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+The Project Gutenberg EBook of Etudes sur Aristophane, by Emile Deschanel
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Etudes sur Aristophane
+
+Author: Emile Deschanel
+
+Release Date: September 14, 2006 [EBook #19266]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ETUDES SUR ARISTOPHANE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+EU-Distributed Proofreading Team. This file was produced
+from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+ÉTUDES SUR ARISTOPHANE
+
+PAR
+
+M. ÉMILE DESCHÂNEL
+
+Ancien Maître-de-Conférences à l'École Normale Supérieure.
+
+PARIS
+
+LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
+
+1867.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT.
+
+Les bégueules, de l'un ou de l'autre sexe, feront bien de ne pas ouvrir
+ce livre; on les en prévient.
+
+S'il leur plaisait, après cela, de passer outre, ces très-respectables
+personnes seraient malvenues à crier: _Shocking!_
+
+L'esprit attique est, comme l'esprit gaulois, fort libre en ses
+propos,--principalement dans les comédies,--lesquelles faisaient partie
+des fêtes de Bacchus.
+
+Or, si Bacchus a découvert la vigne, jamais, que je sache, il ne
+conseilla d'en mettre la moindre feuille à ses statues,--ni aux œuvres
+littéraires qui lui furent consacrées.--L'invention de la feuille de
+vigne est toute moderne. Quoiqu'ils n'aient pas de vigne en Angleterre,
+comme dit la chanson, je croirais volontiers que la feuille de vigne est
+originaire de ce pays-là,--tant est grotesque cette pudibonderie, tant
+cette décence est indécente!
+
+Aristophane n'était pas prude. Aujourd'hui on l'est
+prodigieusement,--signe peut-être qu'on est plus corrompu.
+
+Pour moi, Gaulois, je me suis amusé dans les vignes d'Aristophane; j'y
+ai fait vendange à loisir. Et voici le dessus des paniers.
+
+Ces paniers sont ceux des Dionysies, où l'on se barbouillait de lie, et
+où l'on portait en procession le phallos, organe mâle de la génération,
+emblème de la fécondité.--C'est de là qu'est né le théâtre grec.
+
+Avouons toutefois, sans être bégueule ni hypocrite, que, malgré la
+prodigieuse culture intellectuelle et l'esprit extrêmement raffiné des
+Athéniens, le sens moral, chez eux, comme chez tous les peuples du midi,
+n'était pas très-châtié. Les méridionaux sont trop gâtés par le climat:
+ils restent aisément sensuels,--et, en tout cas, insoucieux de la
+pudeur.
+
+La pudeur est, apparemment, une vertu du Nord, plutôt que du Midi,--une
+vertu des pays où le froid nous rend laids en nous forçant de nous
+habiller:--les nations qui vivent demi-nues, sous un ciel plus clément,
+restent plus belles, parce qu'elles cultivent davantage le corps et
+prennent plus de souci de la beauté.
+
+La philosophie morale des Athéniens était pour eux un art, comme tout le
+reste, un exercice, un jeu,--une sorte de gymnastique de l'esprit,
+complétant celle du corps;--mais il ne paraît pas qu'elle constituât un
+code, une certaine nécessité générale dans la manière d'être et dans la
+conduite de la vie. Voilà pourquoi l'idée de la décence publique ne
+trouve pas jour dans tout Aristophane.
+
+Nous autres, au rebours, nous sommes tout confits en décence et en
+hypocrisie publique.
+
+Au surplus, bien des choses qui paraissent grossières quand on les
+traduit du grec en français, sont exquises dans le grec. Quelque énormes
+qu'elles puissent sembler ici, où encore on n'en laisse voir qu'une
+faible partie, dans le texte c'est la grâce même. Voilà ce qu'il ne faut
+pas perdre de vue en lisant ces études sincères.
+
+Elles parurent pour la première fois en 1849, dans _la Liberté de
+penser_. En les revoyant, après dix-huit ans, je les ai un peu
+modifiées; j'ai ajouté plus d'un détail, j'en ai retranché d'autres, qui
+faisaient allusion aux événements de ce temps-là, et qui aujourd'hui ne
+s'entendraient plus.
+
+Quant aux citations assez nombreuses, qui donnent ici la fleur des
+comédies d'Aristophane, je les ai cueillies sur le texte même la plupart
+du temps,--sans négliger cependant de me servir parfois des deux
+remarquables traductions d'Artaud et Destainville, et de mon ancien
+élève Poyard, mais en essayant çà et là de serrer de plus près encore le
+poëte grec, et d'en saisir au vol le mouvement et la couleur.
+
+Bref, on trouvera dans ces _Études_ une sorte d'Aristophane écrémé, à
+l'usage des gens du monde qui ont de l'esprit et de l'honnêteté, et qui,
+par conséquent, ne sont pas prudes.
+
+É. D.
+
+
+
+
+ÉTUDES SUR ARISTOPHANE.
+
+
+
+
+VUE GÉNÉRALE.
+
+
+Chez les Athéniens, comme le dit Fénelon avec une brièveté élégante,
+«tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole.»
+
+Or, les deux principales formes de la parole publique à Athènes, étaient
+la tribune et le théâtre.
+
+Le théâtre était une institution nationale et religieuse. La comédie, en
+effet, et le drame de Satyres, et la tragédie elle-même, étaient nées
+des fêtes de Dionysos, autrement dit Bacchus. Dans ces fêtes, le peuple
+tout entier assistait aux représentations. L'entrée en fut d'abord
+gratuite; et, même après qu'elle eut cessé de l'être, l'État remettait
+aux citoyens pauvres l'argent nécessaire pour payer leur place, de peur
+que la nécessité de travailler pour vivre ne les empêchât de venir au
+théâtre. C'était quelque chose d'analogue à ce que nous appelons
+aujourd'hui l'éducation gratuite. Il y avait des fonds spécialement
+destinés à ce grand service public: on nommait cela le _théôricon_,
+c'est-à-dire, l'argent destiné au théâtre et aux fêtes[1].
+
+Il faut nous figurer que cet argent faisait partie, comme nous dirions à
+présent, du budget des cultes et de l'instruction publique: nous devons
+mêler tout cela ensemble dans l'idée du théâtre grec.
+
+Il n'était permis, sous aucun prétexte, de changer la destination de ces
+fonds. Même dans les plus grands besoins de l'État, par exemple s'il
+s'agissait de quelque guerre à soutenir, on ne pouvait point y toucher:
+une loi prononçait la peine de mort contre l'orateur qui eût osé faire
+une proposition si hardie. Loi excessive en apparence, mais d'une grande
+profondeur morale si l'on y songe, puisqu'elle interdisait, sous peine
+de la vie, de sacrifier quelque chose du budget des arts, qui est celui
+de la civilisation, au budget des armes, qui est souvent celui de la
+force brutale et de la barbarie.
+
+Le théâtre était donc une des institutions organiques de la démocratie
+athénienne. C'était une sorte d'éducation populaire, d'autant plus
+pénétrante qu'elle ne s'annonçait pas et qu'elle s'insinuait par le
+plaisir.
+
+À la vérité, les représentations n'avaient pas lieu tous les jours comme
+chez nous, mais seulement deux ou trois fois par an, aux diverses
+Dionysies, et pour cela l'on pourrait croire que cette influence était
+moindre. Elle était pour le moins égale, parce qu'elle s'exerçait dans
+un monde plus étroit.
+
+Songez que la surface de l'Attique tout entière n'était pas la moitié de
+celle de nos plus petits départements français; que la population
+d'Athènes, vers l'époque d'Aristophane, ne se composait que de quinze à
+vingt mille citoyens libres, et d'environ dix mille étrangers
+domiciliés[2]. Les revenus de l'Attique, dans le même temps,
+s'élevaient, selon quelques historiens, à cent mille talents; selon
+quelques autres, à deux cent mille: prenons une recette moyenne de
+quinze cent mille talents, et, comme l'argent valait alors six ou huit
+fois plus qu'aujourd'hui, cela fait un revenu annuel de quarante-cinq à
+soixante millions de notre monnaie, soit à peu près le revenu de la
+ville de Paris en 1851.
+
+Vous voyez combien cela était petit. Mais, précisément, une force
+concentrée dans une sphère plus étroite a plus de puissance que si elle
+s'épand dans une plus vaste étendue. C'est pourquoi les représentations
+du théâtre athénien, quoique intermittentes, avaient sans doute plus
+d'influence que celles de nos théâtres quotidiens.
+
+Le théâtre d'Athènes, au témoignage de Platon, pouvait contenir trente
+mille spectateurs, qui ne manquaient pas de s'y rendre; tandis que
+l'Assemblée ordinaire du peuple, qui à la vérité avait lieu deux ou
+trois fois par mois, s'élevait rarement, selon Thucydide, à cinq mille
+citoyens présents. Il y avait cependant aussi une indemnité allouée aux
+citoyens qui prenaient la peine d'y assister: usage essentiellement
+démocratique: toute fonction publique doit être rétribuée, afin que la
+pauvreté n'en écarte pas les gens de mérite, et que la richesse n'y
+implante pas les gens médiocres, à l'exclusion des autres; mais, si le
+principe est bon et louable, l'usage offrait bien des inconvénients.
+
+Quoi qu'il en soit, Athènes par son théâtre, autant que par sa tribune,
+était l'institutrice de l'Hellade, comme par ses marchés et ses ports,
+elle en était la cité nourricière. Il n'existait pas dans le monde un
+plus grand marché de céréales que le Pirée, ni une lumière
+intellectuelle plus éclatante que celle de la tribune et du théâtre
+Attiques[3].
+
+ * * * * *
+
+Pour ne parler que de la comédie, celle qu'on appelle _la comédie
+ancienne_ jouissait d'un privilége singulier: au milieu de la pièce, à
+travers l'action, le poëte prenait la parole, par la bouche du coryphée
+ou du principal personnage, et discourait des affaires du moment avec
+une liberté complète, comme il eût fait à la tribune de l'Agora, et même
+avec cette différence que lui, sur le théâtre, avait seul la parole et
+qu'on ne pouvait lui répliquer. C'était comme nos prédicateurs[4].
+
+Aussi ne pouvait-on avant un certain âge se déclarer poëte comique et
+jouir de ce privilége. Chose singulière et digne de remarque: à trente
+ans, le citoyen pouvait entrer au Sénat; à vingt ans, il pouvait faire
+partie de l'Assemblée du peuple, non-seulement pour y voter, mais même
+pour y prendre la parole; et avec cela, s'il en faut croire un des
+scholiastes d'Aristophane, on ne pouvait avant trente ans, et peut-être
+même avant quarante (il est incertain sur le chiffre), se déclarer poëte
+comique. Ainsi la fonction de poëte comique était considérée comme plus
+délicate que celle même de membre de l'Assemblée.
+
+Et c'est pour cela qu'Aristophane, selon ce scholiaste, aurait donné ses
+premières pièces sous les noms de Philonidès et de Callistrate, poëtes
+à ce qu'il paraît, et non pas acteurs ainsi qu'on l'a prétendu.-—«Comme
+j'étais encore fille, dit-il plaisamment (dans un de ces passages où il
+prenait la parole[5] au milieu de la comédie), et qu'il ne m'était pas
+permis de devenir mère, je confiai à des mains étrangères l'enfant que
+j'avais mis au monde en secret; et vous, Athéniens, vous me fîtes la
+grâce de le nourrir et de l'élever.»
+
+Quelques-uns, il est vrai, expliquent ces prête-noms seulement par la
+peur de ne pas réussir, par la modestie ou par la prudence de
+l'auteur[6].
+
+Quoi qu'il en soit, cette loi, ou du moins cette coutume, des trente
+ans, sinon des quarante, met bien en lumière l'importance démocratique
+de la comédie _ancienne_ à Athènes.
+
+Une autre loi défendait aux membres de l'Aréopage d'écrire des comédies,
+moins sans doute à cause de la gravité, de leur caractère, que parce que
+c'eût été réunir sur la même tête deux fonctions incompatibles, celle de
+juge, et celle, en quelque sorte, d'accusateur public.
+
+ * * * * *
+
+La comédie _ancienne_ était donc politique et militante. Celle qui vint
+ensuite, et qu'on appelle comédie _moyenne,_ fut plutôt philosophique ou
+allégorique. Enfin, la comédie _nouvelle,_ dont nous n'avons pas à nous
+occuper, représente les mœurs générales de l'humanité, et, n'ayant plus
+rien de local, put être facilement imitée par les Latins et les
+Modernes.
+
+ * * * * *
+
+La comédie _ancienne_ était essentiellement locale et mêlée à la vie
+publique d'Athènes, essentiellement démocratique, même lorsqu'elle
+combattait la démocratie: à Athènes, l'esprit faisait tout passer, même
+la caricature du peuple; Aristophane en est un exemple éclatant,
+notamment par sa comédie des _Chevaliers_, que nous analyserons tout à
+l'heure.
+
+Chez les anciens Athéniens, la vie privée était close aux regards, et
+n'aurait d'ailleurs fourni au poëte comique, par la constitution même de
+la société, qu'une matière assez restreinte. C'était donc une nécessité
+pour la comédie ancienne de représenter la vie publique.
+
+Elle suit en effet tous les mouvements de la politique et des affaires,
+toutes les fluctuations de l'aristocratie et de la démocratie. Il ne lui
+manque que d'être quotidienne pour devenir dès cette époque quelque
+chose d'analogue au journalisme moderne, un pouvoir réel en dehors des
+pouvoirs officiels, une sorte d'institution libre qui complète toutes
+les autres et qui les contrôle, qui au besoin les modifie ou les
+renverse, les défait et les refait.
+
+Comme le remarque un spirituel critique, «lorsque Périclès voulut
+substituer son influence à l'autorité des lois, il se crut obligé de
+supprimer la comédie (peut-être le désir de se venger des plaisanteries
+des poëtes comiques ne fut pas non plus étranger à ce coup d'État; nous
+savons qu'il avait été attaqué par Cratinos, Eupolis, Hermippos et
+Aristophane lui-même, qui l'appelait _le Jupiter Olympien d'Athènes_);
+mais le peuple ne renonça pas à la comédie aussi facilement qu'à ses
+garanties constitutionnelles: trois ans après, le dictateur démocrate
+fut forcé de la rétablir, et elle acquit assez de puissance pour que
+Platon définît la république d'Athènes une _théâtrocratie_[7].»
+
+Quand ce philosophe voulut faire comprendre à Denys de Syracuse le
+gouvernement d'Athènes, il ne trouva rien de mieux que de lui envoyer
+les comédies d'Aristophane.
+
+La comédie attique était même, quelquefois, aussi terrible et aussi
+formidable que cet usage étrange qu'on nommait l'_ostracisme_: c'était
+seulement un ostracisme moins immédiat et moins absolu. Mais jusqu'à
+quel point le plus grand des Grecs, Socrate, en ressentit les funestes
+effets, c'est ce que nous aurons à voir quand nous étudierons la pièce
+des _Nuées_.
+
+Avec une toute-puissante liberté, la comédie _ancienne_, fait
+comparaître devant elle les philosophes, les poëtes, les orateurs, les
+démagogues, les généraux, les administrateurs des finances. Elle
+ridiculise l'impudence des ambitieux parvenus et des coteries au
+pouvoir. Elle maintient par sa censure l'égalité républicaine. Elle
+satisfait même l'envie, cette plaie ou, si l'on veut, cet aiguillon de
+la vie publique, à Athènes comme dans toute démocratie. Pas une
+question, politique, littéraire, sociale, philosophique, religieuse,
+qu'elle ne saisisse et ne retienne, comme étant de son ressort. Elle
+éprouve par la plaisanterie, les actes et les projets des gouvernants;
+elle les discute quelquefois sérieusement, comme dans l'Assemblée: avec
+une éloquence simple et forte, familière et élevée, elle adresse au
+peuple des interpellations et des conseils. Elle a le droit de parler de
+tout et de tous.
+
+Les plus hautes renommées ne sont pas à l'abri de ses atteintes:
+Euripide est tourné en ridicule, Socrate est travesti et calomnié; les
+dieux, Dionysos lui-même, en l'honneur de qui on célèbre ces solennités
+du théâtre, n'obtiennent pas plus de respect. Pourvu qu'on fasse rire le
+peuple Athénien, même de lui et en le nommant par son nom, _Dèmos_, on
+est applaudi, couronné. Telle est la puissance redoutable de l'ancienne
+comédie attique.
+
+ * * * * *
+
+Je ne m'occuperai point ici des origines mégariennes et doriennes de la
+comédie, soit avec Susarion, chez les Icariens, habitants d'un village
+attique, soit avec Épicharme chez les Siciliens; cela seul fournirait un
+livre. Notons seulement les premiers auteurs de la comédie athénienne.
+
+Après Myllos et quelques autres qui n'avaient pas laissé d'ouvrages, les
+premiers dans l'ordre chronologique furent Chionidès, Magnès,
+Ecphantidès; puis Cratinos, qui mourut l'an 423 avant notre ère, à un
+âge très-avancé. «Il paraît n'avoir pas été beaucoup plus jeune
+qu'Eschyle, dont il occupe à peu près le rang parmi les poëtes comiques.
+Toutes les données que nous avons sur ses poëmes dramatiques, dit
+Otfried Müller, concernent cependant les dernières années de sa vie; et
+tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'il ne craignit pas d'attaquer
+dans ses comédies Périclès au faîte de son autorité et de sa
+puissance[8]. Cratès s'éleva du rang d'acteur dans les pièces de
+Cratinos, à la hauteur d'un poëte estimé; carrière commune à plusieurs
+comiques de l'antiquité. Téléclidès aussi et Hermippos sont au nombre
+des poëtes du temps de Périclès. Eupolis ne commença à donner des
+comédies qu'après l'ouverture de la guerre du Péloponnèse, en 429, et sa
+carrière se termina à peu près en même temps que cette guerre.
+Aristophane débuta en 427 sous des noms empruntés, et trois ans plus
+tard seulement sous son propre nom. Il composa des comédies jusqu'en
+388. Parmi les contemporains de ces grands comiques, il faut remarquer
+encore Phrynichos, à partir de 429; Platon (non le philosophe), de 427 à
+391, ou plus longtemps encore; Phérécratès, également pendant la guerre
+du Péloponnèse; Amipsias, rival assez heureux d'Aristophane; Leucon, qui
+combattit souvent le grand comique. Dioclès, Philyllios, Sannyrion,
+Strattis, Théopompe, qui fleurissent à la fin de la guerre du
+Péloponnèse ou peu après, forment déjà la transition à la comédie
+_moyenne_ des Athéniens[9].»
+
+ * * * * *
+
+Ce que l'on sait de la biographie d'Aristophane est peu de chose.
+
+Aristophane, fils de Philippe, naquit à Athènes vers l'an 452 avant
+notre ère. En 430, il alla, en qualité de colon, avec sa famille et avec
+d'autres citoyens attiques, dans l'île d'Égine, enlevée à ses anciens
+habitants, pour y prendre possession d'un domaine.
+
+On ne connaît guère les autres circonstances de sa vie, et on ignore la
+date de sa mort. Le peu que l'on a recueilli encore s'offrira de
+soi-même et plus à propos en parcourant les onze comédies qui nous
+restent d'une cinquantaine de pièces qu'il avait composées.
+
+ * * * * *
+
+Nous ne pouvons, certes, nous flatter de connaître exactement ce grand
+poëte, quand nous ne possédons que le quart ou le cinquième de son
+œuvre. Mais il faut bien se contenter de ce qu'on a.
+
+Au surplus les pièces qui ont surnagé dans le grand naufrage étant
+apparemment celles dont on avait fait le plus de copies, il y a lieu de
+croire que le jugement public avait choisi les plus remarquables.
+
+ * * * * *
+
+Ces pièces, au premier coup d'œil, étonneraient fort un lecteur moderne
+qui n'y serait pas préparé. On n'y distingue rien d'abord, que des
+créations fantastiques, des personnages grotesques, des figures
+bizarres, se mouvant dans des lieux changeants ou imaginaires, tantôt la
+terre, tantôt les airs, tantôt les enfers, parlant, chantant, dansant,
+aboyant, grognant, coassant; on est étourdi, ébaubi, abasourdi. On se
+croirait à un de ces sabbats où Faust est entraîné par Méphistophélès:
+ici comme là, «cela se pousse et se choque, cela s'échappe et cliquette,
+cela siffle et grouille, cela saute et jacasse, cela reluit, étincelle
+et pue et flambe!»
+
+C'est tantôt un chœur de grenouilles, tantôt un de nuées, ou de guêpes,
+ou d'oiseaux; c'est le juste et l'injuste dans une cage et armés
+d'éperons comme des coqs de combat; ou c'est un personnage qui monte au
+ciel sur un escarbot de la plus sale espèce. Parmi tout cela, des cris
+d'animaux, des bruits sans nom, des onomatopées étranges:--Coï, coï!
+coï, coï!--Mymy, mymy, mymy!--mymy, mymy, mymy!--Houah, houah,
+houah!--Iattataïax, iattataye!--Bombax, bombalobombax!--Brékékoax, koax,
+koax, koax, brékékoax!--Épopo, popopo, popopo, popi!--Toro, toro, toro,
+torolililix!--Kiccabau, kiccabau!--toute une fourmilière de drôleries,
+de coq-à-l'âne, de calembours, d'équivoques licencieuses et
+d'obscénités, qui, avec ce vacarme baroque, donnent à ces comédies une
+physionomie fantastique rappelant confusément à notre esprit l'arche de
+Noé, les Bacchanales, la fête de l'Âne et celle des Fous, le Carnaval,
+Callot, Goya, Grandgousier et Gargantua, Pourceaugnac et ses matassins,
+le Mamamouchi et ses chandelles, _Robert-Macaire, les Saltimbanques, le
+Chapeau de paille d'Italie et la Mariée du mardi-gras_.
+
+Puis, çà et là, du milieu de ce fleuve d'imagination burlesque,
+amphigourique et ordurière, on est étonné de voir s'élever des îlots
+verdoyants de poésie gracieuse et pure, pleine de suavité et de
+fraîcheur.
+
+ * * * * *
+
+Une bonne part de toute cette folie et de toute cette licence appartient
+moins à Aristophane en particulier qu'à la comédie _ancienne_ en
+général. Cette comédie faisant partie du culte de Bacchus, l'ivresse y
+règne.
+
+Premièrement, l'ivresse physique: on distribuait du vin au chœur à son
+entrée; on faisait ce repas qui s'appelait _cômos_, d'où vint le nom de
+comédie, _chant du cômos_, et non pas de _cômè_ village, comme on l'a
+prétendu.
+
+Les _phallophories_, c'est-à-dire les processions où l'on portait le
+phallos, faisaient aussi partie de ces fêtes. La religion, qui
+consacrait les plus beaux principes de la morale et de la politique
+sortis de la bouche des Solon et des Lycurgue, consacrait également ces
+étranges cérémonies:--étranges pour nous, non pour les Grecs, puisque
+cette religion, au fond, n'était que le culte de la nature, en sa
+complexité indéfinissable d'esprit et de matière, de pensée et
+d'animalité.
+
+Un passage du _Grand Étymologique_ dit formellement: «On regarde les
+chants phalliques comme ayant été les premières _trygédies_,»
+c'est-à-dire les premières pièces, soit tragiques, soit comiques, qu'on
+jouait en se barbouillant de lie dans les vendanges, _trygè_.
+
+Ces processions étaient accompagnées de danses: les principales danses
+phalliques s'appelaient _la Sicinnis_ et _le Cordax_, noms trop
+significatifs, quelque étymologie qu'on adopte, danses licencieuses,
+auprès desquelles les danses les plus lascives des modernes ne sont
+rien, et dont nous n'avons trouvé quelque idée que dans celles des
+Gitanos et des Gitanas de l'Albaycin de Grenade.
+
+La Sicinnis était la danse des drames de Satyres, le Cordax était celle
+des comédies.
+
+Si l'on oubliait les phallophories, on ne s'expliquerait pas
+parfaitement Aristophane: elles seules vont rendre raison de certaines
+scènes des _Acharnéens_, de plusieurs passages de la pièce intitulée
+_les Femmes aux fêtes de Cérès_, et de _Lysistrata_ presque tout
+entière.
+
+ * * * * *
+
+Outre cette ivresse physique, une sorte d'ivresse morale régnait dans
+les fêtes de Dionysos et dans la comédie _ancienne_. Le peuple grec, le
+peuple Athénien surtout, race fine et naturellement artiste, était sujet
+à des accès de diverses sortes d'enthousiasme: l'enthousiasme religieux,
+l'enthousiasme belliqueux, celui de la douleur, celui de la gaieté,
+l'enthousiasme politique, l'enthousiasme musical, l'enthousiasme
+orgiaque.
+
+Dans tout le culte de Bacchus, la poésie, le chant, la danse, la
+mimique, le dessin et les arts plastiques, sont animés de cette double
+ivresse.
+
+Le chœur comique était le porte-voix et l'interprète, désordonné en même
+temps qu'officiel, de la joie populaire dans ces fêtes où la sensualité
+naturelle prenait ses ébats.
+
+C'est le chœur des fêtes de Bacchus qui, avant les poëtes comiques,
+inventa maints déguisements et maintes métamorphoses. Ces fêtes, en un
+mot, donnaient lieu à une sorte de carnaval, dans lequel figuraient
+parfois les animaux, comme jadis dans le nôtre: rappelez-vous les lions
+et les ours de notre mardi-gras classique, et aussi l'Arlequin italien,
+dont le masque n'est autre qu'un museau.
+
+Ce genre de fantaisie, d'ailleurs, se retrouve chez tous les peuples. Un
+des personnages de Shakespeare est orné d'une tête d'âne, un autre fait
+le rôle du lion, un autre celui de la muraille qui sépare Pyrame et
+Thisbé. Dans les vieilles farces anglaises, Vice, le héros principal,
+remplissait le rôle du hareng-saur. Chez les Romains, peuple sérieux
+pourtant et bien plus rarement gai que les Grecs, un certain Asellius
+Sabinus n'avait-il pas fait dialoguer ensemble un bec-figue, une huître
+et une grive? L'empereur Tibère, sensible à cette littérature culinaire,
+lui donna deux cent mille sesterces en récompense d'une si belle
+imagination. Ce n'est pas d'hier, vous le voyez, qu'on s'avisa de mettre
+en scène les légumes, les poissons, les huîtres, les oiseaux, et
+monsieur le Vent et madame la Pluie, qui pourraient bien être issus des
+_Nuées_.
+
+Au moyen âge, certaines fêtes religieuses et populaires ne seraient pas
+sans analogie avec les Fêtes de Bacchus; surtout celles dans lesquelles
+on voyait figurer les saints avec leurs animaux familiers, saint Antoine
+avec son porc, saint Roch avec son chien, saint Jean avec son aigle,
+saint Luc avec son bœuf, etc.--Dans la comédie grecque, selon M. Magnin,
+la parodie respecta d'abord la figure de l'homme et ne se prit qu'aux
+animaux... La transition de la parodie des animaux à la parodie de
+l'homme se fit par les Satyres et les Centaures.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi, Aristophane ne fut pas toujours l'inventeur de ces
+personnifications bizarres et de ces travestissements; l'inventeur, ce
+fut tout le monde.
+
+Chaque poëte ensuite augmenta ce fonds, créé par tous, légué à tous, et
+l'imagination de chacun d'eux, se mariant au génie populaire, produisit
+des effets nouveaux.
+
+Cratinos fit une comédie des _Chèvres_ et une des _Androgynes_, ou
+Hommes-Femmes (était-ce la même idée que celle de la jolie légende de
+Platon dans _le Banquet_?). Phérécrate fit représenter les
+_Hommes-Fourmis_ et un _Faux Hercule_, apparemment le même personnage
+que nous verrons figurer dans _les Grenouilles_ de notre auteur. Magnès
+avait donné aussi des _Grenouilles_, des _Oiseaux_ et des
+_Moucherons_,-—Parmi les pièces d'Aristophane qui ne nous sont point
+parvenues, il y avait _les Cigognes_.
+
+Mais personne peut-être avant lui n'avait imaginé de faire paraître sur
+le théâtre des êtres aussi incorporels que les Nuées, de les faire
+danser, chanter et parler; et jamais sans doute on ne vit représenter
+rien de plus fantastique, si ce n'est ces ballets imaginés au
+dix-septième siècle par quelques régents de collège et dansés par leurs
+écoliers, où figuraient en menuets les Prétérits, les Gérondifs et les
+Supins, avec les Adjectifs Verbaux.
+
+ * * * * *
+
+Souvent aussi le chœur comique parodiait les mouvements et la pompe du
+chœur tragique par ses gambades désordonnées et son burlesque appareil.
+
+ * * * * *
+
+Outre l'influence générale du culte de Bacchus, peut-être aussi
+l'influence particulière des ïambes d'Archiloque sur le développement du
+talent d'Aristophane contribua-t-elle à produire cette sorte de lyrisme
+dans la satire et jusque dans la bouffonnerie, «cet essor enthousiaste
+dans la peinture du mal et de la vulgarité,» qui est, selon la remarque
+d'Otfried Müller, un des caractères saillants du grand poëte comique
+athénien.
+
+ * * * * *
+
+Aristophane ne fit donc que multiplier ou varier ces inventions
+drolatiques, qu'il trouva, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans le
+répertoire courant, c'est-à-dire dans l'usage: car presque tout, comme
+vous savez, se passait de vive voix et se transmettait de mémoire.
+
+En quoi est-ce, alors, que le grand poëte fit éclater son génie propre?
+Ce fut en introduisant, plus habilement encore et plus vivement que ne
+firent tous ses rivaux, des idées sérieuses et utiles sous ces
+personnifications bizarres, sous ces costumes et ces masques, sous ces
+groins, ces becs et ces ailes; ce fut en se servant merveilleusement de
+tout cet appareil grotesque pour mettre en action des moralités, comme
+celles des fables ésopiques, mais avec bien plus de puissance et de
+portée, ou, chose plus difficile encore, des questions politiques et
+sociales.
+
+ * * * * *
+
+En effet, si la comédie d'Aristophane, ivresse ou lyrisme, relève de la
+fantaisie et de la poésie par sa forme à la fois très-vive et
+très-hardie mais très-fine et très-arrêtée, elle appartient presque
+entièrement par le fond à la politique ou à la philosophie sociale.
+
+Elle n'est donc ni frivole ni stérile. Elle assaisonne de gaieté les
+idées graves, pour allécher le peuple et le nourrir à son insu, pendant
+qu'il croit seulement s'enivrer du vin des Dionysies. Comme Solon, elle
+cache un grand dessein sous son apparente folie: elle veut dicter des
+lois et gouverner.
+
+Cette comédie ne nomme pas toujours le personnage qu'elle attaque; mais
+elle le désigne d'une manière si claire qu'il n'y a pas moyen de s'y
+tromper; elle prend parfois un masque qui lui ressemble, ou même qui ne
+lui ressemble pas et qui n'est que la caricature de son visage, afin que
+la malignité le reconnaisse mieux.
+
+Chacune de ces pièces est une action, un combat; et cependant elle
+paraît toujours, grâce à l'imagination et à l'art du poëte, un pur
+caprice, une boutade, un accès de la double ivresse dionysiaque.
+
+Aristophane excelle à mettre l'idée en scène, à la revêtir d'une forme
+vive, dramatique et lyrique en même temps. L'imprévu de sa fantaisie,
+l'agilité de son esprit dans l'imaginaire, étonnent et ravissent. Il
+faut aller jusqu'à Shakespeare pour retrouver dans la littérature un
+nouvel exemple, aussi admirable, de cette puissance légère, ailée: la
+comédie des _Oiseaux_ n'a d'égal que _le Songe d'une Nuit d'été_.
+
+Rabelais seul, avant Shakespeare, pourrait en donner parfois une idée.
+Mais la langue française du seizième siècle, quelle que soit sa richesse
+soudainement accrue par la féconde inondation de la Renaissance, ne peut
+avoir encore ni la limpidité ni la perfection de la langue attique à
+l'époque d'Aristophane. Celui-ci, d'ailleurs, a pour lui, outre la
+supériorité de la langue grecque sur toute autre langue humaine, celle
+de la poésie sur la prose. Et, en même temps que les vers d'Aristophane
+ont la couleur de ceux de Mathurin Régnier, ils ont aussi, lorsqu'il le
+faut, chose qui semble inconciliable, la sobriété élégante et fine de la
+prose de la Rochefoucauld et de Voltaire.
+
+Précisément, ce sont les jeux exquis de cette langue unique au monde qui
+faisaient tout passer, même les choses les plus fortes. Le peuple grec
+était amoureux de sa langue--riche, musicale, souple, fantaisiste--il
+jouait avec elle, comme les Italiens avec leurs fioritures. De là toutes
+ces plaisanteries, ces onomatopées, ces choses intraduisibles. Maniée
+par des esprits d'élite, cette langue, qui n'eut jamais d'égale, savait
+conserver la beauté jusque dans l'ivresse, la grâce jusque dans les plus
+énormes folies. C'est ce qui purifie ces folies mêmes.
+
+Ce point de vue doit dominer toute notre appréciation. Si vous refusez
+de vous y placer, n'allez pas plus avant, je vous en prie: il est temps
+encore de vous arrêter.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+I
+
+COMÉDIES POLITIQUES.
+
+
+Quatre des onze comédies qui nous restent touchent aux questions
+politiques; quatre aux questions sociales; trois aux questions
+littéraires. C'est dans cet ordre que nous allons les parcourir.
+
+Les quatre comédies politiques sont: _Les Acharnéens_, représentés 426
+ans avant notre ère, la sixième année de la guerre du Péloponnèse.
+
+_Les Chevaliers_, 425 avant notre ère, septième année de la guerre.
+
+_La Paix_, 421.
+
+_Lysistrata_, 412.
+
+ * * * * *
+
+Aristophane est l'historien de la guerre du Péloponnèse aussi bien que
+Thucydide, quoique différemment. Pour mieux dire, il en est le
+pamphlétaire. Il est, pour cette période de l'histoire grecque, ce que
+Rabelais, par exemple, est pour le règne de François Ier et pour la
+crise de la Réforme, ce que la Satire Ménippée est pour la Ligue, ce que
+sont _les Tragiques_ de d'Aubigné pour la cour d'Henri III, et son
+_Baron de Fæneste_ pour celles d'Henri IV et de Louis XIII, les
+Mazarinades pour l'époque de la Fronde, les _Provinciales_ pour les
+assemblées violentes de la Sorbonne en 1656; ce qu'est Saint-Simon,
+après coup, pour le règne de Louis XIV; ce que sont Voltaire et
+Beaumarchais pour le dix-huitième siècle; Camille Desmoulins, ou
+Rivarol, pour les luttes de la Révolution française; les Chansons de
+Béranger et les pamphlets de Paul-Louis Courier pour la Restauration.
+Toute crise politique ou sociale a ses pamphlets, pour ou contre. Or la
+crise fut l'état ordinaire des petites républiques de la Grèce tant
+qu'elles vécurent réellement, et jamais elles ne vécurent d'une vie plus
+active, plus intense, que dans cette guerre où éclata l'antagonisme
+originel des deux principales races dont la nation grecque se composait,
+la race ionienne et la race dorienne. Mais Aristophane comprit que, dans
+cette crise fiévreuse, Athènes, même victorieuse, usait ses forces et sa
+vie. Il fut donc l'adversaire déclaré de cette guerre funeste, et ne
+cessa de la blâmer, de l'attaquer.
+
+Voyons comment il s'y prenait.
+
+
+
+
+LES ACHARNÉENS.
+
+
+Acharnes était un bourg, assez riche, voisin d'Athènes. Depuis six ans,
+la guerre désolait le Péloponnèse et l'Attique. Périclès, qui avait
+engagé la lutte pour le compte d'Athènes, était mort, il y avait trois
+ans, victime de la peste (en 429), et le pouvoir flottait en des mains
+inhabiles: la guerre redoublait de fureur. Chassés par les invasions des
+Lacédémoniens, les paysans s'étaient réfugiés dans les murs d'Athènes.
+
+L'un d'eux, Dicéopolis (dont le nom signifie à peu près
+_Bonne-Politique_), désespéré de voir que ses compatriotes s'obstinent à
+rejeter la trêve que les Lacédémoniens leur proposent, s'avise de
+négocier lui-même une petite trêve pour son usage particulier.
+
+On lui présente des échantillons de différentes trêves, en forme de
+petits flacons de vin, tels qu'on les employait à la libation dans les
+traités de paix: Trêve de cinq ans?--Mais elle sent le goudron et les
+navires! (c'est-à-dire, encore la guerre).--Trêve de dix ans?--Cela vaut
+mieux.--Trêve de trente ans sur terre et sur mer?--Vive Dionysos!
+celle-ci a un goût d'ambroisie et de nectar! Elle ne dit pas: «Pars,
+prends des vivres pour trois jours.» Elle dit dans la bouche: «Va où tu
+voudras!» Tope! je la reçois et la bois! Serviteur aux Acharnéens!
+Délivré de la guerre et de ses maux, je m'en vais aux champs célébrer la
+fête de Dionysos!
+
+ * * * * *
+
+Les Acharnéens, vieux soldats de Marathon, irrités contre Dicéopolis qui
+a conclu la paix pour lui et sa famille sans leur participation, veulent
+lui faire un mauvais parti: ils parlent de le lapider. Il les menace de
+poignarder... leurs paniers à charbon!--Les Acharnéens (presque tous
+charbonniers) sont intimidés; capitulent.
+
+ * * * * *
+
+Dicéopolis, alors, leur fait un discours sur les maux de la guerre et
+les avantages de la paix. Il a eu soin, pour mieux toucher ses
+auditeurs, d'aller emprunter à Euripide la défroque et les _accessoires_
+d'un de ses héros: des haillons, un bâton de mendiant, une vieille
+lanterne et une écuelle ébréchée.--«Malheureux! s'écrie Euripide, tu
+m'enlèves ma tragédie!»
+
+Dicéopolis, ainsi équipé, prouve que tous les torts ne sont pas du côté
+des Lacédémoniens; qu'on ferait bien de suivre son exemple, de conclure
+la paix, et de couper court à cette horrible guerre qui, depuis six
+années déjà, entrave le commerce, tient toutes les affaires en
+souffrance et porte partout la désolation.--Sous l'accoutrement comique
+du bonhomme, c'est Aristophane qui parle raison, et sa parole simple et
+familière s'élève souvent jusqu'à l'éloquence, sans disparate et sans
+effort.
+
+ * * * * *
+
+Les Acharnéens se laissent convaincre et, à leur tour, font entendre au
+public, une harangue hardie, d'un style varié, où se mêlent la
+plaisanterie et la poésie. (Nous reviendrons plus tard sur ce morceau,
+lorsque nous parlerons des _Parabases_; celle-ci est une des plus
+belles.) Ici encore c'est Aristophane lui-même qui s'adresse aux
+Athéniens par la voix du coryphée.
+
+ * * * * *
+
+Mais raisonner longtemps ne vaudrait rien, au milieu des fêtes de
+Bacchus. Pour faire éclater l'idée du poëte à l'esprit et aux yeux de
+tous, il faut présenter à ce peuple un tableau qui l'amuse et le
+séduise: il importe moins de le convaincre que de le gagner.
+
+La maison de Dicéopolis, depuis qu'il a fait la paix pour son compte,
+devient un pays de Cocagne; tout y afflue, tout y abonde; c'est le seul
+marché de l'Attique. Pendant que la guerre affame et désole le reste du
+pays, lui seul peut acheter tout ce que le commerce fournit aux besoins
+de la vie et aux plaisirs. Il fait bombance et chère-lie.
+
+ * * * * *
+
+Un Mégarien, réduit par la famine à vendre ses deux filles qu'il ne peut
+plus nourrir, les déguise en petites truies avec des groins, et les
+apporte, dans un sac, sur le marché de Dicéopolis. De là une foule de
+bouffonneries licencieuses, le mot _truie_ ayant aussi en grec un autre
+sens. Les deux petites truies grognent du mieux qu'elles peuvent: _Coï,
+coï! coï, coï_!--«La chair de ces animaux-là, dit le Mégarien, est
+délicieuse quand on la met à la broche!» Vous entendez d'ici les rires!
+il y a là un feu roulant d'équivoques, qui ne dure pas moins d'une
+quarantaine de vers, pour la plus grande gloire de Bacchus et des
+phallophories[10].
+
+ * * * * *
+
+Ensuite survient un Béotien, qui apporte à Dicéopolis tous les produits
+de son pays. Dicéopolis lui livre en échange une des denrées qu'Athènes
+produit en abondance, un sycophante[11] empaqueté. Il faut lire ce
+dialogue:
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Veux-tu que je te paye en espèces sonnantes, ou en marchandises de
+ ce pays-ci?
+
+ LE BÉOTIEN.
+
+ Je veux bien de ce qu'on trouve à Athènes et qu'on ne trouve pas en
+ Béotie.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Des anchois de Phalère? de la poterie?
+
+ LE BÉOTIEN.
+
+ Oh! des anchois, de la poterie, nous en avons! je veux un produit
+ qui manque chez nous et soit ici en abondance.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ J'ai ton affaire: prends-moi un sycophante, bien emballé, comme de
+ la poterie!
+
+ LE BÉOTIEN.
+
+ Par Castor et Pollux! je gagnerais gros à en emporter un! je le
+ montrerais comme un singe plein de malice!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Tiens! voici justement Nicarque, qui moucharde!
+
+ LE BÉOTIEN.
+
+ Qu'il est petit!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Mais il est tout venin!
+
+On empoigne le sycophante, on le roule, on le ficelle comme un ballot,
+et le Béotien l'emporte.
+
+Imaginez tout cela en action: quelle fantaisie divertissante! quel
+mouvement! quel entrain! quelle verve!
+
+Croyez-vous qu'une scène semblable n'aurait pas, encore aujourd'hui,
+quelque succès autre part qu'à Athènes?
+
+Je ne veux pas dire pour cela qu'il faille imiter cette scène. Il faut
+étudier, et non imiter; et, après qu'on a étudié les livres, il faut
+étudier les hommes et les femmes et les enfants. Les imitations et les
+pastiches sont choses mortes et inanimées; aussi bien les pastiches de
+comédies que les pastiches de tragédies; aussi bien les pastiches de
+temples grecs que les pastiches de cathédrales gothiques; mais,
+aujourd'hui que l'invention manque, parce qu'on ne croit plus chaudement
+à rien, on ne fait plus guère, en toutes choses, que des pastiches.
+
+ * * * * *
+
+Ensuite, le poëte, dans une série de scènes à tiroir courtes et vives,
+achève ce qu'on appelle en rhétorique la démonstration par les
+contraires.
+
+ UN LABOUREUR.
+
+ Oh là, là! Pauvre que je suis!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Par Hercule! qui es-tu?
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Un homme bien malheureux!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Tourne-moi les talons!
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Ah! mon ami, puisque seul tu jouis de la paix, cède-m'en un peu, ne
+ fût-ce que cinq ans!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Qu'est-ce qu'on t'a fait?
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Je suis ruiné! j'ai perdu ma paire de bœufs!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Et comment?
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Les Béotiens me l'ont enlevée à Phylé!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Pas de chance!...
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Hélas! le fumier de mes bœufs faisait ma richesse!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Qu'est-ce que j'y peux?
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Je perds la vue à pleurer mes bœufs! Ah! si tu t'intéresses à
+ Dercétès de Phylé, frotte-moi vite les yeux avec ton baume de paix!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Mais ce n'est pas un baume de paix pour tout le monde!
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Je t'en supplie! Peut-être retrouverais-je mes bœufs.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Non, rien! Va-t'en pleurer plus loin!
+
+ LE LABOUREUR.
+
+ Rien qu'une seule goutte de paix! verse-la-moi, là, dans, ce
+ chalumeau!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Non pas une goutte! va-t'en geindre ailleurs!
+
+ LE LABOUREUR, _s'en allant_.
+
+ Ah! ah! malheureux que je suis!... Mes deux pauvres bœufs de
+ labour!
+
+Le poëte comique, qui est vrai avant tout, et qui, tout en suivant son
+idée politique, ne perd pas de vue la nature humaine, représente avec
+naïveté dans cette scène l'endurcissement des parvenus. Dicéopolis,
+malheureux la veille comme ce pauvre laboureur, et qui alors eût compati
+sans doute aux infortunes qu'il partageait, devient impitoyable, tout
+naturellement, sitôt qu'il se voit riche. Il ne connaît plus ces
+misères; il y est insensible désormais, si ce n'est peut-être pour en
+jouir, par la comparaison de son bonheur, selon la profonde et triste
+pensée de Lucrèce, le poëte philosophe:
+
+_Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas, Sed, quitus ipse malis
+careas, quia cernere suave est._
+
+«Non pas qu'on prenne plaisir à l'infortune d'autrui, mais parce que la
+vue des maux dont on est exempt a sa douceur.»
+
+À peu près de même l'auteur de _Gil Blas_ nous montre son héros se
+dépouillant de toute sensibilité humaine dès qu'il a fait fortune et
+qu'il est à la cour. «Avant que je fusse à la cour, dit Gil Blas dans sa
+naïve confession, j'étais compatissant et charitable de mon naturel;
+mais on n'a plus, là, de faiblesse humaine, et je devins plus dur qu'un
+caillou. Je me guéris aussi, par conséquent, de ma sensibilité pour mes
+amis; je me dépouillai de toute affection pour eux...»
+
+Ainsi fait Dicéopolis. Il ne songe qu'à se réjouir, et ne veut pas
+donner un brin de son bonheur.
+
+ * * * * *
+
+Un garçon de noces vient aussi, de la part d'un nouveau marié, lui
+demander une goutte de ce baume admirable, élixir de félicité! Le nouvel
+époux voudrait bien, au lieu de partir pour la guerre, passer chez lui
+sa nuit de noces!--«Non! répond Dicéopolis, je ne donnerais pas une
+goutte de paix, fût-ce pour mille drachmes!»
+
+Une matrone vient faire la même prière, de la part de la mariée. Elle
+brûle, cette pauvre petite mariée, de garder pour elle, au logis, tout
+ou partie de son époux!--Que veux-tu dire? réplique Dicéopolis.--Alors
+la matrone lui parle à l'oreille. Et le peuple de rire! Et Dicéopolis de
+même. Il a ri, il est désarmé. «Allons! dit-il, je vais lui en donner
+une goutte! pour elle seule! parce qu'elle est femme et ne doit pas
+souffrir des maux de la guerre!»
+
+Et il donne avec le flacon la manière de s'en servir, qui est encore une
+polissonnerie.
+
+ * * * * *
+
+Un dénoûment en antithèse, on ne peut plus bouffon, achève de rendre
+sensible à tous l'idée du poëte, les maux de la guerre et les avantages
+de la paix:
+
+Le général Lamachos est obligé d'aller se mettre à la tête de l'armée,
+pendant que Dicéopolis va se mettre à table. L'un demande son casque,
+l'autre crie qu'on apporte le civet. Il y a là un cliquetis de
+répliques, vers par vers.
+
+ LAMACHOS.
+
+ Esclave décroche ma lance, et apporte-la-moi!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Esclave! esclave! retire le boudin du feu, et apporte-le-moi!
+
+ LAMACHOS.
+
+ Allons! que j'ôte ma lance du fourreau! Tiens, tiens bien, esclave!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Tiens, tiens bien, esclave! que je retire la broche!...
+
+Cette antithèse et ce contraste se développent pendant une cinquantaine
+de vers avec une verve étourdissante. Puis, l'un s'en va combattre, et
+l'autre banqueter. Et le chœur, qui reste toujours en scène, achève
+d'indiquer à l'imagination des spectateurs ce que l'on ne peut mettre
+tout à fait sous leurs yeux; quoiqu'on ne se gêne pourtant pas beaucoup,
+comme vous allez le voir bientôt; mais le chœur dit en attendant:
+
+«Bien du plaisir à tous les deux, dans vos expéditions qui ne se
+ressemblent guère! l'un va boire, couronné de fleurs, avec une belle
+fille à ses côtés...; l'autre va geler et monter la garde pendant la
+nuit...»
+
+ * * * * *
+
+Après ce chœur, assez court,--mais dans le théâtre grec, soit tragique,
+soit comique, le temps marche au gré du poëte et de l'imagination des
+spectateurs, et il n'y a rien de plus chimérique que les prétendues
+unités de temps et de lieu imputées aux Athéniens,--voilà que l'on
+rapporte Lamachos blessé, estropié;--Dicéopolis arrive de l'autre côté,
+chantant à tue-tête, avec deux courtisanes, une sous chaque bras, et les
+caresse et se fait caresser par elles en plein théâtre, tandis que le
+chœur lui décerne l'outre réservée au meilleur buveur dans les fêtes de
+Dionysos[12].
+
+Par là le poëte semblait présager le succès qu'obtint en effet sa pièce:
+Aristophane, par cette comédie des _Acharnéens_, remporta le prix sur
+Eupolis et sur Cratinos.
+
+Cet appareil si varié et si bizarre de guerre et de cuisine, de tribune
+et de marché, ces scènes courtes et vives, l'originalité de la mise en
+scène et des accessoires, les costumes et les évolutions du chœur, ses
+chants joyeux et gaillards «au dieu Phalès compagnon de Dionysos, ami
+des festins, coureur nocturne, patron de l'adultère, séducteur des
+jeunes garçons»; à travers tout cela, un dialogue naturel, rapide,
+étincelant, une abondance intarissable de plaisanteries, les unes
+bonnes, les autres mauvaises, toutes concourant à l'effet voulu; le
+mouvement, l'entrain scénique de ce dénoûment en action et en antithèse;
+les gaietés énormes de la dernière scène, entre Dicéopolis et les deux
+filles, tout cela enchanta le peuple d'Athènes et les juges du concours,
+qui n'étaient pas prudes comme on se pique de l'être aujourd'hui.
+
+ * * * * *
+
+Il est vrai que l'on peut, sans être prude, trouver tout cela un peu
+bien vif; mais les mœurs des Grecs n'étaient pas les nôtres et leurs
+bienséances étaient moins étroites. Il faut songer que les rôles de
+femmes étaient joués par des hommes. Cela rendait la licence plus aisée,
+mais cela diminue l'obscénité réelle.
+
+Le bonheur de la paix, tel que le poëte nous le représente, est un peu
+matérialiste si vous voulez; mais, au théâtre et pour un grand public,
+il faut des choses qui frappent les sens. Le théâtre a des procédés qui
+lui sont propres, autres que ceux de la tribune et non moins puissants.
+Souvent le sens commun parlant le langage de la bouffonnerie convaincra
+mieux le peuple que la plus grave éloquence:
+
+L'auteur de _l'Esprit des Lois_, désignant la nation française:
+«Laissez-lui traiter, dit-il, les choses frivoles sérieusement, et
+gaiement les choses sérieuses.» Et un peu plus loin: «On n'aurait pas
+plus tiré parti d'un Athénien en l'ennuyant, que d'un Lacédémonien en le
+divertissant.» Le difficile est de rendre intelligible, d'animer et de
+personnifier les idées qu'on veut mettre aux prises devant le peuple,
+afin qu'il soit juge du combat et qu'il prononce lui-même par le rire en
+faveur de ses intérêts, contre ce qui peut les menacer. Aristophane
+excelle en ce point.
+
+
+
+
+LES CHEVALIERS.
+
+
+On sait comment il crayonna à l'usage du peuple souverain d'Athènes, qui
+était bon prince à ses heures, une jolie caricature de la démocratie.
+C'est dans la comédie des _Chevaliers_ qu'il met en scène le bonhomme
+_Peuple_ lui-même, sot, un peu sourd, irascible, radoteur et gourmand,
+et, à côté de lui, Cléon, le principal meneur de l'Assemblée depuis la
+mort de Périclès. Il ne nomme pas Cléon, du moins dans cette pièce, mais
+il le désigne clairement; et dans une autre, il dit bien que c'est lui
+qu'il a attaqué dans les _Chevaliers_. Il l'avait maltraité déjà,
+incidemment, dans les _Acharnéens_, et précédemment encore dans _les
+Babyloniens_, pièce qui ne nous est point parvenue. Cléon, pour se
+venger, accusa le poëte devant le Sénat, premièrement d'avoir livré le
+peuple à la risée des étrangers, qui assistaient en grand nombre aux
+représentations, secondement de n'être pas citoyen d'Athènes et d'en
+usurper les droits. Nous avons dit qu'Aristophane avait des biens à
+Égine, et il paraît que sa famille était originaire de Rhodes: de là ces
+accusations. Sur le second point il se justifia en poëte comique par le
+mot de Télémaque au premier chant de l'_Odyssée_: «Nul ne sait jamais
+sûrement quel est son père.» Sur le premier il répondit par une audace
+plus grande encore que celle qui lui avait attiré ces accusations, il
+fit _les Chevaliers_. Il nous apprend lui-même dans sa pièce, revue
+apparemment et augmentée, qu'aucun ouvrier n'osa faire un masque
+représentant le visage de l'homme qu'il voulait ridiculiser, tant Cléon
+était redouté! Et le scoliaste raconte à ce propos, mais on ne sait s'il
+faut ajouter foi à cette anecdote, qu'aucun comédien n'ayant eu la
+hardiesse de se charger du rôle, Aristophane se barbouilla légèrement le
+visage avec de la lie et monta sur le théâtre pour y représenter
+lui-même son ennemi.
+
+Le fait est, que _les Chevaliers_ sont le premier ouvrage qu'il donna
+sous son nom et sans prendre pour chaperon Philonidès ou Callistrate.
+Ainsi ce fut la première fois qu'il parut dans la lice personnellement,
+pour combattre à visage découvert, de quelque façon qu'on veuille
+l'entendre: il faut donc toujours louer son courage.
+
+Cette comédie fut jouée aux fêtes dites Lénéennes, la septième année de
+la guerre du Péloponnèse, 425 ans avant notre ère.
+
+Cléon perpétuait la guerre, afin, disait-on, de se rendre indispensable.
+C'est donc toujours la guerre qu'Aristophane attaque, en attaquant
+Cléon.
+
+ * * * * *
+
+_Les Acharnéens_ sont tout à la jovialité, à l'ivresse dionysiaque; _les
+Chevaliers_ respirent la haine politique: Cléon était à l'apogée de sa
+puissance, et la fortune, à ce moment, couronnait jusqu'à ses témérités;
+il avait pour lui la chance et la veine; la faveur populaire enflait ses
+voiles; tout lui riait, tout l'acclamait; Aristophane, personnellement
+irrité par les persécutions judiciaires que lui avaient values _les
+Babyloniens_, l'attaque cette fois plus violemment encore; il prend le
+taureau par les cornes, il le secoue, il l'exaspère, il lui plante au
+cou vingt banderillas, dont les feux d'artifice éclatent dans les
+plaies.
+
+ * * * * *
+
+L'exposition de la pièce est des plus vives. Deux esclaves du bonhomme
+Peuple (le poëte, dans ces deux personnages, désignait, sans les nommer,
+deux généraux athéniens, Démosthène et Nicias; ces noms, même, ont été
+introduits par les copistes dans la liste des personnages; mais ils ne
+se trouvent point dans les vers d'Aristophane, et ne pouvaient pas s'y
+trouver: ce ne sont pas là des noms d'esclaves); le _premier esclave_,
+donc, et le _second esclave_, car dans la pièce il n'y a pas autre
+chose, se plaignent d'avoir été supplantés dans l'esprit du vieillard
+par un nouveau venu, souple et hâbleur.
+
+Ils poussent des gémissements fantastiques: _Iattataiax,
+iattataye!... Mymy, mymy, mymy! Mymy, mymy, mymy!..._
+
+«Il faut que vous sachiez, dit l'un aux spectateurs, c'est-à-dire au
+peuple lui-même, que nous avons un maître d'un naturel difficile et
+colérique, Peuple, le Pnycien, mangeur de fèves, vieillard morose et un
+peu sourd...»
+
+La Pnyx était le nom du lieu des Assemblées, situé près de la citadelle:
+le poëte en fait la patrie du bonhomme Peuple. Et, s'il l'appelle
+mangeur de fèves, c'est que les Athéniens, étant tous juges ou jurés
+tour à tour, se servaient de fèves blanches et noires pour donner leurs
+suffrages: ils recevaient pour cette fonction, un salaire, d'abord
+d'une, puis de deux, puis de trois oboles. Notez ce point qui va revenir
+souvent.
+
+ * * * * *
+
+«Le mois dernier, continue l'esclave à qui on a donné le nom de
+Démosthène dans la liste des personnages, il achète un nouvel esclave,
+un corroyeur paphlagonien[13], intrigant et calomniateur. Ce
+corropaphlagon, ayant connu l'humeur du vieillard, se mit à faire le
+chien couchant auprès de lui, à le caresser de la queue, à le flatter, à
+le tromper, à l'enlacer dans ses réseaux de cuir, en lui disant: «O
+Peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va-t'en au bain, prends un
+morceau, bois, mange, reçois tes trois oboles. Veux-tu que je te serve à
+souper?» Puis il s'empare de ce que nous avons apprêté, et l'offre au
+maître généreusement. L'autre jour encore, à Pylos, je prépare un gâteau
+lacédémonien, ce voleur-là me l'escamote, et le présente de sa main,
+quand c'était moi qui l'avais pétri! Il nous écarte, il ne souffre pas
+qu'un autre que lui donne des soins au maître. Débout, l'épouvantail en
+main[14], il éloigne de sa table les orateurs qui bourdonnent. Il lui
+débite des oracles, et le vieillard raffole de prophéties. Quand il le
+voit dans cet état d'imbécillité, il en profite pour accuser
+effrontément tous ceux de la maison, pour nous calomnier, et les coups
+de fouet pleuvent sur nous.»
+
+Ce trait du gâteau de Pylos devait faire rire les Athéniens, qui étaient
+au courant des faits. Ces faits nous sont rapportés par Thucydide, au
+quatrième livre de son Histoire de la guerre du Péloponnèse, dans un
+passage qui est lui-même une assez jolie scène de comédie et qui éclaire
+d'un nouveau jour cette curieuse figure de Cléon. Au reste, n'oublions
+pas que Thucydide, qui était, comme Aristophane, partisan de
+l'aristocratie, devait être, lui aussi, très-hostile à Cléon, homme
+nouveau, homme populaire. Il ne faut donc pas plus se fier aveuglément
+au témoignage de Thucydide sur Cléon que, par exemple à celui de
+Froissart, le chroniqueur de la noblesse et du clergé, sur Van Arteveld
+le tribun des Flandres. Ceci soit dit sans mettre Froissart, si léger,
+si enfant, si indifférent, sur la même ligne que Thucydide, si plein et
+si mûr.
+
+L'historien raconte comment Cléon avait empêché la paix de se conclure,
+comment les Athéniens continuaient, à Pylos, de tenir les Lacédémoniens
+assiégés dans l'île de Sphactérie, et souffraient une grande disette
+d'eau et de vivres.
+
+Cléon, de peur qu'on ne s'en prît à lui de ces souffrances, assurait
+qu'on ne recevait que de fausses nouvelles. À quoi on répondit en le
+priant d'aller lui-même voir les choses par ses yeux, en compagnie de
+Théagène. Cléon sentit qu'en y allant il serait forcé de convenir que
+les nouvelles étaient vraies. Il conseilla, voyant qu'on n'était pas
+encore tout à fait dégoûté de la guerre, de ne point envoyer aux
+informations, ce qui ne servirait qu'à perdre du temps; ajoutant que, si
+l'on regardait les nouvelles comme vraies, il fallait s'embarquer et
+porter aux assiégeants du renfort. Puis, attaquant indirectement Nicias,
+fils de Nicératos, qui était alors général et qu'il n'aimait pas (ce
+Nicias, représenté par le second esclave), il dit qu'avec la flotte qui
+était appareillée il serait facile aux généraux, s'ils étaient des
+hommes, d'aller prendre les ennemis qui étaient dans l'île; qu'il le
+ferait bien, lui, s'il avait le commandement! Le peuple fit entendre
+quelques murmures contre Cléon: «Que ne partait-il à l'instant, puisque
+la chose lui paraissait si facile?» Nicias surtout, attaqué par lui, dit
+qu'il n'avait qu'à prendre ce qu'il voudrait de troupes et se charger de
+l'affaire. Cléon crut d'abord qu'on ne lui parlait pas sérieusement et
+répondit qu'il était prêt. Mais, quand il vit que Nicias voulait tout de
+bon lui céder le commandement, il commença à reculer et dit qu'après
+tout ce n'était pas lui, mais Nicias, qui était général. Il était un peu
+interdit; il ne croyait pas cependant que Nicias voulût tout de bon lui
+remettre le généralat. Celui-ci le pressa de l'accepter, renonça à
+conduire l'affaire de Pylos, et prit le peuple à témoin. Plus Cléon
+essayait d'éluder la proposition, plus la multitude (car tel est son
+caractère, dit Thucydide) pressait Nicias de lui remettre le
+commandement, et criait à Cléon de s'embarquer. Ne pouvant plus retirer
+ce qu'il avait dit, Cléon accepte enfin, et promet d'amener vifs, dans
+une vingtaine de jours, les Lacédémoniens qui étaient dans Sphactérie,
+ou de les laisser morts sur la place. On rit de la forfanterie, et les
+honnêtes gens se réjouissaient de voir que, de deux biens, il y en avait
+un immanquable: ou d'être délivrés de Cléon, et c'est sur quoi l'on
+comptait; ou, s'ils étaient trompés dans cette attente, d'en avoir fini
+avec les Lacédémoniens. Cléon partit, et, des généraux qui étaient à
+Pylos, ne voulut pour collègue que Démosthène (ce Démosthène représenté
+par l'autre esclave du bonhomme Peuple, dans l'exposition de la
+comédie). C'est qu'il avait ouï dire que ce général pensait à faire une
+descente dans l'île pour mettre un terme à la déplorable situation des
+soldats qui ne demandaient pas mieux que de tenter, de leur côté, une
+sortie, si dangereuse qu'elle fût, pour en finir à tout prix, d'une ou
+d'autre façon. Un incendie survenu parmi les assiégés acheva de décider
+ce général: les Athéniens entrèrent dans l'île de deux côtés à la fois,
+d'une part avec Démosthène, de l'autre avec Cléon; les Lacédémoniens,
+pris entre deux, furent vaincus et faits prisonniers. Ainsi la promesse
+de Cléon eut son effet, quoiqu'elle fût des plus téméraires, et, dans le
+terme de vingt jours, il amena les Lacédémoniens captifs, comme il s'y
+était engagé.
+
+ * * * * *
+
+Tel est, en abrégé, le piquant récit de Thucydide, que l'on est habitué
+à regarder comme un écrivain sévère et triste; et certainement en
+l'abrégeant, nous l'avons plutôt gâté qu'embelli.
+
+Ne trouvez-vous pas que l'historien ajoute de nouveaux traits au poëte
+comique, et que le poëte comique, à son tour, complète l'historien?
+
+Voilà comment Cléon servit au peuple cet excellent gâteau que Démosthène
+avait pétri de ses mains et fait cuire dans l'incendie de Sphactérie.
+
+Encore une fois, ne perdons pas de vue que Thucydide est hostile à
+Cléon, tout comme Aristophane. Et cependant l'historien et le poëte
+comique sont forcés d'avouer que Cléon vint à bout de ce qu'il avait
+promis. Tout en nous amusant de leurs malices, il faut donc nous garder
+de les prendre au mot, ni l'un ni l'autre, dans tous les détails: ce
+serait comme si l'on voulait juger un des hommes politiques du
+gouvernement de Juillet ou de la République de 1848 d'après le
+_Charivari_ ou d'après quelques-unes des parades satiriques et
+calomnieuses qui parurent pendant cette dernière révolution.
+
+Thucydide, moins âpre qu'Aristophane et par conséquent moins suspect,
+représente partout Cléon comme un démagogue violent et éloquent, d'un
+naturel ardent et sombre. Mais il ne va point, comme Aristophane,
+jusqu'à attaquer sa moralité et son honneur. Cependant Thucydide
+lui-même appartient, aussi bien qu'Aristophane, au parti oligarchique,
+au parti de l'aristocratie, et du régime ancien.
+
+Cléon, d'ailleurs, fut cause du bannissement de Thucydide comme général,
+et en conséquence Thucydide, s'étant mis à écrire l'histoire de son
+temps pour occuper son exil, traita Cléon plus durement qu'il n'aurait
+dû le faire en sa qualité d'historien.
+
+Le savant et sage M. Grote, dans son _Histoire de la Grèce_, estime
+qu'en cette circonstance «il n'y eut rien dans la conduite de Cléon qui
+méritât le blâme ou la raillerie.» (Voir tome IX, page 63 à 79.) Il
+établit très-bien aussi que Nicias était un général un peu plus estimé
+que de raison, lent, indécis, honnête homme et dévot, mais assez
+incapable. Démosthène était un général plus habile[15].
+
+ * * * * *
+
+Revenons à l'exposition de la comédie des _Chevaliers_.--Le moyen dont
+s'avisent les deux esclaves pour combattre l'ascendant de leur rival,
+c'est de lui dérober, tandis qu'il dort gorgé de viande et de vin volés
+au maître, un de ces oracles dont il se sert pour duper le
+vieillard.--On sait, encore par Thucydide (II, 54; VIII, 1), l'influence
+qu'exercèrent sur les dispositions du peuple, pendant toute la guerre du
+Péloponnèse, les oracles et les prédictions de prétendus prophètes
+antiques. Plus d'une fois pendant la guerre du Péloponnèse, les chefs de
+partis firent parler les dieux.
+
+L'oracle dérobé prédit qu'un marchand de boudins héritera du pouvoir;
+qu'un charcutier évincera le corroyeur.
+
+Un charcutier ambulant vient à passer: ils s'emparent de lui, et, dans
+une scène qui a pu servir de modèle à la farce du _Médecin malgré lui_
+(moins les coups de bâton, toutefois), le saluent sauveur de la
+République. Le charcutier s'en défend d'abord, comme Sganarelle se
+défend d'être médecin.--On le débarrasse, bon gré mal gré, de son
+éventaire et de sa poêle à saucisses.
+
+«Vois-tu ce peuple nombreux? (On lui montre les spectateurs). Tu en
+seras le maître souverain, et aussi des marchés, des ports, de
+l'Assemblée; tu fouleras aux pieds le Sénat, tu casseras les généraux,
+tu les garrotteras, les emprisonneras; tu mèneras des filles dans le
+Prytanée.»
+
+Le charcutier commence à se laisser faire plus volontiers. Alors
+s'engage un dialogue plein de verve et d'audace.
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Tourne maintenant l'œil droit du côté de la Carie, et l'autre vers
+ Chalcédoine, et, dis-moi, n'es-tu pas heureux?
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Parce que tu me fais loucher?
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Non; mais d'avoir tout cela à t'administrer: car cet oracle te fait
+ souverain.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Souverain, moi? un charcutier!
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Oui, souverain, pour cela même, parce que tu n'es rien, que
+ vaurien, faubourien!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Je ne me crois pas digne d'un si haut rang.
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Et pourquoi donc, pas digne? Aurais-tu des scrupules? serais-tu
+ d'honnête famille!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Par tous les dieux! je suis de la canaille!
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Heureux drôle! tu es né pour gouverner!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Mais je n'ai pas d'éducation: à peine je sais lire, et mal.
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Ceci pourrait te faire tort de savoir lire, si mal que ce soit. Le
+ gouvernement populaire n'appartient pas aux hommes instruits ni aux
+ honnêtes gens, mais aux ignorants et aux gredins.
+
+Aristophane ici confond l'ochlocratie, ou gouvernement de la populace,
+avec la démocratie, ou gouvernement du peuple: c'est que les démagogues,
+dont il est l'adversaire, font de leur côté la même confusion, pour des
+raisons différentes, et, par de perpétuelles agitations, ne veulent
+faire monter à la surface que la lie; il retourne donc contre eux-mêmes
+cette confusion sophistique.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Mais je ne puis comprendre comment je serai capable de gouverner le
+ peuple.
+
+ DÉMOSTHÈNE.
+
+ Rien de plus simple; continue ton métier: brouille et pétris
+ ensemble les affaires, comme quand tu fais tes andouilles; tire-les
+ en longueur, comme les boudins; pour t'attacher le peuple,
+ cuisine-lui toujours quelque petit ragoût qui lui plaise. Au
+ surplus, que te manque-t-il pour faire un bon démagogue? Voix
+ crapuleuse, nature de gueux, vrai voyou, tu as tout ce qu'il faut
+ pour gouverner!
+
+Voilà la grande audace du poëte dans cette pièce: ce n'est pas seulement
+d'avoir offert aux risées du peuple le peuple lui-même, tel que l'on
+vient de le décrire et tel que nous allons le voir paraître; ce n'est
+pas seulement d'avoir désigné et dénigré Cléon, le puissant démagogue,
+et de l'avoir servi en pâture à la haine de ses ennemis, à la jalousie
+de ses rivaux; c'est encore d'avoir attaqué parfois la démocratie
+elle-même, de l'avoir confondue avec l'ochlocratie; c'est d'avoir ouvert
+par-devant le bonhomme Peuple ce débat qui remplit presque toute la
+pièce, entre le corroyeur et le charcutier, celui-ci succédant à
+celui-là uniquement parce qu'il est encore plus voleur et plus impudent;
+c'est d'avoir osé dire à la multitude que bien souvent, si elle chasse
+un coquin, ce n'est que pour se livrer à un autre coquin plus détestable
+encore.
