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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:06:30 -0700 |
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Des Ecores + +Release Date: November 17, 2006 [EBook #19854] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + + + EXPÉDITIONS + AUTOUR DE MA TENTE + + BOUTADES MILITAIRES + + PAR + + CH. DES ECORES + + + PARIS + LIBRAIRIE PLON + E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS + 10, RUE GANANCIÈRE + + + + + PRÉFACE + + +J'entreprends d'écrire un livre. Le titre dit assez que je veux imiter +Xavier de Maistre. + +Il est indiscutablement prouvé maintenant, malgré mes désirs, que je ne +ressemble en rien à Alfred de Musset, lequel se défendit en diable +d'avoir imité Byron. Eh bien! moi, il me serait permis d'être fier, si +je pouvais suivre les traces de mon modèle. + +D'ailleurs, de grands traits de ressemblance existent entre Xavier de +Maistre et moi: c'était un soldat; je le suis. Il avait trente jours +d'arrêts; j'ai déjà plus de onze fois trente jours de colonne. Il était +Français; je suis Canadien-Français--(en cela je l'emporte sur +lui)--Après mûr examen, je trouve ces rapprochement suffisants, et je +m'autorise à intituler ainsi mon livre. + +Ceci posé, je brûle du désir d'avoir terminé cette préface pour me +plonger dans mon sujet. + +Mon livre sera-t-il intéressant?... J'ose le croire, car le but que +j'essayerai d'atteindre est digne d'un grand travail: je veux faire +bâiller le lecteur. + +Ne vous récriez pas trop à l'idée d'un désir aussi louable. Bâiller +n'est pas ce qu'un malin lecteur pourrait croire. Je le prouve tout de +suite par une finesse de raisonnement qui vous convaincra +infailliblement. + +Quelque peu versé dans les études physiologiques, j'ai remarqué que ceux +qui bâillent sont des gens ou dégoûtés de tout, ou bien repus, ou +fatigués physiquement. Or, les dégoûtés de tout trouvent un grand +plaisir à se désarticuler la mâchoire, car si le contraire était vrai, +peut-être ne le feraient-ils pas. + +Quant aux bien repus et aux fatigués physiquement, je les réunirai dans +un même raisonnement. Ces deux catégories d'individus bâillent en +souhaitant de dormir le plus tôt possible. Or, les désirs, avant-goût +des jouissances,--la philosophie et l'expérience l'ont maintes fois +prouvé,--sont tout dans les plaisirs, la satisfaction amenant la +satiété. Partant, je conclus que ceux-ci jouissent en attendant la +réalisation de leurs désirs. + +Ce raisonnement me semble écrasant de clarté, et, c'est drôle mais à +l'instar d'autres écrivains, qui aussi ont eu cette prétention, je +voudrais être compris. + +Je conclus donc: je me propose de faire bâiller, et j'affirme que +bâiller est une jouissance. + +Quoi qu'il en soit, j'empoigne mon sujet et je vous développe le plan de +mon livre. + +Je suis en colonne et je m'y ennuie. Ayant eu trois mois de repos, le +premier jour, je dormis profondément; le deuxième, je fumai +d'interminables pipes, et le troisième, je complotai contre la +tranquillité de certains lecteurs, en arrêtant le plan d'un livre basé +sur le _Voyage autour de ma chambre_, de Xavier de Maistre. + +Comme le sien, mon livre aura plusieurs chapitres; contrairement au +sien, il sera ennuyeux, et comme mon modèle, j'aurai atteint un but +utile. + +Je prédis un résultat étonnant à ceux qui auront le courage de le lire +jusqu'au mot _fin_ inclus. Certains chapitres surtout sont infaillibles +pour la guérison des insomnies. + +A ceux qui me désapprouvent, je donne les explications suivantes: tant +de choses sensées et spirituelles ont été écrites depuis que le monde +existe, que je veux faire contraste et dire des niaiseries, ce qui, vous +l'avouerez, n'est pas toujours très-facile. + +Ceci fini, je me hâte d'ouvrir le premier chapitre, car certains +symptômes naturels m'annoncent que cette préface fait son effet sur moi, +et, baillant,--(ce qui ménage une transition spirituelle),--je vous +présente ma tente. + + + + + I + + MA TENTE + + +Elle n'est pas prétentieuse et n'a que très-peu de place dans l'histoire +de la terre. Sa généalogie date de sa propre naissance, et elle ne peut +se vanter de ses ancêtres. + +Ses formes sont peu développées, et l'architecte qui l'a bâtie n'a pas, +que je sache, voulu en faire un chef-d'oeuvre. C'est ma tente, et là +s'arrêtent ses plus grandes prétentions. + +Beaucoup de tentes affectent de airs plus ou moins mérités. Celle de nos +supérieurs se distinguent généralement par une taille démesurée. Elle +sont coniques, ou pyramidales, ou taillées en comble effilé. + +Elles peuvent contenir un lit, une table, une cantine et quantité +d'autres objets dont la nécessité paraît discutable en campagne. + +Ma tente ne contient rien d'élégant et se contente d'offrir +l'hospitalité à son propriétaire et à ses accessoires. + +Elle se moque des tentes d'administration ou des barils, flanqués de +tonneaux d'eau-de-vie, étalent leurs rondeurs engageantes. A l'abri de +ma modeste toile, mon bidon seul représente le contenant des liquides, +et il en est digne. + +Dans ces belles tentes des subsistances et des ambulances, aux +réceptacles arrondis décrits plus haut, s'ajoutent des caisses de +biscuit de provenance et de qualités diverses; des cantines médicales, +cachant dans leurs vastes profondeurs des remèdes variés et quelquefois +utiles. On y trouve aussi des instruments compliqués et parfois +nécessaires à dompter une digestion en révolte. En poussant plus loin, +on rencontre de beaux petits couteaux, bien brillants, qui aident +puissamment certains individus, mal partagés du sort, à se séparer d'un +membre récalcitrant. + +Je le répète, ma tente n'a rien de tout cela. Un sac, en peau de veau, +ancien modèle, maintenant réformé, est la seule cachette de mon biscuit +de réserve. Mon quart se permet quelquefois de contenir un peu de thé ou +de café. Quant aux clysopompes, je leur en défends l'entré pour des +raisons que la pudeur m'empêche d'écrire. Le lecteur soucieux des +convenances comprendra d'ailleurs cette répugnance sans explications. + +Certaines tentes ont aussi de formidables attaches qui les tient au sol +avec des piquets en métal battu. D'autres possèdent de somptueux auvents +que de solides supports protègent des tempêtes. Enfin, plusieurs +poussent le raffinement jusqu'à se laisser percer d'oeils-de-boeuf, qui +alimentent leur intérieur d'un air pur et souvent renouvelé. + +La mienne n'a que des piquets en bois, une mince fente pour porte, et +l'oeil-de-boeuf n'a jamais pu s'y fixer. + +Des ornements variés, des coutures colorées, des bourrelets bleus, +blancs et rouges, des petits drapeaux aux couleurs nationales, des +zébrages fantastiques accotés à de larges bandes voyantes brillent +souvent sur les tentes d'officiers. + +Sur la mienne, une cravate d'ordonnance, payée cinquante-cinq centimes +sur la masse, autrefois bleu foncé et maintenant incolore, cingle, sans +prétention, le faite pointu de mon logis de campagne. + +Nos supérieurs possèdent des lits. + +Quelques-uns de ces objets, dont on a reconnu l'utilité en certaines +circonstances, se piquent d'être, soit un matelas en crin juché sur une +charpente habilement détaillée, soit une toile supportée par deux +traverses de bois appuyées sur des cantines. On entoure le tout de draps +et de couvertures confortables. + +Chez moi, dans mon intérieur, une forte brassée de paille ou d'alfa, +pressée sous mon couvre-pied de campement, suffit pleinement à me +satisfaire dans mon repos. + +Quand il pleut, l'eau a peu de chance de s'introduire dans les tentes de +haute lignées. + +Par contre, la pluie a pleine et entière liberté d'inonder mon refuge, +si elle arrive en brillante quantité. + +Enfin, tout ceci se résume à dire, ce que j'aurais peut-être dû faire +plus tôt, que ma tente est petite, serviable, insignifiante, et que je +l'aime. + +Elle m'a courageusement servi et suivi pendant mes onze fois trente +jours de colonne. Je mériterais donc l'opprobre des braves gens, si je +ne lui en conservais une grande réserve de reconnaissance, que je vous +mets à nu, sous la forme d'une description détaillée. + +Ma tente naquit des mains du couturier le 2 avril 1881. Elle voulait, en +naissant, vivre pour faire la lutte kronmirienne, mais, hélas! le +destin, se moquant de ses voeux, la lança à la poursuite de Bou-Amema. + +Elle prit donc naissance le 2 avril, au quartier d'infanterie, dans le +pavillon de droite. Une chambre, percée de deux croisées regardant, +l'une, l'infirmerie régimentaire des chevaux de spahis, l'autre, les +baraques du génie, fut le théâtre de sa fabrication. + +Cette chambre est assez vaste pour que ma tente put y étaler à l'aise +ses premiers moments, puisque l'enseigne, au haut et en dehors de la +porte, indique: Chambre Q pour huit hommes. + +Le jeune homme qui dota le monde de ma tente mériterait une mention +honorable dans ce livre, mais le cadre restreint que je me suis imposé +dès le début de cette oeuvre m'ordonne de négliger les détails +biographiques. + +Divers matériaux furent employés à édifier le meuble, objet de cette +étude. Deux sacs-tentes-abri, marqués: _Campement militaire_, et deux +sacs à distribution timbrés: 3e _trimestre_ 1880, furent les plus +remarquables. D'autres accessoires tels que piquets, vieilles boucles et +courroies de rebut, toile d'emballage, soustraites frauduleusement au +garde-magasin, viennent en second lieu. On peut aussi ajouter des +cordeaux de tirage, des supports, du fil et une cravate d'ordonnance. + +Un torchon de cuisine, dont j'ignore la date de la mise en service, y +joua aussi un certain rôle, mais ceci sous toute réserve. Même +actuellement, les preuves me manquent, à l'appui de ce que je pourrais +avancer. + +J'ai cependant interrogé le tailleur là-dessus, et ses réponses louches +et évasives m'ont fait douter de ce fait contestable. Enfin, j'en suis +désolé, mais cette question devra rester en litige dans l'esprit du +lecteur, malgré mon intention honnête de l'éclairer en tout. + +Laissant donc à regret ce malheureux incident sans être vidé, j'explique +les procédés du rattachement en un seul tout des divers éléments décrits +plus haut. + +Prendre les deux toiles de tente et les unir ensemble par une solide +couture, semble être un simple jeu pour l'habile tailleur. Ceci terminé, +à l'aide de ciseaux, effilés, il hache, il coupe, il découpe les deux +sacs à distribution, les place sur le plancher en forme de triangles et +les rattache aussitôt aux tentes-abris. + +Vient ensuite le tour de la toile d'emballage. Le tailleur la saisit, en +fait une longue bande de vingt centimètres de largeur et l'emploie pour +orner utilement le bas de son travail comme chasse-poussière. + +Pour terminer l'oeuvre, il ne reste plus que la cravate d'ordonnance, +prise sur ma masse à raison de cinquante-cinq centimes. Le tailleur +n'hésite pas. Il la prend, la perce de son aiguille et en pare le sommet +de ma tente. + +Il est utile maintenant de raconter les opérations de seconde +importance. + +Il fallait une porte. Un violent coup de ciseau accomplit cet acte. Un +bourrelet, vivement enlevé donne un solide point d'appui aux vieilles +boucles et courroies, dues à la générosité du maître cordonnier, et la +porte fut. + +Le tailleur se lance ensuite sur les cordeaux de piquets. + +Perçant de petits trous, à égales distances, sur tout le pourtour du +bas, il y introduit des cordeaux, ayant pour mission de s'accrocher aux +piquets, dans les moments opportuns. + +C'est fini. Le couturier, la sueur au front et le sourire aux lèvres, me +présente ma tente, et je fus bouleversé. + +J'ai toujours admiré le courage et l'adresse de ce jeune ouvrier, à qui +je persiste à refuser toute notice biographique. Quoique confondu de son +savoir-faire, je ne l'en remerciai pas moins, avec cent sous de +pourboire, de m'avoir construit un abri, appelé plus tard à +m'accompagner dans ma poursuite de cet insaisissable Bou-Amema. + +L'existence est parsemée de faits aussi étonnants, et il faut que l'âme +humaine soit bien ferrée pour résister aux chocs que la brutalité des +choses lui fait si souvent éprouver. + +Trêve de réflexions philosophiques. C'en était donc fait. Là, sur le +plancher de la chambre Q pour huit hommes, gisait l'amas de toile qui +devait me dérober aux tempêtes. Je me livrais entièrement à la joie. + +Mais, ô déception! comment faire tenir cette tente debout?... Quels +piliers pourraient être dignes de soutenir dans les airs le fruit de +tant de travail?... + +Les supports ordinaires ne suffiraient jamais,--leurs minces contours +leur ôtant la force d'accomplir une telle besogne.--Il faut donc trouver +autre chose... + +Penché à la croisée, ayant à l'oeil cette ténacité rêveuse qui +s'accroche à un objet sans le voir, je me plonge dans de lugubres +rêveries... + +Mon esprit se perd de plus en plus dans les difficultés du dilemme que +j'avais juré de résoudre... Tout à coup retentit un cri sourd, inhumain, +féroce. + +Je tourne la tête et vois mon ordonnance. Il y a quelque chose de fatal +dans son regard avide, obstinément fixé sur un objet appuyé contre les +baraques du génie. + +Sauvé! m'écriai-je... mais comment m'en emparer?... Le génie ne rend +jamais son bien... Ce morceau de bois sera à moi, affirmai-je en +rugissant. Et dès cet instant, le génie dut trembler. + +Il fait nuit. L'orage, secondé par de noirs nuages, fait entendre, dans +l'immensité du lointain, le glas funèbre de son approche. Le vide noir +enveloppe la terre et l'espace de son linceul de nuit. + +Quelques grosses gouttes de pluie, tombant méthodiquement, font gémir +les feuilles affolées. La ville est déserte, ses habitants renfermés. + +Seul, un homme aux allures mystérieuses et portant à la bouche le +sinistre rictus des criminels, marche à pas lents, dans le sentier du +mal. + +Arrivé près du mur où doit se commettre le crime, un sourire sardonique +illumine son visage, à la vue de l'isolement que l'entoure, et... cinq +minutes après, il rentrait dans la chambre Q pour huit hommes: la pièce +de bois était conquise. + +Le lendemain, le menuisier la coupe en trois longueurs. + +Deux, mesurant un mètre, servent de piliers et portent des tenons à +leurs extrémités supérieures. La traverse, mortaisée aux deux bouts, +relie les montants, et ma tente avait des supports. + +Il me semble superflu de suivre ma tente dans ses nombreuses +pérégrinations. + +Lancée dans une campagne aventureuse, elle visita maints endroits et dut +se déplacer souvent. + +Les paysages qui lui donnèrent l'hospitalité présentent peu de variétés. +Tantôt, fichée au sol, dans quelque endroit sablonneux, elle devait +faire d'héroïques efforts pour résister aux vents en furie; tantôt, +accrochée aux flancs d'une montagne à pic, elle prenait les airs penchés +très-intéressants à analyser. + +L'alfa et le thym lui firent souvent un entourage épais et odoriférant; +par contre, le salpêtre des schotts lui témoignait bien peu de +sympathie. + +Elle eut maintes fois à maugréer contre les rochers qui se refusaient +obstinément à lui accorder droit de demeure, et elle ne se trouva +réellement solide au poste qu'au lieu où elle vient d'élire domicile +pour trois mois. + +En cela, elle rivalise de satisfaction avec son propriétaire, qui +souvent fut très-ennuyé d'avoir à l'arracher au gîte à des heures +indues. + +Ma tente se présente donc au lecteur avec une installation de trois +mois. + +J'en profite pour livrer à la postérité un voyage d'exploration +descriptive dans ses parages extérieurs et intérieurs. + +Une installation de trois mois nécessite quelques difficultés dans le +choix du terrain. Aussi n'est-ce qu'à la suite de profondes études qu'un +résultat satisfaisant put être obtenu. + +La porte est au sud, ce qui est assez dire que la face opposé est au +nord. Croyant alors qu'il est inutile d'orienter les autres côtés, +j'ajouterai que le terrain, au sud, s'affaisse lentement vers une riante +et boueuse rivière qui coule à cent pas d'ici. + + + + + II + + L'AUTEUR + + +Le _moi_ est haïssable, dit Balzac, et il a dit vrai. J'ignore s'il +existe quelque chose de plus lourdement bête que le _moi_, et j'ajoute, +avec énergie, que la fatuité et l'égoïsme sont deux malins compères, qui +conspirent contre la tranquillité des humains. + +Pas n'est besoin, comme vous le voyez, d'avoir recours à M. de la +Palisse pour trouver ces graves vérités. Mais, grand Dieu! ce tribut +payé à d'honnêtes maximes ne me permet pourtant pas de faire ici le +portrait de mon voisin. + +Il faut bien, pour la clarté des événements de ce voyage, que je me +présente au public, et, au risque d'ennuyer Balzac, je parlerai un peu +de moi dans ce chapitre. Aussi, m'y voilà. + +Je suis né comme tout le monde d'un père et d'une mère. Ils n'étaient ni +riches ni pauvres, et de plus résidaient à Saint-Vincent de Paul. + +Aucun événement remarquable ne signala mon entrée en cette vie, si ce +n'est le grand choléra de 1852. Je n'en fus probablement pas cause. + +Mon enfance ne se distingua par aucune qualité caractéristique, sauf un +goût prononcé pour la pêche à la ligne, et une passion pour le latin. +Des nuits entières je fus la terreur des barbues et anguilles de l'anse +à Bleury, et à quinze ans j'étais en rhétorique. + +Là s'arrêtèrent mes succès de collège, et après quelques autres +triomphes à la ligne, je songeai à me créer une position. J'y ai bien +réussi: je suis soldat. + +Quant à mon physique, sachez donc tous que j'ai vingt-huit ans et cinq +pieds dix pouces. Je porte moustache et barbe au menton. J'ai l'oeil +brun le soir et gris le jour. Je n'ai ni taches de rousseur, ni grains +de beauté nulle part. Je monte médiocrement à cheval, je tire mal de +l'épée et très bien au pistolet. Je suis robuste et je ne sais pas +danser. J'ai les cheveux très-noirs, un nez drôle et beaucoup de dettes. + +J'étudie l'allemand et l'arabe. Je connais bien l'anglais, et j'habite +l'Algérie. J'aime beaucoup le Canada, et je loge au troisième étage. Je +raffole de la chaleur, et je sais un peu parler français. + +Étant en outre affligé d'un petit talent de joueur de flûte, je file des +sons si doux, si doux,--et je ne me gonfle certainement pas les joues. + +Dernier détail, non le moins important, je me nomme Joseph, et je ne +m'en réjouis pas. Ce nom m'a suivi jusqu'à ce jour, et je me suis +toujours efforcé de ne pas en avoir l'air. + +Là-dessus je me lâche, et vous emmène à ma suite sur les hauts plateaux +algériens. + +Assis au milieu de ma tente, je fais face au sud-est, et, suivant cette +direction du regard, on y voit mon bidon. Je l'empoigne. + + + + + III + + LE BIDON + + +Je voudrais connaître le gaillard qui a fait mon bidon. Je lui donnerais +une partie de ma pension de retraite, pour le récompenser des services +que son oeuvre m'a rendus. + +Le bidon est un monde, et ceux qui n'ont jamais apprécié ses qualités +après la grande halte sont à plaindre. Tout est dans le bidon, et le +mien est fameux. + +Son gouffre de deux litres servit à bien des hôtes. A l'eau boueuses des +_Rédirs_ succéda l'eau salée des schotts. Celle-ci se laissa facilement +remplacer par une boisson claire et limpide, mais pas souvent. + +L'absinthe, le vin, le marc de café, la cerisette y jouèrent aussi un +certain rôle dans les bons moments; mais, grand Dieu! que ces bons +moments furent clairsemés! + +A l'instant où j'écris, mon bidon n'a pas du tout l'air intéressant, et, +avant de vous dire en quoi il pêche, je vous narre les détails de son +physique. + +Ovale d'aspect et arrondi de flancs, mon bidon a deux entrées: une +petite et une grande. Ces entrées font saillie en forme de goulots. Deux +bouchons de liège empêchent le contenu de sortir du contenant. + +Le fer-blanc est le métal de sa confection. Deux oreillettes, scellées +de chaque côté, reçoivent une banderole qui permet de le suspendre aux +épaules. + +Le bien-être et les ordres exigent que le bidon soit recouvert de +l'étoffe de vareuse hors de service. Le mien a double couvert, et, pour +ce, je veux que son contenu ait une double fraîcheur. + +Son physique examiné, je vous dis pourquoi il est actuellement dénué +d'intérêt palpitant. + +Placé dans la partie sud-est de ma tente--chose que j'ai eu l'honneur de +dire plus haut,--mon bidon penche du côté de la riante et boueuse +rivière, et apparaît au voyageur avec une oreillette en moins et le +bouchon du grand goulot perdu. + +L'oreillette disparut au fond d'un puits salé, et j'ignore les détails +de la perte du bouchon. + +Un arrangement spécial de courroies compliquées remplaça l'oreillette, +et au bouchon de liège succéda un chiffon roulé. + +Ces détails sont navrants pour l'honneur de mon bidon; mais je ne puis +les omettre sans manquer à la vérité, apanage de tout voyageur honnête. + +Il n'est pas impossible de comprendre que le pauvre diable, affublé +d'appareils aussi étranges, n'ait pas du tout le petit air fin de +circonstance. + +Certainement qu'il serait impardonnable, s'il ne contenait pas, en ce +moment, un bon litre de vin que le Juif de là-bas vient d'y verser. + +Aussi, je prie ceux qui s'intéressent à mon bidon de glisser légèrement +sur ses peccadilles. Faisons ensuite un petit mouvement vers le sud-est, +et lançons nos regards sur mes godillots. Je ne les lâcherai pas avant +la fin du chapitre suivant. + + + + + IV + + LES GODILLOTS + + +Alexis! ô Alexis! as-tu pu fabriquer mes 28, et vivre encore! + +Bien des travaux fameux furent abattus dans les temps homériques! +Hercule nettoya les classiques écuries d'Augias et vainquit l'hydre de +Lerne; Achille fit des prodiges devant Troie, Alexandre conquit l'Asie; +César, les Gaules, et Annibald se maintint quatorze ans en Italie. + +Mais toi, seul d'entre tous les Alexis, tu fis mes godillots, ce qui est +bigrement fort, je te le jure! + +Ils débutèrent à mon service le 11 juin 1879, à dix heures du matin, et +deux fois depuis le cordonnier eut à leur donner du coeur au ventre, à +raison de trois francs chaque fois. + +Ces détails écartés, je me plais à constater qu'ils se conduisirent +consciencieusement. + +En tout temps ils restèrent attachés à mes pas, et ce septième jour, +déjà dit, les trouve aussi fermes que jamais, si ce n'est un peu +fatigués. + +Quelle épopée que leur existence! Un exemple seul démontrera +l'importance de leurs fonctions: pendant onze mois ils firent cent +soixante-quatorze étapes, ce qui, avec une moyenne de trente kilomètres +par étapes, leur donne un actif de cinq mille deux cent vingt +kilomètres, soit près de quinze cents lieues. + +Aussi, je serais embarrassé s'il me fallait écrire leur histoire en un +seul volume. Je préfère leur accorder un chapitre unique, dont le +laconisme donnera plus de poids aux quelques lignes que je leur +consacrerai. + +On a osé attaquer la valeur du godillot. On a été jusqu'à lui opposer le +brodequin napolitain, que les décisions ministérielles appellent à lui +succéder. + +O ingratitude militaire, où descends-tu te loger! quel est le vieux +troupier qui aura le courage de conspirer contre toi, légendaire soulier +de France! Il faut avoir l'âme bien mal équilibrée pour oublier le +bonheur que tout soldat éprouve à la vue d'un godillot, paré d'une +guêtre, à laquelle il ne manque pas même un bouton. + +Je sens une profonde émotion s'emparer de mon âme. Et je jure ici, par +les milliers de kilomètres foulés par eux, par les innombrables +écorchures qu'ils engendrèrent, par leur air bête, enfin par tout ce +qu'il y a de plus sacré chez une naïve chaussure, je jure donc que, tant +qu'une goutte d'un sang pur et clair colorera mes veines, je défendrai +les godillots. + +Après cette exclamation passionnée, je redeviens calme, et je continue. + +Dans un moment d'humeur noire, je pourrais leur reprocher d'avoir trop +facilement offert l'hospitalité aux sables du désert et aux boues des +marais. + +Mais, revenant à de plus tendres sentiments, je leur pardonne pour ne me +rappeler que les brillants jours de revue. + +Alors, comme mes souliers se paraient d'une auréole pure et sans tache! + +Reluisant d'un cirage glacé, entourés de guêtres bien blanches, il me +semble encore entendre la musique de leurs clous, battant allègrement le +pavé. + +Hélas! ces agréables visions sont déjà loin dans l'oubli des siècles, +car les dernières phases de notre liaison viennent de se dérouler dans +l'alfa des hauts plateaux. + +Depuis mon installation de trois mois, ils prennent un repos bien +acquis, mais certains signes caractéristiques annoncent chez eux un +ennui remarquable. + +Devenus durs et tordus par suite d'une non-activité aidée du soleil, ils +rechignent à couvrir mes pieds pour de simples promenades. + +Un peu de suif de chandelle les ramène vite au sentiment du devoir, mais +ils retombent bientôt dans une apathie malséante. + +Ce qui prouve que les godillots sont dignes de chausser nos braves +militaires, et que les longues routes peuvent seules les satisfaire. + +Je répète encore: En moi, ô inséparables compagnons de mes courses, vous +trouverez toujours un admirateur, outré de voir le brodequin désigné +pour vous remplacer! + +Il me répugne beaucoup de faire ces tristes pronostics. Que voulez-vous +cependant, ces braves chaussures vont disparaître des traditions, et, +fidèle aux principes de la chevalerie française, je salue ceux qui +tombent. + +Répondront-ils: _Morituri te salutant?_ Hélas! je ne sais! + + + + + V + + LE KÉPI + + +Du soulier passer au képi, sans transition aucune, est quelque peu +illogique, et je laisse la responsabilité de ce fait aux événements qui +permirent à mon képi de s'accoler à mes godillots. + +En voyageant autour de ma tente, le sort a voulu qu'un rapprochement +aussi baroque qu'un soulier fraternisant avec un képi se produisit. + +En effet, presque à l'est de l'auteur, repose son képi, recouvert du +couvre-nuque traditionnel. + +Le képi a du bon. Malgré la sagesse des commissions d'habillement, +aucune décision grave n'est encore venue le troubler. On l'a bien orné +d'une visière laide et excellente, mais enfin rien encore pour sa +suppression. + +On a parlé du casque allemand comme devant lui succéder; quelques +régiments seuls eurent le plaisir de l'essayer. + +Le casque indo-anglais montra quelque temps des velléités de vouloir +couronner la tête de nos troupiers, mais il ne tint pas ferme. + +Le shako français a aussi été fortement ébranlé dans ses bases. + +A l'heure où j'écris cependant, je ne sais encore rien de positif sur +son sort futur. + +Enfin, sans arrière-pensée, le képi existe, et j'en ai un. + +Je me rappelle toujours, avec une certaine horreur, le premier jour de +mon installation militaire. On me conduisit au magasin d'habillements. + +Ma tenue comportait le képi qui, couvrant consciencieusement ma tête, +l'aurait entièrement fait disparaître sous sa large structure, si mes +oreilles, naturellement bien développées, ne l'avaient arrêté dans sa +marche descendante. + +Ma malheureuse tête, ornée d'un pareil appendice, présentait une piteuse +apparence. Le bas du visage et le nez seuls étaient visibles. Quant aux +yeux, il était permis de présumer qu'ils existaient; mais l'énorme +abat-jour qui me servait de visière empêchait tout oeil indiscret de les +voir. + +En entrant dans la chambrée, mon premier soin fut d'ôter mon képi et de +l'examiner avec un intérêt bien légitime. + +J'étais peiné de le voir si grand, et je me disais que le diamètre de +son ouverture aurait pu satisfaire une tête de géant de bonne famille. + +Un troupier, bien intentionné sauva la situation en trempant mon képi +dans l'eau, et je fus fort étonné, quand il fut sec, de le voir +présentable. + +De là date mon attachement pour ce mémorable couvre-chef. + +Lui aussi m'accompagna partout, et s'il n'empêcha pas le soleil de me +cuire le visage, du moins fit-il son possible. + +Dans nos dernières excursions, il ne marchait jamais seul. Toujours il +réclamait,--aidé en cela des ordres du colonel,--le couvre-nuque, qui +jadis était blanc. + +Un endroit quelconque de la tente le satisfait la nuit, et jamais il ne +fut nuisible. + +Depuis que j'ai entrepris le récit de mon voyage circulaire, une +tendance marquée de se loger à l'est s'annonce chez lui. Ce qui explique +sa proximité de rapport avec mes godillots. + +La provenance de cette estimable coiffure est encore incertaine dans ma +pensée. Cependant, je la soupçonne, à certains airs maladroits de sortir +des ateliers d'Alburac. + +Ce dernier monsieur est un excellent tailleur militaire, et, comme +spécialiste, il est fort. + +Dans le genre képi, sauf un écrasement particulier des parois, il ne se +distingue que médiocrement. Quelques trous inutiles, préposé à +introduire l'air au crâne, semblent bien être percés sur les côtés. Mais +cela demande l'oeil d'un scrutateur convaincu pour le constater. + +Des passe-poils, bleus dans leur début, parent le képi; mais ils +manquent vite à leur mission, et ils ne deviennent pas bleus du tout au +bout d'un mois de service. + +Le couvre-nuque, tout en faisant fonction de protecteur contre le +soleil, réussit énormément à bosseler le képi. + +Enfin, tout conspire pour le rendre insignifiant, et le mien, plus que +tous, est mal partagé. + +Je ne lui en veux pas pour cela. Sa carrière est déjà longue, et dans +quelques jours on le verra retourner au néant. _Alea jacta est._ + + + + + VI + + LA MUSETTE + + +Je suis triste comme une feuille d'automne. + +Mon installation de trois mois n'était qu'une vague mystification. +Demain, la plaine me verra de nouveau engendrer des triangles de mes +jambes fatiguées. + +C'était écrit que ce Bou-Amema introuvable serait partout au même +moment. + +Poussant une pointe à l'ouest; la rumeur l'annonce à l'est, et le petit +journal *** contredit ces deux données, et le place aux antipodes. + +C'est un rude Bou-Amema que ce révolté-là, et la multiplication des +pains de l'Évangile devrait bien se voiler la face devant lui. + +Plus nous marchons, plus il se sauve, en cela réside toute la guerre que +nous faisons ici. + +Le mode d'agir de ce guerrier est quelque peu original. Je me permets de +vous instruire là-dessus. + +Il arrive près d'une de nos tribus fidèles: + +--Voulez-vous me suivre?... + +--Hein!... vous refusez?... psitt... têtes coupées. + +--Vous venez?... très-bien... troupeaux razziés. + +Aimable alternative! cous hachés d'un côté et pillage de l'autre. Voilà +où en sont nos Arabes fidèles. + +Vis-à-vis des Européens, il est plus et même trop galant. + +Il fusille les hommes, embrasse et viole les femmes, enlève les enfants, +se moque des colonnes lancées à sa poursuite, et va tranquillement faire +sa sieste dans ses utiles Ksours du Sahara. + +Nous, les Français, nous sommes bons, archibons,--je ne dirai pas +bêtes,--pour ce garçon-là, et je conseillerais de le fusiller et de le +refusiller, si nous le pinçons, ce qui est problématique. + +Enfin, vogue la galère, et va pour la poursuite! + +Cela ne m'empêchera morbleu pas de continuer à édifier le chef-d'oeuvre +du _Voyage autour de ma tente_, coûte que coûte. + +Et moi qui voyageais si doucement! J'étais bien heureux dans ma +tranquillité de sybarite! Que l'alfa de ma couche me semblait tendre! + +Sauf les quelques milliers de puces qui me stimulaient, je passais de si +belles nuits sans sommeil! + +Les jours, se succédant, accumulaient dans mon âme une si abondante dose +d'un ennui bienfaisant! + +Comme la riante et boueuse rivière chantait bien, en courant gaiement, +entre les roseaux de ses rives vaseuses! + +Quelles luttes n'ai-je pas eu à soutenir contre les moustiques, assidus +visiteurs de mes pénates! + +Quel... Mais j'étais sur le point d'oublier le siroco du désert, le +classique siroco du Sahara, le seul siroco qui existe. + +Ingrat! j'allais oublier ses passages quotidiens. + +Fidèle au rendez-vous, le siroco annonçait chaque soir son arrivée par +un je ne sais quoi qui nous faisait immédiatement entrer sous la tente +et fermer tout. + +Et les scorpions! familiers du voisinage, ils habitaient les sacs, les +couvertures, les habits et exigeaient une hospitalité soutenue qu'ils +payaient d'un coup de dard! + +Le majestueux cafard, grave, inoffensif et ne demandant que la vie +sauve, venait aussi rouler sa boule dans notre camp! + +Et les araignées! Et les tarentules! Et les mouches! Et les coléoptères +de tous grades et de toutes espèces, camarades, à effets gradués +d'embêtement, dont la présence savait si bien charmer mon réduit! Hélas! +je vous quitte tous, et demain je pars! + +J'implore votre sensibilité, cher lecteur, car c'est ici, je vous le dis +en vérité, l'endroit où vous devez la faire entrer en scène. + +Versez donc deux pleurs au moins, et ma musette vous en sera +reconnaissante. + +Ma musette est voisine de mon képi. Elle infléchit vers le nord-est. + +Son ventre regorge d'un monde que je mettrai à découvert plus tard. + +Je l'ai un peu négligée dans ce chapitre, mais j'ai des retours +touchants, et je saurai bien me faire pardonner cet oubli apparent. + +Je ne sais d'où vient la musette. Dès les temps les plus reculés, la +musette existait. On l'appelait besace ou de tout autre nom. + +La musette remplace avantageusement, chez l'humble militaire, l'élégante +sacoche de nos officiers. + +Les billets de banque et quelques luxueux articles de toilette +encombrent la sacoche. Un morceau de pain, plus souvent un biscuit, +accompagné de quelques grains de riz et de café, composent toute la +cargaison d'une musette ordinaire. + +On y ajoute cependant, dans certaines circonstances rares, du lard, des +oignons, de l'ail; mais c'est du dernier luxe. + +Quelques troupiers, très-belliqueux, arrangent leur musette en un étui +long et effilé, dans lequel ils faufilent leurs cartouches. + +La proximité de l'ennemi recommande cette mesure. Cependant, j'en suis +encore à m'en demander l'urgence en face de Bou-Amema, qui ne nous a pas +gâtés de son voisinage. + +La musette se porte en bandoulière au moyen d'une banderole d'épaule. +Trente centimètres de long sur vingt de hauteur sont les calculs de ses +dimensions les plus en vogue. + +La partie intérieure dépasse la partie extérieure d'une certaine +longueur, qui se rabat et s'attache à deux boutons. + +La toile est l'étoffe de sa confection. Voilà la musette. + +La mienne n'entre pas dans la catégorie des musettes ordinaires, et je +cache dans ses replis une longue liste d'objets, que je tâcherai de +déchiffrer plus tard. + +Il me faut, pour cela, un peu de recueillement. Là-dessus, croyez-m'en, +passons au havre-sac. + + + + + VII + + LE HAVRE-SAC + + +Ce meuble occupe le nord de ma tente. + +A propos, je vous demande pardon de parcourir ainsi la rosette des +vents. Cela entre dans la clarté du récit. + +Ma tente est presque circulaire dans sa base, et, pour l'intelligence +des événements, il me faut la boussole. + +Sans elle, aucune donnée ne pourrait réussir dans ce travail. + +Aussi, c'est entendu, on ne me reprochera ni les points cardinaux, ni +les points intermédiaires, et cette concession accordée aux grincheux +m'autorise à revenir à mon sac. + +Il est au nord, c'est-à-dire vis-à-vis de la porte de ma tente. + +Son utilité, en station, réside dans les services qu'il me rend pendant +mon repos: il me sert d'oreiller. + +J'avouerai, pour être véridique en tout, qu'il est un peu dur, mais +l'habitude émousse les sensations, et ma tête se porte un peu moins bien +pour cela. + +En route, il prend sa revanche et se fait sentir par un attachement +variant de vingt-cinq à trente kilogrammes de poids. + +Une étape, d'une vingtaine de kilomètres, permet encore de dédaigner le +sac, mais trente-cinq l'alourdissent, et en approchant de la +cinquantaine, il devient tout à fait exigeant. + +J'écris un peu d'après mon expérience personnelle. Cependant, toute +abstraction faite du sentiment égoïste, je ne crois pas mentir en +affirmant que j'exprime, à peu de chose près, l'opinion générale. + +Le soldat s'est moqué, se moque encore et se moquera toujours du sac, à +qui il applique toutes sortes de noms dérisoires: emplâtre, as de +carreau, Azor, etc. + +Quelquefois, un troupier bien fatigué l'interpelle pendant une halte. +Mettant le pied dessus, il lui demande, d'un petit air engageant: +«Veux-tu me porter maintenant? Il y a bien assez longtemps que je le +fais. A ton tour.» + +Le sac, restant calme et digne, ne répond pas, comme vous le pensez +bien, du reste. + +A la halte suivante, un autre soldat facétieux dit aux camarades qui +l'entourent: «Ce n'est pas le sac qui me fait mal, ce sont les +bretelles.» + +Cette farce, lancée je ne sais combien de fois, trouve toujours écho +chez les auditeurs, qui rient jaune. Bien entendu, le sac reste digne et +ne répond toujours pas. + +L'épithète pharmaceutique s'applique quand on veut réunir le camarade et +son sac dans une même insulte: + +«Regardez-moi donc ce type, il doit être rudement malade, quel emplâtre +dans le dos!» + +Le soldat interpellé se charge de répondre pour lui et pour son sac. Je +vous fais grâce de ses répliques. + +L'as de carreau nous vient des _Joyeux_, d'après la légende. + +Ils firent une chanson là-dessus, et le refrain se termine par ceci: + + Portons gaiement _(bis)_ l'as de carreau _(bis)_, + Portons gaiement l'as de carreau. + +Je l'ai dit plus haut, le sac se venge au centuple des quolibets et +surnoms dont on le gratifie. + +Le havre-sac est ancien, et je ne me rappelle pas quand il fut introduit +dans l'armée. + +Il se divise ne plusieurs modèles, et les habiles directeurs de +l'équipement militaire ne cessent de l'améliorer. + +Le dernier paru est fait de toile noire. Il porte d'inextricables +courroies, ornementées de boucles nombreuses et d'anneaux de toutes +espèces. + +Ce sac peut avoir du bon, mais ce qui me chatouille agréablement, c'est +que tout le monde le trouve commode, excepté ceux qui le portent. + +Cela entrait peut-être dans l'idée de l'inventeur. + +Bien d'autres sacs sont en usage. Le meilleur est celui en peau de veau, +avec deux simples bretelles. + +Celles-ci, attachées au haut du sac, enlacent les épaules du soldat, et, +passant sous les bras, viennent se boucler au bas. Il est simple, ce +sac-là, et peut être chargé sans l'aide du camarade. + +Si un écrivain intelligent pouvait saisir et traduire les émotions et +sensations que le sac causa, depuis qu'il existe, il n'y aurait pas +assez de papier, dans l'univers connu pour les imprimer. + +Chaque individu a ses idées là-dessus, et, comme tel, je vais essayer de +faire connaître ce que mon vieux sac, en peau de veau, m'a appris +pendant notre accointance. + +La première chose par laquelle il se fit connaître fut la fatigue, et +celle-ci, il me la prodigua ferme. + +Dans le commencement de mon apprentissage militaire, un engourdissement +grave me saisissait aux épaules. Puis venait le manque de circulation du +sang, que me faisait enfler les mains et leur donnait des dimensions à +faire rougir n'importe quel géant. + +A cela s'ajoutaient de sérieuses crampes dans les reins, accompagnées de +désordres dans la respiration. + +Peu à peu, l'habitude finit par faire disparaître ces légers +désagréments, et bientôt, à l'arrivée à l'étape, il ne restait plus +qu'une vague fatigue, facilement secouée. + +Ces ennuis physiques écartés, mon sac me laissa les loisirs de faire +quelques remarques philosophiques sur ses agissements. + +C'est alors que j'appris jusqu'à quel point la fatigue est capricieuse +et facile à oublier. + +Ainsi, en marche, si la pluie arrose une colonne, l'homme dédaigne tout +de suite le sac pour ne jurer que contre l'eau et la boue qui +l'ennuient. + +Ou bien, après une longue journée de route, quand les jambes ont à peine +la force de traîner le corps, tout est oublié, soif, maladie, fatigues, +etc., enfin tout, si l'ennemi est signalé. + +Le troupier, quelque fourbu qu'il soit, reprend vigueur au moment du +combat et se bat douze heures sans boire ni manger. + +Le sac est complètement dans l'ombre pendant ce temps. On n'y pense pas. + +J'ai aussi remarqué que l'homme se remonte comme une horloge. + +La veille au soir, on annonce, pour le lendemain une étape de quarante +kilomètres. Tout de suite, le soldat se stimule pour les quarante +kilomètres en question. + +Gare le sac, si, par malheur, le hasard veuille que l'étape soit plus +longue que celle annoncée! Pendant les dernier kilomètres non prévus, il +règne en maître et éreinte le malheureux soldat, qui se dit, en perdant +courage, qu'on l'a indignement trompé. + +La morale de ceci est que l'on doit toujours un peu exagérer la distance +à parcourir le lendemain. + +Quelle joie quand le soldat s'aperçoit qu'il est à destination avant le +moment fixé dans son imagination, le sac ne s'étant pas fait sentir! + +Tout ceci prouve que le sac n'est pas une petite affaire. + +Actuellement assis en face de lui, dans ma tente, je ne puis lire dans +sa physionomie rien qui fasse penser aux drames dont il est souvent la +cause. + +Ainsi, je sais beaucoup de suicides dus au sac. + +En campagne, en Afrique surtout, le traînard met son sac par terre, +s'assied dessus, regarde les camarades disparaître dans les brumes +lointaines de l'horizon, pense à ce qu'il a de plus cher, arme son fusil +et se fait sauter la cervelle. + +A l'appel du soir: + +--Un tel? + +--Manque. + +Encore un suicide probablement, et l'on n'y pense plus. + +Voilà des coups du sac. + +Il ne faut pas trop lui en vouloir cependant, car le diable m'emporte si +je le crois responsable des ses actes. + +Quoi qu'il en soit, ajoutons à ce qui précède: les désirs de quitter +l'armée, les pleurs parfois arrachés au conscrit, les regrets d'avoir +quitté le tablier de la maman, les désirs ardents de retourner auprès +d'une fiancée, les résolutions d'abandonner les aventures guerrières, +les souvenirs cuisants d'un passé heureux, les projets de mieux se +conduire en rentrant chez soi, les idées de suicide, etc.: ajoutons tout +cela dis-je, et quantités incalculables d'autres