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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/19266-0.txt b/19266-0.txt new file mode 100644 index 0000000..5fe13a1 --- /dev/null +++ b/19266-0.txt @@ -0,0 +1,18083 @@ +The Project Gutenberg EBook of Etudes sur Aristophane, by Emile Deschanel + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Etudes sur Aristophane + +Author: Emile Deschanel + +Release Date: September 14, 2006 [EBook #19266] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ETUDES SUR ARISTOPHANE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +EU-Distributed Proofreading Team. This file was produced +from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +ÉTUDES SUR ARISTOPHANE + +PAR + +M. ÉMILE DESCHÂNEL + +Ancien Maître-de-Conférences à l'École Normale Supérieure. + +PARIS + +LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie + +1867. + + + + +AVERTISSEMENT. + +Les bégueules, de l'un ou de l'autre sexe, feront bien de ne pas ouvrir +ce livre; on les en prévient. + +S'il leur plaisait, après cela, de passer outre, ces très-respectables +personnes seraient malvenues à crier: _Shocking!_ + +L'esprit attique est, comme l'esprit gaulois, fort libre en ses +propos,--principalement dans les comédies,--lesquelles faisaient partie +des fêtes de Bacchus. + +Or, si Bacchus a découvert la vigne, jamais, que je sache, il ne +conseilla d'en mettre la moindre feuille à ses statues,--ni aux œuvres +littéraires qui lui furent consacrées.--L'invention de la feuille de +vigne est toute moderne. Quoiqu'ils n'aient pas de vigne en Angleterre, +comme dit la chanson, je croirais volontiers que la feuille de vigne est +originaire de ce pays-là,--tant est grotesque cette pudibonderie, tant +cette décence est indécente! + +Aristophane n'était pas prude. Aujourd'hui on l'est +prodigieusement,--signe peut-être qu'on est plus corrompu. + +Pour moi, Gaulois, je me suis amusé dans les vignes d'Aristophane; j'y +ai fait vendange à loisir. Et voici le dessus des paniers. + +Ces paniers sont ceux des Dionysies, où l'on se barbouillait de lie, et +où l'on portait en procession le phallos, organe mâle de la génération, +emblème de la fécondité.--C'est de là qu'est né le théâtre grec. + +Avouons toutefois, sans être bégueule ni hypocrite, que, malgré la +prodigieuse culture intellectuelle et l'esprit extrêmement raffiné des +Athéniens, le sens moral, chez eux, comme chez tous les peuples du midi, +n'était pas très-châtié. Les méridionaux sont trop gâtés par le climat: +ils restent aisément sensuels,--et, en tout cas, insoucieux de la +pudeur. + +La pudeur est, apparemment, une vertu du Nord, plutôt que du Midi,--une +vertu des pays où le froid nous rend laids en nous forçant de nous +habiller:--les nations qui vivent demi-nues, sous un ciel plus clément, +restent plus belles, parce qu'elles cultivent davantage le corps et +prennent plus de souci de la beauté. + +La philosophie morale des Athéniens était pour eux un art, comme tout le +reste, un exercice, un jeu,--une sorte de gymnastique de l'esprit, +complétant celle du corps;--mais il ne paraît pas qu'elle constituât un +code, une certaine nécessité générale dans la manière d'être et dans la +conduite de la vie. Voilà pourquoi l'idée de la décence publique ne +trouve pas jour dans tout Aristophane. + +Nous autres, au rebours, nous sommes tout confits en décence et en +hypocrisie publique. + +Au surplus, bien des choses qui paraissent grossières quand on les +traduit du grec en français, sont exquises dans le grec. Quelque énormes +qu'elles puissent sembler ici, où encore on n'en laisse voir qu'une +faible partie, dans le texte c'est la grâce même. Voilà ce qu'il ne faut +pas perdre de vue en lisant ces études sincères. + +Elles parurent pour la première fois en 1849, dans _la Liberté de +penser_. En les revoyant, après dix-huit ans, je les ai un peu +modifiées; j'ai ajouté plus d'un détail, j'en ai retranché d'autres, qui +faisaient allusion aux événements de ce temps-là, et qui aujourd'hui ne +s'entendraient plus. + +Quant aux citations assez nombreuses, qui donnent ici la fleur des +comédies d'Aristophane, je les ai cueillies sur le texte même la plupart +du temps,--sans négliger cependant de me servir parfois des deux +remarquables traductions d'Artaud et Destainville, et de mon ancien +élève Poyard, mais en essayant çà et là de serrer de plus près encore le +poëte grec, et d'en saisir au vol le mouvement et la couleur. + +Bref, on trouvera dans ces _Études_ une sorte d'Aristophane écrémé, à +l'usage des gens du monde qui ont de l'esprit et de l'honnêteté, et qui, +par conséquent, ne sont pas prudes. + +É. D. + + + + +ÉTUDES SUR ARISTOPHANE. + + + + +VUE GÉNÉRALE. + + +Chez les Athéniens, comme le dit Fénelon avec une brièveté élégante, +«tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole.» + +Or, les deux principales formes de la parole publique à Athènes, étaient +la tribune et le théâtre. + +Le théâtre était une institution nationale et religieuse. La comédie, en +effet, et le drame de Satyres, et la tragédie elle-même, étaient nées +des fêtes de Dionysos, autrement dit Bacchus. Dans ces fêtes, le peuple +tout entier assistait aux représentations. L'entrée en fut d'abord +gratuite; et, même après qu'elle eut cessé de l'être, l'État remettait +aux citoyens pauvres l'argent nécessaire pour payer leur place, de peur +que la nécessité de travailler pour vivre ne les empêchât de venir au +théâtre. C'était quelque chose d'analogue à ce que nous appelons +aujourd'hui l'éducation gratuite. Il y avait des fonds spécialement +destinés à ce grand service public: on nommait cela le _théôricon_, +c'est-à-dire, l'argent destiné au théâtre et aux fêtes[1]. + +Il faut nous figurer que cet argent faisait partie, comme nous dirions à +présent, du budget des cultes et de l'instruction publique: nous devons +mêler tout cela ensemble dans l'idée du théâtre grec. + +Il n'était permis, sous aucun prétexte, de changer la destination de ces +fonds. Même dans les plus grands besoins de l'État, par exemple s'il +s'agissait de quelque guerre à soutenir, on ne pouvait point y toucher: +une loi prononçait la peine de mort contre l'orateur qui eût osé faire +une proposition si hardie. Loi excessive en apparence, mais d'une grande +profondeur morale si l'on y songe, puisqu'elle interdisait, sous peine +de la vie, de sacrifier quelque chose du budget des arts, qui est celui +de la civilisation, au budget des armes, qui est souvent celui de la +force brutale et de la barbarie. + +Le théâtre était donc une des institutions organiques de la démocratie +athénienne. C'était une sorte d'éducation populaire, d'autant plus +pénétrante qu'elle ne s'annonçait pas et qu'elle s'insinuait par le +plaisir. + +À la vérité, les représentations n'avaient pas lieu tous les jours comme +chez nous, mais seulement deux ou trois fois par an, aux diverses +Dionysies, et pour cela l'on pourrait croire que cette influence était +moindre. Elle était pour le moins égale, parce qu'elle s'exerçait dans +un monde plus étroit. + +Songez que la surface de l'Attique tout entière n'était pas la moitié de +celle de nos plus petits départements français; que la population +d'Athènes, vers l'époque d'Aristophane, ne se composait que de quinze à +vingt mille citoyens libres, et d'environ dix mille étrangers +domiciliés[2]. Les revenus de l'Attique, dans le même temps, +s'élevaient, selon quelques historiens, à cent mille talents; selon +quelques autres, à deux cent mille: prenons une recette moyenne de +quinze cent mille talents, et, comme l'argent valait alors six ou huit +fois plus qu'aujourd'hui, cela fait un revenu annuel de quarante-cinq à +soixante millions de notre monnaie, soit à peu près le revenu de la +ville de Paris en 1851. + +Vous voyez combien cela était petit. Mais, précisément, une force +concentrée dans une sphère plus étroite a plus de puissance que si elle +s'épand dans une plus vaste étendue. C'est pourquoi les représentations +du théâtre athénien, quoique intermittentes, avaient sans doute plus +d'influence que celles de nos théâtres quotidiens. + +Le théâtre d'Athènes, au témoignage de Platon, pouvait contenir trente +mille spectateurs, qui ne manquaient pas de s'y rendre; tandis que +l'Assemblée ordinaire du peuple, qui à la vérité avait lieu deux ou +trois fois par mois, s'élevait rarement, selon Thucydide, à cinq mille +citoyens présents. Il y avait cependant aussi une indemnité allouée aux +citoyens qui prenaient la peine d'y assister: usage essentiellement +démocratique: toute fonction publique doit être rétribuée, afin que la +pauvreté n'en écarte pas les gens de mérite, et que la richesse n'y +implante pas les gens médiocres, à l'exclusion des autres; mais, si le +principe est bon et louable, l'usage offrait bien des inconvénients. + +Quoi qu'il en soit, Athènes par son théâtre, autant que par sa tribune, +était l'institutrice de l'Hellade, comme par ses marchés et ses ports, +elle en était la cité nourricière. Il n'existait pas dans le monde un +plus grand marché de céréales que le Pirée, ni une lumière +intellectuelle plus éclatante que celle de la tribune et du théâtre +Attiques[3]. + + * * * * * + +Pour ne parler que de la comédie, celle qu'on appelle _la comédie +ancienne_ jouissait d'un privilége singulier: au milieu de la pièce, à +travers l'action, le poëte prenait la parole, par la bouche du coryphée +ou du principal personnage, et discourait des affaires du moment avec +une liberté complète, comme il eût fait à la tribune de l'Agora, et même +avec cette différence que lui, sur le théâtre, avait seul la parole et +qu'on ne pouvait lui répliquer. C'était comme nos prédicateurs[4]. + +Aussi ne pouvait-on avant un certain âge se déclarer poëte comique et +jouir de ce privilége. Chose singulière et digne de remarque: à trente +ans, le citoyen pouvait entrer au Sénat; à vingt ans, il pouvait faire +partie de l'Assemblée du peuple, non-seulement pour y voter, mais même +pour y prendre la parole; et avec cela, s'il en faut croire un des +scholiastes d'Aristophane, on ne pouvait avant trente ans, et peut-être +même avant quarante (il est incertain sur le chiffre), se déclarer poëte +comique. Ainsi la fonction de poëte comique était considérée comme plus +délicate que celle même de membre de l'Assemblée. + +Et c'est pour cela qu'Aristophane, selon ce scholiaste, aurait donné ses +premières pièces sous les noms de Philonidès et de Callistrate, poëtes +à ce qu'il paraît, et non pas acteurs ainsi qu'on l'a prétendu.-—«Comme +j'étais encore fille, dit-il plaisamment (dans un de ces passages où il +prenait la parole[5] au milieu de la comédie), et qu'il ne m'était pas +permis de devenir mère, je confiai à des mains étrangères l'enfant que +j'avais mis au monde en secret; et vous, Athéniens, vous me fîtes la +grâce de le nourrir et de l'élever.» + +Quelques-uns, il est vrai, expliquent ces prête-noms seulement par la +peur de ne pas réussir, par la modestie ou par la prudence de +l'auteur[6]. + +Quoi qu'il en soit, cette loi, ou du moins cette coutume, des trente +ans, sinon des quarante, met bien en lumière l'importance démocratique +de la comédie _ancienne_ à Athènes. + +Une autre loi défendait aux membres de l'Aréopage d'écrire des comédies, +moins sans doute à cause de la gravité, de leur caractère, que parce que +c'eût été réunir sur la même tête deux fonctions incompatibles, celle de +juge, et celle, en quelque sorte, d'accusateur public. + + * * * * * + +La comédie _ancienne_ était donc politique et militante. Celle qui vint +ensuite, et qu'on appelle comédie _moyenne,_ fut plutôt philosophique ou +allégorique. Enfin, la comédie _nouvelle,_ dont nous n'avons pas à nous +occuper, représente les mœurs générales de l'humanité, et, n'ayant plus +rien de local, put être facilement imitée par les Latins et les +Modernes. + + * * * * * + +La comédie _ancienne_ était essentiellement locale et mêlée à la vie +publique d'Athènes, essentiellement démocratique, même lorsqu'elle +combattait la démocratie: à Athènes, l'esprit faisait tout passer, même +la caricature du peuple; Aristophane en est un exemple éclatant, +notamment par sa comédie des _Chevaliers_, que nous analyserons tout à +l'heure. + +Chez les anciens Athéniens, la vie privée était close aux regards, et +n'aurait d'ailleurs fourni au poëte comique, par la constitution même de +la société, qu'une matière assez restreinte. C'était donc une nécessité +pour la comédie ancienne de représenter la vie publique. + +Elle suit en effet tous les mouvements de la politique et des affaires, +toutes les fluctuations de l'aristocratie et de la démocratie. Il ne lui +manque que d'être quotidienne pour devenir dès cette époque quelque +chose d'analogue au journalisme moderne, un pouvoir réel en dehors des +pouvoirs officiels, une sorte d'institution libre qui complète toutes +les autres et qui les contrôle, qui au besoin les modifie ou les +renverse, les défait et les refait. + +Comme le remarque un spirituel critique, «lorsque Périclès voulut +substituer son influence à l'autorité des lois, il se crut obligé de +supprimer la comédie (peut-être le désir de se venger des plaisanteries +des poëtes comiques ne fut pas non plus étranger à ce coup d'État; nous +savons qu'il avait été attaqué par Cratinos, Eupolis, Hermippos et +Aristophane lui-même, qui l'appelait _le Jupiter Olympien d'Athènes_); +mais le peuple ne renonça pas à la comédie aussi facilement qu'à ses +garanties constitutionnelles: trois ans après, le dictateur démocrate +fut forcé de la rétablir, et elle acquit assez de puissance pour que +Platon définît la république d'Athènes une _théâtrocratie_[7].» + +Quand ce philosophe voulut faire comprendre à Denys de Syracuse le +gouvernement d'Athènes, il ne trouva rien de mieux que de lui envoyer +les comédies d'Aristophane. + +La comédie attique était même, quelquefois, aussi terrible et aussi +formidable que cet usage étrange qu'on nommait l'_ostracisme_: c'était +seulement un ostracisme moins immédiat et moins absolu. Mais jusqu'à +quel point le plus grand des Grecs, Socrate, en ressentit les funestes +effets, c'est ce que nous aurons à voir quand nous étudierons la pièce +des _Nuées_. + +Avec une toute-puissante liberté, la comédie _ancienne_, fait +comparaître devant elle les philosophes, les poëtes, les orateurs, les +démagogues, les généraux, les administrateurs des finances. Elle +ridiculise l'impudence des ambitieux parvenus et des coteries au +pouvoir. Elle maintient par sa censure l'égalité républicaine. Elle +satisfait même l'envie, cette plaie ou, si l'on veut, cet aiguillon de +la vie publique, à Athènes comme dans toute démocratie. Pas une +question, politique, littéraire, sociale, philosophique, religieuse, +qu'elle ne saisisse et ne retienne, comme étant de son ressort. Elle +éprouve par la plaisanterie, les actes et les projets des gouvernants; +elle les discute quelquefois sérieusement, comme dans l'Assemblée: avec +une éloquence simple et forte, familière et élevée, elle adresse au +peuple des interpellations et des conseils. Elle a le droit de parler de +tout et de tous. + +Les plus hautes renommées ne sont pas à l'abri de ses atteintes: +Euripide est tourné en ridicule, Socrate est travesti et calomnié; les +dieux, Dionysos lui-même, en l'honneur de qui on célèbre ces solennités +du théâtre, n'obtiennent pas plus de respect. Pourvu qu'on fasse rire le +peuple Athénien, même de lui et en le nommant par son nom, _Dèmos_, on +est applaudi, couronné. Telle est la puissance redoutable de l'ancienne +comédie attique. + + * * * * * + +Je ne m'occuperai point ici des origines mégariennes et doriennes de la +comédie, soit avec Susarion, chez les Icariens, habitants d'un village +attique, soit avec Épicharme chez les Siciliens; cela seul fournirait un +livre. Notons seulement les premiers auteurs de la comédie athénienne. + +Après Myllos et quelques autres qui n'avaient pas laissé d'ouvrages, les +premiers dans l'ordre chronologique furent Chionidès, Magnès, +Ecphantidès; puis Cratinos, qui mourut l'an 423 avant notre ère, à un +âge très-avancé. «Il paraît n'avoir pas été beaucoup plus jeune +qu'Eschyle, dont il occupe à peu près le rang parmi les poëtes comiques. +Toutes les données que nous avons sur ses poëmes dramatiques, dit +Otfried Müller, concernent cependant les dernières années de sa vie; et +tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il ne craignit pas d'attaquer +dans ses comédies Périclès au faîte de son autorité et de sa +puissance[8]. Cratès s'éleva du rang d'acteur dans les pièces de +Cratinos, à la hauteur d'un poëte estimé; carrière commune à plusieurs +comiques de l'antiquité. Téléclidès aussi et Hermippos sont au nombre +des poëtes du temps de Périclès. Eupolis ne commença à donner des +comédies qu'après l'ouverture de la guerre du Péloponnèse, en 429, et sa +carrière se termina à peu près en même temps que cette guerre. +Aristophane débuta en 427 sous des noms empruntés, et trois ans plus +tard seulement sous son propre nom. Il composa des comédies jusqu'en +388. Parmi les contemporains de ces grands comiques, il faut remarquer +encore Phrynichos, à partir de 429; Platon (non le philosophe), de 427 à +391, ou plus longtemps encore; Phérécratès, également pendant la guerre +du Péloponnèse; Amipsias, rival assez heureux d'Aristophane; Leucon, qui +combattit souvent le grand comique. Dioclès, Philyllios, Sannyrion, +Strattis, Théopompe, qui fleurissent à la fin de la guerre du +Péloponnèse ou peu après, forment déjà la transition à la comédie +_moyenne_ des Athéniens[9].» + + * * * * * + +Ce que l'on sait de la biographie d'Aristophane est peu de chose. + +Aristophane, fils de Philippe, naquit à Athènes vers l'an 452 avant +notre ère. En 430, il alla, en qualité de colon, avec sa famille et avec +d'autres citoyens attiques, dans l'île d'Égine, enlevée à ses anciens +habitants, pour y prendre possession d'un domaine. + +On ne connaît guère les autres circonstances de sa vie, et on ignore la +date de sa mort. Le peu que l'on a recueilli encore s'offrira de +soi-même et plus à propos en parcourant les onze comédies qui nous +restent d'une cinquantaine de pièces qu'il avait composées. + + * * * * * + +Nous ne pouvons, certes, nous flatter de connaître exactement ce grand +poëte, quand nous ne possédons que le quart ou le cinquième de son +œuvre. Mais il faut bien se contenter de ce qu'on a. + +Au surplus les pièces qui ont surnagé dans le grand naufrage étant +apparemment celles dont on avait fait le plus de copies, il y a lieu de +croire que le jugement public avait choisi les plus remarquables. + + * * * * * + +Ces pièces, au premier coup d'œil, étonneraient fort un lecteur moderne +qui n'y serait pas préparé. On n'y distingue rien d'abord, que des +créations fantastiques, des personnages grotesques, des figures +bizarres, se mouvant dans des lieux changeants ou imaginaires, tantôt la +terre, tantôt les airs, tantôt les enfers, parlant, chantant, dansant, +aboyant, grognant, coassant; on est étourdi, ébaubi, abasourdi. On se +croirait à un de ces sabbats où Faust est entraîné par Méphistophélès: +ici comme là, «cela se pousse et se choque, cela s'échappe et cliquette, +cela siffle et grouille, cela saute et jacasse, cela reluit, étincelle +et pue et flambe!» + +C'est tantôt un chœur de grenouilles, tantôt un de nuées, ou de guêpes, +ou d'oiseaux; c'est le juste et l'injuste dans une cage et armés +d'éperons comme des coqs de combat; ou c'est un personnage qui monte au +ciel sur un escarbot de la plus sale espèce. Parmi tout cela, des cris +d'animaux, des bruits sans nom, des onomatopées étranges:--Coï, coï! +coï, coï!--Mymy, mymy, mymy!--mymy, mymy, mymy!--Houah, houah, +houah!--Iattataïax, iattataye!--Bombax, bombalobombax!--Brékékoax, koax, +koax, koax, brékékoax!--Épopo, popopo, popopo, popi!--Toro, toro, toro, +torolililix!--Kiccabau, kiccabau!--toute une fourmilière de drôleries, +de coq-à-l'âne, de calembours, d'équivoques licencieuses et +d'obscénités, qui, avec ce vacarme baroque, donnent à ces comédies une +physionomie fantastique rappelant confusément à notre esprit l'arche de +Noé, les Bacchanales, la fête de l'Âne et celle des Fous, le Carnaval, +Callot, Goya, Grandgousier et Gargantua, Pourceaugnac et ses matassins, +le Mamamouchi et ses chandelles, _Robert-Macaire, les Saltimbanques, le +Chapeau de paille d'Italie et la Mariée du mardi-gras_. + +Puis, çà et là, du milieu de ce fleuve d'imagination burlesque, +amphigourique et ordurière, on est étonné de voir s'élever des îlots +verdoyants de poésie gracieuse et pure, pleine de suavité et de +fraîcheur. + + * * * * * + +Une bonne part de toute cette folie et de toute cette licence appartient +moins à Aristophane en particulier qu'à la comédie _ancienne_ en +général. Cette comédie faisant partie du culte de Bacchus, l'ivresse y +règne. + +Premièrement, l'ivresse physique: on distribuait du vin au chœur à son +entrée; on faisait ce repas qui s'appelait _cômos_, d'où vint le nom de +comédie, _chant du cômos_, et non pas de _cômè_ village, comme on l'a +prétendu. + +Les _phallophories_, c'est-à-dire les processions où l'on portait le +phallos, faisaient aussi partie de ces fêtes. La religion, qui +consacrait les plus beaux principes de la morale et de la politique +sortis de la bouche des Solon et des Lycurgue, consacrait également ces +étranges cérémonies:--étranges pour nous, non pour les Grecs, puisque +cette religion, au fond, n'était que le culte de la nature, en sa +complexité indéfinissable d'esprit et de matière, de pensée et +d'animalité. + +Un passage du _Grand Étymologique_ dit formellement: «On regarde les +chants phalliques comme ayant été les premières _trygédies_,» +c'est-à-dire les premières pièces, soit tragiques, soit comiques, qu'on +jouait en se barbouillant de lie dans les vendanges, _trygè_. + +Ces processions étaient accompagnées de danses: les principales danses +phalliques s'appelaient _la Sicinnis_ et _le Cordax_, noms trop +significatifs, quelque étymologie qu'on adopte, danses licencieuses, +auprès desquelles les danses les plus lascives des modernes ne sont +rien, et dont nous n'avons trouvé quelque idée que dans celles des +Gitanos et des Gitanas de l'Albaycin de Grenade. + +La Sicinnis était la danse des drames de Satyres, le Cordax était celle +des comédies. + +Si l'on oubliait les phallophories, on ne s'expliquerait pas +parfaitement Aristophane: elles seules vont rendre raison de certaines +scènes des _Acharnéens_, de plusieurs passages de la pièce intitulée +_les Femmes aux fêtes de Cérès_, et de _Lysistrata_ presque tout +entière. + + * * * * * + +Outre cette ivresse physique, une sorte d'ivresse morale régnait dans +les fêtes de Dionysos et dans la comédie _ancienne_. Le peuple grec, le +peuple Athénien surtout, race fine et naturellement artiste, était sujet +à des accès de diverses sortes d'enthousiasme: l'enthousiasme religieux, +l'enthousiasme belliqueux, celui de la douleur, celui de la gaieté, +l'enthousiasme politique, l'enthousiasme musical, l'enthousiasme +orgiaque. + +Dans tout le culte de Bacchus, la poésie, le chant, la danse, la +mimique, le dessin et les arts plastiques, sont animés de cette double +ivresse. + +Le chœur comique était le porte-voix et l'interprète, désordonné en même +temps qu'officiel, de la joie populaire dans ces fêtes où la sensualité +naturelle prenait ses ébats. + +C'est le chœur des fêtes de Bacchus qui, avant les poëtes comiques, +inventa maints déguisements et maintes métamorphoses. Ces fêtes, en un +mot, donnaient lieu à une sorte de carnaval, dans lequel figuraient +parfois les animaux, comme jadis dans le nôtre: rappelez-vous les lions +et les ours de notre mardi-gras classique, et aussi l'Arlequin italien, +dont le masque n'est autre qu'un museau. + +Ce genre de fantaisie, d'ailleurs, se retrouve chez tous les peuples. Un +des personnages de Shakespeare est orné d'une tête d'âne, un autre fait +le rôle du lion, un autre celui de la muraille qui sépare Pyrame et +Thisbé. Dans les vieilles farces anglaises, Vice, le héros principal, +remplissait le rôle du hareng-saur. Chez les Romains, peuple sérieux +pourtant et bien plus rarement gai que les Grecs, un certain Asellius +Sabinus n'avait-il pas fait dialoguer ensemble un bec-figue, une huître +et une grive? L'empereur Tibère, sensible à cette littérature culinaire, +lui donna deux cent mille sesterces en récompense d'une si belle +imagination. Ce n'est pas d'hier, vous le voyez, qu'on s'avisa de mettre +en scène les légumes, les poissons, les huîtres, les oiseaux, et +monsieur le Vent et madame la Pluie, qui pourraient bien être issus des +_Nuées_. + +Au moyen âge, certaines fêtes religieuses et populaires ne seraient pas +sans analogie avec les Fêtes de Bacchus; surtout celles dans lesquelles +on voyait figurer les saints avec leurs animaux familiers, saint Antoine +avec son porc, saint Roch avec son chien, saint Jean avec son aigle, +saint Luc avec son bœuf, etc.--Dans la comédie grecque, selon M. Magnin, +la parodie respecta d'abord la figure de l'homme et ne se prit qu'aux +animaux... La transition de la parodie des animaux à la parodie de +l'homme se fit par les Satyres et les Centaures. + + * * * * * + +Ainsi, Aristophane ne fut pas toujours l'inventeur de ces +personnifications bizarres et de ces travestissements; l'inventeur, ce +fut tout le monde. + +Chaque poëte ensuite augmenta ce fonds, créé par tous, légué à tous, et +l'imagination de chacun d'eux, se mariant au génie populaire, produisit +des effets nouveaux. + +Cratinos fit une comédie des _Chèvres_ et une des _Androgynes_, ou +Hommes-Femmes (était-ce la même idée que celle de la jolie légende de +Platon dans _le Banquet_?). Phérécrate fit représenter les +_Hommes-Fourmis_ et un _Faux Hercule_, apparemment le même personnage +que nous verrons figurer dans _les Grenouilles_ de notre auteur. Magnès +avait donné aussi des _Grenouilles_, des _Oiseaux_ et des +_Moucherons_,-—Parmi les pièces d'Aristophane qui ne nous sont point +parvenues, il y avait _les Cigognes_. + +Mais personne peut-être avant lui n'avait imaginé de faire paraître sur +le théâtre des êtres aussi incorporels que les Nuées, de les faire +danser, chanter et parler; et jamais sans doute on ne vit représenter +rien de plus fantastique, si ce n'est ces ballets imaginés au +dix-septième siècle par quelques régents de collège et dansés par leurs +écoliers, où figuraient en menuets les Prétérits, les Gérondifs et les +Supins, avec les Adjectifs Verbaux. + + * * * * * + +Souvent aussi le chœur comique parodiait les mouvements et la pompe du +chœur tragique par ses gambades désordonnées et son burlesque appareil. + + * * * * * + +Outre l'influence générale du culte de Bacchus, peut-être aussi +l'influence particulière des ïambes d'Archiloque sur le développement du +talent d'Aristophane contribua-t-elle à produire cette sorte de lyrisme +dans la satire et jusque dans la bouffonnerie, «cet essor enthousiaste +dans la peinture du mal et de la vulgarité,» qui est, selon la remarque +d'Otfried Müller, un des caractères saillants du grand poëte comique +athénien. + + * * * * * + +Aristophane ne fit donc que multiplier ou varier ces inventions +drolatiques, qu'il trouva, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans le +répertoire courant, c'est-à-dire dans l'usage: car presque tout, comme +vous savez, se passait de vive voix et se transmettait de mémoire. + +En quoi est-ce, alors, que le grand poëte fit éclater son génie propre? +Ce fut en introduisant, plus habilement encore et plus vivement que ne +firent tous ses rivaux, des idées sérieuses et utiles sous ces +personnifications bizarres, sous ces costumes et ces masques, sous ces +groins, ces becs et ces ailes; ce fut en se servant merveilleusement de +tout cet appareil grotesque pour mettre en action des moralités, comme +celles des fables ésopiques, mais avec bien plus de puissance et de +portée, ou, chose plus difficile encore, des questions politiques et +sociales. + + * * * * * + +En effet, si la comédie d'Aristophane, ivresse ou lyrisme, relève de la +fantaisie et de la poésie par sa forme à la fois très-vive et +très-hardie mais très-fine et très-arrêtée, elle appartient presque +entièrement par le fond à la politique ou à la philosophie sociale. + +Elle n'est donc ni frivole ni stérile. Elle assaisonne de gaieté les +idées graves, pour allécher le peuple et le nourrir à son insu, pendant +qu'il croit seulement s'enivrer du vin des Dionysies. Comme Solon, elle +cache un grand dessein sous son apparente folie: elle veut dicter des +lois et gouverner. + +Cette comédie ne nomme pas toujours le personnage qu'elle attaque; mais +elle le désigne d'une manière si claire qu'il n'y a pas moyen de s'y +tromper; elle prend parfois un masque qui lui ressemble, ou même qui ne +lui ressemble pas et qui n'est que la caricature de son visage, afin que +la malignité le reconnaisse mieux. + +Chacune de ces pièces est une action, un combat; et cependant elle +paraît toujours, grâce à l'imagination et à l'art du poëte, un pur +caprice, une boutade, un accès de la double ivresse dionysiaque. + +Aristophane excelle à mettre l'idée en scène, à la revêtir d'une forme +vive, dramatique et lyrique en même temps. L'imprévu de sa fantaisie, +l'agilité de son esprit dans l'imaginaire, étonnent et ravissent. Il +faut aller jusqu'à Shakespeare pour retrouver dans la littérature un +nouvel exemple, aussi admirable, de cette puissance légère, ailée: la +comédie des _Oiseaux_ n'a d'égal que _le Songe d'une Nuit d'été_. + +Rabelais seul, avant Shakespeare, pourrait en donner parfois une idée. +Mais la langue française du seizième siècle, quelle que soit sa richesse +soudainement accrue par la féconde inondation de la Renaissance, ne peut +avoir encore ni la limpidité ni la perfection de la langue attique à +l'époque d'Aristophane. Celui-ci, d'ailleurs, a pour lui, outre la +supériorité de la langue grecque sur toute autre langue humaine, celle +de la poésie sur la prose. Et, en même temps que les vers d'Aristophane +ont la couleur de ceux de Mathurin Régnier, ils ont aussi, lorsqu'il le +faut, chose qui semble inconciliable, la sobriété élégante et fine de la +prose de la Rochefoucauld et de Voltaire. + +Précisément, ce sont les jeux exquis de cette langue unique au monde qui +faisaient tout passer, même les choses les plus fortes. Le peuple grec +était amoureux de sa langue--riche, musicale, souple, fantaisiste--il +jouait avec elle, comme les Italiens avec leurs fioritures. De là toutes +ces plaisanteries, ces onomatopées, ces choses intraduisibles. Maniée +par des esprits d'élite, cette langue, qui n'eut jamais d'égale, savait +conserver la beauté jusque dans l'ivresse, la grâce jusque dans les plus +énormes folies. C'est ce qui purifie ces folies mêmes. + +Ce point de vue doit dominer toute notre appréciation. Si vous refusez +de vous y placer, n'allez pas plus avant, je vous en prie: il est temps +encore de vous arrêter. + + * * * * * + + + + +I + +COMÉDIES POLITIQUES. + + +Quatre des onze comédies qui nous restent touchent aux questions +politiques; quatre aux questions sociales; trois aux questions +littéraires. C'est dans cet ordre que nous allons les parcourir. + +Les quatre comédies politiques sont: _Les Acharnéens_, représentés 426 +ans avant notre ère, la sixième année de la guerre du Péloponnèse. + +_Les Chevaliers_, 425 avant notre ère, septième année de la guerre. + +_La Paix_, 421. + +_Lysistrata_, 412. + + * * * * * + +Aristophane est l'historien de la guerre du Péloponnèse aussi bien que +Thucydide, quoique différemment. Pour mieux dire, il en est le +pamphlétaire. Il est, pour cette période de l'histoire grecque, ce que +Rabelais, par exemple, est pour le règne de François Ier et pour la +crise de la Réforme, ce que la Satire Ménippée est pour la Ligue, ce que +sont _les Tragiques_ de d'Aubigné pour la cour d'Henri III, et son +_Baron de Fæneste_ pour celles d'Henri IV et de Louis XIII, les +Mazarinades pour l'époque de la Fronde, les _Provinciales_ pour les +assemblées violentes de la Sorbonne en 1656; ce qu'est Saint-Simon, +après coup, pour le règne de Louis XIV; ce que sont Voltaire et +Beaumarchais pour le dix-huitième siècle; Camille Desmoulins, ou +Rivarol, pour les luttes de la Révolution française; les Chansons de +Béranger et les pamphlets de Paul-Louis Courier pour la Restauration. +Toute crise politique ou sociale a ses pamphlets, pour ou contre. Or la +crise fut l'état ordinaire des petites républiques de la Grèce tant +qu'elles vécurent réellement, et jamais elles ne vécurent d'une vie plus +active, plus intense, que dans cette guerre où éclata l'antagonisme +originel des deux principales races dont la nation grecque se composait, +la race ionienne et la race dorienne. Mais Aristophane comprit que, dans +cette crise fiévreuse, Athènes, même victorieuse, usait ses forces et sa +vie. Il fut donc l'adversaire déclaré de cette guerre funeste, et ne +cessa de la blâmer, de l'attaquer. + +Voyons comment il s'y prenait. + + + + +LES ACHARNÉENS. + + +Acharnes était un bourg, assez riche, voisin d'Athènes. Depuis six ans, +la guerre désolait le Péloponnèse et l'Attique. Périclès, qui avait +engagé la lutte pour le compte d'Athènes, était mort, il y avait trois +ans, victime de la peste (en 429), et le pouvoir flottait en des mains +inhabiles: la guerre redoublait de fureur. Chassés par les invasions des +Lacédémoniens, les paysans s'étaient réfugiés dans les murs d'Athènes. + +L'un d'eux, Dicéopolis (dont le nom signifie à peu près +_Bonne-Politique_), désespéré de voir que ses compatriotes s'obstinent à +rejeter la trêve que les Lacédémoniens leur proposent, s'avise de +négocier lui-même une petite trêve pour son usage particulier. + +On lui présente des échantillons de différentes trêves, en forme de +petits flacons de vin, tels qu'on les employait à la libation dans les +traités de paix: Trêve de cinq ans?--Mais elle sent le goudron et les +navires! (c'est-à-dire, encore la guerre).--Trêve de dix ans?--Cela vaut +mieux.--Trêve de trente ans sur terre et sur mer?--Vive Dionysos! +celle-ci a un goût d'ambroisie et de nectar! Elle ne dit pas: «Pars, +prends des vivres pour trois jours.» Elle dit dans la bouche: «Va où tu +voudras!» Tope! je la reçois et la bois! Serviteur aux Acharnéens! +Délivré de la guerre et de ses maux, je m'en vais aux champs célébrer la +fête de Dionysos! + + * * * * * + +Les Acharnéens, vieux soldats de Marathon, irrités contre Dicéopolis qui +a conclu la paix pour lui et sa famille sans leur participation, veulent +lui faire un mauvais parti: ils parlent de le lapider. Il les menace de +poignarder... leurs paniers à charbon!--Les Acharnéens (presque tous +charbonniers) sont intimidés; capitulent. + + * * * * * + +Dicéopolis, alors, leur fait un discours sur les maux de la guerre et +les avantages de la paix. Il a eu soin, pour mieux toucher ses +auditeurs, d'aller emprunter à Euripide la défroque et les _accessoires_ +d'un de ses héros: des haillons, un bâton de mendiant, une vieille +lanterne et une écuelle ébréchée.--«Malheureux! s'écrie Euripide, tu +m'enlèves ma tragédie!» + +Dicéopolis, ainsi équipé, prouve que tous les torts ne sont pas du côté +des Lacédémoniens; qu'on ferait bien de suivre son exemple, de conclure +la paix, et de couper court à cette horrible guerre qui, depuis six +années déjà, entrave le commerce, tient toutes les affaires en +souffrance et porte partout la désolation.--Sous l'accoutrement comique +du bonhomme, c'est Aristophane qui parle raison, et sa parole simple et +familière s'élève souvent jusqu'à l'éloquence, sans disparate et sans +effort. + + * * * * * + +Les Acharnéens se laissent convaincre et, à leur tour, font entendre au +public, une harangue hardie, d'un style varié, où se mêlent la +plaisanterie et la poésie. (Nous reviendrons plus tard sur ce morceau, +lorsque nous parlerons des _Parabases_; celle-ci est une des plus +belles.) Ici encore c'est Aristophane lui-même qui s'adresse aux +Athéniens par la voix du coryphée. + + * * * * * + +Mais raisonner longtemps ne vaudrait rien, au milieu des fêtes de +Bacchus. Pour faire éclater l'idée du poëte à l'esprit et aux yeux de +tous, il faut présenter à ce peuple un tableau qui l'amuse et le +séduise: il importe moins de le convaincre que de le gagner. + +La maison de Dicéopolis, depuis qu'il a fait la paix pour son compte, +devient un pays de Cocagne; tout y afflue, tout y abonde; c'est le seul +marché de l'Attique. Pendant que la guerre affame et désole le reste du +pays, lui seul peut acheter tout ce que le commerce fournit aux besoins +de la vie et aux plaisirs. Il fait bombance et chère-lie. + + * * * * * + +Un Mégarien, réduit par la famine à vendre ses deux filles qu'il ne peut +plus nourrir, les déguise en petites truies avec des groins, et les +apporte, dans un sac, sur le marché de Dicéopolis. De là une foule de +bouffonneries licencieuses, le mot _truie_ ayant aussi en grec un autre +sens. Les deux petites truies grognent du mieux qu'elles peuvent: _Coï, +coï! coï, coï_!--«La chair de ces animaux-là, dit le Mégarien, est +délicieuse quand on la met à la broche!» Vous entendez d'ici les rires! +il y a là un feu roulant d'équivoques, qui ne dure pas moins d'une +quarantaine de vers, pour la plus grande gloire de Bacchus et des +phallophories[10]. + + * * * * * + +Ensuite survient un Béotien, qui apporte à Dicéopolis tous les produits +de son pays. Dicéopolis lui livre en échange une des denrées qu'Athènes +produit en abondance, un sycophante[11] empaqueté. Il faut lire ce +dialogue: + + DICÉOPOLIS. + + Veux-tu que je te paye en espèces sonnantes, ou en marchandises de + ce pays-ci? + + LE BÉOTIEN. + + Je veux bien de ce qu'on trouve à Athènes et qu'on ne trouve pas en + Béotie. + + DICÉOPOLIS. + + Des anchois de Phalère? de la poterie? + + LE BÉOTIEN. + + Oh! des anchois, de la poterie, nous en avons! je veux un produit + qui manque chez nous et soit ici en abondance. + + DICÉOPOLIS. + + J'ai ton affaire: prends-moi un sycophante, bien emballé, comme de + la poterie! + + LE BÉOTIEN. + + Par Castor et Pollux! je gagnerais gros à en emporter un! je le + montrerais comme un singe plein de malice! + + DICÉOPOLIS. + + Tiens! voici justement Nicarque, qui moucharde! + + LE BÉOTIEN. + + Qu'il est petit! + + DICÉOPOLIS. + + Mais il est tout venin! + +On empoigne le sycophante, on le roule, on le ficelle comme un ballot, +et le Béotien l'emporte. + +Imaginez tout cela en action: quelle fantaisie divertissante! quel +mouvement! quel entrain! quelle verve! + +Croyez-vous qu'une scène semblable n'aurait pas, encore aujourd'hui, +quelque succès autre part qu'à Athènes? + +Je ne veux pas dire pour cela qu'il faille imiter cette scène. Il faut +étudier, et non imiter; et, après qu'on a étudié les livres, il faut +étudier les hommes et les femmes et les enfants. Les imitations et les +pastiches sont choses mortes et inanimées; aussi bien les pastiches de +comédies que les pastiches de tragédies; aussi bien les pastiches de +temples grecs que les pastiches de cathédrales gothiques; mais, +aujourd'hui que l'invention manque, parce qu'on ne croit plus chaudement +à rien, on ne fait plus guère, en toutes choses, que des pastiches. + + * * * * * + +Ensuite, le poëte, dans une série de scènes à tiroir courtes et vives, +achève ce qu'on appelle en rhétorique la démonstration par les +contraires. + + UN LABOUREUR. + + Oh là, là! Pauvre que je suis! + + DICÉOPOLIS. + + Par Hercule! qui es-tu? + + LE LABOUREUR. + + Un homme bien malheureux! + + DICÉOPOLIS. + + Tourne-moi les talons! + + LE LABOUREUR. + + Ah! mon ami, puisque seul tu jouis de la paix, cède-m'en un peu, ne + fût-ce que cinq ans! + + DICÉOPOLIS. + + Qu'est-ce qu'on t'a fait? + + LE LABOUREUR. + + Je suis ruiné! j'ai perdu ma paire de bœufs! + + DICÉOPOLIS. + + Et comment? + + LE LABOUREUR. + + Les Béotiens me l'ont enlevée à Phylé! + + DICÉOPOLIS. + + Pas de chance!... + + LE LABOUREUR. + + Hélas! le fumier de mes bœufs faisait ma richesse! + + DICÉOPOLIS. + + Qu'est-ce que j'y peux? + + LE LABOUREUR. + + Je perds la vue à pleurer mes bœufs! Ah! si tu t'intéresses à + Dercétès de Phylé, frotte-moi vite les yeux avec ton baume de paix! + + DICÉOPOLIS. + + Mais ce n'est pas un baume de paix pour tout le monde! + + LE LABOUREUR. + + Je t'en supplie! Peut-être retrouverais-je mes bœufs. + + DICÉOPOLIS. + + Non, rien! Va-t'en pleurer plus loin! + + LE LABOUREUR. + + Rien qu'une seule goutte de paix! verse-la-moi, là, dans, ce + chalumeau! + + DICÉOPOLIS. + + Non pas une goutte! va-t'en geindre ailleurs! + + LE LABOUREUR, _s'en allant_. + + Ah! ah! malheureux que je suis!... Mes deux pauvres bœufs de + labour! + +Le poëte comique, qui est vrai avant tout, et qui, tout en suivant son +idée politique, ne perd pas de vue la nature humaine, représente avec +naïveté dans cette scène l'endurcissement des parvenus. Dicéopolis, +malheureux la veille comme ce pauvre laboureur, et qui alors eût compati +sans doute aux infortunes qu'il partageait, devient impitoyable, tout +naturellement, sitôt qu'il se voit riche. Il ne connaît plus ces +misères; il y est insensible désormais, si ce n'est peut-être pour en +jouir, par la comparaison de son bonheur, selon la profonde et triste +pensée de Lucrèce, le poëte philosophe: + +_Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas, Sed, quitus ipse malis +careas, quia cernere suave est._ + +«Non pas qu'on prenne plaisir à l'infortune d'autrui, mais parce que la +vue des maux dont on est exempt a sa douceur.» + +À peu près de même l'auteur de _Gil Blas_ nous montre son héros se +dépouillant de toute sensibilité humaine dès qu'il a fait fortune et +qu'il est à la cour. «Avant que je fusse à la cour, dit Gil Blas dans sa +naïve confession, j'étais compatissant et charitable de mon naturel; +mais on n'a plus, là, de faiblesse humaine, et je devins plus dur qu'un +caillou. Je me guéris aussi, par conséquent, de ma sensibilité pour mes +amis; je me dépouillai de toute affection pour eux...» + +Ainsi fait Dicéopolis. Il ne songe qu'à se réjouir, et ne veut pas +donner un brin de son bonheur. + + * * * * * + +Un garçon de noces vient aussi, de la part d'un nouveau marié, lui +demander une goutte de ce baume admirable, élixir de félicité! Le nouvel +époux voudrait bien, au lieu de partir pour la guerre, passer chez lui +sa nuit de noces!--«Non! répond Dicéopolis, je ne donnerais pas une +goutte de paix, fût-ce pour mille drachmes!» + +Une matrone vient faire la même prière, de la part de la mariée. Elle +brûle, cette pauvre petite mariée, de garder pour elle, au logis, tout +ou partie de son époux!--Que veux-tu dire? réplique Dicéopolis.--Alors +la matrone lui parle à l'oreille. Et le peuple de rire! Et Dicéopolis de +même. Il a ri, il est désarmé. «Allons! dit-il, je vais lui en donner +une goutte! pour elle seule! parce qu'elle est femme et ne doit pas +souffrir des maux de la guerre!» + +Et il donne avec le flacon la manière de s'en servir, qui est encore une +polissonnerie. + + * * * * * + +Un dénoûment en antithèse, on ne peut plus bouffon, achève de rendre +sensible à tous l'idée du poëte, les maux de la guerre et les avantages +de la paix: + +Le général Lamachos est obligé d'aller se mettre à la tête de l'armée, +pendant que Dicéopolis va se mettre à table. L'un demande son casque, +l'autre crie qu'on apporte le civet. Il y a là un cliquetis de +répliques, vers par vers. + + LAMACHOS. + + Esclave décroche ma lance, et apporte-la-moi! + + DICÉOPOLIS. + + Esclave! esclave! retire le boudin du feu, et apporte-le-moi! + + LAMACHOS. + + Allons! que j'ôte ma lance du fourreau! Tiens, tiens bien, esclave! + + DICÉOPOLIS. + + Tiens, tiens bien, esclave! que je retire la broche!... + +Cette antithèse et ce contraste se développent pendant une cinquantaine +de vers avec une verve étourdissante. Puis, l'un s'en va combattre, et +l'autre banqueter. Et le chœur, qui reste toujours en scène, achève +d'indiquer à l'imagination des spectateurs ce que l'on ne peut mettre +tout à fait sous leurs yeux; quoiqu'on ne se gêne pourtant pas beaucoup, +comme vous allez le voir bientôt; mais le chœur dit en attendant: + +«Bien du plaisir à tous les deux, dans vos expéditions qui ne se +ressemblent guère! l'un va boire, couronné de fleurs, avec une belle +fille à ses côtés...; l'autre va geler et monter la garde pendant la +nuit...» + + * * * * * + +Après ce chœur, assez court,--mais dans le théâtre grec, soit tragique, +soit comique, le temps marche au gré du poëte et de l'imagination des +spectateurs, et il n'y a rien de plus chimérique que les prétendues +unités de temps et de lieu imputées aux Athéniens,--voilà que l'on +rapporte Lamachos blessé, estropié;--Dicéopolis arrive de l'autre côté, +chantant à tue-tête, avec deux courtisanes, une sous chaque bras, et les +caresse et se fait caresser par elles en plein théâtre, tandis que le +chœur lui décerne l'outre réservée au meilleur buveur dans les fêtes de +Dionysos[12]. + +Par là le poëte semblait présager le succès qu'obtint en effet sa pièce: +Aristophane, par cette comédie des _Acharnéens_, remporta le prix sur +Eupolis et sur Cratinos. + +Cet appareil si varié et si bizarre de guerre et de cuisine, de tribune +et de marché, ces scènes courtes et vives, l'originalité de la mise en +scène et des accessoires, les costumes et les évolutions du chœur, ses +chants joyeux et gaillards «au dieu Phalès compagnon de Dionysos, ami +des festins, coureur nocturne, patron de l'adultère, séducteur des +jeunes garçons»; à travers tout cela, un dialogue naturel, rapide, +étincelant, une abondance intarissable de plaisanteries, les unes +bonnes, les autres mauvaises, toutes concourant à l'effet voulu; le +mouvement, l'entrain scénique de ce dénoûment en action et en antithèse; +les gaietés énormes de la dernière scène, entre Dicéopolis et les deux +filles, tout cela enchanta le peuple d'Athènes et les juges du concours, +qui n'étaient pas prudes comme on se pique de l'être aujourd'hui. + + * * * * * + +Il est vrai que l'on peut, sans être prude, trouver tout cela un peu +bien vif; mais les mœurs des Grecs n'étaient pas les nôtres et leurs +bienséances étaient moins étroites. Il faut songer que les rôles de +femmes étaient joués par des hommes. Cela rendait la licence plus aisée, +mais cela diminue l'obscénité réelle. + +Le bonheur de la paix, tel que le poëte nous le représente, est un peu +matérialiste si vous voulez; mais, au théâtre et pour un grand public, +il faut des choses qui frappent les sens. Le théâtre a des procédés qui +lui sont propres, autres que ceux de la tribune et non moins puissants. +Souvent le sens commun parlant le langage de la bouffonnerie convaincra +mieux le peuple que la plus grave éloquence: + +L'auteur de _l'Esprit des Lois_, désignant la nation française: +«Laissez-lui traiter, dit-il, les choses frivoles sérieusement, et +gaiement les choses sérieuses.» Et un peu plus loin: «On n'aurait pas +plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant, que d'un Lacédémonien en le +divertissant.» Le difficile est de rendre intelligible, d'animer et de +personnifier les idées qu'on veut mettre aux prises devant le peuple, +afin qu'il soit juge du combat et qu'il prononce lui-même par le rire en +faveur de ses intérêts, contre ce qui peut les menacer. Aristophane +excelle en ce point. + + + + +LES CHEVALIERS. + + +On sait comment il crayonna à l'usage du peuple souverain d'Athènes, qui +était bon prince à ses heures, une jolie caricature de la démocratie. +C'est dans la comédie des _Chevaliers_ qu'il met en scène le bonhomme +_Peuple_ lui-même, sot, un peu sourd, irascible, radoteur et gourmand, +et, à côté de lui, Cléon, le principal meneur de l'Assemblée depuis la +mort de Périclès. Il ne nomme pas Cléon, du moins dans cette pièce, mais +il le désigne clairement; et dans une autre, il dit bien que c'est lui +qu'il a attaqué dans les _Chevaliers_. Il l'avait maltraité déjà, +incidemment, dans les _Acharnéens_, et précédemment encore dans _les +Babyloniens_, pièce qui ne nous est point parvenue. Cléon, pour se +venger, accusa le poëte devant le Sénat, premièrement d'avoir livré le +peuple à la risée des étrangers, qui assistaient en grand nombre aux +représentations, secondement de n'être pas citoyen d'Athènes et d'en +usurper les droits. Nous avons dit qu'Aristophane avait des biens à +Égine, et il paraît que sa famille était originaire de Rhodes: de là ces +accusations. Sur le second point il se justifia en poëte comique par le +mot de Télémaque au premier chant de l'_Odyssée_: «Nul ne sait jamais +sûrement quel est son père.» Sur le premier il répondit par une audace +plus grande encore que celle qui lui avait attiré ces accusations, il +fit _les Chevaliers_. Il nous apprend lui-même dans sa pièce, revue +apparemment et augmentée, qu'aucun ouvrier n'osa faire un masque +représentant le visage de l'homme qu'il voulait ridiculiser, tant Cléon +était redouté! Et le scoliaste raconte à ce propos, mais on ne sait s'il +faut ajouter foi à cette anecdote, qu'aucun comédien n'ayant eu la +hardiesse de se charger du rôle, Aristophane se barbouilla légèrement le +visage avec de la lie et monta sur le théâtre pour y représenter +lui-même son ennemi. + +Le fait est, que _les Chevaliers_ sont le premier ouvrage qu'il donna +sous son nom et sans prendre pour chaperon Philonidès ou Callistrate. +Ainsi ce fut la première fois qu'il parut dans la lice personnellement, +pour combattre à visage découvert, de quelque façon qu'on veuille +l'entendre: il faut donc toujours louer son courage. + +Cette comédie fut jouée aux fêtes dites Lénéennes, la septième année de +la guerre du Péloponnèse, 425 ans avant notre ère. + +Cléon perpétuait la guerre, afin, disait-on, de se rendre indispensable. +C'est donc toujours la guerre qu'Aristophane attaque, en attaquant +Cléon. + + * * * * * + +_Les Acharnéens_ sont tout à la jovialité, à l'ivresse dionysiaque; _les +Chevaliers_ respirent la haine politique: Cléon était à l'apogée de sa +puissance, et la fortune, à ce moment, couronnait jusqu'à ses témérités; +il avait pour lui la chance et la veine; la faveur populaire enflait ses +voiles; tout lui riait, tout l'acclamait; Aristophane, personnellement +irrité par les persécutions judiciaires que lui avaient values _les +Babyloniens_, l'attaque cette fois plus violemment encore; il prend le +taureau par les cornes, il le secoue, il l'exaspère, il lui plante au +cou vingt banderillas, dont les feux d'artifice éclatent dans les +plaies. + + * * * * * + +L'exposition de la pièce est des plus vives. Deux esclaves du bonhomme +Peuple (le poëte, dans ces deux personnages, désignait, sans les nommer, +deux généraux athéniens, Démosthène et Nicias; ces noms, même, ont été +introduits par les copistes dans la liste des personnages; mais ils ne +se trouvent point dans les vers d'Aristophane, et ne pouvaient pas s'y +trouver: ce ne sont pas là des noms d'esclaves); le _premier esclave_, +donc, et le _second esclave_, car dans la pièce il n'y a pas autre +chose, se plaignent d'avoir été supplantés dans l'esprit du vieillard +par un nouveau venu, souple et hâbleur. + +Ils poussent des gémissements fantastiques: _Iattataiax, +iattataye!... Mymy, mymy, mymy! Mymy, mymy, mymy!..._ + +«Il faut que vous sachiez, dit l'un aux spectateurs, c'est-à-dire au +peuple lui-même, que nous avons un maître d'un naturel difficile et +colérique, Peuple, le Pnycien, mangeur de fèves, vieillard morose et un +peu sourd...» + +La Pnyx était le nom du lieu des Assemblées, situé près de la citadelle: +le poëte en fait la patrie du bonhomme Peuple. Et, s'il l'appelle +mangeur de fèves, c'est que les Athéniens, étant tous juges ou jurés +tour à tour, se servaient de fèves blanches et noires pour donner leurs +suffrages: ils recevaient pour cette fonction, un salaire, d'abord +d'une, puis de deux, puis de trois oboles. Notez ce point qui va revenir +souvent. + + * * * * * + +«Le mois dernier, continue l'esclave à qui on a donné le nom de +Démosthène dans la liste des personnages, il achète un nouvel esclave, +un corroyeur paphlagonien[13], intrigant et calomniateur. Ce +corropaphlagon, ayant connu l'humeur du vieillard, se mit à faire le +chien couchant auprès de lui, à le caresser de la queue, à le flatter, à +le tromper, à l'enlacer dans ses réseaux de cuir, en lui disant: «O +Peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va-t'en au bain, prends un +morceau, bois, mange, reçois tes trois oboles. Veux-tu que je te serve à +souper?» Puis il s'empare de ce que nous avons apprêté, et l'offre au +maître généreusement. L'autre jour encore, à Pylos, je prépare un gâteau +lacédémonien, ce voleur-là me l'escamote, et le présente de sa main, +quand c'était moi qui l'avais pétri! Il nous écarte, il ne souffre pas +qu'un autre que lui donne des soins au maître. Débout, l'épouvantail en +main[14], il éloigne de sa table les orateurs qui bourdonnent. Il lui +débite des oracles, et le vieillard raffole de prophéties. Quand il le +voit dans cet état d'imbécillité, il en profite pour accuser +effrontément tous ceux de la maison, pour nous calomnier, et les coups +de fouet pleuvent sur nous.» + +Ce trait du gâteau de Pylos devait faire rire les Athéniens, qui étaient +au courant des faits. Ces faits nous sont rapportés par Thucydide, au +quatrième livre de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, dans un +passage qui est lui-même une assez jolie scène de comédie et qui éclaire +d'un nouveau jour cette curieuse figure de Cléon. Au reste, n'oublions +pas que Thucydide, qui était, comme Aristophane, partisan de +l'aristocratie, devait être, lui aussi, très-hostile à Cléon, homme +nouveau, homme populaire. Il ne faut donc pas plus se fier aveuglément +au témoignage de Thucydide sur Cléon que, par exemple à celui de +Froissart, le chroniqueur de la noblesse et du clergé, sur Van Arteveld +le tribun des Flandres. Ceci soit dit sans mettre Froissart, si léger, +si enfant, si indifférent, sur la même ligne que Thucydide, si plein et +si mûr. + +L'historien raconte comment Cléon avait empêché la paix de se conclure, +comment les Athéniens continuaient, à Pylos, de tenir les Lacédémoniens +assiégés dans l'île de Sphactérie, et souffraient une grande disette +d'eau et de vivres. + +Cléon, de peur qu'on ne s'en prît à lui de ces souffrances, assurait +qu'on ne recevait que de fausses nouvelles. À quoi on répondit en le +priant d'aller lui-même voir les choses par ses yeux, en compagnie de +Théagène. Cléon sentit qu'en y allant il serait forcé de convenir que +les nouvelles étaient vraies. Il conseilla, voyant qu'on n'était pas +encore tout à fait dégoûté de la guerre, de ne point envoyer aux +informations, ce qui ne servirait qu'à perdre du temps; ajoutant que, si +l'on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s'embarquer et +porter aux assiégeants du renfort. Puis, attaquant indirectement Nicias, +fils de Nicératos, qui était alors général et qu'il n'aimait pas (ce +Nicias, représenté par le second esclave), il dit qu'avec la flotte qui +était appareillée il serait facile aux généraux, s'ils étaient des +hommes, d'aller prendre les ennemis qui étaient dans l'île; qu'il le +ferait bien, lui, s'il avait le commandement! Le peuple fit entendre +quelques murmures contre Cléon: «Que ne partait-il à l'instant, puisque +la chose lui paraissait si facile?» Nicias surtout, attaqué par lui, dit +qu'il n'avait qu'à prendre ce qu'il voudrait de troupes et se charger de +l'affaire. Cléon crut d'abord qu'on ne lui parlait pas sérieusement et +répondit qu'il était prêt. Mais, quand il vit que Nicias voulait tout de +bon lui céder le commandement, il commença à reculer et dit qu'après +tout ce n'était pas lui, mais Nicias, qui était général. Il était un peu +interdit; il ne croyait pas cependant que Nicias voulût tout de bon lui +remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l'accepter, renonça à +conduire l'affaire de Pylos, et prit le peuple à témoin. Plus Cléon +essayait d'éluder la proposition, plus la multitude (car tel est son +caractère, dit Thucydide) pressait Nicias de lui remettre le +commandement, et criait à Cléon de s'embarquer. Ne pouvant plus retirer +ce qu'il avait dit, Cléon accepte enfin, et promet d'amener vifs, dans +une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient dans Sphactérie, +ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les +honnêtes gens se réjouissaient de voir que, de deux biens, il y en avait +un immanquable: ou d'être délivrés de Cléon, et c'est sur quoi l'on +comptait; ou, s'ils étaient trompés dans cette attente, d'en avoir fini +avec les Lacédémoniens. Cléon partit, et, des généraux qui étaient à +Pylos, ne voulut pour collègue que Démosthène (ce Démosthène représenté +par l'autre esclave du bonhomme Peuple, dans l'exposition de la +comédie). C'est qu'il avait ouï dire que ce général pensait à faire une +descente dans l'île pour mettre un terme à la déplorable situation des +soldats qui ne demandaient pas mieux que de tenter, de leur côté, une +sortie, si dangereuse qu'elle fût, pour en finir à tout prix, d'une ou +d'autre façon. Un incendie survenu parmi les assiégés acheva de décider +ce général: les Athéniens entrèrent dans l'île de deux côtés à la fois, +d'une part avec Démosthène, de l'autre avec Cléon; les Lacédémoniens, +pris entre deux, furent vaincus et faits prisonniers. Ainsi la promesse +de Cléon eut son effet, quoiqu'elle fût des plus téméraires, et, dans le +terme de vingt jours, il amena les Lacédémoniens captifs, comme il s'y +était engagé. + + * * * * * + +Tel est, en abrégé, le piquant récit de Thucydide, que l'on est habitué +à regarder comme un écrivain sévère et triste; et certainement en +l'abrégeant, nous l'avons plutôt gâté qu'embelli. + +Ne trouvez-vous pas que l'historien ajoute de nouveaux traits au poëte +comique, et que le poëte comique, à son tour, complète l'historien? + +Voilà comment Cléon servit au peuple cet excellent gâteau que Démosthène +avait pétri de ses mains et fait cuire dans l'incendie de Sphactérie. + +Encore une fois, ne perdons pas de vue que Thucydide est hostile à +Cléon, tout comme Aristophane. Et cependant l'historien et le poëte +comique sont forcés d'avouer que Cléon vint à bout de ce qu'il avait +promis. Tout en nous amusant de leurs malices, il faut donc nous garder +de les prendre au mot, ni l'un ni l'autre, dans tous les détails: ce +serait comme si l'on voulait juger un des hommes politiques du +gouvernement de Juillet ou de la République de 1848 d'après le +_Charivari_ ou d'après quelques-unes des parades satiriques et +calomnieuses qui parurent pendant cette dernière révolution. + +Thucydide, moins âpre qu'Aristophane et par conséquent moins suspect, +représente partout Cléon comme un démagogue violent et éloquent, d'un +naturel ardent et sombre. Mais il ne va point, comme Aristophane, +jusqu'à attaquer sa moralité et son honneur. Cependant Thucydide +lui-même appartient, aussi bien qu'Aristophane, au parti oligarchique, +au parti de l'aristocratie, et du régime ancien. + +Cléon, d'ailleurs, fut cause du bannissement de Thucydide comme général, +et en conséquence Thucydide, s'étant mis à écrire l'histoire de son +temps pour occuper son exil, traita Cléon plus durement qu'il n'aurait +dû le faire en sa qualité d'historien. + +Le savant et sage M. Grote, dans son _Histoire de la Grèce_, estime +qu'en cette circonstance «il n'y eut rien dans la conduite de Cléon qui +méritât le blâme ou la raillerie.» (Voir tome IX, page 63 à 79.) Il +établit très-bien aussi que Nicias était un général un peu plus estimé +que de raison, lent, indécis, honnête homme et dévot, mais assez +incapable. Démosthène était un général plus habile[15]. + + * * * * * + +Revenons à l'exposition de la comédie des _Chevaliers_.--Le moyen dont +s'avisent les deux esclaves pour combattre l'ascendant de leur rival, +c'est de lui dérober, tandis qu'il dort gorgé de viande et de vin volés +au maître, un de ces oracles dont il se sert pour duper le +vieillard.--On sait, encore par Thucydide (II, 54; VIII, 1), l'influence +qu'exercèrent sur les dispositions du peuple, pendant toute la guerre du +Péloponnèse, les oracles et les prédictions de prétendus prophètes +antiques. Plus d'une fois pendant la guerre du Péloponnèse, les chefs de +partis firent parler les dieux. + +L'oracle dérobé prédit qu'un marchand de boudins héritera du pouvoir; +qu'un charcutier évincera le corroyeur. + +Un charcutier ambulant vient à passer: ils s'emparent de lui, et, dans +une scène qui a pu servir de modèle à la farce du _Médecin malgré lui_ +(moins les coups de bâton, toutefois), le saluent sauveur de la +République. Le charcutier s'en défend d'abord, comme Sganarelle se +défend d'être médecin.--On le débarrasse, bon gré mal gré, de son +éventaire et de sa poêle à saucisses. + +«Vois-tu ce peuple nombreux? (On lui montre les spectateurs). Tu en +seras le maître souverain, et aussi des marchés, des ports, de +l'Assemblée; tu fouleras aux pieds le Sénat, tu casseras les généraux, +tu les garrotteras, les emprisonneras; tu mèneras des filles dans le +Prytanée.» + +Le charcutier commence à se laisser faire plus volontiers. Alors +s'engage un dialogue plein de verve et d'audace. + + DÉMOSTHÈNE. + + Tourne maintenant l'œil droit du côté de la Carie, et l'autre vers + Chalcédoine, et, dis-moi, n'es-tu pas heureux? + + LE CHARCUTIER. + + Parce que tu me fais loucher? + + DÉMOSTHÈNE. + + Non; mais d'avoir tout cela à t'administrer: car cet oracle te fait + souverain. + + LE CHARCUTIER. + + Souverain, moi? un charcutier! + + DÉMOSTHÈNE. + + Oui, souverain, pour cela même, parce que tu n'es rien, que + vaurien, faubourien! + + LE CHARCUTIER. + + Je ne me crois pas digne d'un si haut rang. + + DÉMOSTHÈNE. + + Et pourquoi donc, pas digne? Aurais-tu des scrupules? serais-tu + d'honnête famille! + + LE CHARCUTIER. + + Par tous les dieux! je suis de la canaille! + + DÉMOSTHÈNE. + + Heureux drôle! tu es né pour gouverner! + + LE CHARCUTIER. + + Mais je n'ai pas d'éducation: à peine je sais lire, et mal. + + DÉMOSTHÈNE. + + Ceci pourrait te faire tort de savoir lire, si mal que ce soit. Le + gouvernement populaire n'appartient pas aux hommes instruits ni aux + honnêtes gens, mais aux ignorants et aux gredins. + +Aristophane ici confond l'ochlocratie, ou gouvernement de la populace, +avec la démocratie, ou gouvernement du peuple: c'est que les démagogues, +dont il est l'adversaire, font de leur côté la même confusion, pour des +raisons différentes, et, par de perpétuelles agitations, ne veulent +faire monter à la surface que la lie; il retourne donc contre eux-mêmes +cette confusion sophistique. + + LE CHARCUTIER. + + Mais je ne puis comprendre comment je serai capable de gouverner le + peuple. + + DÉMOSTHÈNE. + + Rien de plus simple; continue ton métier: brouille et pétris + ensemble les affaires, comme quand tu fais tes andouilles; tire-les + en longueur, comme les boudins; pour t'attacher le peuple, + cuisine-lui toujours quelque petit ragoût qui lui plaise. Au + surplus, que te manque-t-il pour faire un bon démagogue? Voix + crapuleuse, nature de gueux, vrai voyou, tu as tout ce qu'il faut + pour gouverner! + +Voilà la grande audace du poëte dans cette pièce: ce n'est pas seulement +d'avoir offert aux risées du peuple le peuple lui-même, tel que l'on +vient de le décrire et tel que nous allons le voir paraître; ce n'est +pas seulement d'avoir désigné et dénigré Cléon, le puissant démagogue, +et de l'avoir servi en pâture à la haine de ses ennemis, à la jalousie +de ses rivaux; c'est encore d'avoir attaqué parfois la démocratie +elle-même, de l'avoir confondue avec l'ochlocratie; c'est d'avoir ouvert +par-devant le bonhomme Peuple ce débat qui remplit presque toute la +pièce, entre le corroyeur et le charcutier, celui-ci succédant à +celui-là uniquement parce qu'il est encore plus voleur et plus impudent; +c'est d'avoir osé dire à la multitude que bien souvent, si elle chasse +un coquin, ce n'est que pour se livrer à un autre coquin plus détestable +encore. + +À la vérité, les faits étaient là pour prêter quelque vraisemblance aux +attaques du poëte comique: en effet, à un marchand d'étoupes, nommé +Eucrate, avait succédé un marchand de moutons appelé Lysiclès; à +celui-ci, le corroyeur Cléon; à Cléon, le lampiste Hyperbolos. Y +avait-il eu aussi un charcutier parmi ces démagogues? ou était-ce une +invention par analogie? Peu importe. + +Ce qu'il y a de vrai au fond de tout cela, c'est qu'à Athènes, où il +n'existait guère de grands propriétaires fonciers, tout homme public, si +public qu'il fût, tenait à un commerce quelconque, à un négoce, à un +métier. Et il n'y avait pas de sots métiers. Mais le poëte oligarchique +tirait parti de ces métiers pour la drôlerie et la mise en scène. Et le +public, tout démocratique qu'il était, ne demandait pas mieux que de s'y +prêter pour un moment[16]. + + * * * * * + +Que de verve cependant ne fallait-il pas pour faire pardonner, pour +faire applaudir, pour faire couronner une témérité si grande, pour faire +rire de bon cœur la spirituelle Athènes en lui riant au nez! Rabelais se +moque bien aussi du peuple de Paris, «tant sot, tant badaud, et tant +inepte de nature, qu'un bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avec +ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de +gens que ne feroit un bon prescheur évangélique.» Il ne s'en moque pas +sur le théâtre, devant un public parisien. + +Mais, outre que jamais souverain n'entendit mieux la plaisanterie que le +peuple d'Athènes, surtout le jour où il fêtait Bacchus, peut-être aussi +sentait-il tant de courage sous cette témérité du poëte, et tant de bon +sens sous ces bouffonneries, qu'il se mettait volontiers, contre +lui-même, du parti d'Aristophane, sauf à ne pas profiter de ses avis. + + * * * * * + +Le Paphlagonien paraît; le charcutier va pour s'enfuir. Les deux +esclaves le rappellent, lui promettant l'assistance des Chevaliers. + +Les Chevaliers, ainsi nommés parce que chacun d'eux devait entretenir à +ses frais un cheval de guerre, étaient la classe moyenne, les +propriétaires aisés, la bourgeoisie de la République. En les choisissant +pour former le chœur qui donne le titre à la pièce, le poëte les lie +habilement à sa cause. Le langage qu'il leur prête est fait pour leur +plaire: ils célèbrent la gloire ancienne des Athéniens, promettent de +rendre toujours à l'État des services gratuits; enfin, comme il ne +serait pas séant qu'ils chantassent leurs propres louanges, ils chantent +celles de leurs coursiers; ou plutôt le brillant poëte, dans sa +fantaisie intrépide, confond ensemble et amalgame les chevaux et les +chevaliers. Ailleurs nous trouverons une personnification aussi +brillante et aussi vive des _guêpes_ attiques. + +Par ce panégyrique des chevaliers, Aristophane indiquait clairement que +le meilleur gouvernement, à son avis, était une aristocratie tempérée, +juste-milieu entre un patriciat oppressif et une turbulente démagogie. +L'aristocratie qui plaisait à Aristophane, comme à Thucydide, à Périclès +et à Platon, ce n'était pas celle qui prétend être fondée sur la +naissance ou la fortune, mais celle qui s'acquiert par le mérite et qui +est, ainsi que son nom l'exprime, «le gouvernement des meilleurs.» Or, +précisément, la beauté de la véritable démocratie, c'est d'être la +source féconde de la véritable aristocratie, jamais fermée, toujours +ouverte à qui se rend digne d'y entrer. C'est ce qu'Aristophane, sans +doute, comprenait bien en théorie, mais oubliait parfois dans la +pratique, étant ennemi instinctif et des nouvelles choses et des +nouvelles gens, et conservateur à l'excès. + +Son esprit était, à vrai dire, plus vif qu'étendu. On peut avoir +beaucoup d'esprit, et être rétrograde par les idées: nos temps en +fourniraient plus d'un exemple. Eh bien! Aristophane était ainsi: lui +aussi, de nos jours, il eût parlé contre les chemins de fer à leur +naissance. Lui aussi, en toute occasion, se défie du progrès, regrette +le bon vieux temps, ce temps d'ignorance et de rudes mœurs; «où un marin +athénien ne savait que demander son gâteau d'orge, et crier: _Ho! ho! +ryppapaye_!» Il va même parfois jusqu'à présenter la corruption et la +turpitude morale comme la conséquence naturelle du progrès intellectuel +de l'époque agitée et critique dans laquelle il vit et que nous +analyserons. + + * * * * * + +Les Chevaliers viennent, comme on l'a promis, prêter main-forte au +charcutier, qui peu à peu, se sentant soutenu, s'enhardit. Ils accablent +le corroyeur des accusations les plus violentes: + +«Infâme! scélérat! braillard! ton audace envahit tout, le pays, +l'assemblée, les bureaux de finances, le greffe, le tribunal. Tu ravages +la ville, comme un torrent fangeux. Tu assourdis Athènes de tes +clameurs. Perché sur une roche, tu guettes l'arrivée des tributs, comme +un pêcheur les thons.» + +Le corroyeur n'est pas en reste d'invectives. Il y a là un formidable +assaut d'injures: cela dure pendant plus de deux cent cinquante vers. Il +faut que vous imaginiez cette abondance d'énormités, qui sans doute +plaisait au peuple en liesse, comme les ripostes flamboyantes du +catéchisme poissard dans notre carnaval d'autrefois. + + CLÉON. + + M'opposer un rival à moi! Bah! quand j'ai dévoré un thon bien + chaud, et bu, par-dessus, un grand pot de vin pur, je me moque des + généraux de Pylos! + + LE CHARCUTIER. + + Moi, quand j'ai avalé les tripes d'un bœuf avec le ventre d'une + truie, et bu la sauce par-dessus, je suis capable, tout dégouttant + de graisse, de hurler plus haut que les orateurs et de faire peur à + Nicias! + + LE CHŒUR. + + Ton langage me plaît, la seule chose que je n'approuve pas, c'est + que tu avales toute la sauce à toi tout seul... + + CLÉON, _au charcutier_. + + Je ferai de ta peau un tabouret! + + LE CHARCUTIER. + + Et moi, de la tienne une poche de filou! + + CLÉON. + + Je l'étendrai par terre avec des clous! + + LE CHARCUTIER. + + Je te hacherai menu comme chair à pâté! + + CLÉON. + + Je t'arracherai les paupières! + + LE CHARCUTIER. + + Je te crèverai le jabot!... + +Nous ne citons que les répliques les plus douces. Beaucoup d'autres sont +trop colorées pour qu'on en puisse donner même une faible idée. Cela +étonnera peut-être quelques personnes qui ne s'imaginaient pas que +l'atticisme admît de pareilles libertés. Ces mêmes personnes, sans +doute, expurgeraient Molière, au nom de la morale, et même Mme de +Sévigné, au nom du bon goût. Les Athéniens étaient encore moins délicats +que Mme de Sévigné et que Molière. Pourtant il est à croire que les +Athéniens se connaissaient en atticisme. Mais les bienséances du Midi ne +sont pas celles du Nord, et qui dit _convenances_ dit _conventions_. La +morale est une et identique dans ses principes; mais ses applications +varient à l'infini, comme le thermomètre et le baromètre montent et +descendent. + +Les deux rivaux font gloire, à qui mieux mieux, de leur friponnerie et +de leur impudence. Le charcutier, comme Scapin, se vante de son habileté +qui fut précoce. Il n'était pas plus haut que cela, qu'il se signalait +déjà par cent tours d'adresse jolis: + +«Dès mon enfance, je savais plus d'un tour. Pour attraper les +cuisiniers, je leur disais: O mes amis, regardez donc! une hirondelle! +Voilà le printemps!... Eux de regarder; moi, pendant ce temps, je leur +chipais de bons morceaux... Ordinairement, ils n'y voyaient que du feu. +Mais, si l'un d'eux s'apercevait du tour, vite je cachais la viande +entre mes fesses, et je niais par tous les dieux! Ce qui fit dire à un +orateur: «Voilà un enfant qui ira loin; il y a en lui l'étoffe d'un +homme d'État!» + +Le charcutier, par sa vive éloquence et ses chaudes répliques, prélude à +sa victoire, et prouve déjà, dans cette première lutte, qu'il mérite +mieux de gouverner. + +Bientôt, en effet, il triomphe devant le Sénat, qu'il achète en lui +promettant les sardines à bon marché, et en lui offrant un peu de +coriandre et de ciboules pour les assaisonner. Le chœur, son fidèle +allié, avait eu soin de le munir préalablement d'utiles conseils: +«Frotte-toi le cou avec ce saindoux, et tu glisseras entre les mains de +la calomnie...» + + * * * * * + +Après une admirable parabase, dont nous reparlerons plus tard, le +charcutier vient faire un récit animé de cette victoire devant le Sénat. +C'est une vive parodie des manœuvres et des stratagèmes employés par les +orateurs pour tromper l'auditoire, et une mordante raillerie de la +crédulité et de la mobilité des assemblées. + +Mais le corroyeur espère bien prendre sa revanche devant le Peuple. +C'est ici une des scènes capitales de la pièce, une scène homérique et +rabelaisienne, d'une philosophie profonde, d'une admirable bouffonnerie. + + CLÉON. + + Je te traînerai devant le Peuple, pour avoir justice de toi! + + LE CHARCUTIER. + + Moi aussi, je t'y traînerai et je te dénoncerai encore bien plus! + + CLÉON. + + Mais, misérable, le Peuple ne te croit pas; moi, je me moque de lui + tant que je veux! + + LE CHARCUTIER. + + Comme il est sûr que le peuple est à lui! + + CLÉON. + + Oui, car je sais les friandises qui lui plaisent. + + LE CHARCUTIER. + + Bon! Tu fais comme les nourrices: tu goûtes avant lui chaque chose + et lui en mets dans la bouche une miette, puis tu en avales trois + fois plus que lui. + + CLÉON. + + Grâce à mon habileté, je sais lui élargir ou lui resserrer le + gosier... + + * * * * * + +Peuple paraît enfin. Le poëte a fait longtemps attendre son entrée pour +la mieux préparer. Ainsi fera Molière pour Tartuffe. L'entrée du +bonhomme Peuple est excellente. + + PEUPLE. + + Quel tapage! Allons, hors d'ici! décampez de devant ma porte!... + Voyez un peu! ils en ont fait tomber le rameau d'olivier... Ah! + c'est toi, Paphlagonien; qui est-ce qui te fait du mal? + + CLÉON. + + C'est cet homme et ces gamins-là, qui me battent à cause de toi. + + PEUPLE. + + Comment cela? + + CLÉON. + + Parce que je t'aime, ô peuple, et te chéris... + +Alors chacun des deux adversaires, tour à tour, essaye de se faire +valoir auprès du bonhomme. + + CLÉON. + + Peuple, convoque vite l'assemblée, afin de connaître lequel de nous + deux t'est le plus dévoué et mérite tes faveurs. + + LE CHARCUTIER. + + Oui, décide entre nous, pourvu que ce ne soit pas dans la Pnyx! + + LE PEUPLE. + + Je ne saurais siéger ailleurs: on se rendra à la Pnyx comme de + coutume. + + LE CHARCUTIER. + + Ah! malheureux! je suis perdu! Chez lui, ce vieillard est le plus + raisonnable des hommes; mais, sitôt qu'il siége sur ces bancs de + pierre là-bas, aussitôt il baye aux corneilles. + + * * * * * + +Ici probablement la scène changeait et représentait la Pnyx. + +Le charcutier, pour gagner la victoire, promet à Peuple de le bien +nourrir, de le dorloter comme il faut. Il commence par lui apporter un +bon coussin, qu'il a cousu lui-même. «Allons, soulève-toi, cher maître, +et repose plus mollement ce derrière qui s'est tant fatigué en ramant à +Salamine!» + + * * * * * + +Aux bouffonneries se mêlent des paroles sérieuses. «On te connaît, dit +le charcutier à Cléon, tu veux que la guerre enveloppe comme d'un +brouillard tes friponneries, que le peuple n'y voie goutte, et que la +nécessité, le besoin, l'attente de son salaire, le réduisent à n'espérer +qu'en toi. Mais, si jamais la paix lui est rendue, s'il retourne à ses +champs se réconforter avec du pain frais et saluer ses chères olives, il +saura de quels biens tu le sevrais, tout en lui payant un salaire, et il +se lèvera, plein de haine et de rage, brûlant de voter contre toi. Tu le +sais, et c'est pour cela que tu le berces de tes mensonges!» + + * * * * * + +Le Paphlagonien, de son côté, s'évertue et proteste, et fait assaut de +zèle. Les deux rivaux luttent de platitude avec fierté... + +Combien de fois avons-nous assisté, depuis quinze ans, à des luttes +pareilles! + + CLÉON, _au bonhomme Peuple_. + + Ah! tu ne trouveras jamais d'ami plus dévoué que moi! Seul j'ai su + étouffer les conspirations! Il ne se trame pas un complot dans la + ville, que je ne sonne aussitôt l'alarme! + + LE CHARCUTIER. + + Oui, tu fais comme les pêcheurs d'anguilles: si l'eau reste calme, + ils ne prennent rien; mais, après qu'ils ont agité la vase, la + pêche est bonne. Et toi aussi tu pêches en eau trouble, et pour + cela tu imagines des complots... + +Le charcutier donne encore au bonhomme un manteau à manches pour l'hiver +et une paire de souliers; Peuple, tout doucement, se sent attendrir, et +témoigne au charcutier sa royale satisfaction. «À mon avis, dit-il, nul +citoyen, de tous ceux que je connais, n'a si bien mérité du Peuple, ni +ne s'est montré aussi dévoué à la ville et à mes orteils.» + + LE CHARCUTIER, _encouragé par son succès_. + + Tiens, voici une boîte d'onguent pour les plaies de tes jambes. + + CLÉON. + + Permets que j'ôte tes cheveux blancs, pour te rajeunir. + + LE CHARCUTIER. + + Prends cette queue de lièvre, pour essuyer tes yeux. + + CLÉON. + + Quand tu te moucheras, ô Peuple, essuie tes doigts à mes cheveux! + + LE CHARCUTIER. + + Aux miens! + + CLÉON. + + Aux miens! + +Qu'on se figure ces jeux de scène: quel mouvement!... Quelle brûlante +verve!... Et quels immenses éclats de rire dans le public!... + +Que dire de la joute d'oracles qui vient ensuite? Et de ces répliques +entrechoquées, comme celles de Bartholo et de Figaro plaidant!... + +Les orateurs aimaient beaucoup à s'appuyer sur des textes d'oracles. +Aussi, lorsque le bonhomme Peuple ne veut plus de Cléon pour intendant +et lui redemande l'anneau, signe de ses fonctions, Cléon s'écrie: + + Maître, je t'en conjure, ne décide rien avant d'avoir entendu mes + oracles! + + LE CHARCUTIER. + + Et les miens!... + + CLÉON. + + Mes oracles disent que tu dois, couronné de roses, régner sur la + terre entière! + + LE CHARCUTIER. + + Les miens, que revêtu d'une robe de pourpre brodée à l'aiguille, et + couronne en tête, tu parcourras la Thrace sur un char d'or! + + PEUPLE. + + Va me chercher tes oracles, afin qu'il les entende. + + LE CHARCUTIER. + + Volontiers. + + PEUPLE. + + Et toi, apporte aussi les tiens. + + CLÉON. + + J'y cours. + + LE CHARCUTIER. + + J'y cours aussi: rien de mieux. + + * * * * * + +Au bout de quelques instants, ils reviennent, apportant chacun des +monceaux d'oracles. + + CLÉON. + + Tiens, regarde!... Et je ne les apporte pas tous! + + LE CHARCUTIER. + + Ouf! je crève sous le poids, et je n'apporte pas tout! + + PEUPLE. + + Qu'est ceci? + + CLÉON. + + Des oracles. + + PEUPLE. + + Tout cela? + + CLÉON. + + Tout cela. Tu en es étonné?... Mais j'en ai encore une caisse + pleine. + + LE CHARCUTIER. + + Et moi, deux chambres et mon grenier. + + PEUPLE. + + Allons, lisez-les moi, et d'abord celui que j'aime tant, où il est + dit que je serai «l'aigle planant dans les nues!» + +Après l'assaut d'oracles, il y en a un autre, d'offrandes culinaires, +digne de Rabelais: croûtes contre gâteaux, sauces contre purées, +andouilles contre poissons, le tout au profit du bonhomme Peuple et de +son ventre souverain. + + * * * * * + +À ces caricatures d'une gaieté si franche le poëte mêle de graves +leçons, tempérées par de délicates flatteries: + + LE CHŒUR. + + O Peuple, ta puissance est grande: tous les hommes te craignent + comme un maître absolu; mais tu es facile à séduire! tu te plais à + être flatté, trompé; tu écoutes, bouche béante, chaque orateur, et + ton esprit va et vient avec eux. + + PEUPLE. + + Ah! qu'il n'y en a guère, d'esprit, sous vos cheveux, si vous + croyez que je ne sais pas ce que je fais. C'est à dessein que j'ai + l'air imbécile. J'aime à boire tout le jour, et me plais à nourrir + un ministre voleur; mais, quand il est plein, je le frappe, il + tombe. + + LE CHŒUR. + + Rien de mieux, si, comme tu le prétends, tu mets du calcul dans + cette conduite, si tu les engraisses exprès dans la Pnyx comme des + victimes publiques, et qu'ensuite, en guise de provisions, tu + prennes le plus gras pour l'immoler et le manger. + + PEUPLE. + + Oui, voilà comme j'attrape ceux qui se croient bien fins et pensent + me tromper! je les suis de l'œil, sans en avoir l'air, pendant + qu'ils me volent; ensuite je leur fourre un jugement dans la gorge, + et ils rendent tout ce qu'ils ont pris. + + * * * * * + +Enfin Cléon, vaincu encore une fois, devant le Peuple comme devant le +Sénat, est livré au charcutier son vainqueur. + +Puis on voit reparaître Peuple, régénéré et rajeuni par les soins du +charcutier, qui l'a fait bouillir dans sa marmite, comme Médée le vieil +Éson. Il est paré élégamment, quoiqu'à la vieille mode. Il est brillant +de paix, de bien-être et d'honneur. Il a recouvré la vigueur de son +esprit comme de son corps, et rougit de son imbécillité passée,--qui +était donc plus réelle qu'il ne l'avouait.--Agoracrite, de son côté, +n'est plus dès-lors, évidemment, le charcutier impudent et fripon, mais +Aristophane lui-même. Aristophane se sert de sa fiction comme d'un +masque qu'il ôte ou reprend à son gré (Rabelais fera de même). Selon le +moment, dans la même pièce, Aristophane appelle la ville d'Athènes «la +République des Gobe-mouches,» τήν κεχηναίων πόλιν, ou bien +c'est ensuite, «l'antique Athènes, couronnée de violettes, la belle et +brillante Ville, qui porte sur sa chevelure la cigale d'or!» + +Il sait que ses concitoyens riront volontiers de ses railleries sur leur +légèreté et leur mobilité, s'il caresse leur patriotisme. + +Telle est cette comédie pleine de verve, si mal appréciée par La Harpe, +et beaucoup mieux par M. Grote: «C'est, dit-il, le chef-d'œuvre de la +comédie, diffamatoire. L'effet produit sur l'auditoire athénien quand +cette pièce fut jouée à la fête Lénéenne (janvier 424 av. J.-C., six +mois environ après la prise de Sphactérie), en présence de Cléon +lui-même et de la plupart des chevaliers réels, a dû être puissant au +delà de ce que nous pouvons facilement nous imaginer aujourd'hui. Que +Cléon ait pu se maintenir après cet humiliant éclat, ce n'est pas une +faible preuve de sa vigueur et de sa capacité intellectuelles. Son +influence ne semble pas en avoir été diminuée.--Non pas, du moins, d'une +manière permanente. Car non-seulement nous le voyons le plus fort +adversaire de la paix pendant les deux années suivantes, mais il y a +lieu de croire que le poëte jugea à propos de baisser le ton à l'égard +de ce puissant ennemi.--La plupart des écrivains sont tellement disposés +à trouver Cléon coupable, qu'ils se contentent d'Aristophane comme +témoin contre lui, bien que nul autre homme public, d'aucune époque ni +d'aucune nation, n'ait jamais été condamné sur une telle preuve. +Personne ne songe à juger sir Robert Walpole, ni M. Fox, ni Mirabeau, +d'après les nombreux pamphlets mis en circulation contre eux. Personne +ne prendra _Punch_ comme mesure d'un homme d'État anglais, ni le +_Charivari,_ d'un homme d'État français. L'incomparable mérite comique +des _Chevaliers_ d'Aristophane n'est qu'une raison de plus de se défier +de la ressemblance de son portrait avec le vrai Cléon[17].» + + * * * * * + +En résumé, l'exposition vive et amusante faite par les deux esclaves qui +entrent en poussant des mugissements fantastiques; le portrait si fin du +bonhomme Peuple, qui rappelle les têtes de vieillards d'Holbein; les +scènes si hardies où le poëte se sert des libertés de la démocratie pour +en attaquer les excès; les luttes prolongées, et pourtant variées, du +charcutier avec le corroyeur; leurs assauts d'impudence, d'effronterie, +de coups de poings et de coups de tripes, leurs plaisanteries, +grossières et jolies tour à tour, mais abondantes comme les eaux dans +les montagnes; enfin la métamorphose joyeuse et touchante de Peuple, +rajeuni et régénéré, entouré de trêves de trente ans, personnifiées en +de belles jeunes femmes, et cette marche triomphale accompagnée de +fanfares; tout cela valut au poëte une nouvelle victoire, dans un sujet +si délicat, si hasardeux! Par sa gaieté et son adresse il fit applaudir +son audace. Il obtint encore cette fois le premier prix, par-dessus +Aristomène et Cratinos. + +Aristophane aimait à rappeler cette victoire et n'en parlait qu'avec +orgueil. Il se vante, en plusieurs endroits, du courage herculéen qu'il +a déployé, au début de sa carrière, en attaquant un monstre affreux. + + * * * * * + +En effet, ne l'oublions pas, la hardiesse du poëte comique, en cette +circonstance, était moins de faire la caricature du peuple et de la +démocratie elle-même que d'attaquer son meneur redouté. Car, selon la +remarque de Macchiavel, «du peuple on peut médire sans danger, même là +où il règne; mais, des princes, c'est autre chose.» Or Cléon, à ce +moment-là, ayant remplacé Périclès, était en quelque sorte le prince de +cette mobile démocratie. + +On voit par cet exemple comment la liberté de la comédie _ancienne_ +n'était limitée que par la faveur ou la défaveur du public. Cette sorte +de journalisme oral pouvait aller aussi loin qu'il voulait, à la seule +condition de se faire applaudir. + +Imaginez-vous la représentation d'une pareille pièce. Quelle journée! et +que d'émotions! N'est-ce pas bien là cette Athènes que Bossuet définit +ainsi: «Une ville où l'esprit, où la liberté et les passions donnaient +tous les jours de nouveaux spectacles?» + +Shakespeare, dans ses drames de _Coriolan_, de _Jules César_ et de +_Richard_ III, a fait aussi d'admirables peintures du peuple, de sa +crédulité, de sa mobilité, qui sont les mêmes dans tous les temps; il +n'a pas effacé Aristophane. L'un et l'autre sont également vrais, par +des procédés différents: Shakespeare, Anglais et réaliste, nous fait +mieux voir la bête à mille têtes; Aristophane, Grec et idéaliste, les +réunit en une seule et fait du peuple une personne. L'un met en +mouvement la foule, comme les flots de l'Océan; l'autre la résume en un +type et anime une abstraction, qui semble une réalité. Shakespeare n'a +aucun parti pris, que de peindre la nature humaine; Aristophane en a un +autre, et très-arrêté: c'est de combattre la démagogie, et même +quelquefois la démocratie. + +Mais ce que l'on nommait alors démocratie, n'était pas encore, tant s'en +faut, la démocratie véritable. «Le vrai malheur d'Athènes, non plus que +d'aucune cité antique, dit M. Havet, n'a pas été d'aller jusqu'à la +démocratie, mais plutôt de n'y pas atteindre. On ne voit nulle part, +dans le monde grec, un peuple qui ne dépende que de lui-même, mais des +villes sujettes d'une autre ville, et, dans la ville maîtresse, une +population d'esclaves sous une plèbe privilégiée. Pour qui n'était pas +_citoyen_, il n'y avait pas de droit proprement dit. Si c'était une +grande nouveauté dans la physique que de briser la voûte de cette +sphère, d'un si court rayon, où on enfermait l'univers, comme l'osèrent +Démocrite et Épicure, ce ne fut pas une tentative moins hardie, dans la +philosophie morale, que de franchir les bornes de _la cité_, comme le +firent les stoïciens. Les socratiques ne s'occupaient encore que de _la +cité_, et là point d'inégalité, point de maître; on buvait, comme dit +Platon, le vin pur de la liberté, on s'en enivrait jusqu'au délire, et +la raison des sages se heurtait avec colère aux folies démagogiques qui +s'étalaient de toutes parts. Il nous est facile aujourd'hui de +reconnaître que le véritable principe de ces excès n'était pas l'égalité +établie entre les citoyens, mais, au contraire, l'inégalité sur laquelle +_la cité_ était fondée. Et d'abord les délibérations de la multitude, +amassée sur la place publique, seraient devenues chose impossible si +dans le peuple eussent été compris les esclaves, et plus impossible +encore si ces sujets d'Athènes, qu'on appelait ses alliés, eussent été +tenus pour Athéniens, et n'avaient fait qu'un avec les habitants de +l'Attique. Ainsi disparaissaient d'un seul coup l'extrême mobilité d'un +gouvernement à vingt mille têtes, absolument incapable d'aucune suite; +l'influence des démagogues tournant au vent de leur parole une foule +assemblée deux ou trois fois par mois comme pour un spectacle; le +scandale de la souveraineté exercée pour un salaire[18] par une +population besogneuse, qui subsistait des oboles de l'agora ou des +tribunaux; les fonctions publiques tirées au sort, non comme un service, +mais comme un profit, tandis que les sages demandaient si ceux qui +montent un navire ont coutume de tirer au sort celui qui gouvernera le +vaisseau; une justice capricieuse comme une loterie, faite non pour les +jugés, mais pour les juges, car il fallait leur fournir des procès pour +les faire vivre, et ils recevaient, pour ainsi dire, des _bons_ pour +juger comme ils auraient reçu des _bons_ de pain; enfin les malheureux +alliés faisant principalement les frais de cette justice, comme +l'atteste Xénophon, et forcés, pour l'alimenter, de s'en venir plaider +dans Athènes. Toutes ces misères ne résultaient pas de ce que la +république athénienne était une démocratie, mais bien de ce qu'elle +était la démocratie de quelques-uns, et non pas de tous. Cette multitude +exerçait en réalité une tyrannie, et, comme les tyrans, elle usait de sa +puissance pour satisfaire ses envies et pour se dispenser de ses +devoirs. Elle voulait régner par la guerre et elle ne voulait pas faire +la guerre: elle payait donc des mercenaires, et c'est la plainte +perpétuelle des bons citoyens; mais avec quoi les payait-elle? Avec +l'argent des _sujets_. Sans les sujets, il n'y aurait pas eu de +mercenaires, car qui les aurait payés? Et, sans les esclaves, il n'y +aurait pas eu non plus de mercenaires: car, si tous les habitants +avaient été des citoyens, Athènes n'aurait pas eu besoin d'étrangers +pour se défendre. La multitude voulait encore avoir des fêtes, des +spectacles, des distributions; elle payait tout cela, avec quoi encore? +Toujours avec l'argent des sujets. Et, comme ce n'étaient pas ses +propres deniers qu'elle administrait, ni les fruits de son travail, mais +ceux du travail d'autrui, elle les administrait mal, et perdait en +dépenses folles les ressources des services publics. Enfin toutes les +misères privées ou publiques, toutes les espèces d'infériorité que +l'esclavage entraîne avec soi, Athènes y était condamnée, ainsi que le +monde ancien tout entier. Il ne s'agissait donc pas, pour la délivrer +des maux qu'elle souffrait ou la mettre à couvert des périls dont elle +était menacée, de restreindre chez elle la démocratie; tout au contraire +il aurait fallu l'élargir, là comme dans toutes les cités du monde +antique, l'étendre jusqu'où la démocratie moderne s'est étendue, et +faire de l'empire d'Athènes, ou plutôt de la Grèce elle-même, ce que +nous appelons une nation, dont tous les membres, égaux et libres, +servent au même titre la patrie, et ne sont sujets que de la loi[19].» + + * * * * * + +Ne laissons pas cependant d'admirer la noble race athénienne. Quelle +autre a plus fait pour la gloire et pour les progrès de l'humanité? Dans +son amour de l'idéal, elle aurait voulu devancer les siècles; mais à +toute chose il faut le temps pour se développer et pour mûrir. C'est +donc l'honneur d'Athènes, et non pas son erreur, quoi qu'en aient dit +Aristophane, et avant lui les pythagoriciens, et après lui les +socratiques, d'avoir conçu et essayé la démocratie avant le temps. «Elle +a aimé, du moins pour ses citoyens, l'égalité, le droit, la seule +souveraineté de la loi et de l'opinion; elle a fait voir dans +l'antiquité l'effort le plus indépendant et le plus hardi que la liberté +humaine, eût fait jusqu'alors vers l'idéal politique: la république de +l'avenir a donné là ses prémices, bien imparfaites et cependant déjà +grandes[20].» + + * * * * * + +Le patriotisme d'Aristophane l'empêchait d'étendre ses regards vers +l'avenir: il ne s'attachait qu'au présent, et même il eût voulu ramener +le passé. + +Dès cette époque, cinq siècles avant notre ère, la religion et la +philosophie, par suite, la littérature et l'art, commençaient à être +travaillés d'une crise de rénovation et de révolution qui ne devait +aboutir que longtemps après, sous le nom de christianisme. Aristophane, +dont l'imagination était si hardie, était d'une raison prudente à +l'excès. Effrayé de l'ébranlement général des esprits, inquiet aussi et +irrité des excès démocratiques, il se déclare à la fois l'adversaire de +la démagogie, ennemie de l'ordre, de la sophistique, qui renverse les +croyances, de la nouvelle tragédie, qui prêche une morale téméraire et +qui abuse du pathétique en l'excitant par de mauvais moyens. Il +personnifie la première dans Cléon, la seconde dans Socrate, la +troisième dans Euripide. En toute chose, il déteste l'excès et craint la +nouveauté; il prêche les anciennes mœurs, l'ancienne religion, +l'ancienne politique, l'ancienne tragédie, les anciennes formes et les +anciennes idées. + + * * * * * + +Pour nous modernes, qui sommes instruits par la longue suite des +événements historiques accumulés pendant vingt-deux siècles depuis lors, +une vérité est évidente: + +Il y a tel progrès qui ne peut s'accomplir pour l'humanité tout entière +qu'en brisant le peuple qui l'accomplit. Telle nation enfante une grande +révolution dont profiteront tous les autres peuples, et est destinée +elle-même à périr dans l'enfantement. Aristophane avait-il le vague +pressentiment de cette vérité, que les destins de la Grèce et de Rome +devaient manifester plus tard? et était-il moins soucieux du progrès de +l'humanité que du danger de sa patrie? On pourrait le lui pardonner. + + + + +LA PAIX. + + +Le plus immédiat de ces dangers était cette guerre du Péloponnèse que +perpétuait l'égoïste ambition des démagogues. Aussi Aristophane y +revient-il sans cesse. + +La comédie intitulée _la Paix_ présente sous une nouvelle forme la même +idée que la pièce des _Acharnéens_: il faut mettre fin à cette funeste +guerre. Mais l'imagination du poëte sait créer des allégories variées, +pour ne point lasser le public. Quoique le sujet soit le même au fond, +vous allez voir que les deux pièces ne se ressemblent guère. + +Une didascalie[21] nouvellement découverte établit d'une manière +authentique que _la Paix_ fut représentée aux grandes Dionysies de +l'année 421; cette pièce fut donc montée peu de temps avant la +conclusion de la paix appelée de Nicias, qui mit un terme à la première +partie de la guerre du Péloponnèse et qui devait, de l'aveu de tout le +monde, finir à jamais cette guerre désastreuse des États grecs. + +Le sujet de _la Paix_ est au fond le même que celui des _Acharnéens_; +seulement la paix qui dans cette dernière pièce n'est que le vœu d'un +individu, est ici l'objet des désirs de tout le monde: dans _les +Acharnéens_, le chœur était contraire à la paix; dans _la Paix_, il se +compose de paysans de l'Attique et de Grecs de toutes les contrées, +regrettant tous vivement la paix[22]. Mais la comédie des _Acharnéens_ +est bien supérieure en intérêt dramatique à celle qui a pour titre: _la +Paix_. Celle-ci manque d'unité et de vigueur. + +Il y aurait à rapprocher de ces deux comédies d'Aristophane contre la +guerre, tant de pages ironiques et éloquentes de Rabelais, de Montaigne, +de Johnson, de La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, pages que +l'on pourrait appeler l'honneur de la raison et de l'humanité, mais qui +n'ont fait jusqu'à présent triompher ni l'une ni l'autre. + + * * * * * + +Voici la comédie d'Aristophane: + +Un personnage nommé Trygée (comme qui dirait _Vigneron_, ou plutôt +_Vendangeur_) ouvre la scène en se disposant à monter au ciel sur un +certain escarbot d'une nature si disgracieuse que l'esclave chargé de le +nourrir demande aux spectateurs s'ils pourraient lui vendre _un nez +bouché_. Trygée a pris une résolution: c'est d'aller apprendre de +Jupiter lui-même pourquoi depuis tant d'années, et toujours, et sans +fin, il laisse les Athéniens en proie aux calamités de la guerre. Les +filles du bonhomme essayent en vain de le retenir. Il excite _son +Pégase_, comme il l'appelle, se recommande au machiniste, craignant de +se casser le cou, et commence son ascension grotesque. + +Cet escarbot était, en même temps qu'un souvenir ésopique, une parodie +du coursier ailé sur lequel le Bellérophon d'Euripide s'enlevait dans +les airs, et une critique des machines qui embarrassaient le début de +cette tragédie. + + * * * * * + +La scène change presque aussitôt, et représente le ciel. Lorsque Trygée +sur sa monture, approche de la demeure des dieux, Mercure, qui joue là à +peu près le rôle de saint Pierre dans nos fabliaux, Mercure sentant une +odeur de mortel, comme Don Juan _odor di femina_, reçoit d'abord notre +voyageur en portier bourru. Mais Trygée graisse le marteau, un bon plat +de viande adoucit Mercure. C'est bien là le Mercure de la légende et des +poëmes homériques: venu au monde le matin, à midi il joue de la cithare, +le soir il vole les bœufs d'Apollon, les tue, les fait cuire, et en +mange une partie; premier type de Gargantua, qui _soubdain qu'il fut +nay, à haulte voix s'escrioyt: À boire, à boire, à boire_! Mercure +était, après Hercule, le plus goinfre de cet Olympe grand mangeur! + +Amadoué par ce plat de viande, le portier du ciel consent à répondre aux +questions de Trygée. Il lui apprend que les dieux, irrités de la folie +des Grecs, ont déménagé depuis la veille, et se sont retirés bien loin, +bien loin, tout au fond de la calotte du ciel. Ils l'ont laissé, lui, +pour garder la vaisselle, les petits pots, les petites marmites, les +petites tables, les petites amphores. Ils ont installé la Guerre dans la +demeure qu'ils occupaient eux-mêmes et lui ont donné tout pouvoir de +faire des Grecs ce que bon lui semblerait. Puis ils sont allés aussi +haut que possible pour ne plus voir vos combats et ne plus entendre vos +prières. + + TRYGÉE. + + Et pourquoi en usent-ils de la sorte à notre égard? + + MERCURE. + + Parce qu'ils vous ont plus d'une fois ménagé l'occasion de faire la + paix, et que, les uns comme les autres, vous avez préféré la + guerre. Les Lacédémoniens remportaient-ils le plus mince avantage? + «Par Castor et Pollux, s'écriaient-ils, il en cuira aux Athéniens!» + Ceux-ci triomphaient-ils au contraire, et les Laconiens + venaient-ils faire des ouvertures de paix? «Par Cérès, disiez-vous, + ce n'est pas nous qu'on attrapera! Non, par Jupiter, nous ne les + écouterons point! Ils reviendront toujours, tant que nous aurons + Pylos!» + + TRYGÉE. + + Oui, c'est bien là le style de nos gens. + +La Guerre donc a pris la place de Jupiter et règne à présent sur les +hommes. Elle a commencé par enfermer la Paix dans une caverne profonde, +qu'elle a obstruée d'un monceau de pierres. + +C'est là encore une parodie des tragédies, où l'on voyait plusieurs +cavernes de cette sorte: Antigone, par exemple, est enfermée ainsi. + +À présent la Guerre s'apprête à broyer dans un grand mortier les villes +grecques. Elles sont désignées par leurs productions: les poireaux, +l'ail, le miel attique, avec force jeu de mots et calembours. + + * * * * * + +La Guerre paraît alors, à peu près comme la Mort dans la tragédie +d'_Alceste_: elle est accompagnée de son serviteur Vacarme, à qui elle +ordonne de lui apporter un pilon. + +«Nous n'en avons point, dit Vacarme, nous ne sommes emménagés que +d'hier. + +--Va m'en chercher un à Athènes, et lestement...» + +Vacarme revient presque aussitôt: + +«Hélas! les Athéniens ont perdu leur pilon, ce corroyeur qui broyait +l'Hellade.» + +En effet, Cléon avait été tué, en 422, un an avant la représentation de +cette comédie, dans un combat devant Amphipolis, le même jour que le +général des Lacédémoniens, Brasidas; et c'était cette double mort qui +avait donné lieu à _la paix_, ou plutôt à la trêve trop courte, occasion +de cette pièce. + +On s'étonne que le poëte continue d'attaquer un homme mort; on ne +s'étonne pas moins que les Athéniens le permettent. On est tenté de dire +à Aristophane, ce que lui-même fait dire par Trygée à Mercure un peu +plus loin: «Assez, assez, puissant Hermès; cesse de prononcer ce nom, +laisse cet homme aux enfers, où il est maintenant; il n'est plus à nous, +mais à toi.» Cependant, même après cette parole très-juste, le poëte y +revient, et à plusieurs reprises, et plus violemment que jamais.