+
+À la vérité, les faits étaient là pour prêter quelque vraisemblance aux
+attaques du poëte comique: en effet, à un marchand d'étoupes, nommé
+Eucrate, avait succédé un marchand de moutons appelé Lysiclès; à
+celui-ci, le corroyeur Cléon; à Cléon, le lampiste Hyperbolos. Y
+avait-il eu aussi un charcutier parmi ces démagogues? ou était-ce une
+invention par analogie? Peu importe.
+
+Ce qu'il y a de vrai au fond de tout cela, c'est qu'à Athènes, où il
+n'existait guère de grands propriétaires fonciers, tout homme public, si
+public qu'il fût, tenait à un commerce quelconque, à un négoce, à un
+métier. Et il n'y avait pas de sots métiers. Mais le poëte oligarchique
+tirait parti de ces métiers pour la drôlerie et la mise en scène. Et le
+public, tout démocratique qu'il était, ne demandait pas mieux que de s'y
+prêter pour un moment[16].
+
+ * * * * *
+
+Que de verve cependant ne fallait-il pas pour faire pardonner, pour
+faire applaudir, pour faire couronner une témérité si grande, pour faire
+rire de bon cœur la spirituelle Athènes en lui riant au nez! Rabelais se
+moque bien aussi du peuple de Paris, «tant sot, tant badaud, et tant
+inepte de nature, qu'un bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avec
+ses cymbales, un vielleux au milieu d'un carrefour, assemblera plus de
+gens que ne feroit un bon prescheur évangélique.» Il ne s'en moque pas
+sur le théâtre, devant un public parisien.
+
+Mais, outre que jamais souverain n'entendit mieux la plaisanterie que le
+peuple d'Athènes, surtout le jour où il fêtait Bacchus, peut-être aussi
+sentait-il tant de courage sous cette témérité du poëte, et tant de bon
+sens sous ces bouffonneries, qu'il se mettait volontiers, contre
+lui-même, du parti d'Aristophane, sauf à ne pas profiter de ses avis.
+
+ * * * * *
+
+Le Paphlagonien paraît; le charcutier va pour s'enfuir. Les deux
+esclaves le rappellent, lui promettant l'assistance des Chevaliers.
+
+Les Chevaliers, ainsi nommés parce que chacun d'eux devait entretenir à
+ses frais un cheval de guerre, étaient la classe moyenne, les
+propriétaires aisés, la bourgeoisie de la République. En les choisissant
+pour former le chœur qui donne le titre à la pièce, le poëte les lie
+habilement à sa cause. Le langage qu'il leur prête est fait pour leur
+plaire: ils célèbrent la gloire ancienne des Athéniens, promettent de
+rendre toujours à l'État des services gratuits; enfin, comme il ne
+serait pas séant qu'ils chantassent leurs propres louanges, ils chantent
+celles de leurs coursiers; ou plutôt le brillant poëte, dans sa
+fantaisie intrépide, confond ensemble et amalgame les chevaux et les
+chevaliers. Ailleurs nous trouverons une personnification aussi
+brillante et aussi vive des _guêpes_ attiques.
+
+Par ce panégyrique des chevaliers, Aristophane indiquait clairement que
+le meilleur gouvernement, à son avis, était une aristocratie tempérée,
+juste-milieu entre un patriciat oppressif et une turbulente démagogie.
+L'aristocratie qui plaisait à Aristophane, comme à Thucydide, à Périclès
+et à Platon, ce n'était pas celle qui prétend être fondée sur la
+naissance ou la fortune, mais celle qui s'acquiert par le mérite et qui
+est, ainsi que son nom l'exprime, «le gouvernement des meilleurs.» Or,
+précisément, la beauté de la véritable démocratie, c'est d'être la
+source féconde de la véritable aristocratie, jamais fermée, toujours
+ouverte à qui se rend digne d'y entrer. C'est ce qu'Aristophane, sans
+doute, comprenait bien en théorie, mais oubliait parfois dans la
+pratique, étant ennemi instinctif et des nouvelles choses et des
+nouvelles gens, et conservateur à l'excès.
+
+Son esprit était, à vrai dire, plus vif qu'étendu. On peut avoir
+beaucoup d'esprit, et être rétrograde par les idées: nos temps en
+fourniraient plus d'un exemple. Eh bien! Aristophane était ainsi: lui
+aussi, de nos jours, il eût parlé contre les chemins de fer à leur
+naissance. Lui aussi, en toute occasion, se défie du progrès, regrette
+le bon vieux temps, ce temps d'ignorance et de rudes mœurs; «où un marin
+athénien ne savait que demander son gâteau d'orge, et crier: _Ho! ho!
+ryppapaye_!» Il va même parfois jusqu'à présenter la corruption et la
+turpitude morale comme la conséquence naturelle du progrès intellectuel
+de l'époque agitée et critique dans laquelle il vit et que nous
+analyserons.
+
+ * * * * *
+
+Les Chevaliers viennent, comme on l'a promis, prêter main-forte au
+charcutier, qui peu à peu, se sentant soutenu, s'enhardit. Ils accablent
+le corroyeur des accusations les plus violentes:
+
+«Infâme! scélérat! braillard! ton audace envahit tout, le pays,
+l'assemblée, les bureaux de finances, le greffe, le tribunal. Tu ravages
+la ville, comme un torrent fangeux. Tu assourdis Athènes de tes
+clameurs. Perché sur une roche, tu guettes l'arrivée des tributs, comme
+un pêcheur les thons.»
+
+Le corroyeur n'est pas en reste d'invectives. Il y a là un formidable
+assaut d'injures: cela dure pendant plus de deux cent cinquante vers. Il
+faut que vous imaginiez cette abondance d'énormités, qui sans doute
+plaisait au peuple en liesse, comme les ripostes flamboyantes du
+catéchisme poissard dans notre carnaval d'autrefois.
+
+ CLÉON.
+
+ M'opposer un rival à moi! Bah! quand j'ai dévoré un thon bien
+ chaud, et bu, par-dessus, un grand pot de vin pur, je me moque des
+ généraux de Pylos!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Moi, quand j'ai avalé les tripes d'un bœuf avec le ventre d'une
+ truie, et bu la sauce par-dessus, je suis capable, tout dégouttant
+ de graisse, de hurler plus haut que les orateurs et de faire peur à
+ Nicias!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Ton langage me plaît, la seule chose que je n'approuve pas, c'est
+ que tu avales toute la sauce à toi tout seul...
+
+ CLÉON, _au charcutier_.
+
+ Je ferai de ta peau un tabouret!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Et moi, de la tienne une poche de filou!
+
+ CLÉON.
+
+ Je l'étendrai par terre avec des clous!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Je te hacherai menu comme chair à pâté!
+
+ CLÉON.
+
+ Je t'arracherai les paupières!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Je te crèverai le jabot!...
+
+Nous ne citons que les répliques les plus douces. Beaucoup d'autres sont
+trop colorées pour qu'on en puisse donner même une faible idée. Cela
+étonnera peut-être quelques personnes qui ne s'imaginaient pas que
+l'atticisme admît de pareilles libertés. Ces mêmes personnes, sans
+doute, expurgeraient Molière, au nom de la morale, et même Mme de
+Sévigné, au nom du bon goût. Les Athéniens étaient encore moins délicats
+que Mme de Sévigné et que Molière. Pourtant il est à croire que les
+Athéniens se connaissaient en atticisme. Mais les bienséances du Midi ne
+sont pas celles du Nord, et qui dit _convenances_ dit _conventions_. La
+morale est une et identique dans ses principes; mais ses applications
+varient à l'infini, comme le thermomètre et le baromètre montent et
+descendent.
+
+Les deux rivaux font gloire, à qui mieux mieux, de leur friponnerie et
+de leur impudence. Le charcutier, comme Scapin, se vante de son habileté
+qui fut précoce. Il n'était pas plus haut que cela, qu'il se signalait
+déjà par cent tours d'adresse jolis:
+
+«Dès mon enfance, je savais plus d'un tour. Pour attraper les
+cuisiniers, je leur disais: O mes amis, regardez donc! une hirondelle!
+Voilà le printemps!... Eux de regarder; moi, pendant ce temps, je leur
+chipais de bons morceaux... Ordinairement, ils n'y voyaient que du feu.
+Mais, si l'un d'eux s'apercevait du tour, vite je cachais la viande
+entre mes fesses, et je niais par tous les dieux! Ce qui fit dire à un
+orateur: «Voilà un enfant qui ira loin; il y a en lui l'étoffe d'un
+homme d'État!»
+
+Le charcutier, par sa vive éloquence et ses chaudes répliques, prélude à
+sa victoire, et prouve déjà, dans cette première lutte, qu'il mérite
+mieux de gouverner.
+
+Bientôt, en effet, il triomphe devant le Sénat, qu'il achète en lui
+promettant les sardines à bon marché, et en lui offrant un peu de
+coriandre et de ciboules pour les assaisonner. Le chœur, son fidèle
+allié, avait eu soin de le munir préalablement d'utiles conseils:
+«Frotte-toi le cou avec ce saindoux, et tu glisseras entre les mains de
+la calomnie...»
+
+ * * * * *
+
+Après une admirable parabase, dont nous reparlerons plus tard, le
+charcutier vient faire un récit animé de cette victoire devant le Sénat.
+C'est une vive parodie des manœuvres et des stratagèmes employés par les
+orateurs pour tromper l'auditoire, et une mordante raillerie de la
+crédulité et de la mobilité des assemblées.
+
+Mais le corroyeur espère bien prendre sa revanche devant le Peuple.
+C'est ici une des scènes capitales de la pièce, une scène homérique et
+rabelaisienne, d'une philosophie profonde, d'une admirable bouffonnerie.
+
+ CLÉON.
+
+ Je te traînerai devant le Peuple, pour avoir justice de toi!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Moi aussi, je t'y traînerai et je te dénoncerai encore bien plus!
+
+ CLÉON.
+
+ Mais, misérable, le Peuple ne te croit pas; moi, je me moque de lui
+ tant que je veux!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Comme il est sûr que le peuple est à lui!
+
+ CLÉON.
+
+ Oui, car je sais les friandises qui lui plaisent.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Bon! Tu fais comme les nourrices: tu goûtes avant lui chaque chose
+ et lui en mets dans la bouche une miette, puis tu en avales trois
+ fois plus que lui.
+
+ CLÉON.
+
+ Grâce à mon habileté, je sais lui élargir ou lui resserrer le
+ gosier...
+
+ * * * * *
+
+Peuple paraît enfin. Le poëte a fait longtemps attendre son entrée pour
+la mieux préparer. Ainsi fera Molière pour Tartuffe. L'entrée du
+bonhomme Peuple est excellente.
+
+ PEUPLE.
+
+ Quel tapage! Allons, hors d'ici! décampez de devant ma porte!...
+ Voyez un peu! ils en ont fait tomber le rameau d'olivier... Ah!
+ c'est toi, Paphlagonien; qui est-ce qui te fait du mal?
+
+ CLÉON.
+
+ C'est cet homme et ces gamins-là, qui me battent à cause de toi.
+
+ PEUPLE.
+
+ Comment cela?
+
+ CLÉON.
+
+ Parce que je t'aime, ô peuple, et te chéris...
+
+Alors chacun des deux adversaires, tour à tour, essaye de se faire
+valoir auprès du bonhomme.
+
+ CLÉON.
+
+ Peuple, convoque vite l'assemblée, afin de connaître lequel de nous
+ deux t'est le plus dévoué et mérite tes faveurs.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Oui, décide entre nous, pourvu que ce ne soit pas dans la Pnyx!
+
+ LE PEUPLE.
+
+ Je ne saurais siéger ailleurs: on se rendra à la Pnyx comme de
+ coutume.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Ah! malheureux! je suis perdu! Chez lui, ce vieillard est le plus
+ raisonnable des hommes; mais, sitôt qu'il siége sur ces bancs de
+ pierre là-bas, aussitôt il baye aux corneilles.
+
+ * * * * *
+
+Ici probablement la scène changeait et représentait la Pnyx.
+
+Le charcutier, pour gagner la victoire, promet à Peuple de le bien
+nourrir, de le dorloter comme il faut. Il commence par lui apporter un
+bon coussin, qu'il a cousu lui-même. «Allons, soulève-toi, cher maître,
+et repose plus mollement ce derrière qui s'est tant fatigué en ramant à
+Salamine!»
+
+ * * * * *
+
+Aux bouffonneries se mêlent des paroles sérieuses. «On te connaît, dit
+le charcutier à Cléon, tu veux que la guerre enveloppe comme d'un
+brouillard tes friponneries, que le peuple n'y voie goutte, et que la
+nécessité, le besoin, l'attente de son salaire, le réduisent à n'espérer
+qu'en toi. Mais, si jamais la paix lui est rendue, s'il retourne à ses
+champs se réconforter avec du pain frais et saluer ses chères olives, il
+saura de quels biens tu le sevrais, tout en lui payant un salaire, et il
+se lèvera, plein de haine et de rage, brûlant de voter contre toi. Tu le
+sais, et c'est pour cela que tu le berces de tes mensonges!»
+
+ * * * * *
+
+Le Paphlagonien, de son côté, s'évertue et proteste, et fait assaut de
+zèle. Les deux rivaux luttent de platitude avec fierté...
+
+Combien de fois avons-nous assisté, depuis quinze ans, à des luttes
+pareilles!
+
+ CLÉON, _au bonhomme Peuple_.
+
+ Ah! tu ne trouveras jamais d'ami plus dévoué que moi! Seul j'ai su
+ étouffer les conspirations! Il ne se trame pas un complot dans la
+ ville, que je ne sonne aussitôt l'alarme!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Oui, tu fais comme les pêcheurs d'anguilles: si l'eau reste calme,
+ ils ne prennent rien; mais, après qu'ils ont agité la vase, la
+ pêche est bonne. Et toi aussi tu pêches en eau trouble, et pour
+ cela tu imagines des complots...
+
+Le charcutier donne encore au bonhomme un manteau à manches pour l'hiver
+et une paire de souliers; Peuple, tout doucement, se sent attendrir, et
+témoigne au charcutier sa royale satisfaction. «À mon avis, dit-il, nul
+citoyen, de tous ceux que je connais, n'a si bien mérité du Peuple, ni
+ne s'est montré aussi dévoué à la ville et à mes orteils.»
+
+ LE CHARCUTIER, _encouragé par son succès_.
+
+ Tiens, voici une boîte d'onguent pour les plaies de tes jambes.
+
+ CLÉON.
+
+ Permets que j'ôte tes cheveux blancs, pour te rajeunir.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Prends cette queue de lièvre, pour essuyer tes yeux.
+
+ CLÉON.
+
+ Quand tu te moucheras, ô Peuple, essuie tes doigts à mes cheveux!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Aux miens!
+
+ CLÉON.
+
+ Aux miens!
+
+Qu'on se figure ces jeux de scène: quel mouvement!... Quelle brûlante
+verve!... Et quels immenses éclats de rire dans le public!...
+
+Que dire de la joute d'oracles qui vient ensuite? Et de ces répliques
+entrechoquées, comme celles de Bartholo et de Figaro plaidant!...
+
+Les orateurs aimaient beaucoup à s'appuyer sur des textes d'oracles.
+Aussi, lorsque le bonhomme Peuple ne veut plus de Cléon pour intendant
+et lui redemande l'anneau, signe de ses fonctions, Cléon s'écrie:
+
+ Maître, je t'en conjure, ne décide rien avant d'avoir entendu mes
+ oracles!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Et les miens!...
+
+ CLÉON.
+
+ Mes oracles disent que tu dois, couronné de roses, régner sur la
+ terre entière!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Les miens, que revêtu d'une robe de pourpre brodée à l'aiguille, et
+ couronne en tête, tu parcourras la Thrace sur un char d'or!
+
+ PEUPLE.
+
+ Va me chercher tes oracles, afin qu'il les entende.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Volontiers.
+
+ PEUPLE.
+
+ Et toi, apporte aussi les tiens.
+
+ CLÉON.
+
+ J'y cours.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ J'y cours aussi: rien de mieux.
+
+ * * * * *
+
+Au bout de quelques instants, ils reviennent, apportant chacun des
+monceaux d'oracles.
+
+ CLÉON.
+
+ Tiens, regarde!... Et je ne les apporte pas tous!
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Ouf! je crève sous le poids, et je n'apporte pas tout!
+
+ PEUPLE.
+
+ Qu'est ceci?
+
+ CLÉON.
+
+ Des oracles.
+
+ PEUPLE.
+
+ Tout cela?
+
+ CLÉON.
+
+ Tout cela. Tu en es étonné?... Mais j'en ai encore une caisse
+ pleine.
+
+ LE CHARCUTIER.
+
+ Et moi, deux chambres et mon grenier.
+
+ PEUPLE.
+
+ Allons, lisez-les moi, et d'abord celui que j'aime tant, où il est
+ dit que je serai «l'aigle planant dans les nues!»
+
+Après l'assaut d'oracles, il y en a un autre, d'offrandes culinaires,
+digne de Rabelais: croûtes contre gâteaux, sauces contre purées,
+andouilles contre poissons, le tout au profit du bonhomme Peuple et de
+son ventre souverain.
+
+ * * * * *
+
+À ces caricatures d'une gaieté si franche le poëte mêle de graves
+leçons, tempérées par de délicates flatteries:
+
+ LE CHŒUR.
+
+ O Peuple, ta puissance est grande: tous les hommes te craignent
+ comme un maître absolu; mais tu es facile à séduire! tu te plais à
+ être flatté, trompé; tu écoutes, bouche béante, chaque orateur, et
+ ton esprit va et vient avec eux.
+
+ PEUPLE.
+
+ Ah! qu'il n'y en a guère, d'esprit, sous vos cheveux, si vous
+ croyez que je ne sais pas ce que je fais. C'est à dessein que j'ai
+ l'air imbécile. J'aime à boire tout le jour, et me plais à nourrir
+ un ministre voleur; mais, quand il est plein, je le frappe, il
+ tombe.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Rien de mieux, si, comme tu le prétends, tu mets du calcul dans
+ cette conduite, si tu les engraisses exprès dans la Pnyx comme des
+ victimes publiques, et qu'ensuite, en guise de provisions, tu
+ prennes le plus gras pour l'immoler et le manger.
+
+ PEUPLE.
+
+ Oui, voilà comme j'attrape ceux qui se croient bien fins et pensent
+ me tromper! je les suis de l'œil, sans en avoir l'air, pendant
+ qu'ils me volent; ensuite je leur fourre un jugement dans la gorge,
+ et ils rendent tout ce qu'ils ont pris.
+
+ * * * * *
+
+Enfin Cléon, vaincu encore une fois, devant le Peuple comme devant le
+Sénat, est livré au charcutier son vainqueur.
+
+Puis on voit reparaître Peuple, régénéré et rajeuni par les soins du
+charcutier, qui l'a fait bouillir dans sa marmite, comme Médée le vieil
+Éson. Il est paré élégamment, quoiqu'à la vieille mode. Il est brillant
+de paix, de bien-être et d'honneur. Il a recouvré la vigueur de son
+esprit comme de son corps, et rougit de son imbécillité passée,--qui
+était donc plus réelle qu'il ne l'avouait.--Agoracrite, de son côté,
+n'est plus dès-lors, évidemment, le charcutier impudent et fripon, mais
+Aristophane lui-même. Aristophane se sert de sa fiction comme d'un
+masque qu'il ôte ou reprend à son gré (Rabelais fera de même). Selon le
+moment, dans la même pièce, Aristophane appelle la ville d'Athènes «la
+République des Gobe-mouches,» τήν κεχηναίων πόλιν, ou bien
+c'est ensuite, «l'antique Athènes, couronnée de violettes, la belle et
+brillante Ville, qui porte sur sa chevelure la cigale d'or!»
+
+Il sait que ses concitoyens riront volontiers de ses railleries sur leur
+légèreté et leur mobilité, s'il caresse leur patriotisme.
+
+Telle est cette comédie pleine de verve, si mal appréciée par La Harpe,
+et beaucoup mieux par M. Grote: «C'est, dit-il, le chef-d'œuvre de la
+comédie, diffamatoire. L'effet produit sur l'auditoire athénien quand
+cette pièce fut jouée à la fête Lénéenne (janvier 424 av. J.-C., six
+mois environ après la prise de Sphactérie), en présence de Cléon
+lui-même et de la plupart des chevaliers réels, a dû être puissant au
+delà de ce que nous pouvons facilement nous imaginer aujourd'hui. Que
+Cléon ait pu se maintenir après cet humiliant éclat, ce n'est pas une
+faible preuve de sa vigueur et de sa capacité intellectuelles. Son
+influence ne semble pas en avoir été diminuée.--Non pas, du moins, d'une
+manière permanente. Car non-seulement nous le voyons le plus fort
+adversaire de la paix pendant les deux années suivantes, mais il y a
+lieu de croire que le poëte jugea à propos de baisser le ton à l'égard
+de ce puissant ennemi.--La plupart des écrivains sont tellement disposés
+à trouver Cléon coupable, qu'ils se contentent d'Aristophane comme
+témoin contre lui, bien que nul autre homme public, d'aucune époque ni
+d'aucune nation, n'ait jamais été condamné sur une telle preuve.
+Personne ne songe à juger sir Robert Walpole, ni M. Fox, ni Mirabeau,
+d'après les nombreux pamphlets mis en circulation contre eux. Personne
+ne prendra _Punch_ comme mesure d'un homme d'État anglais, ni le
+_Charivari,_ d'un homme d'État français. L'incomparable mérite comique
+des _Chevaliers_ d'Aristophane n'est qu'une raison de plus de se défier
+de la ressemblance de son portrait avec le vrai Cléon[17].»
+
+ * * * * *
+
+En résumé, l'exposition vive et amusante faite par les deux esclaves qui
+entrent en poussant des mugissements fantastiques; le portrait si fin du
+bonhomme Peuple, qui rappelle les têtes de vieillards d'Holbein; les
+scènes si hardies où le poëte se sert des libertés de la démocratie pour
+en attaquer les excès; les luttes prolongées, et pourtant variées, du
+charcutier avec le corroyeur; leurs assauts d'impudence, d'effronterie,
+de coups de poings et de coups de tripes, leurs plaisanteries,
+grossières et jolies tour à tour, mais abondantes comme les eaux dans
+les montagnes; enfin la métamorphose joyeuse et touchante de Peuple,
+rajeuni et régénéré, entouré de trêves de trente ans, personnifiées en
+de belles jeunes femmes, et cette marche triomphale accompagnée de
+fanfares; tout cela valut au poëte une nouvelle victoire, dans un sujet
+si délicat, si hasardeux! Par sa gaieté et son adresse il fit applaudir
+son audace. Il obtint encore cette fois le premier prix, par-dessus
+Aristomène et Cratinos.
+
+Aristophane aimait à rappeler cette victoire et n'en parlait qu'avec
+orgueil. Il se vante, en plusieurs endroits, du courage herculéen qu'il
+a déployé, au début de sa carrière, en attaquant un monstre affreux.
+
+ * * * * *
+
+En effet, ne l'oublions pas, la hardiesse du poëte comique, en cette
+circonstance, était moins de faire la caricature du peuple et de la
+démocratie elle-même que d'attaquer son meneur redouté. Car, selon la
+remarque de Macchiavel, «du peuple on peut médire sans danger, même là
+où il règne; mais, des princes, c'est autre chose.» Or Cléon, à ce
+moment-là, ayant remplacé Périclès, était en quelque sorte le prince de
+cette mobile démocratie.
+
+On voit par cet exemple comment la liberté de la comédie _ancienne_
+n'était limitée que par la faveur ou la défaveur du public. Cette sorte
+de journalisme oral pouvait aller aussi loin qu'il voulait, à la seule
+condition de se faire applaudir.
+
+Imaginez-vous la représentation d'une pareille pièce. Quelle journée! et
+que d'émotions! N'est-ce pas bien là cette Athènes que Bossuet définit
+ainsi: «Une ville où l'esprit, où la liberté et les passions donnaient
+tous les jours de nouveaux spectacles?»
+
+Shakespeare, dans ses drames de _Coriolan_, de _Jules César_ et de
+_Richard_ III, a fait aussi d'admirables peintures du peuple, de sa
+crédulité, de sa mobilité, qui sont les mêmes dans tous les temps; il
+n'a pas effacé Aristophane. L'un et l'autre sont également vrais, par
+des procédés différents: Shakespeare, Anglais et réaliste, nous fait
+mieux voir la bête à mille têtes; Aristophane, Grec et idéaliste, les
+réunit en une seule et fait du peuple une personne. L'un met en
+mouvement la foule, comme les flots de l'Océan; l'autre la résume en un
+type et anime une abstraction, qui semble une réalité. Shakespeare n'a
+aucun parti pris, que de peindre la nature humaine; Aristophane en a un
+autre, et très-arrêté: c'est de combattre la démagogie, et même
+quelquefois la démocratie.
+
+Mais ce que l'on nommait alors démocratie, n'était pas encore, tant s'en
+faut, la démocratie véritable. «Le vrai malheur d'Athènes, non plus que
+d'aucune cité antique, dit M. Havet, n'a pas été d'aller jusqu'à la
+démocratie, mais plutôt de n'y pas atteindre. On ne voit nulle part,
+dans le monde grec, un peuple qui ne dépende que de lui-même, mais des
+villes sujettes d'une autre ville, et, dans la ville maîtresse, une
+population d'esclaves sous une plèbe privilégiée. Pour qui n'était pas
+_citoyen_, il n'y avait pas de droit proprement dit. Si c'était une
+grande nouveauté dans la physique que de briser la voûte de cette
+sphère, d'un si court rayon, où on enfermait l'univers, comme l'osèrent
+Démocrite et Épicure, ce ne fut pas une tentative moins hardie, dans la
+philosophie morale, que de franchir les bornes de _la cité_, comme le
+firent les stoïciens. Les socratiques ne s'occupaient encore que de _la
+cité_, et là point d'inégalité, point de maître; on buvait, comme dit
+Platon, le vin pur de la liberté, on s'en enivrait jusqu'au délire, et
+la raison des sages se heurtait avec colère aux folies démagogiques qui
+s'étalaient de toutes parts. Il nous est facile aujourd'hui de
+reconnaître que le véritable principe de ces excès n'était pas l'égalité
+établie entre les citoyens, mais, au contraire, l'inégalité sur laquelle
+_la cité_ était fondée. Et d'abord les délibérations de la multitude,
+amassée sur la place publique, seraient devenues chose impossible si
+dans le peuple eussent été compris les esclaves, et plus impossible
+encore si ces sujets d'Athènes, qu'on appelait ses alliés, eussent été
+tenus pour Athéniens, et n'avaient fait qu'un avec les habitants de
+l'Attique. Ainsi disparaissaient d'un seul coup l'extrême mobilité d'un
+gouvernement à vingt mille têtes, absolument incapable d'aucune suite;
+l'influence des démagogues tournant au vent de leur parole une foule
+assemblée deux ou trois fois par mois comme pour un spectacle; le
+scandale de la souveraineté exercée pour un salaire[18] par une
+population besogneuse, qui subsistait des oboles de l'agora ou des
+tribunaux; les fonctions publiques tirées au sort, non comme un service,
+mais comme un profit, tandis que les sages demandaient si ceux qui
+montent un navire ont coutume de tirer au sort celui qui gouvernera le
+vaisseau; une justice capricieuse comme une loterie, faite non pour les
+jugés, mais pour les juges, car il fallait leur fournir des procès pour
+les faire vivre, et ils recevaient, pour ainsi dire, des _bons_ pour
+juger comme ils auraient reçu des _bons_ de pain; enfin les malheureux
+alliés faisant principalement les frais de cette justice, comme
+l'atteste Xénophon, et forcés, pour l'alimenter, de s'en venir plaider
+dans Athènes. Toutes ces misères ne résultaient pas de ce que la
+république athénienne était une démocratie, mais bien de ce qu'elle
+était la démocratie de quelques-uns, et non pas de tous. Cette multitude
+exerçait en réalité une tyrannie, et, comme les tyrans, elle usait de sa
+puissance pour satisfaire ses envies et pour se dispenser de ses
+devoirs. Elle voulait régner par la guerre et elle ne voulait pas faire
+la guerre: elle payait donc des mercenaires, et c'est la plainte
+perpétuelle des bons citoyens; mais avec quoi les payait-elle? Avec
+l'argent des _sujets_. Sans les sujets, il n'y aurait pas eu de
+mercenaires, car qui les aurait payés? Et, sans les esclaves, il n'y
+aurait pas eu non plus de mercenaires: car, si tous les habitants
+avaient été des citoyens, Athènes n'aurait pas eu besoin d'étrangers
+pour se défendre. La multitude voulait encore avoir des fêtes, des
+spectacles, des distributions; elle payait tout cela, avec quoi encore?
+Toujours avec l'argent des sujets. Et, comme ce n'étaient pas ses
+propres deniers qu'elle administrait, ni les fruits de son travail, mais
+ceux du travail d'autrui, elle les administrait mal, et perdait en
+dépenses folles les ressources des services publics. Enfin toutes les
+misères privées ou publiques, toutes les espèces d'infériorité que
+l'esclavage entraîne avec soi, Athènes y était condamnée, ainsi que le
+monde ancien tout entier. Il ne s'agissait donc pas, pour la délivrer
+des maux qu'elle souffrait ou la mettre à couvert des périls dont elle
+était menacée, de restreindre chez elle la démocratie; tout au contraire
+il aurait fallu l'élargir, là comme dans toutes les cités du monde
+antique, l'étendre jusqu'où la démocratie moderne s'est étendue, et
+faire de l'empire d'Athènes, ou plutôt de la Grèce elle-même, ce que
+nous appelons une nation, dont tous les membres, égaux et libres,
+servent au même titre la patrie, et ne sont sujets que de la loi[19].»
+
+ * * * * *
+
+Ne laissons pas cependant d'admirer la noble race athénienne. Quelle
+autre a plus fait pour la gloire et pour les progrès de l'humanité? Dans
+son amour de l'idéal, elle aurait voulu devancer les siècles; mais à
+toute chose il faut le temps pour se développer et pour mûrir. C'est
+donc l'honneur d'Athènes, et non pas son erreur, quoi qu'en aient dit
+Aristophane, et avant lui les pythagoriciens, et après lui les
+socratiques, d'avoir conçu et essayé la démocratie avant le temps. «Elle
+a aimé, du moins pour ses citoyens, l'égalité, le droit, la seule
+souveraineté de la loi et de l'opinion; elle a fait voir dans
+l'antiquité l'effort le plus indépendant et le plus hardi que la liberté
+humaine, eût fait jusqu'alors vers l'idéal politique: la république de
+l'avenir a donné là ses prémices, bien imparfaites et cependant déjà
+grandes[20].»
+
+ * * * * *
+
+Le patriotisme d'Aristophane l'empêchait d'étendre ses regards vers
+l'avenir: il ne s'attachait qu'au présent, et même il eût voulu ramener
+le passé.
+
+Dès cette époque, cinq siècles avant notre ère, la religion et la
+philosophie, par suite, la littérature et l'art, commençaient à être
+travaillés d'une crise de rénovation et de révolution qui ne devait
+aboutir que longtemps après, sous le nom de christianisme. Aristophane,
+dont l'imagination était si hardie, était d'une raison prudente à
+l'excès. Effrayé de l'ébranlement général des esprits, inquiet aussi et
+irrité des excès démocratiques, il se déclare à la fois l'adversaire de
+la démagogie, ennemie de l'ordre, de la sophistique, qui renverse les
+croyances, de la nouvelle tragédie, qui prêche une morale téméraire et
+qui abuse du pathétique en l'excitant par de mauvais moyens. Il
+personnifie la première dans Cléon, la seconde dans Socrate, la
+troisième dans Euripide. En toute chose, il déteste l'excès et craint la
+nouveauté; il prêche les anciennes mœurs, l'ancienne religion,
+l'ancienne politique, l'ancienne tragédie, les anciennes formes et les
+anciennes idées.
+
+ * * * * *
+
+Pour nous modernes, qui sommes instruits par la longue suite des
+événements historiques accumulés pendant vingt-deux siècles depuis lors,
+une vérité est évidente:
+
+Il y a tel progrès qui ne peut s'accomplir pour l'humanité tout entière
+qu'en brisant le peuple qui l'accomplit. Telle nation enfante une grande
+révolution dont profiteront tous les autres peuples, et est destinée
+elle-même à périr dans l'enfantement. Aristophane avait-il le vague
+pressentiment de cette vérité, que les destins de la Grèce et de Rome
+devaient manifester plus tard? et était-il moins soucieux du progrès de
+l'humanité que du danger de sa patrie? On pourrait le lui pardonner.
+
+
+
+
+LA PAIX.
+
+
+Le plus immédiat de ces dangers était cette guerre du Péloponnèse que
+perpétuait l'égoïste ambition des démagogues. Aussi Aristophane y
+revient-il sans cesse.
+
+La comédie intitulée _la Paix_ présente sous une nouvelle forme la même
+idée que la pièce des _Acharnéens_: il faut mettre fin à cette funeste
+guerre. Mais l'imagination du poëte sait créer des allégories variées,
+pour ne point lasser le public. Quoique le sujet soit le même au fond,
+vous allez voir que les deux pièces ne se ressemblent guère.
+
+Une didascalie[21] nouvellement découverte établit d'une manière
+authentique que _la Paix_ fut représentée aux grandes Dionysies de
+l'année 421; cette pièce fut donc montée peu de temps avant la
+conclusion de la paix appelée de Nicias, qui mit un terme à la première
+partie de la guerre du Péloponnèse et qui devait, de l'aveu de tout le
+monde, finir à jamais cette guerre désastreuse des États grecs.
+
+Le sujet de _la Paix_ est au fond le même que celui des _Acharnéens_;
+seulement la paix qui dans cette dernière pièce n'est que le vœu d'un
+individu, est ici l'objet des désirs de tout le monde: dans _les
+Acharnéens_, le chœur était contraire à la paix; dans _la Paix_, il se
+compose de paysans de l'Attique et de Grecs de toutes les contrées,
+regrettant tous vivement la paix[22]. Mais la comédie des _Acharnéens_
+est bien supérieure en intérêt dramatique à celle qui a pour titre: _la
+Paix_. Celle-ci manque d'unité et de vigueur.
+
+Il y aurait à rapprocher de ces deux comédies d'Aristophane contre la
+guerre, tant de pages ironiques et éloquentes de Rabelais, de Montaigne,
+de Johnson, de La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, pages que
+l'on pourrait appeler l'honneur de la raison et de l'humanité, mais qui
+n'ont fait jusqu'à présent triompher ni l'une ni l'autre.
+
+ * * * * *
+
+Voici la comédie d'Aristophane:
+
+Un personnage nommé Trygée (comme qui dirait _Vigneron_, ou plutôt
+_Vendangeur_) ouvre la scène en se disposant à monter au ciel sur un
+certain escarbot d'une nature si disgracieuse que l'esclave chargé de le
+nourrir demande aux spectateurs s'ils pourraient lui vendre _un nez
+bouché_. Trygée a pris une résolution: c'est d'aller apprendre de
+Jupiter lui-même pourquoi depuis tant d'années, et toujours, et sans
+fin, il laisse les Athéniens en proie aux calamités de la guerre. Les
+filles du bonhomme essayent en vain de le retenir. Il excite _son
+Pégase_, comme il l'appelle, se recommande au machiniste, craignant de
+se casser le cou, et commence son ascension grotesque.
+
+Cet escarbot était, en même temps qu'un souvenir ésopique, une parodie
+du coursier ailé sur lequel le Bellérophon d'Euripide s'enlevait dans
+les airs, et une critique des machines qui embarrassaient le début de
+cette tragédie.
+
+ * * * * *
+
+La scène change presque aussitôt, et représente le ciel. Lorsque Trygée
+sur sa monture, approche de la demeure des dieux, Mercure, qui joue là à
+peu près le rôle de saint Pierre dans nos fabliaux, Mercure sentant une
+odeur de mortel, comme Don Juan _odor di femina_, reçoit d'abord notre
+voyageur en portier bourru. Mais Trygée graisse le marteau, un bon plat
+de viande adoucit Mercure. C'est bien là le Mercure de la légende et des
+poëmes homériques: venu au monde le matin, à midi il joue de la cithare,
+le soir il vole les bœufs d'Apollon, les tue, les fait cuire, et en
+mange une partie; premier type de Gargantua, qui _soubdain qu'il fut
+nay, à haulte voix s'escrioyt: À boire, à boire, à boire_! Mercure
+était, après Hercule, le plus goinfre de cet Olympe grand mangeur!
+
+Amadoué par ce plat de viande, le portier du ciel consent à répondre aux
+questions de Trygée. Il lui apprend que les dieux, irrités de la folie
+des Grecs, ont déménagé depuis la veille, et se sont retirés bien loin,
+bien loin, tout au fond de la calotte du ciel. Ils l'ont laissé, lui,
+pour garder la vaisselle, les petits pots, les petites marmites, les
+petites tables, les petites amphores. Ils ont installé la Guerre dans la
+demeure qu'ils occupaient eux-mêmes et lui ont donné tout pouvoir de
+faire des Grecs ce que bon lui semblerait. Puis ils sont allés aussi
+haut que possible pour ne plus voir vos combats et ne plus entendre vos
+prières.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Et pourquoi en usent-ils de la sorte à notre égard?
+
+ MERCURE.
+
+ Parce qu'ils vous ont plus d'une fois ménagé l'occasion de faire la
+ paix, et que, les uns comme les autres, vous avez préféré la
+ guerre. Les Lacédémoniens remportaient-ils le plus mince avantage?
+ «Par Castor et Pollux, s'écriaient-ils, il en cuira aux Athéniens!»
+ Ceux-ci triomphaient-ils au contraire, et les Laconiens
+ venaient-ils faire des ouvertures de paix? «Par Cérès, disiez-vous,
+ ce n'est pas nous qu'on attrapera! Non, par Jupiter, nous ne les
+ écouterons point! Ils reviendront toujours, tant que nous aurons
+ Pylos!»
+
+ TRYGÉE.
+
+ Oui, c'est bien là le style de nos gens.
+
+La Guerre donc a pris la place de Jupiter et règne à présent sur les
+hommes. Elle a commencé par enfermer la Paix dans une caverne profonde,
+qu'elle a obstruée d'un monceau de pierres.
+
+C'est là encore une parodie des tragédies, où l'on voyait plusieurs
+cavernes de cette sorte: Antigone, par exemple, est enfermée ainsi.
+
+À présent la Guerre s'apprête à broyer dans un grand mortier les villes
+grecques. Elles sont désignées par leurs productions: les poireaux,
+l'ail, le miel attique, avec force jeu de mots et calembours.
+
+ * * * * *
+
+La Guerre paraît alors, à peu près comme la Mort dans la tragédie
+d'_Alceste_: elle est accompagnée de son serviteur Vacarme, à qui elle
+ordonne de lui apporter un pilon.
+
+«Nous n'en avons point, dit Vacarme, nous ne sommes emménagés que
+d'hier.
+
+--Va m'en chercher un à Athènes, et lestement...»
+
+Vacarme revient presque aussitôt:
+
+«Hélas! les Athéniens ont perdu leur pilon, ce corroyeur qui broyait
+l'Hellade.»
+
+En effet, Cléon avait été tué, en 422, un an avant la représentation de
+cette comédie, dans un combat devant Amphipolis, le même jour que le
+général des Lacédémoniens, Brasidas; et c'était cette double mort qui
+avait donné lieu à _la paix_, ou plutôt à la trêve trop courte, occasion
+de cette pièce.
+
+On s'étonne que le poëte continue d'attaquer un homme mort; on ne
+s'étonne pas moins que les Athéniens le permettent. On est tenté de dire
+à Aristophane, ce que lui-même fait dire par Trygée à Mercure un peu
+plus loin: «Assez, assez, puissant Hermès; cesse de prononcer ce nom,
+laisse cet homme aux enfers, où il est maintenant; il n'est plus à nous,
+mais à toi.» Cependant, même après cette parole très-juste, le poëte y
+revient, et à plusieurs reprises, et plus violemment que jamais.--Nous
+le verrons s'acharner de même sur Euripide jusque dans les enfers. Ses
+convictions sont si profondes et si ardentes, qu'il suit ses haines
+au-delà du tombeau.
+
+Avant que la Guerre et Vacarme aient trouvé un nouveau pilon, Trygée se
+hâte de convoquer les laboureurs, les ouvriers et les marchands,--les
+habitants, les étrangers, domiciliés ou non,--les insulaires, les Grecs
+de tout pays, pour délivrer la Paix. Tous accourent avec des leviers,
+des pioches, des cordes, afin de débarrasser l'accès de la caverne, et
+font une entrée de ballet d'un entrain bacchique, qui donne une idée de
+l'ivresse joyeuse des Dionysies.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Allons, que faut-il faire? ordonne, dirige; je jure de travailler
+ aujourd'hui sans relâche, jusqu'à ce qu'avec nos leviers et nos
+ engins nous ayons ramené à la lumière la plus grande de toutes les
+ déesses, celle à qui la vigne est le plus chère.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Silence! si la Guerre entendait vos cris de joie, elle bondirait
+ furieuse hors de sa retraite.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ C'est qu'une telle entreprise nous remplit d'allégresse. Ah!
+ qu'elle diffère de ce décret qui nous commandait de venir avec des
+ vivres pour trois jours[23]!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Prenons garde que, du fond des enfers, ce Cerbère maudit[24], par
+ ses hurlements furieux, ne nous empêche encore, comme quand il
+ était sur la terre, de délivrer la déesse.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Quand une fois nous la tiendrons, rien au monde ne pourra nous la
+ ravir. Iou! iou!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Mes amis, vous me faites mourir avec vos cris! Si le monstre
+ accourt[25], il foulera tout sous ses pieds.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Qu'il foule, qu'il écrase, qu'il bouleverse tout! Nous ne saurions
+ modérer notre joie!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Qu'est-ce donc, citoyens? qu'avez-vous? Au nom des dieux, quelle
+ mouche vous pique? ne gâtez pas par vos gambades la plus belle des
+ entreprises!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Ce n'est pas moi, ce sont mes jambes qui sautent de joie.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Assez! Allons, cessez, cessez de gambader.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Tiens, j'ai fini.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Vous le dites, mais vous ne finissez pas.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Une fois encore, et je finis.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Une seule donc, et rien de plus.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Nous cessons de danser, pour te servir.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Mais, voyez, vous ne cessez pas du tout!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Encore cette échappée de la jambe droite, et, par Jupiter, c'est
+ fini.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Allons, je vous l'accorde; mais cessez de m'inquiéter.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ La gauche réclame aussi ses droits. Quelle joie! je ne me sens pas
+ d'aise! je pète, je ris! Déposer le bouclier, c'est plus, pour moi,
+ que dépouiller la vieillesse[26].
+
+ TRYGÉE.
+
+ Ne vous réjouissez pas encore, vous n'êtes pas assurés du succès.
+ Mais, quand vous tiendrez la déesse, alors chantez, riez, criez:
+ car vous pourrez alors, à votre bon plaisir, naviguer ou rester
+ chez vous, faire l'amour ou dormir, assister aux fêtes et aux
+ processions, jouer au cottabe[27], vivre en Sybarite, et crier:
+ Iou, iou!
+
+Quelle vivacité! et quelle fantaisie! Cela rappelle cet avocat bizarre
+consulté par M. de Pourceaugnac, et qui ne lui répond qu'en sautant et
+qu'en rebondissant comme une balle élastique: on voudrait en vain
+l'arrêter.
+
+Mais ici ce n'est pas un homme, c'est le chœur tout entier qui gambade
+en criant, et que Trygée veut en vain retenir. Figurez-vous cette sorte
+de ballet orgiaque, ces bonds et ces cris fantastiques.
+
+Enfin, tous se mettent à l'ouvrage, mais avec plus ou moins de zèle,
+plus ou moins d'amour pour la Paix: les Béotiens mollement; c'était leur
+caractère, en toute chose, d'être mous et lourds; les Argiens plus
+mollement encore, parce que la guerre leur profitait et qu'ils
+recevaient tour à tour des subsides des deux partis; il y a dans tout ce
+passage une multitude d'allusions qui étaient transparentes pour les
+contemporains; les uns tirent les cordes dans un sens, les autres tirent
+en sens contraire. Les Lacédémoniens y vont de tout cœur: c'étaient eux
+qui récemment, après la mort de leur général Brasidas, s'étaient décidés
+à faire des propositions de paix. Les Mégariens n'avancent guère: la
+faim a épuisé leurs forces (rappelez-vous la scène du Mégarien, avec ses
+deux filles, dans la comédie des _Acharnéens_). Les laboureurs Athéniens
+sont ceux qui, avec les Laconiens, font le plus avancer l'ouvrage.
+Mercure et Trygée les excitent et prêchent d'exemple.
+
+L'entrée de la caverne est, à la fin, déblayée, et l'on en voit sortir
+la Paix, suivie de l'Automne chargée de fruits, et de la belle Théoria,
+patronne des processions et des fêtes. Ces déesses répandent sur leur
+passage mille parfums délicieux, et ramènent avec elles tous les biens
+de la vie: vendanges, banquets, dionysies, flûtes harmonieuses, joies de
+la comédie, chants de Sophocle, grives, petits vers d'Euripide!...
+
+Aristophane semble ne laisser échapper ce demi-éloge d'Euripide que pour
+donner lieu tout de suite à une réplique désobligeante de Trygée. Un peu
+plus loin, il reparle de Sophocle, pour l'accuser d'avarice. Cratinos
+est traité d'ivrogne. Ainsi le poëte comique ne respecte rien: ceux-là
+même qu'il honore en certains moments, dans d'autres il les ridiculise.
+Les spectateurs, ici encore, payent leur tribut, comme les hommes
+illustres, à la toute-puissante comédie, au bon plaisir de la malice et
+de la joie: Trygée, les parcourant des yeux, montre du doigt à Mercure
+le fabricant d'aigrettes qui s'arrache les cheveux, le faiseur de hoyaux
+qui se moque du fourbisseur de sabres, le marchand de faulx qui se
+réjouit et qui fait la nique au marchand de lances: les lances désormais
+serviront d'échalas pour soutenir les vignes... Le public, du reste, est
+toujours content quand on le met de la partie, quand l'auteur comique le
+mêle à la pièce, parce que le spectateur alors, devenant acteur en même
+temps, s'intéresse par l'amour-propre à la comédie. Bien que la fiction
+dramatique en soit quelque peu altérée ou suspendue, le succès de
+l'auteur n'en est que plus certain.
+
+ * * * * *
+
+Aux plaisanteries vient se mêler la poésie, avec des accents bucoliques,
+qui sont comme un lointain prélude de Tityre et de Mélibée,
+
+ _Post aliquot mea regna videns mirabor aristas_!
+
+et aussi avec des éclats de joie et des triomphes de sensualité dignes
+de Rubens dans sa _Kermesse_ ou de Teniers dans ses intérieurs flamands.
+Il faut lire dans le texte même ces vers charmants, mêlés de tons si
+divers, dont notre prose ne peut donner qu'un pâle reflet:
+
+ LE CHŒUR, _à la déesse de la Paix_.
+
+ O toi que désiraient les gens de bien et qui es si douce aux
+ cultivateurs, à présent que je t'ai contemplée avec bonheur,
+ permets que j'aille saluer mes vignes, et embrasser, après une si
+ longue absence, les figuiers que j'ai plantés dans ma jeunesse!...
+
+ TRYGÉE.
+
+ La belle chose qu'une houe bien emmanchée! Comme ces hoyaux à trois
+ dents reluisent au soleil! Qu'ils vont tracer des plants bien
+ alignés! je brûle d'aller dans mon champ et de remuer cette terre
+ si longtemps délaissée! O mes amis, rappelez-vous les plaisirs dont
+ la Paix nous comblait autrefois: beaux paniers de figues fraîches
+ ou confites, myrtes, vin doux, prés émaillés de violettes sur le
+ bord des ruisseaux, olives tant regrettées! Pour tous ces biens
+ qu'elle nous rend, ô mes amis, adorons la déesse!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Salut, salut, divinité chérie! ton retour nous comble de joie!
+ comme nous soupirions après toi, consumés du désir de revoir nos
+ campagnes! O Paix si regrettée, mère de tous les biens! Seule tu
+ soutiens ceux qui, comme nous, usent leur vie à travailler la
+ terre. Nous goûtions sous ton règne mille douceurs charmantes qui
+ ne nous coûtaient rien. Tu étais le gâteau de froment des
+ laboureurs, tu étais leur salut! Aussi nos vignes, et nos jeunes
+ figuiers, et tous les arbres de nos vergers souriront avec joie à
+ ton retour! Mais où donc était-elle pendant un si long temps?
+ Dis-le-nous, ô le plus bienveillant des dieux!
+
+ MERCURE.
+
+ Sages laboureurs, écoutez mes paroles, si vous voulez savoir
+ comment elle fut perdue pour vous. Le principe de nos infortunes,
+ ce fut l'exil de Phidias[28]: Périclès craignit de partager sa
+ mauvaise fortune, et, redoutant votre naturel irritable, pour en
+ prévenir les effets, mit lui-même l'État en feu: avec cette petite
+ étincelle du décret de Mégare[29], faisant souffler un vent de
+ guerre, il alluma l'incendie, dont la fumée a fait pleurer ici et
+ là-bas les yeux de tous les Grecs. Dès que le feu eut fait craquer
+ nos vignes, les tonneaux irrités heurtèrent les tonneaux[30]; dès
+ lors, il ne fut plus au pouvoir de personne d'arrêter le mal, et la
+ Paix disparut.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Voilà, par Apollon, ce que personne ne m'avait appris; je ne me
+ doutais pas quel lien pouvait exister entre Phidias et la Paix.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Ni moi, et je viens de l'apprendre. Je ne m'étonne plus qu'elle
+ soit belle, s'il y a entre elle et Phidias quelque parenté! Que de
+ choses nous ignorons!...
+
+ O joie! ô joie! de laisser là le casque! et le fromage, et les
+ oignons! Foin de la guerre et des combats! Ce que j'aime, c'est de
+ boire avec de bons amis, devant le feu, où pétille un bois sec,
+ coupé pendant l'été; de faire griller des amandes sur les braises,
+ ou des fênes de hêtre sous la cendre; ou de caresser la jeune
+ servante[31], pendant que ma femme est au bain!
+
+ Non, rien n'est plus charmant, quand les semailles sont faites et
+ quand Jupiter les arrose d'une pluie bienfaisante, que de recevoir
+ un voisin qui vient vous dire: Eh bien, cher Comarchide, que
+ faisons-nous? Pour moi, je boirais volontiers, pendant que le ciel
+ féconde nos terres.--Allons, femme, fais-nous cuire trois mesures
+ de haricots, où tu mêleras un peu de froment, et donne-nous des
+ figues. Que Syra rappelle Manès des champs: il n'y a pas moyen
+ d'ébourgeonner la vigne aujourd'hui, ni de briser les glèbes: la
+ terre est trop humide.--Qu'on apporte de chez moi la grive et les
+ deux pinsons. Il doit y avoir encore du lait caillé, et quatre
+ morceaux de lièvre, à moins que le chat n'en ait volé hier au soir:
+ car j'ai entendu, au logis, je ne sais quel tapage. Garçon,
+ apportes-en trois pour nous; laisse le quatrième pour mon
+ père.--Demande aussi à Eschinade des branches de myrte avec leurs
+ fruits. Et puis,--c'est le même chemin,--qu'on appelle Charinade,
+ afin qu'il vienne boire avec nous, pendant que le Dieu bienfaisant
+ fait prospérer nos travaux.
+
+ Mais, quand revient le temps où la cigale chante sa gentille
+ chanson, j'aime à aller voir si les vignes de Lemnos commencent à
+ mûrir, car celles-là sont les plus précoces; ou si les figues se
+ gonflent et rougissent. Qu'il est doux, quand elles sont à point,
+ de les cueillir, de les goûter, en s'écriant: O saison douce!
+
+Quelle variété dans ces esquisses, si finement touchées et enlevées!
+Quelle fraîcheur! Quelle senteur de la campagne! Un intérieur rustique
+pendant l'hiver, des promenades pendant l'été, tout cela se succède en
+quelques vers. Quelle poésie, et quelle réalité tout à la fois! Quelle
+saveur et quelle simplicité exquise!
+
+Déjà le chœur des _Acharnéens_ avait dit, aux vers 989 et suivants: «O
+Paix, compagne de la belle Aphrodite et des Grâces souriantes, que tes
+traits sont charmants! et je l'ignorais! Puisse l'Amour m'unir à toi,
+l'Amour que l'on peint couronné de roses!»
+
+Il semble que, dans ces vers de la première comédie, se trouvât le germe
+de l'autre.
+
+Dans une ode de Bacchylide se rencontraient déjà ces riantes images de
+la paix: «La Paix, la grande Paix produit pour les mortels la richesse
+et la fleur des douces chansons. Sur les splendides autels des Dieux,
+elle brûle à la flamme blonde les cuisses des bœufs et des brebis à la
+riche toison: les jeunes gens ne songent plus qu'aux jeux du gymnase,
+aux flûtes et aux fêtes. La noire araignée file sa toile sur les agrafes
+de fer des boucliers; la rouille ronge le fer des lances et des épées.
+On n'entend plus retentir les clairons, et le doux sommeil n'est plus
+écarté des paupières au moment où il apaise le cœur. Dans les rues se
+dressent les tables de festin, et partout éclatent les hymnes joyeux.»
+
+Ce petit tableau, sans doute, est charmant; mais combien ceux
+d'Aristophane sont plus riches, plus vifs et plus variés.
+
+ * * * * *
+
+Trygée, à qui Mercure donne pour compagnes l'Automne et Théoria,
+redescend du ciel sur la terre. Chemin faisant, il rencontre deux ou
+trois âmes de poëtes dithyrambiques.
+
+ Que faisaient-elles là? dit l'esclave à qui il raconte les épisodes
+ de son voyage aérien.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Elles tâchaient d'attraper au vol quelques débuts lyriques dans le
+ vague des airs.
+
+ L'ESCLAVE.
+
+ Est-il vrai, comme on le dit, que les hommes, après leur mort,
+ soient changés en étoiles?
+
+ TRYGÉE.
+
+ Très-vrai.
+
+ L'ESCLAVE.
+
+ Quel est donc cet astre que je vois là-bas?
+
+ TRYGÉE.
+
+ C'est Ion de Chios, l'auteur de cette ode qui commençait par:
+ «L'Orient...» Dès qu'il parut dans le ciel, on l'appela l'_astre
+ d'Orient_.
+
+ L'ESCLAVE.
+
+ Et qu'est-ce que ces étoiles qui traversent le ciel et brûlent en
+ courant[32]?
+
+ TRYGÉE.
+
+ Ce sont des étoiles riches qui reviennent de dîner en ville, elles
+ portent des lanternes, et dans ces lanternes du feu.--Mais,
+ dépêchons, conduis cette femme chez moi, nettoie la baignoire, et
+ fais chauffer l'eau; puis prépare, pour elle et pour moi, le lit
+ nuptial. Quand tout sera prêt, reviens ici. Pendant ce temps, je
+ vais la présenter au Sénat.
+
+ L'ESCLAVE.
+
+ Où donc as-tu pris ce joli bagage?
+
+ TRYGÉE.
+
+ Où? Dans le ciel.
+
+ L'ESCLAVE.
+
+ Oh bien! je ne donne pas trois oboles des dieux, s'ils font
+ commerce de femmes, comme nous autres mortels.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Ils ne le font pas tous; mais, là-haut comme ici, quelques-uns
+ vivent de ce métier.
+
+ L'ESCLAVE, _à la femme_.
+
+ Eh bien, entrons. (_À Trygée_:) Dis-moi, lui donnerai-je à manger?
+
+ TRYGÉE.
+
+ Non. Elle ne voudrait ni pain ni gâteau, habituée qu'elle est
+ là-haut, chez les dieux, à lécher l'ambroisie.
+
+ L'ESCLAVE.
+
+ Mais on peut aussi lui servir ici quelque chose à lécher...
+
+Enfin Trygée, à peu près comme Dicéopolis dans les _Acharnéens_, et
+comme Peuple dans les _Chevaliers_, ne songe plus qu'à vivre en joie et
+en liesse, avec sa déesse. Ici encore, éclatent, jaillissent à foison
+mille bouffonneries licencieuses, qui sont le couronnement de la comédie
+et en quelque sorte le dessert du _cômos_. Il y a, du vers 868 au vers
+904, une longue description digne de l'Arétin, quand l'esclave vient
+dire que l'épousée est prête et que tout est bien en état. Et, du vers
+1226 au vers 1239, on rencontre une scène qui pourrait figurer dans le
+chapitre XIII du livre Ier de _Gargantua_.
+
+Le mariage n'est pas encore à cette époque le dénoûment obligé de la
+comédie; mais on en voit déjà poindre l'usage: ce n'est alors qu'un
+instinct de la chair, ce sera plus tard une habitude et un procédé.
+
+ * * * * *
+
+Quoiqu'on retrouve dans cette pièce l'imagination et la poésie de
+détails qui brillent dans les précédentes, l'ensemble en est moins
+remarquable, la trame en est plus faible. La seconde partie, dépouillée
+pour nous de tout l'appareil du spectacle, semble un peu traînante. Pour
+les Athéniens, elle était relevée par la mise en scène, par les
+costumes, et par toute la pompe poétique et musicale de l'épithalame qui
+la terminait:
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Faites silence, voici que la fiancée va paraître: prenez des
+ torches! Que tout le peuple se réjouisse avec nous et se mêle à nos
+ danses! Quand nous aurons bien dansé et bien bu, et chassé
+ Hyperbolos[33], nous déménagerons pour retourner aux champs, et
+ nous prierons les dieux de donner la richesse aux Grecs, d'accorder
+ à tous d'abondantes récoltes, en orge, en vin, en figues, de rendre
+ les femmes fécondes, de nous faire recouvrer enfin tous les biens
+ que nous avions perdus, et d'abolir l'usage du fer meurtrier.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Chère épouse, partons pour les champs, et viens, belle, coucher
+ bellement avec moi.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Ô hymen, ô hyménée! ô trois fois heureux! et bien digne de ton
+ bonheur!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Ô hymen, ô hyménée!
+
+ PREMIER DEMI-CHŒUR, _montrant la femme_.
+
+ Que lui ferons-nous?
+
+ DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.
+
+ Que lui ferons-nous?
+
+ PREMIER DEMI-CHŒUR.
+
+ Nous cueillerons ses baisers.
+
+ DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.
+
+ Nous cueillerons ses baisers[34].
+
+ PREMIER DEMI-CHŒUR.
+
+ Allons, camarades, nous qui sommes au premier rang, enlevons et
+ portons le fiancé. O hymen, ô hyménée!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Ô hymen, ô hyménée!
+
+ DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.
+
+ Vous aurez une jolie maison, pas de soucis, et de bonnes figues. Ô
+ hymen, ô hyménée!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Ô hymen, ô hyménée!
+
+ PREMIER DEMI-CHŒUR.
+
+ Celui-ci en a de grosses, celle-là en a de douces.
+
+ TRYGÉE.
+
+ Mangez et buvez à cœur-joie, et ensuite répétez encore: ô hymen, ô
+ hyménée!
+
+ DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.
+
+ Ô hymen, ô hyménée!
+
+ TRYGÉE.
+
+ Joie et liesse, mes amis! Ceux qui me suivront auront des gâteaux.
+
+Il faut vous figurer cette fin animée. Vous la devinez, quoiqu'il y ait
+plusieurs lacunes dans le texte de cette dernière scène.
+
+On croit que cette pièce fut presque improvisée et cela expliquerait la
+faiblesse de la composition et de la contexture; mais combien de détails
+charmants!
+
+Au reste, la contexture des comédies d'Aristophane en général est des
+plus simples. C'est à peu près la même que nos auteurs emploient, sans
+se mettre la tête à la torture, dans nos _revues_ de fin d'année: le
+procédé épisodique est celui de tout le théâtre grec, aussi bien des
+tragédies que des comédies. C'est également celui de Shakespeare. Il n'y
+en a point de plus aisé ni de plus naturel. Le procédé de notre théâtre
+classique est plus concentré, plus artificieux, et peut-être aussi plus
+artificiel, lorsque le génie ne l'anime point.
+
+Les Grecs n'ont guère connu l'unité régulière: ils n'ont connu que
+l'unité de verve, si l'on peut s'exprimer ainsi. Peuple inspiré, qui
+créait en se jouant, et pour un jour.
+
+Aristophane déploie plus de variété dans ses personnages que dans ses
+plans. Ses dénoûments ont presque tous entre eux un air de ressemblance.
+On pourrait en dire autant de ceux de Molière. Quand ces grands poëtes
+comiques ont bien fait rire et bien frappé leur auditoire, ils savent
+qu'ils n'ont plus besoin de se mettre en frais d'imagination pour
+terminer la comédie: le premier moyen venu suffit; on écoute à peine la
+fin de la pièce, loin de songer à l'éplucher. Les éclats de rire qui se
+continuent enveloppent et enlèvent le dénoûment.
+
+Les contrastes, les antithèses en action, sont un des procédés
+d'Aristophane. Ainsi, au dénoûment des _Acharnéens_, il nous a montré,
+d'un côté, Dicéopolis, partisan de la paix, jouissant de tous les biens
+qu'elle procure; de l'autre, Lamachos, partisan de la guerre, que l'on
+ramène estropié, percé de coups. Dans la comédie de _la Paix_, nous
+venons de voir, d'une part, le fabricant d'aigrette qui, de désespoir,
+s'arrache les cheveux; de l'autre, le fabricant de faulx et le marchand
+de tonneaux qui se réjouissent; les piques changées en échalas, les
+casques en marmites, les trompettes guerrières en pieds de balances
+pacifiques[35].
+
+Il a ses procédés pour les expositions, comme pour les dénoûments. Ainsi
+_les Acharnéens_, _Lysistrata_ que nous allons analyser, _les Femmes à
+l'Assemblée_ qui viendront plus tard, commencent de même, par une
+convocation, à laquelle on ne se rend qu'avec lenteur: le principal
+personnage, attendant les autres et se plaignant de leur retard, fait
+l'exposition, à peu près de la même manière dans chacune de ces trois
+comédies. Les Athéniens étaient flâneurs, comme sont les Parisiens;
+l'Assemblée se trouvait rarement en nombre à l'heure dite: le poëte
+comique ne devait donc pas craindre de renouveler la peinture de cette
+flânerie, qui elle-même se renouvelait tous les jours.
+
+
+
+
+LYSISTRATA.
+
+
+Cette comédie de _Lysistrata_ est une des meilleures, mais une des plus
+effrontées. Elle montre jusqu'où pouvait aller la licence de la comédie
+_ancienne_, née de l'ivresse bacchique et des phallophories. Mieux que
+tout autre, elle ferait voir combien on doit se méfier de cette maxime,
+qu'une œuvre d'art, si elle est parfaite, est morale par cela seul.
+_Lysistrata_ est une merveille d'art et de verve, mais un prodige
+d'obscénité. Il y a, dans le Musée secret de Naples, des priapées dont
+on ne peut contester la beauté plastique; dira-t-on qu'elles sont
+morales? Évidemment l'impression plus ou moins morale qui peut résulter
+de la beauté de la forme et de la perfection du style dans ces priapées,
+est peu de chose en comparaison de l'impression licencieuse qui résulte
+du sujet même. Il est donc périlleux de prétendre qu'il y ait assez de
+moralité dans la forme seule de l'art et dans la perfection du style.
+Mais, d'autre part, il n'y a pas d'idée plus erronée que de confondre
+l'art avec la morale, et que de vouloir ramener toujours l'idée du beau
+à l'idée de l'utile. L'art est une chose, et la morale en est une autre.
+
+ * * * * *
+
+Au fond, cette comédie, comme les trois précédentes, est encore un
+plaidoyer pour la paix. Ainsi les quatre comédies politiques du poëte
+ont toutes le même dessein, le même but.
+
+Le moment, cette fois, semblait mieux choisi que jamais pour faire
+accueillir enfin des conseils pacifiques. Nicias venait d'être battu en
+Sicile; toute l'armée athénienne, massacrée; Alcibiade, poursuivi par
+une haine impolitique peut-être, quoique méritée à certains égards,
+s'était réfugié à Sparte, et se vengeait de sa patrie en conseillant à
+ses nouveaux alliés de fortifier Décélie en Attique; d'un autre côté
+Sparte, victorieuse mais épuisée, ne semblait pas éloignée de souscrire
+à des conditions équitables, et de laisser à Athènes l'hégémonie de la
+Grèce centrale et des îles, pourvu qu'elle conservât elle-même sa
+suprématie dans le Péloponnèse. C'est à cette époque, l'an 412 avant
+notre ère, que fut représentée _Lysistrata_[36].
+
+ * * * * *
+
+Lysistrata, femme d'un des principaux citoyens d'Athènes, persuade à
+toutes les autres femmes de sa ville et des autres villes grecques de
+prendre une résolution désespérée pour forcer leurs maris à conclure la
+paix: c'est de leur retirer leurs droits conjugaux, de les sevrer de
+toute caresse. Depuis assez longtemps elles pâtissent de la guerre, ils
+pâtiront à leur tour! Résolution énergique! Elle a bien quelque peine à
+les y décider: c'est jouer quitte ou double, et sur un terrible enjeu!
+La délibération donne lieu déjà à une scène très-joliment développée,
+mais d'une liberté qu'on ne peut se figurer. Cependant la courageuse et
+éloquente Lysistrata finit par emporter ce vote redoutable. Quelques
+femmes, par exemple la jeune Calonice et la jeune Myrrhine, refusent
+d'abord, et ensuite ne prononcent que d'une voix mal assurée le terrible
+serment; mais enfin, voilà qui est fait!
+
+Cette situation est à peu près celle qui se retrouve, mais présentée
+avec plus de modestie, quoique avec assez de vivacité encore, dans une
+jolie comédie de notre temps, intitulée: _Une femme qui se jette par la
+fenêtre_, œuvre de Scribe et de M. Gustave Lemoine. Ici Myrrhine
+s'appelle Gabrielle. Sa mère lui conseille, comme Lysistrata, de tenir
+rigueur à son mari, tant qu'il n'aura pas demandé la paix. La guerre
+dont il s'agit dans la pièce moderne, n'est, à la vérité, qu'une simple
+querelle de ménage. Et les rôles sont renversés, en ce sens que c'est la
+jeune femme qui finit par céder à son mari, ne pouvant supporter d'être
+privée de lui.
+
+Lysistrata, elle, ne cédera pas, et ne permettra ni à Calonice, ni à
+Myrrhine, ni à aucune autre, de faiblir. Lysistrata porte un nom
+significatif: cela veut dire, _celle qui dissout l'armée_! Voyons-la à
+l'œuvre, elle et ses compagnes.
+
+ * * * * *
+
+Pour commencer, les vieilles femmes, sous couleur d'un sacrifice,
+s'emparent de la citadelle et du trésor qu'elle renferme: ainsi les
+hommes ne pourront plus subvenir aux frais de la guerre.
+
+Un bataillon de vieux bonshommes survient: ils veulent mettre le feu à
+l'acropole et enfumer les femmes comme les abeilles d'une ruche. Les
+jeunes femmes portent secours aux vieilles et engagent la bataille avec
+les vieux. Figurez-vous cette comique mêlée, les torches et les cruches,
+le feu et l'eau, les deux sexes et les deux éléments en guerre, et, au
+milieu de tout cela, plus jaillissant que l'eau, plus brûlant que le
+feu, un dialogue où étincellent et abondent les plaisanteries de toute
+sorte, jets et fusées, qui semblent compléter la mêlée et l'incendie et
+le déluge: tout est inondé, et tout est en feu.
+
+ * * * * *
+
+Un officier de police se présente avec son escorte, et se dispose à
+faire sauter la porte de l'acropole à coups de leviers.
+
+ LYSISTRATA, _paraissant sur le seuil_.
+
+ Inutile de faire sauter la porte. Me voici de plein gré. Ce ne sont
+ pas des leviers qu'il vous faut, mais du bon sens[37].
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Ah! c'est toi, coquine! Archer, qu'on me l'arrête, et qu'on lui lie
+ les mains derrière le dos!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Par Diane! s'il me touche seulement du bout du doigt, tout archer
+ qu'il est, il pleurera.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Eh bien, archer, as-tu donc peur?... Prends-la à bras-le-corps...
+ Allons! un autre archer! Et à vous deux, garrottez-la.
+
+ PREMIÈRE FEMME.
+
+ Par Pandrose[38]! si tu portes la main sur elle, tu crèveras sous
+ mes pieds!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Crever? voyez-vous ça!... Allons, encore un autre archer! qu'on
+ garrotte d'abord celle-là, pour lui apprendre à piailler!
+
+ DEUXIÈME FEMME.
+
+ Par la déesse au disque lumineux, si tu touches seulement cette
+ femme, tu auras besoin de compresses!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Eh bien! qu'est-ceci? Où est donc l'archer? Arrêtez-la! Je vous
+ empêcherai bien, moi, de lâcher pied!
+
+ TROISIÈME FEMME.
