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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 05:06:30 -0700
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+Project Gutenberg's Expéditions autour de ma tente, by Ch. Des Ecores
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Expéditions autour de ma tente
+ Boutades militaires
+
+Author: Ch. Des Ecores
+
+Release Date: November 17, 2006 [EBook #19854]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE ***
+
+
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+
+Produced by Rénald Lévesque
+
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+
+ EXPÉDITIONS
+ AUTOUR DE MA TENTE
+
+ BOUTADES MILITAIRES
+
+ PAR
+
+ CH. DES ECORES
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE PLON
+ E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+ 10, RUE GANANCIÈRE
+
+
+
+
+ PRÉFACE
+
+
+J'entreprends d'écrire un livre. Le titre dit assez que je veux imiter
+Xavier de Maistre.
+
+Il est indiscutablement prouvé maintenant, malgré mes désirs, que je ne
+ressemble en rien à Alfred de Musset, lequel se défendit en diable
+d'avoir imité Byron. Eh bien! moi, il me serait permis d'être fier, si
+je pouvais suivre les traces de mon modèle.
+
+D'ailleurs, de grands traits de ressemblance existent entre Xavier de
+Maistre et moi: c'était un soldat; je le suis. Il avait trente jours
+d'arrêts; j'ai déjà plus de onze fois trente jours de colonne. Il était
+Français; je suis Canadien-Français--(en cela je l'emporte sur
+lui)--Après mûr examen, je trouve ces rapprochement suffisants, et je
+m'autorise à intituler ainsi mon livre.
+
+Ceci posé, je brûle du désir d'avoir terminé cette préface pour me
+plonger dans mon sujet.
+
+Mon livre sera-t-il intéressant?... J'ose le croire, car le but que
+j'essayerai d'atteindre est digne d'un grand travail: je veux faire
+bâiller le lecteur.
+
+Ne vous récriez pas trop à l'idée d'un désir aussi louable. Bâiller
+n'est pas ce qu'un malin lecteur pourrait croire. Je le prouve tout de
+suite par une finesse de raisonnement qui vous convaincra
+infailliblement.
+
+Quelque peu versé dans les études physiologiques, j'ai remarqué que ceux
+qui bâillent sont des gens ou dégoûtés de tout, ou bien repus, ou
+fatigués physiquement. Or, les dégoûtés de tout trouvent un grand
+plaisir à se désarticuler la mâchoire, car si le contraire était vrai,
+peut-être ne le feraient-ils pas.
+
+Quant aux bien repus et aux fatigués physiquement, je les réunirai dans
+un même raisonnement. Ces deux catégories d'individus bâillent en
+souhaitant de dormir le plus tôt possible. Or, les désirs, avant-goût
+des jouissances,--la philosophie et l'expérience l'ont maintes fois
+prouvé,--sont tout dans les plaisirs, la satisfaction amenant la
+satiété. Partant, je conclus que ceux-ci jouissent en attendant la
+réalisation de leurs désirs.
+
+Ce raisonnement me semble écrasant de clarté, et, c'est drôle mais à
+l'instar d'autres écrivains, qui aussi ont eu cette prétention, je
+voudrais être compris.
+
+Je conclus donc: je me propose de faire bâiller, et j'affirme que
+bâiller est une jouissance.
+
+Quoi qu'il en soit, j'empoigne mon sujet et je vous développe le plan de
+mon livre.
+
+Je suis en colonne et je m'y ennuie. Ayant eu trois mois de repos, le
+premier jour, je dormis profondément; le deuxième, je fumai
+d'interminables pipes, et le troisième, je complotai contre la
+tranquillité de certains lecteurs, en arrêtant le plan d'un livre basé
+sur le _Voyage autour de ma chambre_, de Xavier de Maistre.
+
+Comme le sien, mon livre aura plusieurs chapitres; contrairement au
+sien, il sera ennuyeux, et comme mon modèle, j'aurai atteint un but
+utile.
+
+Je prédis un résultat étonnant à ceux qui auront le courage de le lire
+jusqu'au mot _fin_ inclus. Certains chapitres surtout sont infaillibles
+pour la guérison des insomnies.
+
+A ceux qui me désapprouvent, je donne les explications suivantes: tant
+de choses sensées et spirituelles ont été écrites depuis que le monde
+existe, que je veux faire contraste et dire des niaiseries, ce qui, vous
+l'avouerez, n'est pas toujours très-facile.
+
+Ceci fini, je me hâte d'ouvrir le premier chapitre, car certains
+symptômes naturels m'annoncent que cette préface fait son effet sur moi,
+et, baillant,--(ce qui ménage une transition spirituelle),--je vous
+présente ma tente.
+
+
+
+
+ I
+
+ MA TENTE
+
+
+Elle n'est pas prétentieuse et n'a que très-peu de place dans l'histoire
+de la terre. Sa généalogie date de sa propre naissance, et elle ne peut
+se vanter de ses ancêtres.
+
+Ses formes sont peu développées, et l'architecte qui l'a bâtie n'a pas,
+que je sache, voulu en faire un chef-d'oeuvre. C'est ma tente, et là
+s'arrêtent ses plus grandes prétentions.
+
+Beaucoup de tentes affectent de airs plus ou moins mérités. Celle de nos
+supérieurs se distinguent généralement par une taille démesurée. Elle
+sont coniques, ou pyramidales, ou taillées en comble effilé.
+
+Elles peuvent contenir un lit, une table, une cantine et quantité
+d'autres objets dont la nécessité paraît discutable en campagne.
+
+Ma tente ne contient rien d'élégant et se contente d'offrir
+l'hospitalité à son propriétaire et à ses accessoires.
+
+Elle se moque des tentes d'administration ou des barils, flanqués de
+tonneaux d'eau-de-vie, étalent leurs rondeurs engageantes. A l'abri de
+ma modeste toile, mon bidon seul représente le contenant des liquides,
+et il en est digne.
+
+Dans ces belles tentes des subsistances et des ambulances, aux
+réceptacles arrondis décrits plus haut, s'ajoutent des caisses de
+biscuit de provenance et de qualités diverses; des cantines médicales,
+cachant dans leurs vastes profondeurs des remèdes variés et quelquefois
+utiles. On y trouve aussi des instruments compliqués et parfois
+nécessaires à dompter une digestion en révolte. En poussant plus loin,
+on rencontre de beaux petits couteaux, bien brillants, qui aident
+puissamment certains individus, mal partagés du sort, à se séparer d'un
+membre récalcitrant.
+
+Je le répète, ma tente n'a rien de tout cela. Un sac, en peau de veau,
+ancien modèle, maintenant réformé, est la seule cachette de mon biscuit
+de réserve. Mon quart se permet quelquefois de contenir un peu de thé ou
+de café. Quant aux clysopompes, je leur en défends l'entré pour des
+raisons que la pudeur m'empêche d'écrire. Le lecteur soucieux des
+convenances comprendra d'ailleurs cette répugnance sans explications.
+
+Certaines tentes ont aussi de formidables attaches qui les tient au sol
+avec des piquets en métal battu. D'autres possèdent de somptueux auvents
+que de solides supports protègent des tempêtes. Enfin, plusieurs
+poussent le raffinement jusqu'à se laisser percer d'oeils-de-boeuf, qui
+alimentent leur intérieur d'un air pur et souvent renouvelé.
+
+La mienne n'a que des piquets en bois, une mince fente pour porte, et
+l'oeil-de-boeuf n'a jamais pu s'y fixer.
+
+Des ornements variés, des coutures colorées, des bourrelets bleus,
+blancs et rouges, des petits drapeaux aux couleurs nationales, des
+zébrages fantastiques accotés à de larges bandes voyantes brillent
+souvent sur les tentes d'officiers.
+
+Sur la mienne, une cravate d'ordonnance, payée cinquante-cinq centimes
+sur la masse, autrefois bleu foncé et maintenant incolore, cingle, sans
+prétention, le faite pointu de mon logis de campagne.
+
+Nos supérieurs possèdent des lits.
+
+Quelques-uns de ces objets, dont on a reconnu l'utilité en certaines
+circonstances, se piquent d'être, soit un matelas en crin juché sur une
+charpente habilement détaillée, soit une toile supportée par deux
+traverses de bois appuyées sur des cantines. On entoure le tout de draps
+et de couvertures confortables.
+
+Chez moi, dans mon intérieur, une forte brassée de paille ou d'alfa,
+pressée sous mon couvre-pied de campement, suffit pleinement à me
+satisfaire dans mon repos.
+
+Quand il pleut, l'eau a peu de chance de s'introduire dans les tentes de
+haute lignées.
+
+Par contre, la pluie a pleine et entière liberté d'inonder mon refuge,
+si elle arrive en brillante quantité.
+
+Enfin, tout ceci se résume à dire, ce que j'aurais peut-être dû faire
+plus tôt, que ma tente est petite, serviable, insignifiante, et que je
+l'aime.
+
+Elle m'a courageusement servi et suivi pendant mes onze fois trente
+jours de colonne. Je mériterais donc l'opprobre des braves gens, si je
+ne lui en conservais une grande réserve de reconnaissance, que je vous
+mets à nu, sous la forme d'une description détaillée.
+
+Ma tente naquit des mains du couturier le 2 avril 1881. Elle voulait, en
+naissant, vivre pour faire la lutte kronmirienne, mais, hélas! le
+destin, se moquant de ses voeux, la lança à la poursuite de Bou-Amema.
+
+Elle prit donc naissance le 2 avril, au quartier d'infanterie, dans le
+pavillon de droite. Une chambre, percée de deux croisées regardant,
+l'une, l'infirmerie régimentaire des chevaux de spahis, l'autre, les
+baraques du génie, fut le théâtre de sa fabrication.
+
+Cette chambre est assez vaste pour que ma tente put y étaler à l'aise
+ses premiers moments, puisque l'enseigne, au haut et en dehors de la
+porte, indique: Chambre Q pour huit hommes.
+
+Le jeune homme qui dota le monde de ma tente mériterait une mention
+honorable dans ce livre, mais le cadre restreint que je me suis imposé
+dès le début de cette oeuvre m'ordonne de négliger les détails
+biographiques.
+
+Divers matériaux furent employés à édifier le meuble, objet de cette
+étude. Deux sacs-tentes-abri, marqués: _Campement militaire_, et deux
+sacs à distribution timbrés: 3e _trimestre_ 1880, furent les plus
+remarquables. D'autres accessoires tels que piquets, vieilles boucles et
+courroies de rebut, toile d'emballage, soustraites frauduleusement au
+garde-magasin, viennent en second lieu. On peut aussi ajouter des
+cordeaux de tirage, des supports, du fil et une cravate d'ordonnance.
+
+Un torchon de cuisine, dont j'ignore la date de la mise en service, y
+joua aussi un certain rôle, mais ceci sous toute réserve. Même
+actuellement, les preuves me manquent, à l'appui de ce que je pourrais
+avancer.
+
+J'ai cependant interrogé le tailleur là-dessus, et ses réponses louches
+et évasives m'ont fait douter de ce fait contestable. Enfin, j'en suis
+désolé, mais cette question devra rester en litige dans l'esprit du
+lecteur, malgré mon intention honnête de l'éclairer en tout.
+
+Laissant donc à regret ce malheureux incident sans être vidé, j'explique
+les procédés du rattachement en un seul tout des divers éléments décrits
+plus haut.
+
+Prendre les deux toiles de tente et les unir ensemble par une solide
+couture, semble être un simple jeu pour l'habile tailleur. Ceci terminé,
+à l'aide de ciseaux, effilés, il hache, il coupe, il découpe les deux
+sacs à distribution, les place sur le plancher en forme de triangles et
+les rattache aussitôt aux tentes-abris.
+
+Vient ensuite le tour de la toile d'emballage. Le tailleur la saisit, en
+fait une longue bande de vingt centimètres de largeur et l'emploie pour
+orner utilement le bas de son travail comme chasse-poussière.
+
+Pour terminer l'oeuvre, il ne reste plus que la cravate d'ordonnance,
+prise sur ma masse à raison de cinquante-cinq centimes. Le tailleur
+n'hésite pas. Il la prend, la perce de son aiguille et en pare le sommet
+de ma tente.
+
+Il est utile maintenant de raconter les opérations de seconde
+importance.
+
+Il fallait une porte. Un violent coup de ciseau accomplit cet acte. Un
+bourrelet, vivement enlevé donne un solide point d'appui aux vieilles
+boucles et courroies, dues à la générosité du maître cordonnier, et la
+porte fut.
+
+Le tailleur se lance ensuite sur les cordeaux de piquets.
+
+Perçant de petits trous, à égales distances, sur tout le pourtour du
+bas, il y introduit des cordeaux, ayant pour mission de s'accrocher aux
+piquets, dans les moments opportuns.
+
+C'est fini. Le couturier, la sueur au front et le sourire aux lèvres, me
+présente ma tente, et je fus bouleversé.
+
+J'ai toujours admiré le courage et l'adresse de ce jeune ouvrier, à qui
+je persiste à refuser toute notice biographique. Quoique confondu de son
+savoir-faire, je ne l'en remerciai pas moins, avec cent sous de
+pourboire, de m'avoir construit un abri, appelé plus tard à
+m'accompagner dans ma poursuite de cet insaisissable Bou-Amema.
+
+L'existence est parsemée de faits aussi étonnants, et il faut que l'âme
+humaine soit bien ferrée pour résister aux chocs que la brutalité des
+choses lui fait si souvent éprouver.
+
+Trêve de réflexions philosophiques. C'en était donc fait. Là, sur le
+plancher de la chambre Q pour huit hommes, gisait l'amas de toile qui
+devait me dérober aux tempêtes. Je me livrais entièrement à la joie.
+
+Mais, ô déception! comment faire tenir cette tente debout?... Quels
+piliers pourraient être dignes de soutenir dans les airs le fruit de
+tant de travail?...
+
+Les supports ordinaires ne suffiraient jamais,--leurs minces contours
+leur ôtant la force d'accomplir une telle besogne.--Il faut donc trouver
+autre chose...
+
+Penché à la croisée, ayant à l'oeil cette ténacité rêveuse qui
+s'accroche à un objet sans le voir, je me plonge dans de lugubres
+rêveries...
+
+Mon esprit se perd de plus en plus dans les difficultés du dilemme que
+j'avais juré de résoudre... Tout à coup retentit un cri sourd, inhumain,
+féroce.
+
+Je tourne la tête et vois mon ordonnance. Il y a quelque chose de fatal
+dans son regard avide, obstinément fixé sur un objet appuyé contre les
+baraques du génie.
+
+Sauvé! m'écriai-je... mais comment m'en emparer?... Le génie ne rend
+jamais son bien... Ce morceau de bois sera à moi, affirmai-je en
+rugissant. Et dès cet instant, le génie dut trembler.
+
+Il fait nuit. L'orage, secondé par de noirs nuages, fait entendre, dans
+l'immensité du lointain, le glas funèbre de son approche. Le vide noir
+enveloppe la terre et l'espace de son linceul de nuit.
+
+Quelques grosses gouttes de pluie, tombant méthodiquement, font gémir
+les feuilles affolées. La ville est déserte, ses habitants renfermés.
+
+Seul, un homme aux allures mystérieuses et portant à la bouche le
+sinistre rictus des criminels, marche à pas lents, dans le sentier du
+mal.
+
+Arrivé près du mur où doit se commettre le crime, un sourire sardonique
+illumine son visage, à la vue de l'isolement que l'entoure, et... cinq
+minutes après, il rentrait dans la chambre Q pour huit hommes: la pièce
+de bois était conquise.
+
+Le lendemain, le menuisier la coupe en trois longueurs.
+
+Deux, mesurant un mètre, servent de piliers et portent des tenons à
+leurs extrémités supérieures. La traverse, mortaisée aux deux bouts,
+relie les montants, et ma tente avait des supports.
+
+Il me semble superflu de suivre ma tente dans ses nombreuses
+pérégrinations.
+
+Lancée dans une campagne aventureuse, elle visita maints endroits et dut
+se déplacer souvent.
+
+Les paysages qui lui donnèrent l'hospitalité présentent peu de variétés.
+Tantôt, fichée au sol, dans quelque endroit sablonneux, elle devait
+faire d'héroïques efforts pour résister aux vents en furie; tantôt,
+accrochée aux flancs d'une montagne à pic, elle prenait les airs penchés
+très-intéressants à analyser.
+
+L'alfa et le thym lui firent souvent un entourage épais et odoriférant;
+par contre, le salpêtre des schotts lui témoignait bien peu de
+sympathie.
+
+Elle eut maintes fois à maugréer contre les rochers qui se refusaient
+obstinément à lui accorder droit de demeure, et elle ne se trouva
+réellement solide au poste qu'au lieu où elle vient d'élire domicile
+pour trois mois.
+
+En cela, elle rivalise de satisfaction avec son propriétaire, qui
+souvent fut très-ennuyé d'avoir à l'arracher au gîte à des heures
+indues.
+
+Ma tente se présente donc au lecteur avec une installation de trois
+mois.
+
+J'en profite pour livrer à la postérité un voyage d'exploration
+descriptive dans ses parages extérieurs et intérieurs.
+
+Une installation de trois mois nécessite quelques difficultés dans le
+choix du terrain. Aussi n'est-ce qu'à la suite de profondes études qu'un
+résultat satisfaisant put être obtenu.
+
+La porte est au sud, ce qui est assez dire que la face opposé est au
+nord. Croyant alors qu'il est inutile d'orienter les autres côtés,
+j'ajouterai que le terrain, au sud, s'affaisse lentement vers une riante
+et boueuse rivière qui coule à cent pas d'ici.
+
+
+
+
+ II
+
+ L'AUTEUR
+
+
+Le _moi_ est haïssable, dit Balzac, et il a dit vrai. J'ignore s'il
+existe quelque chose de plus lourdement bête que le _moi_, et j'ajoute,
+avec énergie, que la fatuité et l'égoïsme sont deux malins compères, qui
+conspirent contre la tranquillité des humains.
+
+Pas n'est besoin, comme vous le voyez, d'avoir recours à M. de la
+Palisse pour trouver ces graves vérités. Mais, grand Dieu! ce tribut
+payé à d'honnêtes maximes ne me permet pourtant pas de faire ici le
+portrait de mon voisin.
+
+Il faut bien, pour la clarté des événements de ce voyage, que je me
+présente au public, et, au risque d'ennuyer Balzac, je parlerai un peu
+de moi dans ce chapitre. Aussi, m'y voilà.
+
+Je suis né comme tout le monde d'un père et d'une mère. Ils n'étaient ni
+riches ni pauvres, et de plus résidaient à Saint-Vincent de Paul.
+
+Aucun événement remarquable ne signala mon entrée en cette vie, si ce
+n'est le grand choléra de 1852. Je n'en fus probablement pas cause.
+
+Mon enfance ne se distingua par aucune qualité caractéristique, sauf un
+goût prononcé pour la pêche à la ligne, et une passion pour le latin.
+Des nuits entières je fus la terreur des barbues et anguilles de l'anse
+à Bleury, et à quinze ans j'étais en rhétorique.
+
+Là s'arrêtèrent mes succès de collège, et après quelques autres
+triomphes à la ligne, je songeai à me créer une position. J'y ai bien
+réussi: je suis soldat.
+
+Quant à mon physique, sachez donc tous que j'ai vingt-huit ans et cinq
+pieds dix pouces. Je porte moustache et barbe au menton. J'ai l'oeil
+brun le soir et gris le jour. Je n'ai ni taches de rousseur, ni grains
+de beauté nulle part. Je monte médiocrement à cheval, je tire mal de
+l'épée et très bien au pistolet. Je suis robuste et je ne sais pas
+danser. J'ai les cheveux très-noirs, un nez drôle et beaucoup de dettes.
+
+J'étudie l'allemand et l'arabe. Je connais bien l'anglais, et j'habite
+l'Algérie. J'aime beaucoup le Canada, et je loge au troisième étage. Je
+raffole de la chaleur, et je sais un peu parler français.
+
+Étant en outre affligé d'un petit talent de joueur de flûte, je file des
+sons si doux, si doux,--et je ne me gonfle certainement pas les joues.
+
+Dernier détail, non le moins important, je me nomme Joseph, et je ne
+m'en réjouis pas. Ce nom m'a suivi jusqu'à ce jour, et je me suis
+toujours efforcé de ne pas en avoir l'air.
+
+Là-dessus je me lâche, et vous emmène à ma suite sur les hauts plateaux
+algériens.
+
+Assis au milieu de ma tente, je fais face au sud-est, et, suivant cette
+direction du regard, on y voit mon bidon. Je l'empoigne.
+
+
+
+
+ III
+
+ LE BIDON
+
+
+Je voudrais connaître le gaillard qui a fait mon bidon. Je lui donnerais
+une partie de ma pension de retraite, pour le récompenser des services
+que son oeuvre m'a rendus.
+
+Le bidon est un monde, et ceux qui n'ont jamais apprécié ses qualités
+après la grande halte sont à plaindre. Tout est dans le bidon, et le
+mien est fameux.
+
+Son gouffre de deux litres servit à bien des hôtes. A l'eau boueuses des
+_Rédirs_ succéda l'eau salée des schotts. Celle-ci se laissa facilement
+remplacer par une boisson claire et limpide, mais pas souvent.
+
+L'absinthe, le vin, le marc de café, la cerisette y jouèrent aussi un
+certain rôle dans les bons moments; mais, grand Dieu! que ces bons
+moments furent clairsemés!
+
+A l'instant où j'écris, mon bidon n'a pas du tout l'air intéressant, et,
+avant de vous dire en quoi il pêche, je vous narre les détails de son
+physique.
+
+Ovale d'aspect et arrondi de flancs, mon bidon a deux entrées: une
+petite et une grande. Ces entrées font saillie en forme de goulots. Deux
+bouchons de liège empêchent le contenu de sortir du contenant.
+
+Le fer-blanc est le métal de sa confection. Deux oreillettes, scellées
+de chaque côté, reçoivent une banderole qui permet de le suspendre aux
+épaules.
+
+Le bien-être et les ordres exigent que le bidon soit recouvert de
+l'étoffe de vareuse hors de service. Le mien a double couvert, et, pour
+ce, je veux que son contenu ait une double fraîcheur.
+
+Son physique examiné, je vous dis pourquoi il est actuellement dénué
+d'intérêt palpitant.
+
+Placé dans la partie sud-est de ma tente--chose que j'ai eu l'honneur de
+dire plus haut,--mon bidon penche du côté de la riante et boueuse
+rivière, et apparaît au voyageur avec une oreillette en moins et le
+bouchon du grand goulot perdu.
+
+L'oreillette disparut au fond d'un puits salé, et j'ignore les détails
+de la perte du bouchon.
+
+Un arrangement spécial de courroies compliquées remplaça l'oreillette,
+et au bouchon de liège succéda un chiffon roulé.
+
+Ces détails sont navrants pour l'honneur de mon bidon; mais je ne puis
+les omettre sans manquer à la vérité, apanage de tout voyageur honnête.
+
+Il n'est pas impossible de comprendre que le pauvre diable, affublé
+d'appareils aussi étranges, n'ait pas du tout le petit air fin de
+circonstance.
+
+Certainement qu'il serait impardonnable, s'il ne contenait pas, en ce
+moment, un bon litre de vin que le Juif de là-bas vient d'y verser.
+
+Aussi, je prie ceux qui s'intéressent à mon bidon de glisser légèrement
+sur ses peccadilles. Faisons ensuite un petit mouvement vers le sud-est,
+et lançons nos regards sur mes godillots. Je ne les lâcherai pas avant
+la fin du chapitre suivant.
+
+
+
+
+ IV
+
+ LES GODILLOTS
+
+
+Alexis! ô Alexis! as-tu pu fabriquer mes 28, et vivre encore!
+
+Bien des travaux fameux furent abattus dans les temps homériques!
+Hercule nettoya les classiques écuries d'Augias et vainquit l'hydre de
+Lerne; Achille fit des prodiges devant Troie, Alexandre conquit l'Asie;
+César, les Gaules, et Annibald se maintint quatorze ans en Italie.
+
+Mais toi, seul d'entre tous les Alexis, tu fis mes godillots, ce qui est
+bigrement fort, je te le jure!
+
+Ils débutèrent à mon service le 11 juin 1879, à dix heures du matin, et
+deux fois depuis le cordonnier eut à leur donner du coeur au ventre, à
+raison de trois francs chaque fois.
+
+Ces détails écartés, je me plais à constater qu'ils se conduisirent
+consciencieusement.
+
+En tout temps ils restèrent attachés à mes pas, et ce septième jour,
+déjà dit, les trouve aussi fermes que jamais, si ce n'est un peu
+fatigués.
+
+Quelle épopée que leur existence! Un exemple seul démontrera
+l'importance de leurs fonctions: pendant onze mois ils firent cent
+soixante-quatorze étapes, ce qui, avec une moyenne de trente kilomètres
+par étapes, leur donne un actif de cinq mille deux cent vingt
+kilomètres, soit près de quinze cents lieues.
+
+Aussi, je serais embarrassé s'il me fallait écrire leur histoire en un
+seul volume. Je préfère leur accorder un chapitre unique, dont le
+laconisme donnera plus de poids aux quelques lignes que je leur
+consacrerai.
+
+On a osé attaquer la valeur du godillot. On a été jusqu'à lui opposer le
+brodequin napolitain, que les décisions ministérielles appellent à lui
+succéder.
+
+O ingratitude militaire, où descends-tu te loger! quel est le vieux
+troupier qui aura le courage de conspirer contre toi, légendaire soulier
+de France! Il faut avoir l'âme bien mal équilibrée pour oublier le
+bonheur que tout soldat éprouve à la vue d'un godillot, paré d'une
+guêtre, à laquelle il ne manque pas même un bouton.
+
+Je sens une profonde émotion s'emparer de mon âme. Et je jure ici, par
+les milliers de kilomètres foulés par eux, par les innombrables
+écorchures qu'ils engendrèrent, par leur air bête, enfin par tout ce
+qu'il y a de plus sacré chez une naïve chaussure, je jure donc que, tant
+qu'une goutte d'un sang pur et clair colorera mes veines, je défendrai
+les godillots.
+
+Après cette exclamation passionnée, je redeviens calme, et je continue.
+
+Dans un moment d'humeur noire, je pourrais leur reprocher d'avoir trop
+facilement offert l'hospitalité aux sables du désert et aux boues des
+marais.
+
+Mais, revenant à de plus tendres sentiments, je leur pardonne pour ne me
+rappeler que les brillants jours de revue.
+
+Alors, comme mes souliers se paraient d'une auréole pure et sans tache!
+
+Reluisant d'un cirage glacé, entourés de guêtres bien blanches, il me
+semble encore entendre la musique de leurs clous, battant allègrement le
+pavé.
+
+Hélas! ces agréables visions sont déjà loin dans l'oubli des siècles,
+car les dernières phases de notre liaison viennent de se dérouler dans
+l'alfa des hauts plateaux.
+
+Depuis mon installation de trois mois, ils prennent un repos bien
+acquis, mais certains signes caractéristiques annoncent chez eux un
+ennui remarquable.
+
+Devenus durs et tordus par suite d'une non-activité aidée du soleil, ils
+rechignent à couvrir mes pieds pour de simples promenades.
+
+Un peu de suif de chandelle les ramène vite au sentiment du devoir, mais
+ils retombent bientôt dans une apathie malséante.
+
+Ce qui prouve que les godillots sont dignes de chausser nos braves
+militaires, et que les longues routes peuvent seules les satisfaire.
+
+Je répète encore: En moi, ô inséparables compagnons de mes courses, vous
+trouverez toujours un admirateur, outré de voir le brodequin désigné
+pour vous remplacer!
+
+Il me répugne beaucoup de faire ces tristes pronostics. Que voulez-vous
+cependant, ces braves chaussures vont disparaître des traditions, et,
+fidèle aux principes de la chevalerie française, je salue ceux qui
+tombent.
+
+Répondront-ils: _Morituri te salutant?_ Hélas! je ne sais!
+
+
+
+
+ V
+
+ LE KÉPI
+
+
+Du soulier passer au képi, sans transition aucune, est quelque peu
+illogique, et je laisse la responsabilité de ce fait aux événements qui
+permirent à mon képi de s'accoler à mes godillots.
+
+En voyageant autour de ma tente, le sort a voulu qu'un rapprochement
+aussi baroque qu'un soulier fraternisant avec un képi se produisit.
+
+En effet, presque à l'est de l'auteur, repose son képi, recouvert du
+couvre-nuque traditionnel.
+
+Le képi a du bon. Malgré la sagesse des commissions d'habillement,
+aucune décision grave n'est encore venue le troubler. On l'a bien orné
+d'une visière laide et excellente, mais enfin rien encore pour sa
+suppression.
+
+On a parlé du casque allemand comme devant lui succéder; quelques
+régiments seuls eurent le plaisir de l'essayer.
+
+Le casque indo-anglais montra quelque temps des velléités de vouloir
+couronner la tête de nos troupiers, mais il ne tint pas ferme.
+
+Le shako français a aussi été fortement ébranlé dans ses bases.
+
+A l'heure où j'écris cependant, je ne sais encore rien de positif sur
+son sort futur.
+
+Enfin, sans arrière-pensée, le képi existe, et j'en ai un.
+
+Je me rappelle toujours, avec une certaine horreur, le premier jour de
+mon installation militaire. On me conduisit au magasin d'habillements.
+
+Ma tenue comportait le képi qui, couvrant consciencieusement ma tête,
+l'aurait entièrement fait disparaître sous sa large structure, si mes
+oreilles, naturellement bien développées, ne l'avaient arrêté dans sa
+marche descendante.
+
+Ma malheureuse tête, ornée d'un pareil appendice, présentait une piteuse
+apparence. Le bas du visage et le nez seuls étaient visibles. Quant aux
+yeux, il était permis de présumer qu'ils existaient; mais l'énorme
+abat-jour qui me servait de visière empêchait tout oeil indiscret de les
+voir.
+
+En entrant dans la chambrée, mon premier soin fut d'ôter mon képi et de
+l'examiner avec un intérêt bien légitime.
+
+J'étais peiné de le voir si grand, et je me disais que le diamètre de
+son ouverture aurait pu satisfaire une tête de géant de bonne famille.
+
+Un troupier, bien intentionné sauva la situation en trempant mon képi
+dans l'eau, et je fus fort étonné, quand il fut sec, de le voir
+présentable.
+
+De là date mon attachement pour ce mémorable couvre-chef.
+
+Lui aussi m'accompagna partout, et s'il n'empêcha pas le soleil de me
+cuire le visage, du moins fit-il son possible.
+
+Dans nos dernières excursions, il ne marchait jamais seul. Toujours il
+réclamait,--aidé en cela des ordres du colonel,--le couvre-nuque, qui
+jadis était blanc.
+
+Un endroit quelconque de la tente le satisfait la nuit, et jamais il ne
+fut nuisible.
+
+Depuis que j'ai entrepris le récit de mon voyage circulaire, une
+tendance marquée de se loger à l'est s'annonce chez lui. Ce qui explique
+sa proximité de rapport avec mes godillots.
+
+La provenance de cette estimable coiffure est encore incertaine dans ma
+pensée. Cependant, je la soupçonne, à certains airs maladroits de sortir
+des ateliers d'Alburac.
+
+Ce dernier monsieur est un excellent tailleur militaire, et, comme
+spécialiste, il est fort.
+
+Dans le genre képi, sauf un écrasement particulier des parois, il ne se
+distingue que médiocrement. Quelques trous inutiles, préposé à
+introduire l'air au crâne, semblent bien être percés sur les côtés. Mais
+cela demande l'oeil d'un scrutateur convaincu pour le constater.
+
+Des passe-poils, bleus dans leur début, parent le képi; mais ils
+manquent vite à leur mission, et ils ne deviennent pas bleus du tout au
+bout d'un mois de service.
+
+Le couvre-nuque, tout en faisant fonction de protecteur contre le
+soleil, réussit énormément à bosseler le képi.
+
+Enfin, tout conspire pour le rendre insignifiant, et le mien, plus que
+tous, est mal partagé.
+
+Je ne lui en veux pas pour cela. Sa carrière est déjà longue, et dans
+quelques jours on le verra retourner au néant. _Alea jacta est._
+
+
+
+
+ VI
+
+ LA MUSETTE
+
+
+Je suis triste comme une feuille d'automne.
+
+Mon installation de trois mois n'était qu'une vague mystification.
+Demain, la plaine me verra de nouveau engendrer des triangles de mes
+jambes fatiguées.
+
+C'était écrit que ce Bou-Amema introuvable serait partout au même
+moment.
+
+Poussant une pointe à l'ouest; la rumeur l'annonce à l'est, et le petit
+journal *** contredit ces deux données, et le place aux antipodes.
+
+C'est un rude Bou-Amema que ce révolté-là, et la multiplication des
+pains de l'Évangile devrait bien se voiler la face devant lui.
+
+Plus nous marchons, plus il se sauve, en cela réside toute la guerre que
+nous faisons ici.
+
+Le mode d'agir de ce guerrier est quelque peu original. Je me permets de
+vous instruire là-dessus.
+
+Il arrive près d'une de nos tribus fidèles:
+
+--Voulez-vous me suivre?...
+
+--Hein!... vous refusez?... psitt... têtes coupées.
+
+--Vous venez?... très-bien... troupeaux razziés.
+
+Aimable alternative! cous hachés d'un côté et pillage de l'autre. Voilà
+où en sont nos Arabes fidèles.
+
+Vis-à-vis des Européens, il est plus et même trop galant.
+
+Il fusille les hommes, embrasse et viole les femmes, enlève les enfants,
+se moque des colonnes lancées à sa poursuite, et va tranquillement faire
+sa sieste dans ses utiles Ksours du Sahara.
+
+Nous, les Français, nous sommes bons, archibons,--je ne dirai pas
+bêtes,--pour ce garçon-là, et je conseillerais de le fusiller et de le
+refusiller, si nous le pinçons, ce qui est problématique.
+
+Enfin, vogue la galère, et va pour la poursuite!
+
+Cela ne m'empêchera morbleu pas de continuer à édifier le chef-d'oeuvre
+du _Voyage autour de ma tente_, coûte que coûte.
+
+Et moi qui voyageais si doucement! J'étais bien heureux dans ma
+tranquillité de sybarite! Que l'alfa de ma couche me semblait tendre!
+
+Sauf les quelques milliers de puces qui me stimulaient, je passais de si
+belles nuits sans sommeil!
+
+Les jours, se succédant, accumulaient dans mon âme une si abondante dose
+d'un ennui bienfaisant!
+
+Comme la riante et boueuse rivière chantait bien, en courant gaiement,
+entre les roseaux de ses rives vaseuses!
+
+Quelles luttes n'ai-je pas eu à soutenir contre les moustiques, assidus
+visiteurs de mes pénates!
+
+Quel... Mais j'étais sur le point d'oublier le siroco du désert, le
+classique siroco du Sahara, le seul siroco qui existe.
+
+Ingrat! j'allais oublier ses passages quotidiens.
+
+Fidèle au rendez-vous, le siroco annonçait chaque soir son arrivée par
+un je ne sais quoi qui nous faisait immédiatement entrer sous la tente
+et fermer tout.
+
+Et les scorpions! familiers du voisinage, ils habitaient les sacs, les
+couvertures, les habits et exigeaient une hospitalité soutenue qu'ils
+payaient d'un coup de dard!
+
+Le majestueux cafard, grave, inoffensif et ne demandant que la vie
+sauve, venait aussi rouler sa boule dans notre camp!
+
+Et les araignées! Et les tarentules! Et les mouches! Et les coléoptères
+de tous grades et de toutes espèces, camarades, à effets gradués
+d'embêtement, dont la présence savait si bien charmer mon réduit! Hélas!
+je vous quitte tous, et demain je pars!
+
+J'implore votre sensibilité, cher lecteur, car c'est ici, je vous le dis
+en vérité, l'endroit où vous devez la faire entrer en scène.
+
+Versez donc deux pleurs au moins, et ma musette vous en sera
+reconnaissante.
+
+Ma musette est voisine de mon képi. Elle infléchit vers le nord-est.
+
+Son ventre regorge d'un monde que je mettrai à découvert plus tard.
+
+Je l'ai un peu négligée dans ce chapitre, mais j'ai des retours
+touchants, et je saurai bien me faire pardonner cet oubli apparent.
+
+Je ne sais d'où vient la musette. Dès les temps les plus reculés, la
+musette existait. On l'appelait besace ou de tout autre nom.
+
+La musette remplace avantageusement, chez l'humble militaire, l'élégante
+sacoche de nos officiers.
+
+Les billets de banque et quelques luxueux articles de toilette
+encombrent la sacoche. Un morceau de pain, plus souvent un biscuit,
+accompagné de quelques grains de riz et de café, composent toute la
+cargaison d'une musette ordinaire.
+
+On y ajoute cependant, dans certaines circonstances rares, du lard, des
+oignons, de l'ail; mais c'est du dernier luxe.
+
+Quelques troupiers, très-belliqueux, arrangent leur musette en un étui
+long et effilé, dans lequel ils faufilent leurs cartouches.
+
+La proximité de l'ennemi recommande cette mesure. Cependant, j'en suis
+encore à m'en demander l'urgence en face de Bou-Amema, qui ne nous a pas
+gâtés de son voisinage.
+
+La musette se porte en bandoulière au moyen d'une banderole d'épaule.
+Trente centimètres de long sur vingt de hauteur sont les calculs de ses
+dimensions les plus en vogue.
+
+La partie intérieure dépasse la partie extérieure d'une certaine
+longueur, qui se rabat et s'attache à deux boutons.
+
+La toile est l'étoffe de sa confection. Voilà la musette.
+
+La mienne n'entre pas dans la catégorie des musettes ordinaires, et je
+cache dans ses replis une longue liste d'objets, que je tâcherai de
+déchiffrer plus tard.
+
+Il me faut, pour cela, un peu de recueillement. Là-dessus, croyez-m'en,
+passons au havre-sac.
+
+
+
+
+ VII
+
+ LE HAVRE-SAC
+
+
+Ce meuble occupe le nord de ma tente.
+
+A propos, je vous demande pardon de parcourir ainsi la rosette des
+vents. Cela entre dans la clarté du récit.
+
+Ma tente est presque circulaire dans sa base, et, pour l'intelligence
+des événements, il me faut la boussole.
+
+Sans elle, aucune donnée ne pourrait réussir dans ce travail.
+
+Aussi, c'est entendu, on ne me reprochera ni les points cardinaux, ni
+les points intermédiaires, et cette concession accordée aux grincheux
+m'autorise à revenir à mon sac.
+
+Il est au nord, c'est-à-dire vis-à-vis de la porte de ma tente.
+
+Son utilité, en station, réside dans les services qu'il me rend pendant
+mon repos: il me sert d'oreiller.
+
+J'avouerai, pour être véridique en tout, qu'il est un peu dur, mais
+l'habitude émousse les sensations, et ma tête se porte un peu moins bien
+pour cela.
+
+En route, il prend sa revanche et se fait sentir par un attachement
+variant de vingt-cinq à trente kilogrammes de poids.
+
+Une étape, d'une vingtaine de kilomètres, permet encore de dédaigner le
+sac, mais trente-cinq l'alourdissent, et en approchant de la
+cinquantaine, il devient tout à fait exigeant.
+
+J'écris un peu d'après mon expérience personnelle. Cependant, toute
+abstraction faite du sentiment égoïste, je ne crois pas mentir en
+affirmant que j'exprime, à peu de chose près, l'opinion générale.
+
+Le soldat s'est moqué, se moque encore et se moquera toujours du sac, à
+qui il applique toutes sortes de noms dérisoires: emplâtre, as de
+carreau, Azor, etc.
+
+Quelquefois, un troupier bien fatigué l'interpelle pendant une halte.
+Mettant le pied dessus, il lui demande, d'un petit air engageant:
+«Veux-tu me porter maintenant? Il y a bien assez longtemps que je le
+fais. A ton tour.»
+
+Le sac, restant calme et digne, ne répond pas, comme vous le pensez
+bien, du reste.
+
+A la halte suivante, un autre soldat facétieux dit aux camarades qui
+l'entourent: «Ce n'est pas le sac qui me fait mal, ce sont les
+bretelles.»
+
+Cette farce, lancée je ne sais combien de fois, trouve toujours écho
+chez les auditeurs, qui rient jaune. Bien entendu, le sac reste digne et
+ne répond toujours pas.
+
+L'épithète pharmaceutique s'applique quand on veut réunir le camarade et
+son sac dans une même insulte:
+
+«Regardez-moi donc ce type, il doit être rudement malade, quel emplâtre
+dans le dos!»
+
+Le soldat interpellé se charge de répondre pour lui et pour son sac. Je
+vous fais grâce de ses répliques.
+
+L'as de carreau nous vient des _Joyeux_, d'après la légende.
+
+Ils firent une chanson là-dessus, et le refrain se termine par ceci:
+
+ Portons gaiement _(bis)_ l'as de carreau _(bis)_,
+ Portons gaiement l'as de carreau.
+
+Je l'ai dit plus haut, le sac se venge au centuple des quolibets et
+surnoms dont on le gratifie.
+
+Le havre-sac est ancien, et je ne me rappelle pas quand il fut introduit
+dans l'armée.
+
+Il se divise ne plusieurs modèles, et les habiles directeurs de
+l'équipement militaire ne cessent de l'améliorer.
+
+Le dernier paru est fait de toile noire. Il porte d'inextricables
+courroies, ornementées de boucles nombreuses et d'anneaux de toutes
+espèces.
+
+Ce sac peut avoir du bon, mais ce qui me chatouille agréablement, c'est
+que tout le monde le trouve commode, excepté ceux qui le portent.
+
+Cela entrait peut-être dans l'idée de l'inventeur.
+
+Bien d'autres sacs sont en usage. Le meilleur est celui en peau de veau,
+avec deux simples bretelles.
+
+Celles-ci, attachées au haut du sac, enlacent les épaules du soldat, et,
+passant sous les bras, viennent se boucler au bas. Il est simple, ce
+sac-là, et peut être chargé sans l'aide du camarade.
+
+Si un écrivain intelligent pouvait saisir et traduire les émotions et
+sensations que le sac causa, depuis qu'il existe, il n'y aurait pas
+assez de papier, dans l'univers connu pour les imprimer.
+
+Chaque individu a ses idées là-dessus, et, comme tel, je vais essayer de
+faire connaître ce que mon vieux sac, en peau de veau, m'a appris
+pendant notre accointance.
+
+La première chose par laquelle il se fit connaître fut la fatigue, et
+celle-ci, il me la prodigua ferme.
+
+Dans le commencement de mon apprentissage militaire, un engourdissement
+grave me saisissait aux épaules. Puis venait le manque de circulation du
+sang, que me faisait enfler les mains et leur donnait des dimensions à
+faire rougir n'importe quel géant.
+
+A cela s'ajoutaient de sérieuses crampes dans les reins, accompagnées de
+désordres dans la respiration.
+
+Peu à peu, l'habitude finit par faire disparaître ces légers
+désagréments, et bientôt, à l'arrivée à l'étape, il ne restait plus
+qu'une vague fatigue, facilement secouée.
+
+Ces ennuis physiques écartés, mon sac me laissa les loisirs de faire
+quelques remarques philosophiques sur ses agissements.
+
+C'est alors que j'appris jusqu'à quel point la fatigue est capricieuse
+et facile à oublier.
+
+Ainsi, en marche, si la pluie arrose une colonne, l'homme dédaigne tout
+de suite le sac pour ne jurer que contre l'eau et la boue qui
+l'ennuient.
+
+Ou bien, après une longue journée de route, quand les jambes ont à peine
+la force de traîner le corps, tout est oublié, soif, maladie, fatigues,
+etc., enfin tout, si l'ennemi est signalé.
+
+Le troupier, quelque fourbu qu'il soit, reprend vigueur au moment du
+combat et se bat douze heures sans boire ni manger.
+
+Le sac est complètement dans l'ombre pendant ce temps. On n'y pense pas.
+
+J'ai aussi remarqué que l'homme se remonte comme une horloge.
+
+La veille au soir, on annonce, pour le lendemain une étape de quarante
+kilomètres. Tout de suite, le soldat se stimule pour les quarante
+kilomètres en question.
+
+Gare le sac, si, par malheur, le hasard veuille que l'étape soit plus
+longue que celle annoncée! Pendant les dernier kilomètres non prévus, il
+règne en maître et éreinte le malheureux soldat, qui se dit, en perdant
+courage, qu'on l'a indignement trompé.
+
+La morale de ceci est que l'on doit toujours un peu exagérer la distance
+à parcourir le lendemain.
+
+Quelle joie quand le soldat s'aperçoit qu'il est à destination avant le
+moment fixé dans son imagination, le sac ne s'étant pas fait sentir!
+
+Tout ceci prouve que le sac n'est pas une petite affaire.
+
+Actuellement assis en face de lui, dans ma tente, je ne puis lire dans
+sa physionomie rien qui fasse penser aux drames dont il est souvent la
+cause.
+
+Ainsi, je sais beaucoup de suicides dus au sac.
+
+En campagne, en Afrique surtout, le traînard met son sac par terre,
+s'assied dessus, regarde les camarades disparaître dans les brumes
+lointaines de l'horizon, pense à ce qu'il a de plus cher, arme son fusil
+et se fait sauter la cervelle.
+
+A l'appel du soir:
+
+--Un tel?
+
+--Manque.
+
+Encore un suicide probablement, et l'on n'y pense plus.
+
+Voilà des coups du sac.
+
+Il ne faut pas trop lui en vouloir cependant, car le diable m'emporte si
+je le crois responsable des ses actes.
+
+Quoi qu'il en soit, ajoutons à ce qui précède: les désirs de quitter
+l'armée, les pleurs parfois arrachés au conscrit, les regrets d'avoir
+quitté le tablier de la maman, les désirs ardents de retourner auprès
+d'une fiancée, les résolutions d'abandonner les aventures guerrières,
+les souvenirs cuisants d'un passé heureux, les projets de mieux se
+conduire en rentrant chez soi, les idées de suicide, etc.: ajoutons tout
+cela dis-je, et quantités incalculables d'autres choses, et l'on aura
+une bien faible idée de l'importance du sac.