choses, et l'on aura +une bien faible idée de l'importance du sac. + +Je le vante peut-être un peu trop, car je m'aperçois que ma vieille pipe +s'est éteinte, sur ces derniers mots. Est-ce de jalousie? Je ne le crois +pas. + +Pour nous en rendre compte, lisons le chapitre suivant. + + + + + VIII + + LA PIPE + + +La pipe fait intégralement partie de tout troupier qui se vante d'être +bien monté en campagne. + +Elle est aussi nécessaire que le biscuit, voire même le biscuit de +réserve. + +Elle est de toutes les sauces. Elle prend part aux joies et aux +douleurs. Fidèle jusqu'à la témérité, elle se permet de brûler même +pendant le combat. + +Elle se place partout et n'encombre jamais. + +La pipe est fort répandue dans les armées de terre et de mer. C'est +surtout dans cette dernière qu'elle domine en maîtresse. + +Dans l'armée de terre, elle est actuellement quelque peu en guerre avec +la cigarette, qui menace de la détrôner. + +Je ne cite pas le cigare, que les guerriers gommeux seuls utilisent. + +Cependant, toute chose considérée, la pipe occupe encore un très-haut +rang, et ceux qui la connaissent en artistes dédaignent complètement les +autres articles. + +Enfin la pipe est l'apanage du vrai brave, et, partant, j'en ai une. + +Grande est la variété des pipes patronnées. + +La _Gambier_ est séduisante, de bon goût, mais, fragile, elle demande +beaucoup de soin. + +Le _Meerschaum_ est du plus parfait _pschutt_, et il faut être bien +bourré de billets de banque pour arborer un pareil luxe. + +Le bois est solide et plus pratique que les autres substances. Aussi +est-il très-répandu comme matériel en usage. + +La corne sert à orner utilement les tuyaux conducteurs, et s'introduit +dans la bouche. + +Les pièces d'ambre ne s'adaptent généralement qu'aux tuyaux de luxe, et +bien peu figurent parmi les pipes de la menue soldatesque. + +Les bols varient de grandeur. Les plus usités peuvent s'offrir de deux à +trois grammes de tabac, à chaque feu. + +On est peu difficile sur la qualité du tabac. + +En France, la fantaisie appelle le tabac d'Algérie, et ici le tabac +français fait prime: question de caprice pour le plus grand nombre et de +goût pour les fumeurs raffinés. + +Le plus familier des tabacs est celui qui se vend le moins cher, et pour +cause. La Régie nous expédie ici le tabac gris qui se conserve mieux au +soleil et tient plus ferme que le _Maryland_, lequel s'émiette en +poudre. + +Quant à moi, j'ai un _Meerschaum_ de grande taille, un tuyau de petite +taille et une provision de tabac gris. + +Quelques boîtes d'allumettes _Azema_, d'Alger, complètent mon trousseau +de fumeur. + +Ne nous étonnons pas trop du _Meerschaum_ chez un simple troupier. J'ai +autrefois connu les grandeurs du fumoir, et ma pipe seule m'est restée +des splendeurs passées. + +Vieille dans l'histoire actuelle, elle entr'ouvrait mes lèvres pour la +première fois en 1870. + +Qu'elle était belle à cette époque! Et quel tuyau, mes amis, quel tuyau! +Son merisier odoriférant avait un si délicieux parfum! + +Et l'ambre, comme il était bien fumé et doux au toucher! + +Hélas! fragilité des choses! Un soir, j'agite ma pipe pour en secouer +les cendres, et l'ambre, rencontrant un corps dur, au choc, s'égrène en +mille pièces. + +Depuis, par mesure d'économie forcée, cet ambre ne fut jamais remplacé. + +Effilant, à l'aide d'un canif, ce qui restait du tuyau, je le taillai en +biseau, et avec un peu de bonne volonté, je voulus bien m'en satisfaire. + +Cette pipe est le plus ancien objet de tout mon matériel de guerre. + +Seule du passé, elle est restée stoïque au poste en ma possession. + +Achetée au Texas, d'un marchand mexicain, elle combattit les Indiens du +Nord et du Sud, fit campagne aux montagnes Rocheuses, dans le Manitoba, +m'accompagna dans un court et brillant pèlerinage à Paris,--où elle fut +quelque peu délaissée,--et vint consommer son sacrifice de fidélité dans +les déserts d'Afrique. + +Elle passa par toutes les couleurs connues. + +Elle devint rouge, noire et grise, et de nouveau noire, grise et rouge. + +Enfin, elle a un désir bien arrêté de filer encore de longs jours dans +son rôle d'abnégation. + +Des brèches, assez sérieuses, l'affaiblirent maintes fois, mais, +reprenant courage, elle se maintint toujours dans un bon état de +vigueur. + +Cette pipe possède évidemment l'ambition des antiquités. Elle doit se +destiner à orner, un jour, quelque musée historique. + +S'il lui était accordé de raconter ce dont elle fut témoin dans sa +longue existence, elle aussi ferait un livre. + +Le naufrage seul, où elle faillit disparaître au fond du lac de la +Pluie, près du fort Francis, lui fournirait assez de matières pour faire +couler des torrents de larmes attendries. + +Une chute terrible, qu'elle fit d'un quatrième, lui permettrait aussi, +avec du pathétique à la clef, de raconter la gravité d'une blessure dont +elle porte les marques au côté droit. + +Étonnantes sensations que celles d'une chute! J'en fis une un jour de +quinze mètres. + +Je divise les impressions que j'éprouvai en six périodes distinctes de +un vingtième de seconde chacune. + +1° En tombant, je m'aperçut à l'instant que quelque chose allait mal. + +2° Je continuai à m'apercevoir que cela allait bigrement mal. + +3° Je pensai fortement que la chose n'était pas du tout claire. + +4° Rencontrant un échafaudage qui m'enfonça trois côtes, je fus +convaincu que mon affaire était totalement embrouillée. + +5° Au contact d'un boulon qui me caressa l'échine, je lâchai mon +histoire et abandonnai le raisonnement de la situation. + +6° Arrivé au but, la réalité me fit rechercher ma respiration, égarée +pendant le trajet, et, ceci fait, je me retirai, avec aide, dans mon +logement. + +Raccommodant mes os endommagés, je pensai amèrement qu'il devait exister +sur terre quelque chose de moins assommant qu'une chute de quinze +mètres. + +Et ma pipe, quelles sensations éprouva-t-elle...? Son mutisme nous +empêche de la sonder, mais quelles révélations si elle voulait s'ouvrir +à moi! + +Voilà où nous en sommes, pauvres motels! Notre génie reste confondu +devant le silence et se perd dans des conjectures plus ou moins +raisonnables. + +Elle guérit cependant de sa profonde blessure, grâce à un bandeau forgé +par l'horloger de la Grand'rue, et, un peu de ciment aidant, elle fut +entre mes lèvres vingt-quatre heures après. + +Par ce qui précède, vous concevez aisément les attaches qui me lient à +cette vieille compagne des déboires et de dégringolade. + +Comment peut-on admettre, vu ses droits, que mon sac ait pu passer avant +elle? + +Hélas! le sort en a voulu ainsi! + +Chroniqueur fidèle des péripéties de ce voyage, je me suis attaché à un +récit impartial des scènes dont ma tente est témoin. + +Le hasard, jaloux de sa gloire, a jugé à propos de loger ma pipe où elle +se trouve, et force me fut de l'y prendre et de lui consacrer ces +quelques lignes, appelées à rehausser les vieilles pipes dans l'esprit +des gens hostiles. + +Elle est d'ailleurs en bonne compagnie, car tout près d'elle se +rencontre mon revolver, que je vous demande d'examiner. + + + + + IX + + LE REVOLVER + + +Bronzé, modèle 1874, matricule 45293, mon revolver fut placé dans mes +mains le 4 octobre 1879. + +Il était alors innocent de tout acte sinistre. + +A part quelques trous, qu'il perça à la cible dans de petits ronds +noirs, il ne se distingua pas outre mesure depuis. + +Le revolver est un bijou insouciant et quelquefois dangereux, surtout +pour celui qui le manie. Il est assez rare qu'il le soit pour celui sur +lequel on tire. + +Je sais de certains revolvers à sept coups, doués d'une manie +grincheuse. + +Le tireur, ému, pressait la détente au moment sérieux, et le premier +coup parti invitait les autres à suivre son exemple. + +C'était alors une orgie épouvantable, à laquelle assistait l'honnête +tireur. + +L'oreille effarée, la main tremblante, il suivait avec stupéfaction la +série de coups que lançait cet ingénieux revolver. Puis, ce bon diable +de tireur songeait invariablement à mettre le holà quand la noce était +finie. + +Cette arme appartenait au système américain _Allen_. + +Par un mécanisme que l'inventeur n'avait peut-être pas encouragé, les +coups, au lieu d'être intermittents, partaient en bande. + +Il serait intéressant de faire ici une étude sérieuse sur le revolver. +Cela aurait le piquant de la nouveauté. + +Je regarde mon modèle 1874, et les noires profondeurs de son canon n'ont +rien d'attrayant. + +Il est assez original de penser que de six petits trous bien polis +peuvent sortir vivement six balles, d'un excellent plomb, à l'adresse de +six malheureux mortels. + +Malgré la haute philosophie de ces candides idées, je ne m'y arrête pas, +et je m'empresse de développer mon sujet. + +Il y a loin du naïf pistolet à un seul feu au revolver actuel. + +Il est vrai de dire, cependant, que le pistolet à coup unique trouve +encore des admirateurs, surtout chez nos ennemis actuels, les Arabes. + +Aussi est-ce un vrai bon moment que de voir ces fiers gars du désert se +promener avec une de ces armes, gravées, ornementées sur toutes les +faces. + +Un guerrier nomade accompagné d'un pareil engin croit que le monde est à +lui. + +Chaque fois qu'un de ces petits fusils fait feu, il faut être discret et +se tenir à distance car chez ces meubles antiques tout peut être solide, +excepté le canon. + +Dix fois sur dix, ils éclatent, et, ma foi, ce n'est pas si drôle que +d'être si près. + +On a bien encore quelques Européens arriérés qui dédaignent les +améliorations modernes et tiennent ferme au pistolet d'arçon. + +Il y a aussi les armes de précision à un seul coup. Mais elles ne +servent généralement qu'à orner les panoplies, ou à entrer en scène dans +un petit duel pas trop sérieux. + +Parlez-moi du grave revolver, du gaillard que crache ses six projectiles +à deux cents mètres et tue infailliblement à trente. + +Voilà le genre. Aussi l'humanité bien pensante l'a-t-elle accepté comme +protecteur personnel dans nos armées modernes. + +Un homme qui sait bien se servir du revolver est à craindre. + +Faut-il affirmer aussi qu'il est très-difficile de tirer juste? Et moi +qui vous parle, malgré mes quinze années d'étude, je ne puis encore +faire mouche à chaque coup. + +J'abats bien un perdreau à vingt pas (?), et la vie d'un homme ne serait +parbleu pas en sûreté dans un rayon de quarante mètres du canon de mon +arme; mais cela est infime. + +Donnez-moi, par exemple, un cow-boy américain qui tire des deux mains à +la fois, et croit avoir fait une chose extraordinaire quand il manque un +coup sur vingt. + +Après tout, attachez l'importance qu'il vous plaira à ce que je viens +d'avancer. Je ne le donne pas pour dogme religieux. + +Certains tireurs sont fiers de toucher une fois sur vingt, et je ne puis +faire autrement que de les en féliciter. + +D'ailleurs, cette vanité peut valoir l'autre: question de tempérament. + +Mais n'engendrons pas une mauvaise querelle là-dessus, et, pour mettre +un terme à cet intéressant chapitre, je vous propose une digression sur +le sabre. + + + + + X + + LE SABRE + + +Le sabre est vieux comme Hérode, que dis-je? vieux comme le monde + +Dès les temps les plus jeunes, on se servait du sabre. Fût-il couteau, +coutelas ou canif, il n'en était pas moins lame. + +Les espèces de sabres sont aussi nombreuses que les étoiles. J'incline à +croire qu'il serait oiseux d'en donner ici la nomenclature. Cependant, +je vous soumets quelques mots sur le mien, qui date de 1845. + +Bonne vieille lame! S'est-elle enfoncée plusieurs fois dans les chairs +inconnues? + +A-t-elle appris à supprimer quantités de pauvres diables qu'elle n'a pas +connus et qui ne lui ont pas fait de mal? + +Qui peut répondre à ces questions? + +Quant à moi, je me renfrogne, et vous affirme solennellement que mon +sabre est accroché à un des montants de ma tente. + +Il ne dit rien d'apparence. Vulgaire dans sa forme, brillant de +fourreau, l'ensemble de cette arme est très-utile pour les revues, mais +nul dans un combat. + +Si jamais l'ennemi ose m'attaquer corps à corps, je vous promets ici de +dédaigner mon sabre et de tomber sur un solide flingo. + +C'est fort, un fusil armé d'une baïonnette effilée, et, de plus, c'est +bien en main. + +Les cartouches épuisées, on joue du moulinet, et gare les têtes! Un coup +de crosse est d'un effet remarquable, et bien peu de crânes essayent d'y +résister. + +L'imagination m'aide beaucoup dans ce que j'écris, car le hasard n'a pas +encore voulu que je démolisse quelqu'un. + +Dans tous les cas, croyez-m'en, le coup de crosse est digne d'intérêt, +et doit faire prime dans une mêlée. + +Le _pointez_ de la baïonnette est aussi très-estimé, mais ne rencontre +pas mes sympathies; je préfère l'assommoir. + +Ces sanguinaires paroles me font frissonner, et je je me hâte de sortir +de ce féroce aperçu. + +Je ne pense pas que cela soit dans mes goûts. + +Je me disais né pour faire un brillant épicier, heureux possesseur, +sinon père, d'une quantité d'enfants, tous gras et joufflus. + +Malheureusement, quoique baptisé du folâtre nom de Joseph, le positif +m'abandonna dès ma plus tendre enfance, et ma passion pour la pêche à la +ligne me lança dans les hasards de la guerre. + +Les destinées souvent sont ainsi tracées et un gaillard bâti pour peser +une livre de beurre ou accrocher un goujon se voit tout à coup +possesseur d'un sabre. + +Je ne maudis rien pour cela, car, tout en étant peu satisfait de la +fortune, je n'en prends pas moins de rigoureuses leçons d'armes. + +Qui sait si l'épicerie, pour se venger, ne fera pas plus tard un général +d'un de ses enfants. + +Je le souhaite. L'épicerie a de ces caprices quelque fois. Et Mouton?... + +Enfin, je ne puis, de gaieté de coeur, passer au chapitre suivant sans +orienter mon sabre. + +Je m'aperçois de cette triste lacune en relisant mon travail. + +Le ciel est noir, et la grande Ourse, pas visible m'empêche de trouver +la polaire. Je ne puis donc résoudre cette grave question +qu'approximativement. + +D'après les données précédentes, et en suivant attentivement les +péripéties de mon voyage, le sabre doit être au nord-ouest-nord. + +Je n'affirmerai pas sur l'honneur qu'en ceci je ne me trompe. Mais je +fais acte de bon vouloir et je m'approche le plus de la vérité. + +D'ailleurs, le firmament, capricieux, apparaîtra quelques soirs dans +toute sa pureté, et je rectifierai mon erreur loyalement, s'il y a lieu. + +A ce propos, je ne crains pas de le dire, une de mes nombreuses vertus, +c'est la droiture, aidée de l'amour du vrai et du juste. + + + + + XI + + DIGRESSION PATRIOTIQUE + + +Le 13 juillet 1881, il existait sur la surface de la terre, en Afrique, +un endroit nommé les Hauts-Plateaux. + +Sur ces Hauts-Plateaux, s'arrondissait un mamelon, au sommet duquel +s'épanouissait le camp d'une colonne. + +Dans ce camp, tout était calme, et l'on dormait. + +Seule, une lumière brûlait dans une misérable tente. L'habitant de cette +tente rêvait tristement. Il pensait à la France, au Canada, à sa +famille, à son passé, à son avenir. + +Au dehors, la lune enveloppait la plaine de son pâle linceul de lumière. + +La respiration d'une brise légère faisait tressaillir le thym et l'alfa, +et apportait au rêveur des senteurs d'ennui. + +Un spleen immense envahissait peu à peu le pauvre diable, et bientôt, +tout devenant confus... il dormait... + +Minuit, heure terrible, venait d'arriver à la montre du colonel. + +A ce moment, un sourd mugissement perce les nuages qui s'étaient amassés +au firmament. Grandissant, ce bruit majestueux vient mourir au-dessus du +camp, dans un éclatant coup de tonnerre, que l'écho éparpille dans +l'immensité. + +Le dormeur, sursautant sur sa couche d'alfa, sentit _l'arche du pont des +rêves s'écrouler sous lui, et fut précipité dans le gouffre insipide de +la vie réelle._ + +Quels avaient été les rêves de notre héros?... L'histoire est muette +là-dessus. + +Son premier regard fut pour le ciel. + +La lune faisait de violents efforts pour percer la couche nébuleuse qui +lui volait sa lumière. Quelques faibles rayons intermittents filaient +vers la plaine, et la tachetaient d'argent. + +Notre guerrier, d'un oeil encore indécis, suivait cette lutte céleste à +travers une ouverture de sa tente. + +Tout à coup, une vision terrible, fantastique, diabolique, le glace de +terreur. + +Là, près de lui, un monstre affreux, aux attaches formidables, le +regarde d'un air menaçant. Deux bras, armés de lances aiguës, s'agitent +en cadence. D'innombrables antennes remuent en frissonnant. Une longue +queue, recourbée en cercle et armée d'un épieu arqué, décrit des signes +cabalistiques dans le rayon lumineux. + +Dans son ensemble, le monstre apparaît avec une prestance à faire pâlir +le plus mythologique des dragons antiques. La lune, luttant toujours +contre la nue, estompe sa lumière et varie les formes de la vision dont +elle grandit les ombres. + +La terreur, chez notre soldat, empêche les fonctions du mouvement. + +D'un regard fasciné, il étudie les gestes de son imposant visiteur. + +Enfin, une violente secousse nerveuse l'arrache de sa torpeur, et il +peut approfondir le mystère. + +Un scorpion, un misérable, un infime, un odieux scorpion prenait ses +ébats sur le sac du troupier, tout près de son visage. + +La proximité de la taille encombrante du reptile en avait grossi les +proportions dans le rayon visuel de notre héros, réveillé brusquement. + +Là était le mystère, et c'était le 14 juillet. + +Oui, le 14 juillet, jour de réjouissances politiques, journée mémorable +entre toutes, d'après les on dit, et ce jour fut annoncé à ce fier +soldat par un coup de tonnerre, suivi d'un scorpion lunatique. + +Quel réveil! Croit-on qu'une pareille aubaine ait pu tomber en partage à +beaucoup de Français bien pensants? + +On a de nombreux genres de réveils: le réveil aux trompettes éclatantes, +le réveil embêtant, le réveil du jugement dernier, le réveil brusque, +mais jamais, oh! non, jamais, on n'avait connu le réveil au scorpion à +la lune. + +Notre soldat seul, le 14 juillet 1881, était destiné à ce bonheur qu'on +appréciera. + +Il crut ne devoir dormir davantage cette nuit-là. Il en employa une +partie à fouiller consciencieusement sa tente. Il cherchait les +compagnons de son visiteur. + +Car, disait-il dans sa logique de troupier sensé, un réveil au scorpion, +passe encore, mais deux, ah! mais non, par exemple, ce serait trop de +chance. + +Une pareille émotion doublée dans une même nuit, fût-ce celle du 14 +juillet, serait de force à éclipser l'intelligence la mieux portante. + +Il s'obstina à chercher, mais rien. + +Prenant alors sa bonne pipe de guerre, il continua sa rêverie que le +sommeil de la veille avait brusquement interrompue, à l'instant +remarquable où son papa, l'oeil en colère et le pied leste, lui avait +vigoureusement hurlé dans l'oreille la mémorable phrase qui suit: «--Va +manger de la vache enragée, et nous verrons ensuite.» + +Comme j'ai eu, je crois, la bonne idée de le faire comprendre, ce +souvenir angélique avait agi sur le cerveau de notre homme, qui s'en +était endormi. + +Reprenant donc sa rêverie, à ce moment sympathique où le pied agile de +l'auteur de ses jours finissait de décrire une courbe à arrêt brusque, +il continua à songer. + +La papa avait-il raison dans ses prédictions?... + +Ai-je de la vache enragée sur la conscience?... + +Puis, enfin, qu'est-ce que c'est que la vache enragée? + +Cette denrée touche-t-elle à la race bovine ou à l'épicerie?... Est-ce +que les spécimens de taureaux mangés chaque jour en colonne +appartiennent au genre vache enragée?... + +Autant de questions que notre soldat se posait, sans pouvoir y répondre. + +Ne parvenant pas à résoudre cet important problème, il fumait et fuma +jusqu'au jour. + +Comme vous le voyez, ce jeune homme n'était pas si bête. Il se piquait +même d'être très-intelligent, à en juger par son acharnement à +approfondir les choses. + +Il avait eu des jours plus heureux. Adolescent, il promettait beaucoup, +et ses parents s'étaient opposés à ses désirs d'être zouave pontifical, +il se fit vagabond. + +Libre alors, il fut terrassier sur les chemins de fer, bûcheron dans les +forêts vierges, crève-faim, garçon muletier, comptable, puis rien. + +Rentrant enfin au giron maternel, il hérita d'une somme importante, +l'écorcha vigoureusement, hérita encore, et vint aborder à Paris, terre +mille fois promise à ses voeux. + +L'air de France le grisa, les dames à la mode le plumèrent avec entrain, +et, un beau matin, il se réveilla dans les plaines d'Afrique. Il était +soldat. + +Ici nous le trouvons. Devenu philosophe par force, il n'est pas étonnant +de l'entendre raisonner si bien. Le malheur grandit les coeurs. + +Il achevait sa sixième pipe quand le clairon sonna. + +Son métier de guerrier lui fit oublier ses souvenirs, et la sieste le +plongea ensuite dans un parfait détachement de toutes choses. + +Le 14 juillet brillait dans toute sa splendeur déserte. Le soleil +suivait son cours habituel. + +Cinq heures sonnèrent, et l'ordre de partir à dix heures, le même soir, +arriva au crépuscule. + +Par tout le camp, brouhaha des préparatifs du départ. + +On devait couper le passage à Bou-Amema, qui avait encore fait des +siennes. + +Jusques à quand, doux Seigneur du bon Dieu, ferez-vous des fêtes +nationales pareilles? Jusques à quand... Et l'on partit à l'heure +prescrite. + +On a beau avoir l'enthousiasme du sang, l'ardeur des batailles, le désir +de la poudre, une marche de nuit refroidit singulièrement ces nobles +sentiments. + +Oui, quoi qu'en disent les illuminés, une promenade datant de six heures +du soir, pour prendre fin le lendemain à quatre heures de relevée, n'est +pas du tout confortable. Je suis de ceux qui pensent ainsi. + +Dans nos villes, en ce grand jour de juillet, de gais pétards +surprenaient les badauds, agaçaient les anciens, soulevaient le jupes; +dans la plaine, on marchait en trébuchant. + +Là, le folâtre jeune homme enlaçait sa danseuse jusqu'à l'aube; ici, le +soldat serrait son fusil. + +Là-bas, les musiques charmaient les oreilles; ici, près de nous, les +chameaux bouleversaient les échos de leurs hurlements plaintifs. + +Enfin, dans ce beau pays de France, on prenait des rafraîchissements, et +l'on dormait; tandis que dans ces vastes steppes d'Algérie, il faisait +une soif de feu, et le matin, la nuit, le jour, on marchait, marchait et +marchait sans cesse. + +Et pendant le trajet, pas plus de Bou-Amema que sur la main. + +A l'arrivée, un peu d'eau tiède, prise à doses de deux litres, donna des +nausées consolatrices à tous, et la fête nationale avait été pour la +colonne. + +Cette digression n'est pas plus assommante que le reste de ce travail. +Je l'aurais omise, mais je tenais à démontrer que tout n'est pas rose, +pour les patriotes, en cette fameuse journée de la Bastille. + +Je quitte donc avec un certain regret notre soldat philosophe, et je me +lance sur ma gamelle. + + + + + XII + + LA GAMELLE + + +Où êtes-vous, héros culinaires du seizième siècle, grands artistes qui +bâtissiez de si stupéfiants monuments gastronomiques? + +De vos mains rouges ou enfarinées naissaient toutes sortes de mets que +me sont inconnus. + +Et vous, ô Vatel, sans épée, daignez me sourire! + +Grand Rabelais, dieu des ventres, expédiez-moi votre Gargantua! + +Vous aussi, mânes futurs de Monselet, ayez pitié de moi! + +Sortant de vos tombeaux,--(pas Monselet, c'est évident)--conspirez pour +moi, et venez tous, je vous enjoins, remplir ma gamelle d'un régal autre +que le riz d'administration! + +Qu'il me serait doux de trouver, en place du bouillon réglementaire, un +succulent consommé saisi à point! + +Qu'il... mais passons à la soupe d'ordonnance. C'est beaucoup plus +pratique. + +Le brouet spartiate, d'antique mémoire, devait être délicieux, si je le +compare à notre dîner de chaque jour. Biscuit au riz et riz au biscuit, +nageant dans une maigre sauce, composent ce festin pantagruélique. + +Et ma gamelle est là pour contenir ces friandises. + +Aujourd'hui, peu satisfait de son contenu, je lançai par mégarde ma +pauvre gamelle à tous les diables. + +Prenant terre sur son centre de gravité, elle vacilla un instant, et +bientôt s'étendit sur le côté dans un abandon complet. + +Le couvercle, séparé du corps principal, roula jusqu'au bout de sa +chaînette. + +Après quelques frémissements sonores au contact des cailloux du sol, un +arrêt brusque eut lieu, et le tout fut immobilisé. + +Je profitai de ce moment pour décrire la fête du 14 juillet, et, +terminant l'étrange roman du jeune homme à la vache enragée, je me +sentis ému. Un certain remords agitant les fibres sensibles de mon +intérieur, je me traitai d'ingrat. + +C'était dur, mais enfin l'inqualifiable action de brutaliser ainsi une +gamelle inoffensive m'apparut dans toute sa noirceur. + +Se séparer aussi violemment du réceptacle de sa pâture journalière +n'était pas le fait d'un honnête homme. + +Un garçon capable de maltraiter ainsi un bienveillant ustensile devait +être indigne de le posséder. + +Je me levai, quittai ma tente, et, saisissant la pauvrette, je la remis +proprement en place. + +Cet acte de ma part ne prouve pas qu'elle ne soit incapable de fournir +le sujet de brillantes dissertations. Il ne faut pas non plus +l'attribuer à ce que ma fidèle gamelle a été faite de fer-blanc, et que +ses flancs portent deux oreillettes de même métal. + +Non, cet acte magnanime de relever gracieusement ma chère compagne est +dû à l'horreur que m'inspirait ma mauvaise action, et, de plus, je +tenais à me réhabiliter dans ma propre estime. + +Laissons à l'ouest le vase dans lequel le cuisinier me versera la soupe +du soir, et examinons ce qui vient ensuite. + +Le soleil, joyeux, nous aide dans nos recherches. Vivement éclairé par +lui, reconnaissons mon quart. + +Nous avons raison de dire quart, car gobelet manquerait de cachet local. + + + + + XIII + + LE QUART + + +Oui, je trouve mon quart, placé comme par hasard, près de l'endroit où +fut déposée ma gamelle. + +Il serait illogique de croire qu'il pourrait en être autrement. Le quart +marche avec la gamelle. L'un ne peut aller sans l'autre. + +Il est nécessaire d'utiliser le quart. On peut aussi boire au petit +goulot du bidon, mais quelle imprudence! + +Les _Rédirs_ sont habités par des quantités de parasites, qui, entrant +dans le bidon, ne se gênent pas ensuite pour entrer dans la bouche. + +Le quart équilibre la situation et permet d'étrangler les animaux +aquatiques en question. + +Visibles à l'oeil nu, ils nagent gaiement dans le quart, et l'on met fin +à leur existence avec un peu d'énergie. + +Quelques-uns emploient le couvre-nuque pour filtrer l'eau, mais ce sont +des sybarites. Le plus grand nombre, mourant de soif, négligent toute +prudence et boivent à grands traits partout où faire se peut. + +De graves accidents, dus à l'absence de quart, arrivent quelquefois. + +Je sais une histoire à ce propos. + +Un jour de soif terrible, un troupier s'avise de se coucher au bord d'un +marais, et d'en boire ainsi l'eau stagnante. + +Il se relève radieux, mais le malheureux ignorait que ses amygdales +portaient un intrus. + +Une sangsue microscopique s'y était installée et prenait taille à cet +endroit. + +Le troupier avait bien senti quelque chose d'anormal en buvant, mais, +attribuant cela au goût de l'eau, il n'y pensa plus. + +Peu de jours après, sa salive se tachetant de sang, il fut ému. + +Puis vint un chatouillement étrange qui lui caressait la gorge, et il +fut de plus en plus ému. + +Enfin, n'y tenant plus, il alla trouver le major, qui, lui ôtant +tranquillement une sangsue de fort belle venue, lui dit d'aller cracher +en paix. + +Depuis ce moment, ce gaillard-là a un culte particulier pour son quart. +Il ne boit jamais hors de lui. + +Morale: Buvons toujours dans un quart, et non comme les guerriers de +Gédéon. + +A l'encontre des pipes, les quarts dont plus appréciés dans leur jeune +âge que dans leur vieillesse. + +Ils sont plus propres d'abord, chose essentielle, et, n'étant pas +bosselés, ils contiennent plus de vin hygiénique. + +Personne n'ignore qu'un quart portant une bosse à saillie intérieure +perd de sa puissance. Cette question, peu encouragée par un jeune +soldant manquant d'expérience, acquiert une véritable valeur chez le +vieux troupier, qui ne veut pas perdre une seule goutte de sa ration. + +Je reviens donc à ma première assertion et je recommande les quarts +vierges. + +Les qualités du mien pourraient être discutées, et je n'ose lui +attribuer plus que son dû réel. Il appartient à la bonne moyenne et ne +loge pas bien loin de l'ouverture de ma tente. + +Laissons, chers lecteurs, ce gobelet militaire recevoir la douce chaleur +du soleil qui le chauffe, et continuons notre voyage. + +Vers le sud, nous rencontrons nos guêtres. Elles vont faire le sujet +d'un chapitre palpitant. Allons-y. + + + + + XIV + + LES GUÊTRES + + +Mais là, vrai, les deux mains sur la conscience, il est très-difficile +de raconter les guêtres. + +L'inspiration manque. On a beau se palper, se sonder, se percer à jour, +on reste à sec en face de ces humbles chaperons de nos jambes +militaires: absolument zéro. + +Elles possèdent bien chacune quatorze boutons qui accidentent leur +blanche monotonie, mais il est si facile d'être inspiré par autre chose! + +Et encore, leur utilité en route n'est certainement contestée par +personne, et je suis le premier à leur rendre justice. + +Il est vrai aussi de croire qu'à trois heures du matin, par un temps +froid et humide, quelques difficultés se présentent bien pour chausser +les guêtres, au moment d'un départ précipité. + +Et puis, à l'alerte, le soldat pourrait être plus prompt à courir aux +armes, si la guêtre n'existait pas. + +Oui, tout cela est réel, mais peu poétique. Et je soupçonne ces graves +pensées d'être froides et peu faites pour exalter l'imagination. + +Cependant, aucune comparaison ne peut être posée entre les guêtres de +toile et les guêtres de cuir. + +Celles-ci, avec leurs nombreux trous, dans lesquels passe un long cordon +sont grandement supérieures à celles-là, au point de vue de +l'embêtement. Pas de contestations admissibles sur ce point. + +Ces deux types de guêtres sont réglementaires. Viennent ensuite les +genres fantaisistes. + +J'en néglige ici l'énumération entière, et je me contente de citer la +guêtre de drap, solide et chaude. Le soldat élégant seul patronne +celle-ci, avec laquelle je ferme le ban. + +J'ai peut-être eu tort de parler ici de ces infimes accessoires de +guerre. + +J'avoue franchement qu'il m'aurait été facile de les laisser dans +l'ombre. Cela aurait-il été noble cependant? + +Et après, vous, loyal lecteur, ne m'auriez-vous pas lancé à la face +l'accusation de partialité et de manque de bonne foi, dans mon rôle +d'écrivain et de voyageur, passionné du vrai? + +Et vous auriez eu raison, car je dois à mes descendants la vérité toute +entière, et voilà pourquoi j'enregistre mes guêtres au sud trois quarts +ouest. Ce point est marqué par la boussole que j'ai sous les yeux. + +Je profite de cela pour assurer la position de mon sabre. + +Il est bien accroché dans la direction que j'ai eu l'honneur de soutenir +au chapitre X. J'avais dit juste alors. Je ne reviendrai plus sur ce +sujet. L'incident est clos. + +Cejourd'hui est le quinzième de mon voyage circulaire, et, comme demain +est le sabbat, je me donne des vacances d'une semaine. + +Tout le monde prends des vacances dans ce siècle de progrès: députés, +sénateurs, secrétaires d'État, garçons de café, journalistes et +fumiste,--ceux-ci bien peu.--Comme je suis de tout le monde, je me donne +congé et je cours à mes vacances, que ne seront pas stériles, je vous le +promets. + +Les chapitres suivants le prouveront. + + + + + XV + + LES VACANCES + + +Assis par terre, les jambes croisées à l'orientale, je jouis de mon +congé, en admirant le paysage qui se déroule au loin dans la plaine. + +Mon regard plane sur cette immensité, et mon imagination, libre de toute +entrave, prend son essor vers les cieux infinis. + +C'est beau et grand, la liberté! Laissé à lui-même, malgré ses plus +beaux projets et ses plus sérieuses résolutions, il devient bientôt +apathique. + +Il lui faut le stimulant d'un règlement, d'une ambition quelconque, pour +le forcer à sortir, en grommelant, de sa léthargie paresseuse. + +La liberté, mot mille fois rabâché, à propos duquel je rabâche ici de +vieilles choses, s'empare de son élève, lui ouvre des horizons sans fin, +l'assomme de bonheur, de satisfaction, d'ennui, et le livre bientôt, +éreinté et dégoûté, à un règlement qui en fait un homme. + +Car sans ligne de conduite, sans but, avec trop de liberté enfin, jamais +d'homme. + +Ces pensées m'empoignent pendant mes chères vacances, et, reportant mes +regards vers la terre, l'oeil vague et réfléchi, je fais une étude de +botanique morale sur la touffe d'alfa qui pousse à mes pieds. + +L'attache qui la lie au sol fait sa force. Arrachée, elle roulerait au +gré des vents, et, jaune et flétrie, elle irait bientôt mourir sur +quelque fumier inconnu. Aussi, comme elle semble vouloir être libre! + +Violemment secouée par la brise, elle lance des pointes dans toutes les +directions. + +Les fines extrémités de ses tiges dansent sur leurs bases flexibles, et +menacent continuellement un ennemi invisible. + +Étonnante ivresse que la danse de l'alfa! + +Serpent nourri de vent, elle se livre à ses caprices, et taille dans les +airs les plus fantastiques évolutions. + +Quelle traîtresse, cependant! Derrière cet air léger et insouciant, se +cache une noire méchanceté, à laquelle un Bou-Amema quelconque se charge +souvent de donner raison. + +Son voisinage offre de si meurtrières cachettes! + +Inutile de rappeler ici les crimes dont elle fut témoin. Nombre de +malheureux soldats, en faction la nuit aux avant-postes, lui doivent la +mort. + +Morne, silencieux, le factionnaire fouille au loin l'horizon d'un oeil +anxieux... Soudain, un éclair brille, un coup de feu éclate, le soldat +tombe, un maraudeur s'enfuit. + +Un bouquet d'alfa avait caché l'assassin. + +Oh! défions-nous de cette plante! Ses parages sont pleins de drames. + +A tel point, que le chapitre suivant, construit pendant mes vacances +fera connaître un lugubre épisode, dont le théâtre était une plante +d'alfa. + +Cette histoire est de celles qui laissent de profondes traces dans +l'imagination des lecteurs. + +Je quitte cependant, avec un profond regret, ce chapitre XV, imbibé des +plus saines idées philosophiques. + +Il tendra à démontrer à nos pairs que je suis très-fort en vacances. + +Allons, c'est fait, avalons bravement le chapitre suivant. Une fois +lancé, marchons courageusement jusqu'au bout. Les dieux nous en sauront +gré. + + + + + XVI + + COMBAT HOMÉRIQUE + + +C'était le deuxième jour de mes vacances. Triste et pensif, je me livrais +à d'intimes actions sur le bord d'un étroit sentier, lorsque mon oreille +fut frappée par un petit bruit sec. + +Regardant dans la direction indiquée, je fus témoin d'une horrible +tragédie, dont je vous dévoile tout de suite les émouvantes péripéties. + +Un énorme _cafard_ était aux prises avec une dizaine de grandes fourmis, +dont le domicile entamait fortement la base d'un gros bouquet d'alfa. + +Ce malheureux coléoptère avait probablement fourré son nez dans des +choses privées, car les fourmis paraissaient fort en colère. + +Il faisait de prodigieux efforts pour sortir de ce mauvais pas, mais à +peine entr'ouvrait-il les ailes, que ses ennemies s'y cramponnaient avec +furie. + +Lançant de formidables horions à droite et à gauche, il ne pouvait +cependant se débarrasser de ses assaillantes. Ce voyant, en tacticien +habile, ce cafard malin fit le mort et attendit les événements. + +Un spectacle extraordinaire s'offrit alors à ma vue. + +Les sept ou huit fourmis qui l'entourent encore restent ébahies et +tiennent un conseil de guerre. Après de longs pourparlers, bourrés +d'arguments divers, une décision est prise, et l'action commence. + +Deux des plus agiles se cramponnent aux ailes à moitié rentrées de leur +victime, deux autres aux pattes de derrière, et le reste pousse de +l'avant. + +On marche en traînant le cadavre, et la route suivie mène au logis des +fourmis. + +Le cortège s'avance ainsi de quelques centimètres sans encombre, lorsque +le cafard, sentant qu'on le traîne à sa perte, revient brusquement à la +vie, et annonce sa résurrection par un vigoureux coup de patte, qui +envoie rouler la plus ardente de ses ennemies sur un caillou voisin. +Elle y reste évanouie et expire quelques instants après. + +Les autres, surprises de cette vie miraculeuse, se retirent discrètement +à l'écart et tiennent un second conseil. + +Profitant de ce répit, le malheureux cafard recrute tous ses moyens, se +ramasse sous ses élytres, fermement rentrés, et marche en avant. + +Il se traîne quelques secondes, et soudain une attaque furibonde, venant +de tous côtés, le rend perplexe. + +Ses assaillantes, retirées derrière les rochers des environs, avaient +concerté un plan et le mettaient énergiquement à exécution. Fondant à +l'improviste sur leur ennemi en fuite, elles l'entourent et le harcèlent +sans cesse. + +Il tient ferme, se débat longtemps, et finalement, perclus et épuisé, il +succombe une deuxième fois, non sans avoir jonché l'arène de nouveaux +cadavres. + +Des renforts arrivent aux fourmis, et elles organisent un second convoi. + +Alors commence, pour le cafard expirant, une promenade des plus +dramatiques. + +Tantôt, sur une motte de terre, son gros corps luisant se tourne et +agite convulsivement ses pattes dans le vide, tantôt, échoué dans un +bas-fond, il nécessite les plus grands efforts pour l'en retirer. + +Il serait oiseux de suivre cet insecte dans son triste pèlerinage. Il ne +me reste plus qu'à raconter les événements de la fin. + +Parvenues à domicile, les fourmis lâchent prise et hésitent un instant. +Leur proie, offrant une trop grande surface, ne pourra être introduite +chez elles. + +Les discussions se poursuivent, et l'on paraît vouloir lentement +s'acheminer vers une décision. + +Enfin, les dernières objections levées, les plus fortes se montrent, et +le morcellement commence. + +On en veut surtout aux pattes, car le souvenir des camarades, qui gisent +sur le champ de bataille, aiguise leur haine. Ces terribles pattes ont +porté les coups. + +On saisit l'avant-train, et bientôt un membre, cédant à des efforts +réitérés, reste entre les serres d'une des travailleuses. + +A ce moment, une chose terrible se passe. + +Réveillé de sa torpeur, le cafard bondit sous la douleur et fait face, +une dernière fois, à l'armée entière de ses assaillantes. + +Ses défenses de front se redressent, s'aiguisent sur son museau bruni et +défient au combat. Son corps entier frissonne et se cambre fièrement sur +ses pattes. + +Tel apparaît à la meute qui le traque le sanglier acculé à sa bauge. Ses +poils, frémissant sous l'action de la rage, ondulent, secoués par sa +respiration haletante; ses flancs se gonflent et bondissent, en saccades +entrecoupées; ses pattes, cambrées obliquement, sont prêtes à donner +l'élan; son groin, armé de dents féroces, hume l'air avec feu et défie, +par son attitude arrogante, la foule entière des chiens ébahis. + +Ceux-ci s'arrêtent un instant, comme bouleversés de tant d'audace, mais +se ruent bientôt sur lui et le mettent en pièces. + +Tel apparaît aux fourmis ahuries l'indomptable cafard, héros de ce +drame. + +L'attaque ne se fit pas longtemps attendre. + +Blessées dans leur orgueil de vainqueurs, les fourmis se précipitent en +foule, le roulent et le culbutent en tous sens. + +En vain ses membres musculeux frappent-ils à droite et à gauche; en vain +sa tête, faisant bélier, se rue-t-elle contre les nombreuses cohortes +des fourmis. Inutiles efforts! Il est entouré, écrasé, enlevé, entraîné, +et, roulant par terre une dernière fois, il se décide enfin à dire adieu +à la lumière. + +Une convulsion suprême l'étend sur le dos, ses pattes battent l'air, +avec des frémissements de plus en plus lents, et bientôt il ne reste +plus qu'un réel cadavre, de ce qui, l'instant d'avant, faisait l'honneur +de sa race... + +Sait-on si ce tragique cafard n'avait pas un épouse, jeune et belle, qui +l'attend, inquiète, au logis?... + +Une mère, et un père, vieux et impotents, guettent peut-être son retour, +avec la pâture de la journée!... Jeune et brave, son devoir était de +nourrir les siens. Il s'en acquittait bien, preuve, la lutte suprême qui +lui coûte la vie... + +Était-il père?... + +Ses petits, dans leur nid moelleux, veillent jusqu'à sa rentrée au +logis. Leurs regards inquiets interrogent au loin l'horizon, pour y voir +poindre la forme bien-aimée de l'auteur de leurs jours!... + +Mais rien, rien que le ciel vide... + +Tristes réflexions qui m'accablent!... + +Les fourmis, sans se laisser attendrir par ces funèbres pensées, +dissèquent tranquillement leur proie, et elles en logent les parties +dans leurs vastes greniers, pour servir de nourriture à leur nombreuse +progéniture. + +J'assiste jusqu'à la fin à cette lugubre opération, et, quittant cet +endroit sinistre, je rejoins mes camarades, l'âme profondément remuée. + +Ce fait est véridique, et je le livre intact à ma postérité. + +En proie à une immense douleur, qui m'envahit infailliblement, au +souvenir de ce drame, je me vois forcé de fermer ce chapitre, que +j'avais pourtant juré de faire intéressant... + + + + + XVII + + FUNÈBRE SOUVENIR + + + ...................................... + ...................................... + ...................................... + ...............Le cafard.............. + ...................................... + ...................................... + ...................................... + + + + + XVIII + + PÊCHE MIRACULEUSE + + +Plaignez-moi, car j'en vaux la peine. + +Un peu remis des cuisantes émotions dues aux chapitres précédents, le +hasard, parfois aimable, me fournissait une affriolante pêche à la +ligne. + +Passions et joies de mon enfance! m'écriai-je en délire, enfin, je +pourrai donc, une fois encore, me livrer à vous, corps et âme! + +Une rivière serpente à quelques pas d'ici, et un jeune amateur convaincu +doit me conduire sur ses rives. + +Comme nous allons être heureux! + +Ce jeune homme, caporal dans ma compagnie, est membre de l'institut de +Cambodge-Annam--gage de succès,--officier d'académie, et porte des +lunettes à branches. + +Doit-il assez aimer la pêche à la ligne! + +Accordant une mentale ovation à Alphonse Karr, notre grand maître +pêcheur à tous, je me plonge dans de délicieuses émotions, évoquées par +le souvenir de son fameux poisson de cinq pieds, qui faillit le +submerger dans la Manche près d'Étretat. + +De là, me laissant entraîner par les caprices de ma pensée, je n'hésite +pas à me rappeler mes exploits sur la rivière des Prairies. + +Refaisant, étape par étape, mes années du jeune âge, je me vois, +impatient, attendre le soir qui devait me trouver dans ma pirogue, +fidèle aux barbues, à qui je fournissais une pâture qu'elles +appréciaient. + +Je choisissait une pierre, assez longue et lourde, que j'attachais avec +une corde d'écorce, et, lançant ma pirogue au fil de l'eau, je lâchais +tout, à l'endroit propice. + +Préparant alors mes lignes, j'y mettais les appâts avec un soin jaloux, +et ah! qu'il était doux à mon oreille, par une soirée calme, le son +plaintif du plomb frappant l'eau! + +La ficelle enlacée autour de l'index, l'oeil fermé ou perdu dans la +pénombre lointaine d'une eau sereine, les sens endormis dans une vague +indécision mentale, j'attendais le choc lent et prolongé d'un gibier +marin quelconque. + +Pas un souffle dans l'atmosphère. + +Les bruits se répandent avec une limpidité merveilleuse. + +Les _voyageurs_, attardés dans les petites cabanes de leur radeau, +envoient dans les airs leurs chansons bien rhythmées. + +L'écho est fidèle aux douces et monotones terminaisons traînardes, +particulières à nos chants canadiens: + + Elle est à quinze brins, + Ma ceinture de laine; + Elle est à quinze brins, + Ma ceinture de lin. + +Ou bien: + + Rendez-moi mon quart d'écus, + Je ne veux plus boire; + Rendez-moi mon quart d'écus, + Je ne boirai plus. + +Bientôt tout bruit s'éteint peu à peu. + +Seul un voyageur en gaieté trouble encore parfois le grand silence, et +chante, en coupant vigoureusement chaque syllabe: + + _C'est_ les avirons + Que nous montent, qui nous mènent, + _C'est_ les avirons + Qui nous montent en haut. + +Puis il se tait brusquement. + +Et pas une barbue! + +Les battements cadencés de mes nerfs simulent seuls le: _Ça mord!