+
+ Si tu approches d'elle, par la déesse de Tauride, je t'arrache des
+ crins et des cris!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Malheureux que je suis! mes archers m'abandonnent!... Mais, c'est
+ une honte de céder à des femmes! Scythes, en avant, serrons les
+ rangs[39]!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Par les déesses! Nous vous ferons voir que nous avons ici quatre
+ vaillants bataillons de femmes bien armées!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Scythes, garrottez-les!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ En avant, mes braves compagnes! Fruitières, grainetières,
+ cabaretières, boulangères, marchandes d'œufs et d'ail! Frappez,
+ tirez et déchirez, criez et engueulez! Assez! bon! arrêtez! ne les
+ dépouillez pas!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Hélas! mes archers en déroute!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Ah! ah! tu croyais donc n'avoir affaire qu'à des servantes? Ou bien
+ tu pensais que les femmes libres n'avaient pas de sang dans les
+ veines?
+
+Bref, la police est vaincue et battue.
+
+Ainsi, dès ce temps-là, dans la comédie grecque _ancienne_, comme
+aujourd'hui encore au théâtre de Guignol et de Polichinelle, il est
+nécessaire à la joie du peuple, soit athénien, soit parisien, que les
+commissaires de police et les gendarmes aient toujours le dessous. Le
+succès de _l'Auberge des Adrets_ et de _Robert-Macaire_, il y a quelque
+trente ans, vint en grande partie de ce que, d'un bout à l'autre de ces
+deux pièces, les gendarmes étaient bernés: on finissait même par en
+lancer un à travers les airs, aux grands éclats de rire du public,
+ennemi de l'autorité et ami des révolutions.
+
+ * * * * *
+
+L'officier de police, abandonné par ses hommes, essaye de parlementer
+avec Lysistrata, qui n'a pas, comme on dit, sa langue dans sa poche.
+(Amis du style noble, voilez-vous la face, ce mot m'est échappé!)
+
+ L'OFFICIER DE POLICE, _à Lysistrata_.
+
+ Que prétends-tu faire?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Tu me le demandes? Nous voulons administrer le trésor.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Administrer le trésor?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Oui. Qu'y a-t-il là d'étonnant? N'est-ce pas nous qui administrons
+ la dépense de nos ménages?
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Mais ce n'est pas la même chose.
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Pourquoi, pas la même chose?
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Cet argent est pour faire la guerre.
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Mais d'abord il n'y a pas besoin de faire la guerre.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Et le salut de la cité?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Nous nous en chargeons.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Vous?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Nous-mêmes!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Cela fait pitié!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Nous te sauverons, de gré ou de force!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Ah! c'est un peu fort!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Tu te fâches? il te faudra bien pourtant en passer par là.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Par Cérès! voilà qui est violent!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ On te sauvera, mon ami.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Et, si je ne veux pas?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Raison de plus!...
+
+Quelle franchise de dialogue! et quelle vérité! quelle force comique! Et
+cela continue ainsi pendant plus de cent vers encore. Et les traits
+tombent dru comme grêle.--Nous avons connu, nous aussi, de ces sauveurs
+bon gré mal gré. Mais nous sommes de l'avis d'Horace:
+
+_Invitum qui servat, idem facit occidenti_.
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Durant la dernière guerre nous avons supporté en silence tout ce
+ qu'il vous plaisait de faire: vous ne nous permettiez pas de
+ souffler mot. Nous n'étions guère contentes, car nous savions bien
+ ce qu'il en était; souvent, dans nos maisons, nous vous entendions
+ discuter à tort et à travers sur quelque affaire importante. Alors,
+ le cœur bien triste, mais le sourire aux lèvres, nous vous
+ demandions: «Eh bien! dans l'assemblée d'aujourd'hui, a-t-on voté
+ la paix?--Occupe-toi de tes affaires, disait le mari,
+ tais-toi.»--Et je me taisais.
+
+ UNE FEMME.
+
+ Ce n'est pas moi qui me serais tue!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Il t'en aurait cuit, de ne pas te taire!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Moi, je me taisais. Mais bientôt, apprenant que vous aviez pris
+ quelque autre résolution déplorable: «Ah! mon ami, disais-je,
+ comment pouvez-vous agir si follement?» Il me regardait de travers:
+ «Tisse ta toile, répondait-il, sinon gare à tes joues! _La guerre
+ est l'affaire des hommes_[40]!»
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Bien dit, par Jupiter!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Comment, _bien dit_, imbécile! Ainsi, quand vous ne faites que des
+ bêtises, il ne nous sera pas permis de vous les
+ remontrer?--Lorsqu'enfin nous vous avons entendu dire à haute voix
+ dans les rues: «N'y a-t-il plus un homme dans le pays?--Non, en
+ vérité, il n'y a plus d'hommes!»--alors les femmes ont résolu de se
+ réunir pour travailler toutes au salut de la Grèce. Car pourquoi
+ aurions-nous attendu plus longtemps? Prêtez donc l'oreille à nos
+ sages conseils, gardez le silence à votre tour, et nous pourrons
+ rétablir vos affaires.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Vous, nos affaires? Une telle folie se peut-elle supporter?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Silence!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Comment, silence! je me tairais au commandement d'une carogne qui
+ porte un voile sur la tête!
+
+ LYSISTRATA
+
+ Si ce n'est que mon voile qui t'offusque, tiens, le voici, mets-le
+ sur ta tête, et tais-toi! Prends aussi ce panier, ceins-toi comme
+ une femme, carde ta laine, et mange tes fèves. _La guerre sera
+ l'affaire des femmes_!
+
+Comme cela se retourne joliment! Et comme ce commissaire de police
+travesti en femme tout-à-coup par Lysistrata devait faire rire!
+
+Cependant l'officier public essaye de tenir tête à cette luronne.
+L'homme se croit plus fort que la femme, surtout en fait de
+raisonnement. Notre commissaire fait donc à celle-ci des objections, des
+interrogations; Lysistrata se moque de lui, ou donne à des idées sensées
+une forme plaisante qu'il ne comprend pas.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Comment pourrez-vous ramener l'ordre et la paix dans toutes les
+ contrées de la Grèce?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Le plus facilement du monde.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Mais comment? Je suis curieux de l'apprendre.
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Comme, quand notre fil est embrouillé, nous faisons passer la
+ bobine à travers l'écheveau et de ci et de là; de même, pour la
+ guerre, nous ferons passer de ci et de là des ambassades qui
+ débrouilleront les affaires.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Qu'est-ce qu'elle dit? Mettre fin à la guerre avec du fil et des
+ bobines! Pauvre folle!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Si vous n'étiez pas fous vous-mêmes, vous sauriez faire en
+ politique ce que nous faisons pour nos laines.
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Comment cela? Voyons!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Nous commençons par laver la laine pour en séparer le suint; vous
+ devriez faire de même; ensuite nous la battons à coups de
+ baguettes; vous devriez aussi, à coups de baguettes, vous
+ débarrasser des gredins et des scélérats. Ceux qui, noués en
+ boules, s'accrochent aux honneurs, il faut les carder brin à brin
+ et leur crêper la boule; et puis, les jeter tous également au
+ panier. Étrangers domiciliés, ou du dehors, pourvu qu'ils soient
+ amis et rapportent au trésor public, je les carderais tous
+ indistinctement. Quant à nos colonies, par Jupiter! qui sont
+ jusqu'à présent des pelotons séparés, je voudrais tirer jusqu'ici
+ le fil de chacune d'elles, et n'en faire qu'un seul, en former une
+ grosse pelote, et en tisser pour le peuple un manteau[41]!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ N'est-il pas étrange qu'elles prétendent battre et pelotonner tout
+ cela, elles qui ne prennent point part à la guerre?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Eh! misérable, elle pèse sur nous d'un double poids: d'abord nous
+ enfantons des fils qui vont faire la guerre loin du pays...
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Tais-toi, ne rappelle pas nos malheurs[42]!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Ensuite, au lieu de nous amuser et de jouir de notre jeunesse, nous
+ couchons seules: nos maris sont au camp!... Passons sur ce qui nous
+ regarde; mais les filles qui vieillissent dans leur lit solitaire,
+ je pleure quand j'y pense!
+
+ L'OFFICIER DE POLICE.
+
+ Et les hommes, ne vieillissent-ils pas?
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Quelle différence! l'homme, à son retour, eût-il des cheveux gris,
+ trouve aisément une jeune femme. Mais la saison d'une femme est
+ courte, et, si elle la laisse passer, elle ne trouve plus de mari,
+ et reste assise, à consulter le sort...
+
+La vérité de ce dialogue et de ces peintures n'est-elle pas admirable?
+
+Battue par le raisonnement comme par les armes, la police se voit forcée
+de céder. Les femmes chantent victoire. Ensuite, par la bouche de leur
+coryphée, elles donnent à la ville d'utiles conseils. Et pourquoi pas?
+«Que je sois née femme, qu'importe? si je sais remédier à vos malheurs!
+je paye ma part de l'impôt en donnant des hommes à l'État!»
+
+C'est là un argument très-sérieux, quoique jeté dans une comédie.
+Michelet ne dira pas mieux: «Qui est, plus que les mères, intéressé dans
+la société, où elles mettent un tel enjeu, l'enfant? Qui, plus qu'elles,
+est frappé par le désordre ou par la guerre[43]?»
+
+Il a été souvent question en Angleterre et en France de conférer aux
+femmes le droit électoral. C'est une opinion qui a pour elle de graves
+partisans.--Le gouvernement de Moravie a décidé récemment que les veuves
+payant des impôts auraient à l'avenir le droit de voter dans les
+élections municipales[44].
+
+Mais poursuivons notre analyse.
+
+ * * * * *
+
+Vainement les femmes ont vaincu les hommes, elles ne peuvent se vaincre
+elles-mêmes. La plupart d'entre elles, lorsqu'elles ont prêté le cruel
+serment exigé par Lysistrata, ne l'ont fait qu'à contre-cœur. L'occasion
+ne s'est pas encore présentée de le tenir, ce serment redoutable, et
+déjà elles ont des démangeaisons de se parjurer. Péripétie piquante et
+naturelle, tirée des caractères et des tempéraments.
+
+Quelques-unes désertent: celle-ci sous prétexte d'aller visiter sa
+laine, qui se mange aux vers; celle-là, son lin à teiller; une troisième
+fait semblant d'être sur le point d'accoucher.--«Mais tu n'étais pas
+enceinte hier!--Je le suis aujourd'hui...»--Leur continence est sur les
+dents, hors de combat, avant la lutte. Lysistrata, l'intrépide générale,
+tient bon et ranime les moins défaillantes. «Vous regrettez vos maris!
+croyez-vous qu'ils ne vous regrettent pas? Je le sais, moi, ils passent
+des nuits cruelles[45]. Courage, mes braves amies, patientez encore un
+peu...»
+
+En effet, bientôt, selon les prévisions de Lysistrata, les hommes
+arrivent, dans un état... que vous dirai-je? pitoyable, ou monstrueux?
+Comment vous indiquer la chose?... Il y a un ancien ballet, de Noverre,
+intitulé: _l'Enlèvement des Sabines_, dont le libretto contient
+l'indication suivante: «Ici les Romains témoignent par leurs gestes
+qu'ils manquent de femmes.» Eh bien! dans cette scène d'Aristophane, les
+hommes témoignent la même chose, mais de la façon la moins ambiguë.
+
+En un mot, cette scène, d'un bout à l'autre, est une véritable
+phallophorie,--moins le sérieux qui pouvait, sous couleur de religion,
+faire passer les phallophories proprement dites.--Comme les matassins
+avec leurs seringues poursuivent M. de Pourceaugnac, les hommes ici, et
+les vieux tout d'abord, se mettent à poursuivre les femmes; et tous les
+jeux de scène sont indiqués, et l'on ne sait, des actions ou des
+paroles, lesquelles sont les plus cyniques.
+
+ * * * * *
+
+L'un d'eux se détache du groupe: c'est le pauvre Cinésias, mari de la
+gentille Myrrhine,--je dis gentille, quoiqu'elle aime le vin;--mais
+beaucoup de jeunes Anglaises l'aiment aussi, et n'en sont pas moins
+belles: seulement, au bout de quelques années, leur teint éblouissant se
+couperose, leur joli nez bourgeonne comme un printemps: le madère, le
+sherry et le porto s'y épanouissent en boutons; c'est le printemps de la
+laideur, après celui de la beauté.
+
+Pour le moment, Myrrhine est à croquer.--Son mari est un homme entre
+deux âges, maigre comme le poëte Philétas de Cos, qui, dit-on,
+s'attachait des boules de plomb aux jambes, de peur d'être enlevé par le
+vent.
+
+Ici commence entre le pauvre homme et son espiègle femme, stylée par
+Lysistrata, une scène très-comique, mais très-indécente. Elle est
+développée avec beaucoup d'art; mais, que cette scène et la précédente
+aient jamais été représentées sur un théâtre public, c'est ce qui peut à
+peine se comprendre, même lorsqu'on se rappelle la sicinnis et le
+cordax, origines de la comédie, et qu'on se figure ce que pouvaient être
+les chœurs de _Chèvres_ et de boucs ou les _Androgynes_ de Cratinos.
+
+Voici quelques passages de cette scène capitale, qu'il est aussi
+difficile de citer que d'omettre, quand on est résolu à ne pas éluder
+l'étude sincère du grand poëte comique athénien.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Ah! grands dieux! quel supplice!... je suis sur la roue!...
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Qui vive?
+
+ CINÉSIAS.
+
+ C'est moi!
+
+ LYSISTRATA.
+
+ Un homme?
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Eh! oui, un homme!...
+
+Qu'y a-t-il de plus comique et de plus bouffon que ce mot, dans cette
+situation et dans cette posture?
+
+On veut le chasser, il supplie; et, prenant sa voix la plus douce, il
+implore sa chère Myrrhine, sa belle petite Myrrhinette! il la fait
+appeler par son petit garçon. Un enfant, au milieu de cette
+phallophorie!... Il est vrai qu'on l'emmènera tout à l'heure.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Petit, appelle ta maman.
+
+ L'ENFANT.
+
+ Maman, maman, maman!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Eh bien! n'entends-tu pas, et n'as-tu pas pitié de cet enfant?
+ Voilà six jours qu'il n'est ni lavé ni nourri[46].
+
+ MYRRHINE.
+
+ Pauvre petit! son père n'en a guère soin!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Descends, chérie, descends, c'est pour l'enfant!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Ce que c'est que d'être mère! il faut descendre. Comment s'y
+ refuser?...
+
+Cinésias trouve sa femme plus jeune, plus jolie que jamais. Elle
+embrasse l'enfant avec coquetterie: «Tu es aussi gentil que ton père est
+méchant! Que je t'embrasse, ô cher trésor de ta maman!»
+
+Le mari entre en pourparlers; mais, comme à l'éloquence des paroles il
+veut joindre celle des gestes, Myrrhine lui dit: «À bas les mains!» Et
+elle dicte ses conditions: À moins qu'un bon traité ne termine la
+guerre, elle n'accordera rien, mais rien!
+
+Il promet de faire conclure la paix; il jurera tout ce qu'elle voudra.
+Mais il demande, en guise d'arrhes, quelques caresses.
+
+ MYRRHINE.
+
+ Non pas!... Et cependant... je ne saurais nier que je t'aime.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Tu m'aimes! Alors pourquoi me refuser, ma Myrrhinette?
+
+ MYRRHINE.
+
+ Y penses-tu? devant cet enfant!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Manès, emporte l'enfant à la maison... Là; ton fils ne nous gêne
+ plus. Eh bien! ne veux-tu pas à présent?...
+
+ MYRRHINE.
+
+ Mais où?...
+
+Cinésias propose la grotte de Pan, située dans le voisinage. Myrrhine
+fait quelque objection; le mari y répond. Vite elle en fait une autre.
+C'est une escrime très-bien conduite.
+
+ MYRRHINE.
+
+ Et mon serment, malheureux! veux-tu donc que je me parjure!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Je prends la faute sur moi, ne t'inquiète pas!
+
+On se rappelle ici l'objection d'Elmire et la réponse de Tartuffe, dans
+une situation analogue:
+
+ ELMIRE.
+
+ Mais comment consentir à ce que vous voulez,
+ Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez?
+
+ TARTUFFE.
+
+ Si ce n'est que le ciel qu'à mes vœux on oppose,
+ Lever un tel obstacle est pour moi peu de chose...
+ .....
+ Oui, madame, on s'en charge...
+
+Toutefois il n'y a là qu'une ressemblance de situation, et non une
+ressemblance de caractère: Cinésias n'est pas un Tartuffe; c'est
+simplement un homme emporté par la passion sensuelle, mais sans
+complication d'hypocrisie. Et c'est à sa propre femme qu'il s'adresse,
+non à la femme d'un ami.
+
+À part ce point, qui a son importance, la situation est pareille,--et
+des plus hardies chez Aristophane, comme chez Molière. Lorsqu'Elmire
+feint de consentir à ce que veut Tartuffe et qu'elle le prie de regarder
+auparavant si son mari n'est pas dans la galerie voisine, lorsque
+Tartuffe revient, ferme la porte, se débarrasse de son manteau, et
+s'avance délibérément vers Elmire pour l'embrasser, la scène est aussi
+osée que possible dans le théâtre moderne; le spectateur, à la vérité,
+est rassuré par l'honnêteté de la femme, et par la présence du mari
+caché; toujours est-il que Tartuffe, quand il rentre, se dispose à
+satisfaire tout de suite sa brutalité, et qu'entre l'intention et
+l'exécution il ne se passerait pas trois minutes, si tout à coup Orgon
+et la morale ne le saisissaient au collet.
+
+De même, chez le poëte grec, Cinésias, dont le nom, comme l'action, ne
+sont que trop significatifs, pousse les choses aussi loin que possible;
+mais c'est à sa femme qu'il s'adresse, et, d'après la donnée de la
+pièce, sa femme doit lui résister. Il est vrai que le spectateur n'est
+pas très-sûr de la résistance obstinée de Myrrhine, qui pourrait bien
+finir par se prendre elle-même au piége des coquetteries dont elle agace
+son mari. Elle feint, comme Elmire, de consentir à tout.
+
+ MYRRHINE.
+
+ Allons! je vais chercher un petit lit.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Eh non! par terre nous serons bien!
+
+ C'est répliquer comme Jupiter à Junon, au XIVe chant de l'_Iliade_,
+ lorsque la rencontrant dans les bois de l'Ida, ornée de la ceinture
+ de Vénus, irrésistible talisman, il ne prend pas le temps de
+ regagner l'Olympe.
+
+ Mais Cinésias n'est pas Jupiter, et n'en vient pas à ses fins comme
+ lui. Chaque fois qu'il croit toucher au but de ses désirs, c'est
+ une chose, c'est une autre, que Myrrhine a oubliée et qu'elle va
+ chercher: après le petit lit, un matelas, et puis un oreiller.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Mais à quoi bon un matelas? Pour moi, je n'en ai pas besoin!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Par Diane! sur les sangles, ce serait honteux!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Eh bien! donne-moi d'abord un baiser.
+
+ MYRRHINE.
+
+ Voilà!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Hon! que c'est bon! À présent, reviens au plus vite!
+
+ MYRRHINE, _revenant_.
+
+ Voici le matelas. Couche-toi, je me déshabille... Mais il n'y a pas
+ d'oreiller.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Eh! je n'en ai pas besoin!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Mais j'en ai besoin, moi!
+
+Le pauvre bonhomme est haletant: soif de Tantale!... Elle revient avec
+l'oreiller, elle raccommode. Puis elle se déshabille lentement.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Enfin, il ne manque plus rien!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Plus rien? Crois-tu?
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Allons, viens, mon bijou!
+
+ MYRRHINE.
+
+ J'ôte mon corset[47]. Mais n'oublie pas ce que tu m'as promis au
+ sujet de la paix. Tu tiendras ta promesse?
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Oui, que je meure!...
+
+ MYRRHINE.
+
+ Mais tu n'as pas de couverture!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Des couvertures! Eh! c'est toi que je veux!...
+
+ MYRRHINE.
+
+ Patience! je suis à toi dans un instant.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Cette femme-là[48] me fera mourir avec ses couvertures!
+
+Myrrhine revient avec une couverture... Ah! enfin!...--Mais elle
+s'aperçoit, fort à propos, qu'elle a oublié... quoi encore? de l'huile,
+pour parfumer ce cher mari!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Ne veux-tu pas que je te parfume?
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Non, par Apollon! non, de grâce!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Si! par Vénus! que tu le veuilles ou non!
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Tout-puissant Jupiter, fais que nous en finissions avec ces
+ parfums!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Tends la main, que je t'en verse, et frotte-toi.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Par Apollon! ce parfum-là n'est guère agréable, à moins qu'il ne le
+ devienne en frottant; il ne sent pas la couche nuptiale.
+
+ MYRRHINE.
+
+ Ah! sotte que je suis! j'ai apporté du parfum de Rhodes.
+
+ CINÉSIAS.
+
+ C'est bon, laisse, ma chérie!
+
+ MYRRHINE.
+
+ Es-tu fou?
+
+ CINÉSIAS.
+
+ Maudit soit le premier qui a distillé des parfums!
+
+Myrrhine sort encore une fois, et revient avec une autre fiole...
+
+«Allons, méchante, couche-toi, et ne va plus chercher rien!
+
+--Me voilà, par Diane! Je me déchausse. Mais, mon chéri, tu voteras la
+paix?
+
+--Sois tranquille.»
+
+Et l'espiègle femme, étant déshabillée, s'en va, ne revient plus.--«Je
+suis mort, elle me tue!» s'écrie le malheureux Cinésias. «Dans quel état
+elle me laisse!... Hélas! qui me soulagera?...»
+
+Le chœur, afin que personne n'en ignore, ajoute ses commentaires et ses
+descriptions aux exclamations et à la mimique priapesque de Cinésias.
+
+Sur ces entrefaites, arrive de Sparte un héraut qui demande la paix. «À
+Sparte aussi, tout est en l'air,» et le héraut comme les autres.
+
+Un magistrat survient et le gourmande: «Drôle! dans quel état!...» Le
+héraut lui explique le complot formé par les femmes, non-seulement
+d'Athènes, mais de toute la Grèce, pour contraindre les hommes à faire
+la paix et à abolir la guerre. C'est une conspiration générale, qui
+embrasse toutes les villes: les hommes, dans tous les pays, sont excédés
+de cette situation, n'en peuvent plus, demandent grâce, implorent la
+paix à tout prix: la paix avec les femmes, la paix entre les peuples; la
+paix au dedans, la paix au dehors; la paix partout et toujours!... Le
+plan de la courageuse Lysistrata a réussi: elle a fait honneur à son
+nom, elle a dissous toutes les armées, plus habile à elle seule qu'un
+Congrès de la Paix.
+
+Les ambassadeurs lacédémoniens arrivent ensuite, dans le même état que
+le héraut. «La situation, disent-ils, est de plus en plus tendue...»
+
+ * * * * *
+
+On appelle Lysistrata. Elle conclut la réconciliation universelle.
+«Laconiens, approchez-vous; et vous, Athéniens, de ce côté. Écoutez-moi:
+Je ne suis qu'une femme, mais j'ai quelque bon sens; la nature m'a donné
+un jugement droit, que j'ai développé encore, en écoutant les sages
+leçons et de mon père et des vieillards. Permettez que je vous adresse,
+à tous également, un reproche, hélas! trop fondé! Vous qui, à Olympie,
+aux Thermopyles, à Delphes (combien d'autres lieux je pourrais nommer,
+si je ne craignais de m'étendre!) arrosez les autels de la même eau
+lustrale et ne formez qu'une seule famille, ô Hellènes, vous vous
+détruisez, les armes à la main, vous et vos villes, quand les Barbares
+sont là qui vous menacent!...»
+
+Démosthène ne dira pas mieux que cette brave Lysistrata, et ne trouvera
+pas dans son cœur une plus noble et plus grande éloquence. Cavour ne
+parlera pas autrement pour réunir les membres dispersés de la patrie
+italienne, que Garibaldi ressuscitera.
+
+Bref, Péloponnésiennes, Athéniennes, Corinthiennes, Béotiennes, se
+remettent avec leurs maris. Seuls les vieillards grognent un peu, tout
+en étant contents au fond; mais ils sont humiliés de se soumettre:
+«Maudites femmes! sont-elles assez rusées! Ah! qu'on a eu raison de
+dire: _Pas moyen de vivre avec ces coquines, ni sans ces coquines!_»
+
+La comédie est couronnée par un festin et par des danses animées, sous
+l'invocation des dieux, avec un double chant des Athéniens et des
+Laconiens réconciliés. «Chantons Sparte, disent les Laconiens en
+terminant, Sparte qui se plaît aux divins chœurs et aux danses
+retentissantes, quand les jeunes filles, au bord de l'Eurotas,
+bondissent pareilles à des cavales, et frappent la terre de leurs pieds
+rapides, secouant leur chevelure, comme les bacchantes qui agitent leurs
+thyrses en se jouant! la belle et chaste fille de Latone les précède et
+conduit le chœur.--Allons! noue tes cheveux flottants, joue des mains et
+des pieds, bondis comme une biche! Que le bruit anime la danse! Et
+célébrons ensemble la puissante déesse au temple recouvert
+d'airain[49].»
+
+Pendant ce chœur, chaque mari, Athénien ou Lacédémonien, prend le bras
+de sa femme, et s'apprête à partir, pour réparer le temps perdu. Cela
+finit comme la fable des _Deux Pigeons_; mais il y a ici bien plus de
+deux pigeons; c'est l'Hellade tout entière qui est le colombier.
+
+ Voilà nos gens rejoints, et je laisse à penser
+ De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines!
+
+ * * * * *
+
+Telle est cette _liberté gaillarde_ dont parle quelque part Fontenelle.
+_Gaillarde_ est bien modeste. _Lysistrata_, nous l'avons dit, est tout
+bonnement une phallophorie, moins la gravité religieuse. Et encore
+avons-nous omis les énormités de paroles qui accompagnent et qui
+commentent les énormités d'action.
+
+Cela prouve que, si la morale dans ses principes ne varie pas, la pudeur
+et les bienséances varient selon les lieux, selon les temps. Quand on
+lit Rabelais, on est bien étonné; mais les obscénités de Rabelais
+restent enfermées dans un livre; celles d'Aristophane s'étalaient en
+paroles et en actions, sur le théâtre, à la face du soleil, devant
+trente mille spectateurs!
+
+Croirait-on, après cela, qu'Aristophane se vante en maint endroit d'être
+plus réservé que les autres poëtes comiques de son temps? Vive Bacchus!
+Quelle réserve!... Le monde moderne ne présente rien d'aussi fort.
+Lorsque Charles VI fit son entrée dans Paris, des filles nues, placées
+aux fontaines publiques, représentaient des sirènes; dans _le Jugement
+de Pâris_, joué vers le même temps, les trois déesses, dont le berger
+devait comparer la beauté, paraissaient nues sur le théâtre;
+ordinairement, le 1er mai, mois de l'amour, des femmes se montraient
+nues sur la scène, et parcouraient ensuite les rues, en portant des
+flambeaux; mais la scène de Myrrhine et de Cinésias, sans compter les
+autres où les hommes figurent dans de si étranges attitudes, c'est bien
+autre chose vraiment que la nudité pure et simple. Le nu, en lui-même,
+n'est pas indécent, excepté pour des esprits faux et pour des natures
+déjà perverties par les sottes idées d'une morale inepte. Ah! si
+Myrrhine, pour ne parler que d'elle, était simplement nue!... Mais elle
+se déshabille! Rappelez-vous le tableau de Vanloo, cette grande femme
+nue, qui va se mettre au lit: elle serait décente, quoique nue, si elle
+n'avait pas un bonnet de nuit et si elle ne tournait pas la tête pour
+vous regarder dans ce moment-là. Ce bonnet ôte la pureté du nu, et ce
+regard tourné vers vous est provoquant. En vain répondrait-on qu'elle
+est seule dans sa chambre: pour qui donc se retourne-t-elle ainsi? Il
+faut que ce soit, tout au moins, pour son miroir: la chose est grave.
+Cette femme n'est donc pas décente, quelque belle qu'elle soit. De même,
+la rusée Myrrhine, quittant pièce à pièce tout son vêtement, «les
+spectateurs, comme le remarque Alfred de Musset, devaient partager le
+tourment de Cinésias.»
+
+Toutefois il importe de remarquer que cette scène et cette comédie tout
+entière sont plutôt indécentes qu'immorales, ou du moins ne sont
+immorales que par l'indécence: Le but général de la pièce est honnête,
+ne l'oublions pas; l'idée fondamentale en est morale et vraie:
+n'était-ce pas un regret légitime que celui des douceurs du foyer
+domestique et des joies intimes de la vie de famille, sans cesse
+troublées et interrompues par cette guerre qui désolait toute l'Hellade?
+«Plus d'amour, partant plus de joie!» Cette comédie est donc, à
+proprement parler, la réclamation de la famille contre la guerre. Quoi
+de plus juste, de plus sensé, de plus moral, au fond?
+
+Mais, dans la forme, quelle licence! quelle effronterie! quelle
+obscénité! La joyeuse ivresse des fêtes de Bacchus, l'habitude des
+phallophories, le culte de Priape, les rôles de femmes joués par des
+hommes; tout cela ensemble peut à peine en rendre raison.
+
+Toujours est-il qu'on ne saurait trop admirer, dans cette pièce comme
+dans les trois précédentes, l'art de présenter les idées sérieuses sous
+une forme claire, frappante et populaire. Quelle verve et quel naturel!
+quelles gradations comiques! quel dialogue abondant et vrai! quel
+atticisme mêlé à tout ce cynisme! Ah! je comprends que saint Chrysostome
+voulût toujours avoir sous son chevet les comédies d'Aristophane!
+
+Lorsque notre bon maître, M. Viguier, si artiste et si fin, si érudit et
+si original, nous faisait lire et nous commentait, à l'École normale,
+une de ces prodigieuses comédies, quelquefois son admiration allait
+jusqu'à l'attendrissement; riant et presque pleurant tout ensemble, ou
+rougissant de quelque énormité qui succédait à des détails exquis, il
+s'écriait, avec une douceur charmante: «Ah! messieurs, quelles canailles
+que ces Grecs! mais qu'ils avaient d'esprit!»
+
+Toutefois M. Michelet, dans la _Bible de l'humanité_, pense qu'ils
+étaient plus purs en actions qu'en paroles. Soit, mais cela laisse
+encore une assez grande latitude. C'étaient, avant tout, des artistes.
+N'oublions pas, cependant, leur grandeur, leur aptitude universelle.
+«L'Athénien maniait également bien l'épée, la rame et la parole. Il est
+la guêpe ou l'abeille; il a les ailes et l'aiguillon; non pas seulement
+l'aiguillon qui perce les Barbares, mais celui qui pénètre les esprits.
+Sa ville est la citadelle et le marché de la Grèce; elle en est aussi
+l'école; elle a mis parmi les dieux la Persuasion, et lui fait des
+sacrifices. Les Athéniens sont les propagateurs ardents et les apôtres
+de la pensée...[50]»
+
+Moralement, les Athéniens étaient peut-être inférieurs, à nous modernes,
+mais certes bien supérieurs à tous les autres hommes qui vivaient il y a
+vingt-deux siècles.
+
+ * * * * *
+
+Pour résumer en quelques mots cette première partie de notre étude,
+Aristophane, dans les pièces où il touche les questions politiques, se
+montre partout et toujours ennemi de la guerre et ami de la paix. Voilà
+son dessein immuable. Mais cette idée, toujours la même, vient d'être
+présentée déjà sous quatre formes différentes, sans compter toutes les
+pièces perdues pour nous. Ainsi donc, la guerre, qui est toujours si
+fatale à la démocratie, et vers laquelle, pourtant la démocratie se
+précipite toujours, voilà le monstre auquel Aristophane, sans être
+démocrate bien fervent, s'attaque sans cesse, avec toutes les ressources
+de son courage et de son esprit.
+
+De ce côté-là nous n'avons que des éloges à lui donner. Nous sommes de
+l'avis d'Aristophane, d'Horace, de Rabelais, de Montaigne, de Johnson,
+de La Bruyère, de Voltaire, d'Erckmann-Chatrian, et nous considérons la
+guerre, excepté la guerre défensive et patriotique, comme une barbarie
+hideuse et une effroyable ineptie, dernier reste de la sauvagerie
+antique.
+
+ * * * * *
+
+À présent que nous avons étudié le poëte grec comme critique politique,
+nous l'étudierons en second lieu comme critique social, et en troisième
+lieu comme critique littéraire.
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+II.
+
+COMÉDIES SOCIALES.
+
+
+Chacune des pièces d'Aristophane, avons-nous dit, est une action, un
+combat, mais une action, un combat plus ou moins directs. Tantôt il
+critique les hommes, et tantôt les institutions.
+
+Lorsque la politique allait trop vite pour que le poëte pût la suivre,
+où peut-être lorsque la question était trop brûlante pour qu'il osât y
+toucher, il donnait quelque pièce de critique sociale ou de critique
+littéraire, qui, étant d'une application moins immédiate ou moins
+périlleuse, risquât moins de compromettre les affaires ou lui-même.
+
+Comme critique politique, nous l'avons vu confondre parfois la
+démocratie avec l'ochlocratie, la souveraineté du peuple avec la
+tyrannie de la populace, envelopper dans les mêmes satires l'abus et
+l'usage, l'excès et le droit, et se montrer déjà conservateur à l'excès.
+Comme critique social, il faut nous attendre à le retrouver partisan des
+idées anciennes, ennemi des idées nouvelles, non-seulement de celles qui
+étaient chimériques, mais de celles même auxquelles était réservé le
+gouvernement de l'avenir.
+
+Le bon sens de Molière voit droit et loin par-delà l'horizon du
+dix-septième siècle; celui d'Aristophane, a, relativement la vue courte.
+L'un, guidé par l'instinct de son génie, marche toujours dans le sens de
+la révolution future et y travaille pour sa part, continuant Rabelais et
+préparant Voltaire; l'autre, méconnaît et bafoue celle qui, de son
+temps, commençait à germer et qui devait donner, plusieurs siècles
+après, ses fleurs, ses fruits et ses moissons, sous le nom de
+christianisme. Il ne la pressentit que pour s'en effrayer, pour la
+combattre de toutes ses forces, et cela quelquefois par les moyens les
+plus blâmables, les plus coupables. Nous allons en avoir tout de suite
+un exemple.
+
+ * * * * *
+
+Les quatre comédies de critique sociale sont:
+
+_Les Nuées_, l'an 424 avant notre ère.
+
+_Les Guêpes_, l'an 423.
+
+_Les Femmes à l'Assemblée_, l'an 393.
+
+_Plutus_, représenté deux fois, en 409 et 388.
+
+
+
+
+LES NUÉES.
+
+
+Voici une des œuvres les plus fantastiques dans la forme, mais les plus
+sérieuses au fond, et aussi, disons-le tout d'abord, la plus injuste et
+la plus odieuse parmi toutes celles d'Aristophane.
+
+Ce sont, comme le titre l'indique, des Nuées, personnages parlants et
+chantants, qui forment le chœur de la pièce. En réalité, il s'agit de
+l'éducation publique, c'est la querelle du passé et de l'avenir, des
+idées anciennes et des idées nouvelles, de la religion et de la
+philosophie. «Ici s'agitent, dit le chœur des Nuées, ici s'agitent les
+destinées de la philosophie[51].»
+
+Cette comédie est donc en effet la plus grave de toutes les discussions
+sociales; mais, au premier coup d'œil, c'est une bouffonnerie encore
+plus fantastique, s'il est possible, que celle qu'on vient de parcourir.
+
+Dans cette pièce, Aristophane, emporté par la peur des nouvelles idées,
+calomnie leur représentant le plus illustre et le plus pur, l'un des
+hommes les plus divins qui aient jamais existé sur la terre. On voit là
+un esprit affolé par la crainte, comme certaines gens qu'épouvante
+aujourd'hui le nom seul de socialisme, et qui, le plus naturellement du
+monde, calomnient et frappent leurs adversaires sans les comprendre,
+sans leur permettre même de définir ce nom.
+
+Singulier moment dans l'histoire d'une civilisation que celui où le
+régime ancien ayant fait son temps, le régime futur se cherche encore;
+où traditions, mœurs, religion, tout s'écroule; où la société se
+décompose et semble ne contenir que des forces désorganisées; où
+l'esprit nouveau, esprit destructeur, curieux, téméraire, envahit tout;
+où l'on se sent glisser sur une pente sans savoir où l'on va; où le flot
+des idées révolutionnaires grossit, se précipite, entraîne tout. Alors,
+comme les caractères des hommes sont différents, et que, dans toutes les
+sociétés humaines, sous les formes quelconques de gouvernement,
+l'éternel problème à résoudre est celui de la conciliation de l'ordre et
+de la liberté, mais que, s'il faut faire pencher la balance dans un sens
+ou dans un autre, les uns préfèrent l'excès de l'ordre, les autres celui
+de la liberté, il se forme deux grands partis: d'un côté, ceux qui
+pensent que la sagesse ordonne de creuser un lit au torrent, afin d'en
+gouverner le cours; que les idées dites _révolutionnaires_ seront
+simplement _évolutionnaires_ si l'on ne gêne pas cette évolution; de
+l'autre, ceux qui sont d'avis de barrer le courant et de le contenir.
+Ceux-ci se croient les plus prudents et en réalité sont les plus
+téméraires. Ils se donnent le titre de conservateurs, et perdraient
+tout, si leur dessein réussissait. Ils se roidissent et se fâchent
+contre le mouvement irrésistible; ils protestent au nom du passé, et
+jettent à ce monde qui gravite vers de nouvelles destinées d'inutiles
+admonestations. Tel fut le rôle d'Aristophane. Il mit, certes, dans
+cette entreprise cent fois plus d'esprit et d'ardeur qu'il n'en aurait
+fallu pour réussir, s'il était donné à un homme d'arrêter le cours de
+l'humanité et les progrès de la raison. Il devait échouer, il échoua.
+
+Essayons toutefois de pénétrer dans les idées de ce poëte, de les
+comprendre et de les expliquer, sans les justifier.
+
+La crise qui travaillait le siècle d'Aristophane était, à la vérité, le
+commencement d'une ère nouvelle pour l'esprit humain, mais aussi faisait
+redouter, par ses profonds ébranlements, une décadence plus ou moins
+rapide pour la nation grecque, et d'abord pour la puissance d'Athènes.
+Le poëte Athénien fut plus frappé des dangers probables de sa patrie que
+des progrès possibles de l'humanité.
+
+Socrate avait des sentiments plus étendus. Comme on lui demandait quelle
+était sa patrie,--«Toute la Terre,» répondit-il, donnant à entendre
+qu'il se considérait comme citoyen de tous les lieux où il y a des
+hommes[52], des êtres pensants. «Avant lui déjà, l'esprit philosophique
+avait franchi les bornes de la cité. Anaxagore fut citoyen de la Terre
+plutôt que de Clazomène; Pythagore, dit-on, ne fit aucune différence
+entre les Grecs et les barbares dans l'organisation de la société; il
+embrassait la nature entière dans son amour. Démocrite s'était proclamé
+citoyen du monde. Toutefois cette profession de sentiments cosmopolites
+avait été moins une doctrine que l'indifférence d'un sage pour les
+intérêts journaliers de la politique. La pensée de Pythagore, plus haute
+et plus pure, inspira peut-être Socrate, qui le premier sut concilier
+rationnellement les devoirs du citoyen avec ceux de l'homme[53]. Le
+grand Athénien, en s'élevant au-dessus du patriotisme jaloux qui régnait
+chez les Grecs, ne se séparait pas de la cité où le hasard l'avait fait
+naître; il l'aimait avec tendresse, et, tout en estimant les
+institutions de Lycurgue supérieures à celles de Solon[54], il manifesta
+toujours une prédilection particulière pour sa patrie. S'il ne montait
+pas à la tribune pour entretenir le peuple des intérêts du jour, s'il
+n'était pas, à proprement parler, un homme politique, sa vocation
+n'avait pas de moindres avantages pour l'État. «Il s'occupait de
+persuader à tous, jeunes et vieux, que les soins du corps et
+l'acquisition des richesses ne devaient point passer avant le
+perfectionnement moral, que la vertu ne vient pas des richesses, mais
+que tous les vrais biens viennent aux hommes de la vertu[55].»
+
+ * * * * *
+
+Socialement Aristophane était l'adversaire de Socrate, quoiqu'ils
+appartinssent à peu près au même parti politique. «La politique des
+Socratiques à Athènes, dit M. Havet, comme en France la philosophie du
+dix-huitième siècle, était en opposition avec l'ordre établi; mais il y
+avait cette différence considérable, que la philosophie française
+s'appuyait sur l'esprit de la démocratie, tandis que la philosophie
+athénienne était anti-démocratique, comme paraît déjà l'avoir été la
+philosophie pythagoricienne, dont elle recueillait les traditions. C'est
+que les philosophes, impatients du mal et ne pouvant manquer de
+l'apercevoir autour d'eux, ne sachant où trouver le mieux qu'ils
+conçoivent, et poussés pourtant, par un instinct naturel, à le placer
+quelque part, l'attachent volontiers à ce qui se présente comme le
+contraire de ce qu'ils connaissent. Les Pythagoriciens voyaient la
+multitude régner, par ses chefs populaires ou tyrans, dans les cités
+d'Italie; les Socratiques la voyaient régner par elle-même dans Athènes.
+Les uns et les autres désavouèrent également la démocratie, ou du moins
+ce qu'on appelait de ce nom, car, on le sait, il n'y avait là qu'une
+apparence[56]...» Toutefois, comme le remarque encore M. Havet, «on
+pourrait dire qu'en vain leurs systèmes étaient aristocratiques, leur
+instinct ne l'était pas. Ils ne s'y sont pas trompés, ceux qui ont
+condamné Socrate. Leur indépendance à l'égard des traditions religieuses
+suffit pour montrer qu'ils ne sont pas véritablement du côté du passé,
+même lorsqu'il le semble, même lorsqu'ils le croient. Et, à ce seul
+signe, l'esprit moderne reconnaît en eux des frères. Par là leur
+philosophie est encore aujourd'hui toute vivante, leur action se
+perpétue; elle ne sera à son terme que le jour où le fantôme des
+superstitions, dissipé enfin à la lumière qu'ils ont les premiers
+allumée, aura cessé de peser sur l'humanité, réveillée pour jamais d'un
+lourd sommeil. Je ne doute pas, quant à moi, que l'impatience que leur
+causait l'obstination aveugle des croyances populaires n'ait été pour
+beaucoup dans la défiance que la multitude leur inspirait. Un sentiment
+pareil arrachait à Voltaire des cris de colère contre la foule, qu'il
+croyait vouée à l'erreur et au fanatisme pour toujours. Rien n'indispose
+autant à l'égard du grand nombre les esprits distingués et les cœurs
+ardents que de le voir se trahir lui-même et prêter sa force à ce qui
+l'accable[57].»
+
+Mais, si Socrate, du côté politique, se rapprochait d'Aristophane, il le
+dépassait de bien loin par les vues sociales, par l'esprit
+philosophique. Nous avons remarqué qu'Aristophane, dans son extrême
+amour de l'ordre, confond avec les démagogues la démocratie elle-même;
+ainsi, dans sa haine des _nouveautés_ (pour parler comme Bossuet, esprit
+analogue sous ce rapport), il confond la philosophie avec les sophistes.
+Attaché aux institutions anciennes, qui avaient encore pour elles la
+consécration de l'expérience et qui avaient eu longtemps celle de la
+gloire, il emploie à défendre l'héritage du passé, en un mot à
+_conserver_, toute la verve et la malice que Voltaire et Beaumarchais
+emploieront à démolir. Il ne fait point, il ne veut point faire de
+distinction entre la libre pensée et l'athéisme, ni même entre les
+génies courageux qui élaborent les problèmes sociaux, les doctrines de
+l'avenir, et les charlatans, rhéteurs et sophistes, qui, discutant
+toutes les théories avec une égale éloquence et une égale incrédulité,
+les brisent les unes contre les autres, renversant tout et n'édifiant
+rien. Peu s'en faut que, par réaction, il n'invente déjà ce paradoxe où
+Jean-Jacques Rousseau encore inconnu cherchera le bruit et la gloire et
+faussera son génie dès le début, à savoir que les sciences, les lettres,
+les arts et la philosophie, servent plutôt à corrompre les hommes qu'à
+les rendre meilleurs. Bref, Aristophane est conservateur et fébrile
+réactionnaire enragé. L'analyse de cette comédie montrera que le mot
+n'est pas très-fort.
+
+ * * * * *
+
+Quoi qu'en dise le proverbe arabe: «La parole est d'argent, et le
+silence est d'or,» il peut être vrai dans la vie privée, il est faux
+dans la vie publique. La parole, même avec ses abus et ses excès, vaut
+mieux que le silence. La parole, c'est la liberté, la vie; le silence,
+c'est la compression, la mort; c'est tout au moins, la léthargie. En
+voulez-vous une preuve entre mille? «Une des premières mesures de
+l'oligarchie des Trente fut de défendre, par une loi expresse, tout
+enseignement de l'art de parler. Aristophane raille les Athéniens pour
+leur amour de la parole et de la controverse, comme si cette passion
+avait affaibli leur énergie militaire; mais, à ce moment, sans aucun
+doute, ce reproche n'était pas vrai, et il ne devint vrai, même en
+partie, qu'après les malheurs écrasants qui marquèrent la fin de la
+guerre du Péloponnèse. Pendant le cours de cette guerre, une action
+insouciante et énergique fut le trait caractéristique d'Athènes, même à
+un plus haut degré que l'éloquence ou la discussion politique,--bien
+qu'avant le temps de Démosthène il se fût opéré un changement
+considérable[58].»
+
+Dans la vie des Athéniens telle qu'elle était constituée, «l'habileté de
+la parole était nécessaire non-seulement à ceux qui avaient dessein de
+prendre une part marquante dans la politique, mais encore aux simples
+citoyens pour défendre leurs droits et repousser des accusations dans
+une cour de justice. C'était un talent de la plus grande utilité
+pratique, même indépendamment de tout dessein ambitieux, à peine
+inférieur à l'usage des armes ou à l'habitude du gymnase. En conséquence
+les maîtres de grammaire et de rhétorique, et les compositeurs de
+discours écrits que d'autres devaient prononcer, commencèrent à se
+multiplier et à acquérir une importance sans exemple[59].» C'est dans ce
+moment-là qu'Aristophane composa la comédie des _Nuées_. En voici
+l'analyse.
+
+ * * * * *
+
+Strepsiade, homme simple et peu éclairé a fait la sottise, que feront
+après lui beaucoup d'autres et Georges Dandin, de prendre pour femme,
+lui paysan, une personne de qualité, dépensière, frivole et ardente au
+plaisir. Il en a eu un fils. Quand ce fils vint au monde, la noble
+épouse et le pauvre mari se querellèrent au sujet du nom qu'il convenait
+de lui donner. Elle y voulait de la _chevalerie_: c'était Xant_ippe_,
+Char_ippe_, Call_ippide_[60]. Lui, voulait qu'on l'appelât tout
+bonnement comme son grand-père, _Phid_onide, nom fleurant l'économie.
+Enfin, après une longue dispute, on prit un moyen terme et on appela
+l'enfant Phidippide[61].
+
+Or Phidippide, devenu grand, tient plus de sa mère que de son père, et
+justifie moins la première moitié de son nom que la seconde: il aime les
+chevaux, les chiens, le jeu, les paris, les combats de coqs. Son
+malheureux père en est désolé, et ruiné.
+
+C'est dans son lit, en se lamentant et en se défendant contre les puces,
+que Strepsiade nous apprend sa déplorable histoire, tandis que son
+coquin de fils rêve, à côté de lui, de courses et de chars. Cela fait
+encore une exposition jolie, et une mise en scène curieuse: le théâtre,
+par un décor combiné, moins simple que les procédés ordinaires décrits
+par Schlegel, devait représenter d'un côté l'intérieur de la maison de
+Strepsiade, de l'autre l'intérieur de l'école de Socrate; au milieu, une
+place ou une rue.
+
+Strepsiade, donc, est couché dans un lit, son fils dans un autre. Autour
+d'eux, des esclaves dorment par terre. Il fait nuit.
+
+ STREPSIADE, _couché, et gémissant_.
+
+ Oh! io, io ioïe! grands dieux! que les nuits sont longues! Le jour
+ ne viendra donc jamais? Depuis longtemps j'ai entendu le chant du
+ coq, et mes esclaves ronflent encore! Ah! jadis ce n'eût pas été
+ ainsi! Maudite guerre! m'as tu fait assez de mal! je ne puis même
+ plus châtier mes esclaves!--Et cet honnête fils que j'ai là ne
+ s'éveille pas davantage: il pète, enveloppé dans ses cinq
+ couvertures!--Allons! essayons encore de dormir et renfonçons-nous
+ dans le lit.--Dormir? Eh! comment, malheureux? dévoré par la
+ dépense, l'écurie et les dettes, à cause de ce beau fils! Lui, avec
+ ses cheveux flottants, il monte à cheval ou en char, et ne rêve que
+ chevaux; et moi je meurs lorsque la lune ramène le jour des
+ échéances!--Hé! esclave! allume la lampe, et apporte-moi mon
+ registre: que je récapitule à qui je dois, et que je calcule les
+ intérêts.--Voyons: douze mines à Pasias? Ah! c'était pour payer ce
+ cheval pur-sang! Hélas! plût au ciel qu'un bon coup de pierre,
+ auparavant, eût fait couler ce sang!
+
+ PHIDIPPIDE, _rêvant_.
+
+ Philon, tu triches! tu dois aller droit devant toi!
+
+ STREPSIADE.
+
+ Voilà cette folie qui me ruine! Même en dormant, il ne rêve que
+ courses!
+
+ PHIDIPPIDE, _rêvant_.
+
+ Combien de tours pour le char de guerre?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Quand finiras-tu de m'en faire, des tours?--Voyons, après Passias,
+ quelle autre dette? Trois mines à Amynias pour un char et ses
+ roues.
+
+ PHIDIPPIDE, _rêvant_.
+
+ Roule bien le cheval et remmène-le chez nous.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Roule, roule! Gredin! Mes écus aussi, tu les fais rouler! Quelques
+ créanciers ont déjà obtenu sentence contre moi, d'autres réclament
+ des hypothèques.
+
+ PHIDIPPIDE, _s'éveillant_.
+
+ En vérité, mon père, qu'as-tu donc à gémir et à te retourner toute
+ la nuit?
+
+La première parole que prononce le jeune homme met bien en relief le
+comique de la situation: ce sont les désordres du fils qui privent le
+père de sommeil, et peu s'en faut que le fils ne se plaigne
+impertinemment d'être troublé dans son repos par les agitations dont lui
+seul est la cause. «En vérité, mon père!...» Ce mot indique un mouvement
+d'impatience. Et puis, Phidippide se retourne et se rendort du sommeil
+du juste, après avoir dit ce seul mot.
+
+Le père continue à se tourmenter; il n'en a que trop de raisons! Il
+déplore son sot mariage, source de tous ses autres malheurs.
+
+ «Ah! maudite soit l'entremetteuse qui m'a fait épouser ta mère! je
+ vivais si heureux à la campagne, sans souci, mal peigné et content,
+ riche en abeilles, en brebis, en olives!»
+
+Quel joli croquis, en deux ou trois traits!
+
+ «Alors j'épousai la nièce de Mégaclès fils de Mégaclès. J'étais des
+ champs; elle, de la ville. C'était une femme hautaine, dépensière,
+ folle de toilette. Le jour des noces, quand je me couchai près
+ d'elle, je sentais à plaisir la lie de vin, le fromage, le suint;
+ elle, sentait les essences, le safran, les baisers, les profusions,
+ les festins, les plaisirs lascifs...»
+
+Strepsiade, en causant ainsi tout seul, se lève tout-à-coup: il croit
+avoir trouvé une voie de salut merveilleuse et divine. D'abord, il
+réveille son enfant gâté, en prenant sa voix la plus douce:
+
+ Phidippide, mon petit Phidippide!
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Quoi, mon père?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Embrasse-moi, et donne-moi ta main.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ La voilà. Qu'y a-t-il?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Dis-moi: m'aimes-tu?
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ J'en jure par Neptune équestre!
+
+ STREPSIADE.
+
+ Ah! n'invoque pas, je t'en prie, ce dieu des chevaux; c'est lui qui
+ est cause de mes malheurs! Mais, si tu m'aimes vraiment et de tout
+ cœur, mon enfant, écoute-moi bien.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Parle.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Change de vie au plus vite, et cours apprendre ce que je vais te
+ dire.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Dis. De quoi s'agit-il?
+
+ STREPSIADE.
+
+ M'obéiras-tu un peu?
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Je t'obéirai, par Bacchus!
+
+ STREPSIADE.
+
+ Eh bien! regarde de ce côté. Vois-tu cette petite porte et cette
+ petite maison?
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Oui, mon père. Qu'est-ce que cela?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Un pensoir de doctes esprits. Les gens qui demeurent là-dedans
+ démontrent que nous sommes des charbons enfermés sous un vaste
+ étouffoir, qui est le ciel. Ils enseignent aussi, pour de l'argent,
+ à gagner toutes les causes, bonnes ou mauvaises.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Qui sont-ils?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Je ne sais pas bien leur nom. Ces honnêtes gens s'appellent des
+ penseurs.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Ah! les malheureux! Je sais qui tu veux dire: tu parles de ces
+ charlatans, de ces figures blêmes, de ces va-nu-pieds, comme ce
+ misérable Socrate et Chéréphon...
+
+Bref, Strepsiade, cherchant les moyens de ne pas payer les dettes qui
+l'accablent, n'a imaginé rien de mieux que d'envoyer son fils à l'école
+des sophistes, pour y apprendre l'art de frustrer ses créanciers.
+
+ * * * * *
+
+Mais, supposé que les sophistes fissent profession d'enseigner cet art,
+c'est une odieuse calomnie de présenter Socrate comme un de leurs
+pareils et un de leurs complices, Socrate qui fut leur constant
+adversaire, qui passa toute sa vie à les combattre, à les réfuter et à
+les railler.
+
+Quelques-uns de ces sophistes étaient en effet des charlatans qui
+faisaient trafic de leur rhétorique et de leurs procédés oratoires. «On
+appelait sophistes, dit Cicéron, ceux qui faisaient de philosophie
+parade et marchandise:» _Sophistæ appellabantur ii qui ostentationis aut
+quæstus gratia philosophabantur_.
+
+«Au sein d'une république où l'éloquence était le grand ressort du
+gouvernement, quiconque voulait acquérir de l'influence et jouer un rôle
+dans les affaires devait être orateur. Cette importance du talent de la
+parole en fit bientôt un art compliqué, pour lequel il fallut un
+apprentissage, et qui eut ses règles, ses écoles, ses maîtres. C'est
+ainsi que la rhétorique devint partie essentielle de l'éducation, et en
+fut le complément nécessaire. On sait quelle fortune firent les rhéteurs
+et quelle considération les entoura d'abord: il suffit de citer
+Isocrate. Un art cultivé avec tant de passion dut bientôt se raffiner,
+se subtiliser: les abus ne tardèrent pas à paraître; les leçons des
+rhéteurs dégénérèrent en charlatanisme lucratif, et en art de soutenir
+le pour et le contre; ils enseignaient, pour de l'argent, à gagner les
+mauvaises causes: ces lieux communs qu'ils débitaient sur le juste et
+l'injuste, sur le vice et la vertu, ébranlaient toutes croyances morales
+et conduisaient au scepticisme. Tel fut l'ouvrage des sophistes. À leurs
+préceptes se mêlaient fréquemment l'exposition des opinions
+philosophiques et des systèmes en vogue sur la formation du monde. Or,
+les cosmogonies touchant de très-près à la mythologie, la religion de
+l'État se trouvait engagée dans leurs discussions; de là l'imputation
+d'introduire des dieux étrangers et de mépriser les dieux de la patrie;
+de là les accusations d'impiété et d'athéisme[62].»
+
+Protagoras fut le premier sophiste qui tira de ses auditeurs un salaire,
+et cela ne fit qu'ajouter à sa renommée. Il se vantait d'enseigner les
+moyens de rendre bonne une mauvaise cause. Sur un sujet quelconque, il
+se faisait fort de prouver les deux opinions contraires. Prodicos
+prononçait des harangues de différents prix, et, à ce que rapporte
+Aristote, quand ce sophiste voyait la galerie un peu fatiguée des
+discussions philologiques auxquelles il se plaisait: «Allons,
+s'écriait-il, réveillez-vous! Je vais vous réciter la harangue de
+cinquante drachmes!» Gorgias, le plus célèbre de tous, avait sans doute
+donné l'exemple de ces brillantes jongleries, dans ces jours, appelés
+_fêtes_, où il faisait entendre ses discours que l'on nommait des
+_flambeaux_, alors que, du haut du théâtre, il défiait ses auditeurs en
+leur criant: _Proposez!_ Ce célèbre sophiste avait, dès sa jeunesse,
+écrit un livre du _Non-être_, dans lequel il prétendait établir les
+trois points suivants: 1° Il n'existe rien; 2° S'il existait quelque
+chose, on ne pourrait le connaître; 3° Si l'on pouvait connaître quelque
+chose, on ne pourrait le communiquer aux autres hommes.» Il n'y avait
+donc en tout, selon lui, qu'apparence et illusion.
+
+Hippias d'Elis, Thrasymaque de Chalcédoine, Evénos de Paros, Critias,
+Pôlos d'Agrigente, Calliclès, le panégyriste de la force et des passions
+sans frein, faisaient assaut de paradoxes et de sophismes. Deux frères,
+natifs de Chio, Euthydème et Dionysodore, enseignaient que «nulle
+affirmation ne peut être un mensonge.» La grande recette de leur art,
+comme maîtres d'éloquence, était l'emploi de l'équivoque et des
+déductions trompeuses.
+
+La plupart des rhéteurs-sophistes prétendaient porter avec eux la
+science universelle. Prêts à tous les sujets, ils parlaient pour ou
+contre, aussi longtemps que l'on voulait, éblouissant la multitude de
+leurs éclatantes métaphores, appelant le flatteur un _mendiant artiste_,
+les vautours, _des tombeaux vivants_[63]; ou bien s'évertuant parfois,
+pour faire montre de leur esprit, à traiter des sujets bizarres, à faire
+l'éloge de la Marmite, ou du Sel, ou de la Mouche, ou de la Punaise, ou
+de l'Escarbot, ou de la Surdité, ou du Vomissement; remontant de ces
+puérilités aux théories les plus téméraires et aux systèmes les plus
+dénaturés; enseignant, en somme, à discuter tout, sans croire à rien;
+et, pour la plus grande gloire de l'éloquence, compromettant la morale
+et la religion par leurs paradoxes et leurs arguties.
+
+STREPSIADE, _à son fils_.
+
+Ils enseignent, dit-on, deux raisonnements, le juste et l'injuste. Par
+le moyen du second, on peut gagner les plus mauvaises causes. Si donc tu
+apprends ce raisonnement injuste, je ne payerai pas une obole de toutes
+les dettes que j'ai contractées pour toi.
+
+Il est vrai que Socrate avait imaginé la distinction de deux sortes de
+raisonnements, distinction reproduite par Aristote. Le discours, selon
+ces deux grands esprits, avait pour objet, ou d'exprimer les vérités
+absolues, ou de persuader par des raisonnements simplement
+vraisemblables. Dans ce second cas, le discours peut devenir captieux et
+faire accepter aux ignorants le juste ou l'injuste. «Mais, en
+distinguant ainsi, Socrate avait-il tort[64]? et cette distinction même
+ne lui servait-elle pas à montrer combien il faut se défier des
+sophistes et des rhéteurs, qui sont au fond indifférents à la réalité
+des choses, étrangers à l'étude des principes supérieurs?»
+
+ * * * * *
+
+Phidippide, moins par honneur que par amour-propre et par crainte du
+ridicule, refuse la proposition de son père:
+
+«N'espère pas que j'y consente! Pour devenir pâle et maigre! et ne plus
+oser regarder en face mes amis les cavaliers!»
+
+Comme on dirait aujourd'hui: Mes amis du _Jockey-club_.
+
+STREPSIADE.
+
+Eh bien donc, par Cérès! je ne te nourrirai plus, ni toi, ni ton
+attelage, ni ton cheval pur-sang! Va te faire pendre, je te chasse!
+
+PHIDIPPIDE.
+
+Bah! mon oncle Mégaclès ne me laissera pas sans chevaux! Je m'en vais
+chez lui, et je me passerai bien de toi!
+
+C'est bien la réponse d'un fils mal élevé, et le père est puni par où il
+a péché, comme l'_Avare_ de Molière, qui donne à son fils sa malédiction
+et à qui celui-ci répond: «Je n'ai que faire de vos dons!» J.-J.
+Rousseau, là-dessus, se fourvoie, accusant Molière d'être immoral
+lorsqu'il fait parler ainsi un fils à son père. Molière, au contraire,
+est moral ici par la peinture de l'immoralité et en faisant punir les
+vices du père par les défauts du fils. Aristophane, de même, dans cet
+endroit, ne mérite que des louanges.
+
+Il en mérite également lorsqu'il attaque les excès de certains
+sophistes. Mais il est digne du blâme le plus sévère, lorsqu'il présente
+Socrate comme leur chef, lui leur éternel adversaire.
+
+ * * * * *
+
+Strepsiade, voyant son fils lui échapper, se décide à aller demander
+pour lui-même des leçons aux sophistes. Il frappe à la porte de Socrate,
+comme Dicéopolis, dans _les Acharnéens_, à celle d'Euripide. Comme lui,
+il est reçu d'abord par un disciple. Aristophane a toujours soin
+(Molière possédera aussi cet art) de ménager, de préparer l'entrée de
+son personnage principal.
+
+La scène se passe d'abord dans l'antichambre, en quelque sorte, du
+_pensoir_. Le disciple raconte à Strepsiade les merveilles de
+l'enseignement des sophistes: comme quoi Socrate vient d'apprendre à
+Chéréphon à mesurer le saut d'une puce qui du sourcil de celui-ci avait
+sauté sur la tête de celui-là, et à trouver le rapport exact qui est
+entre le saut et la longueur des pattes[65]; comme quoi il lui a
+démontré que le bourdonnement des cousins ne vient pas de leur trompe,
+mais de leur derrière; et aussi comme quoi, la veille au soir, il a
+très-subtilement volé un manteau dans la palestre, en faisant une
+démonstration.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi Aristophane accuse Socrate, non-seulement de minutie et de
+charlatanisme, mais de vol. Au surplus, c'est ce qu'avaient fait déjà
+Eupolis et Amipsias, tant la licence comique était extrême!
+
+Or, quoique le vol ne fût pas pour les Grecs une chose grave, et
+quoiqu'ils le considérassent surtout du côté de l'adresse (à Lacédémone,
+par exemple, le vol et la maraude ne faisaient-ils pas partie de
+l'éducation des jeunes gens?), il faut avouer cependant qu'une telle
+accusation, lancée contre un tel homme, est étrange et scandaleuse.
+
+Mais n'avons-nous pas eu quelque chose d'analogue en 1848, dans de
+mauvaises rapsodies jouées à Paris, au théâtre du Vaudeville, et
+intitulées _la Foire aux idées_? Celles d'un publiciste éminent y
+étaient sottement travesties et indignement calomniées par des gens qui
+ne l'avaient pas lu ou qui ne l'avaient pas compris. On s'était emparé
+d'un titre: _La Propriété, c'est le vol_, sans s'occuper de ce qui
+l'expliquait et l'excusait;--par exemple, de la proposition suivante,
+corollaire indispensable de la première: _Il n'y a qu'un moyen de
+légitimer ce vol, c'est de l'universaliser_.--La personne même de
+l'écrivain, et son visage, très-reconnaissable avec ses lunettes,
+étaient mis sur le théâtre et livrés à la risée publique. Si donc des
+excès aussi regrettables se sont produits en France, en plein
+dix-neuvième siècle, on peut comprendre, tout en le déplorant également,
+comment chez les Grecs, peuple assez peu scrupuleux, la comédie
+_ancienne_, dans la licence des fêtes de Bacchus, avait pu, à plus forte
+raison, s'y laisser entraîner.
+
+ * * * * *
+
+Strepsiade, ébloui par les réclames du disciple, brûle d'être admis à
+cette école où l'on apprend de si belles choses! Le disciple lui permet
+alors de pénétrer dans l'intérieur du pensoir. On tirait sans doute un
+rideau, qui le laissait voir au public. Strepsiade et les spectateurs y
+apercevaient des figures omineuses, dans des postures ridicules:
+c'étaient les autres disciples.
+
+ * * * * *
+
+Molière apparemment, comme Racine, avait étudié Aristophane, et s'en est
+parfois souvenu, ou bien s'est rencontré avec lui par hasard, parce que
+tous les deux observaient et représentaient la nature humaine.
+Strepsiade tout à l'heure récapitulait ses dettes sur son registre,
+comme _le Malade imaginaire_ compte le mémoire de son apothicaire.
+George Dandin, comme Strepsiade, se plaint d'avoir épousé «une
+demoiselle». Sganarelle, du _Mariage forcé_, prête une oreille naïve aux
+sottises de Pancrace et de Marphurius, comme Strepsiade à celles du
+disciple et ensuite à celles du maître. Strepsiade fait à ceux-ci, sur
+les diverses sciences, des questions qui rappellent tout-à-fait celles
+du _Bourgeois gentilhomme_ au Maître de Philosophie si fort sur
+l'alphabet. Il s'embrouille en répétant leurs réponses, comme le
+Sganarelle de _Don Juan_ en voulant répéter la tirade qu'il vient
+d'entendre débiter à son maître. Il fait, sur la grammaire, des
+réflexions semblables à celles de Martine, la pauvre cuisinière des
+_Femmes savantes_. Il est crédule et emporté comme Orgon, et, comme lui,
+il maudit son fils, qui rit de sa malédiction, comme le fils d'Harpagon
+rit de celle de son père.--C'est que Strepsiade, comme la plupart des
+personnages que nous venons de rappeler, représente la nature humaine
+médiocre, moyenne, abandonnée à ses instincts; ni bonne ni mauvaise,
+mais facile au mal par intérêt ou par nécessité. C'est un paysan
+lourdaud et madré, qui, semblable à M. Jourdain, considère d'abord toute
+chose du côté de son utilité personnelle.
+
+ STREPSIADE, _au disciple, en lui montrant une sphère._
+
+ Qu'est-ce-ci, dis-moi?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ C'est l'astronomie.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Et cela?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ La géométrie.
+
+ STREPSIADE.
+
+ À quoi sert-elle, cette géométrie?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ À mesurer la terre.
+
+ STREPSIADE.
+
+ La terre qu'on distribue au peuple?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ Toute la terre.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Bon cela! Voilà une invention excellente, et populaire!
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ Tiens, maintenant, une carte du monde! Regarde, voici Athènes.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Comment! Athènes? Je n'y vois pas de juges en séance!...[66] Et
+ Lacédémone, où est-elle?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ Lacédémone? La voici.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Comme elle est près de nous! Éloignez-la donc le plus possible.
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ Il n'y a pas moyen.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Tant pis!... Et quel est cet homme suspendu dans un panier?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ C'est lui?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Qui, lui?
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ Socrate.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Socrate? Ah! je t'en prie, appelle-le-moi bien haut.
+
+ LE DISCIPLE.
+
+ Appelle-le toi-même: je n'ai pas le temps.
+
+Voilà donc quelle est l'entrée de Socrate: il apparaît juché en l'air
+dans un panier à viande, sorte de garde-manger, selon le Scholiaste.
+Euripide, dans _les Acharnéens_, a fait une entrée semblable. Euripide
+et Socrate, aux yeux d'Aristophane, sont les représentants d'une même
+cause: la sophistique ou la philosophie, qui, suivant lui, la seconde
+comme la première, corrompent également les mœurs anciennes et altèrent
+la religion des aïeux. Socrate était très-assidu aux représentations des
+pièces d'Euripide, son ami. Sa présence était une approbation, une
+complicité. Il aimait, d'ailleurs, le théâtre, comme peinture de la vie
+humaine: il assista même, dit-on, à la représentation de cette comédie
+des _Nuées_, et resta debout jusqu'à la fin, immobile et impassible,
+plein d'une sérénité constante et douce; de sorte que tout le monde put
+comparer l'original et la copie, et voir quelle distance les séparait.
+Il ne protesta pas autrement.
+
+Aristophane poursuit en ces deux hommes les maîtres, à ce qu'il prétend,
+d'une génération abâtardie, qui fuit les gymnases et les exercices
+militaires, pour aller chercher dans les écoles ou au théâtre des leçons
+de scepticisme et d'incrédulité; mais plutôt, à vrai dire, il persécute
+en eux les disciples d'Anaxagore, irréligieux comme lui, c'est-à-dire
+croyant à un Dieu unique, et ne laissant pas échapper une seule occasion
+de semer dans les esprits tous les germes de la vérité future, toutes
+les témérités du spiritualisme naissant. Il les hait, comme les esprits
+timides de notre temps haïssent les socialistes; parce qu'il voit qu'ils
+ébranlent tout, et que, fût-il moins frappé des dangers présents que des
+résultats futurs, il ne veut pas de ces résultats. Il aime ce qui est,
+il aimait mieux ce qui était, il bafoue ce qui veut être. C'est le type
+des esprits soi-disant positifs, c'est-à-dire négatifs en toute chose,
+fertiles uniquement en objections, qui trouvent que tout est pour le
+mieux dans le meilleur des mondes possibles, mais qui, pour peu qu'on
+les eût consultés sur la création et le plan de ce meilleur des mondes
+ainsi réglé, n'eussent pas manqué d'y faire aussitôt cent mille
+objections et cent mille critiques,--peut-être d'ailleurs très-fondées:
+car il y a des inconvénients à tout;--mais ces gens-là n'aperçoivent
+jamais que les inconvénients.