--Nous +le verrons s'acharner de même sur Euripide jusque dans les enfers. Ses +convictions sont si profondes et si ardentes, qu'il suit ses haines +au-delà du tombeau. + +Avant que la Guerre et Vacarme aient trouvé un nouveau pilon, Trygée se +hâte de convoquer les laboureurs, les ouvriers et les marchands,--les +habitants, les étrangers, domiciliés ou non,--les insulaires, les Grecs +de tout pays, pour délivrer la Paix. Tous accourent avec des leviers, +des pioches, des cordes, afin de débarrasser l'accès de la caverne, et +font une entrée de ballet d'un entrain bacchique, qui donne une idée de +l'ivresse joyeuse des Dionysies. + + LE CHŒUR. + + Allons, que faut-il faire? ordonne, dirige; je jure de travailler + aujourd'hui sans relâche, jusqu'à ce qu'avec nos leviers et nos + engins nous ayons ramené à la lumière la plus grande de toutes les + déesses, celle à qui la vigne est le plus chère. + + TRYGÉE. + + Silence! si la Guerre entendait vos cris de joie, elle bondirait + furieuse hors de sa retraite. + + LE CHŒUR. + + C'est qu'une telle entreprise nous remplit d'allégresse. Ah! + qu'elle diffère de ce décret qui nous commandait de venir avec des + vivres pour trois jours[23]! + + TRYGÉE. + + Prenons garde que, du fond des enfers, ce Cerbère maudit[24], par + ses hurlements furieux, ne nous empêche encore, comme quand il + était sur la terre, de délivrer la déesse. + + LE CHŒUR. + + Quand une fois nous la tiendrons, rien au monde ne pourra nous la + ravir. Iou! iou! + + TRYGÉE. + + Mes amis, vous me faites mourir avec vos cris! Si le monstre + accourt[25], il foulera tout sous ses pieds. + + LE CHŒUR. + + Qu'il foule, qu'il écrase, qu'il bouleverse tout! Nous ne saurions + modérer notre joie! + + TRYGÉE. + + Qu'est-ce donc, citoyens? qu'avez-vous? Au nom des dieux, quelle + mouche vous pique? ne gâtez pas par vos gambades la plus belle des + entreprises! + + LE CHŒUR. + + Ce n'est pas moi, ce sont mes jambes qui sautent de joie. + + TRYGÉE. + + Assez! Allons, cessez, cessez de gambader. + + LE CHŒUR. + + Tiens, j'ai fini. + + TRYGÉE. + + Vous le dites, mais vous ne finissez pas. + + LE CHŒUR. + + Une fois encore, et je finis. + + TRYGÉE. + + Une seule donc, et rien de plus. + + LE CHŒUR. + + Nous cessons de danser, pour te servir. + + TRYGÉE. + + Mais, voyez, vous ne cessez pas du tout! + + LE CHŒUR. + + Encore cette échappée de la jambe droite, et, par Jupiter, c'est + fini. + + TRYGÉE. + + Allons, je vous l'accorde; mais cessez de m'inquiéter. + + LE CHŒUR. + + La gauche réclame aussi ses droits. Quelle joie! je ne me sens pas + d'aise! je pète, je ris! Déposer le bouclier, c'est plus, pour moi, + que dépouiller la vieillesse[26]. + + TRYGÉE. + + Ne vous réjouissez pas encore, vous n'êtes pas assurés du succès. + Mais, quand vous tiendrez la déesse, alors chantez, riez, criez: + car vous pourrez alors, à votre bon plaisir, naviguer ou rester + chez vous, faire l'amour ou dormir, assister aux fêtes et aux + processions, jouer au cottabe[27], vivre en Sybarite, et crier: + Iou, iou! + +Quelle vivacité! et quelle fantaisie! Cela rappelle cet avocat bizarre +consulté par M. de Pourceaugnac, et qui ne lui répond qu'en sautant et +qu'en rebondissant comme une balle élastique: on voudrait en vain +l'arrêter. + +Mais ici ce n'est pas un homme, c'est le chœur tout entier qui gambade +en criant, et que Trygée veut en vain retenir. Figurez-vous cette sorte +de ballet orgiaque, ces bonds et ces cris fantastiques. + +Enfin, tous se mettent à l'ouvrage, mais avec plus ou moins de zèle, +plus ou moins d'amour pour la Paix: les Béotiens mollement; c'était leur +caractère, en toute chose, d'être mous et lourds; les Argiens plus +mollement encore, parce que la guerre leur profitait et qu'ils +recevaient tour à tour des subsides des deux partis; il y a dans tout ce +passage une multitude d'allusions qui étaient transparentes pour les +contemporains; les uns tirent les cordes dans un sens, les autres tirent +en sens contraire. Les Lacédémoniens y vont de tout cœur: c'étaient eux +qui récemment, après la mort de leur général Brasidas, s'étaient décidés +à faire des propositions de paix. Les Mégariens n'avancent guère: la +faim a épuisé leurs forces (rappelez-vous la scène du Mégarien, avec ses +deux filles, dans la comédie des _Acharnéens_). Les laboureurs Athéniens +sont ceux qui, avec les Laconiens, font le plus avancer l'ouvrage. +Mercure et Trygée les excitent et prêchent d'exemple. + +L'entrée de la caverne est, à la fin, déblayée, et l'on en voit sortir +la Paix, suivie de l'Automne chargée de fruits, et de la belle Théoria, +patronne des processions et des fêtes. Ces déesses répandent sur leur +passage mille parfums délicieux, et ramènent avec elles tous les biens +de la vie: vendanges, banquets, dionysies, flûtes harmonieuses, joies de +la comédie, chants de Sophocle, grives, petits vers d'Euripide!... + +Aristophane semble ne laisser échapper ce demi-éloge d'Euripide que pour +donner lieu tout de suite à une réplique désobligeante de Trygée. Un peu +plus loin, il reparle de Sophocle, pour l'accuser d'avarice. Cratinos +est traité d'ivrogne. Ainsi le poëte comique ne respecte rien: ceux-là +même qu'il honore en certains moments, dans d'autres il les ridiculise. +Les spectateurs, ici encore, payent leur tribut, comme les hommes +illustres, à la toute-puissante comédie, au bon plaisir de la malice et +de la joie: Trygée, les parcourant des yeux, montre du doigt à Mercure +le fabricant d'aigrettes qui s'arrache les cheveux, le faiseur de hoyaux +qui se moque du fourbisseur de sabres, le marchand de faulx qui se +réjouit et qui fait la nique au marchand de lances: les lances désormais +serviront d'échalas pour soutenir les vignes... Le public, du reste, est +toujours content quand on le met de la partie, quand l'auteur comique le +mêle à la pièce, parce que le spectateur alors, devenant acteur en même +temps, s'intéresse par l'amour-propre à la comédie. Bien que la fiction +dramatique en soit quelque peu altérée ou suspendue, le succès de +l'auteur n'en est que plus certain. + + * * * * * + +Aux plaisanteries vient se mêler la poésie, avec des accents bucoliques, +qui sont comme un lointain prélude de Tityre et de Mélibée, + + _Post aliquot mea regna videns mirabor aristas_! + +et aussi avec des éclats de joie et des triomphes de sensualité dignes +de Rubens dans sa _Kermesse_ ou de Teniers dans ses intérieurs flamands. +Il faut lire dans le texte même ces vers charmants, mêlés de tons si +divers, dont notre prose ne peut donner qu'un pâle reflet: + + LE CHŒUR, _à la déesse de la Paix_. + + O toi que désiraient les gens de bien et qui es si douce aux + cultivateurs, à présent que je t'ai contemplée avec bonheur, + permets que j'aille saluer mes vignes, et embrasser, après une si + longue absence, les figuiers que j'ai plantés dans ma jeunesse!... + + TRYGÉE. + + La belle chose qu'une houe bien emmanchée! Comme ces hoyaux à trois + dents reluisent au soleil! Qu'ils vont tracer des plants bien + alignés! je brûle d'aller dans mon champ et de remuer cette terre + si longtemps délaissée! O mes amis, rappelez-vous les plaisirs dont + la Paix nous comblait autrefois: beaux paniers de figues fraîches + ou confites, myrtes, vin doux, prés émaillés de violettes sur le + bord des ruisseaux, olives tant regrettées! Pour tous ces biens + qu'elle nous rend, ô mes amis, adorons la déesse! + + LE CHŒUR. + + Salut, salut, divinité chérie! ton retour nous comble de joie! + comme nous soupirions après toi, consumés du désir de revoir nos + campagnes! O Paix si regrettée, mère de tous les biens! Seule tu + soutiens ceux qui, comme nous, usent leur vie à travailler la + terre. Nous goûtions sous ton règne mille douceurs charmantes qui + ne nous coûtaient rien. Tu étais le gâteau de froment des + laboureurs, tu étais leur salut! Aussi nos vignes, et nos jeunes + figuiers, et tous les arbres de nos vergers souriront avec joie à + ton retour! Mais où donc était-elle pendant un si long temps? + Dis-le-nous, ô le plus bienveillant des dieux! + + MERCURE. + + Sages laboureurs, écoutez mes paroles, si vous voulez savoir + comment elle fut perdue pour vous. Le principe de nos infortunes, + ce fut l'exil de Phidias[28]: Périclès craignit de partager sa + mauvaise fortune, et, redoutant votre naturel irritable, pour en + prévenir les effets, mit lui-même l'État en feu: avec cette petite + étincelle du décret de Mégare[29], faisant souffler un vent de + guerre, il alluma l'incendie, dont la fumée a fait pleurer ici et + là-bas les yeux de tous les Grecs. Dès que le feu eut fait craquer + nos vignes, les tonneaux irrités heurtèrent les tonneaux[30]; dès + lors, il ne fut plus au pouvoir de personne d'arrêter le mal, et la + Paix disparut. + + TRYGÉE. + + Voilà, par Apollon, ce que personne ne m'avait appris; je ne me + doutais pas quel lien pouvait exister entre Phidias et la Paix. + + LE CHŒUR. + + Ni moi, et je viens de l'apprendre. Je ne m'étonne plus qu'elle + soit belle, s'il y a entre elle et Phidias quelque parenté! Que de + choses nous ignorons!... + + O joie! ô joie! de laisser là le casque! et le fromage, et les + oignons! Foin de la guerre et des combats! Ce que j'aime, c'est de + boire avec de bons amis, devant le feu, où pétille un bois sec, + coupé pendant l'été; de faire griller des amandes sur les braises, + ou des fênes de hêtre sous la cendre; ou de caresser la jeune + servante[31], pendant que ma femme est au bain! + + Non, rien n'est plus charmant, quand les semailles sont faites et + quand Jupiter les arrose d'une pluie bienfaisante, que de recevoir + un voisin qui vient vous dire: Eh bien, cher Comarchide, que + faisons-nous? Pour moi, je boirais volontiers, pendant que le ciel + féconde nos terres.--Allons, femme, fais-nous cuire trois mesures + de haricots, où tu mêleras un peu de froment, et donne-nous des + figues. Que Syra rappelle Manès des champs: il n'y a pas moyen + d'ébourgeonner la vigne aujourd'hui, ni de briser les glèbes: la + terre est trop humide.--Qu'on apporte de chez moi la grive et les + deux pinsons. Il doit y avoir encore du lait caillé, et quatre + morceaux de lièvre, à moins que le chat n'en ait volé hier au soir: + car j'ai entendu, au logis, je ne sais quel tapage. Garçon, + apportes-en trois pour nous; laisse le quatrième pour mon + père.--Demande aussi à Eschinade des branches de myrte avec leurs + fruits. Et puis,--c'est le même chemin,--qu'on appelle Charinade, + afin qu'il vienne boire avec nous, pendant que le Dieu bienfaisant + fait prospérer nos travaux. + + Mais, quand revient le temps où la cigale chante sa gentille + chanson, j'aime à aller voir si les vignes de Lemnos commencent à + mûrir, car celles-là sont les plus précoces; ou si les figues se + gonflent et rougissent. Qu'il est doux, quand elles sont à point, + de les cueillir, de les goûter, en s'écriant: O saison douce! + +Quelle variété dans ces esquisses, si finement touchées et enlevées! +Quelle fraîcheur! Quelle senteur de la campagne! Un intérieur rustique +pendant l'hiver, des promenades pendant l'été, tout cela se succède en +quelques vers. Quelle poésie, et quelle réalité tout à la fois! Quelle +saveur et quelle simplicité exquise! + +Déjà le chœur des _Acharnéens_ avait dit, aux vers 989 et suivants: «O +Paix, compagne de la belle Aphrodite et des Grâces souriantes, que tes +traits sont charmants! et je l'ignorais! Puisse l'Amour m'unir à toi, +l'Amour que l'on peint couronné de roses!» + +Il semble que, dans ces vers de la première comédie, se trouvât le germe +de l'autre. + +Dans une ode de Bacchylide se rencontraient déjà ces riantes images de +la paix: «La Paix, la grande Paix produit pour les mortels la richesse +et la fleur des douces chansons. Sur les splendides autels des Dieux, +elle brûle à la flamme blonde les cuisses des bœufs et des brebis à la +riche toison: les jeunes gens ne songent plus qu'aux jeux du gymnase, +aux flûtes et aux fêtes. La noire araignée file sa toile sur les agrafes +de fer des boucliers; la rouille ronge le fer des lances et des épées. +On n'entend plus retentir les clairons, et le doux sommeil n'est plus +écarté des paupières au moment où il apaise le cœur. Dans les rues se +dressent les tables de festin, et partout éclatent les hymnes joyeux.» + +Ce petit tableau, sans doute, est charmant; mais combien ceux +d'Aristophane sont plus riches, plus vifs et plus variés. + + * * * * * + +Trygée, à qui Mercure donne pour compagnes l'Automne et Théoria, +redescend du ciel sur la terre. Chemin faisant, il rencontre deux ou +trois âmes de poëtes dithyrambiques. + + Que faisaient-elles là? dit l'esclave à qui il raconte les épisodes + de son voyage aérien. + + TRYGÉE. + + Elles tâchaient d'attraper au vol quelques débuts lyriques dans le + vague des airs. + + L'ESCLAVE. + + Est-il vrai, comme on le dit, que les hommes, après leur mort, + soient changés en étoiles? + + TRYGÉE. + + Très-vrai. + + L'ESCLAVE. + + Quel est donc cet astre que je vois là-bas? + + TRYGÉE. + + C'est Ion de Chios, l'auteur de cette ode qui commençait par: + «L'Orient...» Dès qu'il parut dans le ciel, on l'appela l'_astre + d'Orient_. + + L'ESCLAVE. + + Et qu'est-ce que ces étoiles qui traversent le ciel et brûlent en + courant[32]? + + TRYGÉE. + + Ce sont des étoiles riches qui reviennent de dîner en ville, elles + portent des lanternes, et dans ces lanternes du feu.--Mais, + dépêchons, conduis cette femme chez moi, nettoie la baignoire, et + fais chauffer l'eau; puis prépare, pour elle et pour moi, le lit + nuptial. Quand tout sera prêt, reviens ici. Pendant ce temps, je + vais la présenter au Sénat. + + L'ESCLAVE. + + Où donc as-tu pris ce joli bagage? + + TRYGÉE. + + Où? Dans le ciel. + + L'ESCLAVE. + + Oh bien! je ne donne pas trois oboles des dieux, s'ils font + commerce de femmes, comme nous autres mortels. + + TRYGÉE. + + Ils ne le font pas tous; mais, là-haut comme ici, quelques-uns + vivent de ce métier. + + L'ESCLAVE, _à la femme_. + + Eh bien, entrons. (_À Trygée_:) Dis-moi, lui donnerai-je à manger? + + TRYGÉE. + + Non. Elle ne voudrait ni pain ni gâteau, habituée qu'elle est + là-haut, chez les dieux, à lécher l'ambroisie. + + L'ESCLAVE. + + Mais on peut aussi lui servir ici quelque chose à lécher... + +Enfin Trygée, à peu près comme Dicéopolis dans les _Acharnéens_, et +comme Peuple dans les _Chevaliers_, ne songe plus qu'à vivre en joie et +en liesse, avec sa déesse. Ici encore, éclatent, jaillissent à foison +mille bouffonneries licencieuses, qui sont le couronnement de la comédie +et en quelque sorte le dessert du _cômos_. Il y a, du vers 868 au vers +904, une longue description digne de l'Arétin, quand l'esclave vient +dire que l'épousée est prête et que tout est bien en état. Et, du vers +1226 au vers 1239, on rencontre une scène qui pourrait figurer dans le +chapitre XIII du livre Ier de _Gargantua_. + +Le mariage n'est pas encore à cette époque le dénoûment obligé de la +comédie; mais on en voit déjà poindre l'usage: ce n'est alors qu'un +instinct de la chair, ce sera plus tard une habitude et un procédé. + + * * * * * + +Quoiqu'on retrouve dans cette pièce l'imagination et la poésie de +détails qui brillent dans les précédentes, l'ensemble en est moins +remarquable, la trame en est plus faible. La seconde partie, dépouillée +pour nous de tout l'appareil du spectacle, semble un peu traînante. Pour +les Athéniens, elle était relevée par la mise en scène, par les +costumes, et par toute la pompe poétique et musicale de l'épithalame qui +la terminait: + + LE CHŒUR. + + Faites silence, voici que la fiancée va paraître: prenez des + torches! Que tout le peuple se réjouisse avec nous et se mêle à nos + danses! Quand nous aurons bien dansé et bien bu, et chassé + Hyperbolos[33], nous déménagerons pour retourner aux champs, et + nous prierons les dieux de donner la richesse aux Grecs, d'accorder + à tous d'abondantes récoltes, en orge, en vin, en figues, de rendre + les femmes fécondes, de nous faire recouvrer enfin tous les biens + que nous avions perdus, et d'abolir l'usage du fer meurtrier. + + TRYGÉE. + + Chère épouse, partons pour les champs, et viens, belle, coucher + bellement avec moi. + + LE CHŒUR. + + Ô hymen, ô hyménée! ô trois fois heureux! et bien digne de ton + bonheur! + + TRYGÉE. + + Ô hymen, ô hyménée! + + PREMIER DEMI-CHŒUR, _montrant la femme_. + + Que lui ferons-nous? + + DEUXIÈME DEMI-CHŒUR. + + Que lui ferons-nous? + + PREMIER DEMI-CHŒUR. + + Nous cueillerons ses baisers. + + DEUXIÈME DEMI-CHŒUR. + + Nous cueillerons ses baisers[34]. + + PREMIER DEMI-CHŒUR. + + Allons, camarades, nous qui sommes au premier rang, enlevons et + portons le fiancé. O hymen, ô hyménée! + + TRYGÉE. + + Ô hymen, ô hyménée! + + DEUXIÈME DEMI-CHŒUR. + + Vous aurez une jolie maison, pas de soucis, et de bonnes figues. Ô + hymen, ô hyménée! + + TRYGÉE. + + Ô hymen, ô hyménée! + + PREMIER DEMI-CHŒUR. + + Celui-ci en a de grosses, celle-là en a de douces. + + TRYGÉE. + + Mangez et buvez à cœur-joie, et ensuite répétez encore: ô hymen, ô + hyménée! + + DEUXIÈME DEMI-CHŒUR. + + Ô hymen, ô hyménée! + + TRYGÉE. + + Joie et liesse, mes amis! Ceux qui me suivront auront des gâteaux. + +Il faut vous figurer cette fin animée. Vous la devinez, quoiqu'il y ait +plusieurs lacunes dans le texte de cette dernière scène. + +On croit que cette pièce fut presque improvisée et cela expliquerait la +faiblesse de la composition et de la contexture; mais combien de détails +charmants! + +Au reste, la contexture des comédies d'Aristophane en général est des +plus simples. C'est à peu près la même que nos auteurs emploient, sans +se mettre la tête à la torture, dans nos _revues_ de fin d'année: le +procédé épisodique est celui de tout le théâtre grec, aussi bien des +tragédies que des comédies. C'est également celui de Shakespeare. Il n'y +en a point de plus aisé ni de plus naturel. Le procédé de notre théâtre +classique est plus concentré, plus artificieux, et peut-être aussi plus +artificiel, lorsque le génie ne l'anime point. + +Les Grecs n'ont guère connu l'unité régulière: ils n'ont connu que +l'unité de verve, si l'on peut s'exprimer ainsi. Peuple inspiré, qui +créait en se jouant, et pour un jour. + +Aristophane déploie plus de variété dans ses personnages que dans ses +plans. Ses dénoûments ont presque tous entre eux un air de ressemblance. +On pourrait en dire autant de ceux de Molière. Quand ces grands poëtes +comiques ont bien fait rire et bien frappé leur auditoire, ils savent +qu'ils n'ont plus besoin de se mettre en frais d'imagination pour +terminer la comédie: le premier moyen venu suffit; on écoute à peine la +fin de la pièce, loin de songer à l'éplucher. Les éclats de rire qui se +continuent enveloppent et enlèvent le dénoûment. + +Les contrastes, les antithèses en action, sont un des procédés +d'Aristophane. Ainsi, au dénoûment des _Acharnéens_, il nous a montré, +d'un côté, Dicéopolis, partisan de la paix, jouissant de tous les biens +qu'elle procure; de l'autre, Lamachos, partisan de la guerre, que l'on +ramène estropié, percé de coups. Dans la comédie de _la Paix_, nous +venons de voir, d'une part, le fabricant d'aigrette qui, de désespoir, +s'arrache les cheveux; de l'autre, le fabricant de faulx et le marchand +de tonneaux qui se réjouissent; les piques changées en échalas, les +casques en marmites, les trompettes guerrières en pieds de balances +pacifiques[35]. + +Il a ses procédés pour les expositions, comme pour les dénoûments. Ainsi +_les Acharnéens_, _Lysistrata_ que nous allons analyser, _les Femmes à +l'Assemblée_ qui viendront plus tard, commencent de même, par une +convocation, à laquelle on ne se rend qu'avec lenteur: le principal +personnage, attendant les autres et se plaignant de leur retard, fait +l'exposition, à peu près de la même manière dans chacune de ces trois +comédies. Les Athéniens étaient flâneurs, comme sont les Parisiens; +l'Assemblée se trouvait rarement en nombre à l'heure dite: le poëte +comique ne devait donc pas craindre de renouveler la peinture de cette +flânerie, qui elle-même se renouvelait tous les jours. + + + + +LYSISTRATA. + + +Cette comédie de _Lysistrata_ est une des meilleures, mais une des plus +effrontées. Elle montre jusqu'où pouvait aller la licence de la comédie +_ancienne_, née de l'ivresse bacchique et des phallophories. Mieux que +tout autre, elle ferait voir combien on doit se méfier de cette maxime, +qu'une œuvre d'art, si elle est parfaite, est morale par cela seul. +_Lysistrata_ est une merveille d'art et de verve, mais un prodige +d'obscénité. Il y a, dans le Musée secret de Naples, des priapées dont +on ne peut contester la beauté plastique; dira-t-on qu'elles sont +morales? Évidemment l'impression plus ou moins morale qui peut résulter +de la beauté de la forme et de la perfection du style dans ces priapées, +est peu de chose en comparaison de l'impression licencieuse qui résulte +du sujet même. Il est donc périlleux de prétendre qu'il y ait assez de +moralité dans la forme seule de l'art et dans la perfection du style. +Mais, d'autre part, il n'y a pas d'idée plus erronée que de confondre +l'art avec la morale, et que de vouloir ramener toujours l'idée du beau +à l'idée de l'utile. L'art est une chose, et la morale en est une autre. + + * * * * * + +Au fond, cette comédie, comme les trois précédentes, est encore un +plaidoyer pour la paix. Ainsi les quatre comédies politiques du poëte +ont toutes le même dessein, le même but. + +Le moment, cette fois, semblait mieux choisi que jamais pour faire +accueillir enfin des conseils pacifiques. Nicias venait d'être battu en +Sicile; toute l'armée athénienne, massacrée; Alcibiade, poursuivi par +une haine impolitique peut-être, quoique méritée à certains égards, +s'était réfugié à Sparte, et se vengeait de sa patrie en conseillant à +ses nouveaux alliés de fortifier Décélie en Attique; d'un autre côté +Sparte, victorieuse mais épuisée, ne semblait pas éloignée de souscrire +à des conditions équitables, et de laisser à Athènes l'hégémonie de la +Grèce centrale et des îles, pourvu qu'elle conservât elle-même sa +suprématie dans le Péloponnèse. C'est à cette époque, l'an 412 avant +notre ère, que fut représentée _Lysistrata_[36]. + + * * * * * + +Lysistrata, femme d'un des principaux citoyens d'Athènes, persuade à +toutes les autres femmes de sa ville et des autres villes grecques de +prendre une résolution désespérée pour forcer leurs maris à conclure la +paix: c'est de leur retirer leurs droits conjugaux, de les sevrer de +toute caresse. Depuis assez longtemps elles pâtissent de la guerre, ils +pâtiront à leur tour! Résolution énergique! Elle a bien quelque peine à +les y décider: c'est jouer quitte ou double, et sur un terrible enjeu! +La délibération donne lieu déjà à une scène très-joliment développée, +mais d'une liberté qu'on ne peut se figurer. Cependant la courageuse et +éloquente Lysistrata finit par emporter ce vote redoutable. Quelques +femmes, par exemple la jeune Calonice et la jeune Myrrhine, refusent +d'abord, et ensuite ne prononcent que d'une voix mal assurée le terrible +serment; mais enfin, voilà qui est fait! + +Cette situation est à peu près celle qui se retrouve, mais présentée +avec plus de modestie, quoique avec assez de vivacité encore, dans une +jolie comédie de notre temps, intitulée: _Une femme qui se jette par la +fenêtre_, œuvre de Scribe et de M. Gustave Lemoine. Ici Myrrhine +s'appelle Gabrielle. Sa mère lui conseille, comme Lysistrata, de tenir +rigueur à son mari, tant qu'il n'aura pas demandé la paix. La guerre +dont il s'agit dans la pièce moderne, n'est, à la vérité, qu'une simple +querelle de ménage. Et les rôles sont renversés, en ce sens que c'est la +jeune femme qui finit par céder à son mari, ne pouvant supporter d'être +privée de lui. + +Lysistrata, elle, ne cédera pas, et ne permettra ni à Calonice, ni à +Myrrhine, ni à aucune autre, de faiblir. Lysistrata porte un nom +significatif: cela veut dire, _celle qui dissout l'armée_! Voyons-la à +l'œuvre, elle et ses compagnes. + + * * * * * + +Pour commencer, les vieilles femmes, sous couleur d'un sacrifice, +s'emparent de la citadelle et du trésor qu'elle renferme: ainsi les +hommes ne pourront plus subvenir aux frais de la guerre. + +Un bataillon de vieux bonshommes survient: ils veulent mettre le feu à +l'acropole et enfumer les femmes comme les abeilles d'une ruche. Les +jeunes femmes portent secours aux vieilles et engagent la bataille avec +les vieux. Figurez-vous cette comique mêlée, les torches et les cruches, +le feu et l'eau, les deux sexes et les deux éléments en guerre, et, au +milieu de tout cela, plus jaillissant que l'eau, plus brûlant que le +feu, un dialogue où étincellent et abondent les plaisanteries de toute +sorte, jets et fusées, qui semblent compléter la mêlée et l'incendie et +le déluge: tout est inondé, et tout est en feu. + + * * * * * + +Un officier de police se présente avec son escorte, et se dispose à +faire sauter la porte de l'acropole à coups de leviers. + + LYSISTRATA, _paraissant sur le seuil_. + + Inutile de faire sauter la porte. Me voici de plein gré. Ce ne sont + pas des leviers qu'il vous faut, mais du bon sens[37]. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Ah! c'est toi, coquine! Archer, qu'on me l'arrête, et qu'on lui lie + les mains derrière le dos! + + LYSISTRATA. + + Par Diane! s'il me touche seulement du bout du doigt, tout archer + qu'il est, il pleurera. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Eh bien, archer, as-tu donc peur?... Prends-la à bras-le-corps... + Allons! un autre archer! Et à vous deux, garrottez-la. + + PREMIÈRE FEMME. + + Par Pandrose[38]! si tu portes la main sur elle, tu crèveras sous + mes pieds! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Crever? voyez-vous ça!... Allons, encore un autre archer! qu'on + garrotte d'abord celle-là, pour lui apprendre à piailler! + + DEUXIÈME FEMME. + + Par la déesse au disque lumineux, si tu touches seulement cette + femme, tu auras besoin de compresses! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Eh bien! qu'est-ceci? Où est donc l'archer? Arrêtez-la! Je vous + empêcherai bien, moi, de lâcher pied! + + TROISIÈME FEMME. + + Si tu approches d'elle, par la déesse de Tauride, je t'arrache des + crins et des cris! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Malheureux que je suis! mes archers m'abandonnent!... Mais, c'est + une honte de céder à des femmes! Scythes, en avant, serrons les + rangs[39]! + + LYSISTRATA. + + Par les déesses! Nous vous ferons voir que nous avons ici quatre + vaillants bataillons de femmes bien armées! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Scythes, garrottez-les! + + LYSISTRATA. + + En avant, mes braves compagnes! Fruitières, grainetières, + cabaretières, boulangères, marchandes d'œufs et d'ail! Frappez, + tirez et déchirez, criez et engueulez! Assez! bon! arrêtez! ne les + dépouillez pas! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Hélas! mes archers en déroute! + + LYSISTRATA. + + Ah! ah! tu croyais donc n'avoir affaire qu'à des servantes? Ou bien + tu pensais que les femmes libres n'avaient pas de sang dans les + veines? + +Bref, la police est vaincue et battue. + +Ainsi, dès ce temps-là, dans la comédie grecque _ancienne_, comme +aujourd'hui encore au théâtre de Guignol et de Polichinelle, il est +nécessaire à la joie du peuple, soit athénien, soit parisien, que les +commissaires de police et les gendarmes aient toujours le dessous. Le +succès de _l'Auberge des Adrets_ et de _Robert-Macaire_, il y a quelque +trente ans, vint en grande partie de ce que, d'un bout à l'autre de ces +deux pièces, les gendarmes étaient bernés: on finissait même par en +lancer un à travers les airs, aux grands éclats de rire du public, +ennemi de l'autorité et ami des révolutions. + + * * * * * + +L'officier de police, abandonné par ses hommes, essaye de parlementer +avec Lysistrata, qui n'a pas, comme on dit, sa langue dans sa poche. +(Amis du style noble, voilez-vous la face, ce mot m'est échappé!) + + L'OFFICIER DE POLICE, _à Lysistrata_. + + Que prétends-tu faire? + + LYSISTRATA. + + Tu me le demandes? Nous voulons administrer le trésor. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Administrer le trésor? + + LYSISTRATA. + + Oui. Qu'y a-t-il là d'étonnant? N'est-ce pas nous qui administrons + la dépense de nos ménages? + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Mais ce n'est pas la même chose. + + LYSISTRATA. + + Pourquoi, pas la même chose? + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Cet argent est pour faire la guerre. + + LYSISTRATA. + + Mais d'abord il n'y a pas besoin de faire la guerre. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Et le salut de la cité? + + LYSISTRATA. + + Nous nous en chargeons. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Vous? + + LYSISTRATA. + + Nous-mêmes! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Cela fait pitié! + + LYSISTRATA. + + Nous te sauverons, de gré ou de force! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Ah! c'est un peu fort! + + LYSISTRATA. + + Tu te fâches? il te faudra bien pourtant en passer par là. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Par Cérès! voilà qui est violent! + + LYSISTRATA. + + On te sauvera, mon ami. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Et, si je ne veux pas? + + LYSISTRATA. + + Raison de plus!... + +Quelle franchise de dialogue! et quelle vérité! quelle force comique! Et +cela continue ainsi pendant plus de cent vers encore. Et les traits +tombent dru comme grêle.--Nous avons connu, nous aussi, de ces sauveurs +bon gré mal gré. Mais nous sommes de l'avis d'Horace: + +_Invitum qui servat, idem facit occidenti_. + + LYSISTRATA. + + Durant la dernière guerre nous avons supporté en silence tout ce + qu'il vous plaisait de faire: vous ne nous permettiez pas de + souffler mot. Nous n'étions guère contentes, car nous savions bien + ce qu'il en était; souvent, dans nos maisons, nous vous entendions + discuter à tort et à travers sur quelque affaire importante. Alors, + le cœur bien triste, mais le sourire aux lèvres, nous vous + demandions: «Eh bien! dans l'assemblée d'aujourd'hui, a-t-on voté + la paix?--Occupe-toi de tes affaires, disait le mari, + tais-toi.»--Et je me taisais. + + UNE FEMME. + + Ce n'est pas moi qui me serais tue! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Il t'en aurait cuit, de ne pas te taire! + + LYSISTRATA. + + Moi, je me taisais. Mais bientôt, apprenant que vous aviez pris + quelque autre résolution déplorable: «Ah! mon ami, disais-je, + comment pouvez-vous agir si follement?» Il me regardait de travers: + «Tisse ta toile, répondait-il, sinon gare à tes joues! _La guerre + est l'affaire des hommes_[40]!» + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Bien dit, par Jupiter! + + LYSISTRATA. + + Comment, _bien dit_, imbécile! Ainsi, quand vous ne faites que des + bêtises, il ne nous sera pas permis de vous les + remontrer?--Lorsqu'enfin nous vous avons entendu dire à haute voix + dans les rues: «N'y a-t-il plus un homme dans le pays?--Non, en + vérité, il n'y a plus d'hommes!»--alors les femmes ont résolu de se + réunir pour travailler toutes au salut de la Grèce. Car pourquoi + aurions-nous attendu plus longtemps? Prêtez donc l'oreille à nos + sages conseils, gardez le silence à votre tour, et nous pourrons + rétablir vos affaires. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Vous, nos affaires? Une telle folie se peut-elle supporter? + + LYSISTRATA. + + Silence! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Comment, silence! je me tairais au commandement d'une carogne qui + porte un voile sur la tête! + + LYSISTRATA + + Si ce n'est que mon voile qui t'offusque, tiens, le voici, mets-le + sur ta tête, et tais-toi! Prends aussi ce panier, ceins-toi comme + une femme, carde ta laine, et mange tes fèves. _La guerre sera + l'affaire des femmes_! + +Comme cela se retourne joliment! Et comme ce commissaire de police +travesti en femme tout-à-coup par Lysistrata devait faire rire! + +Cependant l'officier public essaye de tenir tête à cette luronne. +L'homme se croit plus fort que la femme, surtout en fait de +raisonnement. Notre commissaire fait donc à celle-ci des objections, des +interrogations; Lysistrata se moque de lui, ou donne à des idées sensées +une forme plaisante qu'il ne comprend pas. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Comment pourrez-vous ramener l'ordre et la paix dans toutes les + contrées de la Grèce? + + LYSISTRATA. + + Le plus facilement du monde. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Mais comment? Je suis curieux de l'apprendre. + + LYSISTRATA. + + Comme, quand notre fil est embrouillé, nous faisons passer la + bobine à travers l'écheveau et de ci et de là; de même, pour la + guerre, nous ferons passer de ci et de là des ambassades qui + débrouilleront les affaires. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Qu'est-ce qu'elle dit? Mettre fin à la guerre avec du fil et des + bobines! Pauvre folle! + + LYSISTRATA. + + Si vous n'étiez pas fous vous-mêmes, vous sauriez faire en + politique ce que nous faisons pour nos laines. + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Comment cela? Voyons! + + LYSISTRATA. + + Nous commençons par laver la laine pour en séparer le suint; vous + devriez faire de même; ensuite nous la battons à coups de + baguettes; vous devriez aussi, à coups de baguettes, vous + débarrasser des gredins et des scélérats. Ceux qui, noués en + boules, s'accrochent aux honneurs, il faut les carder brin à brin + et leur crêper la boule; et puis, les jeter tous également au + panier. Étrangers domiciliés, ou du dehors, pourvu qu'ils soient + amis et rapportent au trésor public, je les carderais tous + indistinctement. Quant à nos colonies, par Jupiter! qui sont + jusqu'à présent des pelotons séparés, je voudrais tirer jusqu'ici + le fil de chacune d'elles, et n'en faire qu'un seul, en former une + grosse pelote, et en tisser pour le peuple un manteau[41]! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + N'est-il pas étrange qu'elles prétendent battre et pelotonner tout + cela, elles qui ne prennent point part à la guerre? + + LYSISTRATA. + + Eh! misérable, elle pèse sur nous d'un double poids: d'abord nous + enfantons des fils qui vont faire la guerre loin du pays... + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Tais-toi, ne rappelle pas nos malheurs[42]! + + LYSISTRATA. + + Ensuite, au lieu de nous amuser et de jouir de notre jeunesse, nous + couchons seules: nos maris sont au camp!... Passons sur ce qui nous + regarde; mais les filles qui vieillissent dans leur lit solitaire, + je pleure quand j'y pense! + + L'OFFICIER DE POLICE. + + Et les hommes, ne vieillissent-ils pas? + + LYSISTRATA. + + Quelle différence! l'homme, à son retour, eût-il des cheveux gris, + trouve aisément une jeune femme. Mais la saison d'une femme est + courte, et, si elle la laisse passer, elle ne trouve plus de mari, + et reste assise, à consulter le sort... + +La vérité de ce dialogue et de ces peintures n'est-elle pas admirable? + +Battue par le raisonnement comme par les armes, la police se voit forcée +de céder. Les femmes chantent victoire. Ensuite, par la bouche de leur +coryphée, elles donnent à la ville d'utiles conseils. Et pourquoi pas? +«Que je sois née femme, qu'importe? si je sais remédier à vos malheurs! +je paye ma part de l'impôt en donnant des hommes à l'État!» + +C'est là un argument très-sérieux, quoique jeté dans une comédie. +Michelet ne dira pas mieux: «Qui est, plus que les mères, intéressé dans +la société, où elles mettent un tel enjeu, l'enfant? Qui, plus qu'elles, +est frappé par le désordre ou par la guerre[43]?» + +Il a été souvent question en Angleterre et en France de conférer aux +femmes le droit électoral. C'est une opinion qui a pour elle de graves +partisans.--Le gouvernement de Moravie a décidé récemment que les veuves +payant des impôts auraient à l'avenir le droit de voter dans les +élections municipales[44]. + +Mais poursuivons notre analyse. + + * * * * * + +Vainement les femmes ont vaincu les hommes, elles ne peuvent se vaincre +elles-mêmes. La plupart d'entre elles, lorsqu'elles ont prêté le cruel +serment exigé par Lysistrata, ne l'ont fait qu'à contre-cœur. L'occasion +ne s'est pas encore présentée de le tenir, ce serment redoutable, et +déjà elles ont des démangeaisons de se parjurer. Péripétie piquante et +naturelle, tirée des caractères et des tempéraments. + +Quelques-unes désertent: celle-ci sous prétexte d'aller visiter sa +laine, qui se mange aux vers; celle-là, son lin à teiller; une troisième +fait semblant d'être sur le point d'accoucher.--«Mais tu n'étais pas +enceinte hier!--Je le suis aujourd'hui...»--Leur continence est sur les +dents, hors de combat, avant la lutte. Lysistrata, l'intrépide générale, +tient bon et ranime les moins défaillantes. «Vous regrettez vos maris! +croyez-vous qu'ils ne vous regrettent pas? Je le sais, moi, ils passent +des nuits cruelles[45]. Courage, mes braves amies, patientez encore un +peu...» + +En effet, bientôt, selon les prévisions de Lysistrata, les hommes +arrivent, dans un état... que vous dirai-je? pitoyable, ou monstrueux? +Comment vous indiquer la chose?... Il y a un ancien ballet, de Noverre, +intitulé: _l'Enlèvement des Sabines_, dont le libretto contient +l'indication suivante: «Ici les Romains témoignent par leurs gestes +qu'ils manquent de femmes.» Eh bien! dans cette scène d'Aristophane, les +hommes témoignent la même chose, mais de la façon la moins ambiguë. + +En un mot, cette scène, d'un bout à l'autre, est une véritable +phallophorie,--moins le sérieux qui pouvait, sous couleur de religion, +faire passer les phallophories proprement dites.--Comme les matassins +avec leurs seringues poursuivent M. de Pourceaugnac, les hommes ici, et +les vieux tout d'abord, se mettent à poursuivre les femmes; et tous les +jeux de scène sont indiqués, et l'on ne sait, des actions ou des +paroles, lesquelles sont les plus cyniques. + + * * * * * + +L'un d'eux se détache du groupe: c'est le pauvre Cinésias, mari de la +gentille Myrrhine,--je dis gentille, quoiqu'elle aime le vin;--mais +beaucoup de jeunes Anglaises l'aiment aussi, et n'en sont pas moins +belles: seulement, au bout de quelques années, leur teint éblouissant se +couperose, leur joli nez bourgeonne comme un printemps: le madère, le +sherry et le porto s'y épanouissent en boutons; c'est le printemps de la +laideur, après celui de la beauté. + +Pour le moment, Myrrhine est à croquer.--Son mari est un homme entre +deux âges, maigre comme le poëte Philétas de Cos, qui, dit-on, +s'attachait des boules de plomb aux jambes, de peur d'être enlevé par le +vent. + +Ici commence entre le pauvre homme et son espiègle femme, stylée par +Lysistrata, une scène très-comique, mais très-indécente. Elle est +développée avec beaucoup d'art; mais, que cette scène et la précédente +aient jamais été représentées sur un théâtre public, c'est ce qui peut à +peine se comprendre, même lorsqu'on se rappelle la sicinnis et le +cordax, origines de la comédie, et qu'on se figure ce que pouvaient être +les chœurs de _Chèvres_ et de boucs ou les _Androgynes_ de Cratinos. + +Voici quelques passages de cette scène capitale, qu'il est aussi +difficile de citer que d'omettre, quand on est résolu à ne pas éluder +l'étude sincère du grand poëte comique athénien. + + CINÉSIAS. + + Ah! grands dieux! quel supplice!... je suis sur la roue!... + + LYSISTRATA. + + Qui vive? + + CINÉSIAS. + + C'est moi! + + LYSISTRATA. + + Un homme? + + CINÉSIAS. + + Eh! oui, un homme!... + +Qu'y a-t-il de plus comique et de plus bouffon que ce mot, dans cette +situation et dans cette posture? + +On veut le chasser, il supplie; et, prenant sa voix la plus douce, il +implore sa chère Myrrhine, sa belle petite Myrrhinette! il la fait +appeler par son petit garçon. Un enfant, au milieu de cette +phallophorie!... Il est vrai qu'on l'emmènera tout à l'heure. + + CINÉSIAS. + + Petit, appelle ta maman. + + L'ENFANT. + + Maman, maman, maman! + + CINÉSIAS. + + Eh bien! n'entends-tu pas, et n'as-tu pas pitié de cet enfant? + Voilà six jours qu'il n'est ni lavé ni nourri[46]. + + MYRRHINE. + + Pauvre petit! son père n'en a guère soin! + + CINÉSIAS. + + Descends, chérie, descends, c'est pour l'enfant! + + MYRRHINE. + + Ce que c'est que d'être mère! il faut descendre. Comment s'y + refuser?... + +Cinésias trouve sa femme plus jeune, plus jolie que jamais. Elle +embrasse l'enfant avec coquetterie: «Tu es aussi gentil que ton père est +méchant! Que je t'embrasse, ô cher trésor de ta maman!» + +Le mari entre en pourparlers; mais, comme à l'éloquence des paroles il +veut joindre celle des gestes, Myrrhine lui dit: «À bas les mains!» Et +elle dicte ses conditions: À moins qu'un bon traité ne termine la +guerre, elle n'accordera rien, mais rien! + +Il promet de faire conclure la paix; il jurera tout ce qu'elle voudra. +Mais il demande, en guise d'arrhes, quelques caresses. + + MYRRHINE. + + Non pas!... Et cependant... je ne saurais nier que je t'aime. + + CINÉSIAS. + + Tu m'aimes! Alors pourquoi me refuser, ma Myrrhinette? + + MYRRHINE. + + Y penses-tu? devant cet enfant! + + CINÉSIAS. + + Manès, emporte l'enfant à la maison... Là; ton fils ne nous gêne + plus. Eh bien! ne veux-tu pas à présent?... + + MYRRHINE. + + Mais où?... + +Cinésias propose la grotte de Pan, située dans le voisinage. Myrrhine +fait quelque objection; le mari y répond. Vite elle en fait une autre. +C'est une escrime très-bien conduite. + + MYRRHINE. + + Et mon serment, malheureux! veux-tu donc que je me parjure! + + CINÉSIAS. + + Je prends la faute sur moi, ne t'inquiète pas! + +On se rappelle ici l'objection d'Elmire et la réponse de Tartuffe, dans +une situation analogue: + + ELMIRE. + + Mais comment consentir à ce que vous voulez, + Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez? + + TARTUFFE. + + Si ce n'est que le ciel qu'à mes vœux on oppose, + Lever un tel obstacle est pour moi peu de chose... + ..... + Oui, madame, on s'en charge... + +Toutefois il n'y a là qu'une ressemblance de situation, et non une +ressemblance de caractère: Cinésias n'est pas un Tartuffe; c'est +simplement un homme emporté par la passion sensuelle, mais sans +complication d'hypocrisie. Et c'est à sa propre femme qu'il s'adresse, +non à la femme d'un ami. + +À part ce point, qui a son importance, la situation est pareille,--et +des plus hardies chez Aristophane, comme chez Molière. Lorsqu'Elmire +feint de consentir à ce que veut Tartuffe et qu'elle le prie de regarder +auparavant si son mari n'est pas dans la galerie voisine, lorsque +Tartuffe revient, ferme la porte, se débarrasse de son manteau, et +s'avance délibérément vers Elmire pour l'embrasser, la scène est aussi +osée que possible dans le théâtre moderne; le spectateur, à la vérité, +est rassuré par l'honnêteté de la femme, et par la présence du mari +caché; toujours est-il que Tartuffe, quand il rentre, se dispose à +satisfaire tout de suite sa brutalité, et qu'entre l'intention et +l'exécution il ne se passerait pas trois minutes, si tout à coup Orgon +et la morale ne le saisissaient au collet. + +De même, chez le poëte grec, Cinésias, dont le nom, comme l'action, ne +sont que trop significatifs, pousse les choses aussi loin que possible; +mais c'est à sa femme qu'il s'adresse, et, d'après la donnée de la +pièce, sa femme doit lui résister. Il est vrai que le spectateur n'est +pas très-sûr de la résistance obstinée de Myrrhine, qui pourrait bien +finir par se prendre elle-même au piége des coquetteries dont elle agace +son mari. Elle feint, comme Elmire, de consentir à tout. + + MYRRHINE. + + Allons! je vais chercher un petit lit. + + CINÉSIAS. + + Eh non! par terre nous serons bien! + + C'est répliquer comme Jupiter à Junon, au XIVe chant de l'_Iliade_, + lorsque la rencontrant dans les bois de l'Ida, ornée de la ceinture + de Vénus, irrésistible talisman, il ne prend pas le temps de + regagner l'Olympe. + + Mais Cinésias n'est pas Jupiter, et n'en vient pas à ses fins comme + lui. Chaque fois qu'il croit toucher au but de ses désirs, c'est + une chose, c'est une autre, que Myrrhine a oubliée et qu'elle va + chercher: après le petit lit, un matelas, et puis un oreiller. + + CINÉSIAS. + + Mais à quoi bon un matelas? Pour moi, je n'en ai pas besoin! + + MYRRHINE. + + Par Diane! sur les sangles, ce serait honteux! + + CINÉSIAS. + + Eh bien! donne-moi d'abord un baiser. + + MYRRHINE. + + Voilà! + + CINÉSIAS. + + Hon! que c'est bon! À présent, reviens au plus vite! + + MYRRHINE, _revenant_. + + Voici le matelas. Couche-toi, je me déshabille... Mais il n'y a pas + d'oreiller. + + CINÉSIAS. + + Eh! je n'en ai pas besoin! + + MYRRHINE. + + Mais j'en ai besoin, moi! + +Le pauvre bonhomme est haletant: soif de Tantale!... Elle revient avec +l'oreiller, elle raccommode. Puis elle se déshabille lentement. + + CINÉSIAS. + + Enfin, il ne manque plus rien! + + MYRRHINE. + + Plus rien? Crois-tu? + + CINÉSIAS. + + Allons, viens, mon bijou! + + MYRRHINE. + + J'ôte mon corset[47]. Mais n'oublie pas ce que tu m'as promis au + sujet de la paix. Tu tiendras ta promesse? + + CINÉSIAS. + + Oui, que je meure!... + + MYRRHINE. + + Mais tu n'as pas de couverture! + + CINÉSIAS. + + Des couvertures! Eh! c'est toi que je veux!... + + MYRRHINE. + + Patience! je suis à toi dans un instant. + + CINÉSIAS. + + Cette femme-là[48] me fera mourir avec ses couvertures! + +Myrrhine revient avec une couverture... Ah! enfin!...--Mais elle +s'aperçoit, fort à propos, qu'elle a oublié... quoi encore? de l'huile, +pour parfumer ce cher mari! + + MYRRHINE. + + Ne veux-tu pas que je te parfume? + + CINÉSIAS. + + Non, par Apollon! non, de grâce! + + MYRRHINE. + + Si! par Vénus! que tu le veuilles ou non! + + CINÉSIAS. + + Tout-puissant Jupiter, fais que nous en finissions avec ces + parfums! + + MYRRHINE. + + Tends la main, que je t'en verse, et frotte-toi. + + CINÉSIAS. + + Par Apollon! ce parfum-là n'est guère agréable, à moins qu'il ne le + devienne en frottant; il ne sent pas la couche nuptiale. + + MYRRHINE. + + Ah! sotte que je suis! j'ai apporté du parfum de Rhodes. + + CINÉSIAS. + + C'est bon, laisse, ma chérie! + + MYRRHINE. + + Es-tu fou? + + CINÉSIAS. + + Maudit soit le premier qui a distillé des parfums! + +Myrrhine sort encore une fois, et revient avec une autre fiole... + +«Allons, méchante, couche-toi, et ne va plus chercher rien! + +--Me voilà, par Diane! Je me déchausse. Mais, mon chéri, tu voteras la +paix? + +--Sois tranquille.» + +Et l'espiègle femme, étant déshabillée, s'en va, ne revient plus.--«Je +suis mort, elle me tue!» s'écrie le malheureux Cinésias. «Dans quel état +elle me laisse!... Hélas! qui me soulagera?...» + +Le chœur, afin que personne n'en ignore, ajoute ses commentaires et ses +descriptions aux exclamations et à la mimique priapesque de Cinésias. + +Sur ces entrefaites, arrive de Sparte un héraut qui demande la paix. «À +Sparte aussi, tout est en l'air,» et le héraut comme les autres. + +Un magistrat survient et le gourmande: «Drôle! dans quel état!...» Le +héraut lui explique le complot formé par les femmes, non-seulement +d'Athènes, mais de toute la Grèce, pour contraindre les hommes à faire +la paix et à abolir la guerre. C'est une conspiration générale, qui +embrasse toutes les villes: les hommes, dans tous les pays, sont excédés +de cette situation, n'en peuvent plus, demandent grâce, implorent la +paix à tout prix: la paix avec les femmes, la paix entre les peuples; la +paix au dedans, la paix au dehors; la paix partout et toujours!... Le +plan de la courageuse Lysistrata a réussi: elle a fait honneur à son +nom, elle a dissous toutes les armées, plus habile à elle seule qu'un +Congrès de la Paix. + +Les ambassadeurs lacédémoniens arrivent ensuite, dans le même état que +le héraut. «La situation, disent-ils, est de plus en plus tendue...» + + * * * * * + +On appelle Lysistrata. Elle conclut la réconciliation universelle. +«Laconiens, approchez-vous; et vous, Athéniens, de ce côté. Écoutez-moi: +Je ne suis qu'une femme, mais j'ai quelque bon sens; la nature m'a donné +un jugement droit, que j'ai développé encore, en écoutant les sages +leçons et de mon père et des vieillards. Permettez que je vous adresse, +à tous également, un reproche, hélas! trop fondé! Vous qui, à Olympie, +aux Thermopyles, à Delphes (combien d'autres lieux je pourrais nommer, +si je ne craignais de m'étendre!) arrosez les autels de la même eau +lustrale et ne formez qu'une seule famille, ô Hellènes, vous vous +détruisez, les armes à la main, vous et vos villes, quand les Barbares +sont là qui vous menacent!...» + +Démosthène ne dira pas mieux que cette brave Lysistrata, et ne trouvera +pas dans son cœur une plus noble et plus grande éloquence. Cavour ne +parlera pas autrement pour réunir les membres dispersés de la patrie +italienne, que Garibaldi ressuscitera. + +Bref, Péloponnésiennes, Athéniennes, Corinthiennes, Béotiennes, se +remettent avec leurs maris. Seuls les vieillards grognent un peu, tout +en étant contents au fond; mais ils sont humiliés de se soumettre: +«Maudites femmes! sont-elles assez rusées! Ah! qu'on a eu raison de +dire: _Pas moyen de vivre avec ces coquines, ni sans ces coquines!_» + +La comédie est couronnée par un festin et par des danses animées, sous +l'invocation des dieux, avec un double chant des Athéniens et des +Laconiens réconciliés. «Chantons Sparte, disent les Laconiens en +terminant, Sparte qui se plaît aux divins chœurs et aux danses +retentissantes, quand les jeunes filles, au bord de l'Eurotas, +bondissent pareilles à des cavales, et frappent la terre de leurs pieds +rapides, secouant leur chevelure, comme les bacchantes qui agitent leurs +thyrses en se jouant! la belle et chaste fille de Latone les précède et +conduit le chœur.--Allons! noue tes cheveux flottants, joue des mains et +des pieds, bondis comme une biche! Que le bruit anime la danse! Et +célébrons ensemble la puissante déesse au temple recouvert +d'airain[49].» + +Pendant ce chœur, chaque mari, Athénien ou Lacédémonien, prend le bras +de sa femme, et s'apprête à partir, pour réparer le temps perdu. Cela +finit comme la fable des _Deux Pigeons_; mais il y a ici bien plus de +deux pigeons; c'est l'Hellade tout entière qui est le colombier. + + Voilà nos gens rejoints, et je laisse à penser + De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines! + + * * * * * + +Telle est cette _liberté gaillarde_ dont parle quelque part Fontenelle. +_Gaillarde_ est bien modeste. _Lysistrata_, nous l'avons dit, est tout +bonnement une phallophorie, moins la gravité religieuse. Et encore +avons-nous omis les énormités de paroles qui accompagnent et qui +commentent les énormités d'action. + +Cela prouve que, si la morale dans ses principes ne varie pas, la pudeur +et les bienséances varient selon les lieux, selon les temps. Quand on +lit Rabelais, on est bien étonné; mais les obscénités de Rabelais +restent enfermées dans un livre; celles d'Aristophane s'étalaient en +paroles et en actions, sur le théâtre, à la face du soleil, devant +trente mille spectateurs! + +Croirait-on, après cela, qu'Aristophane se vante en maint endroit d'être +plus réservé que les autres poëtes comiques de son temps? Vive Bacchus! +Quelle réserve!... Le monde moderne ne présente rien d'aussi fort. +Lorsque Charles VI fit son entrée dans Paris, des filles nues, placées +aux fontaines publiques, représentaient des sirènes; dans _le Jugement +de Pâris_, joué vers le même temps, les trois déesses, dont le berger +devait comparer la beauté, paraissaient nues sur le théâtre; +ordinairement, le 1er mai, mois de l'amour, des femmes se montraient +nues sur la scène, et parcouraient ensuite les rues, en portant des +flambeaux; mais la scène de Myrrhine et de Cinésias, sans compter les +autres où les hommes figurent dans de si étranges attitudes, c'est bien +autre chose vraiment que la nudité pure et simple. Le nu, en lui-même, +n'est pas indécent, excepté pour des esprits faux et pour des natures +déjà perverties par les sottes idées d'une morale inepte. Ah! si +Myrrhine, pour ne parler que d'elle, était simplement nue!... Mais elle +se déshabille! Rappelez-vous le tableau de Vanloo, cette grande femme +nue, qui va se mettre au lit: elle serait décente, quoique nue, si elle +n'avait pas un bonnet de nuit et si elle ne tournait pas la tête pour +vous regarder dans ce moment-là. Ce bonnet ôte la pureté du nu, et ce +regard tourné vers vous est provoquant. En vain répondrait-on qu'elle +est seule dans sa chambre: pour qui donc se retourne-t-elle ainsi? Il +faut que ce soit, tout au moins, pour son miroir: la chose est grave. +Cette femme n'est donc pas décente, quelque belle qu'elle soit. De même, +la rusée Myrrhine, quittant pièce à pièce tout son vêtement, «les +spectateurs, comme le remarque Alfred de Musset, devaient partager le +tourment de Cinésias.» + +Toutefois il importe de remarquer que cette scène et cette comédie tout +entière sont plutôt indécentes qu'immorales, ou du moins ne sont +immorales que par l'indécence: Le but général de la pièce est honnête, +ne l'oublions pas; l'idée fondamentale en est morale et vraie: +n'était-ce pas un regret légitime que celui des douceurs du foyer +domestique et des joies intimes de la vie de famille, sans cesse +troublées et interrompues par cette guerre qui désolait toute l'Hellade? +«Plus d'amour, partant plus de joie!» Cette comédie est donc, à +proprement parler, la réclamation de la famille contre la guerre. Quoi +de plus juste, de plus sensé, de plus moral, au fond? + +Mais, dans la forme, quelle licence! quelle effronterie! quelle +obscénité! La joyeuse ivresse des fêtes de Bacchus, l'habitude des +phallophories, le culte de Priape, les rôles de femmes joués par des +hommes; tout cela ensemble peut à peine en rendre raison. + +Toujours est-il qu'on ne saurait trop admirer, dans cette pièce comme +dans les trois précédentes, l'art de présenter les idées sérieuses sous +une forme claire, frappante et populaire. Quelle verve et quel naturel! +quelles gradations comiques! quel dialogue abondant et vrai! quel +atticisme mêlé à tout ce cynisme! Ah! je comprends que saint Chrysostome +voulût toujours avoir sous son chevet les comédies d'Aristophane! + +Lorsque notre bon maître, M. Viguier, si artiste et si fin, si érudit et +si original, nous faisait lire et nous commentait, à l'École normale, +une de ces prodigieuses comédies, quelquefois son admiration allait +jusqu'à l'attendrissement; riant et presque pleurant tout ensemble, ou +rougissant de quelque énormité qui succédait à des détails exquis, il +s'écriait, avec une douceur charmante: «Ah! messieurs, quelles canailles +que ces Grecs! mais qu'ils avaient d'esprit!» + +Toutefois M. Michelet, dans la _Bible de l'humanité_, pense qu'ils +étaient plus purs en actions qu'en paroles. Soit, mais cela laisse +encore une assez grande latitude. C'étaient, avant tout, des artistes. +N'oublions pas, cependant, leur grandeur, leur aptitude universelle. +«L'Athénien maniait également bien l'épée, la rame et la parole. Il est +la guêpe ou l'abeille; il a les ailes et l'aiguillon; non pas seulement +l'aiguillon qui perce les Barbares, mais celui qui pénètre les esprits. +Sa ville est la citadelle et le marché de la Grèce; elle en est aussi +l'école; elle a mis parmi les dieux la Persuasion, et lui fait des +sacrifices. Les Athéniens sont les propagateurs ardents et les apôtres +de la pensée...[50]» + +Moralement, les Athéniens étaient peut-être inférieurs, à nous modernes, +mais certes bien supérieurs à tous les autres hommes qui vivaient il y a +vingt-deux siècles. + + * * * * * + +Pour résumer en quelques mots cette première partie de notre étude, +Aristophane, dans les pièces où il touche les questions politiques, se +montre partout et toujours ennemi de la guerre et ami de la paix. Voilà +son dessein immuable. Mais cette idée, toujours la même, vient d'être +présentée déjà sous quatre formes différentes, sans compter toutes les +pièces perdues pour nous. Ainsi donc, la guerre, qui est toujours si +fatale à la démocratie, et vers laquelle, pourtant la démocratie se +précipite toujours, voilà le monstre auquel Aristophane, sans être +démocrate bien fervent, s'attaque sans cesse, avec toutes les ressources +de son courage et de son esprit. + +De ce côté-là nous n'avons que des éloges à lui donner. Nous sommes de +l'avis d'Aristophane, d'Horace, de Rabelais, de Montaigne, de Johnson, +de La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, et nous considérons la +guerre, excepté la guerre défensive et patriotique, comme une barbarie +hideuse et une effroyable ineptie, dernier reste de la sauvagerie +antique. + + * * * * * + +À présent que nous avons étudié le poëte grec comme critique politique, +nous l'étudierons en second lieu comme critique social, et en troisième +lieu comme critique littéraire. + + * * * * * + + + + +II. + +COMÉDIES SOCIALES. + + +Chacune des pièces d'Aristophane, avons-nous dit, est une action, un +combat, mais une action, un combat plus ou moins directs. Tantôt il +critique les hommes, et tantôt les institutions. + +Lorsque la politique allait trop vite pour que le poëte pût la suivre, +où peut-être lorsque la question était trop brûlante pour qu'il osât y +toucher, il donnait quelque pièce de critique sociale ou de critique +littéraire, qui, étant d'une application moins immédiate ou moins +périlleuse, risquât moins de compromettre les affaires ou lui-même. + +Comme critique politique, nous l'avons vu confondre parfois la +démocratie avec l'ochlocratie, la souveraineté du peuple avec la +tyrannie de la populace, envelopper dans les mêmes satires l'abus et +l'usage, l'excès et le droit, et se montrer déjà conservateur à l'excès. +Comme critique social, il faut nous attendre à le retrouver partisan des +idées anciennes, ennemi des idées nouvelles, non-seulement de celles qui +étaient chimériques, mais de celles même auxquelles était réservé le +gouvernement de l'avenir. + +Le bon sens de Molière voit droit et loin par-delà l'horizon du +dix-septième siècle; celui d'Aristophane, a, relativement la vue courte. +L'un, guidé par l'instinct de son génie, marche toujours dans le sens de +la révolution future et y travaille pour sa part, continuant Rabelais et +préparant Voltaire; l'autre, méconnaît et bafoue celle qui, de son +temps, commençait à germer et qui devait donner, plusieurs siècles +après, ses fleurs, ses fruits et ses moissons, sous le nom de +christianisme. Il ne la pressentit que pour s'en effrayer, pour la +combattre de toutes ses forces, et cela quelquefois par les moyens les +plus blâmables, les plus coupables. Nous allons en avoir tout de suite +un exemple. + + * * * * * + +Les quatre comédies de critique sociale sont: + +_Les Nuées_, l'an 424 avant notre ère. + +_Les Guêpes_, l'an 423. + +_Les Femmes à l'Assemblée_, l'an 393. + +_Plutus_, représenté deux fois, en 409 et 388. + + + + +LES NUÉES. + + +Voici une des œuvres les plus fantastiques dans la forme, mais les plus +sérieuses au fond, et aussi, disons-le tout d'abord, la plus injuste et +la plus odieuse parmi toutes celles d'Aristophane. + +Ce sont, comme le titre l'indique, des Nuées, personnages parlants et +chantants, qui forment le chœur de la pièce. En réalité, il s'agit de +l'éducation publique, c'est la querelle du passé et de l'avenir, des +idées anciennes et des idées nouvelles, de la religion et de la +philosophie. «Ici s'agitent, dit le chœur des Nuées, ici s'agitent les +destinées de la philosophie[51].» + +Cette comédie est donc en effet la plus grave de toutes les discussions +sociales; mais, au premier coup d'œil, c'est une bouffonnerie encore +plus fantastique, s'il est possible, que celle qu'on vient de parcourir. + +Dans cette pièce, Aristophane, emporté par la peur des nouvelles idées, +calomnie leur représentant le plus illustre et le plus pur, l'un des +hommes les plus divins qui aient jamais existé sur la terre. On voit là +un esprit affolé par la crainte, comme certaines gens qu'épouvante +aujourd'hui le nom seul de socialisme, et qui, le plus naturellement du +monde, calomnient et frappent leurs adversaires sans les comprendre, +sans leur permettre même de définir ce nom. + +Singulier moment dans l'histoire d'une civilisation que celui où le +régime ancien ayant fait son temps, le régime futur se cherche encore; +où traditions, mœurs, religion, tout s'écroule; où la société se +décompose et semble ne contenir que des forces désorganisées; où +l'esprit nouveau, esprit destructeur, curieux, téméraire, envahit tout; +où l'on se sent glisser sur une pente sans savoir où l'on va; où le flot +des idées révolutionnaires grossit, se précipite, entraîne tout. Alors, +comme les caractères des hommes sont différents, et que, dans toutes les +sociétés humaines, sous les formes quelconques de gouvernement, +l'éternel problème à résoudre est celui de la conciliation de l'ordre et +de la liberté, mais que, s'il faut faire pencher la balance dans un sens +ou dans un autre, les uns préfèrent l'excès de l'ordre, les autres celui +de la liberté, il se forme deux grands partis: d'un côté, ceux qui +pensent que la sagesse ordonne de creuser un lit au torrent, afin d'en +gouverner le cours; que les idées dites _révolutionnaires_ seront +simplement _évolutionnaires_ si l'on ne gêne pas cette évolution; de +l'autre, ceux qui sont d'avis de barrer le courant et de le contenir. +Ceux-ci se croient les plus prudents et en réalité sont les plus +téméraires. Ils se donnent le titre de conservateurs, et perdraient +tout, si leur dessein réussissait. Ils se roidissent et se fâchent +contre le mouvement irrésistible; ils protestent au nom du passé, et +jettent à ce monde qui gravite vers de nouvelles destinées d'inutiles +admonestations. Tel fut le rôle d'Aristophane. Il mit, certes, dans +cette entreprise cent fois plus d'esprit et d'ardeur qu'il n'en aurait +fallu pour réussir, s'il était donné à un homme d'arrêter le cours de +l'humanité et les progrès de la raison. Il devait échouer, il échoua. + +Essayons toutefois de pénétrer dans les idées de ce poëte, de les +comprendre et de les expliquer, sans les justifier. + +La crise qui travaillait le siècle d'Aristophane était, à la vérité, le +commencement d'une ère nouvelle pour l'esprit humain, mais aussi faisait +redouter, par ses profonds ébranlements, une décadence plus ou moins +rapide pour la nation grecque, et d'abord pour la puissance d'Athènes. +Le poëte Athénien fut plus frappé des dangers probables de sa patrie que +des progrès possibles de l'humanité. + +Socrate avait des sentiments plus étendus. Comme on lui demandait quelle +était sa patrie,--«Toute la Terre,» répondit-il, donnant à entendre +qu'il se considérait comme citoyen de tous les lieux où il y a des +hommes[52], des êtres pensants. «Avant lui déjà, l'esprit philosophique +avait franchi les bornes de la cité. Anaxagore fut citoyen de la Terre +plutôt que de Clazomène; Pythagore, dit-on, ne fit aucune différence +entre les Grecs et les barbares dans l'organisation de la société; il +embrassait la nature entière dans son amour. Démocrite s'était proclamé +citoyen du monde. Toutefois cette profession de sentiments cosmopolites +avait été moins une doctrine que l'indifférence d'un sage pour les +intérêts journaliers de la politique. La pensée de Pythagore, plus haute +et plus pure, inspira peut-être Socrate, qui le premier sut concilier +rationnellement les devoirs du citoyen avec ceux de l'homme[53]. Le +grand Athénien, en s'élevant au-dessus du patriotisme jaloux qui régnait +chez les Grecs, ne se séparait pas de la cité où le hasard l'avait fait +naître; il l'aimait avec tendresse, et, tout en estimant les +institutions de Lycurgue supérieures à celles de Solon[54], il manifesta +toujours une prédilection particulière pour sa patrie. S'il ne montait +pas à la tribune pour entretenir le peuple des intérêts du jour, s'il +n'était pas, à proprement parler, un homme politique, sa vocation +n'avait pas de moindres avantages pour l'État. «Il s'occupait de +persuader à tous, jeunes et vieux, que les soins du corps et +l'acquisition des richesses ne devaient point passer avant le +perfectionnement moral, que la vertu ne vient pas des richesses, mais +que tous les vrais biens viennent aux hommes de la vertu[55].» + + * * * * * + +Socialement Aristophane était l'adversaire de Socrate, quoiqu'ils +appartinssent à peu près au même parti politique. «La politique des +Socratiques à Athènes, dit M. Havet, comme en France la philosophie du +dix-huitième siècle, était en opposition avec l'ordre établi; mais il y +avait cette différence considérable, que la philosophie française +s'appuyait sur l'esprit de la démocratie, tandis que la philosophie +athénienne était anti-démocratique, comme paraît déjà l'avoir été la +philosophie pythagoricienne, dont elle recueillait les traditions. C'est +que les philosophes, impatients du mal et ne pouvant manquer de +l'apercevoir autour d'eux, ne sachant où trouver le mieux qu'ils +conçoivent, et poussés pourtant, par un instinct naturel, à le placer +quelque part, l'attachent volontiers à ce qui se présente comme le +contraire de ce qu'ils connaissent. Les Pythagoriciens voyaient la +multitude régner, par ses chefs populaires ou tyrans, dans les cités +d'Italie; les Socratiques la voyaient régner par elle-même dans Athènes. +Les uns et les autres désavouèrent également la démocratie, ou du moins +ce qu'on appelait de ce nom, car, on le sait, il n'y avait là qu'une +apparence[56]...» Toutefois, comme le remarque encore M. Havet, «on +pourrait dire qu'en vain leurs systèmes étaient aristocratiques, leur +instinct ne l'était pas. Ils ne s'y sont pas trompés, ceux qui ont +condamné Socrate. Leur indépendance à l'égard des traditions religieuses +suffit pour montrer qu'ils ne sont pas véritablement du côté du passé, +même lorsqu'il le semble, même lorsqu'ils le croient. Et, à ce seul +signe, l'esprit moderne reconnaît en eux des frères. Par là leur +philosophie est encore aujourd'hui toute vivante, leur action se +perpétue; elle ne sera à son terme que le jour où le fantôme des +superstitions, dissipé enfin à la lumière qu'ils ont les premiers +allumée, aura cessé de peser sur l'humanité, réveillée pour jamais d'un +lourd sommeil. Je ne doute pas, quant à moi, que l'impatience que leur +causait l'obstination aveugle des croyances populaires n'ait été pour +beaucoup dans la défiance que la multitude leur inspirait. Un sentiment +pareil arrachait à Voltaire des cris de colère contre la foule, qu'il +croyait vouée à l'erreur et au fanatisme pour toujours. Rien n'indispose +autant à l'égard du grand nombre les esprits distingués et les cœurs +ardents que de le voir se trahir lui-même et prêter sa force à ce qui +l'accable[57].» + +Mais, si Socrate, du côté politique, se rapprochait d'Aristophane, il le +dépassait de bien loin par les vues sociales, par l'esprit +philosophique. Nous avons remarqué qu'Aristophane, dans son extrême +amour de l'ordre, confond avec les démagogues la démocratie elle-même; +ainsi, dans sa haine des _nouveautés_ (pour parler comme Bossuet, esprit +analogue sous ce rapport), il confond la philosophie avec les sophistes. +Attaché aux institutions anciennes, qui avaient encore pour elles la +consécration de l'expérience et qui avaient eu longtemps celle de la +gloire, il emploie à défendre l'héritage du passé, en un mot à +_conserver_, toute la verve et la malice que Voltaire et Beaumarchais +emploieront à démolir. Il ne fait point, il ne veut point faire de +distinction entre la libre pensée et l'athéisme, ni même entre les +génies courageux qui élaborent les problèmes sociaux, les doctrines de +l'avenir, et les charlatans, rhéteurs et sophistes, qui, discutant +toutes les théories avec une égale éloquence et une égale incrédulité, +les brisent les unes contre les autres, renversant tout et n'édifiant +rien. Peu s'en faut que, par réaction, il n'invente déjà ce paradoxe où +Jean-Jacques Rousseau encore inconnu cherchera le bruit et la gloire et +faussera son génie dès le début, à savoir que les sciences, les lettres, +les arts et la philosophie, servent plutôt à corrompre les hommes qu'à +les rendre meilleurs. Bref, Aristophane est conservateur et fébrile +réactionnaire enragé. L'analyse de cette comédie montrera que le mot +n'est pas très-fort. + + * * * * * + +Quoi qu'en dise le proverbe arabe: «La parole est d'argent, et le +silence est d'or,» il peut être vrai dans la vie privée, il est faux +dans la vie publique. La parole, même avec ses abus et ses excès, vaut +mieux que le silence. La parole, c'est la liberté, la vie; le silence, +c'est la compression, la mort; c'est tout au moins, la léthargie. En +voulez-vous une preuve entre mille? «Une des premières mesures de +l'oligarchie des Trente fut de défendre, par une loi expresse, tout +enseignement de l'art de parler. Aristophane raille les Athéniens pour +leur amour de la parole et de la controverse, comme si cette passion +avait affaibli leur énergie militaire; mais, à ce moment, sans aucun +doute, ce reproche n'était pas vrai, et il ne devint vrai, même en +partie, qu'après les malheurs écrasants qui marquèrent la fin de la +guerre du Péloponnèse. Pendant le cours de cette guerre, une action +insouciante et énergique fut le trait caractéristique d'Athènes, même à +un plus haut degré que l'éloquence ou la discussion politique,--bien +qu'avant le temps de Démosthène il se fût opéré un changement +considérable[58].» + +Dans la vie des Athéniens telle qu'elle était constituée, «l'habileté de +la parole était nécessaire non-seulement à ceux qui avaient dessein de +prendre une part marquante dans la politique, mais encore aux simples +citoyens pour défendre leurs droits et repousser des accusations dans +une cour de justice. C'était un talent de la plus grande utilité +pratique, même indépendamment de tout dessein ambitieux, à peine +inférieur à l'usage des armes ou à l'habitude du gymnase. En conséquence +les maîtres de grammaire et de rhétorique, et les compositeurs de +discours écrits que d'autres devaient prononcer, commencèrent à se +multiplier et à acquérir une importance sans exemple[59].» C'est dans ce +moment-là qu'Aristophane composa la comédie des _Nuées_. En voici +l'analyse. + + * * * * * + +Strepsiade, homme simple et peu éclairé a fait la sottise, que feront +après lui beaucoup d'autres et Georges Dandin, de prendre pour femme, +lui paysan, une personne de qualité, dépensière, frivole et ardente au +plaisir. Il en a eu un fils. Quand ce fils vint au monde, la noble +épouse et le pauvre mari se querellèrent au sujet du nom qu'il convenait +de lui donner. Elle y voulait de la _chevalerie_: c'était Xant_ippe_, +Char_ippe_, Call_ippide_[60]. Lui, voulait qu'on l'appelât tout +bonnement comme son grand-père, _Phid_onide, nom fleurant l'économie. +Enfin, après une longue dispute, on prit un moyen terme et on appela +l'enfant Phidippide[61]. + +Or Phidippide, devenu grand, tient plus de sa mère que de son père, et +justifie moins la première moitié de son nom que la seconde: il aime les +chevaux, les chiens, le jeu, les paris, les combats de coqs. Son +malheureux père en est désolé, et ruiné. + +C'est dans son lit, en se lamentant et en se défendant contre les puces, +que Strepsiade nous apprend sa déplorable histoire, tandis que son +coquin de fils rêve, à côté de lui, de courses et de chars. Cela fait +encore une exposition jolie, et une mise en scène curieuse: le théâtre, +par un décor combiné, moins simple que les procédés ordinaires décrits +par Schlegel, devait représenter d'un côté l'intérieur de la maison de +Strepsiade, de l'autre l'intérieur de l'école de Socrate; au milieu, une +place ou une rue. + +Strepsiade, donc, est couché dans un lit, son fils dans un autre. Autour +d'eux, des esclaves dorment par terre. Il fait nuit. + + STREPSIADE, _couché, et gémissant_. + + Oh! io, io ioïe! grands dieux! que les nuits sont longues! Le jour + ne viendra donc jamais? Depuis longtemps j'ai entendu le chant du + coq, et mes esclaves ronflent encore! Ah! jadis ce n'eût pas été + ainsi! Maudite guerre! m'as tu fait assez de mal! je ne puis même + plus châtier mes esclaves!--Et cet honnête fils que j'ai là ne + s'éveille pas davantage: il pète, enveloppé dans ses cinq + couvertures!--Allons! essayons encore de dormir et renfonçons-nous + dans le lit.--Dormir? Eh! comment, malheureux? dévoré par la + dépense, l'écurie et les dettes, à cause de ce beau fils! Lui, avec + ses cheveux flottants, il monte à cheval ou en char, et ne rêve que + chevaux; et moi je meurs lorsque la lune ramène le jour des + échéances!--Hé! esclave! allume la lampe, et apporte-moi mon + registre: que je récapitule à qui je dois, et que je calcule les + intérêts.--Voyons: douze mines à Pasias? Ah! c'était pour payer ce + cheval pur-sang! Hélas! plût au ciel qu'un bon coup de pierre, + auparavant, eût fait couler ce sang! + + PHIDIPPIDE, _rêvant_. + + Philon, tu triches! tu dois aller droit devant toi! + + STREPSIADE. + + Voilà cette folie qui me ruine! Même en dormant, il ne rêve que + courses! + + PHIDIPPIDE, _rêvant_. + + Combien de tours pour le char de guerre? + + STREPSIADE. + + Quand finiras-tu de m'en faire, des tours?--Voyons, après Passias, + quelle autre dette? Trois mines à Amynias pour un char et ses + roues. + + PHIDIPPIDE, _rêvant_. + + Roule bien le cheval et remmène-le chez nous. + + STREPSIADE. + + Roule, roule! Gredin! Mes écus aussi, tu les fais rouler! Quelques + créanciers ont déjà obtenu sentence contre moi, d'autres réclament + des hypothèques. + + PHIDIPPIDE, _s'éveillant_. + + En vérité, mon père, qu'as-tu donc à gémir et à te retourner toute + la nuit? + +La première parole que prononce le jeune homme met bien en relief le +comique de la situation: ce sont les désordres du fils qui privent le +père de sommeil, et peu s'en faut que le fils ne se plaigne +impertinemment d'être troublé dans son repos par les agitations dont lui +seul est la cause. «En vérité, mon père!...» Ce mot indique un mouvement +d'impatience. Et puis, Phidippide se retourne et se rendort du sommeil +du juste, après avoir dit ce seul mot. + +Le père continue à se tourmenter; il n'en a que trop de raisons! Il +déplore son sot mariage, source de tous ses autres malheurs. + + «Ah! maudite soit l'entremetteuse qui m'a fait épouser ta mère! je + vivais si heureux à la campagne, sans souci, mal peigné et content, + riche en abeilles, en brebis, en olives!» + +Quel joli croquis, en deux ou trois traits! + + «Alors j'épousai la nièce de Mégaclès fils de Mégaclès. J'étais des + champs; elle, de la ville. C'était une femme hautaine, dépensière, + folle de toilette. Le jour des noces, quand je me couchai près + d'elle, je sentais à plaisir la lie de vin, le fromage, le suint; + elle, sentait les essences, le safran, les baisers, les profusions, + les festins, les plaisirs lascifs...» + +Strepsiade, en causant ainsi tout seul, se lève tout-à-coup: il croit +avoir trouvé une voie de salut merveilleuse et divine. D'abord, il +réveille son enfant gâté, en prenant sa voix la plus douce: + + Phidippide, mon petit Phidippide! + + PHIDIPPIDE. + + Quoi, mon père? + + STREPSIADE. + + Embrasse-moi, et donne-moi ta main. + + PHIDIPPIDE. + + La voilà. Qu'y a-t-il? + + STREPSIADE. + + Dis-moi: m'aimes-tu? + + PHIDIPPIDE. + + J'en jure par Neptune équestre! + + STREPSIADE. + + Ah! n'invoque pas, je t'en prie, ce dieu des chevaux; c'est lui qui + est cause de mes malheurs! Mais, si tu m'aimes vraiment et de tout + cœur, mon enfant, écoute-moi bien. + + PHIDIPPIDE. + + Parle. + + STREPSIADE. + + Change de vie au plus vite, et cours apprendre ce que je vais te + dire. + + PHIDIPPIDE. + + Dis. De quoi s'agit-il? + + STREPSIADE. + + M'obéiras-tu un peu? + + PHIDIPPIDE. + + Je t'obéirai, par Bacchus! + + STREPSIADE. + + Eh bien! regarde de ce côté. Vois-tu cette petite porte et cette + petite maison? + + PHIDIPPIDE. + + Oui, mon père. Qu'est-ce que cela? + + STREPSIADE. + + Un pensoir de doctes esprits. Les gens qui demeurent là-dedans + démontrent que nous sommes des charbons enfermés sous un vaste + étouffoir, qui est le ciel. Ils enseignent aussi, pour de l'argent, + à gagner toutes les causes, bonnes ou mauvaises. + + PHIDIPPIDE. + + Qui sont-ils? + + STREPSIADE. + + Je ne sais pas bien leur nom. Ces honnêtes gens s'appellent des + penseurs. + + PHIDIPPIDE. + + Ah! les malheureux! Je sais qui tu veux dire: tu parles de ces + charlatans, de ces figures blêmes, de ces va-nu-pieds, comme ce + misérable Socrate et Chéréphon... + +Bref, Strepsiade, cherchant les moyens de ne pas payer les dettes qui +l'accablent, n'a imaginé rien de mieux que d'envoyer son fils à l'école +des sophistes, pour y apprendre l'art de frustrer ses créanciers. + + * * * * * + +Mais, supposé que les sophistes fissent profession d'enseigner cet art, +c'est une odieuse calomnie de présenter Socrate comme un de leurs +pareils et un de leurs complices, Socrate qui fut leur constant +adversaire, qui passa toute sa vie à les combattre, à les réfuter et à +les railler. + +Quelques-uns de ces sophistes étaient en effet des charlatans qui +faisaient trafic de leur rhétorique et de leurs procédés oratoires. «On +appelait sophistes, dit Cicéron, ceux qui faisaient de philosophie +parade et marchandise:» _Sophistæ appellabantur ii qui ostentationis aut +quæstus gratia philosophabantur_. + +«Au sein d'une république où l'éloquence était le grand ressort du +gouvernement, quiconque voulait acquérir de l'influence et jouer un rôle +dans les affaires devait être orateur. Cette importance du talent de la +parole en fit bientôt un art compliqué, pour lequel il fallut un +apprentissage, et qui eut ses règles, ses écoles, ses maîtres. C'est +ainsi que la rhétorique devint partie essentielle de l'éducation, et en +fut le complément nécessaire. On sait quelle fortune firent les rhéteurs +et quelle considération les entoura d'abord: il suffit de citer +Isocrate. Un art cultivé avec tant de passion dut bientôt se raffiner, +se subtiliser: les abus ne tardèrent pas à paraître; les leçons des +rhéteurs dégénérèrent en charlatanisme lucratif, et en art de soutenir +le pour et le contre; ils enseignaient, pour de l'argent, à gagner les +mauvaises causes: ces lieux communs qu'ils débitaient sur le juste et +l'injuste, sur le vice et la vertu, ébranlaient toutes croyances morales +et conduisaient au scepticisme. Tel fut l'ouvrage des sophistes. À leurs +préceptes se mêlaient fréquemment l'exposition des opinions +philosophiques et des systèmes en vogue sur la formation du monde. Or, +les cosmogonies touchant de très-près à la mythologie, la religion de +l'État se trouvait engagée dans leurs discussions; de là l'imputation +d'introduire des dieux étrangers et de mépriser les dieux de la patrie; +de là les accusations d'impiété et d'athéisme[62].» + +Protagoras fut le premier sophiste qui tira de ses auditeurs un salaire, +et cela ne fit qu'ajouter à sa renommée. Il se vantait d'enseigner les +moyens de rendre bonne une mauvaise cause. Sur un sujet quelconque, il +se faisait fort de prouver les deux opinions contraires. Prodicos +prononçait des harangues de différents prix, et, à ce que rapporte +Aristote, quand ce sophiste voyait la galerie un peu fatiguée des +discussions philologiques auxquelles il se plaisait: «Allons, +s'écriait-il, réveillez-vous! Je vais vous réciter la harangue de +cinquante drachmes!» Gorgias, le plus célèbre de tous, avait sans doute +donné l'exemple de ces brillantes jongleries, dans ces jours, appelés +_fêtes_, où il faisait entendre ses discours que l'on nommait des +_flambeaux_, alors que, du haut du théâtre, il défiait ses auditeurs en +leur criant: _Proposez!_ Ce célèbre sophiste avait, dès sa jeunesse, +écrit un livre du _Non-être_, dans lequel il prétendait établir les +trois points suivants: 1° Il n'existe rien; 2° S'il existait quelque +chose, on ne pourrait le connaître; 3° Si l'on pouvait connaître quelque +chose, on ne pourrait le communiquer aux autres hommes.» Il n'y avait +donc en tout, selon lui, qu'apparence et illusion. + +Hippias d'Elis, Thrasymaque de Chalcédoine, Evénos de Paros, Critias, +Pôlos d'Agrigente, Calliclès, le panégyriste de la force et des passions +sans frein, faisaient assaut de paradoxes et de sophismes. Deux frères, +natifs de Chio, Euthydème et Dionysodore, enseignaient que «nulle +affirmation ne peut être un mensonge.» La grande recette de leur art, +comme maîtres d'éloquence, était l'emploi de l'équivoque et des +déductions trompeuses. + +La plupart des rhéteurs-sophistes prétendaient porter avec eux la +science universelle. Prêts à tous les sujets, ils parlaient pour ou +contre, aussi longtemps que l'on voulait, éblouissant la multitude de +leurs éclatantes métaphores, appelant le flatteur un _mendiant artiste_, +les vautours, _des tombeaux vivants_[63]; ou bien s'évertuant parfois, +pour faire montre de leur esprit, à traiter des sujets bizarres, à faire +l'éloge de la Marmite, ou du Sel, ou de la Mouche, ou de la Punaise, ou +de l'Escarbot, ou de la Surdité, ou du Vomissement; remontant de ces +puérilités aux théories les plus téméraires et aux systèmes les plus +dénaturés; enseignant, en somme, à discuter tout, sans croire à rien; +et, pour la plus grande gloire de l'éloquence, compromettant la morale +et la religion par leurs paradoxes et leurs arguties. + +STREPSIADE, _à son fils_. + +Ils enseignent, dit-on, deux raisonnements, le juste et l'injuste. Par +le moyen du second, on peut gagner les plus mauvaises causes. Si donc tu +apprends ce raisonnement injuste, je ne payerai pas une obole de toutes +les dettes que j'ai contractées pour toi. + +Il est vrai que Socrate avait imaginé la distinction de deux sortes de +raisonnements, distinction reproduite par Aristote. Le discours, selon +ces deux grands esprits, avait pour objet, ou d'exprimer les vérités +absolues, ou de persuader par des raisonnements simplement +vraisemblables. Dans ce second cas, le discours peut devenir captieux et +faire accepter aux ignorants le juste ou l'injuste. «Mais, en +distinguant ainsi, Socrate avait-il tort[64]? et cette distinction même +ne lui servait-elle pas à montrer combien il faut se défier des +sophistes et des rhéteurs, qui sont au fond indifférents à la réalité +des choses, étrangers à l'étude des principes supérieurs?» + + * * * * * + +Phidippide, moins par honneur que par amour-propre et par crainte du +ridicule, refuse la proposition de son père: + +«N'espère pas que j'y consente! Pour devenir pâle et maigre! et ne plus +oser regarder en face mes amis les cavaliers!» + +Comme on dirait aujourd'hui: Mes amis du _Jockey-club_. + +STREPSIADE. + +Eh bien donc, par Cérès! je ne te nourrirai plus, ni toi, ni ton +attelage, ni ton cheval pur-sang! Va te faire pendre, je te chasse! + +PHIDIPPIDE. + +Bah! mon oncle Mégaclès ne me laissera pas sans chevaux! Je m'en vais +chez lui, et je me passerai bien de toi! + +C'est bien la réponse d'un fils mal élevé, et le père est puni par où il +a péché, comme l'_Avare_ de Molière, qui donne à son fils sa malédiction +et à qui celui-ci répond: «Je n'ai que faire de vos dons!» J.-J. +Rousseau, là-dessus, se fourvoie, accusant Molière d'être immoral +lorsqu'il fait parler ainsi un fils à son père. Molière, au contraire, +est moral ici par la peinture de l'immoralité et en faisant punir les +vices du père par les défauts du fils. Aristophane, de même, dans cet +endroit, ne mérite que des louanges. + +Il en mérite également lorsqu'il attaque les excès de certains +sophistes. Mais il est digne du blâme le plus sévère, lorsqu'il présente +Socrate comme leur chef, lui leur éternel adversaire. + + * * * * * + +Strepsiade, voyant son fils lui échapper, se décide à aller demander +pour lui-même des leçons aux sophistes. Il frappe à la porte de Socrate, +comme Dicéopolis, dans _les Acharnéens_, à celle d'Euripide. Comme lui, +il est reçu d'abord par un disciple. Aristophane a toujours soin +(Molière possédera aussi cet art) de ménager, de préparer l'entrée de +son personnage principal. + +La scène se passe d'abord dans l'antichambre, en quelque sorte, du +_pensoir_. Le disciple raconte à Strepsiade les merveilles de +l'enseignement des sophistes: comme quoi Socrate vient d'apprendre à +Chéréphon à mesurer le saut d'une puce qui du sourcil de celui-ci avait +sauté sur la tête de celui-là, et à trouver le rapport exact qui est +entre le saut et la longueur des pattes[65]; comme quoi il lui a +démontré que le bourdonnement des cousins ne vient pas de leur trompe, +mais de leur derrière; et aussi comme quoi, la veille au soir, il a +très-subtilement volé un manteau dans la palestre, en faisant une +démonstration. + + * * * * * + +Ainsi Aristophane accuse Socrate, non-seulement de minutie et de +charlatanisme, mais de vol. Au surplus, c'est ce qu'avaient fait déjà +Eupolis et Amipsias, tant la licence comique était extrême! + +Or, quoique le vol ne fût pas pour les Grecs une chose grave, et +quoiqu'ils le considérassent surtout du côté de l'adresse (à Lacédémone, +par exemple, le vol et la maraude ne faisaient-ils pas partie de +l'éducation des jeunes gens?), il faut avouer cependant qu'une telle +accusation, lancée contre un tel homme, est étrange et scandaleuse. + +Mais n'avons-nous pas eu quelque chose d'analogue en 1848, dans de +mauvaises rapsodies jouées à Paris, au théâtre du Vaudeville, et +intitulées _la Foire aux idées_? Celles d'un publiciste éminent y +étaient sottement travesties et indignement calomniées par des gens qui +ne l'avaient pas lu ou qui ne l'avaient pas compris. On s'était emparé +d'un titre: _La Propriété, c'est le vol_, sans s'occuper de ce qui +l'expliquait et l'excusait;--par exemple, de la proposition suivante, +corollaire indispensable de la première: _Il n'y a qu'un moyen de +légitimer ce vol, c'est de l'universaliser_.--La personne même de +l'écrivain, et son visage, très-reconnaissable avec ses lunettes, +étaient mis sur le théâtre et livrés à la risée publique. Si donc des +excès aussi regrettables se sont produits en France, en plein +dix-neuvième siècle, on peut comprendre, tout en le déplorant également, +comment chez les Grecs, peuple assez peu scrupuleux, la comédie +_ancienne_, dans la licence des fêtes de Bacchus, avait pu, à plus forte +raison, s'y laisser entraîner. + + * * * * * + +Strepsiade, ébloui par les réclames du disciple, brûle d'être admis à +cette école où l'on apprend de si belles choses! Le disciple lui permet +alors de pénétrer dans l'intérieur du pensoir. On tirait sans doute un +rideau, qui le laissait voir au public. Strepsiade et les spectateurs y +apercevaient des figures omineuses, dans des postures ridicules: +c'étaient les autres disciples. + + * * * * * + +Molière apparemment, comme Racine, avait étudié Aristophane, et s'en est +parfois souvenu, ou bien s'est rencontré avec lui par hasard, parce que +tous les deux observaient et représentaient la nature humaine. +Strepsiade tout à l'heure récapitulait ses dettes sur son registre, +comme _le Malade imaginaire_ compte le mémoire de son apothicaire. +George Dandin, comme Strepsiade, se plaint d'avoir épousé «une +demoiselle». Sganarelle, du _Mariage forcé_, prête une oreille naïve aux +sottises de Pancrace et de Marphurius, comme Strepsiade à celles du +disciple et ensuite à celles du maître. Strepsiade fait à ceux-ci, sur +les diverses sciences, des questions qui rappellent tout-à-fait celles +du _Bourgeois gentilhomme_ au Maître de Philosophie si fort sur +l'alphabet. Il s'embrouille en répétant leurs réponses, comme le +Sganarelle de _Don Juan_ en voulant répéter la tirade qu'il vient +d'entendre débiter à son maître. Il fait, sur la grammaire, des +réflexions semblables à celles de Martine, la pauvre cuisinière des +_Femmes savantes_. Il est crédule et emporté comme Orgon, et, comme lui, +il maudit son fils, qui rit de sa malédiction, comme le fils d'Harpagon +rit de celle de son père.--C'est que Strepsiade, comme la plupart des +personnages que nous venons de rappeler, représente la nature humaine +médiocre, moyenne, abandonnée à ses instincts; ni bonne ni mauvaise, +mais facile au mal par intérêt ou par nécessité. C'est un paysan +lourdaud et madré, qui, semblable à M. Jourdain, considère d'abord toute +chose du côté de son utilité personnelle. + + STREPSIADE, _au disciple, en lui montrant une sphère._ + + Qu'est-ce-ci, dis-moi? + + LE DISCIPLE. + + C'est l'astronomie. + + STREPSIADE. + + Et cela? + + LE DISCIPLE. + + La géométrie. + + STREPSIADE. + + À quoi sert-elle, cette géométrie? + + LE DISCIPLE. + + À mesurer la terre. + + STREPSIADE. + + La terre qu'on distribue au peuple? + + LE DISCIPLE. + + Toute la terre. + + STREPSIADE. + + Bon cela! Voilà une invention excellente, et populaire! + + LE DISCIPLE. + + Tiens, maintenant, une carte du monde! Regarde, voici Athènes. + + STREPSIADE. + + Comment! Athènes? Je n'y vois pas de juges en séance!...[66] Et + Lacédémone, où est-elle? + + LE DISCIPLE. + + Lacédémone? La voici. + + STREPSIADE. + + Comme elle est près de nous! Éloignez-la donc le plus possible. + + LE DISCIPLE. + + Il n'y a pas moyen. + + STREPSIADE. + + Tant pis!... Et quel est cet homme suspendu dans un panier? + + LE DISCIPLE. + + C'est lui? + + STREPSIADE. + + Qui, lui? + + LE DISCIPLE. + + Socrate. + + STREPSIADE. + + Socrate? Ah! je t'en prie, appelle-le-moi bien haut. + + LE DISCIPLE. + + Appelle-le toi-même: je n'ai pas le temps. + +Voilà donc quelle est l'entrée de Socrate: il apparaît juché en l'air +dans un panier à viande, sorte de garde-manger, selon le Scholiaste. +Euripide, dans _les Acharnéens_, a fait une entrée semblable. Euripide +et Socrate, aux yeux d'Aristophane, sont les représentants d'une même +cause: la sophistique ou la philosophie, qui, suivant lui, la seconde +comme la première, corrompent également les mœurs anciennes et altèrent +la religion des aïeux. Socrate était très-assidu aux représentations des +pièces d'Euripide, son ami. Sa présence était une approbation, une +complicité. Il aimait, d'ailleurs, le théâtre, comme peinture de la vie +humaine: il assista même, dit-on, à la représentation de cette comédie +des _Nuées_, et resta debout jusqu'à la fin, immobile et impassible, +plein d'une sérénité constante et douce; de sorte que tout le monde put +comparer l'original et la copie, et voir quelle distance les séparait. +Il ne protesta pas autrement. + +Aristophane poursuit en ces deux hommes les maîtres, à ce qu'il prétend, +d'une génération abâtardie, qui fuit les gymnases et les exercices +militaires, pour aller chercher dans les écoles ou au théâtre des leçons +de scepticisme et d'incrédulité; mais plutôt, à vrai dire, il persécute +en eux les disciples d'Anaxagore, irréligieux comme lui, c'est-à-dire +croyant à un Dieu unique, et ne laissant pas échapper une seule occasion +de semer dans les esprits tous les germes de la vérité future, toutes +les témérités du spiritualisme naissant. Il les hait, comme les esprits +timides de notre temps haïssent les socialistes; parce qu'il voit qu'ils +ébranlent tout, et que, fût-il moins frappé des dangers présents que des +résultats futurs, il ne veut pas de ces résultats. Il aime ce qui est, +il aimait mieux ce qui était, il bafoue ce qui veut être. C'est le type +des esprits soi-disant positifs, c'est-à-dire négatifs en toute chose, +fertiles uniquement en objections, qui trouvent que tout est pour le +mieux dans le meilleur des mondes possibles, mais qui, pour peu qu'on +les eût consultés sur la création et le plan de ce meilleur des mondes +ainsi réglé, n'eussent pas manqué d'y faire aussitôt cent mille +objections et cent mille critiques,--peut-être d'ailleurs très-fondées: +car il y a des inconvénients à tout;--mais ces gens-là n'aperçoivent +jamais que les inconvénients. + +L'éclosion et le développement de l'esprit scientifique faisaient +ombrage à l'esprit théologique et aux croyances populaires. L'intrusion +de la science troublait la foi religieuse ancienne. + +Comme les philosophes entrevoyaient un Dieu véritable planant au-dessus +des fantômes de dieux, on les accusait d'athéisme. D'après le précepte +de Zaleucos, «tous les citoyens devaient être persuadés de l'existence +des dieux.» Cet axiome se trouvait explicitement ou implicitement +contenu dans les diverses constitutions. Aussi la gent dévote et bien +pensante s'indignait-elle de la sacrilège liberté des poëtes novateurs, +des philosophes et des savants. Or, quand l'esprit de dévotion prévaut, +en tout temps il est implacable[67]. Une foule d'hommes distingués +furent exilés ou mis à mort sous prétexte d'impiété. Périclès eut besoin +de tout son crédit pour sauver de la peine capitale Anaxagore, son +maître; Prodicos se vit condamner par les Athéniens, et, suivant +l'usage, eut à choisir lui-même son genre de mort: il but la ciguë. +Socrate était réservé à la même destinée. L'histoire de Diagoras de +Mélos ne se termine pas moins tragiquement. Il avait été sollicité par +les Mantinéens de leur donner des lois, et ces lois se trouvèrent +excellentes. C'était un homme d'une imagination exaltée; il avait +composé des dithyrambes où l'ardeur de la poésie se mêlait à celle d'une +piété fougueuse[68]. On l'avait vu se livrer aux pratiques les plus +ferventes de la religion, parcourir la Grèce pour se faire initier aux +Mystères, témoigner enfin par toute sa conduite de son amour pour les +dieux. Mais, à la suite d'une injustice dont il fut victime, il se +métamorphosa complètement. «Un de ses amis refusa de lui rendre un +dépôt, et appuya son refus d'un serment prononcé à la face des autels. +Le silence des dieux sur un tel parjure, ainsi que sur les cruautés +exercées par les Athéniens dans l'île de Mélos, étonna Diagoras et le +précipita du fanatisme de la superstition dans celui de l'athéisme. Il +souleva les prêtres, en divulguant dans ses discours et dans ses écrits +les secrets des Mystères; le peuple, en brisant les effigies des dieux; +la Grèce entière, en niant ouvertement leur existence. Un cri général +s'éleva contre lui: son nom devint une injure. Les magistrats d'Athènes +le citèrent à leur tribunal et le poursuivirent de ville en ville: on +promit un talent[69] à ceux qui apporteraient sa tête, deux talents à +ceux qui le livreraient en vie; et, pour perpétuer le souvenir de ce +décret, on le grava sur une colonne de bronze. Diagoras, ne trouvant +plus d'asile en Grèce, s'embarqua et périt dans un naufrage[70].» + +Le retentissement d'aventures aussi éclatantes prédisposait la foule +aveugle à détester ou à laisser vilipender quiconque faisait profession +de philosophie, c'est-à-dire de libre pensée. La haine, qui avait ainsi +commencé à s'attacher au nom de «chercheur de sagesse,» devait atteindre +et tuer le plus irréprochable des Grecs, le bon et ingénieux Socrate. + +Aristophane, sans le vouloir, préluda par le ridicule et la calomnie au +supplice de ce juste. + + * * * * * + +Il nous le montre donc juché dans un panier à viande,--sorte de parodie +de la machine dans laquelle les dieux descendaient du ciel pour dénouer +les tragédies, notamment celles d'Euripide--dix-neuf sur vingt se +terminent ainsi.--Strepsiade, d'en bas, lui adresse la parole. + + STREPSIADE. + + Socrate! Mon petit Socrate! + + SOCRATE. + + Que me veux-tu, homme éphémère? + + STREPSIADE. + + Avant tout, dis-moi, je t'en conjure, ce que tu fais là. + + SOCRATE. + + Je marche dans les airs, et ma pensée tourne avec le soleil. + + STREPSIADE. + + C'est donc du haut de ton panier, et non pas de dessus la terre, + que tu laisses planer tes regards sur les dieux, si + toutefois?...[71] + + SOCRATE. + + Pour bien-pénétrer les choses du ciel, il me fallait suspendre ma + pensée, et confondre la subtile essence de mon esprit avec cet air + qui est de même nature. Si, restant sur la terre, j'avais considéré + d'en bas ce qui est en haut, je n'aurais rien découvert: car la + terre, par sa force, attire à elle la sève de l'esprit; comme il + arrive pour le cresson. + + STREPSIADE. + + Comment! l'esprit attire la séve dans le cresson? Ah! descends près + de moi, mon cher petit Socrate, pour m'instruire des choses sur + lesquelles je viens te demander des leçons. + + SOCRATE, _descendant de son panier_. + + Qu'est-ce qui t'amène? + + STREPSIADE. + + Je veux apprendre à parler. J'ai emprunté, et mes créanciers, + usuriers intraitables, me persécutent, me ruinent, et saisissent + tout ce que je possède. + + SOCRATE. + + Et comment ne t'es-tu pas aperçu que tu t'endettais ainsi? + + STREPSIADE. + + Ce qui m'a ruiné, c'est la maladie des chevaux, mal des plus + dévorants. Mais enseigne-moi l'une de tes deux manières de + raisonner, celle qui sert à ne rien rendre. Quelque prix que tu me + demandes, je vais jurer par les dieux de te le payer. + + SOCRATE. + + Par quels dieux jureras-tu? Car il faut que tu saches d'abord que + les dieux n'ont pas cours chez nous. + + STREPSIADE. + + Par quoi jurez-vous donc?... + +Socrate lui apprend comme quoi les seules divinités qu'il adore sont les +Nuées. Il faut les invoquer, c'est le moyen de devenir «un roué +d'éloquence, un vrai claquet, la fine fleur!». + +Et le personnage, en parlant ainsi, se met à singer les Mystères, +saupoudrant Strepsiade de farine; et autres cérémonies, qui donnent lieu +à toutes sortes de parodies plaisantes. + + * * * * * + +L'invocation aux Nuées et le chœur des Nuées elles-mêmes sont des +morceaux d'une fantaisie gracieuse et d'une poésie exquise. + + SOCRATE. + + Silence, vieillard! Prête l'oreille aux prières!