_ +traditionnel. + +Chut! me dit mon frère, compagnon inséparable. + +Je ne réponds rien, car je m'aperçois que ça mord aussi. + +Un brusque mouvement d'Ulric, des embrassées fiévreuses et multipliées +de sa part, un léger clapotis, un son mat à l'autre extrémité de la +pirogue, m'apprennent bientôt qu'une pièce est enlevée. + +Est-elle grosse?--Ah! très-belle! + +Je suis jaloux: ça mord, je tire brusquement ma ligne, j'en attrape une +grosse et je suis consolé. + +Et pendant dix ans, cela dura... + +Allons! allons! courons vite à la rivière, dis-je énergiquement au +caporal. Il me faut tout de suite me livrer au sain plaisir de la pêche. + +Le caporal sourit, se retire respectueusement et revient quelques +instants après, avec une quantité respectable de roseaux de tous genres, +armés de ficelles de différentes longueurs. + +Nous voilà en route. + +Je guigne le bout des ficelles, et je n'y vois pas d'hameçons. Sur ma +demande d'explications, le caporal répond que tout va bien, et que sa +musette contient ce qui est nécessaire. + +Nous sommes sur la berge de la Mékerra. + +Choisissant un emplacement convenable, je m'y installe. L'eau, de +couleur sombre, m'annonce une profondeur suffisante. + +Je commence à jouir d'avance de mon bonheur. + +Je prends une ligne et demande un hameçon à mon compagnon. Un sourire, +toujours respectueux et teinté d'une certaine pitié pour mon ignorance, +illumine les traits de ce cher camarade. + +D'un geste digne il me montre au bout de la ficelle un engin +microscopique, accompagné d'un plomb presque invisible à l'oeil nu. + +Ah! m'écriai-je, je vous remercie. + +Mais en moi je pensais qu'un pareil crochet ne pourrait jamais réussir à +enlever les pièces que je devais prendre. + +Je ne dis mot cependant et demandai les appâts. + +Un étroit sac de papier m'est présenté. Au fond, se remuent une quantité +innombrable de petits vers blancs. Ils sont un peu plus gros que la tête +d'une épingle. + +Je jette un regard soupçonneux sur le caporal, et ma confiance commence +à être sérieusement ébranlée. + +Je me remets cependant, et, après d'inqualifiables efforts, je parviens +à accrocher une de ces petites bêtes à la pointe de l'hameçon. + +Lançant ensuite tout l'attirail en plein eau, je concentre mes facultés +sur le vrai travail du pêcheur: suivre attentivement, d'un oeil fatigué, +la plume d'oie servant de bouchon indicateur. + +Mon compagnon a agi comme moi, mais certain dépit nerveux chez lui me +fait croire qu'il est très-difficile dans le choix de l'endroit où jeter +sa ligne. + +Jamais content, ce caporal. Aussitôt sa ligne à l'eau, plus vite il la +retire. + +Ses gestes, devenant peu à peu épileptiques, finissent par attirer tout +à fait mon attention. + +Je le regarde, et la décomposition de son visage me fait peur. + +Les veines de ses tempes sont gonflées à se rompre. Les coins de sa +bouche sautillent nerveusement. Ses mais, agitées et pendantes, ne +retiennent plus le roseau qui flotte sur l'eau. Son corps, penché en +avant, semble prêt à s'élancer; et enfin, ses yeux, aux prunelles +démesurément dilatées, sont dardés, avec une intensité inouïe, sur le +bouchon de ma ligne. + +--Ça mord! mugit-il d'une voix à réveiller les morts, au jugement +dernier. + +Je crois, en effet, voir une presque imperceptible vacillation du +bouchon, et, ému par le cri énergique de mon compagnon, j'enlève ma +ligne avec une vigueur à retirer un poisson de dix livres. + +Hélas! une légèreté peu encourageante me fait vite comprendre que +l'hameçon est vierge de toute victime, et j'allais remettre ma ligne à +l'eau. + +--Vous en avez un, hurle mon compagnon sur le même ton qu'auparavant. + +Cette fois je perds complètement contenance. + +Mon imagination surchauffée fait tout de suite défiler devant moi les +cas nombreux d'individus frappés d'épilepsie ou devenus fous furieux +subitement. + +Pas possible, ce caporal est fichu, me dis-je, et, mettant ma ligne par +terre, je me lance au secours. + +Ce voyant, mon compagnon se précipite vers moi, et avec une fureur telle +que, perdant totalement le peu de sang-froid qui me reste, je m'enfuis à +toutes jambes. + +Surpris de ne pas être poursuivi, je regarde en arrière: le membre de +l'Institut de Cambodge-Annam tiraillait fiévreusement le bout de ma +ficelle. + +Je comprenais son étonnante émotion. Un barbillon, d'un pouce et demi de +longueur, était étroitement serré entre ses doigts. + +J'appris que de plus grands poissons étaient quelquefois pris en y +mettant de la patience. + +J'en fus satisfait. + +Plaidant une migraine, aussi violente que subite, je m'éloignai de la +berge. + +La pêche dans la Mékerra peut trouver des amateurs, mais j'ai des goûts +excentriques, et je ne l'aime pas. + +Où êtes-vous, fameux saumons du Saint-Laurent! Et vous, _maskinongés_ à +long bec, qui autrefois faisiez mes délices! + +Bienfaisantes barbues de l'anse à Bleury, anguilles mystérieuses et +gluantes, brochets et _achigans_ violents, mais chers à mes lignes! +Riez, riez de ma déconvenue! Moquez-vous bien de votre maître à tous: il +est maintenant impuissant. + +Plaignez-moi, car j'en vaux la peine. + + + + + XIX + + SOUVENIR DU JEUNE AGE + + +Je jure que je ne quitterai pas ma tente pendant les quatre derniers +jours de mes vacances. + +Mon expérience de la pêche à la ligne m'a trop douloureusement éprouvé: +je ne veux plus m'amuser. + +Cependant, l'ennui commence à m'assommer ferme, et le diable m'emporte, +mais je voudrais être en route. + +Que ferais-je bien aujourd'hui pour tuer le temps? Rien, si ce n'est +réfléchir. + +Que fait un homme qui n'a rien à faire? Il pense. + +S'empoigner avec ses réflexions est un moyen comme tout autre d'oublier +le présent. + +Le passé défile devant soi, et l'on a le choix des sujets. + +On glisse rapidement sur les choses ennuyeuses, et l'esprit s'arrête +avec complaisance sur certains événements chers au souvenir. + +Le premier sourire de la femme aimée fait époque dans la vie d'un homme, +et y laisse des traces brillantes où l'imagination aime à se trouver. + +Par contre, l'oubli complet nous venge bientôt de nos plus violents +déboires. + +Heureuse construction que la machine humaine! + +L'homme prévoyant doit toujours s'assurer la pâture de l'avenir avec un +passé bien rempli. + +L'âge arrive, et avec lui tout un cortège d'illusions perdues, de +chagrins, de passions, d'ambitions avortées, de jouissances. + +Le repos bien mérité, au bord de la tombe, permet au mortel de puiser +dans cet immense océan du passé, et d'y prendre à volonté les sujets de +souvenir. + +Ce préambule m'amène naturellement à raconter un événement auquel je fus +mêlé, et que, à l'époque, fit une impression extraordinaire sur mon +esprit. + +J'étais très-lié avec un jeune étudiant en droit du nom de P... + +Ce garçon me recevait chez lui chaque soir, et je dois me rendre +justice: c'était toujours sur ses instances réitérées que je +franchissais, au crépuscule, le seuil de sa porte. + +Si, par hasard, j'oubliais le rendez-vous, je voyais P... arriver chez +moi, le reproche à la bouche. + +Nous étions tus deux quelque peu musiciens, et nous partagions nos +soirées entre la musique et la pipe. + +Très-enthousiaste, il me faisait lui raconter mes aventures. + +Déjà, à cette époque, j'avais connu les caprices du sort des voyages. + +Un ami commun, T..., logeait chez P... et, pendant ces longues soirées +d'hiver, je nouai avec ces deux garçons-là, à l'aide de franches +causeries, les deux plus solides amitiés de ma vie. + +D'une timidité incompréhensible qui me faisait fuir le monde, je +n'abordais presque jamais les parents de mon ami. + +Celui-ci, connaissant cette particularité de mon caractère, entourait +mon entrée chez lui de précautions toutes mystérieuses. + +Il me précédait toujours, et éloignait de ma chère personne tout être +indiscret. + +Si la bonne m'ouvrait, elle avait ordre de me conduire au fumoir sans +avertir qui que ce fût. + +Si bien que le papa finit par être intrigué du personnage phénoménal +introduit chaque soir chez lui par son fils. + +D'intrigué qu'il était, le bonhomme devint peu à peu hargneux, et, +finalement devant les insistances de mon camarade, priant son père de ne +pas me parler, la haine du vieillard ne connut plus de bornes. + +La maman, contrairement à son mari, nourrissait pour moi un amour qui +frisait l'adoration. + +Elle ne tarissait pas d'éloges à mon adresse, chaque fois que, +rougissant, j'avais l'honneur très-rare de lui parler. + +Le papa attendait depuis longtemps une occasion favorable de faire +éclater sur ma tête une tempête terrible. + +Inconscient du malheur qui me menaçait, je continuais toujours mes +visites, les entourant de plus en plus d'une discrétion dont l'excès +faisait écumer le père de mon ami. + +Le _Bazar_ de la maîtrise Saint-Pierre fut l'étincelle qui mit le feu +aux poudres. + +Il avait entendu, pendant la journée, entre P... et moi, que nous irions +le soir au _Bazar_. + +A sept heures, j'étais dans le corridor, chez lui. Il rendait compte de +sa sortie. + +Des cris, des hurlements, des bruits de vaisselle cassée, des pleurs de +femme, et de jeune fille, des jurons, enfin toute une gerbe de sons +variés m'arrivent tout à coup. + +Des qualificatifs, extraordinairement gras, sortent de la bouche du +papa. + +Je perds contenance et m'efface discrètement, me faisant très-petit. + +Je regrettais ma présence au milieu de cette fête d'intérieur. + +Toujours loin de moi, cependant, l'idée que ma mince personnalité était +pour quelque chose dans cette orgie de famille. + +La porte de la salle à manger s'ouvre, et mon ami P... l'oeil en feu, me +prie de le suivre et de ne pas faire attention aux paroles du son père. + +Je consens de la tête, prenant la mine d'un homme peiné d'être témoin +d'une pareille scène. + +Mais le papa suit de près, et l'orage m'écrase de toute sa violence. + +J'aurais fait la fortune d'un peintre, s'il avait pu croquer ma binette +au moment où je compris que j'étais la cause de tout ce tremblement. + +J'étais anéanti, écrasé, pulvérisé. + +Je courbais l'échine et me croyais en réalité le plus misérable des +hommes. + +Jamais ma chétive personne ne m'était apparue aussi dénuée de tout +intérêt. + +J'étais sincèrement convaincu que le dernier des mortels valait cent +fois plus que moi. + +Telles sont mes pensées, tant que le papa s'adresse à son fils, mais, +une fois lancé, le gaillard ne savait plus s'arrêter, et bientôt sa +fureur me prend directement pour objectif. + +Toutes les foudres de son éloquence bilieuse m'atteignent à la fois. + +--Qu'est-ce que ce monsieur C...? A peine a-t-il vingt ans qu'il a déjà +été soldat au Texas! Ça doit être un voyou de la plus belle eau! + +Ah! massacre et pain d'épice! Je redeviens à l'instant le premier des +mortels, et, au moment où mon poing allait s'abattre sur le crâne de +l'insolent, je me trouve étendu sur le trottoir. + +Un bruit violent m'apprend que la porte s'est refermée, et, réflexion +faite, je comprends que j'ai été flanqué dehors. + +De lointains et sourds mugissements me font connaître que mon ami +recevait une raclée paternelle, tandis qu'un rire méphistophélique, +venant du troisième, ne me laisse aucun doute sur la désopilation du +camarade T..., témoin du drame. + +Ma chute m'avait fort ébranlé, mais une idée nette et claire restait +dans mon esprit: me venger. + +Toutes les tortures du monde ne pourront effacer une insulte aussi +grave. + +Car enfin, invectiver un homme et le flanquer à la porte, voilà +certainement une insulte: aucun doute possible là-dessus. + +La tête bourrée des plus effroyables pensées, je m'éloigne, en proie à +une émotion bien légitime. + +Le hasard me fait tomber sur un mien cousin, affuble du plus cocasse +dénominatif du monde. Ses ancêtres lui avaient légué le nom emblématique +de Dolphis Seringue. + +Une idée me frappe... un duel!... + +Voilà une vengeance peu canadienne, il est vrai, mais qui n'en sera que +plus terrible. + +Je suis fort au pistolet, et j'abattrai le bonhomme. Puis, lu mettant le +pied sur la gorge, je lui rirai sardoniquement au nez, en assistant à +son dernier râle. + +La décomposition de mon visage et le désordre de mes habits attirent +l'attention de Seringue. + +--Tu me connais, lui dis-je avec éloquence. J'ai besoin de toi pour me +rendre un grand service. Il faut que je me batte en duel, et tu seras +mon témoin. Tu vois cette maison. Eh bien, là réside un animal qui m'a +insulté. Non content de l'insulte, l'infâme m'a violemment jeté hors de +chez lui. Comprends-tu qu'un homme comme moi ne doit pas supporter qu'on +l'étende impunément sur un trottoir, quel qu'il soit? + +Ce morceau d'éloquence produit un effet remarquable. + +Seringue est électrisé. Il prend ma vengeance à coeur, et, sans autres +explications, il se pend à la sonnette de mon insulteur. + +Le nez collé au volet du deuxième, le père P..., qui s'attend à quelque +chose, guigne l'entrée de sa maison, et crie: + +--Qui est là? + +--Dolphis Seringue + +--Qui ça, Dolphis Seringue? + +--Un monsieur. + +--Que me voulez-vous? + +--Je viens de la part de C..., qui veut se battre en duel avec vous. + +Le bonhomme P..., qui connaissait son latin, lui lance un formidable +_cambronne_ pour lui et pour moi. + +Dolphis Seringue rugit et donne de violents coups de pied dans la porte. + +L'ami T..., et P..., revenu de sa raclée, prennent goût à la tournure +des événements et se rendent malades de rire. + +Seringue continue toujours en gamme ascendante, sa série de coups de +pied dans la porte, et agrémente son langage d'épithète à hauteur. + +Le père P... prend un air de haute-taille, et, se cambrant dans la +croisée, avec la plus exquise politesse: + +--Mon cher monsieur Dolphis Seringue, si vous ne cessez de frapper à ma +porte, je me verrai dans la pénible obligation d'avoir recours à la +police pour vous faire arrêter,--puis, s'emballant,--vous m'embêtez, +monsieur,--de plus en plus poli,--f...-moi la paix et,--dernier et +conclusif argument:--mangez de la... Autre édition du classique suscité. + +Dolphis Seringue devient diablement personnel. + +C'est à lui que le bonhomme aura affaire... + +Cette scène m'afflige beaucoup. + +Un peu remis de ma colère, je comprends enfin que la démarche de +Seringue est tout au moins empreinte d'une certaine irrégularité. + +Je l'attire à mon tour de le tranquilliser. + +Sa fureur ne connaît plus de limites. Nous nous séparons après avoir +arrêté les plus sombres projets de vengeance pour lendemain. La nuit +porte conseil. + +Le jour suivant, il ne me restait plus qu'une grande tristesse et une +courbature à l'épaule. + +Le père P... est un vieillard, et je ne puis cependant pas me battre en +duel avec lui... + +Il avait bien le droit de trouver que je débauchais son fils... + +Puis enfin, si je n'avais pas été soldat au Texas, il ne m'aurait pas +traité de voyou... + +Cependant, il m'a jeté à la porte... + +Débonnairement, je me donnais tous les torts, et, n'osant faire mes +excuses au père P... de m'avoir flaqué sur le trottoir, j'écrivis à sa +femme. + +Je lui fis une peinture navrée de la candeur de ma conduite, et lui +jurai bien sincèrement de n'y plus revenir. + +Je vis mes deux amis dans le courant de la journée. Ils rageaient de ma +bonasserie inqualifiable, et P... ne parlait de rien moins que de +quitter le toit paternel. + +Je me fis pacificateur et mis de la raison dans son esprit. + +Le soir, je reçus du père P... une lettre bourrée d'excuses de toutes +sortes. Il mettait toute la faute sur son coquin de garnement. + +Quant à Dolphis Seringue, il rage encore. + +Si mes deux amis voient ces lignes, je souhaite qu'ils en rient un peu +comme j'en ris maintenant. + +C'est égal, dans le temps, c'était dur tout de même, surtout le +trottoir. + + + + + XX + + UNE PAGE D'AMOUR + + +Mon éditeur a annoncé, avec une certaine pompe qui flatte singulièrement +ma vanité, que j'écrivais un roman. + +Diable! un roman veut dire: amours, aventures, intrigues. + +Me voilà au vingtième chapitre de mon livre, et, si je me rappelle bien, +aucune chose de ce genre n'a été dite jusqu'ici dans cette oeuvre +appelée à faire ma gloire. + +Ne dois-je pas profiter d'un repos bien acquis et des trois jours de +congé qui me restent pour aborder ce sujet? + +L'amour est un dieu auquel j'ai beaucoup sacrifié, et un épisode sur mes +conquêtes passées a sa place marquée ici. + +Pourquoi pas, d'ailleurs? et en conséquence: + +Après avoir étudié l'art de la charpente, je compris bien vite que +j'étais indigne de ce beau métier, et, à la suite d'une chute de +quarante-cinq pieds, je fus convaincu que ces sortes d'exercices étaient +contraires à ma santé. + +J'entrepris donc une autre carrière. + +Détestant à l'extrême les professions remuantes, j'acceptai le poste de +commis dans une épicerie, près de Toronto. + +Ma position était brillante. + +J'avais vingt francs par mois, la nourriture et dix-huit heures de +travail par jour. + +Enchanté de ma nouvelle position, je songeais déjà à la quitter, quand +un événement tout fortuit me retint: ma patronne était devenue amoureuse +de moi. + +Laide, bête, prétentieuse, elle avait cinquante ans et parlait pointu. +Ayant déjà vidé deux maris, elle songeait à enterrer le troisième. + +Coquette et toujours bien mise, elle choisissait les moments où elle +essayait un cotillon, un fichu quelconque, pour m'appeler et me demander +mon avis. + +Et alors, quel petit air délicat d'indifférence! Comme elle minaudait +bien devant sa glace! + +J'ai déjà dit ma bonasserie monumentale, mais cette qualité pâlissait +devant ma naïveté: quelque chose d'inédit enfin. + +Offrant à ma patronne le plus beau spécimen d'idiot antiamoureux, elle +essaya de dompter ma froideur en me parlant continuellement de sa fille. + +Celle-ci, mon aînée d'un an, avait dix-sept hivers, et étudiait le piano +à Montréal. + +Elle devait arriver dans quelques jours. + +En voyant la photographie de cette jeune fille, je fus foudroyé. + +C'était fini, je l'étais. + +Ma timidité augmentait en raison directe de cette amour, et lorsque +Angèle fit son apparition à l'épicerie, je m'évanouis derrière une meule +de fromage. + +Cet événement flatta la jeune fille. Attirée par l'effet qu'elle avait +produit sur moi, elle se persuada qu'elle m'aimait. + +Quant à moi, j'étais fou. + +Je pesais une livre de beurre quand on me demandait une pinte de whisky, +et je posais partout le nom de ma belle, même sur mes livres de +comptabilité. + +Un tel,--trois Angèles = 0,50--je devais écrire trois tranches de porc +frais. + +A cette période aiguë de mon existence dans l'épicerie, mon patron +intervint. + +C'était un petit bonhomme grêle, hargneux, affairé, méchant en diable. + +Se redressant sur ses petites jambes, il m'apostrophait d'un ton +prudhommesque, menaçant de me congédier. + +Mais je tenais fort à mes vingt francs par mois, à mes dix-huit heures +de travail par jour et probablement aussi à Angèle. D'autant plus, que +ma patronne venait de commander pour moi un costume jaune complet. + +Je courbais la tête, promettant de m'amender. + +Ce que cette passion me fit faire! + +Un jour, je pars pour aller chercher un chargement de pommes de terre +dans un village voisin. + +Heureux de me trouver en proie à mes pensées, je laisse le cheval +prendre une direction opposée, et je constate mon erreur à quinze milles +plus loin. + +Une autre fois, courbé sur mes genoux pour prendre une brassée de bois +dans la cour, je reste dans cette position un temps infini. + +Je voyais le ciel, les nuages, les étoiles, enfin le système solaire au +complet, et, plus brillante que tout ça, ma divine Angèle m'ouvrant les +bras. + +J'étais ramené à la réalité par une brutale injonction, qui n'avait rien +de cosmographique. + +Toujours ce maudit patron. C'était à n'y plus tenir. + +Les projets les plus fantastiques envahissaient mon esprit. + +Tout ce que les amoureux les plus convaincus de l'antiquité et de nos +jours on pu inventer était bien pâle, comparé à mes châteaux +espagnols... + +Jusqu'à cette époque, mes amours avec Angèle s'étaient concentrés dans +une pudique série de soupirs, d'oeillades accompagnées de sourires bien +modestes. + +Un soir, il y avait beaucoup de monde au salon. + +Toute l'aristocratie de l'endroit y était: l'hôtelier, l'ébéniste, un +marchand de boeufs, le scieur de long, enfin, toute la fine fleur. + +Ces messieurs accompagnaient une confortable fournée féminine. + +Malgré l'infériorité de ma position sociale, on eut pitié de moi, et +j'eus l'insigne honneur d'occuper un coin au salon. + +La soirée se passa en délicates causeries sur les diverses occupations +professionnelles des invités. + +La séance fut close par des jeux de société. + +Trois fois j'eus le bonnet d'âne, et toujours par la faute d'Angèle, qui +se faisait un malin plaisir de lutter avec ma maudite timidité. + +Enfin, tout le monde est parti. Chacun regagne ses appartements, et moi, +mon grenier. + +J'étais dans le corridor, sans lumière. + +J'entends un bruit de pas discrets; deux bras me frôlent doucement, +tâtonnent quelque peu et m'empoignent avec ardeur. + +Une bouche suave se colle sur mes lèvres, une poitrine bien remplie +s'appuie sur mon sein. + +Quel coup de foudre! + +Une commotion électrique me secoue les nerfs, et, avant d'avoir repris +mon aplomb, tout s'était évanoui. + +Titubant, je me traîne jusqu'à mon lit, cherchant à analyser la +situation. + +Non, c'est impossible. Angèle n'a pas fait cela! J'ai eu un cauchemar, +un charmant, il est vrai; mais enfin, j'ai halluciné! + +Le lendemain, j'examine ma belle, et rien sur son visage ne trahit ses +actions de la veille. + +J'étais convaincu que j'avais rêvé. + +L'affaire en resta là, mais les choses devaient bientôt prendre une plus +douce tournure pour moi. + +Ma céleste Angèle étudiait l'orgue dans une ville voisine, et, une fois +par semaine, le cocher l'y menait. + +Ce bon serviteur tomba malade un jour, et, malgré mes hautes fonctions +dans l'établissement de mon patron, je fus naturellement désigné pour +lui succéder. + +Bonheur et gendarmerie! comme la vie était belle! + +Je me conduisis avec le plus grand respect. Ceci, sans forfanterie, car +je ne pouvais faire autrement. + +A la seule pensée de dire bonjour à Angèle, je sentais le sang m'envahir +la nuque. + +Ma timidité était bien digne de figurer parmi les sept merveilles du +monde. + +Enfin, ne parlons plus de ce talent chez moi, car la langue française, +que je possède très-bien cependant, n'a pas assez de tournures pour +l'exprimer. + +Suffit de dire que mon Angèle joua de l'orgue, et que le soir, par un +beau clair de lune, nous étions tous deux installés dans le traîneau. + +Je conduisais sans conviction. Malgré le froid intense, je jouissais +d'une chaleur équatoriale. + +Je ramenais souvent les peaux de buffle autour des épaules de ma +compagne. + +Pendant une de ces opérations, que j'exécutais en tremblant, un +mouvement maladroit me fit toucher la toque de fourrure d'Angèle. + +Je me crus mort, et ne revins à moi qu'interpellé par ma voisine, qui +déclarait, en riant vouloir être indemnisée par un baiser. + +Jérusalem! c'était donc réel, la rencontre du corridor! + +Je perdis tout respect et pris mon premier baiser. + +Les étoiles ne sont rien, comparées au nombre d'embrassades qui furent +prises et données pendant le reste du trajet. + +Tout ce qu'une femme aimée et qui aime peut faire fut fait par Angèle +pour me forcer à pousser plus loin mes explorations. + +Mais j'ignorais ses agaceries, et me contentais d'améliorer ma première +expérience. + +Rendu à domicile, j'y étais passé maître, et je fus récompensé, cette +nuit-là par une insomnie séduisante. + +Tout cela devait finir cependant, et la fin arriva trop tôt pour moi. + +Mon patron donna un bal pour inaugurer une maison qu'il avait fait +construire. Tous les gros bonnets furent invités, et moi, toujours par +surcroît, j'assistais comme spectateur à cette brillante réunion. + +Placé près de la musique, je suivais d'un oeil jaloux les moindres +gestes d'Angèle, qui, en valsant, m'atteignait de ses regards à chaque +tour, et me lançait autant de traits bien appliqués. + +Enfin, comme les plus beaux bals du monde doivent prendre fin, je +retrouvai mon lit, et peu à peu, mes sens s'engourdissant, je +sommeillai. + +Mes rêves revêtaient les formes d'Angèle, et ses mains me caressaient le +visage. + +Insensiblement mes esprits acquièrent une idée exacte de la situation, +et ma belle m'apparaît en chair et en os. Courbée près de mon lit, sa +main me pressait doucement la joue, et sa voix, comme un soupir, me +disait: Joseph. + +Quelque endurcie que fût ma bêtise, tout sentiment humain a des bornes +qu'il ne doit pas dépasser. + +On m'avait bien dit que la haine excessive touche de près l'amour, mais +j'appris alors que la timidité poussée à fond entraîne toujours une +hardiesse outrée. Aussi je devins lion. + +Comme les muscles de ma jeunesse étaient remarquables par leur grande +précocité, j'enlevai Angèle d'un tour de main, et avant d'avoir fait ah! +elle était sur mon lit. + +Elle se débattait et résistait considérablement. + +Tout à coup, une lumière brille, et un _Banco_ en bonnet de nuit +apparaît sinistre à l'horizon. + +Nom d'un sifflet bleu!--juron spécial à mon jeune âge pendant les grands +événements,--comme j'avais peur! J'exécutai à l'instant un acte de +contrition suprême. + +Angèle se redresse et explique la chose,--elle avait un sang-froid qui +m'étonnait,--et termine sa défense en me demandant pour époux. + +L'écume ornait la bouche du patron, muet d'émotion. Ses premiers mots me +rappelèrent la rupture d'une écluse, et je vous donne mon billet que +nous fûmes salés. + +Angèle rentra chez elle, et j'oubliai de dormir cette nuit-là. + +Le lendemain, mon maître en épiceries me dit quantité d'aménités. + +La patronne, depuis longtemps jalouse de sa fille, me combla aussi de +paroles charitables. + +Ce fut toujours mon faible de passer pour le plus débauché et le plus +scélérat des mortels. + +J'en étais bouleversé, car là où je me trouvais tout à fait nul, on +persistait à me bourrer de grandes qualités ou de défauts sataniques. + +J'en perdais la tête, car ces découvertes de mes contemporains me +confirmaient davantage dans mon opinion de ma nullité. + +Comment! me disais-je abattu, on me nomme Joseph, et je crois ne pas en +avoir l'air: preuve de mon insuffisance à juger sainement les choses. + +C'est ainsi que mon patron me traita d'effronté,--Dieu sait si je +l'étais,--Il ajouta polisson, libertin, fainéant, mécréant, et une +quantité d'autres qualificatifs dont l'effet immédiat fut de me faire +tomber en garde avec un regard provocateur. + +Mon adversaire, ahuri de mon audace, saisit un gourdin et me charge en +règle. + +En un instant ses défenses sont démolies, et le représentant de +l'épicerie roule dans ses marchandises. + +Je reviens encore sur mes qualités de combattant. Malgré mes jeunes ans, +j'avais une rondeur de biceps remarquable, et, quoique doux de +tempérament, je tapais dur parfois. + +Le nez du patron comprit vite la conséquence de sa hardiesse, et, devant +les flots de sang qu'il rendit, je fus rappelé à la réalité, et compris +la gravité de mon agression. + +Un membre aussi influent du commerce des denrées coloniales n'aurait +jamais dû être traité si cavalièrement par un poing aussi infime que le +mien. + +La suite de cette affaire fut l'arrivée de l'huissier, qui voulait +m'arrêter. + +La mère d'Angèle s'y opposa avec énergie, et ma punition fut mon renvoi. + +Qu'allais-je devenir? J'avais trois mois d'économie, et ma résolution +fut vite prise. + +Après une séparation saturée de larmes et de serments éternels, je pris +le train du soir, et deux jours après j'étais à Chicago. + +J'avais encore dix sous dans ma poche. + +Je profitai de cet avoir pour faire cirer mes souliers et acheter un +cigare. + +Puis, le coeur léger, je me promenai magistralement. + +Je fis ainsi pendant trois jours, et j'aurais certainement pris +l'habitude de ne plus boire ni manger si mon estomac l'avait voulu. + +Cependant la frugalité doit avoir des limites, car, malgré l'avantage +des _free lunches_, je m'évanouissais le quatrième jour dans un +tombereau à charbon, qui m'avait servi de couche. + +Croyez-m'en, cher lecteur, laissez-moi dormir en paix dans ce tombereau +hospitalier. + +Plaignez seulement l'amant malheureux et blâmez le père de mon Angèle de +m'avoir fourré dans cet état. + +Je ne m'y connais pas, ou voilà une page d'amour qui donnera +certainement raison aux dires de mon éditeur. + + + + + XXI + + CHASSE A L'AFFUT + + +Cré nom d'un pépin! me dit mon caporal à lunettes, il nous faut +absolument aller faire une chasse à l'affût. Les hyènes pullulent chaque +nuit dans la montagne de Ras-el-Ma. + +Je devins rêveur. + +Dans deux jours nous partons, et ça va chauffer, paraît-il, cette +fois-ci. Bou-Amema nous guette, et nous sommes sûrs de notre affaire. +Mieux vaut avant de mourir prendre encore un plaisir quelconque. Ma foi, +va pour la chasse à l'affût. + +Il me restait bien cependant une certaine réminiscence du fameux +barbillon de la Mékerra, mais ce nuage se dissipa tout de suite devant +le sourire tout-puissant de mon subordonné. + +Drôle de garçon, ce jeune homme! Toujours gai, content, ne doutant de +rien. + +Rate-t-il un projet, qu'il tombe tout de suite sur un autre, abandonné +aussitôt pour un troisième. + +Issu d'un Roumain et d'une Russe, quelque peu prince,--tous les Roumains +sont princes,--très-causeur, ambitieux, jamais en peine, c'est-à-dire la +perle des hommes. + +Enfin nature d'élite. + +Bachelier ès sciences, et ès lettres, il débuta comme journaliste à +Paris et réussit si bien qu'il était soldat à vingt-trois ans. + +A la suite d'une description passionnée d'un pays quelconque, qu'il +n'avait jamais vu, il fut fait officier d'académie, et, s'engageant, il +complétait son dossier d'actions d'éclat en déployant un superbe brevet +de membre correspondant de l'Institut Cambodge-Annam. + +Pourquoi de Cambodge-Annam, grands dieux? Lui seul le sait probablement. + +Il tomba comme caporal dans ma compagnie et y déploya une activité hors +ligne. + +Faisant ses étapes clopin-clopant, il se redressait à l'arrivée et +courait partout comme un cerf. + +Dans un moment d'épanchement, il me confia un manuscrit sur lequel il +fondait les plus grandes espérances. + +C'était une épouvantable histoire d'une grande dame russe, buvant +beaucoup de thé, fumant beaucoup de cigarettes, ayant beaucoup d'amants. + +L'affaire se terminait dans un gâchis formidable, arrosé d'une quantité +d'un sang aussi géorgien que caucasique. + +Dominant cette grande débâcle de toute sa taille, apparaissait la grande +dame russe, la cigarette aux lèvres et le rire à la bouche. Puis, après +trois ou quatre ah! ah! ah! sataniques, l'héroïne sombrait dans une +apothéose méphistophélique qui donnait la chair de poule. + +Je fus naturellement enthousiasmé, ayant toujours aimé le noble, le +beau, et je pris le caporal sous ma protection. + +Il devint chef d'ordinaire de ma compagnie, et, petit officier +d'ordonnance, son rôle consistait surtout à assurer et à guider mes +plaisirs. + +Je me plais ici à lui rendre justice sous ce rapport. Si l'on se +souvient de la pêche miraculeuse, on dira comme moi qu'il s'acquittait +dignement de sa mission. + +Je craignais bien un peu pour la chasse à l'affût, mais ce diable +d'homme me paraissait si confiant que je fus aussi bientôt rempli d'une +ardeur singulière. + +Sus aux hyènes! Détruisons ces horribles bêtes qui déterrent et dévorent +les cadavres dans le cimetières! Délivrons la montagne de Ras-el-Ma de +ces hôtes sinistres! + +Remplis tous deux d'aussi fiers sentiments, nous nous mimes hardiment à +l'oeuvre, et, le soir, à dix heures, nous avions, au pied d'un grand +chêne, une agglomération remarquables d'ossements à demi décharnés, de +charognes de toutes sortes. + +Je me permets ici d'expliquer au lecteur qui n'en sait rien,--les +lecteurs ne savent jamais rien,--que la chasse à l'affût se fait à +l'aide d'appâts que l'on place soit au pied d'un arbre, soit au bas d'un +rocher. + +Le chasseur embusqué, très-brave alors, puisqu'il n'y a pas de danger, +guette ensuite l'arrivé du gibier. + +Si c'est un chasseur bon enfant, il ne tue l'animal que lorsque celui-ci +est bien repu. Si, au contraire, le chasseur est un dur à cuire, il ne +donne pas à sa victime le temps de faire: _ouf!_ + +La suite des événements apprendra au public laquelle de ces deux +catégories nous appartenions, le caporal et moi. + +Enfin nous grimpons sur une arbre, et, quelques instants après nous +étions perchés chacun sur une grosse branche, le doigt sur la détente, +l'oeil bien allumé, l'oreille grande ouverte. + +Combien de temps dura cette situation? je ne l'ai jamais su. + +Je me rappelle cependant d'avoir soufflé quelques mots à mon compagnon +qui répondit _mezza voce_. J'ajoutai, je crois, quelques autres +observations, et le plus parfait silence s'ensuivit. + +Ennuyé, je regardai le ciel bleu. + +Les étoiles brillaient à travers les branches du chêne. Insensiblement +elles se mirent à sautiller et bientôt se lancèrent dans une danse +échevelée. + +J'essaye de réagir contre cette hallucination. Les étoiles se tiennent +calmes, et je me mets à les compter. + +A ce propos, j'avertis le lecteur, pour son instruction personnelle, que +cette occupation de compter les étoiles est assez difficile, et, quand +il ira à la chasse à l'affût, je lui donnerai une recette qui lui +permettra d'en compter beaucoup avant de s'endormir. + +C'est ainsi que j'ai pu en additionner douze cent vingt-quatre, et cela +à ma première expérience. + +Et pas plus d'hyènes que dans le creux de la main. + +Au moment où je pinçais la douze cent vingt-cinquième étoile, mes +paupières devinrent par trop lourdes, et, voulant les reposer, je fermai +les yeux et m'endormis. + +Il est de tradition de toujours rêver dans ma famille. Aussi étais-je à +peine endormi, que je ne manquai pas d'entreprendre le plus monstrueux +des rêves. + +Malgré l'horreur instinctive qui m'éloigne de tout combat, je suis +forcé, par la fatalité, de toujours être témoin ou acteur dans des +luttes quelconques. + +C'est ainsi que, comme spectateur impuissant, je fus contraint +d'assister au violent conflit dont ma tente était le théâtre. En +général, tous mes bibelots semblaient être la proie d'une ivresse +fantasmagorique. + +C'était un fouillis incomparable, un carnage indescriptible. + +Courant, sautant, voltigeant en tous sens, les occupants de ma demeure +s'entre-croisaient, se heurtaient les uns aux autres, reculaient, se +dégageaient de la foule, piquaient une charge à droite, dégringolaient à +gauche, se roulaient ensemble en une boule serrée, s'éparpillaient en +gerbe qui éclate, se fusionnaient de nouveau, recommençant sans trêve ni +relâche. + +Point central de cette activité insensée, mes esprits essayent +d'analyser les sentiments et les causes qui agissent ainsi sur cette +multitude en délire. + +Peu à peu la lumière se fait dans mon âme, et bientôt de cette cohue se +détachent, clairs et nets, deux partis ennemis armés d'une rage sans +pareille. + +D'un côté, commandés par ma capote, se range ma ma tunique flanquée de +deux pantalons. + +En face, mon cahier d'ordinaire et deux _Figaro_, avec polémique +Zola-Wolff, se serrent en bon ordre: _l'Univers_ les commande. + +Ils se heurtent, tous tremble, et je frémis. + +Le résultat est indécis. + +Trois _France_, une boussole, un crayon prolongent la ligne, sur la +droite des _Figaro_. _l'Univers_ jette un regard sur l'ensemble, se +signe et fait une muette prière. + +La capote, l'oeil ouvert sur l'ennemi, réclame du renfort. Trois +chaussettes russes, un soulier gauche tout neuf et une guêtre en cuir +répondent à l'appel. + +Le carnage devient affreux. + +Mon cahier d'ordinaire est mis hors combat, et _l'Univers_, qui a refait +sa muette prière tombe mortellement blessé. + +La victoire est à ma capote. + +Le coeur ulcéré de douleur, j'allais intervenir, quand, stupéfié, +j'aperçois dans l'ombre la réserve des deux camps s'avancer en bon +ordre. + +Ma gamelle, ayant pris fait et cause pour la partie intellectuelle des +combattants, marche au secours des _Figaro_ restés seuls sur la brèche. +Elle est suivie par mon quart, mon sabre, un godillot droit et deux +bougies. + +La capote pâlit et fait un appel suprême à mon sac, ma musette et mon +bidon. Ceux-ci entrent en lice, et le choc des deux camps est +terrifiant. + +Jupiter, paraît-il en fut ému. L'Olympe même, d'après les racontars, en +ressentit une violente secousse. + +Longtemps, longtemps, la victoire est incertaine, et je ne sais vraiment +à qui Mars aurait pu donner la palme, si des événements beaucoup plus +graves n'étaient survenus. + +Ma pipe, assistée de tout son matériel et trop fière pour prendre part à +une si infime besogne, gardait une neutralité complète. + +Mais lorsqu'elle vit mon revolver montrer des velléités de vouloir se +ranger du côté de la capote, une rage sans pareille la secoue. Sa +vieille cicatrice du côté droit devient livide à faire peur, et, lançant +un défit à l'univers entier, elle se plonge, avec tout son monde, dans +le plus fort de la mêlée. + +Mon revolver riposte tout de suite, et la danse est complète. + +A ce moment suprême, je n'y puis plus tenir, et, secouant ma léthargie, +j'interviens vigoureusement. + +Mon sac, chez qui depuis déjà longtemps j'avais remarqué une sourde +inimitié à mon égard, profite de ma démonstration pour se déclarer +franchement contre moi et me pousse une violente botte, qui m'atteint en +pleine poitrine. + +Je m'éveille à ce choc et à temps pour entendre une détonation. + +Elle provenait du fusil du caporal. Comme moi il s'était endormi, et son +arme, s'échappant de ses mains, avait, dans sa chute, rencontré ma +poitrine, puis une branche qui avait touché la détente. + +Une hyène, effrayée de ce vacarme, était déjà loin, et je pus constater, +en voyant les charognes tout à fait décharnées, que notre visiteuse +s'était tranquillement repue pendant notre sommeil. + +Je rentrai penaud au logis et examinai mon intérieur. Rien n'y était +changé. + +Quel rêve affreux! + +J'en appelle à tous les gens d'honneur, qui sont très-nombreux sur la +surface de la terre, et je les supplie de me prendre en pitié. + +La fatalité me poursuit certainement, ou je ne m'y connais pas. + +Ce sont toujours pour moi d'immenses vestes sur toute la ligne. + +Ce maudit caporal est désigné par le sort pour troubler mes loisirs. Il +me fourre continuellement dans d'atroces pétrins. + +Aidez-moi, cher lecteur, appuyez ferme ma résolution de rester chez moi +demain, qui peut-être sera le dernier jour de mon existence, car +Bou-Amema l'a dit: nous sommes réglés. + +Je suis certain que, soutenu par vous, mes bienveillants +admirateurs,--car tous mes lecteurs m'admirent,--je pourrai demain rêver +en paix dans mon logis de campagne. + + + + + XXII + + RÉMINISCENCES DU PASSÉ + + +Les nombreuses âmes charitables qui me suivent pendant mes vacances +voudront bien se rappeler qu'après avoir quitté Angèle, fait cirer mes +bottes à Chicago, fumé un cigare et marché pendant trois jours sans +boire ni manger, je m'étais évanoui dans un tombereau à charbon. + +D'après