+
+L'éclosion et le développement de l'esprit scientifique faisaient
+ombrage à l'esprit théologique et aux croyances populaires. L'intrusion
+de la science troublait la foi religieuse ancienne.
+
+Comme les philosophes entrevoyaient un Dieu véritable planant au-dessus
+des fantômes de dieux, on les accusait d'athéisme. D'après le précepte
+de Zaleucos, «tous les citoyens devaient être persuadés de l'existence
+des dieux.» Cet axiome se trouvait explicitement ou implicitement
+contenu dans les diverses constitutions. Aussi la gent dévote et bien
+pensante s'indignait-elle de la sacrilège liberté des poëtes novateurs,
+des philosophes et des savants. Or, quand l'esprit de dévotion prévaut,
+en tout temps il est implacable[67]. Une foule d'hommes distingués
+furent exilés ou mis à mort sous prétexte d'impiété. Périclès eut besoin
+de tout son crédit pour sauver de la peine capitale Anaxagore, son
+maître; Prodicos se vit condamner par les Athéniens, et, suivant
+l'usage, eut à choisir lui-même son genre de mort: il but la ciguë.
+Socrate était réservé à la même destinée. L'histoire de Diagoras de
+Mélos ne se termine pas moins tragiquement. Il avait été sollicité par
+les Mantinéens de leur donner des lois, et ces lois se trouvèrent
+excellentes. C'était un homme d'une imagination exaltée; il avait
+composé des dithyrambes où l'ardeur de la poésie se mêlait à celle d'une
+piété fougueuse[68]. On l'avait vu se livrer aux pratiques les plus
+ferventes de la religion, parcourir la Grèce pour se faire initier aux
+Mystères, témoigner enfin par toute sa conduite de son amour pour les
+dieux. Mais, à la suite d'une injustice dont il fut victime, il se
+métamorphosa complètement. «Un de ses amis refusa de lui rendre un
+dépôt, et appuya son refus d'un serment prononcé à la face des autels.
+Le silence des dieux sur un tel parjure, ainsi que sur les cruautés
+exercées par les Athéniens dans l'île de Mélos, étonna Diagoras et le
+précipita du fanatisme de la superstition dans celui de l'athéisme. Il
+souleva les prêtres, en divulguant dans ses discours et dans ses écrits
+les secrets des Mystères; le peuple, en brisant les effigies des dieux;
+la Grèce entière, en niant ouvertement leur existence. Un cri général
+s'éleva contre lui: son nom devint une injure. Les magistrats d'Athènes
+le citèrent à leur tribunal et le poursuivirent de ville en ville: on
+promit un talent[69] à ceux qui apporteraient sa tête, deux talents à
+ceux qui le livreraient en vie; et, pour perpétuer le souvenir de ce
+décret, on le grava sur une colonne de bronze. Diagoras, ne trouvant
+plus d'asile en Grèce, s'embarqua et périt dans un naufrage[70].»
+
+Le retentissement d'aventures aussi éclatantes prédisposait la foule
+aveugle à détester ou à laisser vilipender quiconque faisait profession
+de philosophie, c'est-à-dire de libre pensée. La haine, qui avait ainsi
+commencé à s'attacher au nom de «chercheur de sagesse,» devait atteindre
+et tuer le plus irréprochable des Grecs, le bon et ingénieux Socrate.
+
+Aristophane, sans le vouloir, préluda par le ridicule et la calomnie au
+supplice de ce juste.
+
+ * * * * *
+
+Il nous le montre donc juché dans un panier à viande,--sorte de parodie
+de la machine dans laquelle les dieux descendaient du ciel pour dénouer
+les tragédies, notamment celles d'Euripide--dix-neuf sur vingt se
+terminent ainsi.--Strepsiade, d'en bas, lui adresse la parole.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Socrate! Mon petit Socrate!
+
+ SOCRATE.
+
+ Que me veux-tu, homme éphémère?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Avant tout, dis-moi, je t'en conjure, ce que tu fais là.
+
+ SOCRATE.
+
+ Je marche dans les airs, et ma pensée tourne avec le soleil.
+
+ STREPSIADE.
+
+ C'est donc du haut de ton panier, et non pas de dessus la terre,
+ que tu laisses planer tes regards sur les dieux, si
+ toutefois?...[71]
+
+ SOCRATE.
+
+ Pour bien-pénétrer les choses du ciel, il me fallait suspendre ma
+ pensée, et confondre la subtile essence de mon esprit avec cet air
+ qui est de même nature. Si, restant sur la terre, j'avais considéré
+ d'en bas ce qui est en haut, je n'aurais rien découvert: car la
+ terre, par sa force, attire à elle la sève de l'esprit; comme il
+ arrive pour le cresson.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Comment! l'esprit attire la séve dans le cresson? Ah! descends près
+ de moi, mon cher petit Socrate, pour m'instruire des choses sur
+ lesquelles je viens te demander des leçons.
+
+ SOCRATE, _descendant de son panier_.
+
+ Qu'est-ce qui t'amène?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Je veux apprendre à parler. J'ai emprunté, et mes créanciers,
+ usuriers intraitables, me persécutent, me ruinent, et saisissent
+ tout ce que je possède.
+
+ SOCRATE.
+
+ Et comment ne t'es-tu pas aperçu que tu t'endettais ainsi?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Ce qui m'a ruiné, c'est la maladie des chevaux, mal des plus
+ dévorants. Mais enseigne-moi l'une de tes deux manières de
+ raisonner, celle qui sert à ne rien rendre. Quelque prix que tu me
+ demandes, je vais jurer par les dieux de te le payer.
+
+ SOCRATE.
+
+ Par quels dieux jureras-tu? Car il faut que tu saches d'abord que
+ les dieux n'ont pas cours chez nous.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Par quoi jurez-vous donc?...
+
+Socrate lui apprend comme quoi les seules divinités qu'il adore sont les
+Nuées. Il faut les invoquer, c'est le moyen de devenir «un roué
+d'éloquence, un vrai claquet, la fine fleur!».
+
+Et le personnage, en parlant ainsi, se met à singer les Mystères,
+saupoudrant Strepsiade de farine; et autres cérémonies, qui donnent lieu
+à toutes sortes de parodies plaisantes.
+
+ * * * * *
+
+L'invocation aux Nuées et le chœur des Nuées elles-mêmes sont des
+morceaux d'une fantaisie gracieuse et d'une poésie exquise.
+
+ SOCRATE.
+
+ Silence, vieillard! Prête l'oreille aux prières!--Ô Maître suprême,
+ Air sans bornes, qui tiens la Terre suspendue, brillant Éther, et
+ vous, vénérables Déesses, Nuées, qui portez dans vos flancs les
+ éclairs et la foudre, élevez-vous et apparaissez au penseur dans
+ les régions célestes!
+
+ STREPSIADE.
+
+ Pas encore, pas encore! Attends que je plie mon manteau en double
+ pour ne pas être mouillé! Et dire que je n'ai pas pris mon bonnet!
+ quel malheur!
+
+ SOCRATE.
+
+ Venez, Nuées que j'adore, venez vous montrer à cet homme! soit que
+ vous reposiez sur les sommets sacrés de l'Olympe[72] couronné de
+ frimas, ou que vous formiez des chœurs sacrés avec les Nymphes,
+ dans les jardins de l'Océan, votre père; soit que vous puisiez les
+ ondes du Nil dans des urnes d'or, ou que vous habitiez les marais
+ Méotides ou les rochers neigeux du Mimas, écoutez ma prière,
+ acceptez mon offrande. Puissent ces sacrifices vous être agréables!
+
+L'approche des Nuées est annoncée par un grondement de tonnerre. Puis,
+avant de les voir, on les entend chanter.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Nuées éternelles, élevons-nous du sein de notre père, l'Océan à la
+ voix profonde, et montons en vapeurs légères aux sommets boisés des
+ montagnes; d'où nous contemplons les hauts promontoires, la terre
+ sacrée, mère des moissons, et les fleuves au divin murmure, et la
+ mer retentissante aux profondes plaintes, que l'œil infatigable de
+ l'Éther illumine de ses rayons étincelants! Mais dissipons ces
+ brouillards pluvieux qui cachent notre immortelle beauté, et
+ promenons au loin nos regards sur le monde.
+
+ SOCRATE.
+
+ Ô déesses vénérées, vous répondez à mon appel! (_À Strepsiade_):
+ As-tu entendu leur voix qui se mêlait au terrible grondement du
+ tonnerre?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Ô Nuées adorables, je vous révère, et je fais aussi gronder mon
+ tonnerre, tant le vôtre m'a fait peur! Permis ou non, ma foi! je me
+ soulagerai[73].
+
+Voilà les contrastes d'Aristophane! voilà les ordures qui se mêlent à
+cette fraîche poésie! Les supprimer ou les voiler toujours par une
+délicatesse mal entendue, ce serait altérer la physionomie de l'auteur
+que nous voulons étudier en toute franchise. Il faut donc, du moins, les
+laisser entrevoir quelquefois.
+
+«Point de bouffonnerie! dit Socrate; ne fais pas comme ces grossiers
+poëtes comiques barbouillés de lie.»
+
+Toujours est-il qu'Aristophane fait comme les autres, en paraissant les
+critiquer.
+
+ SOCRATE.
+
+ Mais silence! un nombreux essaim de déesses s'avance en chantant.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Vierges humides de rosée, allons visiter la riche contrée de
+ Pallas, la terre des héros, le bien-aimé pays de Cécrops, où se
+ célèbrent les secrets sacrifices, où le mystérieux sanctuaire se
+ découvre aux initiés, avec les offrandes pour les dieux célestes,
+ les temples au faîte élevé, les statues, les saintes processions
+ des bienheureux, les victimes couronnées et les festins sacrés en
+ toutes saisons; et, au retour du printemps, les joyeuses fêtes de
+ Dionysos, les luttes harmonieuses des chœurs et la muse
+ retentissante des flûtes.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Par Jupiter! je t'en prie, dis-moi, Socrate, quelles sont ces voix
+ de femmes qui font entendre des paroles si pleines de majesté?
+ seraient-ce des demi-déesses?
+
+ SOCRATE.
+
+ Ce sont les célestes Nuées, les grandes déesses des paresseux!
+ c'est à elles que nous devons tout, pensées, esprit, dialectique,
+ phrases, prestiges, tours et subtilités.
+
+ STREPSIADE.
+
+ C'est donc cela qu'en les écoutant mon esprit déjà prend son vol,
+ et brûle de subtiliser, de pérorer sur les brouillards, de
+ discuter, de contredire et de rompre argument contre argument. Mais
+ ne vont-elles pas se montrer? je voudrais bien les voir, si c'est
+ possible.
+
+ SOCRATE.
+
+ Eh bien! regarde par ici, du côté du Parnès[74]; les voilà qui
+ descendent lentement.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Mais où donc? Fais-les-moi voir!
+
+ SOCRATE.
+
+ Elles s'avancent en foule, suivant une route oblique à travers les
+ vallons et les bois.
+
+ STREPSIADE.
+
+ C'est singulier! je ne vois rien.
+
+ SOCRATE.
+
+ Tiens, les voici qui arrivent.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Ah! enfin je les vois.
+
+Les Nuées paraissent en foule, et remplissent toute la scène. Avec quel
+art et quelles gradations le poëte a su préparer et faire valoir leur
+entrée, aussi bien que celle de Socrate!
+
+ SOCRATE.
+
+ Tu ne savais donc pas que les Nuées étaient des divinités?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Non vraiment: je croyais qu'elles n'étaient que brouillard, rosée,
+ vapeur.
+
+ SOCRATE.
+
+ Alors tu l'ignores aussi sans doute, ce sont-elles qui nourrissent
+ la foule des sophistes, des empiriques, des devins, des fainéants
+ aux longs cheveux et aux doigts chargés de bagues[75], des poëtes
+ lyriques, des métaphysiciens, tas de flâneurs et de hâbleurs,
+ qu'elles font vivre parce qu'elles les chantent!
+
+Socrate enseigne à Strepsiade que les Nuées sont les seules vraies
+divinités; que tous les autres dieux ne sont que fables.
+
+
+«Mais Jupiter?
+
+--Il n'y a point de Jupiter!
+
+--Et le Tonnerre?
+
+--Ce sont les Nuées qui se heurtent.
+
+--Le moyen de croire cela?
+
+--Tu vas le comprendre par ton propre exemple: lorsqu'aux Panathénées tu
+t'es gorgé de viande, n'entends-tu pas ton ventre se troubler et
+retentir de grondements sourds?
+
+--Oui, par Apollon! je souffre, j'ai la colique; puis la ratatouille
+gronde comme le tonnerre, et enfin éclate avec un terrible fracas. C'est
+peu de chose d'abord, pappax, pappax! Puis, ça augmente, papappapax! Et,
+quand je me soulage, c'est vraiment le tonnerre, papapappapax!
+absolument comme les Nuées!»
+
+Le philosophe fait jurer au néophyte de ne reconnaître dorénavant
+d'autres divinités que le Chaos, les Nuées et la Blague.--«Quand je
+rencontrerais les autres dieux nez à nez, répond le docile disciple, je
+ne les saluerais pas.»
+
+En récompense, les Nuées sont prêtes à lui accorder tout ce qu'il
+désire. «Dis hardiment ce que tu veux de nous. Tu ne peux manquer, si tu
+nous rends hommage, de devenir un habile homme.»
+
+ STREPSIADE.
+
+ Ô déesses souveraines, je ne vous demande qu'une toute petite
+ grâce: faites que je dépasse de cent stades tous les Hellènes dans
+ l'art de la parole!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Nous te l'accordons: désormais nulle éloquence ne triomphera plus
+ souvent que la tienne devant le peuple.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Peuh! la grande éloquence n'est pas ce que je veux; mais savoir
+ chicaner à mon profit, pour échapper à mes créanciers.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Tu auras ce que tu désires: ton ambition est modeste. Livre-toi
+ bravement à nos ministres[76].
+
+ STREPSIADE.
+
+ Bien volontiers! Je crois en vous! D'ailleurs il n'y a pas à
+ reculer, avec ces chevaux pur-sang et ce sot mariage qui m'ont
+ ruiné! Que vos ministres fassent de moi ce qu'ils voudront; je me
+ livre à eux, corps et âme: les coups, la faim, la soif, le chaud,
+ le froid, je supporterai tout! Qu'on fasse une outre de ma peau,
+ pourvu que je ne paye pas mes dettes; pourvu que j'aie la
+ réputation d'être un hardi coquin, beau parleur, impudent,
+ effronté, gredin, colleur de mensonges, finassier, chicanier, plein
+ de rubriques, vrai moulin à paroles, renard, vilebrequin, souple
+ comme une courroie, glissant comme une anguille, trompeur,
+ blagueur, insolent, scélérat, sans foi ni loi! oui, voilà tous les
+ titres dont j'ambitionne qu'on me salue! à cette condition, qu'ils
+ me traitent à leur guise; et, s'ils le veulent, par Cérès! qu'ils
+ fassent de moi du boudin et me servent aux libres penseurs!
+
+Comment ne pas recevoir aussitôt un néophyte si fervent? Socrate lui
+fait passer, seulement pour la forme, un petit examen d'admissibilité.
+
+ SOCRATE.
+
+ Voyons. As-tu de la mémoire?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Cela dépend: si l'on me doit, j'en ai beaucoup, mais si je dois,
+ hélas! je n'en ai pas du tout[77].
+
+ SOCRATE.
+
+ As-tu de la facilité naturelle à parler?
+
+ STREPSIADE.
+
+ À parler, non; à filouter, oui.
+
+Chaque réplique amène ainsi un trait, ou un quolibet, ou un coq-à-l'âne;
+car le récipiendaire n'est pas très-fort, quoique plein de bonne
+volonté: il oublie les tours les plus simples, sitôt qu'on les lui a
+appris; il ne veut savoir qu'une seule chose, et tout de suite: l'art de
+ne pas payer ses dettes, au moyen du raisonnement biscornu. En vain,
+Socrate, comme le Maître de philosophie de M. Jourdain, veut commencer
+par le commencement: point d'affaire! C'est le raisonnement sophistique
+que Strepsiade veut savoir tout d'abord; rien de plus! Il n'a que cette
+pensée: ne pas payer ses dettes! il y revient sans cesse, sous toutes
+les formes.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Une idée! dis-moi: si j'achetais une magicienne de Thessalie et que
+ je fisse pendant la nuit descendre la lune, pour l'enfermer, comme
+ un miroir, dans un étui rond, je la tiendrais sous clef, et
+ alors...
+
+ SOCRATE.
+
+ Qu'y gagnerais-tu?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Ce que j'y gagnerais? S'il n'y avait plus de nouvelle lune, je
+ n'aurais plus à payer d'intérêts.
+
+ SOCRATE.
+
+ Pourquoi cela?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Parce que les intérêts se payent chaque mois.
+
+Socrate, satisfait de voir qu'enfin l'esprit du néophyte se débrouille,
+lui propose à son tour une subtilité; Strepsiade y réplique par une
+autre. C'est une série de problèmes absurdes et de démonstrations à
+l'avenant, qui rappellent la dialectique de ce prédicateur du seizième
+siècle prouvant que le monde ne saurait remplir le cœur de l'homme, par
+la raison que le monde étant rond et le cœur triangulaire, un rond
+inscrit dans un triangle ne le remplit pas.
+
+Strepsiade toutefois, malgré ces lueurs d'intelligence, a l'esprit
+ordinairement si obscur et l'entendement si bouché, que les Nuées,
+désespérant d'en faire quelque chose, lui conseillent, s'il a un fils,
+de l'envoyer apprendre à sa place.
+
+--«C'est ce que je voulais! mais il ne veut pas, lui!
+
+--Et tu ne sais pas t'en faire obéir?
+
+--Dame! c'est qu'il est grand et robuste! Cependant je vais courir après
+lui et l'amener ici, de gré ou de force!»
+
+Le bonhomme en effet rattrape Phidippide. Celui-ci lui fait remarquer
+qu'il revient de chez Socrate sans manteau et sans souliers.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Et ton manteau, on te l'a donc volé?
+
+ STREPSIADE.
+
+ On ne me l'a pas volé, on me l'a philosophé.
+
+ PHIDIPPIDE.
+
+ Et tes souliers, qu'en as-tu fait?
+
+ STREPSIADE.
+
+ Je les ai perdus _à ce qui était nécessaire_, comme disait
+ Périclès.
+
+C'était la réponse de Périclès quand on lui demandait compte de ses
+fonds secrets. Que de traits dans ce dialogue! Comme tout cela est joli
+et vivant! on est tenté de dire: moderne. Car cela semble écrit d'hier,
+quoiqu'ayant deux mille trois cents ans de date.
+
+ * * * * *
+
+Phidippide aime toujours mieux être cavalier que philosophe; mais son
+père, à la fin, le prenant par la douceur: «Allons, viens avec moi,
+obéis à ton père et ne t'inquiète pas du reste. Tu n'avais pas six ans,
+tu bégayais encore, je faisais tout ce que tu voulais; et la première
+obole que je touchai comme juge[78], je t'en achetai un petit chariot à
+la fête de Jupiter.»
+
+Ce caractère de Strepsiade est bien dessiné: c'est un paysan un peu
+lourd, qui a des moments de finesse; il est ce qu'on appelle bonhomme,
+mot élastique, qui n'implique pas nécessairement une grande honnêteté;
+il est mené par sa femme (on l'a vu par l'exposition, au reste elle ne
+paraît pas dans la pièce); il est mené aussi par son fils; il voudrait
+bien ne pas payer les dettes que celui-ci lui a fait contracter; il
+tâche d'être malhonnête, mais sans y réussir complètement; il n'a pas
+l'étoffe d'un coquin; il le sent instinctivement, et veut que son fils,
+moins simple que lui, le devienne pour deux, s'il est possible.
+
+Chemin faisant, il veut faire parade à ses yeux de la science qu'il n'a
+pas acquise; il lui débite, comme le Bourgeois-gentilhomme à sa
+servante, quelques bribes des choses qu'on lui a apprises: «Il n'y a
+point de Jupiter!... Ce qui règne, c'est le Tourbillon!...»
+
+Phidippide suit son père chez les Sophistes; mais il dit à part: «Tu te
+repentiras bientôt de ce que tu exiges!» Mot qui fait pressentir la
+péripétie et le dénoûment,--comme le mot de la femme de Sganarelle, dans
+l'exposition du _Médecin malgré lui_: «Je te pardonne, mais tu me le
+paieras!» Toute la pièce sort de ce mot, qui à lui seul, d'ailleurs, est
+un chef-d'œuvre.
+
+ * * * * *
+
+Ils entrent dans le pensoir. Socrate paraît de nouveau, toujours dans
+son panier à viande: c'est sa manière de se montrer aux étrangers pour
+la première fois, comme un dieu dans son nimbe et dans sa gloire.
+Strepsiade lui présente son fils:
+
+«Il a de l'esprit naturel. Tout petit, il s'amusait déjà chez nous à
+fabriquer des maisons, à creuser des bateaux, à construire de petits
+chariots de cuir; et, avec des écorces de grenade, il faisait des
+grenouilles. Qu'est-ce que tu dis de cela? N'apprendra-t-il pas bien les
+deux raisonnements, le fort, et puis le faible, qui renverse le fort par
+un coup fourré. Ce sont surtout ces coups fourrés que je te prie de lui
+enseigner par tous les moyens.
+
+ SOCRATE.
+
+ Je chargerai l'un et l'autre raisonnement en personne de venir
+ l'instruire.
+
+ STREPSIADE.
+
+ Je me retire. Ne perds pas de vue qu'il s'agit de le rendre capable
+ de battre la vérité sur tous les points.
+
+On apporte le Juste et l'Injuste (c'est-à-dire le raisonnement droit et
+le raisonnement sophistique) dans une cage, comme deux coqs de combat:
+ces combats étaient à la mode alors. Ainsi se mêlent toujours habilement
+la discussion morale et la fantaisie.
+
+Ce spectacle bizarre, cette escrime curieuse où s'entrechoquaient des
+paradoxes spirituels et des pensées élevées, dans un dialogue plein de
+verve, devait charmer l'esprit des Athéniens. Un Athénien de Paris,
+Alfred de Musset, n'y prenait pas moins de plaisir. «C'est, dit-il, la
+plus grave et la plus noble scène que jamais théâtre ait entendue.»
+
+Mettons encore au-dessus, toutefois, celle de la Pauvreté, dans
+_Plutus_, que nous analyserons plus loin.
+
+Les deux coqs se provoquent et sortent de la cage; ils ergotent et se
+livrent un assaut.
+
+ LE JUSTE.
+
+ Tu es bien insolent!
+
+ L'INJUSTE.
+
+ Et toi bien ganache!...
+
+Ils se disputent Phidippide. Le chœur s'interpose, selon sa coutume, et
+ramène la querelle à des procédés réguliers. Par sa voix, se révèle ici
+tout le dessein, toute la pensée d'Aristophane, soit dans cette pièce,
+soit dans les autres: le passé opposé à l'avenir.
+
+ Trêve de combats et d'injures! Mais exposez, toi, ce que tu
+ enseignais aux hommes d'autrefois, et toi l'éducation nouvelle;
+ afin qu'après vous avoir entendus contradictoirement, ce jeune
+ homme choisisse.
+
+ LE JUSTE.
+
+ Je le veux bien.
+
+ L'INJUSTE.
+
+ Moi aussi.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Voyons, qui parlera le premier?
+
+ L'INJUSTE.
+
+ Lui, j'y consens; et, d'après ce qu'il aura dit, je le
+ transpercerai d'expressions nouvelles et de pensées subtiles.
+ Enfin, s'il ose encore souffler, je le piquerai au visage et aux
+ yeux avec des traits comme des dards de guêpe! il n'en relèvera
+ pas!
+
+Le Juste commence donc et rappelle éloquemment quelle était l'éducation
+des enfants d'Athènes qui devinrent les guerriers de Marathon. En ce
+temps où la modestie régnait dans les mœurs, un jeune homme était une
+statue de la Pudeur. Il se fortifiait dans les gymnases, au lieu de
+s'amollir et de se corrompre dans les bains publics. Si Phidippide veut
+suivre ces nobles exemples, il ira se promener à l'Académie, sous
+l'ombrage des oliviers sacrés, la tête ceinte de joncs en fleur, avec un
+sage ami de son âge; au sein d'un heureux loisir il respirera le parfum
+des ifs et des pousses nouvelles du peuplier, goûtant les beaux jours du
+printemps, lorsque le platane et l'ormeau confondent leurs murmures. Il
+aura la poitrine robuste, le teint frais, les épaules larges, la langue
+courte, et le reste de même. Il ne contredira pas son père, il ne le
+traitera pas de radoteur, il ne reprochera pas son âge au vieillard qui
+l'a nourri. Mais, s'il s'abandonne aux mœurs du jour, il aura bientôt le
+teint pâle, les épaules étroites, la poitrine resserrée, la langue
+longue, et le reste de même. Il sera corrompu, subtil, bavard et
+chicanier. L'Injuste lui fera trouver honnête ce qui est honteux,
+honteux ce qui est honnête. Il se vautrera dans l'infamie.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ O toi qui habites les hauteurs sereines du temple de la
+ Sagesse[79], quelle douce fleur de vertu s'exhale de tes discours!
+ Oui, bienheureux ceux qui vivaient en ce temps-là! (_À l'Injuste_):
+ Pour répondre à cela, toi qui possèdes la muse aux discours
+ séduisants, tâche de trouver des raisons bien neuves, car ton
+ adversaire a fait une vive impression. Tu as besoin des ressources
+ de ton esprit, si tu veux vaincre un tel antagoniste et ne pas
+ faire rire à tes dépens.
+
+ L'INJUSTE.
+
+ Enfin!... J'étouffais d'impatience, tant je brûlais de le confondre
+ par ma réplique!... Si dans l'école on m'appelle l'Injuste, c'est
+ parce que j'ai, le premier de tous, inventé les moyens de
+ contredire les lois et la justice; et n'est-ce pas un talent hors
+ de prix que de prendre une mauvaise cause et de la faire triompher?
+ Écoutez et voyez comme je vais percer à jour cette éducation dont
+ il est si fier!...
+
+Et alors il répand à pleines mains les subtilités, les sophismes, les
+arguties, les exemples cocasses, les épigrammes, ou même les injures à
+l'adresse des spectateurs.
+
+Ce dialogue était une parodie des thèses des sophistes, de leurs
+amplifications pour et contre; par exemple, du fameux morceau où
+Prodicos avait fait disserter la Vertu et la Volupté se disputant
+Hercule adolescent, comme ici le Juste et l'Injuste se disputent le
+jeune Phidippide.
+
+Il n'est pas sans analogie avec les disputes scolastiques du moyen âge
+entre les Vertus et les Vices; ni avec certaines Moralités du même
+temps; par exemple, celles qui mettaient aux prises les personnages
+nommés _Mundus, Caro_ et _Demonia_, et d'autre part les Vertus et les
+Anges, Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit.
+
+ * * * * *
+
+Bref, l'Injuste triomphe, et le Juste est vaincu. C'est là peut-être le
+trait le plus poignant et l'ironie la plus amère: Aristophane, par ce
+trait, comme par la conception générale des Nuées, déesses des
+sophistes, peint son époque,--telle du moins qu'il la
+voit,--c'est-à-dire seulement par les mauvais côtés.
+
+Phidippide reste chez les sophistes, et profite des leçons de Socrate un
+peu plus vite que Strepsiade; si bien même qu'au bout de quelques
+instants il sait se défaire des créanciers, puis lever la main sur son
+père lui-même, et lui prouver par les deux raisonnements, juste et
+injuste, qu'il fait bien de le battre, voire même contraindre le
+bonhomme à en demeurer d'accord avec lui.
+
+N'est-ce pas là un dénoûment d'un excellent comique et d'une parfaite
+moralité? Et comprend-on qu'un célèbre critique allemand, Hermann, ne
+voye dans cette scène qu'un épisode étranger à l'action, un hors d'œuvre
+que le poëte eût mieux fait, selon lui, de supprimer? Cet épisode est
+préparé par les vers 865, 1114, 1242 et 1307. Phidippide représente _la
+jeunesse dorée_ de ce temps-là, composée de dissipateurs paresseux et
+corrompus, d'ergoteurs subtils sans conviction et sans cœur.
+
+Strepsiade, toujours extrême, comme Orgon, déteste maintenant Socrate et
+les sophistes, et court mettre le feu à leur maison. Qui pis est, la
+colère lui donne de l'esprit, et, en les brûlant, il se moque d'eux; il
+les parodie, comme Sganarelle parodie Marphurius tout en lui donnant des
+coups de bâton[80].
+
+Ce dénoûment si animé, dans lequel toutes les qualités du poëte comique
+éclatent à la fois, ce spectacle tragico-bouffon, cet holocauste du
+pensoir, fut ajouté, à ce que l'on croit, avec la grande scène des deux
+coqs, après la première représentation[81], qui n'avait eu que peu de
+succès.
+
+Palissot a imité quelque chose de ce dénoûment dans sa comédie des
+_Philosophes_, qui, par le dessein, ressemble aux _Nuées_, puisque
+l'auteur y attaque Diderot, d'Alembert et Jean-Jacques Rousseau, comme
+l'auteur des _Nuées_ attaque Socrate. Au demeurant, pièce venimeuse et
+rien de plus.
+
+Celle d'Aristophane n'est pas non plus sans venin. C'était l'avis du
+père Brumoy; et, pour mieux le prouver, le bon jésuite la comparait aux
+_Provinciales_.
+
+Je crois les _Provinciales_ exemptes de venin, mais pas toujours de
+jésuitisme, tout en abîmant les Jésuites.
+
+La péripétie de l'histoire de Phidippide et de Strepsiade rappelle
+l'anecdote que raconte Pascal, justement dans ces terribles _Petites
+Lettres_, celle du domestique des Jésuites, Jean d'Alba, qui avait volé
+les plats d'étain de ses maîtres, et qui, ayant étudié dans leurs livres
+les cas de conscience et les restrictions mentales, leur démontrait par
+leurs procédés mêmes qu'en les volant il ne les volait point.
+
+ * * * * *
+
+Il s'agit de conclure sur cette comédie, si brillante, mais si étrange.
+
+Certes, Aristophane a raison d'attaquer les mauvais sophistes, de
+poursuivre de ses sarcasmes ces docteurs sans conscience et sans foi qui
+déconcertent la raison par le raisonnement; mais il attaque en même
+temps la dialectique véritable, la métaphysique, et la physique
+elle-même, qui venait de naître et qui déjà remuait les esprits; il
+symbolise dans les Nuées la manière vaporeuse vide et creuse de la
+nouvelle philosophie de la nature; il attaque aussi la tragédie
+philosophique, qui propageait les nouvelles idées; c'est tout cela que
+les Nuées personnifient, aussi bien que la fausse éloquence et la
+sophistique: cette confusion est des plus injustes.
+
+Et quel est le ministre, le prêtre, de ces fantastiques divinités? C'est
+Socrate! c'est lui que le poëte appelle le pontife des niaiseries
+subtiles!
+
+Quoi! Socrate, ce grand esprit et ce grand cœur? Socrate, le maître du
+divin Platon! Socrate, qui n'est pas seulement un théoricien, faisant de
+la philosophie comme d'autres font de l'art pour l'art, sans aucun but
+d'utilité pratique, mais qui reste philosophe en actes comme en paroles!
+Socrate qui, au siége de Potidée, supporte la faim et la soif, marchant
+pieds nus sur la glace mieux que les soldats chaussés! Socrate, qui a
+toute la fermeté du stoïcien sans en avoir la morgue! Socrate qui, à
+Délion, couvre la retraite de l'armée athénienne, sauve la vie à ses
+disciples Xénophon et Alcibiade, et fait adjuger à celui-ci le prix du
+combat, qu'il eût pu revendiquer pour lui-même! Socrate, héroïque comme
+sans y songer! Socrate, qui seul eut le courage de se lever contre la
+sentence capitale frappant les neuf généraux athéniens qui n'avaient pas
+enseveli leurs morts après la victoire des Arginuses! Socrate, que la
+Pythie avait proclamé le plus sage des hommes, et dont Platon disait
+avec vénération et avec amour: «On ne trouverait personne, soit chez les
+anciens, soit chez les modernes, qui approchât en rien de cet homme, de
+ses discours, de son originalité!» Socrate, qui passa toute sa vie à
+combattre, à confondre les sophistes; Socrate, qui mourut leur victime,
+pour les avoir convaincus d'ignorance et de mauvaise foi, comme le
+Christ mourut victime des Scribes, pour les avoir traités d'hypocrite!
+Socrate, dont la mort divine a mérité d'être appelée l'apothéose de la
+philosophie! Socrate, que saint Augustin et Voltaire, d'accord cette
+fois, ont proclamé _martyr de l'unité de Dieu_! est-ce bien l'homme
+qu'on traduisit sur le théâtre, et qu'on livra à la risée et à la haine
+de ses concitoyens, en le présentant comme le type et comme le chef de
+ces charlatans éhontés qu'il ne cessa de réfuter et par sa vie et par sa
+mort? Est-ce bien lui qu'on ose accuser, non-seulement de niaiserie,
+mais encore de fourberie, de vénalité et de vol?
+
+Voilà ce qui étonne, ce qui confond!
+
+Comment justifier le poëte et les spectateurs? Pour ceux-ci, il est à
+propos peut-être de rappeler ce que nous venons de dire, à savoir que la
+comédie des _Nuées_, lors de la première représentation, n'eut pas de
+succès. Probablement une partie du public, et la plus éclairée sans
+doute, se montra au moins réservée, en présence des calomnies auxquelles
+le poëte s'était laissé entraîner contre le philosophe populaire, et
+cette froideur pourrait passer pour une sorte de protestation tacite.
+C'est Aristophane lui-même qui, dans la parabase ajoutée après coup avec
+plusieurs autres parties, constate l'insuccès de la première
+représentation. Mais il est possible aussi que cet insuccès s'explique
+par la faiblesse de la pièce telle qu'elle était d'abord.
+
+Et, en tout cas, nous nous retrouverions toujours en face de cette
+question: Comment Aristophane, aussi bien qu'Eupolis et Amipsias,
+osèrent-ils, devant le public contemporain, calomnier ainsi Socrate?
+Comment les amis et disciples du philosophe odieusement travesti ne
+firent-ils pas entendre contre de tels excès des protestations
+énergiques et efficaces?
+
+C'est sans doute que les majorités sottes étouffent aisément la voix des
+minorités intelligentes. Nous avons rappelé comment, en 1848, le public
+de Paris, pendant plusieurs semaines, laissa jouer _la Foire aux idées_,
+où l'on voyait,--outre le travestissement odieux de Proudhon, l'éminent
+publiciste,--une autre turpitude digne de la première: un représentant
+des colonies ridiculisé parce qu'il était nègre!
+
+Par quelle inconséquence, un public français naturellement ennemi de la
+traite des noirs et de l'esclavage, souffrait-il qu'on blessât ainsi
+l'égalité, le bon sens, la justice?--Par la même inconséquence,
+apparemment, qui fait qu'aux États-Unis, où l'abolition de l'esclavage
+vient d'être soutenue et propagée au prix de si grands sacrifices, on ne
+permet pas à un homme de couleur de monter dans un omnibus. L'humanité
+n'est pas tout d'une pièce: elle est inconséquente à chaque instant.
+C'est à cette condition peut-être qu'elle continue d'exister: la logique
+pure la tuerait.
+
+Nous aurons à faire valoir la même raison, à propos du travestissement
+des dieux eux-mêmes sur le théâtre. Le peuple, qui faisait mourir
+Socrate sous prétexte d'irréligion, souffrait bien qu'un poëte comique
+mît sur la scène la caricature de tel ou tel dieu qu'on adorait à
+d'autres heures.--Et il ne serait pas difficile de trouver dans le monde
+actuel, chez les peuples les plus civilisés des exemples d'inconséquence
+analogues.--«Patraque d'humanité!» disait le père de notre Balzac.
+
+ * * * * *
+
+«Comme comédie, dit M. Grote, les _Nuées_ ont le second rang seulement
+après les _Chevaliers_; comme portrait de Socrate, ce n'est guère qu'une
+pure imagination; ce n'est pas même une caricature, c'est un personnage
+totalement différent. Nous pouvons, à la vérité, apercevoir des traits
+isolés de ressemblance: les pieds nus et la subtilité d'argumentation
+appartiennent à tous deux; mais l'ensemble du portrait est tel que, s'il
+portait un nom différent, personne ne songerait à le comparer à Socrate,
+que nous connaissons bien d'après d'autres sources.»
+
+ * * * * *
+
+Continuons à expliquer, mais non certes à justifier, des excès si
+surprenants et si déplorables. Voici ce qu'on peut dire encore:
+
+Socrate, pour combattre les sophistes, employait quelquefois leurs
+armes; il leur empruntait leur langage, leur manière d'argumenter; il
+usait lui-même, parfois, de démonstrations sophistiques, pour venir à
+bout de ses adversaires et les réduire à l'absurde par tous les moyens.
+Il lui en coûta cher d'avoir pris leurs allures: on le confondit avec
+eux, comme ce héros grec de l'_Iliade_ que son ardeur emporte à travers
+la mêlée au milieu des rangs ennemis et que l'on prend pour un Troyen.
+Socrate disant et répétant partout: «Je ne sais qu'une chose, c'est que
+je ne sais rien,» semblait afficher, lui aussi, le scepticisme de
+Gorgias. Il ne se méfiait pas assez des méprises auxquelles il pouvait
+donner lieu, ou des prétextes qu'il pouvait fournir contre lui. Ce
+procédé du _doute méthodique_, que Descartes devait employer pour son
+usage particulier, Socrate en usait partout en public. Comment savoir si
+ce n'était pas doute réel, indifférence et incrédulité? Son _ironie_
+réduisait en poussière toutes les solutions proposées, et ne les
+remplaçait pas toujours. Cet homme d'une foi si profonde, d'un
+spiritualisme si vif et si fécond, avait l'air peut-être de ne croire à
+rien, du moins à aucune science ni à aucune religion positives; il
+paraissait n'avoir, en fin de compte, qu'un dogmatisme virtuel et un
+scepticisme effectif. Par là il pouvait être, aux yeux de quelques-uns,
+aussi dangereux, aussi pernicieux, que ceux-là même qu'il combattait;
+et, si la malveillance s'en mêlait, il pouvait être donné pour l'un
+d'entre eux.
+
+Les esprits terre à terre et les faibles courages, qui ont besoin de
+s'attacher à des formules et à des dogmes consacrés, prennent aisément
+en suspicion et en aversion les esprits libres et les braves cœurs qui
+marchent sans ces béquilles, droit devant eux, confiants en la nature.
+Les gens qui ne peuvent se passer de telle ou telle croyance officielle
+n'admettent pas volontiers que les autres s'en passent. Intolérants par
+charité, cela s'est vu: hors de l'Église, point de salut!...
+
+Ceux qui se croyent les plus libéraux admettront tout au plus que vous
+soyez, sinon _catholique_, du moins _protestant_; à grand'peine
+toléreront-ils _israélite_; mais _musulman_, leur serait en horreur;
+quant à _bouddhiste_, ils ne comprendraient plus. Eh bien! si vous leur
+dites que vous n'êtes ni catholique, ni protestant, ni israélite, ni
+musulman, ni bouddhiste, ni d'aucune religion positive quelconque, et
+que vous êtes bien trop religieux pour cela, vous devenez pour eux un
+être immoral, sans foi ni loi, un être dangereux, funeste, qu'il faut
+mettre au ban de la société. En Angleterre, par exemple, pays si libéral
+en tout le reste, on exige que chacun professe une religion, appartienne
+à un culte reconnu; autrement, vous n'êtes pas admis à vivre, et vous
+êtes chassé du pays, ou considéré comme un paria, par ce peuple
+très-libéral.
+
+Ils oublient cette belle pensée d'un de nos philosophes français du
+dix-huitième siècle: «Toutes les religions positives sont des sectes de
+la religion naturelle.»
+
+Or l'esprit sectaire est étroit, cruel. C'est lui qui, aujourd'hui
+encore, prêche l'Évangile à coups de canon, sous prétexte de civiliser
+les peuples. On veut bien de la liberté des cultes pour soi, à la
+condition toutefois qu'il y ait un culte reconnu; mais on n'en veut pas
+pour les autres. On les massacre pour leur apprendre à vivre.
+
+Si les mots _dévot_ et _bigot_ sont des expressions modernes, la chose
+est vieille presque autant que le monde. Socrate eut l'imprudence de
+donner prise à la race dévote et bigote d'Athènes, et ne chercha pas à
+se défendre: ce fut là ce qui le perdit.
+
+ * * * * *
+
+D'ailleurs,--analysons encore un sujet si complexe et si subtil,
+essayons de rendre raison de cette confusion incroyable établie par les
+poëtes comiques à l'égard du grand philosophe, et acceptée jusqu'à un
+certain point par le public.
+
+Certes, c'était à bon droit que la Pythie avait proclamé Socrate le plus
+_sage_ des hommes. Mais ce mot même, sage, _sophos_, voulait dire tant
+de choses! Il était presque le même que _sophiste_; il signifiait sage,
+mais aussi il signifiait habile, adroit, rusé; il s'appliquait à un
+orateur, à un poëte, aux Muses; le Sphinx, aux énigmes embrouillées, qui
+fut le premier des sophistes, s'appelle, dans Sophocle, _la vierge
+sage_. Les deux choses et les deux mots, _sophos_ et _sophistes_, se
+ressemblaient beaucoup, et souvent se confondaient. Aussi bien le nom de
+_sophiste_ n'était pas d'abord chez les Athéniens une qualification
+injurieuse, non plus que le nom de _précieuse_ chez les Français du
+dix-septième siècle, avant que les précieuses ridicules eussent imité,
+contrefait et compromis les précieuses véritables. Socrate était donc,
+dans la bonne acception du mot, un _sophiste_ autant qu'un _sage_. Solon
+et Pythagore aussi sont tous deux appelés sophistes.
+
+Si Aristophane choisissait Socrate pour représentant de la sophistique
+plutôt que Gorgias ou Protagoras, c'est peut-être qu'il aimait mieux
+prendre pour plastron de ses railleries un concitoyen athénien, que les
+confrères étrangers de celui-ci, qui étaient seulement de passage à
+Athènes.
+
+Et puis les poëtes comiques, ces gamins de génie, toujours en quête de
+sujets curieux, considérèrent sans doute comme une bonne trouvaille la
+figure populaire de l'homme au nez camus, vulgarisateur des idées, de ce
+philosophe flâneur qu'on rencontrait causant et ergotant à tous les
+coins de rue, dans tous les carrefours, de cet accoucheur des esprits,
+de ce «sage-homme[82],» fils de la sage-femme. Ce front chauve, ce nez
+épaté, donnaient un bon masque de comédie. Les allures singulières du
+bonhomme, son habitude de marcher nu-tête et nu-pieds, de s'arrêter dans
+les rues et sous les portiques, dans les boutiques des cordonniers et
+des barbiers ou des marchandes de légumes, partout où il trouvait
+l'occasion de dire quelque chose d'utile ou de subtil; ses manières de
+parler familières autant qu'ingénieuses, ses comparaisons prises dans la
+vie de chaque jour, ses paraboles quelquefois triviales, composaient
+déjà un type curieux, sans tout ce que la fantaisie et la licence des
+poëtes, Eupolis, Amipsias, Aristophane, se réservaient d'y ajouter, pour
+en faire, non le portrait d'un individu, mais la personnification
+arbitraire d'une classe entière.
+
+Si Socrate est un idéal pour nous, nul n'est un idéal pour ses
+contemporains, comme nul n'est héros pour son valet de chambre.
+Saint-Simon raconte que je ne sais plus qui, le comte de Grammont
+peut-être, disait à propos de saint Vincent de Paul, qu'on venait de
+canoniser: «Pour moi, j'aurai beaucoup de peine à m'habituer à voir un
+saint dans un homme que plus d'une fois j'ai vu tricher au piquet.»
+
+Les poëtes comiques d'Athènes et les gens malveillants ou sans
+discernement étaient peut-être de l'avis que devait exprimer plus tard
+Caton l'Ancien qui, au rapport de Plutarque, traitait Socrate de bavard
+et de séditieux.
+
+Ce qui était séduisant et tentant pour cette race railleuse, c'est que
+Socrate était connu d'avance de tous les spectateurs, des derniers comme
+des premiers: des femmes, qui savaient comment il était tourmenté dans
+son ménage; des enfants, qui avaient coutume de se le montrer dans les
+rues, parce qu'il lui était arrivé d'y jouer aux noix avec quelques-uns
+d'entre eux. Il avait justement la popularité qu'il faut pour être mis
+sur le théâtre, et l'originalité moyennant laquelle on est aisément
+tourné en caricature. Un tel personnage était donc une bonne fortune
+pour la comédie.
+
+Platon lui-même, dans un de ses dialogues, ne fait-il pas dire à un des
+interlocuteurs de ce maître vénéré: «Socrate ressemble tout-à-fait à ces
+Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs et que les
+artistes représentent avec une flûte et des pipeaux à la main, mais dans
+l'intérieur desquels, quand on les ouvre en séparant les deux moitiés,
+on trouve des statues de divinités?» Eh bien! Aristophane ne vit ou ne
+voulut voir que le grotesque Silène, et se garda bien de l'ouvrir; ou,
+s'il l'ouvrit, ce fut pour mettre sous la laideur physique la laideur
+morale, à la place de la beauté. Par là il fit un Socrate de son
+invention; ce qui était peut-être nécessaire, à son point de vue, pour
+présenter sous une forme sensible et amusante un sujet si grave et si
+abstrait. Encore ne réussit-il point du premier coup dans son dessein.
+Et, lorsqu'il eut refait la pièce telle que nous la possédons
+aujourd'hui, il ne parvint pas à la faire jouer de nouveau.
+
+De même que, sous le nom du Paphlagonien (Cléon) dans _les Chevaliers_,
+Aristophane a prétendu dénoncer les excès de la démagogie, ici, sous le
+nom de Socrate, il dénonce les dangers de la philosophie nouvelle.
+
+Dès sa première pièce, intitulée: les _Daitaliens_, ou _les Banqueteurs_
+(comme nous dirions: _les Viveurs_), donnée sous le nom de Callistrate
+ou de Philonidès, il avait préludé à ce grave sujet. «Les _Banqueteurs_,
+qui formaient le chœur de cette pièce, composaient une société de table
+qui venait de banqueter dans un sanctuaire d'Héraclès (Hercule), dont le
+culte était souvent célébré par des banquets. Ils assistaient maintenant
+en spectateurs à un combat que se livraient l'antique éducation, sobre
+et modeste, et la moderne, frivole et bavarde, dans la personne de deux
+jeunes gens, le vertueux σώψρων et le mauvais sujet καταπύγων. Le mauvais
+sujet y était peint, dans une conversation avec son vieux père, comme
+dédaignant Homère et la poésie, fort au courant de tous les termes de la
+chicane,--évidemment afin de s'en servir pour des raffinements de
+retors;--partisan zélé enfin du sophiste Thrasymaque et d'Alcibiade, chef
+de la jeunesse dorée d'Athènes.--Ce qu'Aristophane avait tenté dans cet
+essai, il l'exécuta dans _les Nuées_, quand il fut arrivé à sa
+maturité[83].»
+
+Il était revenu au même sujet dans une autre comédie, perdue aussi: _les
+Tagénistes_ (ou _Faiseurs de crêpes_?), où il traduisit sur la scène le
+fameux sophiste Prodicos.
+
+Un autre poëte comique, nommé Platon, qu'il ne faut pas confondre avec
+le philosophe, y mit d'un coup tous les sophistes.
+
+Mais, supposé qu'il fût permis de mettre sur le théâtre les démagogues
+ou les sophistes, Cléon ou Prodicos, il n'était pas permis d'y mettre un
+philosophe, dont la vie admirable était un modèle de toutes les vertus.
+
+Disons mieux, il n'était pas permis moralement, d'y mettre aucun
+individu quelconque. La comédie _ancienne_, à la vérité, s'arrogeait ce
+prétendu droit; mais ce droit-là, comme beaucoup d'autres, n'était, il
+faut le reconnaître, qu'une injustice et une violence.
+
+En principe, la comédie _ad hominem_ est mauvaise, parce que, traduisant
+sur le théâtre, non les vices ou les travers, ou les caractères
+généraux, mais les personnes elles-mêmes, elle est une atteinte à la
+liberté individuelle. Il est injuste que le premier venu ait prise sur
+la vie privée d'un citoyen, sans que celui-ci ait aucun recours contre
+lui. Car il serait absurde de dire: «Je fais une comédie contre vous,
+faites-en une contre moi!» Ce serait l'histoire de l'homme qui,
+précipité des tours Notre-Dame, tua un passant en tombant sur lui: les
+juges offrirent à la partie civile de tâcher de faire de même en se
+jetant aussi du haut des tours.--Ces violences alternées fussent-elles
+possibles, seraient un retour à la barbarie.
+
+Oui, répondront peut-être les polémistes, la vie privée doit être murée,
+nous en convenons; mais la vie publique appartient à tous.--Eh bien,
+non! Même s'il s'agit uniquement de la vie publique, vous n'avez pas le
+droit cependant de mettre les personnes sur le théâtre. Cela dépasse les
+limites de la discussion légitime; c'est un outrage, c'est une voie de
+fait; cela sort de la civilisation et rentre dans la violence sauvage.
+
+Et voyez où cela mène! Socrate, après avoir été traduit sur le théâtre,
+fut traduit à la fin devant les tribunaux, sous le coup des mêmes
+accusations, et condamné à boire la ciguë.
+
+En vain pourrait-on dire et a-t-on dit: Aristophane n'avait aucun
+dessein de désigner Socrate à la vindicte publique; il ne demande pas
+qu'on le traîne devant les tribunaux, comme coupable d'avoir attenté à
+la religion de l'État; la comédie des _Nuées_ n'avait pas le dessein
+d'ôter à Socrate l'honneur et la vie.
+
+Soit; mais, sans le vouloir, elle y contribua. Le poëte, ici, a
+outre-passé les licences de la comédie _ancienne_ elle-même. Exposer sur
+la scène un puissant démagogue, ou le peuple lui-même, passe encore!
+c'était une courageuse témérité. Mais porter la main sur un homme
+paisible et juste, pour en faire arbitrairement le représentant de
+certains charlatans effrontés, corrupteurs de la jeunesse, l'exposer à
+la risée et à la flétrissure, supposé même que la comédie _ancienne_ en
+donnât la licence au poëte, l'honnêteté le lui défendait.
+
+Peut-être ajoutera-t-on subtilement ceci: Mais puisque ce n'est pas
+lui-même?... puisque c'est un Socrate de fantaisie?...--Eh! quoi?
+n'est-il pas d'autant plus inique de donner le nom et le visage du
+véritable Socrate à ce personnage sacrifié? C'est un calcul malhonnête,
+odieux, et l'on ne voudrait pas d'un chef-d'œuvre à ce prix.
+
+Ce qu'il y a de plus perfide et de plus traître, c'est que, dans maint
+passage, Aristophane saisit par certains traits le vrai Socrate, et
+passe du vrai au faux par des nuances qui facilitent la confusion.
+Ainsi, quand Phidippide prétend prouver qu'il a eu raison de battre son
+père, le poëte mêle habilement aux sophismes de ce fils dénaturé un ou
+deux arguments socratiques: N'est-ce pas un droit commun que celui de
+corriger l'erreur? L'expiation n'est-elle pas un profit manifeste pour
+l'homme même qui est châtié et qui se trouve ainsi allégé de sa
+faute?--Socrate avait réellement conçu de cette manière la théorie des
+peines: il se les figurait comme devant être une purification du
+coupable[84]. Avec quelle perfidie le poëte abuse d'une thèse
+philosophique si morale et si judicieusement humaine!
+
+Phidippide ne borne pas les effets de sa logique à la _correction_ de
+son père. Il est prêt aussi à battre sa mère et à prouver qu'il doit la
+battre, comme Oreste, dans Euripide, démontre qu'il était obligé de tuer
+la sienne.
+
+Là on peut voir comment la parodie se mêlait à tout, chez ce peuple
+très-littéraire, et faisait accepter, comme plaisanteries de pure forme,
+bien des choses qui, prises sérieusement, seraient odieuses. Et
+peut-être doit-on invoquer, d'une manière générale, cette circonstance
+atténuante dans le sujet qui nous occupe. La faute du poëte restera
+assez grave encore.
+
+ * * * * *
+
+Sans imputer directement à Aristophane la mise en accusation de Socrate,
+comme le fait Élien, puisqu'il y eut entre la représentation des _Nuées_
+et le jugement qui condamna le philosophe à boire la ciguë un intervalle
+de vingt-trois ans,--il faut constater, toutefois, que les chefs
+d'accusation sur lesquels s'appuie le jugement qui frappa ce juste, se
+trouvent déjà tous en germe dans les traits satiriques et calomnieux de
+cette comédie. Platon en a fait la remarque. Il est vrai que c'est dans
+l'intention d'affaiblir les accusations d'Anytos, ramassées, dit-il,
+dans une comédie. Toujours est-il qu'elles s'y trouvent, et que de là
+elles circulèrent et se grossirent dans la rumeur publique.
+
+Je conviendrai que, s'il était constant qu'Aristophane eût pu être
+considéré comme l'instigateur de la condamnation et de la mort de
+Socrate, Platon, sans doute, n'eût pas parlé aussi favorablement qu'il
+l'a fait de l'homme qui eût été, en quelque sorte, le meurtrier de son
+maître chéri; il ne nous les eût pas montrés tous deux buvant ensemble
+et conversant amicalement dans son _Banquet_, peu d'années après la
+représentation des _Nuées_; il y aurait eu là une inconvenance morale et
+une invraisemblance littéraire qui eussent choqué également son cœur et
+son esprit élevés. Mais, de là à conclure que l'influence des _Nuées_
+sur le procès fait à Socrate, pour n'avoir pas été instantanée, fut
+nulle, il y a loin: nous croyons, au contraire, que cette comédie, sans
+que l'auteur eût pu le prévoir, prépara les esprits à l'accusation de
+Socrate. Qu'est-ce, après tout, qu'un intervalle de vingt-trois ans?
+Pensons à la révolution de 1848, ou même à celle de 1830: est-ce que
+nous avons oublié ce qui fut fait et dit, soit dans l'une, soit dans
+l'autre? Il semble que c'était hier. Vingt-trois années paraissent
+longues, quand on les considère dans l'avenir; dans le passé, c'est un
+éclair. Nous sommes donc du sentiment, sinon d'Élien, du moins de
+Lucien; et, en dépit de toutes les explications et de toutes les excuses
+que nous-même avons essayé d'alléguer dans notre impartialité, nous ne
+pardonnons pas à Aristophane d'avoir calomnié Socrate et préparé
+involontairement des arguments pour sa condamnation.
+
+À la vérité, les accusations portées contre lui, et empruntées à la
+comédie des _Nuées_, ne furent que de vains prétextes, auxquels personne
+ne se méprit. Devant un tribunal composé par ses ennemis, le juste était
+condamné d'avance: pouvait-on lui pardonner l'indépendance de son
+langage et de sa pensée, dans un temps de servitude et d'oppression?
+Mélitos, Anytos et Lycon ne furent que les instruments d'un parti
+tout-puissant qui frappait l'incorruptible censeur de ses vices et de
+ses crimes[85].
+
+En public, en particulier, à l'armée, à la ville, sa conduite avait
+toujours été celle d'un citoyen soumis aux lois, courageux et simple;
+parfois sublime sans y songer, sans sortir des habitudes de sa vie
+ordinaire. Un jour que le sort l'avait désigné pour présider l'assemblée
+du peuple, la foule voulait porter un décret injuste: il s'y opposa en
+s'appuyant sur la loi, et resta impassible devant les fureurs d'une
+multitude à qui nul autre n'aurait osé résister.
+
+Quand sa patrie tomba sous la domination des Trente, si ces usurpateurs
+de l'autorité lui commandaient quelque chose d'injuste, il n'obéissait
+pas. Ainsi, sommé par eux de mettre fin à ses conversations avec la
+jeunesse, il ne tint compte de la défense. Un jour que les Trente lui
+prescrivaient d'aller, avec quelques autres citoyens, arrêter un homme
+qu'ils voulaient mettre à mort, le philosophe répondit que leur ordre,
+n'étant pas légal, ne pouvait l'obliger. Au-dessus de la loi écrite, il
+y a la loi non écrite.
+
+Voyant qu'ils avaient fait mourir un grand nombre de citoyens distingués
+et qu'ils en forçaient d'autres à seconder leurs injustices, il avait
+osé dire publiquement: «Je serais étonné que le gardien d'un troupeau,
+qui en ferait disparaître une partie et rendrait l'autre plus maigre, ne
+voulût pas s'avouer mauvais pasteur; mais il est plus étrange encore
+qu'un homme, se trouvant à la tête de ses concitoyens, enlève les uns,
+corrompe les autres, et n'avoue pas, en rougissant de honte, qu'il est
+un mauvais chef d'État.»
+
+Socrate était un de ces obstinés qui semblent un peu fous aux
+consciences moyennes, mais dont l'exemple maintient la justice sur la
+terre.
+
+Un orage peu à peu se forma contre lui, et un jour vint où il eut à
+compter avec une foule d'ennemis. «Le vieux parti aristocratique était
+mécontent de voir un homme de la foule acquérir autant d'influence; les
+démocrates étaient mal édifiés des tendances générales de sa politique,
+qui semblait vouloir l'établissement d'une oligarchie de sages; les
+partisans du culte de l'État lui reprochaient d'abandonner les autels de
+la patrie et d'introduire on ne savait quelle divinité nouvelle: il
+parlait fréquemment de son «génie» ou «démon,» comme d'un inspirateur
+secret et merveilleux qui lui traçait sa conduite et lui permettait de
+diriger celle des autres. Il n'en fallait pas tant pour perdre un
+citoyen sans fonctions publiques, sans autorité officielle... Ses
+ennemis se liguèrent, et, confondant dans une même accusation des griefs
+disparates, ils l'accusèrent publiquement. Un homme puissant, impétueux,
+qui se donnait pour ami du peuple, et dont le philosophe avait plus
+d'une fois percé à jour les intrigues d'ambition, Anytos, lui reprocha
+d'avoir compté parmi ses auditeurs le versatile et perfide Alcibiade, le
+sanguinaire Critias, un des Trente qui avaient été renversés à si bon
+droit. Socrate avait dit: «Je ne suis pas seulement citoyen d'Athènes,
+mais citoyen du monde.» Cette parole ne devait-elle pas s'interpréter
+comme un dédain de la patrie? De telles imputations, et quelques autres,
+également relatives à la politique, ne purent cependant servir de base à
+un procès criminel: une amnistie récente les annulait. Il fut donc réglé
+qu'une autre des victimes ordinaires de ce railleur, Mélitos, mauvais
+poëte, le dénoncerait comme impie et novateur en fait de religion, comme
+corrupteur habituel de la jeunesse. Lycon, orateur virulent, promit de
+soutenir l'accusation. Socrate refusa l'assistance d'un autre orateur,
+l'habile Lysias, offrant d'écrire un plaidoyer que l'accusé aurait pu,
+d'après la coutume, lire à ses juges, et dont les mouvements eussent été
+calculés de manière à rendre un acquittement presque certain. Il
+comparut donc devant le tribunal des Héliastes, fut condamné à une
+amende, et, sur son refus de se reconnaître coupable en promettant de la
+payer, on prononça contre lui la peine de mort. Les juges étaient ce
+jour-là au nombre de 556: quand ils eurent opiné, on trouva que 281
+avaient prononcé contre l'accusé, 275 pour lui; la majorité était donc
+seulement de 6 voix. Socrate pouvait aux termes de la loi, se condamner
+lui-même à l'une de ces trois peines: la prison perpétuelle, l'exil ou
+l'amende. Mais il demanda, ironiquement, d'être nourri, aux frais de
+l'État dans le Prytanée, asile glorieux des citoyens qui avaient rendu
+de grands services au public. Les juges irrités délibérèrent alors de
+nouveau et le condamnèrent à mort[86].»
+
+Hermogène, cité par Xénophon comme le témoin le plus exact et le plus
+précis, raconte que, dans une conversation, avant l'audience du tribunal
+des Héliastes, Socrate invité à défendre sa vie contre les accusateurs,
+s'y refusa par cette raison, «qu'ayant toujours pratiqué la justice, il
+devait s'estimer heureux de mourir avant d'éprouver les maux d'une
+vieillesse caduque.» Devant ses juges, il rappela et réfuta les trois
+griefs invoqués contre lui: méconnaissance des dieux adorés dans l'État,
+introduction de divinités nouvelles, corruption de la jeunesse. Puis, se
+rendant le témoignage qu'il devait se féliciter de sa conduite
+antérieure, l'accusé ne voulut pas demander grâce. Même après sa
+condamnation, Socrate persista dans son généreux orgueil et ne plia
+point. Voilà au rapport de Xénophon, ce qui était consigné, dans l'écrit
+d'Hermogène.
+
+Xénophon ajoute qu'Hermogène, avant le jugement, voyant Socrate
+s'entretenir de toute chose plutôt que de son procès, lui dit: «Socrate,
+ne devrais-tu pas songer à ta défense?--Quoi donc! tu ne vois pas que je
+m'en suis occupé toute ma vie?--Comment cela?--En ne commettant jamais
+d'injustice.»
+
+Se voyant condamné, il dit: «Je n'irai point, parce que je meurs
+injustement, abaisser mon courage. L'opprobre est à craindre, non pour
+moi, mais pour ceux qui me condamnent... Oui, j'en suis certain, et
+l'avenir et le passé témoigneront que je n'ai nui à personne, que je
+n'ai fait que du bien à ceux qui conversaient avec moi, en leur donnant
+gratuitement toutes les salutaires leçons que je pouvais leur offrir.»
+
+Un homme simple, mais qui l'affectionnait, Apollodore, lui disant qu'il
+était révolté de l'iniquité du jugement,--«Mon cher Apollodore, lui
+répondit Socrate avec un doux sourire et en lui passant amicalement la
+main sur la tête, aimerais-tu mieux me voir mourir coupable?»
+
+ * * * * *
+
+Après la mort de Socrate, une prompte réaction de l'opinion fit justice
+des méchants qui avaient égaré les Héliastes. On peut inférer d'un
+passage de Plutarque qu'Anytos, n'ayant pas la force de supporter la
+haine publique, se pendit de désespoir. Judas, selon la légende, fit de
+même.
+
+Aristophane, lui aussi, dut bien sentir quelque remords. Les _Nuées_
+sont une bonne comédie, mais une mauvaise action. Socrate, menacé du
+supplice sous les Trente comme ami de la liberté, et proscrit après leur
+chute comme suspect à la démocratie dont il avait raillé les erreurs,
+fut un martyr; et le poëte calomniateur ne pouvait pas dire en bonne
+conscience: «Je me lave les mains du sang de ce juste.»
+
+ * * * * *
+
+Disons du reste qu'Aristophane était fort jeune lorsqu'il fit jouer
+cette comédie, et c'est peut-être, si l'on veut, une circonstance
+atténuante. _Les Nuées_, représentées en 424 avant notre ère, sont la
+seconde pièce qu'il ait donnée sous son nom.
+
+Socrate aussi, par conséquent, était encore loin de cet âge où ses
+vertus devaient lui gagner peu à peu la considération publique. Et ceci
+nous amène à une explication que donne M. Eugène Noel. Distinguant les
+deux phases de la vie de Voltaire, et nous exhortant à ne pas confondre
+la première avec la seconde, il ajoute: «Sa grande action, comme celle
+de Socrate, eut ses temps de préparation. Le Socrate dont se moque
+Aristophane n'est point du tout le Socrate dont nous parleront plus tard
+Platon et Xénophon. Des rêveries métaphysiques, dont se moque avec tant
+de bon sens l'auteur des _Nuées_, Socrate en était venu enfin au bon
+sens, dans sa vieillesse.» Cette explication ne manque pas de
+vraisemblance, et doit être ajoutée aux autres.
+
+Mais celle qui, sans contredit, domine tout le reste, est celle-ci,
+qu'il ne faut jamais perdre de vue:
+
+Aristophane, l'homme du passé, attaqua dans Socrate l'homme de l'avenir,
+le promoteur des idées nouvelles qui allaient renverser peu à peu la
+vieille religion et tout l'ancien régime. Il injuria, vilipenda,
+calomnia en lui la révolution philosophique et sociale, qu'il redoutait,
+voyant qu'elle ébranlait tout l'ordre ancien, et n'entrevoyant pas
+l'ordre nouveau. En sacrifiant cet homme populaire, redouté des
+gouvernants, qui répandait partout les idées et improvisait une
+conférence en plein air au coin de chaque rue, il voulut, il crut faire
+acte de patriotisme; mais, au delà de sa petite patrie, il ne vit pas
+l'humanité.
+
+Il est bien difficile que le génie comique, ne vivant que de raillerie
+et s'attaquant à toute innovation, ne soit pas souvent hostile au
+progrès, qui est toujours une innovation. Socrate devançait son époque;
+Aristophane la suivait. Socrate et Euripide faisaient alors une sorte de
+dix-huitième siècle, minant les dogmes du passé, semant les germes de
+l'avenir; discutant tout, remuant tout; pleins d'une foi ardente, sous
+un scepticisme apparent.
+
+Aristophane, par sa vive imagination, et son style naturel et riche,
+plein de fraîcheur et de santé, est un des plus brillants représentants
+de l'esprit grec; mais il ne faut pas craindre d'avouer que, si l'esprit
+grec lui-même, en général, se meut avec une agilité merveilleuse, c'est
+dans un cercle assez étroit.
+
+Toute révolution est une évolution, un épanouissement, un progrès, quand
+elle est une révolution véritable: celle qui commençait alors devait
+être la plus considérable de l'histoire entière de l'humanité, je ne dis
+pas avant le christianisme, puisque ce grand mouvement des esprits
+n'était dès lors, quatre cents ans avant le Christ, autre chose que le
+christianisme à son aurore; mais je dis avant la Réforme et la
+Révolution française. Cette première révolution qui s'accomplissait du
+temps de Socrate, et en grande partie grâce à lui, fondait la science,
+en substituant aux hypothèses, filles de l'imagination, l'observation
+des phénomènes de la nature: Aristophane ne peut voir sans frémir la
+physique détrôner les dieux; il veut croire, en dépit de tout, comme
+Boileau, «que c'est Dieu qui tonne.» Cette révolution renouvelait la
+poésie tragique, en substituant à la peinture d'une fatalité extérieure
+pesant sur les hommes, sur les héros et sur les dieux eux-mêmes, la
+peinture de la liberté n'ayant plus à lutter que contre la fatalité
+intérieure des passions. Elle agrandissait la morale, en enseignant aux
+orgueilleux et dédaigneux autochtones que les barbares aussi étaient des
+hommes. Elle transformait insensiblement le patriotisme jaloux, qui
+n'est qu'une seconde forme de l'égoïsme, en un sentiment plus élevé,
+plus pur et plus vrai, le sentiment de la fraternité humaine, que
+devaient prêcher Cicéron et Sénèque, avant le Christ. En un mot, elle
+était le travail de la philosophie enfantant cette religion que le
+Christ devait baptiser et nommer. Elle ruinait les dieux, pour annoncer
+Dieu. Socrate déjà, on peut le dire, évangélisait. Enfant du peuple,
+comme Jésus; fils du sculpteur, comme Jésus du charpentier; au nom de
+l'Esprit qui lui parlait comme à Jésus, il enseignait la foule en
+paraboles comme Jésus, et prêchait les vérités mêmes que Jésus devait
+répéter; comme Jésus, il confondait les faux docteurs, et, pour répondre
+à leurs interrogations captieuses, il employait parfois des tours
+subtils; comme Jésus, il devait mourir leur victime, ou celle du pouvoir
+dont ils étaient les appuis; et mourir d'une mort aussi divine que
+Jésus, quoi que Rousseau ait voulu dire par sa distinction énigmatique;
+et, comme lui, pour le salut des hommes; c'est-à-dire pour les racheter
+de l'erreur, de l'hypocrisie, de la superstition et du fanatisme, qui
+sont le véritable enfer; pour les conquérir à la vérité, qui est la
+vraie vie éternelle.
+
+Aristophane s'était constitué le défenseur de tout le régime ancien, par
+conséquent de l'ordre légal et de la religion officielle (du moins quand
+ce n'était pas lui qui l'attaquait dans ses parodies irrévérencieuses);
+ce fut donc sans doute par conviction et, à ce qu'il crut, par
+dévouement à son pays, mais ce fut aussi, il faut bien le dire, par
+étroitesse d'esprit et par peur, qu'il livra Socrate aux risées.