--Ô Maître suprême, + Air sans bornes, qui tiens la Terre suspendue, brillant Éther, et + vous, vénérables Déesses, Nuées, qui portez dans vos flancs les + éclairs et la foudre, élevez-vous et apparaissez au penseur dans + les régions célestes! + + STREPSIADE. + + Pas encore, pas encore! Attends que je plie mon manteau en double + pour ne pas être mouillé! Et dire que je n'ai pas pris mon bonnet! + quel malheur! + + SOCRATE. + + Venez, Nuées que j'adore, venez vous montrer à cet homme! soit que + vous reposiez sur les sommets sacrés de l'Olympe[72] couronné de + frimas, ou que vous formiez des chœurs sacrés avec les Nymphes, + dans les jardins de l'Océan, votre père; soit que vous puisiez les + ondes du Nil dans des urnes d'or, ou que vous habitiez les marais + Méotides ou les rochers neigeux du Mimas, écoutez ma prière, + acceptez mon offrande. Puissent ces sacrifices vous être agréables! + +L'approche des Nuées est annoncée par un grondement de tonnerre. Puis, +avant de les voir, on les entend chanter. + + LE CHŒUR. + + Nuées éternelles, élevons-nous du sein de notre père, l'Océan à la + voix profonde, et montons en vapeurs légères aux sommets boisés des + montagnes; d'où nous contemplons les hauts promontoires, la terre + sacrée, mère des moissons, et les fleuves au divin murmure, et la + mer retentissante aux profondes plaintes, que l'œil infatigable de + l'Éther illumine de ses rayons étincelants! Mais dissipons ces + brouillards pluvieux qui cachent notre immortelle beauté, et + promenons au loin nos regards sur le monde. + + SOCRATE. + + Ô déesses vénérées, vous répondez à mon appel! (_À Strepsiade_): + As-tu entendu leur voix qui se mêlait au terrible grondement du + tonnerre? + + STREPSIADE. + + Ô Nuées adorables, je vous révère, et je fais aussi gronder mon + tonnerre, tant le vôtre m'a fait peur! Permis ou non, ma foi! je me + soulagerai[73]. + +Voilà les contrastes d'Aristophane! voilà les ordures qui se mêlent à +cette fraîche poésie! Les supprimer ou les voiler toujours par une +délicatesse mal entendue, ce serait altérer la physionomie de l'auteur +que nous voulons étudier en toute franchise. Il faut donc, du moins, les +laisser entrevoir quelquefois. + +«Point de bouffonnerie! dit Socrate; ne fais pas comme ces grossiers +poëtes comiques barbouillés de lie.» + +Toujours est-il qu'Aristophane fait comme les autres, en paraissant les +critiquer. + + SOCRATE. + + Mais silence! un nombreux essaim de déesses s'avance en chantant. + + LE CHŒUR. + + Vierges humides de rosée, allons visiter la riche contrée de + Pallas, la terre des héros, le bien-aimé pays de Cécrops, où se + célèbrent les secrets sacrifices, où le mystérieux sanctuaire se + découvre aux initiés, avec les offrandes pour les dieux célestes, + les temples au faîte élevé, les statues, les saintes processions + des bienheureux, les victimes couronnées et les festins sacrés en + toutes saisons; et, au retour du printemps, les joyeuses fêtes de + Dionysos, les luttes harmonieuses des chœurs et la muse + retentissante des flûtes. + + STREPSIADE. + + Par Jupiter! je t'en prie, dis-moi, Socrate, quelles sont ces voix + de femmes qui font entendre des paroles si pleines de majesté? + seraient-ce des demi-déesses? + + SOCRATE. + + Ce sont les célestes Nuées, les grandes déesses des paresseux! + c'est à elles que nous devons tout, pensées, esprit, dialectique, + phrases, prestiges, tours et subtilités. + + STREPSIADE. + + C'est donc cela qu'en les écoutant mon esprit déjà prend son vol, + et brûle de subtiliser, de pérorer sur les brouillards, de + discuter, de contredire et de rompre argument contre argument. Mais + ne vont-elles pas se montrer? je voudrais bien les voir, si c'est + possible. + + SOCRATE. + + Eh bien! regarde par ici, du côté du Parnès[74]; les voilà qui + descendent lentement. + + STREPSIADE. + + Mais où donc? Fais-les-moi voir! + + SOCRATE. + + Elles s'avancent en foule, suivant une route oblique à travers les + vallons et les bois. + + STREPSIADE. + + C'est singulier! je ne vois rien. + + SOCRATE. + + Tiens, les voici qui arrivent. + + STREPSIADE. + + Ah! enfin je les vois. + +Les Nuées paraissent en foule, et remplissent toute la scène. Avec quel +art et quelles gradations le poëte a su préparer et faire valoir leur +entrée, aussi bien que celle de Socrate! + + SOCRATE. + + Tu ne savais donc pas que les Nuées étaient des divinités? + + STREPSIADE. + + Non vraiment: je croyais qu'elles n'étaient que brouillard, rosée, + vapeur. + + SOCRATE. + + Alors tu l'ignores aussi sans doute, ce sont-elles qui nourrissent + la foule des sophistes, des empiriques, des devins, des fainéants + aux longs cheveux et aux doigts chargés de bagues[75], des poëtes + lyriques, des métaphysiciens, tas de flâneurs et de hâbleurs, + qu'elles font vivre parce qu'elles les chantent! + +Socrate enseigne à Strepsiade que les Nuées sont les seules vraies +divinités; que tous les autres dieux ne sont que fables. + + +«Mais Jupiter? + +--Il n'y a point de Jupiter! + +--Et le Tonnerre? + +--Ce sont les Nuées qui se heurtent. + +--Le moyen de croire cela? + +--Tu vas le comprendre par ton propre exemple: lorsqu'aux Panathénées tu +t'es gorgé de viande, n'entends-tu pas ton ventre se troubler et +retentir de grondements sourds? + +--Oui, par Apollon! je souffre, j'ai la colique; puis la ratatouille +gronde comme le tonnerre, et enfin éclate avec un terrible fracas. C'est +peu de chose d'abord, pappax, pappax! Puis, ça augmente, papappapax! Et, +quand je me soulage, c'est vraiment le tonnerre, papapappapax! +absolument comme les Nuées!» + +Le philosophe fait jurer au néophyte de ne reconnaître dorénavant +d'autres divinités que le Chaos, les Nuées et la Blague.--«Quand je +rencontrerais les autres dieux nez à nez, répond le docile disciple, je +ne les saluerais pas.» + +En récompense, les Nuées sont prêtes à lui accorder tout ce qu'il +désire. «Dis hardiment ce que tu veux de nous. Tu ne peux manquer, si tu +nous rends hommage, de devenir un habile homme.» + + STREPSIADE. + + Ô déesses souveraines, je ne vous demande qu'une toute petite + grâce: faites que je dépasse de cent stades tous les Hellènes dans + l'art de la parole! + + LE CHŒUR. + + Nous te l'accordons: désormais nulle éloquence ne triomphera plus + souvent que la tienne devant le peuple. + + STREPSIADE. + + Peuh! la grande éloquence n'est pas ce que je veux; mais savoir + chicaner à mon profit, pour échapper à mes créanciers. + + LE CHŒUR. + + Tu auras ce que tu désires: ton ambition est modeste. Livre-toi + bravement à nos ministres[76]. + + STREPSIADE. + + Bien volontiers! Je crois en vous! D'ailleurs il n'y a pas à + reculer, avec ces chevaux pur-sang et ce sot mariage qui m'ont + ruiné! Que vos ministres fassent de moi ce qu'ils voudront; je me + livre à eux, corps et âme: les coups, la faim, la soif, le chaud, + le froid, je supporterai tout! Qu'on fasse une outre de ma peau, + pourvu que je ne paye pas mes dettes; pourvu que j'aie la + réputation d'être un hardi coquin, beau parleur, impudent, + effronté, gredin, colleur de mensonges, finassier, chicanier, plein + de rubriques, vrai moulin à paroles, renard, vilebrequin, souple + comme une courroie, glissant comme une anguille, trompeur, + blagueur, insolent, scélérat, sans foi ni loi! oui, voilà tous les + titres dont j'ambitionne qu'on me salue! à cette condition, qu'ils + me traitent à leur guise; et, s'ils le veulent, par Cérès! qu'ils + fassent de moi du boudin et me servent aux libres penseurs! + +Comment ne pas recevoir aussitôt un néophyte si fervent? Socrate lui +fait passer, seulement pour la forme, un petit examen d'admissibilité. + + SOCRATE. + + Voyons. As-tu de la mémoire? + + STREPSIADE. + + Cela dépend: si l'on me doit, j'en ai beaucoup, mais si je dois, + hélas! je n'en ai pas du tout[77]. + + SOCRATE. + + As-tu de la facilité naturelle à parler? + + STREPSIADE. + + À parler, non; à filouter, oui. + +Chaque réplique amène ainsi un trait, ou un quolibet, ou un coq-à-l'âne; +car le récipiendaire n'est pas très-fort, quoique plein de bonne +volonté: il oublie les tours les plus simples, sitôt qu'on les lui a +appris; il ne veut savoir qu'une seule chose, et tout de suite: l'art de +ne pas payer ses dettes, au moyen du raisonnement biscornu. En vain, +Socrate, comme le Maître de philosophie de M. Jourdain, veut commencer +par le commencement: point d'affaire! C'est le raisonnement sophistique +que Strepsiade veut savoir tout d'abord; rien de plus! Il n'a que cette +pensée: ne pas payer ses dettes! il y revient sans cesse, sous toutes +les formes. + + STREPSIADE. + + Une idée! dis-moi: si j'achetais une magicienne de Thessalie et que + je fisse pendant la nuit descendre la lune, pour l'enfermer, comme + un miroir, dans un étui rond, je la tiendrais sous clef, et + alors... + + SOCRATE. + + Qu'y gagnerais-tu? + + STREPSIADE. + + Ce que j'y gagnerais? S'il n'y avait plus de nouvelle lune, je + n'aurais plus à payer d'intérêts. + + SOCRATE. + + Pourquoi cela? + + STREPSIADE. + + Parce que les intérêts se payent chaque mois. + +Socrate, satisfait de voir qu'enfin l'esprit du néophyte se débrouille, +lui propose à son tour une subtilité; Strepsiade y réplique par une +autre. C'est une série de problèmes absurdes et de démonstrations à +l'avenant, qui rappellent la dialectique de ce prédicateur du seizième +siècle prouvant que le monde ne saurait remplir le cœur de l'homme, par +la raison que le monde étant rond et le cœur triangulaire, un rond +inscrit dans un triangle ne le remplit pas. + +Strepsiade toutefois, malgré ces lueurs d'intelligence, a l'esprit +ordinairement si obscur et l'entendement si bouché, que les Nuées, +désespérant d'en faire quelque chose, lui conseillent, s'il a un fils, +de l'envoyer apprendre à sa place. + +--«C'est ce que je voulais! mais il ne veut pas, lui! + +--Et tu ne sais pas t'en faire obéir? + +--Dame! c'est qu'il est grand et robuste! Cependant je vais courir après +lui et l'amener ici, de gré ou de force!» + +Le bonhomme en effet rattrape Phidippide. Celui-ci lui fait remarquer +qu'il revient de chez Socrate sans manteau et sans souliers. + + PHIDIPPIDE. + + Et ton manteau, on te l'a donc volé? + + STREPSIADE. + + On ne me l'a pas volé, on me l'a philosophé. + + PHIDIPPIDE. + + Et tes souliers, qu'en as-tu fait? + + STREPSIADE. + + Je les ai perdus _à ce qui était nécessaire_, comme disait + Périclès. + +C'était la réponse de Périclès quand on lui demandait compte de ses +fonds secrets. Que de traits dans ce dialogue! Comme tout cela est joli +et vivant! on est tenté de dire: moderne. Car cela semble écrit d'hier, +quoiqu'ayant deux mille trois cents ans de date. + + * * * * * + +Phidippide aime toujours mieux être cavalier que philosophe; mais son +père, à la fin, le prenant par la douceur: «Allons, viens avec moi, +obéis à ton père et ne t'inquiète pas du reste. Tu n'avais pas six ans, +tu bégayais encore, je faisais tout ce que tu voulais; et la première +obole que je touchai comme juge[78], je t'en achetai un petit chariot à +la fête de Jupiter.» + +Ce caractère de Strepsiade est bien dessiné: c'est un paysan un peu +lourd, qui a des moments de finesse; il est ce qu'on appelle bonhomme, +mot élastique, qui n'implique pas nécessairement une grande honnêteté; +il est mené par sa femme (on l'a vu par l'exposition, au reste elle ne +paraît pas dans la pièce); il est mené aussi par son fils; il voudrait +bien ne pas payer les dettes que celui-ci lui a fait contracter; il +tâche d'être malhonnête, mais sans y réussir complètement; il n'a pas +l'étoffe d'un coquin; il le sent instinctivement, et veut que son fils, +moins simple que lui, le devienne pour deux, s'il est possible. + +Chemin faisant, il veut faire parade à ses yeux de la science qu'il n'a +pas acquise; il lui débite, comme le Bourgeois-gentilhomme à sa +servante, quelques bribes des choses qu'on lui a apprises: «Il n'y a +point de Jupiter!... Ce qui règne, c'est le Tourbillon!...» + +Phidippide suit son père chez les Sophistes; mais il dit à part: «Tu te +repentiras bientôt de ce que tu exiges!» Mot qui fait pressentir la +péripétie et le dénoûment,--comme le mot de la femme de Sganarelle, dans +l'exposition du _Médecin malgré lui_: «Je te pardonne, mais tu me le +paieras!» Toute la pièce sort de ce mot, qui à lui seul, d'ailleurs, est +un chef-d'œuvre. + + * * * * * + +Ils entrent dans le pensoir. Socrate paraît de nouveau, toujours dans +son panier à viande: c'est sa manière de se montrer aux étrangers pour +la première fois, comme un dieu dans son nimbe et dans sa gloire. +Strepsiade lui présente son fils: + +«Il a de l'esprit naturel. Tout petit, il s'amusait déjà chez nous à +fabriquer des maisons, à creuser des bateaux, à construire de petits +chariots de cuir; et, avec des écorces de grenade, il faisait des +grenouilles. Qu'est-ce que tu dis de cela? N'apprendra-t-il pas bien les +deux raisonnements, le fort, et puis le faible, qui renverse le fort par +un coup fourré. Ce sont surtout ces coups fourrés que je te prie de lui +enseigner par tous les moyens. + + SOCRATE. + + Je chargerai l'un et l'autre raisonnement en personne de venir + l'instruire. + + STREPSIADE. + + Je me retire. Ne perds pas de vue qu'il s'agit de le rendre capable + de battre la vérité sur tous les points. + +On apporte le Juste et l'Injuste (c'est-à-dire le raisonnement droit et +le raisonnement sophistique) dans une cage, comme deux coqs de combat: +ces combats étaient à la mode alors. Ainsi se mêlent toujours habilement +la discussion morale et la fantaisie. + +Ce spectacle bizarre, cette escrime curieuse où s'entrechoquaient des +paradoxes spirituels et des pensées élevées, dans un dialogue plein de +verve, devait charmer l'esprit des Athéniens. Un Athénien de Paris, +Alfred de Musset, n'y prenait pas moins de plaisir. «C'est, dit-il, la +plus grave et la plus noble scène que jamais théâtre ait entendue.» + +Mettons encore au-dessus, toutefois, celle de la Pauvreté, dans +_Plutus_, que nous analyserons plus loin. + +Les deux coqs se provoquent et sortent de la cage; ils ergotent et se +livrent un assaut. + + LE JUSTE. + + Tu es bien insolent! + + L'INJUSTE. + + Et toi bien ganache!... + +Ils se disputent Phidippide. Le chœur s'interpose, selon sa coutume, et +ramène la querelle à des procédés réguliers. Par sa voix, se révèle ici +tout le dessein, toute la pensée d'Aristophane, soit dans cette pièce, +soit dans les autres: le passé opposé à l'avenir. + + Trêve de combats et d'injures! Mais exposez, toi, ce que tu + enseignais aux hommes d'autrefois, et toi l'éducation nouvelle; + afin qu'après vous avoir entendus contradictoirement, ce jeune + homme choisisse. + + LE JUSTE. + + Je le veux bien. + + L'INJUSTE. + + Moi aussi. + + LE CHŒUR. + + Voyons, qui parlera le premier? + + L'INJUSTE. + + Lui, j'y consens; et, d'après ce qu'il aura dit, je le + transpercerai d'expressions nouvelles et de pensées subtiles. + Enfin, s'il ose encore souffler, je le piquerai au visage et aux + yeux avec des traits comme des dards de guêpe! il n'en relèvera + pas! + +Le Juste commence donc et rappelle éloquemment quelle était l'éducation +des enfants d'Athènes qui devinrent les guerriers de Marathon. En ce +temps où la modestie régnait dans les mœurs, un jeune homme était une +statue de la Pudeur. Il se fortifiait dans les gymnases, au lieu de +s'amollir et de se corrompre dans les bains publics. Si Phidippide veut +suivre ces nobles exemples, il ira se promener à l'Académie, sous +l'ombrage des oliviers sacrés, la tête ceinte de joncs en fleur, avec un +sage ami de son âge; au sein d'un heureux loisir il respirera le parfum +des ifs et des pousses nouvelles du peuplier, goûtant les beaux jours du +printemps, lorsque le platane et l'ormeau confondent leurs murmures. Il +aura la poitrine robuste, le teint frais, les épaules larges, la langue +courte, et le reste de même. Il ne contredira pas son père, il ne le +traitera pas de radoteur, il ne reprochera pas son âge au vieillard qui +l'a nourri. Mais, s'il s'abandonne aux mœurs du jour, il aura bientôt le +teint pâle, les épaules étroites, la poitrine resserrée, la langue +longue, et le reste de même. Il sera corrompu, subtil, bavard et +chicanier. L'Injuste lui fera trouver honnête ce qui est honteux, +honteux ce qui est honnête. Il se vautrera dans l'infamie. + + LE CHŒUR. + + O toi qui habites les hauteurs sereines du temple de la + Sagesse[79], quelle douce fleur de vertu s'exhale de tes discours! + Oui, bienheureux ceux qui vivaient en ce temps-là! (_À l'Injuste_): + Pour répondre à cela, toi qui possèdes la muse aux discours + séduisants, tâche de trouver des raisons bien neuves, car ton + adversaire a fait une vive impression. Tu as besoin des ressources + de ton esprit, si tu veux vaincre un tel antagoniste et ne pas + faire rire à tes dépens. + + L'INJUSTE. + + Enfin!... J'étouffais d'impatience, tant je brûlais de le confondre + par ma réplique!... Si dans l'école on m'appelle l'Injuste, c'est + parce que j'ai, le premier de tous, inventé les moyens de + contredire les lois et la justice; et n'est-ce pas un talent hors + de prix que de prendre une mauvaise cause et de la faire triompher? + Écoutez et voyez comme je vais percer à jour cette éducation dont + il est si fier!... + +Et alors il répand à pleines mains les subtilités, les sophismes, les +arguties, les exemples cocasses, les épigrammes, ou même les injures à +l'adresse des spectateurs. + +Ce dialogue était une parodie des thèses des sophistes, de leurs +amplifications pour et contre; par exemple, du fameux morceau où +Prodicos avait fait disserter la Vertu et la Volupté se disputant +Hercule adolescent, comme ici le Juste et l'Injuste se disputent le +jeune Phidippide. + +Il n'est pas sans analogie avec les disputes scolastiques du moyen âge +entre les Vertus et les Vices; ni avec certaines Moralités du même +temps; par exemple, celles qui mettaient aux prises les personnages +nommés _Mundus, Caro_ et _Demonia_, et d'autre part les Vertus et les +Anges, Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. + + * * * * * + +Bref, l'Injuste triomphe, et le Juste est vaincu. C'est là peut-être le +trait le plus poignant et l'ironie la plus amère: Aristophane, par ce +trait, comme par la conception générale des Nuées, déesses des +sophistes, peint son époque,--telle du moins qu'il la +voit,--c'est-à-dire seulement par les mauvais côtés. + +Phidippide reste chez les sophistes, et profite des leçons de Socrate un +peu plus vite que Strepsiade; si bien même qu'au bout de quelques +instants il sait se défaire des créanciers, puis lever la main sur son +père lui-même, et lui prouver par les deux raisonnements, juste et +injuste, qu'il fait bien de le battre, voire même contraindre le +bonhomme à en demeurer d'accord avec lui. + +N'est-ce pas là un dénoûment d'un excellent comique et d'une parfaite +moralité? Et comprend-on qu'un célèbre critique allemand, Hermann, ne +voye dans cette scène qu'un épisode étranger à l'action, un hors d'œuvre +que le poëte eût mieux fait, selon lui, de supprimer? Cet épisode est +préparé par les vers 865, 1114, 1242 et 1307. Phidippide représente _la +jeunesse dorée_ de ce temps-là, composée de dissipateurs paresseux et +corrompus, d'ergoteurs subtils sans conviction et sans cœur. + +Strepsiade, toujours extrême, comme Orgon, déteste maintenant Socrate et +les sophistes, et court mettre le feu à leur maison. Qui pis est, la +colère lui donne de l'esprit, et, en les brûlant, il se moque d'eux; il +les parodie, comme Sganarelle parodie Marphurius tout en lui donnant des +coups de bâton[80]. + +Ce dénoûment si animé, dans lequel toutes les qualités du poëte comique +éclatent à la fois, ce spectacle tragico-bouffon, cet holocauste du +pensoir, fut ajouté, à ce que l'on croit, avec la grande scène des deux +coqs, après la première représentation[81], qui n'avait eu que peu de +succès. + +Palissot a imité quelque chose de ce dénoûment dans sa comédie des +_Philosophes_, qui, par le dessein, ressemble aux _Nuées_, puisque +l'auteur y attaque Diderot, d'Alembert et Jean-Jacques Rousseau, comme +l'auteur des _Nuées_ attaque Socrate. Au demeurant, pièce venimeuse et +rien de plus. + +Celle d'Aristophane n'est pas non plus sans venin. C'était l'avis du +père Brumoy; et, pour mieux le prouver, le bon jésuite la comparait aux +_Provinciales_. + +Je crois les _Provinciales_ exemptes de venin, mais pas toujours de +jésuitisme, tout en abîmant les Jésuites. + +La péripétie de l'histoire de Phidippide et de Strepsiade rappelle +l'anecdote que raconte Pascal, justement dans ces terribles _Petites +Lettres_, celle du domestique des Jésuites, Jean d'Alba, qui avait volé +les plats d'étain de ses maîtres, et qui, ayant étudié dans leurs livres +les cas de conscience et les restrictions mentales, leur démontrait par +leurs procédés mêmes qu'en les volant il ne les volait point. + + * * * * * + +Il s'agit de conclure sur cette comédie, si brillante, mais si étrange. + +Certes, Aristophane a raison d'attaquer les mauvais sophistes, de +poursuivre de ses sarcasmes ces docteurs sans conscience et sans foi qui +déconcertent la raison par le raisonnement; mais il attaque en même +temps la dialectique véritable, la métaphysique, et la physique +elle-même, qui venait de naître et qui déjà remuait les esprits; il +symbolise dans les Nuées la manière vaporeuse vide et creuse de la +nouvelle philosophie de la nature; il attaque aussi la tragédie +philosophique, qui propageait les nouvelles idées; c'est tout cela que +les Nuées personnifient, aussi bien que la fausse éloquence et la +sophistique: cette confusion est des plus injustes. + +Et quel est le ministre, le prêtre, de ces fantastiques divinités? C'est +Socrate! c'est lui que le poëte appelle le pontife des niaiseries +subtiles! + +Quoi! Socrate, ce grand esprit et ce grand cœur? Socrate, le maître du +divin Platon! Socrate, qui n'est pas seulement un théoricien, faisant de +la philosophie comme d'autres font de l'art pour l'art, sans aucun but +d'utilité pratique, mais qui reste philosophe en actes comme en paroles! +Socrate qui, au siége de Potidée, supporte la faim et la soif, marchant +pieds nus sur la glace mieux que les soldats chaussés! Socrate, qui a +toute la fermeté du stoïcien sans en avoir la morgue! Socrate qui, à +Délion, couvre la retraite de l'armée athénienne, sauve la vie à ses +disciples Xénophon et Alcibiade, et fait adjuger à celui-ci le prix du +combat, qu'il eût pu revendiquer pour lui-même! Socrate, héroïque comme +sans y songer! Socrate, qui seul eut le courage de se lever contre la +sentence capitale frappant les neuf généraux athéniens qui n'avaient pas +enseveli leurs morts après la victoire des Arginuses! Socrate, que la +Pythie avait proclamé le plus sage des hommes, et dont Platon disait +avec vénération et avec amour: «On ne trouverait personne, soit chez les +anciens, soit chez les modernes, qui approchât en rien de cet homme, de +ses discours, de son originalité!» Socrate, qui passa toute sa vie à +combattre, à confondre les sophistes; Socrate, qui mourut leur victime, +pour les avoir convaincus d'ignorance et de mauvaise foi, comme le +Christ mourut victime des Scribes, pour les avoir traités d'hypocrite! +Socrate, dont la mort divine a mérité d'être appelée l'apothéose de la +philosophie! Socrate, que saint Augustin et Voltaire, d'accord cette +fois, ont proclamé _martyr de l'unité de Dieu_! est-ce bien l'homme +qu'on traduisit sur le théâtre, et qu'on livra à la risée et à la haine +de ses concitoyens, en le présentant comme le type et comme le chef de +ces charlatans éhontés qu'il ne cessa de réfuter et par sa vie et par sa +mort? Est-ce bien lui qu'on ose accuser, non-seulement de niaiserie, +mais encore de fourberie, de vénalité et de vol? + +Voilà ce qui étonne, ce qui confond! + +Comment justifier le poëte et les spectateurs? Pour ceux-ci, il est à +propos peut-être de rappeler ce que nous venons de dire, à savoir que la +comédie des _Nuées_, lors de la première représentation, n'eut pas de +succès. Probablement une partie du public, et la plus éclairée sans +doute, se montra au moins réservée, en présence des calomnies auxquelles +le poëte s'était laissé entraîner contre le philosophe populaire, et +cette froideur pourrait passer pour une sorte de protestation tacite. +C'est Aristophane lui-même qui, dans la parabase ajoutée après coup avec +plusieurs autres parties, constate l'insuccès de la première +représentation. Mais il est possible aussi que cet insuccès s'explique +par la faiblesse de la pièce telle qu'elle était d'abord. + +Et, en tout cas, nous nous retrouverions toujours en face de cette +question: Comment Aristophane, aussi bien qu'Eupolis et Amipsias, +osèrent-ils, devant le public contemporain, calomnier ainsi Socrate? +Comment les amis et disciples du philosophe odieusement travesti ne +firent-ils pas entendre contre de tels excès des protestations +énergiques et efficaces? + +C'est sans doute que les majorités sottes étouffent aisément la voix des +minorités intelligentes. Nous avons rappelé comment, en 1848, le public +de Paris, pendant plusieurs semaines, laissa jouer _la Foire aux idées_, +où l'on voyait,--outre le travestissement odieux de Proudhon, l'éminent +publiciste,--une autre turpitude digne de la première: un représentant +des colonies ridiculisé parce qu'il était nègre! + +Par quelle inconséquence, un public français naturellement ennemi de la +traite des noirs et de l'esclavage, souffrait-il qu'on blessât ainsi +l'égalité, le bon sens, la justice?--Par la même inconséquence, +apparemment, qui fait qu'aux États-Unis, où l'abolition de l'esclavage +vient d'être soutenue et propagée au prix de si grands sacrifices, on ne +permet pas à un homme de couleur de monter dans un omnibus. L'humanité +n'est pas tout d'une pièce: elle est inconséquente à chaque instant. +C'est à cette condition peut-être qu'elle continue d'exister: la logique +pure la tuerait. + +Nous aurons à faire valoir la même raison, à propos du travestissement +des dieux eux-mêmes sur le théâtre. Le peuple, qui faisait mourir +Socrate sous prétexte d'irréligion, souffrait bien qu'un poëte comique +mît sur la scène la caricature de tel ou tel dieu qu'on adorait à +d'autres heures.--Et il ne serait pas difficile de trouver dans le monde +actuel, chez les peuples les plus civilisés des exemples d'inconséquence +analogues.--«Patraque d'humanité!» disait le père de notre Balzac. + + * * * * * + +«Comme comédie, dit M. Grote, les _Nuées_ ont le second rang seulement +après les _Chevaliers_; comme portrait de Socrate, ce n'est guère qu'une +pure imagination; ce n'est pas même une caricature, c'est un personnage +totalement différent. Nous pouvons, à la vérité, apercevoir des traits +isolés de ressemblance: les pieds nus et la subtilité d'argumentation +appartiennent à tous deux; mais l'ensemble du portrait est tel que, s'il +portait un nom différent, personne ne songerait à le comparer à Socrate, +que nous connaissons bien d'après d'autres sources.» + + * * * * * + +Continuons à expliquer, mais non certes à justifier, des excès si +surprenants et si déplorables. Voici ce qu'on peut dire encore: + +Socrate, pour combattre les sophistes, employait quelquefois leurs +armes; il leur empruntait leur langage, leur manière d'argumenter; il +usait lui-même, parfois, de démonstrations sophistiques, pour venir à +bout de ses adversaires et les réduire à l'absurde par tous les moyens. +Il lui en coûta cher d'avoir pris leurs allures: on le confondit avec +eux, comme ce héros grec de l'_Iliade_ que son ardeur emporte à travers +la mêlée au milieu des rangs ennemis et que l'on prend pour un Troyen. +Socrate disant et répétant partout: «Je ne sais qu'une chose, c'est que +je ne sais rien,» semblait afficher, lui aussi, le scepticisme de +Gorgias. Il ne se méfiait pas assez des méprises auxquelles il pouvait +donner lieu, ou des prétextes qu'il pouvait fournir contre lui. Ce +procédé du _doute méthodique_, que Descartes devait employer pour son +usage particulier, Socrate en usait partout en public. Comment savoir si +ce n'était pas doute réel, indifférence et incrédulité? Son _ironie_ +réduisait en poussière toutes les solutions proposées, et ne les +remplaçait pas toujours. Cet homme d'une foi si profonde, d'un +spiritualisme si vif et si fécond, avait l'air peut-être de ne croire à +rien, du moins à aucune science ni à aucune religion positives; il +paraissait n'avoir, en fin de compte, qu'un dogmatisme virtuel et un +scepticisme effectif. Par là il pouvait être, aux yeux de quelques-uns, +aussi dangereux, aussi pernicieux, que ceux-là même qu'il combattait; +et, si la malveillance s'en mêlait, il pouvait être donné pour l'un +d'entre eux. + +Les esprits terre à terre et les faibles courages, qui ont besoin de +s'attacher à des formules et à des dogmes consacrés, prennent aisément +en suspicion et en aversion les esprits libres et les braves cœurs qui +marchent sans ces béquilles, droit devant eux, confiants en la nature. +Les gens qui ne peuvent se passer de telle ou telle croyance officielle +n'admettent pas volontiers que les autres s'en passent. Intolérants par +charité, cela s'est vu: hors de l'Église, point de salut!... + +Ceux qui se croyent les plus libéraux admettront tout au plus que vous +soyez, sinon _catholique_, du moins _protestant_; à grand'peine +toléreront-ils _israélite_; mais _musulman_, leur serait en horreur; +quant à _bouddhiste_, ils ne comprendraient plus. Eh bien! si vous leur +dites que vous n'êtes ni catholique, ni protestant, ni israélite, ni +musulman, ni bouddhiste, ni d'aucune religion positive quelconque, et +que vous êtes bien trop religieux pour cela, vous devenez pour eux un +être immoral, sans foi ni loi, un être dangereux, funeste, qu'il faut +mettre au ban de la société. En Angleterre, par exemple, pays si libéral +en tout le reste, on exige que chacun professe une religion, appartienne +à un culte reconnu; autrement, vous n'êtes pas admis à vivre, et vous +êtes chassé du pays, ou considéré comme un paria, par ce peuple +très-libéral. + +Ils oublient cette belle pensée d'un de nos philosophes français du +dix-huitième siècle: «Toutes les religions positives sont des sectes de +la religion naturelle.» + +Or l'esprit sectaire est étroit, cruel. C'est lui qui, aujourd'hui +encore, prêche l'Évangile à coups de canon, sous prétexte de civiliser +les peuples. On veut bien de la liberté des cultes pour soi, à la +condition toutefois qu'il y ait un culte reconnu; mais on n'en veut pas +pour les autres. On les massacre pour leur apprendre à vivre. + +Si les mots _dévot_ et _bigot_ sont des expressions modernes, la chose +est vieille presque autant que le monde. Socrate eut l'imprudence de +donner prise à la race dévote et bigote d'Athènes, et ne chercha pas à +se défendre: ce fut là ce qui le perdit. + + * * * * * + +D'ailleurs,--analysons encore un sujet si complexe et si subtil, +essayons de rendre raison de cette confusion incroyable établie par les +poëtes comiques à l'égard du grand philosophe, et acceptée jusqu'à un +certain point par le public. + +Certes, c'était à bon droit que la Pythie avait proclamé Socrate le plus +_sage_ des hommes. Mais ce mot même, sage, _sophos_, voulait dire tant +de choses! Il était presque le même que _sophiste_; il signifiait sage, +mais aussi il signifiait habile, adroit, rusé; il s'appliquait à un +orateur, à un poëte, aux Muses; le Sphinx, aux énigmes embrouillées, qui +fut le premier des sophistes, s'appelle, dans Sophocle, _la vierge +sage_. Les deux choses et les deux mots, _sophos_ et _sophistes_, se +ressemblaient beaucoup, et souvent se confondaient. Aussi bien le nom de +_sophiste_ n'était pas d'abord chez les Athéniens une qualification +injurieuse, non plus que le nom de _précieuse_ chez les Français du +dix-septième siècle, avant que les précieuses ridicules eussent imité, +contrefait et compromis les précieuses véritables. Socrate était donc, +dans la bonne acception du mot, un _sophiste_ autant qu'un _sage_. Solon +et Pythagore aussi sont tous deux appelés sophistes. + +Si Aristophane choisissait Socrate pour représentant de la sophistique +plutôt que Gorgias ou Protagoras, c'est peut-être qu'il aimait mieux +prendre pour plastron de ses railleries un concitoyen athénien, que les +confrères étrangers de celui-ci, qui étaient seulement de passage à +Athènes. + +Et puis les poëtes comiques, ces gamins de génie, toujours en quête de +sujets curieux, considérèrent sans doute comme une bonne trouvaille la +figure populaire de l'homme au nez camus, vulgarisateur des idées, de ce +philosophe flâneur qu'on rencontrait causant et ergotant à tous les +coins de rue, dans tous les carrefours, de cet accoucheur des esprits, +de ce «sage-homme[82],» fils de la sage-femme. Ce front chauve, ce nez +épaté, donnaient un bon masque de comédie. Les allures singulières du +bonhomme, son habitude de marcher nu-tête et nu-pieds, de s'arrêter dans +les rues et sous les portiques, dans les boutiques des cordonniers et +des barbiers ou des marchandes de légumes, partout où il trouvait +l'occasion de dire quelque chose d'utile ou de subtil; ses manières de +parler familières autant qu'ingénieuses, ses comparaisons prises dans la +vie de chaque jour, ses paraboles quelquefois triviales, composaient +déjà un type curieux, sans tout ce que la fantaisie et la licence des +poëtes, Eupolis, Amipsias, Aristophane, se réservaient d'y ajouter, pour +en faire, non le portrait d'un individu, mais la personnification +arbitraire d'une classe entière. + +Si Socrate est un idéal pour nous, nul n'est un idéal pour ses +contemporains, comme nul n'est héros pour son valet de chambre. +Saint-Simon raconte que je ne sais plus qui, le comte de Grammont +peut-être, disait à propos de saint Vincent de Paul, qu'on venait de +canoniser: «Pour moi, j'aurai beaucoup de peine à m'habituer à voir un +saint dans un homme que plus d'une fois j'ai vu tricher au piquet.» + +Les poëtes comiques d'Athènes et les gens malveillants ou sans +discernement étaient peut-être de l'avis que devait exprimer plus tard +Caton l'Ancien qui, au rapport de Plutarque, traitait Socrate de bavard +et de séditieux. + +Ce qui était séduisant et tentant pour cette race railleuse, c'est que +Socrate était connu d'avance de tous les spectateurs, des derniers comme +des premiers: des femmes, qui savaient comment il était tourmenté dans +son ménage; des enfants, qui avaient coutume de se le montrer dans les +rues, parce qu'il lui était arrivé d'y jouer aux noix avec quelques-uns +d'entre eux. Il avait justement la popularité qu'il faut pour être mis +sur le théâtre, et l'originalité moyennant laquelle on est aisément +tourné en caricature. Un tel personnage était donc une bonne fortune +pour la comédie. + +Platon lui-même, dans un de ses dialogues, ne fait-il pas dire à un des +interlocuteurs de ce maître vénéré: «Socrate ressemble tout-à-fait à ces +Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs et que les +artistes représentent avec une flûte et des pipeaux à la main, mais dans +l'intérieur desquels, quand on les ouvre en séparant les deux moitiés, +on trouve des statues de divinités?» Eh bien! Aristophane ne vit ou ne +voulut voir que le grotesque Silène, et se garda bien de l'ouvrir; ou, +s'il l'ouvrit, ce fut pour mettre sous la laideur physique la laideur +morale, à la place de la beauté. Par là il fit un Socrate de son +invention; ce qui était peut-être nécessaire, à son point de vue, pour +présenter sous une forme sensible et amusante un sujet si grave et si +abstrait. Encore ne réussit-il point du premier coup dans son dessein. +Et, lorsqu'il eut refait la pièce telle que nous la possédons +aujourd'hui, il ne parvint pas à la faire jouer de nouveau. + +De même que, sous le nom du Paphlagonien (Cléon) dans _les Chevaliers_, +Aristophane a prétendu dénoncer les excès de la démagogie, ici, sous le +nom de Socrate, il dénonce les dangers de la philosophie nouvelle. + +Dès sa première pièce, intitulée: les _Daitaliens_, ou _les Banqueteurs_ +(comme nous dirions: _les Viveurs_), donnée sous le nom de Callistrate +ou de Philonidès, il avait préludé à ce grave sujet. «Les _Banqueteurs_, +qui formaient le chœur de cette pièce, composaient une société de table +qui venait de banqueter dans un sanctuaire d'Héraclès (Hercule), dont le +culte était souvent célébré par des banquets. Ils assistaient maintenant +en spectateurs à un combat que se livraient l'antique éducation, sobre +et modeste, et la moderne, frivole et bavarde, dans la personne de deux +jeunes gens, le vertueux σώψρων et le mauvais sujet καταπύγων. Le mauvais +sujet y était peint, dans une conversation avec son vieux père, comme +dédaignant Homère et la poésie, fort au courant de tous les termes de la +chicane,--évidemment afin de s'en servir pour des raffinements de +retors;--partisan zélé enfin du sophiste Thrasymaque et d'Alcibiade, chef +de la jeunesse dorée d'Athènes.--Ce qu'Aristophane avait tenté dans cet +essai, il l'exécuta dans _les Nuées_, quand il fut arrivé à sa +maturité[83].» + +Il était revenu au même sujet dans une autre comédie, perdue aussi: _les +Tagénistes_ (ou _Faiseurs de crêpes_?), où il traduisit sur la scène le +fameux sophiste Prodicos. + +Un autre poëte comique, nommé Platon, qu'il ne faut pas confondre avec +le philosophe, y mit d'un coup tous les sophistes. + +Mais, supposé qu'il fût permis de mettre sur le théâtre les démagogues +ou les sophistes, Cléon ou Prodicos, il n'était pas permis d'y mettre un +philosophe, dont la vie admirable était un modèle de toutes les vertus. + +Disons mieux, il n'était pas permis moralement, d'y mettre aucun +individu quelconque. La comédie _ancienne_, à la vérité, s'arrogeait ce +prétendu droit; mais ce droit-là, comme beaucoup d'autres, n'était, il +faut le reconnaître, qu'une injustice et une violence. + +En principe, la comédie _ad hominem_ est mauvaise, parce que, traduisant +sur le théâtre, non les vices ou les travers, ou les caractères +généraux, mais les personnes elles-mêmes, elle est une atteinte à la +liberté individuelle. Il est injuste que le premier venu ait prise sur +la vie privée d'un citoyen, sans que celui-ci ait aucun recours contre +lui. Car il serait absurde de dire: «Je fais une comédie contre vous, +faites-en une contre moi!» Ce serait l'histoire de l'homme qui, +précipité des tours Notre-Dame, tua un passant en tombant sur lui: les +juges offrirent à la partie civile de tâcher de faire de même en se +jetant aussi du haut des tours.--Ces violences alternées fussent-elles +possibles, seraient un retour à la barbarie. + +Oui, répondront peut-être les polémistes, la vie privée doit être murée, +nous en convenons; mais la vie publique appartient à tous.--Eh bien, +non! Même s'il s'agit uniquement de la vie publique, vous n'avez pas le +droit cependant de mettre les personnes sur le théâtre. Cela dépasse les +limites de la discussion légitime; c'est un outrage, c'est une voie de +fait; cela sort de la civilisation et rentre dans la violence sauvage. + +Et voyez où cela mène! Socrate, après avoir été traduit sur le théâtre, +fut traduit à la fin devant les tribunaux, sous le coup des mêmes +accusations, et condamné à boire la ciguë. + +En vain pourrait-on dire et a-t-on dit: Aristophane n'avait aucun +dessein de désigner Socrate à la vindicte publique; il ne demande pas +qu'on le traîne devant les tribunaux, comme coupable d'avoir attenté à +la religion de l'État; la comédie des _Nuées_ n'avait pas le dessein +d'ôter à Socrate l'honneur et la vie. + +Soit; mais, sans le vouloir, elle y contribua. Le poëte, ici, a +outre-passé les licences de la comédie _ancienne_ elle-même. Exposer sur +la scène un puissant démagogue, ou le peuple lui-même, passe encore! +c'était une courageuse témérité. Mais porter la main sur un homme +paisible et juste, pour en faire arbitrairement le représentant de +certains charlatans effrontés, corrupteurs de la jeunesse, l'exposer à +la risée et à la flétrissure, supposé même que la comédie _ancienne_ en +donnât la licence au poëte, l'honnêteté le lui défendait. + +Peut-être ajoutera-t-on subtilement ceci: Mais puisque ce n'est pas +lui-même?... puisque c'est un Socrate de fantaisie?...--Eh! quoi? +n'est-il pas d'autant plus inique de donner le nom et le visage du +véritable Socrate à ce personnage sacrifié? C'est un calcul malhonnête, +odieux, et l'on ne voudrait pas d'un chef-d'œuvre à ce prix. + +Ce qu'il y a de plus perfide et de plus traître, c'est que, dans maint +passage, Aristophane saisit par certains traits le vrai Socrate, et +passe du vrai au faux par des nuances qui facilitent la confusion. +Ainsi, quand Phidippide prétend prouver qu'il a eu raison de battre son +père, le poëte mêle habilement aux sophismes de ce fils dénaturé un ou +deux arguments socratiques: N'est-ce pas un droit commun que celui de +corriger l'erreur? L'expiation n'est-elle pas un profit manifeste pour +l'homme même qui est châtié et qui se trouve ainsi allégé de sa +faute?--Socrate avait réellement conçu de cette manière la théorie des +peines: il se les figurait comme devant être une purification du +coupable[84]. Avec quelle perfidie le poëte abuse d'une thèse +philosophique si morale et si judicieusement humaine! + +Phidippide ne borne pas les effets de sa logique à la _correction_ de +son père. Il est prêt aussi à battre sa mère et à prouver qu'il doit la +battre, comme Oreste, dans Euripide, démontre qu'il était obligé de tuer +la sienne. + +Là on peut voir comment la parodie se mêlait à tout, chez ce peuple +très-littéraire, et faisait accepter, comme plaisanteries de pure forme, +bien des choses qui, prises sérieusement, seraient odieuses. Et +peut-être doit-on invoquer, d'une manière générale, cette circonstance +atténuante dans le sujet qui nous occupe. La faute du poëte restera +assez grave encore. + + * * * * * + +Sans imputer directement à Aristophane la mise en accusation de Socrate, +comme le fait Élien, puisqu'il y eut entre la représentation des _Nuées_ +et le jugement qui condamna le philosophe à boire la ciguë un intervalle +de vingt-trois ans,--il faut constater, toutefois, que les chefs +d'accusation sur lesquels s'appuie le jugement qui frappa ce juste, se +trouvent déjà tous en germe dans les traits satiriques et calomnieux de +cette comédie. Platon en a fait la remarque. Il est vrai que c'est dans +l'intention d'affaiblir les accusations d'Anytos, ramassées, dit-il, +dans une comédie. Toujours est-il qu'elles s'y trouvent, et que de là +elles circulèrent et se grossirent dans la rumeur publique. + +Je conviendrai que, s'il était constant qu'Aristophane eût pu être +considéré comme l'instigateur de la condamnation et de la mort de +Socrate, Platon, sans doute, n'eût pas parlé aussi favorablement qu'il +l'a fait de l'homme qui eût été, en quelque sorte, le meurtrier de son +maître chéri; il ne nous les eût pas montrés tous deux buvant ensemble +et conversant amicalement dans son _Banquet_, peu d'années après la +représentation des _Nuées_; il y aurait eu là une inconvenance morale et +une invraisemblance littéraire qui eussent choqué également son cœur et +son esprit élevés. Mais, de là à conclure que l'influence des _Nuées_ +sur le procès fait à Socrate, pour n'avoir pas été instantanée, fut +nulle, il y a loin: nous croyons, au contraire, que cette comédie, sans +que l'auteur eût pu le prévoir, prépara les esprits à l'accusation de +Socrate. Qu'est-ce, après tout, qu'un intervalle de vingt-trois ans? +Pensons à la révolution de 1848, ou même à celle de 1830: est-ce que +nous avons oublié ce qui fut fait et dit, soit dans l'une, soit dans +l'autre? Il semble que c'était hier. Vingt-trois années paraissent +longues, quand on les considère dans l'avenir; dans le passé, c'est un +éclair. Nous sommes donc du sentiment, sinon d'Élien, du moins de +Lucien; et, en dépit de toutes les explications et de toutes les excuses +que nous-même avons essayé d'alléguer dans notre impartialité, nous ne +pardonnons pas à Aristophane d'avoir calomnié Socrate et préparé +involontairement des arguments pour sa condamnation. + +À la vérité, les accusations portées contre lui, et empruntées à la +comédie des _Nuées_, ne furent que de vains prétextes, auxquels personne +ne se méprit. Devant un tribunal composé par ses ennemis, le juste était +condamné d'avance: pouvait-on lui pardonner l'indépendance de son +langage et de sa pensée, dans un temps de servitude et d'oppression? +Mélitos, Anytos et Lycon ne furent que les instruments d'un parti +tout-puissant qui frappait l'incorruptible censeur de ses vices et de +ses crimes[85]. + +En public, en particulier, à l'armée, à la ville, sa conduite avait +toujours été celle d'un citoyen soumis aux lois, courageux et simple; +parfois sublime sans y songer, sans sortir des habitudes de sa vie +ordinaire. Un jour que le sort l'avait désigné pour présider l'assemblée +du peuple, la foule voulait porter un décret injuste: il s'y opposa en +s'appuyant sur la loi, et resta impassible devant les fureurs d'une +multitude à qui nul autre n'aurait osé résister. + +Quand sa patrie tomba sous la domination des Trente, si ces usurpateurs +de l'autorité lui commandaient quelque chose d'injuste, il n'obéissait +pas. Ainsi, sommé par eux de mettre fin à ses conversations avec la +jeunesse, il ne tint compte de la défense. Un jour que les Trente lui +prescrivaient d'aller, avec quelques autres citoyens, arrêter un homme +qu'ils voulaient mettre à mort, le philosophe répondit que leur ordre, +n'étant pas légal, ne pouvait l'obliger. Au-dessus de la loi écrite, il +y a la loi non écrite. + +Voyant qu'ils avaient fait mourir un grand nombre de citoyens distingués +et qu'ils en forçaient d'autres à seconder leurs injustices, il avait +osé dire publiquement: «Je serais étonné que le gardien d'un troupeau, +qui en ferait disparaître une partie et rendrait l'autre plus maigre, ne +voulût pas s'avouer mauvais pasteur; mais il est plus étrange encore +qu'un homme, se trouvant à la tête de ses concitoyens, enlève les uns, +corrompe les autres, et n'avoue pas, en rougissant de honte, qu'il est +un mauvais chef d'État.» + +Socrate était un de ces obstinés qui semblent un peu fous aux +consciences moyennes, mais dont l'exemple maintient la justice sur la +terre. + +Un orage peu à peu se forma contre lui, et un jour vint où il eut à +compter avec une foule d'ennemis. «Le vieux parti aristocratique était +mécontent de voir un homme de la foule acquérir autant d'influence; les +démocrates étaient mal édifiés des tendances générales de sa politique, +qui semblait vouloir l'établissement d'une oligarchie de sages; les +partisans du culte de l'État lui reprochaient d'abandonner les autels de +la patrie et d'introduire on ne savait quelle divinité nouvelle: il +parlait fréquemment de son «génie» ou «démon,» comme d'un inspirateur +secret et merveilleux qui lui traçait sa conduite et lui permettait de +diriger celle des autres. Il n'en fallait pas tant pour perdre un +citoyen sans fonctions publiques, sans autorité officielle... Ses +ennemis se liguèrent, et, confondant dans une même accusation des griefs +disparates, ils l'accusèrent publiquement. Un homme puissant, impétueux, +qui se donnait pour ami du peuple, et dont le philosophe avait plus +d'une fois percé à jour les intrigues d'ambition, Anytos, lui reprocha +d'avoir compté parmi ses auditeurs le versatile et perfide Alcibiade, le +sanguinaire Critias, un des Trente qui avaient été renversés à si bon +droit. Socrate avait dit: «Je ne suis pas seulement citoyen d'Athènes, +mais citoyen du monde.» Cette parole ne devait-elle pas s'interpréter +comme un dédain de la patrie? De telles imputations, et quelques autres, +également relatives à la politique, ne purent cependant servir de base à +un procès criminel: une amnistie récente les annulait. Il fut donc réglé +qu'une autre des victimes ordinaires de ce railleur, Mélitos, mauvais +poëte, le dénoncerait comme impie et novateur en fait de religion, comme +corrupteur habituel de la jeunesse. Lycon, orateur virulent, promit de +soutenir l'accusation. Socrate refusa l'assistance d'un autre orateur, +l'habile Lysias, offrant d'écrire un plaidoyer que l'accusé aurait pu, +d'après la coutume, lire à ses juges, et dont les mouvements eussent été +calculés de manière à rendre un acquittement presque certain. Il +comparut donc devant le tribunal des Héliastes, fut condamné à une +amende, et, sur son refus de se reconnaître coupable en promettant de la +payer, on prononça contre lui la peine de mort. Les juges étaient ce +jour-là au nombre de 556: quand ils eurent opiné, on trouva que 281 +avaient prononcé contre l'accusé, 275 pour lui; la majorité était donc +seulement de 6 voix. Socrate pouvait aux termes de la loi, se condamner +lui-même à l'une de ces trois peines: la prison perpétuelle, l'exil ou +l'amende. Mais il demanda, ironiquement, d'être nourri, aux frais de +l'État dans le Prytanée, asile glorieux des citoyens qui avaient rendu +de grands services au public. Les juges irrités délibérèrent alors de +nouveau et le condamnèrent à mort[86].» + +Hermogène, cité par Xénophon comme le témoin le plus exact et le plus +précis, raconte que, dans une conversation, avant l'audience du tribunal +des Héliastes, Socrate invité à défendre sa vie contre les accusateurs, +s'y refusa par cette raison, «qu'ayant toujours pratiqué la justice, il +devait s'estimer heureux de mourir avant d'éprouver les maux d'une +vieillesse caduque.» Devant ses juges, il rappela et réfuta les trois +griefs invoqués contre lui: méconnaissance des dieux adorés dans l'État, +introduction de divinités nouvelles, corruption de la jeunesse. Puis, se +rendant le témoignage qu'il devait se féliciter de sa conduite +antérieure, l'accusé ne voulut pas demander grâce. Même après sa +condamnation, Socrate persista dans son généreux orgueil et ne plia +point. Voilà au rapport de Xénophon, ce qui était consigné, dans l'écrit +d'Hermogène. + +Xénophon ajoute qu'Hermogène, avant le jugement, voyant Socrate +s'entretenir de toute chose plutôt que de son procès, lui dit: «Socrate, +ne devrais-tu pas songer à ta défense?--Quoi donc! tu ne vois pas que je +m'en suis occupé toute ma vie?--Comment cela?--En ne commettant jamais +d'injustice.» + +Se voyant condamné, il dit: «Je n'irai point, parce que je meurs +injustement, abaisser mon courage. L'opprobre est à craindre, non pour +moi, mais pour ceux qui me condamnent... Oui, j'en suis certain, et +l'avenir et le passé témoigneront que je n'ai nui à personne, que je +n'ai fait que du bien à ceux qui conversaient avec moi, en leur donnant +gratuitement toutes les salutaires leçons que je pouvais leur offrir.» + +Un homme simple, mais qui l'affectionnait, Apollodore, lui disant qu'il +était révolté de l'iniquité du jugement,--«Mon cher Apollodore, lui +répondit Socrate avec un doux sourire et en lui passant amicalement la +main sur la tête, aimerais-tu mieux me voir mourir coupable?» + + * * * * * + +Après la mort de Socrate, une prompte réaction de l'opinion fit justice +des méchants qui avaient égaré les Héliastes. On peut inférer d'un +passage de Plutarque qu'Anytos, n'ayant pas la force de supporter la +haine publique, se pendit de désespoir. Judas, selon la légende, fit de +même. + +Aristophane, lui aussi, dut bien sentir quelque remords. Les _Nuées_ +sont une bonne comédie, mais une mauvaise action. Socrate, menacé du +supplice sous les Trente comme ami de la liberté, et proscrit après leur +chute comme suspect à la démocratie dont il avait raillé les erreurs, +fut un martyr; et le poëte calomniateur ne pouvait pas dire en bonne +conscience: «Je me lave les mains du sang de ce juste.» + + * * * * * + +Disons du reste qu'Aristophane était fort jeune lorsqu'il fit jouer +cette comédie, et c'est peut-être, si l'on veut, une circonstance +atténuante. _Les Nuées_, représentées en 424 avant notre ère, sont la +seconde pièce qu'il ait donnée sous son nom. + +Socrate aussi, par conséquent, était encore loin de cet âge où ses +vertus devaient lui gagner peu à peu la considération publique. Et ceci +nous amène à une explication que donne M. Eugène Noel. Distinguant les +deux phases de la vie de Voltaire, et nous exhortant à ne pas confondre +la première avec la seconde, il ajoute: «Sa grande action, comme celle +de Socrate, eut ses temps de préparation. Le Socrate dont se moque +Aristophane n'est point du tout le Socrate dont nous parleront plus tard +Platon et Xénophon. Des rêveries métaphysiques, dont se moque avec tant +de bon sens l'auteur des _Nuées_, Socrate en était venu enfin au bon +sens, dans sa vieillesse.» Cette explication ne manque pas de +vraisemblance, et doit être ajoutée aux autres. + +Mais celle qui, sans contredit, domine tout le reste, est celle-ci, +qu'il ne faut jamais perdre de vue: + +Aristophane, l'homme du passé, attaqua dans Socrate l'homme de l'avenir, +le promoteur des idées nouvelles qui allaient renverser peu à peu la +vieille religion et tout l'ancien régime. Il injuria, vilipenda, +calomnia en lui la révolution philosophique et sociale, qu'il redoutait, +voyant qu'elle ébranlait tout l'ordre ancien, et n'entrevoyant pas +l'ordre nouveau. En sacrifiant cet homme populaire, redouté des +gouvernants, qui répandait partout les idées et improvisait une +conférence en plein air au coin de chaque rue, il voulut, il crut faire +acte de patriotisme; mais, au delà de sa petite patrie, il ne vit pas +l'humanité. + +Il est bien difficile que le génie comique, ne vivant que de raillerie +et s'attaquant à toute innovation, ne soit pas souvent hostile au +progrès, qui est toujours une innovation. Socrate devançait son époque; +Aristophane la suivait. Socrate et Euripide faisaient alors une sorte de +dix-huitième siècle, minant les dogmes du passé, semant les germes de +l'avenir; discutant tout, remuant tout; pleins d'une foi ardente, sous +un scepticisme apparent. + +Aristophane, par sa vive imagination, et son style naturel et riche, +plein de fraîcheur et de santé, est un des plus brillants représentants +de l'esprit grec; mais il ne faut pas craindre d'avouer que, si l'esprit +grec lui-même, en général, se meut avec une agilité merveilleuse, c'est +dans un cercle assez étroit. + +Toute révolution est une évolution, un épanouissement, un progrès, quand +elle est une révolution véritable: celle qui commençait alors devait +être la plus considérable de l'histoire entière de l'humanité, je ne dis +pas avant le christianisme, puisque ce grand mouvement des esprits +n'était dès lors, quatre cents ans avant le Christ, autre chose que le +christianisme à son aurore; mais je dis avant la Réforme et la +Révolution française. Cette première révolution qui s'accomplissait du +temps de Socrate, et en grande partie grâce à lui, fondait la science, +en substituant aux hypothèses, filles de l'imagination, l'observation +des phénomènes de la nature: Aristophane ne peut voir sans frémir la +physique détrôner les dieux; il veut croire, en dépit de tout, comme +Boileau, «que c'est Dieu qui tonne.» Cette révolution renouvelait la +poésie tragique, en substituant à la peinture d'une fatalité extérieure +pesant sur les hommes, sur les héros et sur les dieux eux-mêmes, la +peinture de la liberté n'ayant plus à lutter que contre la fatalité +intérieure des passions. Elle agrandissait la morale, en enseignant aux +orgueilleux et dédaigneux autochtones que les barbares aussi étaient des +hommes. Elle transformait insensiblement le patriotisme jaloux, qui +n'est qu'une seconde forme de l'égoïsme, en un sentiment plus élevé, +plus pur et plus vrai, le sentiment de la fraternité humaine, que +devaient prêcher Cicéron et Sénèque, avant le Christ. En un mot, elle +était le travail de la philosophie enfantant cette religion que le +Christ devait baptiser et nommer. Elle ruinait les dieux, pour annoncer +Dieu. Socrate déjà, on peut le dire, évangélisait. Enfant du peuple, +comme Jésus; fils du sculpteur, comme Jésus du charpentier; au nom de +l'Esprit qui lui parlait comme à Jésus, il enseignait la foule en +paraboles comme Jésus, et prêchait les vérités mêmes que Jésus devait +répéter; comme Jésus, il confondait les faux docteurs, et, pour répondre +à leurs interrogations captieuses, il employait parfois des tours +subtils; comme Jésus, il devait mourir leur victime, ou celle du pouvoir +dont ils étaient les appuis; et mourir d'une mort aussi divine que +Jésus, quoi que Rousseau ait voulu dire par sa distinction énigmatique; +et, comme lui, pour le salut des hommes; c'est-à-dire pour les racheter +de l'erreur, de l'hypocrisie, de la superstition et du fanatisme, qui +sont le véritable enfer; pour les conquérir à la vérité, qui est la +vraie vie éternelle. + +Aristophane s'était constitué le défenseur de tout le régime ancien, par +conséquent de l'ordre légal et de la religion officielle (du moins quand +ce n'était pas lui qui l'attaquait dans ses parodies irrévérencieuses); +ce fut donc sans doute par conviction et, à ce qu'il crut, par +dévouement à son pays, mais ce fut aussi, il faut bien le dire, par +étroitesse d'esprit et par peur, qu'il livra Socrate aux risées. +Partant, ce fut par un coup de son art, mais par un coup odieux autant +que terrible, qu'il le confondit avec les sophistes ses adversaires, +afin de le tuer moralement par le ridicule et la calomnie. Il ne prévit +pas, à la vérité, qu'il broyait la ciguë que d'autres verseraient; +toujours est-il que, sans l'avoir prévu, il contribua, quoique longtemps +d'avance, à la mort de Socrate. + +Et, en tout cas, il a calomnié le juste. + + * * * * * + +C'est la destinée des grands cœurs, des âmes élevées, des esprits +étendus qui devancent leur siècle, des consciences pures, ennemies de la +fange, d'être persécutés par le pouvoir du jour et par le troupeau des +natures vulgaires, au nom des croyances reçues et de la soi-disant +légalité. Ceux qui portent en eux la loi de l'avenir sont mis à mort ou +tourmentés au nom de la loi du passé. Les majorités, prises une à une, +sont lâches ou sottes presque toujours. Si la raison cependant, à la +fin, triomphe, quoique bien lentement, c'est par l'action successive des +individus courageux et des élites humaines qu'on nomme minorités: en +vain on les proscrit, on les étouffe; on n'étouffe pas avec elles l'idée +qui est leur âme et leur honneur; elle sort de leur tombe ou de leur +bûcher, et conquiert le monde qui la repoussait. Et de la succession de +ces minorités qui, au prix de leur repos et de leur vie, dégagent la +vérité philosophique, scientifique et politique, se forme peu à peu, à +travers les siècles, une majorité finale, qui seule donne raison au +droit, à la science et à la liberté. + + * * * * * + +Est-ce tout? Non. Nous avons passé très-vite sur les reproches adressés +à la classe des rhéteurs-sophistes, pressés que nous étions d'en +distinguer, d'en séparer Socrate dans les choses essentielles. Mais +est-ce que les rhéteurs-sophistes eux-mêmes ne sont pas,--quelques-uns +du moins,--calomniés dans la comédie des _Nuées_? Oui, certes! car ils +n'étaient pas tous mauvais. «Qu'il y eût, dit M. Grote, des hommes sans +principes et immoraux dans la classe des sophistes,--comme il y en a et +comme il y en eut toujours parmi les maîtres d'école, les professeurs, +les gens de loi, etc., et dans tous les corps quelconques,--c'est ce +dont je ne doute pas. En quelle proportion? c'est ce que nous ne pouvons +déterminer. Mais on sentira l'extrême dureté qu'il y a à passer +condamnation sans réserve sur le grand corps des maîtres intellectuels +d'Athènes, et à canoniser exclusivement Socrate et ses sectateurs, si +l'on se rappelle que l'apologue bien connu appelé _le Choix d'Hercule_ +fut l'œuvre du sophiste Prodicos et son sujet favori de leçon.» + +M. Fustel de Coulanges, dans sa belle étude sur _la Cité antique_, dit +de son côté, en parlant des sophistes: «C'étaient des hommes ardents à +combattre les vieilles erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre +tout ce qui tenait au passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions +de la Cité que les préjugés de la religion. Ils examinèrent et +discutèrent hardiment les lois qui régissaient encore l'État et la +famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des principes +nouveaux, enseignant non pas précisément l'indifférence au juste et à +l'injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive +que l'ancienne, plus humaine plus rationnelle, et dégagée des formules +des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, qui souleva une +tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir ni religion, +ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces choses ils +n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient avoir assez +fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient, comme dit +Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la règle du +sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience humaine, +et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable tradition. +Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne suffisait +plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il fallait +persuader les hommes et agir sur des volontés libres. À la connaissance +des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et de parler, +la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour eux la +tradition; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.» + + * * * * * + +Ce n'est pas qu'Aristophane, leur ardent antagoniste, manquât d'esprit +ni d'éloquence. Mais son thème était fait, son parti était pris. Il +fouille sans cesse dans l'arsenal des vieilles idées, rappelant à tout +propos les noms de Marathon, de Salamine, pour griser les esprits par le +patriotisme, le chauvinisme de ce temps-là. Au fond, ses arguments sont +faibles, et même nuls; ils se réduisent à ceci: La perfection est dans +le passé. + +Pour ses adversaires, et pour nous, elle était, elle sera toujours dans +l'avenir. Elle est l'idéal éternel, que l'on doit poursuivre toujours, +sans espérance de l'atteindre jamais, et dont on se rapproche pourtant +de plus en plus. C'est ce que Platon, dans son beau langage, appelait: +ή δμοίοσις τώ Θεώ. Et c'est ce qu'en langage moderne, on +nomme: _Perfectibilité_. + + * * * * * + +Otfried Müller dit, un peu rudement, mais non sans justesse: +«Aristophane est un brave homme qui ne comprend rien à toutes les +finesses des docteurs à la mode, c'est un conservateur borné,--cela +n'empêche point d'avoir de l'esprit;--c'est un homme qui ne connaît que +le bon vieux temps, religieux par habitude et convention, qui jette +Descartes et Condillac dans le même sac, comme d'affreux philosophes. Ce +qu'il est là, il l'est partout: partisan de la paix quand même en +politique, admirateur des classiques en littérature, homme de bonne +compagnie qui s'encanaille à ses jours, mais qui garde ses préjugés de +fils de famille; tout cela exclut-il donc l'esprit, le génie? tout cela +ne permet-il pas même de rester dans le vrai,--à moins qu'on ne vienne +contester la légitimité et la vérité du principe conservateur?--Il +cherche à contribuer de toute manière au bien de sa patrie, tel qu'il +l'entend[87].» + + * * * * * + +Le poëte, par sa comédie des _Nuées_, se flattait d'avoir pris un vol +nouveau et tout-à-fait original. Cependant le public et les juges du +concours ne se montrèrent pas favorables à la pièce: ce ne fut pas +Aristophane cette fois, ce fut le vieux Cratinos qui obtint le prix. Le +jeune poëte en fit, dans la pièce suivante, de violents reproches au +public. Toutefois, cet échec le détermina à refondre sa pièce, et c'est +cette seconde édition, fort différente de la première, qui est venue +jusqu'à nous[88]. + + + + +LES GUÊPES. + + +Dans _les Guêpes_, comme dans _les Chevaliers_, le poëte s'attaque au +peuple. Les _Guêpes_, ce sont les Athéniens. Pour mieux dire, +Aristophane critique dans cette pièce une des institutions mêmes +d'Athènes. + +Chez les Athéniens, la justice n'était pas rendue par un certain corps, +ou par une certaine classe de citoyens; tous les Athéniens, âgés de +trente ans, pouvaient être juges ou jurés, par le renouvellement annuel. +Sur vingt mille citoyens libres, il y en avait toujours six mille à la +fois qui remplissaient les dix tribunaux d'Athènes.--À ces six mille +jurés ou juges, joignez les avocats; puis, d'autre part, les orateurs +politiques, les membres du Sénat et de l'Aréopage, vous comprendrez +comment la nation presque tout entière était sans cesse occupée à +plaider, à rendre des arrêts, ou à discuter. Les assemblées populaires, +les élections politiques, les accusations et les jugements, deux mois +entiers donnés aux fêtes religieuses, absorbaient la vie des Athéniens +et les écartaient du travail et des exercices militaires. Cette habitude +de juger, de prononcer ou d'écouter des plaidoiries, était devenue un +besoin, une manie du peuple tout entier.--Déjà, dans _les Chevaliers_, +le poëte nous a fait voir les Athéniens «perchés tout le jour sur les +procès, comme les cigales sur les buissons.» Dans _les Nuées_, le +disciple de Socrate montrant Athènes à Strepsiade sur une carte de +géographie: «Comment, Athènes? dit celui-ci; je n'y vois pas de juges en +séance!» + +Cette manie athénienne, que rien ne corrige ni ne modère, Aristophane, +dans _les Guêpes_, l'attaque de front. + +Dans la forme primitive des lois de Solon, cette institution, par +laquelle toute la nation prenait part aux fonctions de jurés ou de +juges, était sans danger, parce que ces fonctions étaient alors une +charge publique, un devoir en même temps qu'un droit: elles n'étaient +point rétribuées. Alors les citoyens ne s'empressaient pas trop d'aller +siéger au tribunal, parce que, pendant ce temps-là, leur travail était +interrompu, leurs affaires chômaient: pour servir l'État de cette sorte, +il leur fallait négliger leurs propres intérêts; les besoins de la +famille, des enfants, du ménage, les retenaient chez eux, ou les +pressaient d'y rentrer, dès que leur présence dans l'Agora et dans la +place Héliée n'était plus nécessaire. + +Mais les institutions se modifièrent: on alloua aux jurés une indemnité, +qui fut d'abord d'une obole, puis de deux, puis de trois. Par là, les +démagogues délivrèrent les citoyens de cette nécessité du travail qui +seule les avait un peu retenus loin de la place publique et des +tribunaux. Les citoyens, grâce au _triobole_, menèrent une vie presque +oisive; ils passaient leurs journées hors de chez eux[89]. Ajoutez que +l'esprit athénien n'était pas, par nature, ennemi, tant s'en faut, de la +discussion ni de la chicane: vous concevez comment ce passe-temps devint +une sorte de folie endémique, folie non pas individuelle, accidentelle +et extraordinaire, comme celle de Perrin Dandin dans la comédie de +Racine, mais générale, commune à tous les Athéniens, et, à la longue, +préjudiciable à la république. + +Les démagogues, nous l'avons vu dans l'exposition des _Chevaliers_, +entretenaient cette folie, à laquelle ils trouvaient leur compte. Vous +vous rappelez les cajoleries du Paphlagonien au bonhomme Dèmos: «Ô +peuple, mon cher petit peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va +au bain, prends un morceau, bois, mange, touche le triobole.» Puis, aux +Chevaliers, qu'il essaie de mettre dans ses intérêts: «Ô vieillards +Héliastes, de la confrérie du triobole, vous que je nourris par mes +dénonciations insensées, venez à mon secours!» + + * * * * * + +Quant à l'institution du triobole, l'opinion de l'impartial M. Grote +diffère bien de celle d'Aristophane. «L'établissement à Athènes de ces +dikastèria payés, dit M. Grote, fut un des événements les plus +importants et les plus féconds de toute l'histoire grecque. La paye +aidait à fournir un moyen de vivre pour les vieux citoyens qui avaient +passé l'âge du service militaire. Les hommes d'un certain âge étaient +les personnes les plus propres à un tel service... Néanmoins, il n'est +pas nécessaire de supposer que tous les _dikastes_ (juges) fussent ou +vieux, ou pauvres, bien qu'un nombre considérable d'entre eux le +fussent, et bien qu'Aristophane choisisse ces qualités comme faisant +partie des sujets les plus propres à être tournés par lui en ridicule. +Périclès a souvent été critiqué pour cette institution, comme s'il eût +été le premier à assurer une paye aux dikastes qui auparavant servaient +pour rien, et qu'il eût ainsi introduit des citoyens pauvres dans des +cours composées antérieurement de citoyens au-dessus de la pauvreté. +Mais, en premier lieu, cette supposition n'est pas réellement exacte, en +ce qu'il n'y avait pas de tels dikastèria constants fonctionnant +antérieurement sans paye; ensuite, si elle eût été vraie, l'exclusion +habituelle des citoyens pauvres aurait annulé l'action populaire de ces +corps, et les aurait empêchés de répondre désormais au sentiment régnant +à Athènes. Et il ne pouvait sembler déraisonnable d'assigner une paye +régulière à ceux qui rendaient ainsi un service régulier. Ce fut, en +effet, une partie essentielle dans l'ensemble du plan et du projet, au +point que la suppression de la paye semble seule avoir suspendu les +dikastèria, pendant que l'oligarchie des Quatre-Cents fut établie,--et +c'est seulement sous ce jour qu'on peut la discuter. En prenant le fait +tel qu'il est, nous pouvons supposer que les six mille Héliastes qui +remplissaient les dikastèria étaient composés de citoyens de moyenne +fortune et de plus pauvres indistinctement, bien qu'il n'y eût rien qui +exclût les plus riches s'ils voulaient servir[90].» + +Selon Aristophane, au contraire, le triobole est la source des misères +d'Athènes, une des causes de sa décadence. Mais c'est une question si +brûlante, que les orateurs osent à peine y toucher. Et pourtant ce mal +met obstacle à tous les grands projets, à toutes les réformes utiles. +Par le triobole on mène le peuple; c'est le triobole qui est +tout-puissant. «Ô Dieux! s'écrie, dans la comédie des _Grenouilles_, +Dionysos (Bacchus) voyageant aux enfers et payant à Caron son passage, +quelle puissance a pourtant le triobole!» + +Eh bien! c'est cette puissance redoutable que le courage d'Aristophane +ose braver; c'est ce mal endémique qu'il veut guérir, c'est à cette +grave réforme sociale qu'il veut, s'il est possible, amener les esprits. + +«Papa, dit un des petits enfants qui figurent dans le chœur des +_Guêpes_, si l'archonte supprimait le tribunal, comment +dînerions-nous?»--À cette supposition, le chœur s'effraye: «Par Jupiter! +répond le père, je ne sais pas où nous trouverions à dîner!» + +En effet, le citoyen d'Athènes, n'ayant désormais ni une fortune, ni une +industrie, ni un travail qui le fasse vivre, il ne lui reste, à lui +flâneur, bavard, habitué à une vie douce et facile, il ne reste à sa +femme qui l'attend près du foyer, à son fils qui demande de quoi manger +et s'amuser, des fruits et des osselets, il ne leur reste à tous que le +triobole, c'est-à-dire une parcelle de ce trésor public où les +démagogues feignent de puiser libéralement pour faire largesse au +peuple, et qu'ils épuisent à leur profit. + +Le poëte entreprend de prouver aux Athéniens que, par cette institution +si populaire du triobole, ils ne reçoivent pas même la dixième partie +des revenus de l'État, et que ce sont les démagogues qui prennent le +reste. En même temps que l'intérêt public est lésé par ces +dilapidations, les intérêts privés ne périclitent pas moins, livrés +qu'ils sont à la vénalité et à la sottise de ces juges de hasard. + + * * * * * + +Ainsi, dans ses Guêpes au dard aigu, Aristophane représente +non-seulement les juges armés du poinçon avec lequel ils inscrivaient +leur verdict sur des tablettes enduites de cire, mais encore ce peuple +tout entier d'ergoteurs, avocats ou juges, hérissés d'arguments et de +sentences, cette multitude oisive et bourdonnante, avide de plaidoyers +et de chicane, autant que de harangues politiques, de dialectique et de +sophistique, cette foule pressée tous les jours autour de la corde qui +marquait l'enceinte où les juges siégeaient dans la place Héliée. + +Et toutefois, de peur d'irriter son public, il désigne aussi par ces +terribles aiguillons, dans certain passage de la pièce, l'esprit +belliqueux des Athéniens et leur indomptable patriotisme. + + * * * * * + +C'est cette vigoureuse satire sociale que Racine, l'ami de Boileau, a +réduite aux proportions d'une jolie satire littéraire dans sa comédie +des _Plaideurs_, en substituant la manie d'un seul homme à la manie de +tout un peuple, ou plutôt une caricature de fantaisie à la critique +d'une institution publique. Philocléon est devenu Perrin Dandin; +Bdélycléon est devenu Léandre. Dans un sujet et dans un cadre +entièrement différents, le poëte moderne a pu introduire la figure +nouvelle et originale de Chicaneau; idée heureuse, de mettre en face +d'un vieux juge endiablé un plaideur endiablé aussi; et, à son tour, le +personnage de Chicaneau a amené, comme pendant, celui de la comtesse de +Pimbesche. Par là, le sujet se retourne: ce ne sont plus _les juges_, ce +sont _les plaideurs_. + +Au surplus, chez Aristophane, ce sont les plaideurs autant que les +juges, Athènes tout entière n'étant en quelque sorte qu'un vaste +tribunal, où tous les citoyens étaient l'un ou l'autre. + + * * * * * + +Le principal personnage de la comédie des _Guêpes_ est Philocléon, +c'est-à-dire l'ami de Cléon, parce que Cléon avait porté à ce chiffre de +trois oboles le salaire des juges, qui n'était que deux oboles sous +Périclès.--Philocléon a pour adversaire son fils Bdélycléon (l'ennemi de +Cléon): les sentiments de ce personnage sont ceux d'Aristophane +lui-même. + +À l'ouverture de la pièce, deux esclaves (comme dans _les Chevaliers_), +ils s'appellent ici Sosie et Xanthias, font sentinelle devant la maison +de Philocléon, leur maître, et le gardent, par ordre de son fils, pour +l'empêcher d'aller juger.--Racine a imité cette exposition, que tout le +monde a dans la mémoire.-—Voici quelques passages de celle +d'Aristophane: + + Juger, dit Sosie, c'est la passion du bonhomme; s'il n'occupe pas + le premier banc au tribunal, il est désespéré[91]. La nuit, il en + perd le sommeil, ou, s'il s'assoupit un instant, son esprit revole + vers la clepsydre[92]. L'habitude qu'il a de tenir le caillou de + suffrage fait qu'il se réveille les trois doigts serrés, comme + celui qui jette une pincée d'encens sur l'autel à la nouvelle + lune... Son coq l'ayant réveillé tard,--C'est, dit-il, que des + accusés l'auront gagné à prix d'argent[93]!--À peine a-t-il soupé, + qu'il demande à grands cris sa chaussure; il court au tribunal, + avant le jour, et s'endort collé comme une huître au pied de la + colonne[94]. Juge impitoyable, il ne manque jamais de tracer sur + ses tablettes la ligne de condamnation, et rentre les ongles pleins + de cire, comme une abeille ou un bourdon. Dans la crainte de + manquer de cailloux à suffrages, il entretient dans la cour de sa + maison une grève, qu'il renouvelle sans cesse. Telle est sa manie; + tout ce qu'on lui dit pour l'en guérir ne sert de rien et ne fait + que l'exciter davantage. Aussi nous le gardons et nous l'avons mis + sous les verrous pour l'empêcher de sortir. Car son fils est désolé + de cette maladie. D'abord il le prit par la douceur; il voulut lui + persuader de ne plus porter le manteau[95], et de ne plus sortir: + notre homme n'en tint compte. Ensuite il lui fit prendre des bains + et des purifications; ce fut en vain. On le soumit aux expiations + sacrées des Corybantes; mais il se sauva avec le tambour et ne fit + qu'un saut jusqu'au tribunal. Enfin, comme ces mystères ne + réussissaient pas, on le mena à Égine et on le fit coucher de force + une nuit dans le temple d'Esculape[96]. Au point du jour, on le + retrouva devant la grille du tribunal. Dès lors nous ne le + laissâmes plus sortir. Mais il fuyait par les gouttières et les + lucarnes. On se mit à boucher et à calfeutrer tout. Mais lui, il + enfonçait des bâtons dans le mur et sautait d'échelon en échelon, + comme une pie. Enfin, nous avons tendu des filets au-dessus de + toute la cour, et nous faisons bonne garde. + +En effet, nos deux factionnaires, tout en causant entre eux, et aussi +avec les spectateurs par un procédé d'exposition fort commode et assez +naïf, font sentinelle, une broche à la main. + +Bdélycléon paraît à la fenêtre et leur donne avis que son père est +occupé en ce moment à grimper par la cheminée de l'étuve pour s'échapper +encore une fois, et qu'il gratte, comme une souris. + +On le guette, il passe la tête par le tuyau. + +«Qui vive? + +--C'est la fumée!» répond le bonhomme,--qui est fou, mais qui n'est pas +bête. + +On bouche le tuyau de la cheminée avec un couvercle et une traverse: la +fumée est forcée de rebrousser chemin. + +«Comment, coquins, vous m'empêchez d'aller juger! Dracontidès va être +absous.» + +Ne pouvant faire sauter la barre qui l'emprisonne, il menace de ronger +le filet qui lui sert de cage. Puis, feignant de se radoucir, il cherche +quelque prétexte de sortir: il veut aller vendre son âne; c'est la +nouvelle lune, jour de marché. Bdélycléon offre à son père d'y aller à +sa place, pour lui en épargner la peine: ce n'est pas là le compte du +bonhomme! + + BDÉLYCLÉON. + + Ne pourrais-je pas aussi bien le vendre? + + PHILOCLÉON. + + Pas comme moi! + + BDÉLYCLÉON. + + Non; mieux! + +Il entre dans la maison, et en fait sortir l'âne. Mais il s'aperçoit que +Philocléon, nouvel Ulysse, s'est suspendu au ventre de la bête, pour +s'échapper de sa prison. C'est la scène de l'_Odyssée_ dialoguée et +parodiée: Ulysse s'échappant de chez le Cyclope. + + BDÉLYCLÉON. + + Pauvre baudet, tu pleures! Est-ce parce qu'on va te vendre? Avance + un peu. Qu'as-tu à geindre? Est-ce que tu porterais un Ulysse? + + XANTHIAS. + + Mais oui, par Jupiter! il porte quelqu'un sous lui! + + BDÉLYCLÉON. + + Qui? voyons donc!... + + XANTHIAS. + + C'est lui! + + BDÉLYCLÉON. + + Qui va là? qui vive? + + PHILOCLÉON. + + Personne. + + BDÉLYCLÉON. + + Personne? De quel pays? + + PHILOCLÉON. + + D'Escampette, en Ithaque. + + BDÉLYCLÉON. + + Eh bien! Personne, tu n'auras pas à t'applaudir. Tirez-le de là au + plus vite! Le malheureux! où s'était-il fourré? il a l'air d'un + ânon qui tette! + + PHILOCLÉON. + + Si vous ne me laissez pas tranquille, nous plaiderons! + + BDÉLYCLÉON. + + Et quel sera le sujet du procès? + + PHILOCLÉON. + + L'ombre de l'âne[97]. + + * * * * * + +On fait rentrer le vieillard avec l'âne, et on barricade la porte en +dehors. À peine est-il sous clef, autre aventure: il cherche à +s'échapper par les gouttières. + + SOSIE. + + Hé là! qui donc a fait tomber sur moi du plâtre? + + XANTHIAS. + + Peut-être quelque rat, qui l'aura détaché. + + SOSIE. + + Un rat? Non, pas, vraiment! C'est ce juge de gouttière, qui s'est + glissé sous les tuiles du toit[98]! + +Ne trouvez-vous pas que cette série d'inventions légères et littéraires +fait une exposition très-gaie? Quelle variété d'incidents et de détails! +Quelle abondance de plaisanteries! Quelle originalité et quel mouvement! +Que de métaphores et de parodies, jet étincelant et fin, que la +traduction ne rend qu'à moitié. On comprend bien que tout cela eût +séduit Racine et Boileau, et qu'ils aient essayé d'en faire passer +quelque chose sur la scène française. + + * * * * * + +Une invention encore plus originale et plus hardie, ce sont les Guêpes +elles-mêmes, qui arrivent armées de leurs aiguillons, et portant des +lanternes, car il ne fait pas jour encore. Les séances des tribunaux +commençaient au lever du soleil. Les Guêpes, c'est-à-dire les juges, s'y +rendent en hâte, ayant avec eux leurs enfants, dont quelques-uns les +font endêver. + + LE CHŒUR. + + Hâtons-nous, camarades, avant que le jour ne paraisse! Éclairons + bien le chemin avec nos lanternes, de crainte d'être surpris par + quelque casse-cou. + + UN ENFANT. + + Voilà de la boue! Papa, papa, prends garde! + + LE CHŒUR (_c'est-à-dire_, LE CORYPHÉE). + + Ramasse un bouchon de paille et mouche la lampe. + + L'ENFANT. + + Je la moucherai bien avec mes doigts! + + LE CHŒUR. + + Pourquoi donc allonges-tu la mèche, petit sot? L'huile est rare! Ce + n'est pas toi qui as le mal de payer! (_Il lui donne un soufflet_.) + + L'ENFANT. + + Oh bien! Si vous nous faites de la morale avec des giffles, nous + soufflerons les lampes, nous nous sauverons chez nous, et vous + resterez là sans lumière à patauger dans les bourbiers comme des + canards! + + LE CHŒUR. + + J'en sais châtier de plus grands que toi!... Bon! je crois que je + marche dans un bourbier!... Je serai bien étonné si, d'ici à quatre + jours, il ne tombe pas de l'eau à foison: voyez quels champignons à + nos lampes! c'est toujours signe de grande pluie. Du reste, les + biens de la terre, qui sont un peu en retard, demandent de l'eau et + du vent. + + * * * * * + +Le bavardage de ces bonshommes est rendu avec beaucoup de vérité et de +naïveté. Le service militaire appelant au dehors les jeunes gens, les +tribunaux en temps de guerre étaient composés surtout de vieillards: +circonstance favorable pour le poëte comique, qui s'amuse à faire la +caricature de ces vieux Héliastes routiniers et rabâcheurs. Ce chœur est +un troupeau de Brid'oisons. Un ou deux parlent pour tous les autres +selon l'usage; c'est ce qu'il ne faut pas oublier, pour comprendre le +dialogue avec l'enfant. + + * * * * * + +En passant devant la maison de Philocléon, ils le hèlent, s'étonnant de +ne pas le voir paraître, lui qui est toujours des premiers! + +Ils insistent par un chœur spécial, qui arrive là comme le couplet dans +nos comédies-vaudevilles d'autrefois, ou comme l'ariette dans nos +opéras-comiques. + +Ce qu'on appelle _la parabase_ est plus étrange; nous y reviendrons plus +tard. Dans celle de la comédie que nous étudions, le poëte explique aux +spectateurs la fiction de sa pièce, ou plutôt le second aspect de sa +fiction, celui par lequel il flatte leur patriotisme, pour leur faire +entendre raillerie: + + Cette race de vieillards, dit-il, ressemble aux guêpes, quand on + les irrite. Ils ont aux flancs un aiguillon perçant, dont ils vous + piquent. Ils dansent en criant, et le dardent comme une + étincelle... Si quelqu'un de vous, spectateurs, me regarde avec + étonnement à cause de cette taille de guêpe, ou demande ce que + signifie cet aiguillon, je lui expliquerai la chose et dissiperai + son ignorance. Cette gent armée de l'aiguillon est la gent attique, + seule noble et seule indigène, la plus vaillante de toutes les + races! C'est elle qui combattit si bien pour cette ville, quand le + Barbare vint couvrir ce pays de feu et de fumée, dans le dessein de + détruire nos ruches... Ah! comme on leur donna la chasse, dardant + nos aiguillons dans leurs braies flottantes, les harponnant comme + des thons[99]; ils fuyaient, nous leurs piquions les joues et les + sourcils! Aussi maintenant encore les Barbares disent-ils qu'il n'y + a rien de plus redoutable que la guêpe attique... Regardez-nous + bien: vous trouverez en nous une entière ressemblance avec les + guêpes pour le caractère et les habitudes. D'abord il n'y a pas + d'êtres plus irascibles ni plus terribles que nous quand on nous + excite. Pour tout le reste aussi, nous faisons comme les guêpes: + nous nous réunissons par essaims dans des espèces de guêpiers[100], + les uns chez l'Archonte[101], d'autres avec les Onze[102], d'autres + à l'Odéon[103]; quelques-uns serrés contre les murs, la tête + baissée, bougeant à peine, comme les chrysalides dans leurs + alvéoles[104]. Notre industrie fournit abondamment à tous les + besoins de la vie: nous piquons tout le monde, et cela nous fait + vivre. Nous avons aussi parmi nous des frelons paresseux, dépourvus + de cette arme, et qui, sans partager nos labeurs, en dévorent les + fruits. Certes, il est dur de voir piller notre richesse par ceux + qui n'attrapent jamais d'ampoules à manier la lance ou la rame pour + la défense du pays! Mon avis est qu'à l'avenir quiconque n'aura pas + d'aiguillon ne touche point le triobole.» + +J'ai voulu rapprocher de l'exposition de la pièce ce morceau qui se +trouve vers le deuxième tiers, afin de mettre tout d'abord en lumière +l'idée-mère de la comédie, les guêpes dans leur double aspect. + + * * * * * + +Philocléon, hélé par ses collègues, paraît à la fenêtre et leur apprend +qu'il est retenu prisonnier. Dans son désespoir, il prie Jupiter de le +changer «en comptoir aux suffrages!» + + LE CHŒUR. + + Mais qui te retient et t'enferme? Dis; tu parles à des amis. + + PHILOCLÉON. + + C'est mon fils, pas de cris! Il est là-devant, qui dort: baissez la + voix. + + LE CHŒUR. + + Mon pauvre ami! Et quelles sont ses raisons? où veut-il en venir + par cette conduite? + + PHILOCLÉON. + + Il ne veut plus, citoyens, que je juge, ni que je + condamne personne! Il prétend que je fasse bonne chère, et moi je + ne veux point[105]! + + * * * * * + +Le chœur des Guêpes le console et l'encourage à s'évader. Philocléon se +met à ronger le filet. Voilà qui est fait! Il ne s'agit plus que de +descendre par une corde.--Mais, si ses gardiens allaient s'en +apercevoir, retirer la corde et le repêcher! + +--«Ne crains rien, nous nous pendrons tous après toi pour te +retenir!--Je me fie à vous, je me hasarde; s'il m'arrive malheur, +emportez mon corps, baignez-le de vos larmes, et enterrez-le sous le +tribunal!» + + * * * * * + +Tout cela n'est-il pas joli, bien mené et bien soutenu? et d'une mise en +scène très-amusante, et d'une verve intarissable? + +Philocléon descend donc par la corde; mais, lorsqu'il est à mi-chemin, +voilà que Bdélycléon se réveille et appelle les deux esclaves, qui, par +les fenêtres du rez-de-chaussée, piquent avec leurs broches ce vieillard +cerf-volant, pour le forcer de remonter. + +Les Guêpes, selon leur promesse, s'élancent au secours de Philocléon: +avec un bourdonnement terrible, elles dardent leurs aiguillons, fondent +sur Bdélycléon et sur les deux esclaves, leur piquent le visage, les +yeux, les doigts, le derrière, tout. Eux résistent, avec des bâtons +d'abord, et puis avec des torches, pour enfumer les Guêpes. + + LE CHŒUR DES GUÊPES. + + Non, jamais nous ne céderons tant que nous aurons un souffle de + vie! (_À Bdélycléon_:) Tu aspires à la tyrannie! + + * * * * * + +C'était l'accusation ordinaire et banale, et comme un refrain monotone +dans cette jalouse démocratie. + + * * * * * + + BDÉLYCLÉON. + + Tout est pour vous tyrannie et complots, quelle que soit l'affaire + en cause, petite ou grande. La tyrannie! Je n'en ai pas entendu + parler une fois en cinquante ans, et elle est maintenant plus + commune que le poisson salé; son nom a cours sur le marché. + Achète-t-on des rougets et ne veut-on pas de sardines, le marchand + de sardines, qui est à côté, dit aussitôt: «Voilà un homme dont la + cuisine sent la tyrannie!» Qu'un autre demande par-dessus le marché + un peu de ciboule pour assaisonner des anchois, la marchande de + légumes le regardant de côté lui dit: «Hum! tu demandes de la + ciboule! Est-ce que tu aspires à la tyrannie? Ou bien t'imagines-tu + qu'Athènes te doive en tribut tes assaisonnements?» + + * * * * * + +Bdélycléon déclare son dessein de faire à son père une vie très-douce, +au lieu de ce rude et triste métier de juge. + + PHILOCLÉON. + + Ah! La meilleure chère ne vaut pas pour moi le genre de vie dont tu + me prives! Je ne me soucie de raie ni d'anguille! Un petit procès à + l'étouffade est un mets qui me plairait mieux! + + BDÉLYCLÉON. + + C'est par habitude que tu aimes cela; mais, si tu consentais à + m'écouter patiemment, je te ferais voir comme tu t'abuses. + + PHILOCLÉON. + + Je m'abuse quand je rends la justice? + + BDÉLYCLÉON. + + Tu ne sens pas que tu es le jouet de ces hommes que tu adores! Tu + es leur esclave, sans t'en douter. + + PHILOCLÉON. + + Esclave? moi, qui commande à tous? + + BDÉLYCLÉON. + + Tu crois commander, mais tu obéis!... + +Ainsi commence une discussion en forme, mêlée de sérieux et de comique, +et dans laquelle le poëte déploie de nouveau sa vigueur et sa subtilité. + +Chaque comédie d'Aristophane contient ainsi une scène capitale, +largement développée, où la question, soit générale, soit particulière, +qui fait le sujet de la pièce, est posée, débattue et résolue, tantôt +directement et au nom du poëte, s'exprimant par la bouche du coryphée +dans cette partie du chœur qu'on nomme la parabase, tantôt indirectement +par le dialogue et la dispute des personnages. Telle est la querelle de +Dicéopolis et des _Acharnéens_; celle de Cléon et des _Chevaliers_; +celle de Chrémyle et de la Pauvreté, dans _Plutus_; celle du Juste et de +l'Injuste dans _les Nuées_; celle d'Eschyle et d'Euripide dans _les +Grenouilles_; telle est ici celle de Philocléon et de Bdélycléon. De +sorte que ces plans, si libres et si flottants au premier coup d'œil, à +cause du procédé épisodique qui y domine, sont réglés cependant avec une +logique constante, et, malgré leur laisser-aller apparent et leur +facilité qui semble excessive, peuvent se ramener presque tous à une +même loi de composition. Or, l'unité dans la variété, n'est-ce pas là, +précisément, une des conditions de l'art? + +Dans la présente discussion, il s'agit de prouver aux Athéniens que +l'institution par laquelle ils sont tous juges ou jurés tour à tour, +moyennant salaire, est ridicule et funeste. «Entreprise hardie et +difficile, supérieure peut-être aux forces d'un poëte comique, comme il +le remarque lui-même par la bouche de Bdélycléon, que de guérir une +maladie invétérée dans un État.» + +Philocléon prétend que le pouvoir du juge ne le cède à aucune royauté. +Est-il un bonheur comparable au sien? Tout tremble devant lui, si vieux +qu'il soit! «Dès que je sors de mon lit, dit-il, les plus grands et les +plus huppés[106] font sentinelle près de ma grille. Sitôt que je parais, +on me caresse d'une main douce[107], qui a dérobé les deniers publics; +avec force courbettes on me supplie d'une voix molle et pitoyable: «Ô +père, aie pitié de moi, je t'en prie, par les petits profits que tu as +pu faire toi-même, dans l'exercice des charges publiques ou dans +l'approvisionnement des troupes!» Eh bien! celui qui parle ainsi ne se +douterait même pas que j'existe, si je ne l'avais acquitté une première +fois.» + +Le vieux juge continue à décrire avec complaisance tous les hommages et +toutes les joies que lui procure son pouvoir irresponsable. Le poëte +entremêle habilement à cette description la satire des mœurs +contemporaines et esquisse plusieurs petits tableaux dont les +spectateurs, encore mieux que nous, devaient goûter la vérité +malicieuse. + +Et cette puissance absolue, déjà si heureuse par elle-même, elle a +encore pour récompense le triobole! Quand il rapporte cet argent à la +maison, cela lui vaut mille caresses et de sa femme et de sa fille «qui +l'appelle son cher papa, en le lui pêchant dans la bouche avec sa +langue[108].» On le dorlote, on le gâte, on l'empâte, on le régale de +toute manière, et il se régale lui-même, ayant toujours sa bouteille +avec lui. Son bonheur est égal à sa puissance, et sa puissance égale à +celle du roi des dieux: «On parle du juge comme de Jupiter! notre +assemblée est-elle tumultueuse, chacun dit en passant: Grands dieux! le +tribunal fait gronder son tonnerre!...» + +L'hyperbole de Philocléon allant ici jusqu'au lyrisme, le poëte, pour +l'exprimer, laisse l'iambe et prend le vers lyrique.--Shakespeare, avec +une liberté plus grande encore, emploie tour à tour dans la même pièce, +selon le moment, la prose ou les vers. + +Le chœur des guêpes bourdonne de joie; tous ces vieux héliastes se +gonflent d'orgueil, aux paroles enthousiastes de leur collègue +Philocléon. + + Jamais, dit le coryphée, je n'ai entendu parler avec tant + d'éloquence et de raison!... Il a tout dit; pas une omission! Aussi + je grandissais à l'écouter; je croyais rendre la justice dans les + îles Fortunées[109], tant j'étais sous le charme de sa parole! + + BDÉLYCLÉON. + + Comme il se pâme d'aise! comme il est hors de lui! Attends, va, je + te ferai voir les étrivières! + +Et, par cette transition, vient la contre-partie, où Aristophane +réplique, sous le nom de Bdélycléon; c'est là le cœur même de la pièce +et de la discussion sociale qu'elle contient. + +Il prouve que les juges, si satisfaits de leur royauté et de leur liste +civile du triobole, ne reçoivent pas même le dixième des revenus +publics, et que les démagogues, dévorant tout, ne leur laissent que les +miettes. + +En effet, chaque juge recevant 3 oboles par séance, 6000 juges, à 3 +oboles par jour, font 540 000 oboles par mois; + +La drachme étant de 6 oboles, cela fait par mois 90 000 drachmes; + +La mine étant de 100 drachmes, cela fait 900 mines; + +Le talent étant de 60 mines, cela fait 15 talents; + +Et, pour une année de 10 mois[110], 150 talents. + +La totalité des revenus étant de 200 000 talents, le dixième serait de +200: or, ils n'en reçoivent que 150. Donc ils ne reçoivent pas même le +dixième. + +Ainsi la comédie d'Aristophane admet la statistique et même +l'arithmétique. L'esprit tire parti de tout et sait égayer même les +chiffres; témoin ce chapitre où Edmond About[111] analyse la quote-part +de chaque citoyen dans le budget, et montre ce qu'il paye pour chaque +chose,--comme Aristophane montre ce qu'il reçoit. + +S'il ne reçoit que bien moins du dixième, où donc va le reste? dit +Bdélycléon. Il va dans les poches de ces gens qui crient: «Jamais je ne +trahirai les intérêts du peuple! Toujours je lutterai pour le peuple!» +Et toi, mon père, trompé par ces déclamations, tu te laisses mener par +ces gens-là. Et alors ce sont des cinquantaines de talents qu'ils +extorquent aux villes alliées, par la menace et l'intimidation: «Payez, +ou je lance la foudre sur votre ville, et je l'écrase!» Toi, tu te +contentes de ronger les restes de ta royauté... N'est-ce pas la pire des +servitudes que de voir à la tête des affaires tous ces misérables, et +leurs complaisants, qu'ils gorgent d'or? Pour toi, si l'on te donne les +trois oboles, tu es content: voilà le prix de tant de fatigues et de +dangers, sur mer, et en rase campagne, et au siége des villes!» + +Philocléon, aussi naïf que le paraît d'abord le bonhomme Dèmos dans _les +Chevaliers_,--puisque c'est le même personnage sous un autre +nom,--exprime sa stupéfaction de se voir ainsi dupé: «Est-ce ainsi +qu'ils me traitent? Hélas! que me dis-tu? Je suis bouleversé! Voilà qui +me donne bien à penser! Je ne sais plus où j'en suis!» + +Alors le poëte, toujours sous le nom de Bdélycléon, redouble ses coups +et achève de retourner l'esprit du vieillard. Ici encore, comme dans +_les Chevaliers_ et dans _Plutus_, sans quitter le ton familier, il +s'élève jusqu'à l'éloquence. Dans ces passages, les grands vers +anapestes contribuent par leur ampleur à la puissance de l'effet: + + Tu règnes sur une foule de villes, depuis le Pont jusqu'à la + Sardaigne. Qu'en retires-tu? Rien que ce misérable salaire! Encore + te le dispensent-ils chichement, goutte à goutte: juste de quoi ne + pas mourir! Car ils veulent que tu sois pauvre, et je t'en dirai la + raison: c'est afin que tu sentes la main qui te nourrit, et qu'au + moindre signe par lequel elle te désigne un ennemi à attaquer, tu + t'élances sur lui en aboyant avec fureur. S'ils voulaient assurer + le bien-être du peuple, rien ne leur serait plus facile: mille + villes nous payent tribut; qu'ils ordonnent à chacune d'entretenir + vingt hommes, nos vingt mille citoyens vivront dans les délices, + mangeront du lièvre, boiront du lait pur, et, couronnés de fleurs, + goûteront tous les biens que mérite une terre telle que la nôtre et + le trophée de Marathon; tandis qu'aujourd'hui, semblables aux + mercenaires qui font la cueillette des olives, vous suivez celui + qui vous paye! + +Philocléon, qui, en acceptant le défi de son fils, avait juré de se +percer de son épée, s'il succombait dans le débat, s'écrie avec un +accent tragique où l'on sent quelque parodie d'une œuvre contemporaine, +soit l'_Ajax_ de Sophocle, soit l'_Andromaque_ d'Euripide: «Hélas! ma +main s'engourdit; je ne puis plus tenir mon épée; qu'est devenue ma +vigueur?» à peu près comme le vieux Don Diègue désarmé par le comte de +Gormas: + +Ô Dieu! ma force usée en ce besoin me laisse! + +Bdélycléon ne se ralentit pas, il insiste; il veut entraîner, outre +Philocléon, le chœur tout entier de ces vieilles guêpes héliastes; il +accumule les raisons, les exemples; c'est un fleuve d'éloquence pratique +et familière,--comme M. Thiers dans ses bons jours, lorsqu'il décompose, +lui aussi, les budgets. + + Quand ils ont peur, ils vous promettent l'Eubée à partager, et, + pour chacun de vous, cinquante boisseaux de blé; mais que vous + donnent-ils? rien; si ce n'est, tout récemment, cinq boisseaux + d'orge. Encore ne les avez-vous eus qu'à grand'peine, en prouvant + que vous n'étiez pas étrangers; et seulement chénix par + chénix[112]? Voilà pourquoi je te tenais toujours enfermé; je + voulais que, nourri par moi, tu ne fusses plus à la merci de ces + emphatiques bavards; et maintenant encore je suis prêt à t'accorder + tout ce que tu voudras, excepté cette goutte de lait du triobole. + +Le chœur des Guêpes est entraîné et passe du côté de Bdélycléon pour +achever de décider Philocléon. + +Le chœur, considéré d'une manière générale, soit dans la comédie, soit +dans la tragédie, représente les intelligences moyennes, le sens commun, +exempt de parti pris; ce que Wilhelm Schlegel appelle «le spectateur +idéal,» c'est-à-dire, la représentation de l'opinion publique +désintéressée et flottante. + +Chez nous, ce rôle est tristement rempli par l'ignoble chose qu'on +appelle _la claque_, et qui est chargée d'exprimer, mais plutôt au point +de vue littéraire qu'au point de vue moral, les impressions des +spectateurs. Elle applaudit pour le public. Aux passages réglés d'avance +par l'auteur et le directeur, elle pousse de petits cris de joie ou +d'attendrissement, elle fait entendre des éclats de rire, ou des bravos +enthousiastes; lorsque le rideau tombe, après la première +représentation, elle demande le nom de l'auteur (qu'elle connaît fort +bien), elle rappelle, à grands cris le principal acteur, la principale +actrice, ou bien, selon la formule: _Tous, tous, tous_! La claque est +l'accompagnement obligé de la représentation de la pièce, et en fait +partie à certains égards. Elle représente l'opinion moyenne: elle la +simule et la stimule. Voilà par où elle ressemble au chœur antique. + +Mais, d'autre part, elle en diffère profondément. D'abord le chœur des +tragédies était quelque chose de noble, d'élevé, de moral et de +religieux, où se combinaient la philosophie, la poésie, la musique et la +danse, pour donner à l'expression de la conscience publique toutes les +formes les plus belles; bref, ce «spectateur idéal» se produisait et se +manifestait effectivement dans les conditions les plus parfaites de +l'art et de l'idéalité. + +Quant au chœur de la comédie, quelque bouffon qu'il fût souvent par son +costume et par ses danses, il retrouvait un certain idéal par la +hardiesse de la fantaisie, poussée souvent jusqu'au lyrisme. + +En tout cas, il avait toujours, à de certains moments, nous le voyons +ici, le même rôle moral que le chœur tragique; celui d'assister aux +débats avec impartialité, et de pencher alternativement du côté de +chaque adversaire, tant que la balance oscillait; puis, lorsqu'enfin +l'un des plateaux descendait visiblement sous le poids des raisons +meilleures, le chœur y ajoutait sa voix prépondérante et achevait +d'emporter la balance de ce côté-là. + +Ce n'était pas toujours, entendons-nous bien, pour le parti le plus +héroïque que le chœur, soit comique, soit tragique, se décidait. +Aristote précise parfaitement ce point, lorsqu'il nous dit que, si dans +la tragédie les personnages qui agissent sont, en général, des _héros_, +le chœur ne se compose que d'_hommes_. D'hommes, c'est-à-dire d'hommes +ordinaires, intelligences et consciences moyennes, dont se composent les +majorités. + + * * * * * + +Ici donc notre chœur de Guêpes, passant du côté de Bdélycléon, se met à +dire: + +«Combien est sage cette maxime, _Avant d'avoir entendu les deux parties, +ne jugez pas_! Car c'est toi maintenant qui me parais de beaucoup +l'emporter. Aussi ma colère s'apaise, et je vais déposer les armes. (_À +Philocléon_:) Allons, compère, laisse-toi gagner à ses discours, fais +comme nous, ne sois pas trop farouche, trop récalcitrant, et trop +indomptable. Plût au ciel que j'eusse un parent ou un allié qui me fît +de pareilles propositions! C'est quelque dieu, évidemment, qui te +protège en cette occasion et te comble de ses bienfaits: accepte-les +sans hésiter.» + +Mais le caractère forcené du vieux juge ne se dément point +encore.--«Demande-moi tout, dit-il, hors une seule +chose!--Laquelle?