+
+Je le vante peut-être un peu trop, car je m'aperçois que ma vieille pipe
+s'est éteinte, sur ces derniers mots. Est-ce de jalousie? Je ne le crois
+pas.
+
+Pour nous en rendre compte, lisons le chapitre suivant.
+
+
+
+
+ VIII
+
+ LA PIPE
+
+
+La pipe fait intégralement partie de tout troupier qui se vante d'être
+bien monté en campagne.
+
+Elle est aussi nécessaire que le biscuit, voire même le biscuit de
+réserve.
+
+Elle est de toutes les sauces. Elle prend part aux joies et aux
+douleurs. Fidèle jusqu'à la témérité, elle se permet de brûler même
+pendant le combat.
+
+Elle se place partout et n'encombre jamais.
+
+La pipe est fort répandue dans les armées de terre et de mer. C'est
+surtout dans cette dernière qu'elle domine en maîtresse.
+
+Dans l'armée de terre, elle est actuellement quelque peu en guerre avec
+la cigarette, qui menace de la détrôner.
+
+Je ne cite pas le cigare, que les guerriers gommeux seuls utilisent.
+
+Cependant, toute chose considérée, la pipe occupe encore un très-haut
+rang, et ceux qui la connaissent en artistes dédaignent complètement les
+autres articles.
+
+Enfin la pipe est l'apanage du vrai brave, et, partant, j'en ai une.
+
+Grande est la variété des pipes patronnées.
+
+La _Gambier_ est séduisante, de bon goût, mais, fragile, elle demande
+beaucoup de soin.
+
+Le _Meerschaum_ est du plus parfait _pschutt_, et il faut être bien
+bourré de billets de banque pour arborer un pareil luxe.
+
+Le bois est solide et plus pratique que les autres substances. Aussi
+est-il très-répandu comme matériel en usage.
+
+La corne sert à orner utilement les tuyaux conducteurs, et s'introduit
+dans la bouche.
+
+Les pièces d'ambre ne s'adaptent généralement qu'aux tuyaux de luxe, et
+bien peu figurent parmi les pipes de la menue soldatesque.
+
+Les bols varient de grandeur. Les plus usités peuvent s'offrir de deux à
+trois grammes de tabac, à chaque feu.
+
+On est peu difficile sur la qualité du tabac.
+
+En France, la fantaisie appelle le tabac d'Algérie, et ici le tabac
+français fait prime: question de caprice pour le plus grand nombre et de
+goût pour les fumeurs raffinés.
+
+Le plus familier des tabacs est celui qui se vend le moins cher, et pour
+cause. La Régie nous expédie ici le tabac gris qui se conserve mieux au
+soleil et tient plus ferme que le _Maryland_, lequel s'émiette en
+poudre.
+
+Quant à moi, j'ai un _Meerschaum_ de grande taille, un tuyau de petite
+taille et une provision de tabac gris.
+
+Quelques boîtes d'allumettes _Azema_, d'Alger, complètent mon trousseau
+de fumeur.
+
+Ne nous étonnons pas trop du _Meerschaum_ chez un simple troupier. J'ai
+autrefois connu les grandeurs du fumoir, et ma pipe seule m'est restée
+des splendeurs passées.
+
+Vieille dans l'histoire actuelle, elle entr'ouvrait mes lèvres pour la
+première fois en 1870.
+
+Qu'elle était belle à cette époque! Et quel tuyau, mes amis, quel tuyau!
+Son merisier odoriférant avait un si délicieux parfum!
+
+Et l'ambre, comme il était bien fumé et doux au toucher!
+
+Hélas! fragilité des choses! Un soir, j'agite ma pipe pour en secouer
+les cendres, et l'ambre, rencontrant un corps dur, au choc, s'égrène en
+mille pièces.
+
+Depuis, par mesure d'économie forcée, cet ambre ne fut jamais remplacé.
+
+Effilant, à l'aide d'un canif, ce qui restait du tuyau, je le taillai en
+biseau, et avec un peu de bonne volonté, je voulus bien m'en satisfaire.
+
+Cette pipe est le plus ancien objet de tout mon matériel de guerre.
+
+Seule du passé, elle est restée stoïque au poste en ma possession.
+
+Achetée au Texas, d'un marchand mexicain, elle combattit les Indiens du
+Nord et du Sud, fit campagne aux montagnes Rocheuses, dans le Manitoba,
+m'accompagna dans un court et brillant pèlerinage à Paris,--où elle fut
+quelque peu délaissée,--et vint consommer son sacrifice de fidélité dans
+les déserts d'Afrique.
+
+Elle passa par toutes les couleurs connues.
+
+Elle devint rouge, noire et grise, et de nouveau noire, grise et rouge.
+
+Enfin, elle a un désir bien arrêté de filer encore de longs jours dans
+son rôle d'abnégation.
+
+Des brèches, assez sérieuses, l'affaiblirent maintes fois, mais,
+reprenant courage, elle se maintint toujours dans un bon état de
+vigueur.
+
+Cette pipe possède évidemment l'ambition des antiquités. Elle doit se
+destiner à orner, un jour, quelque musée historique.
+
+S'il lui était accordé de raconter ce dont elle fut témoin dans sa
+longue existence, elle aussi ferait un livre.
+
+Le naufrage seul, où elle faillit disparaître au fond du lac de la
+Pluie, près du fort Francis, lui fournirait assez de matières pour faire
+couler des torrents de larmes attendries.
+
+Une chute terrible, qu'elle fit d'un quatrième, lui permettrait aussi,
+avec du pathétique à la clef, de raconter la gravité d'une blessure dont
+elle porte les marques au côté droit.
+
+Étonnantes sensations que celles d'une chute! J'en fis une un jour de
+quinze mètres.
+
+Je divise les impressions que j'éprouvai en six périodes distinctes de
+un vingtième de seconde chacune.
+
+1° En tombant, je m'aperçut à l'instant que quelque chose allait mal.
+
+2° Je continuai à m'apercevoir que cela allait bigrement mal.
+
+3° Je pensai fortement que la chose n'était pas du tout claire.
+
+4° Rencontrant un échafaudage qui m'enfonça trois côtes, je fus
+convaincu que mon affaire était totalement embrouillée.
+
+5° Au contact d'un boulon qui me caressa l'échine, je lâchai mon
+histoire et abandonnai le raisonnement de la situation.
+
+6° Arrivé au but, la réalité me fit rechercher ma respiration, égarée
+pendant le trajet, et, ceci fait, je me retirai, avec aide, dans mon
+logement.
+
+Raccommodant mes os endommagés, je pensai amèrement qu'il devait exister
+sur terre quelque chose de moins assommant qu'une chute de quinze
+mètres.
+
+Et ma pipe, quelles sensations éprouva-t-elle...? Son mutisme nous
+empêche de la sonder, mais quelles révélations si elle voulait s'ouvrir
+à moi!
+
+Voilà où nous en sommes, pauvres motels! Notre génie reste confondu
+devant le silence et se perd dans des conjectures plus ou moins
+raisonnables.
+
+Elle guérit cependant de sa profonde blessure, grâce à un bandeau forgé
+par l'horloger de la Grand'rue, et, un peu de ciment aidant, elle fut
+entre mes lèvres vingt-quatre heures après.
+
+Par ce qui précède, vous concevez aisément les attaches qui me lient à
+cette vieille compagne des déboires et de dégringolade.
+
+Comment peut-on admettre, vu ses droits, que mon sac ait pu passer avant
+elle?
+
+Hélas! le sort en a voulu ainsi!
+
+Chroniqueur fidèle des péripéties de ce voyage, je me suis attaché à un
+récit impartial des scènes dont ma tente est témoin.
+
+Le hasard, jaloux de sa gloire, a jugé à propos de loger ma pipe où elle
+se trouve, et force me fut de l'y prendre et de lui consacrer ces
+quelques lignes, appelées à rehausser les vieilles pipes dans l'esprit
+des gens hostiles.
+
+Elle est d'ailleurs en bonne compagnie, car tout près d'elle se
+rencontre mon revolver, que je vous demande d'examiner.
+
+
+
+
+ IX
+
+ LE REVOLVER
+
+
+Bronzé, modèle 1874, matricule 45293, mon revolver fut placé dans mes
+mains le 4 octobre 1879.
+
+Il était alors innocent de tout acte sinistre.
+
+A part quelques trous, qu'il perça à la cible dans de petits ronds
+noirs, il ne se distingua pas outre mesure depuis.
+
+Le revolver est un bijou insouciant et quelquefois dangereux, surtout
+pour celui qui le manie. Il est assez rare qu'il le soit pour celui sur
+lequel on tire.
+
+Je sais de certains revolvers à sept coups, doués d'une manie
+grincheuse.
+
+Le tireur, ému, pressait la détente au moment sérieux, et le premier
+coup parti invitait les autres à suivre son exemple.
+
+C'était alors une orgie épouvantable, à laquelle assistait l'honnête
+tireur.
+
+L'oreille effarée, la main tremblante, il suivait avec stupéfaction la
+série de coups que lançait cet ingénieux revolver. Puis, ce bon diable
+de tireur songeait invariablement à mettre le holà quand la noce était
+finie.
+
+Cette arme appartenait au système américain _Allen_.
+
+Par un mécanisme que l'inventeur n'avait peut-être pas encouragé, les
+coups, au lieu d'être intermittents, partaient en bande.
+
+Il serait intéressant de faire ici une étude sérieuse sur le revolver.
+Cela aurait le piquant de la nouveauté.
+
+Je regarde mon modèle 1874, et les noires profondeurs de son canon n'ont
+rien d'attrayant.
+
+Il est assez original de penser que de six petits trous bien polis
+peuvent sortir vivement six balles, d'un excellent plomb, à l'adresse de
+six malheureux mortels.
+
+Malgré la haute philosophie de ces candides idées, je ne m'y arrête pas,
+et je m'empresse de développer mon sujet.
+
+Il y a loin du naïf pistolet à un seul feu au revolver actuel.
+
+Il est vrai de dire, cependant, que le pistolet à coup unique trouve
+encore des admirateurs, surtout chez nos ennemis actuels, les Arabes.
+
+Aussi est-ce un vrai bon moment que de voir ces fiers gars du désert se
+promener avec une de ces armes, gravées, ornementées sur toutes les
+faces.
+
+Un guerrier nomade accompagné d'un pareil engin croit que le monde est à
+lui.
+
+Chaque fois qu'un de ces petits fusils fait feu, il faut être discret et
+se tenir à distance car chez ces meubles antiques tout peut être solide,
+excepté le canon.
+
+Dix fois sur dix, ils éclatent, et, ma foi, ce n'est pas si drôle que
+d'être si près.
+
+On a bien encore quelques Européens arriérés qui dédaignent les
+améliorations modernes et tiennent ferme au pistolet d'arçon.
+
+Il y a aussi les armes de précision à un seul coup. Mais elles ne
+servent généralement qu'à orner les panoplies, ou à entrer en scène dans
+un petit duel pas trop sérieux.
+
+Parlez-moi du grave revolver, du gaillard que crache ses six projectiles
+à deux cents mètres et tue infailliblement à trente.
+
+Voilà le genre. Aussi l'humanité bien pensante l'a-t-elle accepté comme
+protecteur personnel dans nos armées modernes.
+
+Un homme qui sait bien se servir du revolver est à craindre.
+
+Faut-il affirmer aussi qu'il est très-difficile de tirer juste? Et moi
+qui vous parle, malgré mes quinze années d'étude, je ne puis encore
+faire mouche à chaque coup.
+
+J'abats bien un perdreau à vingt pas (?), et la vie d'un homme ne serait
+parbleu pas en sûreté dans un rayon de quarante mètres du canon de mon
+arme; mais cela est infime.
+
+Donnez-moi, par exemple, un cow-boy américain qui tire des deux mains à
+la fois, et croit avoir fait une chose extraordinaire quand il manque un
+coup sur vingt.
+
+Après tout, attachez l'importance qu'il vous plaira à ce que je viens
+d'avancer. Je ne le donne pas pour dogme religieux.
+
+Certains tireurs sont fiers de toucher une fois sur vingt, et je ne puis
+faire autrement que de les en féliciter.
+
+D'ailleurs, cette vanité peut valoir l'autre: question de tempérament.
+
+Mais n'engendrons pas une mauvaise querelle là-dessus, et, pour mettre
+un terme à cet intéressant chapitre, je vous propose une digression sur
+le sabre.
+
+
+
+
+ X
+
+ LE SABRE
+
+
+Le sabre est vieux comme Hérode, que dis-je? vieux comme le monde
+
+Dès les temps les plus jeunes, on se servait du sabre. Fût-il couteau,
+coutelas ou canif, il n'en était pas moins lame.
+
+Les espèces de sabres sont aussi nombreuses que les étoiles. J'incline à
+croire qu'il serait oiseux d'en donner ici la nomenclature. Cependant,
+je vous soumets quelques mots sur le mien, qui date de 1845.
+
+Bonne vieille lame! S'est-elle enfoncée plusieurs fois dans les chairs
+inconnues?
+
+A-t-elle appris à supprimer quantités de pauvres diables qu'elle n'a pas
+connus et qui ne lui ont pas fait de mal?
+
+Qui peut répondre à ces questions?
+
+Quant à moi, je me renfrogne, et vous affirme solennellement que mon
+sabre est accroché à un des montants de ma tente.
+
+Il ne dit rien d'apparence. Vulgaire dans sa forme, brillant de
+fourreau, l'ensemble de cette arme est très-utile pour les revues, mais
+nul dans un combat.
+
+Si jamais l'ennemi ose m'attaquer corps à corps, je vous promets ici de
+dédaigner mon sabre et de tomber sur un solide flingo.
+
+C'est fort, un fusil armé d'une baïonnette effilée, et, de plus, c'est
+bien en main.
+
+Les cartouches épuisées, on joue du moulinet, et gare les têtes! Un coup
+de crosse est d'un effet remarquable, et bien peu de crânes essayent d'y
+résister.
+
+L'imagination m'aide beaucoup dans ce que j'écris, car le hasard n'a pas
+encore voulu que je démolisse quelqu'un.
+
+Dans tous les cas, croyez-m'en, le coup de crosse est digne d'intérêt,
+et doit faire prime dans une mêlée.
+
+Le _pointez_ de la baïonnette est aussi très-estimé, mais ne rencontre
+pas mes sympathies; je préfère l'assommoir.
+
+Ces sanguinaires paroles me font frissonner, et je je me hâte de sortir
+de ce féroce aperçu.
+
+Je ne pense pas que cela soit dans mes goûts.
+
+Je me disais né pour faire un brillant épicier, heureux possesseur,
+sinon père, d'une quantité d'enfants, tous gras et joufflus.
+
+Malheureusement, quoique baptisé du folâtre nom de Joseph, le positif
+m'abandonna dès ma plus tendre enfance, et ma passion pour la pêche à la
+ligne me lança dans les hasards de la guerre.
+
+Les destinées souvent sont ainsi tracées et un gaillard bâti pour peser
+une livre de beurre ou accrocher un goujon se voit tout à coup
+possesseur d'un sabre.
+
+Je ne maudis rien pour cela, car, tout en étant peu satisfait de la
+fortune, je n'en prends pas moins de rigoureuses leçons d'armes.
+
+Qui sait si l'épicerie, pour se venger, ne fera pas plus tard un général
+d'un de ses enfants.
+
+Je le souhaite. L'épicerie a de ces caprices quelque fois. Et Mouton?...
+
+Enfin, je ne puis, de gaieté de coeur, passer au chapitre suivant sans
+orienter mon sabre.
+
+Je m'aperçois de cette triste lacune en relisant mon travail.
+
+Le ciel est noir, et la grande Ourse, pas visible m'empêche de trouver
+la polaire. Je ne puis donc résoudre cette grave question
+qu'approximativement.
+
+D'après les données précédentes, et en suivant attentivement les
+péripéties de mon voyage, le sabre doit être au nord-ouest-nord.
+
+Je n'affirmerai pas sur l'honneur qu'en ceci je ne me trompe. Mais je
+fais acte de bon vouloir et je m'approche le plus de la vérité.
+
+D'ailleurs, le firmament, capricieux, apparaîtra quelques soirs dans
+toute sa pureté, et je rectifierai mon erreur loyalement, s'il y a lieu.
+
+A ce propos, je ne crains pas de le dire, une de mes nombreuses vertus,
+c'est la droiture, aidée de l'amour du vrai et du juste.
+
+
+
+
+ XI
+
+ DIGRESSION PATRIOTIQUE
+
+
+Le 13 juillet 1881, il existait sur la surface de la terre, en Afrique,
+un endroit nommé les Hauts-Plateaux.
+
+Sur ces Hauts-Plateaux, s'arrondissait un mamelon, au sommet duquel
+s'épanouissait le camp d'une colonne.
+
+Dans ce camp, tout était calme, et l'on dormait.
+
+Seule, une lumière brûlait dans une misérable tente. L'habitant de cette
+tente rêvait tristement. Il pensait à la France, au Canada, à sa
+famille, à son passé, à son avenir.
+
+Au dehors, la lune enveloppait la plaine de son pâle linceul de lumière.
+
+La respiration d'une brise légère faisait tressaillir le thym et l'alfa,
+et apportait au rêveur des senteurs d'ennui.
+
+Un spleen immense envahissait peu à peu le pauvre diable, et bientôt,
+tout devenant confus... il dormait...
+
+Minuit, heure terrible, venait d'arriver à la montre du colonel.
+
+A ce moment, un sourd mugissement perce les nuages qui s'étaient amassés
+au firmament. Grandissant, ce bruit majestueux vient mourir au-dessus du
+camp, dans un éclatant coup de tonnerre, que l'écho éparpille dans
+l'immensité.
+
+Le dormeur, sursautant sur sa couche d'alfa, sentit _l'arche du pont des
+rêves s'écrouler sous lui, et fut précipité dans le gouffre insipide de
+la vie réelle._
+
+Quels avaient été les rêves de notre héros?... L'histoire est muette
+là-dessus.
+
+Son premier regard fut pour le ciel.
+
+La lune faisait de violents efforts pour percer la couche nébuleuse qui
+lui volait sa lumière. Quelques faibles rayons intermittents filaient
+vers la plaine, et la tachetaient d'argent.
+
+Notre guerrier, d'un oeil encore indécis, suivait cette lutte céleste à
+travers une ouverture de sa tente.
+
+Tout à coup, une vision terrible, fantastique, diabolique, le glace de
+terreur.
+
+Là, près de lui, un monstre affreux, aux attaches formidables, le
+regarde d'un air menaçant. Deux bras, armés de lances aiguës, s'agitent
+en cadence. D'innombrables antennes remuent en frissonnant. Une longue
+queue, recourbée en cercle et armée d'un épieu arqué, décrit des signes
+cabalistiques dans le rayon lumineux.
+
+Dans son ensemble, le monstre apparaît avec une prestance à faire pâlir
+le plus mythologique des dragons antiques. La lune, luttant toujours
+contre la nue, estompe sa lumière et varie les formes de la vision dont
+elle grandit les ombres.
+
+La terreur, chez notre soldat, empêche les fonctions du mouvement.
+
+D'un regard fasciné, il étudie les gestes de son imposant visiteur.
+
+Enfin, une violente secousse nerveuse l'arrache de sa torpeur, et il
+peut approfondir le mystère.
+
+Un scorpion, un misérable, un infime, un odieux scorpion prenait ses
+ébats sur le sac du troupier, tout près de son visage.
+
+La proximité de la taille encombrante du reptile en avait grossi les
+proportions dans le rayon visuel de notre héros, réveillé brusquement.
+
+Là était le mystère, et c'était le 14 juillet.
+
+Oui, le 14 juillet, jour de réjouissances politiques, journée mémorable
+entre toutes, d'après les on dit, et ce jour fut annoncé à ce fier
+soldat par un coup de tonnerre, suivi d'un scorpion lunatique.
+
+Quel réveil! Croit-on qu'une pareille aubaine ait pu tomber en partage à
+beaucoup de Français bien pensants?
+
+On a de nombreux genres de réveils: le réveil aux trompettes éclatantes,
+le réveil embêtant, le réveil du jugement dernier, le réveil brusque,
+mais jamais, oh! non, jamais, on n'avait connu le réveil au scorpion à
+la lune.
+
+Notre soldat seul, le 14 juillet 1881, était destiné à ce bonheur qu'on
+appréciera.
+
+Il crut ne devoir dormir davantage cette nuit-là. Il en employa une
+partie à fouiller consciencieusement sa tente. Il cherchait les
+compagnons de son visiteur.
+
+Car, disait-il dans sa logique de troupier sensé, un réveil au scorpion,
+passe encore, mais deux, ah! mais non, par exemple, ce serait trop de
+chance.
+
+Une pareille émotion doublée dans une même nuit, fût-ce celle du 14
+juillet, serait de force à éclipser l'intelligence la mieux portante.
+
+Il s'obstina à chercher, mais rien.
+
+Prenant alors sa bonne pipe de guerre, il continua sa rêverie que le
+sommeil de la veille avait brusquement interrompue, à l'instant
+remarquable où son papa, l'oeil en colère et le pied leste, lui avait
+vigoureusement hurlé dans l'oreille la mémorable phrase qui suit: «--Va
+manger de la vache enragée, et nous verrons ensuite.»
+
+Comme j'ai eu, je crois, la bonne idée de le faire comprendre, ce
+souvenir angélique avait agi sur le cerveau de notre homme, qui s'en
+était endormi.
+
+Reprenant donc sa rêverie, à ce moment sympathique où le pied agile de
+l'auteur de ses jours finissait de décrire une courbe à arrêt brusque,
+il continua à songer.
+
+La papa avait-il raison dans ses prédictions?...
+
+Ai-je de la vache enragée sur la conscience?...
+
+Puis, enfin, qu'est-ce que c'est que la vache enragée?
+
+Cette denrée touche-t-elle à la race bovine ou à l'épicerie?... Est-ce
+que les spécimens de taureaux mangés chaque jour en colonne
+appartiennent au genre vache enragée?...
+
+Autant de questions que notre soldat se posait, sans pouvoir y répondre.
+
+Ne parvenant pas à résoudre cet important problème, il fumait et fuma
+jusqu'au jour.
+
+Comme vous le voyez, ce jeune homme n'était pas si bête. Il se piquait
+même d'être très-intelligent, à en juger par son acharnement à
+approfondir les choses.
+
+Il avait eu des jours plus heureux. Adolescent, il promettait beaucoup,
+et ses parents s'étaient opposés à ses désirs d'être zouave pontifical,
+il se fit vagabond.
+
+Libre alors, il fut terrassier sur les chemins de fer, bûcheron dans les
+forêts vierges, crève-faim, garçon muletier, comptable, puis rien.
+
+Rentrant enfin au giron maternel, il hérita d'une somme importante,
+l'écorcha vigoureusement, hérita encore, et vint aborder à Paris, terre
+mille fois promise à ses voeux.
+
+L'air de France le grisa, les dames à la mode le plumèrent avec entrain,
+et, un beau matin, il se réveilla dans les plaines d'Afrique. Il était
+soldat.
+
+Ici nous le trouvons. Devenu philosophe par force, il n'est pas étonnant
+de l'entendre raisonner si bien. Le malheur grandit les coeurs.
+
+Il achevait sa sixième pipe quand le clairon sonna.
+
+Son métier de guerrier lui fit oublier ses souvenirs, et la sieste le
+plongea ensuite dans un parfait détachement de toutes choses.
+
+Le 14 juillet brillait dans toute sa splendeur déserte. Le soleil
+suivait son cours habituel.
+
+Cinq heures sonnèrent, et l'ordre de partir à dix heures, le même soir,
+arriva au crépuscule.
+
+Par tout le camp, brouhaha des préparatifs du départ.
+
+On devait couper le passage à Bou-Amema, qui avait encore fait des
+siennes.
+
+Jusques à quand, doux Seigneur du bon Dieu, ferez-vous des fêtes
+nationales pareilles? Jusques à quand... Et l'on partit à l'heure
+prescrite.
+
+On a beau avoir l'enthousiasme du sang, l'ardeur des batailles, le désir
+de la poudre, une marche de nuit refroidit singulièrement ces nobles
+sentiments.
+
+Oui, quoi qu'en disent les illuminés, une promenade datant de six heures
+du soir, pour prendre fin le lendemain à quatre heures de relevée, n'est
+pas du tout confortable. Je suis de ceux qui pensent ainsi.
+
+Dans nos villes, en ce grand jour de juillet, de gais pétards
+surprenaient les badauds, agaçaient les anciens, soulevaient le jupes;
+dans la plaine, on marchait en trébuchant.
+
+Là, le folâtre jeune homme enlaçait sa danseuse jusqu'à l'aube; ici, le
+soldat serrait son fusil.
+
+Là-bas, les musiques charmaient les oreilles; ici, près de nous, les
+chameaux bouleversaient les échos de leurs hurlements plaintifs.
+
+Enfin, dans ce beau pays de France, on prenait des rafraîchissements, et
+l'on dormait; tandis que dans ces vastes steppes d'Algérie, il faisait
+une soif de feu, et le matin, la nuit, le jour, on marchait, marchait et
+marchait sans cesse.
+
+Et pendant le trajet, pas plus de Bou-Amema que sur la main.
+
+A l'arrivée, un peu d'eau tiède, prise à doses de deux litres, donna des
+nausées consolatrices à tous, et la fête nationale avait été pour la
+colonne.
+
+Cette digression n'est pas plus assommante que le reste de ce travail.
+Je l'aurais omise, mais je tenais à démontrer que tout n'est pas rose,
+pour les patriotes, en cette fameuse journée de la Bastille.
+
+Je quitte donc avec un certain regret notre soldat philosophe, et je me
+lance sur ma gamelle.
+
+
+
+
+ XII
+
+ LA GAMELLE
+
+
+Où êtes-vous, héros culinaires du seizième siècle, grands artistes qui
+bâtissiez de si stupéfiants monuments gastronomiques?
+
+De vos mains rouges ou enfarinées naissaient toutes sortes de mets que
+me sont inconnus.
+
+Et vous, ô Vatel, sans épée, daignez me sourire!
+
+Grand Rabelais, dieu des ventres, expédiez-moi votre Gargantua!
+
+Vous aussi, mânes futurs de Monselet, ayez pitié de moi!
+
+Sortant de vos tombeaux,--(pas Monselet, c'est évident)--conspirez pour
+moi, et venez tous, je vous enjoins, remplir ma gamelle d'un régal autre
+que le riz d'administration!
+
+Qu'il me serait doux de trouver, en place du bouillon réglementaire, un
+succulent consommé saisi à point!
+
+Qu'il... mais passons à la soupe d'ordonnance. C'est beaucoup plus
+pratique.
+
+Le brouet spartiate, d'antique mémoire, devait être délicieux, si je le
+compare à notre dîner de chaque jour. Biscuit au riz et riz au biscuit,
+nageant dans une maigre sauce, composent ce festin pantagruélique.
+
+Et ma gamelle est là pour contenir ces friandises.
+
+Aujourd'hui, peu satisfait de son contenu, je lançai par mégarde ma
+pauvre gamelle à tous les diables.
+
+Prenant terre sur son centre de gravité, elle vacilla un instant, et
+bientôt s'étendit sur le côté dans un abandon complet.
+
+Le couvercle, séparé du corps principal, roula jusqu'au bout de sa
+chaînette.
+
+Après quelques frémissements sonores au contact des cailloux du sol, un
+arrêt brusque eut lieu, et le tout fut immobilisé.
+
+Je profitai de ce moment pour décrire la fête du 14 juillet, et,
+terminant l'étrange roman du jeune homme à la vache enragée, je me
+sentis ému. Un certain remords agitant les fibres sensibles de mon
+intérieur, je me traitai d'ingrat.
+
+C'était dur, mais enfin l'inqualifiable action de brutaliser ainsi une
+gamelle inoffensive m'apparut dans toute sa noirceur.
+
+Se séparer aussi violemment du réceptacle de sa pâture journalière
+n'était pas le fait d'un honnête homme.
+
+Un garçon capable de maltraiter ainsi un bienveillant ustensile devait
+être indigne de le posséder.
+
+Je me levai, quittai ma tente, et, saisissant la pauvrette, je la remis
+proprement en place.
+
+Cet acte de ma part ne prouve pas qu'elle ne soit incapable de fournir
+le sujet de brillantes dissertations. Il ne faut pas non plus
+l'attribuer à ce que ma fidèle gamelle a été faite de fer-blanc, et que
+ses flancs portent deux oreillettes de même métal.
+
+Non, cet acte magnanime de relever gracieusement ma chère compagne est
+dû à l'horreur que m'inspirait ma mauvaise action, et, de plus, je
+tenais à me réhabiliter dans ma propre estime.
+
+Laissons à l'ouest le vase dans lequel le cuisinier me versera la soupe
+du soir, et examinons ce qui vient ensuite.
+
+Le soleil, joyeux, nous aide dans nos recherches. Vivement éclairé par
+lui, reconnaissons mon quart.
+
+Nous avons raison de dire quart, car gobelet manquerait de cachet local.
+
+
+
+
+ XIII
+
+ LE QUART
+
+
+Oui, je trouve mon quart, placé comme par hasard, près de l'endroit où
+fut déposée ma gamelle.
+
+Il serait illogique de croire qu'il pourrait en être autrement. Le quart
+marche avec la gamelle. L'un ne peut aller sans l'autre.
+
+Il est nécessaire d'utiliser le quart. On peut aussi boire au petit
+goulot du bidon, mais quelle imprudence!
+
+Les _Rédirs_ sont habités par des quantités de parasites, qui, entrant
+dans le bidon, ne se gênent pas ensuite pour entrer dans la bouche.
+
+Le quart équilibre la situation et permet d'étrangler les animaux
+aquatiques en question.
+
+Visibles à l'oeil nu, ils nagent gaiement dans le quart, et l'on met fin
+à leur existence avec un peu d'énergie.
+
+Quelques-uns emploient le couvre-nuque pour filtrer l'eau, mais ce sont
+des sybarites. Le plus grand nombre, mourant de soif, négligent toute
+prudence et boivent à grands traits partout où faire se peut.
+
+De graves accidents, dus à l'absence de quart, arrivent quelquefois.
+
+Je sais une histoire à ce propos.
+
+Un jour de soif terrible, un troupier s'avise de se coucher au bord d'un
+marais, et d'en boire ainsi l'eau stagnante.
+
+Il se relève radieux, mais le malheureux ignorait que ses amygdales
+portaient un intrus.
+
+Une sangsue microscopique s'y était installée et prenait taille à cet
+endroit.
+
+Le troupier avait bien senti quelque chose d'anormal en buvant, mais,
+attribuant cela au goût de l'eau, il n'y pensa plus.
+
+Peu de jours après, sa salive se tachetant de sang, il fut ému.
+
+Puis vint un chatouillement étrange qui lui caressait la gorge, et il
+fut de plus en plus ému.
+
+Enfin, n'y tenant plus, il alla trouver le major, qui, lui ôtant
+tranquillement une sangsue de fort belle venue, lui dit d'aller cracher
+en paix.
+
+Depuis ce moment, ce gaillard-là a un culte particulier pour son quart.
+Il ne boit jamais hors de lui.
+
+Morale: Buvons toujours dans un quart, et non comme les guerriers de
+Gédéon.
+
+A l'encontre des pipes, les quarts dont plus appréciés dans leur jeune
+âge que dans leur vieillesse.
+
+Ils sont plus propres d'abord, chose essentielle, et, n'étant pas
+bosselés, ils contiennent plus de vin hygiénique.
+
+Personne n'ignore qu'un quart portant une bosse à saillie intérieure
+perd de sa puissance. Cette question, peu encouragée par un jeune
+soldant manquant d'expérience, acquiert une véritable valeur chez le
+vieux troupier, qui ne veut pas perdre une seule goutte de sa ration.
+
+Je reviens donc à ma première assertion et je recommande les quarts
+vierges.
+
+Les qualités du mien pourraient être discutées, et je n'ose lui
+attribuer plus que son dû réel. Il appartient à la bonne moyenne et ne
+loge pas bien loin de l'ouverture de ma tente.
+
+Laissons, chers lecteurs, ce gobelet militaire recevoir la douce chaleur
+du soleil qui le chauffe, et continuons notre voyage.
+
+Vers le sud, nous rencontrons nos guêtres. Elles vont faire le sujet
+d'un chapitre palpitant. Allons-y.
+
+
+
+
+ XIV
+
+ LES GUÊTRES
+
+
+Mais là, vrai, les deux mains sur la conscience, il est très-difficile
+de raconter les guêtres.
+
+L'inspiration manque. On a beau se palper, se sonder, se percer à jour,
+on reste à sec en face de ces humbles chaperons de nos jambes
+militaires: absolument zéro.
+
+Elles possèdent bien chacune quatorze boutons qui accidentent leur
+blanche monotonie, mais il est si facile d'être inspiré par autre chose!
+
+Et encore, leur utilité en route n'est certainement contestée par
+personne, et je suis le premier à leur rendre justice.
+
+Il est vrai aussi de croire qu'à trois heures du matin, par un temps
+froid et humide, quelques difficultés se présentent bien pour chausser
+les guêtres, au moment d'un départ précipité.
+
+Et puis, à l'alerte, le soldat pourrait être plus prompt à courir aux
+armes, si la guêtre n'existait pas.
+
+Oui, tout cela est réel, mais peu poétique. Et je soupçonne ces graves
+pensées d'être froides et peu faites pour exalter l'imagination.
+
+Cependant, aucune comparaison ne peut être posée entre les guêtres de
+toile et les guêtres de cuir.
+
+Celles-ci, avec leurs nombreux trous, dans lesquels passe un long cordon
+sont grandement supérieures à celles-là, au point de vue de
+l'embêtement. Pas de contestations admissibles sur ce point.
+
+Ces deux types de guêtres sont réglementaires. Viennent ensuite les
+genres fantaisistes.
+
+J'en néglige ici l'énumération entière, et je me contente de citer la
+guêtre de drap, solide et chaude. Le soldat élégant seul patronne
+celle-ci, avec laquelle je ferme le ban.
+
+J'ai peut-être eu tort de parler ici de ces infimes accessoires de
+guerre.
+
+J'avoue franchement qu'il m'aurait été facile de les laisser dans
+l'ombre. Cela aurait-il été noble cependant?
+
+Et après, vous, loyal lecteur, ne m'auriez-vous pas lancé à la face
+l'accusation de partialité et de manque de bonne foi, dans mon rôle
+d'écrivain et de voyageur, passionné du vrai?
+
+Et vous auriez eu raison, car je dois à mes descendants la vérité toute
+entière, et voilà pourquoi j'enregistre mes guêtres au sud trois quarts
+ouest. Ce point est marqué par la boussole que j'ai sous les yeux.
+
+Je profite de cela pour assurer la position de mon sabre.
+
+Il est bien accroché dans la direction que j'ai eu l'honneur de soutenir
+au chapitre X. J'avais dit juste alors. Je ne reviendrai plus sur ce
+sujet. L'incident est clos.
+
+Cejourd'hui est le quinzième de mon voyage circulaire, et, comme demain
+est le sabbat, je me donne des vacances d'une semaine.
+
+Tout le monde prends des vacances dans ce siècle de progrès: députés,
+sénateurs, secrétaires d'État, garçons de café, journalistes et
+fumiste,--ceux-ci bien peu.--Comme je suis de tout le monde, je me donne
+congé et je cours à mes vacances, que ne seront pas stériles, je vous le
+promets.
+
+Les chapitres suivants le prouveront.
+
+
+
+
+ XV
+
+ LES VACANCES
+
+
+Assis par terre, les jambes croisées à l'orientale, je jouis de mon
+congé, en admirant le paysage qui se déroule au loin dans la plaine.
+
+Mon regard plane sur cette immensité, et mon imagination, libre de toute
+entrave, prend son essor vers les cieux infinis.
+
+C'est beau et grand, la liberté! Laissé à lui-même, malgré ses plus
+beaux projets et ses plus sérieuses résolutions, il devient bientôt
+apathique.
+
+Il lui faut le stimulant d'un règlement, d'une ambition quelconque, pour
+le forcer à sortir, en grommelant, de sa léthargie paresseuse.
+
+La liberté, mot mille fois rabâché, à propos duquel je rabâche ici de
+vieilles choses, s'empare de son élève, lui ouvre des horizons sans fin,
+l'assomme de bonheur, de satisfaction, d'ennui, et le livre bientôt,
+éreinté et dégoûté, à un règlement qui en fait un homme.
+
+Car sans ligne de conduite, sans but, avec trop de liberté enfin, jamais
+d'homme.
+
+Ces pensées m'empoignent pendant mes chères vacances, et, reportant mes
+regards vers la terre, l'oeil vague et réfléchi, je fais une étude de
+botanique morale sur la touffe d'alfa qui pousse à mes pieds.
+
+L'attache qui la lie au sol fait sa force. Arrachée, elle roulerait au
+gré des vents, et, jaune et flétrie, elle irait bientôt mourir sur
+quelque fumier inconnu. Aussi, comme elle semble vouloir être libre!
+
+Violemment secouée par la brise, elle lance des pointes dans toutes les
+directions.
+
+Les fines extrémités de ses tiges dansent sur leurs bases flexibles, et
+menacent continuellement un ennemi invisible.
+
+Étonnante ivresse que la danse de l'alfa!
+
+Serpent nourri de vent, elle se livre à ses caprices, et taille dans les
+airs les plus fantastiques évolutions.
+
+Quelle traîtresse, cependant! Derrière cet air léger et insouciant, se
+cache une noire méchanceté, à laquelle un Bou-Amema quelconque se charge
+souvent de donner raison.
+
+Son voisinage offre de si meurtrières cachettes!
+
+Inutile de rappeler ici les crimes dont elle fut témoin. Nombre de
+malheureux soldats, en faction la nuit aux avant-postes, lui doivent la
+mort.
+
+Morne, silencieux, le factionnaire fouille au loin l'horizon d'un oeil
+anxieux... Soudain, un éclair brille, un coup de feu éclate, le soldat
+tombe, un maraudeur s'enfuit.
+
+Un bouquet d'alfa avait caché l'assassin.
+
+Oh! défions-nous de cette plante! Ses parages sont pleins de drames.
+
+A tel point, que le chapitre suivant, construit pendant mes vacances
+fera connaître un lugubre épisode, dont le théâtre était une plante
+d'alfa.
+
+Cette histoire est de celles qui laissent de profondes traces dans
+l'imagination des lecteurs.
+
+Je quitte cependant, avec un profond regret, ce chapitre XV, imbibé des
+plus saines idées philosophiques.
+
+Il tendra à démontrer à nos pairs que je suis très-fort en vacances.
+
+Allons, c'est fait, avalons bravement le chapitre suivant. Une fois
+lancé, marchons courageusement jusqu'au bout. Les dieux nous en sauront
+gré.
+
+
+
+
+ XVI
+
+ COMBAT HOMÉRIQUE
+
+
+C'était le deuxième jour de mes vacances. Triste et pensif, je me livrais
+à d'intimes actions sur le bord d'un étroit sentier, lorsque mon oreille
+fut frappée par un petit bruit sec.
+
+Regardant dans la direction indiquée, je fus témoin d'une horrible
+tragédie, dont je vous dévoile tout de suite les émouvantes péripéties.
+
+Un énorme _cafard_ était aux prises avec une dizaine de grandes fourmis,
+dont le domicile entamait fortement la base d'un gros bouquet d'alfa.
+
+Ce malheureux coléoptère avait probablement fourré son nez dans des
+choses privées, car les fourmis paraissaient fort en colère.
+
+Il faisait de prodigieux efforts pour sortir de ce mauvais pas, mais à
+peine entr'ouvrait-il les ailes, que ses ennemies s'y cramponnaient avec
+furie.
+
+Lançant de formidables horions à droite et à gauche, il ne pouvait
+cependant se débarrasser de ses assaillantes. Ce voyant, en tacticien
+habile, ce cafard malin fit le mort et attendit les événements.
+
+Un spectacle extraordinaire s'offrit alors à ma vue.
+
+Les sept ou huit fourmis qui l'entourent encore restent ébahies et
+tiennent un conseil de guerre. Après de longs pourparlers, bourrés
+d'arguments divers, une décision est prise, et l'action commence.
+
+Deux des plus agiles se cramponnent aux ailes à moitié rentrées de leur
+victime, deux autres aux pattes de derrière, et le reste pousse de
+l'avant.
+
+On marche en traînant le cadavre, et la route suivie mène au logis des
+fourmis.
+
+Le cortège s'avance ainsi de quelques centimètres sans encombre, lorsque
+le cafard, sentant qu'on le traîne à sa perte, revient brusquement à la
+vie, et annonce sa résurrection par un vigoureux coup de patte, qui
+envoie rouler la plus ardente de ses ennemies sur un caillou voisin.
+Elle y reste évanouie et expire quelques instants après.
+
+Les autres, surprises de cette vie miraculeuse, se retirent discrètement
+à l'écart et tiennent un second conseil.
+
+Profitant de ce répit, le malheureux cafard recrute tous ses moyens, se
+ramasse sous ses élytres, fermement rentrés, et marche en avant.
+
+Il se traîne quelques secondes, et soudain une attaque furibonde, venant
+de tous côtés, le rend perplexe.
+
+Ses assaillantes, retirées derrière les rochers des environs, avaient
+concerté un plan et le mettaient énergiquement à exécution. Fondant à
+l'improviste sur leur ennemi en fuite, elles l'entourent et le harcèlent
+sans cesse.
+
+Il tient ferme, se débat longtemps, et finalement, perclus et épuisé, il
+succombe une deuxième fois, non sans avoir jonché l'arène de nouveaux
+cadavres.
+
+Des renforts arrivent aux fourmis, et elles organisent un second convoi.
+
+Alors commence, pour le cafard expirant, une promenade des plus
+dramatiques.
+
+Tantôt, sur une motte de terre, son gros corps luisant se tourne et
+agite convulsivement ses pattes dans le vide, tantôt, échoué dans un
+bas-fond, il nécessite les plus grands efforts pour l'en retirer.
+
+Il serait oiseux de suivre cet insecte dans son triste pèlerinage. Il ne
+me reste plus qu'à raconter les événements de la fin.
+
+Parvenues à domicile, les fourmis lâchent prise et hésitent un instant.
+Leur proie, offrant une trop grande surface, ne pourra être introduite
+chez elles.
+
+Les discussions se poursuivent, et l'on paraît vouloir lentement
+s'acheminer vers une décision.
+
+Enfin, les dernières objections levées, les plus fortes se montrent, et
+le morcellement commence.
+
+On en veut surtout aux pattes, car le souvenir des camarades, qui gisent
+sur le champ de bataille, aiguise leur haine. Ces terribles pattes ont
+porté les coups.
+
+On saisit l'avant-train, et bientôt un membre, cédant à des efforts
+réitérés, reste entre les serres d'une des travailleuses.
+
+A ce moment, une chose terrible se passe.
+
+Réveillé de sa torpeur, le cafard bondit sous la douleur et fait face,
+une dernière fois, à l'armée entière de ses assaillantes.
+
+Ses défenses de front se redressent, s'aiguisent sur son museau bruni et
+défient au combat. Son corps entier frissonne et se cambre fièrement sur
+ses pattes.
+
+Tel apparaît à la meute qui le traque le sanglier acculé à sa bauge. Ses
+poils, frémissant sous l'action de la rage, ondulent, secoués par sa
+respiration haletante; ses flancs se gonflent et bondissent, en saccades
+entrecoupées; ses pattes, cambrées obliquement, sont prêtes à donner
+l'élan; son groin, armé de dents féroces, hume l'air avec feu et défie,
+par son attitude arrogante, la foule entière des chiens ébahis.
+
+Ceux-ci s'arrêtent un instant, comme bouleversés de tant d'audace, mais
+se ruent bientôt sur lui et le mettent en pièces.
+
+Tel apparaît aux fourmis ahuries l'indomptable cafard, héros de ce
+drame.
+
+L'attaque ne se fit pas longtemps attendre.
+
+Blessées dans leur orgueil de vainqueurs, les fourmis se précipitent en
+foule, le roulent et le culbutent en tous sens.
+
+En vain ses membres musculeux frappent-ils à droite et à gauche; en vain
+sa tête, faisant bélier, se rue-t-elle contre les nombreuses cohortes
+des fourmis. Inutiles efforts! Il est entouré, écrasé, enlevé, entraîné,
+et, roulant par terre une dernière fois, il se décide enfin à dire adieu
+à la lumière.
+
+Une convulsion suprême l'étend sur le dos, ses pattes battent l'air,
+avec des frémissements de plus en plus lents, et bientôt il ne reste
+plus qu'un réel cadavre, de ce qui, l'instant d'avant, faisait l'honneur
+de sa race...
+
+Sait-on si ce tragique cafard n'avait pas un épouse, jeune et belle, qui
+l'attend, inquiète, au logis?...
+
+Une mère, et un père, vieux et impotents, guettent peut-être son retour,
+avec la pâture de la journée!... Jeune et brave, son devoir était de
+nourrir les siens. Il s'en acquittait bien, preuve, la lutte suprême qui
+lui coûte la vie...
+
+Était-il père?...
+
+Ses petits, dans leur nid moelleux, veillent jusqu'à sa rentrée au
+logis. Leurs regards inquiets interrogent au loin l'horizon, pour y voir
+poindre la forme bien-aimée de l'auteur de leurs jours!...
+
+Mais rien, rien que le ciel vide...
+
+Tristes réflexions qui m'accablent!...
+
+Les fourmis, sans se laisser attendrir par ces funèbres pensées,
+dissèquent tranquillement leur proie, et elles en logent les parties
+dans leurs vastes greniers, pour servir de nourriture à leur nombreuse
+progéniture.
+
+J'assiste jusqu'à la fin à cette lugubre opération, et, quittant cet
+endroit sinistre, je rejoins mes camarades, l'âme profondément remuée.
+
+Ce fait est véridique, et je le livre intact à ma postérité.
+
+En proie à une immense douleur, qui m'envahit infailliblement, au
+souvenir de ce drame, je me vois forcé de fermer ce chapitre, que
+j'avais pourtant juré de faire intéressant...
+
+
+
+
+ XVII
+
+ FUNÈBRE SOUVENIR
+
+
+ ......................................
+ ......................................
+ ......................................
+ ...............Le cafard..............
+ ......................................
+ ......................................
+ ......................................