mon expérience de la chose, je puis leur dire qu'un tombereau, +fût-il pour le charbon ou pour tout autre chose, n'est pas un lit +confortable. + +D'ailleurs, comme étendue, le tombereau pèche en longueur et occasionne +souvent des crampes ou d'ennuyeuses courbatures au dormeur. + +Ensuite, le bois dont il est fabriqué ne ressemble en rien au moelleux +de la plume. + +Je passe sous silence les résidus d'anthracite, dont le moindre +inconvénient est de déguiser le coucheur à le faire prendre pour un +enfant de Cham. + +Cette manie de choisir un tombereau à charbon m'était un peu imposé par +les circonstances. + +Les logeurs de Chicago exigent généralement qu'on les paye, et, si l'on +s'en souvient, le reste de ma fortune s'en était allé avec la fumée d'un +cigare, dès le jour de mon entrée dans la bonne ville de Chicago. + +Me promenant sur les bords de la rivière, à une heure où toutes les +personnes honnêtes sont couchées, j'avisai un chantier de bois de +construction, et, dans le fond, j'aperçus ce qui devait me servir de +couche. + +N'ayant pas l'embarras du choix, je me blottis dans le véhicule en +question. + +Je prie encore une fois les âmes charitables, invoquées au commencement +de ce chapitre, d'assister à mon réveil et de me suivre pendant quelque +temps. + +Une ardeur étonnante me dévorait le ventre quand j'ouvris les yeux, et +je compris que, si la vie était belle et la température magnifique, ça +manquait d'argent. + +Voilà le moment de constater tous ensemble que l'argent est une chose +utile dans le monde. + +Je me traînai, en chancelant, dans la _Clarck street_, et mes yeux +éblouis virent _a boy wanted_ dans la boutique d'un marchand de +lunettes. + +J'entrai, et dix minutes après j'étais installé dans l'atelier. + +Mes occupations consistaient dans la taille des verres de lunettes au +moyen d'un modèle. + +Cette besogne avait un certain charme pour moi en ce qu'elle était +très-calme. + +Plaçant sur la vitre un petit patron elliptique, dont je suivais les +contours avec un diamant, j'en détachais ensuite un verre de lorgnon. Je +brisais assez souvent l'objet de mon travail, et mon maître +s'impatientait. + +En peu de temps cependant j'étais devenu un habile couper de verre. + +J'étudiais cette profession depuis quelques jours seulement, quant un +accident fatal me jeta de nouveau sur le pavé. + +Je devais nettoyer chaque matin un grand carreau de la devanture,--cette +occupation entrant de plein droit dans mes fonctions. + +Or le quatrième jour, j'étais comme d'habitude, monté sur une échelle +appuyée contre le mur au-dessus de la glace, que je m'escrimais à +frotter et à éponger vigoureusement, lorsqu'un gamin, poussant une +charrette à bras, passa dans mes parages, et, accrochant le bas de mon +échelle, la fit dégringoler. Je suivis celle-ci dans sa chute, et, avec +un fracas terrible, nous arrivâmes tous deux, à travers la vitrine +brisée, sur les marchandises du Juif, mon patron. + +Celui-ci étonné de ce nouveau genre de projectiles qui lui massacraient +ses lorgnettes, entra dans une fureur épouvantable. + +J'ai toujours dit qu'il avait eu raison de se fâcher, car enfin on ne +casse pas aussi cavalièrement une glace d'un tel calibre, et surtout, il +faut avoir plus de respect pour les lorgnettes, mais là où je blâmai mon +maître, ce fut quand il me traita de _stupid Frenchman_,--qui veut dire: +Français stupide. + +Mes instincts de guerrier se réveillent à cette apostrophe. Secouant les +débris de verre qui m'écrasaient, je monte tout de suite à l'assaut du +Juif. + +Il hurla comme un mécréant, et, effrayé, je me sauvai. + +Encore une fois malheureux! + +O divinité impitoyable! que vous ai-je fait pour me forcer à démolir +ainsi un Juif insolent, quoique vendeur de lorgnettes? + +En marchant au hasard dans la rue Mackenzie, je lus sur une enseigne: +_French hotel_. Voilà mon affaire! m'écriai-je et j'entrai. + +Une foule nombreuse encombrait les salles, et je compris bientôt que +l'on y embauchait des travailleur pour un chemin de fer, au Texas. + +Voilà de plus en plus mon affaire, et je me présentai. + +Mes mains encore blanches et ma figure imberbe attirèrent l'attention de +l'agent, qui refusa net de m'engager. + +J'insistai avec énergie, promettant de me rendre utile pour toutes +sortes de travaux, surtout pour la comptabilité. + +Ceci ouvrit des horizons au patron, qui me promit tout de suite monts et +merveilles dans divers emplois de comptable. + +Le départ ne devait pas avoir lieu avant une quinzaine de jours. Il +fallait employer le temps, et je me dirigeai vers la campagne, me +rappelant les pérégrinations de Jean-Jacques. + +J'avais fait douze ou quinze milles, quand j'eus l'idée de me reposer +auprès d'un immense champ, où l'on arrachait des pommes de terre. + +N'allons pas croire que quinze milles étaient une course longue au point +de m'épuiser. Non, mon jarret était digne d'une sérieuse promenade; mais +ce qui m'engageait à regarder le champ de pommes de terre, c'était ma +plus grande ennemie depuis quelque temps, la faim. + +Toujours cette maudite compagne qui ne me quittait plus un instant. + +J'essayais bien un peu de me moquer de ses exigences, mais le souvenir +du tombereau à charbon me rendait prudent: je ne m'y frottais pas trop. + +Toujours est-il que ce champ de légumes attira mon attention et éveilla +mes convoitises. + +Je m'approche, on m'embauche, et me voilà courbé dans les sillons, +extrayant de magnifiques tubercules. + +Si Angèle m'avait vu dans cet état! Voilà pourtant où peut conduire +l'amour. + +Oui, si le père d'Angèle ne m'avait pas bourré de qualificatifs peu +attrayants, je serais encore auprès de ma belle. + +Je mangeais au moins, chez ce patron-là, et, le soir, je trouvais un +grenier où reposer ma tête. Puis la patronne m'aimait bien. Et où es-tu, +costume jaune complet, que cette bonne dame avait commandé exprès pour +moi!... + +Puis enfin, si ce maudit Juif n'avait pas trouvé mauvaise ma chute à +travers sa vitrine, je serais encore à tailler des verres de lorgnons +chez lui. + +Ces réflexions ne m'empêchaient pas cependant de chercher avec ardeur au +fond de la terre les légumes de mon nouveau patron. + +Dix longs jours se passèrent avec cette besogne, et enfin je pus +m'embarquer pour le Texas. + +Le voyage fut assez long, et, après d'émouvantes péripéties, trop +compliquées pour être racontées ici, nous touchâmes à Nocodotches. + +On nous conduisit par escouades sur les chantiers, et le _foreman_ me +présenta une hache en guise de plume. Je l'acceptai bravement, devant +l'impossibilité de faire autrement. + +Au bout de quelques jours, mes mains étaient devenues admirables +d'ampoules, et mes cheveux longs, complètement imprégnés de résine. + +Je commençais à m'habituer très-bien à ce nouveau genre d'exercices, +quand la fièvre intermittente entra en scène. + +Je fus dirigé sur une ville voisine et admis comme vagabond dans +l'hôpital de l'endroit. + +A ma sortie, un Français, marchand de liqueurs, me prit en pitié, et me +confia d'importantes fonctions dans son commerce: j'étais aide d'un +nègre qui conduisait une charrette de roulage. + +Je passais la journée à charger la voiture de tonneaux de vin et de +whisky, et, le soir, je trouvais une bonne écurie pour me coucher. + +Dans mon voisinage immédiat logeaient les deux mulets qu'on attelait le +jour, et, malgré les rats qui m'agaçait fort, je dois rendre justice à +cette écurie: j'y trouvai de bonnes nuits d'un sommeil réparateur. + +D'ailleurs, un homme qui bouscule une centaine de tonneaux par jour se +trouve généralement dans un état propice pour se livrer au sommeil. + +Le matin, une bonne vieille négresse, domestique du marchand de +liqueurs, me donnait en cachette un grand bol de café au lait, dans +lequel trempaient de gros morceaux de pain. + +J'étais devenu très-gras à ce traitement, et mon ambition tendait déjà à +me faire désirer de devenir conducteur en chef de la voiture à laquelle +j'étais attaché comme aide, quand la fièvre se mit de nouveau de la +partie. + +Cette fois, j'eus l'honneur de l'hôpital militaire. + +Les intermittences de la maladie me laissaient les loisirs de faire +valoir mes aptitudes de calligraphe, et le docteur, un noir mexicain, se +servait de moi comme secrétaire. + +Je lui rendis de tels services qu'il m'offrit de me prendre dans sa +suite, et, pour cela, il me conseilla de m'engager. + +Je consentis. + +Enfin, j'étais au comble de mes voeux. Le noble uniforme militaire +m'avait toujours souri. + +Quelques jours après, je signais mon engagement. + +Le général commandant le poste, surpris de ma belle _main_, m'attacha +tout de suite à sa personne, malgré les protestations du docteur, et à +partir de ce jours je fis partie de l'armée de la grande République. + +Je me reconnus de réelles aptitudes pour ce noble état, et, quelques +mois plus tard, les galons de caporal récompensaient mes efforts. + +Ce grade fut une révélation pour moi, et, tout de suite, je me donnai +l'étoffe d'un général. + +C'est à partir de ce moment que mon âme a continuellement été rongée par +une ambition effrénée... + +Pardon, cher lecteur, une sonnerie de mon grade, au pas gymnastique, me +force à quitter ici le Texas pour le Sahara algérien. + +L'ordre porte que demain nous rencontrerons l'ennemi. + +Les insurgés nous attendent dans les gorges de la montagne, et ma +compagnie est désignée pour aller ravitailler un détachement de +topographes dans ces parages-là. + +C'est sur ma pauvre compagnie, paraît-il que Bou-Amema lancera ses +foudre, et il pourrait bien se faire que je laisse à mi-chemin mes +_Expéditions autour de ma tente_. + +Quoi qu'il arrive, j'ai joui de mes huit jours de vacances, et si demain +je me fais tuer en reprenant le harnais, j'aurai au moins livré au +public vingt-deux chapitres d'une saine littérature, qui seront mon legs +à la postérité. + +Adieu donc, cher lecteur, et priez pour moi! + +Je laisse le ton rieur et peut-être narquois que je crois prendre dans +mes écrits, pour me laisser quelque peu aller à la tristesse et vous +dire encore: Adieu! adieu! + + + + + XXIII + + COMBAT DU SCHOTT TIGRI + + +Je suis sain et sauf, et j'en suis rudement content. + +J'avouerai que ce n'est pas sans peine, car, sur 150 hommes et 3 +officiers dont se composait ma compagnie, le capitaine, le lieutenant et +40 hommes ont été tués, et le sous-lieutenant et 38 hommes, blessés. On +comprendra, à la suite d'une hécatombe pareille, qu'il est permis à un +homme, quoique soldat, d'être triste. + +Hélas! Comme Figaro, je me suis hâté de rire de tout, mais je vois qu'il +faut cependant quelquefois pleurer. + +Au moment où j'écris ces lignes, le télégraphe aura appris au monde +entier cette horrible catastrophe, sur laquelle je puis, comme acteur et +témoin oculaire, donner ici quelques détails. + +Je crois avoir dit, dans un chapitre précédent, que ma compagnie, 1ère +du 3e bataillon, avait été désignée pour aller ravitailler une mission +topographique, au delà du schott Tigri. Il nous fut adjoint une +compagnie du 4e bataillon, et, à cinq heures du matin, le 7 mai, nous +nous mettions en route pour exécuter les ordres reçus. + +Nos espions nous avaient bien appris que les insurgés étaient aux +environs du schott Tigri, mais, depuis un an que nous étions en +campagne, pareil avis nous avait été donné tant de fois sans résultat, +que nous attachions très-peu d'importance à ces nouvelles. + +Nous marchions avec précaution cependant, car, avec les Arabes qui +excellent dans les surprises, il faut toujours redoubler de vigilance, +soit en route, soit en station. + +Les deux premiers jours se passèrent sans incidents, mais le soir du +second jour, nous eûmes une alerte sérieuse qui tint le camp en éveil +toute la nuit. Plusieurs coups de feu, provenant des factionnaires +avancés, avaient attiré l'attention. + +Ces sentinelles, pensait-on, s'attaquaient à des maraudeurs, qui +habituellement suivent une colonne en route. + +Cependant, l'avenir devait nous apprendre que ces prétendus maraudeurs +étaient des éclaireurs de l'ennemi, qui nous attendait sur le terrain. + +Comme les factionnaires qui avaient fait feu sur notre front de bandière +appartenaient à ma compagnie, je me rendis sur les lieux, et, n'ayant +rien constaté de nouveau, je rentrai au camp pour rendre compte de ma +mission. + +Cette alarme ne me causa aucune émotion, mais il n'en avait pas été de +même, la première fois que l'occasion de crier aux armes s'était +présentée dans les débuts de notre colonne. + +Après trois mois de campagne, le 27 juillet 1881, nos troupes étaient +établies dans la plaine de Ras-el-Ma. + +Des émissaires nous apprennent que l'ennemi doit tenter de se jeter dans +le Tell, en passant entre Saïda et Daya. + +Notre compagnie reçoit l'ordre d'aller à quinze milles en avant, pour +surveiller les passes de la montagne. Cette compagnie devait rester de +service pendant quatre jours. + +Le troisième jour du tour de ma compagnie, j'étais en train d'écrire, +quand, à minuit, plusieurs coups de feu, suivis bientôt de cris: _Aux +armes!_ retentissent à l'ouest. + +Je me lève précipitamment, sans prendre le temps de mettre mes guêtres, +et, donnant l'éveil au camp, je ma lance, au pas de course, le revolver +au poing, dans la direction indiquée par les détonations. + +Notre petit camp, composé de 125 hommes d'infanterie et de 10 cavaliers, +formait quatre faces, d'une section chacune, et chaque face se gardait, +à six cents mètres en avant d'elle, par un petit poste de quatre hommes. + +J'avais à peine fait trois cents mètres que de nouveaux coups de feu se +font entendre au même endroit, et bientôt des cris de: _Arahaou! +Arahaou!_--cris de guerre ou de charge des Arabes,--se succèdent avec +rapidité. Des bruits alarmants de chevaux, galopant à droite et à gauche +ne me laissent bientôt plus de doute sur l'éventualité d'une attaque +nocturne. + +Je me surprends à regretter quelque peu de m'être ainsi aventuré seul +dans une pareille reconnaissance. + +Ces bruits de galop, reproduits et multipliés par les montagnes de +Ras-el-Ma, semblent provenir d'une centaine de cavaliers. Mon +imagination surexcitée me porte à exagérer encore le nombre. + +Mes pensées deviennent sombres. + +D'un coté, si l'ennemi passe près de moi sans me voir pour attaquer le +camp, je suis certain d'essuyer le feu de ma compagnie, qui ne manquera +pas de tirer sur l'assaillant; ensuite, si le petit poste est entouré, +il en fera autant, et dans quelle alternative me trouverai-je: pris +entre deux feux amis et avoir en outre à me défendre contre un ennemi +nombreux! + +Ma décision est vite arrêtée, car j'entends la charge qui m'arrive comme +la foudre. Le sol gronde sourdement sous mes pieds. + +J'avise une forte touffe d'alfa, et je m'écrase derrière et j'attends +l'assaillant. + +--Si les cavaliers me dépassent sans me fouler aux pieds de leurs +chevaux, je suis sauvé et je rejoins ma compagnie par un détour, ou je +renforce le petit poste. Les événements me guideront alors. Si, au +contraire, je suis pris, eh bien! les six coups de mon revolver diront +quelque chose. + +Je fais jouer la batterie de mon arme pour m'assurer de son +fonctionnement, et, voyant que les charges sont complètes, je me défile +le plus possible. + +Ma fois, tant pis, dussé-je en souffrir dans ma vanité de vieux soldat, +j'avouerai que j'avais alors une peur franche et terrible. Le coeur me +frappait la poitrine à la briser, et mes nerfs ébranlés me causaient des +claquements de dents. + +Cependant, du désordre de sentiments tumultueux que me bouleversent, se +dégage une résolution nette et ferme: me défendre vigoureusement. Eh +bien! oui, morbleu, j'ai peur surtout d'avoir peur, mais qu'ils y +viennent donc! + +Un homme ne sait jamais ce qu'il éprouvera ou ce qu'il fera au moment +d'un danger véritable, si les circonstances lui refusent les épreuves +réelles. + +Le premier sentiment qui anime la plupart des hommes aux cris de: _Aux +armes!_ s'annonce chez eux par un arrêt brusque de la respiration, une +précipitation des battements de coeur et une immense crainte vague qui +leur fait toujours exagérer un danger inconnu. + +Quoi de plus terrible, pour une poignée d'hommes perdus dans le désert +et qui se savent entourés de milliers d'ennemis, que d'être réveillés la +nuit par des cris sinistres et des coups de feu! + +L'idée du petit nombre de la défense les frappe brutalement; +l'incertitude sur les forces ennemies leur remplit l'âme d'une terreur +indicible. + +L'instinct seul de la conservation de l'animal guide l'homme aux +faisceaux, et machinalement il arme son fusil. + +Ces sensations n'ont cependant qu'une durée éphémère chez le soldat, et +bien vite le courage, ramené par la fierté et la volonté, remplace chez +lui tout autre sentiment: il est prêt pour le combat. + +Le courage, que l'on ne devra jamais confondre avec la bravoure, n'est +pas inné chez l'homme. Je m'autorise à soutenir cette vérité qui frise +l'axiome. + +On pourrait affirmer, sans paradoxe, que tout animal, homme ou bête, est +au même degré pourvu de l'instinct de la préservation de la mort. + +Chez la brute, le courage est équivalent à la force dont elle dispose: +un petit est fort avec le petit, mais se soumet au grand. La brute +attaque celui qu'elle sait vaincre, mais elle ne le ferait pas si elle +croyait succomber dans la lutte. On peut donc ajouter que le courage +chez elle est aussi basé sur l'ignorance du danger. + +L'homme grossier ressemble quelque peu à la brute; l'homme bien né, +fier, intelligent, éprouve les mêmes craintes que le premier en face du +danger, et il s'y déroberait, si sa volonté ferme et audacieuse +n'imposait des lois à son physique. + +Les deux plus puissants sentiments humains, la vanité et l'orgueil, +aidés de l'habitude du danger, constituent le courage chez tous. Ces +trois passions poussent l'homme à affronter des périls où il sait +succomber, périls que ses instincts animaux lui conseillent de fuir. + +Une grande erreur est d'accuser de lâcheté un conscrit qui blêmit au +feu, et un grand tort, c'est aussi de blâmer le vieux brave quand il +salue la balle. L'un et l'autre obéissent aux nerfs, qui seront bientôt +domptés par l'énergie de la volonté. + +Celui qui se vante de n'avoir jamais eu peur est un fanfaron inoffensif +ou une brute privée de tout sentiment humain. + +La bravoure jaillit d'un acte spontané, inattendu, tandis que le courage +naît du raisonnement. Mais la psychologie est importune ici. + +Ces quelques réflexions expliquent suffisamment les émotions qui +m'agitaient, lorsque, embusqué derrière une plante d'alfa, j'attendais, +anxieux, le dénoûment des choses. + +Hélas! tant il est vrai que tout est illusion dans la vie! + +Les montagnes voisines étaient merveilleusement répercutantes, et les +bruits reçus par elles se répandaient, répétés mille fois par leurs +échos prodigues. + +Ainsi, les détonations du petit poste provenaient simplement de deux +coups de fusil, et les centaines de cavaliers se réduisaient à deux +misérables pâtres, qui allaient aux vivres dans des douars voisins. + +Ces pauvres diables, surpris des _Qui vive?_ des factionnaires, et ne +sachant que répondre, s'étaient enfuis, chacun dans une direction, en +criant pour animer leurs montures. L'un d'eux, se heurtant à un autre +poste, s'était rendu en pleurant. + +C'est égal, à partir de ce moment, je connaissais les émotions éprouvées +à l'alerte: mais bientôt les alertes se renouvelaient si souvent que je +prenais le temps de m'habiller comme pour une parade, et, avec le même +sang-froid qu'à l'exercice, je faisais rompre les faisceaux et enlever +les bouchons de fusils. Ennuyé et à moitié endormi, je maugréais ensuite +contre ces gueux d'Arabes que ne respectaient en rien le sommeil du +troupier français. + +C'est sous le coup de ces sentiments-là que je rendis compte à mon +capitaine que l'alarme causée à nos avant-postes, au schott Tigri, au +mois de mai, provenait probablement de quelques maraudeurs. + +A peine avais-je fini de parler, qu'une grêle de balles pleut sur le +camp, perce plusieurs tentes et blesse un homme et un mulet. + +«_Lumières éteintes et aux faisceaux!_» ordonne le capitaine. + +Campés sur le versant d'une colline, nous étions dominés à quelques +centaines de mètres par un énorme rocher, d'où étaient partis les +projectiles ennemis. + +Au pied de ce rocher, le terrain est sablonneux. + +Après quelques minutes d'attente, le capitaine me donne l'ordre de me +porter avec mon peloton dans la direction de l'attaque, de m'installer à +une centaine de mètres et d'attendre là, jusqu'au jour. + +J'exécute ces prescriptions, et, une heure après nous sommes installés +dans une petite tranchée-abri, vivement faite par nos hommes, porteurs +d'outils de campagne. + +Je place quelques factionnaires sur les flancs pour éviter les +surprises, et nous attendons le jour. + +Défense nous avait été faite de faire feu, afin de ne pas trahir notre +présence. Nous devions nous servir de la baïonnette en cas de tentative +de l'ennemi de se porter sur le camp. + +La nuit est très-sombre, et vers deux heures du matin, une pluie +torrentielle, accompagnée de tonnerre et d'éclairs, vient nous rendre +visite. + +L'ennemi, embusqué sur les hauteurs, continue, sur nous et sur le camp, +son feu rendu inoffensif par la distance et l'incertitude du but à +atteindre. Cette tiraillerie cependant nous énerve à l'extrême. + +Les hommes, la tête couverte de leurs toiles de tente, la main crispée +sur leurs armes, sont couchés dans la tranchée, trempés jusqu'aux os. + +La température s'est beaucoup refroidie, et bientôt des frissons +intenses s'emparent de tous. + +Les factionnaires anxieux interrogent la direction de l'ennemi. + +Un silence parfait règne chez nous, et malgré les éclairs qui auraient +pu faire découvrir notre position, l'ennemi ne sait où nous prendre. + +Quelques projectiles, lancés au hasard, nous frisent parfois les +oreilles, mais personne n'est touché. A chaque sifflement de balle, +j'entends des jurons étouffés et des bruits de mouvement violemment +réprimés. + +Une seule passion, la rage, agite tout le monde. + +Si seulement on pouvait les voir, ces pouilleux-là! + +Enfin le jour arrive, et avec lui disparaît l'ennemi pour aller nous +attendre à notre passage plus loin. + +Je reçois l'ordre de rentrer. + +Engourdis, éreintés, énervés, titubant comme des hommes ivres, trempés +jusqu'à la moelle, nous rentrons, l'air abattu. + +Je ne crois pas avoir passé une plus mauvaise nuit de toute mon +existence. + +Les visages, au camp, expriment un inquiétude profonde. On va +certainement être attaqués bientôt. + +Les dispositions sont prises. + +Les chameaux, la patte de devant attachée, sont massés et couchés. Les +indigènes reçoivent sous peine de mort, l'ordre de rester assis près de +leurs bêtes et de les tenir en main. + +Enfin tout le monde est à son poste, et chacun connaît sa mission. + +Nous attendons deux heures, et rien. + +A huit heures, mon capitaine donne l'ordre du départ. Avec les distances +rapprochées, nous nous mettons lentement en route, sous la protection de +nos éclaireurs. + +La journée se passe sans encombre, et dans deux jours nous aurons +rejoint la mission, pour la sécurité de laquelle on craint beaucoup. En +effet, nos espions, embrassant l'horizon en tous sens de leurs gestes +significatifs, le visage blême de frayeur, nous annoncent que des +ennemis, aussi nombreux que les sables du désert, nous entourent de tous +côtés. + +La mission topographique possède bien une petite redoute comme refuge, +mais ses membres sont peu nombreux, et mon capitaine craint qu'ils aient +été surpris isolément. + +Enfin, deux jours se passent encore sans incidents, et nous rejoignons +les topographes que nous trouvons sains et saufs, mais très-inquiets sur +les bruits alarmants que leur avaient aussi apportés leurs émissaires. + +Après un jour de repos, mon capitaine reprend la marche du retour. Pour +plus de sécurité, il emmène avec lui les membres de la mission. + +Je dois dire ici quelques mots sur la composition de notre détachement. + +Notre effectif comptait à peu près trois cents hommes et quatre +officiers. + +Notre convoi comprenait huit cents chameaux, chargés de vivres et de +tonnelets d'eau, un fort détachement d'ambulance, et une cinquantaine de +petits mulets indigènes pour les bagages. + +Sur nos trois cents hommes, cinquante étaient montés et formaient une +forte section franche commandée par le lieutenant de ma compagnie. + +La compagnie du 4e bataillon n'avait qu'un lieutenant pour officier. + +Ma compagnie, d'après cette répartition de nos forces, restait avec cent +vingt-cinq hommes, commandés par mon capitaine. + +Le sous-lieutenant avait le second peloton sous ses ordres, et moi, qui +venais d'être nommé adjudant, je remplaçais le lieutenant absent dans le +commandement de son peloton. + +Voici notre ordre de marche: + +En tête, vingt-cinq hommes de la section franche, avec quelques +goumiers, sous les ordres d'un sous-officier, avaient pour mission +d'éclairer la marche. + +Venait ensuite le gros de la colonne, dans l'ordre suivant: il formait +un carré, et chaque face du carré était couverte par un peloton. + +En arrière-garde, à cinq cents mètres marchait l'autre détachement de +vingt-cinq hommes de la section franche commandé par mon lieutenant. + +En raison de la longueur du convoi qui dépassait un kilomètre, nos +troupes étaient forcées de se disséminer d'une manière excessive. Chaque +groupe était séparé de son voisin par une distance variant de six à sept +cents mètres. + +Il est nécessaire, pour la clarté des événements ultérieurs, que je +donne ces détails sur notre formation de marche. On verra jusqu'à quel +point nous fut fatale cette disposition de nos forces imposée par notre +nombreux convoi. + +Le terrain que nous parcourions, le matin du combat, offre aussi +d'intéressantes particularités: il est accidenté de dunes de sable +successives. + +Ces dunes peuvent avoir une centaine de pieds de hauteur. Elles sont à +pente douce, complètement arrondies à leurs sommets, et formées de +sables mouvants qui fatiguent beaucoup la marche. + +Dans les mouvements de la colonne, souvent la tête du convoi +disparaissait derrière un de ces monticules, et notre formation se +trouvait ainsi disloquée. + +Il était impossible de savoir à la queue ce ce qui se passait en tête, +et _vice versa_. + +La mission de la fraction d'éclaireurs était des plus difficiles, en +face de ces collines qui lui bornaient l'horizon en tous sens. + +Telle était la disposition de nos forces, à notre départ d'El-Mengoub, +avec la mission topographique. + +Le deuxième jour de notre retour, nos éclaireurs nous annoncent un grand +troupeau de moutons. + +Sans avoir d'instructions là-dessus, mon capitaine obéit cependant à la +loi de la guerre, et ordonne à la section franche de courir sus au +troupeau et de l'enlever. + +Les bergers se sauvent à l'approche de nos hommes, et les moutons sont à +nous. + +La facilité étonnante avec laquelle cette razzia vient d'être opérée +nous donne de sérieuses inquiétudes. En effet, l'avenir fera connaître +que ce troupeau sur notre route n'était en réalité qu'un leurre. + +Une fois possesseurs de cette capture, qui compte deux mille têtes de +bétail, nos embarras croissent et notre convoi s'allonge de moitié. + +On s'arrête pour la nuit, et l'on met un peu d'ordre dans notre +organisation. + +Rien de nouveau jusqu'au matin. + +A cinq heures, nous nous mettons en route, et à huit heures nous nous +engageons dans les dunes de sable décrites plus haut. + +Vers neuf heures, une vive fusillade se fait entendre à l'avant-garde. + +Mon capitaine fait sonner la halte, et, ne voyant personne venir de +l'avant, il envoie un homme voir ce qui s'y passe. + +Celui-ci revients quelques moments après. Sa mine effarée n'annonce rien +qui vaille. + +Il rend compte que les vingt-cinq hommes de la section franche sont aux +prises avec d'innombrables cavaliers. + +Le capitaine, inquiet, expédie des ordonnances partout pour avertir les +divers groupes de se tenir prêts à repousser l'ennemi. + +Il donne aussi l'ordre à un peloton de se porter au secours de +l'avant-garde. + +A peine a-t-il prescrit ces mesures, qu'une nuée de cavaliers couvre la +dune sur notre droite et fond sur nous comme une trombe. + +Le peloton qui se trouve en face a juste le temps de faire un feu de +salve. + +Une dizaine de cavaliers sont culbutés; mais le gros arrive dans le +convoi, y sème un grand désordre, et nous tue deux hommes. + +Un clairon sonne le ralliement. + +Sanglante ironie! à la suite de cette sonnerie, de tous les points de +l'horizon nous arrivent de nombreux ennemis. + +Partout ils sont vigoureusement reçus, et beaucoup roulent sur le sol; +mais ils réussissent quand même à nous tuer quelques hommes. + +Ces premières attaques repoussées, il se produit un moment de répit. + +Mon capitaine appelle quelques goumiers, et leur promet une forte +récompense s'ils peuvent franchir les lignes ennemies et avertir la +colonne d'Aïn-ben-Khélil de notre position précaire. + +Une vingtaine de ces auxiliaires répondent à l'appel et se lancent, bien +montés, dans toutes les directions. + +On remet de l'ordre partout, autant qu'il est possible; mais les +chameaux, moutons, chevaux, effrayés par le bruit des détonations et les +cris furibonds des assaillants, sont devenus incontrôlables. + +En face de la foule innombrables des insurgés, mon capitaine se décide +enfin à abandonner le convoi. + +En conséquence, il envoie aux fractions éloignées l'ordre de tout lâcher +et de se replier sur lui le plus tôt possible, tout en restant +compactes. + +De nouveaux cris se font entendre, et une avalanche furieuse de +cavaliers ennemis nous tombe dessus, rapide comme l'éclair. + +Leurs efforts sont surtout dirigés vers le groupe auprès duquel se tient +mon capitaine, dont l'uniforme a attiré l'attention. + +A ce moment, la colonne forme à peu près une quinzaine de groupes épars +de vingt hommes chacun. + +Deux de ces groupes, avec lesquels je me trouve, entourent le capitaine. + +Près de mille cavaliers se heurtent à nous. + +Un feu rapide arrête l'élan des premiers; mais bientôt, entourés de tous +côtés, nous ne savons plus sur qui diriger nos coups. + +Notre chef donne l'ordre de se porter sur une dune voisine. + +Le mouvement rescrit est déjà commencé, quand, jetant les yeux sur mon +capitaine, je vois qu'il chancelle et qu'une de ses mains presse son +côté droit. Il crie qu'il est blessé. + +Je rallie mon monde et vole à son secours. + +On nous attaque tout de suite avec une fureur sans pareille, et, malgré +nos efforts, nous sommes bousculés par trente contre un. + +Nous résistons victorieusement cependant, et au moment où nous arrivons +pour dégager le capitaine, je me sens frappé. Je tombe, et ma tête +heurte violemment le sol. + +Une foule de chevaux, chameaux, me passent par-dessus; les balles +sifflent aux oreilles, m'effleurent le visage, mais je ne suis pas +touché. Je perds enfin conscience de ma position. + +Je me remets bientôt cependant, et, me relevant, je me débats comme un +forcené. + +Pendant longtemps je frappe à droite et à gauche, et au moment où mes +forces épuisées allaient me trahir, il se fait un grand silence. + +Tout a disparu: l'ennemi, repoussé, est allé se reformer. + +Dans la lutte, nous avons été entraînés à une centaine de mètres du +capitaine, dont j'aperçois le cheval hébété près du corps de son maître. + +Je rassemble les quelques hommes qui nous restent, et nous courons de +nouveau au secours de notre chef. + +Nous sommes près de lui; mais une nouvelle charge nous arrive. + +Il s'ensuit une affreuse bousculade que je me rappelle vaguement. Quand +je reviens à moi, nous nous trouvons encore à une centaine de mètres de +l'endroit où est tombé mon capitaine. + +Nous nous portons de nouveau vers lui. Cette fois, nous y sommes. Deux +hommes l'empoignent et essayent de le porter; mais il est très-gros, et +le fardeau est par trop lourd. On cherche un mulet d'ambulance dans le +désordre qui nous entoure, mais rien. + +Enrageant de notre impuissance, nous essayons de nouveau de l'emporter à +force de bras. + +Une autre charge, plus furieuse encore que les précédentes, nous aborde +comme un ouragan, et, cette fois, c'est fini; le pauvre capitaine, qui +respire encore, est au mains de l'ennemi. L'instant de répit qui suit +cette dernière attaque me permet de voir son cadavre, entouré de +quelques fantassins ennemis qui lui défoncent le crâne à coups de bâton. + +Des pleurs de rage me brûlent les yeux, et, m'élançant avec quelques +hommes, je tombe sur ces bêtes féroces, et je perds connaissance... + +Quand je reviens à moi, le lieutenant du 4e bataillon me tâte par tout +le corps; mais, chose inouïe, je ne suis pas blessé. Un coup de matraque +sur la tête m'avait simplement étourdi. + +L'ennemi s'est retiré à quelques centaines de mètres pour se reformer. + +Chez nous, près de la moitié de notre effectif gît sur le sable. Les +débris des fractions éloignées nous ont rejoints. + +Mon lieutenant est tué: son corps est sur un cacolet. + +Mon sous-lieutenant a une balle dans l'épaule. + +Tout n'est pas désespéré cependant. Les insurgés comptent probablement +deux ou trois mille combattants, et nous, près de deux cents; mais nous +sommes réunis. + +Il nous reste dix mulets d'ambulance inoccupés, et chaque homme possède +encore environ soixante cartouches. + +Nous sommes au sommet d'une dune, et le lieutenant du 4e bataillon, qui +a pris le commandement, décide la retraite avec la marche en carré. + +Le cadavre de mon capitaine est décidément abandonné: impossible de +l'enlever. + +Je m'examine un peu. Mon uniforme est en lambeaux, je suis couvert de +sang, et j'ai les mains et le visage écorchés. La tête me fait un mal +intense, et j'ai perdu mon képi, mon sabre et mon revolver. Je me trouve +avec un fusil entre les mains, et je ne me rappelle pas où je l'ai +ramassé. + +La retraite commence. + +Nous marchons pendant trois ou quatre cents mètres, et nous subissons +une nouvelle attaque qui nous abat trois hommes. + +Il est inutile de décrire chaque phase successive de notre marche. Il +suffit de dire que nous parcourons une vingtaine de kilomètres +repoussant de nombreuses charges ennemies, qui réussissent presque +toujours à nous faire perdre un ou deux hommes. + +Vers cinq heures du soir, nous sommes à cinquante kilomètres de la +colonne de Négrier. + +L'ennemi jugeant probablement que cette proximité est par trop +dangereuse pour lui, fait un suprême et dernier effort; mais il est +repoussé, comme toujours. + +Cette dernière attaque nous coûte notre lieutenant, qui reçoit une balle +dans l'aine. Il a cependant la force de nous donner l'ordre de camper où +nous sommes: une petite hauteur bien propre à une résistance énergique. + +Comme il est probable que la colonne d'Aïn-ben-Khélil a été avertie, +nous attendrons ici les secours. + +D'ailleurs, impossible d'aller plus loin. Les mulets de l'ambulance sont +presque tous atteints, et les cacolets sont encombrés de cadavres ou de +blessés. + +Nous nous établissons solidement sur notre mamelon, attendant l'ennemi, +qui ne revient plus. Nous pouvons voir, par instants, quelques cavaliers +apparaître çà et là, soit pour prendre la selle d'un cheval tué, soit +pour saisir les chevaux sans maître, soit pour enlever un mort. + +Nous ne les inquiétons pas, ménageant les quelques munitions qui nous +restent pour nous défendre. + +Les pertes ennemies doivent être nombreuses, car à chaque feu de salve +on voyait une vingtaine de burnous rouler par terre, et Dieu sait si +nous avons tiré! Mais le nombre finit fatalement par avoir raison du +courage. Pour dix ennemis tués, nous avons chez nous un cadavre. Toute +proportion gardée, nous perdions plus de monde que les insurgés. + +La nuit se passe dans des transes continuelles et dans de bien pénibles +réflexions. + +Les hommes causent à voix basse et comptent leurs cartouches. + +Le lieutenant, quoique très-grièvement touché, ne l'est cependant pas +d'une manière nécessairement mortelle. + +Les blessés, muets et presque tous mourants, reçoivent des soins +sommaires. + +La nuit, devenue très-fraîche, occasionne de violents frissons à tout le +monde. La réaction du combat laisse aussi aux hommes un abattement +fébrile. + +Nous faisons l'appel. Il manque mon capitaine, mon lieutenant et +quarante hommes tués: les deux autre officiers et trente-huit hommes +sont blessés. + +Je suis sain et sauf mais très-abattu. La mort de mes deux officiers me +cause une profonde douleur. Pour un rien, j'aurais donné ma vie. + +Un homme poussé au bout par la fatigue, la faim, l'horreur du combat, +sent un immense dégoût s'emparer de son âme, et se laisse insensiblement +aller à croire qu'il serait bon de mourir. Les plus grandes cruautés lui +sont indifférentes. Il se demande ce que vaut la vie, pour qu'il prenne +la peine de la défendre. Il en arrive ainsi au dernier degré de +l'apathie. C'est le moment de réagir avec vigueur, car le découragement +est voisin de la lâcheté, et l'homme qui ne se redresse pas alors ne +vaut plus rien. + +Cependant, de tout ce chaos d'idées et de réflexions se dégage une +chose: j'ai enfin assisté à un vrai combat. + +Que de scènes navrantes dont j'ai été témoin! + +Une entre autres m'a frappé. Un jeune caporal alsacien reçoit une balle +dans la cuisse et tombe. Il se traîne, cherchant à suivre les autres qui +escaladent une hauteur. Se voyant impuissant, il se tourne vers +l'ennemi, et fait un feu précipité. + +On l'entoure, et un grand nègre, lui assénant un coup de bâton sur la +tête, cherche à le dépouiller de ses vêtements. + +Le caporal, évanoui sur le coup, revient vite à lui, et se défend en +désespéré. + +Son adversaire le bourre de coups de couteau, et à chaque blessure le +caporal répond par un cri et un nouvel effort de lutte. Finalement, il +expire. Le nègre n'a pas joui longtemps des vêtements du caporal. Dix +fusils s'étaient dirigés vers lui, et avant de s'être éloigné de sa +victime, il tombe, et sa tête va heurter la poitrine de l'Alsacien. + +Ils sont au moins unis dans la mort. + +Un autre épisode, dont le funèbre héros était un sergent de ma +compagnie, m'a aussi violemment remué. + +J'ai dit que vingt-cinq hommes montés, de la section franche, formaient +l'arrière garde. + +Au premier bruit du combat, ils s'étaient tous portés au secours des +camarades. + +D'un coup d'oeil, ils se rendent tout de suite compte de notre position +désespérée. Ils n'hésitent pas un instant cependant, et, quoique +très-inférieurs en nombre, il se lancent à fond de train dans le plus +fort de la mêlée. + +En une minute ils sont culbutés et bientôt dispersés. Le sergent, +emporté par son cheval, tombe au milieu d'un groupe ennemi. Au moment où +il file comme le vent, un cavalier arabe le croise, et, l'accrochant par +la bouche avec sa matraque, l'attire à lui et le couche en travers de sa +selle. + +Une lutte s'engage, mais l'Arabe a bientôt l'avantage, et un coup de +pistolet à raison du sergent. + +Son corps inerte se balance quelques instants aux flancs du cheval +emporté, et, paquet sanglant, il tombe enfin comme une masse sur le +sable rougi de sang. + +Je me rappellerai longtemps le regard de ce malheureux, au moment où il +sentit le crochet de l'arme de son ennemi s'enfoncer dans ses chairs. + +Je dirai ici que les Arabes sont porteurs de plusieurs espèces d'armes. +Outre le fusil, le sabre et le couteau, tous sont armés d'un énorme +bâton de chêne appelé matraque, dont une extrémité est garnie d'un croc +solide. Ils se servent de cette dernière arme pour accrocher leurs +adversaires et les jeter à bas de leurs chevaux. + +Le lieutenant de ma compagnie, qui commandait la fraction de la section +franche à l'arrière-garde, reçut une des premières balles ennemies au +moment où il se portait au secours du gros de la colonne. Nous fûmes +assez heureux de pouvoir dégager son corps, mais il n'en fut pas de même +pour tous: beaucoup restèrent au pouvoir de l'ennemi. + +Je crois que ces quelques lignes donneront une bien faible idée de +l'horreur des pensées que m'assiègent pendant la nuit qui suit le +combat. + +Vers quatre heures du matin, mes idées s'éclaircissent un peu cependant, +et je commence à être heureux de ne pas avoir été tué. Les beautés de +l'existence me reviennent avec le jour. Je sens renaître en moi un +immense espoir à mesure que le soleil monte à l'horizon. + +Comme je trouve tout beau! La lumière est si douce, l'air si pur, le +désert si calme! + +Un grand silence assiste à notre réveil, et bientôt tous se font part de +leurs impressions sur l'arrivée probable de la colonne de secours. + +A-t-elle été avertie? Pourra-t-elle faire cinquante kilomètres en quinze +heures? Sinon, que devons-nous faire? + +Le lieutenant, quoique blessé, conserve toujours le commandement. Il +prescrit d'attendre jusqu'à neuf heures. Si, à ce moment, aucun secours +n'est arrivé, on se mettra en marche. + +Le silence se fait de nouveau, et les regards sont fixés, anxieux, dans +la direction du nord. Pendant trois longues heures, on est balancé par +une alternative d'espérances, aussitôt abandonnées que conçues. + +Enfin un bruit lointain, ressemblant au son du clairon, se fait +entendre. Bientôt plus de doute, on sonne la marche du régiment. + +Oh! mon Dieu! que cette musique est belle! Toutes les harmonies humaines +ne causeront jamais de plus grandes jouissances que les quelques sons +jetés dans l'air par le clairon de mon régiment. + +Il nous reste un clairon. Il embouche son instrument, et, sonnant à tout +rompre, il répond à la colonne. + +Quelques moments après, des visages amis se présentent, et nous devenons +gais, malgré nos douleurs. + +Pas de temps à perdre cependant. + +Le colonel donne quelques minutes de repos, et se dirige bientôt vers +l'endroit où le combat a commencé. + +Des cadavres d'hommes et de bêtes sont les sinistres points de repère +qui nous guident dans notre marche. + +Nos morts sont entièrement dépouillés de leurs vêtements et horriblement +mutilés. Presque tous ont la tête séparée du tronc. + +Nous arrivons à l'endroit où fut abandonné mon capitaine. Son cadavre +nous apparaît sur le versant d'un monticule. Il est nu, et il a la tête +et le bras gauche coupés. Une balle lui a percé le flanc droit. Dix-huit +coups de couteau lui ont fait d'horribles trous dans la poitrine. Il a +aussi subi la dernière mutilation. Ces misérable s'étaient acharnés sur +les restes de notre malheureux capitaine. + +A ce hideux spectacle, un frisson d'intense dégoût secoue les +assistants. Les regards deviennent fixes de rage, les dents sont +fermement serrées, et quelques sourds jurons se font entendre. + +Mais il ne faut pas perdre de temps dans d'inutiles émotions. Vite à +l'action. Nous enlevons nos morts, et rétrogradons vers Aïn-ben-Khélil. + +Pas un ennemi à trente kilomètres à la ronde. Ces lâches-là ne +s'attaquent qu'au petit nombre. + +Le lendemain de notre arrivée à destination, les funèbres débris du +combat recevaient de magnifiques funérailles. + + + + + XXIV + + LA FLUTE + + +Je préfère voyager autour de ma tente que de voyager avec elle. Ce qui +veut dire, en termes plus clairs, que je suis heureux quand je suis en +station. + +Quel mauvais génie me pousse toujours dans les aventures! je rabâche +encore ici mes tendances à la vie tranquille, et, franchement, je suis +honnête dans ce que je dis. Je commence à croire que quinze mois de +campagne, sans voir une maison, une ferme, un arbre, une table, une +chaise, enfin autre chose que le ciel, le plaine et des soldats, sont +amplement suffisants pour satisfaire un seul homme aux goûts modestes. + +Me voilà de nouveau installé dans ma petite tente, et, après ma terrible +expérience du schott Tigri, je puis voyager hardiment. + +J'avais perdu mon sabre, mon revolver et mon képi, et ces trois utiles +ornements me manquaient beaucoup. + +J'eus le bonheur de retrouver les deux premiers, mais mon malheureux +képi eut une fin digne de sa profession. Malgré mes recherches, il fut +décidément perdu; les dunes de sable furent pour lui un tombeau. + +J'en ai un autre qui n'a pas d'histoire; aussi je préfère n'en rien +dire. + +Mon sabre est rouillé, sale, abandonné. + +Mon revolver, grave maintenant, puisqu'il a fait ses preuves, est en +train de devenir brillant. + +Je n'en suis pas bien sûr, mais je crois que le gaillard a sur la +conscience autre chose que de petits trous dans des ronds noirs à la +cible. Il pourrait bien se faire que de malencontreux indigènes se +soient trouvés en face de son canon menaçant. Quoi qu'il en soit, je le +respecte maintenant et lui donne les premiers soins. + +Mon sabre est d'une médiocrité humiliante. Son brillant lui reviendra +dans un temps à venir. + +Mon sac a été troué par une balle. Je le vide. + +Ah! voilà ma flûte! + +Je trouve ce doux instrument, au fond, bien loin, dans un recoin oublié. +Ceci explique l'abandon où j'ai dernièrement laissé cette compagne de +quinze ans. Ma pipe et ma flûte sont toujours restées fidèles à leur +maître. Depuis notre accointance au Texas, elles ne me quittèrent pas +d'une semelle. + +Dans ma tendre jeunesse, comme j'avais tous les talents, mon papa +pensait, après m'avoir sondé de son oeil de lynx, que je deviendrais un +fameux musicien. + +En conséquence, il me paya un terme au professeur de musique, et me +voilà tapotant le piano. + +C'était très-beau pendant les heures d'étude, mais fort désagréable les +jours de congé. + +A mes nombreuses aptitudes, se joignaient encore la passion des jeux de +barres, de _crosse_ et de balle. Je rageais quand, perdu avec un piano +dans une immense salle, j'entendais les cris des camarades dans la cour. +Je faisais deux gammes et j'allais à la croisée. + +Un jour, n'y tenant plus, pif! paf! je brise une partie du clavier. + +Piteux, je me sauve, craignant l'orage. Les cris des camarades, jouant +aux barres, n'ont plus, après mon méfait, les mêmes charmes +qu'auparavant. Je comprends tout de suite que je payerai cher ma +mauvaise humeur. + +Fourré dans un coin du corridor, il me semble, à chaque pas que +j'entends, voir apparaître la face grave et sévère de notre directeur. +Enfin je m'échappe, chassant les idées sombres. + +Malgré mes efforts, je suis triste comme la nuit. L'entrain me manque, +et le jeu de barres a perdu son attrait. + +Bientôt, j'entends appeler mon nom. Je pousse un soupir de soulagement, +préférant une situation claire à l'incertitude qui m'étreint. + +On me punit sévèrement, mon papa paya le clavier, et je fus à tout +jamais délivré des études de musique. + +Voilà pourquoi je ne suis pas pianiste. + +J'en avais assez appris cependant pour savoir ce que c'était que la clef +de _fa_. En outre, je pouvait très-bien exécuter une gamme, en passant +le pouce sans déranger la fixité du poignet. On n'avait pas d'appui-main +au collège, et la gymnastique des doigts était fort ennuyeuse. + +Plus tard, étant campé dans les prairies du Texas, près du Fort-Concho, +je devins possesseur d'un _piccolo_. + +Mes fonctions de secrétaire du général me laissant de nombreux loisirs +que j'employais à bâiller méthodiquement, ce _piccolo_ fut un monde pour +moi. + +Je me mis tout de suite à souffler dedans avec une ardeur inquiétante. +Ayant saisi les sons de trois notes, mon ambition ne connut plus de +bornes. + +J'assiégeai de demandes de méthodes les marchands de musique de Boston, +de New-York et de la Nouvelle-Orléans. Des cargaisons m'arrivèrent +bientôt, et, après six mois d'études approfondies, je parvins à jouer _A +la claire fontaine!