--Que je cesse de juger. Avant que j'y consente, +j'aurai comparu devant Pluton!» Racine traduit, ou à peu près, la suite: + + BDÉLYCLÉON--LÉANDRE. + + Si pour vous sans juger la vie est un supplice, + Si vous êtes pressé de rendre la justice, + Il ne faut point sortir pour cela de chez vous: + Exercez le talent et jugez parmi nous. + + PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN. + + Ne raillons point ici de la magistrature: + Vois-tu? je ne veux point être juge en peinture. + + BDÉLYCLÉON--LÉANDRE. + + Vous serez, au contraire, un juge sans appel, + Et juge du civil comme du criminel. + Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences. + Tout vous sera, chez vous, matière de sentences: + Un valet manque-t-il de rendre un verre net? + Condamnez-le à l'amende, ou, s'il le casse, au fouet. + + PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN. + + C'est quelque chose. Encor passe quand on raisonne. + Et mes vacations, qui les paira? Personne? + + BDÉLYCLÉON--LÉANDRE. + + Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement. + + PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN. + + Il parle, ce me semble, assez pertinemment. + +Aristophane, à la vérité, ajoute encore beaucoup d'autres traits, que +Racine n'a pas voulu traduire. Nous devons du moins en indiquer +quelques-uns, pour faire connaître le plus complètement possible, dans +cette fidèle réduction, le poëte des fêtes de Bacchus. + + BDÉLYCLÉON. + + Voici un pot de chambre, si tu veux lâcher de l'eau: on va + l'accrocher près de toi à ce clou. + + PHILOCLÉON. + + C'est une bonne idée cela, et fort utile à un vieillard + pour prévenir les rétentions. + +En effet, dans le courant de la scène, le bonhomme se sert plusieurs +fois du vase.--Voilà ce que n'excluait pas l'atticisme en ses jours de +joie. + + BDÉLYCLÉON. + + Je mets là aussi un réchaud, avec un poêlon de lentilles, si tu + veux prendre quelque chose. + + PHILOCLÉON. + + Fort bien encore! Et, dis-moi, quand même j'aurais la fièvre, je + toucherais toujours mon salaire? Et ici je pourrai, sans quitter + mon siége, manger mes lentilles. Mais à quoi bon ce coq, perché là + près de moi? + + BDÉLYCLÉON. + + Si tu viens à dormir pendant les plaidoiries, il te réveillera en + chantant de là-haut. + +Ainsi tout est disposé pour le mieux. + +Une cause se présente, à souhait. Le chien Labès vient de voler un +fromage de Sicile. L'allusion était claire pour les contemporains: le +général Lachès, commandant une flotte envoyée en Sicile, avait gardé +pour lui une partie, soit du butin, soit de l'argent destiné à +entretenir les troupes. La plaisanterie avait, comme on voit, plus de +portée que celle du chien Citron et de son chapon, dans la comédie de +Racine. La pièce des _Plaideurs_ ne tourne en ridicule que les travers +littéraires et extérieurs du barreau; la comédie d'Aristophane met en +scène une affaire politique, à la suite d'une discussion sociale. + +L'abbé Galiani, dans ses lettres, écrites de Naples à Mme d'Épinay, +parle de deux chiens condamnés à mort par autorité de justice, et +exécutés par la main du bourreau, pour avoir mordu un enfant. Ainsi la +fiction du poëte grec, quelque fantastique qu'elle puisse paraître dans +sa bouffonnerie, est égalée par la réalité. + + * * * * * + +C'est donc un personnage vivant, connu de tous, le général Lachès, que +le poëte présente sous la figure d'un chien qui a dévoré à lui seul tout +un fromage de Sicile. Le nom qu'il lui donne, _Labès_, est tiré du verbe +grec qui signifie _prendre_, et ressemble d'ailleurs au vrai nom de +Lachès, qui lui-même, en français, fournirait aisément à un auteur +comique quelque jeu de mots analogue. + +Remarquons en passant que ce fromage de Sicile est le pendant du gâteau +de Pylos dans la comédie des _Chevaliers_; mais le fromage tient plus de +place que le gâteau: ce procès forme tout un épisode, qui est le dernier +de la pièce. + +Racine, en remplaçant le fromage par un chapon, a conservé le chien +maraudeur, son arrestation, sa citation en justice, sa comparution, et +son jugement dans les formes, avec les débats et les plaidoiries. Voici +comment il s'en explique dans sa Préface: + +«Quand je lus _les Guêpes_ d'Aristophane, je ne songeais guère que j'en +dusse faire _les Plaideurs_. J'avoue qu'elles me divertirent beaucoup, +et j'y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faire +part au public; mais c'était en les mettant dans la bouche des Italiens, +à qui je les avais destinées, comme une chose qui leur appartenait de +plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel et +les larmes de sa famille, me semblaient autant d'incidents dignes de la +gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon dessein, +et fit naître l'envie à quelques-uns de mes amis de voir sur notre +théâtre un échantillon d'Aristophane... Si j'appréhende quelque chose, +c'est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le +procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis +Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il avait affaire à des +spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savaient apparemment ce que +c'était que le sel attique; et ils étaient bien sûrs, quand ils avaient +ri d'une chose, qu'ils n'avaient pas ri d'une sottise. Pour moi, je +trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser les choses au-delà du +vraisemblable.» + + * * * * * + +Ce qui redouble la bouffonnerie, c'est que le chien Labès a pour +accusateur un autre chien. Et tous les deux aboient à qui mieux mieux: +_Houah, houah_!--_Houah, houah_!--_Houah, houah_!--Vous vous rappelez +les petites truies, dans _les Acharnéens_: Coï, coï!--Coï, coï!--La +tragédie elle-même, chez les Athéniens, se permettait quelquefois ces +onomatopées bizarres: les _Euménides_ d'Eschyle ronflent, et leurs +ronflements sont écrits dans le texte, au milieu des vers les plus +grandioses et de la poésie la plus sublime. + +C'est que le théâtre grec tout entier n'était pas moins romantique, +moins plein de nouveauté et d'imprévu, moins abondant en hardiesses +fantaisistes ou réalistes, lyriques ou familières, que le théâtre de +Shakespeare. Ceux qui se figurent le théâtre grec d'après notre théâtre +français classique du dix-septième siècle, s'en forment une idée fort +incomplète et fort inexacte. La liberté la plus grande régnait dans le +théâtre comme dans la vie même des Athéniens. Jamais, par exemple, ils +ne s'astreignirent à ces prétendues règles des trois unités, attribuées +à Aristote; ils ne les connaissaient même point. Jamais ils ne +connurent, non plus, les mille timidités du _goût_ français, ennemi de +l'invention hardie; ni les cent mille bégueuleries modernes, qui font la +petite bouche à l'esprit gaulois, et qu'effaroucherait souvent Mme de +Sévigné elle-même, une honnête femme écrivant à sa fille. + + * * * * * + +Philocléon, pour procéder au jugement, ne réclame plus qu'une seule +chose: une barre! car, comment juger sans une barre? Il lui faut un +barreau, vite un barreau!--«La fo-orme! la fo-orme!» comme dira +Brid'oison.--On prend donc pour barreau, pour balustrade, la claie qui +sert à parquer les cochons. Pour le coup, il ne manque plus rien; ainsi +l'espère du moins l'impatient vieillard. + + PHILOCLÉON. + + Allons! qu'on appelle la cause! Mon verdict est déjà prêt. + + BDÉLYCLÉON. + + Attends, que je t'apporte tablettes et poinçon. + + PHILOCLÉON. + + Ah! tu me fais mourir d'impatience avec tes lenteurs! Je brûle de + tracer ma raie! + + BDÉLYCLÉON, _lui donnant les tablettes et le poinçon_. + + Tiens. + + PHILOCLÉON. + + Appelle la cause. + + BDÉLYCLÉON. + + J'y suis. + + PHILOCLÉON. + + Qu'est-ce d'abord que celui-ci? + + BDÉLYCLÉON. + + Ah! que c'est ennuyeux! j'ai oublié les urnes! + + PHILOCLÉON. + + Eh bien! où cours-tu donc? + + BDÉLYCLÉON. + + Chercher les urnes! + + PHILOCLÉON. + + Point! je me servirai de ces vases-ci[113]! + + BDÉLYCLÉON. + + Très-bien! Alors nous avons tout ce qu'il nous faut;--pardon! + excepté la clepsydre! + + PHILOCLÉON. + + Et ce pot[114]? n'est-ce pas une clepsydre? + + BDÉLYCLÉON. + + On ne saurait mieux trouver: et ainsi toutes les formes sont + observées. Allons! qu'on apporte au plus vite du feu, des branches + de myrte et de l'encens, et, avant d'ouvrir la séance, invoquons + les dieux. + + LE CHŒUR. + + Et nous, en leur offrant des libations et des actions de grâces, + nous vous bénirons pour la noble réconciliation qui a mis fin à vos + querelles. + + BDÉLYCLÉON. + + Oui, faites entendre des paroles favorables. + + LE CHŒUR. + + Ô Phœbos Apollon Pythien! Donne une issue heureuse pour nous tous à + l'affaire que celui-ci prépare là devant sa porte, et délivre-nous + de nos erreurs, ô Péan secourable! + + BDÉLYCLÉON. + + Ô puissant dieu qui veilles à ma porte devant mon vestibule, + Apollon Agyiée[115], accepte ce sacrifice nouveau; je te l'offre + pour que tu daignes adoucir l'excessive sévérité de mon père. Il + est aussi dur que le fer; son cœur est comme un vin aigri; verses-y + un peu de miel. Qu'il devienne doux pour les autres hommes; qu'il + s'intéresse plus aux accusés qu'aux accusateurs; qu'il se laisse + attendrir aux prières! Calme son âpre humeur; arrache les orties de + son âme irritée! + + LE CHŒUR. + + Nos chants et nos vœux s'unissent aux tiens, dans ces nouvelles + fonctions que tu exerces; ton langage a gagné nos cœurs, parce que + nous sentons que tu aimes le peuple plus que pas un des jeunes gens + d'aujourd'hui. + +N'oublions pas qu'Aristophane, se confondant avec Bdélycléon, l'hommage +que le chœur adresse à celui-ci est un témoignage que le poëte, fort de +sa conviction sincère et de son patriotique dessein, se rend +publiquement à lui-même. + + * * * * * + +Dans ce qui précède immédiatement, n'est-ce pas un mélange curieux, +intéressant à observer, que celui de ces formes religieuses et lyriques, +avec ces grosses bouffonneries? et que cette fraîche poésie, qui fleurit +légère et charmante, parmi tant d'inventions burlesques? + + * * * * * + +Enfin, on introduit l'accusé. Il serre les dents pour n'être point trahi +par son haleine empestée de fromage, qui cependant lui joue un mauvais +tour. + +On cite les témoins, qui sont: un plat, un pilon, un couteau à ratisser. + +Bdélycléon se charge du rôle de l'avocat, et commence son plaidoyer: + + Juges! C'est une tâche difficile de prendre la défense d'un chien + en butte aux imputations les plus odieuses; je l'essayerai + cependant. C'est un bon chien, et il chasse les loups. + + PHILOCLÉON. + + C'est un voleur et un conspirateur! + + BDÉLYCLÉON. + + C'est le meilleur de tous les chiens!... + +Vous voyez d'ici le mouvement de la scène. Racine n'a eu qu'à se +souvenir, en laissant de côté ce qui, dans le poëte athénien, continue +l'allusion politique; par exemple ceci: + + BDÉLYCLÉON. + + Écoute, je te prie, mes témoins. Viens, couteau; parle haut et + clair. Tu étais alors payeur, n'est-ce pas? As-tu partagé aux + soldats ce qu'on t'avait remis pour eux?--Entends-tu? il dit qu'il + l'a fait. + + PHILOCLÉON. + + Il ment, par Jupiter! il ment!... + +Le vieux juge consulte son coq, qui vote pour la condamnation. Le +défenseur redouble d'éloquence et termine par la péroraison pathétique, +que Racine a imitée: + + BDÉLYCLÉON--LÉANDRE. + + Venez, famille désolée; + Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orphelins; + Venez faire parler vos esprits enfantins! + Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère: + Nous sommes orphelins; rendez-nous notre père, + Notre père, par qui nous fûmes engendrés, + Notre père, qui nous... + + PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN. + + Tirez, tirez, tirez! + + BDÉLYCLÉON--LÉANDRE. + + Notre père, messieurs... + + PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN. + + Tirez donc!... Quels vacarmes!... + Ils ont pissé partout! + + BDÉLYCLÉON--LÉANDRE. + + Monsieur, voyez nos larmes! + + PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN. + + Ouf! je me sens déjà pris de compassion! + Ce que c'est qu'à propos toucher la passion! + +Ce qui contribue à faire pleurer le vieux juge, dans la pièce grecque, +plus encore que le pathétique de la défense et que la perspective du +sort infortuné de ces chiens orphelins réduits à l'hôpital, c'est qu'il +s'est trop pressé d'avaler ses lentilles toutes bouillantes dans le +poêlon. + +Il ne laisse pas toutefois d'être ému. Il ne se reconnaît plus lui-même: +«Ah! ciel! suis-je malade? Je sens ma colère mollir! Malheur à moi! Je +m'attendris!» + +Toutefois, il résiste, et se dit comme Orgon: + + Allons, ferme, mon cœur; point de faiblesse humaine! + +Il croit qu'il y va de sa gloire, de condamner toujours. + +Mais, dans son trouble, il ne s'aperçoit pas du stratagème de +Bdélycléon, qui lui présente une urne au lieu d'une autre: il acquitte +l'accusé croyant le condamner. + +Lorsqu'on proclame le résultat, de douleur il s'évanouit: + + BDÉLYCLÉON. + + Eh! qu'as-tu, mon père, qu'as-tu? + + PHILOCLÉON. + + Ah! là là! De l'eau! + + BDÉLYCLÉON. + + Reprends tes sens. + + PHILOCLÉON. + + Dis-moi? est-il absous vraiment? + + BDÉLYCLÉON. + + Oui, certes! + + PHILOCLÉON. + + Ah! je suis mort! + + BDÉLYCLÉON. + + Ne t'afflige pas, mon bon père. Allons, du courage! + + PHILOCLÉON. + + Ainsi, j'ai chargé ma conscience de l'acquittement d'un accusé! Que + devenir! dieux révérés! pardonnez-moi: c'est bien malgré moi que je + l'ai fait, et ce n'est pas mon habitude! + +Bdélycléon, pour consoler son père, confirme les promesses qu'il lui a +faites, d'une vie douce, large et heureuse. + +Comme il faut que la comédie s'achève par toutes les folies ordinaires, +qui sont une nécessité des Dyonisies, le vieillard, avec plus ou moins +de vraisemblance, se laisse enfin persuader. On l'habille à la mode du +jour, en beau jeune homme, en élégant Athénien; on lui montre les belles +manières.--C'est quelque chose d'analogue, pour la fantaisie à +cœur-joie, aux scènes du _Bourgeois Gentilhomme_ avec son tailleur, et +aussi à celles du _Malade imaginaire_, lorsqu'il se laisse si facilement +transformer en jeune bachelier, pour être reçu médecin.--Tous les +détails de la vie élégante et du bel air, sont reproduits dans cette +scène, qui devait être très-agréable pour les contemporains par ce qu'on +appellerait aujourd'hui une mise en scène réaliste. Il y a là des traits +charmants, qui semblent avoir servi de modèle à Théophraste pour son +_Vieillard écolier_;--quelque chose comme notre _Ci-devant jeune homme_. + +Philocléon, pour mettre aussitôt en pratique les leçons de _fashion_ +qu'il vient de recevoir, tombe d'un excès dans un autre, et devient, +comme on dirait aujourd'hui, un gandin parfait. Ce contraste avec le +premier aspect du personnage devait divertir la foule et excuser +l'invraisemblance aux yeux des spectateurs plus éclairés. + +Il devient donc «buveur très-illustre et débauché très-précieux.» Il a +tout-à-coup «le triple talent, de boire, de battre, et d'être un +vert-galant.» + +Xanthias, battu par lui, accourt, en poussant des gémissements: «Ô +tortues! que vous êtes heureuses, d'avoir une si dure cuirasse, pour +protéger vos côtes! Et que vous n'êtes pas bêtes, d'avoir un toit qui +met votre dos à l'abri des coups! Moi, je meurs sous les coups de +bâton!» + + LE CHŒUR. + + Qu'est-ce, mon enfant? Car, fût-on âgé, on est un enfant si on se + laisse battre. + + XANTHIAS. + + Ne voilà-t-il pas que le bonhomme est devenu pire que la peste, et + le plus ivrogne des convives? Et cependant il y avait là Hippyllos, + Antiphon, Lycon, Lysistrate, Théophraste et Phrynichos; il est cent + fois plus insolent qu'eux tous! Après s'être gorgé de bons + morceaux, il s'est mis à danser, sauter, rire et péter comme un âne + régalé d'orge, et à me battre de tout son cœur, en s'écriant: + «Esclave! esclave!...» Il insultait chacun à tour de rôle, avec les + plus grossières plaisanteries, il débitait cent propos saugrenus. + Puis, quand il fut bien ivre, il s'achemina de ce côté, en frappant + tous ceux qu'il rencontrait. Et, tenez, le voici qui vient en + chancelant. Moi, je me sauve, de peur d'être battu encore. + +On voit paraître alors Philocléon avec une courtisane, à peu près comme +Dicéopolis à la fin de la comédie des _Acharnéens_. Il l'appelle son +«joli petit hanneton...» + +En un mot, il faut que cette pièce, comme les autres, se termine par ces +gaillardises et ces obscénités, qu'autorisait et que réclamait la gaieté +populaire dans l'ivresse des fêtes de Dionysos. Ce n'est pas seulement +une habitude, c'est le dénoûment obligé de la comédie _ancienne_, une +nécessité de la mise en scène et un usage indispensable. + +Le poëte, selon sa coutume, présente à ceux qui suivront ses conseils +une perspective de bonheur et de plaisir: de bonheur un peu sensuel et +de plaisir un peu matériel, il est vrai; mais c'est l'appât dont il se +sert pour allécher la foule qu'il veut captiver et conduire. + +Tout finit par des danses bizarres, à la mode de Thespis et de +Phrynichos, et par un _cordax_ des plus vifs. Ce ballet final, +nécessaire, rattachait la comédie à tout le reste de la fête de Bacchus: +il l'y retenait comme le cordon qui retient l'enfant à la mère. + +Observons, avant de quitter cette comédie, que la discussion des _Nuées_ +et celle des _Guêpes_ se font pendant l'une à l'autre, et que les deux +pièces se dénouent à l'inverse l'une de l'autre: dans la première, c'est +le fils qui s'instruit trop bien au gré du père; dans la seconde, c'est +le père qui se métamorphose trop complètement au gré du fils. + +Mais le dénoûment de celle-ci, le vieux juge devenu un _beau_ du jour, +ne peut s'expliquer que par cet usage que nous venons de rappeler. + + + + +LES FEMMES A L'ASSEMBLÉE. + + +Le socialisme est un mot nouveau, mais qui désigne une chose +très-ancienne. Ces questions, agitées de nos jours,--le mariage, la +famille, l'éducation, le travail, la richesse, la propriété, l'égalité +des droits de l'un et de l'autre sexe, l'émancipation des +femmes,--s'agitaient déjà il y a plus de deux mille ans. Aristophane les +traite à sa manière, selon le procédé comique, par le ridicule et la +bouffonnerie. + +Le communisme, qui est le faux socialisme, avait été, très-anciennement, +rêvé par les uns, pratiqué par les autres:--pratiqué dans les +républiques de Crète et de Sparte; rêvé par les métaphysiciens Phaléas +et Platon, dans la _République_ idéale dont chacun d'eux avait tracé le +plan, peut-être avec quelque réminiscence ou quelque reflet des +croyances orientales. + +Le mythe indien montrait la société entière sortant de Brahma toute +constituée:--de sa tête, les prêtres; de ses bras, les guerriers; de ses +cuisses, les laboureurs; de ses pieds, les esclaves. La propriété, +collective, indivisible, demeurait tout entière dans les mains des +prêtres, fils premiers-nés du dieu; c'était un communisme partiel. + +Le génie dorien, fidèle aux traditions reçues des mystérieux Pélasges, +renferma aussi la population de Sparte dans quatre cadres inflexibles, +et, divisant la terre par portions égales entre tous les citoyens, les +obligea pourtant d'en consommer les revenus en commun. + +Or Phaléas et Platon prirent la Crète et Sparte dans le monde réel comme +bases de leurs aristocratiques théories dans le monde idéal, +Platon,--pour ne parler que de lui, puisque le livre de Phaléas ne nous +est point parvenu,--divise, dans sa _République_, les citoyens en trois +castes, semblables aux trois premières des Indiens: quant aux esclaves, +qui formeraient la quatrième caste d'hommes, ceux-là ne comptent même +pas; ils ne font point partie de l'espèce humaine, ils sont des choses. +Les terres et les biens sont possédés en commun par les trois castes. +Les femmes aussi sont en commun: elles appartiennent à tout le monde, et +n'habitent en particulier avec personne; de sorte que les enfants ne +connaissent pas leurs pères, ni les pères leurs enfants. Ainsi, plus de +famille! aucun lien! La pudeur périt, comme la tendresse: sous prétexte +que la femme est égale, à l'homme (_égale_, oui; mais non _identique_; +et c'est ce que l'on perd de vue!), on traitera les femmes comme les +hommes; elles apprendront à monter à cheval, à lancer le javelot ou le +disque; elles s'exerceront dans les gymnases et dans les palestres, nues +parmi les jeunes hommes nus.--Les enfants sont fils de l'État; ils sont +tous confondus dès la naissance, et toute mère, sans pouvoir reconnaître +le sien, doit à tous sa mamelle devenue publique. + +Tels étaient les égarements de cette politique de Platon, si aisée +d'ailleurs à réfuter par la morale du même philosophe. + +L'ironie d'Aristophane, et plus tard le bon sens d'Aristote, firent +justice de ces chimères. Celui-ci, dans sa _Politique_, critique +rudement l'auteur de la _République_, et le réfute avec un bon sens +impitoyable. L'autre, dans ses comédies, sans nommer ni Phaléas ni +Platon, présente de la manière la plus spirituelle et la plus bouffonne +les objections qui s'élèvent contre ces systèmes de communauté +absolue.--Au reste, Platon lui-même, dans ses _Lois_, qui ne sont pas +une rétractation de la _République_, mais une sorte de transaction entre +l'idéal et le possible, entre le rêve et la réalité, ne parle ni de la +communauté des femmes ni de la communauté des biens. + +Il faut voir en détail comment Aristophane traitait toutes ces théories. + + * * * * * + +Les _Femmes à l'Assemblée_ ne sont pas sans analogie avec _Lysistrata_: +il s'agit encore d'une conspiration féminine; mais, cette fois, ce n'est +plus une révolte, c'est une révolution, et une révolution sociale. + +Les Athéniennes, sous la conduite de Praxagora, femme avisée et +entreprenante, comme son nom le fait entendre, ont formé le dessein de +se déguiser en hommes, de s'introduire dans l'Assemblée, de s'assurer +ainsi la pluralité des voix, et de faire voter une constitution +nouvelle, fondée sur la communauté des biens, des femmes et des +enfants,--et, de plus, assurant au sexe féminin la direction des +affaires publiques. Par ce dernier point seulement la parodie +d'Aristophane dépasse la _République_ de Platon.--Voilà le sujet de +cette comédie, amusante satire du communisme,--et nouveau +travestissement de la démocratie, pouvant faire suite aux _Chevaliers_, +aussi bien qu'à _Lysistrata_. + +La pièce commence,--ainsi que la précédente, et comme un grand nombre +d'autres pièces grecques, soit tragiques, soit comiques,--un peu avant +le lever du jour. + +Praxagora est seule, elle attend ses compagnes dans une rue proche de la +Pnyx, où doit avoir lieu une réunion préparatoire. Parodiant les débuts +de tragédie, elle adresse la parole en style pompeux à la lampe qu'elle +tient à la main, à la «complice de ses secrets plaisirs[116].» + +Une femme arrive, puis une autre.--«Je t'ai bien entendue, dit celle-ci, +gratter à ma porte, pendant que je me chaussais. Mon mari, ma +chère,--c'est un marin de Salamine,--ne m'a pas laissée en repos une +seule minute de toute la nuit! Enfin, je n'ai eu que ce moment-là pour +m'évader en prenant ses habits.» + +Toutes les femmes, et les plus distinguées de la ville, viennent se +joindre aux trois premières. Elles ont eu soin de se procurer des +barbes: chez les Athéniens, il n'y avait guère que les hommes débauchés +qui n'en portassent point. Elles racontent qu'au lieu de continuer à +s'épiler et à se flamber comme de coutume, elles se sont frottées +d'huile par tout le corps et exposées au grand soleil. + +Tout va bien: chaussures lacédémoniennes, bâtons, habits d'hommes, rien +ne leur manque pour paraître dans l'Assemblée. + +Quelques-unes, voulant mener de front le ménage et la politique, ont +apporté leur laine et leurs fuseaux pour travailler pendant les débats. + +—-«Pendant les débats, malheureuse?--Sans doute! Entendrai-je moins +bien, si je travaille? Mes enfants vont tout nus!» + +Ce sont les _tricoteuses_ de ce temps-là. + +On fait une sorte de répétition des rôles, afin de les mieux jouer. Les +orateurs mettent leurs barbes et leurs couronnes. Praxagora prononce la +formule: «Qui veut parler?» prescrite par Solon, et que l'on n'omettait +jamais, parce qu'elle conservait la liberté, en avertissant que tout +citoyen avait le droit de prendre la parole. + +Une Athénienne se lève et fait un exorde qu'emploiera plus tard +Démosthène lui-même dans son Discours sur la Liberté des Rhodiens. Puis +elle s'anime et, dans le feu de l'improvisation, elle s'oublie et jure +_par les deux déesses_, manière de jurer propre aux femmes. + +Praxagora à son tour prend la parole: Sauvons le vaisseau de l'État, qui +ne marche pour le moment ni à la voile ni à la rame. C'est aux femmes +qu'il faut remettre le gouvernail. N'est-ce pas à elles que l'on confie +le soin de mener la barque de la famille? Ne sont-ce pas elles qui +règlent la dépense? Elles s'entendront mieux que les hommes à +administrer les finances publiques.--Déjà Lysistrata s'était servie de +cet argument.--Praxagora en ajoute d'autres: Les femmes seules ont +conservé les mœurs antiques. «En effet, elles s'accroupissent pour +mettre la viande sur le gril, comme autrefois; elles portent fardeaux +sur la tête, comme autrefois; elles célèbrent les fêtes de Cérès et de +Proserpine, comme autrefois[117]; elles font cuire les gâteaux, comme +autrefois; elles font enrager leurs maris, comme autrefois; elles +reçoivent chez elles des amants, comme autrefois; elles achètent des +gourmandises en cachette, comme autrefois; elles aiment le vin pur, +comme autrefois; elles se plaisent aux ébats voluptueux, comme +autrefois. Ainsi, Athéniens, en leur abandonnant l'administration, +n'ayons aucun souci, ne nous enquérons point de ce qu'elles feront. +Laissons-les gouverner en toute liberté. Considérons avant tout qu'elles +sont mères, et qu'elles auront à cœur d'épargner les soldats.» + +Argument sérieux, qui surprend l'auditeur au bout d'une tirade +bouffonne. Lysistrata l'a employé déjà, et après elle le chœur de la +même comédie.--Il est très-grave, et nous ne voyons pas qu'on puisse y +répliquer, si ce n'est pas de froides railleries. + +Pourquoi donc un temps ne viendrait-il pas, où les femmes, mères de +famille, auraient enfin voix au chapitre et seraient non pas éligibles, +mais électeurs? Nous n'osons aller jusqu'à dire avec Condorcet et Olympe +de Gouges: «Les femmes ont bien le droit de monter à la tribune, +puisqu'on ne leur conteste pas celui de monter à l'échafaud!» Non, le +temps de l'échafaud est passé pour elles, comme pour tous; celui de la +tribune, je crois, ne viendra jamais; je parle de la tribune politique. +Mais nous ne voyons pas du tout en quoi la bienséance pourrait être +offensée et contrarier la justice si un jour on reconnaissait aux mères +de famille le droit d'aller déposer dans l'urne électorale un bulletin +de vote silencieux. En dépit du préjugé et des moqueries, je ne puis me +résoudre à croire que les femmes soient condamnées à rester mineures +éternellement, et que toute une moitié du genre humain soit à jamais +exclue d'un droit que nous nommons _universel_[118]. + +M. John Stuart Mill, après Condorcet, est d'avis de donner à la femme le +droit de suffrage. On répond à cela que la femme électeur impliquerait +la femme éligible. Cela n'est point une nécessité.--Il y aurait plus +d'une objection à faire quant à ce second degré.--Pour le premier il n'y +en a aucune. + + * * * * * + +Les Athéniennes, comme de raison, saluent de leurs applaudissements le +discours de Praxagora. + +Là répétition ayant réussi, elles se rendent à l'Assemblée. Ainsi se +termine cette exposition pleine de mouvement et de verve, semée, dans le +texte, de plaisanteries fort vives et d'équivoques licencieuses, +auxquelles le sujet ne prêtait que trop. + + * * * * * + +Mais voici quelque chose de plus gros que la licence proprement dite, et +je ne puis l'omettre entièrement, voulant donner une idée abrégée mais +aussi exacte que possible du théâtre d'Aristophane. + +Le mari de Praxagora, Blépyros, s'est réveillé, et n'a plus trouvé ses +habits, ni ses chaussures, ni sa femme. Il s'est vu obligé de prendre +les mules et les habits de celle-ci; car un besoin pressant, dit-il, le +forçait de sortir avant le jour. + +«Où trouverai-je un endroit favorable? Ma foi! la nuit, tous les +endroits sont bons! Personne ne me verra faire.--Ah! malheureux, de +m'être marié, à mon âge! Que je mérite bien mille coups!...--Certes, ce +n'est pas dans de bonnes intentions qu'elle s'est échappée du +logis!--Enfin, faisons toujours notre affaire.» + +Un autre homme survient et trouve Blépyros dans cette posture et avec +cette toilette: robe jaune et chaussures persiques! La même aventure lui +arrive, à lui aussi: en se réveillant, plus de femme, plus de souliers, +plus de manteau! il a donc été obligé de s'affubler également des +vêtements laissés par la fugitive. + +Ces hommes affublés de robes de femmes sont la contre-partie comique des +femmes travesties en hommes. + +Blépyros ne se dérange pas pour causer avec un ami, et même il invoque +la déesse des accouchements difficiles. + +Un troisième citoyen arrive de la Pnyx, et raconte ce qui vient de s'y +passer. Il y avait à l'Assemblée une foule telle qu'on n'en vit jamais, +et, chose étrange! c'étaient tout des visages blancs! On a vu paraître à +la tribune, d'abord un chassieux, le fils de Néoclès; ensuite le subtil +Évéon, «qui était nu, à ce que nous croyions tous, mais il disait qu'il +avait un manteau[119]; puis, un beau jeune homme, au teint blanc, +semblable à Nicias[120], et qui a proposé de remettre aux femmes le +gouvernement de la république. «C'est, a dit ce jeune orateur (vous +reconnaissez Praxagora), la seule nouveauté dont nous ne nous soyons pas +encore avisés à Athènes en fait de gouvernement.» Sa proposition a été +appuyée par la foule des visages blancs, qui étaient en majorité, et la +chose a été votée d'emblée. + + BLÉPYROS. + + Votée? + + CHRÉMÈS. + + Oui. + + BLÉPYROS. + + On les a chargées de tout ce qui regardait les hommes? + + CHRÉMÈS. + + Comme tu dis. + + BLÉPYROS. + + Ainsi ce sera ma femme qui ira au tribunal à ma place? + + CHRÉMÈS. + + Et ce sera elle qui à ta place entretiendra vos enfants. + + BLÉPYROS. + + Et je n'aurai plus à me fatiguer dès le matin? + + CHRÉMÈS. + + Non, ce sera l'affaire des femmes. Toi, au lieu de geindre, tu + resteras au lit à péter à ton aise. + + BLÉPYROS. + + Ce que je crains pour nous autres, c'est que, tenant en main les + rênes du gouvernement, elles ne nous obligent,... de force,... à... + + CHRÉMÈS. + + À quoi? + + BLÉPYROS. + + À les caresser. + + CHRÉMÈS. + + Et alors, si nous ne pouvons pas... + + BLÉPYROS. + + J'ai peur qu'elles ne nous refusent à dîner. + + CHRÉMÈS. + + Eh bien! tâche de t'exécuter et de dîner. + +Les deux bonshommes s'en vont, chacun de son côté. + +Les femmes reviennent, triomphantes! Elles jettent leurs barbes et leurs +déguisements masculins. Investies de l'autorité, aussitôt elles se +mettent à l'œuvre. Praxagora expose son plan de communisme: communauté +des biens, communauté des femmes, communauté des enfants. Tout cela +présenté très-plaisamment par le poëte comique. Le phalanstère lui-même +semble prévu: + + PRAXAGORA. + + Je veux faire de la ville une seule et même habitation, où tout se + tiendra et ne fera qu'un, où l'on sera les uns avec les autres. + + BLÉPYROS. + + Et les repas, où les donnera-t-on? + + PRAXAGORA. + + Les tribunaux et les portiques seront convertis en salles de + banquet. + + BLÉPYROS. + + Et la tribune, à quoi servira-t-elle? + + PRAXAGORA. + + À mettre les cratères et les aiguières. J'y placerai aussi des + enfants pour chanter la gloire des braves et l'opprobre des lâches + qui, tout honteux, n'oseront pas assister au festin. + + BLÉPYROS. + + Par Apollon! ce sera charmant... + + PRAXAGORA. + + Lorsque vous sortirez de table, les femmes courront au-devant de + vous dans les carrefours, en vous disant: Par ici, viens chez nous, + tu y trouveras une jolie fille.--Chez moi aussi, dira une autre du + haut de sa fenêtre; elle est belle et éblouissante de blancheur; + mais il faut d'abord coucher avec moi.--Et les hommes laids, + surveillant de près les beaux jeunes gens, leur diront: «Eh! l'ami, + où cours-tu si vite? Entre chez elles, mais tu ne feras rien: c'est + aux laids et aux camards que la loi accorde le droit d'être les + premiers admis...» Eh bien! dis-moi, tout cela n'est-il pas bien + arrangé? + + BLÉPYROS. + + À merveille. + + PRAXAGORA. + + Il faut que j'aille sur la grand'place pour recevoir les biens + qu'on va mettre en commun et que je choisisse une crieuse publique + à la voix sonore. À moi tous ces soins, puisqu'on m'a départi le + pouvoir! je dois faire dresser aussi les tables publiques, afin que + dès aujourd'hui vous banquetiez tous en commun. + + BLÉPYROS. + + Dès aujourd'hui, nous allons banqueter? + + PRAXAGORA. + + Sans doute. Et puis, je veux abolir les courtisanes, absolument. + + BLÉPYROS. + + Pourquoi? + + PRAXAGORA. + + Eh! mais, afin que nous ayons, nous autres, les prémices des jeunes + gens... + +Trait profond, sous forme plaisante. Il n'y aura plus de courtisanes, +parce que toutes les femmes le seront. + +Blépyros, bon type de mari, ne se sent pas de joie en écoutant pérorer +sa femme. Sans songer du tout à lui disputer le pouvoir, il lui fait sur +le nouvel état de choses des questions naïves contenant, sous forme +ingénue, des objections si solides qu'Aristote lui-même, au commencement +du livre II de sa _Politique_, n'en trouvera pas de meilleures pour +battre en brèche la cité idéale de Platon. + +Praxagora répond à tout imperturbablement, Blépyros est +ébloui.--Lorsqu'elle a fini son discours:--Allons, dit-il, que je marche +tout près de toi, afin qu'on me regarde et qu'on dise: Voyez-vous? c'est +le mari de notre générale! + +C'est l'inverse de la chanson: + + + Ah! que je suis fière + D'être femme d'un militaire! + Ah! que je suis fière + Et comme, à son bras + Je sais faire mes embarras! + +Le chœur, qui suivait ce dialogue dans la pièce grecque est +malheureusement perdu: c'était sans doute le cri de triomphe des femmes +devenues maîtresses et souveraines de la République à la suite de leur +coup d'État; il y avait là encore, probablement, bien des gaietés, bien +des malices.--De notre temps on a composé plusieurs pièces sur ce sujet: +_le Royaume des Femmes, ou le Monde à l'envers;--la Reine Crinoline_, +etc. + + * * * * * + +Vient ensuite une scène excellente entre deux bourgeois, dont l'un, +simple et de bonne foi, se dispose à donner ses biens à la République, +pour obéir au décret et apporte tout son petit ménage; tandis que +l'autre, prudent et peu docile, jure pour sa part de ne rien lâcher qu'à +la dernière extrémité. Ses paroles naïves et chaleureuses respirent +l'amour sacré de la propriété et l'enthousiasme de l'égoïsme... Le +citoyen-modèle allègue la loi.--Bah! dit l'autre, la loi! on la vote, +mais depuis quand est-ce qu'on l'exécute? Recevoir, bien; mais donner, +non! ce n'est pas dans mes habitudes. + +Une péripétie amusante, c'est que, le repas public étant servi, quand +tout est prêt, lits et tapis, coupes, parfums et parfumeuses, lièvres à +la broche, gâteaux, fruits, couronnes,--celui des deux bourgeois qui n'a +pas contribué veut se mettre à table avec tout le monde, puisqu'ainsi +l'ordonne la loi! + + LE PREMIER CITOYEN. + + Et où vas-tu? puisque tu n'as pas contribué! + + LE DEUXIÈME CITOYEN. + + Eh! je vais au banquet! + + LE PREMIER CITOYEN. + + Oh, oh! si les femmes ont du sens, tu ne dîneras pas sans avoir + contribué! + + LE DEUXIÈME CITOYEN. + + Mais je contribuerai! + + LE PREMIER CITOYEN. + + Quand cela? + + LE DEUXIÈME CITOYEN. + + Oh! je ne serai pas le dernier! + + LE PREMIER CITOYEN. + + Comment? + + LE DEUXIÈME CITOYEN. + + Il y en aura de moins pressés que moi! + + LE PREMIER CITOYEN. + + En attendant, tu vas dîner. + + LE DEUXIÈME CITOYEN. + + Que veux-tu? il faut que les hommes de sens prennent part comme ils + peuvent à la chose publique. + +Et il va prendre part, en effet, et la plus grosse part possible.--Cette +scène n'est-elle pas de tous les temps? + + * * * * * + +Nous venons de voir comiquement mettre en pratique la première partie de +la Constitution nouvelle, celle qui regarde la communauté des biens; le +poëte met ensuite en action celle qui concerne la communauté des +femmes,--point déjà touché dans la scène entre Praxagora et son +mari;--quant à la communauté des enfants, elle a été incidemment touchée +aussi, et cela presque dans les mêmes termes que chez Platon. + +Une série de scènes parfois licencieuses, souvent gracieuses et toujours +comiques, nous montre trois vieilles femmes successivement disputant à +une jeune fille la possession d'un beau jeune homme;--ce sont les +vieillards de Suzanne retournés, ou la femme de Putiphar multipliée en +trois personnes.--La première vieille s'écrie: + +Qu'il vienne à mes côtés, celui qui veut goûter le bonheur! Ces jeunes +filles n'y entendent rien: il n'y a que les femmes mûres pour connaître +l'art de l'amour! Nulle ne chérirait comme moi l'amant qui me +posséderait! Les jeunes filles sont des coquettes! + +LA JEUNE FILLE. + +Ne dis pas de mal des jeunes filles! c'est dans les lignes pures de +leurs jambes fines et de leur jeune sein que fleurit la volupté; mais +toi, vieille, tu es là étalée et embaumée comme pour tes funérailles, +amante de la mort! + +La vieille cependant tient bon, ayant la loi pour elle: «Les femmes ont +décidé que, si un jeune homme désire une jeune fille, il ne pourra la +posséder qu'après avoir satisfait une vieille.» _Dura lex, sed lex_! La +vieille, à cheval sur son droit, prétend user, et en long et en large, +du bénéfice que la loi lui confère. Pas moyen de lui échapper! Cruelle +vieille! il faut en passer par là! pauvre jeune homme! + +En vain la belle fille vient en aide au garçon, et continue +d'apostropher la vieille qui se cramponne à lui: «Allons donc, vieille! +il est trop jeune pour toi; tu serais sa mère! songe à Œdipe[121]!» + +En vain aussi le jeune homme déclare qu'il n'a pas besoin de vieux +cuir.--S'échappant des mains de la première vieille, il tombe dans +celles de la seconde, et de celle-ci dans la troisième: c'est pis que +Charybde et Scylla, ici il y a trois monstres et trois gouffres! + + LA DEUXIÈME VIEILLE. + + C'est moi qu'il doit suivre, d'après la loi! + + LA TROISIÈME VIEILLE. + + Non pas, c'est moi: c'est la plus laide! + +Et elle l'entraîne. L'autre tire de son côté. Le jeune homme, tiré à +trois vieilles, est peu s'en faut, écartelé: premier supplice, qui n'est +que le prélude de l'autre. La troisième vieille, et la plus effroyable, +l'emporte enfin, sur les deux premières, conformément à la loi. + + * * * * * + +La pièce se termine, comme d'ordinaire, par une bombance générale, à +laquelle on invite plaisamment les spectateurs: «Vieillards, jeunes gens +et enfants, le dîner est prêt pour tout le monde sans exception,... si +l'on s'en va chez soi.» + + * * * * * + +Le poète, paraissant demander grâce pour son excessive +liberté--d'imagination, de paroles et d'actions,--ajoute, par la voix du +coryphée, une adroite requête au public et aux juges du concours +dramatique: «Que les sages me jugent sur ce que j'ai dit de sage, les +fous sur ce que j'ai dit de fou; je me soumets ainsi au jugement de +tous.» + +Puis le chœur de femmes se sépare en deux demi-chœurs, qui bondissent, +poussant des cris de joie et de triomphe: «Courons nous mettre à table! +les autres mangent déjà! Sautons en l'air, ohé! évohé! allons manger! +Evohé, ohé! célébrons la victoire! ohé, ohé, ohé, ohé!» + +C'est par ces cris, et par une sorte de ballet, comme toujours, que se +terminait la comédie. + + * * * * * + +En résumé,--passons sur la licence, inséparable des fêtes du dieu du +vin,--est-il possible de mettre plus d'entrain et de gaieté dans la +critique d'une utopie socialiste? + +Encore avons-nous dû omettre toutes sortes de joyeusetés où éclate +impétueusement la fantaisie d'Aristophane, qui n'a d'égale que celle de +Rabelais ou celle de Shakespeare. Pour ne citer qu'un seul détail, le +menu du repas public est donné en six vers qui ne font qu'un seul mot; +mais ce seul mot énumère tous les mets, et ces noms de mets sont soudés +ensemble et forment soixante-dix-sept syllabes! Je le transcris, pour en +donner l'idée: + + Lepadotemachoselachogaleo-- + Cranioleipsanodrimypotrimmato-- + Silphioprasomelitocatakechymeno-- + Kichlepicossyphophattoperistera-- + Lectryonoptenkephalokinclope-- + Leiolagôosiraiobaphétraganopterygôn. + +Ouf!... Un tel mot vaut un discours; c'est une carte de restaurateur; +cela signifie à peu près: + +«Huîtres, salaisons, turbots, têtes de squales, silphium à la sauce +piquante, assaisonné de miel, grives, merles, tourterelles, crêtes de +coq grillées, poules d'eau, pigeons, lièvres cuits au vin, tendons de +veau, ailes de volaille.» + +Pour dire un pareil mot tout d'une haleine, il faudrait être +Grandgousier, Gargamelle ou Gargantua. Il me rappelle les chefs-d'œuvre +de la gastronomie allemande et particulièrement les principes de la +composition du _Saucissenkartoffelbreisauerkrautkrantzwurst_. Formidable +couronnement de l'édifice culinaire allemand, ce mets est surmonté d'une +guirlande de boudins et d'andouilles; une corniche de choucroute, +entrelacée de betteraves confites au sel, forme un anneau qui repose sur +une coquille de saucisses et de saucissons fumés et rôtis sur le gril. +Des ornements, imitant lourdement le travail des orfèvres, contournent +la coquille et sont composés de sept espèces de boudins, pour les noms +desquels nous renvoyons le lecteur au fameux _Kochbuch_, composé par un +professeur de chimie de Heidelberg. Une purée de pois, flanquée de +boules de pommes de terre, s'agite à la base du mets, qui s'élève +magistralement assis sur une vaste croûte de pâté. Il est arrosé de haut +en bas avec de l'eau-de-vie de pommes de terre, et enduit d'une couche +épaisse de sirop de groseilles. Puis, on l'allume et on le place +flambant sur la table. + +Il y a aussi un Noël populaire de la Bresse qui pourrait être cité ici +(Voir les _Chansons populaires des provinces_ de France, notices par +Champfleury, p. 41 et 42). + + * * * * * + +En somme, la comédie des _Femmes à l'Assemblée_ nous fait voir une fois +de plus qu'il n'y a point d'idée si sérieuse que la comédie ne puisse +atteindre, pour la faire tomber sous le ridicule, ou la contrôler par la +raillerie, ou la faire triompher par le bon sens. + + + + +PLUTUS. + + +Plutus, en grec _Ploutos_, c'est à dire _Richesse_, mais Richesse au +masculin, le bonhomme Richesse; c'est quelque chose comme le seigneur +Capital, qu'on a, de notre temps, mis sur la scène; ou le dieu Trésor +chez les Latins. + +Plutus, dieu des richesses, était au nombre des dieux infernaux, parce +que les richesses se tirent du sein de la terre[122]. Selon Hésiode, il +était fils de Cérès: l'agriculture est, en effet, la première source des +richesses. On le représentait ordinairement sous la forme d'un vieillard +aveugle, boiteux et ailé, venant à pas lents, mais s'en retournant d'un +vol rapide, et tenant une bourse à la main. À Athènes, la statue de la +Paix tenait sur son sein Plutus enfant, symbole des richesses dont la +Paix est la mère. + +La pièce de Plutus est une satire économique et une allégorie morale. Le +poëte, ayant critiqué dans la pièce précédente le système de la +communauté des biens, aborde dans celle-ci une autre question qui touche +de près à la première ou qui est une autre face du même problème, celle +de la répartition des richesses. «Ne semble-t-il pas,--dit Chrémyle, qui +est, après Plutus, le premier personnage de la pièce,--ne semble-t-il +pas que tout soit extravagance ou plutôt démence dans le monde, à voir +le train dont il va? Une foule de méchants jouissent des biens qu'ils +ont acquis par l'injustice, tandis que les plus honnêtes gens sont +misérables et meurent de faim.» + +Cette pièce est, parmi celles qui nous restent d'Aristophane, la seule +appartenant à la comédie _moyenne_, période de transition entre +l'_ancienne_ et la _nouvelle_[123]. Nous n'en avons de lui aucune qui +appartienne à la comédie _nouvelle_. + +Après la victoire remportée par les Lacédémoniens sur les Athéniens au +fleuve de la Chèvre (_Ægos Potamos_), victoire qui mit fin à la guerre +du Péloponnèse, Athènes ayant été prise par Lysandre en 404, le +gouvernement des Trente, établi sur les ruines de la démocratie, +défendit par un décret de mettre désormais sur la scène les événements +contemporains, de désigner par son nom aucune personne vivante, et de +faire usage de la parabase. _Plutus_ avait été représenté pour la +première fois en 408, quatre ans avant ce décret, et fut reprise vingt +ans après la première représentation, avec les changements +nécessaires[124]; la pièce, telle que nous l'avons aujourd'hui, est un +composé de ces deux éditions[125]. + +Au reste, dès la défaite de Sicile, comme on manquait également d'argent +pour subvenir aux représentations scéniques et de gaieté pour les +animer, on avait déjà réduit le chœur. À plus forte raison, lorsque la +constitution politique fut changée, la chorégie disparut avec la +démocratie: c'est-à-dire que les citoyens riches, s'il en restait +quelques-uns, n'étant plus intéressés à nourrir, faire instruire et +habiller magnifiquement des choristes, comme sous le régime +démocratique, pour gagner la faveur du peuple et ses voix dans les +élections, il en résulta que le chœur, cessant d'être soutenu par les +fortunes particulières, et ne l'étant point, ne l'ayant jamais été par +le trésor public, devint de plus en plus pauvre et mince, et fut presque +réduit à rien. Enfin, la parabase, qui en était la partie vitale, l'âme +et l'aiguillon, en ayant été retranchée par ce décret, ce fut la mort du +chœur: il disparut. Dans la pièce que nous venons d'analyser, _les +Femmes à l'Assemblée_, il n'y a plus de parabase[126]; dans _Plutus_, +repris en 388, il n'y a plus ni parabase ni chœur lyrique; il y a +seulement quelques vers prononcés par le chœur, c'est-à-dire par le +coryphée, dans le dialogue de la pièce. Dans plusieurs endroits est +marquée la place où le chœur proprement dit, le chœur lyrique, chantait +et dansait, selon la coutume, lors de la première représentation, en +408; mais la place est vide, le chœur n'y est plus. + +Ainsi périt la comédie _ancienne_. Et, chose singulière! elle périt +parce que les idées d'Aristophane avaient triomphé. En effet, qu'a-t-il +soutenu toujours? l'aristocratie et la paix. Et qu'a-t-il combattu +toujours? la démocratie et la guerre. Or, sa cause est victorieuse, les +faits sont pour lui, la paix est conclue, l'aristocratie triomphe, la +démocratie succombe, mais avec elle la liberté, et dès lors l'_ancienne_ +comédie. La démocratie revint plus tard avec Thrasybule, mais sans +rétablir la liberté du théâtre. + +Le poëte comique, ne pouvant plus se prendre aux personnes ni aux choses +du temps, est obligé de se borner à la critique philosophique et +littéraire, ou à l'allégorie morale et à une sorte d'apologue en action; +c'est ce qu'on appelle la comédie _moyenne_, acheminement à la +_nouvelle_, qui entreprendra de peindre la vie privée, les mœurs +domestiques et les caractères. Pour la comédie en général, ce sera un +progrès; pour la comédie grecque, une décadence. En effet, elle cesse +d'être un combat, une discussion partiale et brûlante, en même temps +qu'un jet lyrique de l'ivresse dionysiaque; elle n'est plus qu'une œuvre +littéraire: or ce fut, chez les Grecs, un signe de décadence pour la +littérature, quand elle cessa de faire partie de la vie politique et +sociale, et qu'elle commença de se prendre elle-même pour fin et pour +objet. + +Le sort de la tragédie et celui de la comédie, comme le remarque +Schlegel d'une manière aussi ingénieuse que juste, furent +très-différents: l'une mourut de mort naturelle, et l'autre de mort +violente; la tragédie expira, lorsque ses forces se furent peu à peu +épuisées et qu'elle ne fut plus en état de se soutenir à son antique +hauteur; la comédie fut privée, par un acte du pouvoir suprême, de la +liberté illimitée, condition nécessaire de son existence. + +Horace, dans l'_Épître aux Pisons_, que l'on nomme communément _Art +poétique_, indique cette catastrophe en peu de mots: «À ces poëtes +(Thespis et Eschyle) succéda l'ancienne comédie, qui obtint de grands +succès; mais la liberté y dégénéra en licence et mérita d'être réprimée +par une loi. La loi fut portée, et le chœur se tut honteusement, quand +il n'eut plus le pouvoir de nuire.» + +Mais cette dernière raison n'est pas la principale. La principale est +celle que nous venons de dire: à savoir que la ruine des grandes +fortunes, d'une part, et de l'autre la difficulté de trouver des +choréges, lorsque l'intérêt politique eut cessé de les exciter, firent +d'abord réunir la chorégie comique et la chorégie tragique en une seule +_liturgie_[127], qui elle-même bientôt parut trop lourde à ceux que ne +stimulaient plus l'ambition et la soif de la popularité. C'est ce qui +causa la décadence du théâtre. Les corporations d'acteurs, en se +substituant à l'État, soutinrent seules, pendant quelque temps encore, +l'art dramatique, ou, pour mieux dire, en prolongèrent la +décadence[128]. + + * * * * * + +Ces réflexions étaient nécessaires avant l'analyse de _Plutus_. On ne +peut se défendre, en lisant cette comédie, d'une sorte de tristesse: on +sent qu'Athènes est humiliée, ruinée; plus de liberté, plus d'argent, +plus de joie dans les fêtes de Bacchus! Le poëte comique s'évertue à +mériter encore ce titre par des œuvres d'un esprit fin et par des +allégories délicates, mais où l'abstraction se fait un peu sentir. + +Au reste, si la fantaisie est moins vive, moins impétueuse, moins +lyrique dans _Plutus_ que dans les autres comédies d'Aristophane, en +revanche elle est plus morale, plus relevée et plus sévère. C'est ce que +fera voir l'analyse de la pièce. + +Le laboureur Chrémyle, homme de bien et pauvre, s'apercevant que la +fortune n'a de faveurs que pour les scélérats et les parjures, les +sycophantes, les orateurs vendus, va demander à l'oracle d'Apollon s'il +a eu tort de rester honnête homme, et, puisque «pour lui, le carquois de +sa vie est épuisé,» s'il ne doit pas songer à faire de son fils un +coquin[129], la voie de l'injustice et de l'iniquité paraissant être +celle du bonheur. + +N'admirez-vous pas comme, dès le début, la question se pose d'une +manière à la fois piquante et grave? En même temps, ne croit-on pas déjà +sentir un souffle de moralité ésopique ou socratique, je ne sais quel +parfum noble et pur, comme une exhalaison prochaine des jardins +d'Acadèmos. + +Apollon ordonne à Chrémyle de suivre la première personne qu'il +rencontrera au sortir du temple, de l'aborder et de l'emmener dans sa +maison. + +Cette première personne se trouve être Plutus. Il est aveugle. Chrémyle +lui demande qui il est. Plutus refuse d'abord de répondre; enfin les +menaces de Chrémyle et de son esclave Carion le contraignent à se faire +connaître. + + PLUTUS. + + Je suis Plutus. + + CARION. + + Toi, Plutus? en cet état misérable! + + PLUTUS. + + Oui. + + CHRÉMYLE. + + Quoi! lui-même? + + PLUTUS. + + Tout ce qu'il y a de plus lui-même! + + CHRÉMYLE. + + D'où viens-tu donc, en si piteux équipage? + + PLUTUS. + + De chez Patrocle[130], qui ne s'est pas baigné depuis sa naissance. + + CHRÉMYLE. + + Et qui est-ce qui t'a rendu aveugle, dis-moi? + + PLUTUS. + + C'est Jupiter, jaloux des hommes. Quand j'étais jeune, je le + menaçai de ne visiter que les gens honnêtes, justes et vertueux; + alors il me rendit aveugle, pour m'empêcher de les reconnaître, + tant il est jaloux des gens de bien[131]! + + CHRÉMYLE. + + Cependant les gens de bien et les justes sont les seuls qui + l'honorent! + + PLUTUS. + + C'est vrai. + + CHRÉMYLE. + + Eh bien donc, si tu recouvrais la vue, tu fuirais les méchants? + + PLUTUS. + + Sans doute. + + CHRÉMYLE. + + Tu visiterais les bons? + + PLUTUS. + + Assurément. Il y a si longtemps que je n'en ai vu! + + CHRÉMYLE. + + Ce n'est pas étonnant: moi qui vois clair, je n'en aperçois pas non + plus! + +Et il regarde les spectateurs. + +Chrémyle promet à Plutus de le guérir et de lui rendre la vue, s'il +consent à demeurer chez lui. Plutus veut rester aveugle, il craint la +colère de Jupiter.--«Mais, dit Chrémyle, que serait, au prix de ta +puissance, celle de Jupiter et de ses tonnerres, si tu recouvrais la +vue, fût-ce peu d'instants?» Et il le lui prouve par une série de +questions et de répliques subtiles, qu'on pourrait prendre, par moments, +pour une page détachée des dialogues de Platon. Le ton comique se +maintient par toutes sortes de plaisanteries et d'allusions aux choses +et aux personnes du temps, que le poëte, habilement, entremêle aux +subtilités philosophiques. Le dialogue se termine ainsi. + + CHRÉMYLE. + + Enfin, Plutus, c'est par toi que tout se fait; tu es la seule et + unique cause du bien comme du mal; n'en doute pas! + + CARION. + + À la guerre, la victoire est toujours du côté où tu fais pencher la + balance[132]. + + PLUTUS. + + Quoi! à moi seul, je peux faire tant de choses? + + CHRÉMYLE. + + Et bien d'autres encore! Aussi jamais personne ne se lasse de toi. + On se rassasie de tout le reste: d'amour,... + + CARION. + + De pain, + + CHRÉMYLE. + + De musique, + + CARION. + + De friandises, + + CHRÉMYLE. + + D'honneur, + + CARION. + + De gâteaux, + + CHRÉMYLE. + + De gloire, + + CARION. + + De figues, + + CHRÉMYLE. + + D'ambition, + + CARION. + + De bouillie, + + CHRÉMYLE. + + De pouvoir, + + CARION. + + De lentilles[133], + + CHRÉMYLE. + + Mais de toi on ne se rassasie jamais! Qu'on ait treize talents, on + désire d'autant plus en avoir seize. Si on atteint ce chiffre, on + en veut quarante[134]; sans quoi on ne saurait vivre! + +Plutus consent enfin à rester chez Chrémyle, qui, en brave homme et en +bon cœur (le caractère se suit bien) invite aussitôt les laboureurs ses +voisins à venir partager sa joie. Ce sont eux qui forment le chœur de la +pièce. + +Pour guérir Plutus de sa cécité, il veut le faire coucher une nuit dans +le temple d'Esculape[135]. Comme il s'apprête à l'y conduire, une femme +lui barre le chemin; c'est la Pauvreté,--qui ne souffrira pas qu'on +essaye de la chasser de partout.--Ici vous sentez un peu l'abstraction. +Pourtant l'allégorie est belle, et soutenue avec une éloquence qui fait +songer encore à Prodicos, à Xénophon, à Platon et à Socrate. + +La Pauvreté leur prouve que, loin d'être l'auteur de tous les maux comme +on le croit vulgairement, elle est l'auteur de tous les biens; et que +rendre la vue à Plutus, ce serait faire la plus grande des folies: +supposé, en effet, que Plutus, la Richesse, se donne à tous également, +personne ne voudra plus rien faire; c'est la ruine de l'industrie et du +commerce; des sciences, des lettres et des arts. «Qui se souciera de +forger le fer? de construire des vaisseaux? de faire des habits? de +fabriquer des roues? de tailler le cuir? de faire de la brique? de +blanchir, de corroyer; de labourer la terre pour en tirer les dons de +Cérès,--si l'on peut vivre sans travailler, dans une oisiveté parfaite?» + +Un phalanstérien aurait réponse prête: la théorie du travail +attrayant;--réponse plus spécieuse que solide, et qui compte sans _la +papillonne_ du même système, autrement puissante que _la cabaliste_! Le +travail attrayant est sujet au caprice, et le caprice ne permet pas +d'accomplir des œuvres ardues, surtout des travaux plats et monotones, +comme ceux dont se compose la vie quotidienne de la plupart des hommes. +L'héroïsme d'une minute est plus facile que le travail suivi, le +dévouement quotidien, obscur. + +Le bonhomme Chrémyle ne répond guère plus solidement. + + CHRÉMYLE. + + Tu radotes! tous ces travaux, nos serviteurs nous les feront. + + LA PAUVRETÉ. + + Où donc trouveras-tu des serviteurs? + + CHRÉMYLE. + + Nous en achèterons avec de l'argent. + + LA PAUVRETÉ. + + Et qui donc d'abord voudra vendre, si tout le monde a de + l'argent?... Il te faudra donc labourer, bêcher, te livrer à toutes + sortes de travaux: ta vie sera bien plus pénible qu'elle ne l'est + aujourd'hui. + + CHRÉMYLE. + + Que ce présage retombe sur ta tête! + + LA PAUVRETÉ. + + Tu n'auras plus, ni lit pour te coucher, où en trouveras-tu? ni + tapis, qui voudra en faire, s'il a de l'or? ni parfums pour la + toilette de ta jeune femme, ni étoffes brochées et teintes en + pourpre pour sa parure. Et cependant à quoi sert d'être riche, si + l'on est privé de toutes ces jouissances? Grâce à moi, au + contraire, vous avez aisément tout ce qu'il vous faut: comme une + maîtresse vigilante, je force l'ouvrier par le besoin à travailler + pour gagner sa vie[136]. + + CHRÉMYLE. + + Quels autres biens peux-tu donner que des brûlures au feu de + l'étuve publique[137], que les cris des enfants affamés et des + vieilles femmes gémissantes; que les puces, les poux, les cousins, + dont le bourdonnement nous réveille et nous dit: «Lève-toi pour + crever de faim!» Et quels autres habits que des haillons? quel lit, + qu'une litière de joncs pleine de punaises qui nous empêchent de + fermer l'œil? Pour couverture, une natte pourrie; pour oreiller, + une grosse pierre sous la tête: en guise de pain, des racines de + mauve; pour tout potage, des feuilles de rave sèches; pour siége, + un vieux tesson de cruche; pour pétrin, une douve de tonneau + fendue; voilà les biens dont tu nous combles! + + LA PAUVRETÉ. + + Cette vie-là n'est pas la mienne; c'est celle des mendiants que tu + décris! + + CHRÉMYLE. + + Mendicité n'est-elle pas sœur de Pauvreté? + + LA PAUVRETÉ + + Comme Denys, pour vous, est frère de Thrasybule! Mais telle n'est + point; telle ne sera jamais ma vie. La mendicité consiste à végéter + sans posséder rien; la pauvreté, à vivre d'épargne et de travail: + point de superflu, mais le nécessaire! + + CHRÉMYLE. + + Vie heureuse, ma foi! d'épargner et de se donner de la peine, pour + ne pas laisser de quoi se faire enterrer! + + LA PAUVRETÉ. + + Tu plaisantes et tu railles, au lieu de parler sérieusement, quand + tu refuses de reconnaître que je sais, bien mieux que Plutus, + rendre les hommes forts et de corps et d'esprit. Avec lui, ils sont + lourds, ventrus, goutteux, chargés d'un honteux embonpoint; avec + moi, minces, à taille de guêpes, et redoutables à l'ennemi. + + CHRÉMYLE. + + C'est en les affamant, sans doute, que tu leur donnes cette taille + de guêpes? + + LA PAUVRETÉ. + + Quant au moral, je m'en vais te prouver que la modestie habite avec + moi, et l'insolence avec Plutus. + + CHRÉMYLE. + + Ah! la belle modestie, que de voler et de percer les murs! + + BLEPSIDÈME. + + Eh bien! est-ce que le voleur n'est pas modeste, puisqu'il se + cache? + + LA PAUVRETÉ. + + Vois les orateurs dans les républiques, tant qu'ils sont pauvres, + ils plaident pour le bonheur du peuple et la gloire de la patrie; + mais, une fois que le peuple les a enrichis, ils ne se soucient + plus du droit, ils trahissent la nation, et dressent des embûches à + la démocratie. + + CHRÉMYLE. + + Tu dis vrai, quoique mauvaise langue; mais ne triomphe pas pour + cela, car je ne t'en ferai pas moins repentir d'avoir prétendu me + persuader que Pauvreté vaut mieux que Richesse. + + LA PAUVRETÉ. + + Tu ne peux cependant pas me réfuter; tu ne répliques que par des + moqueries et des propos en l'air. + + CHRÉMYLE. + + Eh bien! comment se fait-il donc que tous les hommes te fuient? + + LA PAUVRETÉ. + + C'est parce que je les rends meilleurs. Est-ce que les enfants ne + fuient pas les salutaires avis de leurs parents? Tant il est + difficile de discerner ce qui est bon! + +Le débat continue ainsi, mêlé de sérieux et de plaisant. Et Chrémyle, +bonhomme un peu entêté, s'écrie: «Tu ne me persuaderas pas, quand même +tu me persuaderais[138]!» Il finit par chasser la Pauvreté, qui lui dit +en s'éloignant: «Un jour tu me rappelleras.--Eh bien! tu reviendras +alors, répond Chrémyle; mais, pour le moment, va te faire pendre! J'aime +mieux être riche.» + +Quelle admirable scène! Que de sens, d'esprit, d'éloquence! Horace a +raison de le dire, la comédie peut hausser le ton quelquefois. Jamais +elle ne le haussa davantage. Ni le père du _Menteur_ arrachant à son +indigne fils le titre de gentilhomme, ni le père de _Don Juan_ +reprochant à cet hypocrite scélérat de déshonorer sa noblesse, ni +Cléante flétrissant la fausse dévotion et la tartuferie, ne font rien +entendre de plus fort, de plus grand, de plus beau. + +La conclusion de cette scène, c'est plus que le _fecunda virorum +Paupertas_[139] du poëte; c'est, à savoir, que le travail est la +condition de notre nature, la loi, non-seulement physique, mais morale, +la dignité, la sauvegarde et la consolation de la vie humaine. Il nous +sauve, en effet, soit des plaisirs qui nous dissipent et parfois nous +corrompent, soit de la préoccupation constante du problème de notre +destinée, et de cette pensée, unique de l'infini, qui mène à la folie ou +à l'_abétissement_ recommandé en propres termes par Pascal. Le travail +nous courbe physiquement, mais nous tient debout moralement. Ceux qui +n'aiment pas le travail finissent tôt ou tard par s'avilir. Ô la fausse +doctrine qui prétend que le travail est un châtiment! + +Une telle scène est, à elle seule, un monument littéraire et moral. + + * * * * * + +Chrémyle conduit Plutus au temple d'Esculape. Plutus y recouvre la vue: +fidèle à sa promesse, il ne favorisera que les gens de bien. + +Le poëte fait raconter par l'esclave Carion à Myrrhine, femme de +Chrémyle, comment Plutus a recouvré la vue, et saisit cette occasion de +montrer au doigt les fraudes des prêtres avides, le charlatanisme des +médecins. Myrrhine répond à ces révélations de Carion, en bonne dévote +un peu scandalisée. + +Plutus guéri revient avec Chrémyle, et l'enrichit de tous les biens. +Chrémyle aussitôt se voit obsédé des innombrables courtisans de toute +fortune nouvelle[140]. Il a peine à se dégager de cet encombrement +d'amis. «Allez vous faire pendre! Ah! que d'amis se montrent tout à +coup, quand on est heureux! Ils me percent de leurs coudes, ils me +meurtrissent les jambes, pour me témoigner leur tendresse!». + + * * * * * + +La dernière partie de la pièce nous présente le contraste assez plaisant +(c'est un des procédés d'Aristophane) de fripons subitement ruinés et +d'honnêtes gens subitement enrichis par la guérison de Plutus: une +révolution sociale sous forme comique. + + UN SYCOPHANTE. + + Ah! quel coup! je suis ruiné par ce misérable Plutus! Il faut le + rendre aveugle de nouveau, s'il y a encore une justice! + + UN HOMME JUSTE. + + Je ne crois pas me tromper en disant que cet homme ruiné était un + coquin. + + CHRÉMYLE. + + Alors, par Jupiter! son malheur est justice! + + LE SYCOPHANTE. + + Où est, où est celui qui à lui seul avait promis de nous enrichir + tous, s'il recouvrait la vue? Au contraire, il ruine les gens! + + CHRÉMYLE. + + Qui donc ruine-t-il? + + LE SYCOPHANTE. + + Mais, moi d'abord! + + CHRÉMYLE. + + Tu étais sans doute un coquin et un voleur? + + LE SYCOPHANTE. + + C'est vous plutôt qui êtes des misérables! je suis sûr que c'est + vous qui avez mon argent! + +Et ce sycophante essaye de prouver que Plutus a ruiné la république. + + * * * * * + +Ensuite une vieille femme vient se plaindre d'être abandonnée par un +beau jeune homme à qui elle donnait de l'argent, et qui, devenu riche, +se moque d'elle. + + LA VIEILLE. + + Il était si joli, si bien fait, si honnête! il se prêtait si bien à + mes désirs, et s'en acquittait si parfaitement! De mon côté, je ne + lui refusais rien. + + CHRÉMYLE. + + Et qu'est-ce qu'il te demandait d'ordinaire? + + LA VIEILLE. + + Peu de chose: il était avec moi d'un discrétion étonnante! Tantôt + c'étaient vingt drachmes pour un manteau, ou huit pour des + chaussures; ou bien il me priait d'acheter des tuniques pour ses + sœurs, une petite robe pour sa mère; tantôt il avait besoin de + quatre boisseaux de blé. + + CHRÉMYLE. + + En effet, c'était peu de chose, et j'admire sa discrétion! + + LA VIEILLE. + + Et ce n'était pas, disait-il, l'intérêt qui le portait à me rien + demander, mais la tendresse! c'était afin que ce manteau donné par + moi lui rappelât sans cesse mon souvenir! + + CHRÉMYLE. + + Tendresse étonnante, en effet! + + + LA VIEILLE. + + Hélas! il n'en est plus ainsi; et le perfide est bien changé! Je + lui avais envoyé ce gâteau et les autres friandises que tu vois sur + cette assiette, en lui annonçant ma visite pour ce soir... + + CHRÉMYLE. + + Eh bien! qu'a t-il fait? + + LA VIEILLE. + + Il m'a renvoyé mes cadeaux; en y ajoutant cette tarte, à condition + que je ne viendrais plus jamais chez lui, et avec cela il m'a fait + dire: «Les Milésiens furent braves autrefois[141]!» + + CHRÉMYLE. + + L'honnête garçon! Que veux-tu? Pauvre, il dévorait n'importe quoi; + riche, il n'aime plus les lentilles! + + LA VIEILLE. + + Autrefois il venait chaque jour à ma porte! + + CHRÉMYLE. + + Pour voir si l'on t'enterrait? + + LA VIEILLE. + + Non, rien que pour entendre le son de ma voix. + + CHRÉMYLE. + + Et emporter quelque cadeau. + + LA VIEILLE. + + S'il me sentait triste, il m'appelait tendrement sa petite colombe, + son petit canard! + + CHRÉMYLE. + + Et ensuite il demandait pour avoir des souliers? + + LA VIEILLE. + + Un jour que je me rendais en char aux grands mystères, quelqu'un me + regarda; il en fut si jaloux, qu'il me battit toute la + journée[142]. + + CHRÉMYLE. + + C'est sans doute qu'il aimait à manger seul.[143] + + LA VIEILLE. + + Il me disait que j'avais les mains très-belles. + + CHRÉMYLE. + + Oui, quand elles lui tendaient vingt drachmes! + + LA VIEILLE. + + Que j'exhalais de ma personne un doux parfum. + + CHRÉMYLE. + + Quand tu lui versais du Thasos! + +Ensuite, viennent des répliques plus grosses, pour divertir la populace: +il en fallait pour tous les goûts. Un théâtre, fait pour tout un peuple, +ne peut pas être aussi châtié, aussi pur, qu'un théâtre restreint, fait +seulement pour les classes lettrées et polies. Cela explique bien des +choses soit dans Aristophane, soit dans Shakespeare. + +Bien plus! le jeune homme paraît à son tour, et, non content +d'abandonner la vieille, l'insulte grossièrement et platement. C'est +dans une telle scène qu'on peut mesurer toute la distance qui sépare la +civilisation grecque de la nôtre. Certes, ce qu'on appelle chez nous la +jeunesse dorée ne brille guère par la politesse envers les femmes; mais +le plus malotru, le plus brutal de nos jeunes gens d'aujourd'hui ne +dirait pas à la dernière des prostituées une seule des plaisanteries +ignobles que dit ce jeune athénien à cette malheureuse. + +Après un chœur que l'on n'a plus, les spectateurs voyaient entrer +Mercure. + +Hermès, toujours affamé[144], déserte le parti des dieux, à qui les +hommes n'offrent plus de sacrifices depuis que Plutus règne sur la +terre. Il vient se mettre au service de Chrémyle, hôte de Plutus. + +«Quoi! lui dit l'esclave Carion, tu quitterais les dieux pour rester +ici? + +--On est beaucoup mieux chez vous, dit Hermès. + +--Mais déserter? crois-tu que ce soit honnête?» + +Hermès, déclamant un vers de tragédie: + +La patrie est partout où l'on se trouve heureux! + +Il ne faut pas perdre de vue qu'Hermès, quoiqu'il soit gourmand et +voleur, est le dieu des arts et de l'éloquence: ce n'est pas sans +intention que le poëte nous le fait voir, en ce temps de _ploutocratie_, +désertant les hauteurs célestes pour venir, lui aussi, offrir et ses +hommages et ses services à la divinité de l'or; allégorie qui parle +d'elle-même, mais que de trop nombreux exemples pourraient au besoin +commenter. + + * * * * * + +Un prêtre même de Jupiter abandonne les autels du maître de l'Olympe, et +se consacre au culte de Plutus, souverain des hommes et des dieux! En +d'autres termes, la Religion, aussi bien que l'Art, s'agenouille devant +la Richesse. Les exemples de cela ne manqueraient pas non plus. + +De pareils traits, de pareilles scènes, est-ce là ce que Voltaire +appelle «des farces dignes de la foire Saint-Laurent?» car c'est ainsi +qu'il qualifie les comédies d'Aristophane. La Harpe, disciple trop +fidèle en ce point, se hâte de jurer _in verba magistri_. Au reste, le +grand Eschyle lui-même n'était-il pas à leurs yeux «un barbare?» Et +Fontenelle, moins poliment, ne disait-il pas en parlant de ce +Shakespeare athénien: «C'est une manière de fou?»--Pourquoi Aristophane +aurait-il trouvé grâce devant ces Français entichés de leur pays et de +leur temps? + + * * * * * + +Lucien, qui à certains égards a mérité d'être appelé le Voltaire grec, a +mieux compris Aristophane, et s'en est souvent inspiré. _Timon_ est un +reflet de _Plutus_: l'un, comme l'autre, est une satire de l'injuste +répartition des biens, et une peinture des péripéties qu'amènent la +richesse et la pauvreté. Plusieurs personnages de ce dialogue, Richesse, +Pauvreté, Hermès, sont les mêmes que ceux de la comédie.--Shakespeare, à +son tour, a repris ce sujet, dans sa pièce intitulée: _Timon d'Athènes_. + + * * * * * + +Les Aristophanes de nos jours ont refait le _Plutus_ de diverses +manières et sous différents titres: Bulwer, _l'Argent_; Alexandre Dumas +fils, _la Question d'Argent_; Balzac, _Mercadet_; etc. + +George Sand, admirant _Plutus_ comme il convient, en a fait une +imitation[145]. Le tort de l'illustre écrivain est d'avoir mêlé à cette +fable antique des sentiments modernes: par exemple, d'avoir donné à +Chrémyle une fille qui aime un esclave nommé Bactis. + + * * * * * + +Si cette comédie de _Plutus_ n'est pas une des plus vives entre celles +qui nous sont parvenues comme spécimens du génie d'Aristophane, elle est +une des plus hautes et des plus nobles, prise dans sa généralité, dans +son esprit et dans sa conclusion: car enfin, c'est là la moralité, en +même temps que le poëte stigmatise la cupidité, l'égoïsme et les autres +vices des hommes, il fait voir, par l'exemple de Chrémyle, qu'on peut +rester honnête tout en devenant riche; il montre aussi, chose +consolante, que, si les gredins et les scélérats peuvent réussir pour un +temps, leur règne n'est pas éternel: un tour de roue de la fortune les a +portés en haut, un autre les renverse. Si leur triomphe paraît long, +c'est eu égard à la brièveté de la vie des individus qui souffrent; mais +il est court dans le développement général de l'humanité. + +Cette comédie eut l'honneur assez rare d'être représentée deux fois: car +ordinairement c'était pour une représentation unique que ces grands +poëtes athéniens prenaient la peine de composer et d'écrire, de faire +apprendre par cœur et répéter aux acteurs et aux choristes une comédie, +ou une tragédie, ou un drame de Satyres. Que de soins et de travaux pour +une heure ou deux! Quelle princière munificence de l'esprit et du +génie[146]! + +_Plutus_ eut donc cette gloire exceptionnelle d'être repris une seconde +fois, après une vingtaine d'années. + + * * * * * + +La comédie _moyenne_ ne fut pas toujours, tant s'en faut! d'un caractère +si élevé, d'une intention si philosophique! Nous savons, d'autre part, +que la gastronomie y jouait un rôle très-important; les curiosités +littéraires aussi, les _griphes_ par exemple.--Il faut donc nous +féliciter de ce que l'unique échantillon de la comédie _moyenne_ épargné +par le temps soit justement un des plus nobles. + + * * * * * + +Revenons à la comédie _ancienne_, pour ne la plus quitter. + + + + +III + +COMÉDIES LITTÉRAIRES. + + +Après les quatre comédies politiques et les quatre comédies sociales, il +nous reste à analyser les trois comédies littéraires. Ce sont: + +_Les Femmes aux fêtes de Cérès_, + +_Les Grenouilles_, + +_Les Oiseaux_. + +De même qu'il y a deux comédies politiques contre Cléon, _les +Acharnéens_ et _les Chevaliers_, il y a deux comédies littéraires contre +Euripide, _les Femmes aux fêtes de Cérès_ et _les Grenouilles_, outre +une scène des _Acharnéens_, et un grand nombre de traits épars dans +toutes les pièces; sans compter celles que nous avons perdues, _Proagon +Lemniæ_, etc. + + * * * * * + +On nous permettra de revenir en quelques mots sur la scène des +_Acharnéens_, que nous avons mentionnée seulement. + +On se rappelle que Dicéopolis, ayant dessein de prendre la parole devant +le peuple pour le convertir à la politique de la paix, imagine d'aller +emprunter à Euripide les haillons d'un de ses héros tragiques, afin de +mieux émouvoir l'Assemblée. + +Il frappe à la porte du poëte. C'est Céphisophon qui vient lui ouvrir. +Céphisophon était le collaborateur et l'ami d'Euripide, et un peu celui +de sa femme, dit-on. + +Encore une chose que notre siècle n'a pas inventée: le collaborateur! + + DICÉOPOLIS. + + Holà! quelqu'un! + + CÉPHISOPHON. + + Qui est là? + + DICÉOPOLIS. + + Euripide est-il à la maison? + + CÉPHISOPHON. + + Il y est et il n'y est pas. + + DICÉOPOLIS. + + Comment peut-il y être et n'y être pas? + + CÉPHISOPHON. + + Sans doute, bonhomme: occupé à chercher des vers subtils, son + esprit n'est pas au logis; mais son corps y est. Mon maître, perché + en l'air, compose une tragédie. + +La réplique de Céphisophon à Dicéopolis: «Il y est et il n'y est pas,» +semble une parodie de celles qu'Euripide prête souvent à ses +personnages; par exemple à Hippolyte: «La langue a juré, mais non pas le +cœur!» Ou bien «Phèdre, en n'étant pas sage (_par son amour_), a été +sage (_en m'accusant_); et moi, qui ai été sage (_par ma chasteté_), je +n'ai pas été sage (_en me laissant accuser_).--Corneille a des +subtilités semblables; par exemple, lorsque Chimène, dans sa douleur, +s'exprime ainsi: + + La moitié de ma vie (_mon amant_) a mis l'autre au tombeau, + (_mon père_) + Et m'oblige à venger, après ce coup funeste, + Celle que je n'ai plus (_mon père_) sur celle qui me reste + (_mon amant_). + +Le bon Dicéopolis est émerveillé de la réponse de Céphisophon, et +s'écrie: + + O trois fois heureux Euripide, d'avoir un serviteur qui réponde si + subtilement.--Appelle ton maître! + + CÉPHISOPHON. + + Impossible! + + DICÉOPOLIS. + + Appelle toujours: car je ne m'en irai point d'ici, et je resterai à + frapper.--Euripide, mon petit Euripide! si jamais tu as écouté + personne, écoute-moi! C'est Dicéopolis de Chollide qui t'appelle, + c'est moi! + + EURIPIDE, _derrière le théâtre_. + + Je n'ai pas le temps. + + DICÉOPOLIS. + + Fais-toi rouler ici[147]. + + EURIPIDE. + + Impossible. + + DICÉOPOLIS. + + Cependant... + + EURIPIDE. + + Eh bien! pour rouler, oui, mais pour descendre, non. + +Alors on voit apparaître Euripide dans un panier suspendu à une corde,, +comme Socrate dans _les Nuées._ + + DICÉOPOLIS. + + Euripide! + + EURIPIDE, _avec une emphase tragique_. + + Quel son a frappé mon oreille? + + DICÉOPOLIS. + + Ainsi tu perches pour composer, au lieu d'écrire à terre? Je ne + m'étonne plus que tu fasses des héros boiteux[148]. Oh! comme te + voilà couvert de lambeaux tragiques et de haillons pitoyables. Je + ne m'étonne plus, que tes héros soient des mendiants!... Eh bien! + je t'en conjure à genoux, Euripide, donne-moi des haillons de + quelque vieille pièce: car j'ai à débiter au chœur une longue + tirade, et si je parle mal, je suis mort. + + EURIPIDE. + + Quelles guenilles veux-tu? Celles dont j'ai affublé le pauvre vieux + Œnée? + + DICÉOPOLIS. + + Non: pas celles, d'Œnée! celles d'un plus malheureux encore! + + EURIPIDE. + + Veux-tu celles de Phénix, l'aveugle? + + DICÉOPOLIS. + + Non, celles d'un autre encore plus infortuné! + + EURIPIDE. + + Mais quelles loques demande-t-il donc? Est-ce celles du pauvre + Philoctète que tu veux dire? + + DICÉOPOLIS. + + Point; mais d'un bien plus pauvre encore! + + EURIPIDE. + + Seraient-ce les sales guenilles du boiteux Bellérophon? + + DICÉOPOLIS. + + Non; pas Bellérophon! Celui que je veux dire était à la fois + boiteux, mendiant, bavard et beau parleur. + + EURIPIDE. + + Ah! j'y suis! c'est Télèphe, le Mysien[149]! + + DICÉOPOLIS. + + Oui, Télèphe! Télèphe! Donne-moi ses haillons, je t'en supplie! + + EURIPIDE. + + Garçon, donne-lui les haillons de Télèphe, ils sont au-dessus de + ceux de Thyeste, avec ceux d'Ino. + + CÉPHISOPHON, _à Dicéopolis_. + + Tiens, les voici!... + + DICÉOPOLIS, _étalant le manteau troué_. + + O Jupiter, dont l'œil perce tout, laisse-moi revêtir le costume de + la misère! Euripide, achève ton bienfait en me donnant le petit + bonnet mysien qui va si bien avec ces haillons. Il me faut + aujourd'hui avoir l'air d'un mendiant, «être ce que je suis, mais + ne point le paraître[150].» Les spectateurs sauront bien qui je + suis, mais le chœur sera assez bête pour l'ignorer, je + l'entortillerai de mes sentences. + + EURIPIDE. + + Je te donnerai le bonnet, en faveur du noble projet que médite ton + habile esprit. + + DICÉOPOLIS. + + «Que les dieux contentent tes désirs, et ceux que je forme pour + Télèphe[151]!» Ah! je me sens déjà tout bourré de sentences! Mais + il me faut aussi un bâton de mendiant. + + EURIPIDE. + + Le voici. «Et maintenant, éloigne-toi de ces portiques[152]!» + + DICÉOPOLIS. + + «Ah! mon âme! tu vois comme on te chasse de cette maison[153],» + quand il te faut encore tant de petits accessoires! Mais soyons + pressant, opiniâtre, importun. Euripide, donne-moi un petit panier, + et dedans une lampe allumée. + + EURIPIDE. + + Et qu'as-tu à faire de ce panier-là? + + DICÉOPOLIS. + + Rien; mais je veux l'avoir tout de même. + + EURIPIDE. + + Ah! que tu m'ennuies! sors de ma maison! + + DICÉOPOLIS. + + Hélas!... Puissent les dieux t'accorder un aussi brillant destin + qu'à ta mère[154]! + + EURIPIDE. + + Hors d'ici, je te prie! + + DICÉOPOLIS. + + Oh! seulement une petite écuelle ébréchée! + + EURIPIDE. + + Allons, prends, et va te faire pendre. Tu es assommant, sais-tu? + + DICÉOPOLIS. + + «Ah! tu ignores le mal que tu me fais!» Mon bon Euripide chéri, + plus rien qu'une petite cruche bouchée avec une éponge. + + EURIPIDE. + + Malheureux! tu m'enlèves ma tragédie. Allons, tiens et va-t'en. + + DICÉOPOLIS. + + Je m'en vais; mais, grands dieux! il me faut encore une chose: si + je ne l'ai pas, je suis un homme mort. Écoute-moi, mon petit + Euripide, donne-moi encore cela, et je m'en vais, je ne reviens + plus: quelques petites herbes dans mon panier[155]! + + EURIPIDE. + + Tu veux donc ma ruine! Tiens, mais c'en est fait de mes drames. + + DICÉOPOLIS. + + Je ne demande plus rien, je m'en vais. «Importun, je ne songe pas + que j'excite la haine des rois!...» Ah! malheureux! je suis perdu! + j'ai encore oublié une chose sans laquelle tout le reste n'est + rien. Euripide, mon excellent, mon cher Euripide, que je meure + misérablement, si je te demande encore une seule chose après + celle-ci, la dernière de toutes, la vraie dernière: donne-moi de ce + cerfeuil que ta mère t'a laissé en héritage. + + EURIPIDE. + + L'insolent! (_à Céphisophon:_) Garçon, ferme la porte à clef. + +Voilà cette scène curieuse, étrange. Retranchons-en par la pensée ce qui +n'eût pas dû s'y trouver: les allusions à la profession de la mère +d'Euripide; il faut avouer qu'elles sont misérables: comme il arrive +d'ordinaire, c'est une faute d'esprit en même temps que de cœur. Qu'y +a-t-il en effet de piquant à rappeler qu'Euripide est fils d'une +verdurière? qu'est-ce que cela peut enlever au mérite du grand poëte? +Cela ne pourrait qu'y ajouter: car, supposé que la première éducation +eût fait défaut à cet esprit, il aurait donc développé tout seul et par +sa propre force ses germes naturels; il se serait donc fait lui-même: on +ne voit pas en quoi sa gloire en serait amoindrie ou obscurcie. Entre +deux hommes ou deux arbres dont les têtes sont au même niveau, est-ce +que celui qui part de plus bas n'est pas réellement le plus grand des +deux? Ainsi l'on doit reconnaître qu'ici la pensée d'Aristophane ne vaut +pas mieux que ses sentiments. + +Mais, en laissant de côté ces sottes allusions, les critiques +littéraires du poëte comique ne manquent ni d'agrément ni de justesse. +Les subtilités où se complaisait le génie déjà très moderne d'Euripide, +et l'excès de son _réalisme_, comme l'on dirait aujourd'hui, prêtaient +matière à raillerie, et l'esprit satirique d'Aristophane en a su tirer +bon parti. Il y a là un grand nombre de plaisanteries de bon aloi, et un +trait qui était devenu proverbe: «Malheureux! tu m'enlèves ma tragédie!» + +Pour qui étudie l'art de présenter la critique littéraire sous une forme +vive et dramatique, cette scène des _Acharnéens_ est un modèle. + + * * * * * + +Or elle est comme le prélude des _Femmes aux fêtes de Cérès_ et des +_Grenouilles_. + +Notons d'autre part, qu'il y a trois comédies d'Aristophane où les +femmes,--les femmes grecques,--figurent comme personnages principaux; ce +sont:_Lysistrata_,--_les Femmes à l'Assemblée_,--et celle-ci: _les +Femmes aux fêtes de Cérès_. + + + + +LES FEMMES AUX FÊTES DE CÉRÈS. + + +On dit qu'il y eut deux pièces portant ce titre, qui est en grec: _les +Thesmophoriazuses_. Ou bien ce serait la même pièce qui, ayant eu sous +sa première forme, peu de succès (s'il en faut croire Artaud), aurait +été refondue. Il ajoute cette remarque: «Un passage cité par Aulu-Gelle +(livre XV, ch. XX) et par Clément d'Alexandrie (_Stromat._, livre VI) +comme de la première édition, se trouve dans la pièce telle que nous +l'avons aujourd'hui; un autre que cite Athénée comme appartenant à la +seconde, ne s'y trouve point: d'où il résulte que nous avons la +première;» celle, par conséquent qui eut peu de succès. + +Cependant, la pièce, telle que nous la possédons, n'est à mon avis, ni +moins bien menée, ni moins gaie, ni moins gaillarde même, que +_Lysistrata_. Peut-être un peu moins serrée seulement. Elle est remplie +de parodies, et extrêmement littéraire, soit par le fond, soit par la +forme. + +_Les Thesmophoriazuses_, c'est à dire les Femmes célébrant les Fêtes de +Cérès et de Proserpine. L'assemblée des Thesmophoriazuses se formait de +la manière suivante: chaque tribu élisait deux femmes qui prenaient part +à la fête; en montant à Éleusis, elles portaient sur la tête les livres +sacrés où étaient écrites les lois de Cérès, appelées Θεσμοί: +de là le nom de _Thesmophories_: procession où l'on portait les +_Thesmoi_. On ne sait pas avec certitude si, comme Théodoret l'assure, +les femmes adoraient dans ces mystères le signe représentatif des +parties qui distinguent leur sexe, ainsi que cela se pratiquait aux +mystères d'Éleusis; mais Apollodore dit formellement qu'elles se +permettaient dans ces fêtes les propos les plus lascifs, en mémoire de +ceux avec lesquels Iambè ou Baubo, selon les vers attribués à Orphée, +avait fait rire Cérès malgré sa douleur, lorsqu'elle était venue chez +Célée, en cherchant Proserpine. + +Quoi qu'il en soit, l'entrée du temple où les femmes célébraient ces +fêtes était interdite aux hommes. + + * * * * * + +Aristophane donc imagine qu'elles saisissent cette occasion pour +délibérer à huis clos sur les moyens de se venger d'Euripide, qui ne +cesse de les accabler d'injures dans ses tragédies: il ne présente sur +le théâtre que des Ménalippes et des Phèdres, jamais une Pénélope. +(Elles oublient Polyxène, Iphigénie, Électre, Alceste; la passion ne +voit jamais qu'un côté des choses.) Indignées, furieuses, elles ont +résolu de faire à Euripide un mauvais parti,--comme à Orphée les femmes +de Thrace,--comme celles de Meung à Jean Clopinel qui, dans la seconde +partie du _Roman de la Rose_, les traite moins délicatement que +Guillaume de Lorris dans la première. + +Euripide, par hasard, apprend le complot formé contre lui. Il songe +aussitôt combien il lui importerait d'avoir une avocate parmi ses +ennemies. Mais comment trouver une seule femme qui veuille prendre sa +défense? + +Il propose à Agathon, son confrère en tragédie, de se déguiser en femme, +il aura peu de chose à faire pour cela, et d'aller plaider adroitement +sa cause dans le conciliabule féminin. + +«Eh! que ne vas-tu toi-même te défendre? dit Agathon,--qui est arrivé +suspendu en l'air, comme Euripide dans la scène des _Acharnéens_. + +--Voici, répond Euripide: d'abord je suis connu; ensuite je suis chauve +et j'ai de la barbe. Toi, ta figure est belle, blanche et sans poil; tu +as une voix de femme, un air mignon.» + +Agathon cependant refuse.--Mnésiloque, beau-père d'Euripide, s'offre +pour jouer ce rôle périlleux. On commence à le raser, on l'écorche; il +crie, et veut s'enfuir avec sa figure à demi-rasée; on le retient de +force et on l'achève. Puis, on le flambe par le bas, selon l'usage des +femmes grecques; et cela, s'il vous plaît, en plein théâtre. + +«Aïe, aïe! on me brûle! De l'eau, voisins, de l'eau, avant que la +flamme...» + +La suite de cette toilette est intraduisible. + + * * * * * + +Tant y a qu'enfin, Mnésiloque, homme entre deux âges, est métamorphosé +en femme, encore plus que M. de Pourceaugnac ou Mascarille, ou Mme Gibou +et Mme Pochet. Ce travestissement devait faire une parade très amusante +pour le gros du public, surtout avec toutes les circonstances de +fantaisie bouffonne et licencieuse que nous n'avons pu qu'indiquer. + +C'étaient des hommes qui, dans les tragédies aussi bien que dans les +comédies, jouaient les rôles de femme chez les Grecs, du moins, à +l'époque de Périclès et jusqu'à celle d'Alexandre; de même chez les +Latins, au commencement; de même chez les Anglais, jusque du vivant de +Shakespeare; imaginez-vous Desdémona, ou Miranda, ou Ophélia, jouée par +un homme!--Dans un des prologues de ce poëte, on prie les spectateurs de +prendre patience parce que la reine n'est pas encore rasée. Dans nos +Mystères du moyen âge les rôles de femmes aussi bien que d'hommes furent +joués d'abord par des prêtres et des clercs, et cela au sein même des +églises, qui, en proscrivant le théâtre antique, devinrent le berceau du +théâtre moderne.--Jusque chez Molière, quelques personnages, Mme +Jourdain par exemple, et Philaminte, dit-on, ou plutôt Bélise à ce que +je pense, étaient jouées par l'acteur Hubert, auquel succéda Beauval. +Béjart le boiteux joua d'original le rôle de Mme Pernelle, et s'en +acquitta des mieux, dit le bon Robinet. De notre temps, à +Constantinople, on a représenté _le Malade imaginaire_ traduit en turc, +et tous les rôles étaient joués par de jeunes Turcs de la maison du +sultan. Argant et Toinette, Turcs! M. Purgon et Angélique, Turcs! M. +Fleurant, MM. Diafoirus et la petite Louison, Turcs! + +Mais autant par le masque et par les draperies, par la démarche et par +la diction, l'acteur grec s'il représentait Électre ou Myrrhine, +Déjanire ou Lysistrata, s'étudiait à produire l'illusion de la beauté ou +de la grâce féminines, autant, lorsqu'il représentait Mnésiloque +travesti en femme, il avait soin de conserver la laideur qui est +généralement l'apanage du sexe masculin dans l'âge mûr. + +Cet usage de faire jouer les rôles de femme par des hommes, explique la +liberté excessive, la licence gaillarde de tant de passages, et en +diminue relativement l'obscénité. + + * * * * * + +La scène, qui était d'abord devant les maisons d'Agathon et de +Mnésiloque, est transportée ensuite au temple de Cérès, dont on voit à +la fois l'intérieur et les abords avec une multitude de petites tentes; +ce qui pouvait donner lieu à un décor piquant, supposé qu'on voulût se +mettre en frais. + +Les femmes y tiennent séance, et y discutent, dans les formes d'une +délibération politique, la perte de leur ennemi, ce fils de fruitière +qui a l'audace de révéler au public leurs fraudes et leurs artifices, au +risque de rendre les maris clairvoyants! Si les maris ouvrent les yeux, +il n'y aura donc plus moyen ni de supposer des enfants, ni de s'évader +pendant la nuit! Déjà voilà qu'on met des verrous à leurs portes, et +même qu'on les scelle d'un cachet! Si encore elles pouvaient, ainsi +recluses, se consoler par la gourmandise! Mais non, toutes les +provisions, la farine, l'huile, le vin, sont aussi sous clef. + +Ce qui est assez comique c'est qu'Aristophane, au moment où il semble +critiquer indirectement les duretés d'Euripide envers les femmes, ne se +montre pas moins cruel à leur égard. + +Mnésiloque, d'un ton de fausset qu'il essaye de rendre argentin, prend +la défense de l'accusé.--Et le poëte dans ce cadre, continue la satire +des femmes, thème que reprendront plus tard Juvénal, Boileau et tant +d'autres: car le mal qu'on a dit des femmes pourrait fournir bien des +volumes[156]. + + MNÉSILOQUE. + + Je ne m'étonne point, ô femmes, que les médisances d'Euripide + excitent contre lui votre colère et fassent bouillonner votre bile. + Moi-même, j'en jure par mes enfants, je hais cet homme: ne pas le + haïr serait insensé! Cependant, réfléchissons un peu: nous sommes + seules et n'avons pas à craindre que nos paroles soient divulguées. + Pourquoi lui faire un crime capital d'avoir révélé deux ou trois de + nos mauvais tours, quand nous les comptons par milliers? car moi, + d'abord, sans parler d'aucune autre, j'ai sur la conscience pas mal + de péchés; celui-ci, par exemple, qui n'est pas mince: J'étais + mariée depuis trois jours; mon mari dormait près de moi; j'avais un + ami qui avait pris mon pucelage lorsque j'avais sept ans; poussé + par sa passion, il vint gratter à la porte; je l'entendis et + quittai le lit doucement. Mais mon mari me dit: Où vas-tu?--Où? + j'ai la colique, mon ami; je souffre horriblement; je vais au + cabinet.--Va, dit-il. Et alors, il broie pour moi des graines de + cèdre, de l'anis, de la sauge, pendant que moi, graissant les + gonds, j'allai à mon amant; et là, près de la porte, courbant mon + corps, et prenant pour appui l'autel et le laurier sacré,... je fus + à lui.--Voyez, cependant, est-ce qu'Euripide a jamais parlé de + cela? Et, quand nous accordons nos complaisances à des esclaves ou + à des muletiers, à défaut d'autres, en parle-t-il? Et quand, après + une nuit d'amour avec quelque galant, nous mangeons de l'ail dès le + matin, pour rassurer par cette odeur le mari qui revient de monter + la garde sur le rempart; Euripide, dites-moi, en a-t-il jamais + soufflé mot? S'il maltraite Phèdre, que nous importe? Il n'a jamais + parlé non plus de cette femme qui, en déployant un manteau devant + son mari, sous prétexte de le lui faire admirer au grand jour, + masque ainsi l'amant qui s'évade. J'en connais une autre qui + pendant dix jours fit semblant d'être en mal d'enfant, jusqu'à ce + qu'elle en eût acheté un; le mari allait de tous côtés chercher des + drogues pour hâter la délivrance; une vieille apporta l'enfant dans + une marmite, et, pour l'empêcher de crier, elle lui avait mis du + miel plein la bouche; elle fait signe à l'autre qui pousse des + cris, et dit: Va-t'en, va-t'en, mon homme, car je sens que + j'accouche!» C'est que le petit jouait des talons contre le ventre + de la marmite[157]. Le mari s'en va tout joyeux; la vieille ôte le + miel de la bouche de l'enfant; il se met à vagir; alors elle, la + vieille sorcière, qui l'avait apporté, court après le mari et dit + en souriant: «C'est un lion, un lion, qui t'est né! ton portrait + vivant, dans toutes ses parties, et même dans celle-ci, toute + pareille à la tienne et torse comme une pomme de pin!» Ne sont-ce + pas là de nos tours? Oui, par Diane! Eh bien alors, pourquoi nous + fâcher tant contre Euripide, qui en dit bien moins que nous n'en + faisons?» + +Ce plaidoyer trop favorable à Euripide inspire déjà à l'assemblée +quelques soupçons sur cette avocate inconnue; lorsque Clisthène, un +mignon qui a ses entrées chez les femmes, même aux Thesmophories, satire +sanglante pour dire que c'est un homme-femme, encore plus qu'Agathon, +vient leur donner avis qu'un homme s'est glissé parmi elles sous un +déguisement. + +«C'est impossible! s'écrie étourdiment Mnésiloque, quel est l'homme +assez fou pour se laisser épiler et flamber?»--Exclamation aussi comique +que celle de M. de Pourceaugnac, également déguisé en femme: «Ce n'est +pas moi!» crie-t-il aux archers qui le cherchent et qui, sans cette +imprudente parole, passaient devant _elle_, sans _le_ remarquer. + +La péripétie est la même: ce mot naïf de Mnésiloque achève de donner +l'éveil.--«Il faut, dit Clisthène, que toutes passent à +l'examen.»--Mnésiloque est inquiet: «Ah! grands dieux!» dit-il à +part.--On l'entoure, on veut procéder à la vérification:--cela toujours +en plein théâtre!--Scène plus que bouffonne, qui rappelle fort un +certain conte de La Fontaine, sur un sujet analogue:--un gaillard qui +s'est déguisé en nonne pour s'introduire dans un couvent de femmes. + +Mnésiloque voudrait bien s'en aller, ou se soustraire à l'examen qui le +menace. Il simule un besoin pressant; on le suit dans son coin, on ne le +quitte pas. + + CLISTHÈNE. + + Tu restes bien longtemps à pisser... + + MNÉSILOQUE. + + Hélas oui, j'ai une rétention d'urine: j'ai mangé hier du cresson. + + CLISTHÈNE. + + Que nous contes-tu avec ton cresson? Allons, viens ici! + + MNÉSILOQUE. + + Aïe! ne tire donc pas ainsi une pauvre femme souffrante! + + CLISTHÈNE. + + Dis-moi, qui est ton mari? + + MNÉSILOQUE. + + Mon mari?... Connais-tu à Cothocide un certain individu?... + + CLISTHÈNE. + + Qui? son nom? + + MNÉSILOQUE. + + C'est un individu à qui... un jour, quelqu'un, le fils d'un certain + individu... + + CLISTHÈNE. + + Tu patauges!... Voyons, es-tu déjà venue ici? + + MNÉSILOQUE. + + Mais sans doute, chaque année! + + CLISTHÈNE. + + Quelle est ta camarade de tente[158]? + + MNÉSILOQUE. + + C'est une certaine... (_à part_) Je suis pincé! + + CLISTHÈNE. + + Tu ne réponds pas. + + UNE FEMME. + + Laisse: je vais la questionner comme il faut sur les cérémonies de + l'année dernière. Éloigne-toi: car tu es homme, tu ne dois rien + entendre de cela.--Voyons; dis-moi; quelle fut la première + cérémonie qui fut accomplie par nous? Réponds, quelle fut la + première? + + MNÉSILOQUE. + + La première, ce fut de boire. + + LA FEMME. + + Et après, quelle fut la seconde? + + MNÉSILOQUE. + + Ce fut de boire à nos santés. + + LA FEMME. + + Tu auras su cela de quelqu'un. Et en troisième lieu? + + MNÉSILOQUE. + + Xénylla demanda une coupe: car il n'y avait pas de pots de + chambre... + + LA FEMME. + + Tu ne me dis rien qui vaille.--Viens, Clisthène, viens: c'est + l'homme dont tu nous parles. + + CLISTHÈNE. + + Eh bien! que faut-il faire? + + LA FEMME. + + Ote-lui ses vêtements. Il ne dit rien qui ait le sens commun. + + MNÉSILOQUE. + + Quoi! vous mettrez toute nue une mère de neuf enfants? + + CLISTHÈNE. + + Imprudent, ôte vite ce corset[159]! + + LA FEMME. + + Certes, voilà une solide gaillarde, mais elle n'a pas de tétons + comme nous. + + MNÉSILOQUE. + + C'est que je suis stérile, je n'ai jamais eu d'enfants. + + LA FEMME. + + Oui-dà? Tout à l'heure tu en avais neuf. + + CLISTHÈNE. + + Tiens-toi droit! Pourquoi essayes-tu de dissimuler quelque + chose[160]?... + + LA FEMME. + + Voyez: il n'y a pas à s'y tromper[161]! + + CLISTHÈNE. + + Où est-ce passé maintenant? + + LA FEMME. + + En avant. + + CLISTHÈNE. + + Mais non. + + LA FEMME. + + Ah! en arrière à présent! + + CLISTHÈNE. + + Mais c'est un va-et-vient, l'ami, plus que sur l'isthme de + Corinthe[162]! + + LA FEMME. + + Ah! le misérable! Voilà pourquoi il nous insultait et défendait + Euripide. + + MNÉSILOQUE. + + Aïe! malheureux, où me suis-je fourré?... + +N'est-ce pas, à peu de chose près, le conte de l'Abbesse et des +Lunettes? Seulement, auprès d'Aristophane, La Fontaine a l'air pudibond. +C'est qu'aussi les couvents cachaient ce que les phallophories +étalaient. + + * * * * * + +Le cas de l'infortuné Mnésiloque, malgré tous les efforts qu'il fait +pour le cacher, est donc à la fin découvert. Les femmes vont faire subir +au traître un châtiment terrible,--comme les blanchisseuses du +Gros-Caillou au perruquier libertin caché sous l'autel de la patrie, +dans le Champ de Mars, en 91. + +Mnésiloque s'empare d'un enfant qu'une femme portait dans ses bras, et +jure de le mettre à mort si on ne le laisse pas en repos. Il se trouve +que cet enfant est une outre de vin emmaillotée, que la femme baisait +tendrement, tétant au lieu d'être tétée. Mnésiloque lève le poignard sur +cette outre, comme Dicéopolis sur le panier à charbon des +Acharnéens.--La femme demande un vase pour recueillir le sang de son +enfant. + +Ces parodies de scènes tragiques quelconques sont suivies d'autres plus +directes de diverses pièces d'Euripide, _Palamède, Andromède, Hélène_. +De telles allusions, en grande partie perdues pour nous à qui ces +tragédies ne sont pas parvenues, avaient de l'intérêt pour les Athéniens +qui souvent voyaient représenter à peu d'intervalle les ouvrages +parodiés et les parodies, aimant à rire des choses même qui leur avaient +tiré des larmes, et s'accommodant aisément de voir tourner en ridicule +les œuvres qu'ils admiraient le plus. + + * * * * * + +En vain Mnésiloque se défend; en vain il essaye aussi de s'enfuir: on le +poursuit, et cela donnait lieu à une sorte d'entrée de ballet, comme on +aurait dit chez nous au dix-septième siècle, ou à un intermède de danse, +comme nous dirions aujourd'hui. Cette poursuite était réglée et rythmée: +cela est indiqué par les changements de mètre, et par les paroles mêmes +du chœur (vers 655 à 684). Il faut nous figurer tout cela, avec la jolie +mise en scène de cette multitude de tentes, entre lesquelles Mnésiloque +essayait de fuir. + + * * * * * + +Pendant ce temps, une autre partie du chœur faisait l'apologie des +femmes et réfutait les médisances, les calomnies et les injures +d'Euripide et de son téméraire défenseur (vers 785 à 845). C'est la +parabase; nous y reviendrons. + + * * * * * + +Le pauvre Mnésiloque est enfin arrêté et garrotté par ordre d'un +prytane; sorte de juge de paix ou de commissaire, que l'on est allé +requérir. + +Le chœur des femmes exprime, par un nouvel intermède de chant et de +danse, la joie qu'elles ont de se venger, pendant qu'un archer scythe, +qui baragouine, comme les Suisses dans les comédies de Molière, attache +Mnésiloque à un poteau, et le serre cruellement, malgré ses cris de +douleur et ses imprécations. + +Mnésiloque, nouvelle Andromède captive, appelle quelque Persée à son +secours. + +Euripide paraît, vêtu en Persée, pour délivrer son Andromède.