+
+
+
+
+ XVIII
+
+ PÊCHE MIRACULEUSE
+
+
+Plaignez-moi, car j'en vaux la peine.
+
+Un peu remis des cuisantes émotions dues aux chapitres précédents, le
+hasard, parfois aimable, me fournissait une affriolante pêche à la
+ligne.
+
+Passions et joies de mon enfance! m'écriai-je en délire, enfin, je
+pourrai donc, une fois encore, me livrer à vous, corps et âme!
+
+Une rivière serpente à quelques pas d'ici, et un jeune amateur convaincu
+doit me conduire sur ses rives.
+
+Comme nous allons être heureux!
+
+Ce jeune homme, caporal dans ma compagnie, est membre de l'institut de
+Cambodge-Annam--gage de succès,--officier d'académie, et porte des
+lunettes à branches.
+
+Doit-il assez aimer la pêche à la ligne!
+
+Accordant une mentale ovation à Alphonse Karr, notre grand maître
+pêcheur à tous, je me plonge dans de délicieuses émotions, évoquées par
+le souvenir de son fameux poisson de cinq pieds, qui faillit le
+submerger dans la Manche près d'Étretat.
+
+De là, me laissant entraîner par les caprices de ma pensée, je n'hésite
+pas à me rappeler mes exploits sur la rivière des Prairies.
+
+Refaisant, étape par étape, mes années du jeune âge, je me vois,
+impatient, attendre le soir qui devait me trouver dans ma pirogue,
+fidèle aux barbues, à qui je fournissais une pâture qu'elles
+appréciaient.
+
+Je choisissait une pierre, assez longue et lourde, que j'attachais avec
+une corde d'écorce, et, lançant ma pirogue au fil de l'eau, je lâchais
+tout, à l'endroit propice.
+
+Préparant alors mes lignes, j'y mettais les appâts avec un soin jaloux,
+et ah! qu'il était doux à mon oreille, par une soirée calme, le son
+plaintif du plomb frappant l'eau!
+
+La ficelle enlacée autour de l'index, l'oeil fermé ou perdu dans la
+pénombre lointaine d'une eau sereine, les sens endormis dans une vague
+indécision mentale, j'attendais le choc lent et prolongé d'un gibier
+marin quelconque.
+
+Pas un souffle dans l'atmosphère.
+
+Les bruits se répandent avec une limpidité merveilleuse.
+
+Les _voyageurs_, attardés dans les petites cabanes de leur radeau,
+envoient dans les airs leurs chansons bien rhythmées.
+
+L'écho est fidèle aux douces et monotones terminaisons traînardes,
+particulières à nos chants canadiens:
+
+ Elle est à quinze brins,
+ Ma ceinture de laine;
+ Elle est à quinze brins,
+ Ma ceinture de lin.
+
+Ou bien:
+
+ Rendez-moi mon quart d'écus,
+ Je ne veux plus boire;
+ Rendez-moi mon quart d'écus,
+ Je ne boirai plus.
+
+Bientôt tout bruit s'éteint peu à peu.
+
+Seul un voyageur en gaieté trouble encore parfois le grand silence, et
+chante, en coupant vigoureusement chaque syllabe:
+
+ _C'est_ les avirons
+ Que nous montent, qui nous mènent,
+ _C'est_ les avirons
+ Qui nous montent en haut.
+
+Puis il se tait brusquement.
+
+Et pas une barbue!
+
+Les battements cadencés de mes nerfs simulent seuls le: _Ça mord!_
+traditionnel.
+
+Chut! me dit mon frère, compagnon inséparable.
+
+Je ne réponds rien, car je m'aperçois que ça mord aussi.
+
+Un brusque mouvement d'Ulric, des embrassées fiévreuses et multipliées
+de sa part, un léger clapotis, un son mat à l'autre extrémité de la
+pirogue, m'apprennent bientôt qu'une pièce est enlevée.
+
+Est-elle grosse?--Ah! très-belle!
+
+Je suis jaloux: ça mord, je tire brusquement ma ligne, j'en attrape une
+grosse et je suis consolé.
+
+Et pendant dix ans, cela dura...
+
+Allons! allons! courons vite à la rivière, dis-je énergiquement au
+caporal. Il me faut tout de suite me livrer au sain plaisir de la pêche.
+
+Le caporal sourit, se retire respectueusement et revient quelques
+instants après, avec une quantité respectable de roseaux de tous genres,
+armés de ficelles de différentes longueurs.
+
+Nous voilà en route.
+
+Je guigne le bout des ficelles, et je n'y vois pas d'hameçons. Sur ma
+demande d'explications, le caporal répond que tout va bien, et que sa
+musette contient ce qui est nécessaire.
+
+Nous sommes sur la berge de la Mékerra.
+
+Choisissant un emplacement convenable, je m'y installe. L'eau, de
+couleur sombre, m'annonce une profondeur suffisante.
+
+Je commence à jouir d'avance de mon bonheur.
+
+Je prends une ligne et demande un hameçon à mon compagnon. Un sourire,
+toujours respectueux et teinté d'une certaine pitié pour mon ignorance,
+illumine les traits de ce cher camarade.
+
+D'un geste digne il me montre au bout de la ficelle un engin
+microscopique, accompagné d'un plomb presque invisible à l'oeil nu.
+
+Ah! m'écriai-je, je vous remercie.
+
+Mais en moi je pensais qu'un pareil crochet ne pourrait jamais réussir à
+enlever les pièces que je devais prendre.
+
+Je ne dis mot cependant et demandai les appâts.
+
+Un étroit sac de papier m'est présenté. Au fond, se remuent une quantité
+innombrable de petits vers blancs. Ils sont un peu plus gros que la tête
+d'une épingle.
+
+Je jette un regard soupçonneux sur le caporal, et ma confiance commence
+à être sérieusement ébranlée.
+
+Je me remets cependant, et, après d'inqualifiables efforts, je parviens
+à accrocher une de ces petites bêtes à la pointe de l'hameçon.
+
+Lançant ensuite tout l'attirail en plein eau, je concentre mes facultés
+sur le vrai travail du pêcheur: suivre attentivement, d'un oeil fatigué,
+la plume d'oie servant de bouchon indicateur.
+
+Mon compagnon a agi comme moi, mais certain dépit nerveux chez lui me
+fait croire qu'il est très-difficile dans le choix de l'endroit où jeter
+sa ligne.
+
+Jamais content, ce caporal. Aussitôt sa ligne à l'eau, plus vite il la
+retire.
+
+Ses gestes, devenant peu à peu épileptiques, finissent par attirer tout
+à fait mon attention.
+
+Je le regarde, et la décomposition de son visage me fait peur.
+
+Les veines de ses tempes sont gonflées à se rompre. Les coins de sa
+bouche sautillent nerveusement. Ses mais, agitées et pendantes, ne
+retiennent plus le roseau qui flotte sur l'eau. Son corps, penché en
+avant, semble prêt à s'élancer; et enfin, ses yeux, aux prunelles
+démesurément dilatées, sont dardés, avec une intensité inouïe, sur le
+bouchon de ma ligne.
+
+--Ça mord! mugit-il d'une voix à réveiller les morts, au jugement
+dernier.
+
+Je crois, en effet, voir une presque imperceptible vacillation du
+bouchon, et, ému par le cri énergique de mon compagnon, j'enlève ma
+ligne avec une vigueur à retirer un poisson de dix livres.
+
+Hélas! une légèreté peu encourageante me fait vite comprendre que
+l'hameçon est vierge de toute victime, et j'allais remettre ma ligne à
+l'eau.
+
+--Vous en avez un, hurle mon compagnon sur le même ton qu'auparavant.
+
+Cette fois je perds complètement contenance.
+
+Mon imagination surchauffée fait tout de suite défiler devant moi les
+cas nombreux d'individus frappés d'épilepsie ou devenus fous furieux
+subitement.
+
+Pas possible, ce caporal est fichu, me dis-je, et, mettant ma ligne par
+terre, je me lance au secours.
+
+Ce voyant, mon compagnon se précipite vers moi, et avec une fureur telle
+que, perdant totalement le peu de sang-froid qui me reste, je m'enfuis à
+toutes jambes.
+
+Surpris de ne pas être poursuivi, je regarde en arrière: le membre de
+l'Institut de Cambodge-Annam tiraillait fiévreusement le bout de ma
+ficelle.
+
+Je comprenais son étonnante émotion. Un barbillon, d'un pouce et demi de
+longueur, était étroitement serré entre ses doigts.
+
+J'appris que de plus grands poissons étaient quelquefois pris en y
+mettant de la patience.
+
+J'en fus satisfait.
+
+Plaidant une migraine, aussi violente que subite, je m'éloignai de la
+berge.
+
+La pêche dans la Mékerra peut trouver des amateurs, mais j'ai des goûts
+excentriques, et je ne l'aime pas.
+
+Où êtes-vous, fameux saumons du Saint-Laurent! Et vous, _maskinongés_ à
+long bec, qui autrefois faisiez mes délices!
+
+Bienfaisantes barbues de l'anse à Bleury, anguilles mystérieuses et
+gluantes, brochets et _achigans_ violents, mais chers à mes lignes!
+Riez, riez de ma déconvenue! Moquez-vous bien de votre maître à tous: il
+est maintenant impuissant.
+
+Plaignez-moi, car j'en vaux la peine.
+
+
+
+
+ XIX
+
+ SOUVENIR DU JEUNE AGE
+
+
+Je jure que je ne quitterai pas ma tente pendant les quatre derniers
+jours de mes vacances.
+
+Mon expérience de la pêche à la ligne m'a trop douloureusement éprouvé:
+je ne veux plus m'amuser.
+
+Cependant, l'ennui commence à m'assommer ferme, et le diable m'emporte,
+mais je voudrais être en route.
+
+Que ferais-je bien aujourd'hui pour tuer le temps? Rien, si ce n'est
+réfléchir.
+
+Que fait un homme qui n'a rien à faire? Il pense.
+
+S'empoigner avec ses réflexions est un moyen comme tout autre d'oublier
+le présent.
+
+Le passé défile devant soi, et l'on a le choix des sujets.
+
+On glisse rapidement sur les choses ennuyeuses, et l'esprit s'arrête
+avec complaisance sur certains événements chers au souvenir.
+
+Le premier sourire de la femme aimée fait époque dans la vie d'un homme,
+et y laisse des traces brillantes où l'imagination aime à se trouver.
+
+Par contre, l'oubli complet nous venge bientôt de nos plus violents
+déboires.
+
+Heureuse construction que la machine humaine!
+
+L'homme prévoyant doit toujours s'assurer la pâture de l'avenir avec un
+passé bien rempli.
+
+L'âge arrive, et avec lui tout un cortège d'illusions perdues, de
+chagrins, de passions, d'ambitions avortées, de jouissances.
+
+Le repos bien mérité, au bord de la tombe, permet au mortel de puiser
+dans cet immense océan du passé, et d'y prendre à volonté les sujets de
+souvenir.
+
+Ce préambule m'amène naturellement à raconter un événement auquel je fus
+mêlé, et que, à l'époque, fit une impression extraordinaire sur mon
+esprit.
+
+J'étais très-lié avec un jeune étudiant en droit du nom de P...
+
+Ce garçon me recevait chez lui chaque soir, et je dois me rendre
+justice: c'était toujours sur ses instances réitérées que je
+franchissais, au crépuscule, le seuil de sa porte.
+
+Si, par hasard, j'oubliais le rendez-vous, je voyais P... arriver chez
+moi, le reproche à la bouche.
+
+Nous étions tus deux quelque peu musiciens, et nous partagions nos
+soirées entre la musique et la pipe.
+
+Très-enthousiaste, il me faisait lui raconter mes aventures.
+
+Déjà, à cette époque, j'avais connu les caprices du sort des voyages.
+
+Un ami commun, T..., logeait chez P... et, pendant ces longues soirées
+d'hiver, je nouai avec ces deux garçons-là, à l'aide de franches
+causeries, les deux plus solides amitiés de ma vie.
+
+D'une timidité incompréhensible qui me faisait fuir le monde, je
+n'abordais presque jamais les parents de mon ami.
+
+Celui-ci, connaissant cette particularité de mon caractère, entourait
+mon entrée chez lui de précautions toutes mystérieuses.
+
+Il me précédait toujours, et éloignait de ma chère personne tout être
+indiscret.
+
+Si la bonne m'ouvrait, elle avait ordre de me conduire au fumoir sans
+avertir qui que ce fût.
+
+Si bien que le papa finit par être intrigué du personnage phénoménal
+introduit chaque soir chez lui par son fils.
+
+D'intrigué qu'il était, le bonhomme devint peu à peu hargneux, et,
+finalement devant les insistances de mon camarade, priant son père de ne
+pas me parler, la haine du vieillard ne connut plus de bornes.
+
+La maman, contrairement à son mari, nourrissait pour moi un amour qui
+frisait l'adoration.
+
+Elle ne tarissait pas d'éloges à mon adresse, chaque fois que,
+rougissant, j'avais l'honneur très-rare de lui parler.
+
+Le papa attendait depuis longtemps une occasion favorable de faire
+éclater sur ma tête une tempête terrible.
+
+Inconscient du malheur qui me menaçait, je continuais toujours mes
+visites, les entourant de plus en plus d'une discrétion dont l'excès
+faisait écumer le père de mon ami.
+
+Le _Bazar_ de la maîtrise Saint-Pierre fut l'étincelle qui mit le feu
+aux poudres.
+
+Il avait entendu, pendant la journée, entre P... et moi, que nous irions
+le soir au _Bazar_.
+
+A sept heures, j'étais dans le corridor, chez lui. Il rendait compte de
+sa sortie.
+
+Des cris, des hurlements, des bruits de vaisselle cassée, des pleurs de
+femme, et de jeune fille, des jurons, enfin toute une gerbe de sons
+variés m'arrivent tout à coup.
+
+Des qualificatifs, extraordinairement gras, sortent de la bouche du
+papa.
+
+Je perds contenance et m'efface discrètement, me faisant très-petit.
+
+Je regrettais ma présence au milieu de cette fête d'intérieur.
+
+Toujours loin de moi, cependant, l'idée que ma mince personnalité était
+pour quelque chose dans cette orgie de famille.
+
+La porte de la salle à manger s'ouvre, et mon ami P... l'oeil en feu, me
+prie de le suivre et de ne pas faire attention aux paroles du son père.
+
+Je consens de la tête, prenant la mine d'un homme peiné d'être témoin
+d'une pareille scène.
+
+Mais le papa suit de près, et l'orage m'écrase de toute sa violence.
+
+J'aurais fait la fortune d'un peintre, s'il avait pu croquer ma binette
+au moment où je compris que j'étais la cause de tout ce tremblement.
+
+J'étais anéanti, écrasé, pulvérisé.
+
+Je courbais l'échine et me croyais en réalité le plus misérable des
+hommes.
+
+Jamais ma chétive personne ne m'était apparue aussi dénuée de tout
+intérêt.
+
+J'étais sincèrement convaincu que le dernier des mortels valait cent
+fois plus que moi.
+
+Telles sont mes pensées, tant que le papa s'adresse à son fils, mais,
+une fois lancé, le gaillard ne savait plus s'arrêter, et bientôt sa
+fureur me prend directement pour objectif.
+
+Toutes les foudres de son éloquence bilieuse m'atteignent à la fois.
+
+--Qu'est-ce que ce monsieur C...? A peine a-t-il vingt ans qu'il a déjà
+été soldat au Texas! Ça doit être un voyou de la plus belle eau!
+
+Ah! massacre et pain d'épice! Je redeviens à l'instant le premier des
+mortels, et, au moment où mon poing allait s'abattre sur le crâne de
+l'insolent, je me trouve étendu sur le trottoir.
+
+Un bruit violent m'apprend que la porte s'est refermée, et, réflexion
+faite, je comprends que j'ai été flanqué dehors.
+
+De lointains et sourds mugissements me font connaître que mon ami
+recevait une raclée paternelle, tandis qu'un rire méphistophélique,
+venant du troisième, ne me laisse aucun doute sur la désopilation du
+camarade T..., témoin du drame.
+
+Ma chute m'avait fort ébranlé, mais une idée nette et claire restait
+dans mon esprit: me venger.
+
+Toutes les tortures du monde ne pourront effacer une insulte aussi
+grave.
+
+Car enfin, invectiver un homme et le flanquer à la porte, voilà
+certainement une insulte: aucun doute possible là-dessus.
+
+La tête bourrée des plus effroyables pensées, je m'éloigne, en proie à
+une émotion bien légitime.
+
+Le hasard me fait tomber sur un mien cousin, affuble du plus cocasse
+dénominatif du monde. Ses ancêtres lui avaient légué le nom emblématique
+de Dolphis Seringue.
+
+Une idée me frappe... un duel!...
+
+Voilà une vengeance peu canadienne, il est vrai, mais qui n'en sera que
+plus terrible.
+
+Je suis fort au pistolet, et j'abattrai le bonhomme. Puis, lu mettant le
+pied sur la gorge, je lui rirai sardoniquement au nez, en assistant à
+son dernier râle.
+
+La décomposition de mon visage et le désordre de mes habits attirent
+l'attention de Seringue.
+
+--Tu me connais, lui dis-je avec éloquence. J'ai besoin de toi pour me
+rendre un grand service. Il faut que je me batte en duel, et tu seras
+mon témoin. Tu vois cette maison. Eh bien, là réside un animal qui m'a
+insulté. Non content de l'insulte, l'infâme m'a violemment jeté hors de
+chez lui. Comprends-tu qu'un homme comme moi ne doit pas supporter qu'on
+l'étende impunément sur un trottoir, quel qu'il soit?
+
+Ce morceau d'éloquence produit un effet remarquable.
+
+Seringue est électrisé. Il prend ma vengeance à coeur, et, sans autres
+explications, il se pend à la sonnette de mon insulteur.
+
+Le nez collé au volet du deuxième, le père P..., qui s'attend à quelque
+chose, guigne l'entrée de sa maison, et crie:
+
+--Qui est là?
+
+--Dolphis Seringue
+
+--Qui ça, Dolphis Seringue?
+
+--Un monsieur.
+
+--Que me voulez-vous?
+
+--Je viens de la part de C..., qui veut se battre en duel avec vous.
+
+Le bonhomme P..., qui connaissait son latin, lui lance un formidable
+_cambronne_ pour lui et pour moi.
+
+Dolphis Seringue rugit et donne de violents coups de pied dans la porte.
+
+L'ami T..., et P..., revenu de sa raclée, prennent goût à la tournure
+des événements et se rendent malades de rire.
+
+Seringue continue toujours en gamme ascendante, sa série de coups de
+pied dans la porte, et agrémente son langage d'épithète à hauteur.
+
+Le père P... prend un air de haute-taille, et, se cambrant dans la
+croisée, avec la plus exquise politesse:
+
+--Mon cher monsieur Dolphis Seringue, si vous ne cessez de frapper à ma
+porte, je me verrai dans la pénible obligation d'avoir recours à la
+police pour vous faire arrêter,--puis, s'emballant,--vous m'embêtez,
+monsieur,--de plus en plus poli,--f...-moi la paix et,--dernier et
+conclusif argument:--mangez de la... Autre édition du classique suscité.
+
+Dolphis Seringue devient diablement personnel.
+
+C'est à lui que le bonhomme aura affaire...
+
+Cette scène m'afflige beaucoup.
+
+Un peu remis de ma colère, je comprends enfin que la démarche de
+Seringue est tout au moins empreinte d'une certaine irrégularité.
+
+Je l'attire à mon tour de le tranquilliser.
+
+Sa fureur ne connaît plus de limites. Nous nous séparons après avoir
+arrêté les plus sombres projets de vengeance pour lendemain. La nuit
+porte conseil.
+
+Le jour suivant, il ne me restait plus qu'une grande tristesse et une
+courbature à l'épaule.
+
+Le père P... est un vieillard, et je ne puis cependant pas me battre en
+duel avec lui...
+
+Il avait bien le droit de trouver que je débauchais son fils...
+
+Puis enfin, si je n'avais pas été soldat au Texas, il ne m'aurait pas
+traité de voyou...
+
+Cependant, il m'a jeté à la porte...
+
+Débonnairement, je me donnais tous les torts, et, n'osant faire mes
+excuses au père P... de m'avoir flaqué sur le trottoir, j'écrivis à sa
+femme.
+
+Je lui fis une peinture navrée de la candeur de ma conduite, et lui
+jurai bien sincèrement de n'y plus revenir.
+
+Je vis mes deux amis dans le courant de la journée. Ils rageaient de ma
+bonasserie inqualifiable, et P... ne parlait de rien moins que de
+quitter le toit paternel.
+
+Je me fis pacificateur et mis de la raison dans son esprit.
+
+Le soir, je reçus du père P... une lettre bourrée d'excuses de toutes
+sortes. Il mettait toute la faute sur son coquin de garnement.
+
+Quant à Dolphis Seringue, il rage encore.
+
+Si mes deux amis voient ces lignes, je souhaite qu'ils en rient un peu
+comme j'en ris maintenant.
+
+C'est égal, dans le temps, c'était dur tout de même, surtout le
+trottoir.
+
+
+
+
+ XX
+
+ UNE PAGE D'AMOUR
+
+
+Mon éditeur a annoncé, avec une certaine pompe qui flatte singulièrement
+ma vanité, que j'écrivais un roman.
+
+Diable! un roman veut dire: amours, aventures, intrigues.
+
+Me voilà au vingtième chapitre de mon livre, et, si je me rappelle bien,
+aucune chose de ce genre n'a été dite jusqu'ici dans cette oeuvre
+appelée à faire ma gloire.
+
+Ne dois-je pas profiter d'un repos bien acquis et des trois jours de
+congé qui me restent pour aborder ce sujet?
+
+L'amour est un dieu auquel j'ai beaucoup sacrifié, et un épisode sur mes
+conquêtes passées a sa place marquée ici.
+
+Pourquoi pas, d'ailleurs? et en conséquence:
+
+Après avoir étudié l'art de la charpente, je compris bien vite que
+j'étais indigne de ce beau métier, et, à la suite d'une chute de
+quarante-cinq pieds, je fus convaincu que ces sortes d'exercices étaient
+contraires à ma santé.
+
+J'entrepris donc une autre carrière.
+
+Détestant à l'extrême les professions remuantes, j'acceptai le poste de
+commis dans une épicerie, près de Toronto.
+
+Ma position était brillante.
+
+J'avais vingt francs par mois, la nourriture et dix-huit heures de
+travail par jour.
+
+Enchanté de ma nouvelle position, je songeais déjà à la quitter, quand
+un événement tout fortuit me retint: ma patronne était devenue amoureuse
+de moi.
+
+Laide, bête, prétentieuse, elle avait cinquante ans et parlait pointu.
+Ayant déjà vidé deux maris, elle songeait à enterrer le troisième.
+
+Coquette et toujours bien mise, elle choisissait les moments où elle
+essayait un cotillon, un fichu quelconque, pour m'appeler et me demander
+mon avis.
+
+Et alors, quel petit air délicat d'indifférence! Comme elle minaudait
+bien devant sa glace!
+
+J'ai déjà dit ma bonasserie monumentale, mais cette qualité pâlissait
+devant ma naïveté: quelque chose d'inédit enfin.
+
+Offrant à ma patronne le plus beau spécimen d'idiot antiamoureux, elle
+essaya de dompter ma froideur en me parlant continuellement de sa fille.
+
+Celle-ci, mon aînée d'un an, avait dix-sept hivers, et étudiait le piano
+à Montréal.
+
+Elle devait arriver dans quelques jours.
+
+En voyant la photographie de cette jeune fille, je fus foudroyé.
+
+C'était fini, je l'étais.
+
+Ma timidité augmentait en raison directe de cette amour, et lorsque
+Angèle fit son apparition à l'épicerie, je m'évanouis derrière une meule
+de fromage.
+
+Cet événement flatta la jeune fille. Attirée par l'effet qu'elle avait
+produit sur moi, elle se persuada qu'elle m'aimait.
+
+Quant à moi, j'étais fou.
+
+Je pesais une livre de beurre quand on me demandait une pinte de whisky,
+et je posais partout le nom de ma belle, même sur mes livres de
+comptabilité.
+
+Un tel,--trois Angèles = 0,50--je devais écrire trois tranches de porc
+frais.
+
+A cette période aiguë de mon existence dans l'épicerie, mon patron
+intervint.
+
+C'était un petit bonhomme grêle, hargneux, affairé, méchant en diable.
+
+Se redressant sur ses petites jambes, il m'apostrophait d'un ton
+prudhommesque, menaçant de me congédier.
+
+Mais je tenais fort à mes vingt francs par mois, à mes dix-huit heures
+de travail par jour et probablement aussi à Angèle. D'autant plus, que
+ma patronne venait de commander pour moi un costume jaune complet.
+
+Je courbais la tête, promettant de m'amender.
+
+Ce que cette passion me fit faire!
+
+Un jour, je pars pour aller chercher un chargement de pommes de terre
+dans un village voisin.
+
+Heureux de me trouver en proie à mes pensées, je laisse le cheval
+prendre une direction opposée, et je constate mon erreur à quinze milles
+plus loin.
+
+Une autre fois, courbé sur mes genoux pour prendre une brassée de bois
+dans la cour, je reste dans cette position un temps infini.
+
+Je voyais le ciel, les nuages, les étoiles, enfin le système solaire au
+complet, et, plus brillante que tout ça, ma divine Angèle m'ouvrant les
+bras.
+
+J'étais ramené à la réalité par une brutale injonction, qui n'avait rien
+de cosmographique.
+
+Toujours ce maudit patron. C'était à n'y plus tenir.
+
+Les projets les plus fantastiques envahissaient mon esprit.
+
+Tout ce que les amoureux les plus convaincus de l'antiquité et de nos
+jours on pu inventer était bien pâle, comparé à mes châteaux
+espagnols...
+
+Jusqu'à cette époque, mes amours avec Angèle s'étaient concentrés dans
+une pudique série de soupirs, d'oeillades accompagnées de sourires bien
+modestes.
+
+Un soir, il y avait beaucoup de monde au salon.
+
+Toute l'aristocratie de l'endroit y était: l'hôtelier, l'ébéniste, un
+marchand de boeufs, le scieur de long, enfin, toute la fine fleur.
+
+Ces messieurs accompagnaient une confortable fournée féminine.
+
+Malgré l'infériorité de ma position sociale, on eut pitié de moi, et
+j'eus l'insigne honneur d'occuper un coin au salon.
+
+La soirée se passa en délicates causeries sur les diverses occupations
+professionnelles des invités.
+
+La séance fut close par des jeux de société.
+
+Trois fois j'eus le bonnet d'âne, et toujours par la faute d'Angèle, qui
+se faisait un malin plaisir de lutter avec ma maudite timidité.
+
+Enfin, tout le monde est parti. Chacun regagne ses appartements, et moi,
+mon grenier.
+
+J'étais dans le corridor, sans lumière.
+
+J'entends un bruit de pas discrets; deux bras me frôlent doucement,
+tâtonnent quelque peu et m'empoignent avec ardeur.
+
+Une bouche suave se colle sur mes lèvres, une poitrine bien remplie
+s'appuie sur mon sein.
+
+Quel coup de foudre!
+
+Une commotion électrique me secoue les nerfs, et, avant d'avoir repris
+mon aplomb, tout s'était évanoui.
+
+Titubant, je me traîne jusqu'à mon lit, cherchant à analyser la
+situation.
+
+Non, c'est impossible. Angèle n'a pas fait cela! J'ai eu un cauchemar,
+un charmant, il est vrai; mais enfin, j'ai halluciné!
+
+Le lendemain, j'examine ma belle, et rien sur son visage ne trahit ses
+actions de la veille.
+
+J'étais convaincu que j'avais rêvé.
+
+L'affaire en resta là, mais les choses devaient bientôt prendre une plus
+douce tournure pour moi.
+
+Ma céleste Angèle étudiait l'orgue dans une ville voisine, et, une fois
+par semaine, le cocher l'y menait.
+
+Ce bon serviteur tomba malade un jour, et, malgré mes hautes fonctions
+dans l'établissement de mon patron, je fus naturellement désigné pour
+lui succéder.
+
+Bonheur et gendarmerie! comme la vie était belle!
+
+Je me conduisis avec le plus grand respect. Ceci, sans forfanterie, car
+je ne pouvais faire autrement.
+
+A la seule pensée de dire bonjour à Angèle, je sentais le sang m'envahir
+la nuque.
+
+Ma timidité était bien digne de figurer parmi les sept merveilles du
+monde.
+
+Enfin, ne parlons plus de ce talent chez moi, car la langue française,
+que je possède très-bien cependant, n'a pas assez de tournures pour
+l'exprimer.
+
+Suffit de dire que mon Angèle joua de l'orgue, et que le soir, par un
+beau clair de lune, nous étions tous deux installés dans le traîneau.
+
+Je conduisais sans conviction. Malgré le froid intense, je jouissais
+d'une chaleur équatoriale.
+
+Je ramenais souvent les peaux de buffle autour des épaules de ma
+compagne.
+
+Pendant une de ces opérations, que j'exécutais en tremblant, un
+mouvement maladroit me fit toucher la toque de fourrure d'Angèle.
+
+Je me crus mort, et ne revins à moi qu'interpellé par ma voisine, qui
+déclarait, en riant vouloir être indemnisée par un baiser.
+
+Jérusalem! c'était donc réel, la rencontre du corridor!
+
+Je perdis tout respect et pris mon premier baiser.
+
+Les étoiles ne sont rien, comparées au nombre d'embrassades qui furent
+prises et données pendant le reste du trajet.
+
+Tout ce qu'une femme aimée et qui aime peut faire fut fait par Angèle
+pour me forcer à pousser plus loin mes explorations.
+
+Mais j'ignorais ses agaceries, et me contentais d'améliorer ma première
+expérience.
+
+Rendu à domicile, j'y étais passé maître, et je fus récompensé, cette
+nuit-là par une insomnie séduisante.
+
+Tout cela devait finir cependant, et la fin arriva trop tôt pour moi.
+
+Mon patron donna un bal pour inaugurer une maison qu'il avait fait
+construire. Tous les gros bonnets furent invités, et moi, toujours par
+surcroît, j'assistais comme spectateur à cette brillante réunion.
+
+Placé près de la musique, je suivais d'un oeil jaloux les moindres
+gestes d'Angèle, qui, en valsant, m'atteignait de ses regards à chaque
+tour, et me lançait autant de traits bien appliqués.
+
+Enfin, comme les plus beaux bals du monde doivent prendre fin, je
+retrouvai mon lit, et peu à peu, mes sens s'engourdissant, je
+sommeillai.
+
+Mes rêves revêtaient les formes d'Angèle, et ses mains me caressaient le
+visage.
+
+Insensiblement mes esprits acquièrent une idée exacte de la situation,
+et ma belle m'apparaît en chair et en os. Courbée près de mon lit, sa
+main me pressait doucement la joue, et sa voix, comme un soupir, me
+disait: Joseph.
+
+Quelque endurcie que fût ma bêtise, tout sentiment humain a des bornes
+qu'il ne doit pas dépasser.
+
+On m'avait bien dit que la haine excessive touche de près l'amour, mais
+j'appris alors que la timidité poussée à fond entraîne toujours une
+hardiesse outrée. Aussi je devins lion.
+
+Comme les muscles de ma jeunesse étaient remarquables par leur grande
+précocité, j'enlevai Angèle d'un tour de main, et avant d'avoir fait ah!
+elle était sur mon lit.
+
+Elle se débattait et résistait considérablement.
+
+Tout à coup, une lumière brille, et un _Banco_ en bonnet de nuit
+apparaît sinistre à l'horizon.
+
+Nom d'un sifflet bleu!--juron spécial à mon jeune âge pendant les grands
+événements,--comme j'avais peur! J'exécutai à l'instant un acte de
+contrition suprême.
+
+Angèle se redresse et explique la chose,--elle avait un sang-froid qui
+m'étonnait,--et termine sa défense en me demandant pour époux.
+
+L'écume ornait la bouche du patron, muet d'émotion. Ses premiers mots me
+rappelèrent la rupture d'une écluse, et je vous donne mon billet que
+nous fûmes salés.
+
+Angèle rentra chez elle, et j'oubliai de dormir cette nuit-là.
+
+Le lendemain, mon maître en épiceries me dit quantité d'aménités.
+
+La patronne, depuis longtemps jalouse de sa fille, me combla aussi de
+paroles charitables.
+
+Ce fut toujours mon faible de passer pour le plus débauché et le plus
+scélérat des mortels.
+
+J'en étais bouleversé, car là où je me trouvais tout à fait nul, on
+persistait à me bourrer de grandes qualités ou de défauts sataniques.
+
+J'en perdais la tête, car ces découvertes de mes contemporains me
+confirmaient davantage dans mon opinion de ma nullité.
+
+Comment! me disais-je abattu, on me nomme Joseph, et je crois ne pas en
+avoir l'air: preuve de mon insuffisance à juger sainement les choses.
+
+C'est ainsi que mon patron me traita d'effronté,--Dieu sait si je
+l'étais,--Il ajouta polisson, libertin, fainéant, mécréant, et une
+quantité d'autres qualificatifs dont l'effet immédiat fut de me faire
+tomber en garde avec un regard provocateur.
+
+Mon adversaire, ahuri de mon audace, saisit un gourdin et me charge en
+règle.
+
+En un instant ses défenses sont démolies, et le représentant de
+l'épicerie roule dans ses marchandises.
+
+Je reviens encore sur mes qualités de combattant. Malgré mes jeunes ans,
+j'avais une rondeur de biceps remarquable, et, quoique doux de
+tempérament, je tapais dur parfois.
+
+Le nez du patron comprit vite la conséquence de sa hardiesse, et, devant
+les flots de sang qu'il rendit, je fus rappelé à la réalité, et compris
+la gravité de mon agression.
+
+Un membre aussi influent du commerce des denrées coloniales n'aurait
+jamais dû être traité si cavalièrement par un poing aussi infime que le
+mien.
+
+La suite de cette affaire fut l'arrivée de l'huissier, qui voulait
+m'arrêter.
+
+La mère d'Angèle s'y opposa avec énergie, et ma punition fut mon renvoi.
+
+Qu'allais-je devenir? J'avais trois mois d'économie, et ma résolution
+fut vite prise.
+
+Après une séparation saturée de larmes et de serments éternels, je pris
+le train du soir, et deux jours après j'étais à Chicago.
+
+J'avais encore dix sous dans ma poche.
+
+Je profitai de cet avoir pour faire cirer mes souliers et acheter un
+cigare.
+
+Puis, le coeur léger, je me promenai magistralement.
+
+Je fis ainsi pendant trois jours, et j'aurais certainement pris
+l'habitude de ne plus boire ni manger si mon estomac l'avait voulu.
+
+Cependant la frugalité doit avoir des limites, car, malgré l'avantage
+des _free lunches_, je m'évanouissais le quatrième jour dans un
+tombereau à charbon, qui m'avait servi de couche.
+
+Croyez-m'en, cher lecteur, laissez-moi dormir en paix dans ce tombereau
+hospitalier.
+
+Plaignez seulement l'amant malheureux et blâmez le père de mon Angèle de
+m'avoir fourré dans cet état.
+
+Je ne m'y connais pas, ou voilà une page d'amour qui donnera
+certainement raison aux dires de mon éditeur.
+
+
+
+
+ XXI
+
+ CHASSE A L'AFFUT
+
+
+Cré nom d'un pépin! me dit mon caporal à lunettes, il nous faut
+absolument aller faire une chasse à l'affût. Les hyènes pullulent chaque
+nuit dans la montagne de Ras-el-Ma.
+
+Je devins rêveur.
+
+Dans deux jours nous partons, et ça va chauffer, paraît-il, cette
+fois-ci. Bou-Amema nous guette, et nous sommes sûrs de notre affaire.
+Mieux vaut avant de mourir prendre encore un plaisir quelconque. Ma foi,
+va pour la chasse à l'affût.
+
+Il me restait bien cependant une certaine réminiscence du fameux
+barbillon de la Mékerra, mais ce nuage se dissipa tout de suite devant
+le sourire tout-puissant de mon subordonné.
+
+Drôle de garçon, ce jeune homme! Toujours gai, content, ne doutant de
+rien.
+
+Rate-t-il un projet, qu'il tombe tout de suite sur un autre, abandonné
+aussitôt pour un troisième.
+
+Issu d'un Roumain et d'une Russe, quelque peu prince,--tous les Roumains
+sont princes,--très-causeur, ambitieux, jamais en peine, c'est-à-dire la
+perle des hommes.
+
+Enfin nature d'élite.
+
+Bachelier ès sciences, et ès lettres, il débuta comme journaliste à
+Paris et réussit si bien qu'il était soldat à vingt-trois ans.
+
+A la suite d'une description passionnée d'un pays quelconque, qu'il
+n'avait jamais vu, il fut fait officier d'académie, et, s'engageant, il
+complétait son dossier d'actions d'éclat en déployant un superbe brevet
+de membre correspondant de l'Institut Cambodge-Annam.
+
+Pourquoi de Cambodge-Annam, grands dieux? Lui seul le sait probablement.
+
+Il tomba comme caporal dans ma compagnie et y déploya une activité hors
+ligne.
+
+Faisant ses étapes clopin-clopant, il se redressait à l'arrivée et
+courait partout comme un cerf.
+
+Dans un moment d'épanchement, il me confia un manuscrit sur lequel il
+fondait les plus grandes espérances.
+
+C'était une épouvantable histoire d'une grande dame russe, buvant
+beaucoup de thé, fumant beaucoup de cigarettes, ayant beaucoup d'amants.
+
+L'affaire se terminait dans un gâchis formidable, arrosé d'une quantité
+d'un sang aussi géorgien que caucasique.
+
+Dominant cette grande débâcle de toute sa taille, apparaissait la grande
+dame russe, la cigarette aux lèvres et le rire à la bouche. Puis, après
+trois ou quatre ah! ah! ah! sataniques, l'héroïne sombrait dans une
+apothéose méphistophélique qui donnait la chair de poule.
+
+Je fus naturellement enthousiasmé, ayant toujours aimé le noble, le
+beau, et je pris le caporal sous ma protection.
+
+Il devint chef d'ordinaire de ma compagnie, et, petit officier
+d'ordonnance, son rôle consistait surtout à assurer et à guider mes
+plaisirs.
+
+Je me plais ici à lui rendre justice sous ce rapport. Si l'on se
+souvient de la pêche miraculeuse, on dira comme moi qu'il s'acquittait
+dignement de sa mission.
+
+Je craignais bien un peu pour la chasse à l'affût, mais ce diable
+d'homme me paraissait si confiant que je fus aussi bientôt rempli d'une
+ardeur singulière.
+
+Sus aux hyènes! Détruisons ces horribles bêtes qui déterrent et dévorent
+les cadavres dans le cimetières! Délivrons la montagne de Ras-el-Ma de
+ces hôtes sinistres!
+
+Remplis tous deux d'aussi fiers sentiments, nous nous mimes hardiment à
+l'oeuvre, et, le soir, à dix heures, nous avions, au pied d'un grand
+chêne, une agglomération remarquables d'ossements à demi décharnés, de
+charognes de toutes sortes.
+
+Je me permets ici d'expliquer au lecteur qui n'en sait rien,--les
+lecteurs ne savent jamais rien,--que la chasse à l'affût se fait à
+l'aide d'appâts que l'on place soit au pied d'un arbre, soit au bas d'un
+rocher.
+
+Le chasseur embusqué, très-brave alors, puisqu'il n'y a pas de danger,
+guette ensuite l'arrivé du gibier.
+
+Si c'est un chasseur bon enfant, il ne tue l'animal que lorsque celui-ci
+est bien repu. Si, au contraire, le chasseur est un dur à cuire, il ne
+donne pas à sa victime le temps de faire: _ouf!_
+
+La suite des événements apprendra au public laquelle de ces deux
+catégories nous appartenions, le caporal et moi.
+
+Enfin nous grimpons sur une arbre, et, quelques instants après nous
+étions perchés chacun sur une grosse branche, le doigt sur la détente,
+l'oeil bien allumé, l'oreille grande ouverte.
+
+Combien de temps dura cette situation? je ne l'ai jamais su.
+
+Je me rappelle cependant d'avoir soufflé quelques mots à mon compagnon
+qui répondit _mezza voce_. J'ajoutai, je crois, quelques autres
+observations, et le plus parfait silence s'ensuivit.
+
+Ennuyé, je regardai le ciel bleu.
+
+Les étoiles brillaient à travers les branches du chêne. Insensiblement
+elles se mirent à sautiller et bientôt se lancèrent dans une danse
+échevelée.
+
+J'essaye de réagir contre cette hallucination. Les étoiles se tiennent
+calmes, et je me mets à les compter.
+
+A ce propos, j'avertis le lecteur, pour son instruction personnelle, que
+cette occupation de compter les étoiles est assez difficile, et, quand
+il ira à la chasse à l'affût, je lui donnerai une recette qui lui
+permettra d'en compter beaucoup avant de s'endormir.
+
+C'est ainsi que j'ai pu en additionner douze cent vingt-quatre, et cela
+à ma première expérience.
+
+Et pas plus d'hyènes que dans le creux de la main.
+
+Au moment où je pinçais la douze cent vingt-cinquième étoile, mes
+paupières devinrent par trop lourdes, et, voulant les reposer, je fermai
+les yeux et m'endormis.
+
+Il est de tradition de toujours rêver dans ma famille. Aussi étais-je à
+peine endormi, que je ne manquai pas d'entreprendre le plus monstrueux
+des rêves.
+
+Malgré l'horreur instinctive qui m'éloigne de tout combat, je suis
+forcé, par la fatalité, de toujours être témoin ou acteur dans des
+luttes quelconques.
+
+C'est ainsi que, comme spectateur impuissant, je fus contraint
+d'assister au violent conflit dont ma tente était le théâtre. En
+général, tous mes bibelots semblaient être la proie d'une ivresse
+fantasmagorique.
+
+C'était un fouillis incomparable, un carnage indescriptible.
+
+Courant, sautant, voltigeant en tous sens, les occupants de ma demeure
+s'entre-croisaient, se heurtaient les uns aux autres, reculaient, se
+dégageaient de la foule, piquaient une charge à droite, dégringolaient à
+gauche, se roulaient ensemble en une boule serrée, s'éparpillaient en
+gerbe qui éclate, se fusionnaient de nouveau, recommençant sans trêve ni
+relâche.
+
+Point central de cette activité insensée, mes esprits essayent
+d'analyser les sentiments et les causes qui agissent ainsi sur cette
+multitude en délire.
+
+Peu à peu la lumière se fait dans mon âme, et bientôt de cette cohue se
+détachent, clairs et nets, deux partis ennemis armés d'une rage sans
+pareille.
+
+D'un côté, commandés par ma capote, se range ma ma tunique flanquée de
+deux pantalons.
+
+En face, mon cahier d'ordinaire et deux _Figaro_, avec polémique
+Zola-Wolff, se serrent en bon ordre: _l'Univers_ les commande.
+
+Ils se heurtent, tous tremble, et je frémis.
+
+Le résultat est indécis.
+
+Trois _France_, une boussole, un crayon prolongent la ligne, sur la
+droite des _Figaro_. _l'Univers_ jette un regard sur l'ensemble, se
+signe et fait une muette prière.
+
+La capote, l'oeil ouvert sur l'ennemi, réclame du renfort. Trois
+chaussettes russes, un soulier gauche tout neuf et une guêtre en cuir
+répondent à l'appel.
+
+Le carnage devient affreux.
+
+Mon cahier d'ordinaire est mis hors combat, et _l'Univers_, qui a refait
+sa muette prière tombe mortellement blessé.
+
+La victoire est à ma capote.
+
+Le coeur ulcéré de douleur, j'allais intervenir, quand, stupéfié,
+j'aperçois dans l'ombre la réserve des deux camps s'avancer en bon
+ordre.
+
+Ma gamelle, ayant pris fait et cause pour la partie intellectuelle des
+combattants, marche au secours des _Figaro_ restés seuls sur la brèche.
+Elle est suivie par mon quart, mon sabre, un godillot droit et deux
+bougies.
+
+La capote pâlit et fait un appel suprême à mon sac, ma musette et mon
+bidon. Ceux-ci entrent en lice, et le choc des deux camps est
+terrifiant.
+
+Jupiter, paraît-il en fut ému. L'Olympe même, d'après les racontars, en
+ressentit une violente secousse.
+
+Longtemps, longtemps, la victoire est incertaine, et je ne sais vraiment
+à qui Mars aurait pu donner la palme, si des événements beaucoup plus
+graves n'étaient survenus.
+
+Ma pipe, assistée de tout son matériel et trop fière pour prendre part à
+une si infime besogne, gardait une neutralité complète.
+
+Mais lorsqu'elle vit mon revolver montrer des velléités de vouloir se
+ranger du côté de la capote, une rage sans pareille la secoue. Sa
+vieille cicatrice du côté droit devient livide à faire peur, et, lançant
+un défit à l'univers entier, elle se plonge, avec tout son monde, dans
+le plus fort de la mêlée.
+
+Mon revolver riposte tout de suite, et la danse est complète.
+
+A ce moment suprême, je n'y puis plus tenir, et, secouant ma léthargie,
+j'interviens vigoureusement.
+
+Mon sac, chez qui depuis déjà longtemps j'avais remarqué une sourde
+inimitié à mon égard, profite de ma démonstration pour se déclarer
+franchement contre moi et me pousse une violente botte, qui m'atteint en
+pleine poitrine.
+
+Je m'éveille à ce choc et à temps pour entendre une détonation.
+
+Elle provenait du fusil du caporal. Comme moi il s'était endormi, et son
+arme, s'échappant de ses mains, avait, dans sa chute, rencontré ma
+poitrine, puis une branche qui avait touché la détente.
+
+Une hyène, effrayée de ce vacarme, était déjà loin, et je pus constater,
+en voyant les charognes tout à fait décharnées, que notre visiteuse
+s'était tranquillement repue pendant notre sommeil.
+
+Je rentrai penaud au logis et examinai mon intérieur. Rien n'y était
+changé.
+
+Quel rêve affreux!
+
+J'en appelle à tous les gens d'honneur, qui sont très-nombreux sur la
+surface de la terre, et je les supplie de me prendre en pitié.