_ comme pas un. + +Les vastes plaines qui s'étendent entre Fort-Concho et Fort-Richardson +se répétèrent souvent les sons inspirés de mon joyeux _piccolo_. + +La campagne terminée, je me procurai à Jefferson une magnifique flûte +que j'ai encore. + +Il y a loin du petit débutant de 1870 au virtuose actuel. Ma foi, c'est +vrai, les plus difficiles morceaux n'ont plus de secrets pour mon +instrument, et mon mère ne s'était pas trompé en reconnaissant chez moi, +dès mon enfance, un talent musical de première venue. + +Ces qualités harmoniques me procurèrent par la suite de bien douces +distractions. + +Mon second lieutenant dans l'armée américaine était d'une force +remarquable sur la flûte à six trous. Ayant un soir écouté mes timides +roucoulements, il conçut tout de suite un immense intérêt pour le jeune +auteur d'aussi louables efforts. + +Nous étions alors campés sur les bords du _Black Cypress Bayou_, près de +Jefferson. + +Les pavillons des officiers faisaient suite aux baraques de la troupe, +et le bureau du général auquel j'étais attaché, se dressait en face, à +quelques mètres. + +Je passais mes journées, couché dans un hamac, sur une petite terrasse, +d'où je voyais les dames militaires prendre le frais sur le gazon. + +Suivant leurs moindres mouvements d'un oeil envieux, je maudissait +l'injustice du sort qui me refusait le bonheur de la douce société des +femmes. J'aimais beaucoup les causeries féminines, et, en raison même de +ce penchant, je persistais à être de plus en plus privé. + +Les gais rires et les éclats de voix tapageurs de ces dames, folâtrant +avec leurs maris, exaltaient mes sentiments à un degré extrême. Lorsque +j'avais ainsi amassé une provision suffisante d'émotions douces, suaves, +amoureuses, j'étreignais ma flûte et je les lui confiais. + +C'est à la suite d'un: _Home, sweet home!_ délirant, joué dans des +circonstances pareilles, que le lieutenant M... tombait comme une bombe +chez moi, la louange au lèvres. + +Il était fort, et appréciant ma faiblesse, il me donna des leçons. + +Je faisais aussi beaucoup de travaux de copiste pour cet officier. Ces +écritures et mes leçons de flûte m'amenaient souvent chez lui. Ce fut +pour mon malheur. + +Le lieutenant M... avait cinquante ans; sa femme, vingt. Elle était +brune, vive, alerte, sémillante, pleine de vie et de feu. Ses grands +yeux noirs me faisaient frissonner quand ils rencontraient mes regards +timides. + +Conséquence naturelle, je devins éperdument amoureux de madame M... Elle +s'en aperçut bien vite, en souriant. + +Elle s'attendait peut-être à quelques démonstrations décisives de ma +part; mais, malgré mon expérience des choses de l'amour avec ma céleste +Angèle, malgré mon uniforme de guerrier qui aurait dû me donner de la +hardiesse, j'étais toujours d'une apathie distinguée. + +Hélas! la nature est plus forte que les désirs. Un timide vivra, +rougira, fera des bévues, mourra, et cela, toujours dans la peau d'un +timide. + +En voyant madame M... mes yeux cherchaient des recoins sombres pour y +cacher leurs feux, mon visage devenant tout bêtement rouge. + +Coquette comme toutes les jolies femmes, madame M... suivait, amusée les +différentes phases de ma passion. Elle me lisait comme un thermomètre, +et il faut croire qu'elle prenait goût à cette lecture graduée, car +souvent, en l'absence de son mari, elle me faisait appeler pour des +raisons futiles. + +Elle me recevait dans le négligé le plus voulu possible; ses longs +cheveux flottaient sur ses épaules, une dentelle légère laissant +entrevoir la peau blanche de son cou. Elle me souriait, m'encourageant à +parler. + +J'attendais qu'elle m'adressât la parole. Après quelques banalités de sa +part, suivies d'un mutisme complet chez moi, des signes d'impatience +tourmentaient son visage, et je prenais congé d'elle. + +Je dois dire que mon manque de hardiesse était quelque peu entaché de +peur. + +M... était un terrible. Chaque fois qu'il s'absentait, il avait pour +mission d'arrêter quelques _desperadoes_, reliquats de la guerre de +Sécession qui, à cette époque, infestaient encore le Texas. Il +réussissait presque toujours à les prendre ou à les tuer. C'est assez +dire que M... était un vrai dur à cuire. + +Aussi je craignais continuellement de voir surgir sa face pâle et ses +moustaches en brosse, dans l'encadrement d'une porte quelconque, chaque +fois que sa femme me retenait chez elle pour des futilités. + +Le revolver de ce gars-là ne manquait jamais son homme, et qu'aurais-je +fait, moi, misérable bambin de dix-sept ans, en face de ce terrible +lutteur? + +Un soir, décidée à me vaincre, madame M... me fait appeler. + +Assise à sa toilette, souriant à sa glace, elle tresse nonchalamment sa +belle chevelure: ses épaules nues, d'une blancheur de neige, laissent +courir un fin réseau de veines bleues, où bouillonne un sang ému. Sa +bouche, rouge et sanguine, palpite dans des enroulements voluptueux. + +Ses yeux m'accueillent avec une caresse au moment où, respectueux, +j'apparais, rougissant devant elle. Une légère contraction de ses +sourcils annonce une volonté bien arrêtée d'arriver à un résultat. + +--Vous ne me paraissez pas être de la classe des hommes qui généralement +s'engagent dans l'armée américaine? + +--Madame, vous me faites beaucoup d'honneur. + +--De quelle partie de la France êtes-vous? + +--Du Canada, madame. + +--Ah!... les femmes sont-elles belles chez vous, au Canada? + +--Pour ça, oui, madame! (Étais-je assez bête?) + +--Oh! oh! oui, vraiment, ont-elles des dents comme celles-ci, des +cheveux comme ça, des épaules comme les miennes et des yeux...? + +Ce disant, elle me foudroie d'un regard à fondre toutes les banquises du +Groenland. + +Je continue à être bête, ce qui n'était pas difficile, et: + +--Mon Dieu, madame, je manque d'expérience, mais veuillez bien croire +que nos femmes sont aussi très-belles.--Puis, m'enferrant à font, je +pousse niaiserie jusqu'aux limites extrêmes, en lui vantant les qualités +extraordinaires de nos gracieuses Canadiennes: comme elles son +appétissantes, fidèles en amour, bonnes mères de famille, attachées à +leur foyer, débordantes de bonne humeur. + +Madame M... me laisse dire sans souffler mot. Ses mains seules, agitées +et nerveuses tiraillent ses longs cheveux, les tordant convulsivement. + +Enfin, avec une moue énergique, elle se lève tout à coup, me montre la +porte d'une chambre voisine, et m'invite à la suivre. + +J'obéis comme un caniche fidèle. Emboîtant le pas, j'entre avec elle +dans une pièce sombre, toute parfumée. + +Mes yeux aveuglés ne distinguent pas tout de suite les objets qui +m'entourent, mais peu à peu, m'habituant à la demi-clarté, je vois +madame M... assise sur son lit. Elle me fait signe. + +Indécis, ahuri, pétrifié, je voudrais agir, mais je ne le puis. + +Soudain, je me sens saisi et entraîné avec une violence extrême. Je me +dégage avec énergie, et, fuyant, comme poursuivi par tous les démons de +l'enfer, je me précipite hors de la maison, laissant mon képi, comme +pièce à conviction. + +Ah! Joseph, mon bienheureux homonyme, que l'on a tant calomnié, comme je +comprenais enfin qu'il est parfois utile d'abandonner ses défroques! + +Le dehors me rend un peu de calme, et, craignant de voir M... à mes +trousses, je me dirige, l'oeil aux aguets, vers ma baraque. + +Dix minutes après, madame M..., souriante, était tranquillement assise +sur sa véranda. Mon képi me parvenait bientôt par l'entremise d'une +ordonnance, qui me parut étonnée de mon étrange distraction. + +J'en restai là par la suite avec madame M..., qui me regardait par la +suite avec la plus complète indifférence. Tant il est vrai que la vertu +n'est jamais récompensée. + +Le lieutenant continua à me donner d'excellentes leçons de flûte. Le +malheureux ne s'est probablement jamais douté des dangers que j'ai +encourus chez lui. + +Cette aventure me confirma davantage dans mon opinion, déjà bien +arrêtée, de ma nullité flagrante en galanterie. + +Je n'en persistai pas moins cependant à cultiver l'art du dieu Pan avec +une ardeur légitime et, à mon retour au Canada, ma flûte contribua à me +poser dans le grand monde. + +C'est elle qui fut la cause de ma liaison avec P..., mon collègue en +musique. On se souviendra du dénoûment désastreux de cette amitié, qui +m'apporta une chute spéciale sur le trottoir en face de la maison de mon +ami. + +Pendant ma vie militaire au Manitoba, ma flûte fit prime; mais à Paris, +je me trouvai dans une infériorité marquée. + +Un jour, au Palais-Royal, la petite flûte de la garde républicaine fit +des siennes. + +Honteux, je me retirai, pour cacher mon instrument, qui ne vit de +nouveau le jour qu'à Géryville, quand j'étais sergent-major. + +Géryville est un point perdu à l'entrée du désert algérien. Il est à six +étapes de tout lieu habité. Sentinelle avancée, il veille, avec un soin +jaloux, sur la sécurité des possessions française de l'Algérie. + +La petite garnison de deux compagnies est la seule force qui garde ce +poste. + +Les occupations des militaires ne sont pas dignes d'intérêt. A part +quelques manoeuvres, le travail se réduit à rien. + +Je partageais mes loisirs entre mon chien, ma baraque, mes livres, mon +hamac et ma flûte. + +Je choisissais toujours les heures solennelles pour réveiller les échos +des montagnes voisines. Les sons plaintifs et harmonieux de mon +instrument coulaient doucement, la nuit, dans les ondes sonores. La +plaine et les montagnes furent souvent étonnées d'entendre les airs du +pays. + +Rien comme la solitude et le grand silence pour remuer les sentiments. + +L'homme, se voyant si petit dans l'immensité, a besoin de faire un bruit +quelconque pour se prouver à lui-même qu'il existe. Ainsi, en écrivant, +la nuit, le grincement de la plume, qui suit la pensée sur le papier, +est un compagnon. En marchant seul dans le désert, il faut penser à +haute voix, pour tromper l'isolement. + +La flûte était mon aide favorite, et les habitants de Géryville, située +à quelques mètres du camp, eurent bientôt une idée exagérée de mes +capacités harmoniques. + +Le 14 juillet 1879, je reçus une députation des notables de la ville. +Ils me priaient instamment de contribuer à la partie musicale de la fête +célébrée en plein air. + +Je promis mon concours, et, le soir de ce grand jour, je lançais +amoureusement, dans les saules environnants, quelques extraits +palpitants d'_Il Trovatore_. + +Je remportai un grand succès, et le résultat fut l'absorption d'une +quantité enivrante de champagne. + +C'est à cette fête mémorable que je fis la connaissance de quelques +messieurs de l'endroit. + +Géryville est habité par une vingtaine d'Européens et quatre ou cinq +cents Arabes ou Juifs. Les premiers avaient formé un orchestre dont on +me pria de faire partie. + +Je consentis, et je vous présente les membres de ce digne corps de +musique, qui est appelé à régénérer cette partie-ci de l'univers, dont +je respire l'air. + +Une terrible querelle,--voir plus loin les détails,--faillit cependant +détruire ce modeste programme. + +De la tenue et du maintien! car nous voilà en face de nos musiciens! + +Notre chef, conducteur des ponts et chaussées travaille sur le violon. +Il a cinquante-deux ans. + +Il est instruit, intelligent, et auteur d'une brochure sans +lecteurs:--cette brochure traite de la philosophie universaliste. + +Comme musicien, notre chef est très fort en démonstrations. Grave de +figure, il nous dit de bien belles choses sur les fugues, soupirs, +points d'orgue, trilles, croches, doubles et triples; mais s'il joint +l'action à la parole, je jette un oeil anxieux vers la porte, et cet +acte est amplement justifié. + +En effet, dix minutes s'écoulent avec une série de frottements pour +ajuster les cordes; cette opération terminée l'archet, se lançant en +mouvement, devient tout de suite dévergondé, et tourmenté par une main +inspirée, il gratte le violon de la plus cruelle manière. + +Les échos, surpris de ce vacarme, se lancent et se relancent les sons +avec rage. + +L'air, bouleversé de cette cacophonie, se refuse bientôt à alimenter les +poumons des auditeurs, qui n'ont qu'une voie de salut: sortir. + +C'est ce que je fais invariablement, avec tact, bien entendu, car mes +parents m'ont bien élevé. + +Notre sous-chef est fournisseur de l'armée. + +Grand, Bavarois de naissance, sec, planche par devant, planche par +derrière, il touche l'harmonium. + +Il accompagne bien, mais il faut le suivre. Comme genre particulier, il +arrive souvent trois mesures en retard à la fin de chaque morceau. + +Les membres de l'orchestre négligent ce détail, auquel ils sont +habitués. Comme c'est chez lui que l'on se réunit et qu'il donne à +boire, il lui est permis d'aller jusqu'à quatre mesures de retard à +chaque exécution. + +En troisième lieu, vient le cornet. + +C'est un loyal instrument auquel on ne peut reprocher que de légères +absences. Ses pistons sont toujours embarrassés, et, aux endroits +pathétiques, un son mat nous apprend qu'ils subissent un nettoyage. + +Cela nuit un peu à l'harmonie de l'ensemble. + +Une autre violon fait les secondes parties, et il a le mérite de ne rien +savoir. Ce n'est pas un tort, car timide de caractère, il reste +silencieux. + +De plus, il est le beau-frère de notre sous-chef, et il sert à boire. De +là, indulgence de nous tous à son égard. + +Le trombone est tenu par un receveur des postes. + +Ce précieux instrument se conduit assez bien. On ne peut lui attribuer +que certains _couacs_, parfois embarrassants dans l'effet général du +morceau. + +Comme accessoire, nous avons aussi un ténor léger, âgé de cinquante-neuf +ans. + +Il chante bien, ce qui ne nuit en rien à l'harmonie. + +En dernier lieu apparaît Joseph. C'est moi. + +Je suis devenu le clou de la situation. La musique que j'interprète a un +charme tellement original que le compositeur lui-même ne reconnaîtrait +plus ses oeuvres. + +Je m'étendrais complaisamment sur ce sujet, mais je deviens modeste et +je me tais. + +Nos musiciens mis en scène, je vous narre la querelle dramatique qui est +venu ébranler notre institution dans ses oeuvres vives. Ce forfait, que +nous déplorons tous, fut consommé pendant une de mes absences. + +La chicane, comme je l'ai su depuis, naquit d'une fausse note arrachée +par l'archet de notre chef. Celui-ci l'attribua à l'instant au second +violon, qui, silencieux comme toujours, prétend ne pas avoir joué. + +Le chef insiste, l'autre riposte, et l'affaire se termine par la +déconfiture d'un instrument lancé à la tête d'un des adversaires. + +Le conducteur des ponts et chaussées, à qui appartient le violon démoli, +dédaigne d'en ramasser les morceaux et s'éloigne d'un air noble. + +La querelle règne encore quelque temps parmi les autres, et l'assemblée +finit par se dissoudre dans le plus grand désordre. + +Nous en restâmes là pendant quelques jours. Mais moi, comme tendre +flûtiste, partisan de la paix à outrance, j'attendais avec anxiété +l'occasion de soulager ces coeurs ulcérés. + +Cette occasion se présenta sous la forme d'un basson. + +Ceci peut paraître bizarre. Après réflexion cependant, on avouera que +c'est rationnel. + +Avec son air embêtant, ce long et inoffensif instrument, par sa seule +présence parvint à doucir les coeurs de nos inflexibles musiciens. + +Il arrivait directement d'Oran. + +Un colon éclairé avait mis en avant ses capacités sur le basson. Tout de +suite il en fut commandé un exemplaire, et par les voies rapides. + +Cinq jours après, un long ballot, aux dehors insignifiants, était déposé +à nos pieds. + +Chacun avait fait taire ses ressentiments pour assister au déballage. +Nous étions au complet quand le garçon donna le premier coup de canif +aux cordes du ballot. + +Au fur et à mesure que ficelles et toile lâchaient prise, sous le +couteau du déballeur, les coeurs s'amollissaient. + +Observateur discret, je crois voir poindre une larme dans le coin de +l'oeil gauche de notre chef, qui a l'âme tendre. Le second violon, +quoique ému, restait froid, sa tête portant encore les traces sanglantes +du combat. + +Enfin, la dernière ficelle coupée, le petit bec du basson voit le jour. + +A ce spectacle émouvant, une larme, une vraie alors, s'échappe du susdit +coin de l'oeil de notre chef: son ennemi soupire avec bruit. + +En tacticien habile, je saisis l'instant, et, m'appuyant sur mon rôle de +pacificateur, je les pousse dans les bras l'un de l'autre. + +Ce fut le signal d'une explosion générale. + +Avant de me reconnaître, j'étais empoigné par le trombone, qui arrosa +mon gilet. + +Je dis gilet, pour être fidèle au vieux cliché, mais qu'on se le répète +bien, un troupier ne porte jamais ces choses-là. Il sait se contenter +d'une honnête chemise de grosse toile. Le numéro matricule de la mienne +conserve encore les traces des larmes de notre humide trombone. + +C'était le 7 août. + +Le déballeur, sans se laisser déconcerter par ce déluge, continuait son +travail. Bientôt notre instrument, dans toute sa candeur, fut mis en +évidence sur une table. + +Le colon musicien le fit ensuite quelque peu ronfler pour rappeler ses +souvenirs. Après plusieurs insuccès, on se livra entièrement à la joie. + +Le chef et le second violon se grisèrent et chantèrent la +_Marseillaise_. + +Les autres en firent autant, et l'on se sépara, avec force embrassades +se jurant une amitié éternelle. + +Que c'est beau, la paix!... + +Depuis que je suis en colonne, ma flûte fut forcément négligée, mais j'y +reviendrai plus tard. + +Croyez-moi, il fait bon jouer de la flûte. Rien comme ce modeste +instrument pour adoucir les maux de l'existence, ou amollir le coeur +d'une amante revêche. + +Je crois que ce chapitre est assez long, et je l'exécute ici. + +Comme je plains ceux qui ont eu le courage de le lire! + + + + + XXV + + UNE COLONNE + + +C'est une petite armée homogène. Composée de toutes les armes, elle peut +marcher et combattre sans auxiliaires. Elle se suffit à elle-même. + +Elle est généralement formée à la hâte pour parer à un événement subit. + +Une colonne est dite _volante_ quand elle marche sans _impedimenta_. +Fraction détachée du corps principal, elle est alors destinée à de +petites excursions urgentes: couper le passage à l'ennemi, faire une +razzia, surprendre un campement. + +Elle est dite _mobile_ quand elle garde un poste important, un passage +principal, ou quand elle eut aller d'un point à un autre en emportant +tout son matériel et ses bagages. + +Ces deux genres de formations de troupe s'emploient surtout dans les +pays comme l'Algérie, où la population indigène, toujours hostile et +disséminée dans d'immense steppes, trouve souvent l'occasion de +s'insurger sans encourir de punitions immédiates. + +En 1881, lors de la conquête de la Tunisie, les troupes de la province +d'Oran s'attendaient à participer au plaisir de châtier les Kroumirs, +qui avaient haché en morceaux quelques malheureux hommes du 59e de +ligne. + +Il n'en fut rien cependant, et bien nous en prit, car il se préparait de +la besogne pour nous sur les Hauts-Plateaux, du côté du Maroc, refuge +éternel de tous nos révoltés. + +Ce pays est une cause continuelle et inconsciente de toutes les +insurrections qui désolent souvent le sud-Oranais. + +Les insurgés, connaissant l'impuissance du Maroc à faire respecter ses +frontières,--d'ailleurs très-mal délimitées dans ces régions,--savent y +trouver un abri contre tout châtiment. + +Ce maudit Figuig, que j'ai souvent envoyé à tous les diables, nous +nargue toujours, sournoisement caché derrière ses remparts de terre +cuite, que ses candides gaillards d'Ouled-Sidi-Cheik croient +imprenables. + +Quatre pièces de 80 et quinze cents fantassins déterminés réduiraient +vite à néant ce ramassis de boue, de brigands et de voleurs. + +Mais on ne veut rien faire, crainte de complications politiques. + +Allons donc! Nous somme en 1882, n'est-ce pas? Eh bien! en 1888 le Maroc +sera à nous! + +Nous verrons si j'ai été bon prophète. + +Quoique très-heureux d'avoir fait cette prédiction, sur +l'accomplissement de laquelle je compte beaucoup, je reviens cependant +au 21 avril 1881, jour où nous reçûmes l'ordre, à midi, de partir le +lendemain matin, à quatre heures, avec cent cinquante hommes par +compagnie, soit six cents hommes par bataillon. + +Daya, petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud d'Oran, +était le point de concentration. + +Il faut avoir appartenu à l'armée pour bien se faire une idée du +brouhaha de la veille d'un départ précipité. Ce ne sont que +chassés-croisés, courses échevelées à faire perdre la tête. Les ordres +pleuvent dru comme grêle, et le pauvre sergent-major supporte, presque à +lui seul tous les ennuis d'assurer un départ sans rien oublier. + +Enfin, on est en route. + +Il fait encore nuit sombre. Les claquements de fouet, les aboiements de +chiens, les mille bruits qui accompagnent toujours les mouvements de +grandes foules, annoncent seuls que le bataillon est en marche. + +Une teinte légère et pâle colore bientôt le ciel. Peu à peu la lumière +du jour se dégage des ténèbres, et la colonne apparaît dans toute la +simplicité de ses six cents hommes arpentant le sol du désert. + +Le capitaine, guidant la première compagnie, est à cheval et fume +stoïquement sa cigarette. + +Le lieutenant et le sergent-major marchent en tête de chaque rang et +donnent le pas. + +Le sous-lieutenant surveille la gauche. + +Et tous regardent tristement le sentier qu'ils foulent. Le plus grand +bonheur est de se concentrer en soi-même, de faire abnégation de toutes +sensations. + +On arrive ainsi graduellement à oublier que l'on existe, et à se +convaincre que les jambes font partie d'un automate. + +C'est là le but de tout troupier en route, et y arriver est le plus +grand palliatif dans les circonstances. + +Au départ, on a pris le café. Tout le monde était gai, et une chanson +grivoise avait eu beaucoup de succès. Bientôt les respirations sont +devenues courtes. Quelques chanteurs seuls ont persisté dans leurs cris +de plus en plus épuisés. + +Enfin, tout est silencieux. + +Une sueur abondante inonde les fronts; de violents coups d'épaules, +accompagnés de soupirs bruyants, soulèvent les sacs. + +Une buée chaude et vaporeuse, se dégageant de tous ces corps ambulants, +raréfie et charge encore le peu d'air que respire la colonne. + +Les gros souliers ferrés, tombant lourdement sur le sol caillouteux, en +font jaillir des étincelles. Le cliquetis des armes et du campement, +accompagné de bruits de pas, compose à lui seul le monotone concert qui +s'échappe de ce monstrueux orchestre. + +Voyez la colonne descendre une pente rapide. + +La tête s'affaisse et disparaît derrière un rideau de terrain pour aller +se montrer un peu plus loin. + +La queue suit le mouvement, et l'ensemble apparaît au spectateur comme +un immense serpent bariolé de toutes couleurs. + +La pente franchie, la masse reprend sa roideur et se traîne lentement +sur le sol horizontal, traçant de gigantesques zigzags à droite et à +gauche. + +Un soleil d'enfer poursuit de ses rayons verticaux tous ces pauvres +diables qui s'épongent, soufflant comme des phoques. + +Quel abattement partout! + +A voir cette tristesse générale, on se dit que tout ce monde est +découragé. Mais qu'une occasion se présente! tout de suite les visages +s'animent, les muscles se roidissent, la respiration se raffermit, et +gare les événements! + +Alors, qu'est-ce donc qui tue ainsi l'entrain? Hélas! la monotonie, +l'absence de tout être animé. + +Personne pour nous admirer! Personne pour nous regarder défiler! Rien! +pas même un animal quelconque qui s'enfuit à l'approche de la colonne! + +C'est un fait incontestable qu'il est nécessaire d'être admiré pour +supporter gaiement une lourde fatigue. + +Le troupier, le Français surtout, est ainsi fait. Il lui faut un peu de +vanité satisfaite, attirer un brin l'attention. A quoi servirait les +fatigues, les misères, les souffrances, si personne ne s'en apercevait? + +Aussi, voyez une expédition. + +Tous sont heureux si un grand journal daigne dire un mot sur la solidité +de la marche, le brio de l'attaque, l'attitude, l'entrain, la gaieté des +troupes. + +Cela infuse un nouveau courage qui a bientôt besoin d'être renouvelé. On +s'occupe de nous au pays!... Et l'on va de l'avant. + +Ceci peut paraître enfantin au stoïque; mais remarquons bien que rien +n'est risible chez des hommes qui peut-être demain seront tués. + +Les petites passions prennent une grande importance devant la mort, et +l'habilité exige qu'on les stimule. + +Telle vieille culotte de peau, ridicule en temps de paix, devient un +héros sur le champ de bataille. Sa manière grotesque de se dresser sur +l'étrier, au moment de crier: _En avant!_ pour la charge, devient +sublime en face de la mitraille. + +Perdue dans le désert, une colonne ne vit que de ses propres ressources +morales. Son courage seul peut lui faire supporter tous les maux +qu'engendrent une foule de causes inconnues en pays civilisé. + +Il faut ici se créer des éléments d'émulation dans son milieu. + +Chaque homme a un camarade préféré à qui il veut prouver sa solidité. + +Aux causeries du bivouac, le soir, on parle de ses prouesses, et, pour +avoir un peu de poids auprès de ses auditeurs, il faut avoir fait ses +preuves. + +L'émulation est le plus grand stimulant des troupes isolées. + +Tel bataillon, que dis-je? telle compagnie, telle section, voire même +telle escouade, marche mieux que telle autre: elle a moins de traînards. + +La légion étrangère fait colonne avec les turcos, les zouaves, les +zéphyrs. + +Eh bien! les hommes de ces divers régiments mourraient sous le faix +plutôt que de s'avouer rendus. Un légionnaire en arrière? fi donc! +Jamais de traînards chez nous! + +Renvoyez cette exclamation aux zouaves ou autres, et vous connaîtrez +l'esprit de tous les corps. + +L'uniforme y est aussi pour beaucoup. + +Le pantalon bleu du chasseur à pied ne reculera jamais si un pantalon +rouge le regarde, et réciproquement. + +Quelle grave erreur que la suppression des corps, des compagnies d'élite +avec leurs divers costumes et insignes! Chaque unité spéciale avait +ainsi des bien belles traditions. + +La garde, pensant à son grand passé, marchait et combattait en +conséquence. + +Les hommes du centre, dans les régiments de ligne, aspiraient aux titres +de grenadier, de voltigeur, et plus tard à l'honneur de passer dans la +garde. + +Cela excitait l'émulation, donnait un but. + +Actuellement, une bourrasque tudesque de tout teinter en sombre uniforme +souffle sur les hommes militaires de France. + +Inutiles ces belles tenues! Inutiles ces beaux pompons! Inutiles ces +grandes parades! Inutiles, inutiles ces diverses dénominations +honorifiques de grenadiers, de voltigeurs! + +Tel beau panache, cependant, nous a souvent procuré quantité de recrues. + +Beaucoup se sont fait tuer en voulant gagner, dans une action d'éclat, +la barbiche du grenadier ou l'épaulette de voltigeur. + +Ça ne fait rien! + +Maintenant, alignement, fixe! + +Tous pareils, égalité sur toute la ligne. + +Quel blague, cependant! + +L'égalité existe-t-elle sur le globe? Pierre n'est-il pas plus +intelligent que Jacques? + +Alors quoi! Les mêmes récompenses à l'imbécile et à l'intelligent? + +Non, mais égalité à outrance quand même. + +Voilà le mot. + +Et dans l'armée, sommes-nous égaux? Le général est l'égal du simple +soldat, peut-être?... + +Pourquoi, alors, ne pas distinguer les petits mérites, les petits +talents, les grands courages de l'ignorance? + +Ceux-ci n'ont pas le bâton de maréchal dans leur giberne, mais ils +auraient pu prétendre à la grenade ou à l'épaulette de voltigeur. + +Ah bah! on veut faire croire à cette maudite égalité, mot qui me crispe +par sa banalité fausse, par l'idée mensongère qu'elle implique. + +Hélas! quel malheur que l'uniformité actuelle! C'est du plus profond de +mon âme que j'exhale cette plainte. + +Un facétieux quelconque a dit que l'ennui naquit un jour de +l'uniformité; je dirai, moi, que l'émulation se meurt de l'uniformité. + +Il me faut cependant revenir à notre malheureuse colonne, qui file +toujours inconsciente de mes propos de critiqueur. + +Je me trompais en disant que personne ne regarde une colonne en marche +sur les Hauts-Plateaux, qui ne sont pas toujours unis. Quelques grandes +montagnes les accidentent çà et là. + +Entre Daya et Magenta, nous abordons une de ces montées, mais vous +savez... Elle coupe en zigzags, comme un serpent monstre, la pente +abrupte de la montagne. + +La voie à suivre est indiquée par une ligne grise sur le flanc vertical +de la hauteur. + +Oh! oh! c'est là qu'il faut monter... + +La tête s'engage résolument. Bientôt elle surplombe la queue, qui se +hisse à son tour. + +On s'arrête pour respirer. + +Les premiers hurlent des paroles ironiques d'encouragement à cette +malheureuse arrière-garde, qui ne répond mot, mais prend courage, parce +qu'on se moque d'elle. + +Le soleil flambe ferme. L'air étouffe les marcheurs entassés. Les coups +de sacs se succèdent à intervalles rapprochés. Les étincelles +jaillissent sous les clous des souliers. + +Poussifs, rendus, fourbus, on est enfin sur la crête. + +Un moment d'arrêt refroidit la tête qui tournoie, et l'on repart, +oubliant vite ce mauvais pas. + +On a bien marché, mais pourquoi? Parce que la queue et la tête se +regardaient réciproquement. + +Une compagnie arrive d'un service détaché et rentre au camp. + +Tout le monde se redresse. Diable! les camarades les regardent. + +Que serait-ce donc, si ces camarades étaient des voltigeurs ou des +grenadiers? On voudrait prouver à ces hommes d'élite que le centre +marche aussi bien que les ailes, et réciproquement. + +Quelques explications me paraissent ici nécessaires. + +Avant la dernière guerre, les bataillons étaient composés de compagnies +différentes portant aux ailes les dénominations de voltigeurs et de +grenadiers. + +C'étaient des hommes d'élite. Certaines prérogatives et divers insignes +leur étaient réservés. + +Les autres compagnies, dites de centre, se composaient de mauvais +sujets, de jeunes soldats, etc. + +Passer dans une compagnie des ailes était un but ambitionné par +l'ivrogne qui s'amendait, ou par le conscrit qui guettait l'occasion de +se faire valoir. + +C'était là une cause d'émulation qui donna autrefois de fort bons +résultats. + +Maintenant, je l'ai déjà dit, tous également ennuyeux. + +Marasme complet. + +Le jeune homme qui, faute d'instruction suffisante, ne peut prétendre à +obtenir des grades, doit faire platement ses cinq ans, sans espérer +autre chose qu'une série de journées assommantes, assaisonnées d'aucune +satisfaction. + +Ennui à jets continus et progressifs pendant cinq ans. + +Palsambleu! cependant, je ne devrais pas ainsi lâcher continuellement ma +colonne. + +Que voulez-vous! Ce sujet palpitant m'entraîne malgré moi, et pour +rentrer dans vos bonnes grâces, je pique des deux et je rejoins mes +troupes, qui, hissées sur les hauteurs de Daya, se traînent encore +quelques moments sur le sommet. + +Mais il leur faudra bientôt descendre. + +Si monter une pente rapide arrache la respiration, descendre cette même +pente brise le jarret. Et de ces deux inconvénients, je préfère le +premier. + +Car, en montant, on ralentit l'allure, on met le pied par terre d'une +manière sûre; puis on peut se dégager le cou pour respirer. + +Mais à la descente! Aie! oh! la la! chaque pas est un supplice. C'est la +détonation qui, partant du pied quant il frappe malgré lui brutalement +le sol, retentit comme un choc électrique dans toutes les parties du +corps. + +Nous voilà de nouveau dans la plaine. + +La monotonie habituelle commence tout de suite à écraser la colonne. + +Le diable m'emporte, mais on se prend à regretter les routes +accidentées, les montées roides. Au moins, pendant que l'on gravit les +côtes, les distractions qu'elles causent empêchent de penser à la +fatigue. + +Nous sommes quand même arrivés près des schotts. Ce sont d'immenses +plaines salées, parfois recouvertes d'eau à la suite de pluies +abondantes. + +Rien de plus majestueux et de plus pittoresque en même temps que ces +grands lacs de sel par une belle journée, lorsque le soleil éparpille sa +lumière sur leur surface unie et blanchâtre. + +Ici apparaît une falaise ardue; on se croirait sur les côtes de la +Normandie. + +Là une plage, à pente presque imperceptible, rappelle au spectateur +quelques souvenirs de bains de mer; on jurerait y apercevoir les loges +ambulantes de jolies baigneuses. + +En tournant le regard dans une autre direction, une ville avec ces +clochers, ses minarets, se montre aux yeux étonnés. + +Plus loin, la surface brillante du lac s'unit au ciel pour aller se +perdre dans l'immensité du lointain. + +Si un chameau apparaît sur une des rives, son ombre, projetée sur les +couches transparentes des surfaces, prend des proportions gigantesques. +L'illusion devient peu à peu complète, et l'on croit voir une frégate, +armée de guerre, louvoyant comme un ennemi aux aguets. + +Quelquefois les mirages sont tellement frappants, qu'un village, situé à +plusieurs kilomètre, est représenté dans les nuages au-dessus des +schotts, et semble nager dans un bain aérien. + +Tous ces tableaux prennent des allures fantastiques, et sautillent +capricieusement sous les moindres effets de la lumière. + +Des colonnes nuageuses et transparentes entrecoupent çà et là ces +visions féeriques, qui disparaissent comme par enchantement si un nuage +sombre vient un instant obscurcir le soleil. + +Ses schotts franchis, le terrain ne présente plus qu'une immensité de +sable, accidentée de quelques pieds de thym ou de palmiers nains. + +A un ou deux kilomètres plus loin, on sonne la grand'halte. + +Nous prenons alors le second café, qui, avec celui du matin, compose +toute la nourriture absorbée pendant l'étape. + +L'expérience a prouvé que moins l'homme est lesté, plus il est apte à +marcher. Un bon repas, le soir, prépare suffisamment aux fatigues du +lendemain. + +D'ailleurs, à ventre plein, mauvais jarrets. + +Après une heure de repos, on se remet péniblement en route. + +Les jambes ankylosées se refusent à fonctionner dès les premiers pas. Ce +n'est qu'après avoir enfilé quelques centaines de mètres que +l'insensibilité des articulations permet d'avancer sans trop souffrir. + +Bientôt les visages renaissent à la vie, à la gaieté. + +Les chansons recommencent. Timides d'abord, elles deviennent de plus en +plus gaies, au fur et à mesure que la distance à parcourir devient plus +courte. Elles cessent tout à fait au moment de se former en ordre +régulier pour passer dans un village quelconque, quand on en trouve. + +En entrant au gîte, les hommes, accablés de fatigue, trouvent en eux le +courage de redresser la tête et de marcher allègrement, en chassant de +leur apparence tout idée de fatigue. + +Ils font ainsi croire aux quelques faméliques badauds qui les admirent +que marcher des journées entières avec soixante livres pendues aux +épaules est une chose complètement à dédaigner. + +Le camp délimité, les emplacements des avant-postes marqués, les +compagnies forment les faisceaux. + +Les rangs rompus, une activité extraordinaire s'ensuit. + +Les uns courent à l'alfa pour la literie; les autres dressent les +tentes. Ceux-ci cherchent du bois pour les cuisines; ceux-là allument +les feux. + +Par tout le camp, ce ne sont que cris, ordres, sonneries... Une heure +après, tout est calme. + +Seuls les cuisiniers surveillent la soupe, qui sera bientôt servie +chaude. + +Ce régal englouti, chacun regagne sa tente, et le lendemain c'est à +recommencer. + +Des jours, des semaines, des mois, il en est ainsi. + +On est, dit-on, plus heureux en campagne qu'à la noce. Allons donc! Je +vous jure, moi, que j'aime mieux être à la noce. + +Quoi qu'il en soit de mes goûts je marche comme les autres, ayant +confiance en l'avenir. + +Quelques petits incidents jettent parfois une lueur de gaieté et +d'entrain sur cette masse ambulante, confite en la fatigue. + +La plaine fourmille de lièvres. + +Avec son instinct craintif, ce pauvre petit animal reste blotti dans son +gîte, espérant passer inaperçu. Un pied maladroit, qui va l'écraser, le +force à débucher. + +Comme il fait bon le voir courir! Comme nous envions sa légèreté, nous +qui avons peine à mettre les pieds l'un devant l'autre! + +Mais, hélas! il ne courra pas longtemps. + +Tous ceux qui sont montés se lancent à sa poursuite, et organisent ainsi +à l'improviste une vraie chasse à courre. + +Les plus rapides ont coupé la route à l'animal, qui revient, affolé se +heurter à la colonne. Il passe entre les jambes des troupiers, qui +essayent en vain de l'assommer à coups de fusil. + +Il échappe sain et sauf, mais les Arabes du convoi le guettent. + +Ceux-ci sont très-adroits avec leurs matraques, qu'ils lancent au-devant +du lièvre. + +Un premier coup l'atteint dans les jambes. Il roule comme une boule. + +Il est tué. Non. + +Il se relève et repart dans une autre direction avec une ardeur +nouvelle. + +Cette fois une matraque, lancé d'une main sûre, l'étend roide mort. Il +est ramassé. On lui coupe la gorge pour satisfaire aux prescriptions de +Mahomet, qui veut que toute bête soit saignée par celui qui doit la +manger. + +Lestement la pauvre victime disparaît dans le burnous de son meurtrier, +qui la vendra cinq sous à l'arrivé à l'étape. + +Souvent les arabes prennent le lièvre au gîte. + +Celui-ci, anxieux, ne bouge pas, comme toujours, espérant que cette +multitude d'ennemis qui viennent le troubler chez lui, disparaîtront +bientôt. + +Mais il a compté sans l'Arabe. De son oeil perçant, l'ennemi a découvert +l'animal, piteusement ramassé dans sa cachette de verdure. + +Le chasseur, insouciant d'allures pour mieux tromper, marche contre le +vent. Arrivé près du lièvre, il le cueille délicatement de ses cinq +doigts, lui coupe la gorge et l'enfouit sous ses haillons. + +A chaque étape se renouvellent ces scènes, qui perdent peu à peu de leur +charme par leur fréquence. + +En passant à un autre genre d'exercices, on voit quelquefois des +_fantasias_ ou mariages arabes. + +La colonne arrive près de douairs amis. + +On fête un grand mariage. Un jeune cheik vient d'épouser la fille d'un +caïd. + +Les membres des diverses tribus forment deux groupes nombreux. + +D'un côté, les femmes, complètement enveloppées dans leur blancs _haïk_, +suivent la mariée et poussent des cris aigus en signe de joie. Rien +d'énervant comme ces bruits. Pour les accentuer davantage, les femmes se +frappent la bouche à petits coups; elles interrompent ainsi les sons, et +imitent le bruit grincheux de la crécelle. + +L'héroïne de ce tapage s'avance stoïquement parmi cette foule, qu'elle +domine de toute la hauteur de dromadaire sur lequel elle est juchée. + +Habituée aux mouvements onduleux de cette bête du désert, qui oscille +comme un vaisseau secoué par la lame, la mariée saharienne se balance +mollement sur son palanquin caparaçonné d'or et de pierreries. + +Le dromadaire, tout fier de porter un pareil fardeau, marche gravement à +travers les sables mouvants, sans se laisser décontenancer par la +_fantasia_ furieuse qu'exécutent les hommes formant le second groupe. + +Ceux-ci, montés sur de beaux chevaux arabes, font des tours d'adresse et +de grâce devant la procession des femmes. + +Rien de plus adroit que ces cavaliers indigènes. + +Ils prennent une centaine de mètres d'avance sur le cortège, qui +s'avance lentement. Se groupant alors par trois ou quatre, et tenant +chacun un long fusil à la main, ils reviennent furieusement sur leurs +pas, changeant à fond de train. + +Arrivés près de la mariée, ils lancent leurs armes en l'air, les +ressaisissent lestement et font feu d'une main, en même temps que d'un +vigoureux coup de jarret ils exécutent une brusque volte-face avec leurs +chevaux, qui s'arrêtent court, frémissant sur leurs jambes nerveuses. + +Un maladroit laisse parfois tomber son arme. + +Il continue à charger quand même, et, retournant bientôt en arrière, il +passe près de l'endroit où repose son fusil, se penche sur l'étrier, +enlève prestement le _moukala_, le fait tournoyer au-dessus de sa tête +en un moulinet rapide, et le décharge en poussant des hourras +formidables. + +Le cavalier arabe, lancé à fond de train, ignore s'il existe. + +Tout entier à la joie délirante qui s'empare de lui dans sa course +folle, il perd conscience du danger, et abandonne sa monture à une +ardeur qui tient de l'affolement. Les cavaliers se croisent, se coupent, +se traversent les uns les autres, sans aucun souci des rencontres +fatales qui souvent s'ensuivent. + +Aussi, de graves accidents arrivent fréquemment. + +Un jour, mon bataillon manoeuvrait en ordre serré. Un escadron de saphis +faisait l'école des fourrageurs sur notre front. + +L'officier qui dirige la manoeuvre ordonne un ralliement. + +Prompts comme l'éclair, les cavaliers se précipitent à l'instant de tous +les points de l'immense terrain de manoeuvre. Dans leur course oblique +pour se rassembler au chef, deux d'entre eux se heurtent l'un contre +l'autre. Les chevaux assommés du choc, roulent sur le sol. Les cavaliers +arrachés de leur selle, sont lancés de plusieurs pieds en l'air et +retombent insensibles. On les relève. Des flots de sang les inondent. +Ils meurent à l'hôpital la nuit suivante. + +Les camarades ne sont nullement impressionnés de ces accidents. A la +manoeuvre suivante, ils apportent la même insouciance dans leurs +allures, et continuent, comme par le passé, à se moquer de toute +prudence. + +La colonne admire, sans s'arrêter, l'adresse et la grâce des jouteurs, +jette un regard de convoitise sur le groupe des femmes, et nous défilons +devant la mariée, qui entr'ouvre sournoisement son _haïk_ pour regarder +les _lascars_. + +Cet incident jette une agréable diversion sur la marche de la colonne. +Ça défraye les causeries et fait oublier une heure. + +Lorsque les troupes voyagent en pays habité, des événement d'un autre +genre marquent quelquefois notre passage. + +Je fus le héros d'une petite aventure, dont le dénoûment, quoique +correct, ne m'apporta pas toute la satisfaction que j'étais en droit +d'en attendre. + +Il est un fait avéré que le troupier en route a toujours faim; tellement +que, maintes fois, je me suis moi-même trouvé à point de dévorer +l'arrière-train d'un animal, de quelque taille qu'il fût. Aussi, malheur +à tout mouton, chèvre ou autre, qui a la malencontreuse fantaisie de +venir dans nos parages. + +La maraude est sévèrement défendue cependant, et les officiers et +sous-officiers ont des ordres précis pour faire exécuter cette +prescription. + +Nous étions sur la lisière d'une forêt de broussailles. + +Un douair arabe avait planté ses pénates dans les environs. + +Étant chef de l'arrière garde, j'entends soudain, dans les profondeurs +de la forêt, léger bêlement, très-engageant pour un affamé. + +Je m'approche, et vois une dizaine d'hommes se précipiter avec ardeur +pour faire un sort à un cabri de fort belle taille. + +Je m'arrête un moment sous le charme des formes arrondies de l'animal. +Ses succulents gigots, promptement dessinés dans mon imagination, +m'apparaissent pleins d'attraits, frétillant dans la graisse de la +marmite. + +Un instant je succombe, et, qu'on me le pardonne, se suis sur le point +d'enfreindre ma consigne. + +Mais, jetant un regard sur ceux qui m'entourent, leur déploiement de +forces me rappelle vite au devoir. + +Les troupes administratives, flanquées de saphis et de tringlots, sont +bien représentées. Quelques légionnaires, aux allures rigides figurent +aussi parmi les assaillants. + +Les convoitises effrénées, les désirs immodérés, toutes les mauvaises +passions se reflètent sur les visages. Parmi les plus acharnés se +distinguent surtout les boulangers, mettant baïonnette au canon pour +s'élancer à l'assaut. + +Le cabri, calme dans sa candide naïveté, regarde tous ces préparatifs +d'attaque d'un oeil doux et profond. Marchant légèrement sur le gazon +frais, il tend sa petite tête idiote vers le groupe bariolé, qui le +cerne bientôt de tous côtés. + +De nouvelles forces attirées par de nouveaux bêlements très-alléchants +pour l'ennemi, surgissent de tous les points de l'horizon. + +Le cercle des baïonnettes se resserre, et dans quelques instants le +chevreau aura cessé de vivre. + +Un légionnaire a déjà lancé une botte, indécise, il est vrai, mais le +danger grandit, et le dénoûment est facile à prévoir. + +Un _A vos places!_ formidable s'échappe de mes lèvres et tombe comme une +massue sur ces mécréants, qui s'enfuient, la mine piteuse. + +L'animal est sauvé, et je le livre sain et sauf, non sans regrets, au +vieil Arabe qui me le réclame. + +Le même soir, la bouche souriante d'une sereine satisfaction, je rendais +compte au colonel des événements de la marche. Dans l'intérêt de mon +avenir, je n'oubliais pas l'incident du cabri. + +--Je vous remercie, dit-il à haute voix, vous avez bien fait votre +service. + +Puis, clignant de l'oeil d'un air malin et parlant mystérieusement: + +--Est-il beau, au moins, votre chevreau? + +--Magnifique, mon colonel, et son propriétaire, à qui je le rendis, me +remercia cordialement de mon intervention opportune. + +--Imbécile! fait-il. + +Et, tournant dédaigneusement les talons, il s'éloigne en grommelant +d'une manière fort peu aimable pour moi. + +Atterré de cette singulière réception, je me retirai chez moi, l'âme en +proie à un monde de réflexions. Bientôt j'en pris mon parti, et je ne +regrettai pas ma conduite, que je considérais comme pleine de dignité. + +Cependant, plus tard, mes principes là-dessus perdirent insensiblement +de leur pureté primitive. Ils finirent même par s'évanouir tout à fait. + +A la guerre comme à la guerre! + +Je m'accuse ici de ne pas avoir toujours respecté le bétail intéressant. +Rien de bon comme la faim, mais il faut la satisfaire. + +Que ceux qui me blâment me jettent la première poule! + + + + + XXVI + + MÉLANGES + + +Je voguais sur le boueux Mississipi, à raison de trois cents milles par +jour. + +J'avais payé cinq dollars le droit de m'embarquer sur le pont du +_Grand-Republic_, pour y coucher sur des sacs jusqu'à Saint-Louis. + +Cela devait durer six jours. + +Les passagers de pont étaient multiples et variés. L'élément nègre y +régnait en majorité, et y apportait comme accessoire un fameux +contingent d'animaux, microscopiques, ou à peu près, comme taille, mais +barbares dans leurs effets. + +Je m'en aperçus à Memphis, d'une manière qui éloignait toute discussion. +Quoique habitué aux intempéries des choses, mon épiderme se révolta +contre cette invasion inopportune. Je lâche le _Grand-Republic_ à +Memphis. + +D'ailleurs, la navigation commençait à me peser, et je désirais +ardemment être entraîné vers le Canada par le vapeur terrestre. + +Mes habits avaient une certaine allure de vétusté, qui éloignait +l'attention. Il m'était impossible de poser en homme élégant. Mes bottes +éculées et rougies par absence de cirage, mon paletot déchiré aux poches +et ma casquette cosmopolite me défendaient d'avoir aucune prétention. + +C'est pour cela que je fus profondément touché dans mon amour-propre, +quant un beau monsieur, à longue barbe, portant un élégant pardessus sur +le bras, vint s'asseoir près de moi, dans le compartiment du wagon qui +devait me porter à Cairo. + +--Bonjour monsieur. + +--Bonjour monsieur. + +Cette entrée en scène me fait beaucoup de bien, et il continue: + +--Vous allez au Canada, je crois? + +--Parfaitement, monsieur, dis-je avec onction. + +--Ah! quel heureux hasard me fait vous rencontrer! + +Le mot heureux aurait pu être mieux placé, pensai-je à part moi; mais +doucement ému, je réponds: + +--Oui, monsieur. + +Ces dernières paroles, bien senties, inspirent une bonne idée à mon +compagnon, qui poursuit: + +--Vous venez prendre un verre? + +Ceci met le comble à ma satisfaction. J'accepte. + +Chemin faisant, le beau monsieur me décline son nom, sa profession, sa +nationalité, ses qualités de marchand d'oranges, ayant une cargaison +allant de la Floride à Montréal. Il ajoute que ses bagages sont partis +en avant. + +Cette dernière phrase ne m'intéresse d'abord que médiocrement, mais je +prends un bock quand même. + +Un autre gentlemen, que nous trouvons dans la buvette, nous sourit +gracieusement et boit avec nous. Nous sortons et j'escorte mon nouvel +ami, qui ne me semble pas reprendre le chemin de la gare. Je le lui fait +observer respectueusement. + +--Nous allons payer mon fret aux bureaux du chemin de fer, répondit-il. + +Quelques pas plus loin, un autre gentil monsieur, portant aussi un +élégant pardessus sur le bras, avertit mon compagnon que ses oranges +sont emmagasinées, et que le transport se monte à tant. + +Howard,--c'était le nom de mon bienveillant ami,--s'empresse d'exhiber +un chèque de mille dollars. + +Le directeur des chemins de fer fait un geste significatif: il n'a pas +de monnaie. + +Howard se tourne de mon côté, et me prie de vouloir bien lui avancer la +somme nécessaire pour payer son fret, contre son chèque que je pourrai +toucher le lendemain. + +Tout fier de pouvoir rendre service à un si digne gentleman, je fouille +dans ma chemise de flanelle, et j'accroche tout ce que j'avais sur moi: +à peu près cent cinquante dollars. Je les donne à Howard, sans un moment +d'hésitation. + +Machinalement, je mets le chèque de mille dollars dans ma poche, et nous +voilà en route. + +Craignant le départ du train, j'insiste auprès de mon ami pour retourner +à la gare. + +--J'irai dans un instant, et, si vous voulez vous y rendre tout de +suite, veillez, je vous prie, sur mes bagages, que j'ai confiés à un de +ces nègres, qui sont si voleurs. + +Ce dernier mot, sur lequel Howard appuie la bouche en O, m'ouvre de +riants horizons. Un éclair m'illumine. Je me rappelle subitement que les +bagages de mon ami étaient partis en avant. + +Je suis floué! m'écriai-je, et, prenant un revolver que je portais +toujours sur moi, comme tout bon Yankee, je prie Howard de me rendre mes +fonds alléguant l'impossibilité de toucher le chèque avant le départ du +train. + +--Comment, monsieur, vous doutez, je crois de ma véracité! + +Ceci est dit avec une telle dignité, que j'en suis tout ébranlé. Je ne +me rappelle pas avoir vu un autre visage exprimer aussi douloureusement +l'honneur offensé, que celui de Howard en cet instant. + +Je me roidis cependant contre ma mollesse, et j'insiste avec plus +d'énergie encore pour être remboursé de mon argent. + +Le revolver aidant, mon ami se met à compter ma petite fortune. Il fait +cependant disparaître vingt dollars, et je suis bienheureux d'en être +quitte à si bon marché. + +Essoufflé, j'arrive à la gare à temps pour sauter dans mon wagon. Je +respire avec bonheur, et, prenant mon calepin, j'écris: «Je viens de +l'échapper belle. Un malin a failli me la faire à l'américaine. Il s'en +retire avec vingt dollars seulement.» + +C'est en voyant aujourd'hui ce bon vieux carnet que je consigne ici ce +souvenir. J'en trouve bien d'autres dans ce calepin des temps passés. + +Le train qui me portait vers le Canada se conduisit comme tous les +trains. + +Un pont avait été enlevé à quelques milles de Memphis, et il fallut +transborder passagers et bagages. C'était d'autant plus ennuyeux qu'il y +avait beaucoup de boue. A part ce retard, nous n'eûmes aucun arrêt +important jusqu'à Montréal, et la nappe d'air qui me séparait de cette +ville fut déchirée avec un entrain remarquable. + +Quand le sifflet de la locomotive m'annonça ma ville natale, je faillis +être suffoqué par l'ouragan de soupirs qui me gonfla la poitrine. Il y +avait trois ans que je voyageais. + +Trois ans! je trouvais cela bien long, et maintenant il y aura bientôt +dix ans que je n'ai pas revu mon beau Canada. + +Alphonse Kart a bien raison de dire que le plus pur patriotisme réside +chez les exilés. Plus les années de séparation s'accumulent, plus +grandit chez eux cet amour que ressent tout individu pour le pays qui +l'a vu naître. + +La patrie pour moi, c'est le petit village qui se mire dans la rivière +des Prairies. + +Je vois encore, debout dans la plaine Germain, le cher collège, où +j'appris à épeler les premiers mots. + +J'évoque, dans mon esprit, le souvenir de tous mes camarades d'enfance, +avec lesquels je me flanquais de fameuse tripotées: les Barrette, les +Bazinet, les Bisson, les Terriens, et surtout les Caier. Ces derniers, +deux frères, me détestaient cordialement. Ah! ça, par exemple, je le +leur rendais bien. C'étaient toujours entre nous, des duels à mort où le +sang n'était qu'un accessoire très-rare. + +Le haut et le bas du village formaient deux camps. Malheur à celui qui +osait s'aventurer seul chez l'ennemi. Il était sûr de recevoir une +maîtresse raclée. + +Ces jeux de guerre ont peut-être contribué à me donner le goût pour la +boxe. + +Tout cela est déjà bien loin. Et si mes petits adversaires d'alors +daignent me lire aujourd'hui, je les prie de me pardonner les coups de +poing d'antan. Car autant je détestais mes ennemis de l'enfance, autant +je les aime maintenant. + +Je revois encore le beau couvent de mon village. Son deuxième étage +était paré,--l'est-il encore?--d'une immense galerie, sur toute sa +longueur. + +Les pensionnaires y prenaient leurs ébats à certaines heures. Je ne +manquais pas alors de me rendre aux environs, et de lorgner une certaine +brune, aux yeux bleus, qui me répondait de son mieux. Quelle joie quand +nous pouvions échanger un sourire, et quelle tristesse quand je +constatais son absence! + +Elle est bonne mère de famille maintenant, et elle a, j'en suis sûr, +oublié son amoureux de douze ans. + +En face de l'église, le terrain descend en pente roide. + +L'hiver, c'était le rendez-vous des gamins pour les glissades. Nous +faisions le désespoirs des passants. + +Un de nos grands camarades s'avise un jour d'y amener une longue +_traîne_ [1]. Nous nous fourrons une quinzaine dedans. Nous partons +comme une flèche, et le conducteur, n'ayant pas la force de diriger un +projectile pareil, nous lance sur la clôture du député. + +[Note 1: Sorte de grand traîneau.] + +Deux gamins se font des blessures assez graves. Un rassemblement se +forme à l'instant. Les coupables disparaissent tout de suite, comme par +enchantement laissant dans la brèche la pièce conviction. Quelle terreur +pour la bande! + +Le député sort de chez lui, s'emporte violemment et menace les coupables +de la prison de Réforme. + +Diable! briser la haie d'un député, c'était terrible, et nous, dans +notre ignorance, nous n'avions pas attaché assez d'importance à cette +grave affaire. + +On ne glissait plus devant l'église depuis cet événement. Et chaque fois +que je rencontrais le député, je rougissait de mon mieux. M'a-t-il +pardonné le trou dans sa haie? + +Le moyen de voler les pommes sans être pincé fut inventé, je crois, par +un de mes compatriotes. Il prenait une longue gaule, à l'extrémité de +laquelle il attachait un crin à noeud coulant. + +Sous prétexte d'attraper des oiseaux, il contournait les vergers, +fouillait les arbres, et, choisissant le plus beau fruit, il le +décrochait vivement. + +J'avais ma part dans l'opération, et, quoique laissant mon camarade agir +comme plus adroit, je lui désignais les pommes à saisir. Elle étaient +toujours d'un savoureux exquis. + +Le temps des noix amères amenait un autre genre d'occupation: la chasse +aux _suisses_. C'est un petit rongeur, genre écureuil, qui se loge dans +les clôtures de pierre. + +Le point de rassemblement était toujours la maison d'un ami, dont le +père était bon pour les petits compagnons. Les pères ne sont pas +toujours bons. Témoin quelques-uns qui nous recevaient à coups de fouet; +ce qui manquait d'encouragement. Le père de mon ami Lozeau était +très-complaisant et ne se servait jamais du fouet. Nous nous réunissions +donc chez lui, et de là partions en chasse, par un jour de congé. + +Arrivés aux champs, chacun ouvrait l'oeil, et, le premier suisse +découvert, nous chargions en fourrageurs. + +L'un guettait une passe avec une pierre énorme; l'autre fouillait un +trou avec un bâton. Celui-ci, les manche retroussées, attendait le +gibier pour le frapper au passage; celui-là surveillait les environs. + +Le voilà! et tout le monde de courir, de crier à tue-tête. + +On en pinçait quelques-uns, le plus souvent on les manquait. + +Ensuite nous allions aux noix. + +Nous devenions à l'instant mystérieux. Le propriétaire ne badinait pas +et défendait l'entrée de sa propriété aux amateurs de noix. Grimpant sur +les arbres quand même, nous bourrions consciencieusement nos poches, nos +chemises, nos casquettes. + +Voilà M. Désormeaux! + +A ce cri, des bruits de branches qui se cassent d'habits qui craquent, +de culottes qui se déchirent, se faisaient entendre; quelques-uns se +laissaient tomber de l'extrémité des branches. Et quelle fuite! quelle +panique! + +Pendant les grandes chaleurs, c'étaient des baignades à n'en plus finir. + +D'immenses radeaux étaient attachés au rivage, et nous y organisions nos +plaisirs. Prenant un grande rame, que l'on plaçait en équilibre, un bout +sous un _plançon_,[2] on s'en servait comme tremplin d'où l'on piquait +des têtes splendides. + +[Note 2: Tronc d'arbre équarri servant à la construction des navires.] + +Quand il faisait trop froid, on se chauffait au soleil, sans se +rhabiller, et l'arrivée d'une autre bande de gamins donnait le signal de +nouveaux plongeons. Cela se renouvelait quinze fois par jour. + +Le moyen de ne pas succomber à la canicule avec une vie pareille! + +Aussi, un été, j'avais en même temps quatre clous dans le dos, deux plus +bas, trois sur le genou gauche, un dans la tête et cinq sur la poitrine. +Mais je me baignais toujours, et la canicule n'eut jamais raison de mon +amour pour les plongeons. + +Les bonnes petites histoires que l'on se racontait le soir, quand, +mollement enfouis dans l'herbe, chacun couché sur le dos, regardait les +étoiles! + +Un grand garçon dont le père était guide de _cage_, [3] avait le +monopole de ces choses. + +[Note 3: radeau.] + +«Mon père revenait de la ville par une nuit bien noire. Sa jument +trottinait doucement dans la grande montée, quand minuit sonna. Il se +trouvait, en ce moment-là, dans un endroit écarté, entièrement entouré +de bois. Soudain, il s'aperçoit qu'on le poursuit avec persistance. Se +retournant, il voit un grand cheval noir qui le regarde d'un oeil +brillant. + +«Prenant peur, mon père fouette sa jument, qui part comme un trait. + +«Le cheval noir suit sans effort et paraît, à chaque instant, vouloir +mettre ses pieds de devant dans la charrette. + +«Mon père sent ses cheveux soulever son bonnet de castor, et il fouette +sa bête avec une ardeur nouvelle. + +«Le cheval noir n'est nullement ébranlé de cette vitesse insensée, et, +choisissant probablement l'endroit propice, il met ses pieds de devant +dans la charrette, qui s'arrête court. Puis, regardant mon père d'un air +suppliant, il semble lui demander un service. + +«Mon pauvre papa, presque mort de frayeur, croit voir des cornes à la +tête du cheval et des fourches à ses pieds. Recommandant son âme à saint +Jean-Baptiste, son patron, il prend son couteau et frappe légèrement le +loup-garou derrière l'oreille. Une goutte de sang s'échappe de la +blessure, et, à l'instant, le cheval devient un homme. + +«Ce loup-garou était un malheureux pécheur que ne s'était pas confessé +depuis sept ans, et le bon Dieu, pour le punir, l'avait changé en +cheval. Chaque nuit le voyait, infatigable, courir partout jusqu'au +matin, pour recommencer la nuit suivante. + +«Remerciant mon père de l'avoir délivré des griffes du démon, il promit +de faire à l'avenir ses devoirs religieux et disparut dans les bois.» + +Là-dessus le camarade se tait, et nous nous serrons tous les uns contre +les autres. + +Le silence règne pendant quelques instants, et chacun réfléchit au +trajet qu'il a à faire pour arriver chez lui. Certains doivent traverser +une grande distance sans maison, et craignent qu'un loup-garou +quelconque leur demande délivrance. + +Un brave se hasarde cependant à demander une autre histoire. + +Faisons bien la différence entre histoire et conte. Le dernier n'est +jamais vrai, mais l'autre l'est toujours. Malheur au sceptique qui +oserait en douter. Il serait honni, conspué de toute la jeune +génération, et de beaucoup de vieux, qui, pour le plus grand nombre, +croient aussi à ces choses effrayantes. + +Notre grand camarade se fait un peu prier, mais, finalement, devant +l'insistance générale, il se décide à nous raconter une autre +fantastique aventure de son père. + +Il réclame une attention soutenue,--chose bien inutile,--car, dit-il, +c'est une histoire de feux follets. + +Il commence. + +«Mon père descendait la rivière, en _canot_, par une nuit sombre. +Mettant son aviron en travers, il se laissait aller au courant de l'eau +et faisait sa prière du soir. + +«Tout à coup, trois feux follets, en trépied, lui apparaissent et se +mettent à danser sur la _pince_[4] du canot. + +[Note 4: Proue.] + +«Faisant un signe de croix, mon père prend son aviron et vire de bord. + +«Les feux follets s'éloignent et continuent leur danse sur le milieu de +la rivière. Quelques moments après, ils reviennent de nouveau sur +l'avant de l'embarcation. + +«Mon père se sent devenir fou de peur. Il rame avec une vigueur +surhumaine, mais sans résultat; car, cette fois, les apparitions +maintiennent le canot immobile. Épuisé, il recommande son âme à Dieu et +interroge les feux follets. Silence terrible. + +Peu à peu, la rivière se couvre de nombreuses lumières. Dans toutes les +directions apparaissent quantités de feux fantastiques, qui achèvent de +faire perdre la tête à mon pauvre père, qui reste comme pétrifié dans le +fond du canot immobile. + +«Soudain, il se rappelle ne pas avoir payé une messe, qu'il avait +promise pour le repos de l'âme de sa mère. Il jure tout de suite d'en +commander deux le lendemain matin. + +«A l'instant, tout s'évanouit. La nuit redevient noire, et le courant +entraîne de nouveau le canot. + +«Mon père tint parole et fit chanter deux messe. Les feux follets ne lui +apparurent jamais depuis.» + +Cette histoire terminée, personne ne tient en place. On essaye de se +rassurer en se pressant davantage les uns contre les autres. Les yeux se +ferment, crainte d'apercevoir quelques feux follets dans le noir +horizon. L'oeil brûlant du grand cheval noir loup-garou perce les +ténèbres, et sème une indicible terreur dans nos jeunes âmes. + +Pour ma part, je me figure être en canot entouré de sinistres +compagnons: feux follets en trépied, luques blancs, cercueils rangés en +quantités innombrables, plusieurs antéchrists de sept ans chacun, qui me +brûlent de leurs yeux de flammes, revenants par milliers, démons +fourchus et cornus annonçant la fin du monde, chaînes se traînant +bruyamment dans les masures abandonnées, fées terribles, et encore, et +encore. + +Nous n'avons plus, personne, la force de demander à notre ami de +continuer, mais lui, un fois lancé, ne tarit plus. + +C'est étonnant comme ce garçon-là était érudit. En y réfléchissant +maintenant, je me demande encore où diable il avait pu apprendre tout ce +qu'il nous racontait. + +Il aborde la venue prochaine de l'Antéchrist, prédit la fin des siècles, +parle du purgatoire, cause du miroir des âmes,--livre effrayant qui +peint l'horreur d'une âme en péché mortel.--Enfin notre camarade est +inépuisable. + +Quand l'heure nous force, malgré nous, à regagner le logis, c'est en +tremblant, l'oeil sur le qui-vive, que nous arrivons chacun chez nous. + +Aussitôt couché, je nage dans un bain de sueur. Je n'en persiste pas +moins à me couvrir complètement, et mon imagination de travailler. + +Je vois une grande fosse; au fond, un cercueil où m'attire un cadavre +qui lance des flammes par les yeux, le nez, la bouche, les oreilles. +J'essaye de fuir ces visions effroyables. Vains efforts. Une corde, que +je coupe et qui se rattache sans cesse, s'enroule autour de moi et +m'attire dans la fosse. Je veux crier; ma voix s'éteint sur mes lèvres. +J'étouffe et je perds connaissance. + +Le lendemain soir, je prie mon grand camarade de nous raconter encore +des histoires, et en me couchant, je recommence un autre cauchemar. + +Quelles franches et terribles peurs nous avions en cet heureux temps! + +Ce qu'il y a d'étonnant cependant, c'est qu'actuellement je n'approuve +pas du tout l'habitude qu'ont les personnes âgées d'effrayer les +enfants. Ces braves vieilles gens choisissent de préférence un endroit +solitaire pour y faire surgir toute une kyrielle de sorcier, fées, +revenants. Ah! comme c'est épouvantable pour le gamin de passer près de +ces endroits, quant le hasard le force de fréquenter ces dangereux +passages! + +Je me demande comment il se fait que je ne sois pas mort de frayeur. + +Les voyages de l'intelligence, aidée de l'instruction, dépouillent +l'homme de ces sottes peurs. Cependant, j'ai vu des garçons sains et +vigoureux de corps et d'esprit,--des _voyageurs_[5] par +exemple--conserver, jusqu'à leur dernier soupir, les craintes +superstitieuses de leur enfance. + +[Note 5: Flotteurs de bois.] + +Dans les chantiers de la rivière d'Ottawa et du nord de Montréal, les +principaux amusements des hommes, après le repas du soir, consistent à +écouter les histoires de deux ou trois de leurs camarades, qui excellent +dans ce genre de récits. + +Chaque chantier possède généralement quelques sceptiques qui affichent +de ne croire à rien. Il blasphèment avec une ardeur admirable, chaque +fois qu'une occasion futile se présente. Ils finissent ainsi de faire +croire à leurs cédules compagnons tout ce qui leur passe par +l'imagination. Ils affirment même avoir des relations directes avec le +diable en personne. Pour cela, ils s'arrangent de manière à amener les +événements dans lesquels ils s'entourent, comme héros, de circonstances +voulues et préparées d'avance. + +Bientôt la renommée diabolique de ces soi-disant suppôts de l'enfer +s'étend sur toute la région où hivernent les voyageurs, et cette +renommée fait la gloire de ces ambitieux. + +Ces pauvres diables sont bien inoffensifs cependant, et quand un +accident les amènent trop près de la mort, ils se mettent tout de suite +à faire des signes de croix répétés, accompagnés d'actes de contrition +suprême. + +Ce que je dis de la vie des chantiers au pays m'est dicté par mon +expérience personnelle, car j'ai fait moi-même une campagne de printemps +à la _drave_.[6] Mais avant de vous la raconter, il me faut revenir à la +gare Bonaventure, où je venais d'arriver, à ma rentrée des États-Unis, +dont un des malins habitants avait failli me soulager de mon +porte-monnaie à Memphis. + +[Note 6: Flottage du bois.] + +J'ai déjà dit que mes vêtements laissaient quelque peu à désirer, sous +le rapport de l'élégance. + +Il me fallait faire peau neuve pour me présenter à ma famille. On ne +revient pas d'un voyage de trois ans aux États-Unis sans avoir fait +fortune. C'était alors l'idée qui me hantait. + +Pour prouver ma richesse, j'entrai dans un magasin de confection de la +rue Saint-Joseph et j'y achetai un complet galbeux. + +Comme complément d'élégance, je me procurai une chaîne en plaqué pour +attacher une vieille montre, que je cachais dans mon gousset. Il est +bien entendu que cette chaîne ne se trahit jamais, et eut toujours +l'honneur d'être en or le plus pur. + +Ainsi affublé, je pris le tramway et courus chez mon père. + +Mon retour inattendu fut une grande réjouissance. On assomma le vaillant +veau gras pour me recevoir. Ce ne furent que noces et festins pendant au +moins quinze jours. + +Ensuite il fallut songer à une occupation. + +Je n'avais qu'à faire le choix d'un état, car mes travaux multiples et +variés aux États-Unis me permettaient de me présenter partout comme +très-expert dans toutes sortes de métiers. + +En conséquence, je débutai chez un marchand tailleur que je lâchai +bientôt pour un épicier, auquel succéda une agence d'assurances. Cette +dernière position ne me sourit pas longtemps, et j'entrai à l'École +militaire, où j'eus l'honneur des deux certificats gagnés sans trop +d'efforts. + +Puis je devins comptable d'un entrepreneur de la municipalité. + +Quinze jours après, j'étais conducteur de tramways. Un jour de mauvaise +humeur, le flanquai sur le pavé de la rue Notre-Dame un inspecteur qui +m'embêtait, et, après une histoire orageuse, conséquence de la culbute +du susdit inspecteur, je m'engageai dans une briqueterie. + +Je montrai de réelles aptitudes dans le discernement des briques de +front, de refente, d'intérieur, de cheminée, et, en peu de temps, je fus +contrôleur. Heureux de cet avancement exceptionnel, j'étudiai davantage +l'art de prendre le plus de briques possible dans les mains et de les +lancer à une distance incroyable. Je chargeais un tombereau avec une +gracieuse élégance. + +Ces grandes qualités, aidées de dispositions commerciales inédites, me +casèrent fort avant dans la confiance des patrons, qui m'envoyèrent dans +Ontario, pour vendre une machine à mouler le plus grand nombre de tuiles +dans le plus court espace de temps possible. Cette machine brevetée +était due au génie inventeur de mes bourgeois. + +Je parcourus toutes les principales villes d'Ontario. Je faisais +beaucoup d'argent et j'étais très-heureux. En conséquence, je m'ennuyais +beaucoup, et j'abandonnai un jour tuiles, briques, machines, etc., pour +m'embarquer pour le Manitoba, que je visitai comme militaire. + +De retours au pays, quinze mois après, autre veau gras assommé, +réjouissances, nouvelle édition, puis marasme et enfin recherche d'une +occupation. + +Pour varier et faire du neuf, j'entrai en campagne, à la drave des bois, +sur le lac Ouareau. + +Notre chantier était construit sur les bords de la petite rivière +Shwaugan. + +J'étais ce qu'on appelle un novice, et, maintenant que j'ai fait le tour +du monde, je jure ici n'avoir jamais vu d'individus risquer aussi +vaillamment leur vie que les voyageurs de nos chantiers. + +Il est vraiment admirable de voir ces gaillards diriger une embarcation +dans les plus dangereux rapides. Une _jam_ se forme-t-elle, tout de +suite les hommes partent avec des leviers, et se mettent en train de la +briser. + +Une jam est un amoncellement de bois qui se forme dans les rapides, les +chutes, les passages étroits, les bas-fonds. La circulation est ainsi +arrêtée, et il s'agit coûte que coûte de briser ce barrage accidentel. + +Les hommes sont chaussés de fortes bottes, garnies aux talons de clous +solides et pointus, qui empêchent le travailleur de glisser sur le bois +lisse et gluant, suite d'un séjour prolongé dans la rivière. Ces bottes +sont en outre percées de trous qui permettent aux eaux de s'échapper. + +Le _foreman_[7] examine d'abord la jam d'un oeil connaisseur, et, ayant +trouvé la pièce de bois, cause du barrage, il la désigne à ses hommes, +qui se lancent hardiment sur le pont vacillant. Un ou deux restent en +observation et avertissent les autres d'un mouvement quelconque de la +masse, qui souvent part comme la foudre. + +[Note 7: Conducteur.] + +Il n'est pas rare de voir quelques uns de ces malheureux voyageurs +perdre la vie, entraînés par les bois. Chaque printemps, on enregistre +des pertes d'existences assez nombreuses. + +Pendant ma campagne, on opérait sur le lac Ouareau, comme je l'ai dit +plus haut. Voici la manière de procéder pour la descente des bois. On +entasse les billots l'hiver sur la glace d'un lac quelconque qui a son +débouché sur une grande rivière, par le moyen d'un petit cours d'eau, +souvent accidenté ci et là de rapides et de chutes assez élevées. + +Près de la source de cette petite rivière, s'élève un barrage solide qui +retient les eaux au printemps, à la fonte des neiges. Ce barrage est +interrompu au milieu par une écluse qui s'ouvre, non-seulement pour +donner passage aux eaux, mais encore pour laisser sortir les bois que le +courant charrie comme une avalanche, à travers les rapides. + +Telles sont à peu près les dispositions générales pour la drave du +printemps. Cependant, quelquefois les bois peuvent être amenés +directement à une grande rivière, quand les chantiers d'hiver n'en sont +pas trop éloignés. + +A notre arrivée au lac Ouareau, nous constations que la surface en était +encore gelée. Il fallut scier un passage à travers ce pont artificiel. +Quinze jours entiers furent employés à cette besogne, extrêmement +fatigante. Voici la manière de procéder. + +Calculant la largeur nécessaire, on scie la glace sur toute la surface à +canaliser. Les morceaux sont ensuite saisis et plongés sous les bords du +canal au moyen de gaffes, le passage se trouve ainsi libre. + +Une fois cette importante opérations terminée, il s'agit de pousser avec +des perches les billots dans le couloir ainsi obtenu après tant de +peines. + +Chaque flotteur fait rouler à l'eau une dizaine de morceaux de bois et +les pousse devant lui jusqu'au barrage. + +Lorsque tous les billots sont amassés près de l'écluse, deux hommes +adroits se postent, un de chaque côté du passage. Ils n'ont pas une +mince besogne, car il s'agit d'empêcher toute pièce de bois de se +présenter en travers à la sortie. + +Pour cela, il faut avoir bon pied, bon oeil, une grande vigueur +corporelle, et surtout un longue habitude de ce travail, car il est +facile de se figurer la force, l'impétuosité des eaux s'écoulant par +l'étroite écluse. Le niveau du lac dépasse souvent de dix pieds celui de +la petite rivière. Si par malheur un morceau de bois arrivait en +travers, il occasionnerait une jam dans l'écluse; ce qui amènerait de +graves retards et souvent de sérieux accidents. + +Deux hommes restent donc près du déversoir du barrage. + +Les autres sont échelonnés de distance en distance sur tout le parcours +de la petite rivière,--deux ou trois milles.--jusqu'au grand cours +d'eau, dans lequel flottent librement les bois, que d'immenses _booms_ +[8] reçoivent à destination, où les propriétaires font faire le triage. + +[Note 8: Sortes de grands cadres flottants qui retiennent les bois.] + +Près des passages difficiles, tels que rapides, chutes, points +resserrés, on met plusieurs hommes, pris parmi les plus habiles. Ils ont +pour mission d'empêcher toute pièce de bois de stationner contre un roc. + +Si, malgré leurs efforts, il se forme une jam, on avertit le poste +suivant, qui passe la consigne à son voisin, et ainsi de suite jusqu'à +l'écluse, qui est immédiatement fermée. + +Puis on procède à la rupture du barrage près duquel tout le monde est +appelé. + +Pendant ma campagne de 1874, je fus témoin,--d'après le dire de vieux +flotteurs,--de la la plus grosse jam qui ne se soit jamais produite sur +la rivière Shwaugan. + +L'amoncellement de billots s'était formé dans une chute, haute d'une +quarantaine de pieds. Il provenait d'un seul morceau de bois, qui +s'était fiché dans une fente du rocher. Impossible de le déloger, car +son point d'appui était à mi-hauteur de la chute. + +On crie à l'instant de fermer l'écluse. Mais avant que cet ordre pût +être exécuté, des milliers de pièces de bois étaient venues se masser +sur la jam. + +L'eau interrompue, tout le monde se met à la besogne. On essaye les +divers moyens dictés par l'expérience. + +Le _foreman_ désigne maintes pièces qui, pensait-il, devraient être la +clef du barrage, mais toujours sans résultat. + +Comme cette jam était par trop dangereuse pour travailler dessus +librement, on employait un autre moyen pour arracher les billots du tas. +Voici en quoi il consistait. Un croc énorme, portant sur le dos un petit +anneau auquel s'attachait une cordelle, était solidement lié par un +grand câble. + +Deux hommes, placés sur une rive attiraient le croc à eux au moyen de la +cordelle, et le laissait ensuite tomber sur la pièce de bois désignée +par le conducteur. + +Une fois le crochet fiché dans le bois, les autres hommes, postés sur la +rive opposée, tirait au câble, forçant le croc à s'enfoncer d'avantage +dans le billot. + +Puis c'étaient des Ha! hi!... Ha! ho!... pendant de longs moments. + +Tout à coup l'obstacle cédait et roulait dans l'abîme avec un fracas +terrible. Les hommes de la cordelle guettaient le moment de la chute du +morceau de bois pour ramener le croc, qui s'échappait de son logement. + +Et l'on recommençait. + +Ce travail était très-dangereux. Car si l'on n'avait pas réussi à +enlever le croc du billot arraché à la jam, câbles, cordelle, tout +aurait été entraîné dans la chute. Il est alors facile de comprendre que +l'appareil entier aurait probablement, dans sa fuite, accroché quelques +malheureux voyageurs. + +Aussi, comme nous nous garions prudemment! + +Après maints essais infructueux, le foreman faisait ouvrir l'écluse. Un +déluge épouvantable, avec un fracas de tonnerre, inondait la jam, et +enlevait quelques pièces, mais le plus souvent ne réussissait qu'à +consolider l'obstacle davantage. + +Alors, on recommençait à arracher les bois morceau par morceau + +Cela dura dix jours. + +Vers le soir du dixième jour, un certain découragement s'était emparé du +conducteur. Il ordonne de mettre fin aux travaux et inspecte +minutieusement la jam. + +On lui attache une forte corde sous les bras. Puis, une hache à sa +ceinture et une scie à la main, il se fait descendre au bas de la chute, +afin de pouvoir examiner les dessous du barrage. + +Pendant une heure, ce ne sont que des cris de: _Montez! Descendez!_ + +Finalement, le foreman apparaît souriant et nous promet que le lendemain +sera la fin de nos ennuis. + +En effet, le jour suivant, il s'équipe de la même manière que la veille +et descend encore sous la chute. Puis il se met à scier un billot qui +était réellement la clef de toute l'obstruction. + +A chaque craquement sinistre, ceux qui tiennent le câble portant +Jolibois,--c'était le nom du conducteur,--tirent vivement à eux. Le +danger passé, on descend de nouveau le travailleur. + +Tout le monde est sur la rive gauche, attendant le dénoûment avec +anxiété. Les vieux disent que Jolibois a le diable au corps, et +craignent beaucoup pour sa vie. + +Tout à coup, un craquement terrible se fait entendre. Un effondrement, +d'abord très-lent, puis rapide comme la foudre, fait bientôt disparaître +dans l'abîme les masses mouvantes de l'obstruction. + +Les hommes, au câble, essayent d'arracher Jolibois à la mort, mais un +obstacle insurmontable arrête l'ascension. + +_Lâchez tout!