+Partant, ce fut par un coup de son art, mais par un coup odieux autant
+que terrible, qu'il le confondit avec les sophistes ses adversaires,
+afin de le tuer moralement par le ridicule et la calomnie. Il ne prévit
+pas, à la vérité, qu'il broyait la ciguë que d'autres verseraient;
+toujours est-il que, sans l'avoir prévu, il contribua, quoique longtemps
+d'avance, à la mort de Socrate.
+
+Et, en tout cas, il a calomnié le juste.
+
+ * * * * *
+
+C'est la destinée des grands cœurs, des âmes élevées, des esprits
+étendus qui devancent leur siècle, des consciences pures, ennemies de la
+fange, d'être persécutés par le pouvoir du jour et par le troupeau des
+natures vulgaires, au nom des croyances reçues et de la soi-disant
+légalité. Ceux qui portent en eux la loi de l'avenir sont mis à mort ou
+tourmentés au nom de la loi du passé. Les majorités, prises une à une,
+sont lâches ou sottes presque toujours. Si la raison cependant, à la
+fin, triomphe, quoique bien lentement, c'est par l'action successive des
+individus courageux et des élites humaines qu'on nomme minorités: en
+vain on les proscrit, on les étouffe; on n'étouffe pas avec elles l'idée
+qui est leur âme et leur honneur; elle sort de leur tombe ou de leur
+bûcher, et conquiert le monde qui la repoussait. Et de la succession de
+ces minorités qui, au prix de leur repos et de leur vie, dégagent la
+vérité philosophique, scientifique et politique, se forme peu à peu, à
+travers les siècles, une majorité finale, qui seule donne raison au
+droit, à la science et à la liberté.
+
+ * * * * *
+
+Est-ce tout? Non. Nous avons passé très-vite sur les reproches adressés
+à la classe des rhéteurs-sophistes, pressés que nous étions d'en
+distinguer, d'en séparer Socrate dans les choses essentielles. Mais
+est-ce que les rhéteurs-sophistes eux-mêmes ne sont pas,--quelques-uns
+du moins,--calomniés dans la comédie des _Nuées_? Oui, certes! car ils
+n'étaient pas tous mauvais. «Qu'il y eût, dit M. Grote, des hommes sans
+principes et immoraux dans la classe des sophistes,--comme il y en a et
+comme il y en eut toujours parmi les maîtres d'école, les professeurs,
+les gens de loi, etc., et dans tous les corps quelconques,--c'est ce
+dont je ne doute pas. En quelle proportion? c'est ce que nous ne pouvons
+déterminer. Mais on sentira l'extrême dureté qu'il y a à passer
+condamnation sans réserve sur le grand corps des maîtres intellectuels
+d'Athènes, et à canoniser exclusivement Socrate et ses sectateurs, si
+l'on se rappelle que l'apologue bien connu appelé _le Choix d'Hercule_
+fut l'œuvre du sophiste Prodicos et son sujet favori de leçon.»
+
+M. Fustel de Coulanges, dans sa belle étude sur _la Cité antique_, dit
+de son côté, en parlant des sophistes: «C'étaient des hommes ardents à
+combattre les vieilles erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre
+tout ce qui tenait au passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions
+de la Cité que les préjugés de la religion. Ils examinèrent et
+discutèrent hardiment les lois qui régissaient encore l'État et la
+famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des principes
+nouveaux, enseignant non pas précisément l'indifférence au juste et à
+l'injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive
+que l'ancienne, plus humaine plus rationnelle, et dégagée des formules
+des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, qui souleva une
+tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir ni religion,
+ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces choses ils
+n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient avoir assez
+fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient, comme dit
+Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la règle du
+sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience humaine,
+et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable tradition.
+Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne suffisait
+plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il fallait
+persuader les hommes et agir sur des volontés libres. À la connaissance
+des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et de parler,
+la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour eux la
+tradition; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.»
+
+ * * * * *
+
+Ce n'est pas qu'Aristophane, leur ardent antagoniste, manquât d'esprit
+ni d'éloquence. Mais son thème était fait, son parti était pris. Il
+fouille sans cesse dans l'arsenal des vieilles idées, rappelant à tout
+propos les noms de Marathon, de Salamine, pour griser les esprits par le
+patriotisme, le chauvinisme de ce temps-là. Au fond, ses arguments sont
+faibles, et même nuls; ils se réduisent à ceci: La perfection est dans
+le passé.
+
+Pour ses adversaires, et pour nous, elle était, elle sera toujours dans
+l'avenir. Elle est l'idéal éternel, que l'on doit poursuivre toujours,
+sans espérance de l'atteindre jamais, et dont on se rapproche pourtant
+de plus en plus. C'est ce que Platon, dans son beau langage, appelait:
+ή δμοίοσις τώ Θεώ. Et c'est ce qu'en langage moderne, on
+nomme: _Perfectibilité_.
+
+ * * * * *
+
+Otfried Müller dit, un peu rudement, mais non sans justesse:
+«Aristophane est un brave homme qui ne comprend rien à toutes les
+finesses des docteurs à la mode, c'est un conservateur borné,--cela
+n'empêche point d'avoir de l'esprit;--c'est un homme qui ne connaît que
+le bon vieux temps, religieux par habitude et convention, qui jette
+Descartes et Condillac dans le même sac, comme d'affreux philosophes. Ce
+qu'il est là, il l'est partout: partisan de la paix quand même en
+politique, admirateur des classiques en littérature, homme de bonne
+compagnie qui s'encanaille à ses jours, mais qui garde ses préjugés de
+fils de famille; tout cela exclut-il donc l'esprit, le génie? tout cela
+ne permet-il pas même de rester dans le vrai,--à moins qu'on ne vienne
+contester la légitimité et la vérité du principe conservateur?--Il
+cherche à contribuer de toute manière au bien de sa patrie, tel qu'il
+l'entend[87].»
+
+ * * * * *
+
+Le poëte, par sa comédie des _Nuées_, se flattait d'avoir pris un vol
+nouveau et tout-à-fait original. Cependant le public et les juges du
+concours ne se montrèrent pas favorables à la pièce: ce ne fut pas
+Aristophane cette fois, ce fut le vieux Cratinos qui obtint le prix. Le
+jeune poëte en fit, dans la pièce suivante, de violents reproches au
+public. Toutefois, cet échec le détermina à refondre sa pièce, et c'est
+cette seconde édition, fort différente de la première, qui est venue
+jusqu'à nous[88].
+
+
+
+
+LES GUÊPES.
+
+
+Dans _les Guêpes_, comme dans _les Chevaliers_, le poëte s'attaque au
+peuple. Les _Guêpes_, ce sont les Athéniens. Pour mieux dire,
+Aristophane critique dans cette pièce une des institutions mêmes
+d'Athènes.
+
+Chez les Athéniens, la justice n'était pas rendue par un certain corps,
+ou par une certaine classe de citoyens; tous les Athéniens, âgés de
+trente ans, pouvaient être juges ou jurés, par le renouvellement annuel.
+Sur vingt mille citoyens libres, il y en avait toujours six mille à la
+fois qui remplissaient les dix tribunaux d'Athènes.--À ces six mille
+jurés ou juges, joignez les avocats; puis, d'autre part, les orateurs
+politiques, les membres du Sénat et de l'Aréopage, vous comprendrez
+comment la nation presque tout entière était sans cesse occupée à
+plaider, à rendre des arrêts, ou à discuter. Les assemblées populaires,
+les élections politiques, les accusations et les jugements, deux mois
+entiers donnés aux fêtes religieuses, absorbaient la vie des Athéniens
+et les écartaient du travail et des exercices militaires. Cette habitude
+de juger, de prononcer ou d'écouter des plaidoiries, était devenue un
+besoin, une manie du peuple tout entier.--Déjà, dans _les Chevaliers_,
+le poëte nous a fait voir les Athéniens «perchés tout le jour sur les
+procès, comme les cigales sur les buissons.» Dans _les Nuées_, le
+disciple de Socrate montrant Athènes à Strepsiade sur une carte de
+géographie: «Comment, Athènes? dit celui-ci; je n'y vois pas de juges en
+séance!»
+
+Cette manie athénienne, que rien ne corrige ni ne modère, Aristophane,
+dans _les Guêpes_, l'attaque de front.
+
+Dans la forme primitive des lois de Solon, cette institution, par
+laquelle toute la nation prenait part aux fonctions de jurés ou de
+juges, était sans danger, parce que ces fonctions étaient alors une
+charge publique, un devoir en même temps qu'un droit: elles n'étaient
+point rétribuées. Alors les citoyens ne s'empressaient pas trop d'aller
+siéger au tribunal, parce que, pendant ce temps-là, leur travail était
+interrompu, leurs affaires chômaient: pour servir l'État de cette sorte,
+il leur fallait négliger leurs propres intérêts; les besoins de la
+famille, des enfants, du ménage, les retenaient chez eux, ou les
+pressaient d'y rentrer, dès que leur présence dans l'Agora et dans la
+place Héliée n'était plus nécessaire.
+
+Mais les institutions se modifièrent: on alloua aux jurés une indemnité,
+qui fut d'abord d'une obole, puis de deux, puis de trois. Par là, les
+démagogues délivrèrent les citoyens de cette nécessité du travail qui
+seule les avait un peu retenus loin de la place publique et des
+tribunaux. Les citoyens, grâce au _triobole_, menèrent une vie presque
+oisive; ils passaient leurs journées hors de chez eux[89]. Ajoutez que
+l'esprit athénien n'était pas, par nature, ennemi, tant s'en faut, de la
+discussion ni de la chicane: vous concevez comment ce passe-temps devint
+une sorte de folie endémique, folie non pas individuelle, accidentelle
+et extraordinaire, comme celle de Perrin Dandin dans la comédie de
+Racine, mais générale, commune à tous les Athéniens, et, à la longue,
+préjudiciable à la république.
+
+Les démagogues, nous l'avons vu dans l'exposition des _Chevaliers_,
+entretenaient cette folie, à laquelle ils trouvaient leur compte. Vous
+vous rappelez les cajoleries du Paphlagonien au bonhomme Dèmos: «Ô
+peuple, mon cher petit peuple, c'est assez d'avoir jugé une affaire, va
+au bain, prends un morceau, bois, mange, touche le triobole.» Puis, aux
+Chevaliers, qu'il essaie de mettre dans ses intérêts: «Ô vieillards
+Héliastes, de la confrérie du triobole, vous que je nourris par mes
+dénonciations insensées, venez à mon secours!»
+
+ * * * * *
+
+Quant à l'institution du triobole, l'opinion de l'impartial M. Grote
+diffère bien de celle d'Aristophane. «L'établissement à Athènes de ces
+dikastèria payés, dit M. Grote, fut un des événements les plus
+importants et les plus féconds de toute l'histoire grecque. La paye
+aidait à fournir un moyen de vivre pour les vieux citoyens qui avaient
+passé l'âge du service militaire. Les hommes d'un certain âge étaient
+les personnes les plus propres à un tel service... Néanmoins, il n'est
+pas nécessaire de supposer que tous les _dikastes_ (juges) fussent ou
+vieux, ou pauvres, bien qu'un nombre considérable d'entre eux le
+fussent, et bien qu'Aristophane choisisse ces qualités comme faisant
+partie des sujets les plus propres à être tournés par lui en ridicule.
+Périclès a souvent été critiqué pour cette institution, comme s'il eût
+été le premier à assurer une paye aux dikastes qui auparavant servaient
+pour rien, et qu'il eût ainsi introduit des citoyens pauvres dans des
+cours composées antérieurement de citoyens au-dessus de la pauvreté.
+Mais, en premier lieu, cette supposition n'est pas réellement exacte, en
+ce qu'il n'y avait pas de tels dikastèria constants fonctionnant
+antérieurement sans paye; ensuite, si elle eût été vraie, l'exclusion
+habituelle des citoyens pauvres aurait annulé l'action populaire de ces
+corps, et les aurait empêchés de répondre désormais au sentiment régnant
+à Athènes. Et il ne pouvait sembler déraisonnable d'assigner une paye
+régulière à ceux qui rendaient ainsi un service régulier. Ce fut, en
+effet, une partie essentielle dans l'ensemble du plan et du projet, au
+point que la suppression de la paye semble seule avoir suspendu les
+dikastèria, pendant que l'oligarchie des Quatre-Cents fut établie,--et
+c'est seulement sous ce jour qu'on peut la discuter. En prenant le fait
+tel qu'il est, nous pouvons supposer que les six mille Héliastes qui
+remplissaient les dikastèria étaient composés de citoyens de moyenne
+fortune et de plus pauvres indistinctement, bien qu'il n'y eût rien qui
+exclût les plus riches s'ils voulaient servir[90].»
+
+Selon Aristophane, au contraire, le triobole est la source des misères
+d'Athènes, une des causes de sa décadence. Mais c'est une question si
+brûlante, que les orateurs osent à peine y toucher. Et pourtant ce mal
+met obstacle à tous les grands projets, à toutes les réformes utiles.
+Par le triobole on mène le peuple; c'est le triobole qui est
+tout-puissant. «Ô Dieux! s'écrie, dans la comédie des _Grenouilles_,
+Dionysos (Bacchus) voyageant aux enfers et payant à Caron son passage,
+quelle puissance a pourtant le triobole!»
+
+Eh bien! c'est cette puissance redoutable que le courage d'Aristophane
+ose braver; c'est ce mal endémique qu'il veut guérir, c'est à cette
+grave réforme sociale qu'il veut, s'il est possible, amener les esprits.
+
+«Papa, dit un des petits enfants qui figurent dans le chœur des
+_Guêpes_, si l'archonte supprimait le tribunal, comment
+dînerions-nous?»--À cette supposition, le chœur s'effraye: «Par Jupiter!
+répond le père, je ne sais pas où nous trouverions à dîner!»
+
+En effet, le citoyen d'Athènes, n'ayant désormais ni une fortune, ni une
+industrie, ni un travail qui le fasse vivre, il ne lui reste, à lui
+flâneur, bavard, habitué à une vie douce et facile, il ne reste à sa
+femme qui l'attend près du foyer, à son fils qui demande de quoi manger
+et s'amuser, des fruits et des osselets, il ne leur reste à tous que le
+triobole, c'est-à-dire une parcelle de ce trésor public où les
+démagogues feignent de puiser libéralement pour faire largesse au
+peuple, et qu'ils épuisent à leur profit.
+
+Le poëte entreprend de prouver aux Athéniens que, par cette institution
+si populaire du triobole, ils ne reçoivent pas même la dixième partie
+des revenus de l'État, et que ce sont les démagogues qui prennent le
+reste. En même temps que l'intérêt public est lésé par ces
+dilapidations, les intérêts privés ne périclitent pas moins, livrés
+qu'ils sont à la vénalité et à la sottise de ces juges de hasard.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi, dans ses Guêpes au dard aigu, Aristophane représente
+non-seulement les juges armés du poinçon avec lequel ils inscrivaient
+leur verdict sur des tablettes enduites de cire, mais encore ce peuple
+tout entier d'ergoteurs, avocats ou juges, hérissés d'arguments et de
+sentences, cette multitude oisive et bourdonnante, avide de plaidoyers
+et de chicane, autant que de harangues politiques, de dialectique et de
+sophistique, cette foule pressée tous les jours autour de la corde qui
+marquait l'enceinte où les juges siégeaient dans la place Héliée.
+
+Et toutefois, de peur d'irriter son public, il désigne aussi par ces
+terribles aiguillons, dans certain passage de la pièce, l'esprit
+belliqueux des Athéniens et leur indomptable patriotisme.
+
+ * * * * *
+
+C'est cette vigoureuse satire sociale que Racine, l'ami de Boileau, a
+réduite aux proportions d'une jolie satire littéraire dans sa comédie
+des _Plaideurs_, en substituant la manie d'un seul homme à la manie de
+tout un peuple, ou plutôt une caricature de fantaisie à la critique
+d'une institution publique. Philocléon est devenu Perrin Dandin;
+Bdélycléon est devenu Léandre. Dans un sujet et dans un cadre
+entièrement différents, le poëte moderne a pu introduire la figure
+nouvelle et originale de Chicaneau; idée heureuse, de mettre en face
+d'un vieux juge endiablé un plaideur endiablé aussi; et, à son tour, le
+personnage de Chicaneau a amené, comme pendant, celui de la comtesse de
+Pimbesche. Par là, le sujet se retourne: ce ne sont plus _les juges_, ce
+sont _les plaideurs_.
+
+Au surplus, chez Aristophane, ce sont les plaideurs autant que les
+juges, Athènes tout entière n'étant en quelque sorte qu'un vaste
+tribunal, où tous les citoyens étaient l'un ou l'autre.
+
+ * * * * *
+
+Le principal personnage de la comédie des _Guêpes_ est Philocléon,
+c'est-à-dire l'ami de Cléon, parce que Cléon avait porté à ce chiffre de
+trois oboles le salaire des juges, qui n'était que deux oboles sous
+Périclès.--Philocléon a pour adversaire son fils Bdélycléon (l'ennemi de
+Cléon): les sentiments de ce personnage sont ceux d'Aristophane
+lui-même.
+
+À l'ouverture de la pièce, deux esclaves (comme dans _les Chevaliers_),
+ils s'appellent ici Sosie et Xanthias, font sentinelle devant la maison
+de Philocléon, leur maître, et le gardent, par ordre de son fils, pour
+l'empêcher d'aller juger.--Racine a imité cette exposition, que tout le
+monde a dans la mémoire.-—Voici quelques passages de celle
+d'Aristophane:
+
+ Juger, dit Sosie, c'est la passion du bonhomme; s'il n'occupe pas
+ le premier banc au tribunal, il est désespéré[91]. La nuit, il en
+ perd le sommeil, ou, s'il s'assoupit un instant, son esprit revole
+ vers la clepsydre[92]. L'habitude qu'il a de tenir le caillou de
+ suffrage fait qu'il se réveille les trois doigts serrés, comme
+ celui qui jette une pincée d'encens sur l'autel à la nouvelle
+ lune... Son coq l'ayant réveillé tard,--C'est, dit-il, que des
+ accusés l'auront gagné à prix d'argent[93]!--À peine a-t-il soupé,
+ qu'il demande à grands cris sa chaussure; il court au tribunal,
+ avant le jour, et s'endort collé comme une huître au pied de la
+ colonne[94]. Juge impitoyable, il ne manque jamais de tracer sur
+ ses tablettes la ligne de condamnation, et rentre les ongles pleins
+ de cire, comme une abeille ou un bourdon. Dans la crainte de
+ manquer de cailloux à suffrages, il entretient dans la cour de sa
+ maison une grève, qu'il renouvelle sans cesse. Telle est sa manie;
+ tout ce qu'on lui dit pour l'en guérir ne sert de rien et ne fait
+ que l'exciter davantage. Aussi nous le gardons et nous l'avons mis
+ sous les verrous pour l'empêcher de sortir. Car son fils est désolé
+ de cette maladie. D'abord il le prit par la douceur; il voulut lui
+ persuader de ne plus porter le manteau[95], et de ne plus sortir:
+ notre homme n'en tint compte. Ensuite il lui fit prendre des bains
+ et des purifications; ce fut en vain. On le soumit aux expiations
+ sacrées des Corybantes; mais il se sauva avec le tambour et ne fit
+ qu'un saut jusqu'au tribunal. Enfin, comme ces mystères ne
+ réussissaient pas, on le mena à Égine et on le fit coucher de force
+ une nuit dans le temple d'Esculape[96]. Au point du jour, on le
+ retrouva devant la grille du tribunal. Dès lors nous ne le
+ laissâmes plus sortir. Mais il fuyait par les gouttières et les
+ lucarnes. On se mit à boucher et à calfeutrer tout. Mais lui, il
+ enfonçait des bâtons dans le mur et sautait d'échelon en échelon,
+ comme une pie. Enfin, nous avons tendu des filets au-dessus de
+ toute la cour, et nous faisons bonne garde.
+
+En effet, nos deux factionnaires, tout en causant entre eux, et aussi
+avec les spectateurs par un procédé d'exposition fort commode et assez
+naïf, font sentinelle, une broche à la main.
+
+Bdélycléon paraît à la fenêtre et leur donne avis que son père est
+occupé en ce moment à grimper par la cheminée de l'étuve pour s'échapper
+encore une fois, et qu'il gratte, comme une souris.
+
+On le guette, il passe la tête par le tuyau.
+
+«Qui vive?
+
+--C'est la fumée!» répond le bonhomme,--qui est fou, mais qui n'est pas
+bête.
+
+On bouche le tuyau de la cheminée avec un couvercle et une traverse: la
+fumée est forcée de rebrousser chemin.
+
+«Comment, coquins, vous m'empêchez d'aller juger! Dracontidès va être
+absous.»
+
+Ne pouvant faire sauter la barre qui l'emprisonne, il menace de ronger
+le filet qui lui sert de cage. Puis, feignant de se radoucir, il cherche
+quelque prétexte de sortir: il veut aller vendre son âne; c'est la
+nouvelle lune, jour de marché. Bdélycléon offre à son père d'y aller à
+sa place, pour lui en épargner la peine: ce n'est pas là le compte du
+bonhomme!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Ne pourrais-je pas aussi bien le vendre?
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Pas comme moi!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Non; mieux!
+
+Il entre dans la maison, et en fait sortir l'âne. Mais il s'aperçoit que
+Philocléon, nouvel Ulysse, s'est suspendu au ventre de la bête, pour
+s'échapper de sa prison. C'est la scène de l'_Odyssée_ dialoguée et
+parodiée: Ulysse s'échappant de chez le Cyclope.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Pauvre baudet, tu pleures! Est-ce parce qu'on va te vendre? Avance
+ un peu. Qu'as-tu à geindre? Est-ce que tu porterais un Ulysse?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Mais oui, par Jupiter! il porte quelqu'un sous lui!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Qui? voyons donc!...
+
+ XANTHIAS.
+
+ C'est lui!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Qui va là? qui vive?
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Personne.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Personne? De quel pays?
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ D'Escampette, en Ithaque.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Eh bien! Personne, tu n'auras pas à t'applaudir. Tirez-le de là au
+ plus vite! Le malheureux! où s'était-il fourré? il a l'air d'un
+ ânon qui tette!
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Si vous ne me laissez pas tranquille, nous plaiderons!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Et quel sera le sujet du procès?
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ L'ombre de l'âne[97].
+
+ * * * * *
+
+On fait rentrer le vieillard avec l'âne, et on barricade la porte en
+dehors. À peine est-il sous clef, autre aventure: il cherche à
+s'échapper par les gouttières.
+
+ SOSIE.
+
+ Hé là! qui donc a fait tomber sur moi du plâtre?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Peut-être quelque rat, qui l'aura détaché.
+
+ SOSIE.
+
+ Un rat? Non, pas, vraiment! C'est ce juge de gouttière, qui s'est
+ glissé sous les tuiles du toit[98]!
+
+Ne trouvez-vous pas que cette série d'inventions légères et littéraires
+fait une exposition très-gaie? Quelle variété d'incidents et de détails!
+Quelle abondance de plaisanteries! Quelle originalité et quel mouvement!
+Que de métaphores et de parodies, jet étincelant et fin, que la
+traduction ne rend qu'à moitié. On comprend bien que tout cela eût
+séduit Racine et Boileau, et qu'ils aient essayé d'en faire passer
+quelque chose sur la scène française.
+
+ * * * * *
+
+Une invention encore plus originale et plus hardie, ce sont les Guêpes
+elles-mêmes, qui arrivent armées de leurs aiguillons, et portant des
+lanternes, car il ne fait pas jour encore. Les séances des tribunaux
+commençaient au lever du soleil. Les Guêpes, c'est-à-dire les juges, s'y
+rendent en hâte, ayant avec eux leurs enfants, dont quelques-uns les
+font endêver.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Hâtons-nous, camarades, avant que le jour ne paraisse! Éclairons
+ bien le chemin avec nos lanternes, de crainte d'être surpris par
+ quelque casse-cou.
+
+ UN ENFANT.
+
+ Voilà de la boue! Papa, papa, prends garde!
+
+ LE CHŒUR (_c'est-à-dire_, LE CORYPHÉE).
+
+ Ramasse un bouchon de paille et mouche la lampe.
+
+ L'ENFANT.
+
+ Je la moucherai bien avec mes doigts!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Pourquoi donc allonges-tu la mèche, petit sot? L'huile est rare! Ce
+ n'est pas toi qui as le mal de payer! (_Il lui donne un soufflet_.)
+
+ L'ENFANT.
+
+ Oh bien! Si vous nous faites de la morale avec des giffles, nous
+ soufflerons les lampes, nous nous sauverons chez nous, et vous
+ resterez là sans lumière à patauger dans les bourbiers comme des
+ canards!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ J'en sais châtier de plus grands que toi!... Bon! je crois que je
+ marche dans un bourbier!... Je serai bien étonné si, d'ici à quatre
+ jours, il ne tombe pas de l'eau à foison: voyez quels champignons à
+ nos lampes! c'est toujours signe de grande pluie. Du reste, les
+ biens de la terre, qui sont un peu en retard, demandent de l'eau et
+ du vent.
+
+ * * * * *
+
+Le bavardage de ces bonshommes est rendu avec beaucoup de vérité et de
+naïveté. Le service militaire appelant au dehors les jeunes gens, les
+tribunaux en temps de guerre étaient composés surtout de vieillards:
+circonstance favorable pour le poëte comique, qui s'amuse à faire la
+caricature de ces vieux Héliastes routiniers et rabâcheurs. Ce chœur est
+un troupeau de Brid'oisons. Un ou deux parlent pour tous les autres
+selon l'usage; c'est ce qu'il ne faut pas oublier, pour comprendre le
+dialogue avec l'enfant.
+
+ * * * * *
+
+En passant devant la maison de Philocléon, ils le hèlent, s'étonnant de
+ne pas le voir paraître, lui qui est toujours des premiers!
+
+Ils insistent par un chœur spécial, qui arrive là comme le couplet dans
+nos comédies-vaudevilles d'autrefois, ou comme l'ariette dans nos
+opéras-comiques.
+
+Ce qu'on appelle _la parabase_ est plus étrange; nous y reviendrons plus
+tard. Dans celle de la comédie que nous étudions, le poëte explique aux
+spectateurs la fiction de sa pièce, ou plutôt le second aspect de sa
+fiction, celui par lequel il flatte leur patriotisme, pour leur faire
+entendre raillerie:
+
+ Cette race de vieillards, dit-il, ressemble aux guêpes, quand on
+ les irrite. Ils ont aux flancs un aiguillon perçant, dont ils vous
+ piquent. Ils dansent en criant, et le dardent comme une
+ étincelle... Si quelqu'un de vous, spectateurs, me regarde avec
+ étonnement à cause de cette taille de guêpe, ou demande ce que
+ signifie cet aiguillon, je lui expliquerai la chose et dissiperai
+ son ignorance. Cette gent armée de l'aiguillon est la gent attique,
+ seule noble et seule indigène, la plus vaillante de toutes les
+ races! C'est elle qui combattit si bien pour cette ville, quand le
+ Barbare vint couvrir ce pays de feu et de fumée, dans le dessein de
+ détruire nos ruches... Ah! comme on leur donna la chasse, dardant
+ nos aiguillons dans leurs braies flottantes, les harponnant comme
+ des thons[99]; ils fuyaient, nous leurs piquions les joues et les
+ sourcils! Aussi maintenant encore les Barbares disent-ils qu'il n'y
+ a rien de plus redoutable que la guêpe attique... Regardez-nous
+ bien: vous trouverez en nous une entière ressemblance avec les
+ guêpes pour le caractère et les habitudes. D'abord il n'y a pas
+ d'êtres plus irascibles ni plus terribles que nous quand on nous
+ excite. Pour tout le reste aussi, nous faisons comme les guêpes:
+ nous nous réunissons par essaims dans des espèces de guêpiers[100],
+ les uns chez l'Archonte[101], d'autres avec les Onze[102], d'autres
+ à l'Odéon[103]; quelques-uns serrés contre les murs, la tête
+ baissée, bougeant à peine, comme les chrysalides dans leurs
+ alvéoles[104]. Notre industrie fournit abondamment à tous les
+ besoins de la vie: nous piquons tout le monde, et cela nous fait
+ vivre. Nous avons aussi parmi nous des frelons paresseux, dépourvus
+ de cette arme, et qui, sans partager nos labeurs, en dévorent les
+ fruits. Certes, il est dur de voir piller notre richesse par ceux
+ qui n'attrapent jamais d'ampoules à manier la lance ou la rame pour
+ la défense du pays! Mon avis est qu'à l'avenir quiconque n'aura pas
+ d'aiguillon ne touche point le triobole.»
+
+J'ai voulu rapprocher de l'exposition de la pièce ce morceau qui se
+trouve vers le deuxième tiers, afin de mettre tout d'abord en lumière
+l'idée-mère de la comédie, les guêpes dans leur double aspect.
+
+ * * * * *
+
+Philocléon, hélé par ses collègues, paraît à la fenêtre et leur apprend
+qu'il est retenu prisonnier. Dans son désespoir, il prie Jupiter de le
+changer «en comptoir aux suffrages!»
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Mais qui te retient et t'enferme? Dis; tu parles à des amis.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ C'est mon fils, pas de cris! Il est là-devant, qui dort: baissez la
+ voix.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Mon pauvre ami! Et quelles sont ses raisons? où veut-il en venir
+ par cette conduite?
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Il ne veut plus, citoyens, que je juge, ni que je
+ condamne personne! Il prétend que je fasse bonne chère, et moi je
+ ne veux point[105]!
+
+ * * * * *
+
+Le chœur des Guêpes le console et l'encourage à s'évader. Philocléon se
+met à ronger le filet. Voilà qui est fait! Il ne s'agit plus que de
+descendre par une corde.--Mais, si ses gardiens allaient s'en
+apercevoir, retirer la corde et le repêcher!
+
+--«Ne crains rien, nous nous pendrons tous après toi pour te
+retenir!--Je me fie à vous, je me hasarde; s'il m'arrive malheur,
+emportez mon corps, baignez-le de vos larmes, et enterrez-le sous le
+tribunal!»
+
+ * * * * *
+
+Tout cela n'est-il pas joli, bien mené et bien soutenu? et d'une mise en
+scène très-amusante, et d'une verve intarissable?
+
+Philocléon descend donc par la corde; mais, lorsqu'il est à mi-chemin,
+voilà que Bdélycléon se réveille et appelle les deux esclaves, qui, par
+les fenêtres du rez-de-chaussée, piquent avec leurs broches ce vieillard
+cerf-volant, pour le forcer de remonter.
+
+Les Guêpes, selon leur promesse, s'élancent au secours de Philocléon:
+avec un bourdonnement terrible, elles dardent leurs aiguillons, fondent
+sur Bdélycléon et sur les deux esclaves, leur piquent le visage, les
+yeux, les doigts, le derrière, tout. Eux résistent, avec des bâtons
+d'abord, et puis avec des torches, pour enfumer les Guêpes.
+
+ LE CHŒUR DES GUÊPES.
+
+ Non, jamais nous ne céderons tant que nous aurons un souffle de
+ vie! (_À Bdélycléon_:) Tu aspires à la tyrannie!
+
+ * * * * *
+
+C'était l'accusation ordinaire et banale, et comme un refrain monotone
+dans cette jalouse démocratie.
+
+ * * * * *
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Tout est pour vous tyrannie et complots, quelle que soit l'affaire
+ en cause, petite ou grande. La tyrannie! Je n'en ai pas entendu
+ parler une fois en cinquante ans, et elle est maintenant plus
+ commune que le poisson salé; son nom a cours sur le marché.
+ Achète-t-on des rougets et ne veut-on pas de sardines, le marchand
+ de sardines, qui est à côté, dit aussitôt: «Voilà un homme dont la
+ cuisine sent la tyrannie!» Qu'un autre demande par-dessus le marché
+ un peu de ciboule pour assaisonner des anchois, la marchande de
+ légumes le regardant de côté lui dit: «Hum! tu demandes de la
+ ciboule! Est-ce que tu aspires à la tyrannie? Ou bien t'imagines-tu
+ qu'Athènes te doive en tribut tes assaisonnements?»
+
+ * * * * *
+
+Bdélycléon déclare son dessein de faire à son père une vie très-douce,
+au lieu de ce rude et triste métier de juge.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Ah! La meilleure chère ne vaut pas pour moi le genre de vie dont tu
+ me prives! Je ne me soucie de raie ni d'anguille! Un petit procès à
+ l'étouffade est un mets qui me plairait mieux!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ C'est par habitude que tu aimes cela; mais, si tu consentais à
+ m'écouter patiemment, je te ferais voir comme tu t'abuses.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Je m'abuse quand je rends la justice?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Tu ne sens pas que tu es le jouet de ces hommes que tu adores! Tu
+ es leur esclave, sans t'en douter.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Esclave? moi, qui commande à tous?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Tu crois commander, mais tu obéis!...
+
+Ainsi commence une discussion en forme, mêlée de sérieux et de comique,
+et dans laquelle le poëte déploie de nouveau sa vigueur et sa subtilité.
+
+Chaque comédie d'Aristophane contient ainsi une scène capitale,
+largement développée, où la question, soit générale, soit particulière,
+qui fait le sujet de la pièce, est posée, débattue et résolue, tantôt
+directement et au nom du poëte, s'exprimant par la bouche du coryphée
+dans cette partie du chœur qu'on nomme la parabase, tantôt indirectement
+par le dialogue et la dispute des personnages. Telle est la querelle de
+Dicéopolis et des _Acharnéens_; celle de Cléon et des _Chevaliers_;
+celle de Chrémyle et de la Pauvreté, dans _Plutus_; celle du Juste et de
+l'Injuste dans _les Nuées_; celle d'Eschyle et d'Euripide dans _les
+Grenouilles_; telle est ici celle de Philocléon et de Bdélycléon. De
+sorte que ces plans, si libres et si flottants au premier coup d'œil, à
+cause du procédé épisodique qui y domine, sont réglés cependant avec une
+logique constante, et, malgré leur laisser-aller apparent et leur
+facilité qui semble excessive, peuvent se ramener presque tous à une
+même loi de composition. Or, l'unité dans la variété, n'est-ce pas là,
+précisément, une des conditions de l'art?
+
+Dans la présente discussion, il s'agit de prouver aux Athéniens que
+l'institution par laquelle ils sont tous juges ou jurés tour à tour,
+moyennant salaire, est ridicule et funeste. «Entreprise hardie et
+difficile, supérieure peut-être aux forces d'un poëte comique, comme il
+le remarque lui-même par la bouche de Bdélycléon, que de guérir une
+maladie invétérée dans un État.»
+
+Philocléon prétend que le pouvoir du juge ne le cède à aucune royauté.
+Est-il un bonheur comparable au sien? Tout tremble devant lui, si vieux
+qu'il soit! «Dès que je sors de mon lit, dit-il, les plus grands et les
+plus huppés[106] font sentinelle près de ma grille. Sitôt que je parais,
+on me caresse d'une main douce[107], qui a dérobé les deniers publics;
+avec force courbettes on me supplie d'une voix molle et pitoyable: «Ô
+père, aie pitié de moi, je t'en prie, par les petits profits que tu as
+pu faire toi-même, dans l'exercice des charges publiques ou dans
+l'approvisionnement des troupes!» Eh bien! celui qui parle ainsi ne se
+douterait même pas que j'existe, si je ne l'avais acquitté une première
+fois.»
+
+Le vieux juge continue à décrire avec complaisance tous les hommages et
+toutes les joies que lui procure son pouvoir irresponsable. Le poëte
+entremêle habilement à cette description la satire des mœurs
+contemporaines et esquisse plusieurs petits tableaux dont les
+spectateurs, encore mieux que nous, devaient goûter la vérité
+malicieuse.
+
+Et cette puissance absolue, déjà si heureuse par elle-même, elle a
+encore pour récompense le triobole! Quand il rapporte cet argent à la
+maison, cela lui vaut mille caresses et de sa femme et de sa fille «qui
+l'appelle son cher papa, en le lui pêchant dans la bouche avec sa
+langue[108].» On le dorlote, on le gâte, on l'empâte, on le régale de
+toute manière, et il se régale lui-même, ayant toujours sa bouteille
+avec lui. Son bonheur est égal à sa puissance, et sa puissance égale à
+celle du roi des dieux: «On parle du juge comme de Jupiter! notre
+assemblée est-elle tumultueuse, chacun dit en passant: Grands dieux! le
+tribunal fait gronder son tonnerre!...»
+
+L'hyperbole de Philocléon allant ici jusqu'au lyrisme, le poëte, pour
+l'exprimer, laisse l'iambe et prend le vers lyrique.--Shakespeare, avec
+une liberté plus grande encore, emploie tour à tour dans la même pièce,
+selon le moment, la prose ou les vers.
+
+Le chœur des guêpes bourdonne de joie; tous ces vieux héliastes se
+gonflent d'orgueil, aux paroles enthousiastes de leur collègue
+Philocléon.
+
+ Jamais, dit le coryphée, je n'ai entendu parler avec tant
+ d'éloquence et de raison!... Il a tout dit; pas une omission! Aussi
+ je grandissais à l'écouter; je croyais rendre la justice dans les
+ îles Fortunées[109], tant j'étais sous le charme de sa parole!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Comme il se pâme d'aise! comme il est hors de lui! Attends, va, je
+ te ferai voir les étrivières!
+
+Et, par cette transition, vient la contre-partie, où Aristophane
+réplique, sous le nom de Bdélycléon; c'est là le cœur même de la pièce
+et de la discussion sociale qu'elle contient.
+
+Il prouve que les juges, si satisfaits de leur royauté et de leur liste
+civile du triobole, ne reçoivent pas même le dixième des revenus
+publics, et que les démagogues, dévorant tout, ne leur laissent que les
+miettes.
+
+En effet, chaque juge recevant 3 oboles par séance, 6000 juges, à 3
+oboles par jour, font 540 000 oboles par mois;
+
+La drachme étant de 6 oboles, cela fait par mois 90 000 drachmes;
+
+La mine étant de 100 drachmes, cela fait 900 mines;
+
+Le talent étant de 60 mines, cela fait 15 talents;
+
+Et, pour une année de 10 mois[110], 150 talents.
+
+La totalité des revenus étant de 200 000 talents, le dixième serait de
+200: or, ils n'en reçoivent que 150. Donc ils ne reçoivent pas même le
+dixième.
+
+Ainsi la comédie d'Aristophane admet la statistique et même
+l'arithmétique. L'esprit tire parti de tout et sait égayer même les
+chiffres; témoin ce chapitre où Edmond About[111] analyse la quote-part
+de chaque citoyen dans le budget, et montre ce qu'il paye pour chaque
+chose,--comme Aristophane montre ce qu'il reçoit.
+
+S'il ne reçoit que bien moins du dixième, où donc va le reste? dit
+Bdélycléon. Il va dans les poches de ces gens qui crient: «Jamais je ne
+trahirai les intérêts du peuple! Toujours je lutterai pour le peuple!»
+Et toi, mon père, trompé par ces déclamations, tu te laisses mener par
+ces gens-là. Et alors ce sont des cinquantaines de talents qu'ils
+extorquent aux villes alliées, par la menace et l'intimidation: «Payez,
+ou je lance la foudre sur votre ville, et je l'écrase!» Toi, tu te
+contentes de ronger les restes de ta royauté... N'est-ce pas la pire des
+servitudes que de voir à la tête des affaires tous ces misérables, et
+leurs complaisants, qu'ils gorgent d'or? Pour toi, si l'on te donne les
+trois oboles, tu es content: voilà le prix de tant de fatigues et de
+dangers, sur mer, et en rase campagne, et au siége des villes!»
+
+Philocléon, aussi naïf que le paraît d'abord le bonhomme Dèmos dans _les
+Chevaliers_,--puisque c'est le même personnage sous un autre
+nom,--exprime sa stupéfaction de se voir ainsi dupé: «Est-ce ainsi
+qu'ils me traitent? Hélas! que me dis-tu? Je suis bouleversé! Voilà qui
+me donne bien à penser! Je ne sais plus où j'en suis!»
+
+Alors le poëte, toujours sous le nom de Bdélycléon, redouble ses coups
+et achève de retourner l'esprit du vieillard. Ici encore, comme dans
+_les Chevaliers_ et dans _Plutus_, sans quitter le ton familier, il
+s'élève jusqu'à l'éloquence. Dans ces passages, les grands vers
+anapestes contribuent par leur ampleur à la puissance de l'effet:
+
+ Tu règnes sur une foule de villes, depuis le Pont jusqu'à la
+ Sardaigne. Qu'en retires-tu? Rien que ce misérable salaire! Encore
+ te le dispensent-ils chichement, goutte à goutte: juste de quoi ne
+ pas mourir! Car ils veulent que tu sois pauvre, et je t'en dirai la
+ raison: c'est afin que tu sentes la main qui te nourrit, et qu'au
+ moindre signe par lequel elle te désigne un ennemi à attaquer, tu
+ t'élances sur lui en aboyant avec fureur. S'ils voulaient assurer
+ le bien-être du peuple, rien ne leur serait plus facile: mille
+ villes nous payent tribut; qu'ils ordonnent à chacune d'entretenir
+ vingt hommes, nos vingt mille citoyens vivront dans les délices,
+ mangeront du lièvre, boiront du lait pur, et, couronnés de fleurs,
+ goûteront tous les biens que mérite une terre telle que la nôtre et
+ le trophée de Marathon; tandis qu'aujourd'hui, semblables aux
+ mercenaires qui font la cueillette des olives, vous suivez celui
+ qui vous paye!
+
+Philocléon, qui, en acceptant le défi de son fils, avait juré de se
+percer de son épée, s'il succombait dans le débat, s'écrie avec un
+accent tragique où l'on sent quelque parodie d'une œuvre contemporaine,
+soit l'_Ajax_ de Sophocle, soit l'_Andromaque_ d'Euripide: «Hélas! ma
+main s'engourdit; je ne puis plus tenir mon épée; qu'est devenue ma
+vigueur?» à peu près comme le vieux Don Diègue désarmé par le comte de
+Gormas:
+
+Ô Dieu! ma force usée en ce besoin me laisse!
+
+Bdélycléon ne se ralentit pas, il insiste; il veut entraîner, outre
+Philocléon, le chœur tout entier de ces vieilles guêpes héliastes; il
+accumule les raisons, les exemples; c'est un fleuve d'éloquence pratique
+et familière,--comme M. Thiers dans ses bons jours, lorsqu'il décompose,
+lui aussi, les budgets.
+
+ Quand ils ont peur, ils vous promettent l'Eubée à partager, et,
+ pour chacun de vous, cinquante boisseaux de blé; mais que vous
+ donnent-ils? rien; si ce n'est, tout récemment, cinq boisseaux
+ d'orge. Encore ne les avez-vous eus qu'à grand'peine, en prouvant
+ que vous n'étiez pas étrangers; et seulement chénix par
+ chénix[112]? Voilà pourquoi je te tenais toujours enfermé; je
+ voulais que, nourri par moi, tu ne fusses plus à la merci de ces
+ emphatiques bavards; et maintenant encore je suis prêt à t'accorder
+ tout ce que tu voudras, excepté cette goutte de lait du triobole.
+
+Le chœur des Guêpes est entraîné et passe du côté de Bdélycléon pour
+achever de décider Philocléon.
+
+Le chœur, considéré d'une manière générale, soit dans la comédie, soit
+dans la tragédie, représente les intelligences moyennes, le sens commun,
+exempt de parti pris; ce que Wilhelm Schlegel appelle «le spectateur
+idéal,» c'est-à-dire, la représentation de l'opinion publique
+désintéressée et flottante.
+
+Chez nous, ce rôle est tristement rempli par l'ignoble chose qu'on
+appelle _la claque_, et qui est chargée d'exprimer, mais plutôt au point
+de vue littéraire qu'au point de vue moral, les impressions des
+spectateurs. Elle applaudit pour le public. Aux passages réglés d'avance
+par l'auteur et le directeur, elle pousse de petits cris de joie ou
+d'attendrissement, elle fait entendre des éclats de rire, ou des bravos
+enthousiastes; lorsque le rideau tombe, après la première
+représentation, elle demande le nom de l'auteur (qu'elle connaît fort
+bien), elle rappelle, à grands cris le principal acteur, la principale
+actrice, ou bien, selon la formule: _Tous, tous, tous_! La claque est
+l'accompagnement obligé de la représentation de la pièce, et en fait
+partie à certains égards. Elle représente l'opinion moyenne: elle la
+simule et la stimule. Voilà par où elle ressemble au chœur antique.
+
+Mais, d'autre part, elle en diffère profondément. D'abord le chœur des
+tragédies était quelque chose de noble, d'élevé, de moral et de
+religieux, où se combinaient la philosophie, la poésie, la musique et la
+danse, pour donner à l'expression de la conscience publique toutes les
+formes les plus belles; bref, ce «spectateur idéal» se produisait et se
+manifestait effectivement dans les conditions les plus parfaites de
+l'art et de l'idéalité.
+
+Quant au chœur de la comédie, quelque bouffon qu'il fût souvent par son
+costume et par ses danses, il retrouvait un certain idéal par la
+hardiesse de la fantaisie, poussée souvent jusqu'au lyrisme.
+
+En tout cas, il avait toujours, à de certains moments, nous le voyons
+ici, le même rôle moral que le chœur tragique; celui d'assister aux
+débats avec impartialité, et de pencher alternativement du côté de
+chaque adversaire, tant que la balance oscillait; puis, lorsqu'enfin
+l'un des plateaux descendait visiblement sous le poids des raisons
+meilleures, le chœur y ajoutait sa voix prépondérante et achevait
+d'emporter la balance de ce côté-là.
+
+Ce n'était pas toujours, entendons-nous bien, pour le parti le plus
+héroïque que le chœur, soit comique, soit tragique, se décidait.
+Aristote précise parfaitement ce point, lorsqu'il nous dit que, si dans
+la tragédie les personnages qui agissent sont, en général, des _héros_,
+le chœur ne se compose que d'_hommes_. D'hommes, c'est-à-dire d'hommes
+ordinaires, intelligences et consciences moyennes, dont se composent les
+majorités.
+
+ * * * * *
+
+Ici donc notre chœur de Guêpes, passant du côté de Bdélycléon, se met à
+dire:
+
+«Combien est sage cette maxime, _Avant d'avoir entendu les deux parties,
+ne jugez pas_! Car c'est toi maintenant qui me parais de beaucoup
+l'emporter. Aussi ma colère s'apaise, et je vais déposer les armes. (_À
+Philocléon_:) Allons, compère, laisse-toi gagner à ses discours, fais
+comme nous, ne sois pas trop farouche, trop récalcitrant, et trop
+indomptable. Plût au ciel que j'eusse un parent ou un allié qui me fît
+de pareilles propositions! C'est quelque dieu, évidemment, qui te
+protège en cette occasion et te comble de ses bienfaits: accepte-les
+sans hésiter.»
+
+Mais le caractère forcené du vieux juge ne se dément point
+encore.--«Demande-moi tout, dit-il, hors une seule
+chose!--Laquelle?--Que je cesse de juger. Avant que j'y consente,
+j'aurai comparu devant Pluton!» Racine traduit, ou à peu près, la suite:
+
+ BDÉLYCLÉON--LÉANDRE.
+
+ Si pour vous sans juger la vie est un supplice,
+ Si vous êtes pressé de rendre la justice,
+ Il ne faut point sortir pour cela de chez vous:
+ Exercez le talent et jugez parmi nous.
+
+ PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN.
+
+ Ne raillons point ici de la magistrature:
+ Vois-tu? je ne veux point être juge en peinture.
+
+ BDÉLYCLÉON--LÉANDRE.
+
+ Vous serez, au contraire, un juge sans appel,
+ Et juge du civil comme du criminel.
+ Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences.
+ Tout vous sera, chez vous, matière de sentences:
+ Un valet manque-t-il de rendre un verre net?
+ Condamnez-le à l'amende, ou, s'il le casse, au fouet.
+
+ PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN.
+
+ C'est quelque chose. Encor passe quand on raisonne.
+ Et mes vacations, qui les paira? Personne?
+
+ BDÉLYCLÉON--LÉANDRE.
+
+ Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
+
+ PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN.
+
+ Il parle, ce me semble, assez pertinemment.
+
+Aristophane, à la vérité, ajoute encore beaucoup d'autres traits, que
+Racine n'a pas voulu traduire. Nous devons du moins en indiquer
+quelques-uns, pour faire connaître le plus complètement possible, dans
+cette fidèle réduction, le poëte des fêtes de Bacchus.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Voici un pot de chambre, si tu veux lâcher de l'eau: on va
+ l'accrocher près de toi à ce clou.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ C'est une bonne idée cela, et fort utile à un vieillard
+ pour prévenir les rétentions.
+
+En effet, dans le courant de la scène, le bonhomme se sert plusieurs
+fois du vase.--Voilà ce que n'excluait pas l'atticisme en ses jours de
+joie.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Je mets là aussi un réchaud, avec un poêlon de lentilles, si tu
+ veux prendre quelque chose.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Fort bien encore! Et, dis-moi, quand même j'aurais la fièvre, je
+ toucherais toujours mon salaire? Et ici je pourrai, sans quitter
+ mon siége, manger mes lentilles. Mais à quoi bon ce coq, perché là
+ près de moi?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Si tu viens à dormir pendant les plaidoiries, il te réveillera en
+ chantant de là-haut.
+
+Ainsi tout est disposé pour le mieux.
+
+Une cause se présente, à souhait. Le chien Labès vient de voler un
+fromage de Sicile. L'allusion était claire pour les contemporains: le
+général Lachès, commandant une flotte envoyée en Sicile, avait gardé
+pour lui une partie, soit du butin, soit de l'argent destiné à
+entretenir les troupes. La plaisanterie avait, comme on voit, plus de
+portée que celle du chien Citron et de son chapon, dans la comédie de
+Racine. La pièce des _Plaideurs_ ne tourne en ridicule que les travers
+littéraires et extérieurs du barreau; la comédie d'Aristophane met en
+scène une affaire politique, à la suite d'une discussion sociale.
+
+L'abbé Galiani, dans ses lettres, écrites de Naples à Mme d'Épinay,
+parle de deux chiens condamnés à mort par autorité de justice, et
+exécutés par la main du bourreau, pour avoir mordu un enfant. Ainsi la
+fiction du poëte grec, quelque fantastique qu'elle puisse paraître dans
+sa bouffonnerie, est égalée par la réalité.
+
+ * * * * *
+
+C'est donc un personnage vivant, connu de tous, le général Lachès, que
+le poëte présente sous la figure d'un chien qui a dévoré à lui seul tout
+un fromage de Sicile. Le nom qu'il lui donne, _Labès_, est tiré du verbe
+grec qui signifie _prendre_, et ressemble d'ailleurs au vrai nom de
+Lachès, qui lui-même, en français, fournirait aisément à un auteur
+comique quelque jeu de mots analogue.
+
+Remarquons en passant que ce fromage de Sicile est le pendant du gâteau
+de Pylos dans la comédie des _Chevaliers_; mais le fromage tient plus de
+place que le gâteau: ce procès forme tout un épisode, qui est le dernier
+de la pièce.
+
+Racine, en remplaçant le fromage par un chapon, a conservé le chien
+maraudeur, son arrestation, sa citation en justice, sa comparution, et
+son jugement dans les formes, avec les débats et les plaidoiries. Voici
+comment il s'en explique dans sa Préface:
+
+«Quand je lus _les Guêpes_ d'Aristophane, je ne songeais guère que j'en
+dusse faire _les Plaideurs_. J'avoue qu'elles me divertirent beaucoup,
+et j'y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faire
+part au public; mais c'était en les mettant dans la bouche des Italiens,
+à qui je les avais destinées, comme une chose qui leur appartenait de
+plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel et
+les larmes de sa famille, me semblaient autant d'incidents dignes de la
+gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon dessein,
+et fit naître l'envie à quelques-uns de mes amis de voir sur notre
+théâtre un échantillon d'Aristophane... Si j'appréhende quelque chose,
+c'est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le
+procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis
+Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il avait affaire à des
+spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savaient apparemment ce que
+c'était que le sel attique; et ils étaient bien sûrs, quand ils avaient
+ri d'une chose, qu'ils n'avaient pas ri d'une sottise. Pour moi, je
+trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser les choses au-delà du
+vraisemblable.»
+
+ * * * * *
+
+Ce qui redouble la bouffonnerie, c'est que le chien Labès a pour
+accusateur un autre chien. Et tous les deux aboient à qui mieux mieux:
+_Houah, houah_!--_Houah, houah_!--_Houah, houah_!--Vous vous rappelez
+les petites truies, dans _les Acharnéens_: Coï, coï!--Coï, coï!--La
+tragédie elle-même, chez les Athéniens, se permettait quelquefois ces
+onomatopées bizarres: les _Euménides_ d'Eschyle ronflent, et leurs
+ronflements sont écrits dans le texte, au milieu des vers les plus
+grandioses et de la poésie la plus sublime.
+
+C'est que le théâtre grec tout entier n'était pas moins romantique,
+moins plein de nouveauté et d'imprévu, moins abondant en hardiesses
+fantaisistes ou réalistes, lyriques ou familières, que le théâtre de
+Shakespeare. Ceux qui se figurent le théâtre grec d'après notre théâtre
+français classique du dix-septième siècle, s'en forment une idée fort
+incomplète et fort inexacte. La liberté la plus grande régnait dans le
+théâtre comme dans la vie même des Athéniens. Jamais, par exemple, ils
+ne s'astreignirent à ces prétendues règles des trois unités, attribuées
+à Aristote; ils ne les connaissaient même point. Jamais ils ne
+connurent, non plus, les mille timidités du _goût_ français, ennemi de
+l'invention hardie; ni les cent mille bégueuleries modernes, qui font la
+petite bouche à l'esprit gaulois, et qu'effaroucherait souvent Mme de
+Sévigné elle-même, une honnête femme écrivant à sa fille.
+
+ * * * * *
+
+Philocléon, pour procéder au jugement, ne réclame plus qu'une seule
+chose: une barre! car, comment juger sans une barre? Il lui faut un
+barreau, vite un barreau!--«La fo-orme! la fo-orme!» comme dira
+Brid'oison.--On prend donc pour barreau, pour balustrade, la claie qui
+sert à parquer les cochons. Pour le coup, il ne manque plus rien; ainsi
+l'espère du moins l'impatient vieillard.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Allons! qu'on appelle la cause! Mon verdict est déjà prêt.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Attends, que je t'apporte tablettes et poinçon.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Ah! tu me fais mourir d'impatience avec tes lenteurs! Je brûle de
+ tracer ma raie!
+
+ BDÉLYCLÉON, _lui donnant les tablettes et le poinçon_.
+
+ Tiens.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Appelle la cause.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ J'y suis.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Qu'est-ce d'abord que celui-ci?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Ah! que c'est ennuyeux! j'ai oublié les urnes!
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Eh bien! où cours-tu donc?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Chercher les urnes!
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Point! je me servirai de ces vases-ci[113]!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Très-bien! Alors nous avons tout ce qu'il nous faut;--pardon!
+ excepté la clepsydre!
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Et ce pot[114]? n'est-ce pas une clepsydre?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ On ne saurait mieux trouver: et ainsi toutes les formes sont
+ observées. Allons! qu'on apporte au plus vite du feu, des branches
+ de myrte et de l'encens, et, avant d'ouvrir la séance, invoquons
+ les dieux.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Et nous, en leur offrant des libations et des actions de grâces,
+ nous vous bénirons pour la noble réconciliation qui a mis fin à vos
+ querelles.
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Oui, faites entendre des paroles favorables.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Ô Phœbos Apollon Pythien! Donne une issue heureuse pour nous tous à
+ l'affaire que celui-ci prépare là devant sa porte, et délivre-nous
+ de nos erreurs, ô Péan secourable!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Ô puissant dieu qui veilles à ma porte devant mon vestibule,
+ Apollon Agyiée[115], accepte ce sacrifice nouveau; je te l'offre
+ pour que tu daignes adoucir l'excessive sévérité de mon père. Il
+ est aussi dur que le fer; son cœur est comme un vin aigri; verses-y
+ un peu de miel. Qu'il devienne doux pour les autres hommes; qu'il
+ s'intéresse plus aux accusés qu'aux accusateurs; qu'il se laisse
+ attendrir aux prières! Calme son âpre humeur; arrache les orties de
+ son âme irritée!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Nos chants et nos vœux s'unissent aux tiens, dans ces nouvelles
+ fonctions que tu exerces; ton langage a gagné nos cœurs, parce que
+ nous sentons que tu aimes le peuple plus que pas un des jeunes gens
+ d'aujourd'hui.
+
+N'oublions pas qu'Aristophane, se confondant avec Bdélycléon, l'hommage
+que le chœur adresse à celui-ci est un témoignage que le poëte, fort de
+sa conviction sincère et de son patriotique dessein, se rend
+publiquement à lui-même.
+
+ * * * * *
+
+Dans ce qui précède immédiatement, n'est-ce pas un mélange curieux,
+intéressant à observer, que celui de ces formes religieuses et lyriques,
+avec ces grosses bouffonneries? et que cette fraîche poésie, qui fleurit
+légère et charmante, parmi tant d'inventions burlesques?
+
+ * * * * *
+
+Enfin, on introduit l'accusé. Il serre les dents pour n'être point trahi
+par son haleine empestée de fromage, qui cependant lui joue un mauvais
+tour.
+
+On cite les témoins, qui sont: un plat, un pilon, un couteau à ratisser.
+
+Bdélycléon se charge du rôle de l'avocat, et commence son plaidoyer:
+
+ Juges! C'est une tâche difficile de prendre la défense d'un chien
+ en butte aux imputations les plus odieuses; je l'essayerai
+ cependant. C'est un bon chien, et il chasse les loups.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ C'est un voleur et un conspirateur!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ C'est le meilleur de tous les chiens!...
+
+Vous voyez d'ici le mouvement de la scène. Racine n'a eu qu'à se
+souvenir, en laissant de côté ce qui, dans le poëte athénien, continue
+l'allusion politique; par exemple ceci:
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Écoute, je te prie, mes témoins. Viens, couteau; parle haut et
+ clair. Tu étais alors payeur, n'est-ce pas? As-tu partagé aux
+ soldats ce qu'on t'avait remis pour eux?--Entends-tu? il dit qu'il
+ l'a fait.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Il ment, par Jupiter! il ment!...
+
+Le vieux juge consulte son coq, qui vote pour la condamnation. Le
+défenseur redouble d'éloquence et termine par la péroraison pathétique,
+que Racine a imitée:
+
+ BDÉLYCLÉON--LÉANDRE.
+
+ Venez, famille désolée;
+ Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orphelins;
+ Venez faire parler vos esprits enfantins!
+ Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère:
+ Nous sommes orphelins; rendez-nous notre père,
+ Notre père, par qui nous fûmes engendrés,
+ Notre père, qui nous...
+
+ PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN.
+
+ Tirez, tirez, tirez!
+
+ BDÉLYCLÉON--LÉANDRE.
+
+ Notre père, messieurs...
+
+ PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN.
+
+ Tirez donc!... Quels vacarmes!...
+ Ils ont pissé partout!
+
+ BDÉLYCLÉON--LÉANDRE.
+
+ Monsieur, voyez nos larmes!
+
+ PHILOCLÉON--PERRIN-DANDIN.
+
+ Ouf! je me sens déjà pris de compassion!
+ Ce que c'est qu'à propos toucher la passion!
+
+Ce qui contribue à faire pleurer le vieux juge, dans la pièce grecque,
+plus encore que le pathétique de la défense et que la perspective du
+sort infortuné de ces chiens orphelins réduits à l'hôpital, c'est qu'il
+s'est trop pressé d'avaler ses lentilles toutes bouillantes dans le
+poêlon.
+
+Il ne laisse pas toutefois d'être ému. Il ne se reconnaît plus lui-même:
+«Ah! ciel! suis-je malade? Je sens ma colère mollir! Malheur à moi! Je
+m'attendris!»
+
+Toutefois, il résiste, et se dit comme Orgon:
+
+ Allons, ferme, mon cœur; point de faiblesse humaine!
+
+Il croit qu'il y va de sa gloire, de condamner toujours.
+
+Mais, dans son trouble, il ne s'aperçoit pas du stratagème de
+Bdélycléon, qui lui présente une urne au lieu d'une autre: il acquitte
+l'accusé croyant le condamner.
+
+Lorsqu'on proclame le résultat, de douleur il s'évanouit:
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Eh! qu'as-tu, mon père, qu'as-tu?
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Ah! là là! De l'eau!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Reprends tes sens.
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Dis-moi? est-il absous vraiment?
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Oui, certes!
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Ah! je suis mort!
+
+ BDÉLYCLÉON.
+
+ Ne t'afflige pas, mon bon père. Allons, du courage!
+
+ PHILOCLÉON.
+
+ Ainsi, j'ai chargé ma conscience de l'acquittement d'un accusé! Que
+ devenir! dieux révérés! pardonnez-moi: c'est bien malgré moi que je
+ l'ai fait, et ce n'est pas mon habitude!
+
+Bdélycléon, pour consoler son père, confirme les promesses qu'il lui a
+faites, d'une vie douce, large et heureuse.
+
+Comme il faut que la comédie s'achève par toutes les folies ordinaires,
+qui sont une nécessité des Dyonisies, le vieillard, avec plus ou moins
+de vraisemblance, se laisse enfin persuader. On l'habille à la mode du
+jour, en beau jeune homme, en élégant Athénien; on lui montre les belles
+manières.--C'est quelque chose d'analogue, pour la fantaisie à
+cœur-joie, aux scènes du _Bourgeois Gentilhomme_ avec son tailleur, et
+aussi à celles du _Malade imaginaire_, lorsqu'il se laisse si facilement
+transformer en jeune bachelier, pour être reçu médecin.--Tous les
+détails de la vie élégante et du bel air, sont reproduits dans cette
+scène, qui devait être très-agréable pour les contemporains par ce qu'on
+appellerait aujourd'hui une mise en scène réaliste. Il y a là des traits
+charmants, qui semblent avoir servi de modèle à Théophraste pour son
+_Vieillard écolier_;--quelque chose comme notre _Ci-devant jeune homme_.
+
+Philocléon, pour mettre aussitôt en pratique les leçons de _fashion_
+qu'il vient de recevoir, tombe d'un excès dans un autre, et devient,
+comme on dirait aujourd'hui, un gandin parfait. Ce contraste avec le
+premier aspect du personnage devait divertir la foule et excuser
+l'invraisemblance aux yeux des spectateurs plus éclairés.
+
+Il devient donc «buveur très-illustre et débauché très-précieux.» Il a
+tout-à-coup «le triple talent, de boire, de battre, et d'être un
+vert-galant.»
+
+Xanthias, battu par lui, accourt, en poussant des gémissements: «Ô
+tortues! que vous êtes heureuses, d'avoir une si dure cuirasse, pour
+protéger vos côtes! Et que vous n'êtes pas bêtes, d'avoir un toit qui
+met votre dos à l'abri des coups! Moi, je meurs sous les coups de
+bâton!»
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Qu'est-ce, mon enfant? Car, fût-on âgé, on est un enfant si on se
+ laisse battre.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Ne voilà-t-il pas que le bonhomme est devenu pire que la peste, et
+ le plus ivrogne des convives? Et cependant il y avait là Hippyllos,
+ Antiphon, Lycon, Lysistrate, Théophraste et Phrynichos; il est cent
+ fois plus insolent qu'eux tous! Après s'être gorgé de bons
+ morceaux, il s'est mis à danser, sauter, rire et péter comme un âne
+ régalé d'orge, et à me battre de tout son cœur, en s'écriant:
+ «Esclave! esclave!...» Il insultait chacun à tour de rôle, avec les
+ plus grossières plaisanteries, il débitait cent propos saugrenus.
+ Puis, quand il fut bien ivre, il s'achemina de ce côté, en frappant
+ tous ceux qu'il rencontrait. Et, tenez, le voici qui vient en
+ chancelant. Moi, je me sauve, de peur d'être battu encore.
+
+On voit paraître alors Philocléon avec une courtisane, à peu près comme
+Dicéopolis à la fin de la comédie des _Acharnéens_. Il l'appelle son
+«joli petit hanneton...»
+
+En un mot, il faut que cette pièce, comme les autres, se termine par ces
+gaillardises et ces obscénités, qu'autorisait et que réclamait la gaieté
+populaire dans l'ivresse des fêtes de Dionysos. Ce n'est pas seulement
+une habitude, c'est le dénoûment obligé de la comédie _ancienne_, une
+nécessité de la mise en scène et un usage indispensable.
+
+Le poëte, selon sa coutume, présente à ceux qui suivront ses conseils
+une perspective de bonheur et de plaisir: de bonheur un peu sensuel et
+de plaisir un peu matériel, il est vrai; mais c'est l'appât dont il se
+sert pour allécher la foule qu'il veut captiver et conduire.
+
+Tout finit par des danses bizarres, à la mode de Thespis et de
+Phrynichos, et par un _cordax_ des plus vifs. Ce ballet final,
+nécessaire, rattachait la comédie à tout le reste de la fête de Bacchus:
+il l'y retenait comme le cordon qui retient l'enfant à la mère.
+
+Observons, avant de quitter cette comédie, que la discussion des _Nuées_
+et celle des _Guêpes_ se font pendant l'une à l'autre, et que les deux
+pièces se dénouent à l'inverse l'une de l'autre: dans la première, c'est
+le fils qui s'instruit trop bien au gré du père; dans la seconde, c'est
+le père qui se métamorphose trop complètement au gré du fils.
+
+Mais le dénoûment de celle-ci, le vieux juge devenu un _beau_ du jour,
+ne peut s'expliquer que par cet usage que nous venons de rappeler.
+
+
+
+
+LES FEMMES A L'ASSEMBLÉE.
+
+
+Le socialisme est un mot nouveau, mais qui désigne une chose
+très-ancienne. Ces questions, agitées de nos jours,--le mariage, la
+famille, l'éducation, le travail, la richesse, la propriété, l'égalité
+des droits de l'un et de l'autre sexe, l'émancipation des
+femmes,--s'agitaient déjà il y a plus de deux mille ans. Aristophane les
+traite à sa manière, selon le procédé comique, par le ridicule et la
+bouffonnerie.
+
+Le communisme, qui est le faux socialisme, avait été, très-anciennement,
+rêvé par les uns, pratiqué par les autres:--pratiqué dans les
+républiques de Crète et de Sparte; rêvé par les métaphysiciens Phaléas
+et Platon, dans la _République_ idéale dont chacun d'eux avait tracé le
+plan, peut-être avec quelque réminiscence ou quelque reflet des
+croyances orientales.
+
+Le mythe indien montrait la société entière sortant de Brahma toute
+constituée:--de sa tête, les prêtres; de ses bras, les guerriers; de ses
+cuisses, les laboureurs; de ses pieds, les esclaves. La propriété,
+collective, indivisible, demeurait tout entière dans les mains des
+prêtres, fils premiers-nés du dieu; c'était un communisme partiel.
+
+Le génie dorien, fidèle aux traditions reçues des mystérieux Pélasges,
+renferma aussi la population de Sparte dans quatre cadres inflexibles,
+et, divisant la terre par portions égales entre tous les citoyens, les
+obligea pourtant d'en consommer les revenus en commun.
+
+Or Phaléas et Platon prirent la Crète et Sparte dans le monde réel comme
+bases de leurs aristocratiques théories dans le monde idéal,
+Platon,--pour ne parler que de lui, puisque le livre de Phaléas ne nous
+est point parvenu,--divise, dans sa _République_, les citoyens en trois
+castes, semblables aux trois premières des Indiens: quant aux esclaves,
+qui formeraient la quatrième caste d'hommes, ceux-là ne comptent même
+pas; ils ne font point partie de l'espèce humaine, ils sont des choses.
+Les terres et les biens sont possédés en commun par les trois castes.
+Les femmes aussi sont en commun: elles appartiennent à tout le monde, et
+n'habitent en particulier avec personne; de sorte que les enfants ne
+connaissent pas leurs pères, ni les pères leurs enfants. Ainsi, plus de
+famille! aucun lien! La pudeur périt, comme la tendresse: sous prétexte
+que la femme est égale, à l'homme (_égale_, oui; mais non _identique_;
+et c'est ce que l'on perd de vue!), on traitera les femmes comme les
+hommes; elles apprendront à monter à cheval, à lancer le javelot ou le
+disque; elles s'exerceront dans les gymnases et dans les palestres, nues
+parmi les jeunes hommes nus.--Les enfants sont fils de l'État; ils sont
+tous confondus dès la naissance, et toute mère, sans pouvoir reconnaître
+le sien, doit à tous sa mamelle devenue publique.
+
+Tels étaient les égarements de cette politique de Platon, si aisée
+d'ailleurs à réfuter par la morale du même philosophe.
+
+L'ironie d'Aristophane, et plus tard le bon sens d'Aristote, firent
+justice de ces chimères. Celui-ci, dans sa _Politique_, critique
+rudement l'auteur de la _République_, et le réfute avec un bon sens
+impitoyable. L'autre, dans ses comédies, sans nommer ni Phaléas ni
+Platon, présente de la manière la plus spirituelle et la plus bouffonne
+les objections qui s'élèvent contre ces systèmes de communauté
+absolue.--Au reste, Platon lui-même, dans ses _Lois_, qui ne sont pas
+une rétractation de la _République_, mais une sorte de transaction entre
+l'idéal et le possible, entre le rêve et la réalité, ne parle ni de la
+communauté des femmes ni de la communauté des biens.