+
+La fatalité me poursuit certainement, ou je ne m'y connais pas.
+
+Ce sont toujours pour moi d'immenses vestes sur toute la ligne.
+
+Ce maudit caporal est désigné par le sort pour troubler mes loisirs. Il
+me fourre continuellement dans d'atroces pétrins.
+
+Aidez-moi, cher lecteur, appuyez ferme ma résolution de rester chez moi
+demain, qui peut-être sera le dernier jour de mon existence, car
+Bou-Amema l'a dit: nous sommes réglés.
+
+Je suis certain que, soutenu par vous, mes bienveillants
+admirateurs,--car tous mes lecteurs m'admirent,--je pourrai demain rêver
+en paix dans mon logis de campagne.
+
+
+
+
+ XXII
+
+ RÉMINISCENCES DU PASSÉ
+
+
+Les nombreuses âmes charitables qui me suivent pendant mes vacances
+voudront bien se rappeler qu'après avoir quitté Angèle, fait cirer mes
+bottes à Chicago, fumé un cigare et marché pendant trois jours sans
+boire ni manger, je m'étais évanoui dans un tombereau à charbon.
+
+D'après mon expérience de la chose, je puis leur dire qu'un tombereau,
+fût-il pour le charbon ou pour tout autre chose, n'est pas un lit
+confortable.
+
+D'ailleurs, comme étendue, le tombereau pèche en longueur et occasionne
+souvent des crampes ou d'ennuyeuses courbatures au dormeur.
+
+Ensuite, le bois dont il est fabriqué ne ressemble en rien au moelleux
+de la plume.
+
+Je passe sous silence les résidus d'anthracite, dont le moindre
+inconvénient est de déguiser le coucheur à le faire prendre pour un
+enfant de Cham.
+
+Cette manie de choisir un tombereau à charbon m'était un peu imposé par
+les circonstances.
+
+Les logeurs de Chicago exigent généralement qu'on les paye, et, si l'on
+s'en souvient, le reste de ma fortune s'en était allé avec la fumée d'un
+cigare, dès le jour de mon entrée dans la bonne ville de Chicago.
+
+Me promenant sur les bords de la rivière, à une heure où toutes les
+personnes honnêtes sont couchées, j'avisai un chantier de bois de
+construction, et, dans le fond, j'aperçus ce qui devait me servir de
+couche.
+
+N'ayant pas l'embarras du choix, je me blottis dans le véhicule en
+question.
+
+Je prie encore une fois les âmes charitables, invoquées au commencement
+de ce chapitre, d'assister à mon réveil et de me suivre pendant quelque
+temps.
+
+Une ardeur étonnante me dévorait le ventre quand j'ouvris les yeux, et
+je compris que, si la vie était belle et la température magnifique, ça
+manquait d'argent.
+
+Voilà le moment de constater tous ensemble que l'argent est une chose
+utile dans le monde.
+
+Je me traînai, en chancelant, dans la _Clarck street_, et mes yeux
+éblouis virent _a boy wanted_ dans la boutique d'un marchand de
+lunettes.
+
+J'entrai, et dix minutes après j'étais installé dans l'atelier.
+
+Mes occupations consistaient dans la taille des verres de lunettes au
+moyen d'un modèle.
+
+Cette besogne avait un certain charme pour moi en ce qu'elle était
+très-calme.
+
+Plaçant sur la vitre un petit patron elliptique, dont je suivais les
+contours avec un diamant, j'en détachais ensuite un verre de lorgnon. Je
+brisais assez souvent l'objet de mon travail, et mon maître
+s'impatientait.
+
+En peu de temps cependant j'étais devenu un habile couper de verre.
+
+J'étudiais cette profession depuis quelques jours seulement, quant un
+accident fatal me jeta de nouveau sur le pavé.
+
+Je devais nettoyer chaque matin un grand carreau de la devanture,--cette
+occupation entrant de plein droit dans mes fonctions.
+
+Or le quatrième jour, j'étais comme d'habitude, monté sur une échelle
+appuyée contre le mur au-dessus de la glace, que je m'escrimais à
+frotter et à éponger vigoureusement, lorsqu'un gamin, poussant une
+charrette à bras, passa dans mes parages, et, accrochant le bas de mon
+échelle, la fit dégringoler. Je suivis celle-ci dans sa chute, et, avec
+un fracas terrible, nous arrivâmes tous deux, à travers la vitrine
+brisée, sur les marchandises du Juif, mon patron.
+
+Celui-ci étonné de ce nouveau genre de projectiles qui lui massacraient
+ses lorgnettes, entra dans une fureur épouvantable.
+
+J'ai toujours dit qu'il avait eu raison de se fâcher, car enfin on ne
+casse pas aussi cavalièrement une glace d'un tel calibre, et surtout, il
+faut avoir plus de respect pour les lorgnettes, mais là où je blâmai mon
+maître, ce fut quand il me traita de _stupid Frenchman_,--qui veut dire:
+Français stupide.
+
+Mes instincts de guerrier se réveillent à cette apostrophe. Secouant les
+débris de verre qui m'écrasaient, je monte tout de suite à l'assaut du
+Juif.
+
+Il hurla comme un mécréant, et, effrayé, je me sauvai.
+
+Encore une fois malheureux!
+
+O divinité impitoyable! que vous ai-je fait pour me forcer à démolir
+ainsi un Juif insolent, quoique vendeur de lorgnettes?
+
+En marchant au hasard dans la rue Mackenzie, je lus sur une enseigne:
+_French hotel_. Voilà mon affaire! m'écriai-je et j'entrai.
+
+Une foule nombreuse encombrait les salles, et je compris bientôt que
+l'on y embauchait des travailleur pour un chemin de fer, au Texas.
+
+Voilà de plus en plus mon affaire, et je me présentai.
+
+Mes mains encore blanches et ma figure imberbe attirèrent l'attention de
+l'agent, qui refusa net de m'engager.
+
+J'insistai avec énergie, promettant de me rendre utile pour toutes
+sortes de travaux, surtout pour la comptabilité.
+
+Ceci ouvrit des horizons au patron, qui me promit tout de suite monts et
+merveilles dans divers emplois de comptable.
+
+Le départ ne devait pas avoir lieu avant une quinzaine de jours. Il
+fallait employer le temps, et je me dirigeai vers la campagne, me
+rappelant les pérégrinations de Jean-Jacques.
+
+J'avais fait douze ou quinze milles, quand j'eus l'idée de me reposer
+auprès d'un immense champ, où l'on arrachait des pommes de terre.
+
+N'allons pas croire que quinze milles étaient une course longue au point
+de m'épuiser. Non, mon jarret était digne d'une sérieuse promenade; mais
+ce qui m'engageait à regarder le champ de pommes de terre, c'était ma
+plus grande ennemie depuis quelque temps, la faim.
+
+Toujours cette maudite compagne qui ne me quittait plus un instant.
+
+J'essayais bien un peu de me moquer de ses exigences, mais le souvenir
+du tombereau à charbon me rendait prudent: je ne m'y frottais pas trop.
+
+Toujours est-il que ce champ de légumes attira mon attention et éveilla
+mes convoitises.
+
+Je m'approche, on m'embauche, et me voilà courbé dans les sillons,
+extrayant de magnifiques tubercules.
+
+Si Angèle m'avait vu dans cet état! Voilà pourtant où peut conduire
+l'amour.
+
+Oui, si le père d'Angèle ne m'avait pas bourré de qualificatifs peu
+attrayants, je serais encore auprès de ma belle.
+
+Je mangeais au moins, chez ce patron-là, et, le soir, je trouvais un
+grenier où reposer ma tête. Puis la patronne m'aimait bien. Et où es-tu,
+costume jaune complet, que cette bonne dame avait commandé exprès pour
+moi!...
+
+Puis enfin, si ce maudit Juif n'avait pas trouvé mauvaise ma chute à
+travers sa vitrine, je serais encore à tailler des verres de lorgnons
+chez lui.
+
+Ces réflexions ne m'empêchaient pas cependant de chercher avec ardeur au
+fond de la terre les légumes de mon nouveau patron.
+
+Dix longs jours se passèrent avec cette besogne, et enfin je pus
+m'embarquer pour le Texas.
+
+Le voyage fut assez long, et, après d'émouvantes péripéties, trop
+compliquées pour être racontées ici, nous touchâmes à Nocodotches.
+
+On nous conduisit par escouades sur les chantiers, et le _foreman_ me
+présenta une hache en guise de plume. Je l'acceptai bravement, devant
+l'impossibilité de faire autrement.
+
+Au bout de quelques jours, mes mains étaient devenues admirables
+d'ampoules, et mes cheveux longs, complètement imprégnés de résine.
+
+Je commençais à m'habituer très-bien à ce nouveau genre d'exercices,
+quand la fièvre intermittente entra en scène.
+
+Je fus dirigé sur une ville voisine et admis comme vagabond dans
+l'hôpital de l'endroit.
+
+A ma sortie, un Français, marchand de liqueurs, me prit en pitié, et me
+confia d'importantes fonctions dans son commerce: j'étais aide d'un
+nègre qui conduisait une charrette de roulage.
+
+Je passais la journée à charger la voiture de tonneaux de vin et de
+whisky, et, le soir, je trouvais une bonne écurie pour me coucher.
+
+Dans mon voisinage immédiat logeaient les deux mulets qu'on attelait le
+jour, et, malgré les rats qui m'agaçait fort, je dois rendre justice à
+cette écurie: j'y trouvai de bonnes nuits d'un sommeil réparateur.
+
+D'ailleurs, un homme qui bouscule une centaine de tonneaux par jour se
+trouve généralement dans un état propice pour se livrer au sommeil.
+
+Le matin, une bonne vieille négresse, domestique du marchand de
+liqueurs, me donnait en cachette un grand bol de café au lait, dans
+lequel trempaient de gros morceaux de pain.
+
+J'étais devenu très-gras à ce traitement, et mon ambition tendait déjà à
+me faire désirer de devenir conducteur en chef de la voiture à laquelle
+j'étais attaché comme aide, quand la fièvre se mit de nouveau de la
+partie.
+
+Cette fois, j'eus l'honneur de l'hôpital militaire.
+
+Les intermittences de la maladie me laissaient les loisirs de faire
+valoir mes aptitudes de calligraphe, et le docteur, un noir mexicain, se
+servait de moi comme secrétaire.
+
+Je lui rendis de tels services qu'il m'offrit de me prendre dans sa
+suite, et, pour cela, il me conseilla de m'engager.
+
+Je consentis.
+
+Enfin, j'étais au comble de mes voeux. Le noble uniforme militaire
+m'avait toujours souri.
+
+Quelques jours après, je signais mon engagement.
+
+Le général commandant le poste, surpris de ma belle _main_, m'attacha
+tout de suite à sa personne, malgré les protestations du docteur, et à
+partir de ce jours je fis partie de l'armée de la grande République.
+
+Je me reconnus de réelles aptitudes pour ce noble état, et, quelques
+mois plus tard, les galons de caporal récompensaient mes efforts.
+
+Ce grade fut une révélation pour moi, et, tout de suite, je me donnai
+l'étoffe d'un général.
+
+C'est à partir de ce moment que mon âme a continuellement été rongée par
+une ambition effrénée...
+
+Pardon, cher lecteur, une sonnerie de mon grade, au pas gymnastique, me
+force à quitter ici le Texas pour le Sahara algérien.
+
+L'ordre porte que demain nous rencontrerons l'ennemi.
+
+Les insurgés nous attendent dans les gorges de la montagne, et ma
+compagnie est désignée pour aller ravitailler un détachement de
+topographes dans ces parages-là.
+
+C'est sur ma pauvre compagnie, paraît-il que Bou-Amema lancera ses
+foudre, et il pourrait bien se faire que je laisse à mi-chemin mes
+_Expéditions autour de ma tente_.
+
+Quoi qu'il arrive, j'ai joui de mes huit jours de vacances, et si demain
+je me fais tuer en reprenant le harnais, j'aurai au moins livré au
+public vingt-deux chapitres d'une saine littérature, qui seront mon legs
+à la postérité.
+
+Adieu donc, cher lecteur, et priez pour moi!
+
+Je laisse le ton rieur et peut-être narquois que je crois prendre dans
+mes écrits, pour me laisser quelque peu aller à la tristesse et vous
+dire encore: Adieu! adieu!
+
+
+
+
+ XXIII
+
+ COMBAT DU SCHOTT TIGRI
+
+
+Je suis sain et sauf, et j'en suis rudement content.
+
+J'avouerai que ce n'est pas sans peine, car, sur 150 hommes et 3
+officiers dont se composait ma compagnie, le capitaine, le lieutenant et
+40 hommes ont été tués, et le sous-lieutenant et 38 hommes, blessés. On
+comprendra, à la suite d'une hécatombe pareille, qu'il est permis à un
+homme, quoique soldat, d'être triste.
+
+Hélas! Comme Figaro, je me suis hâté de rire de tout, mais je vois qu'il
+faut cependant quelquefois pleurer.
+
+Au moment où j'écris ces lignes, le télégraphe aura appris au monde
+entier cette horrible catastrophe, sur laquelle je puis, comme acteur et
+témoin oculaire, donner ici quelques détails.
+
+Je crois avoir dit, dans un chapitre précédent, que ma compagnie, 1ère
+du 3e bataillon, avait été désignée pour aller ravitailler une mission
+topographique, au delà du schott Tigri. Il nous fut adjoint une
+compagnie du 4e bataillon, et, à cinq heures du matin, le 7 mai, nous
+nous mettions en route pour exécuter les ordres reçus.
+
+Nos espions nous avaient bien appris que les insurgés étaient aux
+environs du schott Tigri, mais, depuis un an que nous étions en
+campagne, pareil avis nous avait été donné tant de fois sans résultat,
+que nous attachions très-peu d'importance à ces nouvelles.
+
+Nous marchions avec précaution cependant, car, avec les Arabes qui
+excellent dans les surprises, il faut toujours redoubler de vigilance,
+soit en route, soit en station.
+
+Les deux premiers jours se passèrent sans incidents, mais le soir du
+second jour, nous eûmes une alerte sérieuse qui tint le camp en éveil
+toute la nuit. Plusieurs coups de feu, provenant des factionnaires
+avancés, avaient attiré l'attention.
+
+Ces sentinelles, pensait-on, s'attaquaient à des maraudeurs, qui
+habituellement suivent une colonne en route.
+
+Cependant, l'avenir devait nous apprendre que ces prétendus maraudeurs
+étaient des éclaireurs de l'ennemi, qui nous attendait sur le terrain.
+
+Comme les factionnaires qui avaient fait feu sur notre front de bandière
+appartenaient à ma compagnie, je me rendis sur les lieux, et, n'ayant
+rien constaté de nouveau, je rentrai au camp pour rendre compte de ma
+mission.
+
+Cette alarme ne me causa aucune émotion, mais il n'en avait pas été de
+même, la première fois que l'occasion de crier aux armes s'était
+présentée dans les débuts de notre colonne.
+
+Après trois mois de campagne, le 27 juillet 1881, nos troupes étaient
+établies dans la plaine de Ras-el-Ma.
+
+Des émissaires nous apprennent que l'ennemi doit tenter de se jeter dans
+le Tell, en passant entre Saïda et Daya.
+
+Notre compagnie reçoit l'ordre d'aller à quinze milles en avant, pour
+surveiller les passes de la montagne. Cette compagnie devait rester de
+service pendant quatre jours.
+
+Le troisième jour du tour de ma compagnie, j'étais en train d'écrire,
+quand, à minuit, plusieurs coups de feu, suivis bientôt de cris: _Aux
+armes!_ retentissent à l'ouest.
+
+Je me lève précipitamment, sans prendre le temps de mettre mes guêtres,
+et, donnant l'éveil au camp, je ma lance, au pas de course, le revolver
+au poing, dans la direction indiquée par les détonations.
+
+Notre petit camp, composé de 125 hommes d'infanterie et de 10 cavaliers,
+formait quatre faces, d'une section chacune, et chaque face se gardait,
+à six cents mètres en avant d'elle, par un petit poste de quatre hommes.
+
+J'avais à peine fait trois cents mètres que de nouveaux coups de feu se
+font entendre au même endroit, et bientôt des cris de: _Arahaou!
+Arahaou!_--cris de guerre ou de charge des Arabes,--se succèdent avec
+rapidité. Des bruits alarmants de chevaux, galopant à droite et à gauche
+ne me laissent bientôt plus de doute sur l'éventualité d'une attaque
+nocturne.
+
+Je me surprends à regretter quelque peu de m'être ainsi aventuré seul
+dans une pareille reconnaissance.
+
+Ces bruits de galop, reproduits et multipliés par les montagnes de
+Ras-el-Ma, semblent provenir d'une centaine de cavaliers. Mon
+imagination surexcitée me porte à exagérer encore le nombre.
+
+Mes pensées deviennent sombres.
+
+D'un coté, si l'ennemi passe près de moi sans me voir pour attaquer le
+camp, je suis certain d'essuyer le feu de ma compagnie, qui ne manquera
+pas de tirer sur l'assaillant; ensuite, si le petit poste est entouré,
+il en fera autant, et dans quelle alternative me trouverai-je: pris
+entre deux feux amis et avoir en outre à me défendre contre un ennemi
+nombreux!
+
+Ma décision est vite arrêtée, car j'entends la charge qui m'arrive comme
+la foudre. Le sol gronde sourdement sous mes pieds.
+
+J'avise une forte touffe d'alfa, et je m'écrase derrière et j'attends
+l'assaillant.
+
+--Si les cavaliers me dépassent sans me fouler aux pieds de leurs
+chevaux, je suis sauvé et je rejoins ma compagnie par un détour, ou je
+renforce le petit poste. Les événements me guideront alors. Si, au
+contraire, je suis pris, eh bien! les six coups de mon revolver diront
+quelque chose.
+
+Je fais jouer la batterie de mon arme pour m'assurer de son
+fonctionnement, et, voyant que les charges sont complètes, je me défile
+le plus possible.
+
+Ma fois, tant pis, dussé-je en souffrir dans ma vanité de vieux soldat,
+j'avouerai que j'avais alors une peur franche et terrible. Le coeur me
+frappait la poitrine à la briser, et mes nerfs ébranlés me causaient des
+claquements de dents.
+
+Cependant, du désordre de sentiments tumultueux que me bouleversent, se
+dégage une résolution nette et ferme: me défendre vigoureusement. Eh
+bien! oui, morbleu, j'ai peur surtout d'avoir peur, mais qu'ils y
+viennent donc!
+
+Un homme ne sait jamais ce qu'il éprouvera ou ce qu'il fera au moment
+d'un danger véritable, si les circonstances lui refusent les épreuves
+réelles.
+
+Le premier sentiment qui anime la plupart des hommes aux cris de: _Aux
+armes!_ s'annonce chez eux par un arrêt brusque de la respiration, une
+précipitation des battements de coeur et une immense crainte vague qui
+leur fait toujours exagérer un danger inconnu.
+
+Quoi de plus terrible, pour une poignée d'hommes perdus dans le désert
+et qui se savent entourés de milliers d'ennemis, que d'être réveillés la
+nuit par des cris sinistres et des coups de feu!
+
+L'idée du petit nombre de la défense les frappe brutalement;
+l'incertitude sur les forces ennemies leur remplit l'âme d'une terreur
+indicible.
+
+L'instinct seul de la conservation de l'animal guide l'homme aux
+faisceaux, et machinalement il arme son fusil.
+
+Ces sensations n'ont cependant qu'une durée éphémère chez le soldat, et
+bien vite le courage, ramené par la fierté et la volonté, remplace chez
+lui tout autre sentiment: il est prêt pour le combat.
+
+Le courage, que l'on ne devra jamais confondre avec la bravoure, n'est
+pas inné chez l'homme. Je m'autorise à soutenir cette vérité qui frise
+l'axiome.
+
+On pourrait affirmer, sans paradoxe, que tout animal, homme ou bête, est
+au même degré pourvu de l'instinct de la préservation de la mort.
+
+Chez la brute, le courage est équivalent à la force dont elle dispose:
+un petit est fort avec le petit, mais se soumet au grand. La brute
+attaque celui qu'elle sait vaincre, mais elle ne le ferait pas si elle
+croyait succomber dans la lutte. On peut donc ajouter que le courage
+chez elle est aussi basé sur l'ignorance du danger.
+
+L'homme grossier ressemble quelque peu à la brute; l'homme bien né,
+fier, intelligent, éprouve les mêmes craintes que le premier en face du
+danger, et il s'y déroberait, si sa volonté ferme et audacieuse
+n'imposait des lois à son physique.
+
+Les deux plus puissants sentiments humains, la vanité et l'orgueil,
+aidés de l'habitude du danger, constituent le courage chez tous. Ces
+trois passions poussent l'homme à affronter des périls où il sait
+succomber, périls que ses instincts animaux lui conseillent de fuir.
+
+Une grande erreur est d'accuser de lâcheté un conscrit qui blêmit au
+feu, et un grand tort, c'est aussi de blâmer le vieux brave quand il
+salue la balle. L'un et l'autre obéissent aux nerfs, qui seront bientôt
+domptés par l'énergie de la volonté.
+
+Celui qui se vante de n'avoir jamais eu peur est un fanfaron inoffensif
+ou une brute privée de tout sentiment humain.
+
+La bravoure jaillit d'un acte spontané, inattendu, tandis que le courage
+naît du raisonnement. Mais la psychologie est importune ici.
+
+Ces quelques réflexions expliquent suffisamment les émotions qui
+m'agitaient, lorsque, embusqué derrière une plante d'alfa, j'attendais,
+anxieux, le dénoûment des choses.
+
+Hélas! tant il est vrai que tout est illusion dans la vie!
+
+Les montagnes voisines étaient merveilleusement répercutantes, et les
+bruits reçus par elles se répandaient, répétés mille fois par leurs
+échos prodigues.
+
+Ainsi, les détonations du petit poste provenaient simplement de deux
+coups de fusil, et les centaines de cavaliers se réduisaient à deux
+misérables pâtres, qui allaient aux vivres dans des douars voisins.
+
+Ces pauvres diables, surpris des _Qui vive?_ des factionnaires, et ne
+sachant que répondre, s'étaient enfuis, chacun dans une direction, en
+criant pour animer leurs montures. L'un d'eux, se heurtant à un autre
+poste, s'était rendu en pleurant.
+
+C'est égal, à partir de ce moment, je connaissais les émotions éprouvées
+à l'alerte: mais bientôt les alertes se renouvelaient si souvent que je
+prenais le temps de m'habiller comme pour une parade, et, avec le même
+sang-froid qu'à l'exercice, je faisais rompre les faisceaux et enlever
+les bouchons de fusils. Ennuyé et à moitié endormi, je maugréais ensuite
+contre ces gueux d'Arabes que ne respectaient en rien le sommeil du
+troupier français.
+
+C'est sous le coup de ces sentiments-là que je rendis compte à mon
+capitaine que l'alarme causée à nos avant-postes, au schott Tigri, au
+mois de mai, provenait probablement de quelques maraudeurs.
+
+A peine avais-je fini de parler, qu'une grêle de balles pleut sur le
+camp, perce plusieurs tentes et blesse un homme et un mulet.
+
+«_Lumières éteintes et aux faisceaux!_» ordonne le capitaine.
+
+Campés sur le versant d'une colline, nous étions dominés à quelques
+centaines de mètres par un énorme rocher, d'où étaient partis les
+projectiles ennemis.
+
+Au pied de ce rocher, le terrain est sablonneux.
+
+Après quelques minutes d'attente, le capitaine me donne l'ordre de me
+porter avec mon peloton dans la direction de l'attaque, de m'installer à
+une centaine de mètres et d'attendre là, jusqu'au jour.
+
+J'exécute ces prescriptions, et, une heure après nous sommes installés
+dans une petite tranchée-abri, vivement faite par nos hommes, porteurs
+d'outils de campagne.
+
+Je place quelques factionnaires sur les flancs pour éviter les
+surprises, et nous attendons le jour.
+
+Défense nous avait été faite de faire feu, afin de ne pas trahir notre
+présence. Nous devions nous servir de la baïonnette en cas de tentative
+de l'ennemi de se porter sur le camp.
+
+La nuit est très-sombre, et vers deux heures du matin, une pluie
+torrentielle, accompagnée de tonnerre et d'éclairs, vient nous rendre
+visite.
+
+L'ennemi, embusqué sur les hauteurs, continue, sur nous et sur le camp,
+son feu rendu inoffensif par la distance et l'incertitude du but à
+atteindre. Cette tiraillerie cependant nous énerve à l'extrême.
+
+Les hommes, la tête couverte de leurs toiles de tente, la main crispée
+sur leurs armes, sont couchés dans la tranchée, trempés jusqu'aux os.
+
+La température s'est beaucoup refroidie, et bientôt des frissons
+intenses s'emparent de tous.
+
+Les factionnaires anxieux interrogent la direction de l'ennemi.
+
+Un silence parfait règne chez nous, et malgré les éclairs qui auraient
+pu faire découvrir notre position, l'ennemi ne sait où nous prendre.
+
+Quelques projectiles, lancés au hasard, nous frisent parfois les
+oreilles, mais personne n'est touché. A chaque sifflement de balle,
+j'entends des jurons étouffés et des bruits de mouvement violemment
+réprimés.
+
+Une seule passion, la rage, agite tout le monde.
+
+Si seulement on pouvait les voir, ces pouilleux-là!
+
+Enfin le jour arrive, et avec lui disparaît l'ennemi pour aller nous
+attendre à notre passage plus loin.
+
+Je reçois l'ordre de rentrer.
+
+Engourdis, éreintés, énervés, titubant comme des hommes ivres, trempés
+jusqu'à la moelle, nous rentrons, l'air abattu.
+
+Je ne crois pas avoir passé une plus mauvaise nuit de toute mon
+existence.
+
+Les visages, au camp, expriment un inquiétude profonde. On va
+certainement être attaqués bientôt.
+
+Les dispositions sont prises.
+
+Les chameaux, la patte de devant attachée, sont massés et couchés. Les
+indigènes reçoivent sous peine de mort, l'ordre de rester assis près de
+leurs bêtes et de les tenir en main.
+
+Enfin tout le monde est à son poste, et chacun connaît sa mission.
+
+Nous attendons deux heures, et rien.
+
+A huit heures, mon capitaine donne l'ordre du départ. Avec les distances
+rapprochées, nous nous mettons lentement en route, sous la protection de
+nos éclaireurs.
+
+La journée se passe sans encombre, et dans deux jours nous aurons
+rejoint la mission, pour la sécurité de laquelle on craint beaucoup. En
+effet, nos espions, embrassant l'horizon en tous sens de leurs gestes
+significatifs, le visage blême de frayeur, nous annoncent que des
+ennemis, aussi nombreux que les sables du désert, nous entourent de tous
+côtés.
+
+La mission topographique possède bien une petite redoute comme refuge,
+mais ses membres sont peu nombreux, et mon capitaine craint qu'ils aient
+été surpris isolément.
+
+Enfin, deux jours se passent encore sans incidents, et nous rejoignons
+les topographes que nous trouvons sains et saufs, mais très-inquiets sur
+les bruits alarmants que leur avaient aussi apportés leurs émissaires.
+
+Après un jour de repos, mon capitaine reprend la marche du retour. Pour
+plus de sécurité, il emmène avec lui les membres de la mission.
+
+Je dois dire ici quelques mots sur la composition de notre détachement.
+
+Notre effectif comptait à peu près trois cents hommes et quatre
+officiers.
+
+Notre convoi comprenait huit cents chameaux, chargés de vivres et de
+tonnelets d'eau, un fort détachement d'ambulance, et une cinquantaine de
+petits mulets indigènes pour les bagages.
+
+Sur nos trois cents hommes, cinquante étaient montés et formaient une
+forte section franche commandée par le lieutenant de ma compagnie.
+
+La compagnie du 4e bataillon n'avait qu'un lieutenant pour officier.
+
+Ma compagnie, d'après cette répartition de nos forces, restait avec cent
+vingt-cinq hommes, commandés par mon capitaine.
+
+Le sous-lieutenant avait le second peloton sous ses ordres, et moi, qui
+venais d'être nommé adjudant, je remplaçais le lieutenant absent dans le
+commandement de son peloton.
+
+Voici notre ordre de marche:
+
+En tête, vingt-cinq hommes de la section franche, avec quelques
+goumiers, sous les ordres d'un sous-officier, avaient pour mission
+d'éclairer la marche.
+
+Venait ensuite le gros de la colonne, dans l'ordre suivant: il formait
+un carré, et chaque face du carré était couverte par un peloton.
+
+En arrière-garde, à cinq cents mètres marchait l'autre détachement de
+vingt-cinq hommes de la section franche commandé par mon lieutenant.
+
+En raison de la longueur du convoi qui dépassait un kilomètre, nos
+troupes étaient forcées de se disséminer d'une manière excessive. Chaque
+groupe était séparé de son voisin par une distance variant de six à sept
+cents mètres.
+
+Il est nécessaire, pour la clarté des événements ultérieurs, que je
+donne ces détails sur notre formation de marche. On verra jusqu'à quel
+point nous fut fatale cette disposition de nos forces imposée par notre
+nombreux convoi.
+
+Le terrain que nous parcourions, le matin du combat, offre aussi
+d'intéressantes particularités: il est accidenté de dunes de sable
+successives.
+
+Ces dunes peuvent avoir une centaine de pieds de hauteur. Elles sont à
+pente douce, complètement arrondies à leurs sommets, et formées de
+sables mouvants qui fatiguent beaucoup la marche.
+
+Dans les mouvements de la colonne, souvent la tête du convoi
+disparaissait derrière un de ces monticules, et notre formation se
+trouvait ainsi disloquée.
+
+Il était impossible de savoir à la queue ce ce qui se passait en tête,
+et _vice versa_.
+
+La mission de la fraction d'éclaireurs était des plus difficiles, en
+face de ces collines qui lui bornaient l'horizon en tous sens.
+
+Telle était la disposition de nos forces, à notre départ d'El-Mengoub,
+avec la mission topographique.
+
+Le deuxième jour de notre retour, nos éclaireurs nous annoncent un grand
+troupeau de moutons.
+
+Sans avoir d'instructions là-dessus, mon capitaine obéit cependant à la
+loi de la guerre, et ordonne à la section franche de courir sus au
+troupeau et de l'enlever.
+
+Les bergers se sauvent à l'approche de nos hommes, et les moutons sont à
+nous.
+
+La facilité étonnante avec laquelle cette razzia vient d'être opérée
+nous donne de sérieuses inquiétudes. En effet, l'avenir fera connaître
+que ce troupeau sur notre route n'était en réalité qu'un leurre.
+
+Une fois possesseurs de cette capture, qui compte deux mille têtes de
+bétail, nos embarras croissent et notre convoi s'allonge de moitié.
+
+On s'arrête pour la nuit, et l'on met un peu d'ordre dans notre
+organisation.
+
+Rien de nouveau jusqu'au matin.
+
+A cinq heures, nous nous mettons en route, et à huit heures nous nous
+engageons dans les dunes de sable décrites plus haut.
+
+Vers neuf heures, une vive fusillade se fait entendre à l'avant-garde.
+
+Mon capitaine fait sonner la halte, et, ne voyant personne venir de
+l'avant, il envoie un homme voir ce qui s'y passe.
+
+Celui-ci revients quelques moments après. Sa mine effarée n'annonce rien
+qui vaille.
+
+Il rend compte que les vingt-cinq hommes de la section franche sont aux
+prises avec d'innombrables cavaliers.
+
+Le capitaine, inquiet, expédie des ordonnances partout pour avertir les
+divers groupes de se tenir prêts à repousser l'ennemi.
+
+Il donne aussi l'ordre à un peloton de se porter au secours de
+l'avant-garde.
+
+A peine a-t-il prescrit ces mesures, qu'une nuée de cavaliers couvre la
+dune sur notre droite et fond sur nous comme une trombe.
+
+Le peloton qui se trouve en face a juste le temps de faire un feu de
+salve.
+
+Une dizaine de cavaliers sont culbutés; mais le gros arrive dans le
+convoi, y sème un grand désordre, et nous tue deux hommes.
+
+Un clairon sonne le ralliement.
+
+Sanglante ironie! à la suite de cette sonnerie, de tous les points de
+l'horizon nous arrivent de nombreux ennemis.
+
+Partout ils sont vigoureusement reçus, et beaucoup roulent sur le sol;
+mais ils réussissent quand même à nous tuer quelques hommes.
+
+Ces premières attaques repoussées, il se produit un moment de répit.
+
+Mon capitaine appelle quelques goumiers, et leur promet une forte
+récompense s'ils peuvent franchir les lignes ennemies et avertir la
+colonne d'Aïn-ben-Khélil de notre position précaire.
+
+Une vingtaine de ces auxiliaires répondent à l'appel et se lancent, bien
+montés, dans toutes les directions.
+
+On remet de l'ordre partout, autant qu'il est possible; mais les
+chameaux, moutons, chevaux, effrayés par le bruit des détonations et les
+cris furibonds des assaillants, sont devenus incontrôlables.
+
+En face de la foule innombrables des insurgés, mon capitaine se décide
+enfin à abandonner le convoi.
+
+En conséquence, il envoie aux fractions éloignées l'ordre de tout lâcher
+et de se replier sur lui le plus tôt possible, tout en restant
+compactes.
+
+De nouveaux cris se font entendre, et une avalanche furieuse de
+cavaliers ennemis nous tombe dessus, rapide comme l'éclair.
+
+Leurs efforts sont surtout dirigés vers le groupe auprès duquel se tient
+mon capitaine, dont l'uniforme a attiré l'attention.
+
+A ce moment, la colonne forme à peu près une quinzaine de groupes épars
+de vingt hommes chacun.
+
+Deux de ces groupes, avec lesquels je me trouve, entourent le capitaine.
+
+Près de mille cavaliers se heurtent à nous.
+
+Un feu rapide arrête l'élan des premiers; mais bientôt, entourés de tous
+côtés, nous ne savons plus sur qui diriger nos coups.
+
+Notre chef donne l'ordre de se porter sur une dune voisine.
+
+Le mouvement rescrit est déjà commencé, quand, jetant les yeux sur mon
+capitaine, je vois qu'il chancelle et qu'une de ses mains presse son
+côté droit. Il crie qu'il est blessé.
+
+Je rallie mon monde et vole à son secours.
+
+On nous attaque tout de suite avec une fureur sans pareille, et, malgré
+nos efforts, nous sommes bousculés par trente contre un.
+
+Nous résistons victorieusement cependant, et au moment où nous arrivons
+pour dégager le capitaine, je me sens frappé. Je tombe, et ma tête
+heurte violemment le sol.
+
+Une foule de chevaux, chameaux, me passent par-dessus; les balles
+sifflent aux oreilles, m'effleurent le visage, mais je ne suis pas
+touché. Je perds enfin conscience de ma position.
+
+Je me remets bientôt cependant, et, me relevant, je me débats comme un
+forcené.
+
+Pendant longtemps je frappe à droite et à gauche, et au moment où mes
+forces épuisées allaient me trahir, il se fait un grand silence.
+
+Tout a disparu: l'ennemi, repoussé, est allé se reformer.
+
+Dans la lutte, nous avons été entraînés à une centaine de mètres du
+capitaine, dont j'aperçois le cheval hébété près du corps de son maître.
+
+Je rassemble les quelques hommes qui nous restent, et nous courons de
+nouveau au secours de notre chef.
+
+Nous sommes près de lui; mais une nouvelle charge nous arrive.
+
+Il s'ensuit une affreuse bousculade que je me rappelle vaguement. Quand
+je reviens à moi, nous nous trouvons encore à une centaine de mètres de
+l'endroit où est tombé mon capitaine.
+
+Nous nous portons de nouveau vers lui. Cette fois, nous y sommes. Deux
+hommes l'empoignent et essayent de le porter; mais il est très-gros, et
+le fardeau est par trop lourd. On cherche un mulet d'ambulance dans le
+désordre qui nous entoure, mais rien.
+
+Enrageant de notre impuissance, nous essayons de nouveau de l'emporter à
+force de bras.
+
+Une autre charge, plus furieuse encore que les précédentes, nous aborde
+comme un ouragan, et, cette fois, c'est fini; le pauvre capitaine, qui
+respire encore, est au mains de l'ennemi. L'instant de répit qui suit
+cette dernière attaque me permet de voir son cadavre, entouré de
+quelques fantassins ennemis qui lui défoncent le crâne à coups de bâton.
+
+Des pleurs de rage me brûlent les yeux, et, m'élançant avec quelques
+hommes, je tombe sur ces bêtes féroces, et je perds connaissance...
+
+Quand je reviens à moi, le lieutenant du 4e bataillon me tâte par tout
+le corps; mais, chose inouïe, je ne suis pas blessé. Un coup de matraque
+sur la tête m'avait simplement étourdi.
+
+L'ennemi s'est retiré à quelques centaines de mètres pour se reformer.
+
+Chez nous, près de la moitié de notre effectif gît sur le sable. Les
+débris des fractions éloignées nous ont rejoints.
+
+Mon lieutenant est tué: son corps est sur un cacolet.
+
+Mon sous-lieutenant a une balle dans l'épaule.
+
+Tout n'est pas désespéré cependant. Les insurgés comptent probablement
+deux ou trois mille combattants, et nous, près de deux cents; mais nous
+sommes réunis.
+
+Il nous reste dix mulets d'ambulance inoccupés, et chaque homme possède
+encore environ soixante cartouches.
+
+Nous sommes au sommet d'une dune, et le lieutenant du 4e bataillon, qui
+a pris le commandement, décide la retraite avec la marche en carré.
+
+Le cadavre de mon capitaine est décidément abandonné: impossible de
+l'enlever.
+
+Je m'examine un peu. Mon uniforme est en lambeaux, je suis couvert de
+sang, et j'ai les mains et le visage écorchés. La tête me fait un mal
+intense, et j'ai perdu mon képi, mon sabre et mon revolver. Je me trouve
+avec un fusil entre les mains, et je ne me rappelle pas où je l'ai
+ramassé.
+
+La retraite commence.
+
+Nous marchons pendant trois ou quatre cents mètres, et nous subissons
+une nouvelle attaque qui nous abat trois hommes.
+
+Il est inutile de décrire chaque phase successive de notre marche. Il
+suffit de dire que nous parcourons une vingtaine de kilomètres
+repoussant de nombreuses charges ennemies, qui réussissent presque
+toujours à nous faire perdre un ou deux hommes.
+
+Vers cinq heures du soir, nous sommes à cinquante kilomètres de la
+colonne de Négrier.
+
+L'ennemi jugeant probablement que cette proximité est par trop
+dangereuse pour lui, fait un suprême et dernier effort; mais il est
+repoussé, comme toujours.
+
+Cette dernière attaque nous coûte notre lieutenant, qui reçoit une balle
+dans l'aine. Il a cependant la force de nous donner l'ordre de camper où
+nous sommes: une petite hauteur bien propre à une résistance énergique.
+
+Comme il est probable que la colonne d'Aïn-ben-Khélil a été avertie,
+nous attendrons ici les secours.
+
+D'ailleurs, impossible d'aller plus loin. Les mulets de l'ambulance sont
+presque tous atteints, et les cacolets sont encombrés de cadavres ou de
+blessés.
+
+Nous nous établissons solidement sur notre mamelon, attendant l'ennemi,
+qui ne revient plus. Nous pouvons voir, par instants, quelques cavaliers
+apparaître çà et là, soit pour prendre la selle d'un cheval tué, soit
+pour saisir les chevaux sans maître, soit pour enlever un mort.
+
+Nous ne les inquiétons pas, ménageant les quelques munitions qui nous
+restent pour nous défendre.
+
+Les pertes ennemies doivent être nombreuses, car à chaque feu de salve
+on voyait une vingtaine de burnous rouler par terre, et Dieu sait si
+nous avons tiré! Mais le nombre finit fatalement par avoir raison du
+courage. Pour dix ennemis tués, nous avons chez nous un cadavre. Toute
+proportion gardée, nous perdions plus de monde que les insurgés.
+
+La nuit se passe dans des transes continuelles et dans de bien pénibles
+réflexions.
+
+Les hommes causent à voix basse et comptent leurs cartouches.
+
+Le lieutenant, quoique très-grièvement touché, ne l'est cependant pas
+d'une manière nécessairement mortelle.
+
+Les blessés, muets et presque tous mourants, reçoivent des soins
+sommaires.
+
+La nuit, devenue très-fraîche, occasionne de violents frissons à tout le
+monde. La réaction du combat laisse aussi aux hommes un abattement
+fébrile.
+
+Nous faisons l'appel. Il manque mon capitaine, mon lieutenant et
+quarante hommes tués: les deux autre officiers et trente-huit hommes
+sont blessés.
+
+Je suis sain et sauf mais très-abattu. La mort de mes deux officiers me
+cause une profonde douleur. Pour un rien, j'aurais donné ma vie.
+
+Un homme poussé au bout par la fatigue, la faim, l'horreur du combat,
+sent un immense dégoût s'emparer de son âme, et se laisse insensiblement
+aller à croire qu'il serait bon de mourir. Les plus grandes cruautés lui
+sont indifférentes. Il se demande ce que vaut la vie, pour qu'il prenne
+la peine de la défendre. Il en arrive ainsi au dernier degré de
+l'apathie. C'est le moment de réagir avec vigueur, car le découragement
+est voisin de la lâcheté, et l'homme qui ne se redresse pas alors ne
+vaut plus rien.
+
+Cependant, de tout ce chaos d'idées et de réflexions se dégage une
+chose: j'ai enfin assisté à un vrai combat.
+
+Que de scènes navrantes dont j'ai été témoin!
+
+Une entre autres m'a frappé. Un jeune caporal alsacien reçoit une balle
+dans la cuisse et tombe. Il se traîne, cherchant à suivre les autres qui
+escaladent une hauteur. Se voyant impuissant, il se tourne vers
+l'ennemi, et fait un feu précipité.
+
+On l'entoure, et un grand nègre, lui assénant un coup de bâton sur la
+tête, cherche à le dépouiller de ses vêtements.
+
+Le caporal, évanoui sur le coup, revient vite à lui, et se défend en
+désespéré.
+
+Son adversaire le bourre de coups de couteau, et à chaque blessure le
+caporal répond par un cri et un nouvel effort de lutte. Finalement, il
+expire. Le nègre n'a pas joui longtemps des vêtements du caporal. Dix
+fusils s'étaient dirigés vers lui, et avant de s'être éloigné de sa
+victime, il tombe, et sa tête va heurter la poitrine de l'Alsacien.
+
+Ils sont au moins unis dans la mort.
+
+Un autre épisode, dont le funèbre héros était un sergent de ma
+compagnie, m'a aussi violemment remué.
+
+J'ai dit que vingt-cinq hommes montés, de la section franche, formaient
+l'arrière garde.
+
+Au premier bruit du combat, ils s'étaient tous portés au secours des
+camarades.
+
+D'un coup d'oeil, ils se rendent tout de suite compte de notre position
+désespérée. Ils n'hésitent pas un instant cependant, et, quoique
+très-inférieurs en nombre, il se lancent à fond de train dans le plus
+fort de la mêlée.
+
+En une minute ils sont culbutés et bientôt dispersés. Le sergent,
+emporté par son cheval, tombe au milieu d'un groupe ennemi. Au moment où
+il file comme le vent, un cavalier arabe le croise, et, l'accrochant par
+la bouche avec sa matraque, l'attire à lui et le couche en travers de sa
+selle.
+
+Une lutte s'engage, mais l'Arabe a bientôt l'avantage, et un coup de
+pistolet à raison du sergent.
+
+Son corps inerte se balance quelques instants aux flancs du cheval
+emporté, et, paquet sanglant, il tombe enfin comme une masse sur le
+sable rougi de sang.
+
+Je me rappellerai longtemps le regard de ce malheureux, au moment où il
+sentit le crochet de l'arme de son ennemi s'enfoncer dans ses chairs.
+
+Je dirai ici que les Arabes sont porteurs de plusieurs espèces d'armes.
+Outre le fusil, le sabre et le couteau, tous sont armés d'un énorme
+bâton de chêne appelé matraque, dont une extrémité est garnie d'un croc
+solide. Ils se servent de cette dernière arme pour accrocher leurs
+adversaires et les jeter à bas de leurs chevaux.
+
+Le lieutenant de ma compagnie, qui commandait la fraction de la section
+franche à l'arrière-garde, reçut une des premières balles ennemies au
+moment où il se portait au secours du gros de la colonne. Nous fûmes
+assez heureux de pouvoir dégager son corps, mais il n'en fut pas de même
+pour tous: beaucoup restèrent au pouvoir de l'ennemi.
+
+Je crois que ces quelques lignes donneront une bien faible idée de
+l'horreur des pensées que m'assiègent pendant la nuit qui suit le
+combat.
+
+Vers quatre heures du matin, mes idées s'éclaircissent un peu cependant,
+et je commence à être heureux de ne pas avoir été tué. Les beautés de
+l'existence me reviennent avec le jour. Je sens renaître en moi un
+immense espoir à mesure que le soleil monte à l'horizon.
+
+Comme je trouve tout beau! La lumière est si douce, l'air si pur, le
+désert si calme!
+
+Un grand silence assiste à notre réveil, et bientôt tous se font part de
+leurs impressions sur l'arrivée probable de la colonne de secours.
+
+A-t-elle été avertie? Pourra-t-elle faire cinquante kilomètres en quinze
+heures? Sinon, que devons-nous faire?
+
+Le lieutenant, quoique blessé, conserve toujours le commandement. Il
+prescrit d'attendre jusqu'à neuf heures. Si, à ce moment, aucun secours
+n'est arrivé, on se mettra en marche.
+
+Le silence se fait de nouveau, et les regards sont fixés, anxieux, dans
+la direction du nord. Pendant trois longues heures, on est balancé par
+une alternative d'espérances, aussitôt abandonnées que conçues.
+
+Enfin un bruit lointain, ressemblant au son du clairon, se fait
+entendre. Bientôt plus de doute, on sonne la marche du régiment.
+
+Oh! mon Dieu! que cette musique est belle! Toutes les harmonies humaines
+ne causeront jamais de plus grandes jouissances que les quelques sons
+jetés dans l'air par le clairon de mon régiment.
+
+Il nous reste un clairon. Il embouche son instrument, et, sonnant à tout
+rompre, il répond à la colonne.