_ est le cri général. + +En effet, l'eau est très-profonde au pied de la cataracte, et l'on +pourra peut-être sauver le foreman en le laissant plonger avec les +billots; mais il y trouverait une mort certaine en résistant à leur +chute. + +Tout ceci se passe dans un court espace de temps, à peine concevable à +la pensée. + +Pendant quelques minutes, la terre tremble, des milliers de morceaux de +bois s'engouffrent avec un fracas épouvantable, et le pauvre Jolibois a +entièrement disparu dans la débâcle. + +Les derniers billots tombés, un certain calme renaît. Le bois, qui au +moment de sa chute disparaissait totalement dans les profondeurs de +l'abîme, revient peu à peu à la surface de l'eau. Le petit lac, formé au +bas de la cataracte, en est bientôt complètement couvert, et nous +croyons tous que Jolibois est perdu. + +Quelques bons _habitants,_[9] très-pieux, se mettent à genoux et prient +pour le repos de l'âme de notre brave conducteur. + +[Note 9: Nom général donné aux cultivateurs canadiens. Ces braves gens +utilisent les loisirs de la morte saison en allant travailler au +flottage du bois.] + +Soudain: _Lâchez l'écluse!_ est le cri vibrant qui frappe les oreilles. +On reconnaît la voix du foreman. Un regard, dans la direction du cri, +nous montre Jolibois, à moitié nu, luttant avec vigueur pour monter sur +les bois flottants. + +_Lâchez l'écluse!_ c'est-à-dire, ne vous occupez pas de moi, mais pensez +au devoir, lancez vivement l'eau pour faire flotter le bois pendant +qu'il est libre. Ah! le brave homme! + +Des hourras formidables, des cris de joie s'échappent de toutes les +poitrines. + +On s'empresse d'exécuter l'ordre du chef. Quelques-uns s'occupent du +sauvetage, et tous félicitent cordialement le foreman, que apparaît en +lambeaux. Une de ses épaules est assez fortement contusionnée, mais, à +part cela, il est sain et sauf. Il sourit de satisfaction et paraît +avoir fait une chose tout à fait ordinaire. Il n'a rempli que son +devoir. + +Je dirai ici que l'on choisit toujours le foreman d'un chantier parmi +les plus braves et les plus habiles. Partout où un danger réel existe, +il ne demande jamais à personne d'y aller, il y va lui-même. Il se dit +payé pour cela. + +L'habitude donne divers genres de courage. Ce brave Jolibois, qui, dans +son état, affrontait la mort chaque jour, aurait certainement frémi au +premier sifflement d'une balle à ses oreilles. De même, un vieux +guerrier aurait tremblé en face du danger couru par Jolibois. Celui-ci, +cependant, serait vite devenu un brave, dans le vrai sens du mot, car +son âme était bien trempée. + +Je m'approchai discrètement du foreman au moment où il sortait de l'eau, +et je le regardai avec admiration. Mes yeux étaient humides d'émotion. +Ah! comme j'enviais la force et le courage de ce beau grand garçon, +découplé en Hercule! + +Je le priai de me donner la main. Il le fit en souriant. + +--Allons, ce n'est rien, petit, ce que je viens de faire, et toi,--en me +regardant profondément,--tu en feras autant plus tard. + +Ces paroles me sont restées gravées dans la mémoire. Il est doux à la +vanité humaine d'entendre de semblables prédictions dans la bouche d'un +pareil homme. + +Hélas! non, mon brave, mon bon Jolibois, je n'en au jamais fait autant, +car j'ai quitté tout de suite ton rude métier! J'aurais cependant été si +fier de voir ta prédiction s'accomplir! + +La Shwaugan _clairée_, le flottage se fait dans la rivière l'Assomption, +dont les eaux sont presque partout assez profondes pour porter le bois. +A certains endroits cependant, les rapides assez difficiles donnent +parfois de grands travaux. + +Le système de flottage change beaucoup dans les eaux profondes. + +Les hommes sont répartis en trois groupes: un sur chaque rive et le +troisième dans des chaloupes. + +Chaque chaloupe est montée par quatre flotteurs, dont deux sont armés de +perches ferrées, longues et fortes, et les deux autres, de leviers à +crochets. A ces hommes incombent la besogne de faire dégringoler les +billots arrêtés par les rochers. + +Si un barrage se forme, une chaloupe s'y dirige tout de suite. Les +porteurs de leviers travaillent alors, pendant que les deux autres, +armés de perches s'arc-boutent, chacun à une extrémité de l'embarcation, +la maintenant immobile dans les endroits les plus dangereux. + +L'adresse et la force de ces hommes ne souffrent pas de comparaison. Ils +ont une telle solidité dans les muscles, qu'il peuvent conduire une +chaloupe d'une rive à l'autre, dans les plus puissants rapides, sans +céder un pouce au courant. + +A joliette, une jam s'était formée sur le barrage d'un moulin, en amont +de la ville. + +Un équipage arrive immédiatement sur les lieux. En quelques instants, la +circulation est rétablie, mais menace d'être de nouveau embarrassée par +un amas de billots qui se forme au pied de la digue. Celle-ci domine le +niveau de l'aval de la rivière de sept à huit pieds. Son déversoir livre +passage à une nappe d'eau de trois pieds de profondeur. + +Il est facile de concevoir la force d'attraction engendrée par cette +masse énorme, attirée par une chute de huit pieds. Les hommes n'hésitent +aucunement. + +Laissant leurs perches gratter obliquement le fond de la rivière, ils +permettent à la chaloupe de glisser avec précaution et lentement jusqu'à +la chute. + +Arrivé au barrage, l'homme de l'avant qui tient sa perche en arrêt la +fiche solidement dans le bois de la digue, se campe sur le pont de +l'embarcation, et, d'un effort surhumain, arrête net la chaloupe. Son +camarade de l'arrière se cramponne à son tour. + +Une bonne assise de fond, trouvée pour la perche, leur permet de laisser +encore l'embarcation suivre le fil de l'eau, de manière que la +demi-partie antérieure de la chaloupe arrive à surplomber, dans le vide, +le gouffre liquide; et plus rien ne bouge. + +Les deux hommes armés de leviers, se penchent alors en dehors de la +barque et travaillent à leur aise à déloger les billots. + +Ceci dure un bon quart d'heure, pendant lequel une seule défaillance de +la part des deux autres hommes peut les précipiter tous dans l'abîme. + +Mais ils en ont vu bien d'autres. + +Les pieds cloués sur le pont de la chaloupe, le corps roide et dur comme +le roc, les muscles d'une sûreté d'acier, les deux hommes attachés aux +perches, attendent patiemment que la besogne des camarades soit +terminée. + +Le travail fini, il s'agit de remonter le courant. + +Un surcroît d'efforts prodigieux, alternant d'un homme à l'autre, a +bientôt fait avancer la chaloupe, qui se dirige vers une autre jam comme +si de rien n'était. + +Je remercie le sort de m'avoir convié à ces scènes magnifiques, et +j'affirme que je n'ai jamais vu nulle part de travail plus herculéen que +celui que fait si simplement le voyageur canadien. + +Quelques-uns de ces hommes sont en outre doués d'une adresse qui tient +du prodige, dans le maniement des bois flottant librement. + +Un homme fatigué de marcher sur la rive pour suivre les billots, en +attire un à lui et, aidé de sa longue perche qui lui sert de balancier, +il saute sur la pièce de bois et se laisse aller à la dérive. + +Il s'amuse quelquefois à faire de brillants exercices. Se mettant en +travers du billot, qui descend longitudinalement le courant, le voyageur +fait face à une des rives, et piétinant sur la pièce de bois, il la fait +rouler sous ses pieds avec une vitesse vertigineuse. + +Ces évolutions précipitées impriment un mouvement de propulsion au +billot que traverse ainsi la rivière. + +L'homme courant toujours sur place, donne quelquefois au morceau de bois +une impulsion de rotation si violente, que l'eau, soulevée par l'action, +vole en l'air par-dessus la tête du flotteur, qui apparaît comme nageant +dans un éblouissant arc-en-ciel, quand le soleil brille. + +Un novice, non habitué à ce genre d'exercice, ne pourrait tenir un +instant en équilibre sur le véhicule cylindrique du voyageur. En mettant +un pied dessus, il serait tout de suite lancé à l'eau. + +Ces légers aperçus de la vie accidentée de nos voyageurs canadiens me +sont dictés par mes souvenirs. Mais je promets ici à ces vaillants +garçons, qui forment une si grande partie de notre robuste population, +de les étudier à fond quand je retournerai au Canada. + +Si je ne contribue pas à agrandir leur gloire, j'essayerai au moins de +les faire connaître davantage. + + + + + XXVII + + UNE COLONNE CAMPÉE + + +On donne quelques jours de repos à la colonne. + +Notre camp est installé à une centaine de mètres de l'ancienne redoute +construite à Aïn-ben-Khélil, en 1852. Il a la forme d'un rectangle, dont +les faces sont couvertes par l'infanterie. + +Deux bataillons, une section d'artillerie, un escadron de cavalerie et +les services administratifs nécessaires composent l'effectif. + +Les avant-postes comprennent une escouade par compagnie. En cas +d'alerte, la section seule à laquelle appartient l'avant-garde prend les +armes. Les autres restent au camp et dorment, s'ils le peuvent. + +Sur le front de chaque compagnie, on a creusé un grand trou circulaire, +au fond duquel on allume des feux. Un rempart de sable protège les +causeurs des intempéries du climat, qui est très-froid par une nuit +d'hiver. Les parois de l'excavation sont garnies d'une banquette +aménagée pour servir de sièges aux hommes, qui se chauffent avant de se +retirer sous la tente. + +Ces feux de bivouac sont le rendez-vous des blagueurs et des loustics. + +Les chanteurs y donnent quelquefois de brillants concerts. Les Suisses +et les Allemands excellent dans ce genre d'occupations. Ils forment des +choeurs très-harmonieux. + +Les échos des montagnes du Sud-Oranais eurent souvent l'occasion de +répéter les chants belliqueux des troupes hétérogènes qui composent la +légion étrangère. + +Par une nuit bien sombre, lorsque les feux de bivouac fouettent le vide +noir et estompent leur lumière sur les faces brunies, le spectacle de +ces rassemblements tient de la fantasmagorie. + +Les costumes sont variés; quelques chasseurs d'Afrique se mêlent aux +zouaves et aux légionnaires. Par ci par là, un artilleur jette sur +l'ensemble la note sombre de son uniforme sévère. + +Les causeries roulent sur les marches précédentes et sur les entreprises +probables de l'avenir. Les chefs sont ensuite passés au crible de la +critique plus ou moins éclairée du troupier. + +Parfois un grand silence se fait, et tous les yeux sont fixement pointés +sur la lueur capricieuse des feux. Les pipes fument avec ardeur, et +chacun réfléchit au bonheur de ce monde. + +Puis l'heure avance. + +Quelques-uns se retirent discrètement. + +Enfin, lassés, énervés, les retardataires se décident à se fourrer sous +la tente. + +Le lendemain, ça recommence. + +Des jours, des semaines, des mois entiers, il en est ainsi. + +Et quand l'ordre annonce un départ, tous respirent. Car on se fatigue +plutôt du repos que des marches. Celles-ci éreintent le soldat, mais +chassent l'ennui; tandis que le repos donne prise à la réflexion, de là +souvenirs cuisants, idées sombres, désoeuvrement, apathie. + +La nature se donne quelquefois le plaisir d'émoustiller une colonne +campée. Elle agit sous forme de vent ou de pluie. + +Les tempêtes de vent déracinent les tentes, et en sèment le contenu aux +quatre points cardinaux. La pluie écrase ces mêmes tentes et amène des +résultats identiques, sous une autre forme. + +L'an passé, mon bataillon se rendait de Géryville à Mascara. Nous avions +un jour de repos à Saïda, petite ville qui se trouve à trois étapes au +sud de Mascara. + +J'employai cette journée à assommer des poupées. + +Voilà un amusement assez bizarre! dira-t-on. Ma foi, oui, j'en conviens. + +Mais, étant sanguinaire par tempérament,--j'ai peut-être dit le +contraire plus haut,--et n'ayant rien à détruire, dans les conditions +déplorables de paix où nous vivions alors, j'éteignais ma rage sur +d'innocents jouets. + +L'établissement qui offrait ces divertissements mérite l'attention. +C'était un pot-pourri varié. + +L'ensemble se présentait sous la forme confuse d'une agglomération de +tentes, vieilles, sales déguenillés, quelques petites rues étroites +permettaient la circulation dans cette ville de saltimbanques, de +charlatans, de marchands forains. + +Je m'approche. + +Au nord, une attrayante lucarne lance deux jets de flammes qu'il s'agit +d'éteindre avec un fusil à capsule. + +J'y essaye mon adresse, mais je remporte une veste superbe, d'autant +plus que les fusils tout amorcés m'étaient présentés par une dame +borgne, aux plantureux appas. + +Honteux de mon insuccès comme éteignoir, j'essaye les pipes. + +Je prends un flaubert et je me venge sur les gambiers, qui volent en +éclats au choc de ma balle bien dirigée. + +Satisfait, je respire largement, et, le front haut, je me lance sur la +roue de la fortune. + +Le mécanisme de cette construction est assez simple: un rond de planche, +à surface accidentée de petits trous concaves, rouges et noirs, sur +lesquels se loge une boule. + +A l'extérieur, une espèce de catapulte à poignée que l'on attire +fortement à soi, et à ouvrir ensuite brusquement la main. La boule, +placée devant le bélier, en reçoit un choc violent et roule dans l'arène +avec fracas. + +C'est le moment de s'émouvoir. + +L'attention s'avive, le mouvement se corse et l'émotion arrive à son +comble quand, frémissante, la capricieuse bille, effleurant légèrement +les trous noirs qui perdent, pour paraître vouloir se loger dans un +rouge, et coquine, par une dernière oscillation, va mourir au fond d'un +trou noir, au grand désespoir du malheureux joueur. + +Je tente donc le sort à la roue de fortune. + +Un grand jeune homme, malpropre et très-avenant, surveille l'opération. + +Je me prépare vivement à l'attaque, et lance le catapulte en action. + +Cric! crac!... Quelle course, mes amis, quelle course! La boule est +affolée. + +Une violente anxiété m'étreint l'âme, et j'attends les événements. + +Enfin, je crois rêver quand le malpropre jeune homme m'annonce, d'une +voix sourde, que j'ai gagné pour quatre sous de pralines. + +Je savourais encore les délicieuses sensations de mon succès, quand, +vlin! vlan!... un tapage de tous les diable me fait jeter les yeux dans +le fond de l'établissement. + +Un train de chemin de fer s'y promenait bruyamment. Ce train, bélier à +ressort, frappait une bille qui tourbillonnait dans une arène semblable +à celle décrite plus haut. + +On ne gagnait rien à manger à métier-là. + +D'ailleurs, l'enseigne suivante, inscrite en majuscules sur la façade de +la gare du train: _Ici, on ne gagne pas de sucre d'orge_, prouve ce que +j'avance. + +Je dédaignai cet amusement sans résultat, et je me dirigeai vers le sud. + +Le _massacre des innocents_ fut ce qui frappa mes regards. + +Arrêtons-nous ici. C'est le clou de la situation. + +Trois rangées de bonshommes, costumés avec fantaisie, regardent +crânement le spectateur. Tout le monde y est mis en scène. + +Bismarck coudoie Polichinelle, qui fraternise avec le gendarme. +Cartouche et Mandrin causent tranquillement avec la maréchaussée. Moltke +donne la main à Gambetta. Baudry-d'Asson embrasse le colonel Riu. Le +Czar presse le Sultan sur son coeur. Jules Ferry fait une risette +engageante à Rochefort. Celui-ci, l'oeil amical, guigne tendrement Paul +de Cassagnac, qui fait des mamours à Jérôme. Le petit Victor se soumet à +son papa qui lui signe son abdication. La reine Victoria danse une gigue +effrénée avec le Mahdi, au son d'un harmonieux violon tenu par Gordon, +etc., etc. + +Concert touchant, qu'il s'agit de troubler avec des pelotes de +guenilles. + +Tous ces personnages, pris au centre de gravité par une charnière, +s'étendent sur le dos quand ils sont touchés. + +Je m'en donne à coeur joie. J'en abats, j'en abats... à un point tel que +la petite patronne,--qu'elle est donc belle, la petite +patronne!--m'offre dix cornets de pralines pour cesser le massacre. + +J'accepte. + +Ma tâche est remplie, et de m'écrier, comme un antique grand'homme: «Je +n'ai pas perdu ma journée!» + +Sur ce, je vais me coucher. + +Je dormais comme le juste du Seigneur, quand brusquement je fus éveillé +par un petit déluge qui, sous l'aspect d'un torrent fluet, venait avec +fracas s'engouffrer dans mon oreille hospitalière. + +Aïe! quelque peu interdit, je lève la tête, et j'embrasse d'un oeil +d'aigle la grandeur de la situation. + +Une pluie serrée nous rendait visite. Elle était en train d'inonder +notre camp. Pas un souffle dans l'air. Seul, le bruit monotone et +continu d'une de ces pluies que vous savez. + +Peu à peu, tout le monde est saisi de la réalité. + +Chacun se livre à l'occupation nécessaire d'empêcher sa tente de s'en +aller. + +En Algérie, le troupier porte sur son sac une partie de la tente qui +doit l'abriter. Moins de quatre hommes ne peuvent camper seuls. Avec les +toiles vont les trois piquets, le support des cordeaux nécessaires. + +A l'arrivée sur le terrain de campement, les hommes se groupent par +quatre, mais plus souvent par six, et montent leur tente. Boutonner les +toiles ensemble et ficher le tout au sol, au moyen de piquets et de +cordeaux, c'est le travail d'un instant. + +Ceci fait, l'un se procure la paille de couchage; l'autre cherche le +bois pour la cuisine. Celui-ci fait un petit fossé qui facilite +l'écoulement des eaux autour de la tente; celui-là place les couvertures +et les effets. + +Enfin, tous vaquent à la besogne générale, et en quelques minutes +l'installation est terminée. + +Quand le temps n'est pas au grain, on oublie quelquefois de faire le +petit fossé. C'était arrivé dans notre camp de Saïda. + +Ma tente était dressée pour les six sous-officiers de la compagnie. +L'occupation à laquelle nous fûmes tous forcés de nous livrer demande de +l'attention. + +L'un des sergents, grognant avec énergie, tirait ferme le bas de la +toile, tandis qu'un autre, agenouillé dans la boue, serrait sur sa +poitrine le support que courbait la tension des toiles. Un troisième +plaignait sa tunique maculée de boue et la tenait à bras tendus. + +Mon fourrier pleurait sur sa comptabilité casée dans une petite caisse +où l'eau s'infiltrait comme dans un panier. + +Mon ordonnance, crachant avec fureur des jurons à faire frémir tous les +cochers de l'univers connu, maudissait les colons, la pluie, l'Afrique, +l'Algérie, Saïda et le reste: il ne réussissait qu'à se mouiller +davantage. + +Quant à moi, stoïquement assis à la mode arabe, et tenant un support +entre mes jambes croisées, je méprisais l'eau qui m'envahissait peu à +peu. + +Les yeux fermés, je m'abandonne aux plus capricieux écarts de mon +imagination. + +Je suis à Montréal, dans une chambre bien chaude. + +J'ai les pieds juchés sur la cheminée. Un bon cigare brûle entre mes +lèvres. + +Un mien tendre héritier saute gaiement sur les genoux de ma gentille +petite femme, qui me caresse de l'oeil. + +Le chat de circonstance, roulé sur un tabouret, ronronne paresseusement. +Le non moins inévitable chien de tout intérieur qui se respecte repose +son museau endormi sur ses pattes de devant, grandes allongées. + +Une douce lumière éclaire le tout. + +Au dehors, il fait un froid canadien. Une majestueuse tempête de neige +sévit dans toute sa splendeur. Des violentes rafales frappent les vitres +avec des sifflements aigus. + +Les trottoirs, encombrés de glace et de givre, sont impraticables. +Parfois un grincement strident annonce le pénible passage d'un véhicule +quelconque. + +De rares passants, renfrognés dans d'immenses collets de paletot, se +frayent un difficile chemin à travers l'amoncellement des neiges. + +Soudain un cri perçant traverse l'épaisse atmosphère gelée. C'est un +petit vendeur de journaux annonçant aux populations enthousiastes le +dernier fascicule des fameuses _Expéditions autour de ma tente._ + +Le bonheur m'étouffe. Que je suis donc content de vivre et de voir +clair!... + +Insensiblement, cependant, le chien et le chat se sont retirés de la +scène... Ma femme elle-même a disparu dans une pénombre mystique... +Tiens, tiens, tiens! + +Et mon héritier qui se sauve en me tendant les bras. L'âtre est devenu +noir, la chambre, froide. Les carreaux se sont brisés, et la rafale, +entrant avec violence me ramène vite au sentiment des choses. + +Aie, aie! quel contraste! + +L'eau monte, monte, et considérablement. Et cette ascension, dont +l'effet immédiat est de refroidir sensiblement la partie inférieure de +mon individu, ne me laisse bientôt aucun doute sur la réalité des +événements. + +Ma vision a décidément disparu, mais le camp de Saïda me reste dans +toute sa fraîcheur. + +La pluie avait détrempé le sol à fond. Les piquets, n'y tenant plus, +s'arrachaient sous la tension des toiles. Les tentes s'abattaient +lourdement sur leurs occupants. + +La scène change alors, et devient bouffonne. + +Le premier ennui essuyé, le troupier sait toujours y faire succéder la +gaieté. + +Quelques-uns ont réussi à allumer des bougies, qu'ils protègent contre +la pluie par tous les moyens connus. + +On rit, on chante. + +Ceux-ci jurent, ceux-là ramassent les effets. Enfin, chacun se livre à +un travail quelconque, qui fait de l'ensemble un tableau vraiment +féerique. On dirait une bande de sorciers, éclairés de feux +fantastiques, dansant dans la nuit une sarabande diabolique. + + +Trêve à tout cela. Il faut faire le café; car, sans le café, impossible +de marcher. Ce breuvage, comme nous l'avons déjà vu, est la seule +nourriture que prend le matin, avant le départ, le soldat en route. + +Allumer du feu? Inutile d'y songer. + +Entrer chez l'habitant? Ah bien oui! c'est bon quand on est une dizaine, +et nous sommes six cents. + +On propose ceci, on propose cela; mais rien n'aboutit. Et l'heure du +départ arrive avec le jour, sans qu'aucune décision pratique n'ait été +prise. + +Oh! si l'on avait été en plaine, les choses se seraient bien passées +autrement. + +Quelque forte que soit la pluie, on trouve toujours moyen d'allumer du +feu. Les hommes prennent du thym et le font sécher, sous leurs habits, +par la chaleur de leur corps. + +Abritant ensuite ce combustible avec une toile de tente ou une capote, +ils y mettent le feu, et réussissent ainsi à faire la soupe ou le café. + +Mais nous sommes en lieux habités. Aucune plante de la sorte n'existe +aux environs. Et le bois ne sèche pas aussi vite que le thym. + +Enfin, il fallut renoncer à boire le café ce jour-là. + +A cinq heures, nous nous mettions péniblement en route. + +Nous marchions, nous marchions, nous marchions sans cesse. Pas une +parole, pas une chanson n'égayait le trajet. + +Un cuisinier, loustic de ma compagnie, avait réussi,--je ne sais et je +n'ai jamais su comment,--à faire du café. Se faufilant dans les rangs, +sa marmite au bras, il servait aux camarades de ce breuvage, nectar +mille fois délicieux. + +En ayant reçu un quart, je fus un peu ravigoté... Et la pluie tombait, +tombait, et superlativement. + +Des ruisseaux, prenant source sur les képis, coulaient le long des +habits. Chaque homme ressemblait à un arrosoir ambulant. + +Quel contraste entre cette promenade mouillée et celle que je faisais +sur cette même route quelques années avant: j'étais pékin, alors. Je +voyageais en diligence, et j'avais pour compagne une houri avec tous les +yeux noirs possibles. + +J'ai une démangeaison terrible de raconter cette aventure, mais je me +retiens. + +Le calendrier marquait alors 18.., et nous sommes en 18... Puis-je +l'oublier, grand Dieu, en voyant ce que m'entoure! + +Enfin, nous voilà à l'étape. + +Le camp délimité, pas un homme ne bouge. Tous s'entre-regargent d'un air +hébété. + +A nos pieds, de la boue jusqu'aux chevilles. Au-dessus de nos têtes, des +nuages et une pluie... toujours surabondante. + +Impossible de défaire les courroies du sac, un engourdissement complet +ayant saisi les articulations. Un quart d'heure se passe avant de +pouvoir se déboucler. + +Ceci fait, autre difficulté. On ne peut déboutonner les guêtres. Une +roideur énergique tient ferme la colonne vertébrale, qui refuse de +fonctionner. Et... Aïe! oh! la la!... effort inutile, pas moyen de se +baisser. + +Le linge entièrement mouillé. Rien de sec. + +Un frisson, prenant naissance à l'endroit du dos que cachait le sac, +donne à tous de violentes secousses, où la fièvre a sa part. + +Quelques-uns commencent à courir en tous sens. Bientôt une multitude de +malheureux piétinant dans la boue avec rage, imitent les premiers. + +Joli spectacle, et bonheur parfait! + +Une demi-heure s'écoule avec ces exercices, aussi monotones que +réjouissants. Un peu de souplesse revient aux membres paralysés. L'épine +dorsale se soumet, et l'on déboutonne les guêtres. Le sang circule. + +Les nuages deviennent bons garçons, et s'en vont peu à peu. Un lointain +soleil risque un rayon discret, bientôt suivi de plusieurs autres. + +Les habitants sortent des maisons. Ils nous apportent, qui du vin chaud, +qui du lait, etc. + +On trouve du bois sec. On allume du feu. On fait le café, que l'on boit +bien chaud; quel soulagement! + +On monte les tentes, on fait sécher les habits. On renaît à la gaieté. +On chante. On s'ennuie. On se fourre sous la tente, et l'on fait la +sieste... + +Notre camp d'Aïn-ben-Khélil fut aussi souvent assailli par de violentes +pluies; mais elle n'y causèrent pas tant d'embêtement qu'à Saïda, car le +matin ne nous ordonnait pas de partir. + +La pluie est toujours supportable quand un camp est stationnaire. On n'a +qu'à rester sous la tente, où l'on se moque des éléments. + +Cependant le vent est quelquefois terrible, car il fait voyager les +tentes dans la plaine. Et cela m'amène aucune satisfaction. + +Dès les premier jours de notre installation à Aïn-ben-Khélil, les +aquilons des gorges voisines vinrent furieusement souffler sur nos +logis. + +On avait donné à chaque compagnie une grande tente conique pour le +bureau du sergent-major. La comptabilité de la compagnie y était +installée. J'y passais des jours entiers à mettre un peu d'ordre dans +nos paperasses, que les marches nous avaient forcés de négliger. + +Le fourrier et moi logions dans une petite tente, à trois pas de là. + +Un soir, après avoir soigneusement bouclé notre bureau, nous nous étions +couchés avec l'intention bien évidente de dormir. Un reste remarquable +de fatigue nous y engageait. + +Ayant brûlé la pipe traditionnelle, je me mis en devoir de suivre +l'exemple de mon compagnon, qui ronflait déjà. + +Je dormais depuis plusieurs heures quand un certain bruit, d'abord +impossible à définir, mais qui bientôt se traduisit par des coups mats +et saccadés, me fit bondir sur ma litière de paille. + +C'était mon ordonnance qui enfonçait les piquets de notre tente à grand +renfort de maillet. + +Le vent soufflait en tempête. + +Je me précipitai dehors, et, hélas! un côté de notre tente-bureau +m'apparut battant les airs, l'autre menaçant de suivre son exemple. + +De nombreux papiers voltigeaient dans toutes les directions. Certaines +taches indécises, fuyant comme l'éclair et accompagnées de froissements +bruyants, m'annonçaient, à chaque instant, que ma comptabilité me +quittait en détail. + +J'eus au coeur une immense douleur. Quoi! mes chères paperasses, jadis +peut-être trop fidèles, se sauver ainsi! Pouah! quelle ingratitude! + +Mon fourrier ne prend pas le temps de s'attendrir. Il est bien plus +pratique. Il charge en tous sens comme un enragé. Tantôt, s'abattant +avec la rapidité de la foudre, il saisit avidement une _feuille de prêt_ +en fuite; tantôt, bondissant comme un tigre, il accroche au vol un +ingrat _bon de vivres._ + +Son exemple est contagieux. + +Mon ordonnance capture aussi plusieurs _bulletins de versements_ +fugitifs. + +Moi-même électrisé enfin par leurs gestes, je happe au passage quelques +_bons d'habillement_. + +Mes _situations journalières_ se font surtout remarquer par leur +empressement à quitter ma tente. Certainement qu'elles se sauvent plus +vite, et en plus grand nombre, que mes _bons de campement_. Ceux-ci +cependant et les _extraits de masse_ rivalisent de zèle à courir, mais +ils ne sont pas à comparer avec mes _situations journalières_. + +Rien ne peut exprimer la rapidité de celles-ci. Le lendemain, les hommes +m'en rapportèrent une douzaine. Ils les avait trouvées, tristement +accrochées à des buissons, à un ou deux kilomètres du camp. + +Parmi mes fidèles, je cite mes livres. Ils restèrent attachés au bureau. + +J'ai pu croire cependant, par le frétillement impatient de leurs +feuillets, qu'ils avaient aussi été tentés d'aller faire l'école +buissonnière. Mais, malgré le grand vent, leur poids a dû être un +sérieux obstacle à leur déplacement. + +Ils jugèrent donc à propos de rester fidèles au poste. Quoi qu'il en +soit, je leur donne un bon point. + +Mon ordonnance jurait par séries successives et graduées, et tiraillait +violemment les pans de la tente. Aussitôt une corde fixée au sol, +aussitôt il courait à une autre; mais celle-là s'envolait avant que +celle-ci eût été attachée. + +De là, grincements de dents et nouveaux efforts de sa part. + +Mon fourrier, ayant réussi à saisir quantité de fuyards, s'était couché +à plat ventre, tenant sous lui ses captifs. Dans cette intéressante +position, il attendait que notre bureau fût de nouveau sur pieds. + +Après maints efforts, souvent renouvelés sans succès, nos fichons enfin +notre grande tente au sol. Et l'on essaye ensuite de réparer les dégâts. + +Une quantité innombrable de papiers manquaient à l'appel. + +Ayant, à la lueur d'une bougie agitée, classé ce qui restait, j'attendis +le jour. + +De toutes parts nous arrivaient des papiers, des cris, des chaussettes +russes, des jurons, des képis, des furieux courant à fond de train. Au +jour, les environs du camp nous apparaissent pittoresquement parés d'une +variété d'ornements: caleçons, bonnets de nuit, chemises, tentes +entières. + +On se met courageusement à la besogne. + +A midi, le vent ayant cessé, les pertes étaient presque toutes réparées, +et les fuyards rentrés au bercail. + +J'en excepte cependant une page récalcitrante de mon _carnet de tir_, +qui ne me revint que trois jours après. Un troupier l'avait trouvée +soigneusement cachée dans un ravin, à trois kilomètres du camp. + +Les gens paisibles, tranquillement assis sur le légendaire rond de cuir, +croiront peut-être que ces événements de pluie et de vent causent de +véritables malheurs au guerrier campé. + +Qu'ils se détrompent! La tempête est souvent pour lui un agréable +passe-temps. Mieux vaut-elle qu'une monotonie accablante. + +Le plus grand ennemi, c'est l'ennui. + +Rien de plus puissant que ce sinistre compagnon. Quant ce monstre-là +étreint franchement un mortel peu d'espoir d'en échapper. + +Il faut toute l'énergie d'une grande âme pour se débarrasser des griffes +de l'abrutissant démon. + +J'ai été, comme le commun des mortels, souvent aux prises avec le +spleen. Eh bien! là, vrai, je désespérais de mes facultés. Je désirais, +avec toute l'ardeur de mon âme immortelle, être victime d'une peine, +d'un malheur, d'une maladie quelconque. + +Quel bonheur si j'avais pu avoir une grave blessure qui m'aurait bien +fait souffrir! Enfoncé le spleen! Enfoncé les plates journées! Une bonne +et sérieuse souffrance à dorloter, à choyer, voilà de l'occupation! +voilà qui chasse les miasmes abrutissants des longs jours inoccupés! + +Je me serais écrié, après Descartes, avec une petite variante cependant: +«Je souffre, donc je vis.» + +Ah! ouais! jamais mes voeux ne furent exaucés. Pas la plus petite +égratignure. Rien à déplorer. + +Alors, soudain, je me rappelle que le monde est plein de lecteurs à +assommer, et de courir à mes plumes, et de verser des flots d'encre. + +Voilà comment furent engendrées les célèbres _Expéditions autour de ma +tente_. + +Et, ma foi, tant pis! + + + + + XXVIII + + MES PRISONS + + +Silvio Pellico eut huit ans de Spielberg pour son _Conciliateur_; +Paul-Louis Courier, deux mois de Sainte-Pélagie pour son _Simple +Discours_. Je ne dirais rien de Béranger, qui fut longtemps à l'ombre +pour ses chansons, ni du Masque de Fer, prisonnier et mort pour cause de +naissance, si Mirabeau n'avait aussi dû à ses dettes quelques années de +tranquillité à l'île de Ré. + +De même Louis-Napoléon, pendant six ans, ne s'amusa guère, paraît-il au +fort de Ham. Et puis Latude, ce pauvre vieux! + +Oui, tout cela, c'est bien triste; cependant ces gens-là avaient le +droit d'être en prison; et moi, j'y fus mis pour... un vrai crime. + +C'est pénible à avouer, allez! mais enfin, j'ai subi quinze jours de +prison pour avoir bu un café en ville. Un tel forfait peut paraître +effrayant. On me sait homme de bien, bon militaire, et l'on hésitera +avant de me croire coupable d'une telle infamie. + +Hélas! il n'y a pas à dire, il faut ajouter foi à ce que j'avoue. J'ai +réellement commis l'attentat, et là-dessus écoutons mon récit, en +essayant de contenir notre indignation. + +Avant d'être soldat, j'habitais Paris. Je ne m'y ennuyais pas du tout, +car j'étais sans le sou depuis longtemps. + +Rien comme un gousset plat pour chasser l'ennui. Le moyen de cultiver le +spleen un brin, quand on se pioche l'imagination pour trouver à dîner! + +Toujours est-il que j'étais à Paris. + +J'y avais de bons amis, dont deux, à mon départ m'accompagnèrent à la +gare de Lyon. La séparation fut triste, comme on s'en doute bien. + +J'ai juré une reconnaissance éternelle à ces deux amis, et, ô miracle! +je ne les ai pas encore oubliés. + +Puis le train m'emporta vers Marseille. + +Le trajet ne fut pas gai, mes pensées me rendant sombre comme un cyprès. +J'abandonnais tout, et à mon âge, impossible de revenir en arrière. +Finies les escapades d'autrefois. Devenu sérieux, il me fallait, coûte +que coûte, percer ma voie dans une nouvelle carrière. + +Arrivé à Marseille, on me relégua au fort Saint-Jean. + +Cette place est d'un aspect assez riant, vue de dehors, mais l'opinion +s'altère une fois à l'intérieur. Corvées de balayage, corvées de ci, +corvées de ça; enfin, ça manque d'amusements. + +Pendant un moment de répit, je regarde classiquement la mer. + +Au loin, à gauche, le château d'If, comme un point à l'horizon; à +droite, un long filet noir, s'avançant dans les flots, indique la limite +de la Joliette. Plus loin, bien loin, quelques vaisseaux microscopiques, +comme autant de taches grises sur le ciel bleu. + +A mes pieds, le tapage ordinaire de tout port maritime. + +Ici, un voilier vide sur les quais son chargement de houille; là, un +autre vomit sa cargaison de tonneaux de sucre. A côté, un grand vapeur +fume de tous ses pores, et s'apprête à lever l'ancre; plus près, un +paquebot venant de Chine tâtonne et cherche à accoster. + +De nombreux bateaux de pêche étalent, sur leurs ponts gluants, les +produits variés de la Méditerranée. Des balancelles espagnoles ou +italiennes, fourrées partout, regorgent d'oranges et de mandarines. + +Au second plan, une perspective de mâts et de vergues cingle les flots, +comme autant de hachures entrecroisées. + +Partout circulent un grand nombre d'embarcations légères, montées par +des équipages multicolores. Les unes chargées de fruits, offrent leur +marchandise dans toutes les langues du monde, avec ce son de voix +particulier aux gens de lamer; les autres, maniées par des pêcheurs, +reviennent à la hâte, avec leurs prises: la pieuvre montre son corps +noir, à travers un fouillis coquillages, entremêlés de langoustes et de +homards. + +Étendus sur les sièges rembourrés des chaloupes luxueuses, quelques +promeneurs, touristes américains ou anglais pour la plupart, regardent +le tout d'un air indifférent. + +Lentement, le jour baisse. + +Le grand navire est parti et disparaît du côté de la haute mer. Le +paquebot de Chine a débarqué ses passagers, qui s'éloignent d'un air +affairé. Les pêcheurs, attardés, se sauvent, en trottinant, un panier de +poisson sur la tête. Les marchands cessent peu à peu leurs cris, et tout +commence à prendre cette teinte indécise, qui n'est ni le jour ni la +nuit. + +Mon regard, vague de réflexions, plane sur cette vie intense qui se +meurt. + +Ma pensée est au pays. Je revois les miens et me rappelle les scènes du +départ: un ami, me serrant la main, détourne le tête pour me cacher son +émotion; un frère qui m'accompagne silencieusement à la gare, ma mère... +une soeur... + +--Que faites vous là? me crie une voix, vous manquez à l'appel. Allons! +entrez manger votre soupe. + +Cet ordre me ramène vite au devoir. J'entre et je mange ma première +soupe. Quelques haricots, flottants, sans entraves, dans un maigre +bouillon, deux tiges d'oignon, une demi-feuille de chou vert, une petite +pomme de terre, un microscopique morceau de viande, quatre tranches et +demie de pain: tout cela, c'était ma soupe. + +J'y allai hardiment, et le soir je dormais sur un banc dans la cour du +quartier. + +Ces débuts militaires, pour un brave capitaine du 65e bataillon de +carabiniers du Mont-Royal, ex-sous-officier d'état-major dans le +bataillon provisoire de la Rivière-Rouge, ex-caporal dans l'armée de la +grande République, ex..., n'étaient presque pas empreints de succès. + +Mais le courage, la volonté... Nous nous embarquâmes le troisième jour. + +Le détachement était en quatrième classe. + +Un matelot me vendit le privilège de coucher dans son hamac noir et +crasseux. J'étais tout près des machines, ce qui, cependant, valait +mieux que de rester sur le pont, au grand air, pendant trois jours. + +La suie me barbouillait le visage, le bruit m'empêchait de dormir, mais +je n'étais pas trop malheureux, allons! + +Le matin, quand je montais sur la dunette, je ne me réjouissais pas de +ma face noire, et une migraine aiguë me donnait une certaine +préoccupation. + +Nous accostons à Oran. + +Un caporal russe me reçoit au quai, un caporal italien m'installe au +fort. + +J'y reste quatre jours, puis nous voilà en route. Quatre étapes, nous +toucherons au port. + +Marcher militairement équipé est très-fatigant, mais en pékin, cela +dépasse l'imagination. Les chaussures sont serrées généralement, et les +pieds, les pieds, le soir, à l'étape! + +Nous entrons à Bel-Abbès. + +A l'arrivée au quartier, un reste d'élégance de costume, faisant tache +sur l'ensemble du groupe des conscrits, attire l'attention sur ma +personne. + +Apprenant qui j'étais, on m'invite à dîner. Les sous-officiers faisaient +l'honneur de la fête. Arès le repas, on propose d'aller prendre le café +en ville. + +Attention, ici, les événements se précipitent, et bientôt nous verrons +la conséquence d'un proposition aussi hardie. + +Tous consentent à sortir, mais que faire de l'invité? Je n'étais pas +habillé, c'est-à-dire que j'avais encore mon costume bourgeois.--Et +défense était de quitter la caserne sans être en tenue. + +Un sergent tranche la question et on m'affuble des effets de son +ordonnance. + +Je passe intact sous les Fourches Caudines en piou-piou, et j'avais +trois heures de liberté devant moi. + +Mes malles à l'hôtel me permettent de me vêtir avec la plus exquise +recherche, et le soir, après avoir bu le fatal café, je faisais mon +apparition en pschutteux vlan. + +A peine étais-je au lit, que le sergent de semaine, gonflant sa voix au +diapason du ton de service, lance mon nom aux échos endormis de la +chambrée. + +Saperlipopette! Comme j'avais peur! + +Je ne reconnaissais plus ma voix, quand je lâchai le sacramentel: +_Présent!_ + +--L'adjudant vous demande, me dit cet excellent guerrier. + +Cré nom d'un chien! me voilà pincé! + +Je m'habille avec soin et j'arrive, tremblant, devant le redoutable +fonctionnaire. + +L'adjudant est la terreur du quartier. Il y gouverne en souverain, et +malheur aux fauteurs de la discipline. + +Il m'interroge sur ma sortie, j'avoue mon crime et il me fourre à la +salle de police. + +Tous savent ou ne savent pas ce que peut bien être une salle de police. +Il y a des variantes, mais voici la moyenne: + +Une grande chambre, percée de petites lucarnes masquées. Une lumière +sombre y règne le jour; la plus parfaite obscurité, la nuit. + +Comme ameublement, sur toute la longueur, un simple lit de camp, séjour +incontesté et incontestable de millions de punaises. Jour et nuit, ces +intéressantes petites bêtes enseignent aux pénitents l'étude de la +patience et l'emploi des dix doigts dans l'art de se gratter. + +Dans un coin, pour les nécessités urgentes, se dresse un tambour, d'où +s'exhalent d'âcre parfums. + +Une cruche d'eau, des rats, un balai, des cafards, des puces complètent +l'ameublement. + +Une quinzaine d'hommes grouillent constamment dans ce séjour de +pénitence. + +En entrant, un choc violent me coupe net le sifflet. Ça ne sentait pas +bon du tout. Insensiblement, les voies respiratoires se soumettent, et +je m'habitue à cet oxygène extravagant. + +Tâtonnant, je parviens à me loger dans un coin, non sans avoir, au +préalable, soulevé quantités de jurons expressifs. + +On voulut voir le nouveau camarade. Un curieux allume une bougie, et... +Péché! Miséricorde! Quel orage! Quelle tempête! Jamais je n'avais été à +pareille noce! + +Gibus! Tuyau! Bolivar! Chapeau! Canne! Enlevez-le!... Des faces +narquoises s'épanouissent dans un rire effrayant, des crampes +envahissent les ventres, des suffocations précipitées tordent les +flancs. Je suais comme un arrosoir. + +Je me regarde. + +Ma dextre, gantée proprement, tenait le stick pschutteux, ma redingote, +irréprochable, était correctement croisée sur ma poitrine. Droit et +rigide dans un coin, un chapeau haute forme élégamment assis sur le +sinciput, je devais faire une de ces têtes... + +J'étais victime de l'émotion qui m'avait bêtement empêché de laisser +dans la chambre tout cet attirail élégant, probablement plus convenable +sur le boulevard que dans une salle de police. + +Je sentais une sourde colère s'emparer de moi. Tas de morveux! va! si je +daignais seulement faire jouer mes biceps, la scène changerait. + +Mais j'eus la bonne idée de réfléchir,--la réflexion, c'est mon +fort,--et je me mis à rire aux éclats, avec un entrain tel que c'en +était un bouquet de fleurs. + +On fut interdit, j'explique ma situation, on a pitié de moi et l'on me +fait une place sur le lit de camp. + +Mais là, sans blagues, ma position me paraissait alors pleine d'intérêt. +Quoi, ma bonne volonté? méconnue. Mon ardent patriotisme? vain mot. Me +fourrer aussi carrément en prison... Je tenais une légère attaque de +découragement. + +Il est assez facile, et même du meilleur ton, de rire de tout, mais je +défie qui que ce soit d'avoir une gaieté folle dans une situation +pareille. Ames sensibles! Appréciez ma première nuit de salle de police! + +Il me restait l'espoir d'être libéré le lendemain. Car enfin, je ne suis +pas coupable. J'ai enfreint la consigne, il est vrai, mais à +l'instigation de sous-officiers. Si quelqu'un doit subir un châtiment +pour cette faute, ce sont, sans contredit, ceux qui entraînèrent le +conscrit. Au lieu de me guider dans la bonne voie, les sergents avaient +fraudé le règlement en m'habillant pour me faire sortir en contrebande. +Tant pis pour les sous-officiers s'ils agirent avec légèreté. Mon péché +ne provient que de mon ignorante des choses, dont la connaissance aurait +dû m'être communiquée par ceux qui me forcèrent à enfreindre les ordres. +Incontestablement le droit est pour moi. + +Tel est mon raisonnement, sous les verrous. Fort de la justice de ma +cause, j'essaye de dormir. Des cauchemars me troublent toute la nuit, +les punaises font merveille, et le jour me rend l'espoir d'être élargi. + +Une clef grince dans la serrure. Enfin! je serai libre! Le caporal de +garde entre, sourit avec amabilité, et me montrant trois fois ses cinq +doigts, m'apprend que j'avais quinze jours de prison. + +Boum! Ça y était!...