--Il venait +de faire représenter une tragédie sur ce sujet. Toute cette scène en +était la parodie. + + * * * * * + +Ensuite il fait le rôle de la reine Écho, un autre de ses personnages, +et répète seulement les derniers mots des répliques +d'Andromède-Mnésiloque;--ce qui produisait un effet de scène, nouveau +sans doute en ce temps-là: + + MNÉSILOQUE, _en Andromède_. + + Triste mort! + + EURIPIDE, _en Écho_. + + Triste mort! + + MNÉSILOQUE. + + Tu m'assommes, vieille bavarde! + + EURIPIDE. + + Vieille bavarde! + + MNÉSILOQUE. + + Ah! tu es par trop insupportable. + + EURIPIDE. + + Insupportable. + + MNÉSILOQUE. + + Mon amie, laisse-moi parler seule; tu me feras plaisir. Allons, + assez. + + EURIPIDE. + + Allons, assez. + + MNÉSILOQUE. + + Va te pendre! + + EURIPIDE. + + Va te pendre! + + MNÉSILOQUE. + + Quelle peste! + + EURIPIDE. + + Quelle peste! + + MNÉSILOQUE. + + Quel radotage! + + EURIPIDE. + + Quel radotage! + + MNÉSILOQUE. + + Maudit animal! + + EURIPIDE. + + Maudit animal! + + MNÉSILOQUE. + + Gare aux coups! + + EURIPIDE. + + Coups! + +L'archer ou gendarme, étonné de ce bavardage, en demande la cause, et la +plaisanterie reprend avec lui. + + L'ARCHER. + + Qu'as-tu à jacasser? + + EURIPIDE. + + Qu'as-tu à jacasser? + + L'ARCHER. + + J'appellerai les prytanes! + + EURIPIDE. + + Anes! + + L'ARCHER. + + C'est bizarre! + + EURIPIDE. + + C'est bizarre! + + L'ARCHER. + + D'où vient cette voix? + + EURIPIDE. + + Vois! + + L'ARCHER, _à Mnésiloque_. + + Est-ce toi qui parles? + + EURIPIDE. + + Est-ce toi qui parles? + + L'ARCHER. + + Ah! gare à toi! + + EURIPIDE. + + Oie! + + L'ARCHER. + + Tu te moques de moi? + + EURIPIDE. + + Oie! + + MNÉSILOQUE. + + Non; c'est cette femme qui est près de toi. + + EURIPIDE. + + Oie! + + L'ARCHER. + + Où est la coquine? Ah! elle se sauve! Où, où te sauves-tu? + + EURIPIDE. + + Où, où te sauves-tu? + + L'ARCHER. + + Tu ne m'échapperas pas. + + EURIPIDE. + + Tu ne m'échapperas pas. + + L'ARCHER. + + Tu jases encore? + + EURIPIDE. + + Encore! + + L'ARCHER. + + Arrêtez la coquine! + + EURIPIDE. + + La coquine! + + L'ARCHER. + + Peste soit de la vieille bavarde! + + EURIPIDE. + + Bavarde! + +Euripide, qui vient de figurer déjà en Ménélas, en Persée, en Écho, +reparaît encore en Persée. Le ventru Mnésiloque a représenté tour à tour +la belle Hélène et la jeune Andromède. + +Persée-Euripide veut la délivrer. Là, Euripide devait paraître dans les +airs; il faut nous figurer toute cette mise en scène, les +travestissements, les métamorphoses, les danses et les chants entremêlés +à ces parodies, qui à elles seules auraient suffi à divertir l'esprit +très-littéraire des Athéniens. + +«Il semble, dit Schlegel, que l'esprit d'Aristophane redouble de +causticité lorsqu'il s'attaque aux tragédies d'Euripide.» + +Persée ne réussit à rien: le gendarme fait bonne garde. Euripide finit +par faire aux femmes des propositions de paix, qui sont acceptées: il +s'engage à ne plus dire de mal des femmes, à condition qu'elles rendront +la liberté à son beau-père. Mais le gendarme ne veut pas lâcher prise. + + * * * * * + +Euripide, alors, prend encore une nouvelle forme: il paraît sous la +figure d'une vieille, et cette vieille amène une danseuse et une joueuse +de flûte qui, par leurs poses et leurs chansons lascives, émeuvent à +compassion le cœur du gendarme. + +Ah! pour être gendarme, on n'en est pas moins homme! + +«Qu'elle est légère!» s'écrie le Scythe en suivant d'un œil émerillonné +les passes provocantes de la danseuse, «on dirait une puce sur une +toison!» + +Ce qui rappelle le mot de Sancho Pança admirant une belle femme: «Ah! si +toutes les puces de mon lit étaient faites comme cela!» Mot imité par +Mérimée dans _Colomba_. + +Euripide fait asseoir la danseuse presque nue sur les genoux du bon +gendarme, qui est ravi: Oui, oui! dit-il, mets-toi, mets-toi; oui, oui, +ma belle enfant! Oh! les jolis...» Ici, pour traduire, il faudrait citer +le _Cantique des Cantiques_ et ses grappes de raisin. + +Il est pourtant nécessaire de dire, afin de laisser du moins entrevoir +ce qu'était le théâtre d'Aristophane, que le Scythe énumère et montre +aux spectateurs toutes les perfections de la danseuse, et les siennes; +et que le bâton de la Brinvilliers, dans Mme de Sévigné, n'est rien au +prix. + + * * * * * + +Pendant que le gendarme, qui ne se possède plus, se distrait avec cette +belle, comme Cerbère avec la levrette du _Federigo_ de Mérimée, +Mnésiloque et Euripide saisissent le moment et prennent la fuite. + +Le gendarme s'en aperçoit, mais un peu tard, et, le devoir reprenant le +dessus, il s'élance après eux et court encore. + + * * * * * + +Cette pièce est bien la sœur de _Lysistrata_. Il n'y a rien de plus +indécent que ces deux comédies, mais il n'y a rien de plus bouffon. +Maître François Rabelais seul aurait pu traduire mot à mot, en français +du seizième siècle, _Lysistrata et les Thesmophoriazuses_; et encore +peut-être aurait-il eu peine, tout joyeux _curé de Meudon_ qu'il était, +à se maintenir si longtemps à un tel degré d'ivresse orgiaque. + +Il y a, pour nous, dans cette pièce, un peu trop de parodies de détail. + + + +LES GRENOUILLES. + + +Voici une comédie charmante, dans laquelle on respire un air plus pur. + +_Les Grenouilles_, continuent les Fêtes de Cérès; c'est un nouvel assaut +livré à Euripide. + +Il venait de mourir. Aristophane, néanmoins, le poursuit, comme il a +poursuivi Cléon; jusqu'aux enfers. + +Sitôt qu'Euripide y fut arrivé, dit-il, il donna un échantillon de son +savoir-faire aux larrons, aux coupeurs de bourses, aux enfonceurs de +portes, aux parricides, qui foisonnent en ces tristes lieux. + +À l'instant, cette aimable multitude, admira sa subtilité et son adresse +à la parole pour et contre (vous vous rappelez le Juste et l'Injuste, +dans _les Nuées_, où Socrate, est représenté, lui aussi, comme un +voleur). Charmés de la souplesse d'Euripide et de ses artifices, tous +ces gens-là raffolèrent de lui: ils le jugèrent le plus habile, et +détrônèrent Eschyle pour le mettre à sa place. + + * * * * * + +Peut-être aura-t-on peine à comprendre aujourd'hui cette guerre +d'injures et de calomnies en guise de critique littéraire; peut-être n'y +verra-t-on qu'un acte de jalousie peu honorable pour l'auteur et peu +intéressant pour le public. Mais reportez-vous à Athènes, au milieu de +ce peuple artiste, passionné pour l'esprit, pour la dialectique, la +poésie et l'éloquence, et vous comprendrez mieux l'emportement des +écoles diverses et des divers partis. Ne perdez pas de vue que la +littérature était étroitement unie à la morale, à la politique, à la +religion; qu'elle était la dépositaire des traditions nationales. Ce +n'était pas comme chez les modernes, une littérature de papier; c'était +l'âme même de la nation qui palpitait dans cette poésie, presque toute +de mémoire encore et à peine écrite. Chargée de transmettre aux +générations nouvelles cet héritage sacré des traditions, si elle en +perdait quelque chose, si elle permettait aux novateurs et aux sophistes +de l'envahir et de le saccager, Aristophane ne pouvait-il pas croire, ou +essayer de se persuader à lui-même, qu'il remplissait une mission +patriotique en poussant le cri d'alarme contre cette dépositaire +infidèle? De là sa haine pour Euripide, comme pour Socrate. Socrate, +c'est, comme nous dirions aujourd'hui, la révolution dans l'éducation; +Euripide, c'est la révolution au théâtre. Donc Aristophane croit de son +devoir de les attaquer partout et toujours, comme des impies et de +mauvais citoyens, comme des hommes sans foi ni loi, tandis qu'il +n'hésite point à se considérer lui-même en dépit de son obscénité et de +son irrévérence envers certains dieux, comme un poëte très-religieux et +très-moral. + +La tragédie continuait l'éducation du peuple grec, que l'épopée avait +commencée: la tragédie était une sorte d'initiation populaire à +l'histoire nationale, à la morale et aux dogmes. La faire descendre de +cette fonction sacrée, altérer les traditions mythologiques, transporter +sur la scène l'art des sophistes et les habitudes des déclamateurs, y +lancer des maximes périlleuses, y invoquer _le dieu inconnu_, n'était-ce +pas ébranler les croyances publiques et miner la foi populaire? + +Euripide faisait alors dans ses tragédies ce que, vingt-deux siècles +plus tard, Voltaire devait renouveler dans les siennes: la guerre à tout +le régime ancien. + +Eh bien! alors, comprenez-vous l'indignation d'Aristophane, l'homme du +passé, contre Euripide, l'homme de l'avenir? + +Aussi, écoutez ce qu'il lui reproche: est-ce seulement le mauvais goût +de certaines innovations réalistes, l'abus des machines, des costumes, +des moyens matériels et extérieurs? Non, ce qu'il lui reproche surtout +c'est d'avoir faussé les esprits, corrompu les âmes, altéré le caractère +national, dégradé la race hellénique, cette race valeureuse qui défendit +si bien les autels de ses dieux et les tombeaux de ses pères à Marathon. + +Dans Aristophane, fanatique de l'ancien régime, il y a du Joseph de +Maistre. + +Et pourquoi Aristophane s'adresse-t-il à Euripide plutôt qu'a tout autre +poëte? C'est qu'Euripide est le représentant le plus brillant, et par +conséquent, suivant lui, le plus dangereux, de cette jeune littérature +née au milieu des déclamations de l'Agora et des subtilités de l'école +sophistique; c'est qu'il personnifie en lui l'esprit nouveau, avec sa +mobilité inquiète, sa curiosité, son audace, son irrévérence, sa fureur +de tout discuter, de tout ébranler. + +À la vérité, la tragédie d'Euripide avait aussi ses inspirations +sublimes, lorsqu'elle se souvenait des leçons d'Anaxagore et des +entretiens de Socrate. Mais si, aux yeux de la philosophie moderne, et +même des Pères de l'Église, ces inspirations font la gloire d'Euripide, +précisément aux yeux d'Aristophane, partisan des vieilles idées en +toutes choses et des antiques divinités, ces spéculations téméraires +étaient autant de niaiseries coupables, d'attaques à la morale publique, +et de blasphèmes contre la religion. + +Euripide fait du théâtre une tribune, d'où il prêche les maximes +nouvelles. Il bouleverse sans scrupule les vieilles légendes +hiératiques, les traditions vénérées. Les personnages de la tragédie +d'autrefois, ces demi-dieux, hauts de quatre coudées, il les force à +descendre, il les abaisse au niveau de l'humanité. De l'idéal, la +tragédie tombe au réel. Les dieux mêmes, ne sont plus pour lui que des +machines à prologue ou à épilogue. Le langage suit cette décadence des +personnages. Pour le rendre plus populaire et plus humain, le poëte +dialecticien en altère la forme austère et sacrée; il le brise pour +l'assouplir. Il ouvre la porte du théâtre tragique à une foule de mots +profanes, «babillards et chétifs.» La tragédie se rapproche de la +comédie. Elle fait allusion à l'événement du jour: elle parle guerre, +s'il y a guerre; elle attaque un usage qui déplaît à l'auteur. Sûr de +charmer les Athéniens, ou de piquer leur curiosité, Euripide dénature le +spectacle tragique: au lieu d'une leçon élevée, d'un enseignement +indirect mais général, s'adressant à tous les âges, il en fait une œuvre +de critique, de polémique ou de fantaisie, comme la comédie elle-même. +Il mêle à son _Andromaque_ une pointe de satire littéraire sur les +collaborateurs, dont il savait par expérience les inconvénients de +diverse sorte; à son _Électre_ et à ses _Phéniciennes_, la critique des +œuvres d'Eschyle sur le même sujet (_les Choéphores, les Sept chefs_). +Dans la même _Andromaque_, il s'élève contre un décret qui, à ce que +l'on croit, permettait, depuis les désastres de la guerre, le mariage +avec deux femmes (ce qui expliquerait que Socrate, comme on l'a dit, en +ait eu deux). Enfin, il transporte au théâtre les discussions de +l'Agora, et, amenant le peuple à se déjuger, lui fait parfois condamner +sur la scène ce qu'il a approuvé ailleurs. + +Par là encore la tragédie, telle que la faisait Euripide, empiétait sur +la comédie. Il était naturel qu'Aristophane défendît le domaine de +celle-ci, ses priviléges et ses franchises. + +Plus les Athéniens goûtaient Euripide, plus Aristophane l'attaquait; +mais plus aussi il devait déployer d'habileté, d'esprit, de verve dans +ses attaques, pour les faire accepter et pardonner. + +C'est l'admiration du public athénien pour Euripide qu'il a voulu +parodier dans cet enthousiasme de tous les gueux des enfers en faveur du +poète qui vient d'y arriver.--Le poète Philémon se serait pendu, +disait-il, s'il eût été certain de revoir Euripide aux enfers. + +Remettons-nous bien en mémoire à quel moment paraissent _les +Grenouilles_. + +Euripide mort, à la cour d'Archélaos, roi de Macédoine, les Athéniens +envoient une ambassade à ce prince pour lui redemander le corps de leur +poète; Archélaos revendique pour sa patrie l'honneur de le posséder: on +se dispute Euripide après sa mort, comme on se l'était disputé pendant +sa vie. Athènes entière, Sophocle en tête, qui allait mourir presque +aussitôt après son illustre rival, prend le deuil autour du cénotaphe +qu'on élève aux restes absents du poète adoré... Au milieu de ce concert +de louanges et de regrets, une voix s'élève pour protester en ricanant, +c'est la voix d'Aristophane. + +Convenez que la situation est singulière, et que les attaques +d'Aristophane contre Euripide dans un pareil moment dénotent une +conviction ardente.--Que ce soit son excuse. + +Mais quelle sera celle de ce peuple qui tour à tour et presque en même +temps admire, adore, encense le grand poète tragique, le philosophe du +théâtre, rend à sa mémoire les honneurs suprêmes avec autant +d'enthousiasme que de douleur, dispute ses restes à un roi;--et qui tout +de suite, ô mobilité,--athénienne, populaire, humaine!--est prêt à rire, +avec le poète insulteur, toutes les injures prodiguées à son dieu! + +Telle est l'humanité dans tous les temps et dans tous les pays, à +Athènes, à Paris. + + * * * * * + +Le sujet de la comédie des _Grenouilles_ est une querelle littéraire +entre Eschyle et Euripide se disputant, dans les Enfers, le trône +tragique.--Mais cette scène, malgré la simplicité extrême de l'art grec, +n'eût pas suffi pour faire une comédie: aussi est-elle précédée d'une +introduction très-divertissante qui forme à elle seule une longue +odyssée de fantaisie: le Voyage de Bacchus aux Enfers. C'est la première +moitié de la pièce. + +La plupart des pièces d'Aristophane, _les Acharnéens_, _Plutus, les +Guêpes_, et à présent les _Grenouilles_, et tout à l'heure, _les +Oiseaux_, se présentent comme divisées en deux parties. + +Le reste de la comédie des _Grenouilles_ est, si l'on peut ainsi parler, +un feuilleton de critique dialogué et mis en scène qui fait penser à _la +Critique de l'École des Femmes_, mais avec la différence du temps, du +genre et de tout le merveilleux bizarre que comportait l'ancienne +comédie. D'ailleurs, outre que le débat, malgré sa vivacité, n'est pas +aussi évidemment personnel de la part d'Aristophane contre Euripide, +qu'il l'est de la part de Molière contre Boursault, la doctrine morale +dans la pièce grecque l'emporte sur la critique littéraire; c'est le +contraire dans la pièce française. + +Eschyle mort, Euripide mort, Sophocle mort, Agathon retiré chez +Archélaos (il semble que la cour d'Archélaos fût pour les poëtes +athéniens à peu près comme la cour du roi de Prusse pour les philosophes +français du dix-huitième siècle, ou comme la Russie pour les comédiens +et les artistes de notre temps), la poésie tragique semblait morte ou +exilée avec eux. Aristophane suppose que Bacchus, dieu du théâtre, +ennuyé de ne plus voir que de mauvaises pièces à Athènes, prend le parti +d'aller aux Enfers chercher quelque ancien poëte digne de célébrer ses +Fêtes: il veut en ramener Euripide. + +Voilà déjà une parodie de la tragédie de _Sémélé_, dans laquelle Bacchus +descendait aux Enfers pour y chercher sa mère. À peu près de même dans +les _Démoï_ d'Eupolis, pièce dont le chœur était composé d'habitants des +_dèmes_ d'Athènes, Myronidès, général célèbre au temps de Périclès et +qui lui survécut, allait aux Enfers rechercher un des anciens généraux +d'Athènes dégénérée, il en ramenait Solon, Miltiade, Aristide et +Périclès. + + * * * * * + +Pour ce périlleux voyage, Bacchus, Dionysos, le dieu vermeil, joufflu, +ventru, fanfaron, gourmand, poltron, a pris l'attirail d'Hercule, la +massue, la peau de lion.--Phérécrate avait fait aussi un _Faux Hercule_. +Ménandre en donna un également. + +Le voilà parti, ce Bacchus-Hercule, brave comme Sganarelle dans son +armure, c'est-à-dire tremblant au moindre bruit, fort empêché et fort +gêné dans son accoutrement de héros. + +Son esclave Xanthias l'accompagne, monté sur un âne, comme le Silène de +Plaute, ou comme Sancho Pança à la suite de Don Quixote. Il porte le +bagage de son maître. + +Dionysos frappe à la porte d'Hercule, qui autrefois, par l'ordre de son +frère Eurysthée, était descendu aux Enfers pour y aller chercher +Cerbère[163]: il lui demande, à lui qui a fait ce voyage, des +indications et des renseignements, les chemins, les stations, les +hôtelleries, les ports, les auberges sans punaises, les boulangeries, +les cabarets, les maisons de plaisir, et enfin la route la plus courte +pour aller aux Enfers, une route qui ne soit ni trop chaude ni trop +froide. + + HERCULE. + + La plus courte? C'est celle de la corde et de l'escabeau. Va te + pendre! + + DIONYSOS. + + Tais-toi: ta route me suffoque. + + HERCULE. + + Il y a aussi un sentier très-court et très-battu: celui qui passe + par le mortier[164]. + + DIONYSOS. + + C'est la ciguë que tu veux dire? + + HERCULE. + + Tout juste! + + DIONYSOS. + + Ce chemin-là est froid et glacial. On s'y gèle tout de suite les + jambes[165]. + + HERCULE. + + Veux-tu que je t'en dise un très-rapide et qu'on descend très-vite? + + DIONYSOS. + + Ah! de grand cœur! je n'aime pas les longues marches. + + HERCULE. + + Va au Céramique. + + DIONYSOS. + + Et puis? + + HERCULE. + + Monte au haut de la tour. + + DIONYSOS. + + Pour quoi faire? + + HERCULE. + + Aie les yeux sur la torche au moment du signal[166]; et quand les + spectateurs crieront de la lancer, alors lance-toi. + + DIONYSOS. + + Où? + + HERCULE. + + En bas. + + DIONYSOS. + + Mais je me briserai le crâne. Merci de ta route. Je n'en veux pas. + + HERCULE. + + Mais laquelle donc? + + DIONYSOS. + + Celle que tu as suivie jadis. + + HERCULE. + + Ah! le trajet est long. D'abord tu arriveras sur le bord d'un vaste + et profond marais. + + DIONYSOS. + + Et comment le franchir? + + HERCULE. + + Un vieux nocher te passera dans une toute petite barque, moyennant + deux oboles. + + DIONYSOS. + + Quel pouvoir ont partout les deux oboles[167]! + +Après cela, il apercevra une multitude de serpents et de monstres +effroyables; puis, un bourbier épais, et un torrent _fangeux_,--de la +même _fange_ dont parle Dante en un certain endroit de son +_Enfer_.--Plus loin, enfin, il entendra un doux concert de flûtes, il +verra luire une belle lumière, et, parmi des bosquets de myrte, il +rencontrera des troupes bienheureuses d'hommes et de femmes.--Qui sont +ces bienheureux?--Les initiés;--c'est-à-dire ceux et celles qui ont eu +part aux mystères de Cérès à Éleusis, et qui, selon la foi du temps, +jouissaient après leur mort d'une sorte de béatitude. + +Ceux-là lui donneront tous les autres renseignements nécessaires: car +ils demeurent tout près de là; sur la route même qui conduit au palais +de Pluton. + +Dionysos en sait assez long pour la première moitié de son voyage: il +repart avec Xanthias. + + * * * * * + +Ce voyage qui se fait sur la scène même est quelque chose d'assez +fantastique. On peut croire que le décor se modifiait une ou deux fois +sous les yeux des spectateurs, mais d'une manière fort simple et fort +élémentaire probablement: on n'en était pas à simuler, comme dans nos +féeries, la marche du personnage en faisant marcher en sens inverse le +paysage représenté au fond de la scène. Au reste, ce genre d'illusion +était peut-être celui dont les Grecs, et surtout les Athéniens, se +souciaient le moins. L'imagination du spectateur suivait très-volontiers +celle du poète, et, guidée par ses rares indications, faisait presque +tous les frais du décor.--Il n'en sera guère encore autrement du temps +de Shakespeare en Angleterre, et en France au dix-septième +siècle.--Comme le remarque fort bien M. Vitet, dans ses études sur l'art +et le théâtre antiques, «plus les peuples ont d'imagination et de +fraîcheur d'esprit, moins ils demandent à leur théâtre un système de +décors rigoureusement imitatifs. Voyez les enfants! ils se figurent ce +qu'ils veulent voir; ils transforment tout à plaisir: Un bâton sur +l'épaule, et les voilà soldats! Un bâton qu'ils enfourchent, les voilà +cavaliers! Ainsi des peuples jeunes. Ils ont les yeux dociles et +complaisants. Pour se passer de nos décors modernes, il faut ou la +jeunesse ou le raffinement de l'esprit. Dans nos salons, dans nos +châteaux, on joue la comédie, on la joue sans coulisses et sans toile de +fond: un simple paravent fait l'affaire. C'était un paravent de marbre +que la décoration du _proscenium_ antique.» + + * * * * * + +L'indolent Xanthias, qui porte au bout d'un bâton le léger bagage de son +maître, se plaint du poids de son paquet. On ne sait trop pourquoi il le +porte lui-même, puisqu'il peut le faire porter à son âne,--à moins que +ce ne soit exprès pour donner lieu à un assaut de subtilités dans le +goût des tragiques et particulièrement d'Euripide: + + DIONYSOS. + + Quel excès d'insolence et de mollesse! Moi, Dionysos, fils de la + Bouteille, je vais à pied et me fatigue, tandis que je donne à ce + drôle une monture, afin qu'il soit à l'aise et n'ait rien à + porter... + + XANTHIAS. + + Est-ce que je ne porte rien? + + DIONYSOS. + + Comment porterais-tu puisque tu es porté? + + XANTHIAS. + + Oui, mais je porte ce paquet. + + DIONYSOS. + + Comment? + + XANTHIAS. + + Comment? Avec bien de la peine! + + DIONYSOS. + + N'est-ce pas l'âne qui porte le paquet que tu portes? + + XANTHIAS. + + Non, certes, ce n'est pas l'âne qui porte ce que je porte. + + DIONYSOS. + + Mais, comment est-ce toi qui portes, puisque c'est toi qui es + porté? + + XANTHIAS. + + Je n'en sais rien; mais j'ai mal à l'épaule. + + DIONYSOS. + + Eh bien! puisque tu dis que l'âne ne te sert de rien, à ton tour, + prends-le sur ton dos et porte-le, pour voir!... + +Xanthias propose à son maître de faire marché avec quelqu'un des morts +qui s'en vont par là aux Enfers, pour lui donner son paquet à porter. +Bacchus y consent. + + DIONYSOS. + + Eh! justement, en voilà un qu'on mène!... Holà, hé! l'homme! le + mort! c'est à toi que je parle: dis donc, veux-tu porter notre + bagage aux Enfers? + + LE MORT. + + Comment est-il gros? + + DIONYSOS. + + Le voici. + + LE MORT. + + Tu me payeras deux drachmes. + + DIONYSOS. + + Oh! c'est trop cher. + + LE MORT. + + Porteurs, continuez votre route. + + DIONYSOS. + + Un moment, l'ami: on peut s'arranger. + + LE MORT. + + À moins de deux drachmes, pas un mot. + + DIONYSOS. + + Allons, neuf oboles! + + LE MORT. + + J'aimerais mieux revivre! + +Xanthias trouve ce mort impertinent et reprend son paquet. + + * * * * * + +Nos deux voyageurs arrivent au marais de l'Achéron. Charon est là avec +sa barque. Mais il refuse de passer Xanthias, qui est esclave et ne +s'est point racheté en combattant à la bataille des Arginuses[168]. +Xanthias, est donc forcé de faire à pied le tour du marais: il quitte la +scène. + +Bacchus entre dans la barque. Les grenouilles du marais accompagnent sa +traversée de leurs coassements. De là le titre de la pièce.--Deux +poëtes, Magnès et Callias, l'un certainement avant Aristophane, l'autre +soit avant, soit après, car Callias était précisément contemporain +d'Aristophane, avaient aussi composé des comédies intitulées _les +Grenouilles_. + +On croit que le chœur des Grenouilles devait être caché sous le +_proscenium_ (comme qui dirait, chez nous, dans le trou du souffleur), +tandis que Caron et Bacchus, assis dans la barque, ramaient dans +l'orchestre. + +Il faut entendre cette poésie pleine de bizarrerie et de grâce, et y +ajouter, en imagination, la musique qui l'accompagnait. + + CHARON. + + Rame avec moi. Tu vas entendre les chants les plus doux. + + DIONYSOS. + + Quels chants? + + CHARON. + + Des grenouilles à voix de cygnes: c'est admirable. + + DIONYSOS. + + Allons! commande la manœuvre! + + CHARON. + + Oop, op! Oop, op! + + LES GRENOUILLES. + + Brékékékex, coax, coax! Brékékékex, coax, coax! Filles des eaux + marécageuses, unissons nos accents aux sons des flûtes; chantons + nos chants harmonieux, coax, coax, ces chants dont nous saluons le + dieu de Nysa, Dionysos, fils de Jupiter, le jour de la fête des + marmites, lorsque la foule, enivrée du cômos, se presse vers notre + temple du marais[169]. Brékékékex, coax, coax! + + DIONYSOS. + + Moi, je commence à avoir mal aux fesses, ô coax, coax! mais cela + vous est bien égal! + + LES GRENOUILLES. + + Brékékékex, coax, coax! + + DIONYSOS. + + Crevez donc avec votre coax! Coax, coax, rien que coax! + + LES GRENOUILLES. + + Oui, vraiment, faiseur d'embarras! Nous sommes chéries des muses à + la lyre mélodieuse, et de Pan aux pieds de corne, qui se joue à + faire chanter les roseaux, les roseaux de nos marécages! C'est + aussi avec nos roseaux qu'Apollon, dieu de la musique, fait le + chevalet de sa lyre: aussi sommes-nous aimées de ce dieu! + Brékékékex, coax, coax! + + DIONYSOS. + + Moi, j'ai des ampoules, et le derrière en sueur; et lui aussi + bientôt, à force de trimer, dira... + + LES GRENOUILLES. + + Brékékékex, coax, coax! + + DIONYSOS. + + Race de braillardes, finirez-vous? + + LES GRENOUILLES. + + Au contraire, nous redoublerons nos chants; si jamais dans les + jours pleins de soleil nous les avons fait retentir en sautant et + nous élançant parmi le souchet et la pimprenelle, ou si, fuyant la + pluie de Jupiter, nous avons, du fond de l'étang, mêlé nos voix au + bruit des gouttes bouillonnantes. Brékékékex, coax, coax! + +Dans ce passage l'imagination d'Aristophane se montre à la fois sous ses +deux aspects. Quelle poésie neuve, charmante et fraîche! Et quelles +ordures en même temps! Ce serait mal étudier Aristophane que de cacher +tous ses vilains côtés. + +La pièce, cependant commençait par une sorte de protestation contre +l'usage de ces bouffonneries grossières, et par une critique assez +dédaigneuse des poëtes comiques, Phrynichos, Lysis, Amipsias, qui ne +rougissaient pas d'y avoir recours: Aristophane a donc bien vite oublié +sa belle morale. + +Corneille et Molière, à leur tour, se vantent à peu près de même, +d'avoir épuré le théâtre, et ont pourtant des mots qui nous étonnent. +Qu'est-ce que cela prouve? Que tout est relatif; et les bienséances plus +que tout le reste. Tous les vingt-cinq ou trente ans environ, on met au +rang-quart un certain nombre de mots devenus malséants: on les remplace +par d'autres, moins colorés, que l'usage éclaire peu à peu; et, quand +ils sont tout-à-fait éclaircis, on les rejette à leur tour. Sur +certaines idées ou sur certains faits la bienséance met un voile, que le +temps lève peu à peu et qu'on remplace par un autre. Et ainsi de suite +indéfiniment. La grossièreté gratuite est de plus en plus refoulée. La +pudeur va toujours montant,--et l'hypocrisie avec la pudeur...--Où est +la limite de l'une et de l'autre? + + * * * * * + +Bacchus, ayant traversé le marais, retrouve Xanthias qui a fait le tour; +ce qui peut-être dérange un peu la géographie traditionnelle des enfers. +C'est pour cela sans doute qu'Aristophane a fait du fleuve Achéron un +marais: afin qu'on puisse le tourner. L'Achéron ordinairement est +présenté comme un fleuve. + +Le maître et l'esclave reprennent leur route. Xanthias est d'avis de +presser le pas: car ce doit être ici la région des monstres effroyables +annoncés par Hercule. + + XANTHIAS. + + Par Jupiter! j'entends du bruit! + + DIONYSOS, _tremblant._ + + Où, où? + + XANTHIAS. + + Par derrière. + + DIONYSOS. + + Va derrière! + + XANTHIAS. + + Non, c'est par devant. + + DIONYSOS. + + Passe devant! + +L'esclave et le maître tremblent à qui mieux mieux,--quoique Bacchus +essaye de faire le brave, à cause de la peau de lion:--c'est proprement, +en cet endroit, la comédie du faux Hercule. + +Ils ne sont pas au bout de leurs transes. «Voyager, disait le spirituel +directeur de Port-Royal, M. de Sacy, c'est voir le diable habillé en +toutes sortes de façons.» C'est bien le cas plus que jamais, lorsque +l'on voyage aux Enfers. + +Ils voyent paraître un monstre énorme, épouvantable, qui prend toutes +sortes de formes: bœuf, mulet, femme, chien tour à tour. C'est Empuse, +un des spectres que la redoutable Hécate envoyait aux hommes pour les +effrayer. Ce monstre fantastique a le visage en feu, une jambe d'airain +et une jambe d'âne. + +Dionysos, dans sa frayeur, se recommande à son prêtre,--qui occupait une +des places réservées, au premier rang des spectateurs.--Cette suspension +de la fiction dramatique, ce mélange de la fable avec la réalité, fait +rire pourvu qu'on n'en abuse pas.--«Prêtre! lui dit-il, sauve-moi, pour +que je puisse boire avec toi!» + +Xanthias, de son côté, invoque son maître sous le nom d'Hercule, dans +l'espoir d'effrayer le monstre. Bacchus lui impose silence, et bravement +se cache, jusqu'à ce que le fantôme ait disparu. + + * * * * * + +Alors ils entendent le son des flûtes, et sentent l'odeur des torches +mystiques, qui indiquent l'approche des initiés. + +Ces initiés forment le chœur, le véritable chœur de la pièce: celui des +grenouilles n'est qu'accessoire, quoiqu'il donne son nom à la comédie. + +On croyait que les initiés, au sortir de la vie terrestre, jouissaient +d'un sort plus heureux que le commun des mortels. + +Sur les mystères eux-mêmes, si le secret des rites grecs a été gardé +scrupuleusement, on peut,--comme le conjecture M. Morel[170],--juger de +ce qu'ils devaient être par ceux qui se pratiquaient dans les temples +d'Isis. «Le culte de cette déesse fut de bonne heure transporté des +rives du Nil sur les plages helléniques et imité en partie.» +Probablement, dans les cérémonies d'Éleusis comme dans celles de +l'Égypte, le _myste_ traversait des épreuves multipliées: «il fallait +rester intrépidement dans les ténèbres, au milieu de bruits effroyables +et inconnus, passer de l'obscurité à la lumière la plus éclatante, +affronter l'eau, le feu, les poignards, les menaces de spectres +sanglants. Puis, le front ceint du diadème, le corps enveloppé d'une +robe semée d'étoiles d'or, l'hiérophante couronnait enfin la vertu de +l'adepte, et le déclarait reçu au nombre des initiés parfaits, des +_époptes_ ou voyants, et, dans de symboliques représentations, toujours +accompagnées de chœurs et de danses, on lui expliquait les plus sublimes +lois de la société et de la nature. Le dogme des récompenses et des +peines dans une autre vie, l'immortalité de l'âme, ainsi que l'unité de +Dieu, principal enseignement des Mystères éleusiniens, surtout des +grands Mystères, était réservé peut-être à ceux qui étaient parvenus au +dernier degré de l'initiation, aux époptes, et dramatisé avec tout +l'appareil des joies de l'Élysée et des châtiments du Tartare. Pour que +ce spectacle ne fût pas stérile, il fallait enseigner aussi l'efficacité +de l'expiation: «Par elle, dit Ovide dans son poëme des _Fastes_, tout +crime, toute trace du mal sont effacés. Cette opinion vient de la Grèce, +où le criminel, après les cérémonies lustrales, semble dépouiller son +forfait.» Les rapports que les Mystères établissaient entre l'homme et +Dieu étaient d'un ordre si élevé, d'un effet si consolant, que, suivant +le commentateur ancien d'Aristophane, tout habitant d'Athènes aurait +regardé comme un malheur de mourir sans s'être fait initier. + +«Heureux, dit un fragment de Pindare, le mort qui descend sous la terre +ainsi initié! car il connaît le but de la vie, il connaît le royaume +donné par Jupiter.»--«Les initiations, dit Cicéron (_Des Lois_, II, 4), +n'apprennent pas seulement à être heureux dans cette vie, mais encore à +mourir avec une meilleure espérance.»--Dans l'_Hymne à Cérès_, qui se +trouve parmi les poëmes dits homériques, nous lisons ce passage: «La +déesse... leur enseigne à tous les orgies (les divins Mystères), choses +saintes qu'il n'est permis ni de transgresser, ni d'apprendre, ni de +révéler indiscrètement: un pieux respect s'y oppose. Mais heureux sur la +terre les hommes qui les ont vus! Celui qui n'y a point de part et qui +n'est pas initié n'aura jamais un sort égal au leur quand il sera +descendu dans l'humide séjour des ténèbres.» + +Le chœur proprement dit de la comédie que nous étudions est donc un +chœur de bienheureux initiés, dont les paroles et les chants semblent +appartenir en effet à un monde autre que la terre, à une sorte de +paradis hellénique: + + Iacchos! toi qu'on adore en ce séjour! Iacchos, ô Iacchos! Viens + parmi les apôtres sacrés de tes mystères, mener leurs danses sur la + prairie! Qu'autour de ta tête se balancent en épaisse couronne les + rameaux de myrte chargés de fruits! Que ton pied hardi marque la + mesure de cette danse libre et joyeuse, de cette danse pure et + pleine de grâces, chérie des saints initiés! + +Et, comme il faut toujours que chez Aristophane le burlesque se mêle au +gracieux, à cet endroit Xanthias s'écrie: «O vénérable et très-honorée +fille de Cérès, quel délicieux parfum de chair de porc!»--Sur quoi +Bacchus l'apostrophe en ces termes: «Ne peux-tu donc rester tranquille, +une fois que tu sens quelque tripe?»--Puis le chœur recommence, plus +suave et plus frais encore: + + Réveille l'éclat des torches ardentes, en les agitant dans tes + mains, Iacchos, ô Iacchos, astre brillant des nocturnes mystères! + La prairie étincelle de mille feux; le jarret des vieillards + s'agite: ils secouent le poids des années et des soucis, pour + prendre part à tes solennités; et la jeunesse amie des danses + bondit, ô bienheureux, à la suite de ton flambeau, sur les prés où + luisent les fleurs pleines de rosée. + + Loin d'ici les âmes impures, ignorantes de nos mystères, qui ne + connaissent les fêtes ni les danses des Muses!... loin d'ici ceux + qui applaudissent à des bouffonneries déplacées! J'ordonne à + ceux-là encore une fois, et encore une fois je leur ordonne de + céder la place à nos chœurs et de se retirer en silence. + + Vous, au contraire, éveillez de nouveau les chants et les hymnes + nocturnes qui conviennent à cette fête! + + Dansons sans nous lasser dans nos vallons fleuris, frappons du pied + la terre! À nous la joie, le rire!... + + Que nos hymnes maintenant s'adressent à Cérès, la reine des + moissons; couronnons-la de nos chansons divines! O Cérès, qui + présides aux purs mystères, sois-nous favorable, protège les chœurs + qui te sont consacrés! Fais que nous puissions en tout temps nous + livrer aux jeux et aux danses, mêler le rire aux sérieux propos, et + par un agréable badinage, digne de tes solennités, mériter la + couronne du vainqueur! + + Mais allons, que nos chants appellent de nouveau l'aimable dieu qui + préside à nos danses: Iacchos très-honoré, qui as trouvé pour cette + fête des chants si doux, viens avec nous jusque vers la déesse, + montre que tu peux sans fatigue parcourir une longue route[171]. + + Iacchos, ami de la danse, guide nos pas! + + C'est toi qui, pour exciter le rire et par économie[172], as + déchiré nos brodequins et nos vêtements: sautons, dansons à notre + aise, nous n'avons rien à gâter! + + Iacchos, ami de la danse, guide nos pas! + + Tout à l'heure, du coin de l'œil, j'ai vu, par la tunique déchirée + d'une belle jeune fille, compagne de nos jeux, sortir le bout de + son sein. + + Iacchos, ami de la danse, guide nos pas! + + DIONYSOS. + + Je les guiderai très-volontiers du côté de cette jolie fille, pour + danser et rire avec elle: on sait que je suis bon compagnon. + + XANTHIAS. + + Moi, j'irai bien aussi, par-dessus le marché. + +Après diverses plaisanteries sur tel ou tel contemporain, ou sur les +Athéniens en général,--que les initiés, heureux habitants de cet autre +monde inférieur, appellent «_les morts d'en haut_,» par une assez +plaisante idée, semblable à celle d'Holbein dans la Danse macabre,--le +chœur finit comme il a commencé, par des vers pleins de fraîcheur: + + Allons dans les prés fleuris, parfumés de roses, former selon nos + rites ces chœurs joyeux, où président les Parques bienheureuses! + C'est pour nous seuls que brille le soleil! sa lumière sourit aux + initiés, qui ont toujours été justes et bons envers les étrangers + et leurs concitoyens. + +Quelle charmante poésie! c'est le _Songe d'une nuit d'été_ dans un autre +monde. Quel mélange singulier d'inspiration lyrique et de gaieté +bouffonne! quelle fraîcheur de coloris! quelle harmonie!... Ajoutez-y la +forme grecque, et la mesure, et la musique des vers, et l'accompagnement +des flûtes, et les flambeaux et les danses! Quel enchantement! Et comme +tout cela est plus gai que le paradis du moyen âge! + + * * * * * + +Les initiés indiquent à Bacchus le chemin du palais de Pluton. + +Bacchus frappe à la porte d'Éaque, concierge des Enfers, qui le prend +pour Hercule en voyant la massue et la peau de lion. Or Hercule, lors de +son voyage au sombre royaume, avait malmené Cerbère et failli +l'étrangler. Éaque jure qu'il va venger son chien: + + Ah! scélérat! ah! gueux! je te rattrape donc! Le noir rocher du + Styx, l'écueil ensanglanté de l'Achéron, et les monstres errants du + Cocyte me répondent de toi: Échidna aux cent têtes déchirera tes + flancs; la murène tartésienne[173] dévorera tes poumons; les + Gorgones tithrasiennes arracheront par lambeaux tes reins saignants + et tes entrailles[174]; je cours les appeler! + +Bacchus ne peut contenir sa frayeur et souille la peau de lion: le cœur, +dit-il, lui est descendu dans le ventre; et ce cœur est troublé. + +Ici recommence une série de péripéties très-comiques. Dionysos repasse à +Xanthias, qui n'y tient pas du tout, les attributs d'Hercule, pour +donner le change au terrible Éaque et à sa légion de monstres infernaux, +qui ne peuvent tarder. Xanthias aimerait bien mieux rester valet et +continuer à porter le bagage; mais il est forcé d'obéir.--Heureusement +voici une consolation: + +Proserpine, qui apparemment n'avait pas eu à se plaindre d'Hercule +pendant la nuit qu'il passa aux Enfers, apprenant qu'il est de retour, +envoie bien vite une servante au-devant de lui pour l'inviter à dîner. +La servante, voyant la massue et la peau de lion, s'adresse à Xanthias: + + Ah! c'est donc toi, Hercule bien aimé! Viens! Dès que Proserpine a + su ton arrivée, elle a pétri des pains, elle a fait cuire deux ou + trois marmites de purée[175], elle a fait mettre un bœuf tout + entier à la broche, préparé des galettes et des gâteaux. Entre + donc. + +Xanthias-Hercule meurt d'envie d'accepter; mais il hésite, craignant de +déplaire à son maître: «C'est bien de l'honneur je te remercie,» dit-il +à la servante messagère. + + LA SERVANTE. + + Oh! par Apollon! je ne te laisserai pas aller! Elle a fait bouillir + des volailles, rissolé des croquettes, tiré le vin le plus exquis. + Allons, entre avec moi! + + XANTHIAS-HERCULE. + + Bien obligé. + + LA SERVANTE. + + Es-tu fou? Je ne te lâche pas! Il y a aussi, à ton intention, une + joueuse de flûte des plus jolies, et deux ou trois danseuses. + + XANTHIAS-HERCULE. + + Que dis-tu? des danseuses! + + LA SERVANTE. + + Dans la fleur de la jeunesse, et frais épilées. Allons, entre, car + le cuisinier allait retirer les poissons du feu, et l'on dressait + la table. + + XANTHIAS-HERCULE. + + Eh bien! va vite dire aux danseuses que je viens. (_S'adressant à + Dionysos_) Esclave, suis-moi avec le bagage. + + DIONYSOS. + + Là, là, pas si vite! Ah çà, je t'ai par plaisanterie déguisé en + Hercule, et tu prends ton rôle au sérieux[176]! Pas de niaiseries, + Xanthias, reprends le bagage. + + XANTHIAS-HERCULE. + + Comment! tu ne songes pas, sans doute, à m'ôter ce que tu m'as + donné toi-même? + + DIONYSOS. + + Non, je n'y songe pas, je le fais. Ote la peau. + + XANTHIAS-HERCULE. + + Voyez comme on me traite, grands dieux, et soyez juges! + +Le chœur, parodiant les maximes douteuses d'Euripide et ses moralités +parfois ambiguës, se range du côté du plus fort, selon son habitude (le +chœur représente les majorités), et donne son approbation à Bacchus: + + C'est le fait d'un homme prudent et sensé, qui a beaucoup navigué, + de se porter toujours du côté du navire qui enfonce le moins, au + lieu de rester comme une statue, toujours dans la même posture. + Changer d'attitude selon l'intérêt de son bien-être, c'est agir en + sage, en vrai Théramène[177]. + +Bacchus reprend donc, la peau de lion, mais se repent bientôt de sa +déloyauté. + +Si Hercule jadis satisfit Proserpine, il ne satisfit pas de même deux +cabaretières des Enfers, chez lesquelles il avala un jour seize pains, +vingt portions de viande bouillie, quantité de gousses d'ail, de +salaisons, et un fromage tout frais, qu'il dévora avec le panier! Et +puis, quand elles lui demandèrent de payer, il les regarda de travers en +poussant un mugissement, et tira son épée comme un furieux. Elles, de +frayeur, sautèrent dans la soupente; et lui, s'enfuit, en emportant les +nattes. + +Mais il ne s'échappera pas aujourd'hui! s'écrient les deux cabaretières +en menaçant l'homme à la peau de lion. Elles appellent à leur secours +Cléon et Hyperbolos, les deux fameux démagogues devenus depuis peu +habitants des Enfers. + +Xanthias triomphe de cette péripétie, et dit en sourdine, entre les +diverses apostrophes des cabaretières à Bacchus-Hercule: «Cela va mal +pour quelqu'un.»--«Quelqu'un sera houspillé.» Il excite même les +cabaretières à la vengeance. + +Elles n'ont pas besoin d'être excitées! + + * * * * * + +Bacchus voudrait bien ne pas avoir repris la peau de lion et la massue. +D'un ton câlin et avec de belles protestations d'amitié, il invite +Xanthias à les reprendre. Xanthias n'entend pas de cette +oreille-là.--C'est la scène de Scapin avec Léandre, quand celui-ci, +après l'avoir battu, a de nouveau besoin de lui et essaye de le fléchir. +La ressemblance de la situation est frappante: Xanthias d'abord refuse +fièrement, comme Scapin, et reste sourd aux prières de son maître; puis, +comme Scapin aussi, il se laisse fléchir. + +Il était temps! Éaque, avec ses estafiers, arrive pour garrotter +Hercule. On se jette sur l'homme à la peau de lion. + +Xanthias a beau prendre les dieux à témoins qu'il n'est jamais venu aux +Enfers, et que par conséquent il n'y a jamais commis aucune des +violences dont on l'accuse: on va lui faire un mauvais parti; Bacchus, +qui se croit sauvé, triomphe, et dit à son tour: «Cela va mal pour +quelqu'un!» quand tout à coup Xanthias s'avise d'une idée qui produit +une péripétie nouvelle,--une situation comique n'attend pas l'autre,--il +s'écrie donc: + + Je suis prêt à donner une preuve éclatante de mon innocence! Prenez + cet esclave (_montrant Bacchus_), mettez-le à la question! et, si + vous me convainquez d'être coupable, faites-moi périr! + + ÉAQUE. + + Quelle question lui ferai-je subir? + + XANTHIAS. + + Toutes les espèces de questions! Tu peux le lier sur le chevalet, + le pendre par les pieds, lui donner les étrivières, l'écorcher, lui + tordre les membres, lui verser du vinaigre dans le nez, le charger + de briques, tout ce que tu voudras! excepté de le fouetter avec des + poireaux ou de l'ail nouveau[178]. + + ÉAQUE. + + Fort bien; mais, si j'estropie ton esclave, tu me réclameras des + dommages-intérêts. + + XANTHIAS. + + Tu ne me devras rien. Ainsi emmène-le à la torture. + + ÉAQUE. + + Ce sera ici même, afin qu'il parle devant toi. (_À Bacchus_): + Allons, dépose vite ton attirail, et garde-toi de mentir. + + DIONYSOS, _se redressant_. + + Je défends qu'on me touche, je suis un immortel. Si tu l'oses, + malheur à toi! + + ÉAQUE, _à Dionysos_. + + Que dis-tu? + + DIONYSOS. + + Je dis que je suis un immortel: Dionysos, fils de Jupiter! + (_Montrant Xanthias_:) C'est lui qui est esclave. + + ÉAQUE, _à Xanthias_. + + Tu l'entends? + + XANTHIAS. + + Oui. Raison de plus pour le fouetter de verges: s'il est dieu, il + ne sentira pas les coups. + + DIONYSOS, _à Xanthias_. + + Eh bien! alors, puisque tu es dieu comme moi, tu peux être comme + moi fouetté impunément! + + XANTHIAS. + + C'est juste. (_À Éaque_:) Celui de nous deux que tu verras pleurer + le premier, ou se montrer sensible aux coups, tu peux conclure que + celui-là n'est pas un dieu. + + ÉAQUE. + + Voilà parler! C'est la justice même. Ça, déshabillez-vous. + + XANTHIAS. + + Pour que la question soit équitable, comment t'y prendras-tu? + + ÉAQUE. + + C'est facile: je vous frapperai l'un après l'autre. + + XANTHIAS. + + Très-bien. + + ÉAQUE, _frappant Xanthias_. + + Tiens! + + XANTHIAS, _impassible_. + + Observe si tu me vois bouger. + + ÉAQUE. + + Je t'ai frappé déjà. + + XANTHIAS, _avec un sourire_. + + Moi? Point du tout! + + ÉAQUE. + + En effet, on ne le dirait pas. (_Montrant Dionysos_.) À celui-ci + maintenant. Vlan! (_Il le frappe_.) + + DIONYSOS, _après une pause_. + + Quand sera-ce donc? + + ÉAQUE. + + Mais je t'ai frappé. + + DIONYSOS. + + Bah? M'as-tu entendu souffler? + + ÉAQUE. + + Je n'y comprends rien. Retournons à l'autre. (_Il frappe de nouveau + Xanthias_.) + + XANTHIAS. + + Est-ce pour aujourd'hui? (_Éaque redouble les coups, Xanthias ne + peut plus se contenir, et crie_): Oïe! oïe! oïe!!! + + ÉAQUE. + + Que veut dire: _Oïe, oïe, oïe?_ Aurais-tu mal? + + XANTHIAS, _se grattant le front_. + + Moi? point du tout. C'est que j'essayais de me rappeler à quelle + date tombe la fête d'Hercule à Diomée[179]. + + ÉAQUE. + + Le saint homme!--Revenons à l'autre. (_Il frappe de nouveau + Dionysos_.) + + DIONYSOS. + + Ho! ho! + + ÉAQUE. + + Qu'y a-t-il? + + DIONYSOS. + + Rien. Je vois des cavaliers, et je disais: Hop, hop! + +Tout cela n'est-il pas très-gai? + +C'est à peu près la scène de Bilboquet avec Gringalet et Sosthène, dans +la jolie bouffonnerie des _Saltimbanques_, lorsque ces deux derniers se +disputent l'honneur d'être le paillasse de cet homme illustre. +Bilboquet, avec l'impartialité d'Éaque, distribue alternativement ses +coups de pied aux deux candidats. + + GRINGALET. + + Mais qu'est-ce qu'il sait faire, pour que vous le + préfériez?--Sait-il seulement recevoir un coup de pied? + + SOSTHÈNE. + + J'en recevrais aussi bien qu'un autre, sans me flatter. + + GRINGALET. + + C'est ce qu'il faudrait voir. + + BILBOQUET, _gravement_. + + On peut essayer. + + GRINGALET. + + Je parie qu'il n'en a pas la moindre idée. + + SOSTHÈNE. + + Bah! qui est-ce qui n'a pas idée d'un coup de pied? + + BILBOQUET. + + La théorie n'est rien sans l'application: je vais appliquer la + théorie. À toi, Sosthène! + + SOSTHÈNE, _recevant le coup de pied_. + + Ho! + + GRINGALET, _triomphant_. + + Il a dit: Ho! + + BILBOQUET, _constatant_. + + Il a dit: Ho! + + SOSTHÈNE. + + J'ai dit: Ho! parce que vous me l'avez attrapé! + + BILBOQUET. + + Mais, imbécile, si tu dis tout ce que je t'attrape, tu révolteras + la société!... (_Concluant._) Messieurs, votre émulation me plaît, + mais elle me fatigue. + +Éaque, après avoir distribué un grand nombre de coups de pied à Bacchus +et à Xanthias, conclut aussi en ces mots: + + Par Cérès! je ne puis discerner lequel de vous deux est le dieu. + Mais entrez seulement: mon maître et Proserpine, qui sont dieux + eux-mêmes, sauront en juger. + + DIONYSOS. + + C'est bien dit; mais tu aurais dû songer à cela, avant de nous + battre! + +Cette scène n'est-elle pas d'excellente comédie? Et y a-t-il rien de +meilleur que cette série de cinq péripéties, la première quand Bacchus, +craignant Éaque, passe à Xanthias la peau de lion et la massue; la +seconde quand il les lui reprend, pour l'amour des belles danseuses; la +troisième quand l'arrivée des deux cabaretières furieuses lui fait +regretter d'être redevenu Hercule; la quatrième quand il essaye par ses +câlineries de faire reprendre ce rôle au pauvre Xanthias; la cinquième +lorsque celui-ci propose de mettre son esclave à la question pour savoir +la vérité. Et enfin cet assaut de coups distribués à l'un et à l'autre, +et chacun d'eux faisant tout son possible pour les recevoir sans +sourciller et la bouche en cœur! Tout cela est parfait. + + * * * * * + +Une belle parabase (nous parlerons des _parabases_ dans un chapitre à +part) sépare les deux moitiés de la pièce. Nous avons parcouru jusqu'ici +la première; voici la seconde, qui, dans le dessein d'Aristophane, est +la principale, la plus sérieuse. + +L'arrivée de Bacchus a mis l'Enfer en émoi,--comme celle des _Héros de +Romans_ dans la fantaisie burlesque de Boileau qui porte ce titre. Vous +vous rappelez cette description où le sévère Nicolas, après avoir tonné, +dans son _Art poétique_, contre «le burlesque effronté,» finit par céder +au torrent et par y tremper un peu sa perruque:--«Prométhée a son +vautour sur le poing, Tantale est ivre comme une soupe, Ixion a violé +une furie, et Sisyphe est assis sur son rocher!» + +De même, ici, l'Enfer est sens dessus dessous. Ce remue-ménage chez les +morts est occasionné par un grand débat qui s'est élevé pour le sceptre +de la tragédie. Tous les gueux des Enfers ayant détrôné Eschyle pour +mettre Euripide à sa place, le peuple des morts demande à grands cris +qu'un jugement dans les formes décide à qui des deux appartient le +premier rang. + + XANTHIAS. + + Mais comment se fait-il que Sophocle n'ait pas aussi revendiqué le + trône? + + ÉAQUE. + + Lui, point du tout. En arrivant ici, il embrassa Eschyle et lui + serra la main; Eschyle voulut lui céder son trône. Pour le moment, + Sophocle, simple juge du camp, comme dit Clidémides, veut rester à + la seconde place, si Eschyle est vainqueur; mais, si c'est + Euripide, il compte lui disputer la palme de son art. + +Pluton, qui allait décider entre eux, cède la présidence à Bacchus, juge +naturel en ces matières. + + XANTHIAS. + + Alors la lutte va commencer? + + ÉAQUE. + + Dans un instant. C'est ici même que s'engagera ce rude combat. La + poésie sera pesée dans la balance. + + XANTHIAS. + + Quoi! on pèsera la tragédie comme la viande des victimes? + + ÉAQUE. + + Oui. On aura des règles, des toises, des coudées, des équerres et + des diamètres, pour mesurer les vers. Euripide jure de faire passer + à la pierre de touche, un par un, tous les vers de son rival. + + XANTHIAS. + + Voilà qui ne doit pas plaire à Eschyle! + + ÉAQUE. + + Non, certes! La tête baissée, il lance des regards de taureau... + + LE CHŒUR. + + Ah! quels mugissements et quelle colère, lorsqu'il verra son rival + babillard aiguiser ses dents aiguës! Ah! c'est alors qu'il roulera + des yeux pleins de fureur! + + Quel choc de mots au casque empanaché, à l'ondoyante, + aigrette[180], se heurtant contre de misérables hémistiches et des + bribes de tragédie[181]! Et comme le rival subtil luttera contre le + héros fièrement monté sur ses grands vers! + + Hérissant sur son cou son épaisse crinière, le géant froncera ses + terribles sourcils, et, arrachant des vers solidement bâtis comme + la charpente d'un navire, les lancera en rugissant! + + L'autre, beau diseur à la langue affilée et jalouse, se donnera + carrière, ergotant sur les mots, hachant menu la poésie de son + adversaire, et cherchant à réduire en poudre l'œuvre de ses + puissants poumons. + +Il est impossible, je crois, de répandre plus d'imagination sur des +détails de critique littéraire, et de faire, sous forme lyrique, une +peinture plus vive d'Eschyle et d'Euripide, l'un avec sa grande poésie +pleine d'une héroïque emphase, l'autre avec sa manière familière, +subtile, pathétique, mais parfois,--c'est du moins le sentiment +d'Aristophane,--énervée et énervante. + +«Cette lutte, dit Otfried Müller, est un curieux mélange de sérieux et +de plaisanterie: elle s'étend à toutes les parties de l'art tragique, au +choix des sujets et à l'effet moral, à l'exécution et au caractère du +style, aux prologues, aux chants du chœur, aux monodies, et touche +très-souvent, tout en restant comique, le point essentiel. Toutefois le +poëte prend la liberté d'établir par des images hardies, plutôt que par +des démonstrations, la manière de voir à laquelle il s'est arrêté[182].» + +Il est facile de pressentir, par la seule annonce du combat, qu'Euripide +aura le dessous. Et en effet il est fort maltraité dans la lutte. +Eschyle cependant n'est pas absolument épargné; mais le dessein +d'Aristophane est clair, c'est à Euripide qu'il en veut. Seulement, +comme un panégyrique messiérait en face d'une satire, il mêle à son +éloge d'Eschyle une légère teinte de parodie, pour mieux faire ressortir +sa critique d'Euripide: l'un sert à l'autre de repoussoir, ou, si l'on +aime mieux, de contre-poids. Cette balance est plus favorable à la +comédie, l'antithèse est plus dramatique. C'est une des raisons par +lesquelles il laisse Sophocle dans le demi-jour, en le voilant d'un +éloge rapide, pour le dérober au débat. Ce n'est pas seulement qu'il +l'admire au point de n'oser même l'effleurer: son admiration pour +Eschyle, au fond, n'est pas moins vive, on le sent bien; et cependant il +le parodie légèrement. Non: c'est que le parallèle et la discussion +plaisante sont plus commodes entre les deux extrêmes. Peut-être aussi +que la critique a moins de prise sur un poète tel que Sophocle, dont les +qualités sont plus égales et mieux en équilibre. Mais il sait bien +comment attaquer Euripide. + +La tragédie d'Euripide, selon lui, est immorale quant au fond, et +décousue quant à la forme. + +Elle est immorale, parce qu'il n'est pas permis d'exciter la pitié par +tous les moyens, ni de l'exciter sans mesure; d'étaler les misères du +corps aussi souvent que les douleurs de l'âme; de chercher toujours, +dans la peinture de la passion, l'expression familière et pénétrante, +qui remue, qui trouble, qui séduit les âmes sans les élever, qui au +contraire les amollit et les énerve, et qui devient contagieuse à force +de réalité; d'analyser curieusement des nouveautés basses ou +périlleuses, et quelquefois des monstres, sans dédaigner même les +procédés matériels, l'appareil des souffrances physiques et des lambeaux +souillés, pour émouvoir à tout prix. + +Elle est décousue, parce que poëte impétueux, grand improvisateur, bel +esprit et sceptique, dialecticien et philosophe, chercheur, discuteur, +osé, téméraire, le génie d'Euripide est plein de hasard et d'inégalité. +Ses compositions, éblouissantes d'éclairs, sont abandonnées et +flottantes; ses plans, plus négligés qu'il n'est permis même à un Grec: +et, quand il a traité les scènes à effet, il laisse à son collaborateur +le soin d'achever ce qui l'ennuie. + +Subissant l'influence de la révolution intellectuelle, morale et sociale +qui commençait alors, et lui-même à son tour y travaillant, la poussant, +la soufflant partout, mêlant à ce pathétique trop vif et trop énervant +des prédications hardies et toutes les saillies turbulentes de l'esprit +nouveau, ses œuvres manquent de calme et de sérénité: on y remarque déjà +le trouble, l'agitation, le tapage des œuvres modernes. L'ordre intime, +qu'une conception lente et désintéressée peut seule produire, y fait +défaut le plus souvent. Elles ont plus de variété que d'unité; plus +d'intentions philosophiques que de conviction dramatique. + +Aristophane n'a donc pas tort absolument, quoique son parti pris soit de +mettre en lumière et même d'exagérer les défauts d'Euripide. Et, dès +Euripide en effet, bien qu'il ait été surnommé _le plus tragique des +poëtes_, la tragédie avait décliné. + +Elle avait décliné comme tragédie, par cela même qu'elle avait grandi +comme prédication; elle avait décliné en tant qu'œuvre religieuse, par +cela même qu'elle avait grandi en tant qu'œuvre philosophique et, comme +on dirait aujourd'hui, révolutionnaire. + +Le poëte comique prend donc Eschyle et Euripide comme les deux types +opposés. + +Avec une foule de citations et de parodiés, dans un long débat qui +occupe toute la seconde moitié de la pièce et qui dure près de sept +cents vers (la pièce entière en a quinze cent trente-trois), il fait +tour à tour un pastiche du style de l'un et de l'autre tragique. + +C'est de cette manière indirecte qu'il critique aussi dans Eschyle +quelques artifices de composition: par exemple, les personnages +longtemps silencieux qu'il met dans ses tragédies, pour étonner le +spectateur; ou quelques excès de style, tels que ses métaphores +extraordinaires, chevauchant parfois les unes sur les autres. Mais, +encore une fois, on sent, à travers ces critiques et ces moqueries +légères, qu'il l'admire, qu'il l'estime, qu'il l'aime, pour son +patriotisme, pour son souffle héroïque, pour son esprit profondément +moral et religieux. + + ESCHYLE. + + Mon cœur bouillonne d'indignation, d'avoir à disputer contre un tel + adversaire! Mais je ne veux pas qu'il me croye désarmé. Réponds-moi + donc, qu'admire-t-on dans un poëte? + + EURIPIDE. + + Les habiles conseils qui rendent les concitoyens meilleurs. + + ESCHYLE. + + Eh bien! si, au contraire, tu les as pervertis, et si de généreux, + tu les as rendus lâches, quel traitement crois-tu mériter? + + DIONYSOS. + + La mort; je réponds pour lui. + + ESCHYLE. + + Vois donc quels hommes grands et braves je lui avais laissés: ils + ne fuyaient pas les charges publiques; ce n'étaient pas, comme + aujourd'hui, des fainéants, des fourbes, des charlatans; ils ne + respiraient que lances, javelots, casques empanachés, cuirasses, + jambards! C'étaient des corps hauts de quatre coudées, des âmes + doublées de sept peaux de taureau! + + EURIPIDE. + + Gare à moi! il va m'écraser sous son avalanche d'armures. + + DIONYSOS, _à Eschyle_. + + Par quel moyen les avais-tu rendus si braves et si généreux? + Dis-le, Eschyle, mais contiens ta colère. + + ESCHYLE. + + C'est avec une tragédie toute pleine de l'esprit de Mars[183]. + + DIONYSOS. + + Laquelle? + + ESCHYLE. + + _Les sept Chefs devant Thèbes_: tous les spectateurs en sortaient + avec la fureur de la guerre... Je donnai ensuite _les Perses_, où + j'inspirai à mes concitoyens l'envie de vaincre toujours leurs + ennemis; c'était là encore une œuvre excellente... Voilà les sujets + que doivent traiter les poëtes. Vois, combien, dès le commencement, + les poëtes aux nobles pensées ont été utiles: Orphée nous a + enseigné les mystères et l'horreur du meurtre; Musée, la guérison + des maladies et les oracles; Hésiode les travaux de la terre, les + jours où l'on doit labourer et moissonner. Et le divin Homère! d'où + lui vient tant d'honneur et tant de gloire? n'est-ce pas d'avoir + peint la guerre, les combats, les vertus des héros?... Le poëte + doit jeter un voile sur le vice, loin de le mettre en lumière sur + la scène. Le maître instruit l'enfance, et le poëte l'âge mûr. Nous + né devons rien dire que d'utile... J'avais tout élevé, tu as tout + dégradé... C'est toi qui as répandu le goût du bavardage et des + arguties; c'est toi qui as fait déserter les palestres et corrompu + les jeunes gens... + +Tels sont, par la bouche d'Eschyle, les reproches sévères d'Aristophane +à Euripide; telle est cette haute et noble doctrine: l'art doit être +éducateur; il ne doit rien exprimer qui puisse altérer dans l'âme des +hommes l'idée du beau et du bien; il doit, au contraire, nourrir et +fortifier cette idée. _Le poëte ne doit rien dire que d'utile:_ cela ne +signifie pas qu'il doit disserter ou prêcher, mettre en dialogue dans +ses pièces soit un journal des connaissances utiles, soit un catéchisme +philosophique ou religieux; cela signifie qu'il doit toujours se +proposer cet idéal: _le bien par le beau_. + +Qu'on ne s'y trompe point: l'art utile? ce n'est pas l'art utilitaire. +L'utilité et la moralité de l'art consistent à élever les âmes par +l'admiration du beau, à les désintéresser de la matière par le goût des +plaisirs de l'âme et des voluptés de l'esprit. + +«Quand une lecture, dit La Bruyère, vous élève l'esprit, et qu'elle vous +inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre +règle pour juger de l'ouvrage: il est bon, et fait de main d'ouvrier.» + +Le reste de la pièce est en citations alternées et en critiques de +détail, quelquefois superficielles, dans l'intérêt de la comédie et du +rire. + +Pendant que les deux poëtes chantent et déclament tour à tour, Bacchus +fait le rôle du _gracioso_, et commente ridiculement les répliques de +l'un et de l'autre. + +Par un refrain, _a perdu sa fiole_, qu'Eschyle ajoute à tous les vers +récités par Euripide, il critique la versification lâche et décousue de +son adversaire, et son amour des détails réalistes. Euripide, de son +côté, par un autre refrain, qui est une onomatopée ronflante, sans +aucune signification, _phlattothratto_, _phlattothratto_, tourne en +ridicule le style pompeux d'Eschyle et le fracas de ses grands mots. + +Ici comme dans _les Fêtes de Cérès_, les critiques de style sont parfois +d'une finesse qui étonne, eu égard au public immense devant lequel le +poëte les présentait: elles portent jusque sur les métaphores. Cela +suppose que ce public, si nombreux qu'il fût, était jugé capable, en +général, d'apprécier ces délicatesses. Le poëte, au surplus, semble l'y +préparer, dans _les Grenouilles_, par une précaution oratoire; le chœur +dit aux deux concurrents: «Tous les moyens que vous avez à faire valoir, +vieux ou neufs, exposez-les, déployez-les hardiment; hasardez quelques +arguments subtils et ingénieux. Si vous craignez que les spectateurs, +par ignorance, n'entendent pas toutes vos finesses, rassurez-vous: il +n'en est plus ainsi, ils ont tous fait la guerre[184]; chacun a son +livre et se forme à la sagesse. Ils ont, d'ailleurs, de l'esprit +naturel, et il est aujourd'hui plus aiguisé que jamais. Soyez donc sans +crainte, déployez tout votre talent, vous êtes devant des spectateurs +éclairés.» + +Ainsi que l'avait dit Éaque, on prend une balance pour peser, un à un, +les vers des deux adversaires, et voici ce qui arrive: c'est toujours le +vers d'Eschyle qui l'emporte; c'est toujours le plateau d'Euripide qui +remonte.--À la fin, Eschyle s'écrie avec orgueil: «Qu'il mette dans la +balance, non plus un de ses vers, mais toutes ses pièces, et lui-même, +et ses enfants, et sa femme, et Céphisophon! À tout cela j'opposerai +deux de mes vers!» + +Euripide est vaincu, quoique Bacchus hésite à se prononcer. Bacchus, +c'est le public athénien, qui aime les deux poëtes pour des raisons +diverses, qui va de l'un à l'autre, et qui, en fin de compte, les +préfère tous les deux: ce qui est probablement, dans l'idée +d'Aristophane, une critique de ce public. + +Cependant Bacchus finit par choisir Eschyle, qui s'en retourne avec lui +sur la terre, et laisse, pendant son absence, le sceptre tragique à +Sophocle. Euripide est donc détrôné. Il reproche à Dionysos d'avoir +trompé son espérance; Dionysos renvoie au poëte subtil une de ses +propres maximes. «_La langue a juré, mais non pas l'âme!_» avait dit +Hippolyte. «La langue a juré, mais... je choisis Eschyle!» répond +Dionysos. Euripide est puni par où il a péché: par les maximes ambiguës. + +Eschyle part avec Bacchus. Pluton lui donne ses commissions, qui sont +une série d'épigrammes à l'adresse des Athéniens. + + * * * * * + +En résumé, si sévère que soit le jugement d'Aristophane, voulez-vous le +comprendre, sinon l'admettre? Comparez seulement l'_Électre_ d'Euripide +aux _Choéphores_ d'Eschyle et à l'_Électre_ de Sophocle; ou bien +l'_Oreste_ d'Euripide aux _Euménides_ d'Eschyle; ou bien _les +Phéniciennes_ aux _Sept Chefs devant Thèbes_. Tout ce début et la +sentence qui le termine s'éclaireront d'une vive lumière[185]. + +Mais il faut dire, d'autre part, qu'avant l'époque d'Euripide, le génie +athénien, même dans Eschyle, était demeuré étroit et cloîtré: il avait +en élévation ce qui lui manquait en étendue, comme les vieilles villes +enserrées de remparts. À l'époque philosophique d'Euripide, le génie +grec rompt ses barrières et s'éparpille dans un champ moral bien plus +vaste; il s'élance dans toutes les directions avec une généreuse audace; +il entreprend sur tous les points les défrichements et les conquêtes. Si +Euripide est moins parfait comme poëte dramatique, c'est parce que, +comme philosophe, son élan est illimité. Il a déjà l'esprit moderne. + +C'est surtout dans ses rôles de femmes que cette vérité éclate. À ce +peuple jusqu'alors brutal, tenant ses femmes sous clef avec les +provisions, Euripide ose montrer des types nombreux et variés de ce que +sera la femme un jour, libre du gynécée, l'égale de l'homme, ayant tout +comme lui une âme et un esprit, une volonté passionnée et capable de +dévouement. Quel scandale pour les vieux Chrysales athéniens! Mais, à +nos yeux, quelle gloire pour Euripide! À peine Sophocle, dans +_Antigone_, l'avait-il, sur ce point, devancé ou suivi. C'est là, +certes, un des traits les plus frappants de la conversion du génie grec +à cette époque, et Euripide paraît être un des précurseurs inspirés à +qui l'humanité, antérieurement à tout christianisme, en est redevable. + +Donc, quoi qu'en dise Aristophane, Euripide est grand, et très-grand; +mais c'est par cette grandeur même qu'il brise le moule sacré de +l'antique tragédie: Aristophane a raison de le trouver téméraire comme +les théologiens d'Espagne avaient raison, à leur point de vue, de +trouver Christophe Colomb hérétique et impie. + +Il a tort, en tout cas, de faire à Euripide un reproche personnel d'une +tendance générale qui s'était emparée irrésistiblement de l'esprit de +toute cette époque. + +En un mot, les _Grenouilles_ sont une satire des innovations dramatiques +d'Euripide, comme les _Nuées_ sont une satire des innovations +philosophiques de Socrate et des sophistes. Dans l'esprit d'Aristophane, +Socrate et Euripide sont liés l'un à l'autre, comme également coupables +envers les anciennes idées, l'ancienne éducation et l'ancienne religion. + +Le poëte de l'ancien régime en toutes choses, n'a garde de terminer +cette comédie des _Grenouilles_ sans rappeler le héros des _Nuées_ pour +lui lancer un dernier trait: + +«Que ce jugement vous apprenne à ne pas rester près de Socrate à +discourir.» + +Par là le dessein d'Aristophane est bien marqué.--On a vu qu'il ne +manque pas de rappeler aussi Cléon. Cléon, Socrate et Euripide sont les +trois haines d'Aristophane: il suit ses haines au-delà même de la mort. + +Il n'y a donc rien de plus obstiné, de plus sérieux, ni de plus ardent, +que les convictions de ce poëte comique sous son apparente folie. + + * * * * * + +Mais quoi? Aristophane, qui accuse Euripide d'impiété et d'irréligion, +ne paraît-il donc pas lui-même quelque peu irréligieux et impie par la +liberté irrévérencieuse avec laquelle, dans cette pièce par exemple, il +représente certaines divinités? Ces croyances qu'ébranlaient Euripide et +Socrate, n'y porte-t-il donc pas lui-même atteinte, lorsqu'il dit, par +exemple, avec _Plutus_, dans la comédie de ce nom, que sans lui, Plutus, +les dieux de l'Olympe perdraient leurs prêtres et leurs autels? Et, dans +la pièce des _Grenouilles_, que nous venons d'étudier et dont la +représentation avait lieu aux fêtes mêmes de Bacchus, sous quel aspect +nous montre-t-il ce dieu? C'est grotesquement travesti, et faisant +assaut de fanfaronnade, de poltronnerie et d'obscénité avec un esclave. +Et, dans la dernière comédie qui nous reste à parcourir, n'allons-nous +pas voir les _Oiseaux_ disputant au maître des dieux les offrandes et +l'encens des hommes; et leur pouvoir, par conséquent, balançant celui de +Jupiter même? N'y trouve-t-on pas un Mercure affamé, aussi sensuel que +cet Hercule dont la galante Proserpine a conservé un si doux souvenir? +Peut-on penser, après cela, qu'Aristophane soit le défenseur sérieux de +l'Olympe et des fables mythologiques? Est-ce vraiment un Joseph de +Maistre, ou n'est-ce qu'un Louis Veuillot? Ceci demande explication. + +Premièrement, la liberté gaillarde de l'ancienne comédie admettait bien +des choses. Cratinos, dans sa comédie d'_Ulysse_, n'avait-il pas osé +parodier le sage et courageux héros de l'_Odyssée_, et par conséquent, +du même coup, Homère, le poëte national, le dieu de la poésie +hellénique? C'était pis que Boileau parodiant Corneille. + +Mais Homère lui-même, devançant les licences de la comédie, n'avait-il +pas montré, dans l'_Iliade_, un Vulcain boiteux, dont la marche gauche +fait rire les autres dieux «d'un rire inextinguible», et, dans +l'_Odyssée_, le même Vulcain leur donnant le spectacle drolatique de +Mars et de Vénus pris au filet, comme des oiseaux, pendant leur galant +rendez-vous? + +C'est que, dans tous les siècles et sous tous les cultes, la liberté +humaine, de temps à autre, reprend ses droits et se revanche du respect +auquel, le reste du temps, elle se laisse assujettir. + +Ces irrévérences intermittentes ne sont pas inconciliables avec la foi +la plus sincère. Au moyen âge, par exemple, ne voit-on pas, dans les +églises mêmes, des fêtes d'une extrême licence, la _Fête des Fous_, la +_Fête de l'Ane_, parodier les cérémonies du culte et les mystères? Et ce +nom même de mystères, par suite des représentations demi-sérieuses, +demi-grotesques qui les interprétaient à la foule ignorante, ne +devint-il pas synonyme de «comédies?» Bien des figures grotesques, bien +des scènes grossières ou obscènes, se voient encore, sculptées en +pierre, sur les vieilles cathédrales gothiques[186]. + +Ce qui était admis au moyen âge dans l'art chrétien, l'avait été à plus +forte raison dans la poésie hellénique, au milieu des Dionysies. +Aristophane, sans doute, s'imaginait et le peuple croyait avec lui que +les dieux entendaient raillerie pour le moins aussi bien que les hommes. +Ils étaient de la fête. On représente quelquefois Jupiter riant des +couplets qu'on fait contre lui[187]. Bacchus surtout ne devait-il pas se +résigner à être barbouillé de lie par ceux qu'il avait enivrés? Les +gausseurs les plus audacieux étaient ses plus fidèles adorateurs. + +Mais manquer de respect aux dieux semblait un privilége des poëtes +comiques, un privilége qu'Euripide, poëte tragique, ne devait pas +usurper.--Et quant à Socrate, philosophe, le cas était plus grave +encore: la dialectique, même quand elle se joue dans les détours des +dialogues et des légendes, ne plaisante pas au fond; on le sentait: on +jugeait sérieusement ses attaques sérieuses. Les poëtes ne concluaient +pas, les philosophes concluaient plus ou moins: ce sont les conclusions +qui donnent prise. Et, «il ne faut pas l'oublier, Athènes avait bel et +bien l'inquisition. L'inquisiteur, c'était l'archonte-roi; le +saint-office, c'était le portique Royal, où ressortissaient les +accusations _d'impiété_. Les accusations de cette sorte étaient fort +nombreuses; c'est le genre de causes qu'on trouve le plus fréquemment +dans les orateurs attiques. Non-seulement les délits philosophiques, +tels que nier Dieu ou la Providence, mais les atteintes les plus légères +aux cultes municipaux, la prédication de religions étrangères, les +infractions les plus puériles à la scrupuleuse législation des mystères, +étaient des crimes entraînant la mort. Les dieux qu'Aristophane bafouait +sur la scène tuaient quelquefois. Ils tuèrent Socrate; ils faillirent +tuer Alcibiade. Anaxagore, Protagoras, Théodore l'Athée, Diagoras de +Mélos, Prodicos de Céos, Stilpon, Aristote, Théophraste, Aspasie, +Euripide, furent plus ou moins sérieusement inquiétés[188].» + +Ce qui était interdit aux philosophes et aux poëtes tragiques, le poëte +comique se le permettait, et l'inquisition le laissait faire, parce +qu'il lui venait en aide d'autre part. + +Et puis la religion antique, comme la religion moderne, avait des +nuances très-diverses. + +Rollin, quoique avec une préoccupation évidemment chrétienne, explique +assez bien ce point: «On ne sait, dit-il, pourquoi les Athéniens sont si +impies au théâtre et si religieux dans l'Aréopage, et pourquoi les mêmes +spectateurs couronnent dans le poëte des bouffonneries si injurieuses +aux dieux, pendant qu'ils punissent de mort le philosophe qui en avait +parlé avec beaucoup plus de retenue. C'est qu'Aristophane, en +représentant sur le théâtre les dieux avec des caractères et des défauts +qui excitaient la risée, ne faisait qu'en copier les traits d'après la +théologie publique: il ne leur imputait rien de nouveau et de son +invention, rien qui ne fût conforme aux opinions populaires et communes; +il en parlait comme tout le monde en pensait, et le spectateur le plus +scrupuleux n'y apercevait rien d'irréligieux qui le scandalisât, et ne +soupçonnait point le poëte du dessein sacrilége de vouloir jouer les +dieux. Au contraire, Socrate, combattant sérieusement la religion même +de l'État, paraissait un impie déclaré[189].» + +Benjamin Constant, à son tour, dit avec justesse: «La tragédie grecque +avait pris son origine dans la partie sérieuse de la religion; la +comédie dut sa naissance à la partie grotesque du culte... La gaieté, +dans les religions sacerdotales, a souvent représenté le mauvais +principe.»--C'est ainsi que le diable, au moyen âge, fait tour à tour +rire et trembler les populations naïves, jusqu'à ce qu'il arrive enfin à +n'être plus, comme aujourd'hui, qu'un personnage de théâtre. + +Il ne faut pas voir dans les plaisanteries d'Aristophane sur les dieux, +plus de hardiesse et d'irrévérence qu'elles n'en contiennent réellement. +D'ailleurs, à côté de ces plaisanteries, il plaçait l'éloge de leur +justice, et leur rendait hommage en des vers admirables. (Voir le +_Plutus_ et les _Nuées_). + +De plus, s'il met les dieux en scène, ce n'est pas au hasard et sans +discernement: il respecte toujours Cérès et Minerve, les deux déesses +protectrices d'Athènes; il respecte généralement Jupiter, Neptune et +Pluton, qui tiennent le ciel, la mer et la terre. À qui réserve-t-il ses +traits, d'ailleurs innocents et inoffensifs? C'est à Mercure +Mange-tout-cru, dieu des marchands et des voleurs; c'est à Hercule, le +dieu de la force brutale, qui par son appétit insatiable, affama le +vaisseau des Argonautes; à Hercule, le Gargantua de Béotie, qu'un drame +d'Euripide, le _Sylée_, représentait vendu comme esclave, et occupé, au +lieu de façonner les vignes de son maître, à les déraciner, et à en +former un grand feu, sur lequel il faisait cuire d'énormes pains et un +taureau tout entier; puis, à forcer le cellier, à défoncer les tonneaux, +et à arracher les portes de la maison pour se faire une table +proportionnée à ce festin; enfin, c'est à Bacchus, dieu de l'ivresse, +qu'on se représentait entouré de Satyres et couvert d'une peau de bouc: +s'il plaît au poëte comique de mettre à la place une peau de lion, le +dieu pourrait-il se fâcher? + +Le peuple riait aussi de ces plaisanteries, et n'en croyait pas moins à +ses divinités. Il laissait bafouer Mercure sur la scène; mais il ne +souffrait pas qu'on mutilât les Hermès sur les places publiques. Il +s'amusait de la parodie des sacrifices dans les comédies; mais il +s'indignait si quelqu'un devant sa maison n'accomplissait pas avec assez +de respect les cérémonies sacrées. + +C'était surtout après quelque événement grave, tel que celui de la +mutilation des Hermès, ou après quelque grand désastre, tel que celui de +l'expédition de Sicile, qui fut _la campagne de Russie_ d'Athènes, comme +Ægos-Potamos en fut le _Waterloo_, que tout à coup le peuple Athénien se +sentait pris en quelque sorte d'accès de religiosité extraordinaire; sa +légèreté habituelle faisait place, pour un moment, à une sorte de +dévotion analogue à celle des Anglais ou des Américains alors que le +chef de l'État ordonne pour toute la nation un jour d'humiliation et de +prière. Mais ces grandes crises de religiosité n'étaient guère dans le +tempérament naturel d'Athènes. + +Habituellement, on s'égayait sur le compte de certaines divinités, sans +que cela tirât à conséquence. C'est à peu près ainsi qu'à Londres le +prétendu grand juge baron Nicholson, un plaisant très-renommé, tient ses +séances tous les soirs au _cider cellar_ (cellier de cidre) et fait la +charge des vrais juges, choisissant toujours des causes scandaleuses +pour sujet de ses grotesques réquisitoires. Et dans quel pays le respect +des lois est-il porté plus haut qu'en Angleterre? Le grand juge +Nicholson, cependant, fait pouffer de rire toute la cité. Cette liberté +britannique explique la liberté athénienne. Se moquer des choses +respectées est un des attributs de la liberté. + +Et puis encore, on semblait croire qu'il y avait des dieux qui avaient +de l'esprit, et d'autres qui n'en avaient pas. Les dieux qui avaient de +l'esprit, apparemment entendaient raillerie. Ceux qui n'en avaient pas, +on pouvait donc en rire et s'amuser à leurs dépens. Voilà peut-être sur +quel principe, tacitement admis entre le poëte et le peuple, certaines +divinités faisaient souvent les frais de la gaieté publique. + +Les Athéniens, hors du théâtre, ne vénéraient pas moins ces divinités, +mais en les considérant sous d'autres aspects. Littérairement même, +selon les divers genres poétiques, il y avait divers points de vue sous +lesquels on envisageait tel ou tel dieu. Pour le personnage d'Hercule, +par exemple, la tragédie d'Euripide intitulée _Alceste_ nous présente, +pour ainsi dire, le confluent indécis où le grandiose se mêle avec le +bouffon dans ce dieu tragi-comique: il y paraît d'abord un peu burlesque +(Voltaire n'a voulu voir que cet aspect); mais ensuite il y reparaît +sublime. + +Le grossissement de toutes les proportions était la condition, même +matérielle, du théâtre grec: or le grossissement mène à deux choses: au +grand, ou au grotesque. Voilà pourquoi certaines imaginations +exceptionnelles, puissantes plutôt que fines, qui sont avant tout des +verres grossissants, excellent et se plaisent presque indifféremment à +l'un ou à l'autre, et ne voudraient pour rien au monde que l'un des deux +fût retranché de la littérature et de l'art. + +Ajoutons que le rire et le burlesque sont, pour le commun de l'humanité, +une réaction nécessaire contre le noble et le grandiose, une détente, un +soulagement. Même pour la plupart des esprits, c'est une balance +nécessaire: il faut le ridicule à côté du sublime. Aussi le burlesque et +le grotesque, quoique les noms en soient modernes, ont-ils existé de +tout temps: Victor Hugo l'a démontré une fois pour toutes dans +l'éloquente Préface de _Cromwell_. + +Même avec les divinités sérieuses, les Athéniens en usaient quelquefois +un peu familièrement, comme entre gens d'esprit sûrs de s'entendre. +Après avoir bien ri à leurs dépens, ils ne hantaient pas moins les +temples et ne respectaient pas moins les mystères. + +Non-seulement les dieux étaient faits à l'image de l'homme, mais souvent +à l'image de l'homme dégradé, dont on leur prêtait la laideur physique +et morale. Au siècle brillant de Périclès, siècle de l'art et de la +beauté, pendant que Phidias exposait aux yeux des peuples son Jupiter +majestueux comme le Ζεύς homérique, quelques artistes représentaient ce +même Jupiter et les autres dieux sous des traits comiques et bouffons. +Parmi les restes de la statuaire antique qui sont parvenus jusqu'à nous, +il y a un vase où l'on voit sculptés, sous la figure de masques +grotesques, Jupiter et Mercure prêts à monter chez Alcmène par une +échelle. Ctésiloque, élève d'Apelles, se rendit célèbre par une peinture +burlesque qui représentait Jupiter accouchant de Bacchus, ayant une +mître en tête et criant comme une femme, au milieu des déesses qui font +l'office d'accoucheuses. Ainsi Jupiter même, à dater de ce temps, ne fut +pas épargné. + +La comédie dorienne de Mégare et de Sicile avait précédé dans ces voies +la comédie athénienne. Épicharme, de Cos, avant Aristophane, ne s'était +pas fait faute de travestir les dieux. «Jupiter, dans _les Noces +d'Hebé_, devient un Gargantua gourmand, obèse, farceur; les Muses sont +transformées en poissardes; Minerve en musicienne de carrefour, qui de +sa flûte fait danser à Castor et Pollux quelque pyrrhique obscène; +Vulcain avec son bonnet pointu et son habit bigarré, est le bouffon, +l'arlequin de la troupe; Hercule en est le Gilles, avec sa gloutonnerie +bestiale. Tout Homère, tout Hésiode, avec leurs plus gracieuses ou leurs +plus vénérées traditions, y passeront pareillement, défigurés en charges +bouffonnes. La comédie moqueuse d'Épicharme vient tomber au milieu de la +mythologie en désarroi, comme le Don Quixotte de Cervantes à travers les +romans de chevalerie[190].» + +Rhinton, de Tarente, dans ses hilaro-tragédies, ne respecte pas mieux +les dieux. Et Plaute, qui suivit les errements de ce poëte, fut accusé, +à propos de l'_Amphitryon_, d'avoir compromis leur majesté par une +action comique où se jouaient des scènes bouffonnes et triviales. + +Mais, comme dit Arnobe, «si Jupiter est en colère, pour le remettre en +belle humeur, on n'a qu'à lui jouer l'_Amphitryon_ de Plaute.» _Ponit +animos Jupiter, si_ AMPHITRYO _fuerit actus pronuntiatusque Plautinus_. + +À Rome, sous l'empire, dans les mines de Lentulus et d'Hostilius, Diane +était fouettée sur la scène; on lisait un testament burlesque de _défunt +Jupiter_. + +Boufflers écrit quelque part à sa mère: «Annoncez au roi une de mes +lettres, où je voudrais bien lui manquer de respect, afin de ne le pas +ennuyer. Les princes ont plus besoin d'être divertis qu'adorés. Il n'y a +que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de +tous les hommages qu'on lui rend.»--Eh bien! c'est ainsi qu'Eupolis, +Cratinos et Aristophane, en rendant les leurs à Bacchus, trouvaient à +propos, tout dieu qu'il était, d'y mêler quelques bonnes irrévérences, +afin de le mieux divertir et de le mieux fêter. Le poëte comique, dans +les dionysies, avait le droit de tout dire aux dieux et au peuple, comme +dans les Saturnales romaines l'esclave avait la permission de railler +son maître et de s'amuser à ses dépens, ou comme l'Arétin était admis à +correspondre avec le pape Paul III pour le réjouir, une fois le mois, de +ses contes licencieux et de ses saillies priapesques. + +Le sévère Boileau, dédaigneux du bouffon, «et laissant la province +admirer le _Typhon_,» y eût-il aussi renvoyé les bouffonneries +d'Aristophane? Je ne sais; mais les parodies du poëte attique sur les +dieux et sur leur ménage, soit dans _les Grenouilles_, soit dans _les +Oiseaux_, ne diffèrent pas toujours sensiblement, si ce n'est par le +style, des inventions burlesques de Scarron, sur cette même mythologie. + +M. Disraëli a rouvert cette veine. Ce membre du Parlement d'Angleterre a +publié deux compositions de ce genre, qui ne laissent pas d'être +amusantes, quoique les traits en soient quelquefois un peu gros. L'une a +pour titre: _Ixion aux Enfers_; l'autre, _le Mariage de Proserpine_. + +Chez nous, récemment, _Orphée aux Enfers_ et _la Belle Hélène_, ces +pochades burlesques, ont fait courir, chacun pendant près d'une année, +Paris et les départements. + +Le burlesque, qu'on le veuille ou non, aura toujours sa place et son +emploi. On peut faire un meilleur usage de l'esprit; mais celui-là sera +toujours très-populaire. Et il en a toujours été ainsi, dès l'antiquité +même, qu'on se figure à tort si farouche et si renfrognée. Nous venons +d'en citer d'assez nombreux exemples. On en trouverait d'autres encore +dans l'_Histoire de la caricature antique_, de Champfleury, et dans +l'_Histoire des Marionnettes_, de Charles Maguin, où Maccus, l'ancêtre +de Pulcinelle, montre à quel point les peuples les plus épris du beau +étaient amoureux aussi du grotesque. M. Feuillet de Conches, dans la +_Vie de Léopold Robert_, fait mention des joutes qui se livrent encore +aujourd'hui près du mausolée d'Auguste, entre des bossus et des veaux, +comme si pour ces peuples artistes le bossu n'était point un homme; et +il ajoute: «Cette parodie des combats antiques et des héroïques combats +de taureaux où se plaisent les Espagnols, montre combien le populaire de +Rome affectionne le grotesque, comme pour se délasser du beau dont il +est entouré. Il faut être un bossu vérifié, pour être admis dans +l'arène. Les veaux sont de pauvres bêtes efflanquées auxquels les cornes +commencent à poindre. Excités par les bossus, par les cris des +spectateurs, par des pointes acérées, ils entrent en fureur, et portent +à la fin de vigoureux coups. J'ai vu un des malheureux bossus, qui en +avait été blessé et mis hors de combat, essayer de sortir de l'arène. La +populace l'empêcha de sortir, et criait au veau: _Tue, tue_! afin d'en +avoir pour son argent.» + +Bref, pour le public athénien, ces trois dieux au moins, Mercure, +Hercule et Bacchus, malgré le culte religieux qu'on leur rendait, +étaient devenus peu à peu, à certains égards, des personnages bouffons. +C'était une inconséquence sans doute; mais l'humanité vit +d'inconséquences, étant elle-même composée et entourée d'antinomies qui +paraissent inconciliables et insolubles. + +Et puis, le style recouvrant tout cela, y mettait une sorte de poésie et +une manière d'innocence. Le burlesque tout seul, sans génie littéraire, +sans art, est digne de mépris; mais le style fait tout passer. + +Pour en finir avec cette comédie des _Grenouilles_, n'est-ce pas par une +inconséquence semblable que les Athéniens laissèrent représenter, cette +satire contre un poëte illustre qu'ils admiraient passionnément, et dont +ils déploraient la mort récente? Ils ne se contentèrent point de la +laisser représenter, ils l'applaudirent: les juges décernèrent à +Aristophane le premier prix, et _les Grenouilles_ eurent cet honneur +d'être représentées une seconde fois aux autres fêtes de Bacchus. + +Les observations que nous venons de faire s'appliquent également à la +comédie qui a pour titre: _les Oiseaux_. + + + + +LES OISEAUX. + + +Voilà la pièce de fantaisie par excellence. Jamais l'imagination +d'Aristophane ne fut plus charmante, plus légère que dans _les Oiseaux_. +Et jamais Athènes aussi ne fût plus brillante qu'à l'époque où il les +donna. + +«Cette époque, comme le remarque Otfried Müller, ne peut être comparée +pour l'étendue, l'éclat de la puissance et de la souveraineté, qu'avec +les temps de 456, avant la destruction de son armée en Égypte. Athènes +venait, par la paix très-favorable de Nicias, de fortifier sa domination +sur la mer et les côtes de l'Asie Mineure et de la Thrace, d'ébranler le +Péloponnèse jusque dans son sein par une politique habile, de porter ses +revenus au plus haut point qu'ils aient jamais atteint; enfin, à +l'expédition de Sicile, entreprise sous des auspices si heureux, +s'attachait l'espoir d'étendre encore l'empire maritime et colonial +d'Athènes, sur les parties occidentales de la Méditerranée. Grâce à +Thucydide, nous connaissons la disposition des esprits à Athènes dans ce +moment: le peuple se laissait éblouir par les brillants châteaux en +Espagne de ses démagogues et devins; rien désormais ne semblait +impossible à atteindre; tout le monde s'abandonnait à une véritable +ivresse d'espérances exagérées. Alcibiade, avec sa légèreté, son +outrecuidance, et cette union merveilleuse d'intelligence pénétrante et +calculatrice et d'imagination hardie et illimitée, était le héros du +temps. Même lorsque le malheureux procès des Hermocopides l'eut fait +disparaître d'au milieu des Athéniens, l'esprit qu'il avait excité et +entretenu vécut longtemps encore[191].» + +Parcourons cette brillante comédie. + +Deux citoyens, Peisthétairos et Évelpide, Celui qui aime à en faire +accroire aux amis et Celui qui espère toujours, excédés de la vie agitée +et bruyante que l'on mène à Athènes,--ainsi qu'Umbritius de celle qu'on +mène à Rome, et Damon de celle qu'on mène à Paris, dans les satires de +Juvénal et de Boileau,--ont pris la résolution d'aller vivre parmi les +oiseaux. Des ailes! des ailes! fuyons, fuyons cette ville tumultueuse et +criarde! + +L'un, avec un geai ou un choucas, l'autre avec une corneille pour guides +ou peut-être pour montures, les voilà partis: c'est ainsi que s'ouvre la +pièce.--Le théâtre représente un paysage de rochers et de forêts. + +«Les cigales ne chantent qu'un mois ou deux, perchées sur les buissons; +mais les Athéniens crient toute l'année, perchés sur les procès!» C'est +à n'y pas tenir! + +Ils s'en vont donc bien loin de cette ville chicanière, toute de juges +et de plaideurs, dont nous avons vu la satire développée dans _les +Guêpes_. + +Ayant ouï dire que la huppe, l'hirondelle, le rossignol, et beaucoup +d'autres, ont jadis appartenu au genre humain, ils espèrent que le +souvenir de leur ancienne condition les déterminera à accueillir +favorablement des transfuges de la race humaine. + +Ils cherchent d'abord la huppe.--La huppe dans l'imagination des Grecs, +était un oiseau mystérieux,--de même que dans les poésies orientales, où +elle voyage et converse avec Salomon, comme Solon avec Crésus. + +Ils finissent, grâce à leurs guides, par découvrir la demeure de la +huppe, et ils frappent à la porte de son nid. Le roitelet, serviteur de +la huppe, vient leur ouvrir, comme Céphisophon à Dicéopolis dans _les +Acharnéens_, comme le disciple de Socrate à Strepsiade dans _les +Nuées:_--Aristophane a ses procédés, auxquels ils reste fidèle, parce +qu'ils sont bons, et parce qu'ils tiennent en partie à la construction +même et aux conditions matérielles de la scène antique. + + LE ROITELET. + + Qui va là? Qui appelle mon maître + + ÉVELPIDE, _effrayé_. + + Apollon sauveur! quelle largeur de bec! + + LE ROITELET, _effrayé aussi_. + + Malheur à nous! Deux oiseleurs! + + ÉVELPIDE. + + Mais nous ne sommes pas des hommes! + + LE ROITELET. + + Qu'êtes-vous donc? + + ÉVELPIDE. + + Moi, je suis le Peureux, oiseau d'Afrique. + + LE ROITELET. + + Allons donc! + + ÉVELPIDE. + + Regarde plutôt ce qui tombe derrière moi! + + LE ROITELET. + + Et cet autre? quel oiseau est-ce? (_à Peisthétairos:_) Parleras-tu? + + PEISTHÉTAIROS. + + Moi, je suis l'Embrenné, du pays des Faisans... + +C'est par ces grosses bouffonneries que le poëte s'empare tout d'abord +de la partie la plus nombreuse et la moins délicate de son public. + +En écartant les jambes dans leur frayeur à la vue de ce large bec d'un +roitelet de fantaisie, Peisthétairos et Évelpide laissent échapper, avec +le reste, leurs montures, la corneille et le choucas, qui disparaissent, +sans doute pour se disposer à figurer de nouveau dans d'autres rôles de +la même pièce, en changeant quelques accessoires. + +La huppe survient, avec un bec encore plus horrifique que celui de son +serviteur,--la huppe qui fut jadis Térée, parent mythologique de la +nation athénienne.--C'était peut-être une parodie de Sophocle, qui dans +sa tragédie de _Térée_ avait, dit-on, représenté la métamorphose de ce +roi en oiseau.--La huppe n'a pas de plumes. Elles sont tombées, +dit-elle, pendant la mue. + + LA HUPPE. + + Qui vous amène ici? + + ÉVELPIDE. + + Le désir de nous trouver avec toi. + + LA HUPPE. + + À propos de quoi? + + ÉVELPIDE. + + D'abord tu as été homme, comme nous; tu as eu des dettes, comme + nous; comme nous, tu aimais à ne pas les payer; ensuite, changé en + oiseau, tu as fait, en volant, le tour de la terre et des mers: tu + as donc toute la science de l'homme et toute celle de + l'oiseau[192]. Voilà ce qui nous amène vers toi, pour te prier de + nous indiquer quelque ville paisible, où, comme dans une couverture + mœlleuse, on puisse goûter les douceurs du repos. + +La huppe leur propose successivement plusieurs villes, dont les noms +donnent lieu à des plaisanteries et à des calembours. + +Aucune ne paraît convenir. Alors Peisthétairos s'avise d'une grande +idée, et en fait part à la huppe: c'est de bâtir une ville dans les +airs.--Au commencement des choses, l'empire du monde appartenait aux +oiseaux; ils doivent le reconquérir! + + Vous régnerez sur les hommes comme vous régnez sur les sauterelles. + Et, quant aux dieux, vous les ferez mourir de faim. + + LA HUPPE. + + Comment? + + PEISTHÉTAIROS. + + Voici. L'air, n'est-ce pas? est entre le ciel et la terre: et de + même que, pour aller à Delphes, nous demandons passage aux + Béotiens, ainsi, quand les hommes sacrifieront aux dieux, vous + pourrez, si les dieux ne vous payent pas tribut, empêcher la fumée + des sacrifices de traverser votre ville et les plaines de l'air. + +La huppe trouve le plan parfait. Mais il faut le soumettre au peuple des +oiseaux, et, pour cela, les convoquer. + + PEISTHÉTAIROS. + + Comment les convoqueras-tu? + + LA HUPPE. + + C'est facile. Je vais entrer dans le bocage, j'éveillerai + Philomèle, ma compagne, et nous les appellerons de concert: dès + qu'il entendront notre voix, ils accourront à tire-d'aile. + + PEISTHÉTAIROS. + + O le plus chéri des oiseaux, ne tarde pas, je t'en supplie: entre + dans le bocage et éveille Philomèle. + + LA HUPPE, _chantant_. + + O ma compagne, cesse de sommeiller! Que l'hymne sacré jaillisse de + ton gosier divin en harmonieux soupirs! Roule en légères cadences + tes fraîches mélodies pour plaindre le sort d'Itys[193], cause pour + nous de tant de larmes! Pure, ta voix s'élève du milieu des ifs au + feuillage sombre jusqu'aux demeures de Jupiter, où Phébus à la + chevelure d'or répond à tes chants plaintifs par les sons de sa + lyre d'ivoire et préside aux chœurs des dieux immortels. Et les + accords de leurs voix bienheureuses forment un céleste concert. + +Ici on entendait, derrière le théâtre, les sons d'une flûte imitant les +chants du rossignol. + + PEISTHÉTAIROS. + + O Jupiter souverain! ô chants délicieux d'un si petit oiseau! C'est + du miel qui coule dans tout le bocage! + + LA HUPPE, _continuant à chanter_. + + Épopopo, popopo, popopo, popi! Io, io! ici, ici, ici, ici! Vous + tous qui portez comme moi des ailes! Vous qui butinez dans les + guérets fertiles, innombrables tribus au vol rapide et au gosier + mélodieux, mangeurs d'orge et pilleurs de grains; vous qui vous + plaisez, au milieu des sillons, à gazouiller d'une voix grêle, tio + tio tio tio, tio tio tio tio! Et vous qui, dans les jardins, + habitez le feuillage du lierre, ou qui becquetez, sur les collines, + le fruit de l'olivier sauvage ou de l'arbousier, accourez, volez à + ma voix: trioto, trioto, totobrix! Vous aussi qui, dans les vallées + marécageuses, happez les cousins à la trompe aiguë, et vous qui + hantez l'aimable prairie de Marathon, humide de rosée; et vous, + oiseaux à l'aile diaprée, francolin, francolin, et vous encore, + tribus des alcyons, qui voguez sur les flots gonflés des mers; + venez ici apprendre une grande nouvelle! Toute la race au col + flexible est ici convoquée par moi! Sachez qu'il nous est arrivé un + vieillard à l'esprit subtil, avec des idées neuves et de neuves + entreprises. Venez, tous à cette conférence! ici, ici, ici, ici! + toro, toro, toro, torotix! kikkabau, kikkabau! toro, toro, toro, + torolililix! + +Que l'on s'imagine tout cela chanté, en strophes élégantes et légères, +dans ce langage aimé des dieux, envié par Racine et par André Chénier, + + Dans ce langage grec aux douceurs souveraines, + Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines! + +et que l'on dise si l'on veut: Quelle bizarrerie!--Mais aussi, quelle +grâce! + +Il n'y a rien de plus suave, de plus brillant, ni de plus frais, chez le +poëte oriental Azz-Eddin Elmocaddessi, alors qu'il fait chanter les +oiseaux et les fleurs. Ces onomatopées étranges forment avec ce qui les +suit et les précède un ensemble charmant, plein d'originalité. + +Combien cette fantaisie ailée et gazouillante est au-dessus de la +prétendue exactitude avec laquelle un Allemand, nommé Bechstein, a voulu +noter d'après nature le chant, non pas de la huppe, mais du rossignol, +qu'Aristophane n'a osé rappeler que par les sons d'une flûte! Voici +l'œuvre du bon Allemand, qui n'a pas senti que, si l'onomatopée, +discrètement employée, produisait par une pointe de bizarrerie un +assaisonnement piquant, l'onomatopée toute seule et trop prolougée était +simplement cocasse: + + Tiouou, tiouou, tiouou, tiouou, Shpe tiouto koua, Tio, tio, tio, + tio, Kououtiou, kououtiou, kououtiou, kououtiou, Tskouo, tskouo, + tskouo, tskouo, Tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, + tsii, tsii, Kouoïor tiou, tskoua pipits kouisi. Tso, tso, tso, tso, + tso, tso, tso, tso, tso, tso, tsirrhading! Tsi si, tosi si si si si + si si si, Tsorre, tsorre, tsorre, tsorrehi; Tsatn, tsatn, tsatn, + tsatn, tsatn, tsatn, tsatn, tsi. Dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, + dlo, dlo, Kouïoo trrrrrrrizl! Lu lu lu, ly ly ly, li li li, Kouïoo + didl li ioulyli, Ha guour guour, koui, kouïo! Kouïo, kououi, + kououi, kououi, koui koui koui koui, Ghi, ghi, ghi! Gholl, gholl, + gholl, gholl, ghia huhudoï, Koui koui, horr ha dia dia dillhi! + Hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, Hets, + hets, hets, hets, hets, Touarrho hostehoï, Kouïa, kouïa, kouïa, + kouïa, kouïa, kouïa, kouïa, kouïati, Koui koui koui, io io io io io + io io, koui, Lu ly li, lolo, didi io kouïa! Higuaï, guaï, guaï, + guaï, gûaï, guaï, guaï, guaï, Kouïor tsio, tsiopi! + +Entre cette page et celle d'Aristophane il y a toute la différence de la +lettre morte à l'esprit vivant, de l'imitation lourde à la création +fantaisiste. + +Vous rappelez-vous le fameux Boudoux, dont parle Alexandre Dumas dans +ses _Mémoires?_ «Boudoux, dit-il, qui ne parlait aucune langue morte, et +qui, parmi les langues vivantes, ne parlait que la sienne, et encore +assez mal, Boudoux, était à l'endroit des oiseaux le premier philologue, +je ne dirai pas de la forêt de Villers-Coterets, mais encore, j'ose +l'assurer, de toutes les forêts du monde. Il n'y avait pas une langue, +pas un jargon, pas un patois ornithologique qu'il ne parlât, depuis la +langue du corbeau jusqu'à celle du roitelet.»--Eh bien! Boudoux +peut-être eût admiré Bechstein; il eût admiré également Raspail, qui +dans la _Revue complémentaire_ du 1er janvier 1855 donne le chant du +rossignol, paroles et musique. Pour nous, à Bechstein, à Boudoux, et à +Raspail lui-même, nous préférons Aristophane, dans cette légère et +bizarre, mais gracieuse fantaisie. + + * * * * * + +En entendant le double appel de la huppe et du rossignol, les oiseaux +arrivent, de çà, de là. L'entrée de chaque survenant donne lieu à des +mots et à des plaisanteries de toutes sortes, allusions et calembours. +Peu à peu les oiseaux se pressent: en voici une multitude et enfin comme +une tempête, qui fond sur la scène avec de grands cris: Torotix, +torotix!... Épopo, popopo, popopopi!... Ti ti ti, ti ti, ti ti!... + + PEISTHÉTAIROS. + + Par Neptune! Vois donc quels tourbillons d'oiseaux! + + ÉVELPIDE. + + Apollon-roi! quelle nuée! Oie, oïe! ils volent si serrés qu'ils + remplissent tous les passages!... Comme ils piaillent, comme ils se + précipitent! quels cris! quels becs!... On dirait qu'ils nous + menacent! oh là là! c'est toi et moi qu'ils regardent en ouvrant le + bec. + +Les oiseaux, en effet, à la vue de ces étrangers, se croyent pris dans +quelque piège. Effroi des deux parts. + +La huppe, à travers ce tumulte, essaye de se faire entendre, annonçant +que ces deux étrangers viennent proposer une chose magnifique. On +n'écoute rien d'abord, on se croit trahi, on s'apprête à venger sur ces +deux intrus tous les crimes de l'espèce humaine, antique ennemie de la +race ailée. + + Io, io! sus! en avant! à mort, à mort! De nos ailes pressées + cernons l'ennemi! il faut que ces deux hommes jettent des cris de + douleur, et servent de pâture à nos becs! Ni l'ombre des montagnes, + ni les nuées du ciel, ni la mer blanchissante, ne les soustrairont + à nos coups. En avant, bec et ongles! Que le chef de cohorte engage + l'aile droite! + +Vous avez encore dans la mémoire les scènes analogues des _Acharnéens_ +s'élançant contre Dicéopolis, des _Chevaliers_ contre Cléon, des +_Guêpes_ contre Bdélycléon; mais ici la scène est plus fantastique: on +dirait le combat des grues et des pygmées. + +Dans les œuvres de Cyrano de Bergerac, se trouve un morceau qui pourrait +bien être une réminiscence de ce passage: c'est un réquisitoire des +oiseaux contre deux hommes qui se sont glissés parmi eux[194]. + + * * * * * + +Cependant on finit par s'entendre. Peisthétairos, soutenu par Évelpide, +comme Robert Macaire par Bertrand, expose son plan et ses idées. L'un et +l'autre, par toutes sortes de rapprochements spirituels, et de légendes +poétiques, prouvent à la race emplumée son antique supériorité et +primauté sur toutes les autres. + +Les oiseaux sont les premiers-nés, les premiers souverains de l'univers. +D'où vient que les ouvriers en tout genre se mettent à la besogne au +chant du coq? N'est-ce pas le souvenir d'une vieille habitude du temps +où les oiseaux, maîtres du monde, donnaient à leurs esclaves le signal +des travaux?... + + PEISTHÉTAIROS. + + Oui, autrefois, vous étiez rois! + + LE CHŒUR DES OISEAUX. + + Nous, rois! Et de qui? Et de quoi? + + PEISTHÉTAIROS. + + De tout! De moi d'abord, et de lui (_Montrant Évelpide_.) Et de + Jupiter même! Votre race est plus ancienne que Saturne, que les + Titans et que la Terre. + + LE CHŒUR. + + Que la Terre elle-même? + + PEISTHÉTAIROS. + + Oui, par Apollon! + + LE CHŒUR. + + Voilà, par Jupiter! ce que je ne savais pas. + + PEISTHÉTAIROS. + + Parce que vous êtes des ignorants, des insouciants, et que vous + n'avez jamais lu Ésope. Ésope dit que l'alouette naquit avant tous + les autres êtres, avant la Terre même: son père mourut de maladie; + comme la terre n'existait pas; il fut sans sépulture pendant cinq + jours: enfin l'alouette dans l'embarras se décida, faute de mieux, + à enterrer son père dans sa tête. + + ÉVELPIDE. + + Ce qui fait que le père de l'alouette est enterré à + Céphalée[195]... + + PEISTHÉTAIROS. + + Mais la plus forte preuve, c'est que Jupiter, qui règne maintenant, + est représenté, comment? debout avec un aigle sur la tête, c'est le + symbole de sa royauté[196]; sa fille a la chouette; et Apollon, + comme son ministre, l'épervier. + + ÉVELPIDE. + + Par Cérès! voilà qui est bien dit! Mais que font dans le ciel tous + ces oiseaux? + + PEISTHÉTAIROS. + + Quand on sacrifie et que, suivant le rite, on offre les entrailles + aux dieux, ces oiseaux en prennent leur part avant Jupiter. + Autrefois, les hommes ne juraient jamais par les dieux, mais + toujours par les oiseaux: à présent encore, Lampon jure par l'oie, + quand il veut mentir[197].