+
+Quelques moments après, des visages amis se présentent, et nous devenons
+gais, malgré nos douleurs.
+
+Pas de temps à perdre cependant.
+
+Le colonel donne quelques minutes de repos, et se dirige bientôt vers
+l'endroit où le combat a commencé.
+
+Des cadavres d'hommes et de bêtes sont les sinistres points de repère
+qui nous guident dans notre marche.
+
+Nos morts sont entièrement dépouillés de leurs vêtements et horriblement
+mutilés. Presque tous ont la tête séparée du tronc.
+
+Nous arrivons à l'endroit où fut abandonné mon capitaine. Son cadavre
+nous apparaît sur le versant d'un monticule. Il est nu, et il a la tête
+et le bras gauche coupés. Une balle lui a percé le flanc droit. Dix-huit
+coups de couteau lui ont fait d'horribles trous dans la poitrine. Il a
+aussi subi la dernière mutilation. Ces misérable s'étaient acharnés sur
+les restes de notre malheureux capitaine.
+
+A ce hideux spectacle, un frisson d'intense dégoût secoue les
+assistants. Les regards deviennent fixes de rage, les dents sont
+fermement serrées, et quelques sourds jurons se font entendre.
+
+Mais il ne faut pas perdre de temps dans d'inutiles émotions. Vite à
+l'action. Nous enlevons nos morts, et rétrogradons vers Aïn-ben-Khélil.
+
+Pas un ennemi à trente kilomètres à la ronde. Ces lâches-là ne
+s'attaquent qu'au petit nombre.
+
+Le lendemain de notre arrivée à destination, les funèbres débris du
+combat recevaient de magnifiques funérailles.
+
+
+
+
+ XXIV
+
+ LA FLUTE
+
+
+Je préfère voyager autour de ma tente que de voyager avec elle. Ce qui
+veut dire, en termes plus clairs, que je suis heureux quand je suis en
+station.
+
+Quel mauvais génie me pousse toujours dans les aventures! je rabâche
+encore ici mes tendances à la vie tranquille, et, franchement, je suis
+honnête dans ce que je dis. Je commence à croire que quinze mois de
+campagne, sans voir une maison, une ferme, un arbre, une table, une
+chaise, enfin autre chose que le ciel, le plaine et des soldats, sont
+amplement suffisants pour satisfaire un seul homme aux goûts modestes.
+
+Me voilà de nouveau installé dans ma petite tente, et, après ma terrible
+expérience du schott Tigri, je puis voyager hardiment.
+
+J'avais perdu mon sabre, mon revolver et mon képi, et ces trois utiles
+ornements me manquaient beaucoup.
+
+J'eus le bonheur de retrouver les deux premiers, mais mon malheureux
+képi eut une fin digne de sa profession. Malgré mes recherches, il fut
+décidément perdu; les dunes de sable furent pour lui un tombeau.
+
+J'en ai un autre qui n'a pas d'histoire; aussi je préfère n'en rien
+dire.
+
+Mon sabre est rouillé, sale, abandonné.
+
+Mon revolver, grave maintenant, puisqu'il a fait ses preuves, est en
+train de devenir brillant.
+
+Je n'en suis pas bien sûr, mais je crois que le gaillard a sur la
+conscience autre chose que de petits trous dans des ronds noirs à la
+cible. Il pourrait bien se faire que de malencontreux indigènes se
+soient trouvés en face de son canon menaçant. Quoi qu'il en soit, je le
+respecte maintenant et lui donne les premiers soins.
+
+Mon sabre est d'une médiocrité humiliante. Son brillant lui reviendra
+dans un temps à venir.
+
+Mon sac a été troué par une balle. Je le vide.
+
+Ah! voilà ma flûte!
+
+Je trouve ce doux instrument, au fond, bien loin, dans un recoin oublié.
+Ceci explique l'abandon où j'ai dernièrement laissé cette compagne de
+quinze ans. Ma pipe et ma flûte sont toujours restées fidèles à leur
+maître. Depuis notre accointance au Texas, elles ne me quittèrent pas
+d'une semelle.
+
+Dans ma tendre jeunesse, comme j'avais tous les talents, mon papa
+pensait, après m'avoir sondé de son oeil de lynx, que je deviendrais un
+fameux musicien.
+
+En conséquence, il me paya un terme au professeur de musique, et me
+voilà tapotant le piano.
+
+C'était très-beau pendant les heures d'étude, mais fort désagréable les
+jours de congé.
+
+A mes nombreuses aptitudes, se joignaient encore la passion des jeux de
+barres, de _crosse_ et de balle. Je rageais quand, perdu avec un piano
+dans une immense salle, j'entendais les cris des camarades dans la cour.
+Je faisais deux gammes et j'allais à la croisée.
+
+Un jour, n'y tenant plus, pif! paf! je brise une partie du clavier.
+
+Piteux, je me sauve, craignant l'orage. Les cris des camarades, jouant
+aux barres, n'ont plus, après mon méfait, les mêmes charmes
+qu'auparavant. Je comprends tout de suite que je payerai cher ma
+mauvaise humeur.
+
+Fourré dans un coin du corridor, il me semble, à chaque pas que
+j'entends, voir apparaître la face grave et sévère de notre directeur.
+Enfin je m'échappe, chassant les idées sombres.
+
+Malgré mes efforts, je suis triste comme la nuit. L'entrain me manque,
+et le jeu de barres a perdu son attrait.
+
+Bientôt, j'entends appeler mon nom. Je pousse un soupir de soulagement,
+préférant une situation claire à l'incertitude qui m'étreint.
+
+On me punit sévèrement, mon papa paya le clavier, et je fus à tout
+jamais délivré des études de musique.
+
+Voilà pourquoi je ne suis pas pianiste.
+
+J'en avais assez appris cependant pour savoir ce que c'était que la clef
+de _fa_. En outre, je pouvait très-bien exécuter une gamme, en passant
+le pouce sans déranger la fixité du poignet. On n'avait pas d'appui-main
+au collège, et la gymnastique des doigts était fort ennuyeuse.
+
+Plus tard, étant campé dans les prairies du Texas, près du Fort-Concho,
+je devins possesseur d'un _piccolo_.
+
+Mes fonctions de secrétaire du général me laissant de nombreux loisirs
+que j'employais à bâiller méthodiquement, ce _piccolo_ fut un monde pour
+moi.
+
+Je me mis tout de suite à souffler dedans avec une ardeur inquiétante.
+Ayant saisi les sons de trois notes, mon ambition ne connut plus de
+bornes.
+
+J'assiégeai de demandes de méthodes les marchands de musique de Boston,
+de New-York et de la Nouvelle-Orléans. Des cargaisons m'arrivèrent
+bientôt, et, après six mois d'études approfondies, je parvins à jouer _A
+la claire fontaine!_ comme pas un.
+
+Les vastes plaines qui s'étendent entre Fort-Concho et Fort-Richardson
+se répétèrent souvent les sons inspirés de mon joyeux _piccolo_.
+
+La campagne terminée, je me procurai à Jefferson une magnifique flûte
+que j'ai encore.
+
+Il y a loin du petit débutant de 1870 au virtuose actuel. Ma foi, c'est
+vrai, les plus difficiles morceaux n'ont plus de secrets pour mon
+instrument, et mon mère ne s'était pas trompé en reconnaissant chez moi,
+dès mon enfance, un talent musical de première venue.
+
+Ces qualités harmoniques me procurèrent par la suite de bien douces
+distractions.
+
+Mon second lieutenant dans l'armée américaine était d'une force
+remarquable sur la flûte à six trous. Ayant un soir écouté mes timides
+roucoulements, il conçut tout de suite un immense intérêt pour le jeune
+auteur d'aussi louables efforts.
+
+Nous étions alors campés sur les bords du _Black Cypress Bayou_, près de
+Jefferson.
+
+Les pavillons des officiers faisaient suite aux baraques de la troupe,
+et le bureau du général auquel j'étais attaché, se dressait en face, à
+quelques mètres.
+
+Je passais mes journées, couché dans un hamac, sur une petite terrasse,
+d'où je voyais les dames militaires prendre le frais sur le gazon.
+
+Suivant leurs moindres mouvements d'un oeil envieux, je maudissait
+l'injustice du sort qui me refusait le bonheur de la douce société des
+femmes. J'aimais beaucoup les causeries féminines, et, en raison même de
+ce penchant, je persistais à être de plus en plus privé.
+
+Les gais rires et les éclats de voix tapageurs de ces dames, folâtrant
+avec leurs maris, exaltaient mes sentiments à un degré extrême. Lorsque
+j'avais ainsi amassé une provision suffisante d'émotions douces, suaves,
+amoureuses, j'étreignais ma flûte et je les lui confiais.
+
+C'est à la suite d'un: _Home, sweet home!_ délirant, joué dans des
+circonstances pareilles, que le lieutenant M... tombait comme une bombe
+chez moi, la louange au lèvres.
+
+Il était fort, et appréciant ma faiblesse, il me donna des leçons.
+
+Je faisais aussi beaucoup de travaux de copiste pour cet officier. Ces
+écritures et mes leçons de flûte m'amenaient souvent chez lui. Ce fut
+pour mon malheur.
+
+Le lieutenant M... avait cinquante ans; sa femme, vingt. Elle était
+brune, vive, alerte, sémillante, pleine de vie et de feu. Ses grands
+yeux noirs me faisaient frissonner quand ils rencontraient mes regards
+timides.
+
+Conséquence naturelle, je devins éperdument amoureux de madame M... Elle
+s'en aperçut bien vite, en souriant.
+
+Elle s'attendait peut-être à quelques démonstrations décisives de ma
+part; mais, malgré mon expérience des choses de l'amour avec ma céleste
+Angèle, malgré mon uniforme de guerrier qui aurait dû me donner de la
+hardiesse, j'étais toujours d'une apathie distinguée.
+
+Hélas! la nature est plus forte que les désirs. Un timide vivra,
+rougira, fera des bévues, mourra, et cela, toujours dans la peau d'un
+timide.
+
+En voyant madame M... mes yeux cherchaient des recoins sombres pour y
+cacher leurs feux, mon visage devenant tout bêtement rouge.
+
+Coquette comme toutes les jolies femmes, madame M... suivait, amusée les
+différentes phases de ma passion. Elle me lisait comme un thermomètre,
+et il faut croire qu'elle prenait goût à cette lecture graduée, car
+souvent, en l'absence de son mari, elle me faisait appeler pour des
+raisons futiles.
+
+Elle me recevait dans le négligé le plus voulu possible; ses longs
+cheveux flottaient sur ses épaules, une dentelle légère laissant
+entrevoir la peau blanche de son cou. Elle me souriait, m'encourageant à
+parler.
+
+J'attendais qu'elle m'adressât la parole. Après quelques banalités de sa
+part, suivies d'un mutisme complet chez moi, des signes d'impatience
+tourmentaient son visage, et je prenais congé d'elle.
+
+Je dois dire que mon manque de hardiesse était quelque peu entaché de
+peur.
+
+M... était un terrible. Chaque fois qu'il s'absentait, il avait pour
+mission d'arrêter quelques _desperadoes_, reliquats de la guerre de
+Sécession qui, à cette époque, infestaient encore le Texas. Il
+réussissait presque toujours à les prendre ou à les tuer. C'est assez
+dire que M... était un vrai dur à cuire.
+
+Aussi je craignais continuellement de voir surgir sa face pâle et ses
+moustaches en brosse, dans l'encadrement d'une porte quelconque, chaque
+fois que sa femme me retenait chez elle pour des futilités.
+
+Le revolver de ce gars-là ne manquait jamais son homme, et qu'aurais-je
+fait, moi, misérable bambin de dix-sept ans, en face de ce terrible
+lutteur?
+
+Un soir, décidée à me vaincre, madame M... me fait appeler.
+
+Assise à sa toilette, souriant à sa glace, elle tresse nonchalamment sa
+belle chevelure: ses épaules nues, d'une blancheur de neige, laissent
+courir un fin réseau de veines bleues, où bouillonne un sang ému. Sa
+bouche, rouge et sanguine, palpite dans des enroulements voluptueux.
+
+Ses yeux m'accueillent avec une caresse au moment où, respectueux,
+j'apparais, rougissant devant elle. Une légère contraction de ses
+sourcils annonce une volonté bien arrêtée d'arriver à un résultat.
+
+--Vous ne me paraissez pas être de la classe des hommes qui généralement
+s'engagent dans l'armée américaine?
+
+--Madame, vous me faites beaucoup d'honneur.
+
+--De quelle partie de la France êtes-vous?
+
+--Du Canada, madame.
+
+--Ah!... les femmes sont-elles belles chez vous, au Canada?
+
+--Pour ça, oui, madame! (Étais-je assez bête?)
+
+--Oh! oh! oui, vraiment, ont-elles des dents comme celles-ci, des
+cheveux comme ça, des épaules comme les miennes et des yeux...?
+
+Ce disant, elle me foudroie d'un regard à fondre toutes les banquises du
+Groenland.
+
+Je continue à être bête, ce qui n'était pas difficile, et:
+
+--Mon Dieu, madame, je manque d'expérience, mais veuillez bien croire
+que nos femmes sont aussi très-belles.--Puis, m'enferrant à font, je
+pousse niaiserie jusqu'aux limites extrêmes, en lui vantant les qualités
+extraordinaires de nos gracieuses Canadiennes: comme elles son
+appétissantes, fidèles en amour, bonnes mères de famille, attachées à
+leur foyer, débordantes de bonne humeur.
+
+Madame M... me laisse dire sans souffler mot. Ses mains seules, agitées
+et nerveuses tiraillent ses longs cheveux, les tordant convulsivement.
+
+Enfin, avec une moue énergique, elle se lève tout à coup, me montre la
+porte d'une chambre voisine, et m'invite à la suivre.
+
+J'obéis comme un caniche fidèle. Emboîtant le pas, j'entre avec elle
+dans une pièce sombre, toute parfumée.
+
+Mes yeux aveuglés ne distinguent pas tout de suite les objets qui
+m'entourent, mais peu à peu, m'habituant à la demi-clarté, je vois
+madame M... assise sur son lit. Elle me fait signe.
+
+Indécis, ahuri, pétrifié, je voudrais agir, mais je ne le puis.
+
+Soudain, je me sens saisi et entraîné avec une violence extrême. Je me
+dégage avec énergie, et, fuyant, comme poursuivi par tous les démons de
+l'enfer, je me précipite hors de la maison, laissant mon képi, comme
+pièce à conviction.
+
+Ah! Joseph, mon bienheureux homonyme, que l'on a tant calomnié, comme je
+comprenais enfin qu'il est parfois utile d'abandonner ses défroques!
+
+Le dehors me rend un peu de calme, et, craignant de voir M... à mes
+trousses, je me dirige, l'oeil aux aguets, vers ma baraque.
+
+Dix minutes après, madame M..., souriante, était tranquillement assise
+sur sa véranda. Mon képi me parvenait bientôt par l'entremise d'une
+ordonnance, qui me parut étonnée de mon étrange distraction.
+
+J'en restai là par la suite avec madame M..., qui me regardait par la
+suite avec la plus complète indifférence. Tant il est vrai que la vertu
+n'est jamais récompensée.
+
+Le lieutenant continua à me donner d'excellentes leçons de flûte. Le
+malheureux ne s'est probablement jamais douté des dangers que j'ai
+encourus chez lui.
+
+Cette aventure me confirma davantage dans mon opinion, déjà bien
+arrêtée, de ma nullité flagrante en galanterie.
+
+Je n'en persistai pas moins cependant à cultiver l'art du dieu Pan avec
+une ardeur légitime et, à mon retour au Canada, ma flûte contribua à me
+poser dans le grand monde.
+
+C'est elle qui fut la cause de ma liaison avec P..., mon collègue en
+musique. On se souviendra du dénoûment désastreux de cette amitié, qui
+m'apporta une chute spéciale sur le trottoir en face de la maison de mon
+ami.
+
+Pendant ma vie militaire au Manitoba, ma flûte fit prime; mais à Paris,
+je me trouvai dans une infériorité marquée.
+
+Un jour, au Palais-Royal, la petite flûte de la garde républicaine fit
+des siennes.
+
+Honteux, je me retirai, pour cacher mon instrument, qui ne vit de
+nouveau le jour qu'à Géryville, quand j'étais sergent-major.
+
+Géryville est un point perdu à l'entrée du désert algérien. Il est à six
+étapes de tout lieu habité. Sentinelle avancée, il veille, avec un soin
+jaloux, sur la sécurité des possessions française de l'Algérie.
+
+La petite garnison de deux compagnies est la seule force qui garde ce
+poste.
+
+Les occupations des militaires ne sont pas dignes d'intérêt. A part
+quelques manoeuvres, le travail se réduit à rien.
+
+Je partageais mes loisirs entre mon chien, ma baraque, mes livres, mon
+hamac et ma flûte.
+
+Je choisissais toujours les heures solennelles pour réveiller les échos
+des montagnes voisines. Les sons plaintifs et harmonieux de mon
+instrument coulaient doucement, la nuit, dans les ondes sonores. La
+plaine et les montagnes furent souvent étonnées d'entendre les airs du
+pays.
+
+Rien comme la solitude et le grand silence pour remuer les sentiments.
+
+L'homme, se voyant si petit dans l'immensité, a besoin de faire un bruit
+quelconque pour se prouver à lui-même qu'il existe. Ainsi, en écrivant,
+la nuit, le grincement de la plume, qui suit la pensée sur le papier,
+est un compagnon. En marchant seul dans le désert, il faut penser à
+haute voix, pour tromper l'isolement.
+
+La flûte était mon aide favorite, et les habitants de Géryville, située
+à quelques mètres du camp, eurent bientôt une idée exagérée de mes
+capacités harmoniques.
+
+Le 14 juillet 1879, je reçus une députation des notables de la ville.
+Ils me priaient instamment de contribuer à la partie musicale de la fête
+célébrée en plein air.
+
+Je promis mon concours, et, le soir de ce grand jour, je lançais
+amoureusement, dans les saules environnants, quelques extraits
+palpitants d'_Il Trovatore_.
+
+Je remportai un grand succès, et le résultat fut l'absorption d'une
+quantité enivrante de champagne.
+
+C'est à cette fête mémorable que je fis la connaissance de quelques
+messieurs de l'endroit.
+
+Géryville est habité par une vingtaine d'Européens et quatre ou cinq
+cents Arabes ou Juifs. Les premiers avaient formé un orchestre dont on
+me pria de faire partie.
+
+Je consentis, et je vous présente les membres de ce digne corps de
+musique, qui est appelé à régénérer cette partie-ci de l'univers, dont
+je respire l'air.
+
+Une terrible querelle,--voir plus loin les détails,--faillit cependant
+détruire ce modeste programme.
+
+De la tenue et du maintien! car nous voilà en face de nos musiciens!
+
+Notre chef, conducteur des ponts et chaussées travaille sur le violon.
+Il a cinquante-deux ans.
+
+Il est instruit, intelligent, et auteur d'une brochure sans
+lecteurs:--cette brochure traite de la philosophie universaliste.
+
+Comme musicien, notre chef est très fort en démonstrations. Grave de
+figure, il nous dit de bien belles choses sur les fugues, soupirs,
+points d'orgue, trilles, croches, doubles et triples; mais s'il joint
+l'action à la parole, je jette un oeil anxieux vers la porte, et cet
+acte est amplement justifié.
+
+En effet, dix minutes s'écoulent avec une série de frottements pour
+ajuster les cordes; cette opération terminée l'archet, se lançant en
+mouvement, devient tout de suite dévergondé, et tourmenté par une main
+inspirée, il gratte le violon de la plus cruelle manière.
+
+Les échos, surpris de ce vacarme, se lancent et se relancent les sons
+avec rage.
+
+L'air, bouleversé de cette cacophonie, se refuse bientôt à alimenter les
+poumons des auditeurs, qui n'ont qu'une voie de salut: sortir.
+
+C'est ce que je fais invariablement, avec tact, bien entendu, car mes
+parents m'ont bien élevé.
+
+Notre sous-chef est fournisseur de l'armée.
+
+Grand, Bavarois de naissance, sec, planche par devant, planche par
+derrière, il touche l'harmonium.
+
+Il accompagne bien, mais il faut le suivre. Comme genre particulier, il
+arrive souvent trois mesures en retard à la fin de chaque morceau.
+
+Les membres de l'orchestre négligent ce détail, auquel ils sont
+habitués. Comme c'est chez lui que l'on se réunit et qu'il donne à
+boire, il lui est permis d'aller jusqu'à quatre mesures de retard à
+chaque exécution.
+
+En troisième lieu, vient le cornet.
+
+C'est un loyal instrument auquel on ne peut reprocher que de légères
+absences. Ses pistons sont toujours embarrassés, et, aux endroits
+pathétiques, un son mat nous apprend qu'ils subissent un nettoyage.
+
+Cela nuit un peu à l'harmonie de l'ensemble.
+
+Une autre violon fait les secondes parties, et il a le mérite de ne rien
+savoir. Ce n'est pas un tort, car timide de caractère, il reste
+silencieux.
+
+De plus, il est le beau-frère de notre sous-chef, et il sert à boire. De
+là, indulgence de nous tous à son égard.
+
+Le trombone est tenu par un receveur des postes.
+
+Ce précieux instrument se conduit assez bien. On ne peut lui attribuer
+que certains _couacs_, parfois embarrassants dans l'effet général du
+morceau.
+
+Comme accessoire, nous avons aussi un ténor léger, âgé de cinquante-neuf
+ans.
+
+Il chante bien, ce qui ne nuit en rien à l'harmonie.
+
+En dernier lieu apparaît Joseph. C'est moi.
+
+Je suis devenu le clou de la situation. La musique que j'interprète a un
+charme tellement original que le compositeur lui-même ne reconnaîtrait
+plus ses oeuvres.
+
+Je m'étendrais complaisamment sur ce sujet, mais je deviens modeste et
+je me tais.
+
+Nos musiciens mis en scène, je vous narre la querelle dramatique qui est
+venu ébranler notre institution dans ses oeuvres vives. Ce forfait, que
+nous déplorons tous, fut consommé pendant une de mes absences.
+
+La chicane, comme je l'ai su depuis, naquit d'une fausse note arrachée
+par l'archet de notre chef. Celui-ci l'attribua à l'instant au second
+violon, qui, silencieux comme toujours, prétend ne pas avoir joué.
+
+Le chef insiste, l'autre riposte, et l'affaire se termine par la
+déconfiture d'un instrument lancé à la tête d'un des adversaires.
+
+Le conducteur des ponts et chaussées, à qui appartient le violon démoli,
+dédaigne d'en ramasser les morceaux et s'éloigne d'un air noble.
+
+La querelle règne encore quelque temps parmi les autres, et l'assemblée
+finit par se dissoudre dans le plus grand désordre.
+
+Nous en restâmes là pendant quelques jours. Mais moi, comme tendre
+flûtiste, partisan de la paix à outrance, j'attendais avec anxiété
+l'occasion de soulager ces coeurs ulcérés.
+
+Cette occasion se présenta sous la forme d'un basson.
+
+Ceci peut paraître bizarre. Après réflexion cependant, on avouera que
+c'est rationnel.
+
+Avec son air embêtant, ce long et inoffensif instrument, par sa seule
+présence parvint à doucir les coeurs de nos inflexibles musiciens.
+
+Il arrivait directement d'Oran.
+
+Un colon éclairé avait mis en avant ses capacités sur le basson. Tout de
+suite il en fut commandé un exemplaire, et par les voies rapides.
+
+Cinq jours après, un long ballot, aux dehors insignifiants, était déposé
+à nos pieds.
+
+Chacun avait fait taire ses ressentiments pour assister au déballage.
+Nous étions au complet quand le garçon donna le premier coup de canif
+aux cordes du ballot.
+
+Au fur et à mesure que ficelles et toile lâchaient prise, sous le
+couteau du déballeur, les coeurs s'amollissaient.
+
+Observateur discret, je crois voir poindre une larme dans le coin de
+l'oeil gauche de notre chef, qui a l'âme tendre. Le second violon,
+quoique ému, restait froid, sa tête portant encore les traces sanglantes
+du combat.
+
+Enfin, la dernière ficelle coupée, le petit bec du basson voit le jour.
+
+A ce spectacle émouvant, une larme, une vraie alors, s'échappe du susdit
+coin de l'oeil de notre chef: son ennemi soupire avec bruit.
+
+En tacticien habile, je saisis l'instant, et, m'appuyant sur mon rôle de
+pacificateur, je les pousse dans les bras l'un de l'autre.
+
+Ce fut le signal d'une explosion générale.
+
+Avant de me reconnaître, j'étais empoigné par le trombone, qui arrosa
+mon gilet.
+
+Je dis gilet, pour être fidèle au vieux cliché, mais qu'on se le répète
+bien, un troupier ne porte jamais ces choses-là. Il sait se contenter
+d'une honnête chemise de grosse toile. Le numéro matricule de la mienne
+conserve encore les traces des larmes de notre humide trombone.
+
+C'était le 7 août.
+
+Le déballeur, sans se laisser déconcerter par ce déluge, continuait son
+travail. Bientôt notre instrument, dans toute sa candeur, fut mis en
+évidence sur une table.
+
+Le colon musicien le fit ensuite quelque peu ronfler pour rappeler ses
+souvenirs. Après plusieurs insuccès, on se livra entièrement à la joie.
+
+Le chef et le second violon se grisèrent et chantèrent la
+_Marseillaise_.
+
+Les autres en firent autant, et l'on se sépara, avec force embrassades
+se jurant une amitié éternelle.
+
+Que c'est beau, la paix!...
+
+Depuis que je suis en colonne, ma flûte fut forcément négligée, mais j'y
+reviendrai plus tard.
+
+Croyez-moi, il fait bon jouer de la flûte. Rien comme ce modeste
+instrument pour adoucir les maux de l'existence, ou amollir le coeur
+d'une amante revêche.
+
+Je crois que ce chapitre est assez long, et je l'exécute ici.
+
+Comme je plains ceux qui ont eu le courage de le lire!
+
+
+
+
+ XXV
+
+ UNE COLONNE
+
+
+C'est une petite armée homogène. Composée de toutes les armes, elle peut
+marcher et combattre sans auxiliaires. Elle se suffit à elle-même.
+
+Elle est généralement formée à la hâte pour parer à un événement subit.
+
+Une colonne est dite _volante_ quand elle marche sans _impedimenta_.
+Fraction détachée du corps principal, elle est alors destinée à de
+petites excursions urgentes: couper le passage à l'ennemi, faire une
+razzia, surprendre un campement.
+
+Elle est dite _mobile_ quand elle garde un poste important, un passage
+principal, ou quand elle eut aller d'un point à un autre en emportant
+tout son matériel et ses bagages.
+
+Ces deux genres de formations de troupe s'emploient surtout dans les
+pays comme l'Algérie, où la population indigène, toujours hostile et
+disséminée dans d'immense steppes, trouve souvent l'occasion de
+s'insurger sans encourir de punitions immédiates.
+
+En 1881, lors de la conquête de la Tunisie, les troupes de la province
+d'Oran s'attendaient à participer au plaisir de châtier les Kroumirs,
+qui avaient haché en morceaux quelques malheureux hommes du 59e de
+ligne.
+
+Il n'en fut rien cependant, et bien nous en prit, car il se préparait de
+la besogne pour nous sur les Hauts-Plateaux, du côté du Maroc, refuge
+éternel de tous nos révoltés.
+
+Ce pays est une cause continuelle et inconsciente de toutes les
+insurrections qui désolent souvent le sud-Oranais.
+
+Les insurgés, connaissant l'impuissance du Maroc à faire respecter ses
+frontières,--d'ailleurs très-mal délimitées dans ces régions,--savent y
+trouver un abri contre tout châtiment.
+
+Ce maudit Figuig, que j'ai souvent envoyé à tous les diables, nous
+nargue toujours, sournoisement caché derrière ses remparts de terre
+cuite, que ses candides gaillards d'Ouled-Sidi-Cheik croient
+imprenables.
+
+Quatre pièces de 80 et quinze cents fantassins déterminés réduiraient
+vite à néant ce ramassis de boue, de brigands et de voleurs.
+
+Mais on ne veut rien faire, crainte de complications politiques.
+
+Allons donc! Nous somme en 1882, n'est-ce pas? Eh bien! en 1888 le Maroc
+sera à nous!
+
+Nous verrons si j'ai été bon prophète.
+
+Quoique très-heureux d'avoir fait cette prédiction, sur
+l'accomplissement de laquelle je compte beaucoup, je reviens cependant
+au 21 avril 1881, jour où nous reçûmes l'ordre, à midi, de partir le
+lendemain matin, à quatre heures, avec cent cinquante hommes par
+compagnie, soit six cents hommes par bataillon.
+
+Daya, petite ville située à cent cinquante kilomètres au sud d'Oran,
+était le point de concentration.
+
+Il faut avoir appartenu à l'armée pour bien se faire une idée du
+brouhaha de la veille d'un départ précipité. Ce ne sont que
+chassés-croisés, courses échevelées à faire perdre la tête. Les ordres
+pleuvent dru comme grêle, et le pauvre sergent-major supporte, presque à
+lui seul tous les ennuis d'assurer un départ sans rien oublier.
+
+Enfin, on est en route.
+
+Il fait encore nuit sombre. Les claquements de fouet, les aboiements de
+chiens, les mille bruits qui accompagnent toujours les mouvements de
+grandes foules, annoncent seuls que le bataillon est en marche.
+
+Une teinte légère et pâle colore bientôt le ciel. Peu à peu la lumière
+du jour se dégage des ténèbres, et la colonne apparaît dans toute la
+simplicité de ses six cents hommes arpentant le sol du désert.
+
+Le capitaine, guidant la première compagnie, est à cheval et fume
+stoïquement sa cigarette.
+
+Le lieutenant et le sergent-major marchent en tête de chaque rang et
+donnent le pas.
+
+Le sous-lieutenant surveille la gauche.
+
+Et tous regardent tristement le sentier qu'ils foulent. Le plus grand
+bonheur est de se concentrer en soi-même, de faire abnégation de toutes
+sensations.
+
+On arrive ainsi graduellement à oublier que l'on existe, et à se
+convaincre que les jambes font partie d'un automate.
+
+C'est là le but de tout troupier en route, et y arriver est le plus
+grand palliatif dans les circonstances.
+
+Au départ, on a pris le café. Tout le monde était gai, et une chanson
+grivoise avait eu beaucoup de succès. Bientôt les respirations sont
+devenues courtes. Quelques chanteurs seuls ont persisté dans leurs cris
+de plus en plus épuisés.
+
+Enfin, tout est silencieux.
+
+Une sueur abondante inonde les fronts; de violents coups d'épaules,
+accompagnés de soupirs bruyants, soulèvent les sacs.
+
+Une buée chaude et vaporeuse, se dégageant de tous ces corps ambulants,
+raréfie et charge encore le peu d'air que respire la colonne.
+
+Les gros souliers ferrés, tombant lourdement sur le sol caillouteux, en
+font jaillir des étincelles. Le cliquetis des armes et du campement,
+accompagné de bruits de pas, compose à lui seul le monotone concert qui
+s'échappe de ce monstrueux orchestre.
+
+Voyez la colonne descendre une pente rapide.
+
+La tête s'affaisse et disparaît derrière un rideau de terrain pour aller
+se montrer un peu plus loin.
+
+La queue suit le mouvement, et l'ensemble apparaît au spectateur comme
+un immense serpent bariolé de toutes couleurs.
+
+La pente franchie, la masse reprend sa roideur et se traîne lentement
+sur le sol horizontal, traçant de gigantesques zigzags à droite et à
+gauche.
+
+Un soleil d'enfer poursuit de ses rayons verticaux tous ces pauvres
+diables qui s'épongent, soufflant comme des phoques.
+
+Quel abattement partout!
+
+A voir cette tristesse générale, on se dit que tout ce monde est
+découragé. Mais qu'une occasion se présente! tout de suite les visages
+s'animent, les muscles se roidissent, la respiration se raffermit, et
+gare les événements!
+
+Alors, qu'est-ce donc qui tue ainsi l'entrain? Hélas! la monotonie,
+l'absence de tout être animé.
+
+Personne pour nous admirer! Personne pour nous regarder défiler! Rien!
+pas même un animal quelconque qui s'enfuit à l'approche de la colonne!
+
+C'est un fait incontestable qu'il est nécessaire d'être admiré pour
+supporter gaiement une lourde fatigue.
+
+Le troupier, le Français surtout, est ainsi fait. Il lui faut un peu de
+vanité satisfaite, attirer un brin l'attention. A quoi servirait les
+fatigues, les misères, les souffrances, si personne ne s'en apercevait?
+
+Aussi, voyez une expédition.
+
+Tous sont heureux si un grand journal daigne dire un mot sur la solidité
+de la marche, le brio de l'attaque, l'attitude, l'entrain, la gaieté des
+troupes.
+
+Cela infuse un nouveau courage qui a bientôt besoin d'être renouvelé. On
+s'occupe de nous au pays!... Et l'on va de l'avant.
+
+Ceci peut paraître enfantin au stoïque; mais remarquons bien que rien
+n'est risible chez des hommes qui peut-être demain seront tués.
+
+Les petites passions prennent une grande importance devant la mort, et
+l'habilité exige qu'on les stimule.
+
+Telle vieille culotte de peau, ridicule en temps de paix, devient un
+héros sur le champ de bataille. Sa manière grotesque de se dresser sur
+l'étrier, au moment de crier: _En avant!_ pour la charge, devient
+sublime en face de la mitraille.
+
+Perdue dans le désert, une colonne ne vit que de ses propres ressources
+morales. Son courage seul peut lui faire supporter tous les maux
+qu'engendrent une foule de causes inconnues en pays civilisé.
+
+Il faut ici se créer des éléments d'émulation dans son milieu.
+
+Chaque homme a un camarade préféré à qui il veut prouver sa solidité.
+
+Aux causeries du bivouac, le soir, on parle de ses prouesses, et, pour
+avoir un peu de poids auprès de ses auditeurs, il faut avoir fait ses
+preuves.
+
+L'émulation est le plus grand stimulant des troupes isolées.
+
+Tel bataillon, que dis-je? telle compagnie, telle section, voire même
+telle escouade, marche mieux que telle autre: elle a moins de traînards.
+
+La légion étrangère fait colonne avec les turcos, les zouaves, les
+zéphyrs.
+
+Eh bien! les hommes de ces divers régiments mourraient sous le faix
+plutôt que de s'avouer rendus. Un légionnaire en arrière? fi donc!
+Jamais de traînards chez nous!
+
+Renvoyez cette exclamation aux zouaves ou autres, et vous connaîtrez
+l'esprit de tous les corps.
+
+L'uniforme y est aussi pour beaucoup.
+
+Le pantalon bleu du chasseur à pied ne reculera jamais si un pantalon
+rouge le regarde, et réciproquement.
+
+Quelle grave erreur que la suppression des corps, des compagnies d'élite
+avec leurs divers costumes et insignes! Chaque unité spéciale avait
+ainsi des bien belles traditions.
+
+La garde, pensant à son grand passé, marchait et combattait en
+conséquence.
+
+Les hommes du centre, dans les régiments de ligne, aspiraient aux titres
+de grenadier, de voltigeur, et plus tard à l'honneur de passer dans la
+garde.
+
+Cela excitait l'émulation, donnait un but.
+
+Actuellement, une bourrasque tudesque de tout teinter en sombre uniforme
+souffle sur les hommes militaires de France.
+
+Inutiles ces belles tenues! Inutiles ces beaux pompons! Inutiles ces
+grandes parades! Inutiles, inutiles ces diverses dénominations
+honorifiques de grenadiers, de voltigeurs!
+
+Tel beau panache, cependant, nous a souvent procuré quantité de recrues.
+
+Beaucoup se sont fait tuer en voulant gagner, dans une action d'éclat,
+la barbiche du grenadier ou l'épaulette de voltigeur.
+
+Ça ne fait rien!
+
+Maintenant, alignement, fixe!
+
+Tous pareils, égalité sur toute la ligne.
+
+Quel blague, cependant!
+
+L'égalité existe-t-elle sur le globe? Pierre n'est-il pas plus
+intelligent que Jacques?
+
+Alors quoi! Les mêmes récompenses à l'imbécile et à l'intelligent?
+
+Non, mais égalité à outrance quand même.
+
+Voilà le mot.
+
+Et dans l'armée, sommes-nous égaux? Le général est l'égal du simple
+soldat, peut-être?...
+
+Pourquoi, alors, ne pas distinguer les petits mérites, les petits
+talents, les grands courages de l'ignorance?
+
+Ceux-ci n'ont pas le bâton de maréchal dans leur giberne, mais ils
+auraient pu prétendre à la grenade ou à l'épaulette de voltigeur.
+
+Ah bah! on veut faire croire à cette maudite égalité, mot qui me crispe
+par sa banalité fausse, par l'idée mensongère qu'elle implique.
+
+Hélas! quel malheur que l'uniformité actuelle! C'est du plus profond de
+mon âme que j'exhale cette plainte.
+
+Un facétieux quelconque a dit que l'ennui naquit un jour de
+l'uniformité; je dirai, moi, que l'émulation se meurt de l'uniformité.
+
+Il me faut cependant revenir à notre malheureuse colonne, qui file
+toujours inconsciente de mes propos de critiqueur.
+
+Je me trompais en disant que personne ne regarde une colonne en marche
+sur les Hauts-Plateaux, qui ne sont pas toujours unis. Quelques grandes
+montagnes les accidentent çà et là.
+
+Entre Daya et Magenta, nous abordons une de ces montées, mais vous
+savez... Elle coupe en zigzags, comme un serpent monstre, la pente
+abrupte de la montagne.
+
+La voie à suivre est indiquée par une ligne grise sur le flanc vertical
+de la hauteur.
+
+Oh! oh! c'est là qu'il faut monter...
+
+La tête s'engage résolument. Bientôt elle surplombe la queue, qui se
+hisse à son tour.
+
+On s'arrête pour respirer.
+
+Les premiers hurlent des paroles ironiques d'encouragement à cette
+malheureuse arrière-garde, qui ne répond mot, mais prend courage, parce
+qu'on se moque d'elle.
+
+Le soleil flambe ferme. L'air étouffe les marcheurs entassés. Les coups
+de sacs se succèdent à intervalles rapprochés. Les étincelles
+jaillissent sous les clous des souliers.
+
+Poussifs, rendus, fourbus, on est enfin sur la crête.
+
+Un moment d'arrêt refroidit la tête qui tournoie, et l'on repart,
+oubliant vite ce mauvais pas.
+
+On a bien marché, mais pourquoi? Parce que la queue et la tête se
+regardaient réciproquement.
+
+Une compagnie arrive d'un service détaché et rentre au camp.
+
+Tout le monde se redresse. Diable! les camarades les regardent.
+
+Que serait-ce donc, si ces camarades étaient des voltigeurs ou des
+grenadiers? On voudrait prouver à ces hommes d'élite que le centre
+marche aussi bien que les ailes, et réciproquement.
+
+Quelques explications me paraissent ici nécessaires.
+
+Avant la dernière guerre, les bataillons étaient composés de compagnies
+différentes portant aux ailes les dénominations de voltigeurs et de
+grenadiers.
+
+C'étaient des hommes d'élite. Certaines prérogatives et divers insignes
+leur étaient réservés.
+
+Les autres compagnies, dites de centre, se composaient de mauvais
+sujets, de jeunes soldats, etc.
+
+Passer dans une compagnie des ailes était un but ambitionné par
+l'ivrogne qui s'amendait, ou par le conscrit qui guettait l'occasion de
+se faire valoir.
+
+C'était là une cause d'émulation qui donna autrefois de fort bons
+résultats.
+
+Maintenant, je l'ai déjà dit, tous également ennuyeux.
+
+Marasme complet.
+
+Le jeune homme qui, faute d'instruction suffisante, ne peut prétendre à
+obtenir des grades, doit faire platement ses cinq ans, sans espérer
+autre chose qu'une série de journées assommantes, assaisonnées d'aucune
+satisfaction.
+
+Ennui à jets continus et progressifs pendant cinq ans.
+
+Palsambleu! cependant, je ne devrais pas ainsi lâcher continuellement ma
+colonne.
+
+Que voulez-vous! Ce sujet palpitant m'entraîne malgré moi, et pour
+rentrer dans vos bonnes grâces, je pique des deux et je rejoins mes
+troupes, qui, hissées sur les hauteurs de Daya, se traînent encore
+quelques moments sur le sommet.
+
+Mais il leur faudra bientôt descendre.
+
+Si monter une pente rapide arrache la respiration, descendre cette même
+pente brise le jarret. Et de ces deux inconvénients, je préfère le
+premier.
+
+Car, en montant, on ralentit l'allure, on met le pied par terre d'une
+manière sûre; puis on peut se dégager le cou pour respirer.
+
+Mais à la descente! Aie! oh! la la! chaque pas est un supplice. C'est la
+détonation qui, partant du pied quant il frappe malgré lui brutalement
+le sol, retentit comme un choc électrique dans toutes les parties du
+corps.
+
+Nous voilà de nouveau dans la plaine.
+
+La monotonie habituelle commence tout de suite à écraser la colonne.
+
+Le diable m'emporte, mais on se prend à regretter les routes
+accidentées, les montées roides. Au moins, pendant que l'on gravit les
+côtes, les distractions qu'elles causent empêchent de penser à la
+fatigue.
+
+Nous sommes quand même arrivés près des schotts. Ce sont d'immenses
+plaines salées, parfois recouvertes d'eau à la suite de pluies
+abondantes.
+
+Rien de plus majestueux et de plus pittoresque en même temps que ces
+grands lacs de sel par une belle journée, lorsque le soleil éparpille sa
+lumière sur leur surface unie et blanchâtre.
+
+Ici apparaît une falaise ardue; on se croirait sur les côtes de la
+Normandie.
+
+Là une plage, à pente presque imperceptible, rappelle au spectateur
+quelques souvenirs de bains de mer; on jurerait y apercevoir les loges
+ambulantes de jolies baigneuses.
+
+En tournant le regard dans une autre direction, une ville avec ces
+clochers, ses minarets, se montre aux yeux étonnés.
+
+Plus loin, la surface brillante du lac s'unit au ciel pour aller se
+perdre dans l'immensité du lointain.
+
+Si un chameau apparaît sur une des rives, son ombre, projetée sur les
+couches transparentes des surfaces, prend des proportions gigantesques.
+L'illusion devient peu à peu complète, et l'on croit voir une frégate,
+armée de guerre, louvoyant comme un ennemi aux aguets.
+
+Quelquefois les mirages sont tellement frappants, qu'un village, situé à
+plusieurs kilomètre, est représenté dans les nuages au-dessus des
+schotts, et semble nager dans un bain aérien.
+
+Tous ces tableaux prennent des allures fantastiques, et sautillent
+capricieusement sous les moindres effets de la lumière.
+
+Des colonnes nuageuses et transparentes entrecoupent çà et là ces
+visions féeriques, qui disparaissent comme par enchantement si un nuage
+sombre vient un instant obscurcir le soleil.
+
+Ses schotts franchis, le terrain ne présente plus qu'une immensité de
+sable, accidentée de quelques pieds de thym ou de palmiers nains.
+
+A un ou deux kilomètres plus loin, on sonne la grand'halte.
+
+Nous prenons alors le second café, qui, avec celui du matin, compose
+toute la nourriture absorbée pendant l'étape.
+
+L'expérience a prouvé que moins l'homme est lesté, plus il est apte à
+marcher. Un bon repas, le soir, prépare suffisamment aux fatigues du
+lendemain.
+
+D'ailleurs, à ventre plein, mauvais jarrets.
+
+Après une heure de repos, on se remet péniblement en route.
+
+Les jambes ankylosées se refusent à fonctionner dès les premiers pas. Ce
+n'est qu'après avoir enfilé quelques centaines de mètres que
+l'insensibilité des articulations permet d'avancer sans trop souffrir.
+
+Bientôt les visages renaissent à la vie, à la gaieté.
+
+Les chansons recommencent. Timides d'abord, elles deviennent de plus en
+plus gaies, au fur et à mesure que la distance à parcourir devient plus
+courte. Elles cessent tout à fait au moment de se former en ordre
+régulier pour passer dans un village quelconque, quand on en trouve.
+
+En entrant au gîte, les hommes, accablés de fatigue, trouvent en eux le
+courage de redresser la tête et de marcher allègrement, en chassant de
+leur apparence tout idée de fatigue.
+
+Ils font ainsi croire aux quelques faméliques badauds qui les admirent
+que marcher des journées entières avec soixante livres pendues aux
+épaules est une chose complètement à dédaigner.
+
+Le camp délimité, les emplacements des avant-postes marqués, les
+compagnies forment les faisceaux.
+
+Les rangs rompus, une activité extraordinaire s'ensuit.
+
+Les uns courent à l'alfa pour la literie; les autres dressent les
+tentes. Ceux-ci cherchent du bois pour les cuisines; ceux-là allument
+les feux.
+
+Par tout le camp, ce ne sont que cris, ordres, sonneries... Une heure
+après, tout est calme.
+
+Seuls les cuisiniers surveillent la soupe, qui sera bientôt servie
+chaude.
+
+Ce régal englouti, chacun regagne sa tente, et le lendemain c'est à
+recommencer.
+
+Des jours, des semaines, des mois, il en est ainsi.
+
+On est, dit-on, plus heureux en campagne qu'à la noce. Allons donc! Je
+vous jure, moi, que j'aime mieux être à la noce.
+
+Quoi qu'il en soit de mes goûts je marche comme les autres, ayant
+confiance en l'avenir.
+
+Quelques petits incidents jettent parfois une lueur de gaieté et
+d'entrain sur cette masse ambulante, confite en la fatigue.
+
+La plaine fourmille de lièvres.
+
+Avec son instinct craintif, ce pauvre petit animal reste blotti dans son
+gîte, espérant passer inaperçu. Un pied maladroit, qui va l'écraser, le
+force à débucher.
+
+Comme il fait bon le voir courir! Comme nous envions sa légèreté, nous
+qui avons peine à mettre les pieds l'un devant l'autre!
+
+Mais, hélas! il ne courra pas longtemps.
+
+Tous ceux qui sont montés se lancent à sa poursuite, et organisent ainsi
+à l'improviste une vraie chasse à courre.