Ça t'apprendra, misérable bourgeois, pékin brumeux, +boudiné juteux, à aller prendre le café en ville avec tes supérieurs!... + +Ce mot de prison me tintait aux oreilles comme un glas funèbre. C'est +certain, allez! que je n'avais pas envie de rire. + +On me conduisit à la prison. Je montais d'un grade. + +Ma nouvelle résidence ressemblait à l'autre: c'était son sosie. + +Comme dernier arrivé, j'avais la plus mauvaise place. + +L'heure des corvées arrive. Un peu remis, je fais contre fortune bon +coeur, et je débute, dans l'expiation de mon crime, en faisant fonction +de cheval, au tombereau chargé de balayures du quartier. + +J'y allais, sans conviction, mais j'obtins d'assez grands succès +cependant. Mon gibus surtout causait une douce désopilation aux +guerriers spectateurs. + +Enfin, je pris goût à mon travail, et peu à peu je passai maître dans +l'art de tirer au brancard. + +L'adjudant, émerveillé, me promut balayeur. + +Là, mes vraies aptitudes se révélèrent. Je n'étais pas balayeur, j'étais +épatant. J'excellais dans le choix des balais, et je leur donnais +toujours une tournure soignée. La poussière et les feuilles se +rangeaient délicatement, sans s'envoler, devant les poussées discrètes +de mon arme. Quand je portais mon balai sur l'épaule droite, la figure +épanouie du troupier admirateur me chatouillait vraiment. + +Enfin, j'obtins un succès tel que l'adjudant me prononça digne de la +pelle. + +Ainsi, après huit jours de détention, j'obtenais ma troisième promotion. +Chose inouïe dans les annales de la prison. Bien plus, ce même adjudant +me promit le grade de chef d'atelier, si ma conduite se soutenait dans +une aussi brillante persévérance. + +Très-vaniteux par tempérament, je me livrais au plaisir du succès +acquis, au point d'oublier ma soupe. + +Bien des hommes, se croyant trempés à froid, succombent cependant sous +le poids de la fortune! + +Après la sieste, je me précipite sur les pelles et, m'emparant de +l'insigne de mes nouvelles fonctions, je fais un violent effort sur +moi-même et je rattrape mon sang-froid. + +Comme à tout bonheur se mêle un peu d'amertume, le nouveau travail que +l'on me confia faillit à tout jamais me détacher de la pelle. +Heureusement que l'épreuve ne fut pas renouvelée. + +L'histoire est simple. + +Dans un coin du quartier, isolé de tout, s'élève un petit édifice, +très-coquet à l'extérieur, mais l'expérience m'a prouvé qu'il ne se +soutient pas à l'intérieur. + +Je ne veux pas le désigner autrement, quoique les Anglais n'hésitent pas +à l'appeler chez eux: _water closets_. + +Deux heures de ma vie, qui est pourtant une chose bien courte, furent +gaspillées, que dis-je? furent empoisonnées par l'intérieur de ce petit +édifice coquet. + +Il faut bien tout détailler, quand on se mêle de parler de ses prisons. +Témoin Linguet, qui dit de croustillantes histoires sur la Bastille. + +Patience cependant, car j'arrive à l'apogée de mon incarcération avec +une dernière peinture de nos moeurs d'internés. + +Dix grands fourneaux cuisent les aliments d'un bataillon. A heure fixe, +les cuisiniers retirent la viande des marmites et la partagent en parts +égales. + +Les prisonniers, au courant des choses, accourent à la distribution. +Chacun reçoit en cachette son os à ronger. On place un factionnaire qui +avertit les dîneurs de l'approche d'une autorité quelconque. + +J'avoue, à ma honte, que cette occupation m'avait toujours déplu, quand +j'étais simple balayeur. Mais la pelle me donna du nerf, et rougissant +un peu, je crois, je priai un cuisinier de me donner ma part. Ce brave +garçon fut stupéfié. Je l'ai toujours soupçonné de m'avoir pris pour un +spécialiste, à qui la faim était inconnue. Il ne savait pas, sans doute, +la cause de mon sommeil dans le tombereau de Chicago. + +Je reçus un énorme gigot. La glace était rompue, et, chaque jour depuis, +je grugeais un bon morceau, à neuf heures et demie précises. + +Ces délices de Capoue me firent un peu négliger la pelle, et la fin de +ma détention arriva sans que j'eusse l'honneur de passer chef d'atelier. +J'en fus peiné, mais cet ennui était tempéré par le plaisir de respirer +l'air libre. + +O jeunesse aventureuse, qui songez aux guerres, à la gloire, aux grades, +méfiez-nous des prisons! Je vous jure ici, à la fin de cette peinture +navrante, qu'il fait meilleur dehors! + + + + + XXIX + + ENLÈVEMENT FRAUDULEUX + + +Mon ami Z... était amoureux, et,--ce qui est plus grave,--au point de +vouloir se marier. + +Juvénal du moment, je lui répétais: Quoi! mon bon, tu veux te marier? Et +il y a tant de maisons qui ont cinq étages, tant de fenêtres béantes +ouvertes, tant de cordes inoccupées! Et des ponts, des revolvers, des +poisons! + +Mais que peut obtenir le sain raisonnement sur un homme pincé par le +dieu de la jeunesse? Tous mes conseils tombaient dans l'eau, ou plutôt +ne faisaient qu'aggraver le mal. + +Se marier paraît être assez facile à quiconque n'attache qu'une +superficielle importance aux choses pratiques de la vie. + +Mais dans le mariage entrent plusieurs facteurs. D'abord il faut un +homme et une femme. L'expérience des siècles nous enseigne qu'aucun +mariage n'a pu réussir sans ces deux données. + +L'homme qui veut se marier possède bien le premier facteur, mais il lui +faut trouver le second. On y arrive assez souvent, et là ensuite +commencent les vrais ennuis. + +N'allons pas croire que ces ennuis proviennent de la valeur intrinsèque +des futurs. Fi donc! il proviennent des convenances. Et les +convenances?... + +Un jeune homme a une position, et il aspire à l'hymen. Il adresse une +circulaire au ban et l'arrière-ban de ses parents, amis, connaissance. +Il a de beaux appointements, il appartient à une bonne famille, il jouit +de tant de milliers de francs de rente. De l'âge, du physique, des +qualités morales du postulant, rien. Les rentes, la position, les +appointements suffisent amplement à une jeune fille élevée dans une +saine morale. + +Enfin on trouve la fiancée. Elle convient sous tous les rapports: elle a +une belle dot. + +On ménage une entrevue. Gracieusetés extérieures sur toute la ligne, +grimaces intimes des deux futurs. Ça ne fait rien. On s'aime par +convention, on s'adore à 25,000 francs par an, et l'on ira devant M. le +maire, d'autant plus tôt que les revenus des candidats sont plus gros. +Si l'on allait manquer cette bonne affaire! + +Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font de cette manière. + +Ce qui m'étonne, c'est que beaucoup de ces unions sont malheureuses. A +voir les soins qui accompagnent les pourparlers, j'aurais cru le +contraire, mais je me trompe en ceci comme en bien d'autres choses. + +Il faut voir les bonnes amies, rongées de jalousie, raconter avec force +commentaires le succès d'une jeune mariée. Peu jolie, presque pas de +dot, elle a intrigué pour avoir M. X..., qui a 100,000 francs de rente. + +Pendant que les bonnes âmes sèchent sur pattes, la pauvrette se meurt +d'ennui et cache ses larmes à son riche époux. + +Que le monde est donc beau! Pauvre Pangloss! que tu serais heureux si tu +vivais au dix-neuvième siècle! Tu chercherais peut-être ton Candide +comme Diogène son homme. Mais c'est égal, tu aurais lieu d'être +satisfait. Je vois ici ta vieille bouche édentée crier, avec une suave +satisfaction: Plus ça change, moins ça change: donc, tout est pour le +mieux, C. Q. F. D. + +Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font dans d'aussi bonnes +conditions, oui, mais le centième? + +Celui-là se fait par amour. + +Un garçon voit une jeune fille, l'apprécie, l'aime, cherche à l'épouser. +La fiancée répond aux sentiments de son amant. Les parents, bonnes et +braves gens, facilitent leur union. + +Tout ça, c'est incroyable, et d'un rococo! Mais que voulez-vous, on ne +peut être parfait. Notre aimable siècle des inventions, des arts, des +sciences, doit bien avoir aussi quelques taches. Oui, malgré les efforts +de la vraie morale, des doctrines pratiques et intelligentes, il se +trouve encore de nos jours des gens assez naïfs pour se marier par +amour. + +C'est moi qui plains ces pauvres diables. Mais d'où sortent-ils donc? +Qui les a élevés? Où vivent-ils Demandons cela à qui le sait; moi, je +l'ignore. + +Mon ami appartenait à cette dernière catégorie. Il aimais sa future, et +celle-ci le lui rendait bien. Mais la maman de la jeune fille +connaissait la valeur des gros sous, justement ce qui manquait à Z... + +De là, oppositions, tracasseries, entraves de toutes sortes qui +centuplaient les désirs des jeunes gens. Finalement, défense formelle de +se voir. Pleurs, soupirs, rien n'y faisait, la matrone était inflexible. + +Mon ami, garçon de moyens, savait se tirer d'un mauvais pas, mais il lui +fallait un tiers. + +A cette époque, j'étudiais le métier difficile de vendre des paletots. +Mes travaux prenaient fin le soir, à six heures. Je fumais +tranquillement la pipe des réflexions, quand Z... l'oeil à l'orage, les +cheveux en coup de vent, s'écroule, comme une avalanche, dans mon +modeste logement. + +--Ah! mon pauvre vieux, toi seul peux me rappeler à la vie. + +--Fichtre! ça me flatte, mais tu ne me parais pas trop malade. + +Le sort m'est fatal. Si mon état se continue, je me fais sauter la +cervelle. + +--Veux-tu que je t'ausculte? Sont-ce les poumons qui gémissent ou la +moelle épinière que déménage? + +--Allons! allons! pas de blagues, j'aime à la folie et je suis aimé; +mais une mère cruelle s'oppose à mes voeux. Ah! je me meurs. + +--Diable! ceci est tragique et très-grave. Il me semble difficile de te +guérir. Si je pouvais aimer à ta place, hein? + +--Assez. Tu parles bien l'anglais. Ta binette a une certaine allure +américaine. Tu vas te faire passer pour un citoyen de la grande +République, et tu iras comme tel chercher ma fiancée. + +--Ah! ça, je le veux, mais comment? + +--Habille toi sur ton trente et un. + +--Très-bien. + +--Mets tes chaussures à talons plats et à becs de canard. + +--Parfait. + +Prends un chapeau de feutre mou et gris, mais gris, tu entends. + +--Compris + +--Tu portes moustaches et barbe au menton. Rase tes moustaches, et tu +sera un _Yankee tschock_. + +--Aie! ça, ça m'ennuie. Pour toi cependant, je mettrais ma main au feu; +ça serait dur, mais enfin... Après? + +--Ma fiancée parle l'anglais comme un cockney,--sa mère n'en sait pas un +mot.--Elle est avertie de ta venue. Tu dois te présenter, sous le nom de +Scudder, à neuf heures ce soir, dans la rue Amherst, pour la conduire à +une _surprise party_. La mère est au courant de la chose, sa fille l'a +préparée. Vous sortirez tous deux, je vous guetterai et je pourrai une +fois encore, avant de mourir, embrasser ma chère Philomène. Donc, en +route, et souviens-toi que tu tiens ma vie entre tes mains. + +--Compte sur mon amitié. + +Cette expédition me plaisait assez. Depuis longtemps je vivais dans un +marasme malséant. Rien à faire. Puis, ne s'agissait-il pas de flouer une +marâtre, qui s'opposait aux amours pures et honnêtes de deux aspirants à +l'hymen? + +A l'heure fixée, j'arrive à la maison de Philomène, l'air suffisamment +Yankee. + +On m'introduit. Je fais une question en anglais, la domestique reste +tout baba. On me fait entrer au salon, et Philomène, que ne n'avais +jamais vue, entre et me dit tout de suite: «Je suis celle que vous venez +chercher.» + +Elle était tellement belle que je faillis perdre mon sang-froid +britannique. + +Elle me présente à sa maman, qui se courbe en angle droit. J'en fais +autant et me redresse, comme un ressort qui reprend sa roideur +primitive. + +--C'est étonnant, dit la bonne femme, comme monsieur a l'air Canadien. +On ne dirait pas du tout qu'il est Américain. + +Je riais dans mon ventre, mais ma figure était sombre et inconsciente. + +Z..., accompagné d'un camarade, avait eu la curiosité de me suivre de +loin, pour voir comment je m'acquitterais de mon ambassade. + +C'était en été. La croisée était ouverte, les volets fermés. Et +l'appartement, au rez-de-chaussée, permettait aux deux amis de se rendre +compte des événements de l'intérieur. + +Rieurs constitutionnels tous deux, ils étouffaient dans leur mouchoirs +les bouffées bienfaisantes occasionnées par ma face rasée aux lèvres. A +la remarque de la maman sur ma parfaite ressemblance avec tous les +Canadiens du Pays, ils n'y tiennent plus. Z... roule dans le fossé de la +rue, se fourrant un mouchoir dans la bouche, s'enfonçant les côtes. +L'autre, faisant un saut de carpe, s'affaisse comme un paquet, dans des +étouffements épileptiques. + +La dame, entendant quelque bruit, ouvre brusquement les volets. Puis ne +laissant rien paraître sur sa figure, elle ferme tout. + +--Ah! ces gamins! fait-elle. + +Toujours impassible, je prévoyais le moment où l'on me flanquerait à la +porte, ne doutant plus que l'on ne fût au courant de l'affaire. + +Je soutiens mon rôle jusqu'au bout cependant, et, quelques minutes +après, je sortais, grave comme un diplomate, Philomène au bras. + +J'envoyais Z... à tous les diables; mais devant le succès de mon +entreprise, je commençais à croire qu'il n'y avait rien de cassé. + +Ah! ouais! la vieille était rusée. Elle avait parfaitement bien entendu +les rires des deux camarades, et, comprenant l'affaire, elle voulait +voir la fin de l'aventure. + +A peine étions-nous sortis, qu'elle se met à nous suivre. + +Trois ou quatre cents pas plus loin, je livre Philomène à Z..., à qui je +fais de violents reproches sur sa curiosité. Il m'assure qu'il n'a pas +été vu. + +Reprenant tous courage, nous nous dirigeons vers la demeure d'une amie +commune. La soirée fut splendide d'entrain. Musique, danse, chant, rien +n'y manqua. Et sur le tard, à l'heure convenable pour la fin d'une +_surprise party_, nous reprenions allègrement le chemin de la rue +Amherst. + +Je dépose Philomène chez elle, et, rejoignant Z..., nous nous livrons +tous deux au bonheur divin de nos succès. Mon ami sautait, gambadait. Je +l'imitais, avec moins d'entrain pourtant car je regrettais mes +moustaches. + +Enfin, chacun entre chez soi pour se livrer à un sommeil bien acquis. + +La journée du lendemain se passe tranquille pour moi; mais, le soir, je +vois arriver Z..., la tête entre les jambes. Il faisait un nez long +comme ça................ + +--Oh! mon cher, tout est perdu. + +--Encore! + +--Imagine-toi que la mère de Philomène a tout compris, tout vu. + +--Ah! diable! + +--Elle nous a entendus rire. + +--Je te le disais bien. + +--Et puis elle nous a suivis, et, passant la soirée à la porte de la +maison où nous étions, elle s'est amplement repue de nos accès de +gaieté. + +--Ça se corse. + +--Ce matin, elle tombe chez moi, et me fait une scène épouvantable. + +--Ça devient épique. + +--Elle me qualifie de toutes sortes de noms malsonnants. + +--Tu les mérites. + +--Mais ce n'est pas tout. + +--Continue. + +--C'est toi, mon pauvre vieux, qui fus salé. + +--Parbleu. + +--Comment, monsieur, criait-elle, avec une sainte colère, vous m'envoyez +un homme qui a l'air respectable, à qui l'on donnerait le bon Dieu sans +confession, une sainte nitouche enfin! + +--Ça, c'est très-flatteur pour moi, merci. + +--Il se fait passer pour un Américain, continuait-elle. C'est une vraie +fraude, ça, monsieur, oui, une vraie fraude, et j'en verrai la fin. + +--Me voilà propre. Comment faire? + +--Je viens exprès pour réfléchir, avec toi, aux moyens de te tirer de +là. + +--Réfléchissons... + +Nous faisons deux mines longues à perte de vue. + +Mon parti est vite pris. + +--Laisse cette bonne dame agir comme elle l'entendra; après tout, ça +m'est indifférent. + +Mon ami se range à mon opinion, et nous sortons prendre le verre de +l'amitié. + +Jamais plus je n'entendis parler de cette affaire. + +Et ces deux intéressants jeunes gens se marièrent peut-être? + +Hélas! je m'arrête ici, car je pourrais rendre sombre un chapitre que +j'ai voulu faire gai. + + + + + XXX + + EN PERMISSION + + +Nous avions navigué cinq mois à patte, sur les mers d'alfa des +Hauts-Plateaux. Pendant les grandes chaleurs, on mit le cap sur le Tell, +et l'on jeta l'ancre, pour quinze jours à trente-deux kilomètres de +Daya, port le plus voisin. + +Un ardent désir d'aller en permission s'empare alors de tout le monde. +Les chefs, indulgents, accordent assez facilement quatre jours de congé. +Chaque matin, c'était une émigration en masse. + +D'abord indifférent, je me laissai aller peu à peu au désir de faire +comme tout le monde. Au bout de huit jours, j'en étais malade. D'autant +plus que Bel-Abbès, en liesse, à l'occasion de sa fête patronale, +m'attirait comme le fruit défendu. + +J'obtins la permission tant désirée, et le jour même je m'échappais seul +du camp, afin de pouvoir gagner vingt-quatre heures. + +C'était imprudent, car avant d'arriver à Daya, il fallait traverser une +forêt fréquentée par des maraudeurs. + +Je n'avais pas hésité cependant, et, après cinq heures d'une marche +rapide, j'entrais sans encombre dans le murs de la bonne ville. + +Daya, pour une jolie ville, voilà une jolie ville. Deux rues qui se +coupent à angle droit; au bout de la première, l'église, deux faméliques +gamins, un bourriquot fiévreux, un Juif ivre, un tas de fumier où +grouillent plusieurs poules. En tout, dix maisons. L'autre rue court du +nord au sud. On y voit l'école où dorment cinq élèves à longs cheveux, +l'institutrice à lunette qui lit un roman, deux _mercantis_ juifs,--on +en trouve partout,--un troupier qui se promène, une rigole qui charrie +une eau sale, un soleil de feu qui la brûle dans toute sa longueur. +Total: treize maisons. + +Touchants rapprochements, mais je décris ce que je vois. Cette +description a une tendance réaliste. N'y croyez en rien, cependant, elle +n'est pas fidèle. + +Comme tout me semblait beau quand même, sur l'écorce terrestre! + +Quoi! une permission de quatre jours? Et des maisons, des tables, des +femmes, des verres des bourgeois, des chaises, de la bière, un lit. +Toutes ces choses-là existaient?... Ce n'est pas un rêve?... Je puis en +jouir sans remords?... + +Et l'on se croit malheureux ici-bas. Merci! oh! merci! + +Mais il me fallait encore faire 70 kilomètres le lendemain pour arriver +au terme de mes voyages. + +Il y avait une telle affluence de clients pour l'unique diligence, que +je trouvai le cahier rempli de places retenues pour six jours à venir. + +J'intriguai puissamment pour déguerpir le lendemain, et, malgré tout mon +habileté, je ne partis pas. + +Ainsi fut perdue la journée si péniblement gagnée la veille par une +marche de sept kilomètre à l'heure. + +Le jours suivant, nous nous embarquons dix dans une bienveillante +patache de six places. + +Ce véhicule mérite description. Il y avait quatre roues et deux essieux, +disparaissant sous de multiples prolonges. Sur cet appareil, un boîte +carrée, avec deux bancs latéraux pour six places, dans le sens de l'axe +de la route. A ajouter le siège du cocher là où l'on sait. Deux croisées +perçaient la boîte, l'une devant, l'autre derrière. + +J'obtins la croisée de devant. Si j'avais pu m'y placer à cheval comme +Xavier dans son _Expédition nocturne_, j'aurais été très-mal; mais comme +cela m'était impossible, j'étais encore plus mal. + +Tout le monde a vu une grenouille ramassée sur elle-même, prête à +s'élancer dans le vide. Eh bien! c'était moi! + +Les jambes recroquevillées jusqu'au menton, les bras enlaçant le châssis +de la croisée, le cou allongé dans une attente anxieuse, j'avais le côté +opposé au ventre enfoncé dans l'ouverture, dont le cadre inférieur me +coupait littéralement les cuisses. + +Soixante-dix kilomètres, à raison de huit kilomètres à l'heure, égalent +neuf heures de voyage sur ce candide perchoir. + +Perspective:--premier plan: dos arrondi, casquette incroyable du cocher; +second plan: cahots, ornières, montées, descentes. + +Nous partons. + +J'ai bien réussi. Au lieu d'attendre six jours, je partais le deuxième. +Sans apparat, il est vrai, mais je partais enfin. + +Tout est là dans la vie. La fin, la fin, au diable les moyens! + +Eh! mon Dieu! si! c'est comme ça dans les grandes affaires du monde. + +On a trouvé autrefois qu'il fallait un bateau pour se rendre d'Europe en +Amérique. Depuis cette inquiétante découverte, on se sert d'un bateau +pour traverser l'Océan. Les uns prennent un sabre pour arriver à la +gloire, les autres, une plume, et moi, j'ai pris une croisée de patache +pour arriver au bonheur; et j'ai bien fait. + +Avec une goutte de philosophie, les mauvaises choses nous paraissent +plus mauvaises encore, partant, ma croisée me semblait détestable. + +Consolation suprême cependant, j'avais le cocher. + +Ce brave garçon était un chef-d'oeuvre; ceci soit dit sans trop +d'efforts. + +Si chacun apportait dans ses plans l'attention et les connaissances que +ce cocher déployait pour conduire sa voiture jusqu'à destination, ce +chacun deviendrait certainement un grand homme. + +Cet automédon classique nous la faisait en artiste. + +Contournant savamment les ornières dangereuses, il profitait de chaque +mètre de bon chemin pour trotter ne perdant pas un pouce de terrain. + +Toujours souriant et plein de bonhomie, il rassurait d'un petit rire +protecteur et bon enfant le voyageur qui lui criait sa terreur, à la vue +d'un passage scabreux. + +L'événement donnait toujours raison au rire du cocher, et, après +d'anxieux craquements, le véhicule reprenait son train-train, pour +traverser bientôt de plus vilains endroits encore. + +Maintes et maintes émotions poignantes envahirent les âmes timorées des +passagers, pendant ce mémorable voyage. + +Enfin Bel-Abbès se montre aux regards avides. + +Dans un lointain rapproché, apparaissent ses cheminées, ses dômes, ses +minarets orientaux, construits par les Occidentaux. Un rouge soleil +couchant colore la masse inerte de ses constructions bariolées, et les +grands platanes, qui enlacent cette charmante ville, jettent, dans les +feux du soleil, la note chatoyante de leur verdure de bon aloi. + +Le chemin était empierré à cet endroit. Le cocher en profita, et nous +filions un train d'enfer. + +A la nuit tombante, la ville promise nous ouvrait ses portes. + +Un moraliste estimable a dit: «La frugalité aiguise les appétits», et je +dis comme lui. + +Un homme qui vient de se nourrir de la misère de la plaine, pendant de +longs mois, trouve tout beau: maisons, arbres, enfants, réverbères et +chiens d'aveugle. Et comme un idiot, il s'étonne de ne s'en être pas +aperçu plus tôt. + +Je respirais avec joie la poussière civilisée, je m'extasiais devant +l'étalage d'un marchand de bibelots indigènes, fabriqués à Paris; je +m'arrêtais, ébahi, au passage d'une nourrice avec son poupart; je +soupirais, doucement charmé, à la vue d'un charlatan décrochant son +boniment sur un certain remède empirique, panacée à tous les maux. + +Tout à coup, boum! un coup de canon. C'est le feu d'artifice. + +J'y cours. + +A ce spectacle, je perds toute retenue. Comme Américain, j'avais juré, +en quittant mon pays, de ne m'épater jamais de rien. Eh bien! si mes +compatriotes, en ce moment-là, avaient vu ma bouche en gueule de four, +mes yeux en billes de billard, j'aurais été flambé dans leur estime. + +Après, le bal public, sur la place, au grand air. + +Naturellement, je m'y amène. + +Surcroît d'émotions. Que de femmes! palsambleu! que de femmes! + +La guerre est réellement un grand malheur. Elle accapare les hommes, +dans la force de l'âge, et les livre ensuite à la vie, après avoir tiré +d'eux les plus belles années de leur jeunesse. + +Et puis après?... Si la guerre était une chose intelligente, est-ce que +les hommes la cultiveraient comme un art? + +Bon, voilà que je blasphème, maintenant. + +Décidément ce voyage de Bel-Abbès me fait perdre toute conscience de mes +paroles. Moi, le soldat quand même, médire de la guerre! C'est plus fort +que jouer au bilboquet. + +Le lendemain, je m'ennuyais. + +Cette effrayante assertion, de ma part, n'étonnera pas le lecteur. Eh +bien! oui, je regrettais mes calmes passe-temps de Ras-el-Ma. + +Ma première nuit de Bel-Abbès avait été houleuse, fantastique, +phénoménale de mouvement et de péripéties. Le séjour de ma tente à +Ras-el-Ma faisais contraste. + +Le changement, trop brusque, avait bouleversé mes facultés vacillantes. + +Là-bas, j'avais quelques livres, mes journaux, et le courrier, chaque +matin, à heure fixe, m'apportait une petite provision d'émotions, à dose +minime, qui suffisait à remplir doucement les vingt-quatre heures. + +Ici, tourmenté comme une épave, je me heurte à chaque instant aux +écueils multiples de trop nombreux bonheurs. + +A Ras-el-Ma, je m'entretenais avec l'univers entier, à l'aide de mes +chères gazettes. + +Je conseille à ceux qui voudraient apprécier franchement les journaux de +leur pays de faire un petit voyage de dix ans à quinze cents lieues du +village natal. Qu'il essayent ensuite de la lecture des papiers +compatriotes, et ils m'en diront des nouvelles. + +Tout semble beau, jusqu'aux annonces, dont le style pur et simple prend +parfois une tournure presque ampoulée, dans l'âme attendrie du lecteur. + +Et puis ensuite, quelles excellentes nouvelles! + +Un cher ami, que l'on aime comme soi-même, de notaire est devenu scieur +de long; ainsi le dit le journal. Quelle satisfaction pour une âme bien +née, d'apprendre cette capricieuse fugue de tante Fortune! + +Dans un autre genre, on a l'amère satisfaction de savoir qu'un paltoquet +quelconque, connu comme idiot au collège, est devenu gros comme un +tonneau et riche comme l'or. + +Ces espèces de nouvelles amènent chez tous, diverses sensations qui se +conçoivent facilement, mais qui s'expriment mal. + +Essayons un exemple cependant. + +Ainsi, les succès qui gorgent un ami retentissent dans le coeur par deux +sons. Le premier son veut dire un certain plaisir de voir l'objet aimé +arriver à ses fins; le second est un léger dépit, naturel à l'homme, +qui, de tout temps, n'a pu se débarrasser tout à fait d'une certaine +aigreur devant les succès de l'ami. Ces deux sensations, arrivant +simultanément, fraternisent ensemble, de telle sorte qu'il est difficile +d'établir entre elles une ligne de démarcation. + +Ouf! mes jambes! saperlipopette! mes jambes! Sauvons-nous devant cette +obscure et lourde morale. + +Oui, ami lecteur, ferme ce livre, mais ne me maudis pas. Car, sache le +bien, le soleil brûlant d'Afrique, la misère, les fatigues... + +Avant ma permission, j'exécrais Ras-el-Ma, j'adorais Bel-Abbès; après ma +permission, j'exécrais Bel-Abbès, j'adorais Ras-el-Ma. + +Donc, l'homme désire ce qu'il n'a pas, est ennuyé de ce qu'il possède. +La Palisse aurait crevé avant de trouver celle-là. + +Avec un peu de bonne volonté, j'aurais pu me contenter de mon existence +au pays. J'avais assez d'argent pour satisfaire mes petites fantaisies, +une bonne table pour dîner, un bon lit, une chambre confortable. + +J'ai quitté cela. Qu'ai-je gagné au change? une position à vingt sous +par jour, une tente pour abri, une gamelle pour table, la voûte des +cieux pour protection contre la température, des fatigues, de la misère. + +Chez moi, j'étais rongé de spleen et de satisfaction; ici, je souffre. + +Les gens raisonnables me donnent tort, et ils ont raison; les illuminés +me donnent raison, et ils ont tort. + +Enfin, pourquoi, diable, êtes-vous allé vous fourrer dans cette galère? + +Pourquoi? + +Parce que je suis Canadien-Français. + +Pourquoi? + +Parce que j'aime la France. + +Pourquoi? + +Parce que je me ferai certainement tuer pour elle, si je le puis. + +Je me vante en disant cela. Parbleu, je le sais bien, que l'honneur de +se faire tuer pour son ancienne mère patrie n'appartient pas à tous. Et +comme je suis fier d'être un des élus! + +Aussi je lui ai prouvé, je lui prouve et je lui prouverai, Dieu aidant, +à cette belle et glorieuse France, que ma reconnaissance pour cette +suprême faveur vivra jusqu'à ma mort. + + + + + APOLOGUE + + +Dans une immense plaine, bornée de tous côtés par des horizons infinis, +grouillent des millions d'êtres humains. Tous se livrent fiévreusement à +une occupation quelconque. + +Ceux-ci, le front baigné de sueur, piochent la terre avec ardeur; +ceux-là grattent le papier avec des pointes d'acier. Les uns affilent +des lames tranchantes, d'autres fabriquent de terribles engins de +destruction. + +D'aucuns nonchalamment assis sur le sol semblent indifférents à tout ce +qui les entoure, et regardent leurs voisins s'agiter violemment. + +Une irrésistible impulsion paraît être commune à tous. A intervalles +inégaux, ils se lèvent en choeur, comme mus par un même ressort, et se +dirigent, soit lentement, soit avec rapidité, vers un noir précipice, au +fond duquel apparaît, gigantesque, le mot MORT, écrit en lettres de +nuit. + +Les premiers arrivés cherchent à fuir, terrifiés devant ce gouffre +insondable; mais la foule, qui les presse avec acharnement, leur barre +toute issue et les force à tomber dans l'éternité. + +Toujours, toujours, il en est ainsi, sans trêve ni répit. + +Personne ne prévoit sa chute prochaine et le ravin de la mort. Au +contraire, plus les individus sont rapprochés du gouffre, plus ils +paraissent acharnés à leurs occupations. + +Cette promenade lugubre vers le néant est souvent accélérée par +d'effrayantes paniques qui bouleversent les multitudes. Des géants +formidables, armés de plaies diverses, culbutent ceux qui les entourent +et les chassent, comme l'éclair, devant eux. Ces géants ont nom: GUERRE, +FAMINE, PESTE, et le but de leurs exploits est toujours le gouffre béant +dont les profondeurs sont égales à l'éternité. + +Au milieu de cette arène universelle, s'élève un trône monumental dont +le sommet se perd dans la nue. Les degrés, pour y arriver, sont aussi +nombreux que les sables des grèves. De distance en distance apparaissent +des plates-formes où de graves individus, la trompette à la bouche, +sonnent le ralliement. Ces trompettes portent sur le front leurs noms +respectifs: PHILOSOPHES, MORALISTES, HISTORIENS. + +Quand la foule défile devant le trône, elle jette un regard anxieux vers +les hauteurs infinies, hésite un instant, s'approche des degrés, mais, +le plus souvent, désespère de les gravir, et continue, abrutie, sa +marche agitée vers le ravin de la nuit. Quelques élus seuls +entreprennent courageusement l'ascension des degrés et arrivent au +sommet, où siège le grand juge BON SENS. + +Rien n'égale la majesté noble et digne de ce vénérable magistrat. +Entouré de satellites simples et modestes, il distribue de bonnes +paroles à tous ceux que s'adressent à lui. A chacun son tour de jouir de +ses conseils. Ni charlatanisme, ni intrigues ne peuvent exclure les élus +des bienfaits de ses sages remontrances. + +Le mortel, réconforté, redescend les marches du trône, et, instruit, se +dirige vers la mort par un chemin détourné. Il fuit la foule, dont les +paniques, les méchantes passions les emportements violents le +bouleversent; et lentement doucement avec une sereine philosophie, il +fait le saut prévu par la fatalité. Qu'a-t-il gagné à consulter le +sublime magistrat? Une promenade tranquille, et une chute raisonnée et +sans inquiétude dans les profondeurs de la mort. + +Les faibles, ceux qui craignent l'ascension au trône du juge, vivent +affolés, ballottés de terreur en terreur, en proie à tous les grands +géants qui se font un cruel plaisir de semer partout les désordres. +Finalement, surpris, ahuris, pétrifiés, ils envisagent la mort sans la +croire si près, et, poussés par la foule, ils disparaissent, en +blasphémant, dans l'abîme qu'ils n'avaient pas cru si près. + +A travers cette cohue indescriptible, s'avance péniblement un petit +groupe compacte. Faible au physique, il essaye cependant de fendre +hardiment les masses. En tête apparaît une jeune femme maigre, anémiée, +quelque peu intelligente. Derrière elle marchent trente gaillards plus +ou moins vigoureux. Sur le flanc gauche se montre, en tête, un homme à +l'air profondément misanthrope. Sa physionomie respire parfois une +grande confiance, parfois un découragement implacable. Il cherche le +vrai chemin. + +Il a regardé partout, mais il n'a rien trouvé. Entraîné par la foule, +sans guide, il agit d'après ses propres inspirations. Dédaignant tout +avis, tout conseil, il va droit à son but: tant pis s'il succombe dans +sa marche. Cependant, malgré ses fermes résolutions, il s'aperçoit +souvent, hélas! qu'il est faible. + +En passant près du tribunal du juge suprême, une idée lumineuse le +frappe: il ira puiser des forces auprès de lui. Voilà le guide qu'il +cherche depuis si longtemps; il arrivera jusqu'à lui, coûte que coûte. + +Il communique ses intentions à ceux qui semblent être sous ses ordres. +La jeune femme fait signe qu'elle suivra son chef; mais les trente +hommes, sauf quelques-uns, craignent d'affronter le censeur. Ils ont +peur de ses remarques sévères. + +Le chef fait un grand discours, le premier de sa vie, et la chaleur de +sa parole entraîne sa troupe, qui s'engage résolument dans l'ascension +des degrés. + +Il montent, ils montent. + +De plate-forme en plate-forme, on fait de longues haltes. On perd +souvent courage, mais le chef les stimule de sa voix décidée. Et tous +reprennent de nouveau la pénible promenade. + +Enfin, ils arrivent près du magistrat qui les regarde d'un air sévère, +où perce cependant une grande bienveillance, car il est toujours flatté +du courage de ceux qui affrontent les fatigues inouïes, nécessaires pour +se présenter à lui. + +Au milieu du plus profond silence, il interpelle celui qui paraît être +le chef du groupe: + +--Qui êtes-vous? + +--Je suis le père des _Expéditions autour de ma tente_. + +--Quels sont ces gens qui vous suivent? + +--Cette dame est ma préface, et ces hommes sont mes trente chapitres. +Ils viennent tous, guidés par moi, demander vos conseils, votre censure +et votre approbation de leurs actes. + +--Veuillez les faire défiler un à un devant moi, et me donner leurs +états de service. Je rendrai mon jugement sur les faits et gestes de +chacun. Je réserverai, pour la fin, mes appréciations sur la conduite de +leur chef. + +L'auteur passe au magistrat un gros manuscrit où sont détaillées les +principales actions des intéressés. + +L'HUISSIER, _criant.--Dame Préface!_ + +LE JUGE.--Avancez. Vous n'avez plus le droit de vivre. Les préfaces sont +toutes mortes depuis longtemps. Je vous pardonne cependant, car votre +air modeste parle en votre faveur. Puis vous êtes si maigre, si +exténuée, que je n'ai pas le courage de vous condamner à disparaître. +Fuyez de ma présence, et n'y revenez plus. + +L'HUISSIER.--Chapitre premier! + +LE JUGE.--Vous êtes long et maigre, mais vous êtes nécessaire à +l'existence de vos vingt-neuf compagnons. A ce titre seul, je vous +autorise à exister. Je reconnais aussi certaines qualités de vos formes, +et avec un peu de gymnastique vous deviendrez passable. Allez. + +L'HUISSIER.--L'Auteur! + +LE JUGE.--C'est un portrait. Je déteste les portraits d'auteurs faits +par eux-mêmes. Laissons cela à la Rochefoucauld. Vous m'ennuyez, partez. + +L'HUISSIER.--Le Bidon! + +LE JUGE.--Vous êtes blessé. Tant mieux pour vous. Moralement, c'est beau +une blessure; mais faites-vous raccommoder. Vous avez été utile. +Continuez. + +L'HUISSIER.--Les Godillots! + +LE JUGE.--Ah! ah! vous voulez quitter votre maître. Vous devenez +malséants et apathiques. Juste au moment où l'on va vous ficher à la +porte, vous vous permettez d'être exigeants. Sachez qu'il faut toujours +tomber dignement. Du nerf, mon ami! du nerf! + +L'HUISSIER.--Le Képi! + +LE JUGE.--Bon garçon va! + +L'HUISSIER.--La Musette! + +LE JUGE.--Votre carrière est belle; à vous de l'améliorer encore en +donnant refuge à quelques fonds qui manquent à votre propriétaire. + +L'HUISSIER.--Le Sac! + +LE JUGE.--Vous êtes cruel. Vous _suicidez_ vos maîtres. C'est peu digne +de la part d'un brave homme. Tâchez de faire mieux. + +L'HUISSIER.--La Pipe! + +LE JUGE.--Apportez un prix Monthyon. + +L'HUISSIER.--Le Revolver. + +LE JUGE.--Rendez-vous utile, monsieur, rendez-vous utile. Quand on vit +pour faire mourir les gens, on se distingue autrement qu'en trouant des +cibles de papier. + +L'HUISSIER.--Le Sabre! + +LE JUGE.--Pouah! mon bonhomme, vous ne valez rien. + +L'HUISSIER.--Digression patriotique! + +LE JUGE.--A la bonne heure! Voilà qui rend justice à la fête nationale. +Malheureusement, il y en a peu comme vous. Au lieu de courir la plaine +ce jour-là, l'arme au poing, beaucoup de gens s'amusent. C'est un tort, +mais c'est un droit conquis. + +L'HUISSIER.--La Gamelle! + +LE JUGE.--Dans la gamelle, c'est bon. + +L'HUISSIER.--Le Quart! + +LE JUGE.--Passez. + +L'HUISSIER.--Les Guêtres. + +LE JUGE.--Bonjour!... + +L'HUISSIER.--Le Cafard! + +LE JUGE.--... + +L'HUISSIER.--Pêche miraculeuse. + +LE JUGE.--... + +L'HUISSIER.--Souvenir du jeune âge. + +LE JUGE.--Que me racontez-vous là, monsieur l'auteur? Vous nommez ces +gens-là: _Boutades militaires_, et vous me présentez ici un tas de +morveux sans états civil appropriés. Sachez qu'il faut trouver un nom +convenable quand on produit des chefs-d'oeuvre. Vos trente enfants et +cette dame devraient porter le nom de _Mosaïques humoristiques_. Ils +seraient ainsi dans le vrai. Je m'emballe devant votre effronterie de me +présenter des gens sous de faux noms. Puis, n'avez-vous pas dit, dans +votre portrait, que le _moi_ était haïssable? et continuellement le +_moi_ a été chez vous à l'ordre du jour. C'est mal, ça, monsieur; oui, +c'est très-mal. + +Je ne puis cependant me dispenser d'un petit conseil, ni d'une certaine +appréciation. Je reconnais que vous avez bien mérité des gens qui aiment +à bâiller. Mais, malheureusement, ceux-ci ne sont pas seuls sur terre. +Tâchez de travailler un peu pour les idiots, qui ne bâillent jamais. A +chacun sa pâture, mon ami. Finissez-en, car j'éprouve moi-même +d'inquiétants symptômes de désarticulation maxillaire. Avant de me +livrer à cette grave occupation, je vous crie du plus profond de mon +âme: Pour Dieu! Dépêchez-vous d'écrire _fin!_ + +Le juge se tait. De formidables voix lancent à tous les horizons ses +jugements dont la morale est: Travaillez! travaillez! Tout est dans le +travail! Les échos emportent cette sentence aux quatre coins cardinaux. + +Soudain un bruit terrible se fait entendre. Le papa BON SENS, en +bâillant, s'était brisé la mâchoire, et, tombant à la renverse, avait +entraîné son trône avec lui. Cette catastrophe épouvantable précipite +dans le vide, pêle-mêle, personnages, huissiers, philosophes, historiens +et l'auteur. + +Celui-ci, ricanant comme Méphisto à la vue de son oeuvre, se sauve de la +foule, son coupable manuscrit sous le bras. Ces mots du juge: +Travaillez! travaillez! le hantent comme un cauchemar. Puis, dans le +tumulte, il cherche fiévreusement une plume, et il écrit le mot qui +sauvera tout: + +FIN + + + + + TABLE + +PRÉFACE + I.--La tente. + II.--L'auteur. + III.--Le bidon. + IV.--Les godillots. + V.--Le képi. + VI.--La musette. + VII.--Le havre-sac. + VIII.--La pipe. + IX.--Le revolver. + X.--Le sabre. + XI.--Digression patriotique. + XII.--La gamelle. + XIII.--Le quart. + XIV.--Les guêtres. + XV.--Les vacances. + XVI.--Combat homérique. + XVII.--Funèbre souvenir. + XVIII.--Pêche miraculeuse, + XIX.--Souvenir du jeune âge. + XX.--Un page d'amour. + XXI.--Chasse à l'affût. + XXII.--Réminiscences du passé. + XXIII.--Combat du schott Tigri. + XXIV.--La flûte. + XXV.--Une colonne. + XXVI.--Mélanges. + XXVII.--Une colonne campée. + XXVIII.--Mes prisons. + XXIX.--Enlèvement frauduleux. + XXX.--En permission. +Apologue. + + +______________________________________________________________ +PARIS, TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GANANCIÈRE, 8. + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Expéditions autour de ma tente, by Ch. Des Ecores + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE *** + +***** This file should be named 19854-8.txt or 19854-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/8/5/19854/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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