--C'est ainsi que vous étiez grands et + sacrés, en ce temps-là! Mais maintenant on vous regarde comme des + esclaves, des niais, des ilotes; on vous jette des pierres comme à + des fous furieux, même dans les lieux sacrés! Une foule d'oiseleurs + vous tendent des lacets, des filets, des gluaux, des pièges de + toute espèce; on vous prend, on vous vend en masse, et les + acheteurs vous tâtent pour s'assurer si vous êtes gras. Encore, si + l'on vous servait simplement rôtis, sur la table! Mais on fait un + mélange d'huile, de vinaigre et d'échalotes, avec du fromage râpé; + de tout cela broyé ensemble, on fabrique une sauce douce et grasse, + puis on la verse sur vous toute bouillante, comme si vous étiez des + chairs infectes! + +Un tel état de choses est intolérable! Il s'agit de reconquérir la +sécurité, l'indépendance, et la souveraineté!--Oui, oui! répondent les +oiseaux. Tu es notre sauveur! Mais que faut-il faire?--Il faut, répond +Peisthétairos, qu'il n'y ait qu'une seule ville, un seul État pour toute +la nation des oiseaux; qu'ils entourent l'air tout entier d'une grande +muraille en briques; comme l'enceinte de Babylone; et, quand cette +muraille sera élevée, ils enverront des ambassadeurs sommer Jupiter de +leur restituer l'empire: s'il n'y consent pas, on lui déclarera la +guerre sainte, et l'on fera défense aux dieux de traverser désormais ce +pays pour descendre, comme autrefois, contenter leur envie chez les +Alcmènes, les Alopées, les Sémélés. Les hérons feront sentinelle sur une +patte: Halte-là! on ne passe pas. + +En même temps on enverra une autre ambassade aux hommes pour leur dire +que dorénavant ils ayent à sacrifier d'abord aux oiseaux, souverains du +monde, et seulement ensuite aux autres dieux. + + LA HUPPE. + + Mais comment les hommes reconnaîtront-ils en nous des dieux et non + des geais? nous qui volons et qui avons des ailes? + + PEISTHÉTAIROS. + + Tu es fou: est-ce que Mercure n'est pas dieu? Cependant il vole et + il a des ailes! Et tant d'autres divinités! la Victoire vole avec + des ailes d'or! Et l'Amour, n'a-t-il pas des ailes? Et Iris, la + colombe aux ailes agitées, comme dit Homère! + + LA HUPPE. + + Mais si Jupiter se met à tonner et lance sur nous sa foudre, qui a + aussi des ailes?... + + PEISTHÉTAIROS, _sans l'écouter_. + + Si les hommes, aveugles à votre égard, méconnaissent votre + puissance et ne veulent adorer que les dieux de l'Olympe, alors il + faut qu'une nuée de passereaux gourmands de graines s'abatte sur + leurs champs et y dévore tout; et puis nous verrons si Cérès vient + au secours de leur famine par une distribution de blé! + + ÉVELPIDE. + + Elle s'en gardera bien, par Jupiter! vous la verrez donner cent + mauvaises défaites[198]. + + PEISTHÉTAIROS. + + Les corbeaux aussi leur prouveront votre divinité, en crevant les + yeux à leurs bœufs de labour et à leurs troupeaux. Qu'Apollon + ensuite les guérisse et gagne ses honoraires de médecin! + + ÉVELPIDE. + + Là, là! qu'ils attendent au moins que j'aie vendu mes deux + bouvillons! + + PEISTHÉTAIROS. + + Si, au contraire, ils reconnaissent que vous êtes la Divinité, la + Vie, la Terre, Saturne, Neptune,--alors tous les biens leur seront + donnés. + + LA HUPPE. + + Cite-moi donc un de ces biens. + + PEISTHÉTAIROS. + + Premièrement, les sauterelles ne rongeront plus leurs vignes en + fleur: un seul escadron de chouettes et de crécerelles les dévorera + toutes. Ensuite, les cousins et les perce-oreilles ne mangeront + plus leurs figues: une seule compagnie de grives les avalera tous + jusqu'au dernier. + + LA HUPPE. + + Et la richesse, comment la leur donnerons-nous? C'est là leur + grande passion! + + PEISTHÉTAIROS. + + Quand ils consulteront les oiseaux, ceux-ci leur indiqueront les + mines les plus riches, et les trésors enfouis depuis des siècles: + car ils en connaissent la place; aussi dit-on toujours: Personne ne + sait où est mon trésor, _excepté peut-être un oiseau_! + +Ainsi, légendes mythologiques, croyances populaires, contes, proverbes, +histoire naturelle, science des augures, fables d'Ésope, d'Hésiode ou +d'Homère, simples dictons même et images courantes, le poëte cueille +tout cela en voltigeant, et y mêle ses propres richesses, la grâce et la +fleur de sa poésie, ou de ses charmantes maximes:--«Comment leur donner +la santé?--S'ils sont heureux, n'ont-ils pas la santé? L'homme +malheureux ne se porte jamais bien!» + + * * * * * + +Et il n'y aura pas besoin d'élever aux oiseaux des temples de pierre +fermés avec des portes d'or. Ils habiteront dans les bois et sous le +feuillage des chênes. Les plus vénérés auront l'olivier[199] pour +temple. Les voyages de Delphes et d'Ammon seront inutiles pour les +sacrifices: debout parmi les arbousiers et les oliviers sauvages, on +leur offrira l'orge et le blé; on les priera, en étendant, les mains, de +nous faire part de leurs bien faits, qu'ils accorderont aussitôt en +échange de quelques grains. + +Le projet des deux Athéniens est adopté avec enthousiasme. On leur donne +le droit de cité, on les naturalise oiseaux. Une certaine racine qu'ils +mangeront va leur taire pousser des ailes. + + * * * * * + +Pendant ce temps, Philomèle et Procné, du milieu des joncs fleuris, +s'élèvent sous la forme de deux jolies filles avec des ailes et des +têtes d'oiseaux; le chœur les salue de ses chants; puis continue ainsi, +s'adressant au public, avec une poésie suave et exquise: + + Pauvres humains dont l'existence obscure, frêle comme les feuilles + des bois, rampe, sans ailes, sur la terre fangeuse, d'où vous + sortez, où vous rentrez, race éphémère, infortunés mortels, ombres + légères pareilles à des songes, écoutez les oiseaux, êtres + immortels, aériens, exempts de vieillesse, qui méditent sur les + choses incorruptibles: vous apprendrez de nous à connaître le ciel, + la nature des êtres ailés, l'origine des dieux et des fleuves, de + l'Érèbe et du Chaos; grâce à nous, Prodicos[200] enviera votre + science. + + Il n'y avait d'abord que le Chaos, la Nuit, le sombre Érèbe et le + profond Tartare: la Terre, l'Air, le Ciel n'existaient pas. Au sein + des abîmes infinis de l'Érèbe, la Nuit aux ailes noires, féconde + toute seule, pondit un œuf, duquel, après un certain temps, naquit + l'Amour, le gracieux Éros, aux ailes d'or étincelantes, rapides + comme les vents d'orage. Il s'unit, dans le profond Tartare, au + sombre Chaos, ailé comme lui, et engendra la race des Oiseaux, qui + vit le jour la première de toutes... + +Selon la théogonie orphique, le premier des dieux fut Chronos, le Temps; +après lui, vinrent l'Éther et le Chaos, d'où Chronos tira l'œuf immense +du monde. Il était naturel qu'Aristophane, dans la cosmogonie des +oiseaux, n'oubliât pas cet œuf. En le faisant pondre par la Nuit aux +ailes noires, et en faisant éclore de cet œuf l'Amour aux ailes d'or, en +donnant des ailes au Chaos lui-même, il use du droit de poésie, il +complète et développe les images qui conviennent à son sujet. + + * * * * * + +Ainsi,--continue le chœur des Oiseaux,--notre origine est bien plus +antique que celle des habitants de l'Olympe. Nous sommes nés de l'Amour, +mille preuves l'attestent. Nous avons des ailes, et nous en prêtons aux +amants[201]... + +Et quels services les oiseaux ne rendent-ils pas aux mortels! Nous leur +indiquons les saisons, le printemps, l'hiver, l'automne. Si la grue en +criant émigre vers la Libye, elle avertit le laboureur de semer; le +nocher, de se reposer auprès de son gouvernail suspendu dans sa +demeure[202]; et Oreste[203], de se tisser un manteau, afin que la +rigueur du froid ne le pousse plus à dépouiller les autres. Dès que le +milan reparaît, il vous annonce le retour du printemps et le moment de +tondre les brebis. Lorsqu'ensuite l'hirondelle arrive, on se hâte de +vendre son manteau, pour acheter un vêtement léger. Nous vous tenons +lieu d'Ammon, de Delphes, de Dodone et de Phébus Apollon. Avant de rien +entreprendre, affaire commerciale, mariage, achat de vivres, vous +consultez les oiseaux[204]... + +Muse agreste, aux accents si variés, tio tio tio, tio tio tio, tiotix, +je chante avec toi dans les vallons verts et sur les sommets des +collines, tio tio, tio tiotix! Du haut d'un frêne à l'épais feuillage, +tio tio, tio tiotix, je lance de mon gosier d'or des mélodies sacrées en +l'honneur du dieu Pan; ma voix s'unit sur la montagne aux chœurs +augustes qui célèbrent la Mère des dieux, tototo, tototo, totototix! +C'est là que Phrynichos, comme une abeille, vient butiner l'ambroisie de +ses chants et la douce fleur de sa poésie, tio tio, tio tiotix!... + +Tels les cygnes, tio tio tio, tio tio tio, tiotix, sur les rives de +l'Hèbre, tio tio, tio tiotix, unissent leurs voix pour chanter Apollon +en battant des ailes, tio tio, tio tiotix; leurs chants traversent les +nuages des airs; les hôtes variés des forêts s'arrêtent étonnés; les +vents se taisent, la sérénité assoupit les flots, tototo, tototo, +totototix; l'Olympe en retentit au loin; les dieux écoutent, dans un +saisissement de joie: et les Grâces et les Muses, filles de l'Olympe, +répètent leurs mélodies, tio tio, tio tiotix! + +Comme toujours, chez Aristophane, cette charmante poésie s'entremêle de +grossières bouffonneries et de gaietés fort lestes: c'est le caractère +de l'écrivain et de l'esprit attique,--comme de l'esprit gaulois.--Cette +variété semble indispensable surtout à Athènes, pour contenter tous les +goûts tour à tour, dans un public qui est le peuple tout entier. Là +comme partout, Aristophane, «maître de tous les tons de la lyre», se +montre presque au même instant «sublime et bouffon, grave et licencieux, +mais toujours poëte, et s'égalant aux plus grands poètes, soit qu'il les +raille, soit qu'il les imite[205].» + + * * * * * + +Peisthétairos et Évelpide reviennent affublés en oiseaux grotesques, +comme Quinola et Spadille en princes, dans la comédie d'Alfred de +Musset. + + IRUS. + + Mettez ces deux habits; + Vous vous promènerez ensuite par la chambre, + Pour que je voye un peu l'effet que je ferai. + + SPADILLE. + + Moi, j'ai l'air d'un marquis. + + QUINOLA. + + Moi, j'ai l'air d'un ministre. + + IRUS. + + Spadille a l'air d'une oie, et Quinola, d'un cuistre. + +Peisthétairos et son ami, non moins cocasses dans leur nouvel +accoutrement, se font l'un à l'autre les mêmes compliments, ou à peu +près, que fait Irus à Quinola et à Spadille. C'est Peisthétairos qui +d'abord éclate de rire en regardant Évelpide. + + PEISTHÉTAIROS. + + Par Jupiter! je n'ai jamais rien vu de plus drôle! + + ÉVELPIDE. + + Qu'est-ce qui te fait rire? + + PEISTHÉTAIROS. + + Tes bouts d'ailes! qui te font ressembler, sais-tu à quoi? à une + oie peinte sur une enseigne! + + ÉVELPIDE. + + Et toi, à un merle pelé et râpé! + +Ils conseillent à la huppe de donner à la ville nouvelle un nom +magnifique et pompeux: par exemple, Néphélococcygie, c'est-à-dire la +Ville des Nuées et des Coucous,--quelque chose comme +Coucouville-lés-Nuées.--«Ah! le grand et beau nom que tu as trouvé là! +s'écrie la huppe émerveillée.--N'est-ce pas de ce côté-là, dit Évelpide, +que s'étendent les immenses propriétés de Théagène et toutes celles +d'Eschine?» + +C'étaient deux hâbleurs de ce temps, et peut-être quelque peu +industriels, ayant découvert mainte mine, à exploiter avec les +actionnaires. + +On dépêche les deux ambassades, l'une en haut, vers les dieux, l'autre +en bas, vers les hommes. Puis on se met à l'œuvre. + +À peine a-t-on tracé l'enceinte, et procédé aux cérémonies qui +accompagnaient la fondation d'une ville,--en invoquant les +dieux-oiseaux, Apollon-Cygne, Latone-Caille, Diane-Chardonneret, +Bacchus-Pinson, Cybèle-Autruche;--à peine le prêtre a-t-il entonné le +chant sacré, en aspergeant d'eau lustrale la place des fondations +futures, qu'une volée d'aventuriers s'abat déjà sur la ville +projetée,--comme sur le nouveau Marseille ou le nouveau Paris,--pour y +chercher fortune. Dévoré de l'amour du bien public, chacun veut en avoir +la meilleure part. + + Échevins, Prévôt des marchands, + Tout fait sa main; le plus habile + Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe temps + De leur voir nettoyer un monceau de pistoles. + +C'est d'abord un poëte dithyrambique, au manteau troué, faiseur de +cantates à l'usage de tous les nouveaux pouvoirs. + + J'ai, dit-il, composé des vers en l'honneur de votre + Néphélococcygie, une foule de beaux dithyrambes et de + parthénies[206] dignes de Simonide. + + PEISTHÉTAIROS. + + Et quand les as-tu composés? depuis combien de temps? + + LE POETE. + + Oh! il y a longtemps, longtemps déjà, que je chante cette cité! + + PEISTHÉTAIROS. + + Mais on fait en ce moment même la cérémonie de sa naissance, et je + viens de nommer l'enfant, il y a une minute! + +On se débarrasse de ce républicain de l'avant-veille, en lui faisant +l'aumône d'un manteau. + + * * * * * + +Un devin lui succède. «Il y a, dit-il, un oracle de Bacis qui concerne +évidemment Néphélococcygie.--Eh! que n'en parlais-tu avant qu'elle +existât?--Le ciel ne le permettait pas encore!--Voyons ton oracle...» + +Le devin récite un grimoire quelconque, qui peut s'appliquer à tout ce +qu'on veut, comme toutes les prophéties possibles. Peisthétairos le paye +d'un autre oracle, conçu à peu près en ces mots: + + Lorsque, le ventre à jeun, par de vains artifices + Quelque saltimbanque effronté + Viendra troubler vos sacrifices + Sans être par vous invité, + Prenez un bon paquet de gaules + Et cassez-le sur ses épaules[207]. + +Ainsi dit, ainsi fait: Hors d'ici, drôle! Va-t'en débiter aux vieilles +femmes tes oracles et tes prophéties!--Et on vous le chasse à coups de +bâton. + + * * * * * + +Le prêtre se dispose à continuer la cérémonie, déjà deux fois +interrompue, lorsqu'un géomètre-arpenteur survient à son tour, avec +règles, toises et niveaux, pour tirer les lignes des rues aériennes, +faire de beaux boulevards dans les nues, toiser, arpenter, cadastrer +Néphélococcygie et sa banlieue, partager l'air en lois... «Qui es-tu +donc? lui demande Peisthétairos.--Qui je suis? Méton! connu dans toute +la Grèce et à Colone.»--Comme François Villon, dans son épitaphe: «_Né +de Paris, emprès Pontoise_.». + +«Eh bien! Méton, reprend Peisthétairos, un conseil d'ami: décampe +lestement!» + + LE GÉOMÈTRE. + + Seriez-vous par hasard en discorde? + + PEISTHÉTAIROS. + + Au contraire! + + LE GÉOMÈTRE. + + Mais alors... + + PEISTHÉTAIROS. + + D'un accord unanime et sincère Nous avons résolu d'expulser de chez + nous Fripons et charlatans, en les rouant de coups[208]. + +Méton ne se le fait pas dire deux fois, et arpente, sans règle ni toise: +Peisthétairos le chasse à coups de trique. + +Ce Méton, malmené si lestement par Peisthétairos et par Aristophane, +est-il le même que le célèbre astronome athénien qui forma, vers l'an +432 avant notre ère, un cycle de dix-neuf ans, dans le dessein de faire +concorder l'année lunaire avec l'année solaire (ce qu'on nomme +aujourd'hui le _Nombre d'or_)? Je ne sais; mais cela paraît probable, et +il n'y aurait rien d'étonnant à voir un homme très-sérieux comme +l'astronome Méton traité par Aristophane avec autant d'irrévérence que +le grand Socrate. + + * * * * * + +Survient un inspecteur, avec des airs de roi, dans cette ville qui +existe à peine. C'est une satire des petits fonctionnaires qui étaient +chargés d'inspecter les cités tributaires, et qui faisaient du zèle aux +dépens de ces villes, à moins qu'on ne leur graissât la patte. + + PEISTHÉTAIROS, _à voix basse_. + + Veux-tu recevoir ton salaire, ne rien faire et t'en aller? + + L'INSPECTEUR. + + Ma foi! oui; j'aurais bien besoin d'être à Athènes pour assister à + l'Assemblée: je suis chargé des intérêts de Pharnace[209]. + + PEISTHÉTAIROS, _le battant_. + + Tiens, voici ton salaire, va-t'en avec cela! + +Il l'expédie comme les autres, malgré ses protestations indignées. + + * * * * * + +Enfin un marchand de décrets vient pour vendre des lois toutes neuves et +qui n'ont pas encore servi. Peisthétairos s'en débarrasse de la même +façon. + +Tout ce mouvement animait la scène et égayait les spectateurs. Ce sont +des épisodes, comme _les Fâcheux_ de Molière, ou comme nos +vaudevilles-revues. Le poëte y donne l'essor à sa verve et à sa malice. +Au monde de la fantaisie il entremêle adroitement celui de la réalité. +Ces critiques et caricatures de détail parodiaient la conduite des +Athéniens dans les villes alliées et dans les colonies. + + * * * * * + +On achève le sacrifice d'inauguration. Les oiseaux, dans un nouveau +chœur, chantent leur puissance, leur félicité: + + C'est à nous désormais que tous les mortels adresseront leurs + sacrifices et leurs prières! Rien n'échappe à notre vue, à notre + puissance! Nos regards embrassent l'univers! Nous préservons le + fruit dans la fleur, en détruisant ces mille espèces d'insectes + voraces nés de la terre, qui s'attaquent aux arbres et se + nourrissent du germe à peine formé dans le calice. Nous tuons aussi + ceux qui ravagent, comme un fléau, les parterres embaumés. Tous ces + êtres rampants et rongeurs périssent sous les coups de la race + ailée[210]!... + + Que le sort des oiseaux est doux! l'hiver, ils n'ont pas besoin de + manteau; l'été, ils n'ont point à souffrir des ardeurs de la + canicule; dans les vallons fleuris, au sein des feuilles fraîches, + ils reposent, tandis que la cigale, brûlée de rayons torrides à + l'heure de midi, pousse des cris, de pythonisse! Nous hivernons au + creux des antres, et folâtrons avec les Nymphes des montagnes; et + nous butinons au printemps les tendres baies du myrte aimé des + vierges et les jardins des Grâces tout blancs de fleurs! + +Quelle délicieuse poésie! Victor Hugo n'a rien de plus charmant, ni dans +la légende des oiseaux, épisode du _Beau Pécopin_, ni dans _les Chansons +des rues et des bois_, ni dans _les Contemplations_, lorsqu'à son tour +il peint le bonheur des oiseaux en traits si brillants et si vifs: + + Ils vont, pillant la joie en l'univers immense!... + +Et autour des tombes elles-mêmes ils rapportent quelque gaieté! + +Michelet n'a rien de plus poétique, quand, pour chanter l'oiseau, +lui-même se fait oiseau, quand il peint amoureusement et qu'il célèbre +avec enthousiasme ces fils de l'air, de la lumière: «Mélodieuses +étincelles du feu d'en haut, où n'atteignez-vous pas?... Pour vous, ni +hauteur, ni distance: le ciel, l'abîme, c'est tout un! Quelle nuée et +quelle eau profonde ne vous est accessible? La terre, dans sa vaste +ceinture, tant qu'elle est grande, avec ses monts, ses mers et ses +vallées, elle vous appartient. Je vous entends sous l'équateur, ardents +comme les traits du soleil. Je vous entends au pôle, dans l'éternel +silence, où la dernière mousse a fini: l'ours lui-même regarde de loin +et s'éloigne en grondant; vous, vous restez encore; vous vivez, vous +aimez, vous témoignez de Dieu, vous réchauffez la mort!» + + * * * * * + +Cependant la ville nouvelle s'élève de toutes parts. Les murailles ont +cent stades de long, et sont si larges «que Proxénide, le vantard, et +Théagène pourraient s'y croiser sur leurs chars, fussent-ils attelés de +chevaux aussi grands que le cheval de Troie[211].» + +Nul autre que les oiseaux n'a mis la main, ni la patte, aux +constructions: ni charpentiers, ni tailleurs de pierre, ni maçons, ni +briquetiers d'Egypte, les oiseaux ont tout fait eux-mêmes. «Trente mille +grues, venues de la Libye, ont déposé les pierres qu'elles avaient +avalées: pierres de fondement, qui ont été taillées ensuite par le bec +des râles; dix mille cigognes fabriquaient les briques; les pluviers et +autres oiseaux aquatiques pompaient, montaient l'eau dans les airs; les +hérons servaient dans des auges le mortier qu'avaient préparé les oies +avec leurs pattes en truelles; les pélicans ont pélicannelé le bois des +portes avec leur bec; c'était un bruit comme dans un chantier naval. À +présent toute l'enceinte est close et bien gardée. + + * * * * * + +Pline le naturaliste raconte que les grues, en guerre avec les pygmées, +posaient, pendant la nuit, des sentinelles tenant un caillou dans la +patte, afin que, si par hasard une de ces sentinelles venait à +s'endormir, le caillou en tombant les réveillât toutes.--À +Néphélococcygie, civilisation plus avancée, c'est avec des sonnettes que +les gardes font la ronde, et l'on allume des feux sur toutes les tours. + + * * * * * + +On ne dit pas sur quoi posent les fondements de cette ville +aérienne.--Est-ce, comme dans la Genèse indienne, sur un éléphant, dont +les pieds reposent sur quatre tortues, et les tortues sur on ne sait pas +quoi? Ou bien, comme dans la légende ésopique, est-ce dans de grands +paniers portés par des aigles? + +Quoiqu'il en soit, Néphélococcygie coupe le chemin de l'Olympe: les +dieux sont bloqués. Les oiseaux les remplaceront: l'aigle détrônera +Jupiter de Corinthe; la chouette, Minerve d'Athènes, et ainsi des +autres. + +À des peuples-oiseaux il faut des dieux-oiseaux;--comme à des hommes, un +dieu-homme; comme, aux triangles, s'ils en ont, un dieu-triangle, dit +Montesquieu; tout cela, par la même raison que les nègres font le diable +blanc.--Xénophane, de Colophon, disait que, si les bœufs et les chevaux +savaient peindre, ils feraient des dieux qui auraient figure de bœufs ou +de chevaux.--«Les lézards m'ont raconté, dit Henri Heine, ou un de ses +personnages dans les _Reisebilder_, qu'il court parmi les pierres une +tradition selon laquelle Dieu veut un jour se faire pierre pour les +délivrer de leur endurcissement.» Mais un vieux lézard prétend que cette +_impétrification_ n'aurait lieu qu'après que Dieu se serait +successivement incarné et invégétalisé dans les formes de tous les +animaux et de toutes les plantes, et les aurait délivrés.» + + * * * * * + +Les douaniers de Néphélococcygie font bonne garde: toute la fumée des +sacrifices que les hommes offrent aux anciens dieux est interceptée. Ne +recevant plus l'odeur des victimes, ces pauvres Olympiens, réduits à un +jeûne cruel, ne savent que devenir: les immortels meurent de faim. Iris, +leur messagère, chargée d'aller sur terre savoir les raisons de cette +famine, est arrêtée par les buses, gendarmes de Coucouville-lés-Nuées, +qui lui demandent son passe-port: elle n'en a pas; il lui faut retourner +d'où elle était venue, sans avoir accompli sa mission. Les immortels se +serrent le ventre, et leurs dents augustes s'allongent démesurément. +C'est Prométhée, fidèle à sa vieille amitié pour les races mortelles, +qui vient en secret donner ces nouvelles aux habitants de +Coucouville-lés-Nuées: il se couvre d'un parasol pour échapper aux yeux +de Jupiter, son ennemi. + + * * * * * + +Les hommes, d'autre part, envoient à Peisthétairos, illustre fondateur +de Coucouville-lés-Nuées, une couronne d'or. L'empire des oiseaux est +fondé; l'empire en l'air est déclaré éternel, comme tous les empires. +Tout le monde vient lui rendre hommage; tout le monde sollicite +l'honneur d'être annexé, naturalisé oiseau le plus tôt possible. + +Un jeune homme d'abord, de la jeunesse dorée, brûle du désir d'être +oiseau, parce qu'il a entendu dire qu'il est permis chez les oiseaux de +mordre et d'étrangler son père, et qu'il veut étrangler le sien tout de +suite, pour en hériter. Peisthétairos le rappelle à la piété filiale par +l'exemple des cigognes. + +Un littérateur veut avoir des ailes pour aller chercher dans les nues +des strophes tourbillonnantes. + +Un sycophante en veut avoir aussi pour espionner plus activement de +ville en ville et dénoncer devant les tribunaux athéniens les riches +citoyens des îles sujettes. + + PEISTHÉTAIROS. + + Joli métier! + + LE SYCOPHANTE. + + Mais oui: dénicheur de procès! Et c'est pourquoi j'ai besoin + d'ailes, pour voltiger autour des villes et puis les citer en + justice. + + PEISTHÉTAIROS. + + Citeras-tu mieux si tu as des ailes? + + LE SYCOPHANTE. + + Non, mais je ne craindrai plus les pirates: je reviendrai en l'air + avec les grues, ayant avalé, en guise de lest, une provision de + procès. + + PEISTHÉTAIROS. + + Voilà donc ton métier! Quoi! un jeune homme! vivre de + dénonciations! + + LE SYCOPHANTE. + + Que faire? Je ne sais pas labourer. + + PEISTHÉTAIROS. + + Mais, par Jupiter! à ton âge, on peut gagner sa vie plus + honnêtement qu'à tramer des procès. + + LE SYCOPHANTE. + + L'ami, ce sont des ailes que je demande, et non des avis. + + PEISTHÉTAIROS. + + Eh bien! Mes paroles te donnent des ailes. + + LE SYCOPHANTE. + + Comment des paroles donneraient-elles des ailes? + + PEISTHÉTAIROS. + + Les paroles en donnent à tout le monde. + + LE SYCOPHANTE. + + À tout le monde? + + PEISTHÉTAIROS. + + N'entends-tu pas à chaque instant chez les barbiers les pères dire + aux jeunes gens: «C'est étonnant comme les conversations de + Diitrèphe ont donné des ailes à mon fils pour l'équitation!»--«Le + mien, dit un autre, emporté par les ailes de l'imagination, a pris + son vol vers la tragédie!» + + LE SYCOPHANTE. + + Ainsi les paroles donnent des ailes? + + PEISTHÉTAIROS. + + Assurément. Elles élèvent l'esprit et lui donnent l'essor. J'espère + donc que les miennes te donneront des ailes pour t'envoler vers un + état plus honorable. + + LE SYCOPHANTE. + + Mais je ne veux pas, moi! + + PEISTHÉTAIROS. + + Que comptes-tu donc faire? + + LE SYCOPHANTE. + + Ne pas déshonorer ma race: dans ma famille nous sommes mouchards de + père en fils! Donne-moi donc vite les ailes rapides de l'épervier + ou de la crécerelle; que je puisse citer les insulaires, soutenir + ici l'accusation, puis retourner là-bas à tire d'ailes. + + PEISTHÉTAIROS. + + Je comprends: ainsi l'étranger est condamné avant de comparaître. + + LE SYCOPHANTE. + + C'est cela même. + + PEISTHÉTAIROS. + + Et, tandis qu'il se rend ici par mer, tu revoles vers les îles pour + t'emparer de ses biens confisqués. + + LE SYCOPHANTE. + + Parfaitement! Il faut donc que je vole, comme un sabot, de çà, de + là. + + PEISTHÉTAIROS. + + Un sabot? je comprends. Ma foi! j'ai là d'excellentes ailes de + Corcyre. (_Il le bat. Les fouets venaient de ce pays-là_.) + + LE SYCOPHANTE. + + Ho la la! ho la la! Mais c'est un fouet! + + PEISTHÉTAIROS. + + Ce sont des ailes, pour te faire aller comme un sabot. + + LE SYCOPHANTE. + + Ho la la! ho la la! + + PEISTHÉTAIROS. + + Prends ton vol! Hors d'ici, canaille! Tu sauras qu'il en cuit de + moucharder les gens et de pervertir la justice[212]! + +_Interdum tamen et vocem comœdia tollit._ + + * * * * * + +À cette série de scènes épisodiques, Aristophane, s'il eût vécu de notre +temps, aurait pu ajouter _les pigeons de la Bourse_, que Béranger a pris +pour sujet de chanson, et bien d'autres oiseaux étranges,--sans compter +ceux dont parle Rabelais. + + * * * * * + +Cependant les dieux, voyant que décidément on leur a coupé les vivres, +sont réduits, comme les hommes, à capituler avec le nouvel empire et à +reconnaître son hégémonie. Jupiter, depuis qu'il en est à l'ambroisie +pour tout potage, tombe d'inanition. Il prend donc le parti de députer à +la Ville des Oiseaux trois ambassadeurs: Hercule, le plus affamé des +Olympiens; Neptune, qui paraît être considéré comme le diplomate de la +troupe, peut-être parce qu'il est ondoyant et fuyant comme l'élément sur +lequel il règne; enfin un certain dieu Triballe, grotesque et idiot. Les +Triballes étaient un peuple de Thrace que les Athéniens trouvaient fort +grossier. Ce dieu Triballe, ne sachant pas le grec, ne prononce que des +sons informes dans un triballique patois. Hercule, quoiqu'assez peu +lettré lui-même, lui sert d'interprète; à peu près comme, dans _le +Bourgeois gentilhomme_, Covielle traduit le turc du Mamamouchi. + +D'abord le fils d'Alcmène, pour toute diplomatie, veut étrangler tous +ceux de la ville nouvelle qui lui tomberont sous la main.--«Mais, mon +bon, lui dit Neptune, nous sommes députés pour traiter de la +paix.--Raison de plus pour étrangler!» répond le magnanime Hercule. + +Heureusement pour la conclusion de la paix, Hercule est aussi gourmand +qu'il est brave et fort. Un fumet de cuisine qui lui arrive adoucit son +humeur. «Quelles sont ces viandes?» dit-il en ouvrant les narines.--«Ce +sont,--lui dit Peisthétairos, chef de la nouvelle république,--ce sont +des oiseaux,--coupables de conspiration contre les libertés populaires,» +et que l'on a mis à la broche.--Hercule ne peut plus en détourner ses +sens. + +On entre en pourparler. Les conditions de Peisthétairos sont dures: il +veut, premièrement, que Jupiter lui cède le sceptre. Cet article une +fois réglé, il fera servir à dîner aux trois ambassadeurs. + + HERCULE. + + Ce mot me suffit. Je vote pour. + + NEPTUNE. + + Mais, malheureux! tu n'es qu'un idiot et un goinfre! Veux-tu donc + détrôner ton père? Eh! c'est te dépouiller toi-même! Car, si + Jupiter meurt, n'es-tu pas son fils et son héritier? + + PEISTHÉTAIROS, _tirant Hercule à part_. + + Écoute ici que je te parle. Ton oncle t'entortille, mon pauvre ami: + la loi ne t'accorde pas une obole des biens paternels, puisque tu + es bâtard et non fils légitime... Ce Neptune, qui t'excite, serait + le premier à revendiquer les biens de ton père, en sa qualité de + frère puîné. + +Hercule, qui n'est pas fort d'esprit comme de corps, ne sait auquel +entendre. On consulte le dieu Triballe. + + PEISTHÉTAIROS. + + Et toi, que t'en semble? + + LE TRIBALLE, _baragouinant_. + + Nabaïsatreu. + + NEPTUNE. + + Que dis-tu, Triballe? + + HERCULE. + + Hé! Triballe, veux-tu des coups? + + LE TRIBALLE. + + Saunaca bactaricrousa. + + HERCULE. + + Il dit: «Très-volontiers.» + + NEPTUNE. + + Si tel est votre avis à tous deux, j'y consens. + + HERCULE. + + Eh bien! nous accordons le sceptre. + + PEISTHÉTAIROS. + + Ah! j'allais oublier le second article: je laisse Junon à Jupiter, + mais je veux qu'on me donne en mariage la belle jeune Royauté. + +Neptune trouve cette seconde clause inacceptable et veut se retirer avec +ses deux collègues.--«Comme vous voudrez,» dit Peisthétairos d'un air +détaché. Puis, se tournant vers la cuisine: «Chef! soigne bien la +sauce!» Ce mot retient Hercule, qui ramène Neptune et le dieu Triballe, +et le force à signer le traité. + + Quels dinés, + Quels dinés + Les ministres m'ont donnés! + +C'est la conclusion de cette mission diplomatique[213]. + + * * * * * + +Ce dénoûment n'est-il pas admirable? Peisthétairos l'ex-révolutionnaire, +le chef élu par acclamation de toutes les tribus de la république des +oiseaux, ne se contente pas d'embrocher et de manger ceux qui ne +partagent pas ses opinions; il songe à fonder une dynastie; il épouse la +Royauté! Et voilà, ô Athéniens, comment finissent les révolutions[214]. + +Les oiseaux poussent des cris de joie: «Io Pæan! ô Hymen, ô Hyménée!» +pendant que Peisthétairos reparaît, costumé en Jupiter, avec la jeune +Royauté, qui brandit la foudre de Zeus. + +«Bien, très-bien, dit Peisthétairos, je suis charmé de vos épithalames, +de vos acclamations et de vos chants. Mais cela ne suffit pas; il faut +chanter aussi mes éclairs, mes foudres et mon tonnerre!» + +Et nos oiseaux, serins, buses et butors, d'obéir avec joie et de crier à +tue-tête: + + Vive le roi, la reine, et vive le tonnerre! + +Tout cela n'est-il pas très-joli, et très-vrai?--fort gai et fort triste +à la fois, comme une peinture à jamais vivante de la bêtise humaine +toujours la même! + + * * * * * + +Remarquons les deux caractères de Peisthétairos et d'Évelpide: «l'un est +un rusé faiseur de projets, tête inquiète et inventive, qui sait faire +accroire les choses les plus insensées; l'autre, un honnête sot, bien +crédule, et qui, avec une gaieté naïve, adopte toutes les folies du +premier[215].» Mais, lorsqu'il arrive qu'une de ces folies a réussi +contre toute espérance, le bon Évelpide, qui avait servi à tirer les +marrons du feu, est mis de côté. Il ne reste sur la scène que jusqu'à ce +qu'on ait fait le plan de Néphélococcygie; après cela, il disparaît +entièrement. Dans la première partie de la comédie, il semblait jouer le +rôle principal, ou du moins il était sur la même ligne que +Peisthétairos; dans la seconde partie, il est éclipsé, et Peisthétairos +le remplace. Tant qu'on croyait qu'il y avait du danger dans ce voyage +aux pays inconnus, Peisthétairos, le général de poche, se tenait +prudemment à l'arrière-garde, et poussait en avant le bon Évelpide. +Mais, sitôt que l'affaire réussit, le socialiste-autocrate passe sur le +premier plan; lui seul existe désormais: l'autre est enterré. + + * * * * * + +La pièce se termine par des chants et des danses, et par un brillant +cortége de toutes les tribus des oiseaux, accompagnant jusqu'au palais +et au lit nuptial le nouveau Jupiter-oiseau (jadis Peisthétairos, du +bourg de Trie) et sa jeune femme, la Royauté. + + * * * * * + +Telle est cette féerie éblouissante, si variée, si pleine d'idées, où la +plus charmante imagination touche légèrement à toutes choses, se jouant +des hommes et des dieux, éclatant de rire au nez de Jupiter même, mais +si franchement et si drôlement que Jupiter n'a pas le courage de s'en +fâcher. + + * * * * * + +Avant Aristophane, d'autres poëtes comiques avaient déjà donné des +pièces ayant pour titre: _les Oiseaux_. + +Dans ce cadre, déjà populaire, l'imagination de notre poëte trace des +lignes capricieuses, des moralités générales, sans aucun but +particulier. + +Vainement a-t-on prétendu que cette comédie était spécialement +politique: l'hypothèse ne repose que sur un seul détail, où l'on croit +découvrir une allusion à Alcibiade se liguant avec les Lacédémoniens +contre ses compatriotes et exhortant les ennemis de son pays à fortifier +Décélie, ville de l'Attique. Ce serait, suivant d'autres, une satire +religieuse, c'est-à-dire anti-religieuse; mais les dieux ne sont +ridiculisés que dans une partie de la pièce, et par occasion, ce semble, +plus que par dessein. Suivant d'autres, ce serait une satire sociale, +comme _les Femmes à l'Assemblée_, une parodie des républiques idéales +imaginées par les philosophes, une critique de Platon qui isole sa cité +philosophique de tout le reste du genre humain, une utopie bouffonne à +propos de ces utopies sérieuses. Ces diverses interprétations peuvent +avoir plus ou moins d'apparence. Pour moi, j'incline à croire, avec +Schlegel, qu'on ne doit assigner à cette comédie aucun but direct, et +c'est peut-être pour cela qu'elle est une des plus amusantes, et à coup +sûr la plus brillante de toutes. Autour de ce titre, _les Oiseaux_, +l'esprit d'Aristophane s'égaye et prend des ailes. + +Quoiqu'il veuille toujours, d'une manière générale, rester fidèle à sa +maxime que le poëte doit être l'éducateur du peuple, il ne se propose +point ici une moralité unique et précise. Il cueille au hasard, tio, +tio, tio, dans les guérêts fertiles, trioto, trioto, dans les bois et +sur les collines, trio totobrix, dans les jardins des Muses et dans +l'agréable prairie de Marathon humide de rosée, tous les traits, toutes +les malices, toutes les moralités, toutes les fleurs de bel esprit +attique et de gaieté bouffonne, toutes les réminiscences poétiques et +mystiques, toutes les jolies métaphores qu'il rencontre; il va +voltigeant, becquetant, chantant, kikkabau, kikkabau, toro, toro, toro, +torolilix! + +C'est au sortir de cette comédie que l'on comprend et que l'on goûte le +joli distique de Platon: + +«Les Grâces, voulant avoir un temple indestructible, choisirent l'esprit +d'Aristophane.» + +Et le mot de Schlegel: «La comédie grecque ancienne dépasse les limites +de la réalité pour entrer dans la sphère de l'imagination libre et +créatrice.» + +Et celui de Mme de Staël: «Il n'y a point de route qui conduise à ce +genre... Le don de plaisanter appartient beaucoup plus réellement à +l'inspiration que l'enthousiasme le plus exalté.» + +Cette pièce est vraiment unique en son genre. Shakespeare n'a rien de +plus léger, de plus frais, ni de plus brillant, dans le _Songe d'une +nuit d'été_, ni Calderon dans _les Matinées d'avril et de mai_, ni +Calidâsa dans _Sacountâla_. + +Rabelais s'est-il rappelé cette comédie d'Aristophane dans sa +description de _l'Isle sonnante_ (c'est-à-dire de l'Église romaine avec +ses cloches), île dont tous les habitants «estoient devenus oiseaux, +mais bien ressemblants aux hommes: clergaux, monagaux, prestregaux, +abbégaux, évesgaux, cardingaux, et papegaut, qui est unique en son +espèce,» comme le phénix;--«clergesses, monagesses, prestregesses, +abbégesses, évesgesses, cardingesses, papegesses?» Oiseaux, certes, non +moins originaux, mais moins gais que ceux de cette comédie. + +Et Marnix de Sainte-Aldegonde, s'en était-il souvenu? Je ne sais[216]. + +Et Jean-Jacques Rousseau, quand, par une hypothèse un peu osée, il +peuple le ciel catholique de pies et de sansonnets? + +Dans un de nos vieux fabliaux, les oiseaux chantent la messe: c'est le +rossignol qui officie; le perroquet, à l'offertoire, prononce un sermon +sur l'amour, et donne ensuite l'absoute aux vrais amants. + +Un conte de Voltaire, _la Princesse de Babylone_, met chez un peuple des +bords du Gange des perroquets prédicateurs. «Nous avons surtout, dit un +oiseau qui se trouve être le phénix,--nous avons surtout des perroquets +qui prêchent à merveille.»--Dans ce même conte, le phénix écrit à deux +griffons de ses amis par la poste aux pigeons; les cancans d'un merle +(quelque aïeul, sans doute, du _Merle blanc_ d'Alfred de Musset) causent +les malheurs de la princesse Formosante. + +George Sand, dans _le Diable aux champs_, fait parler le moineau et la +fauvette, une bande de grues, une poule, une couvée de petits canards, +une chouette et son mari, deux rouges-gorges, et un chœur de coqs, tout +cela alternant avec des hommes et des femmes. On voit figurer aussi dans +cette fantaisie: des grenouilles, des lézards et des grillons des +champs: d'autre part, un cricri de cheminée, deux scarabées et plusieurs +araignées; une chienne nommée Léda, un chien de manchon, appelé Marquis, +et Pyrame, chien de basse-cour. + +On connaît l'œuvre charmante de M. Toussenel, _le Monde des oiseaux_, +l'_Ornithologie passionnelle_, où l'on démontre avec beaucoup d'esprit +que le phalanstère fouriériste est établi et organisé depuis la création +du monde dans la république des Oiseaux[217]. + +Les légendes du Nord ont leurs femmes-cygnes, et d'autre part leurs +hommes-corbeaux, dont parle Henri Heine dans ses traditions populaires +de l'Allemagne[218]. + +Dans la légende celtique de saint Brandan, sorte d'Odyssée monacale, le +Saint rencontre, en un de ses voyages, le paradis des oiseaux, où la +race ailée vit selon la règle des religieux, chantant _matines_ et +_laudes_ aux heures canoniques; Brandan et ses compagnons y célèbrent la +Pâque avec les oiseaux, et y restent cinquante jours, nourris uniquement +du chant de leurs hôtes.--C'est peut-être cette légende que +l'imagination de Rabelais a parodiée. + +Dans une autre légende bretonne, saint Keivin s'endormit un jour en +priant, agenouillé devant sa fenêtre et les bras étendus: une +hirondelle, apercevant la main ouverte du vieux moine, trouva la place +bonne pour y faire son nid; le Saint, à son réveil, voyant cela et la +mère qui couvait ses œufs (il paraît qu'il avait dormi longtemps), ne +voulut pas la déranger et attendit pour se relever que les petits +fussent éclos. + +Les oiseaux jouent des rôles nombreux et variés dans les _Chants +populaires de la Grèce moderne_[219]. C'est comme une lointaine +réminiscence d'Aristophane et de Platon. + +Platon, dans le _Timée_, esquissant quelques traits d'une métempsycose, +suit les hommes dans les animaux, et dit: «La famille des oiseaux, qui a +des plumes au lieu de cheveux, est formée de ces hommes innocents mais +légers, aux discours pompeux et frivoles, et qui, dans leur simplicité, +s'imaginent que la vue est le meilleur juge de l'existence des choses.» + +Selon le docteur Yvan, dans ses _Voyages et Récits_, les bons Indiens, +pleins du sentiment de la fraternité universelle, «veulent que les âmes +des enfants morts revêtent la brillante parure des oiseaux pour habiter +encore parmi les vivants.» Il y a loin de cette croyance à celle des +limbes, vestibule de l'enfer, où les enfants morts sans baptême sont +privés à toute éternité de la vue de Dieu. Par quel crime les pauvres +petits ont-ils pu mériter cette quasi-damnation? + +_Crimine quo parvi cædem potuêre mereri?_ + +Le catholicisme d'aujourd'hui n'étale plus cette croyance du moyen âge, +et la voile au contraire avec le plus grand soin, de peur de révolter le +cœur des mères. Au reste, qu'est devenu l'Enfer lui-même, depuis que la +science ne lui laisse aucun lieu, ni la raison aucun refuge? + +La Fontaine et Florian, Grandville et Kaulbach, fourniraient, aussi plus +d'un trait à la comédie des _Oiseaux_; sans oublier vingt autres jolies +légendes,--ni celle de François d'Assise, «à qui l'oiseau paraît, comme +à Jésus, mener la vie parfaite: car l'oiseau n'a pas de grange; il +chante sans cesse; il vit à toute heure du don de Dieu, et il ne manque +de rien[220];»--ni la légende de la cigale qui chantait le _Salve +Regina_ sur le doigt de François de Sales:--la cigale aussi a des ailes. + + * * * * * + +Mais, quelque charmant que soit tout cela, Aristophane est plus charmant +encore. Dans sa comédie pleine de fraîcheur et de gaieté, on sent +partout cette adoration dont toute l'antiquité était éprise pour la +beauté de la nature, avec cet amour instinctif pour tous les êtres +frères de l'homme. Tout ce qu'il y a de plus gracieux, les bois, les +oiseaux et les fleurs, le poëte en a recueilli les chants, les couleurs, +les parfums; à mêlé tout cela dans son esprit avec les idées les plus +vives, les plus piquantes, parfois les plus profondes. Ainsi est née +cette œuvre exquise, légère, ailée, toute chantante, comme la _Symphonie +pastorale_ d'un Athénien du temps d'Alcibiade; œuvre d'une originalité +et d'une grâce incomparables, d'une forme capricieuse et étincelante, +improvisée et immortelle! + +«Personne, dit Henri Heine en parlant de cette comédie, personne ne +saurait traduire ces chœurs aériens qui se perdent dans l'infini, cette +poésie ailée, escaladant hardiment le ciel, ces chants de triomphe de la +folie, enivrants comme des mélodies de rossignols en gaieté.» + + + + +IV + +LA PARABASE. + + +C'est dans les chœurs des comédies d'Aristophane, particulièrement dans +la _parabase_, que se montrent avec le plus d'imprévu et d'originalité +ces perpétuelles alternatives d'ironie et de sérieux, ce mélange de +bouffonnerie et d'élévation, de verve satirique et lyrique, qui +constituent le caractère saillant de sa poésie. + +Qu'était-ce que la parabase? + +Élément essentiel et singulier de la comédie grecque _ancienne_, c'était +cette partie du chœur dans laquelle le poëte, au milieu de la pièce, +prenait tout à coup la parole, par la bouche du coryphée, et adressait +au peuple des interpellations, sur lui-même, sur ses comédies, sur +l'accueil bon, ou mauvais qu'on leur avait fait, sur ses rivaux en +poésie ou sur ses adversaires politiques, sur les affaires publiques, +sur la paix ou la guerre, sur les questions sociales, enfin sur tout ce +qu'il lui plaisait. + +«Il faut convenir, dit W. Schlegel, que la parabase est contraire à +l'essence de toute fiction dramatique, puisque la loi générale de la +comédie est, d'abord, que l'auteur disparaisse pour ne laisser voir que +ses personnages, et ensuite, que ceux-ci agissent et parlent entre eux +sans faire aucune attention aux spectateurs.--Certainement toute +impression tragique serait détruite par de semblables infractions aux +règles de la scène; mais les interruptions, les incidents épisodiques, +les mélanges bizarres de toute espèce, sont accueillis avec plaisir par +la gaieté, et cela lors même qu'ils paraissent plus sérieux que l'objet +principal de la plaisanterie. Quand l'esprit est disposé à l'enjouement, +il est toujours bien aise d'échapper à la chose dont on l'occupe, et +toute attention suivie lui paraît une gêne et un travail.» + + * * * * * + +Dans l'origine, le chœur phallique était toute la comédie, comme le +chœur dithyrambique était toute la tragédie; le poëte lui-même, souvent, +remplissait le rôle du coryphée: de là peut-être l'habitude qu'il prit +d'adresser parfois la parole aux spectateurs pour développer ses idées +personnelles, habitude qu'il conserva même lorsqu'il ne parut plus en +personne à la tête du chœur, même lorsque l'_épisode_, pour parler comme +les Grecs, c'est-à-dire la fable et le dialogue, furent _survenus_ au +milieu du chœur, comme l'exprime ce nom même d'épisode, et se furent +mêlés avec lui pour constituer l'œuvre dramatique. + +Ce chœur phallique, d'abord improvisé dans la licence des fêtes de +Dionysos, plus tard spécialement composé pour ces fêtes en vue de la +variété, contenait, outre les louanges du dieu, la satire des hommes. La +parabase était donc en germe dans les chants phalliques, et la comédie +dans la parabase: ou plutôt, tout cela ensemble se forma et se développa +confusément. + + * * * * * + +«Ce que la comédie avait en propre, dit Otfried Müller, c'était surtout +l'organisation, les mouvements et les chants du chœur. Le nombre des +personnes qui composaient le chœur comique était, d'après des +renseignements qui concordent, de vingt-quatre. On avait, évidemment, +divisé par moitié le chœur complet d'une tétralogie tragique, qui était +de quarante-huit personnes, et la comédie conservait toute cette moitié, +tandis que chaque pièce d'une tétralogie n'avait qu'un chœur de douze +personnes. La comédie, quoique moins généreusement traitée que la +tragédie à bien des égards, avait donc sur elle l'avantage d'un chœur +plus considérable, avantage qui résultait de ce qu'on la donnait +isolément et non comme partie d'une tétralogie. De là aussi la fécondité +beaucoup moins grande des poëtes comiques comparés aux tragiques[221]. + +Le chœur, quand il paraît en ordre régulier, fait une entrée par rangs +de six personnes, en chantant la _parodos_, qui n'a cependant jamais +l'étendue et la forme savante de celle de la plupart des tragédies. +Moins considérables encore sont les _stasima_, que le chœur chantait à +la fin des scènes, pendant le changement de costume des acteurs. Dans la +comédie ils ne servent qu'à limiter et à définir les différentes scènes, +et ne se proposent nullement, comme ceux de la tragédie, de permettre un +recueillement de la pensée et un apaisement de l'émotion. Ce qui manque +ainsi de chants du chœur à la comédie, elle le remplace d'une façon qui +lui est propre, par la _parabase_. + +La parabase, qui formait une marche du chœur au milieu de la comédie, +est évidemment sortie de ces cortéges phalliques qui avaient été +l'origine de tout le drame: elle est l'élément primitif de la comédie, +développée et devenue œuvre d'art. Le chœur qui, jusqu'au moment de la +parabase, a eu sa position entre la scène et la thymélè[222], le visage +tourné vers la scène, fait un mouvement et _passe_ en rang _le long_ du +théâtre, dans le sens le plus étroit du mot, c'est-à-dire devant les +bancs des spectateurs. Telle est la vraie _parabase_[223], accompagnée +d'un chant qui consiste généralement en tétramètres anapestiques, +parfois aussi en autres vers longs. Elle commence par une petite chanson +d'ouverture en anapestes ou en trochées, que l'on appelle _commation_ +(petit morceau), et elle finit par un système très-étendu d'anapestes, +que l'on appelait, à cause de sa longueur qui épuisait l'haleine, le +_pnigos_, quelquefois aussi le _macron_ (grand ou long). + +Dans cette parabase, le poëte fait parler le chœur de ses propres +affaires poétiques, de l'intention de ses ouvrages, des mérites qu'il a +acquis envers l'État, de ses rapports avec ses rivaux, etc. + +Vient ensuite, si la parabase, dans le sens le plus étendu du mot, est +complète, une seconde partie qui constitue la chose principale, et dont +les anapestes ne forment que la marche d'introduction. Le chœur chante +un poëme lyrique, la plupart du temps un chant de louange adressé à +quelque dieu[224], et débite ensuite en vers trochaïques, qui sont +généralement au nombre de seize, quelque grief plaisant, des reproches à +la ville, une saillie spirituelle contre le peuple, toutes choses qui +ont un rapport plus ou moins éloigné avec le thème de la pièce entière: +on l'appelle l'_épirrhème_, c'est-à-dire ce qui est dit en sus. + +Les deux parties, la strophe lyrique et l'épirrhème, se répètent, à la +manière des antistrophes. Le morceau lyrique et son antistrophe sont +évidemment nés du vieux chant phallique, tandis que l'épirrhème et +l'antépirrhème ne sont autres que les plaisanteries proférées autrefois +par le chœur ambulant contre le premier venu des passants. Il était +naturel, dès que la parabase devint comme le centre de la comédie, que, +à la place de ces railleries contre des individus, on mît une pensée +plus importante, intéressante pour la ville entière, tandis que les +moqueries contre tel ou tel spectateur pouvaient toujours, conformément +à la nature primitive de la comédie, être placées dans la bouche du +chœur, à n'importe quel endroit de la pièce et sans égard aucun au sujet +et à la cohérence de cette pièce[225]. + +La parabase ne peut, évidemment, avoir lieu que dans une pause +principale: car elle interrompt complètement l'action du drame comique. +Aristophane aime à la placer là où l'action, après toutes sortes +d'arrêts et de retards, est arrivée au point où le fait principal va se +produire, où il va se décider si le but poursuivi est atteint ou non. +Cependant, avec la grande liberté que la comédie s'arroge dans l'emploi +de toutes ses formes, elle peut aussi diviser en deux la parabase, en +séparant la partie principale de la marche anapestique du chœur[226], ou +bien faire succéder à la première parabase une seconde, sans la marche +anapestique cependant, afin d'indiquer un second point critique de +l'action[227]. La parabase enfin peut manquer complètement. C'est ainsi +qu'Aristophane a entièrement supprimé cette apostrophe au public dans sa +_Lysistrata_, où un double chœur de femmes et de vieillards débite tant +de chansons originales d'une exécution ingénieuse[228]. + +Pour caractériser la danse du chœur comique, il suffit de rappeler que +c'était le _cordax_, genre de danse que nul Athénien, à moins d'être +sous le masque et d'avoir bu, n'aurait pu exécuter sans s'attirer la +réputation d'une insolence et d'une impudence excessives. Aussi +Aristophane se vante-t-il dans ses _Nuées_,--qui, malgré toutes les +scènes burlesques, prétendent cependant à un comique plus noble que +celui des autres pièces,--de n'y pas laisser danser le _cordax_, et +d'avoir supprimé certaines inconvenances de costume[229]. + +On voit donc que la comédie, par sa forme extérieure, avait tous les +caractères de la farce, où l'expansion de la nature sensuelle et presque +bestiale de l'homme n'était pas seulement permise, où elle était une +règle et une loi. Il n'en faut que plus admirer l'esprit élevé, la +dignité morale que les grands comiques surent inspirer à ce jeu folâtre, +sans en détruire le caractère fondamental. Il y a plus: lorsque l'on +compare à cette comédie _ancienne_ la forme plus récente de la _moyenne_ +comédie et de la _nouvelle_ qui nous est mieux connue et qui, sous un +extérieur beaucoup plus décent, prêche une morale bien autrement +relâchée, lorsqu'on songe en même temps à certains phénomènes de la +littérature moderne, on est presque tenté de croire que ce comique +grossier qui ne voile rien et qui, dans la représentation des choses +vulgaires, reste vulgaire et bestial, convient mieux et est plus utile, +à un âge qui prend au sérieux la morale et la religion, que ce comique +prétendu plus délicat, qui gaze tout, et ne découvre partout que le +ridicule du mal, nulle part l'horreur qu'il devrait inspirer[230].» + + * * * * * + +Les comédies d'Aristophane, ainsi que nous l'avons constaté, se +présentent, d'une manière assez constante, comme divisées en deux +parties: c'est ordinairement entre ces deux parties que se place la +parabase. + +Pendant que les choristes chantaient en accomplissant ce mouvement, les +acteurs de la pièce avaient le temps de se reposer un peu, ou de changer +de costume, s'il y avait lieu. Ainsi la parabase était un intermède. + +Que cet intermède se rattachât plus ou moins à la pièce, c'est de quoi +le public ne s'inquiétait guère. + +Les contemporains de Molière s'inquiétaient-ils que le ballet de +Polichinelle se rattachât, ou non, à la comédie du _Malade imaginaire_ +avec laquelle il s'entrelaçait? ou de voir, au cinquième acte de +_Psyché_, Polichinelle et les matassins se mêler dans le divertissement +aux personnages mythologiques[231]?» N'ai-je pas vu, à Turin, au théâtre +Carignan, entremêler un ballet turc à l'opéra de _Medea_? Ces disparates +sont habituelles en Italie. + +Or, il s'en fallait de beaucoup que la parabase fût si étrangère à la +pièce. Et les Athéniens s'accommodaient de cette demi-interruption, qui +les reposait par la variété. + + * * * * * + +Dans _les Chevaliers_, par exemple, après ce véhément assaut de Cléon et +du charcutier, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de tripes, +après ce torrent d'invectives, de quolibets, d'ordures et de fou rire, +on comprend que les spectateurs, autant que les acteurs, eussent besoin +de respirer. Le poëte donnait un moment de repos, et mettait ce moment à +profit pour exposer et pour défendre ses opinions personnelles et ses +intérêts, ou ceux de la république, tels qu'il les entendait. Quand, par +ses fantaisies bouffonnes et bizarres, il s'était préparé un auditoire +bienveillant, il soulevait le masque et révélait au peuple toute sa +pensée. Tantôt il sollicitait les applaudissements des spectateurs; +tantôt il osait se plaindre de leur injustice à son égard dans une +occasion précédente. + +Quelque attrayante que fût l'action de la pièce, la parabase devait +être, ce me semble, impatiemment attendue de l'auditoire. Elle était +restée le cœur de l'ancienne comédie, comme elle en avait été le germe. + + * * * * * + +Sur les onze comédies que nous venons d'étudier, il y en a trois qui +manquent de parabase: ce sont _Lysistrata_, _les Femmes à l'assemblée_ +et _Plutus_. Nous en avons dit les raisons diverses.--Rappelons les +parabases des huit autres pièces: ce sera le complément de nos _Etudes_ +sur le poëte de l'_ancienne_ comédie. + +Avant la parabase proprement dite des _Acharnéens_, Dicéopolis, revêtu +des haillons de _Télèphe_ qu'il a empruntés à Euripide, tient déjà un +petit discours qui est comme un prélude de la parabase: + + Ne vous offensez pas, spectateurs, si, tout pauvre que je suis, je + viens parler aux Athéniens des affaires publiques dans une + trygédie. La trygédie, elle aussi, sait ce qui est juste. Mon + langage sera sévère, mais vrai... Quelques jeunes gens, après avoir + bu, vont à Mégare, et enlèvent la courtisane Simætha; les + Mégariens, irrités, enlèvent à leur tour deux suivantes d'Aspasie. + Dès ce moment, pour trois filles, la guerre éclate dans toute la + Grèce! Périclès l'Olympien, dans son courroux, lance éclairs et + tonnerres, et met l'Hellade en feu... + +C'est ainsi que, sous le nom de Dicéopolis, le poëte, adversaire déclaré +de la guerre du Péloponnèse, commence par étaler aux yeux des +spectateurs, et par faire comprendre à ceux qui n'y songeaient pas, +sinon la cause réelle, du moins l'occasion à la fois ridicule et +honteuse de cette guerre. Sous son ironie on sent la tristesse. Aussi ne +peut-il pardonner, même après la mort de Périclès, à l'auteur de tant de +calamités, à ce Jupiter d'Aspasie.--Il y revient dans _la Paix_, il y +revient partout et toujours. Cette guerre est son ennemie: il fait la +guerre à cette guerre, une guerre infatigable, implacable et sans trêve: +chaque comédie est un combat. + +Peu après l'éloquent discours de Dicéopolis dont nous n'avons cité que +quelques vers, vient la parabase proprement dite, faite par le chœur +d'Acharnéens. En voici une partie: + + Depuis que notre poëte préside aux chœurs comiques, on ne l'a pas + encore vu s'avancer sur le devant du théâtre pour faire son éloge. + Mais, aujourd'hui que ses ennemis le calomnient auprès des + inconstants Athéniens, et l'accusent de jouer la république et + d'insulter le peuple, il faut qu'il leur réplique devant vous. Il + prétend vous rendre service, en vous avertissant de ne pas vous + laisser décevoir par les discours des étrangers, ni duper par la + flatterie, en vrais gobe-mouches politiques. Lorsque les députés + des villes avaient l'intention de vous tromper, il leur suffisait + de commencer ainsi: «O Athéniens couronnés de violettes,...» A ce + mot de _couronnés_, vous vous dressiez, vous n'étiez plus assis que + du bout des fesses. Qu'un autre, d'un ton emphatique, vint à dire: + «la brillante Athènes!» il obtenait à l'instant toutes choses pour + ce brillant dont il vous revêtait, comme des anchois. Le poëte a + bien mérité de vous, en vous ouvrant les yeux, à vous et aux villes + alliées. C'est pourquoi elles vous apportent leurs tributs, + curieuses de voir le courageux poëte qui n'a pas craint de dire la + vérité aux Athéniens! Et même le bruit de sa hardiesse s'est déjà + répandu si loin, que le Roi (_de Perse_) questionnant un jour les + députés de Lacédémone, après leur avoir demandé quelle était des + deux cités rivales celle qui avait la supériorité sur mer, voulut + savoir aussi à laquelle des deux ce poëte lançait le plus de + railleries: «Heureuse celle-là, ajouta le Roi, si elle écoute ses + conseils! elle croîtra en puissance, et la victoire lui est + assurée.» Voilà pourquoi les Lacédémoniens vous offrent la paix, si + vous leur cédez Égine: ce n'est pas qu'ils se soucient de cette + île: mais ils veulent vous enlever le poëte... + +On se rappelle qu'Aristophane avait dans cette île des +propriétés.--Quelques critiques ont pris au pied de la lettre cette +prosopopée hyperbolique, qui n'est qu'une imagination plaisante; aucun +Athénien ne dut s'y tromper. + +Le poëte, poursuivant sa parabase, défie et insulte Cléon. Puis il +plaide pour les vieux combattants de Marathon, qui se trouvent en butte +aux railleries des jeunes orateurs dans l'Agora, et aux embûches de la +chicane dans la place Héliée: «À Marathon nous poursuivions l'ennemi! +aujourd'hui c'est nous que des misérables poursuivent et accablent!...» + +Dans _les Chevaliers_, pièce plus politique qu'aucune autre, il y a deux +parabases pour une. + +La première parle des vieux poëtes, comme celle des _Acharnéens_ parlait +des vieux soldats. Est-ce pour plaider sérieusement la cause des vieux +poëtes, ou pour les railler? Il semble que ce soit l'un et l'autre tour +à tour. Le chœur des Chevaliers s'exprime ainsi: + + Vous, spectateurs dont l'esprit est orné de tous les dons des + Muses, prêtez attention à nos anapestes. Si quelqu'un des vieux + poëtes comiques eût voulu me contraindre à monter sur le théâtre + pour y réciter ses vers, il n'y eût pas facilement réussi; mais + notre poëte est digne de cette faveur: il partage nos haines; il + ose dire la vérité; il affronte bravement l'orage et la tempête. + Beaucoup d'entre vous, nous a-t-il dit, viennent lui témoigner leur + étonnement et lui demander pourquoi il est resté si longtemps sans + faire représenter de pièce en son nom. À vos questions voici ce + qu'il nous charge de répondre: Ce n'est pas sans raison qu'il s'est + tenu dans l'ombre: à son avis, faire représenter une comédie est de + toutes les œuvres la plus difficile; beaucoup l'ont essayé, peu ont + réussi. Il sait, de plus, que vous êtes inconstants par nature, et + que vous abandonnez vos poëtes dès qu'ils vieillissent. Quel a été + le sort de Magnès, lorsque ses cheveux ont blanchi? Bien des fois + il avait triomphé de ses rivaux; il avait chanté sur tous les tons, + joué de la lyre, battu des ailes: il s'était fait Lydien, + moucheron, il s'était barbouillé de vert pour se faire + grenouille[232]. Vains efforts! jeune, vous l'applaudissiez: vieux, + vous l'avez honni, bafoué, parce que sa verve railleuse l'avait + abandonné! Et Cratinos, c'était comme un torrent de gloire qui se + précipitait à travers la plaine, déracinant, entraînant pêle-mêle + chênes, platanes et rivaux! Dans les festins on ne chantait que + «Doro, chaussé de figues,» ou «Habiles artisans de la muse + lyrique;» si grande était sa renommée! Voyez-le aujourd'hui: il + radote; plus de clefs, plus de cordes à sa lyre; sa voix est + chevrotante, et vous n'avez pas pitié de lui, et vous le laissez + errer à l'aventure, comme Connas[233], le front ceint d'une + couronne desséchée, et il meurt de soif, le pauvre vieillard, qui + pour prix de son glorieux passé devrait boire à son aise dans le + Prytanée, et, au lieu de battre la campagne, s'asseoir, tout + parfumé d'essences, au premier rang des spectateurs, près de la + statue de Dionysos! Et Cratès, l'avez-vous assez poursuivi de vos + colères et de vos sifflets? C'étaient menus festins, il est vrai, + que vous servait sa Muse stérile: petites idées en colifichet. Seul + pourtant il sut tenir bon et se relever après ses chutes. De tels + exemples, cependant, effrayaient notre poëte. Il se disait, + d'ailleurs, qu'avant d'être pilote, il faut ramer d'abord, puis + veiller à la proue, puis observer le vent, et qu'après cela + seulement on est apte à gouverner son navire. Si donc c'est par une + sage réserve qu'il n'a pas voulu s'élancer trop tôt sur la scène, + de peur de vous débiter des niaiseries, soulevez aujourd'hui en sa + faveur les vagues tumultueuses de vos applaudissements: que, dans + ces fêtes Iénéennes, le souffle de votre faveur enfle pour lui les + voiles de la galère triomphale, afin que le poëte se retire fier de + son succès, le front haut, le visage rayonnant de joie! + +Quelle charmante et exquise poésie! + +Puis, les Chevaliers invitent Neptune à leurs cérémonies et à leurs +fêtes. Ensuite, ils célèbrent la gloire des ancêtres, c'est le thème +éternel et sans fin. + + Chantons la gloire de nos pères! Toujours vainqueurs et sur terre + et sur mer, ils méritaient qu'Athènes, illustrée par ces fils + dignes d'elle, inscrivit leurs exploits sur le péplos sacré[234]. + Apercevaient-ils l'ennemi? ils bondissaient contre lui, sans + compter. Tombaient-ils sur l'épaule dans un combat? ils secouaient + la poussière, niaient leur chute, et luttaient de nouveau... + +Aujourd'hui, quelle différence! On refuse de combattre, ou bien l'on ne +combat qu'après avoir fait ses conditions. + + Pour nous, ajoutent les Chevaliers, nous défendrons toujours + gratuitement la patrie et les dieux. + +Une invocation à Pallas forme l'antistrophe, et correspond avec +l'invocation à Neptune, qui formait la strophe. + + O Pallas, protectrice d'Athènes, toi qui règnes sur la cité la plus + religieuse, la plus puissante, la plus féconde en guerriers et en + poëtes, accours à mon appel, suivie de notre alliée fidèle dans les + expéditions et les combats, la Victoire, qui sourit à nos chœurs et + lutte avec nous contre nos ennemis! Apparais à nos regards, ô + Déesse! aujourd'hui plus que jamais nous méritons que tu nous + assures le triomphe! + +L'antépirrhème est cet éloge fantastique des chevaux confondus avec les +Chevaliers, dont nous avons signalé la brillante poésie dans l'analyse +de la pièce. + +Telle est la première, la vraie parabase de la comédie des _Chevaliers_. +Plus loin, dans la même pièce, au vers 1263, on trouve un second morceau +parabatique, qui est comme un rejeton du premier: tout-à-coup une satire +pure et simple, qui ne tient pas du tout au sujet, s'intercale dans la +comédie. Elle commence par faire sa propre apologie, l'apologie de la +satire: + + La satire, dit-elle, exercée contre les méchants, n'a rien + d'odieux; elle est aux yeux de tout homme sage un hommage à la + vertu. + +Pensée très-juste et très-nécessaire à rappeler aujourd'hui, où l'on +passe pour esprit chagrin si l'on témoigne que l'on hait ou que l'on +méprise tel ou tel qui manque de conviction, de probité, et qui préfère +les honneurs à l'honneur.--Mais pourquoi l'attaquer s'il ne vous a rien +fait?--S'il ne m'a rien fait, dites-vous! Et la justice, la vérité, +l'honnêteté! ne leur a-t-il rien fait? Qui les blesse me blesse, et +blesse tous les hommes qui veulent rester justes, vrais, honnêtes. Voilà +pourquoi j'attaque ce pied-plat, cet hypocrite, cet ambitieux, ce +sauteur, quoiqu'il ne m'ait rien fait à moi personnellement et quoique +nous soyons inconnus l'un à l'autre. Mais je connais ses actes, et je +les juge, comme vous pouvez juger les miens.--Tel est le sens de cette +pensée d'Aristophane. + +Il arrive souvent, de nos jours, que l'excès de la politesse est une +sorte de complicité. On reçoit dans sa maison des gens qu'on méprise; on +les ménage plus que ceux qu'on estime. On accueille, on soigne ceux-là +que l'on sait lâches et dangereux; on néglige ceux qu'on sait honnêtes +et incapables de vouloir nuire. Un tel excès de politesse dénote une +grande lâcheté de cœur. + +C'est plutôt par l'excès contraire que pécherait Aristophane. Ici, par +exemple, il se met à décrire les débauches d'un certain Ariphrade, avec +des détails et des mots qui ne pouvaient être dits et entendus que par +des Grecs, avec des expressions telles que les dictionnaires eux-mêmes +ne les admettent pas toujours. Il a sur ces matières une richesse +effroyable et une abondance de synonymie digne de Rabelais.--Aucun +écrivain, que je sache, n'a jamais combiné aussi étroitement +qu'Aristophane le style avec l'obscénité. + +Après Ariphrade le débauché, il prend à partie Cléonyme le goinfre, dont +il raille la voracité, en parodiant un vers de l'_Hippolyte_ d'Euripide: +«J'ai souvent songé, pendant la longueur des nuits, aux causes... de la +voracité de Cléonyme.» + +Après Cléonyme, c'est Hyperbolos, qu'il nomme ici en toutes lettres, non +content de le désigner, comme dans le reste de la pièce. Voici par quel +tour original il le met en scène: + + On dit que nos trirèmes se sont formées en conseil et que la plus + vieille de toutes s'est exprimée ainsi: «N'avez-vous pas ouï + parler, mes sœurs, de ce qui se passe dans la ville? Un mauvais + citoyen, le vaurien Hyperbolos, a demandé cent d'entre nous pour + une expédition contre Chalcédoine.» On ajoute que toutes + s'indignèrent, et que l'une d'elles, encore vierge, s'écria: «Que + les dieux nous préservent d'un tel malheur! Jamais! non jamais il + ne me montera!... + +Le cri vertueux de cette _jung-frau_ des galères athéniennes trouverait, +du moins pour le dernier trait, une sorte de commentaire dans une pièce +curieuse que rapportent les Mémoires du comédien Fleury[235]. + + * * * * * + +Cette espèce de regain de la parabase, dans la comédie des _Chevaliers_, +formait un nouvel intermède, afin sans doute de donner aux acteurs de la +pièce le temps de changer de costume, pour reparaître dans la marche +triomphale de Dèmos, rajeuni et métamorphosé.--On trouve un exemple de +composition semblable dans _les Guêpes_.--Les intermèdes des clowns dans +les drames anglais, et les scènes de bouffonnerie qui alternent avec les +scènes pathétiques dans nos mélodrames, s'expliquent en partie par les +mêmes raisons: détendre les nerfs des spectateurs, et donner le temps de +préparer, derrière le rideau de manœuvre, une autre grande scène ou un +tableau brillant. + + * * * * * + +La parabase des _Nuées_, ajoutée pour la seconde représentation de la +pièce, est une réclamation du poëte contre le succès insuffisant, à son +avis, de la première. Il n'avait obtenu que la troisième place; +Cratinos, la première, par sa comédie de _la Bouteille_; Amipsias, la +seconde, par sa comédie de _Connos_. + +C'est le coryphée ou la coryphée du chœur des Nuées qui parle au nom +d'Aristophane: + + Spectateurs, je jure par Dionysos, dont je suis l'élève, de vous + dire franchement la vérité. Puissé-je obtenir victoire et honneur, + aussi vrai que je vous croyais des spectateurs habiles et que je + regardais cette comédie comme ma meilleure, quand je vous offris la + primeur d'une œuvre qui m'avait coûté beaucoup de travail. Mais je + me retirai injustement vaincu par d'ineptes rivaux. C'est un + reproche que je vous adresse, à vous gens éclairés. Cependant je ne + renoncerai jamais volontairement à conquérir le suffrage des + habiles... + +Plus loin, le poëte reprend l'apologie des _Nuées_, il vante la modestie +et la décence de cet ouvrage, en le comparant à ceux de ses rivaux. En +effet, dit-il, on n'y voit ni phallos de cuir, ni cordax, ni +plaisanteries sur les chauves. Il critique ainsi et passé en revue les +moyens bas ou obscènes auxquels avaient recours, pour exciter le rire, +ses confrères les poëtes comiques, et lui-même quelquefois; pour le +moment, il fait le chaste et le pudique, désavoue de pareils moyens et +en témoigne une sainte indignation. Il développera les mêmes idées dans +la parabase de _la Paix_. Il fait étalage de moralité au moment où il +calomnie Socrate. On en pensera ce qu'on voudra; mais, à notre avis, +l'obscénité de _Lysistrata_ et des _Fêtes de Cérès_ est bien moins +blâmable que les outrages des _Nuées_ et des _Grenouilles_ contre +Socrate et contre Euripide. + + Ma comédie, continue-t-il, ne se fie qu'en elle-même et en ses + vers. Et, quoiqu'on sache ce que je vaux, je n'en ai pas plus + d'orgueil. Je ne suis pas de ceux qui cherchent à vous tromper en + reproduisant deux et trois fois les mêmes sujets. Sans cesse j'en + invente de nouveaux, aucun ne ressemble aux autres, tous sont + agréables et plaisants. J'ai attaqué Cléon dans sa puissance, je + l'ai frappé au ventre; mais je ne l'ai pas foulé aux pieds après + l'avoir renversé. + +Ceci n'est pas exact, nous l'avons vu, et trente vers plus bas on peut +le voir encore: il se vante d'une délicatesse ou d'une modération qu'il +n'a pas eue, et qu'il n'a point dans cette parabase même. + +Ensuite il accuse Eupolis d'avoir pillé _les Chevaliers_ et de les avoir +maladroitement retournés pour en faire la comédie de _Maricas_. Il +reproche également à d'autres rivaux de lui avoir pris tel personnage, +telle comparaison, telle idée,--comme cet historien de nos jours qui +disait d'un confrère: «Il m'a volé _mes faits!_» + +Il ajoute, un peu plus dédaigneusement encore que ne feront Virgile et +Boileau: «Puissent les gens qui s'amusent de leurs pièces ne pas se +plaire aux miennes! Pour vous qui m'aimez, moi et mes ouvrages, votre +bon goût sera loué dans l'avenir.» + +Quoique ce ne soit pas le poëte en personne qui prononce ces paroles, +quoiqu'elles soient dites par le coryphée, quoique ce coryphée soit une +des Nuées, enfin quoiqu'on puisse toujours, ce semble, apercevoir un +demi-sourire au coin de la lèvre de ce beau parleur attique, qui sait si +bien, comme le veut Platon, mêler le plaisant au sérieux, cependant la +franchise naïve de ces vanteries a quelque chose qui étonne, et il est +difficile de partager l'opinion des critiques qui trouvent le ton de ces +parabases plein de modestie. + +Au surplus, les poëtes dans tous les temps se vantent avec la même +désinvolture. Horace s'écrie: + +_Exegi monumentum ære perennius!_ + +«J'achève là un monument plus durable que l'airain!»--Corneille dit, de +son côté, au moment même où il vient de faire de larges emprunts à +Guillen de Castro: + +Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée! + +De nos jours on y met moins de naïveté, plus de modestie ou +d'hypocrisie: vous voyez le moi le plus colossal s'effondrer en +humilités, plus maladroites que la vanterie. + + * * * * * + +Suit, dans la strophe, une invocation à Jupiter, à Neptune, à l'Éther, +au Soleil; et, plus bas, dans l'antistrophe, une autre à Phébus, à +Minerve, à Bacchus.--On voit là manifestement que la parabase ne tenait +pas à la pièce, puisque c'est ici le chœur des Nuées qui parle, et qu'on +les entend invoquer ces mêmes divinités qu'elles ont détrônées et +qu'elles prétendent remplacer, dans le courant de la comédie. + +Supposera-t-on que le demi-chœur, qui adresse ces invocations aux dieux, +était peut-être séparé du chœur principal des Nuées et ne portait pas +leur costume? Rien ne l'indique, et cela n'est pas probable. + +Non: cette contradiction, sans doute, ne frappait pas l'esprit des +spectateurs. L'usage était qu'à tel endroit de la comédie il y eût une +invocation aux divinités: l'invocation arrivait à sa place ordinaire, +sans qu'on y fit autrement attention, et sans qu'on songeât, dans ce +moment-là, à l'idée de la pièce, contradictoire ou non avec cette forme +usitée. + +Et pourtant, dans l'épirrhème qui suit la strophe, et dans +l'antépirrhème, qui suit l'antistrophe, le poëte reprend sa +fiction,--pour la quitter de nouveau et la reprendre encore. + +Les Nuées se plaignent aux Athéniens de leur ingratitude envers elles, +et de ce qu'ils ne tiennent pas compte de leurs avertissements, de leurs +présages. «Aussi dit-on que la folie préside à vos conseils, mais que +les dieux font tourner à bien toutes les fautes que vous commettez.» + +Enfin elles se font les interprètes des plaintes de la Lune. On venait +de réformer le calendrier, et il en était résulté quelque confusion dans +le retour des fêtes et des cérémonies religieuses. + + Comme nous nous disposions à venir ici, la Lune nous a abordées et + nous a chargées d'abord de souhaiter joie et bonheur aux Athéniens + et à leurs alliés; puis elle nous a dit qu'elle était en colère, et + que vous la traitiez fort mal, elle qui vous rend à tous de + signalés services, non en belles paroles, mais en réalité. + Premièrement, chaque mois, vous épargnez, grâce à elle, une drachme + au moins de lumière; car, le soir, en sortant, chacun dit à + l'esclave: «Garçon, n'achète pas de torche, il fait un beau clair + de lune.» Sans compter mille autres bienfaits. Et vous, voilà que + vous bouleversez les jours et les nuits, et que vous mettez tout + sens dessus dessous; de sorte que les dieux s'en prennent à la Lune + toutes les fois qu'ils rentrent à la maison frustrés du festin et + du sacrifice sur lesquels ils comptaient d'après l'almanach. + Lorsque vous devriez sacrifier, vous êtes occupés à donner la + question ou à rendre la justice. Ou bien, lorsque là-haut c'est + jour de jeûne, pour la mort de Memnon ou de Sarpédon[236], vous + autres vous vous livrez aux libations et aux rires... + +Ainsi, une fois admise la fiction des Nuées, le poëte en tire tout le +parti possible, et groupe alentour tout ce qui s'y rapporte.--De même +dans _les Guêpes_ et dans _les Oiseaux_. + +Outre la parabase proprement dite, cinq cents vers plus loin, la Nuée en +chef adresse encore la parole aux spectateurs: + + Juges, nous allons vous dire ce que vous gagnerez à nous décerner + la couronne comme l'exige l'équité. Lorsque vous voudrez, au + printemps, donner à vos champs une première façon, nous ferons + tomber la pluie pour vous d'abord; les autres attendront. Puis nous + veillerons sur vos blés et sur vos ceps; ils n'auront à craindre + l'excès ni de la chaleur ni de l'humidité. Mais, si quelque mortel + refuse de nous rendre les honneurs qui nous sont dus, à nous + déesses, qu'il songe aux maux dont nous l'accablerons: pour lui, ni + vin, ni récolte quelconque. Nos terribles frondes raseront ses + plants nouveaux d'oliviers et de vignes. Si nous le voyons préparer + des briques, nous pleuvrons sur elles. Nous casserons avec nos + balles de grêle toutes les tuiles de son toit. S'il s'agit de noces + pour lui-même, ou pour quelqu'un de ses parents ou amis, nous + pleuvrons pendant toute la nuit[237]. Si bien qu'alors peut-être il + aimerait mieux habiter l'Égypte que d'avoir rendu cet inique + jugement. + +Telle est la double réclamation que le poëte crut devoir faire en faveur +de sa comédie, dans cette comédie même, remaniée en vue d'une seconde +représentation. + + * * * * * + +Mais, sans attendre l'occasion lointaine et incertaine d'une +représentation nouvelle, il se hâta, dès l'année qui suivit la première +représentation des _Nuées_, de faire entendre déjà une protestation dans +la parabase des _Guêpes_. + +C'est le chœur des Guêpes qui parle, c'est-à-dire la Guêpe en chef: + + Et vous, en attendant, ô myriades innombrables, gardez-vous de + laisser tomber à terre les sages conseils que l'on va vous donner: + ce serait le fait de spectateurs sans esprit, et non d'un tel + auditoire. + + Peuples, prêtez-nous donc votre attention, si vous aimez un langage + sincère. Le poète veut vous adresser des reproches. Il a, dit-il, à + se plaindre de vous, lui qui si souvent vous prouva son zèle, + d'abord sans se nommer, donnant ses comédies sous le nom + d'autrui;... puis affrontant lui-même, à visage découvert, les + périls de la lutte, et de sa propre main lâchant la bride à ses + Muses. Comblé de succès et de gloire plus qu'aucun de vos poëtes, + il ne croit pas avoir atteint la perfection; on ne le voit pas, + gonflé d'orgueil, parcourir les palestres, séduire les jeunes + gens,... faire de ses Muses des entremetteuses. La première fois + qu'il parut sur le théâtre, ce n'est pas à des hommes qu'il + s'attaqua; avec un courage d'Hercule, il osa combattre des monstres + affreux, assaillir cette bête aux mâchoires effroyables (_Cléon_), + dont les yeux dardaient des éclairs terribles, comme ceux de Cynna + (_courtisane_). Cent têtes de flatteurs infâmes, en cercle autour + de lui, le léchaient. Il avait la voix d'un torrent enfantant la + dévastation, l'odeur d'un phoque[238]... À la vue de ce monstre + horrible, le poëte ne trembla pas... Aujourd'hui encore, il combat + pour vous... Et vous, ayant trouvé un tel dompteur de monstres pour + purifier ce pays, vous ne l'avez pas soutenu! vous l'avez trahi, + l'an dernier, lorsqu'il semait les idées les plus neuves, qui, + faute d'avoir été saisies, n'ont pu germer dans vos esprits. Il + jure cependant sur l'autel de Dionysos que l'on n'ouït jamais de + meilleurs vers comiques. La honte est donc pour vous qui ne les + avez pas goûtés tout de suite; mais le poëte n'en est pas amoindri + dans l'estime des gens de goût, quoiqu'en tournant la borne et + passant ses rivaux il ait brisé son espérance. + + À l'avenir, mes amis, sachez mieux distinguer et accueillir ceux de + vos poëtes qui cherchent et trouvent des idées nouvelles. Ne + laissez pas se perdre leurs pensées; serrez-les dans vos coffres, + comme un fruit odorant. Si vous le faites, vos vêtements + exhaleront, toute l'année, un parfum de sagesse... + +Quelle fraîche et neuve poésie! Quelle succession d'images vives et +naturelles! Quelle abondance de métaphores aisées, transparentes, +gracieuses! Et comme ces tours spirituels et piquants font accepter la +réclamation et même l'orgueil du poëte! Otez tout cet esprit, toute +cette poésie, il restera, quoi? un Oronte, un versificateur infatué, +répliquant à son juge avec dépit: + +Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons + +Mais avec quel art, ici, le poëte rappelle ses exploits, ses services, y +oppose les griefs qu'il croit avoir! Avec quelle naïveté bien jouée il +développe tous ses avantages! et comme il égaye cette réclamation par +toutes sortes de détails de mœurs du temps, dont nous avons dû élaguer +plusieurs à cause de leur vivacité. Mais cette vivacité même, avec la +variété des figures, le naturel du tour et la légèreté, enfin la grâce +incomparable, mettait en joie tout le public athénien. + +Le poëte, déjà, avait cause gagnée. Qu'était-ce lorsque aussitôt après, +ramenant les souvenirs patriotiques, les éternels sujets d'orgueil +d'Athènes, les villes enlevées aux Mèdes, les victoires de Samos, +Lesbos, Naxos, Paros, il en venait à faire le portrait des Guêpes +attiques, que j'ai cité dans l'analyse de la pièce, et où la satire et +l'éloge des Athéniens sont mêlés si subtilement. + +Il sait qu'en leur rappelant leurs conquêtes il conquerra, lui, le droit +de tout dire, et fera pardonner, applaudir son audace. + + * * * * * + +À cette éclatante parabase il ajoute, cent cinquante vers plus loin, un +petit intermède satirique sur divers contemporains, avares et parasites, +ou débauchés, et à la fin vient le passage suivant, assez curieux, parce +que l'on y voit comme quoi Aristophane qui vient encore de vomir feux et +flammes contre Cléon, du moins rétrospectivement, n'avait pas cependant +toujours rompu en visière au puissant démagogue, mais avait su plier +quelquefois devant lui, lorsque les circonstances l'y forçaient: + + Il y a des gens qui ont dit que je m'étais réconcilié avec Cléon. + Voici le fait: Cléon me harcelait et s'acharnait sur moi, me + faisait des misères; et le public, pendant qu'on m'écorchait, riait + de me voir jeter les hauts cris, sans souci de mon mal, attendant + seulement si, foulé de la sorte, je ne lâcherais pas, pour riposte, + quelques invectives. Ce que voyant, je fis un peu le singe. Mais, + après cela, l'échalas trompa la vigne, et patatra! + +Il y a là, je trouve, un certain cynisme. Ce passage contraste +étrangement avec les vanteries de tout à l'heure. Voilà le pourfendeur +de monstres qui avoue qu'il a fait le singe. Cela me gâte un peu ses +tirades bravaches. On a même quelque étonnement de rencontrer ces deux +morceaux dans la même comédie, à cent cinquante vers l'un de l'autre, +c'est-à-dire à une demi-heure de distance environ. Il est vrai que +l'édition de Dindorf met, immédiatement, avant ce curieux passage, une +ligne d'étoiles qui indique une lacune dans le texte tel qu'il nous est +parvenu: l'intervalle entre l'un et l'autre morceau pouvait donc être un +peu plus grand, dans le texte complet d'Aristophane; mais, cela ne +diminuerait toujours pas beaucoup l'étonnement d'un aveu dont +l'ingénuité ressemble fort à de l'effronterie. La guerre politique a +peut-être parfois de ces nécessités; mais on a mauvais air à insulter +encore un ennemi devant lequel on s'est courbé, et qui peut nous rendre +mépris pour mépris. Au contraire, il est consolant d'avoir toujours le +droit de lui cracher au visage sans baisser les yeux. + + * * * * * + +Ce violent portrait de Cléon se trouve reproduit dans la parabase de _la +Paix_, avec les mêmes vanteries, qu'on ne s'attendrait guère pourtant à +rencontrer là, après le début de cette parabase, qui commence ainsi: + + Un poëte qui se vanterait lui-même dans les anapestes qu'il adresse + aux spectateurs mériterait d'être fouetté de verges... + +Mais, après cet exorde, voici la fin de la phrase: + + Cependant, s'il est juste, ô fille de Jupiter, que le meilleur + poëte comique soit aussi le plus honoré, le nôtre, certes, a droit + à la plus grande gloire. + +Cela dit, il vante de nouveau la délicatesse de ses plaisanteries, bien +supérieures à celles de ses rivaux; il énumère celles-ci ironiquement, +et raillant maint effet comique usé, tire de cela même un effet neuf; +puis jette en passant cette brillante image: + + Après nous avoir délivrés de ces inepties assommantes, de ces + ignobles bouffonneries, notre poëte a créé un grand art, pareil à + un édifice aux tours élevées, construit de grandes pensées et de + beaux vers et de plaisanteries qu'on ne ramasse pas dans les + carrefours. + +Il rappelle encore la hardiesse de ses attaques, et c'est là que +revient, interpolée peut-être, la peinture du monstre terrible qu'il a +le premier osé affronter. Les termes, les métaphores, les vers sont les +mêmes. Est-ce le poëte qui s'est répété avec complaisance? Est-ce un +rapprochement fait par un copiste sur un manuscrit et qui aura passé de +la marge dans le texte, à une copie nouvelle? Je ne sais. + +Résumant tout en quelques mots, il se félicite d'avoir fait «peu de +chagrin, beaucoup de plaisir et toujours son devoir.» Puis il injurie +encore quelques individus pour finir: «Muse, inonde-les d'un large +crachat, et célèbre gaiement avec moi cette fête.» + + * * * * * + +De la parabase des _Oiseaux_ nous avons cité un charmant passage, quand +nous ayons analysé la pièce: ils comparent leur félicité au sort des +malheureux humains; ils montrent, par les traditions mythologiques, que +les oiseaux, fils de l'Amour, sont plus anciens que tous les autres +êtres mortels et même que tous les autres dieux. Ils rendent déjà aux +hommes mille services; mais, que les hommes les prennent pour leurs +divinités, ils en recevront des biens sans nombre. Puis, les oiseaux +prouvent plaisamment combien il serait avantageux pour les hommes de +devenir oiseaux et d'avoir des ailes: + + Rien n'est plus utile ni plus agréable que d'avoir des ailes. + Supposons un spectateur qui, mourant de faim, s'ennuie aux chœurs + des tragiques: s'il avait des ailes, il s'envolerait, irait dîner à + la maison, puis reviendrait, le ventre plein. Un Patroclidès, + pressé d'un besoin, ne salirait pas son manteau: il pourrait + s'envoler, se soulager, reprendre haleine, et revenir. Si l'un de + vous, n'importe qui, avait une liaison avec la femme d'un autre, et + qu'il aperçût ici le mari sur les bancs des sénateurs, il prendrait + son vol, verrait sa maîtresse, et vite reviendrait prendre ici sa + place. Vous voyez combien il est précieux d'avoir des ailes!... + +Une idée analogue, mais avec un sentiment bien plus délicat, se trouve +dans ce joli couplet d'une vieille chanson du seizième siècle, +recueillie parmi les œuvres musicales de Janequin: + + Pleust à Dieu que feusse arondelle! + O le grand plaisir que j'auroys + À voler aussi fort comme elle! + Bien loing d'ici tost je seroys: + Vers mon ami je m'en iroys, + Feust-il au plus haut d'une tour! + Et, en le baisant, lui diroys: + Voici l'aronde de retour! + +Outre la parabase proprement dite, il y a, çà et là, dans la comédie des +_Oiseaux_, comme dans plusieurs autres, maint passage satirique, à +l'adresse de tel ou tel; celui-ci par exemple, où le poëte attaque, non +pas pour la première fois, le délateur et poltron Cléonyme: + + LE CHŒUR. + + J'ai vu, en parcourant les airs, bien des choses nouvelles, + étranges, incroyables: il existe un arbre exotique, nommé Cléonyme, + d'une espèce bizarre: il est grand et mou, il n'a pas de cœur, et + n'est bon à rien. Au printemps, en guise de bourgeons, il pousse + des calomnies; à l'automne, il jonche le sol, non de feuilles, mais + de boucliers. + +_Lysistrata_ n'a point de parabase, soit que le poëte n'ait pas toujours +usé de son droit, soit que le temps ait mutilé cette pièce. + + * * * * * + +Dans la parabase des _Femmes aux fêtes de Cérès_, les femmes font leur +propre apologie: elles réfutent les médisances injurieuses ou les +calomnies d'Euripide et des hommes en général. + +Il va sans dire que le poëte comique, dans le discours qu'il prête aux +femmes, leur fait débiter plus de drôleries que de bonnes raisons. À +peine quelques traits demi-sérieux se mêlent aux sophismes plaisants, +vers la fin du plaidoyer. Les femmes, usant de représailles, énumèrent +indirectement les méfaits des hommes, et, par ce tour, la satire fait +coup double: + +On ne voit pas, disent-elles, de femme, ayant volé cinquante talents à +l'État, parcourir la ville sur un char magnifique; notre plus grand +larcin, c'est une mesure de blé que nous dérobons à notre mari, et +encore la lui rendons-nous le même jour. Mais nous pourrions désigner +parmi vous (_cela s'adresse aux spectateurs_) plusieurs qui font la même +chose, et qui, par-dessus le marché, sont gourmands plus que nous, +écornifleurs, voleurs--d'habits, de viandes, d'esclaves même!--Les +hommes savent-ils, comme nous, conserver l'héritage et le ménage? Nous +avons toujours nos bobines, nos navettes, nos corbeilles, nos parasols; +tandis que beaucoup d'entre vous ont perdu le bois de leurs lances avec +le fer, et que tant d'autres ont jeté leur bouclier sur le champ de +bataille! + +Il y a bien des reproches que nous aurions le droit d'adresser aux +hommes. Voici le plus grave: c'est que la femme qui a donné le jour à un +citoyen utile, taxiarque ou stratège[239], devrait recevoir quelque +distinction; on devrait lui réserver une place d'honneur dans les +Sthénies, les Scires[240], et les autres fêtes que nous célébrons. Celle +qui aurait donné le jour à un homme lâche et bon à rien, mauvais +triérarque, pilote inhabile, s'assiérait, la tête rasée, derrière la +mère du bon citoyen... + +Aristophane veut donc que les honneurs publics accordés aux pères des +grands hommes, le soient également à leurs mères. C'est là une juste et +noble idée! + + * * * * * + +La parabase des _Grenouilles_ est ce qui fit redemander la pièce. + +Du vers 354 au vers 369, il y a déjà, en quelque sorte, un commencement +de parabase, et par les idées et par le mètre. C'est le chœur des +Initiés qui parle: + +... Qu'ils se retirent ceux qui se plaisent à des propos bouffons et à +des plaisanteries déplacées; ceux qui, au lieu d'apaiser une sédition +funeste et d'entretenir la bienveillance parmi leurs concitoyens, +excitent et attisent la discorde dans leur intérêt personnel; qui, +placés à la tête d'une ville en proie aux orages, se laissent corrompre +par des présents, livrent une forteresse ou des vaisseaux; ou bien, +comme Thorycion, ce misérable percepteur, envoient d'Égine à Épidaure +des marchandises prohibées, du cuir, du lin, de la poix; ou qui +conseillent de prêter de l'argent aux ennemis pour construire des +vaisseaux[241]; ou qui souillent les images d'Hécate, en chantant +quelque dithyrambe[242]. Loin d'ici l'orateur qui rogne le salaire des +poëtes parce qu'il a été raillé sur la scène dans les fêtes nationales +de Dionysos!... + +Ce n'est là qu'une sorte de prélude à la parabase, mêlé à ces passages +d'une poésie exquise: «Éveille la flamme des torches...»--«Allons à +présent dans les prés fleuris...» La vraie parabase de la pièce arrive +au vers 686. + +C'est toujours le chœur des Initiés qui parle; car, ainsi qu'on l'a +remarqué, celui que chantent les Grenouilles, une centaine de vers plus +haut, et qu'elles faisaient entendre peut-être sans se montrer, n'est +qu'épisodique et accessoire dans la pièce, quoiqu'il lui donne son +nom.--Le chef des Initiés s'exprime en ces termes: + +Il convient au chœur sacré de donner à la cité d'utiles conseils. Je +demande d'abord qu'on rétablisse l'égalité entre les citoyens, et que +nul ne puisse être inquiété. S'il en est que les artifices de +Phrynichos[243] aient entraînés à quelque faute, permettons-leur de +présenter leurs excuses, et oublions ces anciennes erreurs. Et qu'ainsi +il n'y ait pas à Athènes un seul citoyen privé de ses droits. Autrement, +ne serait-ce pas une indignité de voir les esclaves devenus maîtres, et +traités comme les Platéens[244], pour s'être trouvés une fois à un +combat naval[245]? Non que je blâme cette mesure, je l'approuve, au +contraire: c'est tout ce que vous avez fait de sensé. Mais ces citoyens +qui tant de fois, eux et leurs pères, combattirent avec vous, et qui +vous sont unis par les liens du sang, n'est-il pas juste que leur prière +obtienne le pardon de leur unique faute? Renoncez à votre colère, vous +qui êtes sages par nature; et que tous ceux qui ont combattu ensemble +sur les galères d'Athènes vivent en frères et jouissent des mêmes +droits... + +On croit que le poëte, dans ce passage, demande l'amnistie pour les +généraux qui s'étaient soustraits à la condamnation prononcée contre eux +au sujet de l'affaire des Arginuses. Le magnanime Socrate seul, sur le +moment même, s'était levé contre ce rigoureux décret; Aristophane essaye +ici de le faire rapporter: il se rencontre avec la généreuse pensée de +l'homme calomnié par lui dans _les Nuées_. + + * * * * * + +Après quelques autres détails, le chœur des Initiés termine par cette +comparaison, qui plut aux spectateurs: + +Nous avons souvent remarqué, dans cette ville, qu'on en use à l'égard +des honnêtes gens comme à l'égard de l'ancienne monnaie. Elle est d'un +excellent titre, la plus belle de toutes, la seule bien frappée et qui +sonne bien, la seule qui ait cours partout, chez les Grecs et chez les +Barbares; cependant, au lieu de nous en servir, nous préférons ces +méchantes pièces de cuivre nouvellement frappées et de mauvais aloi. De +même, les citoyens que nous savons bien nés, modestes, justes, honnêtes +gens, habiles aux exercices de la palestre, à la musique, à la danse, +nous les dédaignons; tandis que nous trouvons bons à tous les emplois +les derniers venus, des fronts d'airain, des étrangers, des chenapans de +père en fils, dont la ville autrefois n'eût pas même voulu pour victimes +expiatoires. O insensés, changez donc de méthode, et faites donc usage +des gens de bien. Alors, si vous réussissez, ce sera justice; ou, si la +fortune vous trahit, les sages vous loueront du moins d'être tombés avec +honneur. + +Laissons de côté l'idée, qui, au fond, est comme toujours d'un esprit +attardé, exclusivement épris de l'ancien régime, des vieilles choses et +des vieilles gens, ennemi des hommes nouveaux; mais comme l'image est +charmante, joliment tournée, neuve et bien frappée! + + * * * * * + +Il n'y a point de parabase dans _les Femmes à l'Assemblée_. Nous avons +expliqué pourquoi: la pièce fut représentée en 393 ou 392 avant notre +ère. Or, c'était onze ou douze années auparavant, l'an 404, lors de la +prise d'Athènes par Lysandre et de l'établissement du gouvernement des +Trente sur les ruines de la démocratie, qu'avait paru le décret qui +interdisait de désigner par son nom aucune personne vivante et de faire +usage de la parabase. + +Toutefois la première partie du discours de Praxagora en tient lieu +jusqu'à un certain point, quoiqu'il soit Bien entendu que la parabase +proprement dite n'est jamais faite que par le chœur. + +Au vers 728, le chœur manque. + + * * * * * + +Il n'y a pas non plus de parabase dans la comédie de _Plutus_. Et toute +la partie lyrique du chœur a été supprimée: on le voit par sept lacunes. +Il n'en reste que la partie dialogique, c'est-à-dire celle où le chœur +s'entretient avec les personnages de la pièce, et où le chœur, pour +ainsi parler, n'est plus le chœur. + +C'est que cette comédie, donnée pour la première fois en 409, cinq ans +avant le décret, fut reprise vingt ans plus tard, avec les changements +nécessaires. Il est probable qu'à la première représentation elle ne +manquait point de parabase; lorsqu'elle fut reprise, la loi ne +permettait plus qu'elle en eût. + +Nous avons dit que cette pièce est le seul exemple qui nous soit parvenu +de ce qu'on nomme la comédie _moyenne_, transition entre l'_ancienne_ et +la _nouvelle_. + +Les personnalités y sont moins nombreuses et moins vives que dans aucun +autre ouvrage d'Aristophane: encore peut-on croire qu'elles sont des +restes de la première édition qui ont été remêlés dans la seconde, après +la représentation amendée de celle-ci. + +Le _Plutus_ est la dernière pièce que le vieux poëte ait fait jouer +lui-même; car, les deux autres qu'il composa encore ensuite, le +_Coccalos_ et l'_Æolosicon_, il les fit donner par son fils Araros. + +La comédie _moyenne_, cependant, conserva non la parabase, mais les +chœurs: seulement elle en ôta ce qu'il y avait de trop fantastique dans +la forme, de trop satirique dans l'esprit. + +La comédie _nouvelle_ les perdit entièrement. + + * * * * * + +Ainsi, en résumé, la comédie _ancienne_, née de la démocratie et sa plus +vivante image, en suit la fortune: elle fleurit et meurt avec elle. + +N'y eût-il pas eu de décret, les Trente étant les maîtres, le peuple +anéanti n'aurait pu soutenir les poëtes comiques qui auraient osé les +railler. La parabase n'était plus possible. En outre il n'y avait plus +d'argent pour les chorégies, les citoyens aisés n'ayant, depuis la chute +de la démocratie, aucun intérêt de popularité et d'ambition à prendre +des fonctions si onéreuses. + +La parabase tomba donc en même temps que la démocratie, comme le fruit +avec l'arbre. + + * * * * * + +On nous pardonnera d'avoir, après des études déjà si détaillées sur les +comédies d'Aristophane, consacré un chapitre spécial aux seuls monuments +qui nous restent de ce singulier phénomène dramatique, la parabase. + + * * * * * + +Nous avons remarqué qu'il y a quelquefois, outre la parabase même, deux +ou trois rejetons de parabase dans une seule comédie; en d'autres +termes, que la parabase est parfois précédée ou suivie, à une assez +grande distance, de morceaux anapestiques ou lyriques, qui s'y +rapportent visiblement et qui sont entièrement détachés de l'action et +du dialogue. + +Ce fait s'explique par les mêmes raisons que la parabase elle-même. + +Dans ce théâtre, né de la poésie chorique, l'action ayant été ajoutée +peu à peu sous le nom d'_épisode_, le drame, soit tragédie, soit +comédie, resta composé de ces deux éléments. Et, même après que l'action +se fut étendue et que les épisodes se furent multipliés, le chœur +demeura toujours le lien, le centre et l'unité de l'œuvre dramatique, et +non pas du tout l'accessoire comme nous serions tentés de l'imaginer +suivant nos idées modernes. Eh bien! dans ce théâtre épisodique, lorsque +deux scènes se seraient succédé sans tenir assez l'une à l'autre, le +chœur faisait la transition et l'intermède. + +La comédie, selon toute apparence, fut improvisée beaucoup plus +longtemps que la tragédie, et garda toujours quelque chose de plus +négligé dans ses plans et de plus abandonné dans ses épisodes. De là, +des espèces de lacunes. Le chœur les remplaçait avec un ou deux +couplets. + +Voilà comment, outre la parabase même qui venait se planter au beau +milieu de la pièce entre le nœud et la péripétie, il y avait parfois, +tantôt avant, tantôt après, un ou deux rejetons de parabase, qui +germaient et qui fleurissaient, au souffle de la fantaisie, dans chaque +fissure de l'action. + +Quelques-unes, d'ailleurs, de ces fissures et de ces lacunes étaient +peut-être ménagées à dessein ou laissées volontiers par le poëte, +justement afin que le chœur, qui, après tout, malgré les développements +et envahissements successifs de l'action, était resté le principal +personnage, ne fût pas trop longtemps silencieux. + +Faute de se figurer ainsi les choses selon la réalité de leur formation +pour ainsi dire organique, ces rejetons de parabase pourraient sembler +bizarres, on comprendrait à peine ce qu'ils viennent faire au milieu de +la comédie. Par exemple, dans les _Oiseaux_, du vers 1553 au vers 1564, +tout-à-coup entre deux scènes le chœur se remet à chanter et dit ces +paroles fantastiques: + + Dans le pays des Ombres est un marais, où Socrate, qui ne se lave + jamais, évoque les âmes. Pisandre arriva là, pour voir son âme, qui + l'avait quitté même de son vivant; il amenait pour victime un + chameau en guise d'agneau: il l'égorgea et, comme Ulysse (dans + l'_Odyssée_), se retira à l'écart. Alors, sortit des Enfers, pour + sucer le sang du chameau, Chéréphon, le vampire. + +Puis, la comédie reprend sa marche, qui n'a pas été autrement +interrompue. Ce petit morceau ne fait suite à rien, si ce n'est +apparemment à un autre de même sorte qui est soixante vers plus haut. La +musique seule, et le changement de mètre, servaient de transition et de +rappel. + +Un autre exemple se trouve dans les _Guêpes_, au vers 1265 et suivants. + + * * * * * + +En résumé, la parabase était, sans doute, contraire à l'essence du genre +dramatique, tel du moins qu'on le comprend chez nous; mais concevez quel +intérêt devaient y trouver le poëte et les spectateurs. + +Pour le poëte, ce privilége énorme de parler seul sans craindre de +réplique, le mettait à l'égal de nos prédicateurs; et cela devant un +auditoire immense, auquel il pouvait aisément, grâce au prestige de la +scène, de la poésie, de la fantaisie, imposer ses idées, ses amitiés, +ses haines. La parabase était comme un filet qu'il jetait sur ses +auditeurs pour pêcher leurs âmes. Ou bien elle était le carquois sonore +qu'il épuisait contre ses ennemis. + +S'il est vrai, comme quelques-uns l'ont prétendu, que Sophocle ait été +nommé stratège à cause des connaissances politiques dont il avait fait +preuve dans _Antigone_, un tel exemple n'avait-il pas de quoi tenter les +esprits ambitieux? Pour peu qu'ils fussent poëtes, surtout poëtes +comiques, quoi de plus commode que cette parabase dans laquelle ils +pouvaient exposer leurs idées sous la forme la plus séduisante, sans +crainte d'être réfutés ni contredits? + +Cela est si vrai qu'Euripide, un des précurseurs de l'esprit moderne, +cherchant toutes les occasions de propager les opinions +nouvelles,--révolutionnaire, en un mot, comme nous dirions aujourd'hui, +c'est-à-dire évolutionnaire,--Euripide n'était pas loin de faire des +parabases dans la tragédie même, par les idées, sinon par la forme +métrique (nous avons vu, du reste, par _les Nuées_, que l'anapeste +n'était pas une nécessité[246]). Dans _les Danaïdes_, par exemple, +c'était si bien Euripide qui exprimait ses idées par la voix du chœur, +que ce chœur, composé de femmes, parlait au masculin.