+
+Les plus rapides ont coupé la route à l'animal, qui revient, affolé se
+heurter à la colonne. Il passe entre les jambes des troupiers, qui
+essayent en vain de l'assommer à coups de fusil.
+
+Il échappe sain et sauf, mais les Arabes du convoi le guettent.
+
+Ceux-ci sont très-adroits avec leurs matraques, qu'ils lancent au-devant
+du lièvre.
+
+Un premier coup l'atteint dans les jambes. Il roule comme une boule.
+
+Il est tué. Non.
+
+Il se relève et repart dans une autre direction avec une ardeur
+nouvelle.
+
+Cette fois une matraque, lancé d'une main sûre, l'étend roide mort. Il
+est ramassé. On lui coupe la gorge pour satisfaire aux prescriptions de
+Mahomet, qui veut que toute bête soit saignée par celui qui doit la
+manger.
+
+Lestement la pauvre victime disparaît dans le burnous de son meurtrier,
+qui la vendra cinq sous à l'arrivé à l'étape.
+
+Souvent les arabes prennent le lièvre au gîte.
+
+Celui-ci, anxieux, ne bouge pas, comme toujours, espérant que cette
+multitude d'ennemis qui viennent le troubler chez lui, disparaîtront
+bientôt.
+
+Mais il a compté sans l'Arabe. De son oeil perçant, l'ennemi a découvert
+l'animal, piteusement ramassé dans sa cachette de verdure.
+
+Le chasseur, insouciant d'allures pour mieux tromper, marche contre le
+vent. Arrivé près du lièvre, il le cueille délicatement de ses cinq
+doigts, lui coupe la gorge et l'enfouit sous ses haillons.
+
+A chaque étape se renouvellent ces scènes, qui perdent peu à peu de leur
+charme par leur fréquence.
+
+En passant à un autre genre d'exercices, on voit quelquefois des
+_fantasias_ ou mariages arabes.
+
+La colonne arrive près de douairs amis.
+
+On fête un grand mariage. Un jeune cheik vient d'épouser la fille d'un
+caïd.
+
+Les membres des diverses tribus forment deux groupes nombreux.
+
+D'un côté, les femmes, complètement enveloppées dans leur blancs _haïk_,
+suivent la mariée et poussent des cris aigus en signe de joie. Rien
+d'énervant comme ces bruits. Pour les accentuer davantage, les femmes se
+frappent la bouche à petits coups; elles interrompent ainsi les sons, et
+imitent le bruit grincheux de la crécelle.
+
+L'héroïne de ce tapage s'avance stoïquement parmi cette foule, qu'elle
+domine de toute la hauteur de dromadaire sur lequel elle est juchée.
+
+Habituée aux mouvements onduleux de cette bête du désert, qui oscille
+comme un vaisseau secoué par la lame, la mariée saharienne se balance
+mollement sur son palanquin caparaçonné d'or et de pierreries.
+
+Le dromadaire, tout fier de porter un pareil fardeau, marche gravement à
+travers les sables mouvants, sans se laisser décontenancer par la
+_fantasia_ furieuse qu'exécutent les hommes formant le second groupe.
+
+Ceux-ci, montés sur de beaux chevaux arabes, font des tours d'adresse et
+de grâce devant la procession des femmes.
+
+Rien de plus adroit que ces cavaliers indigènes.
+
+Ils prennent une centaine de mètres d'avance sur le cortège, qui
+s'avance lentement. Se groupant alors par trois ou quatre, et tenant
+chacun un long fusil à la main, ils reviennent furieusement sur leurs
+pas, changeant à fond de train.
+
+Arrivés près de la mariée, ils lancent leurs armes en l'air, les
+ressaisissent lestement et font feu d'une main, en même temps que d'un
+vigoureux coup de jarret ils exécutent une brusque volte-face avec leurs
+chevaux, qui s'arrêtent court, frémissant sur leurs jambes nerveuses.
+
+Un maladroit laisse parfois tomber son arme.
+
+Il continue à charger quand même, et, retournant bientôt en arrière, il
+passe près de l'endroit où repose son fusil, se penche sur l'étrier,
+enlève prestement le _moukala_, le fait tournoyer au-dessus de sa tête
+en un moulinet rapide, et le décharge en poussant des hourras
+formidables.
+
+Le cavalier arabe, lancé à fond de train, ignore s'il existe.
+
+Tout entier à la joie délirante qui s'empare de lui dans sa course
+folle, il perd conscience du danger, et abandonne sa monture à une
+ardeur qui tient de l'affolement. Les cavaliers se croisent, se coupent,
+se traversent les uns les autres, sans aucun souci des rencontres
+fatales qui souvent s'ensuivent.
+
+Aussi, de graves accidents arrivent fréquemment.
+
+Un jour, mon bataillon manoeuvrait en ordre serré. Un escadron de saphis
+faisait l'école des fourrageurs sur notre front.
+
+L'officier qui dirige la manoeuvre ordonne un ralliement.
+
+Prompts comme l'éclair, les cavaliers se précipitent à l'instant de tous
+les points de l'immense terrain de manoeuvre. Dans leur course oblique
+pour se rassembler au chef, deux d'entre eux se heurtent l'un contre
+l'autre. Les chevaux assommés du choc, roulent sur le sol. Les cavaliers
+arrachés de leur selle, sont lancés de plusieurs pieds en l'air et
+retombent insensibles. On les relève. Des flots de sang les inondent.
+Ils meurent à l'hôpital la nuit suivante.
+
+Les camarades ne sont nullement impressionnés de ces accidents. A la
+manoeuvre suivante, ils apportent la même insouciance dans leurs
+allures, et continuent, comme par le passé, à se moquer de toute
+prudence.
+
+La colonne admire, sans s'arrêter, l'adresse et la grâce des jouteurs,
+jette un regard de convoitise sur le groupe des femmes, et nous défilons
+devant la mariée, qui entr'ouvre sournoisement son _haïk_ pour regarder
+les _lascars_.
+
+Cet incident jette une agréable diversion sur la marche de la colonne.
+Ça défraye les causeries et fait oublier une heure.
+
+Lorsque les troupes voyagent en pays habité, des événement d'un autre
+genre marquent quelquefois notre passage.
+
+Je fus le héros d'une petite aventure, dont le dénoûment, quoique
+correct, ne m'apporta pas toute la satisfaction que j'étais en droit
+d'en attendre.
+
+Il est un fait avéré que le troupier en route a toujours faim; tellement
+que, maintes fois, je me suis moi-même trouvé à point de dévorer
+l'arrière-train d'un animal, de quelque taille qu'il fût. Aussi, malheur
+à tout mouton, chèvre ou autre, qui a la malencontreuse fantaisie de
+venir dans nos parages.
+
+La maraude est sévèrement défendue cependant, et les officiers et
+sous-officiers ont des ordres précis pour faire exécuter cette
+prescription.
+
+Nous étions sur la lisière d'une forêt de broussailles.
+
+Un douair arabe avait planté ses pénates dans les environs.
+
+Étant chef de l'arrière garde, j'entends soudain, dans les profondeurs
+de la forêt, léger bêlement, très-engageant pour un affamé.
+
+Je m'approche, et vois une dizaine d'hommes se précipiter avec ardeur
+pour faire un sort à un cabri de fort belle taille.
+
+Je m'arrête un moment sous le charme des formes arrondies de l'animal.
+Ses succulents gigots, promptement dessinés dans mon imagination,
+m'apparaissent pleins d'attraits, frétillant dans la graisse de la
+marmite.
+
+Un instant je succombe, et, qu'on me le pardonne, se suis sur le point
+d'enfreindre ma consigne.
+
+Mais, jetant un regard sur ceux qui m'entourent, leur déploiement de
+forces me rappelle vite au devoir.
+
+Les troupes administratives, flanquées de saphis et de tringlots, sont
+bien représentées. Quelques légionnaires, aux allures rigides figurent
+aussi parmi les assaillants.
+
+Les convoitises effrénées, les désirs immodérés, toutes les mauvaises
+passions se reflètent sur les visages. Parmi les plus acharnés se
+distinguent surtout les boulangers, mettant baïonnette au canon pour
+s'élancer à l'assaut.
+
+Le cabri, calme dans sa candide naïveté, regarde tous ces préparatifs
+d'attaque d'un oeil doux et profond. Marchant légèrement sur le gazon
+frais, il tend sa petite tête idiote vers le groupe bariolé, qui le
+cerne bientôt de tous côtés.
+
+De nouvelles forces attirées par de nouveaux bêlements très-alléchants
+pour l'ennemi, surgissent de tous les points de l'horizon.
+
+Le cercle des baïonnettes se resserre, et dans quelques instants le
+chevreau aura cessé de vivre.
+
+Un légionnaire a déjà lancé une botte, indécise, il est vrai, mais le
+danger grandit, et le dénoûment est facile à prévoir.
+
+Un _A vos places!_ formidable s'échappe de mes lèvres et tombe comme une
+massue sur ces mécréants, qui s'enfuient, la mine piteuse.
+
+L'animal est sauvé, et je le livre sain et sauf, non sans regrets, au
+vieil Arabe qui me le réclame.
+
+Le même soir, la bouche souriante d'une sereine satisfaction, je rendais
+compte au colonel des événements de la marche. Dans l'intérêt de mon
+avenir, je n'oubliais pas l'incident du cabri.
+
+--Je vous remercie, dit-il à haute voix, vous avez bien fait votre
+service.
+
+Puis, clignant de l'oeil d'un air malin et parlant mystérieusement:
+
+--Est-il beau, au moins, votre chevreau?
+
+--Magnifique, mon colonel, et son propriétaire, à qui je le rendis, me
+remercia cordialement de mon intervention opportune.
+
+--Imbécile! fait-il.
+
+Et, tournant dédaigneusement les talons, il s'éloigne en grommelant
+d'une manière fort peu aimable pour moi.
+
+Atterré de cette singulière réception, je me retirai chez moi, l'âme en
+proie à un monde de réflexions. Bientôt j'en pris mon parti, et je ne
+regrettai pas ma conduite, que je considérais comme pleine de dignité.
+
+Cependant, plus tard, mes principes là-dessus perdirent insensiblement
+de leur pureté primitive. Ils finirent même par s'évanouir tout à fait.
+
+A la guerre comme à la guerre!
+
+Je m'accuse ici de ne pas avoir toujours respecté le bétail intéressant.
+Rien de bon comme la faim, mais il faut la satisfaire.
+
+Que ceux qui me blâment me jettent la première poule!
+
+
+
+
+ XXVI
+
+ MÉLANGES
+
+
+Je voguais sur le boueux Mississipi, à raison de trois cents milles par
+jour.
+
+J'avais payé cinq dollars le droit de m'embarquer sur le pont du
+_Grand-Republic_, pour y coucher sur des sacs jusqu'à Saint-Louis.
+
+Cela devait durer six jours.
+
+Les passagers de pont étaient multiples et variés. L'élément nègre y
+régnait en majorité, et y apportait comme accessoire un fameux
+contingent d'animaux, microscopiques, ou à peu près, comme taille, mais
+barbares dans leurs effets.
+
+Je m'en aperçus à Memphis, d'une manière qui éloignait toute discussion.
+Quoique habitué aux intempéries des choses, mon épiderme se révolta
+contre cette invasion inopportune. Je lâche le _Grand-Republic_ à
+Memphis.
+
+D'ailleurs, la navigation commençait à me peser, et je désirais
+ardemment être entraîné vers le Canada par le vapeur terrestre.
+
+Mes habits avaient une certaine allure de vétusté, qui éloignait
+l'attention. Il m'était impossible de poser en homme élégant. Mes bottes
+éculées et rougies par absence de cirage, mon paletot déchiré aux poches
+et ma casquette cosmopolite me défendaient d'avoir aucune prétention.
+
+C'est pour cela que je fus profondément touché dans mon amour-propre,
+quant un beau monsieur, à longue barbe, portant un élégant pardessus sur
+le bras, vint s'asseoir près de moi, dans le compartiment du wagon qui
+devait me porter à Cairo.
+
+--Bonjour monsieur.
+
+--Bonjour monsieur.
+
+Cette entrée en scène me fait beaucoup de bien, et il continue:
+
+--Vous allez au Canada, je crois?
+
+--Parfaitement, monsieur, dis-je avec onction.
+
+--Ah! quel heureux hasard me fait vous rencontrer!
+
+Le mot heureux aurait pu être mieux placé, pensai-je à part moi; mais
+doucement ému, je réponds:
+
+--Oui, monsieur.
+
+Ces dernières paroles, bien senties, inspirent une bonne idée à mon
+compagnon, qui poursuit:
+
+--Vous venez prendre un verre?
+
+Ceci met le comble à ma satisfaction. J'accepte.
+
+Chemin faisant, le beau monsieur me décline son nom, sa profession, sa
+nationalité, ses qualités de marchand d'oranges, ayant une cargaison
+allant de la Floride à Montréal. Il ajoute que ses bagages sont partis
+en avant.
+
+Cette dernière phrase ne m'intéresse d'abord que médiocrement, mais je
+prends un bock quand même.
+
+Un autre gentlemen, que nous trouvons dans la buvette, nous sourit
+gracieusement et boit avec nous. Nous sortons et j'escorte mon nouvel
+ami, qui ne me semble pas reprendre le chemin de la gare. Je le lui fait
+observer respectueusement.
+
+--Nous allons payer mon fret aux bureaux du chemin de fer, répondit-il.
+
+Quelques pas plus loin, un autre gentil monsieur, portant aussi un
+élégant pardessus sur le bras, avertit mon compagnon que ses oranges
+sont emmagasinées, et que le transport se monte à tant.
+
+Howard,--c'était le nom de mon bienveillant ami,--s'empresse d'exhiber
+un chèque de mille dollars.
+
+Le directeur des chemins de fer fait un geste significatif: il n'a pas
+de monnaie.
+
+Howard se tourne de mon côté, et me prie de vouloir bien lui avancer la
+somme nécessaire pour payer son fret, contre son chèque que je pourrai
+toucher le lendemain.
+
+Tout fier de pouvoir rendre service à un si digne gentleman, je fouille
+dans ma chemise de flanelle, et j'accroche tout ce que j'avais sur moi:
+à peu près cent cinquante dollars. Je les donne à Howard, sans un moment
+d'hésitation.
+
+Machinalement, je mets le chèque de mille dollars dans ma poche, et nous
+voilà en route.
+
+Craignant le départ du train, j'insiste auprès de mon ami pour retourner
+à la gare.
+
+--J'irai dans un instant, et, si vous voulez vous y rendre tout de
+suite, veillez, je vous prie, sur mes bagages, que j'ai confiés à un de
+ces nègres, qui sont si voleurs.
+
+Ce dernier mot, sur lequel Howard appuie la bouche en O, m'ouvre de
+riants horizons. Un éclair m'illumine. Je me rappelle subitement que les
+bagages de mon ami étaient partis en avant.
+
+Je suis floué! m'écriai-je, et, prenant un revolver que je portais
+toujours sur moi, comme tout bon Yankee, je prie Howard de me rendre mes
+fonds alléguant l'impossibilité de toucher le chèque avant le départ du
+train.
+
+--Comment, monsieur, vous doutez, je crois de ma véracité!
+
+Ceci est dit avec une telle dignité, que j'en suis tout ébranlé. Je ne
+me rappelle pas avoir vu un autre visage exprimer aussi douloureusement
+l'honneur offensé, que celui de Howard en cet instant.
+
+Je me roidis cependant contre ma mollesse, et j'insiste avec plus
+d'énergie encore pour être remboursé de mon argent.
+
+Le revolver aidant, mon ami se met à compter ma petite fortune. Il fait
+cependant disparaître vingt dollars, et je suis bienheureux d'en être
+quitte à si bon marché.
+
+Essoufflé, j'arrive à la gare à temps pour sauter dans mon wagon. Je
+respire avec bonheur, et, prenant mon calepin, j'écris: «Je viens de
+l'échapper belle. Un malin a failli me la faire à l'américaine. Il s'en
+retire avec vingt dollars seulement.»
+
+C'est en voyant aujourd'hui ce bon vieux carnet que je consigne ici ce
+souvenir. J'en trouve bien d'autres dans ce calepin des temps passés.
+
+Le train qui me portait vers le Canada se conduisit comme tous les
+trains.
+
+Un pont avait été enlevé à quelques milles de Memphis, et il fallut
+transborder passagers et bagages. C'était d'autant plus ennuyeux qu'il y
+avait beaucoup de boue. A part ce retard, nous n'eûmes aucun arrêt
+important jusqu'à Montréal, et la nappe d'air qui me séparait de cette
+ville fut déchirée avec un entrain remarquable.
+
+Quand le sifflet de la locomotive m'annonça ma ville natale, je faillis
+être suffoqué par l'ouragan de soupirs qui me gonfla la poitrine. Il y
+avait trois ans que je voyageais.
+
+Trois ans! je trouvais cela bien long, et maintenant il y aura bientôt
+dix ans que je n'ai pas revu mon beau Canada.
+
+Alphonse Kart a bien raison de dire que le plus pur patriotisme réside
+chez les exilés. Plus les années de séparation s'accumulent, plus
+grandit chez eux cet amour que ressent tout individu pour le pays qui
+l'a vu naître.
+
+La patrie pour moi, c'est le petit village qui se mire dans la rivière
+des Prairies.
+
+Je vois encore, debout dans la plaine Germain, le cher collège, où
+j'appris à épeler les premiers mots.
+
+J'évoque, dans mon esprit, le souvenir de tous mes camarades d'enfance,
+avec lesquels je me flanquais de fameuse tripotées: les Barrette, les
+Bazinet, les Bisson, les Terriens, et surtout les Caier. Ces derniers,
+deux frères, me détestaient cordialement. Ah! ça, par exemple, je le
+leur rendais bien. C'étaient toujours entre nous, des duels à mort où le
+sang n'était qu'un accessoire très-rare.
+
+Le haut et le bas du village formaient deux camps. Malheur à celui qui
+osait s'aventurer seul chez l'ennemi. Il était sûr de recevoir une
+maîtresse raclée.
+
+Ces jeux de guerre ont peut-être contribué à me donner le goût pour la
+boxe.
+
+Tout cela est déjà bien loin. Et si mes petits adversaires d'alors
+daignent me lire aujourd'hui, je les prie de me pardonner les coups de
+poing d'antan. Car autant je détestais mes ennemis de l'enfance, autant
+je les aime maintenant.
+
+Je revois encore le beau couvent de mon village. Son deuxième étage
+était paré,--l'est-il encore?--d'une immense galerie, sur toute sa
+longueur.
+
+Les pensionnaires y prenaient leurs ébats à certaines heures. Je ne
+manquais pas alors de me rendre aux environs, et de lorgner une certaine
+brune, aux yeux bleus, qui me répondait de son mieux. Quelle joie quand
+nous pouvions échanger un sourire, et quelle tristesse quand je
+constatais son absence!
+
+Elle est bonne mère de famille maintenant, et elle a, j'en suis sûr,
+oublié son amoureux de douze ans.
+
+En face de l'église, le terrain descend en pente roide.
+
+L'hiver, c'était le rendez-vous des gamins pour les glissades. Nous
+faisions le désespoirs des passants.
+
+Un de nos grands camarades s'avise un jour d'y amener une longue
+_traîne_ [1]. Nous nous fourrons une quinzaine dedans. Nous partons
+comme une flèche, et le conducteur, n'ayant pas la force de diriger un
+projectile pareil, nous lance sur la clôture du député.
+
+[Note 1: Sorte de grand traîneau.]
+
+Deux gamins se font des blessures assez graves. Un rassemblement se
+forme à l'instant. Les coupables disparaissent tout de suite, comme par
+enchantement laissant dans la brèche la pièce conviction. Quelle terreur
+pour la bande!
+
+Le député sort de chez lui, s'emporte violemment et menace les coupables
+de la prison de Réforme.
+
+Diable! briser la haie d'un député, c'était terrible, et nous, dans
+notre ignorance, nous n'avions pas attaché assez d'importance à cette
+grave affaire.
+
+On ne glissait plus devant l'église depuis cet événement. Et chaque fois
+que je rencontrais le député, je rougissait de mon mieux. M'a-t-il
+pardonné le trou dans sa haie?
+
+Le moyen de voler les pommes sans être pincé fut inventé, je crois, par
+un de mes compatriotes. Il prenait une longue gaule, à l'extrémité de
+laquelle il attachait un crin à noeud coulant.
+
+Sous prétexte d'attraper des oiseaux, il contournait les vergers,
+fouillait les arbres, et, choisissant le plus beau fruit, il le
+décrochait vivement.
+
+J'avais ma part dans l'opération, et, quoique laissant mon camarade agir
+comme plus adroit, je lui désignais les pommes à saisir. Elle étaient
+toujours d'un savoureux exquis.
+
+Le temps des noix amères amenait un autre genre d'occupation: la chasse
+aux _suisses_. C'est un petit rongeur, genre écureuil, qui se loge dans
+les clôtures de pierre.
+
+Le point de rassemblement était toujours la maison d'un ami, dont le
+père était bon pour les petits compagnons. Les pères ne sont pas
+toujours bons. Témoin quelques-uns qui nous recevaient à coups de fouet;
+ce qui manquait d'encouragement. Le père de mon ami Lozeau était
+très-complaisant et ne se servait jamais du fouet. Nous nous réunissions
+donc chez lui, et de là partions en chasse, par un jour de congé.
+
+Arrivés aux champs, chacun ouvrait l'oeil, et, le premier suisse
+découvert, nous chargions en fourrageurs.
+
+L'un guettait une passe avec une pierre énorme; l'autre fouillait un
+trou avec un bâton. Celui-ci, les manche retroussées, attendait le
+gibier pour le frapper au passage; celui-là surveillait les environs.
+
+Le voilà! et tout le monde de courir, de crier à tue-tête.
+
+On en pinçait quelques-uns, le plus souvent on les manquait.
+
+Ensuite nous allions aux noix.
+
+Nous devenions à l'instant mystérieux. Le propriétaire ne badinait pas
+et défendait l'entrée de sa propriété aux amateurs de noix. Grimpant sur
+les arbres quand même, nous bourrions consciencieusement nos poches, nos
+chemises, nos casquettes.
+
+Voilà M. Désormeaux!
+
+A ce cri, des bruits de branches qui se cassent d'habits qui craquent,
+de culottes qui se déchirent, se faisaient entendre; quelques-uns se
+laissaient tomber de l'extrémité des branches. Et quelle fuite! quelle
+panique!
+
+Pendant les grandes chaleurs, c'étaient des baignades à n'en plus finir.
+
+D'immenses radeaux étaient attachés au rivage, et nous y organisions nos
+plaisirs. Prenant un grande rame, que l'on plaçait en équilibre, un bout
+sous un _plançon_,[2] on s'en servait comme tremplin d'où l'on piquait
+des têtes splendides.
+
+[Note 2: Tronc d'arbre équarri servant à la construction des navires.]
+
+Quand il faisait trop froid, on se chauffait au soleil, sans se
+rhabiller, et l'arrivée d'une autre bande de gamins donnait le signal de
+nouveaux plongeons. Cela se renouvelait quinze fois par jour.
+
+Le moyen de ne pas succomber à la canicule avec une vie pareille!
+
+Aussi, un été, j'avais en même temps quatre clous dans le dos, deux plus
+bas, trois sur le genou gauche, un dans la tête et cinq sur la poitrine.
+Mais je me baignais toujours, et la canicule n'eut jamais raison de mon
+amour pour les plongeons.
+
+Les bonnes petites histoires que l'on se racontait le soir, quand,
+mollement enfouis dans l'herbe, chacun couché sur le dos, regardait les
+étoiles!
+
+Un grand garçon dont le père était guide de _cage_, [3] avait le
+monopole de ces choses.
+
+[Note 3: radeau.]
+
+«Mon père revenait de la ville par une nuit bien noire. Sa jument
+trottinait doucement dans la grande montée, quand minuit sonna. Il se
+trouvait, en ce moment-là, dans un endroit écarté, entièrement entouré
+de bois. Soudain, il s'aperçoit qu'on le poursuit avec persistance. Se
+retournant, il voit un grand cheval noir qui le regarde d'un oeil
+brillant.
+
+«Prenant peur, mon père fouette sa jument, qui part comme un trait.
+
+«Le cheval noir suit sans effort et paraît, à chaque instant, vouloir
+mettre ses pieds de devant dans la charrette.
+
+«Mon père sent ses cheveux soulever son bonnet de castor, et il fouette
+sa bête avec une ardeur nouvelle.
+
+«Le cheval noir n'est nullement ébranlé de cette vitesse insensée, et,
+choisissant probablement l'endroit propice, il met ses pieds de devant
+dans la charrette, qui s'arrête court. Puis, regardant mon père d'un air
+suppliant, il semble lui demander un service.
+
+«Mon pauvre papa, presque mort de frayeur, croit voir des cornes à la
+tête du cheval et des fourches à ses pieds. Recommandant son âme à saint
+Jean-Baptiste, son patron, il prend son couteau et frappe légèrement le
+loup-garou derrière l'oreille. Une goutte de sang s'échappe de la
+blessure, et, à l'instant, le cheval devient un homme.
+
+«Ce loup-garou était un malheureux pécheur que ne s'était pas confessé
+depuis sept ans, et le bon Dieu, pour le punir, l'avait changé en
+cheval. Chaque nuit le voyait, infatigable, courir partout jusqu'au
+matin, pour recommencer la nuit suivante.
+
+«Remerciant mon père de l'avoir délivré des griffes du démon, il promit
+de faire à l'avenir ses devoirs religieux et disparut dans les bois.»
+
+Là-dessus le camarade se tait, et nous nous serrons tous les uns contre
+les autres.
+
+Le silence règne pendant quelques instants, et chacun réfléchit au
+trajet qu'il a à faire pour arriver chez lui. Certains doivent traverser
+une grande distance sans maison, et craignent qu'un loup-garou
+quelconque leur demande délivrance.
+
+Un brave se hasarde cependant à demander une autre histoire.
+
+Faisons bien la différence entre histoire et conte. Le dernier n'est
+jamais vrai, mais l'autre l'est toujours. Malheur au sceptique qui
+oserait en douter. Il serait honni, conspué de toute la jeune
+génération, et de beaucoup de vieux, qui, pour le plus grand nombre,
+croient aussi à ces choses effrayantes.
+
+Notre grand camarade se fait un peu prier, mais, finalement, devant
+l'insistance générale, il se décide à nous raconter une autre
+fantastique aventure de son père.
+
+Il réclame une attention soutenue,--chose bien inutile,--car, dit-il,
+c'est une histoire de feux follets.
+
+Il commence.
+
+«Mon père descendait la rivière, en _canot_, par une nuit sombre.
+Mettant son aviron en travers, il se laissait aller au courant de l'eau
+et faisait sa prière du soir.
+
+«Tout à coup, trois feux follets, en trépied, lui apparaissent et se
+mettent à danser sur la _pince_[4] du canot.
+
+[Note 4: Proue.]
+
+«Faisant un signe de croix, mon père prend son aviron et vire de bord.
+
+«Les feux follets s'éloignent et continuent leur danse sur le milieu de
+la rivière. Quelques moments après, ils reviennent de nouveau sur
+l'avant de l'embarcation.
+
+«Mon père se sent devenir fou de peur. Il rame avec une vigueur
+surhumaine, mais sans résultat; car, cette fois, les apparitions
+maintiennent le canot immobile. Épuisé, il recommande son âme à Dieu et
+interroge les feux follets. Silence terrible.
+
+Peu à peu, la rivière se couvre de nombreuses lumières. Dans toutes les
+directions apparaissent quantités de feux fantastiques, qui achèvent de
+faire perdre la tête à mon pauvre père, qui reste comme pétrifié dans le
+fond du canot immobile.
+
+«Soudain, il se rappelle ne pas avoir payé une messe, qu'il avait
+promise pour le repos de l'âme de sa mère. Il jure tout de suite d'en
+commander deux le lendemain matin.
+
+«A l'instant, tout s'évanouit. La nuit redevient noire, et le courant
+entraîne de nouveau le canot.
+
+«Mon père tint parole et fit chanter deux messe. Les feux follets ne lui
+apparurent jamais depuis.»
+
+Cette histoire terminée, personne ne tient en place. On essaye de se
+rassurer en se pressant davantage les uns contre les autres. Les yeux se
+ferment, crainte d'apercevoir quelques feux follets dans le noir
+horizon. L'oeil brûlant du grand cheval noir loup-garou perce les
+ténèbres, et sème une indicible terreur dans nos jeunes âmes.
+
+Pour ma part, je me figure être en canot entouré de sinistres
+compagnons: feux follets en trépied, luques blancs, cercueils rangés en
+quantités innombrables, plusieurs antéchrists de sept ans chacun, qui me
+brûlent de leurs yeux de flammes, revenants par milliers, démons
+fourchus et cornus annonçant la fin du monde, chaînes se traînant
+bruyamment dans les masures abandonnées, fées terribles, et encore, et
+encore.
+
+Nous n'avons plus, personne, la force de demander à notre ami de
+continuer, mais lui, un fois lancé, ne tarit plus.
+
+C'est étonnant comme ce garçon-là était érudit. En y réfléchissant
+maintenant, je me demande encore où diable il avait pu apprendre tout ce
+qu'il nous racontait.
+
+Il aborde la venue prochaine de l'Antéchrist, prédit la fin des siècles,
+parle du purgatoire, cause du miroir des âmes,--livre effrayant qui
+peint l'horreur d'une âme en péché mortel.--Enfin notre camarade est
+inépuisable.
+
+Quand l'heure nous force, malgré nous, à regagner le logis, c'est en
+tremblant, l'oeil sur le qui-vive, que nous arrivons chacun chez nous.
+
+Aussitôt couché, je nage dans un bain de sueur. Je n'en persiste pas
+moins à me couvrir complètement, et mon imagination de travailler.
+
+Je vois une grande fosse; au fond, un cercueil où m'attire un cadavre
+qui lance des flammes par les yeux, le nez, la bouche, les oreilles.
+J'essaye de fuir ces visions effroyables. Vains efforts. Une corde, que
+je coupe et qui se rattache sans cesse, s'enroule autour de moi et
+m'attire dans la fosse. Je veux crier; ma voix s'éteint sur mes lèvres.
+J'étouffe et je perds connaissance.
+
+Le lendemain soir, je prie mon grand camarade de nous raconter encore
+des histoires, et en me couchant, je recommence un autre cauchemar.
+
+Quelles franches et terribles peurs nous avions en cet heureux temps!
+
+Ce qu'il y a d'étonnant cependant, c'est qu'actuellement je n'approuve
+pas du tout l'habitude qu'ont les personnes âgées d'effrayer les
+enfants. Ces braves vieilles gens choisissent de préférence un endroit
+solitaire pour y faire surgir toute une kyrielle de sorcier, fées,
+revenants. Ah! comme c'est épouvantable pour le gamin de passer près de
+ces endroits, quant le hasard le force de fréquenter ces dangereux
+passages!
+
+Je me demande comment il se fait que je ne sois pas mort de frayeur.
+
+Les voyages de l'intelligence, aidée de l'instruction, dépouillent
+l'homme de ces sottes peurs. Cependant, j'ai vu des garçons sains et
+vigoureux de corps et d'esprit,--des _voyageurs_[5] par
+exemple--conserver, jusqu'à leur dernier soupir, les craintes
+superstitieuses de leur enfance.
+
+[Note 5: Flotteurs de bois.]
+
+Dans les chantiers de la rivière d'Ottawa et du nord de Montréal, les
+principaux amusements des hommes, après le repas du soir, consistent à
+écouter les histoires de deux ou trois de leurs camarades, qui excellent
+dans ce genre de récits.
+
+Chaque chantier possède généralement quelques sceptiques qui affichent
+de ne croire à rien. Il blasphèment avec une ardeur admirable, chaque
+fois qu'une occasion futile se présente. Ils finissent ainsi de faire
+croire à leurs cédules compagnons tout ce qui leur passe par
+l'imagination. Ils affirment même avoir des relations directes avec le
+diable en personne. Pour cela, ils s'arrangent de manière à amener les
+événements dans lesquels ils s'entourent, comme héros, de circonstances
+voulues et préparées d'avance.
+
+Bientôt la renommée diabolique de ces soi-disant suppôts de l'enfer
+s'étend sur toute la région où hivernent les voyageurs, et cette
+renommée fait la gloire de ces ambitieux.
+
+Ces pauvres diables sont bien inoffensifs cependant, et quand un
+accident les amènent trop près de la mort, ils se mettent tout de suite
+à faire des signes de croix répétés, accompagnés d'actes de contrition
+suprême.
+
+Ce que je dis de la vie des chantiers au pays m'est dicté par mon
+expérience personnelle, car j'ai fait moi-même une campagne de printemps
+à la _drave_.[6] Mais avant de vous la raconter, il me faut revenir à la
+gare Bonaventure, où je venais d'arriver, à ma rentrée des États-Unis,
+dont un des malins habitants avait failli me soulager de mon
+porte-monnaie à Memphis.
+
+[Note 6: Flottage du bois.]
+
+J'ai déjà dit que mes vêtements laissaient quelque peu à désirer, sous
+le rapport de l'élégance.
+
+Il me fallait faire peau neuve pour me présenter à ma famille. On ne
+revient pas d'un voyage de trois ans aux États-Unis sans avoir fait
+fortune. C'était alors l'idée qui me hantait.
+
+Pour prouver ma richesse, j'entrai dans un magasin de confection de la
+rue Saint-Joseph et j'y achetai un complet galbeux.
+
+Comme complément d'élégance, je me procurai une chaîne en plaqué pour
+attacher une vieille montre, que je cachais dans mon gousset. Il est
+bien entendu que cette chaîne ne se trahit jamais, et eut toujours
+l'honneur d'être en or le plus pur.
+
+Ainsi affublé, je pris le tramway et courus chez mon père.
+
+Mon retour inattendu fut une grande réjouissance. On assomma le vaillant
+veau gras pour me recevoir. Ce ne furent que noces et festins pendant au
+moins quinze jours.
+
+Ensuite il fallut songer à une occupation.
+
+Je n'avais qu'à faire le choix d'un état, car mes travaux multiples et
+variés aux États-Unis me permettaient de me présenter partout comme
+très-expert dans toutes sortes de métiers.
+
+En conséquence, je débutai chez un marchand tailleur que je lâchai
+bientôt pour un épicier, auquel succéda une agence d'assurances. Cette
+dernière position ne me sourit pas longtemps, et j'entrai à l'École
+militaire, où j'eus l'honneur des deux certificats gagnés sans trop
+d'efforts.
+
+Puis je devins comptable d'un entrepreneur de la municipalité.
+
+Quinze jours après, j'étais conducteur de tramways. Un jour de mauvaise
+humeur, le flanquai sur le pavé de la rue Notre-Dame un inspecteur qui
+m'embêtait, et, après une histoire orageuse, conséquence de la culbute
+du susdit inspecteur, je m'engageai dans une briqueterie.
+
+Je montrai de réelles aptitudes dans le discernement des briques de
+front, de refente, d'intérieur, de cheminée, et, en peu de temps, je fus
+contrôleur. Heureux de cet avancement exceptionnel, j'étudiai davantage
+l'art de prendre le plus de briques possible dans les mains et de les
+lancer à une distance incroyable. Je chargeais un tombereau avec une
+gracieuse élégance.
+
+Ces grandes qualités, aidées de dispositions commerciales inédites, me
+casèrent fort avant dans la confiance des patrons, qui m'envoyèrent dans
+Ontario, pour vendre une machine à mouler le plus grand nombre de tuiles
+dans le plus court espace de temps possible. Cette machine brevetée
+était due au génie inventeur de mes bourgeois.
+
+Je parcourus toutes les principales villes d'Ontario. Je faisais
+beaucoup d'argent et j'étais très-heureux. En conséquence, je m'ennuyais
+beaucoup, et j'abandonnai un jour tuiles, briques, machines, etc., pour
+m'embarquer pour le Manitoba, que je visitai comme militaire.
+
+De retours au pays, quinze mois après, autre veau gras assommé,
+réjouissances, nouvelle édition, puis marasme et enfin recherche d'une
+occupation.
+
+Pour varier et faire du neuf, j'entrai en campagne, à la drave des bois,
+sur le lac Ouareau.
+
+Notre chantier était construit sur les bords de la petite rivière
+Shwaugan.
+
+J'étais ce qu'on appelle un novice, et, maintenant que j'ai fait le tour
+du monde, je jure ici n'avoir jamais vu d'individus risquer aussi
+vaillamment leur vie que les voyageurs de nos chantiers.
+
+Il est vraiment admirable de voir ces gaillards diriger une embarcation
+dans les plus dangereux rapides. Une _jam_ se forme-t-elle, tout de
+suite les hommes partent avec des leviers, et se mettent en train de la
+briser.
+
+Une jam est un amoncellement de bois qui se forme dans les rapides, les
+chutes, les passages étroits, les bas-fonds. La circulation est ainsi
+arrêtée, et il s'agit coûte que coûte de briser ce barrage accidentel.
+
+Les hommes sont chaussés de fortes bottes, garnies aux talons de clous
+solides et pointus, qui empêchent le travailleur de glisser sur le bois
+lisse et gluant, suite d'un séjour prolongé dans la rivière. Ces bottes
+sont en outre percées de trous qui permettent aux eaux de s'échapper.
+
+Le _foreman_[7] examine d'abord la jam d'un oeil connaisseur, et, ayant
+trouvé la pièce de bois, cause du barrage, il la désigne à ses hommes,
+qui se lancent hardiment sur le pont vacillant. Un ou deux restent en
+observation et avertissent les autres d'un mouvement quelconque de la
+masse, qui souvent part comme la foudre.
+
+[Note 7: Conducteur.]
+
+Il n'est pas rare de voir quelques uns de ces malheureux voyageurs
+perdre la vie, entraînés par les bois. Chaque printemps, on enregistre
+des pertes d'existences assez nombreuses.
+
+Pendant ma campagne, on opérait sur le lac Ouareau, comme je l'ai dit
+plus haut. Voici la manière de procéder pour la descente des bois. On
+entasse les billots l'hiver sur la glace d'un lac quelconque qui a son
+débouché sur une grande rivière, par le moyen d'un petit cours d'eau,
+souvent accidenté ci et là de rapides et de chutes assez élevées.
+
+Près de la source de cette petite rivière, s'élève un barrage solide qui
+retient les eaux au printemps, à la fonte des neiges. Ce barrage est
+interrompu au milieu par une écluse qui s'ouvre, non-seulement pour
+donner passage aux eaux, mais encore pour laisser sortir les bois que le
+courant charrie comme une avalanche, à travers les rapides.
+
+Telles sont à peu près les dispositions générales pour la drave du
+printemps. Cependant, quelquefois les bois peuvent être amenés
+directement à une grande rivière, quand les chantiers d'hiver n'en sont
+pas trop éloignés.
+
+A notre arrivée au lac Ouareau, nous constations que la surface en était
+encore gelée. Il fallut scier un passage à travers ce pont artificiel.
+Quinze jours entiers furent employés à cette besogne, extrêmement
+fatigante. Voici la manière de procéder.
+
+Calculant la largeur nécessaire, on scie la glace sur toute la surface à
+canaliser. Les morceaux sont ensuite saisis et plongés sous les bords du
+canal au moyen de gaffes, le passage se trouve ainsi libre.
+
+Une fois cette importante opérations terminée, il s'agit de pousser avec
+des perches les billots dans le couloir ainsi obtenu après tant de
+peines.
+
+Chaque flotteur fait rouler à l'eau une dizaine de morceaux de bois et
+les pousse devant lui jusqu'au barrage.
+
+Lorsque tous les billots sont amassés près de l'écluse, deux hommes
+adroits se postent, un de chaque côté du passage. Ils n'ont pas une
+mince besogne, car il s'agit d'empêcher toute pièce de bois de se
+présenter en travers à la sortie.
+
+Pour cela, il faut avoir bon pied, bon oeil, une grande vigueur
+corporelle, et surtout un longue habitude de ce travail, car il est
+facile de se figurer la force, l'impétuosité des eaux s'écoulant par
+l'étroite écluse. Le niveau du lac dépasse souvent de dix pieds celui de
+la petite rivière. Si par malheur un morceau de bois arrivait en
+travers, il occasionnerait une jam dans l'écluse; ce qui amènerait de
+graves retards et souvent de sérieux accidents.
+
+Deux hommes restent donc près du déversoir du barrage.
+
+Les autres sont échelonnés de distance en distance sur tout le parcours
+de la petite rivière,--deux ou trois milles.--jusqu'au grand cours
+d'eau, dans lequel flottent librement les bois, que d'immenses _booms_
+[8] reçoivent à destination, où les propriétaires font faire le triage.
+
+[Note 8: Sortes de grands cadres flottants qui retiennent les bois.]
+
+Près des passages difficiles, tels que rapides, chutes, points
+resserrés, on met plusieurs hommes, pris parmi les plus habiles. Ils ont
+pour mission d'empêcher toute pièce de bois de stationner contre un roc.
+
+Si, malgré leurs efforts, il se forme une jam, on avertit le poste
+suivant, qui passe la consigne à son voisin, et ainsi de suite jusqu'à
+l'écluse, qui est immédiatement fermée.
+
+Puis on procède à la rupture du barrage près duquel tout le monde est
+appelé.
+
+Pendant ma campagne de 1874, je fus témoin,--d'après le dire de vieux
+flotteurs,--de la la plus grosse jam qui ne se soit jamais produite sur
+la rivière Shwaugan.
+
+L'amoncellement de billots s'était formé dans une chute, haute d'une
+quarantaine de pieds. Il provenait d'un seul morceau de bois, qui
+s'était fiché dans une fente du rocher. Impossible de le déloger, car
+son point d'appui était à mi-hauteur de la chute.
+
+On crie à l'instant de fermer l'écluse. Mais avant que cet ordre pût
+être exécuté, des milliers de pièces de bois étaient venues se masser
+sur la jam.
+
+L'eau interrompue, tout le monde se met à la besogne. On essaye les
+divers moyens dictés par l'expérience.
+
+Le _foreman_ désigne maintes pièces qui, pensait-il, devraient être la
+clef du barrage, mais toujours sans résultat.
+
+Comme cette jam était par trop dangereuse pour travailler dessus
+librement, on employait un autre moyen pour arracher les billots du tas.
+Voici en quoi il consistait. Un croc énorme, portant sur le dos un petit
+anneau auquel s'attachait une cordelle, était solidement lié par un
+grand câble.
+
+Deux hommes, placés sur une rive attiraient le croc à eux au moyen de la
+cordelle, et le laissait ensuite tomber sur la pièce de bois désignée
+par le conducteur.
+
+Une fois le crochet fiché dans le bois, les autres hommes, postés sur la
+rive opposée, tirait au câble, forçant le croc à s'enfoncer d'avantage
+dans le billot.
+
+Puis c'étaient des Ha! hi!... Ha! ho!... pendant de longs moments.
+
+Tout à coup l'obstacle cédait et roulait dans l'abîme avec un fracas
+terrible. Les hommes de la cordelle guettaient le moment de la chute du
+morceau de bois pour ramener le croc, qui s'échappait de son logement.
+
+Et l'on recommençait.
+
+Ce travail était très-dangereux. Car si l'on n'avait pas réussi à
+enlever le croc du billot arraché à la jam, câbles, cordelle, tout
+aurait été entraîné dans la chute. Il est alors facile de comprendre que
+l'appareil entier aurait probablement, dans sa fuite, accroché quelques
+malheureux voyageurs.
+
+Aussi, comme nous nous garions prudemment!
+
+Après maints essais infructueux, le foreman faisait ouvrir l'écluse. Un
+déluge épouvantable, avec un fracas de tonnerre, inondait la jam, et
+enlevait quelques pièces, mais le plus souvent ne réussissait qu'à
+consolider l'obstacle davantage.
+
+Alors, on recommençait à arracher les bois morceau par morceau
+
+Cela dura dix jours.
+
+Vers le soir du dixième jour, un certain découragement s'était emparé du
+conducteur. Il ordonne de mettre fin aux travaux et inspecte
+minutieusement la jam.
+
+On lui attache une forte corde sous les bras. Puis, une hache à sa
+ceinture et une scie à la main, il se fait descendre au bas de la chute,
+afin de pouvoir examiner les dessous du barrage.
+
+Pendant une heure, ce ne sont que des cris de: _Montez! Descendez!_
+
+Finalement, le foreman apparaît souriant et nous promet que le lendemain
+sera la fin de nos ennuis.
+
+En effet, le jour suivant, il s'équipe de la même manière que la veille
+et descend encore sous la chute. Puis il se met à scier un billot qui
+était réellement la clef de toute l'obstruction.
+
+A chaque craquement sinistre, ceux qui tiennent le câble portant
+Jolibois,--c'était le nom du conducteur,--tirent vivement à eux. Le
+danger passé, on descend de nouveau le travailleur.
+
+Tout le monde est sur la rive gauche, attendant le dénoûment avec
+anxiété. Les vieux disent que Jolibois a le diable au corps, et
+craignent beaucoup pour sa vie.
+
+Tout à coup, un craquement terrible se fait entendre. Un effondrement,
+d'abord très-lent, puis rapide comme la foudre, fait bientôt disparaître
+dans l'abîme les masses mouvantes de l'obstruction.
+
+Les hommes, au câble, essayent d'arracher Jolibois à la mort, mais un
+obstacle insurmontable arrête l'ascension.
+
+_Lâchez tout!_ est le cri général.
+
+En effet, l'eau est très-profonde au pied de la cataracte, et l'on
+pourra peut-être sauver le foreman en le laissant plonger avec les
+billots; mais il y trouverait une mort certaine en résistant à leur
+chute.
+
+Tout ceci se passe dans un court espace de temps, à peine concevable à
+la pensée.
+
+Pendant quelques minutes, la terre tremble, des milliers de morceaux de
+bois s'engouffrent avec un fracas épouvantable, et le pauvre Jolibois a
+entièrement disparu dans la débâcle.
+
+Les derniers billots tombés, un certain calme renaît. Le bois, qui au
+moment de sa chute disparaissait totalement dans les profondeurs de
+l'abîme, revient peu à peu à la surface de l'eau. Le petit lac, formé au
+bas de la cataracte, en est bientôt complètement couvert, et nous
+croyons tous que Jolibois est perdu.