+
+Il faut voir en détail comment Aristophane traitait toutes ces théories.
+
+ * * * * *
+
+Les _Femmes à l'Assemblée_ ne sont pas sans analogie avec _Lysistrata_:
+il s'agit encore d'une conspiration féminine; mais, cette fois, ce n'est
+plus une révolte, c'est une révolution, et une révolution sociale.
+
+Les Athéniennes, sous la conduite de Praxagora, femme avisée et
+entreprenante, comme son nom le fait entendre, ont formé le dessein de
+se déguiser en hommes, de s'introduire dans l'Assemblée, de s'assurer
+ainsi la pluralité des voix, et de faire voter une constitution
+nouvelle, fondée sur la communauté des biens, des femmes et des
+enfants,--et, de plus, assurant au sexe féminin la direction des
+affaires publiques. Par ce dernier point seulement la parodie
+d'Aristophane dépasse la _République_ de Platon.--Voilà le sujet de
+cette comédie, amusante satire du communisme,--et nouveau
+travestissement de la démocratie, pouvant faire suite aux _Chevaliers_,
+aussi bien qu'à _Lysistrata_.
+
+La pièce commence,--ainsi que la précédente, et comme un grand nombre
+d'autres pièces grecques, soit tragiques, soit comiques,--un peu avant
+le lever du jour.
+
+Praxagora est seule, elle attend ses compagnes dans une rue proche de la
+Pnyx, où doit avoir lieu une réunion préparatoire. Parodiant les débuts
+de tragédie, elle adresse la parole en style pompeux à la lampe qu'elle
+tient à la main, à la «complice de ses secrets plaisirs[116].»
+
+Une femme arrive, puis une autre.--«Je t'ai bien entendue, dit celle-ci,
+gratter à ma porte, pendant que je me chaussais. Mon mari, ma
+chère,--c'est un marin de Salamine,--ne m'a pas laissée en repos une
+seule minute de toute la nuit! Enfin, je n'ai eu que ce moment-là pour
+m'évader en prenant ses habits.»
+
+Toutes les femmes, et les plus distinguées de la ville, viennent se
+joindre aux trois premières. Elles ont eu soin de se procurer des
+barbes: chez les Athéniens, il n'y avait guère que les hommes débauchés
+qui n'en portassent point. Elles racontent qu'au lieu de continuer à
+s'épiler et à se flamber comme de coutume, elles se sont frottées
+d'huile par tout le corps et exposées au grand soleil.
+
+Tout va bien: chaussures lacédémoniennes, bâtons, habits d'hommes, rien
+ne leur manque pour paraître dans l'Assemblée.
+
+Quelques-unes, voulant mener de front le ménage et la politique, ont
+apporté leur laine et leurs fuseaux pour travailler pendant les débats.
+
+—-«Pendant les débats, malheureuse?--Sans doute! Entendrai-je moins
+bien, si je travaille? Mes enfants vont tout nus!»
+
+Ce sont les _tricoteuses_ de ce temps-là.
+
+On fait une sorte de répétition des rôles, afin de les mieux jouer. Les
+orateurs mettent leurs barbes et leurs couronnes. Praxagora prononce la
+formule: «Qui veut parler?» prescrite par Solon, et que l'on n'omettait
+jamais, parce qu'elle conservait la liberté, en avertissant que tout
+citoyen avait le droit de prendre la parole.
+
+Une Athénienne se lève et fait un exorde qu'emploiera plus tard
+Démosthène lui-même dans son Discours sur la Liberté des Rhodiens. Puis
+elle s'anime et, dans le feu de l'improvisation, elle s'oublie et jure
+_par les deux déesses_, manière de jurer propre aux femmes.
+
+Praxagora à son tour prend la parole: Sauvons le vaisseau de l'État, qui
+ne marche pour le moment ni à la voile ni à la rame. C'est aux femmes
+qu'il faut remettre le gouvernail. N'est-ce pas à elles que l'on confie
+le soin de mener la barque de la famille? Ne sont-ce pas elles qui
+règlent la dépense? Elles s'entendront mieux que les hommes à
+administrer les finances publiques.--Déjà Lysistrata s'était servie de
+cet argument.--Praxagora en ajoute d'autres: Les femmes seules ont
+conservé les mœurs antiques. «En effet, elles s'accroupissent pour
+mettre la viande sur le gril, comme autrefois; elles portent fardeaux
+sur la tête, comme autrefois; elles célèbrent les fêtes de Cérès et de
+Proserpine, comme autrefois[117]; elles font cuire les gâteaux, comme
+autrefois; elles font enrager leurs maris, comme autrefois; elles
+reçoivent chez elles des amants, comme autrefois; elles achètent des
+gourmandises en cachette, comme autrefois; elles aiment le vin pur,
+comme autrefois; elles se plaisent aux ébats voluptueux, comme
+autrefois. Ainsi, Athéniens, en leur abandonnant l'administration,
+n'ayons aucun souci, ne nous enquérons point de ce qu'elles feront.
+Laissons-les gouverner en toute liberté. Considérons avant tout qu'elles
+sont mères, et qu'elles auront à cœur d'épargner les soldats.»
+
+Argument sérieux, qui surprend l'auditeur au bout d'une tirade
+bouffonne. Lysistrata l'a employé déjà, et après elle le chœur de la
+même comédie.--Il est très-grave, et nous ne voyons pas qu'on puisse y
+répliquer, si ce n'est pas de froides railleries.
+
+Pourquoi donc un temps ne viendrait-il pas, où les femmes, mères de
+famille, auraient enfin voix au chapitre et seraient non pas éligibles,
+mais électeurs? Nous n'osons aller jusqu'à dire avec Condorcet et Olympe
+de Gouges: «Les femmes ont bien le droit de monter à la tribune,
+puisqu'on ne leur conteste pas celui de monter à l'échafaud!» Non, le
+temps de l'échafaud est passé pour elles, comme pour tous; celui de la
+tribune, je crois, ne viendra jamais; je parle de la tribune politique.
+Mais nous ne voyons pas du tout en quoi la bienséance pourrait être
+offensée et contrarier la justice si un jour on reconnaissait aux mères
+de famille le droit d'aller déposer dans l'urne électorale un bulletin
+de vote silencieux. En dépit du préjugé et des moqueries, je ne puis me
+résoudre à croire que les femmes soient condamnées à rester mineures
+éternellement, et que toute une moitié du genre humain soit à jamais
+exclue d'un droit que nous nommons _universel_[118].
+
+M. John Stuart Mill, après Condorcet, est d'avis de donner à la femme le
+droit de suffrage. On répond à cela que la femme électeur impliquerait
+la femme éligible. Cela n'est point une nécessité.--Il y aurait plus
+d'une objection à faire quant à ce second degré.--Pour le premier il n'y
+en a aucune.
+
+ * * * * *
+
+Les Athéniennes, comme de raison, saluent de leurs applaudissements le
+discours de Praxagora.
+
+Là répétition ayant réussi, elles se rendent à l'Assemblée. Ainsi se
+termine cette exposition pleine de mouvement et de verve, semée, dans le
+texte, de plaisanteries fort vives et d'équivoques licencieuses,
+auxquelles le sujet ne prêtait que trop.
+
+ * * * * *
+
+Mais voici quelque chose de plus gros que la licence proprement dite, et
+je ne puis l'omettre entièrement, voulant donner une idée abrégée mais
+aussi exacte que possible du théâtre d'Aristophane.
+
+Le mari de Praxagora, Blépyros, s'est réveillé, et n'a plus trouvé ses
+habits, ni ses chaussures, ni sa femme. Il s'est vu obligé de prendre
+les mules et les habits de celle-ci; car un besoin pressant, dit-il, le
+forçait de sortir avant le jour.
+
+«Où trouverai-je un endroit favorable? Ma foi! la nuit, tous les
+endroits sont bons! Personne ne me verra faire.--Ah! malheureux, de
+m'être marié, à mon âge! Que je mérite bien mille coups!...--Certes, ce
+n'est pas dans de bonnes intentions qu'elle s'est échappée du
+logis!--Enfin, faisons toujours notre affaire.»
+
+Un autre homme survient et trouve Blépyros dans cette posture et avec
+cette toilette: robe jaune et chaussures persiques! La même aventure lui
+arrive, à lui aussi: en se réveillant, plus de femme, plus de souliers,
+plus de manteau! il a donc été obligé de s'affubler également des
+vêtements laissés par la fugitive.
+
+Ces hommes affublés de robes de femmes sont la contre-partie comique des
+femmes travesties en hommes.
+
+Blépyros ne se dérange pas pour causer avec un ami, et même il invoque
+la déesse des accouchements difficiles.
+
+Un troisième citoyen arrive de la Pnyx, et raconte ce qui vient de s'y
+passer. Il y avait à l'Assemblée une foule telle qu'on n'en vit jamais,
+et, chose étrange! c'étaient tout des visages blancs! On a vu paraître à
+la tribune, d'abord un chassieux, le fils de Néoclès; ensuite le subtil
+Évéon, «qui était nu, à ce que nous croyions tous, mais il disait qu'il
+avait un manteau[119]; puis, un beau jeune homme, au teint blanc,
+semblable à Nicias[120], et qui a proposé de remettre aux femmes le
+gouvernement de la république. «C'est, a dit ce jeune orateur (vous
+reconnaissez Praxagora), la seule nouveauté dont nous ne nous soyons pas
+encore avisés à Athènes en fait de gouvernement.» Sa proposition a été
+appuyée par la foule des visages blancs, qui étaient en majorité, et la
+chose a été votée d'emblée.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Votée?
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ Oui.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ On les a chargées de tout ce qui regardait les hommes?
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ Comme tu dis.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Ainsi ce sera ma femme qui ira au tribunal à ma place?
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ Et ce sera elle qui à ta place entretiendra vos enfants.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Et je n'aurai plus à me fatiguer dès le matin?
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ Non, ce sera l'affaire des femmes. Toi, au lieu de geindre, tu
+ resteras au lit à péter à ton aise.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Ce que je crains pour nous autres, c'est que, tenant en main les
+ rênes du gouvernement, elles ne nous obligent,... de force,... à...
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ À quoi?
+
+ BLÉPYROS.
+
+ À les caresser.
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ Et alors, si nous ne pouvons pas...
+
+ BLÉPYROS.
+
+ J'ai peur qu'elles ne nous refusent à dîner.
+
+ CHRÉMÈS.
+
+ Eh bien! tâche de t'exécuter et de dîner.
+
+Les deux bonshommes s'en vont, chacun de son côté.
+
+Les femmes reviennent, triomphantes! Elles jettent leurs barbes et leurs
+déguisements masculins. Investies de l'autorité, aussitôt elles se
+mettent à l'œuvre. Praxagora expose son plan de communisme: communauté
+des biens, communauté des femmes, communauté des enfants. Tout cela
+présenté très-plaisamment par le poëte comique. Le phalanstère lui-même
+semble prévu:
+
+ PRAXAGORA.
+
+ Je veux faire de la ville une seule et même habitation, où tout se
+ tiendra et ne fera qu'un, où l'on sera les uns avec les autres.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Et les repas, où les donnera-t-on?
+
+ PRAXAGORA.
+
+ Les tribunaux et les portiques seront convertis en salles de
+ banquet.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Et la tribune, à quoi servira-t-elle?
+
+ PRAXAGORA.
+
+ À mettre les cratères et les aiguières. J'y placerai aussi des
+ enfants pour chanter la gloire des braves et l'opprobre des lâches
+ qui, tout honteux, n'oseront pas assister au festin.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Par Apollon! ce sera charmant...
+
+ PRAXAGORA.
+
+ Lorsque vous sortirez de table, les femmes courront au-devant de
+ vous dans les carrefours, en vous disant: Par ici, viens chez nous,
+ tu y trouveras une jolie fille.--Chez moi aussi, dira une autre du
+ haut de sa fenêtre; elle est belle et éblouissante de blancheur;
+ mais il faut d'abord coucher avec moi.--Et les hommes laids,
+ surveillant de près les beaux jeunes gens, leur diront: «Eh! l'ami,
+ où cours-tu si vite? Entre chez elles, mais tu ne feras rien: c'est
+ aux laids et aux camards que la loi accorde le droit d'être les
+ premiers admis...» Eh bien! dis-moi, tout cela n'est-il pas bien
+ arrangé?
+
+ BLÉPYROS.
+
+ À merveille.
+
+ PRAXAGORA.
+
+ Il faut que j'aille sur la grand'place pour recevoir les biens
+ qu'on va mettre en commun et que je choisisse une crieuse publique
+ à la voix sonore. À moi tous ces soins, puisqu'on m'a départi le
+ pouvoir! je dois faire dresser aussi les tables publiques, afin que
+ dès aujourd'hui vous banquetiez tous en commun.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Dès aujourd'hui, nous allons banqueter?
+
+ PRAXAGORA.
+
+ Sans doute. Et puis, je veux abolir les courtisanes, absolument.
+
+ BLÉPYROS.
+
+ Pourquoi?
+
+ PRAXAGORA.
+
+ Eh! mais, afin que nous ayons, nous autres, les prémices des jeunes
+ gens...
+
+Trait profond, sous forme plaisante. Il n'y aura plus de courtisanes,
+parce que toutes les femmes le seront.
+
+Blépyros, bon type de mari, ne se sent pas de joie en écoutant pérorer
+sa femme. Sans songer du tout à lui disputer le pouvoir, il lui fait sur
+le nouvel état de choses des questions naïves contenant, sous forme
+ingénue, des objections si solides qu'Aristote lui-même, au commencement
+du livre II de sa _Politique_, n'en trouvera pas de meilleures pour
+battre en brèche la cité idéale de Platon.
+
+Praxagora répond à tout imperturbablement, Blépyros est
+ébloui.--Lorsqu'elle a fini son discours:--Allons, dit-il, que je marche
+tout près de toi, afin qu'on me regarde et qu'on dise: Voyez-vous? c'est
+le mari de notre générale!
+
+C'est l'inverse de la chanson:
+
+
+ Ah! que je suis fière
+ D'être femme d'un militaire!
+ Ah! que je suis fière
+ Et comme, à son bras
+ Je sais faire mes embarras!
+
+Le chœur, qui suivait ce dialogue dans la pièce grecque est
+malheureusement perdu: c'était sans doute le cri de triomphe des femmes
+devenues maîtresses et souveraines de la République à la suite de leur
+coup d'État; il y avait là encore, probablement, bien des gaietés, bien
+des malices.--De notre temps on a composé plusieurs pièces sur ce sujet:
+_le Royaume des Femmes, ou le Monde à l'envers;--la Reine Crinoline_,
+etc.
+
+ * * * * *
+
+Vient ensuite une scène excellente entre deux bourgeois, dont l'un,
+simple et de bonne foi, se dispose à donner ses biens à la République,
+pour obéir au décret et apporte tout son petit ménage; tandis que
+l'autre, prudent et peu docile, jure pour sa part de ne rien lâcher qu'à
+la dernière extrémité. Ses paroles naïves et chaleureuses respirent
+l'amour sacré de la propriété et l'enthousiasme de l'égoïsme... Le
+citoyen-modèle allègue la loi.--Bah! dit l'autre, la loi! on la vote,
+mais depuis quand est-ce qu'on l'exécute? Recevoir, bien; mais donner,
+non! ce n'est pas dans mes habitudes.
+
+Une péripétie amusante, c'est que, le repas public étant servi, quand
+tout est prêt, lits et tapis, coupes, parfums et parfumeuses, lièvres à
+la broche, gâteaux, fruits, couronnes,--celui des deux bourgeois qui n'a
+pas contribué veut se mettre à table avec tout le monde, puisqu'ainsi
+l'ordonne la loi!
+
+ LE PREMIER CITOYEN.
+
+ Et où vas-tu? puisque tu n'as pas contribué!
+
+ LE DEUXIÈME CITOYEN.
+
+ Eh! je vais au banquet!
+
+ LE PREMIER CITOYEN.
+
+ Oh, oh! si les femmes ont du sens, tu ne dîneras pas sans avoir
+ contribué!
+
+ LE DEUXIÈME CITOYEN.
+
+ Mais je contribuerai!
+
+ LE PREMIER CITOYEN.
+
+ Quand cela?
+
+ LE DEUXIÈME CITOYEN.
+
+ Oh! je ne serai pas le dernier!
+
+ LE PREMIER CITOYEN.
+
+ Comment?
+
+ LE DEUXIÈME CITOYEN.
+
+ Il y en aura de moins pressés que moi!
+
+ LE PREMIER CITOYEN.
+
+ En attendant, tu vas dîner.
+
+ LE DEUXIÈME CITOYEN.
+
+ Que veux-tu? il faut que les hommes de sens prennent part comme ils
+ peuvent à la chose publique.
+
+Et il va prendre part, en effet, et la plus grosse part possible.--Cette
+scène n'est-elle pas de tous les temps?
+
+ * * * * *
+
+Nous venons de voir comiquement mettre en pratique la première partie de
+la Constitution nouvelle, celle qui regarde la communauté des biens; le
+poëte met ensuite en action celle qui concerne la communauté des
+femmes,--point déjà touché dans la scène entre Praxagora et son
+mari;--quant à la communauté des enfants, elle a été incidemment touchée
+aussi, et cela presque dans les mêmes termes que chez Platon.
+
+Une série de scènes parfois licencieuses, souvent gracieuses et toujours
+comiques, nous montre trois vieilles femmes successivement disputant à
+une jeune fille la possession d'un beau jeune homme;--ce sont les
+vieillards de Suzanne retournés, ou la femme de Putiphar multipliée en
+trois personnes.--La première vieille s'écrie:
+
+Qu'il vienne à mes côtés, celui qui veut goûter le bonheur! Ces jeunes
+filles n'y entendent rien: il n'y a que les femmes mûres pour connaître
+l'art de l'amour! Nulle ne chérirait comme moi l'amant qui me
+posséderait! Les jeunes filles sont des coquettes!
+
+LA JEUNE FILLE.
+
+Ne dis pas de mal des jeunes filles! c'est dans les lignes pures de
+leurs jambes fines et de leur jeune sein que fleurit la volupté; mais
+toi, vieille, tu es là étalée et embaumée comme pour tes funérailles,
+amante de la mort!
+
+La vieille cependant tient bon, ayant la loi pour elle: «Les femmes ont
+décidé que, si un jeune homme désire une jeune fille, il ne pourra la
+posséder qu'après avoir satisfait une vieille.» _Dura lex, sed lex_! La
+vieille, à cheval sur son droit, prétend user, et en long et en large,
+du bénéfice que la loi lui confère. Pas moyen de lui échapper! Cruelle
+vieille! il faut en passer par là! pauvre jeune homme!
+
+En vain la belle fille vient en aide au garçon, et continue
+d'apostropher la vieille qui se cramponne à lui: «Allons donc, vieille!
+il est trop jeune pour toi; tu serais sa mère! songe à Œdipe[121]!»
+
+En vain aussi le jeune homme déclare qu'il n'a pas besoin de vieux
+cuir.--S'échappant des mains de la première vieille, il tombe dans
+celles de la seconde, et de celle-ci dans la troisième: c'est pis que
+Charybde et Scylla, ici il y a trois monstres et trois gouffres!
+
+ LA DEUXIÈME VIEILLE.
+
+ C'est moi qu'il doit suivre, d'après la loi!
+
+ LA TROISIÈME VIEILLE.
+
+ Non pas, c'est moi: c'est la plus laide!
+
+Et elle l'entraîne. L'autre tire de son côté. Le jeune homme, tiré à
+trois vieilles, est peu s'en faut, écartelé: premier supplice, qui n'est
+que le prélude de l'autre. La troisième vieille, et la plus effroyable,
+l'emporte enfin, sur les deux premières, conformément à la loi.
+
+ * * * * *
+
+La pièce se termine, comme d'ordinaire, par une bombance générale, à
+laquelle on invite plaisamment les spectateurs: «Vieillards, jeunes gens
+et enfants, le dîner est prêt pour tout le monde sans exception,... si
+l'on s'en va chez soi.»
+
+ * * * * *
+
+Le poète, paraissant demander grâce pour son excessive
+liberté--d'imagination, de paroles et d'actions,--ajoute, par la voix du
+coryphée, une adroite requête au public et aux juges du concours
+dramatique: «Que les sages me jugent sur ce que j'ai dit de sage, les
+fous sur ce que j'ai dit de fou; je me soumets ainsi au jugement de
+tous.»
+
+Puis le chœur de femmes se sépare en deux demi-chœurs, qui bondissent,
+poussant des cris de joie et de triomphe: «Courons nous mettre à table!
+les autres mangent déjà! Sautons en l'air, ohé! évohé! allons manger!
+Evohé, ohé! célébrons la victoire! ohé, ohé, ohé, ohé!»
+
+C'est par ces cris, et par une sorte de ballet, comme toujours, que se
+terminait la comédie.
+
+ * * * * *
+
+En résumé,--passons sur la licence, inséparable des fêtes du dieu du
+vin,--est-il possible de mettre plus d'entrain et de gaieté dans la
+critique d'une utopie socialiste?
+
+Encore avons-nous dû omettre toutes sortes de joyeusetés où éclate
+impétueusement la fantaisie d'Aristophane, qui n'a d'égale que celle de
+Rabelais ou celle de Shakespeare. Pour ne citer qu'un seul détail, le
+menu du repas public est donné en six vers qui ne font qu'un seul mot;
+mais ce seul mot énumère tous les mets, et ces noms de mets sont soudés
+ensemble et forment soixante-dix-sept syllabes! Je le transcris, pour en
+donner l'idée:
+
+ Lepadotemachoselachogaleo--
+ Cranioleipsanodrimypotrimmato--
+ Silphioprasomelitocatakechymeno--
+ Kichlepicossyphophattoperistera--
+ Lectryonoptenkephalokinclope--
+ Leiolagôosiraiobaphétraganopterygôn.
+
+Ouf!... Un tel mot vaut un discours; c'est une carte de restaurateur;
+cela signifie à peu près:
+
+«Huîtres, salaisons, turbots, têtes de squales, silphium à la sauce
+piquante, assaisonné de miel, grives, merles, tourterelles, crêtes de
+coq grillées, poules d'eau, pigeons, lièvres cuits au vin, tendons de
+veau, ailes de volaille.»
+
+Pour dire un pareil mot tout d'une haleine, il faudrait être
+Grandgousier, Gargamelle ou Gargantua. Il me rappelle les chefs-d'œuvre
+de la gastronomie allemande et particulièrement les principes de la
+composition du _Saucissenkartoffelbreisauerkrautkrantzwurst_. Formidable
+couronnement de l'édifice culinaire allemand, ce mets est surmonté d'une
+guirlande de boudins et d'andouilles; une corniche de choucroute,
+entrelacée de betteraves confites au sel, forme un anneau qui repose sur
+une coquille de saucisses et de saucissons fumés et rôtis sur le gril.
+Des ornements, imitant lourdement le travail des orfèvres, contournent
+la coquille et sont composés de sept espèces de boudins, pour les noms
+desquels nous renvoyons le lecteur au fameux _Kochbuch_, composé par un
+professeur de chimie de Heidelberg. Une purée de pois, flanquée de
+boules de pommes de terre, s'agite à la base du mets, qui s'élève
+magistralement assis sur une vaste croûte de pâté. Il est arrosé de haut
+en bas avec de l'eau-de-vie de pommes de terre, et enduit d'une couche
+épaisse de sirop de groseilles. Puis, on l'allume et on le place
+flambant sur la table.
+
+Il y a aussi un Noël populaire de la Bresse qui pourrait être cité ici
+(Voir les _Chansons populaires des provinces_ de France, notices par
+Champfleury, p. 41 et 42).
+
+ * * * * *
+
+En somme, la comédie des _Femmes à l'Assemblée_ nous fait voir une fois
+de plus qu'il n'y a point d'idée si sérieuse que la comédie ne puisse
+atteindre, pour la faire tomber sous le ridicule, ou la contrôler par la
+raillerie, ou la faire triompher par le bon sens.
+
+
+
+
+PLUTUS.
+
+
+Plutus, en grec _Ploutos_, c'est à dire _Richesse_, mais Richesse au
+masculin, le bonhomme Richesse; c'est quelque chose comme le seigneur
+Capital, qu'on a, de notre temps, mis sur la scène; ou le dieu Trésor
+chez les Latins.
+
+Plutus, dieu des richesses, était au nombre des dieux infernaux, parce
+que les richesses se tirent du sein de la terre[122]. Selon Hésiode, il
+était fils de Cérès: l'agriculture est, en effet, la première source des
+richesses. On le représentait ordinairement sous la forme d'un vieillard
+aveugle, boiteux et ailé, venant à pas lents, mais s'en retournant d'un
+vol rapide, et tenant une bourse à la main. À Athènes, la statue de la
+Paix tenait sur son sein Plutus enfant, symbole des richesses dont la
+Paix est la mère.
+
+La pièce de Plutus est une satire économique et une allégorie morale. Le
+poëte, ayant critiqué dans la pièce précédente le système de la
+communauté des biens, aborde dans celle-ci une autre question qui touche
+de près à la première ou qui est une autre face du même problème, celle
+de la répartition des richesses. «Ne semble-t-il pas,--dit Chrémyle, qui
+est, après Plutus, le premier personnage de la pièce,--ne semble-t-il
+pas que tout soit extravagance ou plutôt démence dans le monde, à voir
+le train dont il va? Une foule de méchants jouissent des biens qu'ils
+ont acquis par l'injustice, tandis que les plus honnêtes gens sont
+misérables et meurent de faim.»
+
+Cette pièce est, parmi celles qui nous restent d'Aristophane, la seule
+appartenant à la comédie _moyenne_, période de transition entre
+l'_ancienne_ et la _nouvelle_[123]. Nous n'en avons de lui aucune qui
+appartienne à la comédie _nouvelle_.
+
+Après la victoire remportée par les Lacédémoniens sur les Athéniens au
+fleuve de la Chèvre (_Ægos Potamos_), victoire qui mit fin à la guerre
+du Péloponnèse, Athènes ayant été prise par Lysandre en 404, le
+gouvernement des Trente, établi sur les ruines de la démocratie,
+défendit par un décret de mettre désormais sur la scène les événements
+contemporains, de désigner par son nom aucune personne vivante, et de
+faire usage de la parabase. _Plutus_ avait été représenté pour la
+première fois en 408, quatre ans avant ce décret, et fut reprise vingt
+ans après la première représentation, avec les changements
+nécessaires[124]; la pièce, telle que nous l'avons aujourd'hui, est un
+composé de ces deux éditions[125].
+
+Au reste, dès la défaite de Sicile, comme on manquait également d'argent
+pour subvenir aux représentations scéniques et de gaieté pour les
+animer, on avait déjà réduit le chœur. À plus forte raison, lorsque la
+constitution politique fut changée, la chorégie disparut avec la
+démocratie: c'est-à-dire que les citoyens riches, s'il en restait
+quelques-uns, n'étant plus intéressés à nourrir, faire instruire et
+habiller magnifiquement des choristes, comme sous le régime
+démocratique, pour gagner la faveur du peuple et ses voix dans les
+élections, il en résulta que le chœur, cessant d'être soutenu par les
+fortunes particulières, et ne l'étant point, ne l'ayant jamais été par
+le trésor public, devint de plus en plus pauvre et mince, et fut presque
+réduit à rien. Enfin, la parabase, qui en était la partie vitale, l'âme
+et l'aiguillon, en ayant été retranchée par ce décret, ce fut la mort du
+chœur: il disparut. Dans la pièce que nous venons d'analyser, _les
+Femmes à l'Assemblée_, il n'y a plus de parabase[126]; dans _Plutus_,
+repris en 388, il n'y a plus ni parabase ni chœur lyrique; il y a
+seulement quelques vers prononcés par le chœur, c'est-à-dire par le
+coryphée, dans le dialogue de la pièce. Dans plusieurs endroits est
+marquée la place où le chœur proprement dit, le chœur lyrique, chantait
+et dansait, selon la coutume, lors de la première représentation, en
+408; mais la place est vide, le chœur n'y est plus.
+
+Ainsi périt la comédie _ancienne_. Et, chose singulière! elle périt
+parce que les idées d'Aristophane avaient triomphé. En effet, qu'a-t-il
+soutenu toujours? l'aristocratie et la paix. Et qu'a-t-il combattu
+toujours? la démocratie et la guerre. Or, sa cause est victorieuse, les
+faits sont pour lui, la paix est conclue, l'aristocratie triomphe, la
+démocratie succombe, mais avec elle la liberté, et dès lors l'_ancienne_
+comédie. La démocratie revint plus tard avec Thrasybule, mais sans
+rétablir la liberté du théâtre.
+
+Le poëte comique, ne pouvant plus se prendre aux personnes ni aux choses
+du temps, est obligé de se borner à la critique philosophique et
+littéraire, ou à l'allégorie morale et à une sorte d'apologue en action;
+c'est ce qu'on appelle la comédie _moyenne_, acheminement à la
+_nouvelle_, qui entreprendra de peindre la vie privée, les mœurs
+domestiques et les caractères. Pour la comédie en général, ce sera un
+progrès; pour la comédie grecque, une décadence. En effet, elle cesse
+d'être un combat, une discussion partiale et brûlante, en même temps
+qu'un jet lyrique de l'ivresse dionysiaque; elle n'est plus qu'une œuvre
+littéraire: or ce fut, chez les Grecs, un signe de décadence pour la
+littérature, quand elle cessa de faire partie de la vie politique et
+sociale, et qu'elle commença de se prendre elle-même pour fin et pour
+objet.
+
+Le sort de la tragédie et celui de la comédie, comme le remarque
+Schlegel d'une manière aussi ingénieuse que juste, furent
+très-différents: l'une mourut de mort naturelle, et l'autre de mort
+violente; la tragédie expira, lorsque ses forces se furent peu à peu
+épuisées et qu'elle ne fut plus en état de se soutenir à son antique
+hauteur; la comédie fut privée, par un acte du pouvoir suprême, de la
+liberté illimitée, condition nécessaire de son existence.
+
+Horace, dans l'_Épître aux Pisons_, que l'on nomme communément _Art
+poétique_, indique cette catastrophe en peu de mots: «À ces poëtes
+(Thespis et Eschyle) succéda l'ancienne comédie, qui obtint de grands
+succès; mais la liberté y dégénéra en licence et mérita d'être réprimée
+par une loi. La loi fut portée, et le chœur se tut honteusement, quand
+il n'eut plus le pouvoir de nuire.»
+
+Mais cette dernière raison n'est pas la principale. La principale est
+celle que nous venons de dire: à savoir que la ruine des grandes
+fortunes, d'une part, et de l'autre la difficulté de trouver des
+choréges, lorsque l'intérêt politique eut cessé de les exciter, firent
+d'abord réunir la chorégie comique et la chorégie tragique en une seule
+_liturgie_[127], qui elle-même bientôt parut trop lourde à ceux que ne
+stimulaient plus l'ambition et la soif de la popularité. C'est ce qui
+causa la décadence du théâtre. Les corporations d'acteurs, en se
+substituant à l'État, soutinrent seules, pendant quelque temps encore,
+l'art dramatique, ou, pour mieux dire, en prolongèrent la
+décadence[128].
+
+ * * * * *
+
+Ces réflexions étaient nécessaires avant l'analyse de _Plutus_. On ne
+peut se défendre, en lisant cette comédie, d'une sorte de tristesse: on
+sent qu'Athènes est humiliée, ruinée; plus de liberté, plus d'argent,
+plus de joie dans les fêtes de Bacchus! Le poëte comique s'évertue à
+mériter encore ce titre par des œuvres d'un esprit fin et par des
+allégories délicates, mais où l'abstraction se fait un peu sentir.
+
+Au reste, si la fantaisie est moins vive, moins impétueuse, moins
+lyrique dans _Plutus_ que dans les autres comédies d'Aristophane, en
+revanche elle est plus morale, plus relevée et plus sévère. C'est ce que
+fera voir l'analyse de la pièce.
+
+Le laboureur Chrémyle, homme de bien et pauvre, s'apercevant que la
+fortune n'a de faveurs que pour les scélérats et les parjures, les
+sycophantes, les orateurs vendus, va demander à l'oracle d'Apollon s'il
+a eu tort de rester honnête homme, et, puisque «pour lui, le carquois de
+sa vie est épuisé,» s'il ne doit pas songer à faire de son fils un
+coquin[129], la voie de l'injustice et de l'iniquité paraissant être
+celle du bonheur.
+
+N'admirez-vous pas comme, dès le début, la question se pose d'une
+manière à la fois piquante et grave? En même temps, ne croit-on pas déjà
+sentir un souffle de moralité ésopique ou socratique, je ne sais quel
+parfum noble et pur, comme une exhalaison prochaine des jardins
+d'Acadèmos.
+
+Apollon ordonne à Chrémyle de suivre la première personne qu'il
+rencontrera au sortir du temple, de l'aborder et de l'emmener dans sa
+maison.
+
+Cette première personne se trouve être Plutus. Il est aveugle. Chrémyle
+lui demande qui il est. Plutus refuse d'abord de répondre; enfin les
+menaces de Chrémyle et de son esclave Carion le contraignent à se faire
+connaître.
+
+ PLUTUS.
+
+ Je suis Plutus.
+
+ CARION.
+
+ Toi, Plutus? en cet état misérable!
+
+ PLUTUS.
+
+ Oui.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Quoi! lui-même?
+
+ PLUTUS.
+
+ Tout ce qu'il y a de plus lui-même!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ D'où viens-tu donc, en si piteux équipage?
+
+ PLUTUS.
+
+ De chez Patrocle[130], qui ne s'est pas baigné depuis sa naissance.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Et qui est-ce qui t'a rendu aveugle, dis-moi?
+
+ PLUTUS.
+
+ C'est Jupiter, jaloux des hommes. Quand j'étais jeune, je le
+ menaçai de ne visiter que les gens honnêtes, justes et vertueux;
+ alors il me rendit aveugle, pour m'empêcher de les reconnaître,
+ tant il est jaloux des gens de bien[131]!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Cependant les gens de bien et les justes sont les seuls qui
+ l'honorent!
+
+ PLUTUS.
+
+ C'est vrai.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Eh bien donc, si tu recouvrais la vue, tu fuirais les méchants?
+
+ PLUTUS.
+
+ Sans doute.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Tu visiterais les bons?
+
+ PLUTUS.
+
+ Assurément. Il y a si longtemps que je n'en ai vu!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Ce n'est pas étonnant: moi qui vois clair, je n'en aperçois pas non
+ plus!
+
+Et il regarde les spectateurs.
+
+Chrémyle promet à Plutus de le guérir et de lui rendre la vue, s'il
+consent à demeurer chez lui. Plutus veut rester aveugle, il craint la
+colère de Jupiter.--«Mais, dit Chrémyle, que serait, au prix de ta
+puissance, celle de Jupiter et de ses tonnerres, si tu recouvrais la
+vue, fût-ce peu d'instants?» Et il le lui prouve par une série de
+questions et de répliques subtiles, qu'on pourrait prendre, par moments,
+pour une page détachée des dialogues de Platon. Le ton comique se
+maintient par toutes sortes de plaisanteries et d'allusions aux choses
+et aux personnes du temps, que le poëte, habilement, entremêle aux
+subtilités philosophiques. Le dialogue se termine ainsi.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Enfin, Plutus, c'est par toi que tout se fait; tu es la seule et
+ unique cause du bien comme du mal; n'en doute pas!
+
+ CARION.
+
+ À la guerre, la victoire est toujours du côté où tu fais pencher la
+ balance[132].
+
+ PLUTUS.
+
+ Quoi! à moi seul, je peux faire tant de choses?
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Et bien d'autres encore! Aussi jamais personne ne se lasse de toi.
+ On se rassasie de tout le reste: d'amour,...
+
+ CARION.
+
+ De pain,
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ De musique,
+
+ CARION.
+
+ De friandises,
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ D'honneur,
+
+ CARION.
+
+ De gâteaux,
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ De gloire,
+
+ CARION.
+
+ De figues,
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ D'ambition,
+
+ CARION.
+
+ De bouillie,
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ De pouvoir,
+
+ CARION.
+
+ De lentilles[133],
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Mais de toi on ne se rassasie jamais! Qu'on ait treize talents, on
+ désire d'autant plus en avoir seize. Si on atteint ce chiffre, on
+ en veut quarante[134]; sans quoi on ne saurait vivre!
+
+Plutus consent enfin à rester chez Chrémyle, qui, en brave homme et en
+bon cœur (le caractère se suit bien) invite aussitôt les laboureurs ses
+voisins à venir partager sa joie. Ce sont eux qui forment le chœur de la
+pièce.
+
+Pour guérir Plutus de sa cécité, il veut le faire coucher une nuit dans
+le temple d'Esculape[135]. Comme il s'apprête à l'y conduire, une femme
+lui barre le chemin; c'est la Pauvreté,--qui ne souffrira pas qu'on
+essaye de la chasser de partout.--Ici vous sentez un peu l'abstraction.
+Pourtant l'allégorie est belle, et soutenue avec une éloquence qui fait
+songer encore à Prodicos, à Xénophon, à Platon et à Socrate.
+
+La Pauvreté leur prouve que, loin d'être l'auteur de tous les maux comme
+on le croit vulgairement, elle est l'auteur de tous les biens; et que
+rendre la vue à Plutus, ce serait faire la plus grande des folies:
+supposé, en effet, que Plutus, la Richesse, se donne à tous également,
+personne ne voudra plus rien faire; c'est la ruine de l'industrie et du
+commerce; des sciences, des lettres et des arts. «Qui se souciera de
+forger le fer? de construire des vaisseaux? de faire des habits? de
+fabriquer des roues? de tailler le cuir? de faire de la brique? de
+blanchir, de corroyer; de labourer la terre pour en tirer les dons de
+Cérès,--si l'on peut vivre sans travailler, dans une oisiveté parfaite?»
+
+Un phalanstérien aurait réponse prête: la théorie du travail
+attrayant;--réponse plus spécieuse que solide, et qui compte sans _la
+papillonne_ du même système, autrement puissante que _la cabaliste_! Le
+travail attrayant est sujet au caprice, et le caprice ne permet pas
+d'accomplir des œuvres ardues, surtout des travaux plats et monotones,
+comme ceux dont se compose la vie quotidienne de la plupart des hommes.
+L'héroïsme d'une minute est plus facile que le travail suivi, le
+dévouement quotidien, obscur.
+
+Le bonhomme Chrémyle ne répond guère plus solidement.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Tu radotes! tous ces travaux, nos serviteurs nous les feront.
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Où donc trouveras-tu des serviteurs?
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Nous en achèterons avec de l'argent.
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Et qui donc d'abord voudra vendre, si tout le monde a de
+ l'argent?... Il te faudra donc labourer, bêcher, te livrer à toutes
+ sortes de travaux: ta vie sera bien plus pénible qu'elle ne l'est
+ aujourd'hui.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Que ce présage retombe sur ta tête!
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Tu n'auras plus, ni lit pour te coucher, où en trouveras-tu? ni
+ tapis, qui voudra en faire, s'il a de l'or? ni parfums pour la
+ toilette de ta jeune femme, ni étoffes brochées et teintes en
+ pourpre pour sa parure. Et cependant à quoi sert d'être riche, si
+ l'on est privé de toutes ces jouissances? Grâce à moi, au
+ contraire, vous avez aisément tout ce qu'il vous faut: comme une
+ maîtresse vigilante, je force l'ouvrier par le besoin à travailler
+ pour gagner sa vie[136].
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Quels autres biens peux-tu donner que des brûlures au feu de
+ l'étuve publique[137], que les cris des enfants affamés et des
+ vieilles femmes gémissantes; que les puces, les poux, les cousins,
+ dont le bourdonnement nous réveille et nous dit: «Lève-toi pour
+ crever de faim!» Et quels autres habits que des haillons? quel lit,
+ qu'une litière de joncs pleine de punaises qui nous empêchent de
+ fermer l'œil? Pour couverture, une natte pourrie; pour oreiller,
+ une grosse pierre sous la tête: en guise de pain, des racines de
+ mauve; pour tout potage, des feuilles de rave sèches; pour siége,
+ un vieux tesson de cruche; pour pétrin, une douve de tonneau
+ fendue; voilà les biens dont tu nous combles!
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Cette vie-là n'est pas la mienne; c'est celle des mendiants que tu
+ décris!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Mendicité n'est-elle pas sœur de Pauvreté?
+
+ LA PAUVRETÉ
+
+ Comme Denys, pour vous, est frère de Thrasybule! Mais telle n'est
+ point; telle ne sera jamais ma vie. La mendicité consiste à végéter
+ sans posséder rien; la pauvreté, à vivre d'épargne et de travail:
+ point de superflu, mais le nécessaire!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Vie heureuse, ma foi! d'épargner et de se donner de la peine, pour
+ ne pas laisser de quoi se faire enterrer!
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Tu plaisantes et tu railles, au lieu de parler sérieusement, quand
+ tu refuses de reconnaître que je sais, bien mieux que Plutus,
+ rendre les hommes forts et de corps et d'esprit. Avec lui, ils sont
+ lourds, ventrus, goutteux, chargés d'un honteux embonpoint; avec
+ moi, minces, à taille de guêpes, et redoutables à l'ennemi.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ C'est en les affamant, sans doute, que tu leur donnes cette taille
+ de guêpes?
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Quant au moral, je m'en vais te prouver que la modestie habite avec
+ moi, et l'insolence avec Plutus.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Ah! la belle modestie, que de voler et de percer les murs!
+
+ BLEPSIDÈME.
+
+ Eh bien! est-ce que le voleur n'est pas modeste, puisqu'il se
+ cache?
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Vois les orateurs dans les républiques, tant qu'ils sont pauvres,
+ ils plaident pour le bonheur du peuple et la gloire de la patrie;
+ mais, une fois que le peuple les a enrichis, ils ne se soucient
+ plus du droit, ils trahissent la nation, et dressent des embûches à
+ la démocratie.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Tu dis vrai, quoique mauvaise langue; mais ne triomphe pas pour
+ cela, car je ne t'en ferai pas moins repentir d'avoir prétendu me
+ persuader que Pauvreté vaut mieux que Richesse.
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ Tu ne peux cependant pas me réfuter; tu ne répliques que par des
+ moqueries et des propos en l'air.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Eh bien! comment se fait-il donc que tous les hommes te fuient?
+
+ LA PAUVRETÉ.
+
+ C'est parce que je les rends meilleurs. Est-ce que les enfants ne
+ fuient pas les salutaires avis de leurs parents? Tant il est
+ difficile de discerner ce qui est bon!
+
+Le débat continue ainsi, mêlé de sérieux et de plaisant. Et Chrémyle,
+bonhomme un peu entêté, s'écrie: «Tu ne me persuaderas pas, quand même
+tu me persuaderais[138]!» Il finit par chasser la Pauvreté, qui lui dit
+en s'éloignant: «Un jour tu me rappelleras.--Eh bien! tu reviendras
+alors, répond Chrémyle; mais, pour le moment, va te faire pendre! J'aime
+mieux être riche.»
+
+Quelle admirable scène! Que de sens, d'esprit, d'éloquence! Horace a
+raison de le dire, la comédie peut hausser le ton quelquefois. Jamais
+elle ne le haussa davantage. Ni le père du _Menteur_ arrachant à son
+indigne fils le titre de gentilhomme, ni le père de _Don Juan_
+reprochant à cet hypocrite scélérat de déshonorer sa noblesse, ni
+Cléante flétrissant la fausse dévotion et la tartuferie, ne font rien
+entendre de plus fort, de plus grand, de plus beau.
+
+La conclusion de cette scène, c'est plus que le _fecunda virorum
+Paupertas_[139] du poëte; c'est, à savoir, que le travail est la
+condition de notre nature, la loi, non-seulement physique, mais morale,
+la dignité, la sauvegarde et la consolation de la vie humaine. Il nous
+sauve, en effet, soit des plaisirs qui nous dissipent et parfois nous
+corrompent, soit de la préoccupation constante du problème de notre
+destinée, et de cette pensée, unique de l'infini, qui mène à la folie ou
+à l'_abétissement_ recommandé en propres termes par Pascal. Le travail
+nous courbe physiquement, mais nous tient debout moralement. Ceux qui
+n'aiment pas le travail finissent tôt ou tard par s'avilir. Ô la fausse
+doctrine qui prétend que le travail est un châtiment!
+
+Une telle scène est, à elle seule, un monument littéraire et moral.
+
+ * * * * *
+
+Chrémyle conduit Plutus au temple d'Esculape. Plutus y recouvre la vue:
+fidèle à sa promesse, il ne favorisera que les gens de bien.
+
+Le poëte fait raconter par l'esclave Carion à Myrrhine, femme de
+Chrémyle, comment Plutus a recouvré la vue, et saisit cette occasion de
+montrer au doigt les fraudes des prêtres avides, le charlatanisme des
+médecins. Myrrhine répond à ces révélations de Carion, en bonne dévote
+un peu scandalisée.
+
+Plutus guéri revient avec Chrémyle, et l'enrichit de tous les biens.
+Chrémyle aussitôt se voit obsédé des innombrables courtisans de toute
+fortune nouvelle[140]. Il a peine à se dégager de cet encombrement
+d'amis. «Allez vous faire pendre! Ah! que d'amis se montrent tout à
+coup, quand on est heureux! Ils me percent de leurs coudes, ils me
+meurtrissent les jambes, pour me témoigner leur tendresse!».
+
+ * * * * *
+
+La dernière partie de la pièce nous présente le contraste assez plaisant
+(c'est un des procédés d'Aristophane) de fripons subitement ruinés et
+d'honnêtes gens subitement enrichis par la guérison de Plutus: une
+révolution sociale sous forme comique.
+
+ UN SYCOPHANTE.
+
+ Ah! quel coup! je suis ruiné par ce misérable Plutus! Il faut le
+ rendre aveugle de nouveau, s'il y a encore une justice!
+
+ UN HOMME JUSTE.
+
+ Je ne crois pas me tromper en disant que cet homme ruiné était un
+ coquin.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Alors, par Jupiter! son malheur est justice!
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Où est, où est celui qui à lui seul avait promis de nous enrichir
+ tous, s'il recouvrait la vue? Au contraire, il ruine les gens!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Qui donc ruine-t-il?
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Mais, moi d'abord!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Tu étais sans doute un coquin et un voleur?
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ C'est vous plutôt qui êtes des misérables! je suis sûr que c'est
+ vous qui avez mon argent!
+
+Et ce sycophante essaye de prouver que Plutus a ruiné la république.
+
+ * * * * *
+
+Ensuite une vieille femme vient se plaindre d'être abandonnée par un
+beau jeune homme à qui elle donnait de l'argent, et qui, devenu riche,
+se moque d'elle.
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Il était si joli, si bien fait, si honnête! il se prêtait si bien à
+ mes désirs, et s'en acquittait si parfaitement! De mon côté, je ne
+ lui refusais rien.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Et qu'est-ce qu'il te demandait d'ordinaire?
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Peu de chose: il était avec moi d'un discrétion étonnante! Tantôt
+ c'étaient vingt drachmes pour un manteau, ou huit pour des
+ chaussures; ou bien il me priait d'acheter des tuniques pour ses
+ sœurs, une petite robe pour sa mère; tantôt il avait besoin de
+ quatre boisseaux de blé.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ En effet, c'était peu de chose, et j'admire sa discrétion!
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Et ce n'était pas, disait-il, l'intérêt qui le portait à me rien
+ demander, mais la tendresse! c'était afin que ce manteau donné par
+ moi lui rappelât sans cesse mon souvenir!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Tendresse étonnante, en effet!
+
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Hélas! il n'en est plus ainsi; et le perfide est bien changé! Je
+ lui avais envoyé ce gâteau et les autres friandises que tu vois sur
+ cette assiette, en lui annonçant ma visite pour ce soir...
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Eh bien! qu'a t-il fait?
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Il m'a renvoyé mes cadeaux; en y ajoutant cette tarte, à condition
+ que je ne viendrais plus jamais chez lui, et avec cela il m'a fait
+ dire: «Les Milésiens furent braves autrefois[141]!»
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ L'honnête garçon! Que veux-tu? Pauvre, il dévorait n'importe quoi;
+ riche, il n'aime plus les lentilles!
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Autrefois il venait chaque jour à ma porte!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Pour voir si l'on t'enterrait?
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Non, rien que pour entendre le son de ma voix.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Et emporter quelque cadeau.
+
+ LA VIEILLE.
+
+ S'il me sentait triste, il m'appelait tendrement sa petite colombe,
+ son petit canard!
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Et ensuite il demandait pour avoir des souliers?
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Un jour que je me rendais en char aux grands mystères, quelqu'un me
+ regarda; il en fut si jaloux, qu'il me battit toute la
+ journée[142].
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ C'est sans doute qu'il aimait à manger seul.[143]
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Il me disait que j'avais les mains très-belles.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Oui, quand elles lui tendaient vingt drachmes!
+
+ LA VIEILLE.
+
+ Que j'exhalais de ma personne un doux parfum.
+
+ CHRÉMYLE.
+
+ Quand tu lui versais du Thasos!
+
+Ensuite, viennent des répliques plus grosses, pour divertir la populace:
+il en fallait pour tous les goûts. Un théâtre, fait pour tout un peuple,
+ne peut pas être aussi châtié, aussi pur, qu'un théâtre restreint, fait
+seulement pour les classes lettrées et polies. Cela explique bien des
+choses soit dans Aristophane, soit dans Shakespeare.
+
+Bien plus! le jeune homme paraît à son tour, et, non content
+d'abandonner la vieille, l'insulte grossièrement et platement. C'est
+dans une telle scène qu'on peut mesurer toute la distance qui sépare la
+civilisation grecque de la nôtre. Certes, ce qu'on appelle chez nous la
+jeunesse dorée ne brille guère par la politesse envers les femmes; mais
+le plus malotru, le plus brutal de nos jeunes gens d'aujourd'hui ne
+dirait pas à la dernière des prostituées une seule des plaisanteries
+ignobles que dit ce jeune athénien à cette malheureuse.
+
+Après un chœur que l'on n'a plus, les spectateurs voyaient entrer
+Mercure.
+
+Hermès, toujours affamé[144], déserte le parti des dieux, à qui les
+hommes n'offrent plus de sacrifices depuis que Plutus règne sur la
+terre. Il vient se mettre au service de Chrémyle, hôte de Plutus.
+
+«Quoi! lui dit l'esclave Carion, tu quitterais les dieux pour rester
+ici?
+
+--On est beaucoup mieux chez vous, dit Hermès.
+
+--Mais déserter? crois-tu que ce soit honnête?»
+
+Hermès, déclamant un vers de tragédie:
+
+La patrie est partout où l'on se trouve heureux!
+
+Il ne faut pas perdre de vue qu'Hermès, quoiqu'il soit gourmand et
+voleur, est le dieu des arts et de l'éloquence: ce n'est pas sans
+intention que le poëte nous le fait voir, en ce temps de _ploutocratie_,
+désertant les hauteurs célestes pour venir, lui aussi, offrir et ses
+hommages et ses services à la divinité de l'or; allégorie qui parle
+d'elle-même, mais que de trop nombreux exemples pourraient au besoin
+commenter.
+
+ * * * * *
+
+Un prêtre même de Jupiter abandonne les autels du maître de l'Olympe, et
+se consacre au culte de Plutus, souverain des hommes et des dieux! En
+d'autres termes, la Religion, aussi bien que l'Art, s'agenouille devant
+la Richesse. Les exemples de cela ne manqueraient pas non plus.
+
+De pareils traits, de pareilles scènes, est-ce là ce que Voltaire
+appelle «des farces dignes de la foire Saint-Laurent?» car c'est ainsi
+qu'il qualifie les comédies d'Aristophane. La Harpe, disciple trop
+fidèle en ce point, se hâte de jurer _in verba magistri_. Au reste, le
+grand Eschyle lui-même n'était-il pas à leurs yeux «un barbare?» Et
+Fontenelle, moins poliment, ne disait-il pas en parlant de ce
+Shakespeare athénien: «C'est une manière de fou?»--Pourquoi Aristophane
+aurait-il trouvé grâce devant ces Français entichés de leur pays et de
+leur temps?
+
+ * * * * *
+
+Lucien, qui à certains égards a mérité d'être appelé le Voltaire grec, a
+mieux compris Aristophane, et s'en est souvent inspiré. _Timon_ est un
+reflet de _Plutus_: l'un, comme l'autre, est une satire de l'injuste
+répartition des biens, et une peinture des péripéties qu'amènent la
+richesse et la pauvreté. Plusieurs personnages de ce dialogue, Richesse,
+Pauvreté, Hermès, sont les mêmes que ceux de la comédie.--Shakespeare, à
+son tour, a repris ce sujet, dans sa pièce intitulée: _Timon d'Athènes_.
+
+ * * * * *
+
+Les Aristophanes de nos jours ont refait le _Plutus_ de diverses
+manières et sous différents titres: Bulwer, _l'Argent_; Alexandre Dumas
+fils, _la Question d'Argent_; Balzac, _Mercadet_; etc.
+
+George Sand, admirant _Plutus_ comme il convient, en a fait une
+imitation[145]. Le tort de l'illustre écrivain est d'avoir mêlé à cette
+fable antique des sentiments modernes: par exemple, d'avoir donné à
+Chrémyle une fille qui aime un esclave nommé Bactis.
+
+ * * * * *
+
+Si cette comédie de _Plutus_ n'est pas une des plus vives entre celles
+qui nous sont parvenues comme spécimens du génie d'Aristophane, elle est
+une des plus hautes et des plus nobles, prise dans sa généralité, dans
+son esprit et dans sa conclusion: car enfin, c'est là la moralité, en
+même temps que le poëte stigmatise la cupidité, l'égoïsme et les autres
+vices des hommes, il fait voir, par l'exemple de Chrémyle, qu'on peut
+rester honnête tout en devenant riche; il montre aussi, chose
+consolante, que, si les gredins et les scélérats peuvent réussir pour un
+temps, leur règne n'est pas éternel: un tour de roue de la fortune les a
+portés en haut, un autre les renverse. Si leur triomphe paraît long,
+c'est eu égard à la brièveté de la vie des individus qui souffrent; mais
+il est court dans le développement général de l'humanité.
+
+Cette comédie eut l'honneur assez rare d'être représentée deux fois: car
+ordinairement c'était pour une représentation unique que ces grands
+poëtes athéniens prenaient la peine de composer et d'écrire, de faire
+apprendre par cœur et répéter aux acteurs et aux choristes une comédie,
+ou une tragédie, ou un drame de Satyres. Que de soins et de travaux pour
+une heure ou deux! Quelle princière munificence de l'esprit et du
+génie[146]!
+
+_Plutus_ eut donc cette gloire exceptionnelle d'être repris une seconde
+fois, après une vingtaine d'années.
+
+ * * * * *
+
+La comédie _moyenne_ ne fut pas toujours, tant s'en faut! d'un caractère
+si élevé, d'une intention si philosophique! Nous savons, d'autre part,
+que la gastronomie y jouait un rôle très-important; les curiosités
+littéraires aussi, les _griphes_ par exemple.--Il faut donc nous
+féliciter de ce que l'unique échantillon de la comédie _moyenne_ épargné
+par le temps soit justement un des plus nobles.
+
+ * * * * *
+
+Revenons à la comédie _ancienne_, pour ne la plus quitter.
+
+
+
+
+III
+
+COMÉDIES LITTÉRAIRES.
+
+
+Après les quatre comédies politiques et les quatre comédies sociales, il
+nous reste à analyser les trois comédies littéraires. Ce sont:
+
+_Les Femmes aux fêtes de Cérès_,
+
+_Les Grenouilles_,
+
+_Les Oiseaux_.
+
+De même qu'il y a deux comédies politiques contre Cléon, _les
+Acharnéens_ et _les Chevaliers_, il y a deux comédies littéraires contre
+Euripide, _les Femmes aux fêtes de Cérès_ et _les Grenouilles_, outre
+une scène des _Acharnéens_, et un grand nombre de traits épars dans
+toutes les pièces; sans compter celles que nous avons perdues, _Proagon
+Lemniæ_, etc.
+
+ * * * * *
+
+On nous permettra de revenir en quelques mots sur la scène des
+_Acharnéens_, que nous avons mentionnée seulement.
+
+On se rappelle que Dicéopolis, ayant dessein de prendre la parole devant
+le peuple pour le convertir à la politique de la paix, imagine d'aller
+emprunter à Euripide les haillons d'un de ses héros tragiques, afin de
+mieux émouvoir l'Assemblée.
+
+Il frappe à la porte du poëte. C'est Céphisophon qui vient lui ouvrir.
+Céphisophon était le collaborateur et l'ami d'Euripide, et un peu celui
+de sa femme, dit-on.
+
+Encore une chose que notre siècle n'a pas inventée: le collaborateur!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Holà! quelqu'un!
+
+ CÉPHISOPHON.
+
+ Qui est là?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Euripide est-il à la maison?
+
+ CÉPHISOPHON.
+
+ Il y est et il n'y est pas.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Comment peut-il y être et n'y être pas?
+
+ CÉPHISOPHON.
+
+ Sans doute, bonhomme: occupé à chercher des vers subtils, son
+ esprit n'est pas au logis; mais son corps y est. Mon maître, perché
+ en l'air, compose une tragédie.
+
+La réplique de Céphisophon à Dicéopolis: «Il y est et il n'y est pas,»
+semble une parodie de celles qu'Euripide prête souvent à ses
+personnages; par exemple à Hippolyte: «La langue a juré, mais non pas le
+cœur!» Ou bien «Phèdre, en n'étant pas sage (_par son amour_), a été
+sage (_en m'accusant_); et moi, qui ai été sage (_par ma chasteté_), je
+n'ai pas été sage (_en me laissant accuser_).--Corneille a des
+subtilités semblables; par exemple, lorsque Chimène, dans sa douleur,
+s'exprime ainsi:
+
+ La moitié de ma vie (_mon amant_) a mis l'autre au tombeau,
+ (_mon père_)
+ Et m'oblige à venger, après ce coup funeste,
+ Celle que je n'ai plus (_mon père_) sur celle qui me reste
+ (_mon amant_).
+
+Le bon Dicéopolis est émerveillé de la réponse de Céphisophon, et
+s'écrie:
+
+ O trois fois heureux Euripide, d'avoir un serviteur qui réponde si
+ subtilement.--Appelle ton maître!
+
+ CÉPHISOPHON.
+
+ Impossible!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Appelle toujours: car je ne m'en irai point d'ici, et je resterai à
+ frapper.--Euripide, mon petit Euripide! si jamais tu as écouté
+ personne, écoute-moi! C'est Dicéopolis de Chollide qui t'appelle,
+ c'est moi!
+
+ EURIPIDE, _derrière le théâtre_.
+
+ Je n'ai pas le temps.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Fais-toi rouler ici[147].
+
+ EURIPIDE.
+
+ Impossible.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Cependant...
+
+ EURIPIDE.
+
+ Eh bien! pour rouler, oui, mais pour descendre, non.
+
+Alors on voit apparaître Euripide dans un panier suspendu à une corde,,
+comme Socrate dans _les Nuées._
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Euripide!
+
+ EURIPIDE, _avec une emphase tragique_.
+
+ Quel son a frappé mon oreille?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Ainsi tu perches pour composer, au lieu d'écrire à terre? Je ne
+ m'étonne plus que tu fasses des héros boiteux[148]. Oh! comme te
+ voilà couvert de lambeaux tragiques et de haillons pitoyables. Je
+ ne m'étonne plus, que tes héros soient des mendiants!... Eh bien!
+ je t'en conjure à genoux, Euripide, donne-moi des haillons de
+ quelque vieille pièce: car j'ai à débiter au chœur une longue
+ tirade, et si je parle mal, je suis mort.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Quelles guenilles veux-tu? Celles dont j'ai affublé le pauvre vieux
+ Œnée?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Non: pas celles, d'Œnée! celles d'un plus malheureux encore!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Veux-tu celles de Phénix, l'aveugle?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Non, celles d'un autre encore plus infortuné!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Mais quelles loques demande-t-il donc? Est-ce celles du pauvre
+ Philoctète que tu veux dire?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Point; mais d'un bien plus pauvre encore!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Seraient-ce les sales guenilles du boiteux Bellérophon?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Non; pas Bellérophon! Celui que je veux dire était à la fois
+ boiteux, mendiant, bavard et beau parleur.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Ah! j'y suis! c'est Télèphe, le Mysien[149]!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Oui, Télèphe! Télèphe! Donne-moi ses haillons, je t'en supplie!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Garçon, donne-lui les haillons de Télèphe, ils sont au-dessus de
+ ceux de Thyeste, avec ceux d'Ino.
+
+ CÉPHISOPHON, _à Dicéopolis_.
+
+ Tiens, les voici!...
+
+ DICÉOPOLIS, _étalant le manteau troué_.
+
+ O Jupiter, dont l'œil perce tout, laisse-moi revêtir le costume de
+ la misère! Euripide, achève ton bienfait en me donnant le petit
+ bonnet mysien qui va si bien avec ces haillons. Il me faut
+ aujourd'hui avoir l'air d'un mendiant, «être ce que je suis, mais
+ ne point le paraître[150].» Les spectateurs sauront bien qui je
+ suis, mais le chœur sera assez bête pour l'ignorer, je
+ l'entortillerai de mes sentences.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Je te donnerai le bonnet, en faveur du noble projet que médite ton
+ habile esprit.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ «Que les dieux contentent tes désirs, et ceux que je forme pour
+ Télèphe[151]!» Ah! je me sens déjà tout bourré de sentences! Mais
+ il me faut aussi un bâton de mendiant.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Le voici. «Et maintenant, éloigne-toi de ces portiques[152]!»
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ «Ah! mon âme! tu vois comme on te chasse de cette maison[153],»
+ quand il te faut encore tant de petits accessoires! Mais soyons
+ pressant, opiniâtre, importun. Euripide, donne-moi un petit panier,
+ et dedans une lampe allumée.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Et qu'as-tu à faire de ce panier-là?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Rien; mais je veux l'avoir tout de même.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Ah! que tu m'ennuies! sors de ma maison!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Hélas!... Puissent les dieux t'accorder un aussi brillant destin
+ qu'à ta mère[154]!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Hors d'ici, je te prie!
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Oh! seulement une petite écuelle ébréchée!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Allons, prends, et va te faire pendre. Tu es assommant, sais-tu?
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ «Ah! tu ignores le mal que tu me fais!» Mon bon Euripide chéri,
+ plus rien qu'une petite cruche bouchée avec une éponge.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Malheureux! tu m'enlèves ma tragédie. Allons, tiens et va-t'en.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Je m'en vais; mais, grands dieux! il me faut encore une chose: si
+ je ne l'ai pas, je suis un homme mort. Écoute-moi, mon petit
+ Euripide, donne-moi encore cela, et je m'en vais, je ne reviens
+ plus: quelques petites herbes dans mon panier[155]!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Tu veux donc ma ruine! Tiens, mais c'en est fait de mes drames.
+
+ DICÉOPOLIS.
+
+ Je ne demande plus rien, je m'en vais. «Importun, je ne songe pas
+ que j'excite la haine des rois!...» Ah! malheureux! je suis perdu!
+ j'ai encore oublié une chose sans laquelle tout le reste n'est
+ rien. Euripide, mon excellent, mon cher Euripide, que je meure
+ misérablement, si je te demande encore une seule chose après
+ celle-ci, la dernière de toutes, la vraie dernière: donne-moi de ce
+ cerfeuil que ta mère t'a laissé en héritage.
+
+ EURIPIDE.
+
+ L'insolent! (_à Céphisophon:_) Garçon, ferme la porte à clef.
+
+Voilà cette scène curieuse, étrange. Retranchons-en par la pensée ce qui
+n'eût pas dû s'y trouver: les allusions à la profession de la mère
+d'Euripide; il faut avouer qu'elles sont misérables: comme il arrive
+d'ordinaire, c'est une faute d'esprit en même temps que de cœur. Qu'y
+a-t-il en effet de piquant à rappeler qu'Euripide est fils d'une
+verdurière? qu'est-ce que cela peut enlever au mérite du grand poëte?
+Cela ne pourrait qu'y ajouter: car, supposé que la première éducation
+eût fait défaut à cet esprit, il aurait donc développé tout seul et par
+sa propre force ses germes naturels; il se serait donc fait lui-même: on
+ne voit pas en quoi sa gloire en serait amoindrie ou obscurcie. Entre
+deux hommes ou deux arbres dont les têtes sont au même niveau, est-ce
+que celui qui part de plus bas n'est pas réellement le plus grand des
+deux? Ainsi l'on doit reconnaître qu'ici la pensée d'Aristophane ne vaut
+pas mieux que ses sentiments.
+
+Mais, en laissant de côté ces sottes allusions, les critiques
+littéraires du poëte comique ne manquent ni d'agrément ni de justesse.
+Les subtilités où se complaisait le génie déjà très moderne d'Euripide,
+et l'excès de son _réalisme_, comme l'on dirait aujourd'hui, prêtaient
+matière à raillerie, et l'esprit satirique d'Aristophane en a su tirer
+bon parti. Il y a là un grand nombre de plaisanteries de bon aloi, et un
+trait qui était devenu proverbe: «Malheureux! tu m'enlèves ma tragédie!»
+
+Pour qui étudie l'art de présenter la critique littéraire sous une forme
+vive et dramatique, cette scène des _Acharnéens_ est un modèle.
+
+ * * * * *
+
+Or elle est comme le prélude des _Femmes aux fêtes de Cérès_ et des
+_Grenouilles_.
+
+Notons d'autre part, qu'il y a trois comédies d'Aristophane où les
+femmes,--les femmes grecques,--figurent comme personnages principaux; ce
+sont:_Lysistrata_,--_les Femmes à l'Assemblée_,--et celle-ci: _les
+Femmes aux fêtes de Cérès_.
+
+
+
+
+LES FEMMES AUX FÊTES DE CÉRÈS.
+
+
+On dit qu'il y eut deux pièces portant ce titre, qui est en grec: _les
+Thesmophoriazuses_. Ou bien ce serait la même pièce qui, ayant eu sous
+sa première forme, peu de succès (s'il en faut croire Artaud), aurait
+été refondue. Il ajoute cette remarque: «Un passage cité par Aulu-Gelle
+(livre XV, ch. XX) et par Clément d'Alexandrie (_Stromat._, livre VI)
+comme de la première édition, se trouve dans la pièce telle que nous
+l'avons aujourd'hui; un autre que cite Athénée comme appartenant à la
+seconde, ne s'y trouve point: d'où il résulte que nous avons la
+première;» celle, par conséquent qui eut peu de succès.
+
+Cependant, la pièce, telle que nous la possédons, n'est à mon avis, ni
+moins bien menée, ni moins gaie, ni moins gaillarde même, que
+_Lysistrata_. Peut-être un peu moins serrée seulement. Elle est remplie
+de parodies, et extrêmement littéraire, soit par le fond, soit par la
+forme.
+
+_Les Thesmophoriazuses_, c'est à dire les Femmes célébrant les Fêtes de
+Cérès et de Proserpine. L'assemblée des Thesmophoriazuses se formait de
+la manière suivante: chaque tribu élisait deux femmes qui prenaient part
+à la fête; en montant à Éleusis, elles portaient sur la tête les livres
+sacrés où étaient écrites les lois de Cérès, appelées Θεσμοί:
+de là le nom de _Thesmophories_: procession où l'on portait les
+_Thesmoi_. On ne sait pas avec certitude si, comme Théodoret l'assure,
+les femmes adoraient dans ces mystères le signe représentatif des
+parties qui distinguent leur sexe, ainsi que cela se pratiquait aux
+mystères d'Éleusis; mais Apollodore dit formellement qu'elles se
+permettaient dans ces fêtes les propos les plus lascifs, en mémoire de
+ceux avec lesquels Iambè ou Baubo, selon les vers attribués à Orphée,
+avait fait rire Cérès malgré sa douleur, lorsqu'elle était venue chez
+Célée, en cherchant Proserpine.
+
+Quoi qu'il en soit, l'entrée du temple où les femmes célébraient ces
+fêtes était interdite aux hommes.
+
+ * * * * *
+
+Aristophane donc imagine qu'elles saisissent cette occasion pour
+délibérer à huis clos sur les moyens de se venger d'Euripide, qui ne
+cesse de les accabler d'injures dans ses tragédies: il ne présente sur
+le théâtre que des Ménalippes et des Phèdres, jamais une Pénélope.
+(Elles oublient Polyxène, Iphigénie, Électre, Alceste; la passion ne
+voit jamais qu'un côté des choses.) Indignées, furieuses, elles ont
+résolu de faire à Euripide un mauvais parti,--comme à Orphée les femmes
+de Thrace,--comme celles de Meung à Jean Clopinel qui, dans la seconde
+partie du _Roman de la Rose_, les traite moins délicatement que
+Guillaume de Lorris dans la première.
+
+Euripide, par hasard, apprend le complot formé contre lui. Il songe
+aussitôt combien il lui importerait d'avoir une avocate parmi ses
+ennemies. Mais comment trouver une seule femme qui veuille prendre sa
+défense?
+
+Il propose à Agathon, son confrère en tragédie, de se déguiser en femme,
+il aura peu de chose à faire pour cela, et d'aller plaider adroitement
+sa cause dans le conciliabule féminin.