--Or, Aristophane +lui-même, dans ses parabases comiques, n'abandonne jamais à ce point la +fiction. Même lorsqu'il parle pour son compte, il n'oublie pas le sexe +du coryphée dont il emprunte la voix. C'est ainsi qu'il dit dans _les +Nuées_, faisant allusion aux prête-noms dont il avait usé d'abord: +«Comme en ce temps-là, j'étais encore fille, et qu'il ne m'était pas +permis de devenir mère,» etc. Mais Euripide, dans _les Danaïdes_, oublie +complètement le personnage et parle tout-à-fait en son propre nom. + +Songez donc, quel puissant élément d'action que la parabase, que cette +harangue à la fois satirique et grave, familière et élevée, mêlée de +réalité et de poésie, où le polémiste pouvait attaquer et se dérober, +et, pour décocher une idée hardie, l'enrubanner de métaphores qui en +cachaient la pointe sans l'émousser, ou l'empenner de drôleries qui la +faisaient voler plus loin, pénétrer plus profondément! C'était souvent +pour ce morceau privilégié que le poëte faisait la pièce. Tel événement, +tel homme le frappaient; il les saisissait au passage, les crayonnait au +vol; les vers, sur ses tablettes, s'improvisaient d'eux-mêmes. C'était +moins le poëte qui prenait son sujet, que le sujet qui prenait son +poëte, comme le journaliste chez nous. + +Et, pour les spectateurs, quel intérêt aussi! Par la parabase, ils +étaient eux-mêmes mis en jeu et pris à partie, introduits dans la +comédie et dans l'action. On tremblait de s'entendre apostropher; mais +on s'amusait de voir son voisin ridiculisé, en attendant qu'on le fût à +son tour; et ce tour semblait reculé d'autant, comme quand les balles +dans une bataille font tomber ceux qui sont autour de nous. Tel, atteint +d'une flèche barbelée, forcé de dévorer son affront en silence, pensait +ce que dit Lamachos, raillé par Dicéopolis dans les _Acharnéens:_ «O +démocratie! peut-on supporter de tels outrages!» ou ce que dit Neptune, +dans _les Oiseaux_: «O démocratie! à quoi nous réduis-tu!» + +Bon gré, mal gré, on souffrait tout, de la part des poëtes comiques, +«ces fous privilégiés des vingt mille rois d'Athènes[247]». + +C'était la vie du régime populaire dans ce qu'elle avait de plus libre, +de plus agité, de plus heurté même; c'étaient les passions de la +démocratie, se choquant, jaillissant en étincelles. Que de jouissances! +et que d'aiguillons! Quelle fièvre, mais quelle joie! Quel bonheur de se +sentir vivre, tous ensemble, poëte et spectateurs, avec une telle +intensité! La parabase plaisait aux sages comme aux méchants: elle +réprimait les abus, elle satisfaisait l'envie. Grâce à la mesure des +vers, on retenait aisément par cœur les passages les plus malicieux, ou +les plus beaux, ces sentences morales chéries des Grecs, offertes dans +d'élégantes métaphores, ou bien ces portraits satiriques en deux coups +de langue ineffaçables. En sortant du théâtre, on répétait ces vers, on +les chantait, comme nos vaudevilles d'autrefois. Malheur aux pauvres +hères, ou aux puissants, dont les noms prêtant à la raillerie, avaient +retenti dans les anapestes! Théognis, le poëte à la glace, et le +débauché Ariphrade, et le démagogue Hyperbolos, et le lâche Cléonyme, +poltron et goinfre, devenaient plus fameux qu'ils n'eussent voulu. D'une +représentation à l'autre, entre deux fêtes de Bacchus, les traits qu'on +avait retenus volaient de bouche en bouche. Parfois c'était une tirade +entière. Les représentations n'étant pas quotidiennes et ne revenant +qu'à de longs intervalles, faisaient une impression d'autant plus vive. +Tout était saisi, commenté, par l'esprit rapide et subtil des Athéniens; +et on emportait de la comédie des sujets de discussions sur les places +publiques et sous les portiques. + +Il faut se figurer tout cela à la fois, pour bien comprendre la parabase +et l'immense intérêt qu'y prenait tout le monde à des titres divers. + +On l'a dit, si le grand ressort des sociétés modernes est la presse, à +Athènes c'était la parole, c'est-à-dire la voix des orateurs et des +poëtes. Par la parabase, la comédie, si elle eût été quotidienne, eût +réuni à elle seule, la double puissance que chez nous la tribune et la +presse exercent chacune à part: tribune, en effet, qui admettait tout, +depuis l'éloquence et la poésie, jusqu'aux discussions d'affaires, avec +statistique et arithmétique; depuis les pensées les plus hautes +jusqu'aux drôleries et aux calembours; presse de tous les tons et de +toutes les allures, depuis les paroles les plus graves d'un _Times_ ou +les plus acérées d'un _Journal des Débats_, jusqu'aux pochades +fantastiques d'un _Charivari_ ou d'un _Punch_. + +Même en n'élevant la voix que de temps à autre, elle était déjà assez +redoutable. Elle exerçait peut-être, à cause de cela même, une influence +plus énergique et plus durable: chez nous, la régularité du bruit +quotidien de la presse le rend monotone et assourdissant, et fait +parfois qu'on ne l'entend plus; mais à Athènes, l'intermittence, et les +époques assez distantes entre elles, des représentations comiques, +préparaient à la parabase un public alerte et avide, qui avait eu le +temps de sentir revenir son appétit de discours poétiques, de malices et +de bouffonneries. + +Aussi, le jour venu, comme on envahissait les gradins de l'amphithéâtre! +Et comme, une fois là, assis ou debout, les vingt mille citoyens libres, +et les dix mille métèques, soixante mille oreilles, attendaient avec +joie ou avec crainte, les interpellations de la parabase, les +révélations d'opinions nouvelles, les avis sérieux et plaisants +assaisonnés de médisances, de railleries et d'invectives! Croyez-vous +qu'en ce moment-là les hommes, d'État prévaricateurs, dilapidateurs des +finances, violateurs de la constitution, ne fussent pas un peu inquiets +tout en essayant de sourire, quand ils sentaient suspendu sur leur tête +ce thyrse aigu, orné des pampres de Bacchus! + + * * * * * + +On chercherait en vain ailleurs que dans la comédie _ancienne_ quelque +chose de pareil. + +Pénétrons plus avant. L'œuvre dramatique vraie est, au fond, un acte de +liberté de la part du poëte envers le public: c'est un échange de l'un à +l'autre, une communication réciproque. + +Quand il y a une liberté moindre, le poëte peut se contenter, pour +communiquer ainsi, d'un prologue ou d'un épilogue. Le prologue, parfois, +donne naïvement le programme de la pièce qui va se dérouler, ou supplée +au décor, ou essaye de se concilier par divers moyens l'esprit du +public. L'épilogue sollicite ses applaudissements, sous une forme +quelconque. + +Mais, dans la liberté complète, telle que celle de la comédie +_ancienne_, la parole dramatique, sans recourir à ces moyens qui sont +extérieurs à la pièce et qui n'en sont que des appendices, va droit à +son but tout au travers de la fiction théâtrale, qu'elle rompt et +qu'elle perce, pour se faire jour, quand il lui plaît. + +La parabase reste l'exemple unique de cette liberté complète, absolue. + +Des exemples de la liberté du second degré, si l'on peut ainsi dire, se +trouveraient, soit dans les prologues, soit dans les épilogues, de +certaines pièces, ou grecques, ou latines, ou françaises, ou anglaises, +etc.--Les burlesques harangues de Bruscambille à son public qui lui +permettait tout, les Compliments courtois et bien tournés de Molière ou +de son camarade Lagrange à la Cour ou à la Ville, l'usage qui se +perpétua pendant le dix-septième et le dix-huitième siècles, d'adresser +au public un Compliment final, sous prétexte d'annoncer le spectacle +suivant; surtout les Compliments de clôture et de réouverture avant et +après la quinzaine de Pâques; puis le couplet final des vaudevilles, qui +remplaça le Compliment final quotidien, sont des variétés du même +procédé. + +On rencontrerait quelque chose de plus analogue à la parabase dans les +prologues dont le théâtre anglais a fait usage presque toujours, dans +Shakespeare, et avant et après lui, et où l'auteur même de la pièce, +plus souvent un de ses amis ou partisans, contemporain ou non, prend la +parole pour l'honorer littérairement, mais ne laisse pas de faire appel +quelquefois à la passion politique. + +Une image lointaine de la parabase pourrait s'apercevoir aussi dans ces +comédies toutes spéciales que Molière a intitulées _la Critique de +l'École des Femmes_ et _l'Impromptu de Versailles;_ et peut-être dans +tel passage du monologue de Figaro, où c'est Beaumarchais lui-même qui +parle, autant et plus que son personnage favori. + +Il y aurait toutefois à noter, en ce qui regarde Beaumarchais, cette +différence générale, qu'il attaque l'ancien régime, et qu'Aristophane le +défend; que Beaumarchais prépare la révolution, tandis qu'Aristophane +essaye de l'arrêter. + +Veut-on quelque autre vague idée de la parabase aristophanesque, idée +empruntée à cette même pièce: _le Mariage de Figaro?_ Lorsqu'à la fin de +la comédie tous les acteurs s'avancent contre la rampe et se rangent en +espalier devant le public, pour lui dire des couplets piquants, sur les +gens et les choses du jour, c'est, dans une certaine mesure, une sorte +de parabase. Mais elle n'est pas dans le milieu de la pièce, elle arrive +quand l'action est terminée; et elle se contente d'épigrammes ou +d'allusions, sans aborder directement, excepté peut-être dans le couplet +sur Voltaire, les sujets à l'ordre du jour; enfin sans traiter telle ou +telle question formellement, comme le fait Aristophane. La ressemblance +est donc fort légère. + + * * * * * + +Alfred de Musset, dans ses poésies, suppose, une parabase +d'Aristophane,--d'Aristophane ressuscité et Parisien, à l'époque des +lois de septembre sur la presse;--et, à propos de la déportation, dont +ces lois menaçaient les journalistes, il lui prête des strophes +brillantes: + + L'an de la quatre-vingt-cinquième olympiade + (C'était, vous le savez, le temps d'Alcibiade, + celui de Périclès, et celui de Platon), + Certain vieillard vivait, vieillard assez maussade... + Mais vous le connaissez, et vous savez son nom, + C'était Aristophane, ennemi de Cléon... + + Il nommait par leur nom les choses et les hommes. + Ni le mal, ni le bien pour lui n'était voilé; + Ses vers au peuple même, au théâtre assemblé, + De dures vérités n'étaient point économes; + Et, s'il avait vécu dans le temps où nous sommes, + À propos de la loi peut-être eût-il parlé. + + Étourdis habitants de la vieille Lutèce, + Dirait-il, qu'avez-vous, et quelle étrange ivresse + Vous fait dormir debout? Faut-il prendre un bâton? + Si vous êtes vivants, à quoi pensez-vous donc? + Pendant que vous dormez, on bâillonne la presse, + Et la Chambre en travail enfante une prison! + + On bannissait jadis, aux temps de barbarie: + Si l'exil était pire ou mieux que l'échafaud, + Je ne sais; mais du moins sur les mers de la vie + On laissait l'exilé devenir matelot. + Cela semblait assez de perdre sa patrie. + Maintenant avec l'homme on bannit le cachot. + + Dieu juste! nos prisons s'en vont en colonie! + Je ne m'étonne pas qu'on civilise Alger: + Les pauvres Musulmans ne savaient qu'égorger; + Mais nous, notre Océan porte à Philadelphie + Une rare merveille, une plante inouïe, + Que nous ferons germer sur un sol étranger. + + Regardez, regardez, peuples du Nouveau Monde! + N'apercevez-vous rien sur votre mer profonde? + Ne vient-il pas à vous, du fond de l'horizon, + Un cétacé informe, au triple pavillon? + Vous ne devinez pas ce qui se meut sur l'onde: + C'est la première fois qu'on lance une prison. + + Enfants de l'Amérique, accourez au rivage! + Venez voir débarquer, superbe et pavoisé, + Un supplice nouveau par la mer baptisé. + Vos monstres quelquefois nous arrivent en cage; + Venez, c'est notre tour, et que l'homme sauvage + Fixe ses yeux ardents sur l'homme apprivoisé. + + Voyez-vous ces forçats que de cette machine + On tire deux à deux pour les descendre à bord? + Les voyez-vous fiévreux, et le fouet sur l'échine, + Glisser sur leurs boulets dans les sables du port? + Suivez-les, suivez-les; le monde est en ruine: + Car le génie humain a fait pis que la mort. + + Qu'ont-ils fait, direz-vous, pour un pareil supplice? + Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux? + Non. Ils ont comparé deux esclaves entre eux; + Ils ont dit que Solon comprenait la justice + Autrement qu'à Paris les préfets de police, + Et qu'autrefois en Grèce il fut un peuple heureux. + + Pauvres gens! c'est leur crime; ils aiment leur pensée, + Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant: + On ne fera d'eux tous qu'un cadavre vivant. + Passez, Américains, passez tête baissée; + Et que la liberté, leur triste fiancée, + Chez vous du moins, au front les baise en arrivant. + +L'invraisemblance de cette fiction d'Alfred de Musset, c'est +qu'Aristophane, parfait réactionnaire, loin de blâmer les lois de +septembre, y aurait peut-être applaudi, réclamant pour lui seul et pour +ses partisans ce que nos cléricaux appellent subtilement _la liberté du +bien_. + + * * * * * + +La parabase aurait aujourd'hui fort à faire et fort à dire sur toutes +sortes de sujets, pour un Aristophane progressiste; mais peut-être +l'archonte éponyme refuserait-il au poëte un chœur. + +À dire vrai, la parabase n'était possible que dans la comédie attique +_ancienne_, essentiellement libre, démocratique et militante, au milieu +de toutes les sortes d'enthousiasmes orgiaques. + +Quoique contraire, en apparence et selon nos idée modernes, à la nature +même de la fiction dramatique, la parabase était si bien l'âme de la +comédie ancienne que sitôt qu'on l'en eût arrachée violemment par un +décret de l'autorité, cette comédie n'eut plus qu'à périr. + +Et alors, en effet; comme la guêpe à qui vous arrachez son aiguillon, +elle mourut. + + + + +CONCLUSION. + + +J'ai essayé de faire voir comment la comédie d'Aristophane, qui au +premier coup d'œil paraît si folle, cache ordinairement un dessein +sérieux sous cette apparente folie. Au fond, elle traite les questions +politiques, ou sociales ou littéraires; mais elle les traite à sa façon +et par les procédés qui lui sont propres, par la bouffonnerie et par la +fantaisie, tantôt drôlatique; tantôt gracieuse, souvent obscène. + +Vous rappelez-vous ce conte de fées, où deux jeunes filles, deux sœurs, +toutes les fois qu'elles ouvrent la bouche, en laissent échapper l'une +des fleurs, des perles et des pierreries; l'autre, des vipères et des +crapauds? De ces deux jeunes filles, faites-en une seule, dont la bouche +répandra tout cela pêle-mêle: c'est la Muse d'Aristophane. + +Plutarque déjà condamne ses peintures lascives, et les déclare indignes +d'un homme poli et d'un homme de bien. + +Il est vrai que, d'autre part, Platon, Cicéron, Quintilien, saint +Chrysostome, saint Augustin, lui pardonnent pour sa grâce exquise. +Serons-nous plus sévères que des saints? + +Ses conceptions fantastiques, dont le laisser-aller quelquefois est +extrême, ses bouffonneries extravagantes et licencieuses, sont des +moyens de captiver le peuple, de le gagner à ses idées. Pour pouvoir lui +donner des conseils qu'il croit bons, il s'empare de lui par tous les +moyens: il le prend par les yeux, par les oreilles, par tous les sens, +par tous les bouts; sauf, une fois qu'il le tient, à lui parler net et à +lui donner de graves leçons. + +Mais, direz-vous, si le poëte doit être, comme le veut Aristophane +lui-même, l'éducateur des hommes assemblés, pourquoi faut-il que cette +éducation croye nécessaire de revêtir d'une forme si licencieuse un +patriotique dessein? + +J'ai déjà indiqué, chemin faisant, les diverses explications qui sont +des circonstances atténuantes. Je les rappellerai en finissant. + +Sans doute le poëte dramatique, le poëte comique lui-même, au lieu de +descendre jusqu'à la foule, doit tâcher d'élever la foule jusqu'à lui. +Mais, pour l'élever, il faut la prendre; et on la prend par où l'on +peut. + +Comme il n'y avait à Athènes qu'un seul théâtre pour tout le monde, le +poëte comique devait faire en sorte de plaire à toutes les classes de +spectateurs. Vingt à trente mille hommes fêtant Bacchus ne +s'accommodaient guère de la décence. Les fêtes elles-mêmes de ce dieu +étaient loin de la conseiller. La comédie conservait volontiers les +allures lascives, la verve brutale, le délire sensuel des chants +phalliques, d'où elle avait tiré son origine. + +Loin d'accuser Aristophane de ce qui est la faute de son temps, il faut +plutôt lui savoir gré d'avoir entremêlé souvent à ces phallophories, +consacrées par l'usage, les inspirations d'une poésie fraîche et suave, +qui purifiaient la comédie. Si le libidineux _cordax_ était une +nécessité dionysiaque, remercions le poëte comique d'y avoir fait +succéder quelquefois des chœurs gracieux, des danses idylliques; et ne +nous étonnons pas trop de respirer, après l'_odor di femina_ des chastes +Muses au doux parfum, l'odeur âcre et infâme des Satyres. À tant +d'exhibitions obscènes, que la tradition rendait presque innocentes, +félicitons le poëte d'avoir mêlé, du moins çà et là, de hautes et nobles +moralités. + +Lorsque tout ce peuple en liesse sortait de la fête des Marmites, il +était _potus et exlex_. Les comédies qu'on lui servait devaient être +fortement assaisonnées. + +Madame de Staël a fort bien dit: «Les Grecs avaient le goût qui tient à +l'imagination, et non celui qui naît de la moralité de la vie.» + +Qu'on se figure cette société à laquelle les femmes ne se mêlaient pas, +si l'on peut appeler société la vie d'un peuple ainsi abandonné à la +brutalité masculine toute pure. Imaginez ce peuple d'hommes, que rien +n'obligeait à la politesse et aux bienséances auxquelles le monde +moderne s'est astreint par la présence des femmes, qui seule a pu +réaliser la société véritable. Imaginez, dis-je, ces hommes vivant +toujours entre eux, demi-nus ou tout nus, dans les palestres, dans les +bains, sous les portiques; concevez le laisser-aller et la licence de +ces mœurs, le ton de la conversation. Quoique l'esprit fût très-raffiné, +les mœurs étaient assez grossières. Les manières et les paroles étaient +des plus libres: on ne sentait le besoin d'aucune contrainte; on n'en +avait pas même l'idée. Tout au plus quand les hommes les plus polis +passaient quelques heures chez les courtisanes dont on avait cultivé le +corps et l'esprit, chez une Phryné, chez une Aspasie, rencontraient-ils +parfois instinctivement un peu de la mesure et de la bienséance qui +devaient être, longtemps après, les lois de la conversation +moderne[248]. + +Mais ces exceptions elles-mêmes font entrevoir quelle devait être cette +grossièreté naturelle et nécessaire dans les habitudes de la vie, en +dépit des finesses exquises de la poésie et des arts, et même des +élévations de la morale théorique. La licence des paroles, sinon des +actions, pouvait aller aussi loin que possible, sans choquer et sans +étonner presque personne, et sans qu'on s'avisât que ce fût de la +licence: c'était simplement la nature. + +Voyez, aujourd'hui même, le soir, après dîner, pendant que les femmes +restent au salon, voyez et entendez les hommes causant entre eux, en +fumant leur cigare: la liberté de leur conversation diffère-t-elle +beaucoup de celle d'Aristophane, quoiqu'il y ait vingt-deux siècles +d'intervalle entre l'une et l'autre civilisation? Ils ne se croyent pas +pour cela licencieux le moins du monde: ils ne se gênent plus, voilà +tout. Pour un moment, ils se détendent et se laissent aller à la nature: +tout à l'heure ils rentreront dans la société. À la vérité, quelque +chose de peu galant restera dans leur air, comme l'odeur du tabac à +leurs habits. + +Je ne veux rien dire des femmes entre elles, dont les conversations +aussi sont prodigieuses quelquefois. Et cependant les femmes, encore +plus que les hommes, reçoivent aujourd'hui, relativement à l'antiquité, +une éducation fortement saturée de morale et de qu'en dira-t-on. Dès +l'âge où elles étaient fillettes, l'habitude du monde leur a appris à +porter le corset des bienséances. Mais, sitôt qu'elles sont seules entre +elles, et un peu intimes, comme la nature reprend ses droits! Tant il +est vrai que la vraie société et la vraie conversation, avec la mesure +et la bienséance, n'existent que quand les hommes et les femmes sont +stimulés en même temps et contenus par la présence les uns des autres. + +À Athènes, les femmes, selon toute apparence, étaient exclues des +représentations comiques, du moins à l'époque d'Aristophane. La tragédie +seule leur était permise; et, tout au plus après la tragédie, le drame +de Satyres[249]. + +Rappelons aussi que les femmes ne figuraient pas sur la scène; c'étaient +des hommes qui jouaient tous les rôles. + +L'absence des femmes, dans l'auditoire et sur la scène, explique cette +liberté, gaillarde, que rien ne contraignait. + +Nos vieilles comédies gauloises avaient presque la même gaillardise, et +n'avaient pas les mêmes excuses. Jusque dans le dix-septième siècle, +Corneille et Molière sont encore bien vifs dans certains détails de +leurs comédies, quoiqu'ils se vantent à leur tour, comme Aristophane en +son temps, d'être plus châtiés, plus réservés que les poëtes +d'auparavant. Il est donc très-possible et très-croyable qu'Aristophane +ait épuré la scène, comme il s'en vante mainte fois. Et l'on ne doit pas +plus lui reprocher ce qu'il a conservé de grosse bouffonnerie, que nous +ne reprochons à Corneille et à Molière quelques derniers vestiges d'une +impureté relativement aussi choquante pour nous, et qu'ils avaient en +général contribué à faire disparaître. Lorsqu'il s'agit de décence, tout +est relatif, et on ne peut partir que d'où l'on est. + +Ce qui importe, c'est que la fantaisie, même la plus libre et la plus +bouffonne, soit le vêtement de la raison. Proudhon a fort bien dit, +parlant de la littérature et de l'art, «que la fantaisie elle-même doit +toujours se ramener à l'idée.» C'était ce que voulait aussi Boileau, +écrivant dans l'_Art poétique_: + +Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art. + +Toute œuvre d'art, vraiment digne de ce nom, doit satisfaire en même +temps l'imagination et la raison. De ce côté-là, assurément, on ne +saurait rien reprocher à Aristophane, qui, sous les formes les plus +folles, a des idées si arrêtées, si obstinées même. + +Ajoutons qu'elles semblent très-désintéressées, puisque souvent elles +doivent avoir été contraires à celles du plus grand nombre des +spectateurs. + +La comédie est une sorte de suffrage universel, appliqué non aux +personnes, mais aux idées. Si le poëte comique doit être, comme on l'a +dit des représentants du peuple, le médecin et non le valet de +l'opinion, l'auteur des _Chevaliers_ et des _Guêpes_, il faut le +reconnaître, se conduisit en médecin, non en valet. + +Reste à savoir si le médecin fut toujours aussi éclairé que courageux. +Michelet, dans la _Bible de l'humanité_, l'appelle «le grand +Aristophane.» Il fut grand, en effet, par le patriotisme, lorsqu'il +combattit de toutes ses forces cette funeste guerre du Péloponnèse. +Mais, dans les questions sociales, il manqua souvent d'élévation, +d'étendue et de sens philosophique. Il mit son imagination jeune et +charmante au service d'une cause vieillie et arriérée. Dans sa +superstition pour le passé, il tourna le dos à l'avenir. Les apôtres et +les précurseurs de cet avenir furent poursuivis incessamment de ses +injures et de ses calomnies. Si donc Aristophane est grand par son amour +de la patrie, s'il est grand aussi par sa poésie et par les merveilles +de son style, nous avons été obligés de constater que, philosophiquement +et socialement, il est petit. Esprit timoré, il a la vue courte. + +Quand on le compare à Rabelais et à Molière, on trouve que ceux-ci ont +marché hardiment dans le sens du progrès futur: ils ont été vraiment les +précurseurs de l'avènement du tiers-état. Molière prend le flambeau des +mains de Rabelais et le passe à Voltaire. Aristophane arrache le +flambeau des mains de Socrate et d'Euripide, et le met sous ses pieds. + +S'il montra du courage en attaquant Cléon, il ne fit voir, en diffamant +ces deux grands hommes, représentants de la philosophie de l'avenir, +qu'un esprit étroit et pusillanime; Rabelais et Molière, en déclarant la +guerre, l'un aux terribles chats-fourrés, et aux nombreux oiseaux de +l'Isle Sonnante, l'autre aux Jésuites et aux Tartuffes, font éclater un +courage héroïque que n'altère jamais aucune éclipse. Aristophane essaye +en vain de défendre et de ranimer des institutions surannées, de relever +des traditions qui s'écroulent de toutes parts. Rabelais et Molière ne +démolissent que les choses qui doivent tomber, et en édifient beaucoup +d'autres. Aristophane n'édifie rien, et attaque ceux qui édifient. Les +idées de ce grand poëte sont donc aussi faibles, la plupart du temps, +qu'obstinées. S'il est hardi, c'est seulement par l'imagination et par +la fantaisie. Ce qu'on doit admirer chez lui, c'est l'art d'animer les +idées abstraites, de leur donner la vie, le mouvement, la voix, d'en +faire des réalités, des personnes, des actions comiques. + +Ces actions, sans doute, ne sont pas très-serrées; elles sont un peu +lâches et flottantes. L'art dramatique, en ce temps-là, se contentait à +peu de frais, et produisait pourtant ainsi des effets qui durent encore. +Aujourd'hui, comme on a vingt-deux siècles de plus, on est plus habile à +nouer l'intrigue, à charpenter le drame, à ménager ou plutôt à accumuler +les péripéties. Et cependant, malgré cet art et cette industrie nous ne +faisons souvent rien qui vaille. Cinq ou six auteurs dramatiques +surnagent seuls dans l'océan des platitudes. Les peintures simples et +naïves produisent encore plus d'effet que les coups de théâtre, les +ficelles et les trucs. + +Ce qui manque au théâtre de notre temps, ce n'est pas l'habileté, c'est +la conviction. La comédie s'adresse aux masses, et elle est le plus +communicatif de tous les arts: elle peut donc exercer la plus grande +influence. Il faut mettre cette influence au service de la vérité et de +l'honneur. + +Je sais bien que l'art est une chose et que la morale en est une autre. +La présence assidue d'une intention morale, comme le dit fort bien M. +Taine dans son _Essai sur Thackeray_, nuit au roman ainsi qu'au +romancier. Mais je ne crois pas qu'il en soit tout-à-fait de même au +théâtre. Le théâtre, comme le veut Molière et comme le voulait +Aristophane, est et doit être l'école des mœurs, non directement et par +des sermons, quoiqu'Aristophane et Molière et Corneille en aient de fort +beaux et soient de merveilleux prédicateurs, mais indirectement, par la +peinture vraie des ridicules et des vices. Le théâtre, sans doute, est +un art qui, avant tout, a pour objet de divertir, mais ensuite de +moraliser en divertissant. + +D'un côté il est incontestable que l'art a en lui-même sa raison d'être, +et qu'il a pour objet direct la beauté, non l'utilité. C'est, +apparemment, ce que voulait dire la célèbre formule de _l'art pour +l'art_, qui a prêté à d'autres interprétations. De l'autre, il est +incontestable aussi que les esprits élevés et les nobles cœurs, vraiment +amis du peuple, cherchent partout l'occasion de l'instruire, de +l'éclairer, de le rendre meilleur. Tout ce qui ne porte point ce +caractère d'un généreux enseignement n'est aux yeux de ceux-là que +misère et frivolité: ce n'est pas œuvre d'homme. Or l'artiste avant tout +est homme. Il ne doit ni ne peut rester indifférent aux destinées de son +pays, aux vicissitudes sociales aux progrès de l'humanité; il ne saurait +échapper aux idées ni aux passions de son temps. Qu'il le veuille ou +non, il reçoit plus ou moins l'influence des unes et des autres; il +réagit sur elles à son tour. Si l'artiste est celui qui crée, il ne peut +créer qu'avec l'esprit de son cœur, comme dit l'Écriture, _mente cordis +sui_. Il n'y a d'artistes féconds que ceux qui ont en eux un foyer +ardent ou une source jaillissante; et ceux-là, croyez-moi, sont citoyens +d'abord, artistes après. Il faut donc que l'artiste influe sur son +époque, comme elle influe sur lui; c'est ce qui fait que l'art est +toujours, par ressemblance ou par contraste, l'expression de la société. +Aux siècles de religion et de foi, les poëtes composent des _mystères_, +dans lesquels ils développent les légendes sacrées; les architectes +élèvent des cathédrales, que les peintres et les sculpteurs remplissent +des images des saints. Dans les siècles de discipline et d'autorité la +poésie et la peinture ont un caractère réglé, noble et élevé: les +contemporains de Louis XIV, de Colbert, de Turenne et de Condé, sont +Corneille, Racine et Molière, Poussin, Lebrun et Lesueur. Louis XV et +madame de Pompadour voient fleurir Marivaux et Boucher; les grands +artistes du dix-huitième siècle, ce sont les hommes qui emploient leur +plume à attaquer et à renverser l'ancien ordre social et à déblayer le +terrain sur lequel nous essayons aujourd'hui d'édifier l'ordre nouveau. +À aucune époque, l'artiste ne peut s'empêcher d'être effet ou cause, +d'exercer ou de subir une influence, d'être chef ou soldat. Qu'il le +comprenne donc, et, renonçant à des théories ambiguës, qu'il s'associe +de tout son cœur à l'œuvre de ses contemporains. Qu'il se serve de son +génie ou de son talent pour moraliser et pour apaiser, pour répandre +l'idée du devoir, pour aider les hommes de bonne volonté à préparer, +l'avenir. Pourvu que l'utile n'exclue pas le beau, et s'y subordonne, +l'art ne peut-il, sans cesser d'être l'art, devenir un moyen d'action, +venir en aide à la morale, voire même à la politique, qui n'est que la +morale appliquée aux peuples? Dites alors que les _Philippiques_ de +Démosthènes, que les _Catilinaires_ de Cicéron, que _Don Juan_ et +_Tartuffe_, et le _Mariage de Figaro_, ne sont pas œuvres d'art: car les +_Philippiques_ ont retardé l'asservissement de la Grèce; car les +_Catilinaires_ délivrèrent Rome d'un scélérat qui voulait la détruire +par le fer et par le feu; car _Don Juan_ et _Tartuffe_ ont préparé +l'émancipation religieuse du dix-huitième siècle; car le _Mariage de +Figaro_ a été, comme le remarquait Napoléon dans ses lectures de +Sainte-Hélène, le premier coup de canon de la révolution française. +Encore une fois, pourvu que l'utilité n'exclue pas la beauté et s'y +subordonne, la condition de l'art est remplie; il faut que l'utilité +demande à la beauté non-seulement son concours, mais son secours. En un +mot, la poésie, nous disons la poésie véritable, ayant nécessairement +une influence, et ne pouvant point ne pas l'avoir si elle mérite +vraiment de s'appeler poésie, nous voulons que cette influence soit +bonne et non mauvaise, utile et non funeste. L'art doit être patriotique +en même temps qu'idéal; par là il sera tout ensemble contemporain et +éternel. Le poëte n'est pas libre, on l'a dit, _de n'être qu'un amuseur +de la foule_. Il doit l'instruire, lui enseigner ses devoirs, et lui +présenter la leçon sous une forme vivante et élevée qui fasse passer +dans les âmes, en les récréant, les impressions du vrai et du juste, du +bon et du beau. Il faut qu'il soit en même temps homme d'action et +poëte, homme d'action par sa poésie. + +Diderot, qui n'est pas suspect, prétend qu'un tableau même n'est beau +que s'il instruit et élève celui qui le regarde. Et cela se rapporte +tout-à-fait à ce que La Bruyère disait d'un livre. Ainsi un tableau +même, selon ce paradoxe, devrait être moral d'intention et d'effet. Je +pense, toutefois, qu'il est nécessaire d'expliquer cette boutade de +Diderot, et je m'imagine que ce philosophe eût souscrit volontiers à la +pensée de Goethe qui admirait souvent Byron devant Eckermann, et +celui-ci lui ayant dit: «Je m'incline devant le jugement de Votre +Excellence; mais, quelque considérable et grand que soit ce poëte, je me +permets de douter que l'homme en retire un avantage marqué pour son +éducation morale proprement dite;» Goethe lui répliqua: «Et je m'inscris +en faux! La hardiesse, les témérités, le grandiose de Byron, tout cela +ne nous élève-t-il point? Il faut nous garder de ne chercher notre +culture que dans ce qui est exclusivement pur et moral... Tout ce qui +est grand contribue à notre éducation.» + +C'est bien un paradoxe cependant de vouloir qu'un tableau soit une leçon +de morale. Mais sera-ce également un paradoxe de prétendre la même chose +pour toute œuvre d'art, quelle qu'elle soit? Et, par exemple, un beau +discours ayant nécessairement une influence sur les personnes qui +l'écoutent et le lisent, n'est-il pas naturel de souhaiter que cette +influence soit salutaire? Eh bien! une œuvre dramatique est un discours +aussi, un discours indirect, par plusieurs personnages, qui se parlent +entre eux pour se faire entendre au public. Donc ce discours a, comme +tout autre, une influence et un effet; mais, parce que ce discours est +indirect, l'influence salutaire, l'effet utile, enfin le résultat moral, +sont également indirects. + +Il ne faut pas confondre la morale directe des philosophes et des +prédicateurs avec la morale indirecte des poëtes comiques. Les +législateurs eux-mêmes quelquefois n'ont-ils pas procédé par la voie +indirecte, tout comme les poëtes comiques? Les ilotes ivres, qu'on +faisait paraître devant les jeunes Spartiates pour les dégoûter de +l'ivresse, leur inspiraient l'amour de la sobriété. Ainsi doit faire la +comédie en nous présentant la peinture des vices. + +Mais le moyen est périlleux, au dire des moralistes absolus, tels que le +sévère Bossuet, dans ses _Réflexions et Maximes sur la Comédie:_ «On +aura toujours une peine extrême, dit-il, à séparer le plaisant d'avec +l'illicite et le licencieux. C'est pourquoi on trouve ordinairement dans +les Canons ces quatre mots unis ensemble: _ludicra, jocularia, turpia, +obscena_, les discours plaisants, les discours bouffons, les discours +malhonnêtes, les discours sales: non que ces choses soient toujours +mêlées, mais à cause qu'elles se suivent si naturellement et qu'elles +ont tant d'affinité, que c'est une vaine entreprise de les vouloir +séparer.» + +Loin de vouloir les séparer, Aristophane voulait les réunir. Par ses +bouffonneries excessives, il savait se faire pardonner ses hardiesses et +ses sévères parabases. L'obscénité était à la surface, la moralité au +fond. + +Un tel exemple, certes, n'est pas à imiter. Et c'est un singulier +éducateur du peuple, que celui qui emploie de pareils moyens. Antoine +Arnauld, de Port-Royal, dans la Préface de son livre sur la _Fréquente +Communion_, trouvant les directeurs jésuites trop indulgents et trop +accommodants pour la foule mondaine pécheresse, se sert d'une image +jolie et juste, qui viendra ici à propos: «Un directeur, dit-il, se doit +considérer comme un homme qui est debout à l'égard d'un enfant qui est +tombé par terre; qui s'abaisse afin de le relever, mais qui ne s'abaisse +pas tellement avec lui qu'il se laisse tomber aussi.» La même +recommandation convient, sans doute, au poëte comique, et plusieurs, de +nos jours, y devraient bien songer. Je ne sais s'ils ont l'intention de +relever à la fin le public; provisoirement ils roulent avec lui dans la +fange. Les dionysies et les bacchanales durent à présent toute l'année. +Il semble que toute intention morale ait disparu. On rit aux éclats de +cette vieille formule: que le théâtre doit corriger les mœurs. On voit +bien pourtant qu'il peut les pervertir, et on use de ce pouvoir-là avec +une joie de corruption qui retourne à la barbarie. + +Je ne demande pas que la comédie se fasse prêcheuse; mais enfin, quel +est le rôle que sa nature lui assigne? Sous prétexte de divertir les +hommes, la comédie leur dit gaiement leurs vérités; elle les rend +spectateurs de leurs propres sottises, les attache en se moquant d'eux; +et les force d'applaudir celui qui les démasque. + +Est-ce à dire que la comédie nous corrige? Pas précisément; Le miroir +qui montre les tâches n'a pas le pouvoir de les effacer; mais du moins +il nous les fait voir, et nous donne quelque envie de les ôter. + +Rarement on applique à soi-même la leçon de la comédie, mais on +l'applique à ses voisins, à ses amis. + +La comédie, en combattant les vices dominants et accrédités, leur fait +perdre un peu de terrain; sans les faire disparaître complètement, car +le fond de la nature humaine est toujours le même; elle les modifie dans +la forme et les atténue quelque peu, de temps à autre. Ce n'est pas +beaucoup, mais c'est quelque chose. La vieille devise est donc toujours +vraie: _Castigat ridendo mores_. + +Il faut, en un mot, que la comédie soit une partie de l'éducation +publique. Il faut qu'elle mêle son grain de bon sens à l'opinion +populaire; il faut qu'elle apporte son caillou au suffrage universel des +idées. + +Aristophane est convaincu de ces principes, et les applique à sa +manière. Il voit l'affaiblissement d'Athènes; il a le pressentiment, un +peu vague sans doute, de sa déchéance. Athènes allait subir les +Spartiates et les Trente, en attendant qu'elle subît les Macédoniens. +Ceux qui, à la veille de cet avenir, regrettaient passionnément la +grandeur et l'indépendance du temps d'Eschyle n'avaient pas en cela +tout-à-fait tort; et il y avait là une légitime inspiration, soit de +poésie, soit de satire. Le tort était de confondre avec les abaissements +d'Athènes ce qui était au contraire la consolation et la compensation de +ces abaissements; le tort était de ne pas voir que Socrate (et Platon +après Socrate) serait précisément la grande gloire qui resterait après +que celle de Marathon serait finie; le tort était aussi d'attaquer à +tout propos non-seulement la démagogie, mais la démocratie elle-même. + +En effet, comme le dit éloquemment M. Havet, «le mépris de la +démocratie, c'est au fond le mépris de l'humanité. C'est un juste +dédain, je l'avoue, que celui qu'inspirent à une raison droite et à une +âme élevée les excès de sottise ou de bassesse dont les hommes peuvent +se montrer capables: déplorable suite des misères trop souvent attachées +à la condition humaine, et la pire sans doute de ces misères; mais ce +sentiment n'est pur qu'autant qu'il demeure exempt de deux vices: le +désespoir et l'orgueil. Il faut conserver le respect des bons instincts +de la nature humaine avec le dégoût des mauvais, et ne pas oublier que +ce qui s'est fait, après tout, de bien ou de beau dans le monde, s'est +fait par les hommes, ainsi que le mal; que le bien même est, plus que le +mal, leur ouvrage, puisqu'ils n'ont pu le faire qu'en s'efforçant et en +luttant, tandis que, pour le mal, ils n'ont eu qu'à se laisser aller aux +forces de toute espèce qui les entraînent; qu'enfin cette somme du bien, +si pitoyablement petite qu'elle soit, s'augmente pourtant avec les +siècles, pendant que celle du mal diminue. Mais surtout que le +philosophe se garde de prétendre assigner la sagesse aux uns et la +déraison aux autres, imputer le mal au grand nombre, dont il se sépare, +et faire honneur du bien à une élite, où il se marque sa place. Qu'il ne +dise pas comme les stoïciens: Voilà les fous, et je suis le sage! Qu'il +ne compare pas, comme Platon[250], la multitude qui l'entoure à une +troupe de bêtes féroces au milieu desquelles un homme est tombé: +comparaison aveugle autant que superbe, puisqu'elle méconnaît tout +ensemble et la bête que le plus sage entend gronder au dedans de lui +quand il prête l'oreille, et le cri de l'âme humaine, qui s'élève +parfois si noble et si pur du fond de la foule. La science même, la plus +légitime des aristocraties, n'emporte pourtant pas avec elle la sagesse, +et encore moins la vertu. Le plus grossier peut monter bien haut, le +plus raffiné peut tomber bien bas. Cet homme que vous dédaignez, il vous +vaut déjà par certains côtés, il vaut mieux peut-être; et, si par +d'autres il vous est inférieur encore aujourd'hui, il doit vous +atteindre demain; car ce doit être précisément le bienfait de votre +philosophie, de l'élever où vous êtes arrivé déjà. Qui méprise la +multitude méprise la raison elle-même, puisqu'il la croit impuissante à +se communiquer et à se faire entendre; mais, au contraire, il n'y a de +vraie philosophie que celle qui se sait faite pour tous, et qui professe +que tous sont faits pour la vérité, même la plus haute, et doivent en +avoir leur part, comme du soleil[251].» + +Une distinction, toutefois, me semble nécessaire: Cette humanité qui, +par ses efforts, accroît peu à peu la somme du bien et diminue celle du +mal, se compose, si l'on y regarde, de minorités successives, entraînées +par quelques individus puissants: philosophes, savants, artistes, +orateurs, capitalistes, industriels. Et ce sont ces minorités +successives qui, à la longue, forment la majorité totale. + +Loin que le nombre seul des voix, à un moment donné, sur telle ou telle +question, scientifique, philosophique, ou politique, soit un signe de +vérité, beaucoup de bons esprits ont cru et l'expérience a fait voir que +le plus grand nombre se trompait souvent. + +Lorsque les hommes sont partagés sur une question, qui donc les +départagera? Nous ne sommes plus au temps des oracles; encore moins au +temps où les dieux descendaient sur la terre pour nous parler. Or, faute +d'un dieu qui vienne ainsi nous dire: «Dans la question qui vous divise, +c'est la minorité qui a raison, et la majorité qui a tort,» on est bien +obligé, pour en finir, de supposer que c'est le plus grand nombre qui +voit juste, quoique cela ne soit pas du tout certain. + +Au fond, la seule chose équitable dans ce parti qu'on est forcé de +prendre, c'est de ne pas vouloir sacrifier le plus grand nombre au plus +petit. On présume, au surplus, que la majorité, représentant les +intérêts les plus nombreux, a par cela même le plus de lumières. Mais la +conclusion n'est pas nécessaire: on peut être le plus intéressé à voir +très-clair, et n'y voir goutte. + +Ce qu'on nomme le suffrage universel, fût-il vraiment +universel,--c'est-à-dire admît-il non-seulement les hommes, qui sont à +peine un tiers de la population, mais aussi les femmes et les +enfants,--ceux-ci représentés, comme lorsqu'il s'agit de fortune et de +propriété, par leurs tuteurs ou curateurs,--même alors, ce suffrage-là +ne serait encore, après tout, qu'une probabilité accrue. + +Toujours y aurait-il à trouver un ressort qui complétât encore cette +machine, pour permettre à l'opinion des minorités de se faire jour. Car, +s'il est nécessaire de faire passer le grand nombre avant le petit, il +est équitable que le petit puisse passer du moins après le grand et être +compté pour quelque chose. Entre toutes les oppressions brutales, celle +des minorités ou des individus sous le poids du grand nombre pur et +simple, ne serait pas la moins odieuse ni la moins révoltante aux yeux +de la raison et de la justice. Le grand nombre, en tant que grand +nombre, représente seulement la force, non le droit: il n'est le droit +que par convention et faute de pouvoir sortir autrement des différends +qui partagent les hommes. Mais souvent les minorités portent en elles la +vérité future, et sont les éléments épars et successifs de cette +majorité finale, progressive, indéfiniment croissante, qu'on appelle +démocratie et humanité. + +Comme le progrès de tous, hâté par quelques-uns, suscite peu à peu un +plus grand nombre d'individus puissamment doués, incessantes recrues +pour les minorités qui par là grossissent toujours, il en résulte que le +nombre des sots va diminuant de plus en plus dans les majorités +régnantes, qui ainsi se rapprochent indéfiniment du droit et de la +vérité, et tendent à avoir raison, de plus en plus, autrement que par le +poids du nombre. Il est donc assuré que les majorités seront de moins en +moins bêtes et lâches. C'est le progrès, effet et cause tour à tour, se +multipliant par lui-même, à l'infini. + + + + +APPENDICE. + + + + +I + +THÉÔRICON, OU FONDS DESTINÉS AUX FÊTES. + + +M. Grote, dans son _Histoire de la Grèce_, élucide ainsi ce point: + +«Le théâtre, dit-on, recevait trente mille personnes: ici encore il +n'est pas sûr de compter sur une exactitude numérique; mais nous ne +pouvons douter qu'il ne fût assez vaste pour donner à la plupart des +citoyens, pauvres aussi bien que riches, une ample occasion de profiter +de ces belles compositions. Primitivement, l'entrée au théâtre était +gratuite; mais comme la foule des étrangers aussi bien que des citoyens +se trouva être à la fois excessive et désordonnée, on adopta le système +de demander un prix, vraisemblablement à une époque où le théâtre +permanent fut complètement arrangé, après la destruction dont Xerxès +était l'auteur. Le théâtre était loué par un contrat à un directeur qui +s'engageait à défrayer (soit totalement, soit en partie) la dépense +habituelle faite par l'État dans la représentation et qui était autorisé +à vendre des billets d'entrée. D'abord, il paraît que le prix des +billets n'était pas fixé, de sorte que les citoyens pauvres étaient +évincés par les riches et ne pouvaient avoir de places. Conséquemment +Périclès introduisit un nouveau système fixant le prix des places à +trois oboles (ou une demi-drachme) pour les meilleures et à une obole +pour les moins bonnes. Comme il y avait deux jours de représentation, on +vendait des billets pour deux jours respectivement au prix d'une drachme +et de deux oboles. Mais afin que les citoyens pauvres pussent être en +état d'assister à la représentation, on donnait sur le trésor public +deux oboles à chaque citoyen, riche ou pauvre, s'il voulait les +recevoir, à l'occasion de la fête. On fournissait ainsi à un homme +pauvre le moyen d'acheter sa place et d'aller au théâtre sans frais, les +deux jours, s'il le voulait; ou, s'il le préférait, il pouvait n'y aller +qu'un seul jour, ou il pouvait même n'y point aller du tout, et dépenser +les deux oboles de toute autre manière. Le prix le plus élevé perçu pour +les meilleures places achetées par les citoyens plus riches doit être +considéré comme étant une compensation de la somme déboursée pour les +plus pauvres; mais nous n'avons pas sous les yeux de données pour +établir la balance, et nous ne pouvons dire comment les finances de +l'État en étaient affectées. Tel fut le théôricon primitif ou fonds +destiné aux fêtes que Périclès introduisit à Athènes, système consistant +à distribuer l'argent public, étendu graduellement à d'autres fêtes dans +lesquelles il n'y avait pas de représentation théâtrale, et qui dans des +temps postérieurs alla jusqu'à un excès funeste: car il avait commencé à +un moment où Athènes était remplie d'argent fourni par le tribut +étranger, et il continua avec de plus grandes exigences à une époque +subséquente où elle était comparativement pauvre et sans ressources +extérieures. Il faut se rappeler que toutes ces fêtes faisaient partie +de l'ancienne religion, et que, suivant les sentiments de cette époque, +des réunions joyeuses et nombreuses étaient essentielles pour satisfaire +le dieu en l'honneur duquel la fête se célébrait[252].» + + + + +II + +NICIAS ET CLÉON. + + +«La première moitié de la vie politique de Nicias--après le temps où il +parvint à jouir d'une complète considération à Athènes, étant déjà d'un +âge mûr,--se passa en lutte avec Cléon; la seconde moitié, en lutte avec +Alcibiade. Pour employer des termes qui ne conviennent pas absolument à +la démocratie athénienne; mais qui cependant expriment mieux que tout +autre la différence que l'on a l'intention de signaler, Nicias était un +ministre ou un personnage ministériel, qui souvent exerçait réellement +et qui toujours était dans le cas d'exercer des fonctions +officielles;--Cléon était un homme d'opposition, dont l'affaire était de +surveiller et de censurer les hommes officiels pour leur conduite +publique. + +Nous devons dépouiller ces mots du sens accessoire qu'ils sont censés +avoir dans la vie politique anglaise, celui d'une majorité parlementaire +constante en faveur d'un parti: Cléon emportait souvent dans l'assemblée +publique des décisions que ses adversaires, Nicias et autres de même +rang et de même position, qui servaient dans les postes de stratège, +d'ambassadeur, et dans d'autres charges importantes désignées par le +vote général, étaient obligés d'exécuter contre leur volonté. + +Pour parvenir à ces charges, ils étaient aidés par les _clubs_ +politiques ou _conspirations_ (pour traduire littéralement le mot +original) établies entre les principaux Athéniens afin de se soutenir +les uns les autres, tant pour acquérir un office que pour se prêter un +mutuel secours en justice. Ces clubs ou hétairies doivent avoir joué un +rôle important dans le jeu pratique de la politique athénienne, et il +est fort à regretter que nous ne possédions pas de détails à ce sujet. +Nous savons qu'à Athènes ils étaient complètement oligarchiques de +dispositions, tandis que l'égalité de position et de rang, ou quelque +chose s'en rapprochant, a dû être essentielle à l'harmonie sociale des +membres dans quelques villes. Il paraît que ces associations politiques +existaient sous forme de gymnases pour l'exercice mutuel des membres, ou +de syssitia pour des banquets communs. À Athènes elles étaient +nombreuses, et sans doute non en bonne intelligence entre elles +habituellement, puisque les antipathies qui séparaient les différents +hommes oligarchiques étaient extrêmement fortes, et que l'union établie +entre eux à l'époque des Quatre-Cents, résultant seulement du désir +commun d'abattre la démocratie, ne dura que peu de temps. Mais la +désignation des personnes devant servir en qualité de stratèges, et +remplir d'autres charges importantes, dépendait beaucoup d'elles, aussi +bien que la facilité de passer par l'épreuve de ce jugement de +responsabilité auquel tout homme était exposé après son année de charge. +Nicias, et des hommes en général de son rang et de sa fortune, soutenus +par ces clubs et leur prêtant à leur tour de l'appui, composaient ce +qu'on peut appeler les ministres, ou fonctionnaires individuels +exécutifs, d'Athènes: hommes qui agissaient, donnaient des ordres pour +des actes déterminés, et veillaient à l'exécution de ce qu'avaient +résolu le sénat et l'assemblée publique, surtout en ce qui concernait +les forces militaires et navales de la république, si considérables et +si activement employées à cette époque. Les pouvoirs de détail possédés +par les stratèges ont dû être très-grands et essentiels à la sûreté de +l'État. + +Tandis que Nicias était ainsi revêtu de ce qu'on peut appeler des +fonctions ministérielles, Cléon n'avait pas assez d'importance pour être +son égal; il était limité au rôle inférieur d'opposition. Nous verrons +dans un autre chapitre comment il finit par avoir, pour ainsi dire, de +l'avancement, en partie par sa propre pénétration supérieure, en partie +par l'artifice malhonnête et le jugement injuste de Nicias et d'autres +adversaires, dans l'affaire de Sphactérie. Mais son état était +actuellement de trouver en faute, de censurer, de dénoncer; son théâtre +d'action était le sénat, l'assemblée publique, les dikastèria; son +principal talent était celui de la parole, dans lequel il a dû +incontestablement surpasser tous ses contemporains. Les deux dons qui +s'étaient trouvés réunis dans Périclès,--une capacité supérieure pour la +parole aussi bien que pour l'action,--étaient maintenant séparés, et +étaient échus, bien que tous deux à un degré très-inférieur, l'un à +Nicias, l'autre à Cléon. En qualité d'homme d'opposition, d'un naturel +ardent et violent, Cléon était extrêmement formidable à tous les +fonctionnaires en exercice; et, grâce à son influence dans l'assemblée +publique, il fut sans doute l'auteur de maintes mesures positives et +importantes, allant ainsi au delà des fonctions qui appartiennent à ce +qu'on appelle l'opposition. Mais bien qu'il fût l'orateur le plus +puissant dans l'assemblée publique, il n'était pas pour cela le +personnage le plus influent de la démocratie. Dans le fait, sa puissance +de parole ressortait d'une manière d'autant plus saillante, qu'elle se +trouvait séparée de cette position et de ses qualités, que l'on +considérait, même à Athènes, comme presque essentielles pour faire d'un +homme un chef dans la vie politique[253]...» + + + + +III + +CLÉON, EUCRATE, LYSICLÈS, HYPERBOLOS. + + +«Dans le grand accroissement que prirent le commerce et la population à +Athènes et au Pirée pendant les quarante dernières années, une nouvelle +classe de politiques paraît être née: hommes engagés dans divers genres +de commerce et de manufacture, qui commencèrent à rivaliser plus ou +moins en importance avec les anciennes familles des propriétaires +attiques. Ce changement fut analogue en substance à celui qui s'opéra +dans les villes de l'Europe au moyen âge, où les marchands et les +commerçants des diverses corporations commencèrent à entrer en +concurrence avec les familles patriciennes dans lesquelles la suprématie +avait résidé primitivement, et finirent par les supplanter. À Athènes, +les personnes de famille et de condition anciennes ne jouissaient à +cette époque d'aucun privilége politique, puisque, par les réformes +d'Éphialtes et de Périclès, la constitution politique était devenue +entièrement démocratique. Mais elles continuaient encore à former les +deux plus hautes classes dans le sens solonien fondé sur la propriété, +les Pentakosiomedimni et les Hippeis ou Chevaliers. Des hommes nouveaux +enrichis par le commerce entraient sans doute dans ces classes, mais +probablement en minorité seulement, et s'imprégnaient du sentiment de la +classe tel qu'ils le trouvaient, au lieu d'y apporter aucun esprit +nouveau. Or, un Athénien de cette classe pris individuellement, bien +qu'il n'eût aucun titre légal à une préférence, s'il se mettait en avant +comme candidat pour obtenir une influence politique, continuait +cependant à être décidément préféré et bien accueilli par le sentiment +social, à Athènes, qui conservait dans ses sympathies spontanées des +distinctions effacées du code politique. Outre cette place toute +préparée pour lui dans la sympathie générale, surtout avantageuse au +début de la vie publique, il se trouvait en outre soutenu par les liens +de famille, par les associations et les réunions politiques, etc., qui +exerçaient une très-grande influence, tant sur la politique que sur la +justice, à Athènes, et dont il devenait membre tout naturellement. Ces +avantages n'étaient sans doute qu'auxiliaires; ils donnaient à un homme +un certain degré d'influence, mais ils le laissaient achever le reste +par ses propres qualités et sa capacité personnelle; néanmoins leur +effet était très-réel, et ceux qui, sans les posséder, l'affrontaient et +l'attaquaient dans l'assemblée publique, avaient à lutter contre de +grands désavantages. Une personne d'une telle condition inférieure ou +moyenne ne rencontrait ni présomption favorable ni indulgence de la part +du public, qui la prissent à mi-chemin; et elle ne possédait pas non +plus de relations établies pour encourager ses premiers succès, ou +l'aider à sortir des premiers embarras. Elle en trouvait d'autres déjà +en possession de l'ascendant, et bien disposés à abattre de nouveaux +compétiteurs; de sorte qu'elle avait à faire son chemin sans aide, du +premier pas jusqu'au dernier, par des qualités toutes personnelles, par +une présence assidue aux assemblées, par la connaissance des affaires, +par la puissance d'un langage frappant, et en même temps par une audace +inébranlable, qui seule pouvait lui permettre de tenir tête à cette +opposition et à cette inimitié qu'elle rencontrait de la part d'hommes +politiques de haute naissance et de réunions de parti organisées, +aussitôt qu'elle paraissait gagner de l'importance. + +La libre marche des affaires politiques et judiciaires produisit +plusieurs hommes de cette sorte, pendant les années où commence la +guerre du Péloponnèse et pendant celles qui la précèdent immédiatement. +Même pendant que Périclès vivait encore, ils paraissent s'être élevés en +plus ou moins grand nombre. Mais l'ascendant personnel de cet homme +illustre, qui combinait une position aristocratique avec un fort et +véritable sentiment démocratique, et une vaste intelligence qui se +trouve rarement attachée à l'une ou à l'autre, donnait à la politique +athénienne un caractère particulier. Le monde athénien se partageait en +partisans et en adversaires de cet homme d'État, et dans le nombre il y +avait des individus de haute et de basse naissance, bien que le parti +aristocratique proprement appelé ainsi, la majorité des Athéniens +opulents et de haute naissance, ou lui fût opposé, ou ne l'aimât pas. +C'est environ deux années après sa mort que nous commençons à entendre +parler d'une nouvelle classe d'hommes politiques: Eucrate, le cordier; +Cléon, le corroyeur; Lysiclès, le marchand de moutons; Hyperbolos, le +lampiste, dont les deux premiers doivent cependant avoir été déjà bien +connus comme orateurs dans l'Assemblée, même du vivant de Périclès. +Entre eux tous, le plus distingué était Cléon, fils de Cléænetos. + +Cléon acquit sa première importance parmi les orateurs opposés à +Périclès, de sorte qu'il obtint ainsi, pendant sa première carrière +politique, l'appui des nombreux et aristocratiques adversaires de ce +personnage. Thucydide le représente en termes généraux comme l'homme du +caractère et du tempérament le plus violents à Athènes, comme déloyal +dans ses calomnies et virulent dans ses invectives et ses accusations. +Aristophane, dans sa comédie des _Chevaliers_, reproduit ces traits avec +d'autres nouveaux et distincts, aussi bien qu'avec des détails exagérés, +comiques, satiriques et méprisants. Sa comédie dépeint Cléon au point de +vue sous lequel le voyaient les Chevaliers d'Athènes: un apprêteur de +cuir, sentant la tannerie; un braillard de basse naissance, terrifiant +ses adversaires par la violence de ses accusations, l'élévation de sa +voix, l'impudence de ses gestes, de plus comme vénal dans sa politique, +menaçant d'accuser les gens et recevant ensuite de l'argent pour se +désister, voleur du trésor public, persécutant le mérite aussi bien que +le rang, et courtisant la faveur de l'assemblée par les cajoleries les +plus basses et les plus coupables. Les attributs généraux présentés par +Thucydide,--séparément d'Aristophane, qui ne fait pas profession +d'écrire l'histoire,--peuvent être raisonnablement acceptés, l'invective +puissante et violente, souvent déloyale de Cléon, en même temps que son +assurance et son audace dans l'assemblée publique. Des hommes de la +classe moyenne, tels que Cléon et Hyperbolos, qui parlaient sans cesse +dans l'assemblée et tâchaient d'y prendre un rôle dominant, contre des +personnes qui avaient de plus grandes prétentions de famille qu'eux, +devaient être assurément des hommes d'une audace plus qu'ordinaire. Sans +cette qualité, ils n'auraient jamais triomphé de l'opposition qui leur +était faite. Il est assez probable qu'ils la possédaient à un degré +choquant, et, même s'ils ne l'avaient pas eue, la même mesure +d'arrogance que le rang et la position d'Alcibiade faisaient supporter +en lui, eussent passé chez eux pour une impudence intolérable. Par +malheur, nous n'avons pas d'exemples qui nous permettent d'apprécier +l'invective de Cléon. + +Nous ne pouvons déterminer si elle était plus virulente que celle de +Démosthènes et d'Eschine, soixante-dix ans plus tard, chacun de ces +éminents orateurs imputant à l'autre l'impudence la plus éhontée, la +calomnie, le parjure, la corruption, la haute voix et l'audace +révoltante des manières, dans un langage que Cléon aurait difficilement +surpassé par l'intensité de l'objurgation, bien que sans doute il restât +infiniment au-dessous en perfection classique. Et nous ne pouvons même +pas dire dans quelle mesure les dénonciations portées par Cléon contre +Périclès, à la fin de sa carrière, étaient plus violentes que les +mémorables invectives contre la vieillesse de sir Robert Walpole, par +lesquelles s'ouvrit la carrière politique de lord Chatam. Le talent +d'invectives que possédait Cléon, employé d'abord contre Périclès, était +regardé comme une grande impudence par les partisans de cet illustre +homme d'État, aussi bien que par les citoyens impartiaux et judicieux. +Mais, parmi les nombreux ennemis de Périclès, il était applaudi comme +une explosion d'indignation patriotique, et procurait à l'orateur cet +appui étranger d'abord, qui le soutenait, jusqu'à ce qu'il acquît son +empire personnel sur l'assemblée publique. + +Par quels degrés ou par quelles causes cet empire s'accrut-il peu à peu? +c'est ce que nous ignorons... Il était arrivé à une sorte d'ascendant +que décrit Thucydide en disant que Cléon était «à cette époque l'orateur +de beaucoup le plus persuasif aux yeux du peuple.» Le fait de la grande +puissance de parole de Cléon et de son talent à traiter les affaires +publiques d'une manière populaire, est mieux attesté que toute autre +chose relative à lui, en ce qu'il repose sur deux témoins qui lui sont +hostiles: Thucydide et Aristophane. + +L'Assemblée et le Dikastèrion étaient le théâtre et le domaine de Cléon: +car le peuple athénien, pris collectivement dans son lieu de réunion, et +le peuple athénien, pris individuellement, n'était pas toujours la même +personne et n'avait pas la même manière de juger: Démos siégeant dans la +Pnyx était un homme différent de Démos au logis. La haute combinaison de +qualités que possédait Périclès exerçait une influence et sur l'un et +sur l'autre; mais Cléon dominait considérablement le premier, sans être +en grande estime auprès du second... Comme les grands journaux dans les +temps modernes, Cléon paraissait souvent guider le public, parce qu'il +donnait une vive expression à ce que ce dernier sentait déjà, et le +développait dans ses rapports et ses conséquences indirectes[254].» + + + + +IV + +OISEAUX. + + +COURS ET TRIBUNAUX. + +TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE (2e chambre). + +Présidence de M. Latour. + +_Le testament d'un ornithophile_. + +Me LÉON DUVAL, avocat de la demoiselle Élisabeth Perrot, expose les +faits suivants: + +«Le commandeur de Gama Machado, gentilhomme de la chambre de S. M. le +roi de Portugal et conseiller de l'ambassade portugaise, est mort à +Paris, le 9 juin 1861, laissant une grande fortune. Il laissait aussi un +testament enrichi de soixante-dix codicilles, des héritiers du sang, des +légataires de toutes sortes, et parmi ceux-ci, la demoiselle Élisabeth +Perrot, pour qui je parle, et à laquelle il a légué 30 000 fr. de rente +viagère. Mlle Élisabeth est entrée au service du commandeur à l'âge de +vingt ans; elle en a aujourd'hui soixante-six, et pendant ce demi-siècle +elle a donné de tels soins à son maître, que les plus respectables amis +du commandeur sont devenus les siens; que des personnages qui comptent +aux premiers rangs de la noblesse portugaise sont entrés en +correspondance avec elle, et qu'enfin M. Machado lui a légué une place à +côté de lui dans sa sépulture. + +Malheureusement la santé de Mlle Élisabeth s'est détruite au service du +commandeur, elle a aujourd'hui le privilége d'une maladie bien rare en +Europe, l'éléphantiasis, des souffrances, des infirmités, une vieillesse +qui tient à un fil. Parmi les devoirs qu'elle remplissait avec le plus +intelligent dévouement, il faut mettre l'entretien d'une collection +d'oiseaux des plus rares, une centaine d'oiseaux vivants, pris dans les +ravins inconnus des Indes orientales, dans les roseaux du Gange, et les +fourrés de l'Himalaya. + +Le commandeur avait étudié toute sa vie les oiseaux; il avait une pente +et bientôt il eut une passion pour les volatiles. Il disait qu'ils +échappaient au grand signe d'infériorité que Dieu a infligé aux autres +animaux, + + _Pronaque quum spectent animalia caetera terram_... + +les oiseaux, au contraire, ont le regard dans le bleu du ciel et vivent +librement dans l'espace. Il aimait à observer les oiseaux-parleurs (il y +en a qui imitent la voix humaine d'une façon humiliante pour nous), les +oiseaux-tisserands, les oiseaux-maçons, les oiseaux-géographes, car il +en est qui, dans les déserts de sable ou dans l'infini des mers, +s'orientent avec une précision que la boussole ne nous permet pas au +même degré. + +Il éprouvait un vrai bonheur à voir des chardonnerets puiser de l'eau +avec la régularité d'une machine. Il cherchait surtout à constater avec +certitude jusqu'à quel point il est vrai que: + + _Brevior est hominum quam cornicum vita_. + +Et à cet effet il avait constaté par des procès-verbaux l'âge de divers +oiseaux doués de longévité, en prenant des mesures pour les transmettre +de mains en mains, de générations en générations, jusqu'à la fin de leur +vie. Un merle bleu, légué par lui à M. Geoffroy Saint-Hilaire, avait +déjà des miracles de vie bien prouvés. + +M. Machado aimait profondément la nature; il trouvait Descartes injuste +envers les animaux. Il leur soupçonnait une âme, il attribuait même aux +oiseaux la prééminence sur l'humanité. C'est lui qui a écrit, dans ses +dispositions testamentaires, ce mot si convaincu: «On propagera ma +doctrine et on l'enseignera, mais en ayant soin de retrancher ce qui +pourrait froisser l'amour-propre des hommes.» + +Digne testament de celui qui ne voulut à son enterrement que son +sansonnet, porté dans une cage par un valet de chambre! + +On raille ses vues sur la couleur, c'est qu'on ignore le triomphe qu'il +eut sur ce point à la face du monde savant. Il avait dans ses volières +des oiseaux qui, tenant de Dieu le génie de Jacquard, tissaient avant +lui des pièces de soie... J'entends de petites pièces, assez grandes +cependant pour qu'on en fût confondu. Il essaya hardiment sur ce point +sa théorie des couleurs, il prit ses mesures pour se procurer d'autres +oiseaux appartenant à d'autres espèces, mais offrant avec les oiseaux +tisseurs identité de plumage et de nuances. Y chercha-t-il aussi des +ressemblances d'organisation? C'est son secret. Ce qu'il y a de certain, +c'est qu'on mit des flocons de soie à la portée des nouveaux venus et +qu'ils se mirent à tisser. Ce fut son plus beau jour, sa joie, sa croix +de Saint-Louis. Et comment douter de l'intelligence des animaux quand +tant de peuplades nègres ne savent pas compter jusqu'à dix, tandis que +les buffles de l'Egypte attelés à la meule et se sachant condamnés à +poursuivre leur pénible traction jusqu'au centième tour, s'arrêtent +d'eux-mêmes au centième! + +Le dernier trait de sagacité du commandeur fut d'inviter les corbeaux du +Louvre à ses funérailles et de les y faire venir. Voici comment il s'y +prit: Il demeurait quai Voltaire depuis plusieurs années; il faisait +exposer sur son balcon, à trois heures précises, des assiettes, chargées +de viandes en menus morceaux, et les corbeaux étaient exacts à la curée. +Il lui suffit donc de prescrire à ses héritiers qu'on fît ses obsèques à +trois heures; les corbeaux du Louvre n'y manquèrent pas, et même, s'il y +voulait des êtres véritablement affligés, il y réussit à merveille, car +le repas des corbeaux n'ayant pas été servi ce jour-là, il y eut un +vacarme tout-à-fait de circonstance... _ovantes gutture corvi_. J'ai vu +des hommes sérieux, des savants, qui croyaient en savoir sur les oiseaux +à en remontrer, revenir de ces funérailles avec la stupeur d'un prodige +inexpliqué. + +M. Machado a laissé un ouvrage magnifiquement édité sur les travaux qui +ont rempli sa longue vie; il y expose ses idées sur les oiseaux et sur +les grands problèmes de l'âme et de la physiologie. La _Revue +d'Édimbourg_ le citait récemment avec respect pour sa théorie sur +l'hérédité des caractères, particulièrement sur cette étrange hérédité +du suicide dans certaines familles. + +C'était en présence de ses oiseaux, chef-d'œuvre d'une splendide nature, +que le commandeur étudiait, observait, composait ses systèmes. Il était +en rapport avec tous les savants de son temps, Russes, Anglais, +Allemands. S. M. le roi de Portugal a bien voulu visiter ses volières, +et les princes de la science y venaient aussi curieusement. Mais quels +soins de tous les jours, quelle sollicitude il y fallait! Il y a là des +oiseaux qui ne s'accommoderaient pas de notre température glacée; il est +indispensable de leur ménager une chaleur graduée sur leur organisation, +un air pur et vif leur est nécessaire; ils ne vivraient pas huit jours +dans la rue du Bac. Mlle Élisabeth les connaît et ils la connaissent; +ils s'aiment, ils se le disent et ils se le prouvent. Elle donne à +chacun ce qui lui convient: l'air du pays natal autant qu'on puisse +l'imiter, la vue des marronniers des Tuileries, à défaut des jungles de +l'Inde, + + ... _simulataque magnis Pergama!_ + +Quand M. Machado a vu la mort de près, il s'est demandé à qui léguer ses +chers oiseaux. Il n'y avait qu'un légataire possible, Mlle Élisabeth, +qui est leur mère depuis si longtemps, qui sait seule la qualité, les +secrets, les proportions de leur nourriture. Le commandeur les lui a +légués. + +Mais ici une difficulté ardue a surgi. + +Les héritiers du sang sont en Portugal. Mme Valpole a un legs important, +et elle est Anglaise. Qui sait si le testament ne sera pas attaqué? Les +demandes en délivrance sont faites, mais il a fallu observer les délais +de distance, qui sont considérables. En attendant, que faire des +oiseaux? On a bien nommé M. Trépagne administrateur provisoire; mais, si +ce notaire était obligé de gouverner et de nourrir les oiseaux, soit dit +sans l'offenser, il serait bien embarrassé. Dans cette perplexité, ne +voulant pas délivrer à Mlle Élisabeth les créatures ailées qui lui ont +été léguées, de peur d'engager sa responsabilité par l'exécution du +testament; ne pouvant non plus s'en rapporter à personne du soin de +nourrir ces petites bêtes, vu la difficulté de la tâche, M. Trépagne a +mis les volières en séquestre et en a confié la garde à Mlle Élisabeth. +Mais alors elle ne possède pas, _animo domini_; les oiseaux ne sont que +ses locataires, il faut payer leur entretien et leur nourriture. Là se +placent des détails nécessaires. Il ne s'agit pas ici de vulgaires +canaris qui vivent de colifichets, il y va d'oiseaux pour qui la +Providence fait mûrir l'ananas, le limon, la grenade, les fruits qui ne +donnent leur maturité qu'au soleil de l'Orient. Il y a tel de ces +pensionnaires à qui il faut du chasselas toute l'année, tel qui requiert +une nourriture animale, des vers enfarinés de safran et des insectes +tout vifs; tel qui se nourrit de baba et d'œufs sucrés, tel qui a +contracté l'habitude du pain Cressini, et tel, des dragées. Il faut être +matinal: car qui l'est plus que les oiseaux? Il faut verser abondamment +l'eau fraîche dans les baignoires: car le bain n'est pas seulement un +plaisir, pour certains oiseaux raisonneurs c'est une médication, et ils +se l'administrent toujours avec une attention judicieuse. C'est surtout +à l'époque de l'émigration que leur naturel contenu produit en eux des +crises fatales: il y en a qui se saignent eux-mêmes comme ferait +Nélaton, et tout aussi adroitement il y en a qui domptent le mal: + + ... _studio gestire lavandi_. + +L'instinct médical des oiseaux a de quoi nous faire honte. Voyez chez +nous les vieillards et même beaucoup d'adultes; ils attendent les +rigueurs de l'hiver occidental, ils les subissent en fatalistes, et ils +meurent presque tous d'un rhume. Si nous avions le bon sens des +hirondelles, nous chercherions comme elles des climats plus propices: + + ... _melioraque sidera cœli_, + +et la durée de la vie humaine en serait doublée. Mais c'est encore Mlle +Élisabeth qui est la meilleure infirmière de ses oiseaux; je vais plus +loin, elle connaît leur caractère, et eux le sien; elle sait les amitiés +qui se sont formées dans le logis, et le voisinage qu'il faut à chacun, +sous peine de mort; oui, sous peine de mort, car qui ne sait que +l'oiseau est trop frêle pour le chagrin, et que les amants ne survivent +jamais à leurs maîtresses? + +Je demande donc que le tribunal accorde une large et généreuse provision +à Mlle Élisabeth: il faut conserver ces oiseaux à la science, ils +portent presque tous un problème.» + +Me NICOLET, pour M. Trépagne, administrateur des biens dépendant de la +succession de M. le commandeur de Gama Machado, a répondu: + +«L'inventaire auquel il a été procédé après le décès de M. le commandeur +de Gama Machado a été clos le 25 octobre 1861. Mlle Élisabeth Perrot ne +doit en conséquence s'en prendre qu'à elle-même si elle a attendu +jusqu'au 18 janvier pour former sa demande en délivrance de legs. + +Son legs a d'ailleurs été contesté dans l'inventaire. L'administrateur a +remis à Mlle Élisabeth Perrot 600 fr. le 27 juillet; 1000 fr. le 26 +novembre; il ne peut faire davantage. + +Il faut un peu rabattre du merveilleux récit qu'on vient de faire, et de +ces oiseaux qui auraient été, au dire de l'adversaire, en quelque sorte +l'unique préoccupation de M. le commandeur Machado. Il semble qu'il +faille un lieu choisi pour abriter la volière de M. Machado. Vous le +représentez installant sur le quai Voltaire ses oiseaux bien-aimés afin +de retracer à deux pas du jardin des Tuileries, à leurs intelligences +naïves, quelques images des forêts vierges du nouveau monde. Le quai +Voltaire n'est pourtant rien moins, ce me semble, que l'endroit le plus +triste et le plus glacial de tout Paris. Le commandeur avait là, comme +il eût pu l'avoir ailleurs, sa chambre, sa volière, ses oiseaux. +Aujourd'hui, Mlle Élisabeth Perrot a tout cela aux Ternes, où elle +habite. Les oiseaux causeurs, les oiseaux chanteurs y font vacarme, mais +les voisins les supportent et le propriétaire ne se plaint pas. + +C'est pour cela qu'on demande 1500 fr. par mois? Sans doute, Mlle +Élisabeth est séquestrée pour les soins journaliers, et l'administrateur +ne le conteste pas. Mais calculons, évaluons, comptons ce qu'il faut +pour l'entretien des oiseaux, faisons l'état du foin que peut manger une +poule en un jour. + +À combien se montera cette dépense? voulez-vous 2 fr., 2 fr. 50 c., +voulez-vous 3 fr.? C'est accordé. Mais voici Mlle Perrot qui se pose en +artiste, en professeur, il faut payer ses talents. Voulez-vous 100 fr., +150 fr. par mois? C'est trop, c'est insensé; c'est sacrifier à la folie +du défunt; nous le voulons pourtant. Mais demander 4000 fr., 5000 fr., +10 000 fr. de provision et 1500 fr. par mois de pension alimentaire pour +toute la famille, en vérité cela est déraisonnable. Le chiffre que nous +offrons, le chiffre que l'administrateur ne peut dépasser sans excéder +ses pouvoirs, est bien suffisant, et nous ne doutons pas que le tribunal +ne le déclare tel.» + +Le tribunal, après avoir entendu M. le substitut LAPLAGNE-BARRIS en ses +conclusions, condamne M. Trépagne, en sa qualité d'administrateur, à +payer à la demoiselle Élisabeth Perrot une provision de 3000 fr. et une +pension de 500 fr. par mois pour faire face à la mission qui lui a été +confiée par le testament. + + + + +V + +OISEAUX. + + +Charles Fourier sur _l'Analogie_: + +«Les tableaux de nos passions deviennent très-gracieux lorsqu'on les +étudie en détails comparatifs, comme serait une échelle des degrés de +sottise, de bel esprit et de bon esprit, représentés par les coiffures +d'oiseaux: leurs huppes, crêtes, appendices, aigrettes, colliers, +excroissances et ornements de tête. L'oiseau étant l'être qui s'élève +au-dessus des autres, c'est sur sa tête que la nature a placé les +portraits des sortes d'esprits dont les têtes humaines sont meublées: +aigle vautour, paon, dronte, perroquet, faisan, coq, pigeon, cygne, +canard, oie, dinde, pintade, serin, chardonneret, etc., sont, quant à +l'extérieur des têtes, le portrait de l'intérieur des nôtres. L'analyse +comparative de leurs coiffures fournit une galerie amusante, un tableau +des divers genres d'esprit ou de sottise, dévolus à chacun des +personnages dont ces oiseaux sont l'emblème. + +L'aigle, image des rois, n'a qu'une huppe chétive et fuyante en signe de +la crainte qui agite l'esprit des monarques, obligés de s'entourer de +gardes et d'entourer leurs sujets d'espions pour échapper aux complots. +Le faisan peint le mari jaloux, tout préoccupé des risques d'infidélité, +et pour s'en garantir épuisant les ressorts de son esprit. Aussi +voit-on, du cerveau d'un faisan, jaillir en tout sens des plumes +fuyantes (le genre fuyant est symbole de crainte). On voit une direction +contraire dans la huppe du pigeon, relevée audacieusement, peignant +l'amant sûr d'être aimé, et dont l'esprit est libre d'inquiétude, fier +du succès. Parmi les coiffures d'oiseau, la plus digne d'étude est celle +du coq, emblème de l'homme du grand monde, de l'homme à bonnes fortunes; +mais, comme les analogies ne sont intéressantes que par l'opposition des +contrastes, il faut, à côté du coq, décrire son moule opposé, le canard, +emblème du mari ensorcelé qui ne voit que par les yeux de sa femme. La +nature en affligeant le canard mâle d'une extinction de voix, représente +ces maris dociles qui n'ont pas le droit de répliquer quand leur femme a +parlé. Aussi le canard, lorsqu'il veut courtiser sa criarde femelle, se +présente-t-il humblement, faisant des inflexions de tête et de genoux, +comme un mari soumis, mais heureux, bercé d'illusions; en signe de quoi +la tête du canard baigne dans le vert chatoyant, couleur de l'illusion. + +Le coq dépeint le caractère opposé, l'homme courtois, qui, sans +maîtriser les femmes, sait tenir son rang avec elles; c'est l'homme de +bon esprit; aussi la nature fait-elle jaillir de son cerveau la plus +belle et la plus précieuse des coiffures, une crête de chair belle et +bonne; autant que celle du dronte est déplaisante et inutile, comme le +sot orgueilleux qu'elle représente. + +Mais laissons ce joli sujet qui nous conduirait trop loin.» + + + + +VI + + +Je mets ici, pour finir, l'article suivant, qui complétera certains +points généraux, notamment dans l'analyse de la comédie des +_Grenouilles_. Je l'avais publié il y a vingt ans, 1er juin 1847, dans +la _Revue des Deux-Mondes_. + + + + +LES DERNIERS JOURS DU THÉATRE GREC. + + + + +I + + +Trois noms représentent la tragédie grecque, Eschyle, Sophocle, +Euripide; trois noms en marquent les commencements, Thespis, Phrynichos, +Chœrilos; trois noms en marquent le déclin, Agathon, Ion, Achæos. Ainsi +l'atteste le _Canon alexandrin_; c'est-à-dire la liste officielle et +classique des écrivains les plus considérables, qui fut dressée par les +grammairiens d'Alexandrie et close par le fameux Aristarque. Mais, outre +ces noms principaux, l'histoire nous a transmis ceux d'un grand nombre +d'autres poëtes: une quinzaine avant Thespis; une centaine après Achæos; +d'autres, contemporains des trois grands maîtres. Combien d'œuvres se +produisirent, admirables ou curieuses! Et presque toutes ont péri! Même +de celles des trois grands poètes, une bien faible partie seulement nous +est parvenue. D'Eschyle, les critiques anciens reconnaissaient +soixante-quinze ouvrages authentiques: il en reste sept et des +fragments;--de Sophocle, soixante-dix: il en reste sept et des +fragments;--d'Euripide, soixante-quinze: il en reste dix-neuf et des +fragments. De tous les autres poëtes, pas une seule œuvre n'a survécu. +Un assez grand nombre de fragments très-courts, tels sont les seuls +monuments que nous possédions des derniers temps de cette tragédie.--On +y peut joindre une sorte de drame chrétien de plus de deux mille six +cents vers, composé avec des centons d'Euripide, ayant pour titre _la +Passion du Christ_, et trois autres morceaux dramatiques d'un genre +analogue, mais moins étendus[255]. Quelle perte que celle de tant de +pièces, dans lesquelles on aurait pu suivre la décadence de cette grande +tragédie! Dans l'espace d'un siècle à peine, le cinquième avant notre +ère, elle naît, grandit, atteint la perfection, et décline; bientôt elle +est à l'agonie, mais cette agonie dure plusieurs siècles. Et que +d'aperçus nouveaux sur les chefs-d'œuvre mêmes l'étude de ces œuvres +inférieures eût pu présenter! car c'est surtout à travers sa décadence +qu'il faut regarder une littérature pour la bien voir. Chez nous, par +exemple, apercevrait-on aussi clairement combien le système tragique du +dix-septième siècle est artificiel et abstrait, s'il fallait le juger +uniquement d'après les œuvres des deux grands poëtes dont le génie a su +l'animer? Non: pour l'apprécier à sa juste valeur, c'est dans les +tragédies du siècle suivant qu'il faut l'étudier, dans Campistron, dans +Châteaubrun, dans La Harpe, dans Voltaire même: alors, il est jugé. Quel +regret de ne pouvoir contrôler de la même manière le système tragique +des Grecs! Combien ces dernières œuvres nous eussent-elles peut-être +offert d'analogies inattendues avec le théâtre moderne! Qui sait enfin +combien d'horizons imprévus, au-delà de l'horizon déjà si nouveau +d'Euripide! Interrogeons du moins les fragments qui nous restent; +cherchons à préciser comment se fit cette décadence, dont les ruines +seules sont sous nos yeux. + +Dès que les trois grands poëtes, Eschyle, Sophocle, Euripide, sont +morts, la tragédie elle-même commence de mourir. Dans l'année même, on +la juge et on règle ses comptes: Phrynichos d'abord[256], dans sa +comédie des _Muses_, fait comparaître Euripide et Sophocle à leur +tribunal; Aristophane ensuite, dans sa comédie des _Grenouilles_, +instruit le procès d'Eschyle et d'Euripide. La première de ces deux +pièces est perdue; mais nous possédons la seconde. Le poëte comique y +fait voir comment, selon lui, la tragédie grecque, dès Euripide, avait +déjà décliné, en un certain sens. + +Quand Euripide fut mort après Eschyle, et que Sophocle les eut suivis +tous les deux, elle descendit rapidement sur cette pente où il l'avait +placée. Agathon, son ami et son imitateur, exagéra encore, en les +copiant, des défauts qui réussissaient, et sut partager avec lui les +bonnes grâces du roi Archélaos et la faveur de tous les Grecs. Plus +rapidement encore qu'Euripide, il achemina la tragédie vers la comédie +nouvelle. Par là il plaisait à ses contemporains, et il avait pour amis +les plus aimables. C'est chez Agathon, après sa première victoire +dramatique, que Platon a placé la scène de son _Banquet_, où les +convives sont, entre autres, Socrate et Aristophane, auxquels vient se +joindre Alcibiade. Nous avons d'Agathon une vingtaine de fragments, dont +le plus long, qui a six vers, donne une idée des tristes jeux d'esprit +que ne dédaignait pas dès-lors la tragédie. Un berger qui ne sait pas +lire, mais qui rapporte ce qu'il a vu, y décrit lettre par lettre le nom +de Thésée: «Parmi ces caractères, on voyait d'abord +un rond avec un point au milieu; puis deux lignes debout, jointes +ensemble (par une autre); la troisième figure ressemblait à un arc de +Scythie; puis c'était un trident couché; ensuite deux lignes se +réunissant au sommet d'une troisième, et la troisième figure se +retrouvait à la fin encore.» Croirait-on qu'Euripide avait donné le +modèle de ce singulier détail littéraire, et que Théodecte le renouvela +après Agathon? + +D'abord le fonds de la tragédie était épuisé. Elle était née du +croisement de la poésie chorique avec la poésie épique dans les chants +des fêtes de Bacchus. Or, la partie chorique était tombée bientôt, en +même temps que l'esprit religieux, qui d'abord l'avait animée. Le chœur, +qui a le rôle principal dans Eschyle, n'a plus que le second dans +Sophocle; dans Euripide, il ne tient plus guère à l'action; dans +Agathon, il acheva de s'en détacher. Plus tard, on en vint jusqu'à +supprimer quelquefois les chœurs des tragédies qu'on représentait. La +partie épique, au contraire, s'était développée, et l'action, d'abord +admise comme par grâce, avait fini par être toute la tragédie; mais ces +légendes, homériques ou hésiodiques, qui la défrayaient, s'épuisèrent +enfin. Ces familles tragiques des Pélopides et des Labdacides avaient +fourni tout ce qu'elles pouvaient fournir de meurtres, d'incestes, +d'adultères et d'horreurs de toute sorte: il n'y avait plus à en +espérer, à moins de fausser les traditions. Ainsi, par ses deux +éléments, épique et chorique, la tragédie dépérissait; elle avait fait +son temps. «Cette mythologie, sur laquelle elle vivait depuis plus d'un +siècle, avait été enfin épuisée par tant d'écrivains empressés de +reproduire incessamment les mêmes sujets dans des drames qui se +comptaient par centaines; en outre, une infatigable parodie tendait, +depuis bien des années, à la chasser du théâtre, comme une audacieuse +philosophie à l'exiler du monde réel. L'histoire, à laquelle la tragédie +avait, par exception, touché deux ou trois fois, eût pu renouveler +heureusement les tableaux de la scène; mais Athènes, abaissée plus +encore par elle-même que par sa fortune, ne suffisait plus à une tâche +trop forte pour son patriotisme expirant, et que lui eussent d'ailleurs +prudemment interdite les ombrages de tant de tyrannies diverses, +aristocratiques et démocratiques, lacédémoniennes et macédoniennes, qui +se la disputaient[257].» + +Fallait-il donc recourir à la fantaisie, imaginer soit des héros +nouveaux, soit des aventures nouvelles? Euripide, dans quelques-unes de +ses pièces, l'avait essayé: il avait modifié plusieurs légendes pour les +rajeunir et pour en tirer des effets inconnus. Il avait préludé au genre +romanesque, qui cependant n'était pas né encore. Agathon exploita cette +veine nouvelle, et, par exemple, dans sa pièce intitulée _la Fleur_, les +personnages, les noms, les choses, il inventa tout. Il suppléa par la +variété des mœurs à celle des passions, et à l'intérêt par la curiosité. +Dès lors, ce fut la fantaisie qui devint la muse du théâtre. Aristote +lui-même, loin de condamner ce procédé nouveau, l'approuva; mais ce +n'est pas sans danger qu'on est réduit à repousser du pied le sol ferme +et sûr de la tradition ou de l'histoire pour s'élancer d'une aile +aventureuse dans les espaces de l'invention pure: entreprise icarienne, +vol périlleux, entre les feux brûlants du soleil et les vapeurs humides +de la mer. Comparez Shakespeare, soutenu par la tradition et par la +légende populaire, créant _Othello_, et Voltaire, sans la tradition, +tirant de son cerveau _Zaïre_: même sujet, et pourtant, d'un côté, +quelle œuvre vivante et profonde, de l'autre, quelle œuvre artificielle +et légère! Outre la différence de génie, c'est que l'un s'appuie sur la +tradition, qui n'est autre que le fonds de la nature humaine elle-même, +qu'il s'y établit puissamment, et qu'il y jette les fondements d'une +œuvre éternelle; l'autre imagine au gré de son caprice, et improvise en +vingt jours une œuvre de fantaisie. Or, plus il y a de fantaisie, soit +dans la composition, soit dans les détails d'une œuvre tragique, moins +elle est durable, parce que la fantaisie, de sa nature, est arbitraire, +et que l'arbitraire est passager. C'est le lieu commun qui dure et qui +est éternel. La fantaisie, comme la plaisanterie, est locale et +contemporaine. Quand les esprits blasés n'admettent plus autre chose, +les poëtes sont bien forcés d'y recourir; alors la tragédie est perdue. +La fantaisie, comme son nom l'exprime, c'est ce qui paraît et disparaît. +Le lieu commun, donné par la tradition ou par l'histoire, c'est ce qui +est et ce qui reste; c'est le fonds humain, qui toujours subsiste, dans +tous les pays et dans tous les temps.--Par conséquent, la fantaisie, à +vrai dire, ne pouvait non plus renouveler la tragédie grecque. + +Ainsi donc le fonds manquait;--mais surtout le génie. Quatre-vingt-douze +petits auteurs tragiques que l'on compte font-ils la monnaie d'un bon +poëte? + +En effet, aux trois grands tragiques succédaient leurs familles et leurs +écoles. L'existence de ces sortes d'écoles est un fait considérable qui +domine toute la littérature grecque. Tout grand poëte naissait d'une +école, ou une école naissait de lui; d'une façon ou d'une autre, il en +était le couronnement ou le chef, et c'était de son nom qu'elle tirait +le sien. Telle la caste des prêtres-poëtes, qu'on appela l'école +orphique; telle la famille de chanteurs qu'on appela les homérides; +telle l'école hésiodique; telles les écoles des lyriques; telles enfin +les familles tragiques d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, et de +plusieurs autres encore. Ces écoles étaient fécondes ou funestes. D'une +part, cette initiation vivante, cette foi commune, cette adoration et +cette poursuite du même idéal multipliaient les forces de chacun par +celles de tous[258]. De là, quelle sûreté et quelle richesse dans les +procédés et dans les vues, surtout quelle assurance dans l'inspiration! +Avec l'autorité pour point d'appui, la liberté du génie s'élançait +toute-puissante et intrépide; on pouvait tout, parce que l'on croyait +tout pouvoir. Sans cette assurance, sans cette foi, point +d'enthousiasme, point de poésie naturelle et vraie. Aujourd'hui le poëte +isolé se défie, son inspiration est pleine d'inquiétude, sa force est +distraite; il cherche sa voie, et, lorsqu'il la trouve, au milieu du +premier essor, il s'arrête, il songe à ce que dira la critique. Il +hésite, le moment de foi est passé; il faut attendre que le génie +revienne, et l'esprit souffle quand il veut. Heureux ces poëtes qui ne +doutaient pas, qui s'excitaient les uns les autres, qui +s'enhardissaient, qui s'élevaient! Tous ces génies divers poussaient +ensemble; c'était une seule moisson, semée en même temps, germant du +même sol, dorée par le même soleil, abreuvée des mêmes rosées! Dans +cette atmosphère favorable, qui donc n'eût pas été poëte? ou qui n'eût +été philosophe dans les jardins d'Académos?--Cependant, d'un autre côté, +ces écoles ne donnaient pas l'inspiration, elles la favorisaient +seulement; elles développaient le métier autant que l'art. Fécondes tant +qu'il y eut du génie, dès que le génie manqua elles devinrent funestes. +En effet, quelle source d'œuvres communes! quel foyer de médiocrités! +L'imitation morte succède à l'initiation vivante. Soulevés par les +procédés qu'on leur prête, mille esprits impuissants croyent tout +pouvoir. Sans s'avouer que l'inspiration personnelle leur manque, ils +essayent de se faire, si l'on peut parler ainsi, une sorte d'inspiration +extérieure; ils la demandent aux œuvres des maîtres; ils copient ces +œuvres, ils les retournent, ils les manient et les remanient; espérant +peut-être vaguement que l'originalité se communique par le contact. +Aussi ne composent-ils eux-mêmes que des œuvres ou plutôt des produits +inanimés, uniformes et monotones, que des pastiches brillants çà et là, +mais par reflet. Alors, chose déplorable, il y a des milliers de +littérateurs et pas un poëte. Alors, chose périlleuse même et +dissolvante, il y a des milliers de formes au service de pas une +idée.--Mais les écoles tragiques surtout furent plus funestes que +fécondes, car non-seulement elles ne créèrent point, mais elles +détruisirent, et voici comment. + +Une tragédie, dans le principe, était destinée à n'être jouée qu'une +fois, à l'une des fêtes de Bacchus. Les représentations dramatiques +n'avaient lieu qu'à ces fêtes. Quelquefois seulement la pièce était +reprise, quand elle avait été bien accueillie. Dans l'intervalle d'une +représentation à l'autre, elle était retouchée ou remaniée. Ainsi le +furent _la Médée_ d'Euripide, _les Nuées_ et le _Plutus_ d'Aristophane, +etc. Il arrivait très-rarement qu'on reprît la pièce sans y rien +changer; c'était la marque d'un succès complet: ce fut le cas des +_Grenouilles_. Si le poëte était absent ou mort, ses collaborateurs ou +ses élèves, ses parents ou ses amis, sa famille ou son école, se +chargeaient de la _diascève_, c'est-à-dire du remaniement. Que +d'altérations arbitraires, surtout pour accommoder l'ouvrage aux +nouvelles circonstances politiques, pour en refaire une œuvre actuelle, +une réalité, ce que devait toujours être chacune de ces pièces avant +d'être une œuvre d'art! En outre, la famille ou l'école héritait des +pièces inédites du poëte, et ce n'était pas sans y avoir mis la main +qu'elle les faisait représenter. Euphorion, fils d'Eschyle, remporta +quatre fois le prix en faisant jouer des pièces que son père n'avait pas +encore données, et il est probable que Philoclès, neveu du même Eschyle, +avait présenté au concours quelque ouvrage posthume de son oncle, +lorsqu'il remporta la victoire sur l'_Œdipe roi_ de Sophocle. Eschyle, +pendant sa retraite en Sicile, écrivit sans doute un certain nombre de +pièces qui ne furent représentées qu'après sa mort, et sous d'autres +noms que le sien. Il est attesté que le fils de Sophocle, Iophon, donna +sous son nom plusieurs ouvrages de son père, et Euripide laissa trois +fils qui firent de même. Ce fut peut-être un de ces fils, ou plutôt son +neveu, nommé comme lui Euripide, qui fit représenter après sa mort +_Iphigénie à Aulis_, _Alcméon_ et _les Bacchantes_, et qui, par ces +trois pièces, remporta le prix. C'était donc vraiment un droit +d'héritage reconnu. On en usa et abusa. + +Ce ne furent pas seulement les parents et les amis qui s'approprièrent +les œuvres des trois grands tragiques. Néophron de Sicyone, sous +Alexandre le Grand, interpola d'un bout à l'autre la _Médée_ d'Euripide, +et la publia comme une tragédie nouvelle de sa façon. Heureusement c'est +bien la seconde édition d'Euripide, et non pas celle de Néophron, qui +nous est parvenue. Ce Néophron avait, dit-on, composé cent vingt +tragédies. Avant l'imprimerie, ces fraudes étaient faciles; elles +étaient d'ailleurs autorisées. Ce qui était d'abord droit d'héritage fut +bientôt regardé comme droit commun. La propriété des ouvrages de +l'esprit était inconnue alors. Toutes ces admirables tragédies, dont +chacune est pour nous un monument sacré, étaient à la merci de tous les +petits poëtes à qui il pouvait prendre fantaisie d'en faire usage. Une +fois données au public, elles n'appartenaient plus à personne, mais à +tout le monde. Il y eut, quoiqu'à un moindre degré, quelque chose de +semblable chez les modernes, jusqu'à Molière. Chez les Grecs, la poésie +ni les œuvres poétiques n'étaient chose individuelle, comme chez nous, +mais chose commune à tous, comme le soleil et comme l'air. Ainsi le +premier venu put corrompre impunément ces chefs-d'œuvre, qui étaient +propriété publique; c'était une sorte de communisme littéraire: au point +que les poëmes homériques, transmis pendant environ quatre cents ans par +la mémoire et la parole seules, puis rédigés d'abord partiellement, +réunis ensuite en un corps, revus, refondus, recensés, interpolés de +mille manières, n'ont peut-être pas été plus corrompus que les ouvrages +des tragiques. Ce n'était pas le style seul qui se trouvait remanié, +mais la fable elle-même. On bouleversait tout. + +Que voulait-on en effet? Faire des pièces nouvelles avec les anciennes; +car, par un phénomène curieux, mais naturel, la production diminuant et +la curiosité croissant toujours, on remettait à neuf les vieux +chefs-d'œuvre. On y mêlait parfois un appareil pompeux et une mise en +scène éclatante, qui les relevait ou les effaçait, mais qui les +renouvelait et les faisait accepter. C'était surtout Euripide et +Sophocle que l'on accommodait ainsi. Quant à Eschyle, l'entreprise était +moins facile: comment démolir ces grands blocs pélasgiques pour en faire +des constructions modernes? et l'on y touchait beaucoup moins. Aussi +bien les deux autres plaisaient davantage. Euripide surtout était adoré: +Aristophane déjà s'était moqué de cette passion excessive. + +Philémon, poëte comique, se serait pendu s'il eût été certain de revoir +Euripide. + +Il va sans dire qu'outre les chefs-d'œuvre remaniés on faisait paraître +des tragédies nouvelles, mais comment nouvelles? La plupart étaient +composées de lambeaux pillés çà et là; c'étaient des bigarrures ou des +redites. Voici donc quelles étaient les deux opérations inverses, mais +analogues, de ces _rapiéceurs_[259]: ou bien ils cousaient des vers de +leur façon dans les tragédies des grands maîtres, ou bien ils inséraient +des morceaux des grands maîtres dans de mauvaises pièces de leur façon; +la falsification ou le plagiat, l'interpolation ou le centon, procédés +analogues, également misérables, ou plutôt pitoyables manipulations. +Toutefois il y eut encore, çà et là, jusqu'à l'époque d'Aristote, +quelques poëtes qui n'étaient point méprisables, puisqu'il a daigné les +citer: c'étaient, par exemple, Chærémon, les deux Astydamas, descendants +d'Eschyle, les deux Carkinos, qui eurent leur école à part, Théodecte, +Dicæogène, et deux Sophocle, outre le grand. Les fragments de ces poëtes +sont très-courts et n'ont pas beaucoup de valeur. Il y en a une +cinquantaine de Chærémon: il paraît qu'il excellait dans les +descriptions, ce qui n'est pas directement tragique, et on peut ajouter, +d'après quelques-uns des traits qui sont sous nos yeux, que ces +descriptions n'étaient pas exemptes d'affectation ni de mignardise. Il y +a onze fragments du second Carkinos, huit sous le nom des Astydamas, +dix-neuf de Théodecte, presque rien de Dicæogène, rien des deux +Sophocle. D'un certain Moschion, qu'il faut nommer aussi, on a +vingt-trois fragments, dont un d'une trentaine de vers sur ce thème +éternel, la vie sauvage et la naissance des sociétés. Au reste, il est +étonnant à quel point les fragments si peu nombreux de tous ces poëtes +se répètent les uns les autres; à chaque pas, on rencontre les mêmes +pensées et quelquefois les mêmes expressions à peine retournées. Cela +confirme ce qu'on sait d'ailleurs sur les procédés employés dans ces +écoles grecques, par suite de cette sorte de communisme dont nous +parlions: c'est que, par exemple dans l'école des homérides et dans +celle des tragiques, il y avait une collection de lieux communs tout +faits, de maximes et d'antithèses, de vers et de morceaux qu'on se +transmettait; c'était comme un répertoire où chacun puisait à son gré, +ou bien, qu'on nous pardonne la comparaison, une espèce de trésor +poétique, à peu près comme ceux que l'on fait aujourd'hui pour les +écoliers sous forme de dictionnaires, si ce n'est que ceux-là n'étaient +pas écrits, mais se transmettaient de vive voix, et qu'ils étaient aussi +à l'usage des maîtres. C'était dans la mémoire qu'on gardait tout cela: +on sait que la mémoire alors était plus vive qu'aujourd'hui, parce +qu'elle était plus exercée. Si les bons poëtes eux-mêmes ne se faisaient +pas faute de puiser dans ce fonds commun qu'ils enrichissaient en +retour, à plus forte raison les poëtes inférieurs et les _diascevastes_, +soit épiques, soit dramatiques, y prenaient-ils à pleines mains de quoi +replâtrer leurs reconstructions. C'étaient des matériaux tout prêts, et +une sorte de ciment poétique, propre à rajuster tout. Et cela explique +très-bien comment, même chez les bons poëtes grecs, le style ne tient +pas toujours à la pensée. Le style existe jusqu'à un certain point en +dehors d'elle et en lui-même. Il y a un certain nombre de belles +draperies qui peuvent s'attacher ici ou là sur telle ou telle idée. Pour +l'esprit grec, artiste et rhéteur, amoureux des finesses jusqu'à la +rouerie, subtil jusqu'à la malhonnêteté, la forme importe presque plus +que le fond; un beau détail, une expression brillante, un heureux tour, +une formule bien aiguisée, ont leur prix en eux-mêmes, indépendamment de +la pensée. Aussi voit-on que le même moule, sert à vingt idées +différentes, que la même antithèse reparaît cent fois, les deux termes +diversement balancés montant ou descendant tour à tour, selon +l'argument: procédé littéraire que nous constatons sans le trouver +légitime, et qui ne satisferait pas des esprits moins artistes et plus +consciencieux.