+
+Quelques bons _habitants,_[9] très-pieux, se mettent à genoux et prient
+pour le repos de l'âme de notre brave conducteur.
+
+[Note 9: Nom général donné aux cultivateurs canadiens. Ces braves gens
+utilisent les loisirs de la morte saison en allant travailler au
+flottage du bois.]
+
+Soudain: _Lâchez l'écluse!_ est le cri vibrant qui frappe les oreilles.
+On reconnaît la voix du foreman. Un regard, dans la direction du cri,
+nous montre Jolibois, à moitié nu, luttant avec vigueur pour monter sur
+les bois flottants.
+
+_Lâchez l'écluse!_ c'est-à-dire, ne vous occupez pas de moi, mais pensez
+au devoir, lancez vivement l'eau pour faire flotter le bois pendant
+qu'il est libre. Ah! le brave homme!
+
+Des hourras formidables, des cris de joie s'échappent de toutes les
+poitrines.
+
+On s'empresse d'exécuter l'ordre du chef. Quelques-uns s'occupent du
+sauvetage, et tous félicitent cordialement le foreman, que apparaît en
+lambeaux. Une de ses épaules est assez fortement contusionnée, mais, à
+part cela, il est sain et sauf. Il sourit de satisfaction et paraît
+avoir fait une chose tout à fait ordinaire. Il n'a rempli que son
+devoir.
+
+Je dirai ici que l'on choisit toujours le foreman d'un chantier parmi
+les plus braves et les plus habiles. Partout où un danger réel existe,
+il ne demande jamais à personne d'y aller, il y va lui-même. Il se dit
+payé pour cela.
+
+L'habitude donne divers genres de courage. Ce brave Jolibois, qui, dans
+son état, affrontait la mort chaque jour, aurait certainement frémi au
+premier sifflement d'une balle à ses oreilles. De même, un vieux
+guerrier aurait tremblé en face du danger couru par Jolibois. Celui-ci,
+cependant, serait vite devenu un brave, dans le vrai sens du mot, car
+son âme était bien trempée.
+
+Je m'approchai discrètement du foreman au moment où il sortait de l'eau,
+et je le regardai avec admiration. Mes yeux étaient humides d'émotion.
+Ah! comme j'enviais la force et le courage de ce beau grand garçon,
+découplé en Hercule!
+
+Je le priai de me donner la main. Il le fit en souriant.
+
+--Allons, ce n'est rien, petit, ce que je viens de faire, et toi,--en me
+regardant profondément,--tu en feras autant plus tard.
+
+Ces paroles me sont restées gravées dans la mémoire. Il est doux à la
+vanité humaine d'entendre de semblables prédictions dans la bouche d'un
+pareil homme.
+
+Hélas! non, mon brave, mon bon Jolibois, je n'en au jamais fait autant,
+car j'ai quitté tout de suite ton rude métier! J'aurais cependant été si
+fier de voir ta prédiction s'accomplir!
+
+La Shwaugan _clairée_, le flottage se fait dans la rivière l'Assomption,
+dont les eaux sont presque partout assez profondes pour porter le bois.
+A certains endroits cependant, les rapides assez difficiles donnent
+parfois de grands travaux.
+
+Le système de flottage change beaucoup dans les eaux profondes.
+
+Les hommes sont répartis en trois groupes: un sur chaque rive et le
+troisième dans des chaloupes.
+
+Chaque chaloupe est montée par quatre flotteurs, dont deux sont armés de
+perches ferrées, longues et fortes, et les deux autres, de leviers à
+crochets. A ces hommes incombent la besogne de faire dégringoler les
+billots arrêtés par les rochers.
+
+Si un barrage se forme, une chaloupe s'y dirige tout de suite. Les
+porteurs de leviers travaillent alors, pendant que les deux autres,
+armés de perches s'arc-boutent, chacun à une extrémité de l'embarcation,
+la maintenant immobile dans les endroits les plus dangereux.
+
+L'adresse et la force de ces hommes ne souffrent pas de comparaison. Ils
+ont une telle solidité dans les muscles, qu'il peuvent conduire une
+chaloupe d'une rive à l'autre, dans les plus puissants rapides, sans
+céder un pouce au courant.
+
+A joliette, une jam s'était formée sur le barrage d'un moulin, en amont
+de la ville.
+
+Un équipage arrive immédiatement sur les lieux. En quelques instants, la
+circulation est rétablie, mais menace d'être de nouveau embarrassée par
+un amas de billots qui se forme au pied de la digue. Celle-ci domine le
+niveau de l'aval de la rivière de sept à huit pieds. Son déversoir livre
+passage à une nappe d'eau de trois pieds de profondeur.
+
+Il est facile de concevoir la force d'attraction engendrée par cette
+masse énorme, attirée par une chute de huit pieds. Les hommes n'hésitent
+aucunement.
+
+Laissant leurs perches gratter obliquement le fond de la rivière, ils
+permettent à la chaloupe de glisser avec précaution et lentement jusqu'à
+la chute.
+
+Arrivé au barrage, l'homme de l'avant qui tient sa perche en arrêt la
+fiche solidement dans le bois de la digue, se campe sur le pont de
+l'embarcation, et, d'un effort surhumain, arrête net la chaloupe. Son
+camarade de l'arrière se cramponne à son tour.
+
+Une bonne assise de fond, trouvée pour la perche, leur permet de laisser
+encore l'embarcation suivre le fil de l'eau, de manière que la
+demi-partie antérieure de la chaloupe arrive à surplomber, dans le vide,
+le gouffre liquide; et plus rien ne bouge.
+
+Les deux hommes armés de leviers, se penchent alors en dehors de la
+barque et travaillent à leur aise à déloger les billots.
+
+Ceci dure un bon quart d'heure, pendant lequel une seule défaillance de
+la part des deux autres hommes peut les précipiter tous dans l'abîme.
+
+Mais ils en ont vu bien d'autres.
+
+Les pieds cloués sur le pont de la chaloupe, le corps roide et dur comme
+le roc, les muscles d'une sûreté d'acier, les deux hommes attachés aux
+perches, attendent patiemment que la besogne des camarades soit
+terminée.
+
+Le travail fini, il s'agit de remonter le courant.
+
+Un surcroît d'efforts prodigieux, alternant d'un homme à l'autre, a
+bientôt fait avancer la chaloupe, qui se dirige vers une autre jam comme
+si de rien n'était.
+
+Je remercie le sort de m'avoir convié à ces scènes magnifiques, et
+j'affirme que je n'ai jamais vu nulle part de travail plus herculéen que
+celui que fait si simplement le voyageur canadien.
+
+Quelques-uns de ces hommes sont en outre doués d'une adresse qui tient
+du prodige, dans le maniement des bois flottant librement.
+
+Un homme fatigué de marcher sur la rive pour suivre les billots, en
+attire un à lui et, aidé de sa longue perche qui lui sert de balancier,
+il saute sur la pièce de bois et se laisse aller à la dérive.
+
+Il s'amuse quelquefois à faire de brillants exercices. Se mettant en
+travers du billot, qui descend longitudinalement le courant, le voyageur
+fait face à une des rives, et piétinant sur la pièce de bois, il la fait
+rouler sous ses pieds avec une vitesse vertigineuse.
+
+Ces évolutions précipitées impriment un mouvement de propulsion au
+billot que traverse ainsi la rivière.
+
+L'homme courant toujours sur place, donne quelquefois au morceau de bois
+une impulsion de rotation si violente, que l'eau, soulevée par l'action,
+vole en l'air par-dessus la tête du flotteur, qui apparaît comme nageant
+dans un éblouissant arc-en-ciel, quand le soleil brille.
+
+Un novice, non habitué à ce genre d'exercice, ne pourrait tenir un
+instant en équilibre sur le véhicule cylindrique du voyageur. En mettant
+un pied dessus, il serait tout de suite lancé à l'eau.
+
+Ces légers aperçus de la vie accidentée de nos voyageurs canadiens me
+sont dictés par mes souvenirs. Mais je promets ici à ces vaillants
+garçons, qui forment une si grande partie de notre robuste population,
+de les étudier à fond quand je retournerai au Canada.
+
+Si je ne contribue pas à agrandir leur gloire, j'essayerai au moins de
+les faire connaître davantage.
+
+
+
+
+ XXVII
+
+ UNE COLONNE CAMPÉE
+
+
+On donne quelques jours de repos à la colonne.
+
+Notre camp est installé à une centaine de mètres de l'ancienne redoute
+construite à Aïn-ben-Khélil, en 1852. Il a la forme d'un rectangle, dont
+les faces sont couvertes par l'infanterie.
+
+Deux bataillons, une section d'artillerie, un escadron de cavalerie et
+les services administratifs nécessaires composent l'effectif.
+
+Les avant-postes comprennent une escouade par compagnie. En cas
+d'alerte, la section seule à laquelle appartient l'avant-garde prend les
+armes. Les autres restent au camp et dorment, s'ils le peuvent.
+
+Sur le front de chaque compagnie, on a creusé un grand trou circulaire,
+au fond duquel on allume des feux. Un rempart de sable protège les
+causeurs des intempéries du climat, qui est très-froid par une nuit
+d'hiver. Les parois de l'excavation sont garnies d'une banquette
+aménagée pour servir de sièges aux hommes, qui se chauffent avant de se
+retirer sous la tente.
+
+Ces feux de bivouac sont le rendez-vous des blagueurs et des loustics.
+
+Les chanteurs y donnent quelquefois de brillants concerts. Les Suisses
+et les Allemands excellent dans ce genre d'occupations. Ils forment des
+choeurs très-harmonieux.
+
+Les échos des montagnes du Sud-Oranais eurent souvent l'occasion de
+répéter les chants belliqueux des troupes hétérogènes qui composent la
+légion étrangère.
+
+Par une nuit bien sombre, lorsque les feux de bivouac fouettent le vide
+noir et estompent leur lumière sur les faces brunies, le spectacle de
+ces rassemblements tient de la fantasmagorie.
+
+Les costumes sont variés; quelques chasseurs d'Afrique se mêlent aux
+zouaves et aux légionnaires. Par ci par là, un artilleur jette sur
+l'ensemble la note sombre de son uniforme sévère.
+
+Les causeries roulent sur les marches précédentes et sur les entreprises
+probables de l'avenir. Les chefs sont ensuite passés au crible de la
+critique plus ou moins éclairée du troupier.
+
+Parfois un grand silence se fait, et tous les yeux sont fixement pointés
+sur la lueur capricieuse des feux. Les pipes fument avec ardeur, et
+chacun réfléchit au bonheur de ce monde.
+
+Puis l'heure avance.
+
+Quelques-uns se retirent discrètement.
+
+Enfin, lassés, énervés, les retardataires se décident à se fourrer sous
+la tente.
+
+Le lendemain, ça recommence.
+
+Des jours, des semaines, des mois entiers, il en est ainsi.
+
+Et quand l'ordre annonce un départ, tous respirent. Car on se fatigue
+plutôt du repos que des marches. Celles-ci éreintent le soldat, mais
+chassent l'ennui; tandis que le repos donne prise à la réflexion, de là
+souvenirs cuisants, idées sombres, désoeuvrement, apathie.
+
+La nature se donne quelquefois le plaisir d'émoustiller une colonne
+campée. Elle agit sous forme de vent ou de pluie.
+
+Les tempêtes de vent déracinent les tentes, et en sèment le contenu aux
+quatre points cardinaux. La pluie écrase ces mêmes tentes et amène des
+résultats identiques, sous une autre forme.
+
+L'an passé, mon bataillon se rendait de Géryville à Mascara. Nous avions
+un jour de repos à Saïda, petite ville qui se trouve à trois étapes au
+sud de Mascara.
+
+J'employai cette journée à assommer des poupées.
+
+Voilà un amusement assez bizarre! dira-t-on. Ma foi, oui, j'en conviens.
+
+Mais, étant sanguinaire par tempérament,--j'ai peut-être dit le
+contraire plus haut,--et n'ayant rien à détruire, dans les conditions
+déplorables de paix où nous vivions alors, j'éteignais ma rage sur
+d'innocents jouets.
+
+L'établissement qui offrait ces divertissements mérite l'attention.
+C'était un pot-pourri varié.
+
+L'ensemble se présentait sous la forme confuse d'une agglomération de
+tentes, vieilles, sales déguenillés, quelques petites rues étroites
+permettaient la circulation dans cette ville de saltimbanques, de
+charlatans, de marchands forains.
+
+Je m'approche.
+
+Au nord, une attrayante lucarne lance deux jets de flammes qu'il s'agit
+d'éteindre avec un fusil à capsule.
+
+J'y essaye mon adresse, mais je remporte une veste superbe, d'autant
+plus que les fusils tout amorcés m'étaient présentés par une dame
+borgne, aux plantureux appas.
+
+Honteux de mon insuccès comme éteignoir, j'essaye les pipes.
+
+Je prends un flaubert et je me venge sur les gambiers, qui volent en
+éclats au choc de ma balle bien dirigée.
+
+Satisfait, je respire largement, et, le front haut, je me lance sur la
+roue de la fortune.
+
+Le mécanisme de cette construction est assez simple: un rond de planche,
+à surface accidentée de petits trous concaves, rouges et noirs, sur
+lesquels se loge une boule.
+
+A l'extérieur, une espèce de catapulte à poignée que l'on attire
+fortement à soi, et à ouvrir ensuite brusquement la main. La boule,
+placée devant le bélier, en reçoit un choc violent et roule dans l'arène
+avec fracas.
+
+C'est le moment de s'émouvoir.
+
+L'attention s'avive, le mouvement se corse et l'émotion arrive à son
+comble quand, frémissante, la capricieuse bille, effleurant légèrement
+les trous noirs qui perdent, pour paraître vouloir se loger dans un
+rouge, et coquine, par une dernière oscillation, va mourir au fond d'un
+trou noir, au grand désespoir du malheureux joueur.
+
+Je tente donc le sort à la roue de fortune.
+
+Un grand jeune homme, malpropre et très-avenant, surveille l'opération.
+
+Je me prépare vivement à l'attaque, et lance le catapulte en action.
+
+Cric! crac!... Quelle course, mes amis, quelle course! La boule est
+affolée.
+
+Une violente anxiété m'étreint l'âme, et j'attends les événements.
+
+Enfin, je crois rêver quand le malpropre jeune homme m'annonce, d'une
+voix sourde, que j'ai gagné pour quatre sous de pralines.
+
+Je savourais encore les délicieuses sensations de mon succès, quand,
+vlin! vlan!... un tapage de tous les diable me fait jeter les yeux dans
+le fond de l'établissement.
+
+Un train de chemin de fer s'y promenait bruyamment. Ce train, bélier à
+ressort, frappait une bille qui tourbillonnait dans une arène semblable
+à celle décrite plus haut.
+
+On ne gagnait rien à manger à métier-là.
+
+D'ailleurs, l'enseigne suivante, inscrite en majuscules sur la façade de
+la gare du train: _Ici, on ne gagne pas de sucre d'orge_, prouve ce que
+j'avance.
+
+Je dédaignai cet amusement sans résultat, et je me dirigeai vers le sud.
+
+Le _massacre des innocents_ fut ce qui frappa mes regards.
+
+Arrêtons-nous ici. C'est le clou de la situation.
+
+Trois rangées de bonshommes, costumés avec fantaisie, regardent
+crânement le spectateur. Tout le monde y est mis en scène.
+
+Bismarck coudoie Polichinelle, qui fraternise avec le gendarme.
+Cartouche et Mandrin causent tranquillement avec la maréchaussée. Moltke
+donne la main à Gambetta. Baudry-d'Asson embrasse le colonel Riu. Le
+Czar presse le Sultan sur son coeur. Jules Ferry fait une risette
+engageante à Rochefort. Celui-ci, l'oeil amical, guigne tendrement Paul
+de Cassagnac, qui fait des mamours à Jérôme. Le petit Victor se soumet à
+son papa qui lui signe son abdication. La reine Victoria danse une gigue
+effrénée avec le Mahdi, au son d'un harmonieux violon tenu par Gordon,
+etc., etc.
+
+Concert touchant, qu'il s'agit de troubler avec des pelotes de
+guenilles.
+
+Tous ces personnages, pris au centre de gravité par une charnière,
+s'étendent sur le dos quand ils sont touchés.
+
+Je m'en donne à coeur joie. J'en abats, j'en abats... à un point tel que
+la petite patronne,--qu'elle est donc belle, la petite
+patronne!--m'offre dix cornets de pralines pour cesser le massacre.
+
+J'accepte.
+
+Ma tâche est remplie, et de m'écrier, comme un antique grand'homme: «Je
+n'ai pas perdu ma journée!»
+
+Sur ce, je vais me coucher.
+
+Je dormais comme le juste du Seigneur, quand brusquement je fus éveillé
+par un petit déluge qui, sous l'aspect d'un torrent fluet, venait avec
+fracas s'engouffrer dans mon oreille hospitalière.
+
+Aïe! quelque peu interdit, je lève la tête, et j'embrasse d'un oeil
+d'aigle la grandeur de la situation.
+
+Une pluie serrée nous rendait visite. Elle était en train d'inonder
+notre camp. Pas un souffle dans l'air. Seul, le bruit monotone et
+continu d'une de ces pluies que vous savez.
+
+Peu à peu, tout le monde est saisi de la réalité.
+
+Chacun se livre à l'occupation nécessaire d'empêcher sa tente de s'en
+aller.
+
+En Algérie, le troupier porte sur son sac une partie de la tente qui
+doit l'abriter. Moins de quatre hommes ne peuvent camper seuls. Avec les
+toiles vont les trois piquets, le support des cordeaux nécessaires.
+
+A l'arrivée sur le terrain de campement, les hommes se groupent par
+quatre, mais plus souvent par six, et montent leur tente. Boutonner les
+toiles ensemble et ficher le tout au sol, au moyen de piquets et de
+cordeaux, c'est le travail d'un instant.
+
+Ceci fait, l'un se procure la paille de couchage; l'autre cherche le
+bois pour la cuisine. Celui-ci fait un petit fossé qui facilite
+l'écoulement des eaux autour de la tente; celui-là place les couvertures
+et les effets.
+
+Enfin, tous vaquent à la besogne générale, et en quelques minutes
+l'installation est terminée.
+
+Quand le temps n'est pas au grain, on oublie quelquefois de faire le
+petit fossé. C'était arrivé dans notre camp de Saïda.
+
+Ma tente était dressée pour les six sous-officiers de la compagnie.
+L'occupation à laquelle nous fûmes tous forcés de nous livrer demande de
+l'attention.
+
+L'un des sergents, grognant avec énergie, tirait ferme le bas de la
+toile, tandis qu'un autre, agenouillé dans la boue, serrait sur sa
+poitrine le support que courbait la tension des toiles. Un troisième
+plaignait sa tunique maculée de boue et la tenait à bras tendus.
+
+Mon fourrier pleurait sur sa comptabilité casée dans une petite caisse
+où l'eau s'infiltrait comme dans un panier.
+
+Mon ordonnance, crachant avec fureur des jurons à faire frémir tous les
+cochers de l'univers connu, maudissait les colons, la pluie, l'Afrique,
+l'Algérie, Saïda et le reste: il ne réussissait qu'à se mouiller
+davantage.
+
+Quant à moi, stoïquement assis à la mode arabe, et tenant un support
+entre mes jambes croisées, je méprisais l'eau qui m'envahissait peu à
+peu.
+
+Les yeux fermés, je m'abandonne aux plus capricieux écarts de mon
+imagination.
+
+Je suis à Montréal, dans une chambre bien chaude.
+
+J'ai les pieds juchés sur la cheminée. Un bon cigare brûle entre mes
+lèvres.
+
+Un mien tendre héritier saute gaiement sur les genoux de ma gentille
+petite femme, qui me caresse de l'oeil.
+
+Le chat de circonstance, roulé sur un tabouret, ronronne paresseusement.
+Le non moins inévitable chien de tout intérieur qui se respecte repose
+son museau endormi sur ses pattes de devant, grandes allongées.
+
+Une douce lumière éclaire le tout.
+
+Au dehors, il fait un froid canadien. Une majestueuse tempête de neige
+sévit dans toute sa splendeur. Des violentes rafales frappent les vitres
+avec des sifflements aigus.
+
+Les trottoirs, encombrés de glace et de givre, sont impraticables.
+Parfois un grincement strident annonce le pénible passage d'un véhicule
+quelconque.
+
+De rares passants, renfrognés dans d'immenses collets de paletot, se
+frayent un difficile chemin à travers l'amoncellement des neiges.
+
+Soudain un cri perçant traverse l'épaisse atmosphère gelée. C'est un
+petit vendeur de journaux annonçant aux populations enthousiastes le
+dernier fascicule des fameuses _Expéditions autour de ma tente._
+
+Le bonheur m'étouffe. Que je suis donc content de vivre et de voir
+clair!...
+
+Insensiblement, cependant, le chien et le chat se sont retirés de la
+scène... Ma femme elle-même a disparu dans une pénombre mystique...
+Tiens, tiens, tiens!
+
+Et mon héritier qui se sauve en me tendant les bras. L'âtre est devenu
+noir, la chambre, froide. Les carreaux se sont brisés, et la rafale,
+entrant avec violence me ramène vite au sentiment des choses.
+
+Aie, aie! quel contraste!
+
+L'eau monte, monte, et considérablement. Et cette ascension, dont
+l'effet immédiat est de refroidir sensiblement la partie inférieure de
+mon individu, ne me laisse bientôt aucun doute sur la réalité des
+événements.
+
+Ma vision a décidément disparu, mais le camp de Saïda me reste dans
+toute sa fraîcheur.
+
+La pluie avait détrempé le sol à fond. Les piquets, n'y tenant plus,
+s'arrachaient sous la tension des toiles. Les tentes s'abattaient
+lourdement sur leurs occupants.
+
+La scène change alors, et devient bouffonne.
+
+Le premier ennui essuyé, le troupier sait toujours y faire succéder la
+gaieté.
+
+Quelques-uns ont réussi à allumer des bougies, qu'ils protègent contre
+la pluie par tous les moyens connus.
+
+On rit, on chante.
+
+Ceux-ci jurent, ceux-là ramassent les effets. Enfin, chacun se livre à
+un travail quelconque, qui fait de l'ensemble un tableau vraiment
+féerique. On dirait une bande de sorciers, éclairés de feux
+fantastiques, dansant dans la nuit une sarabande diabolique.
+
+
+Trêve à tout cela. Il faut faire le café; car, sans le café, impossible
+de marcher. Ce breuvage, comme nous l'avons déjà vu, est la seule
+nourriture que prend le matin, avant le départ, le soldat en route.
+
+Allumer du feu? Inutile d'y songer.
+
+Entrer chez l'habitant? Ah bien oui! c'est bon quand on est une dizaine,
+et nous sommes six cents.
+
+On propose ceci, on propose cela; mais rien n'aboutit. Et l'heure du
+départ arrive avec le jour, sans qu'aucune décision pratique n'ait été
+prise.
+
+Oh! si l'on avait été en plaine, les choses se seraient bien passées
+autrement.
+
+Quelque forte que soit la pluie, on trouve toujours moyen d'allumer du
+feu. Les hommes prennent du thym et le font sécher, sous leurs habits,
+par la chaleur de leur corps.
+
+Abritant ensuite ce combustible avec une toile de tente ou une capote,
+ils y mettent le feu, et réussissent ainsi à faire la soupe ou le café.
+
+Mais nous sommes en lieux habités. Aucune plante de la sorte n'existe
+aux environs. Et le bois ne sèche pas aussi vite que le thym.
+
+Enfin, il fallut renoncer à boire le café ce jour-là.
+
+A cinq heures, nous nous mettions péniblement en route.
+
+Nous marchions, nous marchions, nous marchions sans cesse. Pas une
+parole, pas une chanson n'égayait le trajet.
+
+Un cuisinier, loustic de ma compagnie, avait réussi,--je ne sais et je
+n'ai jamais su comment,--à faire du café. Se faufilant dans les rangs,
+sa marmite au bras, il servait aux camarades de ce breuvage, nectar
+mille fois délicieux.
+
+En ayant reçu un quart, je fus un peu ravigoté... Et la pluie tombait,
+tombait, et superlativement.
+
+Des ruisseaux, prenant source sur les képis, coulaient le long des
+habits. Chaque homme ressemblait à un arrosoir ambulant.
+
+Quel contraste entre cette promenade mouillée et celle que je faisais
+sur cette même route quelques années avant: j'étais pékin, alors. Je
+voyageais en diligence, et j'avais pour compagne une houri avec tous les
+yeux noirs possibles.
+
+J'ai une démangeaison terrible de raconter cette aventure, mais je me
+retiens.
+
+Le calendrier marquait alors 18.., et nous sommes en 18... Puis-je
+l'oublier, grand Dieu, en voyant ce que m'entoure!
+
+Enfin, nous voilà à l'étape.
+
+Le camp délimité, pas un homme ne bouge. Tous s'entre-regargent d'un air
+hébété.
+
+A nos pieds, de la boue jusqu'aux chevilles. Au-dessus de nos têtes, des
+nuages et une pluie... toujours surabondante.
+
+Impossible de défaire les courroies du sac, un engourdissement complet
+ayant saisi les articulations. Un quart d'heure se passe avant de
+pouvoir se déboucler.
+
+Ceci fait, autre difficulté. On ne peut déboutonner les guêtres. Une
+roideur énergique tient ferme la colonne vertébrale, qui refuse de
+fonctionner. Et... Aïe! oh! la la!... effort inutile, pas moyen de se
+baisser.
+
+Le linge entièrement mouillé. Rien de sec.
+
+Un frisson, prenant naissance à l'endroit du dos que cachait le sac,
+donne à tous de violentes secousses, où la fièvre a sa part.
+
+Quelques-uns commencent à courir en tous sens. Bientôt une multitude de
+malheureux piétinant dans la boue avec rage, imitent les premiers.
+
+Joli spectacle, et bonheur parfait!
+
+Une demi-heure s'écoule avec ces exercices, aussi monotones que
+réjouissants. Un peu de souplesse revient aux membres paralysés. L'épine
+dorsale se soumet, et l'on déboutonne les guêtres. Le sang circule.
+
+Les nuages deviennent bons garçons, et s'en vont peu à peu. Un lointain
+soleil risque un rayon discret, bientôt suivi de plusieurs autres.
+
+Les habitants sortent des maisons. Ils nous apportent, qui du vin chaud,
+qui du lait, etc.
+
+On trouve du bois sec. On allume du feu. On fait le café, que l'on boit
+bien chaud; quel soulagement!
+
+On monte les tentes, on fait sécher les habits. On renaît à la gaieté.
+On chante. On s'ennuie. On se fourre sous la tente, et l'on fait la
+sieste...
+
+Notre camp d'Aïn-ben-Khélil fut aussi souvent assailli par de violentes
+pluies; mais elle n'y causèrent pas tant d'embêtement qu'à Saïda, car le
+matin ne nous ordonnait pas de partir.
+
+La pluie est toujours supportable quand un camp est stationnaire. On n'a
+qu'à rester sous la tente, où l'on se moque des éléments.
+
+Cependant le vent est quelquefois terrible, car il fait voyager les
+tentes dans la plaine. Et cela m'amène aucune satisfaction.
+
+Dès les premier jours de notre installation à Aïn-ben-Khélil, les
+aquilons des gorges voisines vinrent furieusement souffler sur nos
+logis.
+
+On avait donné à chaque compagnie une grande tente conique pour le
+bureau du sergent-major. La comptabilité de la compagnie y était
+installée. J'y passais des jours entiers à mettre un peu d'ordre dans
+nos paperasses, que les marches nous avaient forcés de négliger.
+
+Le fourrier et moi logions dans une petite tente, à trois pas de là.
+
+Un soir, après avoir soigneusement bouclé notre bureau, nous nous étions
+couchés avec l'intention bien évidente de dormir. Un reste remarquable
+de fatigue nous y engageait.
+
+Ayant brûlé la pipe traditionnelle, je me mis en devoir de suivre
+l'exemple de mon compagnon, qui ronflait déjà.
+
+Je dormais depuis plusieurs heures quand un certain bruit, d'abord
+impossible à définir, mais qui bientôt se traduisit par des coups mats
+et saccadés, me fit bondir sur ma litière de paille.
+
+C'était mon ordonnance qui enfonçait les piquets de notre tente à grand
+renfort de maillet.
+
+Le vent soufflait en tempête.
+
+Je me précipitai dehors, et, hélas! un côté de notre tente-bureau
+m'apparut battant les airs, l'autre menaçant de suivre son exemple.
+
+De nombreux papiers voltigeaient dans toutes les directions. Certaines
+taches indécises, fuyant comme l'éclair et accompagnées de froissements
+bruyants, m'annonçaient, à chaque instant, que ma comptabilité me
+quittait en détail.
+
+J'eus au coeur une immense douleur. Quoi! mes chères paperasses, jadis
+peut-être trop fidèles, se sauver ainsi! Pouah! quelle ingratitude!
+
+Mon fourrier ne prend pas le temps de s'attendrir. Il est bien plus
+pratique. Il charge en tous sens comme un enragé. Tantôt, s'abattant
+avec la rapidité de la foudre, il saisit avidement une _feuille de prêt_
+en fuite; tantôt, bondissant comme un tigre, il accroche au vol un
+ingrat _bon de vivres._
+
+Son exemple est contagieux.
+
+Mon ordonnance capture aussi plusieurs _bulletins de versements_
+fugitifs.
+
+Moi-même électrisé enfin par leurs gestes, je happe au passage quelques
+_bons d'habillement_.
+
+Mes _situations journalières_ se font surtout remarquer par leur
+empressement à quitter ma tente. Certainement qu'elles se sauvent plus
+vite, et en plus grand nombre, que mes _bons de campement_. Ceux-ci
+cependant et les _extraits de masse_ rivalisent de zèle à courir, mais
+ils ne sont pas à comparer avec mes _situations journalières_.
+
+Rien ne peut exprimer la rapidité de celles-ci. Le lendemain, les hommes
+m'en rapportèrent une douzaine. Ils les avait trouvées, tristement
+accrochées à des buissons, à un ou deux kilomètres du camp.
+
+Parmi mes fidèles, je cite mes livres. Ils restèrent attachés au bureau.
+
+J'ai pu croire cependant, par le frétillement impatient de leurs
+feuillets, qu'ils avaient aussi été tentés d'aller faire l'école
+buissonnière. Mais, malgré le grand vent, leur poids a dû être un
+sérieux obstacle à leur déplacement.
+
+Ils jugèrent donc à propos de rester fidèles au poste. Quoi qu'il en
+soit, je leur donne un bon point.
+
+Mon ordonnance jurait par séries successives et graduées, et tiraillait
+violemment les pans de la tente. Aussitôt une corde fixée au sol,
+aussitôt il courait à une autre; mais celle-là s'envolait avant que
+celle-ci eût été attachée.
+
+De là, grincements de dents et nouveaux efforts de sa part.
+
+Mon fourrier, ayant réussi à saisir quantité de fuyards, s'était couché
+à plat ventre, tenant sous lui ses captifs. Dans cette intéressante
+position, il attendait que notre bureau fût de nouveau sur pieds.
+
+Après maints efforts, souvent renouvelés sans succès, nos fichons enfin
+notre grande tente au sol. Et l'on essaye ensuite de réparer les dégâts.
+
+Une quantité innombrable de papiers manquaient à l'appel.
+
+Ayant, à la lueur d'une bougie agitée, classé ce qui restait, j'attendis
+le jour.
+
+De toutes parts nous arrivaient des papiers, des cris, des chaussettes
+russes, des jurons, des képis, des furieux courant à fond de train. Au
+jour, les environs du camp nous apparaissent pittoresquement parés d'une
+variété d'ornements: caleçons, bonnets de nuit, chemises, tentes
+entières.
+
+On se met courageusement à la besogne.
+
+A midi, le vent ayant cessé, les pertes étaient presque toutes réparées,
+et les fuyards rentrés au bercail.
+
+J'en excepte cependant une page récalcitrante de mon _carnet de tir_,
+qui ne me revint que trois jours après. Un troupier l'avait trouvée
+soigneusement cachée dans un ravin, à trois kilomètres du camp.
+
+Les gens paisibles, tranquillement assis sur le légendaire rond de cuir,
+croiront peut-être que ces événements de pluie et de vent causent de
+véritables malheurs au guerrier campé.
+
+Qu'ils se détrompent! La tempête est souvent pour lui un agréable
+passe-temps. Mieux vaut-elle qu'une monotonie accablante.
+
+Le plus grand ennemi, c'est l'ennui.
+
+Rien de plus puissant que ce sinistre compagnon. Quant ce monstre-là
+étreint franchement un mortel peu d'espoir d'en échapper.
+
+Il faut toute l'énergie d'une grande âme pour se débarrasser des griffes
+de l'abrutissant démon.
+
+J'ai été, comme le commun des mortels, souvent aux prises avec le
+spleen. Eh bien! là, vrai, je désespérais de mes facultés. Je désirais,
+avec toute l'ardeur de mon âme immortelle, être victime d'une peine,
+d'un malheur, d'une maladie quelconque.
+
+Quel bonheur si j'avais pu avoir une grave blessure qui m'aurait bien
+fait souffrir! Enfoncé le spleen! Enfoncé les plates journées! Une bonne
+et sérieuse souffrance à dorloter, à choyer, voilà de l'occupation!
+voilà qui chasse les miasmes abrutissants des longs jours inoccupés!
+
+Je me serais écrié, après Descartes, avec une petite variante cependant:
+«Je souffre, donc je vis.»
+
+Ah! ouais! jamais mes voeux ne furent exaucés. Pas la plus petite
+égratignure. Rien à déplorer.
+
+Alors, soudain, je me rappelle que le monde est plein de lecteurs à
+assommer, et de courir à mes plumes, et de verser des flots d'encre.
+
+Voilà comment furent engendrées les célèbres _Expéditions autour de ma
+tente_.
+
+Et, ma foi, tant pis!
+
+
+
+
+ XXVIII
+
+ MES PRISONS
+
+
+Silvio Pellico eut huit ans de Spielberg pour son _Conciliateur_;
+Paul-Louis Courier, deux mois de Sainte-Pélagie pour son _Simple
+Discours_. Je ne dirais rien de Béranger, qui fut longtemps à l'ombre
+pour ses chansons, ni du Masque de Fer, prisonnier et mort pour cause de
+naissance, si Mirabeau n'avait aussi dû à ses dettes quelques années de
+tranquillité à l'île de Ré.
+
+De même Louis-Napoléon, pendant six ans, ne s'amusa guère, paraît-il au
+fort de Ham. Et puis Latude, ce pauvre vieux!
+
+Oui, tout cela, c'est bien triste; cependant ces gens-là avaient le
+droit d'être en prison; et moi, j'y fus mis pour... un vrai crime.
+
+C'est pénible à avouer, allez! mais enfin, j'ai subi quinze jours de
+prison pour avoir bu un café en ville. Un tel forfait peut paraître
+effrayant. On me sait homme de bien, bon militaire, et l'on hésitera
+avant de me croire coupable d'une telle infamie.
+
+Hélas! il n'y a pas à dire, il faut ajouter foi à ce que j'avoue. J'ai
+réellement commis l'attentat, et là-dessus écoutons mon récit, en
+essayant de contenir notre indignation.
+
+Avant d'être soldat, j'habitais Paris. Je ne m'y ennuyais pas du tout,
+car j'étais sans le sou depuis longtemps.
+
+Rien comme un gousset plat pour chasser l'ennui. Le moyen de cultiver le
+spleen un brin, quand on se pioche l'imagination pour trouver à dîner!
+
+Toujours est-il que j'étais à Paris.
+
+J'y avais de bons amis, dont deux, à mon départ m'accompagnèrent à la
+gare de Lyon. La séparation fut triste, comme on s'en doute bien.
+
+J'ai juré une reconnaissance éternelle à ces deux amis, et, ô miracle!
+je ne les ai pas encore oubliés.
+
+Puis le train m'emporta vers Marseille.
+
+Le trajet ne fut pas gai, mes pensées me rendant sombre comme un cyprès.
+J'abandonnais tout, et à mon âge, impossible de revenir en arrière.
+Finies les escapades d'autrefois. Devenu sérieux, il me fallait, coûte
+que coûte, percer ma voie dans une nouvelle carrière.
+
+Arrivé à Marseille, on me relégua au fort Saint-Jean.
+
+Cette place est d'un aspect assez riant, vue de dehors, mais l'opinion
+s'altère une fois à l'intérieur. Corvées de balayage, corvées de ci,
+corvées de ça; enfin, ça manque d'amusements.
+
+Pendant un moment de répit, je regarde classiquement la mer.
+
+Au loin, à gauche, le château d'If, comme un point à l'horizon; à
+droite, un long filet noir, s'avançant dans les flots, indique la limite
+de la Joliette. Plus loin, bien loin, quelques vaisseaux microscopiques,
+comme autant de taches grises sur le ciel bleu.
+
+A mes pieds, le tapage ordinaire de tout port maritime.
+
+Ici, un voilier vide sur les quais son chargement de houille; là, un
+autre vomit sa cargaison de tonneaux de sucre. A côté, un grand vapeur
+fume de tous ses pores, et s'apprête à lever l'ancre; plus près, un
+paquebot venant de Chine tâtonne et cherche à accoster.
+
+De nombreux bateaux de pêche étalent, sur leurs ponts gluants, les
+produits variés de la Méditerranée. Des balancelles espagnoles ou
+italiennes, fourrées partout, regorgent d'oranges et de mandarines.
+
+Au second plan, une perspective de mâts et de vergues cingle les flots,
+comme autant de hachures entrecroisées.
+
+Partout circulent un grand nombre d'embarcations légères, montées par
+des équipages multicolores. Les unes chargées de fruits, offrent leur
+marchandise dans toutes les langues du monde, avec ce son de voix
+particulier aux gens de lamer; les autres, maniées par des pêcheurs,
+reviennent à la hâte, avec leurs prises: la pieuvre montre son corps
+noir, à travers un fouillis coquillages, entremêlés de langoustes et de
+homards.
+
+Étendus sur les sièges rembourrés des chaloupes luxueuses, quelques
+promeneurs, touristes américains ou anglais pour la plupart, regardent
+le tout d'un air indifférent.
+
+Lentement, le jour baisse.
+
+Le grand navire est parti et disparaît du côté de la haute mer. Le
+paquebot de Chine a débarqué ses passagers, qui s'éloignent d'un air
+affairé. Les pêcheurs, attardés, se sauvent, en trottinant, un panier de
+poisson sur la tête. Les marchands cessent peu à peu leurs cris, et tout
+commence à prendre cette teinte indécise, qui n'est ni le jour ni la
+nuit.
+
+Mon regard, vague de réflexions, plane sur cette vie intense qui se
+meurt.
+
+Ma pensée est au pays. Je revois les miens et me rappelle les scènes du
+départ: un ami, me serrant la main, détourne le tête pour me cacher son
+émotion; un frère qui m'accompagne silencieusement à la gare, ma mère...
+une soeur...
+
+--Que faites vous là? me crie une voix, vous manquez à l'appel. Allons!
+entrez manger votre soupe.
+
+Cet ordre me ramène vite au devoir. J'entre et je mange ma première
+soupe. Quelques haricots, flottants, sans entraves, dans un maigre
+bouillon, deux tiges d'oignon, une demi-feuille de chou vert, une petite
+pomme de terre, un microscopique morceau de viande, quatre tranches et
+demie de pain: tout cela, c'était ma soupe.
+
+J'y allai hardiment, et le soir je dormais sur un banc dans la cour du
+quartier.
+
+Ces débuts militaires, pour un brave capitaine du 65e bataillon de
+carabiniers du Mont-Royal, ex-sous-officier d'état-major dans le
+bataillon provisoire de la Rivière-Rouge, ex-caporal dans l'armée de la
+grande République, ex..., n'étaient presque pas empreints de succès.
+
+Mais le courage, la volonté... Nous nous embarquâmes le troisième jour.
+
+Le détachement était en quatrième classe.
+
+Un matelot me vendit le privilège de coucher dans son hamac noir et
+crasseux. J'étais tout près des machines, ce qui, cependant, valait
+mieux que de rester sur le pont, au grand air, pendant trois jours.
+
+La suie me barbouillait le visage, le bruit m'empêchait de dormir, mais
+je n'étais pas trop malheureux, allons!
+
+Le matin, quand je montais sur la dunette, je ne me réjouissais pas de
+ma face noire, et une migraine aiguë me donnait une certaine
+préoccupation.
+
+Nous accostons à Oran.
+
+Un caporal russe me reçoit au quai, un caporal italien m'installe au
+fort.
+
+J'y reste quatre jours, puis nous voilà en route. Quatre étapes, nous
+toucherons au port.
+
+Marcher militairement équipé est très-fatigant, mais en pékin, cela
+dépasse l'imagination. Les chaussures sont serrées généralement, et les
+pieds, les pieds, le soir, à l'étape!
+
+Nous entrons à Bel-Abbès.
+
+A l'arrivée au quartier, un reste d'élégance de costume, faisant tache
+sur l'ensemble du groupe des conscrits, attire l'attention sur ma
+personne.
+
+Apprenant qui j'étais, on m'invite à dîner. Les sous-officiers faisaient
+l'honneur de la fête. Arès le repas, on propose d'aller prendre le café
+en ville.
+
+Attention, ici, les événements se précipitent, et bientôt nous verrons
+la conséquence d'un proposition aussi hardie.
+
+Tous consentent à sortir, mais que faire de l'invité? Je n'étais pas
+habillé, c'est-à-dire que j'avais encore mon costume bourgeois.--Et
+défense était de quitter la caserne sans être en tenue.
+
+Un sergent tranche la question et on m'affuble des effets de son
+ordonnance.
+
+Je passe intact sous les Fourches Caudines en piou-piou, et j'avais
+trois heures de liberté devant moi.
+
+Mes malles à l'hôtel me permettent de me vêtir avec la plus exquise
+recherche, et le soir, après avoir bu le fatal café, je faisais mon
+apparition en pschutteux vlan.
+
+A peine étais-je au lit, que le sergent de semaine, gonflant sa voix au
+diapason du ton de service, lance mon nom aux échos endormis de la
+chambrée.
+
+Saperlipopette! Comme j'avais peur!
+
+Je ne reconnaissais plus ma voix, quand je lâchai le sacramentel:
+_Présent!_
+
+--L'adjudant vous demande, me dit cet excellent guerrier.
+
+Cré nom d'un chien! me voilà pincé!
+
+Je m'habille avec soin et j'arrive, tremblant, devant le redoutable
+fonctionnaire.
+
+L'adjudant est la terreur du quartier. Il y gouverne en souverain, et
+malheur aux fauteurs de la discipline.
+
+Il m'interroge sur ma sortie, j'avoue mon crime et il me fourre à la
+salle de police.
+
+Tous savent ou ne savent pas ce que peut bien être une salle de police.
+Il y a des variantes, mais voici la moyenne:
+
+Une grande chambre, percée de petites lucarnes masquées. Une lumière
+sombre y règne le jour; la plus parfaite obscurité, la nuit.
+
+Comme ameublement, sur toute la longueur, un simple lit de camp, séjour
+incontesté et incontestable de millions de punaises. Jour et nuit, ces
+intéressantes petites bêtes enseignent aux pénitents l'étude de la
+patience et l'emploi des dix doigts dans l'art de se gratter.
+
+Dans un coin, pour les nécessités urgentes, se dresse un tambour, d'où
+s'exhalent d'âcre parfums.
+
+Une cruche d'eau, des rats, un balai, des cafards, des puces complètent
+l'ameublement.
+
+Une quinzaine d'hommes grouillent constamment dans ce séjour de
+pénitence.
+
+En entrant, un choc violent me coupe net le sifflet. Ça ne sentait pas
+bon du tout. Insensiblement, les voies respiratoires se soumettent, et
+je m'habitue à cet oxygène extravagant.
+
+Tâtonnant, je parviens à me loger dans un coin, non sans avoir, au
+préalable, soulevé quantités de jurons expressifs.
+
+On voulut voir le nouveau camarade. Un curieux allume une bougie, et...
+Péché! Miséricorde! Quel orage! Quelle tempête! Jamais je n'avais été à
+pareille noce!
+
+Gibus! Tuyau! Bolivar! Chapeau! Canne! Enlevez-le!... Des faces
+narquoises s'épanouissent dans un rire effrayant, des crampes
+envahissent les ventres, des suffocations précipitées tordent les
+flancs. Je suais comme un arrosoir.
+
+Je me regarde.
+
+Ma dextre, gantée proprement, tenait le stick pschutteux, ma redingote,
+irréprochable, était correctement croisée sur ma poitrine. Droit et
+rigide dans un coin, un chapeau haute forme élégamment assis sur le
+sinciput, je devais faire une de ces têtes...
+
+J'étais victime de l'émotion qui m'avait bêtement empêché de laisser
+dans la chambre tout cet attirail élégant, probablement plus convenable
+sur le boulevard que dans une salle de police.
+
+Je sentais une sourde colère s'emparer de moi. Tas de morveux! va! si je
+daignais seulement faire jouer mes biceps, la scène changerait.
+
+Mais j'eus la bonne idée de réfléchir,--la réflexion, c'est mon
+fort,--et je me mis à rire aux éclats, avec un entrain tel que c'en
+était un bouquet de fleurs.
+
+On fut interdit, j'explique ma situation, on a pitié de moi et l'on me
+fait une place sur le lit de camp.
+
+Mais là, sans blagues, ma position me paraissait alors pleine d'intérêt.
+Quoi, ma bonne volonté? méconnue. Mon ardent patriotisme? vain mot. Me
+fourrer aussi carrément en prison... Je tenais une légère attaque de
+découragement.
+
+Il est assez facile, et même du meilleur ton, de rire de tout, mais je
+défie qui que ce soit d'avoir une gaieté folle dans une situation
+pareille. Ames sensibles! Appréciez ma première nuit de salle de police!
+
+Il me restait l'espoir d'être libéré le lendemain. Car enfin, je ne suis
+pas coupable. J'ai enfreint la consigne, il est vrai, mais à
+l'instigation de sous-officiers. Si quelqu'un doit subir un châtiment
+pour cette faute, ce sont, sans contredit, ceux qui entraînèrent le
+conscrit. Au lieu de me guider dans la bonne voie, les sergents avaient
+fraudé le règlement en m'habillant pour me faire sortir en contrebande.