+
+«Eh! que ne vas-tu toi-même te défendre? dit Agathon,--qui est arrivé
+suspendu en l'air, comme Euripide dans la scène des _Acharnéens_.
+
+--Voici, répond Euripide: d'abord je suis connu; ensuite je suis chauve
+et j'ai de la barbe. Toi, ta figure est belle, blanche et sans poil; tu
+as une voix de femme, un air mignon.»
+
+Agathon cependant refuse.--Mnésiloque, beau-père d'Euripide, s'offre
+pour jouer ce rôle périlleux. On commence à le raser, on l'écorche; il
+crie, et veut s'enfuir avec sa figure à demi-rasée; on le retient de
+force et on l'achève. Puis, on le flambe par le bas, selon l'usage des
+femmes grecques; et cela, s'il vous plaît, en plein théâtre.
+
+«Aïe, aïe! on me brûle! De l'eau, voisins, de l'eau, avant que la
+flamme...»
+
+La suite de cette toilette est intraduisible.
+
+ * * * * *
+
+Tant y a qu'enfin, Mnésiloque, homme entre deux âges, est métamorphosé
+en femme, encore plus que M. de Pourceaugnac ou Mascarille, ou Mme Gibou
+et Mme Pochet. Ce travestissement devait faire une parade très amusante
+pour le gros du public, surtout avec toutes les circonstances de
+fantaisie bouffonne et licencieuse que nous n'avons pu qu'indiquer.
+
+C'étaient des hommes qui, dans les tragédies aussi bien que dans les
+comédies, jouaient les rôles de femme chez les Grecs, du moins, à
+l'époque de Périclès et jusqu'à celle d'Alexandre; de même chez les
+Latins, au commencement; de même chez les Anglais, jusque du vivant de
+Shakespeare; imaginez-vous Desdémona, ou Miranda, ou Ophélia, jouée par
+un homme!--Dans un des prologues de ce poëte, on prie les spectateurs de
+prendre patience parce que la reine n'est pas encore rasée. Dans nos
+Mystères du moyen âge les rôles de femmes aussi bien que d'hommes furent
+joués d'abord par des prêtres et des clercs, et cela au sein même des
+églises, qui, en proscrivant le théâtre antique, devinrent le berceau du
+théâtre moderne.--Jusque chez Molière, quelques personnages, Mme
+Jourdain par exemple, et Philaminte, dit-on, ou plutôt Bélise à ce que
+je pense, étaient jouées par l'acteur Hubert, auquel succéda Beauval.
+Béjart le boiteux joua d'original le rôle de Mme Pernelle, et s'en
+acquitta des mieux, dit le bon Robinet. De notre temps, à
+Constantinople, on a représenté _le Malade imaginaire_ traduit en turc,
+et tous les rôles étaient joués par de jeunes Turcs de la maison du
+sultan. Argant et Toinette, Turcs! M. Purgon et Angélique, Turcs! M.
+Fleurant, MM. Diafoirus et la petite Louison, Turcs!
+
+Mais autant par le masque et par les draperies, par la démarche et par
+la diction, l'acteur grec s'il représentait Électre ou Myrrhine,
+Déjanire ou Lysistrata, s'étudiait à produire l'illusion de la beauté ou
+de la grâce féminines, autant, lorsqu'il représentait Mnésiloque
+travesti en femme, il avait soin de conserver la laideur qui est
+généralement l'apanage du sexe masculin dans l'âge mûr.
+
+Cet usage de faire jouer les rôles de femme par des hommes, explique la
+liberté excessive, la licence gaillarde de tant de passages, et en
+diminue relativement l'obscénité.
+
+ * * * * *
+
+La scène, qui était d'abord devant les maisons d'Agathon et de
+Mnésiloque, est transportée ensuite au temple de Cérès, dont on voit à
+la fois l'intérieur et les abords avec une multitude de petites tentes;
+ce qui pouvait donner lieu à un décor piquant, supposé qu'on voulût se
+mettre en frais.
+
+Les femmes y tiennent séance, et y discutent, dans les formes d'une
+délibération politique, la perte de leur ennemi, ce fils de fruitière
+qui a l'audace de révéler au public leurs fraudes et leurs artifices, au
+risque de rendre les maris clairvoyants! Si les maris ouvrent les yeux,
+il n'y aura donc plus moyen ni de supposer des enfants, ni de s'évader
+pendant la nuit! Déjà voilà qu'on met des verrous à leurs portes, et
+même qu'on les scelle d'un cachet! Si encore elles pouvaient, ainsi
+recluses, se consoler par la gourmandise! Mais non, toutes les
+provisions, la farine, l'huile, le vin, sont aussi sous clef.
+
+Ce qui est assez comique c'est qu'Aristophane, au moment où il semble
+critiquer indirectement les duretés d'Euripide envers les femmes, ne se
+montre pas moins cruel à leur égard.
+
+Mnésiloque, d'un ton de fausset qu'il essaye de rendre argentin, prend
+la défense de l'accusé.--Et le poëte dans ce cadre, continue la satire
+des femmes, thème que reprendront plus tard Juvénal, Boileau et tant
+d'autres: car le mal qu'on a dit des femmes pourrait fournir bien des
+volumes[156].
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Je ne m'étonne point, ô femmes, que les médisances d'Euripide
+ excitent contre lui votre colère et fassent bouillonner votre bile.
+ Moi-même, j'en jure par mes enfants, je hais cet homme: ne pas le
+ haïr serait insensé! Cependant, réfléchissons un peu: nous sommes
+ seules et n'avons pas à craindre que nos paroles soient divulguées.
+ Pourquoi lui faire un crime capital d'avoir révélé deux ou trois de
+ nos mauvais tours, quand nous les comptons par milliers? car moi,
+ d'abord, sans parler d'aucune autre, j'ai sur la conscience pas mal
+ de péchés; celui-ci, par exemple, qui n'est pas mince: J'étais
+ mariée depuis trois jours; mon mari dormait près de moi; j'avais un
+ ami qui avait pris mon pucelage lorsque j'avais sept ans; poussé
+ par sa passion, il vint gratter à la porte; je l'entendis et
+ quittai le lit doucement. Mais mon mari me dit: Où vas-tu?--Où?
+ j'ai la colique, mon ami; je souffre horriblement; je vais au
+ cabinet.--Va, dit-il. Et alors, il broie pour moi des graines de
+ cèdre, de l'anis, de la sauge, pendant que moi, graissant les
+ gonds, j'allai à mon amant; et là, près de la porte, courbant mon
+ corps, et prenant pour appui l'autel et le laurier sacré,... je fus
+ à lui.--Voyez, cependant, est-ce qu'Euripide a jamais parlé de
+ cela? Et, quand nous accordons nos complaisances à des esclaves ou
+ à des muletiers, à défaut d'autres, en parle-t-il? Et quand, après
+ une nuit d'amour avec quelque galant, nous mangeons de l'ail dès le
+ matin, pour rassurer par cette odeur le mari qui revient de monter
+ la garde sur le rempart; Euripide, dites-moi, en a-t-il jamais
+ soufflé mot? S'il maltraite Phèdre, que nous importe? Il n'a jamais
+ parlé non plus de cette femme qui, en déployant un manteau devant
+ son mari, sous prétexte de le lui faire admirer au grand jour,
+ masque ainsi l'amant qui s'évade. J'en connais une autre qui
+ pendant dix jours fit semblant d'être en mal d'enfant, jusqu'à ce
+ qu'elle en eût acheté un; le mari allait de tous côtés chercher des
+ drogues pour hâter la délivrance; une vieille apporta l'enfant dans
+ une marmite, et, pour l'empêcher de crier, elle lui avait mis du
+ miel plein la bouche; elle fait signe à l'autre qui pousse des
+ cris, et dit: Va-t'en, va-t'en, mon homme, car je sens que
+ j'accouche!» C'est que le petit jouait des talons contre le ventre
+ de la marmite[157]. Le mari s'en va tout joyeux; la vieille ôte le
+ miel de la bouche de l'enfant; il se met à vagir; alors elle, la
+ vieille sorcière, qui l'avait apporté, court après le mari et dit
+ en souriant: «C'est un lion, un lion, qui t'est né! ton portrait
+ vivant, dans toutes ses parties, et même dans celle-ci, toute
+ pareille à la tienne et torse comme une pomme de pin!» Ne sont-ce
+ pas là de nos tours? Oui, par Diane! Eh bien alors, pourquoi nous
+ fâcher tant contre Euripide, qui en dit bien moins que nous n'en
+ faisons?»
+
+Ce plaidoyer trop favorable à Euripide inspire déjà à l'assemblée
+quelques soupçons sur cette avocate inconnue; lorsque Clisthène, un
+mignon qui a ses entrées chez les femmes, même aux Thesmophories, satire
+sanglante pour dire que c'est un homme-femme, encore plus qu'Agathon,
+vient leur donner avis qu'un homme s'est glissé parmi elles sous un
+déguisement.
+
+«C'est impossible! s'écrie étourdiment Mnésiloque, quel est l'homme
+assez fou pour se laisser épiler et flamber?»--Exclamation aussi comique
+que celle de M. de Pourceaugnac, également déguisé en femme: «Ce n'est
+pas moi!» crie-t-il aux archers qui le cherchent et qui, sans cette
+imprudente parole, passaient devant _elle_, sans _le_ remarquer.
+
+La péripétie est la même: ce mot naïf de Mnésiloque achève de donner
+l'éveil.--«Il faut, dit Clisthène, que toutes passent à
+l'examen.»--Mnésiloque est inquiet: «Ah! grands dieux!» dit-il à
+part.--On l'entoure, on veut procéder à la vérification:--cela toujours
+en plein théâtre!--Scène plus que bouffonne, qui rappelle fort un
+certain conte de La Fontaine, sur un sujet analogue:--un gaillard qui
+s'est déguisé en nonne pour s'introduire dans un couvent de femmes.
+
+Mnésiloque voudrait bien s'en aller, ou se soustraire à l'examen qui le
+menace. Il simule un besoin pressant; on le suit dans son coin, on ne le
+quitte pas.
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Tu restes bien longtemps à pisser...
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Hélas oui, j'ai une rétention d'urine: j'ai mangé hier du cresson.
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Que nous contes-tu avec ton cresson? Allons, viens ici!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Aïe! ne tire donc pas ainsi une pauvre femme souffrante!
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Dis-moi, qui est ton mari?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Mon mari?... Connais-tu à Cothocide un certain individu?...
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Qui? son nom?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ C'est un individu à qui... un jour, quelqu'un, le fils d'un certain
+ individu...
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Tu patauges!... Voyons, es-tu déjà venue ici?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Mais sans doute, chaque année!
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Quelle est ta camarade de tente[158]?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ C'est une certaine... (_à part_) Je suis pincé!
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Tu ne réponds pas.
+
+ UNE FEMME.
+
+ Laisse: je vais la questionner comme il faut sur les cérémonies de
+ l'année dernière. Éloigne-toi: car tu es homme, tu ne dois rien
+ entendre de cela.--Voyons; dis-moi; quelle fut la première
+ cérémonie qui fut accomplie par nous? Réponds, quelle fut la
+ première?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ La première, ce fut de boire.
+
+ LA FEMME.
+
+ Et après, quelle fut la seconde?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Ce fut de boire à nos santés.
+
+ LA FEMME.
+
+ Tu auras su cela de quelqu'un. Et en troisième lieu?
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Xénylla demanda une coupe: car il n'y avait pas de pots de
+ chambre...
+
+ LA FEMME.
+
+ Tu ne me dis rien qui vaille.--Viens, Clisthène, viens: c'est
+ l'homme dont tu nous parles.
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Eh bien! que faut-il faire?
+
+ LA FEMME.
+
+ Ote-lui ses vêtements. Il ne dit rien qui ait le sens commun.
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Quoi! vous mettrez toute nue une mère de neuf enfants?
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Imprudent, ôte vite ce corset[159]!
+
+ LA FEMME.
+
+ Certes, voilà une solide gaillarde, mais elle n'a pas de tétons
+ comme nous.
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ C'est que je suis stérile, je n'ai jamais eu d'enfants.
+
+ LA FEMME.
+
+ Oui-dà? Tout à l'heure tu en avais neuf.
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Tiens-toi droit! Pourquoi essayes-tu de dissimuler quelque
+ chose[160]?...
+
+ LA FEMME.
+
+ Voyez: il n'y a pas à s'y tromper[161]!
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Où est-ce passé maintenant?
+
+ LA FEMME.
+
+ En avant.
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Mais non.
+
+ LA FEMME.
+
+ Ah! en arrière à présent!
+
+ CLISTHÈNE.
+
+ Mais c'est un va-et-vient, l'ami, plus que sur l'isthme de
+ Corinthe[162]!
+
+ LA FEMME.
+
+ Ah! le misérable! Voilà pourquoi il nous insultait et défendait
+ Euripide.
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Aïe! malheureux, où me suis-je fourré?...
+
+N'est-ce pas, à peu de chose près, le conte de l'Abbesse et des
+Lunettes? Seulement, auprès d'Aristophane, La Fontaine a l'air pudibond.
+C'est qu'aussi les couvents cachaient ce que les phallophories
+étalaient.
+
+ * * * * *
+
+Le cas de l'infortuné Mnésiloque, malgré tous les efforts qu'il fait
+pour le cacher, est donc à la fin découvert. Les femmes vont faire subir
+au traître un châtiment terrible,--comme les blanchisseuses du
+Gros-Caillou au perruquier libertin caché sous l'autel de la patrie,
+dans le Champ de Mars, en 91.
+
+Mnésiloque s'empare d'un enfant qu'une femme portait dans ses bras, et
+jure de le mettre à mort si on ne le laisse pas en repos. Il se trouve
+que cet enfant est une outre de vin emmaillotée, que la femme baisait
+tendrement, tétant au lieu d'être tétée. Mnésiloque lève le poignard sur
+cette outre, comme Dicéopolis sur le panier à charbon des
+Acharnéens.--La femme demande un vase pour recueillir le sang de son
+enfant.
+
+Ces parodies de scènes tragiques quelconques sont suivies d'autres plus
+directes de diverses pièces d'Euripide, _Palamède, Andromède, Hélène_.
+De telles allusions, en grande partie perdues pour nous à qui ces
+tragédies ne sont pas parvenues, avaient de l'intérêt pour les Athéniens
+qui souvent voyaient représenter à peu d'intervalle les ouvrages
+parodiés et les parodies, aimant à rire des choses même qui leur avaient
+tiré des larmes, et s'accommodant aisément de voir tourner en ridicule
+les œuvres qu'ils admiraient le plus.
+
+ * * * * *
+
+En vain Mnésiloque se défend; en vain il essaye aussi de s'enfuir: on le
+poursuit, et cela donnait lieu à une sorte d'entrée de ballet, comme on
+aurait dit chez nous au dix-septième siècle, ou à un intermède de danse,
+comme nous dirions aujourd'hui. Cette poursuite était réglée et rythmée:
+cela est indiqué par les changements de mètre, et par les paroles mêmes
+du chœur (vers 655 à 684). Il faut nous figurer tout cela, avec la jolie
+mise en scène de cette multitude de tentes, entre lesquelles Mnésiloque
+essayait de fuir.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, une autre partie du chœur faisait l'apologie des
+femmes et réfutait les médisances, les calomnies et les injures
+d'Euripide et de son téméraire défenseur (vers 785 à 845). C'est la
+parabase; nous y reviendrons.
+
+ * * * * *
+
+Le pauvre Mnésiloque est enfin arrêté et garrotté par ordre d'un
+prytane; sorte de juge de paix ou de commissaire, que l'on est allé
+requérir.
+
+Le chœur des femmes exprime, par un nouvel intermède de chant et de
+danse, la joie qu'elles ont de se venger, pendant qu'un archer scythe,
+qui baragouine, comme les Suisses dans les comédies de Molière, attache
+Mnésiloque à un poteau, et le serre cruellement, malgré ses cris de
+douleur et ses imprécations.
+
+Mnésiloque, nouvelle Andromède captive, appelle quelque Persée à son
+secours.
+
+Euripide paraît, vêtu en Persée, pour délivrer son Andromède.--Il venait
+de faire représenter une tragédie sur ce sujet. Toute cette scène en
+était la parodie.
+
+ * * * * *
+
+Ensuite il fait le rôle de la reine Écho, un autre de ses personnages,
+et répète seulement les derniers mots des répliques
+d'Andromède-Mnésiloque;--ce qui produisait un effet de scène, nouveau
+sans doute en ce temps-là:
+
+ MNÉSILOQUE, _en Andromède_.
+
+ Triste mort!
+
+ EURIPIDE, _en Écho_.
+
+ Triste mort!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Tu m'assommes, vieille bavarde!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Vieille bavarde!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Ah! tu es par trop insupportable.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Insupportable.
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Mon amie, laisse-moi parler seule; tu me feras plaisir. Allons,
+ assez.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Allons, assez.
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Va te pendre!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Va te pendre!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Quelle peste!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Quelle peste!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Quel radotage!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Quel radotage!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Maudit animal!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Maudit animal!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Gare aux coups!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Coups!
+
+L'archer ou gendarme, étonné de ce bavardage, en demande la cause, et la
+plaisanterie reprend avec lui.
+
+ L'ARCHER.
+
+ Qu'as-tu à jacasser?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Qu'as-tu à jacasser?
+
+ L'ARCHER.
+
+ J'appellerai les prytanes!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Anes!
+
+ L'ARCHER.
+
+ C'est bizarre!
+
+ EURIPIDE.
+
+ C'est bizarre!
+
+ L'ARCHER.
+
+ D'où vient cette voix?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Vois!
+
+ L'ARCHER, _à Mnésiloque_.
+
+ Est-ce toi qui parles?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Est-ce toi qui parles?
+
+ L'ARCHER.
+
+ Ah! gare à toi!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Oie!
+
+ L'ARCHER.
+
+ Tu te moques de moi?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Oie!
+
+ MNÉSILOQUE.
+
+ Non; c'est cette femme qui est près de toi.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Oie!
+
+ L'ARCHER.
+
+ Où est la coquine? Ah! elle se sauve! Où, où te sauves-tu?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Où, où te sauves-tu?
+
+ L'ARCHER.
+
+ Tu ne m'échapperas pas.
+
+ EURIPIDE.
+
+ Tu ne m'échapperas pas.
+
+ L'ARCHER.
+
+ Tu jases encore?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Encore!
+
+ L'ARCHER.
+
+ Arrêtez la coquine!
+
+ EURIPIDE.
+
+ La coquine!
+
+ L'ARCHER.
+
+ Peste soit de la vieille bavarde!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Bavarde!
+
+Euripide, qui vient de figurer déjà en Ménélas, en Persée, en Écho,
+reparaît encore en Persée. Le ventru Mnésiloque a représenté tour à tour
+la belle Hélène et la jeune Andromède.
+
+Persée-Euripide veut la délivrer. Là, Euripide devait paraître dans les
+airs; il faut nous figurer toute cette mise en scène, les
+travestissements, les métamorphoses, les danses et les chants entremêlés
+à ces parodies, qui à elles seules auraient suffi à divertir l'esprit
+très-littéraire des Athéniens.
+
+«Il semble, dit Schlegel, que l'esprit d'Aristophane redouble de
+causticité lorsqu'il s'attaque aux tragédies d'Euripide.»
+
+Persée ne réussit à rien: le gendarme fait bonne garde. Euripide finit
+par faire aux femmes des propositions de paix, qui sont acceptées: il
+s'engage à ne plus dire de mal des femmes, à condition qu'elles rendront
+la liberté à son beau-père. Mais le gendarme ne veut pas lâcher prise.
+
+ * * * * *
+
+Euripide, alors, prend encore une nouvelle forme: il paraît sous la
+figure d'une vieille, et cette vieille amène une danseuse et une joueuse
+de flûte qui, par leurs poses et leurs chansons lascives, émeuvent à
+compassion le cœur du gendarme.
+
+Ah! pour être gendarme, on n'en est pas moins homme!
+
+«Qu'elle est légère!» s'écrie le Scythe en suivant d'un œil émerillonné
+les passes provocantes de la danseuse, «on dirait une puce sur une
+toison!»
+
+Ce qui rappelle le mot de Sancho Pança admirant une belle femme: «Ah! si
+toutes les puces de mon lit étaient faites comme cela!» Mot imité par
+Mérimée dans _Colomba_.
+
+Euripide fait asseoir la danseuse presque nue sur les genoux du bon
+gendarme, qui est ravi: Oui, oui! dit-il, mets-toi, mets-toi; oui, oui,
+ma belle enfant! Oh! les jolis...» Ici, pour traduire, il faudrait citer
+le _Cantique des Cantiques_ et ses grappes de raisin.
+
+Il est pourtant nécessaire de dire, afin de laisser du moins entrevoir
+ce qu'était le théâtre d'Aristophane, que le Scythe énumère et montre
+aux spectateurs toutes les perfections de la danseuse, et les siennes;
+et que le bâton de la Brinvilliers, dans Mme de Sévigné, n'est rien au
+prix.
+
+ * * * * *
+
+Pendant que le gendarme, qui ne se possède plus, se distrait avec cette
+belle, comme Cerbère avec la levrette du _Federigo_ de Mérimée,
+Mnésiloque et Euripide saisissent le moment et prennent la fuite.
+
+Le gendarme s'en aperçoit, mais un peu tard, et, le devoir reprenant le
+dessus, il s'élance après eux et court encore.
+
+ * * * * *
+
+Cette pièce est bien la sœur de _Lysistrata_. Il n'y a rien de plus
+indécent que ces deux comédies, mais il n'y a rien de plus bouffon.
+Maître François Rabelais seul aurait pu traduire mot à mot, en français
+du seizième siècle, _Lysistrata et les Thesmophoriazuses_; et encore
+peut-être aurait-il eu peine, tout joyeux _curé de Meudon_ qu'il était,
+à se maintenir si longtemps à un tel degré d'ivresse orgiaque.
+
+Il y a, pour nous, dans cette pièce, un peu trop de parodies de détail.
+
+
+
+LES GRENOUILLES.
+
+
+Voici une comédie charmante, dans laquelle on respire un air plus pur.
+
+_Les Grenouilles_, continuent les Fêtes de Cérès; c'est un nouvel assaut
+livré à Euripide.
+
+Il venait de mourir. Aristophane, néanmoins, le poursuit, comme il a
+poursuivi Cléon; jusqu'aux enfers.
+
+Sitôt qu'Euripide y fut arrivé, dit-il, il donna un échantillon de son
+savoir-faire aux larrons, aux coupeurs de bourses, aux enfonceurs de
+portes, aux parricides, qui foisonnent en ces tristes lieux.
+
+À l'instant, cette aimable multitude, admira sa subtilité et son adresse
+à la parole pour et contre (vous vous rappelez le Juste et l'Injuste,
+dans _les Nuées_, où Socrate, est représenté, lui aussi, comme un
+voleur). Charmés de la souplesse d'Euripide et de ses artifices, tous
+ces gens-là raffolèrent de lui: ils le jugèrent le plus habile, et
+détrônèrent Eschyle pour le mettre à sa place.
+
+ * * * * *
+
+Peut-être aura-t-on peine à comprendre aujourd'hui cette guerre
+d'injures et de calomnies en guise de critique littéraire; peut-être n'y
+verra-t-on qu'un acte de jalousie peu honorable pour l'auteur et peu
+intéressant pour le public. Mais reportez-vous à Athènes, au milieu de
+ce peuple artiste, passionné pour l'esprit, pour la dialectique, la
+poésie et l'éloquence, et vous comprendrez mieux l'emportement des
+écoles diverses et des divers partis. Ne perdez pas de vue que la
+littérature était étroitement unie à la morale, à la politique, à la
+religion; qu'elle était la dépositaire des traditions nationales. Ce
+n'était pas comme chez les modernes, une littérature de papier; c'était
+l'âme même de la nation qui palpitait dans cette poésie, presque toute
+de mémoire encore et à peine écrite. Chargée de transmettre aux
+générations nouvelles cet héritage sacré des traditions, si elle en
+perdait quelque chose, si elle permettait aux novateurs et aux sophistes
+de l'envahir et de le saccager, Aristophane ne pouvait-il pas croire, ou
+essayer de se persuader à lui-même, qu'il remplissait une mission
+patriotique en poussant le cri d'alarme contre cette dépositaire
+infidèle? De là sa haine pour Euripide, comme pour Socrate. Socrate,
+c'est, comme nous dirions aujourd'hui, la révolution dans l'éducation;
+Euripide, c'est la révolution au théâtre. Donc Aristophane croit de son
+devoir de les attaquer partout et toujours, comme des impies et de
+mauvais citoyens, comme des hommes sans foi ni loi, tandis qu'il
+n'hésite point à se considérer lui-même en dépit de son obscénité et de
+son irrévérence envers certains dieux, comme un poëte très-religieux et
+très-moral.
+
+La tragédie continuait l'éducation du peuple grec, que l'épopée avait
+commencée: la tragédie était une sorte d'initiation populaire à
+l'histoire nationale, à la morale et aux dogmes. La faire descendre de
+cette fonction sacrée, altérer les traditions mythologiques, transporter
+sur la scène l'art des sophistes et les habitudes des déclamateurs, y
+lancer des maximes périlleuses, y invoquer _le dieu inconnu_, n'était-ce
+pas ébranler les croyances publiques et miner la foi populaire?
+
+Euripide faisait alors dans ses tragédies ce que, vingt-deux siècles
+plus tard, Voltaire devait renouveler dans les siennes: la guerre à tout
+le régime ancien.
+
+Eh bien! alors, comprenez-vous l'indignation d'Aristophane, l'homme du
+passé, contre Euripide, l'homme de l'avenir?
+
+Aussi, écoutez ce qu'il lui reproche: est-ce seulement le mauvais goût
+de certaines innovations réalistes, l'abus des machines, des costumes,
+des moyens matériels et extérieurs? Non, ce qu'il lui reproche surtout
+c'est d'avoir faussé les esprits, corrompu les âmes, altéré le caractère
+national, dégradé la race hellénique, cette race valeureuse qui défendit
+si bien les autels de ses dieux et les tombeaux de ses pères à Marathon.
+
+Dans Aristophane, fanatique de l'ancien régime, il y a du Joseph de
+Maistre.
+
+Et pourquoi Aristophane s'adresse-t-il à Euripide plutôt qu'a tout autre
+poëte? C'est qu'Euripide est le représentant le plus brillant, et par
+conséquent, suivant lui, le plus dangereux, de cette jeune littérature
+née au milieu des déclamations de l'Agora et des subtilités de l'école
+sophistique; c'est qu'il personnifie en lui l'esprit nouveau, avec sa
+mobilité inquiète, sa curiosité, son audace, son irrévérence, sa fureur
+de tout discuter, de tout ébranler.
+
+À la vérité, la tragédie d'Euripide avait aussi ses inspirations
+sublimes, lorsqu'elle se souvenait des leçons d'Anaxagore et des
+entretiens de Socrate. Mais si, aux yeux de la philosophie moderne, et
+même des Pères de l'Église, ces inspirations font la gloire d'Euripide,
+précisément aux yeux d'Aristophane, partisan des vieilles idées en
+toutes choses et des antiques divinités, ces spéculations téméraires
+étaient autant de niaiseries coupables, d'attaques à la morale publique,
+et de blasphèmes contre la religion.
+
+Euripide fait du théâtre une tribune, d'où il prêche les maximes
+nouvelles. Il bouleverse sans scrupule les vieilles légendes
+hiératiques, les traditions vénérées. Les personnages de la tragédie
+d'autrefois, ces demi-dieux, hauts de quatre coudées, il les force à
+descendre, il les abaisse au niveau de l'humanité. De l'idéal, la
+tragédie tombe au réel. Les dieux mêmes, ne sont plus pour lui que des
+machines à prologue ou à épilogue. Le langage suit cette décadence des
+personnages. Pour le rendre plus populaire et plus humain, le poëte
+dialecticien en altère la forme austère et sacrée; il le brise pour
+l'assouplir. Il ouvre la porte du théâtre tragique à une foule de mots
+profanes, «babillards et chétifs.» La tragédie se rapproche de la
+comédie. Elle fait allusion à l'événement du jour: elle parle guerre,
+s'il y a guerre; elle attaque un usage qui déplaît à l'auteur. Sûr de
+charmer les Athéniens, ou de piquer leur curiosité, Euripide dénature le
+spectacle tragique: au lieu d'une leçon élevée, d'un enseignement
+indirect mais général, s'adressant à tous les âges, il en fait une œuvre
+de critique, de polémique ou de fantaisie, comme la comédie elle-même.
+Il mêle à son _Andromaque_ une pointe de satire littéraire sur les
+collaborateurs, dont il savait par expérience les inconvénients de
+diverse sorte; à son _Électre_ et à ses _Phéniciennes_, la critique des
+œuvres d'Eschyle sur le même sujet (_les Choéphores, les Sept chefs_).
+Dans la même _Andromaque_, il s'élève contre un décret qui, à ce que
+l'on croit, permettait, depuis les désastres de la guerre, le mariage
+avec deux femmes (ce qui expliquerait que Socrate, comme on l'a dit, en
+ait eu deux). Enfin, il transporte au théâtre les discussions de
+l'Agora, et, amenant le peuple à se déjuger, lui fait parfois condamner
+sur la scène ce qu'il a approuvé ailleurs.
+
+Par là encore la tragédie, telle que la faisait Euripide, empiétait sur
+la comédie. Il était naturel qu'Aristophane défendît le domaine de
+celle-ci, ses priviléges et ses franchises.
+
+Plus les Athéniens goûtaient Euripide, plus Aristophane l'attaquait;
+mais plus aussi il devait déployer d'habileté, d'esprit, de verve dans
+ses attaques, pour les faire accepter et pardonner.
+
+C'est l'admiration du public athénien pour Euripide qu'il a voulu
+parodier dans cet enthousiasme de tous les gueux des enfers en faveur du
+poète qui vient d'y arriver.--Le poète Philémon se serait pendu,
+disait-il, s'il eût été certain de revoir Euripide aux enfers.
+
+Remettons-nous bien en mémoire à quel moment paraissent _les
+Grenouilles_.
+
+Euripide mort, à la cour d'Archélaos, roi de Macédoine, les Athéniens
+envoient une ambassade à ce prince pour lui redemander le corps de leur
+poète; Archélaos revendique pour sa patrie l'honneur de le posséder: on
+se dispute Euripide après sa mort, comme on se l'était disputé pendant
+sa vie. Athènes entière, Sophocle en tête, qui allait mourir presque
+aussitôt après son illustre rival, prend le deuil autour du cénotaphe
+qu'on élève aux restes absents du poète adoré... Au milieu de ce concert
+de louanges et de regrets, une voix s'élève pour protester en ricanant,
+c'est la voix d'Aristophane.
+
+Convenez que la situation est singulière, et que les attaques
+d'Aristophane contre Euripide dans un pareil moment dénotent une
+conviction ardente.--Que ce soit son excuse.
+
+Mais quelle sera celle de ce peuple qui tour à tour et presque en même
+temps admire, adore, encense le grand poète tragique, le philosophe du
+théâtre, rend à sa mémoire les honneurs suprêmes avec autant
+d'enthousiasme que de douleur, dispute ses restes à un roi;--et qui tout
+de suite, ô mobilité,--athénienne, populaire, humaine!--est prêt à rire,
+avec le poète insulteur, toutes les injures prodiguées à son dieu!
+
+Telle est l'humanité dans tous les temps et dans tous les pays, à
+Athènes, à Paris.
+
+ * * * * *
+
+Le sujet de la comédie des _Grenouilles_ est une querelle littéraire
+entre Eschyle et Euripide se disputant, dans les Enfers, le trône
+tragique.--Mais cette scène, malgré la simplicité extrême de l'art grec,
+n'eût pas suffi pour faire une comédie: aussi est-elle précédée d'une
+introduction très-divertissante qui forme à elle seule une longue
+odyssée de fantaisie: le Voyage de Bacchus aux Enfers. C'est la première
+moitié de la pièce.
+
+La plupart des pièces d'Aristophane, _les Acharnéens_, _Plutus, les
+Guêpes_, et à présent les _Grenouilles_, et tout à l'heure, _les
+Oiseaux_, se présentent comme divisées en deux parties.
+
+Le reste de la comédie des _Grenouilles_ est, si l'on peut ainsi parler,
+un feuilleton de critique dialogué et mis en scène qui fait penser à _la
+Critique de l'École des Femmes_, mais avec la différence du temps, du
+genre et de tout le merveilleux bizarre que comportait l'ancienne
+comédie. D'ailleurs, outre que le débat, malgré sa vivacité, n'est pas
+aussi évidemment personnel de la part d'Aristophane contre Euripide,
+qu'il l'est de la part de Molière contre Boursault, la doctrine morale
+dans la pièce grecque l'emporte sur la critique littéraire; c'est le
+contraire dans la pièce française.
+
+Eschyle mort, Euripide mort, Sophocle mort, Agathon retiré chez
+Archélaos (il semble que la cour d'Archélaos fût pour les poëtes
+athéniens à peu près comme la cour du roi de Prusse pour les philosophes
+français du dix-huitième siècle, ou comme la Russie pour les comédiens
+et les artistes de notre temps), la poésie tragique semblait morte ou
+exilée avec eux. Aristophane suppose que Bacchus, dieu du théâtre,
+ennuyé de ne plus voir que de mauvaises pièces à Athènes, prend le parti
+d'aller aux Enfers chercher quelque ancien poëte digne de célébrer ses
+Fêtes: il veut en ramener Euripide.
+
+Voilà déjà une parodie de la tragédie de _Sémélé_, dans laquelle Bacchus
+descendait aux Enfers pour y chercher sa mère. À peu près de même dans
+les _Démoï_ d'Eupolis, pièce dont le chœur était composé d'habitants des
+_dèmes_ d'Athènes, Myronidès, général célèbre au temps de Périclès et
+qui lui survécut, allait aux Enfers rechercher un des anciens généraux
+d'Athènes dégénérée, il en ramenait Solon, Miltiade, Aristide et
+Périclès.
+
+ * * * * *
+
+Pour ce périlleux voyage, Bacchus, Dionysos, le dieu vermeil, joufflu,
+ventru, fanfaron, gourmand, poltron, a pris l'attirail d'Hercule, la
+massue, la peau de lion.--Phérécrate avait fait aussi un _Faux Hercule_.
+Ménandre en donna un également.
+
+Le voilà parti, ce Bacchus-Hercule, brave comme Sganarelle dans son
+armure, c'est-à-dire tremblant au moindre bruit, fort empêché et fort
+gêné dans son accoutrement de héros.
+
+Son esclave Xanthias l'accompagne, monté sur un âne, comme le Silène de
+Plaute, ou comme Sancho Pança à la suite de Don Quixote. Il porte le
+bagage de son maître.
+
+Dionysos frappe à la porte d'Hercule, qui autrefois, par l'ordre de son
+frère Eurysthée, était descendu aux Enfers pour y aller chercher
+Cerbère[163]: il lui demande, à lui qui a fait ce voyage, des
+indications et des renseignements, les chemins, les stations, les
+hôtelleries, les ports, les auberges sans punaises, les boulangeries,
+les cabarets, les maisons de plaisir, et enfin la route la plus courte
+pour aller aux Enfers, une route qui ne soit ni trop chaude ni trop
+froide.
+
+ HERCULE.
+
+ La plus courte? C'est celle de la corde et de l'escabeau. Va te
+ pendre!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Tais-toi: ta route me suffoque.
+
+ HERCULE.
+
+ Il y a aussi un sentier très-court et très-battu: celui qui passe
+ par le mortier[164].
+
+ DIONYSOS.
+
+ C'est la ciguë que tu veux dire?
+
+ HERCULE.
+
+ Tout juste!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Ce chemin-là est froid et glacial. On s'y gèle tout de suite les
+ jambes[165].
+
+ HERCULE.
+
+ Veux-tu que je t'en dise un très-rapide et qu'on descend très-vite?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Ah! de grand cœur! je n'aime pas les longues marches.
+
+ HERCULE.
+
+ Va au Céramique.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Et puis?
+
+ HERCULE.
+
+ Monte au haut de la tour.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Pour quoi faire?
+
+ HERCULE.
+
+ Aie les yeux sur la torche au moment du signal[166]; et quand les
+ spectateurs crieront de la lancer, alors lance-toi.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Où?
+
+ HERCULE.
+
+ En bas.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Mais je me briserai le crâne. Merci de ta route. Je n'en veux pas.
+
+ HERCULE.
+
+ Mais laquelle donc?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Celle que tu as suivie jadis.
+
+ HERCULE.
+
+ Ah! le trajet est long. D'abord tu arriveras sur le bord d'un vaste
+ et profond marais.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Et comment le franchir?
+
+ HERCULE.
+
+ Un vieux nocher te passera dans une toute petite barque, moyennant
+ deux oboles.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Quel pouvoir ont partout les deux oboles[167]!
+
+Après cela, il apercevra une multitude de serpents et de monstres
+effroyables; puis, un bourbier épais, et un torrent _fangeux_,--de la
+même _fange_ dont parle Dante en un certain endroit de son
+_Enfer_.--Plus loin, enfin, il entendra un doux concert de flûtes, il
+verra luire une belle lumière, et, parmi des bosquets de myrte, il
+rencontrera des troupes bienheureuses d'hommes et de femmes.--Qui sont
+ces bienheureux?--Les initiés;--c'est-à-dire ceux et celles qui ont eu
+part aux mystères de Cérès à Éleusis, et qui, selon la foi du temps,
+jouissaient après leur mort d'une sorte de béatitude.
+
+Ceux-là lui donneront tous les autres renseignements nécessaires: car
+ils demeurent tout près de là; sur la route même qui conduit au palais
+de Pluton.
+
+Dionysos en sait assez long pour la première moitié de son voyage: il
+repart avec Xanthias.
+
+ * * * * *
+
+Ce voyage qui se fait sur la scène même est quelque chose d'assez
+fantastique. On peut croire que le décor se modifiait une ou deux fois
+sous les yeux des spectateurs, mais d'une manière fort simple et fort
+élémentaire probablement: on n'en était pas à simuler, comme dans nos
+féeries, la marche du personnage en faisant marcher en sens inverse le
+paysage représenté au fond de la scène. Au reste, ce genre d'illusion
+était peut-être celui dont les Grecs, et surtout les Athéniens, se
+souciaient le moins. L'imagination du spectateur suivait très-volontiers
+celle du poète, et, guidée par ses rares indications, faisait presque
+tous les frais du décor.--Il n'en sera guère encore autrement du temps
+de Shakespeare en Angleterre, et en France au dix-septième
+siècle.--Comme le remarque fort bien M. Vitet, dans ses études sur l'art
+et le théâtre antiques, «plus les peuples ont d'imagination et de
+fraîcheur d'esprit, moins ils demandent à leur théâtre un système de
+décors rigoureusement imitatifs. Voyez les enfants! ils se figurent ce
+qu'ils veulent voir; ils transforment tout à plaisir: Un bâton sur
+l'épaule, et les voilà soldats! Un bâton qu'ils enfourchent, les voilà
+cavaliers! Ainsi des peuples jeunes. Ils ont les yeux dociles et
+complaisants. Pour se passer de nos décors modernes, il faut ou la
+jeunesse ou le raffinement de l'esprit. Dans nos salons, dans nos
+châteaux, on joue la comédie, on la joue sans coulisses et sans toile de
+fond: un simple paravent fait l'affaire. C'était un paravent de marbre
+que la décoration du _proscenium_ antique.»
+
+ * * * * *
+
+L'indolent Xanthias, qui porte au bout d'un bâton le léger bagage de son
+maître, se plaint du poids de son paquet. On ne sait trop pourquoi il le
+porte lui-même, puisqu'il peut le faire porter à son âne,--à moins que
+ce ne soit exprès pour donner lieu à un assaut de subtilités dans le
+goût des tragiques et particulièrement d'Euripide:
+
+ DIONYSOS.
+
+ Quel excès d'insolence et de mollesse! Moi, Dionysos, fils de la
+ Bouteille, je vais à pied et me fatigue, tandis que je donne à ce
+ drôle une monture, afin qu'il soit à l'aise et n'ait rien à
+ porter...
+
+ XANTHIAS.
+
+ Est-ce que je ne porte rien?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Comment porterais-tu puisque tu es porté?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Oui, mais je porte ce paquet.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Comment?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Comment? Avec bien de la peine!
+
+ DIONYSOS.
+
+ N'est-ce pas l'âne qui porte le paquet que tu portes?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Non, certes, ce n'est pas l'âne qui porte ce que je porte.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Mais, comment est-ce toi qui portes, puisque c'est toi qui es
+ porté?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Je n'en sais rien; mais j'ai mal à l'épaule.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Eh bien! puisque tu dis que l'âne ne te sert de rien, à ton tour,
+ prends-le sur ton dos et porte-le, pour voir!...
+
+Xanthias propose à son maître de faire marché avec quelqu'un des morts
+qui s'en vont par là aux Enfers, pour lui donner son paquet à porter.
+Bacchus y consent.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Eh! justement, en voilà un qu'on mène!... Holà, hé! l'homme! le
+ mort! c'est à toi que je parle: dis donc, veux-tu porter notre
+ bagage aux Enfers?
+
+ LE MORT.
+
+ Comment est-il gros?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Le voici.
+
+ LE MORT.
+
+ Tu me payeras deux drachmes.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Oh! c'est trop cher.
+
+ LE MORT.
+
+ Porteurs, continuez votre route.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Un moment, l'ami: on peut s'arranger.
+
+ LE MORT.
+
+ À moins de deux drachmes, pas un mot.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Allons, neuf oboles!
+
+ LE MORT.
+
+ J'aimerais mieux revivre!
+
+Xanthias trouve ce mort impertinent et reprend son paquet.
+
+ * * * * *
+
+Nos deux voyageurs arrivent au marais de l'Achéron. Charon est là avec
+sa barque. Mais il refuse de passer Xanthias, qui est esclave et ne
+s'est point racheté en combattant à la bataille des Arginuses[168].
+Xanthias, est donc forcé de faire à pied le tour du marais: il quitte la
+scène.
+
+Bacchus entre dans la barque. Les grenouilles du marais accompagnent sa
+traversée de leurs coassements. De là le titre de la pièce.--Deux
+poëtes, Magnès et Callias, l'un certainement avant Aristophane, l'autre
+soit avant, soit après, car Callias était précisément contemporain
+d'Aristophane, avaient aussi composé des comédies intitulées _les
+Grenouilles_.
+
+On croit que le chœur des Grenouilles devait être caché sous le
+_proscenium_ (comme qui dirait, chez nous, dans le trou du souffleur),
+tandis que Caron et Bacchus, assis dans la barque, ramaient dans
+l'orchestre.
+
+Il faut entendre cette poésie pleine de bizarrerie et de grâce, et y
+ajouter, en imagination, la musique qui l'accompagnait.
+
+ CHARON.
+
+ Rame avec moi. Tu vas entendre les chants les plus doux.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Quels chants?
+
+ CHARON.
+
+ Des grenouilles à voix de cygnes: c'est admirable.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Allons! commande la manœuvre!
+
+ CHARON.
+
+ Oop, op! Oop, op!
+
+ LES GRENOUILLES.
+
+ Brékékékex, coax, coax! Brékékékex, coax, coax! Filles des eaux
+ marécageuses, unissons nos accents aux sons des flûtes; chantons
+ nos chants harmonieux, coax, coax, ces chants dont nous saluons le
+ dieu de Nysa, Dionysos, fils de Jupiter, le jour de la fête des
+ marmites, lorsque la foule, enivrée du cômos, se presse vers notre
+ temple du marais[169]. Brékékékex, coax, coax!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Moi, je commence à avoir mal aux fesses, ô coax, coax! mais cela
+ vous est bien égal!
+
+ LES GRENOUILLES.
+
+ Brékékékex, coax, coax!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Crevez donc avec votre coax! Coax, coax, rien que coax!
+
+ LES GRENOUILLES.
+
+ Oui, vraiment, faiseur d'embarras! Nous sommes chéries des muses à
+ la lyre mélodieuse, et de Pan aux pieds de corne, qui se joue à
+ faire chanter les roseaux, les roseaux de nos marécages! C'est
+ aussi avec nos roseaux qu'Apollon, dieu de la musique, fait le
+ chevalet de sa lyre: aussi sommes-nous aimées de ce dieu!
+ Brékékékex, coax, coax!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Moi, j'ai des ampoules, et le derrière en sueur; et lui aussi
+ bientôt, à force de trimer, dira...
+
+ LES GRENOUILLES.
+
+ Brékékékex, coax, coax!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Race de braillardes, finirez-vous?
+
+ LES GRENOUILLES.
+
+ Au contraire, nous redoublerons nos chants; si jamais dans les
+ jours pleins de soleil nous les avons fait retentir en sautant et
+ nous élançant parmi le souchet et la pimprenelle, ou si, fuyant la
+ pluie de Jupiter, nous avons, du fond de l'étang, mêlé nos voix au
+ bruit des gouttes bouillonnantes. Brékékékex, coax, coax!
+
+Dans ce passage l'imagination d'Aristophane se montre à la fois sous ses
+deux aspects. Quelle poésie neuve, charmante et fraîche! Et quelles
+ordures en même temps! Ce serait mal étudier Aristophane que de cacher
+tous ses vilains côtés.
+
+La pièce, cependant commençait par une sorte de protestation contre
+l'usage de ces bouffonneries grossières, et par une critique assez
+dédaigneuse des poëtes comiques, Phrynichos, Lysis, Amipsias, qui ne
+rougissaient pas d'y avoir recours: Aristophane a donc bien vite oublié
+sa belle morale.
+
+Corneille et Molière, à leur tour, se vantent à peu près de même,
+d'avoir épuré le théâtre, et ont pourtant des mots qui nous étonnent.
+Qu'est-ce que cela prouve? Que tout est relatif; et les bienséances plus
+que tout le reste. Tous les vingt-cinq ou trente ans environ, on met au
+rang-quart un certain nombre de mots devenus malséants: on les remplace
+par d'autres, moins colorés, que l'usage éclaire peu à peu; et, quand
+ils sont tout-à-fait éclaircis, on les rejette à leur tour. Sur
+certaines idées ou sur certains faits la bienséance met un voile, que le
+temps lève peu à peu et qu'on remplace par un autre. Et ainsi de suite
+indéfiniment. La grossièreté gratuite est de plus en plus refoulée. La
+pudeur va toujours montant,--et l'hypocrisie avec la pudeur...--Où est
+la limite de l'une et de l'autre?
+
+ * * * * *
+
+Bacchus, ayant traversé le marais, retrouve Xanthias qui a fait le tour;
+ce qui peut-être dérange un peu la géographie traditionnelle des enfers.
+C'est pour cela sans doute qu'Aristophane a fait du fleuve Achéron un
+marais: afin qu'on puisse le tourner. L'Achéron ordinairement est
+présenté comme un fleuve.
+
+Le maître et l'esclave reprennent leur route. Xanthias est d'avis de
+presser le pas: car ce doit être ici la région des monstres effroyables
+annoncés par Hercule.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Par Jupiter! j'entends du bruit!
+
+ DIONYSOS, _tremblant._
+
+ Où, où?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Par derrière.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Va derrière!
+
+ XANTHIAS.
+
+ Non, c'est par devant.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Passe devant!
+
+L'esclave et le maître tremblent à qui mieux mieux,--quoique Bacchus
+essaye de faire le brave, à cause de la peau de lion:--c'est proprement,
+en cet endroit, la comédie du faux Hercule.
+
+Ils ne sont pas au bout de leurs transes. «Voyager, disait le spirituel
+directeur de Port-Royal, M. de Sacy, c'est voir le diable habillé en
+toutes sortes de façons.» C'est bien le cas plus que jamais, lorsque
+l'on voyage aux Enfers.
+
+Ils voyent paraître un monstre énorme, épouvantable, qui prend toutes
+sortes de formes: bœuf, mulet, femme, chien tour à tour. C'est Empuse,
+un des spectres que la redoutable Hécate envoyait aux hommes pour les
+effrayer. Ce monstre fantastique a le visage en feu, une jambe d'airain
+et une jambe d'âne.
+
+Dionysos, dans sa frayeur, se recommande à son prêtre,--qui occupait une
+des places réservées, au premier rang des spectateurs.--Cette suspension
+de la fiction dramatique, ce mélange de la fable avec la réalité, fait
+rire pourvu qu'on n'en abuse pas.--«Prêtre! lui dit-il, sauve-moi, pour
+que je puisse boire avec toi!»
+
+Xanthias, de son côté, invoque son maître sous le nom d'Hercule, dans
+l'espoir d'effrayer le monstre. Bacchus lui impose silence, et bravement
+se cache, jusqu'à ce que le fantôme ait disparu.
+
+ * * * * *
+
+Alors ils entendent le son des flûtes, et sentent l'odeur des torches
+mystiques, qui indiquent l'approche des initiés.
+
+Ces initiés forment le chœur, le véritable chœur de la pièce: celui des
+grenouilles n'est qu'accessoire, quoiqu'il donne son nom à la comédie.
+
+On croyait que les initiés, au sortir de la vie terrestre, jouissaient
+d'un sort plus heureux que le commun des mortels.
+
+Sur les mystères eux-mêmes, si le secret des rites grecs a été gardé
+scrupuleusement, on peut,--comme le conjecture M. Morel[170],--juger de
+ce qu'ils devaient être par ceux qui se pratiquaient dans les temples
+d'Isis. «Le culte de cette déesse fut de bonne heure transporté des
+rives du Nil sur les plages helléniques et imité en partie.»
+Probablement, dans les cérémonies d'Éleusis comme dans celles de
+l'Égypte, le _myste_ traversait des épreuves multipliées: «il fallait
+rester intrépidement dans les ténèbres, au milieu de bruits effroyables
+et inconnus, passer de l'obscurité à la lumière la plus éclatante,
+affronter l'eau, le feu, les poignards, les menaces de spectres
+sanglants. Puis, le front ceint du diadème, le corps enveloppé d'une
+robe semée d'étoiles d'or, l'hiérophante couronnait enfin la vertu de
+l'adepte, et le déclarait reçu au nombre des initiés parfaits, des
+_époptes_ ou voyants, et, dans de symboliques représentations, toujours
+accompagnées de chœurs et de danses, on lui expliquait les plus sublimes
+lois de la société et de la nature. Le dogme des récompenses et des
+peines dans une autre vie, l'immortalité de l'âme, ainsi que l'unité de
+Dieu, principal enseignement des Mystères éleusiniens, surtout des
+grands Mystères, était réservé peut-être à ceux qui étaient parvenus au
+dernier degré de l'initiation, aux époptes, et dramatisé avec tout
+l'appareil des joies de l'Élysée et des châtiments du Tartare. Pour que
+ce spectacle ne fût pas stérile, il fallait enseigner aussi l'efficacité
+de l'expiation: «Par elle, dit Ovide dans son poëme des _Fastes_, tout
+crime, toute trace du mal sont effacés. Cette opinion vient de la Grèce,
+où le criminel, après les cérémonies lustrales, semble dépouiller son
+forfait.» Les rapports que les Mystères établissaient entre l'homme et
+Dieu étaient d'un ordre si élevé, d'un effet si consolant, que, suivant
+le commentateur ancien d'Aristophane, tout habitant d'Athènes aurait
+regardé comme un malheur de mourir sans s'être fait initier.
+
+«Heureux, dit un fragment de Pindare, le mort qui descend sous la terre
+ainsi initié! car il connaît le but de la vie, il connaît le royaume
+donné par Jupiter.»--«Les initiations, dit Cicéron (_Des Lois_, II, 4),
+n'apprennent pas seulement à être heureux dans cette vie, mais encore à
+mourir avec une meilleure espérance.»--Dans l'_Hymne à Cérès_, qui se
+trouve parmi les poëmes dits homériques, nous lisons ce passage: «La
+déesse... leur enseigne à tous les orgies (les divins Mystères), choses
+saintes qu'il n'est permis ni de transgresser, ni d'apprendre, ni de
+révéler indiscrètement: un pieux respect s'y oppose. Mais heureux sur la
+terre les hommes qui les ont vus! Celui qui n'y a point de part et qui
+n'est pas initié n'aura jamais un sort égal au leur quand il sera
+descendu dans l'humide séjour des ténèbres.»
+
+Le chœur proprement dit de la comédie que nous étudions est donc un
+chœur de bienheureux initiés, dont les paroles et les chants semblent
+appartenir en effet à un monde autre que la terre, à une sorte de
+paradis hellénique:
+
+ Iacchos! toi qu'on adore en ce séjour! Iacchos, ô Iacchos! Viens
+ parmi les apôtres sacrés de tes mystères, mener leurs danses sur la
+ prairie! Qu'autour de ta tête se balancent en épaisse couronne les
+ rameaux de myrte chargés de fruits! Que ton pied hardi marque la
+ mesure de cette danse libre et joyeuse, de cette danse pure et
+ pleine de grâces, chérie des saints initiés!
+
+Et, comme il faut toujours que chez Aristophane le burlesque se mêle au
+gracieux, à cet endroit Xanthias s'écrie: «O vénérable et très-honorée
+fille de Cérès, quel délicieux parfum de chair de porc!»--Sur quoi
+Bacchus l'apostrophe en ces termes: «Ne peux-tu donc rester tranquille,
+une fois que tu sens quelque tripe?»--Puis le chœur recommence, plus
+suave et plus frais encore:
+
+ Réveille l'éclat des torches ardentes, en les agitant dans tes
+ mains, Iacchos, ô Iacchos, astre brillant des nocturnes mystères!
+ La prairie étincelle de mille feux; le jarret des vieillards
+ s'agite: ils secouent le poids des années et des soucis, pour
+ prendre part à tes solennités; et la jeunesse amie des danses
+ bondit, ô bienheureux, à la suite de ton flambeau, sur les prés où
+ luisent les fleurs pleines de rosée.
+
+ Loin d'ici les âmes impures, ignorantes de nos mystères, qui ne
+ connaissent les fêtes ni les danses des Muses!... loin d'ici ceux
+ qui applaudissent à des bouffonneries déplacées! J'ordonne à
+ ceux-là encore une fois, et encore une fois je leur ordonne de
+ céder la place à nos chœurs et de se retirer en silence.
+
+ Vous, au contraire, éveillez de nouveau les chants et les hymnes
+ nocturnes qui conviennent à cette fête!
+
+ Dansons sans nous lasser dans nos vallons fleuris, frappons du pied
+ la terre! À nous la joie, le rire!...
+
+ Que nos hymnes maintenant s'adressent à Cérès, la reine des
+ moissons; couronnons-la de nos chansons divines! O Cérès, qui
+ présides aux purs mystères, sois-nous favorable, protège les chœurs
+ qui te sont consacrés! Fais que nous puissions en tout temps nous
+ livrer aux jeux et aux danses, mêler le rire aux sérieux propos, et
+ par un agréable badinage, digne de tes solennités, mériter la
+ couronne du vainqueur!
+
+ Mais allons, que nos chants appellent de nouveau l'aimable dieu qui
+ préside à nos danses: Iacchos très-honoré, qui as trouvé pour cette
+ fête des chants si doux, viens avec nous jusque vers la déesse,
+ montre que tu peux sans fatigue parcourir une longue route[171].
+
+ Iacchos, ami de la danse, guide nos pas!
+
+ C'est toi qui, pour exciter le rire et par économie[172], as
+ déchiré nos brodequins et nos vêtements: sautons, dansons à notre
+ aise, nous n'avons rien à gâter!
+
+ Iacchos, ami de la danse, guide nos pas!
+
+ Tout à l'heure, du coin de l'œil, j'ai vu, par la tunique déchirée
+ d'une belle jeune fille, compagne de nos jeux, sortir le bout de
+ son sein.
+
+ Iacchos, ami de la danse, guide nos pas!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Je les guiderai très-volontiers du côté de cette jolie fille, pour
+ danser et rire avec elle: on sait que je suis bon compagnon.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Moi, j'irai bien aussi, par-dessus le marché.
+
+Après diverses plaisanteries sur tel ou tel contemporain, ou sur les
+Athéniens en général,--que les initiés, heureux habitants de cet autre
+monde inférieur, appellent «_les morts d'en haut_,» par une assez
+plaisante idée, semblable à celle d'Holbein dans la Danse macabre,--le
+chœur finit comme il a commencé, par des vers pleins de fraîcheur:
+
+ Allons dans les prés fleuris, parfumés de roses, former selon nos
+ rites ces chœurs joyeux, où président les Parques bienheureuses!
+ C'est pour nous seuls que brille le soleil! sa lumière sourit aux
+ initiés, qui ont toujours été justes et bons envers les étrangers
+ et leurs concitoyens.
+
+Quelle charmante poésie! c'est le _Songe d'une nuit d'été_ dans un autre
+monde. Quel mélange singulier d'inspiration lyrique et de gaieté
+bouffonne! quelle fraîcheur de coloris! quelle harmonie!... Ajoutez-y la
+forme grecque, et la mesure, et la musique des vers, et l'accompagnement
+des flûtes, et les flambeaux et les danses! Quel enchantement! Et comme
+tout cela est plus gai que le paradis du moyen âge!
+
+ * * * * *
+
+Les initiés indiquent à Bacchus le chemin du palais de Pluton.
+
+Bacchus frappe à la porte d'Éaque, concierge des Enfers, qui le prend
+pour Hercule en voyant la massue et la peau de lion. Or Hercule, lors de
+son voyage au sombre royaume, avait malmené Cerbère et failli
+l'étrangler. Éaque jure qu'il va venger son chien:
+
+ Ah! scélérat! ah! gueux! je te rattrape donc! Le noir rocher du
+ Styx, l'écueil ensanglanté de l'Achéron, et les monstres errants du
+ Cocyte me répondent de toi: Échidna aux cent têtes déchirera tes
+ flancs; la murène tartésienne[173] dévorera tes poumons; les
+ Gorgones tithrasiennes arracheront par lambeaux tes reins saignants
+ et tes entrailles[174]; je cours les appeler!
+
+Bacchus ne peut contenir sa frayeur et souille la peau de lion: le cœur,
+dit-il, lui est descendu dans le ventre; et ce cœur est troublé.
+
+Ici recommence une série de péripéties très-comiques. Dionysos repasse à
+Xanthias, qui n'y tient pas du tout, les attributs d'Hercule, pour
+donner le change au terrible Éaque et à sa légion de monstres infernaux,
+qui ne peuvent tarder. Xanthias aimerait bien mieux rester valet et
+continuer à porter le bagage; mais il est forcé d'obéir.--Heureusement
+voici une consolation:
+
+Proserpine, qui apparemment n'avait pas eu à se plaindre d'Hercule
+pendant la nuit qu'il passa aux Enfers, apprenant qu'il est de retour,
+envoie bien vite une servante au-devant de lui pour l'inviter à dîner.
+La servante, voyant la massue et la peau de lion, s'adresse à Xanthias:
+
+ Ah! c'est donc toi, Hercule bien aimé! Viens! Dès que Proserpine a
+ su ton arrivée, elle a pétri des pains, elle a fait cuire deux ou
+ trois marmites de purée[175], elle a fait mettre un bœuf tout
+ entier à la broche, préparé des galettes et des gâteaux. Entre
+ donc.
+
+Xanthias-Hercule meurt d'envie d'accepter; mais il hésite, craignant de
+déplaire à son maître: «C'est bien de l'honneur je te remercie,» dit-il
+à la servante messagère.
+
+ LA SERVANTE.
+
+ Oh! par Apollon! je ne te laisserai pas aller! Elle a fait bouillir
+ des volailles, rissolé des croquettes, tiré le vin le plus exquis.
+ Allons, entre avec moi!
+
+ XANTHIAS-HERCULE.
+
+ Bien obligé.
+
+ LA SERVANTE.
+
+ Es-tu fou? Je ne te lâche pas! Il y a aussi, à ton intention, une
+ joueuse de flûte des plus jolies, et deux ou trois danseuses.
+
+ XANTHIAS-HERCULE.
+
+ Que dis-tu? des danseuses!
+
+ LA SERVANTE.
+
+ Dans la fleur de la jeunesse, et frais épilées. Allons, entre, car
+ le cuisinier allait retirer les poissons du feu, et l'on dressait
+ la table.
+
+ XANTHIAS-HERCULE.
+
+ Eh bien! va vite dire aux danseuses que je viens. (_S'adressant à
+ Dionysos_) Esclave, suis-moi avec le bagage.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Là, là, pas si vite! Ah çà, je t'ai par plaisanterie déguisé en
+ Hercule, et tu prends ton rôle au sérieux[176]! Pas de niaiseries,
+ Xanthias, reprends le bagage.
+
+ XANTHIAS-HERCULE.
+
+ Comment! tu ne songes pas, sans doute, à m'ôter ce que tu m'as
+ donné toi-même?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Non, je n'y songe pas, je le fais. Ote la peau.
+
+ XANTHIAS-HERCULE.
+
+ Voyez comme on me traite, grands dieux, et soyez juges!
+
+Le chœur, parodiant les maximes douteuses d'Euripide et ses moralités
+parfois ambiguës, se range du côté du plus fort, selon son habitude (le
+chœur représente les majorités), et donne son approbation à Bacchus:
+
+ C'est le fait d'un homme prudent et sensé, qui a beaucoup navigué,
+ de se porter toujours du côté du navire qui enfonce le moins, au
+ lieu de rester comme une statue, toujours dans la même posture.
+ Changer d'attitude selon l'intérêt de son bien-être, c'est agir en
+ sage, en vrai Théramène[177].
+
+Bacchus reprend donc, la peau de lion, mais se repent bientôt de sa
+déloyauté.
+
+Si Hercule jadis satisfit Proserpine, il ne satisfit pas de même deux
+cabaretières des Enfers, chez lesquelles il avala un jour seize pains,
+vingt portions de viande bouillie, quantité de gousses d'ail, de
+salaisons, et un fromage tout frais, qu'il dévora avec le panier! Et
+puis, quand elles lui demandèrent de payer, il les regarda de travers en
+poussant un mugissement, et tira son épée comme un furieux. Elles, de
+frayeur, sautèrent dans la soupente; et lui, s'enfuit, en emportant les
+nattes.
+
+Mais il ne s'échappera pas aujourd'hui! s'écrient les deux cabaretières
+en menaçant l'homme à la peau de lion. Elles appellent à leur secours
+Cléon et Hyperbolos, les deux fameux démagogues devenus depuis peu
+habitants des Enfers.
+
+Xanthias triomphe de cette péripétie, et dit en sourdine, entre les
+diverses apostrophes des cabaretières à Bacchus-Hercule: «Cela va mal
+pour quelqu'un.»--«Quelqu'un sera houspillé.» Il excite même les
+cabaretières à la vengeance.
+
+Elles n'ont pas besoin d'être excitées!
+
+ * * * * *
+
+Bacchus voudrait bien ne pas avoir repris la peau de lion et la massue.
+D'un ton câlin et avec de belles protestations d'amitié, il invite
+Xanthias à les reprendre. Xanthias n'entend pas de cette
+oreille-là.--C'est la scène de Scapin avec Léandre, quand celui-ci,
+après l'avoir battu, a de nouveau besoin de lui et essaye de le fléchir.
+La ressemblance de la situation est frappante: Xanthias d'abord refuse
+fièrement, comme Scapin, et reste sourd aux prières de son maître; puis,
+comme Scapin aussi, il se laisse fléchir.
+
+Il était temps! Éaque, avec ses estafiers, arrive pour garrotter
+Hercule. On se jette sur l'homme à la peau de lion.
+
+Xanthias a beau prendre les dieux à témoins qu'il n'est jamais venu aux
+Enfers, et que par conséquent il n'y a jamais commis aucune des
+violences dont on l'accuse: on va lui faire un mauvais parti; Bacchus,
+qui se croit sauvé, triomphe, et dit à son tour: «Cela va mal pour
+quelqu'un!» quand tout à coup Xanthias s'avise d'une idée qui produit
+une péripétie nouvelle,--une situation comique n'attend pas l'autre,--il
+s'écrie donc:
+
+ Je suis prêt à donner une preuve éclatante de mon innocence! Prenez
+ cet esclave (_montrant Bacchus_), mettez-le à la question! et, si
+ vous me convainquez d'être coupable, faites-moi périr!
+
+ ÉAQUE.
+
+ Quelle question lui ferai-je subir?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Toutes les espèces de questions! Tu peux le lier sur le chevalet,
+ le pendre par les pieds, lui donner les étrivières, l'écorcher, lui
+ tordre les membres, lui verser du vinaigre dans le nez, le charger
+ de briques, tout ce que tu voudras! excepté de le fouetter avec des
+ poireaux ou de l'ail nouveau[178].
+
+ ÉAQUE.
+
+ Fort bien; mais, si j'estropie ton esclave, tu me réclameras des
+ dommages-intérêts.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Tu ne me devras rien. Ainsi emmène-le à la torture.
+
+ ÉAQUE.
+
+ Ce sera ici même, afin qu'il parle devant toi. (_À Bacchus_):
+ Allons, dépose vite ton attirail, et garde-toi de mentir.
+
+ DIONYSOS, _se redressant_.
+
+ Je défends qu'on me touche, je suis un immortel. Si tu l'oses,
+ malheur à toi!
+
+ ÉAQUE, _à Dionysos_.
+
+ Que dis-tu?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Je dis que je suis un immortel: Dionysos, fils de Jupiter!
+ (_Montrant Xanthias_:) C'est lui qui est esclave.
+
+ ÉAQUE, _à Xanthias_.
+
+ Tu l'entends?
+
+ XANTHIAS.
+
+ Oui. Raison de plus pour le fouetter de verges: s'il est dieu, il
+ ne sentira pas les coups.
+
+ DIONYSOS, _à Xanthias_.
+
+ Eh bien! alors, puisque tu es dieu comme moi, tu peux être comme
+ moi fouetté impunément!
+
+ XANTHIAS.
+
+ C'est juste. (_À Éaque_:) Celui de nous deux que tu verras pleurer
+ le premier, ou se montrer sensible aux coups, tu peux conclure que
+ celui-là n'est pas un dieu.
+
+ ÉAQUE.
+
+ Voilà parler! C'est la justice même. Ça, déshabillez-vous.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Pour que la question soit équitable, comment t'y prendras-tu?
+
+ ÉAQUE.
+
+ C'est facile: je vous frapperai l'un après l'autre.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Très-bien.
+
+ ÉAQUE, _frappant Xanthias_.
+
+ Tiens!
+
+ XANTHIAS, _impassible_.
+
+ Observe si tu me vois bouger.
+
+ ÉAQUE.
+
+ Je t'ai frappé déjà.
+
+ XANTHIAS, _avec un sourire_.
+
+ Moi? Point du tout!
+
+ ÉAQUE.
+
+ En effet, on ne le dirait pas. (_Montrant Dionysos_.) À celui-ci
+ maintenant. Vlan! (_Il le frappe_.)
+
+ DIONYSOS, _après une pause_.
+
+ Quand sera-ce donc?
+
+ ÉAQUE.
+
+ Mais je t'ai frappé.
+
+ DIONYSOS.
+
+ Bah? M'as-tu entendu souffler?
+
+ ÉAQUE.
+
+ Je n'y comprends rien. Retournons à l'autre. (_Il frappe de nouveau
+ Xanthias_.)
+
+ XANTHIAS.
+
+ Est-ce pour aujourd'hui? (_Éaque redouble les coups, Xanthias ne
+ peut plus se contenir, et crie_): Oïe! oïe! oïe!!!
+
+ ÉAQUE.
+
+ Que veut dire: _Oïe, oïe, oïe?_ Aurais-tu mal?
+
+ XANTHIAS, _se grattant le front_.
+
+ Moi? point du tout. C'est que j'essayais de me rappeler à quelle
+ date tombe la fête d'Hercule à Diomée[179].
+
+ ÉAQUE.
+
+ Le saint homme!--Revenons à l'autre. (_Il frappe de nouveau
+ Dionysos_.)
+
+ DIONYSOS.
+
+ Ho! ho!
+
+ ÉAQUE.
+
+ Qu'y a-t-il?
+
+ DIONYSOS.
+
+ Rien. Je vois des cavaliers, et je disais: Hop, hop!
+
+Tout cela n'est-il pas très-gai?
+
+C'est à peu près la scène de Bilboquet avec Gringalet et Sosthène, dans
+la jolie bouffonnerie des _Saltimbanques_, lorsque ces deux derniers se
+disputent l'honneur d'être le paillasse de cet homme illustre.
+Bilboquet, avec l'impartialité d'Éaque, distribue alternativement ses
+coups de pied aux deux candidats.
+
+ GRINGALET.
+
+ Mais qu'est-ce qu'il sait faire, pour que vous le
+ préfériez?--Sait-il seulement recevoir un coup de pied?
+
+ SOSTHÈNE.
+
+ J'en recevrais aussi bien qu'un autre, sans me flatter.
+
+ GRINGALET.
+
+ C'est ce qu'il faudrait voir.
+
+ BILBOQUET, _gravement_.
+
+ On peut essayer.
+
+ GRINGALET.
+
+ Je parie qu'il n'en a pas la moindre idée.
+
+ SOSTHÈNE.
+
+ Bah! qui est-ce qui n'a pas idée d'un coup de pied?
+
+ BILBOQUET.
+
+ La théorie n'est rien sans l'application: je vais appliquer la
+ théorie. À toi, Sosthène!
+
+ SOSTHÈNE, _recevant le coup de pied_.
+
+ Ho!