--D'ailleurs, à ne considérer même que l'art littéraire, +où cette voie les conduisait-elle? Précisément à ces misères auxquelles +nous les voyons réduits: à l'interpolation en règle et au centon +systématique, dont _la Passion du Christ_ va tout à l'heure nous +présenter le dernier excès. + + * * * * * + +Mais, si le talent poétique s'affaiblissait, le goût des représentations +dramatiques croissait toujours; et ce n'était plus seulement à Athènes +qu'on se passionnait pour les tragédies, des théâtres s'élevaient +partout. En 420, on en bâtit un grand nombre dans le Péloponnèse. +Polyclète, architecte, sculpteur et peintre, construisit celui +d'Épidaure; Épaminondas, celui de Mégalopolis. Celui des Tégéates, +restauré par le roi Antiochos, était tout en marbre. Chaque ville +importante avait le sien. Nous ne parlons pas de la Sicile et du théâtre +de Syracuse, pour lequel Denys lui-même composait ces pièces qui +faisaient conduire aux carrières le railleur Philoxène: Denys pourtant +écrivait sur les tablettes d'Eschyle, qu'il avait achetées, à grand prix +dans l'espoir qu'elles l'inspireraient. Les Béotiens eux-mêmes eurent +leurs jeux scéniques, comme le prouve une inscription rapportée par +Bœckh; les Thessaliens pareillement, puisque Alexandre, tyran de Phères, +le plus cruel des hommes, fondait en larmes lorsqu'il voyait Jouer +_Mérope_ par le fameux Théodore. On sait ce que raconte plaisamment +Lucien de l'enthousiasme des Abdéritains pour Euripide: sous le règne de +Lysimaque, s'il faut l'en croire, ils furent atteints d'une singulière +épidémie; un comédien célèbre leur avait joué l'Andromède, et voilà +qu'ils couraient tous par les rues, maigres et pâles, et déclamant comme +lui: + +«O amour! ô tyran des hommes et des dieux!» + +Les rois macédoniens poussèrent jusqu'à la passion le goût de la +tragédie: Euripide et Agathon avaient passé leurs dernières années à la +cour d'Archélaos. Philippe, son successeur, ne fêta pas moins les +poëtes, et traita les acteurs avec beaucoup de munificence et de bonté; +on le voyait souvent au théâtre, et c'est même dans un théâtre qu'il fut +tué. Alexandre, non content de traiter magnifiquement les comédiens, eut +toujours auprès de lui deux poëtes, c'étaient Néophron et Antiphane, et +il déclamait lui-même souvent de longs morceaux de tragédies qu'il +savait par cœur. Une troupe dramatique suivait son camp dans toutes ses +conquêtes, c'était peut-être un moyen de civilisation en même temps que +de divertissement. Nous voyons que Bonaparte en usait de même. Dans une +note autographe datée d'Égypte, outre des fournitures d'artillerie, il +demande: «1° une troupe de comédiens; 2° une troupe de ballarines; 3° +des marchands de marionnettes pour le peuple, au moins trois ou quatre; +4° une centaine de femmes françaises.» Alexandre, à Ecbatane, où se +célébrèrent des jeux funèbres en l'honneur d'Héphestion, fit venir de +Grèce trois mille comédiens. Ses successeurs l'imitèrent. Antigone entre +autres, proposa de grands prix pour les artistes dramatiques. Les rois +de Pergame les favorisèrent également; mais ce fut surtout en Égypte, à +la cour des Ptolémées, princes lettrés, et amis des arts, que le théâtre +fut en honneur. Pline parle de la magnifique ambassade qu'ils envoyèrent +au-devant des deux poëtes comiques Philémon et Ménandre. Ils traitèrent +avec autant de largesse les poëtes tragiques, et consacrèrent aux +représentations théâtrales des sommes immenses.--En Judée même, tant +c'était un goût universel, Hérode avait fait bâtir deux théâtres, l'un à +Césarée, l'autre à Jérusalem. + +C'est ainsi que, partie d'Athènes, la tragédie grecque, quoique +dégénérée et mourante, se répandait partout. Les Romains la +rencontrèrent à chaque pas, lorsqu'ils s'emparèrent de l'Asie. Lucullus, +qui, en allant combattre Tigrane, «enchantait les villes sur son passage +par des spectacles, des fêtes triomphales, des combats d'athlètes et de +gladiateurs,» ayant pris d'assaut Tigranocerte, «y trouva une foule +d'artistes _dionysiaques_ que Tigrane avait rassemblés de toutes parts +pour faire l'inauguration du théâtre de cette ville, et jugea à propos +de s'en servir dans les spectacles qu'il donna pour célébrer sa +victoire[260].» Plus tard, lorsque le Suréna des Parthes envoya la tête +et la main de Crassus à Hyrodès, en Arménie, celui-ci donnait une fête +dans laquelle on jouait une tragédie d'Euripide. + +«Lorsqu'on apporta la tête de Crassus à la porte de la salle, un acteur +tragique, nommé Jason, de Tralles, jouait le rôle d'Agavé dans _les +Bacchantes_. Au moment où elle vient d'égorger son fils, Sillacès se +présente à l'entrée de la salle, et, après s'être prosterné, il jette +aux pieds d'Hyrodès la tête de Crassus. Les Parthes applaudissent avec +des cris de joie, et les officiers de service font, par ordre du roi, +asseoir à table Sillacès. Jason passe à un personnage du chœur la fausse +tête de Penthée qu'il tenait à la main[262], puis, prenant la tête de +Crassus, avec le délire d'une bacchante et saisi d'un enthousiasme réel, +il se met à chanter ces vers: «Nous apportons des montagnes _ce cerf_ +qui vient d'être tué: nous allons au palais, applaudissez à notre +chasse!» Cette saillie plut fort à tout le monde; mais, lorsqu'il +continua le dialogue avec le chœur: «Qui l'a tué?--Moi, c'est à moi +qu'en revient l'honneur,» Promaxéthrès, celui qui avait coupé la tête et +la main de Crassus, s'élance de la table où il était assis, et, +arrachant à l'acteur cette tête, il s'écrie: «C'est à moi de dire cela, +et non à lui!» Le roi, charmé de ce nouvel incident, lui donna la +récompense d'usage, et fit présent à Jason d'un talent.--Telle fut la +fin de l'expédition de Crassus, et la petite pièce après la tragédie.» + +Sans suivre la tragédie grecque à Rome, nous voyons comment le goût du +théâtre était encore très-vif, quand le génie poétique était déjà mort. +Voici un autre trait caractéristique de cette décadence, c'est que les +comédiens célèbres remplacèrent les grands poëtes, et devinrent les +maîtres du théâtre. + +Dans l'origine, c'étaient les poëtes eux-mêmes qui étaient acteurs. Sous +le régime démocratique, le théâtre et les représentations dramatiques +s'étaient organisés démocratiquement. Lorsqu'un poëte voulait faire +jouer une tragédie, il allait trouver l'archonte et lui demandait de +mettre un chœur à sa disposition. L'archonte assignait au poëte un +chorége. Le chorége était un riche citoyen auquel on décernait la +fonction onéreuse et honorable de former un chœur, de le nourrir, de le +faire instruire, de l'équiper, en un mot de le mettre en état de jouer +une pièce. Le poëte, ayant obtenu ce chœur, lui récitait sa pièce +morceau par morceau, et les choristes répétaient après lui autant de +fois qu'il était nécessaire pour que la pièce fût bien sue. Le poëte se +réservait le personnage, d'abord unique, qui avait été ajouté au chœur +pour constituer la tragédie. Même quand il y eut deux et trois +personnages, il continua quelque temps à se charger d'un rôle. C'est +ainsi que Sophocle remplit ceux de l'aveugle Thamyris et de la jeune +Nausicaa qui jouait à la paume avec ses compagnes. De même Aristophane +joua Cléon dans _les Chevaliers_. + +Le poëte s'adjoignait peut-être deux de ses collaborateurs ou de ses +amis; mais il arriva sans doute que ce moyen manqua. Alors ce ne fut +plus le poëte, ce fut l'État qui se chargea du soin de faire représenter +les pièces. Le chorége payait les choristes, l'État paya les acteurs. +Ces acteurs prirent naturellement le nom d'_artistes dionysiaques_, +c'est-à-dire consacrés à Bacchus (_Dionysos_), en l'honneur de qui ces +fêtes dramatiques se célébraient. On les faisait instruire, et bientôt +on institua des concours d'acteurs, parallèlement en quelque sorte aux +concours de poëtes. Comme les représentations dramatiques faisaient +partie du culte, c'était un devoir pour les citoyens d'y assister: de là +vient que l'État encore distribuait de l'argent à ceux qui n'avaient pas +de quoi payer leur place au théâtre, et une loi prononçait la peine +capitale contre l'orateur qui eût proposé de prendre l'argent destiné à +cet usage pour l'employer à soutenir la guerre. + +Ces artistes dionysiaques étaient classés en protagonistes, +deutéragonistes et tritagonistes, c'est-à-dire acteurs des premiers, des +seconds et des troisièmes rôles. Quelques-uns des protagonistes +devinrent célèbres: entre autres, Timothée, ce Théodore, qui jouait si +pathétiquement Mérope, Molon, Satyros, qui donna des conseils à +Démosthène, Aristodème, et surtout ce Pôlos d'Égine, qui, pour mieux +jouer le rôle d'Électre pleurant sur l'urne de son frère, pleura des +larmes véritables sur l'urne même qui contenait les restes de son +fils.--Quoiqu'ils menassent, pour la plupart, une vie assez débauchée, +non-seulement ils étaient honorés à ce point qu'on leur élevait +quelquefois des statues, mais, ce qui paraît plus étrange, plusieurs, +Néoptolème et Thessalos par exemple, furent assez considérés même pour +qu'on les chargeât de missions diplomatiques, lorsqu'ils allaient donner +des représentations à l'étranger. + +En effet, pendant leurs congés, c'est-à-dire dans l'intervalle des +diverses fêtes de Bacchus, prenant sous leur direction et à leur solde +d'autres comédiens de moindre talent, ils allaient jouer de ville en +ville, moyennant des sommes considérables. Ils étaient engagés d'avance +pour un certain nombre de représentations par les magistrats des villes, +et ils étaient passibles d'un dédit très-fort en cas de retard au jour +fixé. C'est ce qu'atteste une inscription découverte en 1844 par M. Le +Bas sur les murs d'un théâtre antique, dans les ruines d'Iasos, en +Carie. Elle donne aussi la liste d'une troupe dramatique composée ainsi +qu'il suit: + + Joueurs de flûte Timoclès et Phœtas. Tragédiens Posidonios et + Sosipâtre. Comédiens Agatharque et Mœrias. Joueurs de cithare + Zénothée et Apollonios. + +Dans ces représentations à l'étranger, le chœur, soit tragique, soit +comique, lorsqu'on ne le supprimait pas, était souvent une recrue locale +des jeunes gens distingués de la ville. Le plus habile était +naturellement désigné pour coryphée.--Mais les comédiens proprement +dits, les acteurs et artistes de la pièce, étaient hommes de métier, en +permanence, et ambulants. + +Il est probable qu'au lieu de retourner à Athènes, quelques-unes de ces +troupes dramatiques se fixèrent dans telle ou telle ville, et donnèrent +naissance aux associations dionysiaques. La plus remarquable de ces +associations était établie à Téos, puis à Lébédos, vers le temps +d'Alexandre. Ces corporations étaient si favorisées, qu'elles obtenaient +des immunités et des exemptions d'impôts pour les villes où elles +faisaient leur séjour. C'était donc, pour peu qu'on eût de talent, une +excellente profession que celle de comédien, puisqu'on y trouvait à la +fois honneur et profit; mais autant les acteurs distingués étaient bien +traités par les villes, autant ils maltraitaient eux-mêmes les acteurs +médiocres qu'ils dirigeaient. C'étaient ordinairement ceux-ci qui +remplissaient les rôles de dieux, et, dit Lucien, «lorsqu'ils avaient +mal joué Minerve, Neptune ou Jupiter, on leur donnait le fouet.» + + * * * * * + +Il va sans dire que ces grands acteurs continuaient l'œuvre de +destruction qu'avaient commencée les petits poëtes. L'héritage des +tragédies et comédies ayant passé dans leurs mains, à leur tour ils les +remanièrent, retranchant, ajoutant, accommodant les rôles à leurs +moyens. + +À quoi avait-il servi que l'orateur Lycurgue portât une loi pour +prévenir ces interpolations?--À constater le mal sans y remédier, ou à +le prévoir sans le prévenir. + +Ces acteurs eurent quelquefois d'illustres spectateurs et d'illustres +rivaux. Antoine, à Athènes et à Samos, essayait d'en amuser Cléopâtre. +Néron, poëte, acteur et citharède, courait les scènes des petites villes +grecques pour y disputer des prix: outre les rôles de l'incestueuse +Canaké, d'Œdipe aveugle, du despote Créon, d'Alcméon, d'Hercule, il +jouait celui d'Oreste tuant sa mère. + +Les représentations tragiques et comiques duraient encore au temps de +saint Jean Chrysostome et de Théodose. Saint Augustin, à l'âge de +dix-sept ans, assistait à celles que l'on donnait sur le théâtre de +Carthage (Bossuet, vers le même âge, était fort assidu aux pièces de +Corneille). Ce fut, au VIe siècle, l'empereur Justinien qui supprima ces +représentations. + +Quant à la tragédie elle-même, depuis longtemps déjà elle n'existait +plus. C'était à la cour des Ptolémées, dans cette atmosphère +philologique, qu'elle avait achevé de mourir. La faveur des grammairiens +l'avait étouffée. + + + + +II + +LA PASSION DU CHRIST. + +TRAGÉDIE GRECQUE. + + +Désormais, simple exercice littéraire, destinée à la lecture et non plus +à la scène, elle ne conserve de la tragédie que le nom. Les chrétiens +adoptent cette forme ancienne pour répandre la foi nouvelle: car, ainsi +qu'on l'a très-bien remarqué, tandis que l'Église d'une part frappait le +théâtre d'anathème, de l'autre «elle faisait appel à l'imagination +dramatique, elle instituait des cérémonies figuratives, multipliait les +processions et les translations de reliques, et composait enfin ces +offices qui sont de véritables drames: celui du _Praesepe_ ou de la +Crèche à Noël; celui de l'Étoile et des trois Rois à l'Épiphanie; celui +du Sépulcre et des trois Maries à Pâques, où les trois saintes femmes +étaient représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur +aumusse, _ad similitudinem mulierum_, comme dit le Rituel; celui de +l'Ascension, où l'on voyait, quelquefois sur le jubé, quelquefois sur la +galerie extérieure, au-dessus du portail, un prêtre représenter +l'ascension du Christ[263].»--En même temps donc l'Église essayait, avec +des morceaux des tragédies profanes, de composer des tragédies +chrétiennes. + +C'est une de ces œuvres singulières qui nous est parvenue sous le titre +de _la Passion du Christ_. On croit que cette pièce est du IVe siècle, +et on l'attribue généralement à saint Grégoire de Nazianze, quoiqu'il +paraisse difficile, après l'avoir lue, de l'imputer à un si savant +écrivain. + +Au reste, ce monument vaut la peine d'être analysé, ne fût-ce que pour +sa bizarrerie. C'est un long centon, tiré notamment de six tragédies +d'Euripide, savoir: _Hippolyte_, _Médée_, _les Bacchantes_, _Rhésos_, +_les Troyennes_, _Oreste_. Aussi a-t-il été fort utile pour la recension +de ces pièces. Le sujet est non-seulement la passion du Christ, mais la +descente de croix, l'ensevelissement, la résurrection, et enfin +l'établissement du christianisme. C'est même ceci qui est évidemment la +raison et le sens du drame tout entier. Ce dessein ne manque pas de +grandeur; mais l'exécution y répond-elle? + +La pièce est précédée d'un prologue, comme les tragédies d'Euripide. Les +personnages principaux sont: Le Christ, la Mère de Dieu, Joseph, un +chœur de femmes (parmi lesquelles Magdeleine), Nicodème, et deux autres +personnages, dont l'un appelé _Théologos_, le théologien, doit être +saint Jean[264], et l'autre est un jeune disciple. + +L'exposition se fait par un couplet de quatre-vingt-dix vers que +prononce la Mère de Dieu. Les trente premiers, imités du début de la +_Médée_, sont raisonnables; les voici en abrégé: «Plût au ciel que +jamais le serpent n'eût rampé dans le jardin et n'eût épié en embuscade +sous ces ombrages; le traître!» Ève n'eût point péché et n'eût point +fait pécher Adam; le genre humain n'eût point été damné, et n'eût pas eu +besoin d'un rédempteur: et moi je n'eusse pas été, vierge-mère, réduite +à pleurer sur mon fils qu'on traîne en justice aujourd'hui. Le vieillard +Siméon l'avait bien prédit...»--Au moyen de cette transition du +vieillard Siméon, arrive une autre trentaine de vers moins raisonnables; +c'est un chapelet de maximes de tragédies, qui ne se tiennent pas mieux +entre elles une à une que le morceau entier ne tient au sujet. Enfin, +dans la troisième trentaine, l'esprit grec fournit à la Mère de Dieu +toute sorte d'antithèses et de pointes sur sa virginité rendue féconde. +Elle s'approprie les paroles où Hippolyte exprime sa chasteté. Elle se +rappelle l'heureux moment où il lui fut annoncé qu'elle allait être mère +et où son sein virginal tressaillit de joie, et ce sein est déchiré +maintenant par des traits de douleur. «Toute cette nuit, dit-elle, je +voulais courir pour voir quels maux souffre mon fils; mais celles-ci +m'ont persuadé d'attendre le jour.» Elle désigne par ce mot le chœur, +qui, à ce moment, prend la parole: + + Maîtresse, enveloppez-vous vite. Voilà des hommes qui courent vers + la ville. + + LA MÈRE DE DIEU. + + Qu'est-ce donc? Vient-on d'apprendre que l'ennemi la menace dans + l'ombre? + + LE CHŒUR. + + C'est une foule nocturne qui roule, bruyamment. J'aperçois dans + l'espace obscur une armée nombreuse qui porte des torches et des + glaives. + + LA MÈRE DE DIEU. + + Quelqu'un vient vers nous à pas pressés nous apportant sans doute + quelque nouvelle. + + LE CHŒUR. + + Je vais voir ce qu'il veut et ce qu'il vient vous annoncer... Ah! + ah! hélas! hélas! auguste mère et chaste vierge, quel est votre + malheur, vous qu'on appelait bienheureuse! + + LA MÈRE DE DIEU. + + Quoi donc! Veut-on me tuer? + + LE CHŒUR. + + Non, c'est votre fils qui périt par des mains impies. + + LA MÈRE DE DIEU. + + Ah! que dis-tu? tu me fais mourir. + + LE CHŒUR. + + Regarde ton fils comme perdu. + +L'avant-dernière réplique est précisément celle de la nourrice à Phèdre +dans Euripide, à la suite de ce vers célèbre: «Hippolyte? grands +dieux!--C'est toi qui l'as nommé.--Ah! que dis-tu? tu me fais mourir!» +Il semblerait que le premier cri de la Mère de Dieu dût être pour son +fils et non pour elle-même; on n'aime pas que sa première pensée soit +celle-ci: «Quoi donc! Veut-on me tuer?» Cela est peut-être plus réel, +mais certainement moins idéal, et le personnage de la Mère de Dieu doit +être plus près de l'idéal que du réel. + +Le chœur lui apprend avec plus de détail qu'au point du jour son fils +mourra, que pendant toute cette nuit on le juge.--Survient un second +messager: il annonce qu'un disciple perfide a trahi le maître pour de +l'argent. Il raconte comment celui-ci, après la cène et le lavement des +pieds, était allé au Jardin des Oliviers prier son père, et comment, +dans ce jardin même, le traître, avec une troupe de gens armés, est venu +le surprendre et le livrer en l'embrassant.--Les mots du récit de +l'Évangile sont conservés çà et là, et des expressions empruntées au +polythéisme viennent s'y mêler bizarrement: «Le traître! avoir livré le +_chef de nos mystères_ (_le mystagogue_)!... L'illustre Pierre aussi a +renié le maître. Seul le disciple qui a coutume de poser la tête sur son +sein l'a suivi sans trembler. Il m'a semblé que j'entendais une voix +(celle d'un homme, ou celle d'un ange? on ne sait) dire lentement, comme +si elle s'adressait tout bas au scélérat qui a vendu le maître: Crime +impie! O misérable! ne crains-tu pas Dieu?...» Par cette transition +fantastique, le messager se lance dans une prosopopée, ou long discours +indirect, d'environ soixante-quinze vers. La pendaison de Judas y est +prédite; des morceaux du _Credo_ y sont enchâssés dans des formules du +vocabulaire tragique; on y parle de l'Enfer avec des périphrases faites +pour le Phlégéton.--Et cependant ce damné pourra être sauvé encore, s'il +se repent:--idée remarquable au IVe siècle. + +La Mère de Dieu répond, si tant est qu'il y ait à répondre, car ce sont +plutôt des monologues qui se succèdent sans s'inquiéter l'un de l'autre +qu'un dialogue véritable; sa réponse n'a pas moins d'une centaine de +vers; elle commence sur un ton parfaitement païen: «O terre, mère de +toutes choses, ô voûtes du ciel radieux, quel discours viens-je +d'entendre!...» À son tour, elle parle longuement à Judas toujours +absent, et maudit sa scélératesse. Entre beaucoup d'autres pièces de +rapport qui composent cette mosaïque, on retrouve vers la fin les +paroles que prononce Thésée dans _Hippolyte_: + + Quoi! ne devrait-on pas à des signes certains + Reconnaître le cœur des perfides humains? + + +Elle veut se rendre auprès de son fils; le chœur la retient: «Ah! ah! +ah! ah! Tais-toi, tais-toi, tu ne pourras plus voir ton fils +vivant.--Hélas! quel nouveau malheur m'annoncent tes larmes?--Je ne +sais, mais voici qui va nous instruire du sort de ton fils.»--Survient +un troisième messager. — Le procédé est peu varié, et l'auteur ne +cherche pas assez à dissimuler qu'au lieu de se passer en action, toute +la pièce se passe en récits. Seulement celui-là n'est pas un messager si +abstrait que les autres, c'est un aveugle à qui le Christ a rendu la +vue.--Le messager: «Ton fils doit mourir en ce jour; tel est l'arrêt des +scribes et des prêtres.» Il raconte l'acharnement des Juifs, semblables, +autour de l'accusé, à des chiens furieux; le juge faible, étonné de ses +réponses, et n'osant le déclarer innocent: «Allons, parlez, dit-il au +peuple; faut-il que Jésus meure ou non? Lequel vaut-il mieux relâcher, +lui, ou l'un de ces brigands qui sont en prison?» Ils répondent avec de +grands cris que c'est Jésus qui doit mourir en croix, et qu'il faut +relâcher le brigand. Le juge essaye de leur persuader le contraire, mais +il n'y peut réussir. Voilà le jour qui paraît; on va traîner l'accusé +hors des portes. La Mère de Dieu répond à ce récit par de belles +métaphores très-déplacées qu'elle aurait dû laisser où elle les a +prises; mais bientôt elle pousse des cris de douleur en apercevant son +fils traîné et enchaîné. Elle veut s'élancer vers lui. Le peuple la +menace. Le chœur exhorte la Mère de Dieu à se tenir à l'écart: «D'ici on +aperçoit tout au loin, regardons.» Serait-ce que le cortège tout entier +de la passion était supprimé ainsi? Je ne le crois pas; en admettant que +la pièce fût destinée à être représentée, la procession devait être le +principal de la fête. + +La Mère de Dieu gémit et souhaite de mourir, puis elle recommence ses +antithèses et ses périphrases sur sa virginité féconde, qui font pendant +d'une manière trop évidente aux périphrases et aux antithèses des +Jocaste et des Œdipe sur leur hymen incestueux; mais celles-ci sont +suivant l'esprit grec, et celles-là sont on ne peut plus déplacées dans +un sujet chrétien. Elle entre dans tels détails que les citer en +français serait impossible; elle y revient encore plus loin (aux vers +1550 et suivants) en des termes inimaginables; après cela, elle explique +au chœur le péché originel qui a rendu la rédemption nécessaire, et lui +annonce la résurrection qui doit suivre la rédemption. Tout cela est +décousu et froid comme un catéchisme; puis elle finit comme elle a +commencé, et reprend sa douleur.--Le chœur ne veut pas être en reste de +métaphores, et à son tour il en accomplit une très-laborieuse pour +exprimer son désespoir.--Un quatrième messager vient annoncer que le +Christ est crucifié et mourant. Aucune des précautions oratoires et des +circonlocutions raffinées qu'emploient en pareille circonstance les +poëtes grecs n'est omise. Enfin commence le récit; mais, dès le +quatrième vers, le principal est dit: Jésus est crucifié. Les vers +suivants ne viennent que pour décrire les autres détails de la passion; +c'est justement ce qui devrait être développé qui ne l'est pas. Ce récit +est très mal fait, il n'y a pas d'écolier de rhétorique qui ne le +composât infiniment mieux. + +La Mère de Dieu:--«Venez, mes filles, venez! plus de crainte! que +pouvons-nous craindre maintenant? Allons! je veux voir les souffrances +de mon fils. Ah! ah! hélas! hélas! (Ici la scène change et représente le +calvaire). O femmes! comme le visage de mon fils a perdu son éclat, sa +couleur et sa beauté!» Alors elle adresse la parole à son fils +agonisant; son fils lui répond du haut de la croix et la console +doucement.--Pierre vient à passer, pleurant sa trahison: elle demande et +obtient le pardon de Pierre. Enfin le Christ expire; elle recommence à +se lamenter en plus de quatre-vingts vers. Saint Jean vient, pour +adoucir sa douleur, lui débiter des lieux communs, qu'elle sait bien, +puisqu'elle les a déjà dits elle-même. + +À partir de là, l'action, si action il y a, marche plus lentement encore +qu'elle n'a marché jusqu'ici. Un soldat perce d'une lance le côté du +Christ: de la blessure jaillissent deux ruisseaux, l'un de sang, l'autre +d'eau limpide. Le soldat, converti par ce miracle, se purifie avec cette +eau.--Survient Joseph et l'on opère la descente de croix. En recevant +dans ses bras le corps de son fils, la Mère de Dieu dit une litanie de +cent vingt vers, et remaudit Judas. Joseph, pour couper court, lui +annonce qu'on l'a vu pendu. On ensevelit le Christ. La nuit tombe. La +Mère de Dieu adresse à son fils, qui est dans le tombeau, un nouveau +couplet de trente vers, tout rempli de bigarrures et dans lequel les +mots de la légende chrétienne: «Tu as vaincu l'enfer, le serpent et la +mort» se détachent bizarrement sur des lambeaux d'_Antigone_ ou +d'_Alceste_: «Tu descends dans ces cavernes sombres, etc.» La même idée +est toujours exprimée au moins par dix formes différentes, quelquefois +par trente, l'auteur voulant employer absolument toutes les périphrases +qu'il a recueillies. La Mère de Dieu en dit, je crois, en somme, plus +d'une centaine sur sa virginité. Enfin elle propose aux femmes du chœur +de se retirer toutes avec elle «dans la maison du nouveau fils que son +fils unique lui a légué.» Et elles se retirent en effet[265]. + +Quelques-unes cependant restent aux alentours du tombeau pour observer +ce qui se passe. La scène demeure occupée par Joseph, qui converse avec +le Théologien très-longuement; il prédit la punition des Juifs, +prédiction dont la Mère de Dieu avait déjà touché quelques mots: ils +seront dispersés par tout l'univers. Au bout de cette conversation +paraît enfin l'aube du troisième jour, ce qui n'est pas, pour le lecteur +consciencieux, si invraisemblable qu'on pourrait croire. + +Pendant ce temps, si la pièce était représentée, on devait voir, par un +double décor, la Mère de Dieu et le chœur dans l'intérieur de la maison. +Elle songe à son fils, et sa douleur la prive de sommeil. + + Hélas! hélas! quand donc le sommeil descendra-t-il sur mes yeux? + + PREMIER DEMI-CHŒUR. + + Pour nous, ô maîtresse, étendues à terre, nous avons reposé, + laissant aller nos corps, et toutes, vieilles, jeunes ou vierges, + appuyant nos têtes contre le dos les unes des autres, ou bien + plaçant nos mains sous nos joues, nous avons pris un peu de + sommeil; mais toi, tu n'as ni dormi ni étendu ton corps, et tu as + passé toute la nuit à gémir. Voici l'aurore... + + DEUXIÈME DEMI-CHŒUR. + + Pour moi, agitée aussi d'inquiétude, je suis étendue à terre, mais + sans sommeil ni repos, écoutant, ô Vierge, tes violents soupirs et + tes sanglots. + + LA MÈRE DE DIEU. + + Debout! debout! Qu'attendez-vous, femmes? Sortez, allez du côté de + la ville. Approchez-vous autant que cela vous sera possible, vous + apprendrez peut-être quelque chose de nouveau. + +Un cinquième messager arrive: + + Où pourrais-je trouver la mère de Jésus? Est-elle dans cette + maison? + + LE CHŒUR. + + Tu la vois, c'est elle qui est là. + +Il lui annonce qu'une nombreuse cohorte marche vers le tombeau pour le +garder, de peur que les disciples ne dérobent le corps. + + LA MÈRE DE DIEU. + + Va! va! cohorte impie, veille bien alentour. Tu serviras peut-être + de témoin à sa résurrection. + +La nuit marche (comme on vient de le voir, c'est la troisième nuit +depuis le commencement de la pièce). Une des femmes, Magdeleine, se +propose de sortir pour aller épier autour du tombeau; elle y rencontrera +peut-être celles qui y sont restées.--La mère de Dieu veut partir avec +elle. Elles réveillent les femmes qui se sont endormies. «Allons! +allons! ouvrez vos yeux. Ne voyez-vous pas la lune qui brille? L'aurore, +l'aurore va paraître! Voici déjà l'étoile du matin.» Ici la scène +changeant de nouveau, ou le décor étant double, ainsi que nous avons +dit, Magdeleine et la mère de Dieu rencontrent les autres femmes qui +veillaient à quelque distance du sépulcre.--Enfin elles arrivent au +sépulcre même.--Plus de gardes! Embaumons le corps; mais qui soulèvera +la pierre? La pierre a roulé loin du tombeau. Le tombeau est vide; le +corps a été enlevé!-—Elles sont saisies d'effroi. Tout-à-coup un ange, +vêtu de lumière et de blancheur, éblouissant comme la neige, leur +annonce la résurrection du Christ. Bientôt, le Christ lui-même leur +apparaît, et leur ordonne d'aller annoncer aux disciples la bonne +nouvelle. + +Puis, vient un sixième messager, et selon les habitudes du théâtre grec, +la narration en forme succède au récit sommaire de l'événement. Le +messager raconte aussi les inquiétudes que ce miracle inspire aux +prêtres; mais ce qui est curieux, et ce qui prouverait que cette pièce +n'était pas faite pour être représentée, c'est un dialogue entre les +gardes du tombeau et les prêtres incrédules, qui s'intercale ici dans le +récit même, et qui forme une scène dans une autre scène. Les noms des +interlocuteurs sont indiqués hors du texte, comme dans le courant de la +pièce proprement dite. Les prêtres engagent les gardes à dire à Pilate +qu'ils se sont endormis, et qu'on a volé le corps pendant leur sommeil. +Pilate hésite à croire les gardes; ils vont peut-être avouer la vérité, +quand les prêtres se hâtent de prendre la parole pour brouiller tout. +Cette scène est, à notre avis, la plus intéressante de la pièce, et +c'est une scène en parenthèse. C'est le messager qui raconte tout cela, +de sorte que ce dialogue direct nous arrive indirectement. Magdeleine, à +son tour, sur l'invitation de la Mère de Dieu, recommence le récit de +tout ce qu'on sait déjà, la résurrection, l'ange vêtu de blanc, et lui +fait du reste observer par deux fois qu'elle sait tout cela aussi bien +qu'elle. C'est pour le messager qu'elle parle apparemment. + +La scène change une dernière fois. Toutes les femmes se rendent à la +maison où les disciples sont rassemblés. On ferme les portes, et, malgré +les portes fermées, voilà que le Christ apparaît au milieu d'eux. Il +leur adresse à peu près les mêmes paroles que dans l'Évangile pour +exhorter les apôtres à aller prêcher par toute la terre, liant et +déliant en son nom. Tout se termine par une longue prière au Christ et à +la Vierge. + +Tel est ce drame singulier, qui contient quelques passages assez beaux +parmi des longueurs infinies. C'est en quelque façon un _mystère_, +destiné peut-être à une sorte de demi-représentation, c'est-à-dire de +récitation sans mise en scène et sans décors, mais plus +vraisemblablement à la lecture seule, dans quelque école chrétienne ou +dans quelque cloître: car, outre cette scène intercalée dans un récit, +il faut songer que, sur deux mille six cents vers et plus dont la pièce +se compose, et qui, à entendre réciter, eussent lassé la patience d'un +saint, la Mère de Dieu pour sa part en dit mille ou douze cents, qui à +réciter eussent lassé les poumons d'un moine. La lecture permet quelques +haltes. + +Maintenant il y a tant de maladresse et quelquefois tant d'inconvenance +dans ce centon, sans parler des fautes de métrique, qu'il me paraît +difficile de l'imputer à Grégoire de Nazianze, un saint et un +littérateur si distingué. Ce qui s'adresse à Vénus dans Euripide, le +chœur ici l'adresse à Marie. Cela rappelle cet épisode d'un poëme +anti-religieux publié à la fin du siècle, dans lequel la Vierge Marie +s'accommode de la ceinture de Vénus. Vraiment, à qui vient de lire cette +tragédie de _la Passion du Christ_, l'auteur paraît avoir fait la même +chose, involontairement, que voulut faire l'empereur Adrien, lorsque +pour détruire la religion chrétienne, en profanant les lieux où elle a +pris naissance, il fit mettre la statue de Jupiter sur le Calvaire, et +celle de Vénus à Bethléem.--Ce drame dure trois jours; le chœur va deux +fois se coucher et se relève deux fois.--L'épilogue, que rappelle un peu +le prologue d'_Esther_, mérite attention. Il est conçu en ces termes: +«Je t'adresse ce drame de vérité, et non de fiction, non souillé de la +fange des fables insensées; reçois-le, toi qui aimes les pieux discours. +Maintenant, si tu veux, je prendrai le ton de Lycophron (esprit de +loup), reconnu dorénavant pour avoir en vérité l'esprit de +l'agneau[266], et je chanterai dans son style la plupart des autres +vérités que tu veux apprendre de moi.» L'auteur chrétien après avoir +fait un centon d'Euripide, offre de faire encore sur un sujet sacré un +centon de Lycophron. On croit cependant que cet épilogue est de Tzetzès, +célèbre grammairien et mauvais poëte de Constantinople, à la fin du +douzième siècle. Sur les trois autres morceaux dramatiques qui se +trouvent réunis à celui-là avec les fragments des petits tragiques dans +le dernier volume de la _Bibliothèque grecque_, quelques mots suffiront. +Le premier est d'une date antérieure à _la Passion du Christ_. L'auteur +est un poëte juif appelé Ézéchiel, qui vivait un ou deux siècles avant +notre ère. Ce sont plusieurs fragments d'une pièce tirée de l'ancien +Testament, intitulée à peu près _la Sortie d'Égypte_. C'était l'Exode +paraphrasé.--Le second est un dialogue dont voici les personnages: un +paysan, un sage, la Fortune, les Muses, le chœur. La Fortune est entrée +chez le paysan. Le prétendu sage en conçoit de la jalousie. Les Muses +essayent en vain de le consoler. L'auteur est Plochiros Michaël, la date +inconnue.--Le troisième est de Théodoros Prodromos, savant littérateur +du douzième siècle, auteur de plusieurs poëmes. Celui-ci est intitulé +_l'Amitié bannie_. Répudiée par son époux, le Monde, qui, par les +conseils de sa servante, la Sottise, prend pour concubine la Méchanceté, +l'Amitié raconte son malheur à un homme charitable qui lui a donné +l'hospitalité. Elle finit même par le prendre pour second mari, +quoiqu'on ne dise pas qu'elle soit veuve du premier, mais apparemment +selon cette maxime tragique: + +«Il me rend mes serments lorsqu'il trahit les siens.» Au reste, outre +que l'Amitié, dans son discours de deux cent trente vers, semble toute +confite en dévotion, ce mariage a bien la mine d'être purement +allégorique et parfaitement innocent. + + +Voilà donc où aboutit le théâtre grec, après sa longue décadence. Cette +décadence, nous l'avons vue se produire et se consommer. Le grand fait +qui la domine, après l'extinction du génie, c'est l'interpolation des +œuvres, d'abord par les petits poëtes dans les écoles tragiques, ensuite +par les comédiens, ensuite par les rhéteurs, ensuite par les Juifs, puis +par les chrétiens; et, parallèlement à l'interpolation, le centon, qui +en est la contre-partie. L'interpolation et le centon commencent par +faire brèche dans la tragédie grecque et finissent par la dissoudre et +par l'absorber tout entière. L'interpolation, c'est l'agonie; le centon, +c'est la mort. Le dernier mot de l'un et de l'autre, le dernier excès du +genre et la dernière forme très-informe de la tragédie grecque au +tombeau, c'est _la Passion du Christ_, ce drame interminable où tout se +passe en récits faits de pièces et de morceaux, cette vaste mosaïque, +cette énorme marqueterie, cette éternelle litanie, qui nous rappelle un +drame indien, en dix actes, assez ennuyeux aussi, à la fin duquel un des +personnages, la prêtresse Camandaki, dit aux autres avec une assurance +et une naïveté qui font sourire: «Notre intéressante histoire, si pleine +d'incidents variés, est terminée maintenant; nous n'avons plus qu'à nous +féliciter mutuellement.» + + + + +NOTES + + +[1: Voir l'_Appendice_, numéro I.] + +[2: Les femmes et les enfants ne sont pas compris dans ce chiffre. Les +esclaves non plus. Voir, sur la population totale, Wallon, _Histoire de +l'Esclavage dans l'antiquité_.] + +[3: Victor Duruy, _Histoire grecque_.] + +[4: «Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de la +Rochefoucauld, de ce qu'ils n'allaient jamais au sermon, pas même à ceux +du père Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement «qu'il ne pouvait +aller entendre un homme qui disait tout ce qu'il lui plaisait, sans que +personne eût la liberté de lui répondre,» et fit rire le roi par cette +saillie.» _Mémoires du duc de Saint-Simon_.] + +[5: Par la bouche du coryphée. Ici c'est le coryphée du chœur des +_Nuées_, c'est par conséquent une Nuée qui parle, une Nuée sous la forme +d'une fille: de là la plaisanterie.] + +[6: «Il faut remarquer, dit Otfried Müller, qu'à Athènes l'État se +souciait peu de savoir qui était le véritable auteur d'un drame, et +cette question n'était même jamais posée officiellement. Le magistrat +qui présidait à une des fêtes de Dionysos, où il était d'usage d'amuser +le peuple par des drames nouveaux [Aux grandes Dionysies c'était le +premier archonte; aux Lénéennes, le _basileus_.], accordait cette +concession au maître de chœur qui offrait de préparer le chœur et les +acteurs pour une pièce nouvelle, pour peu qu'on eût en lui la confiance +nécessaire. Les comiques étaient, aussi bien que les tragiques, maîtres +de chœur, _chorodidascales_, de profession; et, dans toutes les choses +officielles, telles que payement et distribution des prix, l'État +s'enquérait uniquement de celui qui avait préparé le chœur et monté la +pièce nouvelle. En outre, une coutume que les tragiques abandonnèrent +dès le temps de Sophocle s'était maintenue plus longtemps parmi les +comiques: le poëte chorodidascale jouait en même temps le premier rôle, +celui de protagoniste. + +Aristophane avait donc confié ses premières pièces à deux maîtres de +chœur de ses amis, Philonidès et Callistrate. On ajoute même, d'après +quelques témoignages anciens, qu'il avait fait la distinction de donner +à Callistrate les pièces politiques, à Philonidès celles qui se +rapportaient à la vie privée. Ces amis sollicitaient ensuite de +l'archonte le chœur, mettaient la pièce en scène, obtenaient même (les +didascalies en citent plusieurs exemples) le prix, si la pièce était +couronnée; le tout comme s'ils étaient les véritables auteurs, quoique +le public intelligent ne pût guère se tromper sur l'auteur de la pièce, +ni hésiter entre le génie d'Aristophane, qui venait de se révéler, et +Callistrate, qui leur, était bien connu.» (Otfried Müller, _Hist. de la +litt gr._, trad. K. Hillebrand).] + +[7: E. Du Méril, _Revue des Deux-Mondes_, 1er juillet 1846. C'est à peu +près ainsi qu'on définissait autrefois la France «une monarchie absolue +tempérée par des chansons.»] + +[8: Ainsi que le montrent les fragments qui concernent les Longs Murs et +l'Odéon.] + +[9: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. K. Hillebrand.] + +[10: La scène des petits cochons de lait semble une broderie de +fantaisie sur le proverbe athénien qui disait: «Un Mégarien vendrait +bien ses enfants pour de petits cochons, si quelqu'un voulait les +prendre.»] + +[11: Proprement: _Dénonciateur de_ [ceux qui exportent les] _figues_ +[par contrebande]. Le Sénat, à une époque ancienne, dit Plutarque, avait +défendu par une loi d'exporter les figues de l'Attique: ceux qu'on +trouvait en contravention étaient condamnés à une amende, au profit du +dénonciateur. Le ministère public étant chose inconnue à la Grèce comme +à Rome, c'étaient les citoyens eux-mêmes qui dénonçaient ceux qui, en +violant la loi, faisaient tort à la société. Les sycophantes ne +méritèrent donc pas toujours le mépris qui s'attache à leur nom, puisque +les coupables fussent restés impunis si quelque citoyen ne les eût +appelés en justice, et cela à ses risques et périls: car, dans les +actions publiques, l'accusateur qui n'obtenait pas au moins un cinquième +des suffrages payait une amende de mille drachmes; c'était un moyen de +tenir en bride les sycophantes. Mais on comprend que, malgré cette +précaution de la loi, ce rôle, par sa nature même, pouvait devenir +aisément abusif et odieux. Souvent on accusa des innocents. Il en +résulta que, par extension, le nom de _sycophantes_ fut donné d'une +manière générale aux calomniateurs et aux gens très-nombreux qui +vivaient du produit de leurs dénonciations. Aristophane ne laisse +échapper aucune occasion de flétrir et de ridiculiser les _sycophantes_. +Isocrate, lui aussi, poursuivra sans relâche les _sycophantes_. «C'est, +dit M. Ernest Havet, le nom dont on nommait à Athènes ces aboyeurs +misérables, ces dénonciateurs infâmes, qui donnent les citoyens à +déchirer aux citoyens, jetant de préférence en proie aux passions +publiques ceux dont ils redoutent le plus la raison ou la vertu... +Isocrate trouve contre les _sycophantes_ des flétrissures presque égales +à leur abjection. Il a tracé notamment, à la fin du discours sur +l'_Antidosis_ un portrait de cette espèce d'hommes vraiment achevé et +ineffaçable. Il a oublié un trait cependant, qui ne se dessinait pas +encore: c'est que le sycophante contient en lui le délateur, +c'est-à-dire ce qui se présente de plus triste et de plus odieux dans +l'histoire. Le délateur du temps des Césars, c'est le sycophante sans la +liberté.»] + +[12: Érasme s'est souvenu sans doute de ce tableau, lorsqu'il a mis en +scène un chartreux et un soldat: celui-ci revenant de la guerre, éclopé, +misérable, aussi ruiné de corps que de biens; celui-là en pleine fleur +de santé, libre de soins et charmé du repos; tous deux étrangers à toute +croyance noble et généreuse. Aussi Érasme se moque-t-il de tous les +deux.] + +[13: Cléon était fils d'un corroyeur et avait été corroyeur lui-même. Il +n'était point Paphlagonien; mais ce nom en grec, par une sorte +d'onomatopée, fait allusion à sa voix rauque et à son éloquence violente +et tumultueuse. De plus, le poëte, en le nommant ainsi, semble à son +tour le désigner comme étranger et lui renvoyer son injure. Enfin le +scoliaste ajoute que les Paphlagoniens, en général, passaient pour +d'assez malhonnêtes gens.] + +[14: On rend, comme on peut, ce calembour, _l'épouvantail_ au lieu de +_l'éventail_: le grec dit βυρσινην, fouet de cuir, au lieu de +μυρσινην, branche de myrte, avec laquelle les esclaves +éventaient le maître ou chassaient les mouches. Ici, les mouches, ce +sont les orateurs, qui seuls alors, avec les poëtes comiques, +remplissaient le rôle que les journalistes remplissent aujourd'hui.] + +[15: Voir l'_Appendice_, numéro II.] + +[16: Voir dans l'_Appendice_, numéro III, les excellentes observations +de M. Grote, pour compléter ce point.] + +[17: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, trad. par A.-L. de Sadous, tome IX.] + +[18: Comme on a pu le voir précédemment, nous ne partageons pas +absolument ce point de vue particulier.] + +[19: Ernest Havet, Introduction au _Discours d'Isocrate sur +l'Antidosis_.] + +[20: Ernest Havet, Introduction au _Discours d'Isocrate sur +l'Antidosis_.] + +[21: On appelle _didascalie_ un ensemble de renseignements, +très-précieux pour la plupart, relatifs à la date, à l'auteur et à la +mise en scène d'une pièce, et qui en accompagnent le titre.] + +[22: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. K. Hillebrand.] + +[23: Pour une expédition.--Voir _les Acharnéens_.] + +[24: Cléon.] + +[25: Cléon ou la Guerre? Le sujet, dans le texte, n'est pas exprimé.] + +[26: Comme les serpents changent de peau, dit le Scholiaste. Le mot +grec, _aspis_, qui signifie _bouclier_, signifie aussi _serpent_. +L'exactitude n'est pas nécessaire dans les plaisanteries; au contraire! +c'est pourquoi les gens trop exacts ne sont pas toujours +très-plaisants.] + +[27: On plantait en terre un long bâton, en travers duquel un autre +faisait comme une balance, sous les deux bassins de laquelle étaient +deux autres bassins plus grands et remplis d'eau, et sous cette eau il y +avait une figure en bronze doré, qu'on appelait Manès. Le jeu, à la fin +des banquets, consistait à verser, d'assez loin, du vin dans l'un des +bassins d'en haut, de façon qu'entraîné par le poids du liquide il +trébuchât et allât heurter avec bruit la tête du bonhomme caché sous +l'eau, sans que le vin se répandît: alors on avait gagné, et c'était +signe qu'on était aimé de celle qu'on aimait, autrement, on avait +perdu.] + +[28: Chargé d'exécuter la statue de Minerve, Phidias fut accusé par ses +ennemis d'avoir détourné une partie de l'or dont elle devait être ornée. +La calomnie et l'exil furent la récompense de ses travaux; Périclès se +considéra comme attaqué dans la personne de son ami, et craignit +peut-être de se voir lui-même obligé de rendre ses comptes: ce fut, +dit-on, un des motifs qui le déterminèrent à engager les Athéniens dans +la guerre du Péloponnèse.] + +[29: Ce décret interdisait de laisser entrer aucun Mégarien sur le +territoire de l'Attique, ni de faire aucun commerce avec ce peuple. Les +Mégariens, qui tiraient d'Athènes tous leurs approvisionnements, furent +réduits par ce décret à la famine. Qu'on se rappelle la scène du +Mégarien forcé de vendre ses deux filles, dans la comédie des +_Acharnéens_; voir ci-dessus.] + +[30: C'est-à-dire que, les vignes ayant été ravagées par l'ennemi dès le +commencement, cela augmenta l'animosité, et dès lors la guerre fut +lancée avec fureur.] + +[31: Le texte dit: La jeune Thrace. Les esclaves portaient souvent le +nom de leur pays, comme autrefois chez nous les domestiques: Champagne, +Bourguignon, etc.] + +[32: Ce qu'on appelle _étoiles filantes_.] + +[33: Ce démagogue que, dans la comédie des _Chevaliers_, on a vu +remplacer Cléon dans la faveur de la multitude: car un démagogue chasse +l'autre, et tous sont chassés tour à tour.] + +[34: On joue sur le nom de _Trygée_, qui, nous l'avons dit, signifie à +peu près _vendangeur_. Mot à mot, _nous la vendangerons, nous la +vendangerons_.] + +[35: Rapprochez Rabelais, au chapitre de Frère Jean des Entommures: «Les +taborineurs avoient défoncé leurs taborins d'un costé, pour les emplir +de raisins; les trompettes estoient chargées de moussines» (_de grappes_ +liées ensemble), etc.--Et Alfred de Musset, à ce vers: + + De ta robe de noce on fit un parapluie!] + +[36: Poyard, _Notice_.] + +[37: Alceste, aussi déterminé et aussi sensé que Lysistrata, ripostera à +peu près de même à Célimène: + + Non, ce n'est pas, madame, un bâton qu'il faut prendre, + Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre. +] + +[38: Pandrose. Une des deux filles de Cécrops. Ce nom fut donné aussi à +Minerve.] + +[39: À Athènes la plupart des archers étaient Scythes. Dans la première +scène, où Lysistrata convoque les femmes à prêter serment, elle dit: «Où +est _la scythe_?» comme on dirait chez nous: «Où est _la gendarme_!» ou +comme on eût dit, sous la Restauration: «Où est la _cent-suisse_?»] + +[40: Ces derniers mots sont les paroles d'Hector à Andromaque, au +sixième chant de l'_Iliade_.] + +[41: C'est-à-dire que les tributs, au lieu de couler dans telle ou telle +dépense spéciale, devraient être directement versés dans le Trésor, afin +que le peuple tout entier en fît un emploi profitable. C'est la +centralisation des finances. Ici Aristophane, contrairement à son +habitude, émet et patrone une idée qui appartient à l'avenir, non au +passé.] + +[42: Allusion au récent désastre de Sicile.] + +[43: Michelet, _Bible de l'humanité_.] + +[44: On lit dans la _Gazette de Cologne_, 1er septembre 1865: + +«Nous aurons sous peu à Leipzig le spectacle d'une assemblée toute +particulière: un congrès allemand de femmes! Déjà, dans une assemblée +préparatoire, ont été proposés «les points principaux de la question +concernant l'affranchissement pratique du «sexe féminin», et Mme Louise +Otto-Peters, ainsi que Mlle Augusta Schmidt y ont fait un appel +patriotique à leurs sœurs d'Allemagne pour les engager à prendre part au +congrès, et à préparer les rapports qu'elles pourraient avoir à faire +touchant la question. + +«Voici quel serait le sujet de leurs délibérations: Exposition +industrielle et artistique de travaux féminins, organisation de caisses +de subventions et de secours mutuels, participation de talents féminins +dans les salles d'audience des académies et universités, érection +d'écoles économiques et commerciales pour femmes, etc., etc. Il paraît +que, des principales villes d'Allemagne, sont déjà arrivées plus de +cinquante lettres annonçant la participation d'autant de membres au +futur congrès.»] + +[45: On doit se rappeler ici ce que W. Schlegel nomme _le temps idéal_, +c'est-à-dire le temps qui s'allonge ou qui s'abrège au gré de +l'imagination du poëte ou des spectateurs, par conséquent tout le +contraire de la fameuse _unité de temps_, qui n'existe pas plus dans le +théâtre grec, que la fameuse _unité de lieu_. Resterait l'_unité +d'action_, qui encore, dans le théâtre grec comme dans le théâtre de +Shakespeare, se réduit à l'unité d'intérêt, pour relier les divers +épisodes d'une action extrêmement libre et changeante, ou même plus +simplement encore à ce que nous avons nommé l'unité de verve, en ce qui +regarde le théâtre d'Aristophane.] + +[46: Même observation qu'à la note précédente: le spectateur admettait +donc sans peine, quoiqu'il n'y eût pas eu d'entr'acte et qu'il n'y en +eût jamais, qu'il s'était écoulé six jours et six nuits depuis que les +femmes avaient formé le complot par lequel commence la pièce.] + +[47: Bien entendu, par ce mot de _corset_, il ne faut pas ici entendre +absolument le corset d'aujourd'hui. Cependant, le στροφιον, +dont parle ici le texte, étant la pièce du vêtement destinée, comme le +prouvent d'autres passages des poëtes comiques, à tourner sous la gorge +pour la soutenir, ce mot correspond plus exactement à celui de _corset_, +qu'à celui de _ceinture_. Mais c'est un corset primitif, qui soutient la +gorge et ne la brise pas: un peuple artiste ne l'aurait pas permis.] + +[48: Le texte dit: Ανθροπος, _cet homme_, mais dans le sens +générique, comme on pourrait dire: _Cet être-là!_ Cet exemple est encore +plus curieux que celui de Cicéron, souvent cité, où il pleure la mort de +sa fille, malheur auquel pourtant il faut se résigner, dit-il, _quoniam +homo nata erat_, puisqu'elle était née _homme_ (et par conséquent +sujette à la mort).] + +[49: Minerve _chalcièque_.] + +[50: Ernest Havet, _le Christianisme et ses origines_.] + +[51: Au vers 955.] + +[52: Cicéron, _Tusculanes_, V, 37.—-Cf. Plutarque, _sur l'Exil_, ch. +V;—-Épictète, _Discours philosophiques_, recueillis par Arrien, I, 9, +1.] + +[53: M. F. Laurent, _Histoire du Droit des gens_, t. II, p. 392.] + +[54: En quoi il se trompait, je crois.] + +[55: Platon, _Apologie de Socrate_.--Et Morel, _Histoire de la Sagesse +et du Goût_.] + +[56: Ernest Havet, _Introduction à Isocrate_.] + +[57: _Ibidem_.] + +[58: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, t. VII, p. 395.] + +[59: G. Grote, _Hist. de la Grèce,_ tome VII, p. 391. V. p. 392, les +noms des principaux sophistes.] + +[60: Le mot _cheval,_ [Grec: hippos] en grec, entre dans tous ces +noms.] + +[61: Nom formé de φειδομαι, _j'épargne_, et de [Grec: +hippos], _cheval_.] + +[62: Artaud, notice sur _les Nuées_.] + +[63: C'étaient des espèces d'histrions, desquels on pourrait rapprocher +ceux de la comédie italienne au dix-huitième siècle. Ceux-ci également +amusaient leur public par toutes sortes de définitions curieuses, +analogues à celles que nous venons de citer. Brighella, par exemple, +type de nos Scapins, n'est pas un voleur, non! mais un homme d'esprit et +un calculateur habile qui sait résoudre ce problème de _trouver une +chose avant que son propriétaire l'ait perdue_. Les objets qu'il +s'approprie sont des _biens dont il hérite avant la mort de ceux qui les +possèdent_. Quand il est forcé de _voyager_, c'est-à-dire de fuir, il +_console les poules veuves_, _adopte les poulets mineurs et les canards +orphelins_. _Il délivre les bourses et les montres captives_; etc.] + +[64: Pascal, dans le fragment intitulé _de l'Art de persuader_, retrouve +cette théorie, comme il avait, plus jeune, deviné les premières +propositions d'Euclide.--Cette note, et la phrase à laquelle elle se +rapporte, sont de M. Morel, dans le livre déjà cité, _Histoire de la +Sagesse et du Goût_.] + +[65: À propos du saut des divers insectes, dont la force musculaire +croît à mesure que leur taille diminue, lire la _Revue des Deux-Mondes_ +du 15 mars 1867, pages 542, 543. On y verra que la science moderne n'a +pas dédaigné ces problèmes, qui paraissaient à Aristophane vains et +ridicules.] + +[66: Dans ce trait se trouve le germe de la comédie suivante, _les +Guêpes_.] + +[67: Voir Morel, _Hist. de la sagesse_, etc.] + +[68: Si toutefois on n'a pas mêlé ensemble deux hommes différents, +portant le même nom de Diagoras.] + +[69: Monnaie fictive, d'une valeur que l'on suppose avoir été égale à +5700 francs environ.] + +[70: Barthélémy, _Voyage d'Anacharsis_.] + +[71: Réticence. C'est-à-dire: Si toutefois tu admets qu'il y ait des +dieux.] + +[72: Montagne de Thrace.] + +[73: _Cacare volo_.] + +[74: Montagne voisine d'Athènes.] + +[75: Ces onze derniers mots n'en font qu'un dans le grec. Il est vrai +qu'il a neuf syllabes, et qu'il est formé de quatre vocables soudés +ensemble: [Grec: sphragidonuchargochomhêtas]. Mais si, de nos onze mots +français, on ôte les articles, mots parasites, et la conjonction _et_, +les onze se réduiront à six.] + +[76: C'est-à-dire aux sophistes.] + +[77: À peu près de même, à la première scène du _Mariage forcé_, +Sganarelle, sortant de chez lui, dit à ses gens: «Si l'on m'apporte de +l'argent, que l'on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo; et, +si l'on vient m'en demander; qu'on dise que je suis sorti, et que je ne +dois revenir de toute la journée.»] + +[78: Encore un trait qui prépare la comédie des _Guêpes_.] + +[79: _Edita doctrina sapientum templa serena_. LUCRÈCE.] + +[80: Dans l'Italie grecque, à Crotone, la foule s'était soulevée contre +les pythagoristes accusés d'oligarchie, et avait mis le feu à leurs +écoles.] + +[81: Voir Egger, _De la deuxième édition des Nuées_.] + +[82: Expression de Montaigne, masculin du mot _sage-femme_.] + +[83: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. K. Hillebrand.] + +[84: Voir la dernière partie du dialogue de Platon intitulé _Gorgias_.] + +[85: Voir Poyard, notice sur les _Nuées_.] + +[86: Morel, _Hist. de la Sagesse_.] + +[87: V. Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. et commentée par +K. Hillebrand, t. II.] + +[88: Les premières _Nuées_ avaient, d'après une tradition authentique, +une parabase différente. Elles n'avaient pas non plus la lutte du Juste +et de l'Injuste, ni l'incendie de l'école à la fin. Il est probable, +d'ailleurs, d'après Diogène de Laerte (II, 18), et malgré toutes les +confusions que nous trouvons chez lui,--dit Otfried Müller,--que dans +les premières _Nuées_ Socrate était mis en rapport avec Euripide, et +qu'on attribuait à l'un une part dans les tragédies de l'autre. (V. les +remarques contraires de F. Ritter dans son compte rendu de cet +ouvrage.)] + +[89: L'obole valait 12 centimes de notre monnaie: le triobole faisait +donc 36 centimes. Mais une valeur de 36 centimes, en ce temps-là, +représentait bien l'équivalent de 3 fr. de nos jours.] + +[90: _Hist. de la Grèce_, fin du tome VII.] + +[91: Tous les jours, le premier aux plaids et le dernier. + +Racine, _les Plaideurs_, acte I, scène 1.] + +[92: Sorte d'horloge à eau, qui mesurait le temps aux orateurs pour +leurs plaidoyers.] + +[93: + Il fit couper la tête à son coq, de colère, + Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire: + Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal + Avait graissé la patte à ce pauvre animal. + +Racine, _les Plaideurs_, acte I, scène 1. +] + +[94: Une des colonnes qui soutenaient le toit abritant les juges contre +le soleil dans la place Héliée.] + +[95: Insigne des juges.] + +[96: Comme Chrémyle y fait coucher Plutus, dans la comédie qui porte ce +dernier nom. (Voir plus loin.) C'était l'usage, en pareil cas.] + +[97: Sorte de proverbe. On contait qu'un voyageur, ayant loué un âne +pour aller à Mégare, s'était assis, pendant une halte, à l'ombre de cet +âne, afin de s'abriter contre l'ardeur du soleil. L'ânier lui disputa la +place, prétendant qu'il avait loué l'âne, mais non son ombre. De là, +contestation et procès.--Démosthènes reprit ce conte dans un de ses +discours, pour réveiller l'attention de son public.] + +[98: + ...Le voilà, ma foi! dans les gouttières; + ... + ...Vous verrez qu'il va juger les chats! + +RACINE, _les Plaideurs_, acte I. +] + +[99: Eschyle, dans le récit de la même bataille, celle de Salamine, se +sert de la même comparaison. Il est intéressant de rapprocher, sur ce +sujet national, Eschyle, Aristophane et Hérodote, génies si +divers,--tragédie, comédie, histoire;--partout le même esprit, la même +fierté, la même joie patriotique.] + +[100: Les tribunaux.] + +[101: Les six derniers archontes présidaient les tribunaux civils, sous +le nom de Thesmothètes.] + +[102: Magistrats qui instruisaient les affaires criminelles et qui +veillaient à la garde des condamnés. Socrate, en prison depuis son +jugement jusqu'au jour où il but la ciguë, resta, sous la surveillance +des Onze.] + +[103: Amphithéâtre construit par Périclès. On y donnait des concours de +musique: de là le nom _Odéon_, «lieu où l'on chante.» On y faisait aussi +les distributions de farine au peuple; et la présence de juges était +sans doute nécessaire pour mettre fin aux contestations qui +s'élevaient.] + +[104: «Ceci regarde les magistrats préposés à l'entretien des murs. Du +reste, cet office n'était pas une magistrature proprement dite, mais +seulement une commission temporaire, selon les besoins. C'est ainsi que +Démosthènes fut élu par la tribu Pandionide; ce qui nous a valu les deux +célèbres discours de Démosthènes et d'Eschine pour et contre Ctésiphon.» +ARTAUD.] + +[105: Racine semble s'être rappelé ces vers d'Aristophane dans le trait +suivant du dialogue de Chicaneau avec la comtesse de Pimbesche: + + CHICANEAU. + + Mais cette pension, madame, est-elle forte? + + LA COMTESSE. + + Je n'en vivrais, monsieur, que trop honnêtement; + Mais vivre sans plaider, est-ce contentement? +] + +[106: [Grec: Tetraphêcheis], littéralement, _hauts de quatre coudées_. +C'est Racine qui nous fournit l'équivalent. + + Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre. + Combien en as-tu vus, je dis des plus huppés, + À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés, + Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche; + Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche! + +_Les Plaideurs_, Acte I, scène 5.] + +[107: C'était un usage des accusés, pour se rendre les juges favorables. +Xénophon (_Rep. Ath._) le mentionne aussi. Au surplus, cela fait partie +de la mimique naturelle, instinctive, et peut s'observer encore +aujourd'hui chez les enfants et chez les simples.] + +[108: Vers 609. Les pauvres gens portaient dans la bouche leur menue +monnaies.--De là aussi par suite, l'usage de mettre une obole dans la +bouche des morts pour payer leur passage dans la barque de +Caron.--«Encore aujourd'hui, dans l'Orient, les Juifs et autres +marchands portent dans leur bouche une quantité incroyable de petites +monnaies, sans que cela les empêche de parler.» Artaud.] + +[109: Même aux îles Fortunées, un des paradis de l'antiquité, ce vieux +juge ne serait heureux qu'en jugeant.] + +[110: Les deux autres mois, nous l'avons dit, se dissipaient en fêtes de +toute sorte, pendant lesquelles les tribunaux chômaient, et, par +conséquent, on ne touchait pas le triobole.] + +[111: Dans son beau livre du _Progrès_.] + +[112: Mesure qui correspond à peu près au litre.] + +[113: Sans doute, le poêlon et la bouteille.] + +[114: Le pot de chambre. La clepsydre, nous l'avons dit, était une +horloge à eau: de là, l'analogie et la plaisanterie.] + +[115: De [Grec: aguia], rue.] + +[116: Et toi, lampe nocturne, astre cher à l'amour! ANDRÉ CHÉNIER, +_Élégies_.] + +[117: Les femmes seules y étaient admises, et les hommes disaient qu'à +huis clos il se passait parfois entre elles d'étranges choses: c'est à +quoi peut-être Aristophane fait ici quelque allusion +satirique.--Cependant la pièce que nous avons de lui sous ce titre: _Les +Fêtes de Cérès et de Proserpine_ ne nous présentera rien de tel; mais un +assez grand nombre d'autres détails plaisants. Voir plus loin.] + +[118: Ceci était écrit en 1849, dans _la Liberté de penser_, où ces +_Études_ parurent d'abord en quatre articles. Je suis plus que jamais de +cette opinion. L'enfant lui-même, puisqu'il peut être propriétaire, +devrait avoir son vote:--et encore, en parlant ainsi, je me place au +point de vue le plus étroit, qui ne découvre la source du droit de +suffrage que dans la propriété. À plus forte raison, selon le droit vrai +et complet, tout être faisant partie de la nation devrait-il voter, soit +par lui-même s'il est en âge, soit par ses parents ou tuteurs en +attendant. Autant de têtes, autant de votes. Voilà le vrai.] + +[119: Cela signifie que son manteau était tellement mince et déchiré, +qu'on pouvait douter qu'il en eût un.] + +[120: Le petit-fils, à ce que l'on croit du célèbre général dont il est +question dans _les Chevaliers_.] + +[121: + Œdipe, qui jadis eut la douleur amère + De faire des enfants à madame sa mère! + +Boursault, _le Mercure galant_, comédie.] + +[122: Rapprochez Plutus et Pluton.] + +[123: Voici l'ordre chronologique des onze pièces d'Aristophane qui nous +sont parvenues: + +426 ans avant notre ère, _les Acharnéens_; +425, _les Chevaliers_; +424, _les Nuées_; +423, _les Guêpes_; +421, _la Paix_; +415, _les Oiseaux_; +412, _Lysistrata_; +411, _les Fêtes de Cérès et de Proserpine_; +406, _les Grenouilles_; +393, _les Femmes à l'Assemblée_; +408 et 388, _Plutus_, représenté deux fois.] + +[124: «On peut supposer, dit Schlegel, que, déjà quelque temps avant la +loi, il était devenu dangereux pour le poëte comique de donner toute +l'étendue possible au privilége dont il jouissait. S'il est vrai, comme +on l'a prétendu et contesté tour à tour, qu'Alcibiade ait fait noyer +Eupolis pour le punir d'avoir dirigé contre lui une satire dialoguée, il +n'y a aucune gaieté comique en état de résister à l'idée d'un pareil +danger. + +«Le Plutus qui nous est conservé n'est pas celui que le poëte avait mis +sur la scène en 408, mais bien celui qu'il donna vingt ans plus tard, en +388; c'est la dernière pièce que le vieux poëte ait fait jouer lui-même; +car les deux comédies qu'il composa encore, le _Coccatos_ et +l'_Éolosicon_, il les fit donner par son fils Araros [Otfried Müller, +_Hist. de la litt. gr._].»] + +[125: «L'absence de la parabase, et de nombreuses allusions à des faits +politiques postérieurs à 408, ne permettent pas de supposer que nous +ayons entre les mains l'édition primitive; d'un autre côté, les vers où +Aristophane attaque certains citoyens par leur nom ne peuvent appartenir +à l'édition de 388, puisqu'alors cette licence était proscrite.» POYARD, +_Notice_.] + +[126: Ni dans _Lysistrata_, soit que le temps ait mutilé cette pièce, +soit que le poëte n'ait pas toujours usé de son droit.] + +[127: Ou charge publique honorifique et onéreuse.] + +[128: Voir l'_Appendice_, numéro IV: _Les derniers jours du théâtre +grec_.] + +[129: Comme dans cette belle chanson russe, d'une si poignante ironie, +où la femme d'un fonctionnaire berce son enfant en disant: + +«Dors, vaurien, pendant que tu es inoffensif.--Do, do, l'enfant do. + +«La lune couleur de cuivre répand mystérieusement sa lumière sur ton +berceau.--Ce n'est pas une histoire en l'air que je veux te dire, je +vais chanter la vérité. Toi, ferme les yeux.--Do, do, l'enfant do. + +«Toute la province est dans la joie à la nouvelle qui vient de se +répandre: Ton père, coupable de tant de méfaits, vient enfin d'être cité +en justice. Mais ton père, gredin consommé, saura se tirer +d'affaire.--Dors, vaurien, tandis que tu es honnête.--Do, do, l'enfant +do. + +«En grandissant tu apprendras à apprécier le nom de chrétien.--Tu +achèteras un habit de scribe et tu prendras la plume.--Tu diras avec +hypocrisie: «Je suis honnête, je suis pour la justice!»--Dors, ton +avenir est assuré.--Do, do, l'enfant do. + +«Tu auras l'apparence d'un grave fonctionnaire, et tu seras coquin dans +l'âme.--On te reconduira jusqu'à la porte, puis on fera derrière ton dos +un geste de mépris.--Tu apprendras à courber l'échine avec +grâce...--Dors, vaurien, tandis que tu es innocent.--Do, do, l'enfant +do. + +«Quoique doux et peureux comme un mouton, et peut-être bête comme lui, +tu sauras arriver en rampant à une excellente place, sans te laisser +prendre en faute.--Dors, tandis que tu ne sais pas voler.--Do, do, +l'enfant do. + +«Tu achèteras une maison à plusieurs étages;--tu atteindras un haut +grade, et deviendras un grand seigneur, un noble!--Tu vivras longtemps, +entouré d'honneurs, et finiras ton existence en paix.--Dors, mon beau +fonctionnaire!--Do, do, l'enfant do.»] + +[130: C'était un riche avare.] + +[131: Voir dans Hérodote la théorie et les exemples de cette jalousie +des dieux ou du destin. C'est par là qu'il explique les vicissitudes de +l'histoire.] + +[132: Ou, comme on dit aujourd'hui, «du côté des gros bataillons.»] + +[133: Au troisième acte du _Bourgeois gentilhomme_, scène IX, Molière, +emploie ce même procédé d'antithèses comiques, lorsque Cléonte et son +valet Covielle, parlant l'un de l'ingrate Lucile, l'autre de la servante +Nicole, non moins oublieuse que sa maîtresse, disent tour à tour: + + CLÉONTE. + + Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j'ai + faits à ses charmes! + + COVIELLE. + + Après tant d'assidus hommages, de soins et de services que je lui + ai rendus dans sa cuisine! + + CLÉONTE. + + Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux! + + COVIELLE. + + Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle! + + CLÉONTE. + + Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même! + + COVIELLE. + + Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa + place!... + +Etc., etc.] + +[134: Le talent valait 5560 francs.] + +[135: Voir, ci-dessus, l'analyse des _Guêpes_, et la note 96.] + +[136: «Nécessité d'Industrie est la mère,» a dit La Fontaine dans une de +ses _Fables_; et Perse, dans le Prologue de ses _Satires_, avait dit, +plus énergiquement encore: _Magister Artis Venter_, «le Ventre est le +maître de l'Art.»] + +[137: Où les pauvres, pendant l'hiver, se réfugiaient en foule, et +parfois se brûlaient en se pressant contre le fourneau des bains.] + +[138: C'est par ce vers que M. Boissonade répliquait aux hardiesses de +Wolf sur Homère.] + +[139: «La pauvreté, féconde en hommes!» LUCAIN.] + +[140: «Que d'amis, que de parents naissent, en une nuit, au nouveau +ministre!» LA BRUYÈRE.] + +[141: Sorte de proverbe, pour dire: Tout change. Vous fûtes belle +autrefois peut-être; mais la saison des amours est passée.--Milet avait +été longtemps la plus puissante des villes Ioniennes: elle avait possédé +une flotte très nombreuse, et fondé plus de quatre-vingts colonies. Elle +se laissa amollir par le luxe et la volupté, et dégénéra; ce qui est +résumé dans ce vers, réponse rendue par l'oracle à Polycrate, tyran de +Samos. Tombée au pouvoir des Perses, elle essaya inutilement de secouer +leur joug.] + +[142: Éleusis, où l'on célébrait les grands-mystères, était à deux +lieues d'Athènes: les femmes élégantes s'y rendaient en char, et +faisaient assaut de luxe. C'était le Longchamp de ce temps là.] + +[143: Au second acte de _l'École des Femmes_, Alain dit à Georgette, par +une métaphore semblable: + + Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage, + Que, si quelque affamé venait pour en manger, + Tu serais en colère, et voudrais le charger? + + GEORGETTE. + + Oui, je comprends cela. + + ALAIN. + + C'est justement tout comme + La femme est en effet le potage de l'homme; + Et, quand un homme voit d'autres hommes parfois + Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts, + Il en montre aussitôt une colère extrême... +] + +[144: voir ci-dessus l'analyse de _la Paix_] + +[145: Voir la _Revue des Deux-Mondes_ du 1er janvier 1863.] + +[146: Au reste c'était aussi pour une heure ou deux qu'un Bossuet +composait ses chefs d'œuvre, l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre, +ou de la duchesse d'Orléans, ou du prince de Condé.--Oui, c'était pour +une heure ou deux, et pour tous les siècles.] + +[147: Par la machine suspendue qui roulait les dieux dans les tragédies, +et qu'on appelle chez nous _une gloire_.] + +[148: S'ils tombent de là-haut. Allusion au _Télèphe_, au _Philoctète_, +au _Bellérophon_, tous boiteux. Dans _la Paix_ de notre poëte, la fille +de Trygée dit à son père qui monte au ciel sur l'escarbot: «Prends garde +de tomber et de devenir boiteux: ne va pas fournir un sujet de tragédie +à Euripide!»] + +[149: _Œnée, Phénix, Philoctète, Bellérophon, Télèphe_, tragédies +d'Euripide, desquelles il ne reste que des fragments fort courts.] + +[150: Vers emprunté à Euripide. Il y a dans cette scène un grand nombre +de vers parodiés de la même façon.] + +[151: Ces deux vers sont empruntés au _Télèphe_ d'Euripide.] + +[152: Autre vers parodié.] + +[153: _Idem._] + +[154: La mère d'Euripide avait, dit-on, vendu des herbes et des légumes +sur le marché.--Ceci est, du reste, une parodie des vers de tragédie où +l'on disait souvent, par un tour semblable, la pensée contraire: +«Puissent les dieux t'accorder un plus heureux destin qu'à ta mère!» +C'était devenu une formule, comme dans nos mélodrames: _la croix de ma +mère!_ ou: _sauvé! sauvé, mon Dieu!_...] + +[155: Encore la même allusion à la mère d'Euripide.] + +[156: Nous en avons fait un petit extrait en un seul livre: _le Mal +qu'on a dit des Femmes_.--Mais, avec impartialité, nous avons recueilli +aussi _le Bien_.--_Le Mal_ a eu déjà sept éditions.--On vient de réunir +en un volume _le Mal_ et _le Bien_.] + +[157: Ce qui faisait du bruit et allait trahir sa présence. Telle est je +crois, l'interprétation véritable, quoique Artaud, d'après un +scholiaste, en ait adopté une autre, et Poyard à son exemple; comme +j'avais fait aussi d'abord. Mais je me rallie à la version de Brunck.] + +[158: Pendant les Thesmophories, les femmes logeaient deux à deux sous +des tentes dressées près du temple de Cérès.] + +[159: Voir la note 47.] + +[160: _Quo penem trudis deorsum?_ Brunck.] + +[161: _Eccum vide: prominet, et optimi coloris est._ Brunck.] + +[162: _Isthmum aliquem habes, homo: sursumque et deorsum penem trahis +retrahisque, frequentius quam Corinthii._ Les Corinthiens, pour n'avoir +pas à faire le tour du Péloponnèse, faisaient passer sans cesse leurs +navires d'une mer à l'autre à travers l'isthme, au moyen de machines. On +sait, au surplus, que les vaisseaux grecs étaient de très-petites +dimensions.] + +[163: Hercule était Thébain: aussi quelques commentateurs ont-ils voulu +placer d'abord à Thèbes le lieu de la scène où Dionysos frappe à la +porte de ce dieu; mais la supposition est inutile: Hercule avait un +temple près d'Eleusis, et de là aux Enfers l'imagination et la foi +populaires faisaient aisément le chemin.] + +[164: Où l'on pilait la ciguë.] + +[165: Allusion aux premiers effets de la ciguë. Voir, dans le _Phédon_ +de Platon, la mort de Socrate, imitée par Lamartine dans ses premières +poésies.] + +[166: C'était au Céramique qu'on célébrait, en l'honneur de Minerve, de +Vulcain et de Prométhée, les _lampadophories_ et les _lampadodromies_, +c'est-à-dire les processions aux flambeaux et les courses aux flambeaux: +dans celles-ci on se passait les torches de main en main, et il fallait +prendre garde de les éteindre en courant! Le beau vers de Lucrèce: + + Et quasi cursores vitae lampada tradunt, + +est une allusion à cet usage. On donnait aux concurrents le signal du +départ, en lançant une torche du haut de la tour.] + +[167: Nouvelle allusion au salaire que recevaient les citoyens pour +aller juger et voter, et dont nous avons parlé plusieurs fois, notamment +à propos des _Guêpes_. Ce salaire varia, à diverses époques, de 1 à 2 et +à 3 oboles.] + +[168: Célèbre bataille navale, gagnée par les Athéniens sur les +Lacédémoniens, en 406, quelques mois seulement avant la représentation +des _Grenouilles_. Les Athéniens avaient embarqué sur leur flotte un +certain nombre d'esclaves qui combattirent vaillamment et reçurent la +liberté pour récompense.--D'autre part, les chefs de l'armée navale +furent condamnés à la peine capitale pour n'avoir point enseveli leurs +morts, quoique la tempête les en eût empêchés.--Socrate le juste vota +seul contre ce décret trop rigoureux. + +Un passage de M. Grote (_Hist. de la Grèce_, t. XI), achèvera de mettre +ce point en lumière: + +Après la bataille des Arginuses, dans l'étourdissement de la victoire, +non-seulement on n'avait pas recueilli pour les ensevelir les corps des +guerriers morts flottants sur l'eau, mais on n'avait pas visité les +carcasses des vaisseaux désemparés, pour sauver les hommes qui vivaient +encore. Le premier de ces deux points, même seul, aurait suffi pour +exciter à Athènes un sentiment pénible de piété offensée. Mais le second +point, ici partie essentielle du même oubli, aggrava ce sentiment et le +transforma en honte, en douleur et en indignation du caractère le plus +violent.» Les huit généraux furent accusés: ils alléguèrent qu'une +tempête les avait empêchés de remplir ce double devoir. Plus de mille +hommes avaient été noyés ainsi. Les huit généraux furent condamnés, et +les six qui se trouvaient alors à Athènes furent exécutés. Au reste, +dans ce jugement rendu par passion, les formes de la justice avaient été +violées, et Socrate, en qualité de prytane (seule charge politique qu'il +ait eue à remplir dans une vie de soixante-dix ans), avait protesté +obstinément contre cette violation.--Plus tard, il eut aussi la gloire +de résister à l'odieuse tyrannie des Trente.] + +[169: Bacchus avait, près d'Athènes, un temple situé sur le bord d'un +marais: l'imagination du poëte met à profit cette circonstance.--La +principale fête de Bacchus, nommée _Anthestérie_, se célébrait au mois +Anthestérion et durait trois jours. Le premier jour portait ce nom même +d'_Anthestérie_; le second s'appelait la fête des _Coupes_ ou des +_Conges_, le troisième, la fête des _Marmites_: on faisait bouillir dans +des marmites toutes sortes de légumes, qu'on offrait à Bacchus, à +Minerve et à Mercure. C'était le jour des concours dramatiques. Selon +Théopompe, cet usage remontait au temps du déluge: ceux qui se sauvèrent +des eaux offrirent un sacrifice semblable à Mercure, pour le rendre +favorable à ceux qui avaient péri dans l'inondation.] + +[170: Histoire de la Sagesse et du Goût.--Voyez aussi, sur les Mystères, +Ernest Havet, _Le Christianisme et ses Origines_, dans la _Revue +moderne_ du 1er avril 1867.] + +[171: La procession des initiés se rendait du Céramique à Eleusis: la +distance était de vingt-cinq stades,--plus de deux lieues.] + +[172: Trait lancé contre les chorèges qui avaient lésiné sur les +costumes en montant cette comédie.] + +[173: Tartésia était une ville située près des marais de l'Averne, +qu'habitaient, dit-on, des reptiles nés de l'accouplement des murènes et +des vipères.] + +[174: Tithrasios était, selon le Scholiaste, un endroit de la Libye +habité par les Gorgones.] + +[175: La purée de pois était, à ce qu'il paraît, le mets favori +d'Hercule. Au commencement de cette même comédie, Bacchus, voulant lui +faire comprendre à quel point il désire de revoir Euripide, lui dit: «Un +désir soudain s'est emparé de moi,... avec quelle force!... je vais te +le faire saisir. As-tu jamais eu une envie soudaine de purée? + + HERCULE. + + De purée? oh! mille fois dans ma vie! + + DIONYSOS. + + Me fais-je assez comprendre? dois-je en dire davantage? + + HERCULE. + + Oh! pour ce qui est de la purée, je comprends! + + DIONYSOS. + + Eh bien! tel est le désir que j'ai d'Euripide! +] + +[176: Cf. Don-Salluste disant à Ruy-Blas: «Ah ça, vous vous prenez au +sérieux, mon maître!...» et la suite. Victor Hugo, _Ruy-Blas_, acte IV.] + +[177: Théramène n'est pas ici cet honnête homme qui décrit la mort +d'Hyppolyte et le monstre «couvert d'écailles jaunissantes.» Non; +c'était un des _Trente,_ connu par sa versatilité. Aristophane dit: +«C'est agir en sage, en vrai Théramène,»--comme il eût dit de nos jours: +en vrai Dupin, ou quelque autre de cette espèce.] + +[178: Comme on faisait pour les enfants. Il excepte ce châtiment trop +doux.] + +[179: Bourg de l'Attique, où était un temple d'Hercule.] + +[180: Aristophane veut désigner par ces métaphores la poésie sublime, +mais un peu emphatique, du grand Eschyle.] + +[181: Le poëte malveillant désigne par ces images dénigrantes les vers +d'Euripide.] + +[182: Voyez les vers 76 à 82, et 788 à 794.--Nous avons tout à l'heure +traduit et cité ce dernier passage.] + +[183: La Harpe fait ici un contre-sens bizarre. Il met: «C'est par une +tragédie intitulée _l'Accouchement de Mars_.»] + +[184: [Grec: Estrateumhenoi gar eiai], «ils ont fait la guerre, ils ont +fait une campagne.» Pour comprendre ce passage, il faut se rappeler que +le jury qui jugeait le concours des poëtes comiques était composé de +cinq personnes prises au sort, indistinctement parmi tous les +spectateurs; tandis que le jury du concours tragique était composé de +dix personnes choisies par l'archonte parmi les citoyens qui avaient +fait le service militaire. Artaud.] + +[185: Voir, pour ces divers rapprochements, les excellentes _Études sur +les Tragiques grecs_, par M. Patin, 2e édition. Paris, Hachette.] + +[186: À propos du burlesque mêlé à la religion, V. Ernest Renan, _Études +d'histoire religieuse_, p. 65 et 66.--Voir aussi Lenient, _de la Satire +au moyen âge_.] + +[187: Voir Sainte-Beuve, _Étude sur le seizième siècle_, de l'esprit de +malice au bon vieux temps; notamment p. 468.] + +[188: Ernest Renan, _les Apôtres_, p. 314, 315.] + +[189: _Traité des Études_, tome I.--Voir, sur le même point, une +très-bonne thèse de M. Dabas.] + +[190: Ch. Benoît, _Cours de litt. grecque_.] + +[191: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._ trad. K. Hillebrand.] + +[192: Cette croyance populaire était peut-être venue de l'Orient. Voici +comme parle Azz-Eddin Elmocaddessi, dans son livré intitulé _les Oiseaux +et les Fleurs:_ + +«Considère la huppe: lorsque sa conduite est régulière et que son cœur +est pur, sa vue perçante pénètre dans les entrailles de la terre et y +découvre ce qui est caché aux yeux des autres êtres; elle aperçoit l'eau +qui y coule, comme tu pourrais la voir au travers d'un cristal; et, +guidée par l'excellence de son goût et par sa véracité: Voici, dit-elle, +de l'eau douce, et en voilà qui est amère.--Elle ajoute ensuite: Je puis +me vanter de posséder, dans le petit volume de mon corps, ce que Salomon +n'a jamais possédé, lui à qui Dieu avait accordé un royaume comme +personne n'en a jamais eu: la science que Dieu m'a départie, science +dont jamais ni Salomon ni aucun des siens n'ont été doués. Je suivais +partout ce grand roi, soit qu'il marchât lentement, soit qu'il hâtât le +pas, et je lui indiquais les lieux où il y avait de l'eau sous terre. +Mais un jour je disparus tout à coup, et, pendant mon absence, il perdit +son pouvoir. Alors, s'adressant à ses courtisans et aux gens de sa +suite: Je ne vois plus la huppe, leur dit-il; s'est-elle éloignée de +moi? S'il en est ainsi, je lui ferai souffrir un tourment violent, et +peut-être l'immolerai-je à ma vengeance, à moins qu'elle ne me donne une +excuse légitime.--Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il ne s'informa +de moi que lorsqu'il eut besoin de mon secours.--Puis, voulant faire +sentir l'étendue de son autorité, il répéta les mêmes mots: Je la +punirai! que dis-je? je l'immolerai! Mais le destin disait: Je la +dirigerai vers toi, je la conduirai moi-même.--Lorsque je vins ensuite +de Saba, chargée d'une mission pour ce roi puissant, et que je lui +dis:--Je sais ce que tu ne sais pas,--cela augmenta sa colère contre +moi, et il s'écria: Toi qui dans la petitesse de ton corps, renfermes +tant de malice, non contente de m'avoir mis en colère en t'éloignant +ainsi de ma présence, tu prétends encore être plus savante que +moi?--Grâce, lui dis-je, ô Salomon, je reconnais que tu as demandé à +Dieu un empire, et qu'aucun souverain n'en possédera jamais un semblable +au tien; mais tu dois avouer aussi que tu n'as pas de même demandé une +science à laquelle personne ne pût atteindre. Je t'ai apporté de Saba +une nouvelle que tous les savants ignorent.--O huppe, dit-il alors, on +peut confier les secrets des rois à celui qui sait se conduire avec +prudence: porte donc ma lettre.--Je m'empressai de le faire, et je me +hâtai d'en rapporter la réponse. Il me combla alors de ses faveurs, il +me mit au nombre de ses amis, et je pris rang parmi les gardiens du +rideau qui couvrait sa porte, tandis qu'auparavant je n'osais en +approcher. Pour m'honorer, il me mit ensuite une couronne sur la tête, +et cet ornement ne sert pas peu à m'embellir. D'après cela, la mention +de mon immolation a été abrogée, et les versets où il est question de ma +louange ont été lus.--Pour toi, si tu es capable d'apprécier mes avis, +rectifie ta conduite, purifie ta conscience, redresse ton naturel, +crains celui qui t'a tiré du néant, profite des leçons instructives +qu'il te donne, quand même il se servirait pour le faire du ministère +des animaux; et crois que celui qui ne sait pas tirer un sens +allégorique du cri aigre de la porte, du bourdonnement de la mouche, de +l'aboiement du chien, du mouvement des insectes qui s'agitent dans la +poussière; que celui qui ne sait pas comprendre ce qu'indiquent la +marche de la nue, la lueur du mirage, la teinte du brouillard, n'est pas +du nombre des gens intelligents.»] + +[193: Fils de Térée et de Procné.] + +[194: Un siècle avant Cyrano, il y a la _Néphélococcygie_ de Pierre +Le Loyer. (Voir, à ce sujet, le quatrain de Ronsard cité par +Sainte-Beuve, _Étude sur le seizième siècle_ p. 234.)--Passerat, vers le +même temps, célébrait aussi la métamorphose des _hommes-oiseaux_.--Il y +a, dans les fragments laissés par Gœthe, un essai d'imitation, assez +faible, de cette première partie des _Oiseaux_ d'Aristophane, adaptée +avec beaucoup de licence à la scène allemande, ou plutôt au goût des +lecteurs allemands. Deux personnages cherchent en l'air, au risque de se +casser le cou, une espèce de pays de Cocagne; ils vont trouver un vieux +hibou, critique de profession, qui les traite de fous et les envoie +promener. Pendant qu'ils causent entre eux, arrivent les oiseaux, qui +veulent tout simplement les mettre à mort. Discours ronflant de l'un des +deux voyageurs, qui leur fait comprendre qu'ils ne sont pas des hommes, +mais des oiseaux en mue. Il les engage ensuite à établir leur royaume de +manière à se soumettre les dieux et les hommes, en coupant toute +communication entre eux.--Suit un épilogue dans lequel Gœthe promet de +donner la continuation de cette pièce, en cas qu'elle soit goûtée du +public.--Il fallait qu'il comptât beaucoup sur l'ignorance de ce public, +pour piller ainsi Aristophane sans faire la moindre mention de lui ni de +sa comédie.] + +[195: Bourg de l'Attique. Le même mot, en grec, signifie tête. De là le +calembour d'Évelpide, qui fait le Lazarille, le _gracioso_, le +commentateur bouffon de Peisthétairos.] + +[196: Odin, le Jupiter de la mythologie scandinave, est représenté avec +un casque aux deux côtés duquel sont posés deux corbeaux, qui partent +tous les soirs pour faire en volant le tour de la terre et lui rapporter +le matin ce qu'ils ont appris.] + +[197: Allitération sur [Grec: Thon chênha], l'oie, au lieu de [Grec: +Thon Zênha], Jupiter.--Lampon était un des devins envoyés à Sybaris avec +la colonie athénienne qui reconstruisit cette ville sous le nom de +Thurium.--Socrate, respectant les dieux, jurait par _le chien_!--C'est +par un scrupule analogue que les gens du peuple, chez nous, disent +quelquefois: _Nom d'un chien_!--pour ne pas dire: _Nom de D._! De même, +s'il leur échappe de commencer à dire: _Sac... n. de D._! ils changent +et disent: _Sac... rist_! puis _Sapristi_! ou _Sac... à papier_! ou tel +autre achèvement insignifiant.--C'est sans doute dans la même intention +qu'Henri IV avait adopté _Ventre-saint-gris_! pour n'offenser personne +au ciel, quoiqu'il y eût cependant un saint Gris.--Depuis qu'un de ses +prédécesseurs, le dévot roi Louis IX, qu'on appelle saint Louis, avait +promulgué une loi qui ordonnait de transpercer d'une pointe de fer +rougie au feu la langue des jureurs et blasphémateurs, les anciens +jurons s'étaient transformés, de manière à devenir innocents. Ainsi, au +lieu de: _Par la mort de Dieu_, ou _par la mort-Dieu_!--_Par le sang de +Dieu_ ou _par le +sang-Dieu_!--_Tête-Dieu_!--_Ventre-Dieu_!--_Corps-Dieu_!--_Je renie +Dieu_!--_Je maugrée Dieu_! on se mit à dire: _morbieu, morbleu, mordié, +morgué, morguienne_!--_Pa' l' sang-bieu_! _palsambleu_! _Par la +sambleu_!--_Tête-bieu, têtebleu_!--_Ventre-bieu_, +_ventrebleu_!--_Corps-bieu_! _corbleu_!--_Je r'nie-bieu_, _jarnibieu, +jarnidié, jarnigué, jarnigois, jarni_!--_Maugrebieu, maugrebleu_! De +même, au lieu de jurer par le _Diable_, on se mit à jurer par le +_Diantre_; etc.--Dans un sentiment analogue, les gamins, au lieu de _Ma +parole d'honneur_! disent _Ma parole d'onze heures_, pour ôter le +serment donné à faux.] + +[198: Allusion malicieuse à ceux qui, en pareilles circonstances, +étaient chargés de distribuer du blé aux indigents, et qui détournaient +une partie de l'argent destiné à ce secours.] + +[199: L'arbre de Minerve et d'Athènes.--On peut rapprocher de ces vers +si frais un passage d'une lettre de Luther au comte Palatin sur les +Oiseaux des bois: «Ils tiennent leur séance en plein soleil, l'arche du +ciel pour voûte, les gais feuillages pour draperies, libres et +maîtres... Ils viennent déclarer la guerre à toutes les graines et +semences, au blé, au seigle, aux meilleurs fruits.»--Voir l'intéressante +et piquante étude de M. Philarète Chasles, intitulée: _Luther dans son +ménage_.] + +[200: Sophiste, disciple de Protagoras, et célèbre comme lui. Voir +ci-dessus l'analyse des _Nuées_.] + +[201: + Premiers-nés de l'Amour, ils ont gardé ses ailes, + Et restent à jamais ses compagnons fidèles. + +A. Baron, analyse des _Oiseaux_, en prose mêlée de vers.] + +[202: Les Grecs ne naviguaient pas, ordinairement, pendant l'hiver.] + +[203: Un voleur de ce temps-là.] + +[204: «Chaque animal exerce, pour subsister, une industrie spéciale; +mais souvent il y joint, pour ses moments de loisir, quelque art ou +quelque étude philosophique dont les résultats ne sont pas pour lui sans +utilité pratique. Les oiseaux ont certainement pour étude les phénomènes +atmosphériques; mais ils sont, en outre, d'excellents géographes. Des +siècles avant Magellan, ils pratiquaient, ainsi que certains poissons, +le voyage autour du monde. Ils ont parmi eux des géomètres et des +arithméticiens: on a constaté que la pie, je crois, sait compter jusqu'à +six, et pas au delà. Est-il, même en Allemagne, un plus profond +philosophe que le héron? Ne semble-t-il pas qu'il y ait en lui du +mystique et de l'ascète? et, par son immobilité recueillie, ne +rappelle-t-il pas le vœu étrange de Siméon le Stylite?» Eugène Noel, _la +Campagne_.] + +[205: Villemain, _Essai sur la Poésie lyrique_.] + +[206: Vers destinés à être chantés par les jeunes filles.] + +[207: A. Baron, analyse des _Oiseaux_.] + +[208: Eugène Fallex, scènes d'Aristophane traduites en vers français.] + +[209: Satrape persan.--Allusion à certains orateurs qui recevaient l'or +de l'étranger pour défendre à la tribune les intérêts des ennemis de la +patrie. Ainsi, Aristophane fait coup double, stigmatisant dans un même +personnage, le fonctionnaire prévaricateur et l'orateur vendu.] + +[210: Voir le beau livre de Michelet sur l'_Oiseau_, «bienfaisant +creuset de flamme vivante, où la Nature fait passer tout ce qui +corromprait la vie supérieure.»] + +[211: Cette plaisanterie donne à entendre que cette fameuse muraille est +aussi chimérique que les richesses dont se vantaient Théagène et +Proxénide, deux Gascons d'Athènes, dont le premier a déjà été touché +précédemment dans cette même comédie.] + +[212: Voir, sur les sycophantes, la note 11.] + +[213: «Dans les situations politiques les plus graves, il y a toujours +des idiots comme le Triballe, des gens sensés, mais faibles et débordés +par leur faute, comme Neptune, et surtout des pourfendeurs qui «ne +parlent que d'échiner,» et qui sont les premiers à se vendre et à vous +livrer avec eux, comme Hercule.» Eug. Fallex.] + +[214: A. Baron, analyse des _Oiseaux_.] + +[215: Otfried Müller, _Hist. de la Litt. gr._, trad. K. Hillebrand.] + +[216: Voir Edgard Quinet, _Marnix de Sainte-Aldegonde_, p. 163.] + +[217: Livre inspiré peut-être en partie par le curieux chapitre de Ch. +Fourier _sur l'Analogie_. Voir l'_Appendice_.] + +[218: Voir dans ce livre _de l'Allemagne_, t. I, p., 16, la légende +chrétienne du _Rossignol de Bâle_, et, t. II, p. 87 à 92, une histoire +dont les personnages sont le passereau, la pie et le hibou.] + +[219: Voir le recueil publié sous ce titre par M. de Marcellus.] + +[220: Ernest Renan, _Étude sur François d'Assise_.--À l'inverse de cette +pensée, voir dans notre appendice, un joli plaidoyer de Léon Duval, sur +le testament d'un ornithophile.] + +[221: On comptait, dans la longue carrière d'Aristophane, une +cinquantaine de pièces; pas même la moitié de celles de Sophocle. +Dindorf en considère quarante-quatre comme authentiques; Bergk, +quarante-trois seulement.] + +[222: Sorte de petit autel qui s'élevait à l'endroit où se dresse chez +nous le toit du souffleur.] + +[223: παραβασις, de [Grec: παραβαινω, _passer le long de_...] + +[224: Primitivement, à Bacchus.] + +[225: On trouve de ces sorties dans _les Acharnéens_, vers 1143 à 1174; +dans _les Guêpes_, vers 1265 à 1291; dans _les Oiseaux_, vers 1470 à +1493, 1555 à 1565, 1694 à 1705. Il ne faut pas se donner la peine de +chercher un rapport entre ces vers et le reste de la pièce. Dans le +fait, il n'en existe point. La moindre réminiscence passagère suffit +pour motiver de telles sorties.] + +[226: Dans _la Paix_, par exemple, et _les Grenouilles_, où la première +moitié de la parabase est fondue avec la _parodos_ et la chanson +d'Iacchos. Ce dieu étant déjà chanté dans ce premier morceau des +_Grenouilles_, les strophes lyriques du second morceau (vers 675 et +suivants) ne contiennent plus d'évocations de divinités, ni rien +d'analogue, et sont remplies, par contre, de plaisanteries à l'adresse +de Cléophon et de Climène, les démagogues. Nous trouvons la même +déviation de la règle, et motivée par la même raison, dans la seconde +parabase des _Chevaliers_.] + +[227: Comme dans _les Chevaliers_.] + +[228: Dans _les Femmes à l'Assemblée_ et le _Plutus_, la parabase +manque, pour des raisons que nous avons indiquées plus haut.] + +[229: _Nuées_, vers 587 et suivants.] + +[230: Si Plutarque, ajoute Otfried Müller en note,--si Plutarque, dans +sa comparaison d'Aristophane et de Ménandre, qui nous a été conservée en +extrait, porte un jugement diamétralement opposé, cela prouve seulement +combien les anciens de la décadence oubliaient le fond pour la forme.] + +[231: Et, de nos jours, à l'Odéon, n'a-t-on pas vu jouer deux actes de +_Zaïre_, entre le second et le troisième acte de _Tartuffe_, en +attendant que l'acteur qui devait jouer Tartuffe fût arrivé; puis +reprendre _Tartuffe_, puis achever _Zaïre_, sans que le public soufflât +mot?] + +[232: Allusion à quelques-unes des pièces de Magnès: _les Joueuses de +flûte, les Oiseaux, les Lydiens, les Moucherons, les Grenouilles_. On +reconnaît là deux des titres et des cadres sur lesquels Aristophane +travailla après Magnès.] + +[233: Poëte vainqueur aux jeux Olympiques, et réduit, dans sa +vieillesse, à la plus extrême misère.] + +[234: Aux grandes Panathénées, qui se célébraient tous les quatre ans, +on portait en pompe à l'Acropole un _péplos_, ou voile, sur lequel +étaient brodées différentes scènes mythologiques qui se rapportaient à +Minerve, les exploits qu'elle avait accomplis contre les Géants, sa +lutte contre Neptune au sujet du nom qui devait être donné à Athènes, +etc. On avait pris l'habitude d'y représenter aussi les exploits des +guerres médiques, etc.] + +[235: Deux actrices du Théâtre-Français étaient en rivalité et avaient +chacune leurs partisans. C'était dans le moment où une guerre maritime +venait de commencer entre la France et l'Angleterre. On publia un +prétendu _Supplément à la Gazette de France_, donnant l'_État des deux +escadres_, rouge et blanche (représentant les deux partis qui divisaient +la comédie). On y lisait des détails comme ceux-ci: + + ESCADRE ROUGE. + +Capitaines: Vaisseaux, canons: Notes: + +Mlle Sainval, l'aînée, _Le Talent_, 129, a Monté par M. le duc +amiral. une superbe batterie. de... + +Mlle Fanier. _Le Prétendant_, 64. Monté par M. le + Vaisseau qui a besoin comte de... + d'un fréquent + calfatage. + +Etc. Etc. Etc. + + ESCADRE BLANCHE. + +Mlle Bellecourt. _Le Profond_, 50. Monté par M. le + Pesant voilier, ne prince de... + pouvant plus armer + en guerre. + + FRÉGATES. + +Mlle Luzy. _La Coquette_, 32, Montée par M. le + supérieure sous la chevalier de... + voile. + +Telle autre «louvoie à merveille;» telle autre est un «bâtiment mou;» +telle autre, un «bâtiment plat, mais solide;» telle autre «a plus +d'apparence que de solidité;» etc.--Les noms de la troisième colonne, +indiquant par qui chaque bâtiment est monté, sont en toutes lettres dans +la pièce originale, dont il courut plusieurs copies. + +Cette pièce est comme le développement à grand orchestre de la +plaisanterie jetée ici, en passant, par Aristophane, mais qui revient, +du reste, assez souvent dans ses comédies.] + +[236: Fils, l'un et l'autre, de Jupiter.] + +[237: C'était pendant la nuit que l'on conduisait la fiancée à la maison +nuptiale.] + +[238: Les deux détails qui viennent ensuite sont intraduisibles en +français: _Lamiæ coleos illotos, et culum cameli_. + + Le latin dans les mots brave l'honnêteté, + Mais le lecteur français veut être respecté. +] + +[239: Comme qui dirait, chez nous, _colonel_ et _général_.] + +[240: Les Sthénies se célébraient en l'honneur de Minerve déesse de la +_force_ σθενος; les femmes s'y attaquaient entre elles par +de violentes railleries, comme jadis les poissardes dans notre +carnaval.--Pendant les Scires ([Grec: schiron], _dais_), on portait en +pompe les statues de Minerve, de Cérès, de Proserpine, du Soleil et de +Neptune, surmontées de pavillons ou dais. _Nil sub sole novum!_] + +[241: Allusion à Alcibiade, qui avait, dit-on, obtenu de Cyrus le Jeune, +satrape d'Asie Mineure, un subside pour la flotte lacédémonienne.] + +[242: Allusion au poëte dithyrambique Cinésias, auquel on imputait un +méfait de cette sorte.] + +[243: Ce général, qu'il ne faut pas confondre avec les poëtes du même +nom, avait beaucoup contribué à l'établissement du gouvernement +oligarchique des Quatre-Cents,--412 ans avant notre ère.--_les +Grenouilles_ furent données l'an 406.] + +[244: Les Platéens avaient le titre de citoyens d'Athènes depuis la +bataille de Marathon, à laquelle ils avaient pris part honorablement.] + +[245: À la bataille des Arginuses. Les esclaves qui y avaient combattu +avaient été affranchis.] + +[246: Remarquons, toutefois, que ce passage des _Nuées_ qui n'est pas en +vers anapestes, n'est pas non plus en vers ïambiques ni trochaïques; il +est, si l'on peut ainsi dire, en vers ioniques irréguliers. Il est donc +toujours dans un mètre différent de celui qui est employé dans le +courant de la pièce.] + +[247: Mesnard.] + +[248: Voir mon petit livre des _Courtisanes grecques_. Paris, Hetzel.] + +[249: Egger, _Mémoires de littér. ancienne_.] + +[250: _République_, p. 496.] + +[251: Ernest Havet, Introduction au discours d'Isocrate _Sur +l'Antidosis_.] + +[252: _Hist. de la Grèce_, trad. par A. L. de Sadous, tome XII] + +[253: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, trad. par A. L. de Sadous, tome +IX.] + +[254: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, trad. par A. L. de Sadous, tome +VIII.] + +[255: Un volume de la Bibliothèque grecque éditée par Firmin Didot +contient ces précieux débris. Ce n'est pas l'un des moins intéressants +de cette belle collection.] + +[256: Qu'il ne faut pas confondre avec le vieux poëte tragique +Phrynichos, nommé plus haut.] + +[257: Patin, _Tragiques grecs_, tome I.] + +[258: Rapprochez les écoles des prophètes chez les Hébreux, celles des +bardes, des druides et des scaldes chez les peuples du Nord; enfin et +surtout, dans le monde moderne, les écoles et familles des peintres +italiens.] + +[259: Nom donné par Aristophane à Euripide, qui était loin de le mériter +comme tous ceux dont nous parlons.] + +[260: Plutarque, _Vie de Lucullus_, 29.] + +[261: Plutarque, _Vie de Lucullus_, 29.] + +[262: Tel est le sens du texte grec de ce passage de Plutarque, _Vie de +Crassus_, qu'Amyot n'a pas compris, et les derniers traducteurs pas +davantage.] + +[263: Ch. Magnin. _Origines du théâtre moderne_.] + +[264: Comme saint Grégoire de Nazianze est le seul père qui porte un +titre par lequel on distingue l'évangéliste saint Jean, c'est peut-être +une des raisons qui lui ont fait attribuer cet ouvrage.] + +[265: Je crois qu'après le vers 1796, malgré ce vers et le précédent, +qui ont pu induire en erreur, c'est toujours Joseph qui parle, et non +pas la Mère de Dieu. Celle-ci est dans la maison, comme on le voit +bientôt après. C'est donc à tort, je pense, qu'on lui fait dire les vers +1797, 1798, 1799.] + +[266: Nous avons mis _l'esprit de l'agneau_ au lieu de _l'esprit de +douceur_, pour rendre le jeu de mots entre Αυκοψρονος et +[Grec: υλυκοψρονος, qui sans cela est intraduisible en français.] + + + + + +End of Project Gutenberg's Etudes sur Aristophane, by Emile Deschanel + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ETUDES SUR ARISTOPHANE *** + +***** This file should be named 19266-0.txt or 19266-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/2/6/19266/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +EU-Distributed Proofreading Team. 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