; mais +celles de l'enfant lui-même, un enfant craintif... quelquefois dissimulé +pourtant!</p> + +<p>—Il n'y a pas de pusillanimité sans un peu de perfidie, et Louis, pour +cacher ses convoitises ou ses terreurs, est capable de ruse, je vous +l'accorde. Mais une feinte de longue durée lui est impossible; pour +cela, il faut une force de volonté qu'il n'aura jamais.</p> + +<p>—C'est vrai; donc il se peut très-bien qu'il soit le Dauphin! Mais +alors, quel sera donc son avenir? Croyez-vous toujours qu'il régnera?</p> + +<p>—Je vois bien que Bonaparte règne à sa place!</p> + +<p>—Et vous ne lui pardonnez pas cette usurpation.</p> + +<p>—Je la lui pardonne en songeant qu'il rend service à mon pauvre Louis. +Ce jeune homme est incapable de soutenir l'honneur et l'indépendance de +la France, et, si vous voulez tout savoir, c'est son moindre désir et sa +plus grande crainte.</p> + +<p>—Il m'a parlé souvent dans ce sens; était-il sincère?</p> + +<p>—Il était plus que sincère, il était naïf.</p> + +<p>—Alors il ne sera jamais rien, pas même un drapeau dans les mains de +son parti et de sa famille?</p> + +<p>—Son parti ignore qu'il existe et sa famille n'y veut pas croire. Ses +oncles sont des hommes, et il ne sera jamais qu'un enfant.</p> + +<p>—Un enfant qui mourra dans l'exil peut-être?</p> + +<p>—Ou dans quelque prison d'État.</p> + +<p>—Pauvre Louis! Puisque vous avouez qu'il n'est plus à craindre pour mon +pays, je peux vous avouer que, malgré ses torts envers moi, je l'aime +beaucoup.</p> + +<p>—Je l'ai bien vu! Sans cela je ne vous l'eusse pas confié. Tous êtes +bon et vous lui avez tout pardonné avant même qu'il eût réparé ses +torts. Moi, j'ai eu plus de peine à oublier son ingratitude et l'injure +qu'il m'a faite de croire que je consentirais à être sa maîtresse.</p> + +<p>—Je ne vous reproche pas cette rancune! Je serais jaloux de lui si +vous étiez plus miséricordieuse; mais quelle étrange destinée que la +sienne, s'il doit passer dans le monde à l'état de <i>roi méconnu</i>!</p> + +<p>—Ce que je lui souhaite, moi, tel que je le connais, c'est l'état de +<i>roi inconnu</i>!</p> + + +<h3>FIN</h3> + + +<p class="c"> +Paris.—Imp. N H.-M. DUVAL, 17, rue de l'Echiquier<br /> +</p> + + +<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Voyez André Beauvray, dans le volume du même +auteur—Mademoiselle Azote—chez Michel Lévy.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> Voir André Beauvray.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Le narrateur écrit dans les premières années du premier +empire.</p></div> + +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Mademoiselle de Cérignan, by Maurice Sand + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MADEMOISELLE DE CÉRIGNAN *** + +***** This file should be named 20623-h.htm or 20623-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/0/6/2/20623/ + +Produced by George Sand project PM, Carlo Traverso, Chuck +Greif and the Online Distributed Proofreading Team at +http://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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