+Tant pis pour les sous-officiers s'ils agirent avec légèreté. Mon péché
+ne provient que de mon ignorante des choses, dont la connaissance aurait
+dû m'être communiquée par ceux qui me forcèrent à enfreindre les ordres.
+Incontestablement le droit est pour moi.
+
+Tel est mon raisonnement, sous les verrous. Fort de la justice de ma
+cause, j'essaye de dormir. Des cauchemars me troublent toute la nuit,
+les punaises font merveille, et le jour me rend l'espoir d'être élargi.
+
+Une clef grince dans la serrure. Enfin! je serai libre! Le caporal de
+garde entre, sourit avec amabilité, et me montrant trois fois ses cinq
+doigts, m'apprend que j'avais quinze jours de prison.
+
+Boum! Ça y était!...Ça t'apprendra, misérable bourgeois, pékin brumeux,
+boudiné juteux, à aller prendre le café en ville avec tes supérieurs!...
+
+Ce mot de prison me tintait aux oreilles comme un glas funèbre. C'est
+certain, allez! que je n'avais pas envie de rire.
+
+On me conduisit à la prison. Je montais d'un grade.
+
+Ma nouvelle résidence ressemblait à l'autre: c'était son sosie.
+
+Comme dernier arrivé, j'avais la plus mauvaise place.
+
+L'heure des corvées arrive. Un peu remis, je fais contre fortune bon
+coeur, et je débute, dans l'expiation de mon crime, en faisant fonction
+de cheval, au tombereau chargé de balayures du quartier.
+
+J'y allais, sans conviction, mais j'obtins d'assez grands succès
+cependant. Mon gibus surtout causait une douce désopilation aux
+guerriers spectateurs.
+
+Enfin, je pris goût à mon travail, et peu à peu je passai maître dans
+l'art de tirer au brancard.
+
+L'adjudant, émerveillé, me promut balayeur.
+
+Là, mes vraies aptitudes se révélèrent. Je n'étais pas balayeur, j'étais
+épatant. J'excellais dans le choix des balais, et je leur donnais
+toujours une tournure soignée. La poussière et les feuilles se
+rangeaient délicatement, sans s'envoler, devant les poussées discrètes
+de mon arme. Quand je portais mon balai sur l'épaule droite, la figure
+épanouie du troupier admirateur me chatouillait vraiment.
+
+Enfin, j'obtins un succès tel que l'adjudant me prononça digne de la
+pelle.
+
+Ainsi, après huit jours de détention, j'obtenais ma troisième promotion.
+Chose inouïe dans les annales de la prison. Bien plus, ce même adjudant
+me promit le grade de chef d'atelier, si ma conduite se soutenait dans
+une aussi brillante persévérance.
+
+Très-vaniteux par tempérament, je me livrais au plaisir du succès
+acquis, au point d'oublier ma soupe.
+
+Bien des hommes, se croyant trempés à froid, succombent cependant sous
+le poids de la fortune!
+
+Après la sieste, je me précipite sur les pelles et, m'emparant de
+l'insigne de mes nouvelles fonctions, je fais un violent effort sur
+moi-même et je rattrape mon sang-froid.
+
+Comme à tout bonheur se mêle un peu d'amertume, le nouveau travail que
+l'on me confia faillit à tout jamais me détacher de la pelle.
+Heureusement que l'épreuve ne fut pas renouvelée.
+
+L'histoire est simple.
+
+Dans un coin du quartier, isolé de tout, s'élève un petit édifice,
+très-coquet à l'extérieur, mais l'expérience m'a prouvé qu'il ne se
+soutient pas à l'intérieur.
+
+Je ne veux pas le désigner autrement, quoique les Anglais n'hésitent pas
+à l'appeler chez eux: _water closets_.
+
+Deux heures de ma vie, qui est pourtant une chose bien courte, furent
+gaspillées, que dis-je? furent empoisonnées par l'intérieur de ce petit
+édifice coquet.
+
+Il faut bien tout détailler, quand on se mêle de parler de ses prisons.
+Témoin Linguet, qui dit de croustillantes histoires sur la Bastille.
+
+Patience cependant, car j'arrive à l'apogée de mon incarcération avec
+une dernière peinture de nos moeurs d'internés.
+
+Dix grands fourneaux cuisent les aliments d'un bataillon. A heure fixe,
+les cuisiniers retirent la viande des marmites et la partagent en parts
+égales.
+
+Les prisonniers, au courant des choses, accourent à la distribution.
+Chacun reçoit en cachette son os à ronger. On place un factionnaire qui
+avertit les dîneurs de l'approche d'une autorité quelconque.
+
+J'avoue, à ma honte, que cette occupation m'avait toujours déplu, quand
+j'étais simple balayeur. Mais la pelle me donna du nerf, et rougissant
+un peu, je crois, je priai un cuisinier de me donner ma part. Ce brave
+garçon fut stupéfié. Je l'ai toujours soupçonné de m'avoir pris pour un
+spécialiste, à qui la faim était inconnue. Il ne savait pas, sans doute,
+la cause de mon sommeil dans le tombereau de Chicago.
+
+Je reçus un énorme gigot. La glace était rompue, et, chaque jour depuis,
+je grugeais un bon morceau, à neuf heures et demie précises.
+
+Ces délices de Capoue me firent un peu négliger la pelle, et la fin de
+ma détention arriva sans que j'eusse l'honneur de passer chef d'atelier.
+J'en fus peiné, mais cet ennui était tempéré par le plaisir de respirer
+l'air libre.
+
+O jeunesse aventureuse, qui songez aux guerres, à la gloire, aux grades,
+méfiez-nous des prisons! Je vous jure ici, à la fin de cette peinture
+navrante, qu'il fait meilleur dehors!
+
+
+
+
+ XXIX
+
+ ENLÈVEMENT FRAUDULEUX
+
+
+Mon ami Z... était amoureux, et,--ce qui est plus grave,--au point de
+vouloir se marier.
+
+Juvénal du moment, je lui répétais: Quoi! mon bon, tu veux te marier? Et
+il y a tant de maisons qui ont cinq étages, tant de fenêtres béantes
+ouvertes, tant de cordes inoccupées! Et des ponts, des revolvers, des
+poisons!
+
+Mais que peut obtenir le sain raisonnement sur un homme pincé par le
+dieu de la jeunesse? Tous mes conseils tombaient dans l'eau, ou plutôt
+ne faisaient qu'aggraver le mal.
+
+Se marier paraît être assez facile à quiconque n'attache qu'une
+superficielle importance aux choses pratiques de la vie.
+
+Mais dans le mariage entrent plusieurs facteurs. D'abord il faut un
+homme et une femme. L'expérience des siècles nous enseigne qu'aucun
+mariage n'a pu réussir sans ces deux données.
+
+L'homme qui veut se marier possède bien le premier facteur, mais il lui
+faut trouver le second. On y arrive assez souvent, et là ensuite
+commencent les vrais ennuis.
+
+N'allons pas croire que ces ennuis proviennent de la valeur intrinsèque
+des futurs. Fi donc! il proviennent des convenances. Et les
+convenances?...
+
+Un jeune homme a une position, et il aspire à l'hymen. Il adresse une
+circulaire au ban et l'arrière-ban de ses parents, amis, connaissance.
+Il a de beaux appointements, il appartient à une bonne famille, il jouit
+de tant de milliers de francs de rente. De l'âge, du physique, des
+qualités morales du postulant, rien. Les rentes, la position, les
+appointements suffisent amplement à une jeune fille élevée dans une
+saine morale.
+
+Enfin on trouve la fiancée. Elle convient sous tous les rapports: elle a
+une belle dot.
+
+On ménage une entrevue. Gracieusetés extérieures sur toute la ligne,
+grimaces intimes des deux futurs. Ça ne fait rien. On s'aime par
+convention, on s'adore à 25,000 francs par an, et l'on ira devant M. le
+maire, d'autant plus tôt que les revenus des candidats sont plus gros.
+Si l'on allait manquer cette bonne affaire!
+
+Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font de cette manière.
+
+Ce qui m'étonne, c'est que beaucoup de ces unions sont malheureuses. A
+voir les soins qui accompagnent les pourparlers, j'aurais cru le
+contraire, mais je me trompe en ceci comme en bien d'autres choses.
+
+Il faut voir les bonnes amies, rongées de jalousie, raconter avec force
+commentaires le succès d'une jeune mariée. Peu jolie, presque pas de
+dot, elle a intrigué pour avoir M. X..., qui a 100,000 francs de rente.
+
+Pendant que les bonnes âmes sèchent sur pattes, la pauvrette se meurt
+d'ennui et cache ses larmes à son riche époux.
+
+Que le monde est donc beau! Pauvre Pangloss! que tu serais heureux si tu
+vivais au dix-neuvième siècle! Tu chercherais peut-être ton Candide
+comme Diogène son homme. Mais c'est égal, tu aurais lieu d'être
+satisfait. Je vois ici ta vieille bouche édentée crier, avec une suave
+satisfaction: Plus ça change, moins ça change: donc, tout est pour le
+mieux, C. Q. F. D.
+
+Quatre-vingt-dix-neuf mariages sur cent se font dans d'aussi bonnes
+conditions, oui, mais le centième?
+
+Celui-là se fait par amour.
+
+Un garçon voit une jeune fille, l'apprécie, l'aime, cherche à l'épouser.
+La fiancée répond aux sentiments de son amant. Les parents, bonnes et
+braves gens, facilitent leur union.
+
+Tout ça, c'est incroyable, et d'un rococo! Mais que voulez-vous, on ne
+peut être parfait. Notre aimable siècle des inventions, des arts, des
+sciences, doit bien avoir aussi quelques taches. Oui, malgré les efforts
+de la vraie morale, des doctrines pratiques et intelligentes, il se
+trouve encore de nos jours des gens assez naïfs pour se marier par
+amour.
+
+C'est moi qui plains ces pauvres diables. Mais d'où sortent-ils donc?
+Qui les a élevés? Où vivent-ils Demandons cela à qui le sait; moi, je
+l'ignore.
+
+Mon ami appartenait à cette dernière catégorie. Il aimais sa future, et
+celle-ci le lui rendait bien. Mais la maman de la jeune fille
+connaissait la valeur des gros sous, justement ce qui manquait à Z...
+
+De là, oppositions, tracasseries, entraves de toutes sortes qui
+centuplaient les désirs des jeunes gens. Finalement, défense formelle de
+se voir. Pleurs, soupirs, rien n'y faisait, la matrone était inflexible.
+
+Mon ami, garçon de moyens, savait se tirer d'un mauvais pas, mais il lui
+fallait un tiers.
+
+A cette époque, j'étudiais le métier difficile de vendre des paletots.
+Mes travaux prenaient fin le soir, à six heures. Je fumais
+tranquillement la pipe des réflexions, quand Z... l'oeil à l'orage, les
+cheveux en coup de vent, s'écroule, comme une avalanche, dans mon
+modeste logement.
+
+--Ah! mon pauvre vieux, toi seul peux me rappeler à la vie.
+
+--Fichtre! ça me flatte, mais tu ne me parais pas trop malade.
+
+Le sort m'est fatal. Si mon état se continue, je me fais sauter la
+cervelle.
+
+--Veux-tu que je t'ausculte? Sont-ce les poumons qui gémissent ou la
+moelle épinière que déménage?
+
+--Allons! allons! pas de blagues, j'aime à la folie et je suis aimé;
+mais une mère cruelle s'oppose à mes voeux. Ah! je me meurs.
+
+--Diable! ceci est tragique et très-grave. Il me semble difficile de te
+guérir. Si je pouvais aimer à ta place, hein?
+
+--Assez. Tu parles bien l'anglais. Ta binette a une certaine allure
+américaine. Tu vas te faire passer pour un citoyen de la grande
+République, et tu iras comme tel chercher ma fiancée.
+
+--Ah! ça, je le veux, mais comment?
+
+--Habille toi sur ton trente et un.
+
+--Très-bien.
+
+--Mets tes chaussures à talons plats et à becs de canard.
+
+--Parfait.
+
+Prends un chapeau de feutre mou et gris, mais gris, tu entends.
+
+--Compris
+
+--Tu portes moustaches et barbe au menton. Rase tes moustaches, et tu
+sera un _Yankee tschock_.
+
+--Aie! ça, ça m'ennuie. Pour toi cependant, je mettrais ma main au feu;
+ça serait dur, mais enfin... Après?
+
+--Ma fiancée parle l'anglais comme un cockney,--sa mère n'en sait pas un
+mot.--Elle est avertie de ta venue. Tu dois te présenter, sous le nom de
+Scudder, à neuf heures ce soir, dans la rue Amherst, pour la conduire à
+une _surprise party_. La mère est au courant de la chose, sa fille l'a
+préparée. Vous sortirez tous deux, je vous guetterai et je pourrai une
+fois encore, avant de mourir, embrasser ma chère Philomène. Donc, en
+route, et souviens-toi que tu tiens ma vie entre tes mains.
+
+--Compte sur mon amitié.
+
+Cette expédition me plaisait assez. Depuis longtemps je vivais dans un
+marasme malséant. Rien à faire. Puis, ne s'agissait-il pas de flouer une
+marâtre, qui s'opposait aux amours pures et honnêtes de deux aspirants à
+l'hymen?
+
+A l'heure fixée, j'arrive à la maison de Philomène, l'air suffisamment
+Yankee.
+
+On m'introduit. Je fais une question en anglais, la domestique reste
+tout baba. On me fait entrer au salon, et Philomène, que ne n'avais
+jamais vue, entre et me dit tout de suite: «Je suis celle que vous venez
+chercher.»
+
+Elle était tellement belle que je faillis perdre mon sang-froid
+britannique.
+
+Elle me présente à sa maman, qui se courbe en angle droit. J'en fais
+autant et me redresse, comme un ressort qui reprend sa roideur
+primitive.
+
+--C'est étonnant, dit la bonne femme, comme monsieur a l'air Canadien.
+On ne dirait pas du tout qu'il est Américain.
+
+Je riais dans mon ventre, mais ma figure était sombre et inconsciente.
+
+Z..., accompagné d'un camarade, avait eu la curiosité de me suivre de
+loin, pour voir comment je m'acquitterais de mon ambassade.
+
+C'était en été. La croisée était ouverte, les volets fermés. Et
+l'appartement, au rez-de-chaussée, permettait aux deux amis de se rendre
+compte des événements de l'intérieur.
+
+Rieurs constitutionnels tous deux, ils étouffaient dans leur mouchoirs
+les bouffées bienfaisantes occasionnées par ma face rasée aux lèvres. A
+la remarque de la maman sur ma parfaite ressemblance avec tous les
+Canadiens du Pays, ils n'y tiennent plus. Z... roule dans le fossé de la
+rue, se fourrant un mouchoir dans la bouche, s'enfonçant les côtes.
+L'autre, faisant un saut de carpe, s'affaisse comme un paquet, dans des
+étouffements épileptiques.
+
+La dame, entendant quelque bruit, ouvre brusquement les volets. Puis ne
+laissant rien paraître sur sa figure, elle ferme tout.
+
+--Ah! ces gamins! fait-elle.
+
+Toujours impassible, je prévoyais le moment où l'on me flanquerait à la
+porte, ne doutant plus que l'on ne fût au courant de l'affaire.
+
+Je soutiens mon rôle jusqu'au bout cependant, et, quelques minutes
+après, je sortais, grave comme un diplomate, Philomène au bras.
+
+J'envoyais Z... à tous les diables; mais devant le succès de mon
+entreprise, je commençais à croire qu'il n'y avait rien de cassé.
+
+Ah! ouais! la vieille était rusée. Elle avait parfaitement bien entendu
+les rires des deux camarades, et, comprenant l'affaire, elle voulait
+voir la fin de l'aventure.
+
+A peine étions-nous sortis, qu'elle se met à nous suivre.
+
+Trois ou quatre cents pas plus loin, je livre Philomène à Z..., à qui je
+fais de violents reproches sur sa curiosité. Il m'assure qu'il n'a pas
+été vu.
+
+Reprenant tous courage, nous nous dirigeons vers la demeure d'une amie
+commune. La soirée fut splendide d'entrain. Musique, danse, chant, rien
+n'y manqua. Et sur le tard, à l'heure convenable pour la fin d'une
+_surprise party_, nous reprenions allègrement le chemin de la rue
+Amherst.
+
+Je dépose Philomène chez elle, et, rejoignant Z..., nous nous livrons
+tous deux au bonheur divin de nos succès. Mon ami sautait, gambadait. Je
+l'imitais, avec moins d'entrain pourtant car je regrettais mes
+moustaches.
+
+Enfin, chacun entre chez soi pour se livrer à un sommeil bien acquis.
+
+La journée du lendemain se passe tranquille pour moi; mais, le soir, je
+vois arriver Z..., la tête entre les jambes. Il faisait un nez long
+comme ça................
+
+--Oh! mon cher, tout est perdu.
+
+--Encore!
+
+--Imagine-toi que la mère de Philomène a tout compris, tout vu.
+
+--Ah! diable!
+
+--Elle nous a entendus rire.
+
+--Je te le disais bien.
+
+--Et puis elle nous a suivis, et, passant la soirée à la porte de la
+maison où nous étions, elle s'est amplement repue de nos accès de
+gaieté.
+
+--Ça se corse.
+
+--Ce matin, elle tombe chez moi, et me fait une scène épouvantable.
+
+--Ça devient épique.
+
+--Elle me qualifie de toutes sortes de noms malsonnants.
+
+--Tu les mérites.
+
+--Mais ce n'est pas tout.
+
+--Continue.
+
+--C'est toi, mon pauvre vieux, qui fus salé.
+
+--Parbleu.
+
+--Comment, monsieur, criait-elle, avec une sainte colère, vous m'envoyez
+un homme qui a l'air respectable, à qui l'on donnerait le bon Dieu sans
+confession, une sainte nitouche enfin!
+
+--Ça, c'est très-flatteur pour moi, merci.
+
+--Il se fait passer pour un Américain, continuait-elle. C'est une vraie
+fraude, ça, monsieur, oui, une vraie fraude, et j'en verrai la fin.
+
+--Me voilà propre. Comment faire?
+
+--Je viens exprès pour réfléchir, avec toi, aux moyens de te tirer de
+là.
+
+--Réfléchissons...
+
+Nous faisons deux mines longues à perte de vue.
+
+Mon parti est vite pris.
+
+--Laisse cette bonne dame agir comme elle l'entendra; après tout, ça
+m'est indifférent.
+
+Mon ami se range à mon opinion, et nous sortons prendre le verre de
+l'amitié.
+
+Jamais plus je n'entendis parler de cette affaire.
+
+Et ces deux intéressants jeunes gens se marièrent peut-être?
+
+Hélas! je m'arrête ici, car je pourrais rendre sombre un chapitre que
+j'ai voulu faire gai.
+
+
+
+
+ XXX
+
+ EN PERMISSION
+
+
+Nous avions navigué cinq mois à patte, sur les mers d'alfa des
+Hauts-Plateaux. Pendant les grandes chaleurs, on mit le cap sur le Tell,
+et l'on jeta l'ancre, pour quinze jours à trente-deux kilomètres de
+Daya, port le plus voisin.
+
+Un ardent désir d'aller en permission s'empare alors de tout le monde.
+Les chefs, indulgents, accordent assez facilement quatre jours de congé.
+Chaque matin, c'était une émigration en masse.
+
+D'abord indifférent, je me laissai aller peu à peu au désir de faire
+comme tout le monde. Au bout de huit jours, j'en étais malade. D'autant
+plus que Bel-Abbès, en liesse, à l'occasion de sa fête patronale,
+m'attirait comme le fruit défendu.
+
+J'obtins la permission tant désirée, et le jour même je m'échappais seul
+du camp, afin de pouvoir gagner vingt-quatre heures.
+
+C'était imprudent, car avant d'arriver à Daya, il fallait traverser une
+forêt fréquentée par des maraudeurs.
+
+Je n'avais pas hésité cependant, et, après cinq heures d'une marche
+rapide, j'entrais sans encombre dans le murs de la bonne ville.
+
+Daya, pour une jolie ville, voilà une jolie ville. Deux rues qui se
+coupent à angle droit; au bout de la première, l'église, deux faméliques
+gamins, un bourriquot fiévreux, un Juif ivre, un tas de fumier où
+grouillent plusieurs poules. En tout, dix maisons. L'autre rue court du
+nord au sud. On y voit l'école où dorment cinq élèves à longs cheveux,
+l'institutrice à lunette qui lit un roman, deux _mercantis_ juifs,--on
+en trouve partout,--un troupier qui se promène, une rigole qui charrie
+une eau sale, un soleil de feu qui la brûle dans toute sa longueur.
+Total: treize maisons.
+
+Touchants rapprochements, mais je décris ce que je vois. Cette
+description a une tendance réaliste. N'y croyez en rien, cependant, elle
+n'est pas fidèle.
+
+Comme tout me semblait beau quand même, sur l'écorce terrestre!
+
+Quoi! une permission de quatre jours? Et des maisons, des tables, des
+femmes, des verres des bourgeois, des chaises, de la bière, un lit.
+Toutes ces choses-là existaient?... Ce n'est pas un rêve?... Je puis en
+jouir sans remords?...
+
+Et l'on se croit malheureux ici-bas. Merci! oh! merci!
+
+Mais il me fallait encore faire 70 kilomètres le lendemain pour arriver
+au terme de mes voyages.
+
+Il y avait une telle affluence de clients pour l'unique diligence, que
+je trouvai le cahier rempli de places retenues pour six jours à venir.
+
+J'intriguai puissamment pour déguerpir le lendemain, et, malgré tout mon
+habileté, je ne partis pas.
+
+Ainsi fut perdue la journée si péniblement gagnée la veille par une
+marche de sept kilomètre à l'heure.
+
+Le jours suivant, nous nous embarquons dix dans une bienveillante
+patache de six places.
+
+Ce véhicule mérite description. Il y avait quatre roues et deux essieux,
+disparaissant sous de multiples prolonges. Sur cet appareil, un boîte
+carrée, avec deux bancs latéraux pour six places, dans le sens de l'axe
+de la route. A ajouter le siège du cocher là où l'on sait. Deux croisées
+perçaient la boîte, l'une devant, l'autre derrière.
+
+J'obtins la croisée de devant. Si j'avais pu m'y placer à cheval comme
+Xavier dans son _Expédition nocturne_, j'aurais été très-mal; mais comme
+cela m'était impossible, j'étais encore plus mal.
+
+Tout le monde a vu une grenouille ramassée sur elle-même, prête à
+s'élancer dans le vide. Eh bien! c'était moi!
+
+Les jambes recroquevillées jusqu'au menton, les bras enlaçant le châssis
+de la croisée, le cou allongé dans une attente anxieuse, j'avais le côté
+opposé au ventre enfoncé dans l'ouverture, dont le cadre inférieur me
+coupait littéralement les cuisses.
+
+Soixante-dix kilomètres, à raison de huit kilomètres à l'heure, égalent
+neuf heures de voyage sur ce candide perchoir.
+
+Perspective:--premier plan: dos arrondi, casquette incroyable du cocher;
+second plan: cahots, ornières, montées, descentes.
+
+Nous partons.
+
+J'ai bien réussi. Au lieu d'attendre six jours, je partais le deuxième.
+Sans apparat, il est vrai, mais je partais enfin.
+
+Tout est là dans la vie. La fin, la fin, au diable les moyens!
+
+Eh! mon Dieu! si! c'est comme ça dans les grandes affaires du monde.
+
+On a trouvé autrefois qu'il fallait un bateau pour se rendre d'Europe en
+Amérique. Depuis cette inquiétante découverte, on se sert d'un bateau
+pour traverser l'Océan. Les uns prennent un sabre pour arriver à la
+gloire, les autres, une plume, et moi, j'ai pris une croisée de patache
+pour arriver au bonheur; et j'ai bien fait.
+
+Avec une goutte de philosophie, les mauvaises choses nous paraissent
+plus mauvaises encore, partant, ma croisée me semblait détestable.
+
+Consolation suprême cependant, j'avais le cocher.
+
+Ce brave garçon était un chef-d'oeuvre; ceci soit dit sans trop
+d'efforts.
+
+Si chacun apportait dans ses plans l'attention et les connaissances que
+ce cocher déployait pour conduire sa voiture jusqu'à destination, ce
+chacun deviendrait certainement un grand homme.
+
+Cet automédon classique nous la faisait en artiste.
+
+Contournant savamment les ornières dangereuses, il profitait de chaque
+mètre de bon chemin pour trotter ne perdant pas un pouce de terrain.
+
+Toujours souriant et plein de bonhomie, il rassurait d'un petit rire
+protecteur et bon enfant le voyageur qui lui criait sa terreur, à la vue
+d'un passage scabreux.
+
+L'événement donnait toujours raison au rire du cocher, et, après
+d'anxieux craquements, le véhicule reprenait son train-train, pour
+traverser bientôt de plus vilains endroits encore.
+
+Maintes et maintes émotions poignantes envahirent les âmes timorées des
+passagers, pendant ce mémorable voyage.
+
+Enfin Bel-Abbès se montre aux regards avides.
+
+Dans un lointain rapproché, apparaissent ses cheminées, ses dômes, ses
+minarets orientaux, construits par les Occidentaux. Un rouge soleil
+couchant colore la masse inerte de ses constructions bariolées, et les
+grands platanes, qui enlacent cette charmante ville, jettent, dans les
+feux du soleil, la note chatoyante de leur verdure de bon aloi.
+
+Le chemin était empierré à cet endroit. Le cocher en profita, et nous
+filions un train d'enfer.
+
+A la nuit tombante, la ville promise nous ouvrait ses portes.
+
+Un moraliste estimable a dit: «La frugalité aiguise les appétits», et je
+dis comme lui.
+
+Un homme qui vient de se nourrir de la misère de la plaine, pendant de
+longs mois, trouve tout beau: maisons, arbres, enfants, réverbères et
+chiens d'aveugle. Et comme un idiot, il s'étonne de ne s'en être pas
+aperçu plus tôt.
+
+Je respirais avec joie la poussière civilisée, je m'extasiais devant
+l'étalage d'un marchand de bibelots indigènes, fabriqués à Paris; je
+m'arrêtais, ébahi, au passage d'une nourrice avec son poupart; je
+soupirais, doucement charmé, à la vue d'un charlatan décrochant son
+boniment sur un certain remède empirique, panacée à tous les maux.
+
+Tout à coup, boum! un coup de canon. C'est le feu d'artifice.
+
+J'y cours.
+
+A ce spectacle, je perds toute retenue. Comme Américain, j'avais juré,
+en quittant mon pays, de ne m'épater jamais de rien. Eh bien! si mes
+compatriotes, en ce moment-là, avaient vu ma bouche en gueule de four,
+mes yeux en billes de billard, j'aurais été flambé dans leur estime.
+
+Après, le bal public, sur la place, au grand air.
+
+Naturellement, je m'y amène.
+
+Surcroît d'émotions. Que de femmes! palsambleu! que de femmes!
+
+La guerre est réellement un grand malheur. Elle accapare les hommes,
+dans la force de l'âge, et les livre ensuite à la vie, après avoir tiré
+d'eux les plus belles années de leur jeunesse.
+
+Et puis après?... Si la guerre était une chose intelligente, est-ce que
+les hommes la cultiveraient comme un art?
+
+Bon, voilà que je blasphème, maintenant.
+
+Décidément ce voyage de Bel-Abbès me fait perdre toute conscience de mes
+paroles. Moi, le soldat quand même, médire de la guerre! C'est plus fort
+que jouer au bilboquet.
+
+Le lendemain, je m'ennuyais.
+
+Cette effrayante assertion, de ma part, n'étonnera pas le lecteur. Eh
+bien! oui, je regrettais mes calmes passe-temps de Ras-el-Ma.
+
+Ma première nuit de Bel-Abbès avait été houleuse, fantastique,
+phénoménale de mouvement et de péripéties. Le séjour de ma tente à
+Ras-el-Ma faisais contraste.
+
+Le changement, trop brusque, avait bouleversé mes facultés vacillantes.
+
+Là-bas, j'avais quelques livres, mes journaux, et le courrier, chaque
+matin, à heure fixe, m'apportait une petite provision d'émotions, à dose
+minime, qui suffisait à remplir doucement les vingt-quatre heures.
+
+Ici, tourmenté comme une épave, je me heurte à chaque instant aux
+écueils multiples de trop nombreux bonheurs.
+
+A Ras-el-Ma, je m'entretenais avec l'univers entier, à l'aide de mes
+chères gazettes.
+
+Je conseille à ceux qui voudraient apprécier franchement les journaux de
+leur pays de faire un petit voyage de dix ans à quinze cents lieues du
+village natal. Qu'il essayent ensuite de la lecture des papiers
+compatriotes, et ils m'en diront des nouvelles.
+
+Tout semble beau, jusqu'aux annonces, dont le style pur et simple prend
+parfois une tournure presque ampoulée, dans l'âme attendrie du lecteur.
+
+Et puis ensuite, quelles excellentes nouvelles!
+
+Un cher ami, que l'on aime comme soi-même, de notaire est devenu scieur
+de long; ainsi le dit le journal. Quelle satisfaction pour une âme bien
+née, d'apprendre cette capricieuse fugue de tante Fortune!
+
+Dans un autre genre, on a l'amère satisfaction de savoir qu'un paltoquet
+quelconque, connu comme idiot au collège, est devenu gros comme un
+tonneau et riche comme l'or.
+
+Ces espèces de nouvelles amènent chez tous, diverses sensations qui se
+conçoivent facilement, mais qui s'expriment mal.
+
+Essayons un exemple cependant.
+
+Ainsi, les succès qui gorgent un ami retentissent dans le coeur par deux
+sons. Le premier son veut dire un certain plaisir de voir l'objet aimé
+arriver à ses fins; le second est un léger dépit, naturel à l'homme,
+qui, de tout temps, n'a pu se débarrasser tout à fait d'une certaine
+aigreur devant les succès de l'ami. Ces deux sensations, arrivant
+simultanément, fraternisent ensemble, de telle sorte qu'il est difficile
+d'établir entre elles une ligne de démarcation.
+
+Ouf! mes jambes! saperlipopette! mes jambes! Sauvons-nous devant cette
+obscure et lourde morale.
+
+Oui, ami lecteur, ferme ce livre, mais ne me maudis pas. Car, sache le
+bien, le soleil brûlant d'Afrique, la misère, les fatigues...
+
+Avant ma permission, j'exécrais Ras-el-Ma, j'adorais Bel-Abbès; après ma
+permission, j'exécrais Bel-Abbès, j'adorais Ras-el-Ma.
+
+Donc, l'homme désire ce qu'il n'a pas, est ennuyé de ce qu'il possède.
+La Palisse aurait crevé avant de trouver celle-là.
+
+Avec un peu de bonne volonté, j'aurais pu me contenter de mon existence
+au pays. J'avais assez d'argent pour satisfaire mes petites fantaisies,
+une bonne table pour dîner, un bon lit, une chambre confortable.
+
+J'ai quitté cela. Qu'ai-je gagné au change? une position à vingt sous
+par jour, une tente pour abri, une gamelle pour table, la voûte des
+cieux pour protection contre la température, des fatigues, de la misère.
+
+Chez moi, j'étais rongé de spleen et de satisfaction; ici, je souffre.
+
+Les gens raisonnables me donnent tort, et ils ont raison; les illuminés
+me donnent raison, et ils ont tort.
+
+Enfin, pourquoi, diable, êtes-vous allé vous fourrer dans cette galère?
+
+Pourquoi?
+
+Parce que je suis Canadien-Français.
+
+Pourquoi?
+
+Parce que j'aime la France.
+
+Pourquoi?
+
+Parce que je me ferai certainement tuer pour elle, si je le puis.
+
+Je me vante en disant cela. Parbleu, je le sais bien, que l'honneur de
+se faire tuer pour son ancienne mère patrie n'appartient pas à tous. Et
+comme je suis fier d'être un des élus!
+
+Aussi je lui ai prouvé, je lui prouve et je lui prouverai, Dieu aidant,
+à cette belle et glorieuse France, que ma reconnaissance pour cette
+suprême faveur vivra jusqu'à ma mort.
+
+
+
+
+ APOLOGUE
+
+
+Dans une immense plaine, bornée de tous côtés par des horizons infinis,
+grouillent des millions d'êtres humains. Tous se livrent fiévreusement à
+une occupation quelconque.
+
+Ceux-ci, le front baigné de sueur, piochent la terre avec ardeur;
+ceux-là grattent le papier avec des pointes d'acier. Les uns affilent
+des lames tranchantes, d'autres fabriquent de terribles engins de
+destruction.
+
+D'aucuns nonchalamment assis sur le sol semblent indifférents à tout ce
+qui les entoure, et regardent leurs voisins s'agiter violemment.
+
+Une irrésistible impulsion paraît être commune à tous. A intervalles
+inégaux, ils se lèvent en choeur, comme mus par un même ressort, et se
+dirigent, soit lentement, soit avec rapidité, vers un noir précipice, au
+fond duquel apparaît, gigantesque, le mot MORT, écrit en lettres de
+nuit.
+
+Les premiers arrivés cherchent à fuir, terrifiés devant ce gouffre
+insondable; mais la foule, qui les presse avec acharnement, leur barre
+toute issue et les force à tomber dans l'éternité.
+
+Toujours, toujours, il en est ainsi, sans trêve ni répit.
+
+Personne ne prévoit sa chute prochaine et le ravin de la mort. Au
+contraire, plus les individus sont rapprochés du gouffre, plus ils
+paraissent acharnés à leurs occupations.
+
+Cette promenade lugubre vers le néant est souvent accélérée par
+d'effrayantes paniques qui bouleversent les multitudes. Des géants
+formidables, armés de plaies diverses, culbutent ceux qui les entourent
+et les chassent, comme l'éclair, devant eux. Ces géants ont nom: GUERRE,
+FAMINE, PESTE, et le but de leurs exploits est toujours le gouffre béant
+dont les profondeurs sont égales à l'éternité.
+
+Au milieu de cette arène universelle, s'élève un trône monumental dont
+le sommet se perd dans la nue. Les degrés, pour y arriver, sont aussi
+nombreux que les sables des grèves. De distance en distance apparaissent
+des plates-formes où de graves individus, la trompette à la bouche,
+sonnent le ralliement. Ces trompettes portent sur le front leurs noms
+respectifs: PHILOSOPHES, MORALISTES, HISTORIENS.
+
+Quand la foule défile devant le trône, elle jette un regard anxieux vers
+les hauteurs infinies, hésite un instant, s'approche des degrés, mais,
+le plus souvent, désespère de les gravir, et continue, abrutie, sa
+marche agitée vers le ravin de la nuit. Quelques élus seuls
+entreprennent courageusement l'ascension des degrés et arrivent au
+sommet, où siège le grand juge BON SENS.
+
+Rien n'égale la majesté noble et digne de ce vénérable magistrat.
+Entouré de satellites simples et modestes, il distribue de bonnes
+paroles à tous ceux que s'adressent à lui. A chacun son tour de jouir de
+ses conseils. Ni charlatanisme, ni intrigues ne peuvent exclure les élus
+des bienfaits de ses sages remontrances.
+
+Le mortel, réconforté, redescend les marches du trône, et, instruit, se
+dirige vers la mort par un chemin détourné. Il fuit la foule, dont les
+paniques, les méchantes passions les emportements violents le
+bouleversent; et lentement doucement avec une sereine philosophie, il
+fait le saut prévu par la fatalité. Qu'a-t-il gagné à consulter le
+sublime magistrat? Une promenade tranquille, et une chute raisonnée et
+sans inquiétude dans les profondeurs de la mort.
+
+Les faibles, ceux qui craignent l'ascension au trône du juge, vivent
+affolés, ballottés de terreur en terreur, en proie à tous les grands
+géants qui se font un cruel plaisir de semer partout les désordres.
+Finalement, surpris, ahuris, pétrifiés, ils envisagent la mort sans la
+croire si près, et, poussés par la foule, ils disparaissent, en
+blasphémant, dans l'abîme qu'ils n'avaient pas cru si près.
+
+A travers cette cohue indescriptible, s'avance péniblement un petit
+groupe compacte. Faible au physique, il essaye cependant de fendre
+hardiment les masses. En tête apparaît une jeune femme maigre, anémiée,
+quelque peu intelligente. Derrière elle marchent trente gaillards plus
+ou moins vigoureux. Sur le flanc gauche se montre, en tête, un homme à
+l'air profondément misanthrope. Sa physionomie respire parfois une
+grande confiance, parfois un découragement implacable. Il cherche le
+vrai chemin.
+
+Il a regardé partout, mais il n'a rien trouvé. Entraîné par la foule,
+sans guide, il agit d'après ses propres inspirations. Dédaignant tout
+avis, tout conseil, il va droit à son but: tant pis s'il succombe dans
+sa marche. Cependant, malgré ses fermes résolutions, il s'aperçoit
+souvent, hélas! qu'il est faible.
+
+En passant près du tribunal du juge suprême, une idée lumineuse le
+frappe: il ira puiser des forces auprès de lui. Voilà le guide qu'il
+cherche depuis si longtemps; il arrivera jusqu'à lui, coûte que coûte.
+
+Il communique ses intentions à ceux qui semblent être sous ses ordres.
+La jeune femme fait signe qu'elle suivra son chef; mais les trente
+hommes, sauf quelques-uns, craignent d'affronter le censeur. Ils ont
+peur de ses remarques sévères.
+
+Le chef fait un grand discours, le premier de sa vie, et la chaleur de
+sa parole entraîne sa troupe, qui s'engage résolument dans l'ascension
+des degrés.
+
+Il montent, ils montent.
+
+De plate-forme en plate-forme, on fait de longues haltes. On perd
+souvent courage, mais le chef les stimule de sa voix décidée. Et tous
+reprennent de nouveau la pénible promenade.
+
+Enfin, ils arrivent près du magistrat qui les regarde d'un air sévère,
+où perce cependant une grande bienveillance, car il est toujours flatté
+du courage de ceux qui affrontent les fatigues inouïes, nécessaires pour
+se présenter à lui.
+
+Au milieu du plus profond silence, il interpelle celui qui paraît être
+le chef du groupe:
+
+--Qui êtes-vous?
+
+--Je suis le père des _Expéditions autour de ma tente_.
+
+--Quels sont ces gens qui vous suivent?
+
+--Cette dame est ma préface, et ces hommes sont mes trente chapitres.
+Ils viennent tous, guidés par moi, demander vos conseils, votre censure
+et votre approbation de leurs actes.
+
+--Veuillez les faire défiler un à un devant moi, et me donner leurs
+états de service. Je rendrai mon jugement sur les faits et gestes de
+chacun. Je réserverai, pour la fin, mes appréciations sur la conduite de
+leur chef.
+
+L'auteur passe au magistrat un gros manuscrit où sont détaillées les
+principales actions des intéressés.
+
+L'HUISSIER, _criant.--Dame Préface!_
+
+LE JUGE.--Avancez. Vous n'avez plus le droit de vivre. Les préfaces sont
+toutes mortes depuis longtemps. Je vous pardonne cependant, car votre
+air modeste parle en votre faveur. Puis vous êtes si maigre, si
+exténuée, que je n'ai pas le courage de vous condamner à disparaître.
+Fuyez de ma présence, et n'y revenez plus.
+
+L'HUISSIER.--Chapitre premier!
+
+LE JUGE.--Vous êtes long et maigre, mais vous êtes nécessaire à
+l'existence de vos vingt-neuf compagnons. A ce titre seul, je vous
+autorise à exister. Je reconnais aussi certaines qualités de vos formes,
+et avec un peu de gymnastique vous deviendrez passable. Allez.
+
+L'HUISSIER.--L'Auteur!
+
+LE JUGE.--C'est un portrait. Je déteste les portraits d'auteurs faits
+par eux-mêmes. Laissons cela à la Rochefoucauld. Vous m'ennuyez, partez.
+
+L'HUISSIER.--Le Bidon!
+
+LE JUGE.--Vous êtes blessé. Tant mieux pour vous. Moralement, c'est beau
+une blessure; mais faites-vous raccommoder. Vous avez été utile.
+Continuez.
+
+L'HUISSIER.--Les Godillots!
+
+LE JUGE.--Ah! ah! vous voulez quitter votre maître. Vous devenez
+malséants et apathiques. Juste au moment où l'on va vous ficher à la
+porte, vous vous permettez d'être exigeants. Sachez qu'il faut toujours
+tomber dignement. Du nerf, mon ami! du nerf!
+
+L'HUISSIER.--Le Képi!
+
+LE JUGE.--Bon garçon va!
+
+L'HUISSIER.--La Musette!
+
+LE JUGE.--Votre carrière est belle; à vous de l'améliorer encore en
+donnant refuge à quelques fonds qui manquent à votre propriétaire.
+
+L'HUISSIER.--Le Sac!
+
+LE JUGE.--Vous êtes cruel. Vous _suicidez_ vos maîtres. C'est peu digne
+de la part d'un brave homme. Tâchez de faire mieux.
+
+L'HUISSIER.--La Pipe!
+
+LE JUGE.--Apportez un prix Monthyon.
+
+L'HUISSIER.--Le Revolver.
+
+LE JUGE.--Rendez-vous utile, monsieur, rendez-vous utile. Quand on vit
+pour faire mourir les gens, on se distingue autrement qu'en trouant des
+cibles de papier.
+
+L'HUISSIER.--Le Sabre!
+
+LE JUGE.--Pouah! mon bonhomme, vous ne valez rien.
+
+L'HUISSIER.--Digression patriotique!
+
+LE JUGE.--A la bonne heure! Voilà qui rend justice à la fête nationale.
+Malheureusement, il y en a peu comme vous. Au lieu de courir la plaine
+ce jour-là, l'arme au poing, beaucoup de gens s'amusent. C'est un tort,
+mais c'est un droit conquis.
+
+L'HUISSIER.--La Gamelle!
+
+LE JUGE.--Dans la gamelle, c'est bon.
+
+L'HUISSIER.--Le Quart!
+
+LE JUGE.--Passez.
+
+L'HUISSIER.--Les Guêtres.
+
+LE JUGE.--Bonjour!...
+
+L'HUISSIER.--Le Cafard!
+
+LE JUGE.--...
+
+L'HUISSIER.--Pêche miraculeuse.
+
+LE JUGE.--...
+
+L'HUISSIER.--Souvenir du jeune âge.
+
+LE JUGE.--Que me racontez-vous là, monsieur l'auteur? Vous nommez ces
+gens-là: _Boutades militaires_, et vous me présentez ici un tas de
+morveux sans états civil appropriés. Sachez qu'il faut trouver un nom
+convenable quand on produit des chefs-d'oeuvre. Vos trente enfants et
+cette dame devraient porter le nom de _Mosaïques humoristiques_. Ils
+seraient ainsi dans le vrai. Je m'emballe devant votre effronterie de me
+présenter des gens sous de faux noms. Puis, n'avez-vous pas dit, dans
+votre portrait, que le _moi_ était haïssable? et continuellement le
+_moi_ a été chez vous à l'ordre du jour. C'est mal, ça, monsieur; oui,
+c'est très-mal.
+
+Je ne puis cependant me dispenser d'un petit conseil, ni d'une certaine
+appréciation. Je reconnais que vous avez bien mérité des gens qui aiment
+à bâiller. Mais, malheureusement, ceux-ci ne sont pas seuls sur terre.
+Tâchez de travailler un peu pour les idiots, qui ne bâillent jamais. A
+chacun sa pâture, mon ami. Finissez-en, car j'éprouve moi-même
+d'inquiétants symptômes de désarticulation maxillaire. Avant de me
+livrer à cette grave occupation, je vous crie du plus profond de mon
+âme: Pour Dieu! Dépêchez-vous d'écrire _fin!_
+
+Le juge se tait. De formidables voix lancent à tous les horizons ses
+jugements dont la morale est: Travaillez! travaillez! Tout est dans le
+travail! Les échos emportent cette sentence aux quatre coins cardinaux.
+
+Soudain un bruit terrible se fait entendre. Le papa BON SENS, en
+bâillant, s'était brisé la mâchoire, et, tombant à la renverse, avait
+entraîné son trône avec lui. Cette catastrophe épouvantable précipite
+dans le vide, pêle-mêle, personnages, huissiers, philosophes, historiens
+et l'auteur.
+
+Celui-ci, ricanant comme Méphisto à la vue de son oeuvre, se sauve de la
+foule, son coupable manuscrit sous le bras. Ces mots du juge:
+Travaillez! travaillez! le hantent comme un cauchemar. Puis, dans le
+tumulte, il cherche fiévreusement une plume, et il écrit le mot qui
+sauvera tout:
+
+FIN
+
+
+
+
+ TABLE
+
+PRÉFACE
+ I.--La tente.
+ II.--L'auteur.
+ III.--Le bidon.
+ IV.--Les godillots.
+ V.--Le képi.
+ VI.--La musette.
+ VII.--Le havre-sac.
+ VIII.--La pipe.
+ IX.--Le revolver.
+ X.--Le sabre.
+ XI.--Digression patriotique.
+ XII.--La gamelle.
+ XIII.--Le quart.
+ XIV.--Les guêtres.
+ XV.--Les vacances.
+ XVI.--Combat homérique.
+ XVII.--Funèbre souvenir.
+ XVIII.--Pêche miraculeuse,
+ XIX.--Souvenir du jeune âge.
+ XX.--Un page d'amour.
+ XXI.--Chasse à l'affût.
+ XXII.--Réminiscences du passé.
+ XXIII.--Combat du schott Tigri.
+ XXIV.--La flûte.
+ XXV.--Une colonne.
+ XXVI.--Mélanges.
+ XXVII.--Une colonne campée.
+ XXVIII.--Mes prisons.
+ XXIX.--Enlèvement frauduleux.
+ XXX.--En permission.
+Apologue.
+
+
+______________________________________________________________
+PARIS, TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GANANCIÈRE, 8.
+
+
+
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+
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+
+End of Project Gutenberg's Expéditions autour de ma tente, by Ch. Des Ecores
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXPÉDITIONS AUTOUR DE MA TENTE ***
+
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+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+
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+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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