+
+ GRINGALET, _triomphant_.
+
+ Il a dit: Ho!
+
+ BILBOQUET, _constatant_.
+
+ Il a dit: Ho!
+
+ SOSTHÈNE.
+
+ J'ai dit: Ho! parce que vous me l'avez attrapé!
+
+ BILBOQUET.
+
+ Mais, imbécile, si tu dis tout ce que je t'attrape, tu révolteras
+ la société!... (_Concluant._) Messieurs, votre émulation me plaît,
+ mais elle me fatigue.
+
+Éaque, après avoir distribué un grand nombre de coups de pied à Bacchus
+et à Xanthias, conclut aussi en ces mots:
+
+ Par Cérès! je ne puis discerner lequel de vous deux est le dieu.
+ Mais entrez seulement: mon maître et Proserpine, qui sont dieux
+ eux-mêmes, sauront en juger.
+
+ DIONYSOS.
+
+ C'est bien dit; mais tu aurais dû songer à cela, avant de nous
+ battre!
+
+Cette scène n'est-elle pas d'excellente comédie? Et y a-t-il rien de
+meilleur que cette série de cinq péripéties, la première quand Bacchus,
+craignant Éaque, passe à Xanthias la peau de lion et la massue; la
+seconde quand il les lui reprend, pour l'amour des belles danseuses; la
+troisième quand l'arrivée des deux cabaretières furieuses lui fait
+regretter d'être redevenu Hercule; la quatrième quand il essaye par ses
+câlineries de faire reprendre ce rôle au pauvre Xanthias; la cinquième
+lorsque celui-ci propose de mettre son esclave à la question pour savoir
+la vérité. Et enfin cet assaut de coups distribués à l'un et à l'autre,
+et chacun d'eux faisant tout son possible pour les recevoir sans
+sourciller et la bouche en cœur! Tout cela est parfait.
+
+ * * * * *
+
+Une belle parabase (nous parlerons des _parabases_ dans un chapitre à
+part) sépare les deux moitiés de la pièce. Nous avons parcouru jusqu'ici
+la première; voici la seconde, qui, dans le dessein d'Aristophane, est
+la principale, la plus sérieuse.
+
+L'arrivée de Bacchus a mis l'Enfer en émoi,--comme celle des _Héros de
+Romans_ dans la fantaisie burlesque de Boileau qui porte ce titre. Vous
+vous rappelez cette description où le sévère Nicolas, après avoir tonné,
+dans son _Art poétique_, contre «le burlesque effronté,» finit par céder
+au torrent et par y tremper un peu sa perruque:--«Prométhée a son
+vautour sur le poing, Tantale est ivre comme une soupe, Ixion a violé
+une furie, et Sisyphe est assis sur son rocher!»
+
+De même, ici, l'Enfer est sens dessus dessous. Ce remue-ménage chez les
+morts est occasionné par un grand débat qui s'est élevé pour le sceptre
+de la tragédie. Tous les gueux des Enfers ayant détrôné Eschyle pour
+mettre Euripide à sa place, le peuple des morts demande à grands cris
+qu'un jugement dans les formes décide à qui des deux appartient le
+premier rang.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Mais comment se fait-il que Sophocle n'ait pas aussi revendiqué le
+ trône?
+
+ ÉAQUE.
+
+ Lui, point du tout. En arrivant ici, il embrassa Eschyle et lui
+ serra la main; Eschyle voulut lui céder son trône. Pour le moment,
+ Sophocle, simple juge du camp, comme dit Clidémides, veut rester à
+ la seconde place, si Eschyle est vainqueur; mais, si c'est
+ Euripide, il compte lui disputer la palme de son art.
+
+Pluton, qui allait décider entre eux, cède la présidence à Bacchus, juge
+naturel en ces matières.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Alors la lutte va commencer?
+
+ ÉAQUE.
+
+ Dans un instant. C'est ici même que s'engagera ce rude combat. La
+ poésie sera pesée dans la balance.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Quoi! on pèsera la tragédie comme la viande des victimes?
+
+ ÉAQUE.
+
+ Oui. On aura des règles, des toises, des coudées, des équerres et
+ des diamètres, pour mesurer les vers. Euripide jure de faire passer
+ à la pierre de touche, un par un, tous les vers de son rival.
+
+ XANTHIAS.
+
+ Voilà qui ne doit pas plaire à Eschyle!
+
+ ÉAQUE.
+
+ Non, certes! La tête baissée, il lance des regards de taureau...
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Ah! quels mugissements et quelle colère, lorsqu'il verra son rival
+ babillard aiguiser ses dents aiguës! Ah! c'est alors qu'il roulera
+ des yeux pleins de fureur!
+
+ Quel choc de mots au casque empanaché, à l'ondoyante,
+ aigrette[180], se heurtant contre de misérables hémistiches et des
+ bribes de tragédie[181]! Et comme le rival subtil luttera contre le
+ héros fièrement monté sur ses grands vers!
+
+ Hérissant sur son cou son épaisse crinière, le géant froncera ses
+ terribles sourcils, et, arrachant des vers solidement bâtis comme
+ la charpente d'un navire, les lancera en rugissant!
+
+ L'autre, beau diseur à la langue affilée et jalouse, se donnera
+ carrière, ergotant sur les mots, hachant menu la poésie de son
+ adversaire, et cherchant à réduire en poudre l'œuvre de ses
+ puissants poumons.
+
+Il est impossible, je crois, de répandre plus d'imagination sur des
+détails de critique littéraire, et de faire, sous forme lyrique, une
+peinture plus vive d'Eschyle et d'Euripide, l'un avec sa grande poésie
+pleine d'une héroïque emphase, l'autre avec sa manière familière,
+subtile, pathétique, mais parfois,--c'est du moins le sentiment
+d'Aristophane,--énervée et énervante.
+
+«Cette lutte, dit Otfried Müller, est un curieux mélange de sérieux et
+de plaisanterie: elle s'étend à toutes les parties de l'art tragique, au
+choix des sujets et à l'effet moral, à l'exécution et au caractère du
+style, aux prologues, aux chants du chœur, aux monodies, et touche
+très-souvent, tout en restant comique, le point essentiel. Toutefois le
+poëte prend la liberté d'établir par des images hardies, plutôt que par
+des démonstrations, la manière de voir à laquelle il s'est arrêté[182].»
+
+Il est facile de pressentir, par la seule annonce du combat, qu'Euripide
+aura le dessous. Et en effet il est fort maltraité dans la lutte.
+Eschyle cependant n'est pas absolument épargné; mais le dessein
+d'Aristophane est clair, c'est à Euripide qu'il en veut. Seulement,
+comme un panégyrique messiérait en face d'une satire, il mêle à son
+éloge d'Eschyle une légère teinte de parodie, pour mieux faire ressortir
+sa critique d'Euripide: l'un sert à l'autre de repoussoir, ou, si l'on
+aime mieux, de contre-poids. Cette balance est plus favorable à la
+comédie, l'antithèse est plus dramatique. C'est une des raisons par
+lesquelles il laisse Sophocle dans le demi-jour, en le voilant d'un
+éloge rapide, pour le dérober au débat. Ce n'est pas seulement qu'il
+l'admire au point de n'oser même l'effleurer: son admiration pour
+Eschyle, au fond, n'est pas moins vive, on le sent bien; et cependant il
+le parodie légèrement. Non: c'est que le parallèle et la discussion
+plaisante sont plus commodes entre les deux extrêmes. Peut-être aussi
+que la critique a moins de prise sur un poète tel que Sophocle, dont les
+qualités sont plus égales et mieux en équilibre. Mais il sait bien
+comment attaquer Euripide.
+
+La tragédie d'Euripide, selon lui, est immorale quant au fond, et
+décousue quant à la forme.
+
+Elle est immorale, parce qu'il n'est pas permis d'exciter la pitié par
+tous les moyens, ni de l'exciter sans mesure; d'étaler les misères du
+corps aussi souvent que les douleurs de l'âme; de chercher toujours,
+dans la peinture de la passion, l'expression familière et pénétrante,
+qui remue, qui trouble, qui séduit les âmes sans les élever, qui au
+contraire les amollit et les énerve, et qui devient contagieuse à force
+de réalité; d'analyser curieusement des nouveautés basses ou
+périlleuses, et quelquefois des monstres, sans dédaigner même les
+procédés matériels, l'appareil des souffrances physiques et des lambeaux
+souillés, pour émouvoir à tout prix.
+
+Elle est décousue, parce que poëte impétueux, grand improvisateur, bel
+esprit et sceptique, dialecticien et philosophe, chercheur, discuteur,
+osé, téméraire, le génie d'Euripide est plein de hasard et d'inégalité.
+Ses compositions, éblouissantes d'éclairs, sont abandonnées et
+flottantes; ses plans, plus négligés qu'il n'est permis même à un Grec:
+et, quand il a traité les scènes à effet, il laisse à son collaborateur
+le soin d'achever ce qui l'ennuie.
+
+Subissant l'influence de la révolution intellectuelle, morale et sociale
+qui commençait alors, et lui-même à son tour y travaillant, la poussant,
+la soufflant partout, mêlant à ce pathétique trop vif et trop énervant
+des prédications hardies et toutes les saillies turbulentes de l'esprit
+nouveau, ses œuvres manquent de calme et de sérénité: on y remarque déjà
+le trouble, l'agitation, le tapage des œuvres modernes. L'ordre intime,
+qu'une conception lente et désintéressée peut seule produire, y fait
+défaut le plus souvent. Elles ont plus de variété que d'unité; plus
+d'intentions philosophiques que de conviction dramatique.
+
+Aristophane n'a donc pas tort absolument, quoique son parti pris soit de
+mettre en lumière et même d'exagérer les défauts d'Euripide. Et, dès
+Euripide en effet, bien qu'il ait été surnommé _le plus tragique des
+poëtes_, la tragédie avait décliné.
+
+Elle avait décliné comme tragédie, par cela même qu'elle avait grandi
+comme prédication; elle avait décliné en tant qu'œuvre religieuse, par
+cela même qu'elle avait grandi en tant qu'œuvre philosophique et, comme
+on dirait aujourd'hui, révolutionnaire.
+
+Le poëte comique prend donc Eschyle et Euripide comme les deux types
+opposés.
+
+Avec une foule de citations et de parodiés, dans un long débat qui
+occupe toute la seconde moitié de la pièce et qui dure près de sept
+cents vers (la pièce entière en a quinze cent trente-trois), il fait
+tour à tour un pastiche du style de l'un et de l'autre tragique.
+
+C'est de cette manière indirecte qu'il critique aussi dans Eschyle
+quelques artifices de composition: par exemple, les personnages
+longtemps silencieux qu'il met dans ses tragédies, pour étonner le
+spectateur; ou quelques excès de style, tels que ses métaphores
+extraordinaires, chevauchant parfois les unes sur les autres. Mais,
+encore une fois, on sent, à travers ces critiques et ces moqueries
+légères, qu'il l'admire, qu'il l'estime, qu'il l'aime, pour son
+patriotisme, pour son souffle héroïque, pour son esprit profondément
+moral et religieux.
+
+ ESCHYLE.
+
+ Mon cœur bouillonne d'indignation, d'avoir à disputer contre un tel
+ adversaire! Mais je ne veux pas qu'il me croye désarmé. Réponds-moi
+ donc, qu'admire-t-on dans un poëte?
+
+ EURIPIDE.
+
+ Les habiles conseils qui rendent les concitoyens meilleurs.
+
+ ESCHYLE.
+
+ Eh bien! si, au contraire, tu les as pervertis, et si de généreux,
+ tu les as rendus lâches, quel traitement crois-tu mériter?
+
+ DIONYSOS.
+
+ La mort; je réponds pour lui.
+
+ ESCHYLE.
+
+ Vois donc quels hommes grands et braves je lui avais laissés: ils
+ ne fuyaient pas les charges publiques; ce n'étaient pas, comme
+ aujourd'hui, des fainéants, des fourbes, des charlatans; ils ne
+ respiraient que lances, javelots, casques empanachés, cuirasses,
+ jambards! C'étaient des corps hauts de quatre coudées, des âmes
+ doublées de sept peaux de taureau!
+
+ EURIPIDE.
+
+ Gare à moi! il va m'écraser sous son avalanche d'armures.
+
+ DIONYSOS, _à Eschyle_.
+
+ Par quel moyen les avais-tu rendus si braves et si généreux?
+ Dis-le, Eschyle, mais contiens ta colère.
+
+ ESCHYLE.
+
+ C'est avec une tragédie toute pleine de l'esprit de Mars[183].
+
+ DIONYSOS.
+
+ Laquelle?
+
+ ESCHYLE.
+
+ _Les sept Chefs devant Thèbes_: tous les spectateurs en sortaient
+ avec la fureur de la guerre... Je donnai ensuite _les Perses_, où
+ j'inspirai à mes concitoyens l'envie de vaincre toujours leurs
+ ennemis; c'était là encore une œuvre excellente... Voilà les sujets
+ que doivent traiter les poëtes. Vois, combien, dès le commencement,
+ les poëtes aux nobles pensées ont été utiles: Orphée nous a
+ enseigné les mystères et l'horreur du meurtre; Musée, la guérison
+ des maladies et les oracles; Hésiode les travaux de la terre, les
+ jours où l'on doit labourer et moissonner. Et le divin Homère! d'où
+ lui vient tant d'honneur et tant de gloire? n'est-ce pas d'avoir
+ peint la guerre, les combats, les vertus des héros?... Le poëte
+ doit jeter un voile sur le vice, loin de le mettre en lumière sur
+ la scène. Le maître instruit l'enfance, et le poëte l'âge mûr. Nous
+ né devons rien dire que d'utile... J'avais tout élevé, tu as tout
+ dégradé... C'est toi qui as répandu le goût du bavardage et des
+ arguties; c'est toi qui as fait déserter les palestres et corrompu
+ les jeunes gens...
+
+Tels sont, par la bouche d'Eschyle, les reproches sévères d'Aristophane
+à Euripide; telle est cette haute et noble doctrine: l'art doit être
+éducateur; il ne doit rien exprimer qui puisse altérer dans l'âme des
+hommes l'idée du beau et du bien; il doit, au contraire, nourrir et
+fortifier cette idée. _Le poëte ne doit rien dire que d'utile:_ cela ne
+signifie pas qu'il doit disserter ou prêcher, mettre en dialogue dans
+ses pièces soit un journal des connaissances utiles, soit un catéchisme
+philosophique ou religieux; cela signifie qu'il doit toujours se
+proposer cet idéal: _le bien par le beau_.
+
+Qu'on ne s'y trompe point: l'art utile? ce n'est pas l'art utilitaire.
+L'utilité et la moralité de l'art consistent à élever les âmes par
+l'admiration du beau, à les désintéresser de la matière par le goût des
+plaisirs de l'âme et des voluptés de l'esprit.
+
+«Quand une lecture, dit La Bruyère, vous élève l'esprit, et qu'elle vous
+inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre
+règle pour juger de l'ouvrage: il est bon, et fait de main d'ouvrier.»
+
+Le reste de la pièce est en citations alternées et en critiques de
+détail, quelquefois superficielles, dans l'intérêt de la comédie et du
+rire.
+
+Pendant que les deux poëtes chantent et déclament tour à tour, Bacchus
+fait le rôle du _gracioso_, et commente ridiculement les répliques de
+l'un et de l'autre.
+
+Par un refrain, _a perdu sa fiole_, qu'Eschyle ajoute à tous les vers
+récités par Euripide, il critique la versification lâche et décousue de
+son adversaire, et son amour des détails réalistes. Euripide, de son
+côté, par un autre refrain, qui est une onomatopée ronflante, sans
+aucune signification, _phlattothratto_, _phlattothratto_, tourne en
+ridicule le style pompeux d'Eschyle et le fracas de ses grands mots.
+
+Ici comme dans _les Fêtes de Cérès_, les critiques de style sont parfois
+d'une finesse qui étonne, eu égard au public immense devant lequel le
+poëte les présentait: elles portent jusque sur les métaphores. Cela
+suppose que ce public, si nombreux qu'il fût, était jugé capable, en
+général, d'apprécier ces délicatesses. Le poëte, au surplus, semble l'y
+préparer, dans _les Grenouilles_, par une précaution oratoire; le chœur
+dit aux deux concurrents: «Tous les moyens que vous avez à faire valoir,
+vieux ou neufs, exposez-les, déployez-les hardiment; hasardez quelques
+arguments subtils et ingénieux. Si vous craignez que les spectateurs,
+par ignorance, n'entendent pas toutes vos finesses, rassurez-vous: il
+n'en est plus ainsi, ils ont tous fait la guerre[184]; chacun a son
+livre et se forme à la sagesse. Ils ont, d'ailleurs, de l'esprit
+naturel, et il est aujourd'hui plus aiguisé que jamais. Soyez donc sans
+crainte, déployez tout votre talent, vous êtes devant des spectateurs
+éclairés.»
+
+Ainsi que l'avait dit Éaque, on prend une balance pour peser, un à un,
+les vers des deux adversaires, et voici ce qui arrive: c'est toujours le
+vers d'Eschyle qui l'emporte; c'est toujours le plateau d'Euripide qui
+remonte.--À la fin, Eschyle s'écrie avec orgueil: «Qu'il mette dans la
+balance, non plus un de ses vers, mais toutes ses pièces, et lui-même,
+et ses enfants, et sa femme, et Céphisophon! À tout cela j'opposerai
+deux de mes vers!»
+
+Euripide est vaincu, quoique Bacchus hésite à se prononcer. Bacchus,
+c'est le public athénien, qui aime les deux poëtes pour des raisons
+diverses, qui va de l'un à l'autre, et qui, en fin de compte, les
+préfère tous les deux: ce qui est probablement, dans l'idée
+d'Aristophane, une critique de ce public.
+
+Cependant Bacchus finit par choisir Eschyle, qui s'en retourne avec lui
+sur la terre, et laisse, pendant son absence, le sceptre tragique à
+Sophocle. Euripide est donc détrôné. Il reproche à Dionysos d'avoir
+trompé son espérance; Dionysos renvoie au poëte subtil une de ses
+propres maximes. «_La langue a juré, mais non pas l'âme!_» avait dit
+Hippolyte. «La langue a juré, mais... je choisis Eschyle!» répond
+Dionysos. Euripide est puni par où il a péché: par les maximes ambiguës.
+
+Eschyle part avec Bacchus. Pluton lui donne ses commissions, qui sont
+une série d'épigrammes à l'adresse des Athéniens.
+
+ * * * * *
+
+En résumé, si sévère que soit le jugement d'Aristophane, voulez-vous le
+comprendre, sinon l'admettre? Comparez seulement l'_Électre_ d'Euripide
+aux _Choéphores_ d'Eschyle et à l'_Électre_ de Sophocle; ou bien
+l'_Oreste_ d'Euripide aux _Euménides_ d'Eschyle; ou bien _les
+Phéniciennes_ aux _Sept Chefs devant Thèbes_. Tout ce début et la
+sentence qui le termine s'éclaireront d'une vive lumière[185].
+
+Mais il faut dire, d'autre part, qu'avant l'époque d'Euripide, le génie
+athénien, même dans Eschyle, était demeuré étroit et cloîtré: il avait
+en élévation ce qui lui manquait en étendue, comme les vieilles villes
+enserrées de remparts. À l'époque philosophique d'Euripide, le génie
+grec rompt ses barrières et s'éparpille dans un champ moral bien plus
+vaste; il s'élance dans toutes les directions avec une généreuse audace;
+il entreprend sur tous les points les défrichements et les conquêtes. Si
+Euripide est moins parfait comme poëte dramatique, c'est parce que,
+comme philosophe, son élan est illimité. Il a déjà l'esprit moderne.
+
+C'est surtout dans ses rôles de femmes que cette vérité éclate. À ce
+peuple jusqu'alors brutal, tenant ses femmes sous clef avec les
+provisions, Euripide ose montrer des types nombreux et variés de ce que
+sera la femme un jour, libre du gynécée, l'égale de l'homme, ayant tout
+comme lui une âme et un esprit, une volonté passionnée et capable de
+dévouement. Quel scandale pour les vieux Chrysales athéniens! Mais, à
+nos yeux, quelle gloire pour Euripide! À peine Sophocle, dans
+_Antigone_, l'avait-il, sur ce point, devancé ou suivi. C'est là,
+certes, un des traits les plus frappants de la conversion du génie grec
+à cette époque, et Euripide paraît être un des précurseurs inspirés à
+qui l'humanité, antérieurement à tout christianisme, en est redevable.
+
+Donc, quoi qu'en dise Aristophane, Euripide est grand, et très-grand;
+mais c'est par cette grandeur même qu'il brise le moule sacré de
+l'antique tragédie: Aristophane a raison de le trouver téméraire comme
+les théologiens d'Espagne avaient raison, à leur point de vue, de
+trouver Christophe Colomb hérétique et impie.
+
+Il a tort, en tout cas, de faire à Euripide un reproche personnel d'une
+tendance générale qui s'était emparée irrésistiblement de l'esprit de
+toute cette époque.
+
+En un mot, les _Grenouilles_ sont une satire des innovations dramatiques
+d'Euripide, comme les _Nuées_ sont une satire des innovations
+philosophiques de Socrate et des sophistes. Dans l'esprit d'Aristophane,
+Socrate et Euripide sont liés l'un à l'autre, comme également coupables
+envers les anciennes idées, l'ancienne éducation et l'ancienne religion.
+
+Le poëte de l'ancien régime en toutes choses, n'a garde de terminer
+cette comédie des _Grenouilles_ sans rappeler le héros des _Nuées_ pour
+lui lancer un dernier trait:
+
+«Que ce jugement vous apprenne à ne pas rester près de Socrate à
+discourir.»
+
+Par là le dessein d'Aristophane est bien marqué.--On a vu qu'il ne
+manque pas de rappeler aussi Cléon. Cléon, Socrate et Euripide sont les
+trois haines d'Aristophane: il suit ses haines au-delà même de la mort.
+
+Il n'y a donc rien de plus obstiné, de plus sérieux, ni de plus ardent,
+que les convictions de ce poëte comique sous son apparente folie.
+
+ * * * * *
+
+Mais quoi? Aristophane, qui accuse Euripide d'impiété et d'irréligion,
+ne paraît-il donc pas lui-même quelque peu irréligieux et impie par la
+liberté irrévérencieuse avec laquelle, dans cette pièce par exemple, il
+représente certaines divinités? Ces croyances qu'ébranlaient Euripide et
+Socrate, n'y porte-t-il donc pas lui-même atteinte, lorsqu'il dit, par
+exemple, avec _Plutus_, dans la comédie de ce nom, que sans lui, Plutus,
+les dieux de l'Olympe perdraient leurs prêtres et leurs autels? Et, dans
+la pièce des _Grenouilles_, que nous venons d'étudier et dont la
+représentation avait lieu aux fêtes mêmes de Bacchus, sous quel aspect
+nous montre-t-il ce dieu? C'est grotesquement travesti, et faisant
+assaut de fanfaronnade, de poltronnerie et d'obscénité avec un esclave.
+Et, dans la dernière comédie qui nous reste à parcourir, n'allons-nous
+pas voir les _Oiseaux_ disputant au maître des dieux les offrandes et
+l'encens des hommes; et leur pouvoir, par conséquent, balançant celui de
+Jupiter même? N'y trouve-t-on pas un Mercure affamé, aussi sensuel que
+cet Hercule dont la galante Proserpine a conservé un si doux souvenir?
+Peut-on penser, après cela, qu'Aristophane soit le défenseur sérieux de
+l'Olympe et des fables mythologiques? Est-ce vraiment un Joseph de
+Maistre, ou n'est-ce qu'un Louis Veuillot? Ceci demande explication.
+
+Premièrement, la liberté gaillarde de l'ancienne comédie admettait bien
+des choses. Cratinos, dans sa comédie d'_Ulysse_, n'avait-il pas osé
+parodier le sage et courageux héros de l'_Odyssée_, et par conséquent,
+du même coup, Homère, le poëte national, le dieu de la poésie
+hellénique? C'était pis que Boileau parodiant Corneille.
+
+Mais Homère lui-même, devançant les licences de la comédie, n'avait-il
+pas montré, dans l'_Iliade_, un Vulcain boiteux, dont la marche gauche
+fait rire les autres dieux «d'un rire inextinguible», et, dans
+l'_Odyssée_, le même Vulcain leur donnant le spectacle drolatique de
+Mars et de Vénus pris au filet, comme des oiseaux, pendant leur galant
+rendez-vous?
+
+C'est que, dans tous les siècles et sous tous les cultes, la liberté
+humaine, de temps à autre, reprend ses droits et se revanche du respect
+auquel, le reste du temps, elle se laisse assujettir.
+
+Ces irrévérences intermittentes ne sont pas inconciliables avec la foi
+la plus sincère. Au moyen âge, par exemple, ne voit-on pas, dans les
+églises mêmes, des fêtes d'une extrême licence, la _Fête des Fous_, la
+_Fête de l'Ane_, parodier les cérémonies du culte et les mystères? Et ce
+nom même de mystères, par suite des représentations demi-sérieuses,
+demi-grotesques qui les interprétaient à la foule ignorante, ne
+devint-il pas synonyme de «comédies?» Bien des figures grotesques, bien
+des scènes grossières ou obscènes, se voient encore, sculptées en
+pierre, sur les vieilles cathédrales gothiques[186].
+
+Ce qui était admis au moyen âge dans l'art chrétien, l'avait été à plus
+forte raison dans la poésie hellénique, au milieu des Dionysies.
+Aristophane, sans doute, s'imaginait et le peuple croyait avec lui que
+les dieux entendaient raillerie pour le moins aussi bien que les hommes.
+Ils étaient de la fête. On représente quelquefois Jupiter riant des
+couplets qu'on fait contre lui[187]. Bacchus surtout ne devait-il pas se
+résigner à être barbouillé de lie par ceux qu'il avait enivrés? Les
+gausseurs les plus audacieux étaient ses plus fidèles adorateurs.
+
+Mais manquer de respect aux dieux semblait un privilége des poëtes
+comiques, un privilége qu'Euripide, poëte tragique, ne devait pas
+usurper.--Et quant à Socrate, philosophe, le cas était plus grave
+encore: la dialectique, même quand elle se joue dans les détours des
+dialogues et des légendes, ne plaisante pas au fond; on le sentait: on
+jugeait sérieusement ses attaques sérieuses. Les poëtes ne concluaient
+pas, les philosophes concluaient plus ou moins: ce sont les conclusions
+qui donnent prise. Et, «il ne faut pas l'oublier, Athènes avait bel et
+bien l'inquisition. L'inquisiteur, c'était l'archonte-roi; le
+saint-office, c'était le portique Royal, où ressortissaient les
+accusations _d'impiété_. Les accusations de cette sorte étaient fort
+nombreuses; c'est le genre de causes qu'on trouve le plus fréquemment
+dans les orateurs attiques. Non-seulement les délits philosophiques,
+tels que nier Dieu ou la Providence, mais les atteintes les plus légères
+aux cultes municipaux, la prédication de religions étrangères, les
+infractions les plus puériles à la scrupuleuse législation des mystères,
+étaient des crimes entraînant la mort. Les dieux qu'Aristophane bafouait
+sur la scène tuaient quelquefois. Ils tuèrent Socrate; ils faillirent
+tuer Alcibiade. Anaxagore, Protagoras, Théodore l'Athée, Diagoras de
+Mélos, Prodicos de Céos, Stilpon, Aristote, Théophraste, Aspasie,
+Euripide, furent plus ou moins sérieusement inquiétés[188].»
+
+Ce qui était interdit aux philosophes et aux poëtes tragiques, le poëte
+comique se le permettait, et l'inquisition le laissait faire, parce
+qu'il lui venait en aide d'autre part.
+
+Et puis la religion antique, comme la religion moderne, avait des
+nuances très-diverses.
+
+Rollin, quoique avec une préoccupation évidemment chrétienne, explique
+assez bien ce point: «On ne sait, dit-il, pourquoi les Athéniens sont si
+impies au théâtre et si religieux dans l'Aréopage, et pourquoi les mêmes
+spectateurs couronnent dans le poëte des bouffonneries si injurieuses
+aux dieux, pendant qu'ils punissent de mort le philosophe qui en avait
+parlé avec beaucoup plus de retenue. C'est qu'Aristophane, en
+représentant sur le théâtre les dieux avec des caractères et des défauts
+qui excitaient la risée, ne faisait qu'en copier les traits d'après la
+théologie publique: il ne leur imputait rien de nouveau et de son
+invention, rien qui ne fût conforme aux opinions populaires et communes;
+il en parlait comme tout le monde en pensait, et le spectateur le plus
+scrupuleux n'y apercevait rien d'irréligieux qui le scandalisât, et ne
+soupçonnait point le poëte du dessein sacrilége de vouloir jouer les
+dieux. Au contraire, Socrate, combattant sérieusement la religion même
+de l'État, paraissait un impie déclaré[189].»
+
+Benjamin Constant, à son tour, dit avec justesse: «La tragédie grecque
+avait pris son origine dans la partie sérieuse de la religion; la
+comédie dut sa naissance à la partie grotesque du culte... La gaieté,
+dans les religions sacerdotales, a souvent représenté le mauvais
+principe.»--C'est ainsi que le diable, au moyen âge, fait tour à tour
+rire et trembler les populations naïves, jusqu'à ce qu'il arrive enfin à
+n'être plus, comme aujourd'hui, qu'un personnage de théâtre.
+
+Il ne faut pas voir dans les plaisanteries d'Aristophane sur les dieux,
+plus de hardiesse et d'irrévérence qu'elles n'en contiennent réellement.
+D'ailleurs, à côté de ces plaisanteries, il plaçait l'éloge de leur
+justice, et leur rendait hommage en des vers admirables. (Voir le
+_Plutus_ et les _Nuées_).
+
+De plus, s'il met les dieux en scène, ce n'est pas au hasard et sans
+discernement: il respecte toujours Cérès et Minerve, les deux déesses
+protectrices d'Athènes; il respecte généralement Jupiter, Neptune et
+Pluton, qui tiennent le ciel, la mer et la terre. À qui réserve-t-il ses
+traits, d'ailleurs innocents et inoffensifs? C'est à Mercure
+Mange-tout-cru, dieu des marchands et des voleurs; c'est à Hercule, le
+dieu de la force brutale, qui par son appétit insatiable, affama le
+vaisseau des Argonautes; à Hercule, le Gargantua de Béotie, qu'un drame
+d'Euripide, le _Sylée_, représentait vendu comme esclave, et occupé, au
+lieu de façonner les vignes de son maître, à les déraciner, et à en
+former un grand feu, sur lequel il faisait cuire d'énormes pains et un
+taureau tout entier; puis, à forcer le cellier, à défoncer les tonneaux,
+et à arracher les portes de la maison pour se faire une table
+proportionnée à ce festin; enfin, c'est à Bacchus, dieu de l'ivresse,
+qu'on se représentait entouré de Satyres et couvert d'une peau de bouc:
+s'il plaît au poëte comique de mettre à la place une peau de lion, le
+dieu pourrait-il se fâcher?
+
+Le peuple riait aussi de ces plaisanteries, et n'en croyait pas moins à
+ses divinités. Il laissait bafouer Mercure sur la scène; mais il ne
+souffrait pas qu'on mutilât les Hermès sur les places publiques. Il
+s'amusait de la parodie des sacrifices dans les comédies; mais il
+s'indignait si quelqu'un devant sa maison n'accomplissait pas avec assez
+de respect les cérémonies sacrées.
+
+C'était surtout après quelque événement grave, tel que celui de la
+mutilation des Hermès, ou après quelque grand désastre, tel que celui de
+l'expédition de Sicile, qui fut _la campagne de Russie_ d'Athènes, comme
+Ægos-Potamos en fut le _Waterloo_, que tout à coup le peuple Athénien se
+sentait pris en quelque sorte d'accès de religiosité extraordinaire; sa
+légèreté habituelle faisait place, pour un moment, à une sorte de
+dévotion analogue à celle des Anglais ou des Américains alors que le
+chef de l'État ordonne pour toute la nation un jour d'humiliation et de
+prière. Mais ces grandes crises de religiosité n'étaient guère dans le
+tempérament naturel d'Athènes.
+
+Habituellement, on s'égayait sur le compte de certaines divinités, sans
+que cela tirât à conséquence. C'est à peu près ainsi qu'à Londres le
+prétendu grand juge baron Nicholson, un plaisant très-renommé, tient ses
+séances tous les soirs au _cider cellar_ (cellier de cidre) et fait la
+charge des vrais juges, choisissant toujours des causes scandaleuses
+pour sujet de ses grotesques réquisitoires. Et dans quel pays le respect
+des lois est-il porté plus haut qu'en Angleterre? Le grand juge
+Nicholson, cependant, fait pouffer de rire toute la cité. Cette liberté
+britannique explique la liberté athénienne. Se moquer des choses
+respectées est un des attributs de la liberté.
+
+Et puis encore, on semblait croire qu'il y avait des dieux qui avaient
+de l'esprit, et d'autres qui n'en avaient pas. Les dieux qui avaient de
+l'esprit, apparemment entendaient raillerie. Ceux qui n'en avaient pas,
+on pouvait donc en rire et s'amuser à leurs dépens. Voilà peut-être sur
+quel principe, tacitement admis entre le poëte et le peuple, certaines
+divinités faisaient souvent les frais de la gaieté publique.
+
+Les Athéniens, hors du théâtre, ne vénéraient pas moins ces divinités,
+mais en les considérant sous d'autres aspects. Littérairement même,
+selon les divers genres poétiques, il y avait divers points de vue sous
+lesquels on envisageait tel ou tel dieu. Pour le personnage d'Hercule,
+par exemple, la tragédie d'Euripide intitulée _Alceste_ nous présente,
+pour ainsi dire, le confluent indécis où le grandiose se mêle avec le
+bouffon dans ce dieu tragi-comique: il y paraît d'abord un peu burlesque
+(Voltaire n'a voulu voir que cet aspect); mais ensuite il y reparaît
+sublime.
+
+Le grossissement de toutes les proportions était la condition, même
+matérielle, du théâtre grec: or le grossissement mène à deux choses: au
+grand, ou au grotesque. Voilà pourquoi certaines imaginations
+exceptionnelles, puissantes plutôt que fines, qui sont avant tout des
+verres grossissants, excellent et se plaisent presque indifféremment à
+l'un ou à l'autre, et ne voudraient pour rien au monde que l'un des deux
+fût retranché de la littérature et de l'art.
+
+Ajoutons que le rire et le burlesque sont, pour le commun de l'humanité,
+une réaction nécessaire contre le noble et le grandiose, une détente, un
+soulagement. Même pour la plupart des esprits, c'est une balance
+nécessaire: il faut le ridicule à côté du sublime. Aussi le burlesque et
+le grotesque, quoique les noms en soient modernes, ont-ils existé de
+tout temps: Victor Hugo l'a démontré une fois pour toutes dans
+l'éloquente Préface de _Cromwell_.
+
+Même avec les divinités sérieuses, les Athéniens en usaient quelquefois
+un peu familièrement, comme entre gens d'esprit sûrs de s'entendre.
+Après avoir bien ri à leurs dépens, ils ne hantaient pas moins les
+temples et ne respectaient pas moins les mystères.
+
+Non-seulement les dieux étaient faits à l'image de l'homme, mais souvent
+à l'image de l'homme dégradé, dont on leur prêtait la laideur physique
+et morale. Au siècle brillant de Périclès, siècle de l'art et de la
+beauté, pendant que Phidias exposait aux yeux des peuples son Jupiter
+majestueux comme le Ζεύς homérique, quelques artistes représentaient ce
+même Jupiter et les autres dieux sous des traits comiques et bouffons.
+Parmi les restes de la statuaire antique qui sont parvenus jusqu'à nous,
+il y a un vase où l'on voit sculptés, sous la figure de masques
+grotesques, Jupiter et Mercure prêts à monter chez Alcmène par une
+échelle. Ctésiloque, élève d'Apelles, se rendit célèbre par une peinture
+burlesque qui représentait Jupiter accouchant de Bacchus, ayant une
+mître en tête et criant comme une femme, au milieu des déesses qui font
+l'office d'accoucheuses. Ainsi Jupiter même, à dater de ce temps, ne fut
+pas épargné.
+
+La comédie dorienne de Mégare et de Sicile avait précédé dans ces voies
+la comédie athénienne. Épicharme, de Cos, avant Aristophane, ne s'était
+pas fait faute de travestir les dieux. «Jupiter, dans _les Noces
+d'Hebé_, devient un Gargantua gourmand, obèse, farceur; les Muses sont
+transformées en poissardes; Minerve en musicienne de carrefour, qui de
+sa flûte fait danser à Castor et Pollux quelque pyrrhique obscène;
+Vulcain avec son bonnet pointu et son habit bigarré, est le bouffon,
+l'arlequin de la troupe; Hercule en est le Gilles, avec sa gloutonnerie
+bestiale. Tout Homère, tout Hésiode, avec leurs plus gracieuses ou leurs
+plus vénérées traditions, y passeront pareillement, défigurés en charges
+bouffonnes. La comédie moqueuse d'Épicharme vient tomber au milieu de la
+mythologie en désarroi, comme le Don Quixotte de Cervantes à travers les
+romans de chevalerie[190].»
+
+Rhinton, de Tarente, dans ses hilaro-tragédies, ne respecte pas mieux
+les dieux. Et Plaute, qui suivit les errements de ce poëte, fut accusé,
+à propos de l'_Amphitryon_, d'avoir compromis leur majesté par une
+action comique où se jouaient des scènes bouffonnes et triviales.
+
+Mais, comme dit Arnobe, «si Jupiter est en colère, pour le remettre en
+belle humeur, on n'a qu'à lui jouer l'_Amphitryon_ de Plaute.» _Ponit
+animos Jupiter, si_ AMPHITRYO _fuerit actus pronuntiatusque Plautinus_.
+
+À Rome, sous l'empire, dans les mines de Lentulus et d'Hostilius, Diane
+était fouettée sur la scène; on lisait un testament burlesque de _défunt
+Jupiter_.
+
+Boufflers écrit quelque part à sa mère: «Annoncez au roi une de mes
+lettres, où je voudrais bien lui manquer de respect, afin de ne le pas
+ennuyer. Les princes ont plus besoin d'être divertis qu'adorés. Il n'y a
+que Dieu qui ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer de
+tous les hommages qu'on lui rend.»--Eh bien! c'est ainsi qu'Eupolis,
+Cratinos et Aristophane, en rendant les leurs à Bacchus, trouvaient à
+propos, tout dieu qu'il était, d'y mêler quelques bonnes irrévérences,
+afin de le mieux divertir et de le mieux fêter. Le poëte comique, dans
+les dionysies, avait le droit de tout dire aux dieux et au peuple, comme
+dans les Saturnales romaines l'esclave avait la permission de railler
+son maître et de s'amuser à ses dépens, ou comme l'Arétin était admis à
+correspondre avec le pape Paul III pour le réjouir, une fois le mois, de
+ses contes licencieux et de ses saillies priapesques.
+
+Le sévère Boileau, dédaigneux du bouffon, «et laissant la province
+admirer le _Typhon_,» y eût-il aussi renvoyé les bouffonneries
+d'Aristophane? Je ne sais; mais les parodies du poëte attique sur les
+dieux et sur leur ménage, soit dans _les Grenouilles_, soit dans _les
+Oiseaux_, ne diffèrent pas toujours sensiblement, si ce n'est par le
+style, des inventions burlesques de Scarron, sur cette même mythologie.
+
+M. Disraëli a rouvert cette veine. Ce membre du Parlement d'Angleterre a
+publié deux compositions de ce genre, qui ne laissent pas d'être
+amusantes, quoique les traits en soient quelquefois un peu gros. L'une a
+pour titre: _Ixion aux Enfers_; l'autre, _le Mariage de Proserpine_.
+
+Chez nous, récemment, _Orphée aux Enfers_ et _la Belle Hélène_, ces
+pochades burlesques, ont fait courir, chacun pendant près d'une année,
+Paris et les départements.
+
+Le burlesque, qu'on le veuille ou non, aura toujours sa place et son
+emploi. On peut faire un meilleur usage de l'esprit; mais celui-là sera
+toujours très-populaire. Et il en a toujours été ainsi, dès l'antiquité
+même, qu'on se figure à tort si farouche et si renfrognée. Nous venons
+d'en citer d'assez nombreux exemples. On en trouverait d'autres encore
+dans l'_Histoire de la caricature antique_, de Champfleury, et dans
+l'_Histoire des Marionnettes_, de Charles Maguin, où Maccus, l'ancêtre
+de Pulcinelle, montre à quel point les peuples les plus épris du beau
+étaient amoureux aussi du grotesque. M. Feuillet de Conches, dans la
+_Vie de Léopold Robert_, fait mention des joutes qui se livrent encore
+aujourd'hui près du mausolée d'Auguste, entre des bossus et des veaux,
+comme si pour ces peuples artistes le bossu n'était point un homme; et
+il ajoute: «Cette parodie des combats antiques et des héroïques combats
+de taureaux où se plaisent les Espagnols, montre combien le populaire de
+Rome affectionne le grotesque, comme pour se délasser du beau dont il
+est entouré. Il faut être un bossu vérifié, pour être admis dans
+l'arène. Les veaux sont de pauvres bêtes efflanquées auxquels les cornes
+commencent à poindre. Excités par les bossus, par les cris des
+spectateurs, par des pointes acérées, ils entrent en fureur, et portent
+à la fin de vigoureux coups. J'ai vu un des malheureux bossus, qui en
+avait été blessé et mis hors de combat, essayer de sortir de l'arène. La
+populace l'empêcha de sortir, et criait au veau: _Tue, tue_! afin d'en
+avoir pour son argent.»
+
+Bref, pour le public athénien, ces trois dieux au moins, Mercure,
+Hercule et Bacchus, malgré le culte religieux qu'on leur rendait,
+étaient devenus peu à peu, à certains égards, des personnages bouffons.
+C'était une inconséquence sans doute; mais l'humanité vit
+d'inconséquences, étant elle-même composée et entourée d'antinomies qui
+paraissent inconciliables et insolubles.
+
+Et puis, le style recouvrant tout cela, y mettait une sorte de poésie et
+une manière d'innocence. Le burlesque tout seul, sans génie littéraire,
+sans art, est digne de mépris; mais le style fait tout passer.
+
+Pour en finir avec cette comédie des _Grenouilles_, n'est-ce pas par une
+inconséquence semblable que les Athéniens laissèrent représenter, cette
+satire contre un poëte illustre qu'ils admiraient passionnément, et dont
+ils déploraient la mort récente? Ils ne se contentèrent point de la
+laisser représenter, ils l'applaudirent: les juges décernèrent à
+Aristophane le premier prix, et _les Grenouilles_ eurent cet honneur
+d'être représentées une seconde fois aux autres fêtes de Bacchus.
+
+Les observations que nous venons de faire s'appliquent également à la
+comédie qui a pour titre: _les Oiseaux_.
+
+
+
+
+LES OISEAUX.
+
+
+Voilà la pièce de fantaisie par excellence. Jamais l'imagination
+d'Aristophane ne fut plus charmante, plus légère que dans _les Oiseaux_.
+Et jamais Athènes aussi ne fût plus brillante qu'à l'époque où il les
+donna.
+
+«Cette époque, comme le remarque Otfried Müller, ne peut être comparée
+pour l'étendue, l'éclat de la puissance et de la souveraineté, qu'avec
+les temps de 456, avant la destruction de son armée en Égypte. Athènes
+venait, par la paix très-favorable de Nicias, de fortifier sa domination
+sur la mer et les côtes de l'Asie Mineure et de la Thrace, d'ébranler le
+Péloponnèse jusque dans son sein par une politique habile, de porter ses
+revenus au plus haut point qu'ils aient jamais atteint; enfin, à
+l'expédition de Sicile, entreprise sous des auspices si heureux,
+s'attachait l'espoir d'étendre encore l'empire maritime et colonial
+d'Athènes, sur les parties occidentales de la Méditerranée. Grâce à
+Thucydide, nous connaissons la disposition des esprits à Athènes dans ce
+moment: le peuple se laissait éblouir par les brillants châteaux en
+Espagne de ses démagogues et devins; rien désormais ne semblait
+impossible à atteindre; tout le monde s'abandonnait à une véritable
+ivresse d'espérances exagérées. Alcibiade, avec sa légèreté, son
+outrecuidance, et cette union merveilleuse d'intelligence pénétrante et
+calculatrice et d'imagination hardie et illimitée, était le héros du
+temps. Même lorsque le malheureux procès des Hermocopides l'eut fait
+disparaître d'au milieu des Athéniens, l'esprit qu'il avait excité et
+entretenu vécut longtemps encore[191].»
+
+Parcourons cette brillante comédie.
+
+Deux citoyens, Peisthétairos et Évelpide, Celui qui aime à en faire
+accroire aux amis et Celui qui espère toujours, excédés de la vie agitée
+et bruyante que l'on mène à Athènes,--ainsi qu'Umbritius de celle qu'on
+mène à Rome, et Damon de celle qu'on mène à Paris, dans les satires de
+Juvénal et de Boileau,--ont pris la résolution d'aller vivre parmi les
+oiseaux. Des ailes! des ailes! fuyons, fuyons cette ville tumultueuse et
+criarde!
+
+L'un, avec un geai ou un choucas, l'autre avec une corneille pour guides
+ou peut-être pour montures, les voilà partis: c'est ainsi que s'ouvre la
+pièce.--Le théâtre représente un paysage de rochers et de forêts.
+
+«Les cigales ne chantent qu'un mois ou deux, perchées sur les buissons;
+mais les Athéniens crient toute l'année, perchés sur les procès!» C'est
+à n'y pas tenir!
+
+Ils s'en vont donc bien loin de cette ville chicanière, toute de juges
+et de plaideurs, dont nous avons vu la satire développée dans _les
+Guêpes_.
+
+Ayant ouï dire que la huppe, l'hirondelle, le rossignol, et beaucoup
+d'autres, ont jadis appartenu au genre humain, ils espèrent que le
+souvenir de leur ancienne condition les déterminera à accueillir
+favorablement des transfuges de la race humaine.
+
+Ils cherchent d'abord la huppe.--La huppe dans l'imagination des Grecs,
+était un oiseau mystérieux,--de même que dans les poésies orientales, où
+elle voyage et converse avec Salomon, comme Solon avec Crésus.
+
+Ils finissent, grâce à leurs guides, par découvrir la demeure de la
+huppe, et ils frappent à la porte de son nid. Le roitelet, serviteur de
+la huppe, vient leur ouvrir, comme Céphisophon à Dicéopolis dans _les
+Acharnéens_, comme le disciple de Socrate à Strepsiade dans _les
+Nuées:_--Aristophane a ses procédés, auxquels ils reste fidèle, parce
+qu'ils sont bons, et parce qu'ils tiennent en partie à la construction
+même et aux conditions matérielles de la scène antique.
+
+ LE ROITELET.
+
+ Qui va là? Qui appelle mon maître
+
+ ÉVELPIDE, _effrayé_.
+
+ Apollon sauveur! quelle largeur de bec!
+
+ LE ROITELET, _effrayé aussi_.
+
+ Malheur à nous! Deux oiseleurs!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Mais nous ne sommes pas des hommes!
+
+ LE ROITELET.
+
+ Qu'êtes-vous donc?
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Moi, je suis le Peureux, oiseau d'Afrique.
+
+ LE ROITELET.
+
+ Allons donc!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Regarde plutôt ce qui tombe derrière moi!
+
+ LE ROITELET.
+
+ Et cet autre? quel oiseau est-ce? (_à Peisthétairos:_) Parleras-tu?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Moi, je suis l'Embrenné, du pays des Faisans...
+
+C'est par ces grosses bouffonneries que le poëte s'empare tout d'abord
+de la partie la plus nombreuse et la moins délicate de son public.
+
+En écartant les jambes dans leur frayeur à la vue de ce large bec d'un
+roitelet de fantaisie, Peisthétairos et Évelpide laissent échapper, avec
+le reste, leurs montures, la corneille et le choucas, qui disparaissent,
+sans doute pour se disposer à figurer de nouveau dans d'autres rôles de
+la même pièce, en changeant quelques accessoires.
+
+La huppe survient, avec un bec encore plus horrifique que celui de son
+serviteur,--la huppe qui fut jadis Térée, parent mythologique de la
+nation athénienne.--C'était peut-être une parodie de Sophocle, qui dans
+sa tragédie de _Térée_ avait, dit-on, représenté la métamorphose de ce
+roi en oiseau.--La huppe n'a pas de plumes. Elles sont tombées,
+dit-elle, pendant la mue.
+
+ LA HUPPE.
+
+ Qui vous amène ici?
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Le désir de nous trouver avec toi.
+
+ LA HUPPE.
+
+ À propos de quoi?
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ D'abord tu as été homme, comme nous; tu as eu des dettes, comme
+ nous; comme nous, tu aimais à ne pas les payer; ensuite, changé en
+ oiseau, tu as fait, en volant, le tour de la terre et des mers: tu
+ as donc toute la science de l'homme et toute celle de
+ l'oiseau[192]. Voilà ce qui nous amène vers toi, pour te prier de
+ nous indiquer quelque ville paisible, où, comme dans une couverture
+ mœlleuse, on puisse goûter les douceurs du repos.
+
+La huppe leur propose successivement plusieurs villes, dont les noms
+donnent lieu à des plaisanteries et à des calembours.
+
+Aucune ne paraît convenir. Alors Peisthétairos s'avise d'une grande
+idée, et en fait part à la huppe: c'est de bâtir une ville dans les
+airs.--Au commencement des choses, l'empire du monde appartenait aux
+oiseaux; ils doivent le reconquérir!
+
+ Vous régnerez sur les hommes comme vous régnez sur les sauterelles.
+ Et, quant aux dieux, vous les ferez mourir de faim.
+
+ LA HUPPE.
+
+ Comment?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Voici. L'air, n'est-ce pas? est entre le ciel et la terre: et de
+ même que, pour aller à Delphes, nous demandons passage aux
+ Béotiens, ainsi, quand les hommes sacrifieront aux dieux, vous
+ pourrez, si les dieux ne vous payent pas tribut, empêcher la fumée
+ des sacrifices de traverser votre ville et les plaines de l'air.
+
+La huppe trouve le plan parfait. Mais il faut le soumettre au peuple des
+oiseaux, et, pour cela, les convoquer.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Comment les convoqueras-tu?
+
+ LA HUPPE.
+
+ C'est facile. Je vais entrer dans le bocage, j'éveillerai
+ Philomèle, ma compagne, et nous les appellerons de concert: dès
+ qu'il entendront notre voix, ils accourront à tire-d'aile.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ O le plus chéri des oiseaux, ne tarde pas, je t'en supplie: entre
+ dans le bocage et éveille Philomèle.
+
+ LA HUPPE, _chantant_.
+
+ O ma compagne, cesse de sommeiller! Que l'hymne sacré jaillisse de
+ ton gosier divin en harmonieux soupirs! Roule en légères cadences
+ tes fraîches mélodies pour plaindre le sort d'Itys[193], cause pour
+ nous de tant de larmes! Pure, ta voix s'élève du milieu des ifs au
+ feuillage sombre jusqu'aux demeures de Jupiter, où Phébus à la
+ chevelure d'or répond à tes chants plaintifs par les sons de sa
+ lyre d'ivoire et préside aux chœurs des dieux immortels. Et les
+ accords de leurs voix bienheureuses forment un céleste concert.
+
+Ici on entendait, derrière le théâtre, les sons d'une flûte imitant les
+chants du rossignol.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ O Jupiter souverain! ô chants délicieux d'un si petit oiseau! C'est
+ du miel qui coule dans tout le bocage!
+
+ LA HUPPE, _continuant à chanter_.
+
+ Épopopo, popopo, popopo, popi! Io, io! ici, ici, ici, ici! Vous
+ tous qui portez comme moi des ailes! Vous qui butinez dans les
+ guérets fertiles, innombrables tribus au vol rapide et au gosier
+ mélodieux, mangeurs d'orge et pilleurs de grains; vous qui vous
+ plaisez, au milieu des sillons, à gazouiller d'une voix grêle, tio
+ tio tio tio, tio tio tio tio! Et vous qui, dans les jardins,
+ habitez le feuillage du lierre, ou qui becquetez, sur les collines,
+ le fruit de l'olivier sauvage ou de l'arbousier, accourez, volez à
+ ma voix: trioto, trioto, totobrix! Vous aussi qui, dans les vallées
+ marécageuses, happez les cousins à la trompe aiguë, et vous qui
+ hantez l'aimable prairie de Marathon, humide de rosée; et vous,
+ oiseaux à l'aile diaprée, francolin, francolin, et vous encore,
+ tribus des alcyons, qui voguez sur les flots gonflés des mers;
+ venez ici apprendre une grande nouvelle! Toute la race au col
+ flexible est ici convoquée par moi! Sachez qu'il nous est arrivé un
+ vieillard à l'esprit subtil, avec des idées neuves et de neuves
+ entreprises. Venez, tous à cette conférence! ici, ici, ici, ici!
+ toro, toro, toro, torotix! kikkabau, kikkabau! toro, toro, toro,
+ torolililix!
+
+Que l'on s'imagine tout cela chanté, en strophes élégantes et légères,
+dans ce langage aimé des dieux, envié par Racine et par André Chénier,
+
+ Dans ce langage grec aux douceurs souveraines,
+ Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines!
+
+et que l'on dise si l'on veut: Quelle bizarrerie!--Mais aussi, quelle
+grâce!
+
+Il n'y a rien de plus suave, de plus brillant, ni de plus frais, chez le
+poëte oriental Azz-Eddin Elmocaddessi, alors qu'il fait chanter les
+oiseaux et les fleurs. Ces onomatopées étranges forment avec ce qui les
+suit et les précède un ensemble charmant, plein d'originalité.
+
+Combien cette fantaisie ailée et gazouillante est au-dessus de la
+prétendue exactitude avec laquelle un Allemand, nommé Bechstein, a voulu
+noter d'après nature le chant, non pas de la huppe, mais du rossignol,
+qu'Aristophane n'a osé rappeler que par les sons d'une flûte! Voici
+l'œuvre du bon Allemand, qui n'a pas senti que, si l'onomatopée,
+discrètement employée, produisait par une pointe de bizarrerie un
+assaisonnement piquant, l'onomatopée toute seule et trop prolougée était
+simplement cocasse:
+
+ Tiouou, tiouou, tiouou, tiouou, Shpe tiouto koua, Tio, tio, tio,
+ tio, Kououtiou, kououtiou, kououtiou, kououtiou, Tskouo, tskouo,
+ tskouo, tskouo, Tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii, tsii,
+ tsii, tsii, Kouoïor tiou, tskoua pipits kouisi. Tso, tso, tso, tso,
+ tso, tso, tso, tso, tso, tso, tsirrhading! Tsi si, tosi si si si si
+ si si si, Tsorre, tsorre, tsorre, tsorrehi; Tsatn, tsatn, tsatn,
+ tsatn, tsatn, tsatn, tsatn, tsi. Dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo, dlo,
+ dlo, dlo, Kouïoo trrrrrrrizl! Lu lu lu, ly ly ly, li li li, Kouïoo
+ didl li ioulyli, Ha guour guour, koui, kouïo! Kouïo, kououi,
+ kououi, kououi, koui koui koui koui, Ghi, ghi, ghi! Gholl, gholl,
+ gholl, gholl, ghia huhudoï, Koui koui, horr ha dia dia dillhi!
+ Hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, hets, Hets,
+ hets, hets, hets, hets, Touarrho hostehoï, Kouïa, kouïa, kouïa,
+ kouïa, kouïa, kouïa, kouïa, kouïati, Koui koui koui, io io io io io
+ io io, koui, Lu ly li, lolo, didi io kouïa! Higuaï, guaï, guaï,
+ guaï, gûaï, guaï, guaï, guaï, Kouïor tsio, tsiopi!
+
+Entre cette page et celle d'Aristophane il y a toute la différence de la
+lettre morte à l'esprit vivant, de l'imitation lourde à la création
+fantaisiste.
+
+Vous rappelez-vous le fameux Boudoux, dont parle Alexandre Dumas dans
+ses _Mémoires?_ «Boudoux, dit-il, qui ne parlait aucune langue morte, et
+qui, parmi les langues vivantes, ne parlait que la sienne, et encore
+assez mal, Boudoux, était à l'endroit des oiseaux le premier philologue,
+je ne dirai pas de la forêt de Villers-Coterets, mais encore, j'ose
+l'assurer, de toutes les forêts du monde. Il n'y avait pas une langue,
+pas un jargon, pas un patois ornithologique qu'il ne parlât, depuis la
+langue du corbeau jusqu'à celle du roitelet.»--Eh bien! Boudoux
+peut-être eût admiré Bechstein; il eût admiré également Raspail, qui
+dans la _Revue complémentaire_ du 1er janvier 1855 donne le chant du
+rossignol, paroles et musique. Pour nous, à Bechstein, à Boudoux, et à
+Raspail lui-même, nous préférons Aristophane, dans cette légère et
+bizarre, mais gracieuse fantaisie.
+
+ * * * * *
+
+En entendant le double appel de la huppe et du rossignol, les oiseaux
+arrivent, de çà, de là. L'entrée de chaque survenant donne lieu à des
+mots et à des plaisanteries de toutes sortes, allusions et calembours.
+Peu à peu les oiseaux se pressent: en voici une multitude et enfin comme
+une tempête, qui fond sur la scène avec de grands cris: Torotix,
+torotix!... Épopo, popopo, popopopi!... Ti ti ti, ti ti, ti ti!...
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Par Neptune! Vois donc quels tourbillons d'oiseaux!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Apollon-roi! quelle nuée! Oie, oïe! ils volent si serrés qu'ils
+ remplissent tous les passages!... Comme ils piaillent, comme ils se
+ précipitent! quels cris! quels becs!... On dirait qu'ils nous
+ menacent! oh là là! c'est toi et moi qu'ils regardent en ouvrant le
+ bec.
+
+Les oiseaux, en effet, à la vue de ces étrangers, se croyent pris dans
+quelque piège. Effroi des deux parts.
+
+La huppe, à travers ce tumulte, essaye de se faire entendre, annonçant
+que ces deux étrangers viennent proposer une chose magnifique. On
+n'écoute rien d'abord, on se croit trahi, on s'apprête à venger sur ces
+deux intrus tous les crimes de l'espèce humaine, antique ennemie de la
+race ailée.
+
+ Io, io! sus! en avant! à mort, à mort! De nos ailes pressées
+ cernons l'ennemi! il faut que ces deux hommes jettent des cris de
+ douleur, et servent de pâture à nos becs! Ni l'ombre des montagnes,
+ ni les nuées du ciel, ni la mer blanchissante, ne les soustrairont
+ à nos coups. En avant, bec et ongles! Que le chef de cohorte engage
+ l'aile droite!
+
+Vous avez encore dans la mémoire les scènes analogues des _Acharnéens_
+s'élançant contre Dicéopolis, des _Chevaliers_ contre Cléon, des
+_Guêpes_ contre Bdélycléon; mais ici la scène est plus fantastique: on
+dirait le combat des grues et des pygmées.
+
+Dans les œuvres de Cyrano de Bergerac, se trouve un morceau qui pourrait
+bien être une réminiscence de ce passage: c'est un réquisitoire des
+oiseaux contre deux hommes qui se sont glissés parmi eux[194].
+
+ * * * * *
+
+Cependant on finit par s'entendre. Peisthétairos, soutenu par Évelpide,
+comme Robert Macaire par Bertrand, expose son plan et ses idées. L'un et
+l'autre, par toutes sortes de rapprochements spirituels, et de légendes
+poétiques, prouvent à la race emplumée son antique supériorité et
+primauté sur toutes les autres.
+
+Les oiseaux sont les premiers-nés, les premiers souverains de l'univers.
+D'où vient que les ouvriers en tout genre se mettent à la besogne au
+chant du coq? N'est-ce pas le souvenir d'une vieille habitude du temps
+où les oiseaux, maîtres du monde, donnaient à leurs esclaves le signal
+des travaux?...
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Oui, autrefois, vous étiez rois!
+
+ LE CHŒUR DES OISEAUX.
+
+ Nous, rois! Et de qui? Et de quoi?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ De tout! De moi d'abord, et de lui (_Montrant Évelpide_.) Et de
+ Jupiter même! Votre race est plus ancienne que Saturne, que les
+ Titans et que la Terre.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Que la Terre elle-même?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Oui, par Apollon!
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Voilà, par Jupiter! ce que je ne savais pas.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Parce que vous êtes des ignorants, des insouciants, et que vous
+ n'avez jamais lu Ésope. Ésope dit que l'alouette naquit avant tous
+ les autres êtres, avant la Terre même: son père mourut de maladie;
+ comme la terre n'existait pas; il fut sans sépulture pendant cinq
+ jours: enfin l'alouette dans l'embarras se décida, faute de mieux,
+ à enterrer son père dans sa tête.
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Ce qui fait que le père de l'alouette est enterré à
+ Céphalée[195]...
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Mais la plus forte preuve, c'est que Jupiter, qui règne maintenant,
+ est représenté, comment? debout avec un aigle sur la tête, c'est le
+ symbole de sa royauté[196]; sa fille a la chouette; et Apollon,
+ comme son ministre, l'épervier.
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Par Cérès! voilà qui est bien dit! Mais que font dans le ciel tous
+ ces oiseaux?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Quand on sacrifie et que, suivant le rite, on offre les entrailles
+ aux dieux, ces oiseaux en prennent leur part avant Jupiter.
+ Autrefois, les hommes ne juraient jamais par les dieux, mais
+ toujours par les oiseaux: à présent encore, Lampon jure par l'oie,
+ quand il veut mentir[197].--C'est ainsi que vous étiez grands et
+ sacrés, en ce temps-là! Mais maintenant on vous regarde comme des
+ esclaves, des niais, des ilotes; on vous jette des pierres comme à
+ des fous furieux, même dans les lieux sacrés! Une foule d'oiseleurs
+ vous tendent des lacets, des filets, des gluaux, des pièges de
+ toute espèce; on vous prend, on vous vend en masse, et les
+ acheteurs vous tâtent pour s'assurer si vous êtes gras. Encore, si
+ l'on vous servait simplement rôtis, sur la table! Mais on fait un
+ mélange d'huile, de vinaigre et d'échalotes, avec du fromage râpé;
+ de tout cela broyé ensemble, on fabrique une sauce douce et grasse,
+ puis on la verse sur vous toute bouillante, comme si vous étiez des
+ chairs infectes!
+
+Un tel état de choses est intolérable! Il s'agit de reconquérir la
+sécurité, l'indépendance, et la souveraineté!--Oui, oui! répondent les
+oiseaux. Tu es notre sauveur! Mais que faut-il faire?--Il faut, répond
+Peisthétairos, qu'il n'y ait qu'une seule ville, un seul État pour toute
+la nation des oiseaux; qu'ils entourent l'air tout entier d'une grande
+muraille en briques; comme l'enceinte de Babylone; et, quand cette
+muraille sera élevée, ils enverront des ambassadeurs sommer Jupiter de
+leur restituer l'empire: s'il n'y consent pas, on lui déclarera la
+guerre sainte, et l'on fera défense aux dieux de traverser désormais ce
+pays pour descendre, comme autrefois, contenter leur envie chez les
+Alcmènes, les Alopées, les Sémélés. Les hérons feront sentinelle sur une
+patte: Halte-là! on ne passe pas.
+
+En même temps on enverra une autre ambassade aux hommes pour leur dire
+que dorénavant ils ayent à sacrifier d'abord aux oiseaux, souverains du
+monde, et seulement ensuite aux autres dieux.
+
+ LA HUPPE.
+
+ Mais comment les hommes reconnaîtront-ils en nous des dieux et non
+ des geais? nous qui volons et qui avons des ailes?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Tu es fou: est-ce que Mercure n'est pas dieu? Cependant il vole et
+ il a des ailes! Et tant d'autres divinités! la Victoire vole avec
+ des ailes d'or! Et l'Amour, n'a-t-il pas des ailes? Et Iris, la
+ colombe aux ailes agitées, comme dit Homère!
+
+ LA HUPPE.
+
+ Mais si Jupiter se met à tonner et lance sur nous sa foudre, qui a
+ aussi des ailes?...
+
+ PEISTHÉTAIROS, _sans l'écouter_.
+
+ Si les hommes, aveugles à votre égard, méconnaissent votre
+ puissance et ne veulent adorer que les dieux de l'Olympe, alors il
+ faut qu'une nuée de passereaux gourmands de graines s'abatte sur
+ leurs champs et y dévore tout; et puis nous verrons si Cérès vient
+ au secours de leur famine par une distribution de blé!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Elle s'en gardera bien, par Jupiter! vous la verrez donner cent
+ mauvaises défaites[198].
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Les corbeaux aussi leur prouveront votre divinité, en crevant les
+ yeux à leurs bœufs de labour et à leurs troupeaux. Qu'Apollon
+ ensuite les guérisse et gagne ses honoraires de médecin!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Là, là! qu'ils attendent au moins que j'aie vendu mes deux
+ bouvillons!
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Si, au contraire, ils reconnaissent que vous êtes la Divinité, la
+ Vie, la Terre, Saturne, Neptune,--alors tous les biens leur seront
+ donnés.
+
+ LA HUPPE.
+
+ Cite-moi donc un de ces biens.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Premièrement, les sauterelles ne rongeront plus leurs vignes en
+ fleur: un seul escadron de chouettes et de crécerelles les dévorera
+ toutes. Ensuite, les cousins et les perce-oreilles ne mangeront
+ plus leurs figues: une seule compagnie de grives les avalera tous
+ jusqu'au dernier.
+
+ LA HUPPE.
+
+ Et la richesse, comment la leur donnerons-nous? C'est là leur
+ grande passion!
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Quand ils consulteront les oiseaux, ceux-ci leur indiqueront les
+ mines les plus riches, et les trésors enfouis depuis des siècles:
+ car ils en connaissent la place; aussi dit-on toujours: Personne ne
+ sait où est mon trésor, _excepté peut-être un oiseau_!
+
+Ainsi, légendes mythologiques, croyances populaires, contes, proverbes,
+histoire naturelle, science des augures, fables d'Ésope, d'Hésiode ou
+d'Homère, simples dictons même et images courantes, le poëte cueille
+tout cela en voltigeant, et y mêle ses propres richesses, la grâce et la
+fleur de sa poésie, ou de ses charmantes maximes:--«Comment leur donner
+la santé?--S'ils sont heureux, n'ont-ils pas la santé? L'homme
+malheureux ne se porte jamais bien!»
+
+ * * * * *
+
+Et il n'y aura pas besoin d'élever aux oiseaux des temples de pierre
+fermés avec des portes d'or. Ils habiteront dans les bois et sous le
+feuillage des chênes. Les plus vénérés auront l'olivier[199] pour
+temple. Les voyages de Delphes et d'Ammon seront inutiles pour les
+sacrifices: debout parmi les arbousiers et les oliviers sauvages, on
+leur offrira l'orge et le blé; on les priera, en étendant, les mains, de
+nous faire part de leurs bien faits, qu'ils accorderont aussitôt en
+échange de quelques grains.
+
+Le projet des deux Athéniens est adopté avec enthousiasme. On leur donne
+le droit de cité, on les naturalise oiseaux. Une certaine racine qu'ils
+mangeront va leur taire pousser des ailes.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, Philomèle et Procné, du milieu des joncs fleuris,
+s'élèvent sous la forme de deux jolies filles avec des ailes et des
+têtes d'oiseaux; le chœur les salue de ses chants; puis continue ainsi,
+s'adressant au public, avec une poésie suave et exquise:
+
+ Pauvres humains dont l'existence obscure, frêle comme les feuilles
+ des bois, rampe, sans ailes, sur la terre fangeuse, d'où vous
+ sortez, où vous rentrez, race éphémère, infortunés mortels, ombres
+ légères pareilles à des songes, écoutez les oiseaux, êtres
+ immortels, aériens, exempts de vieillesse, qui méditent sur les
+ choses incorruptibles: vous apprendrez de nous à connaître le ciel,
+ la nature des êtres ailés, l'origine des dieux et des fleuves, de
+ l'Érèbe et du Chaos; grâce à nous, Prodicos[200] enviera votre
+ science.
+
+ Il n'y avait d'abord que le Chaos, la Nuit, le sombre Érèbe et le
+ profond Tartare: la Terre, l'Air, le Ciel n'existaient pas. Au sein
+ des abîmes infinis de l'Érèbe, la Nuit aux ailes noires, féconde
+ toute seule, pondit un œuf, duquel, après un certain temps, naquit
+ l'Amour, le gracieux Éros, aux ailes d'or étincelantes, rapides
+ comme les vents d'orage. Il s'unit, dans le profond Tartare, au
+ sombre Chaos, ailé comme lui, et engendra la race des Oiseaux, qui
+ vit le jour la première de toutes...
+
+Selon la théogonie orphique, le premier des dieux fut Chronos, le Temps;
+après lui, vinrent l'Éther et le Chaos, d'où Chronos tira l'œuf immense
+du monde. Il était naturel qu'Aristophane, dans la cosmogonie des
+oiseaux, n'oubliât pas cet œuf. En le faisant pondre par la Nuit aux
+ailes noires, et en faisant éclore de cet œuf l'Amour aux ailes d'or, en
+donnant des ailes au Chaos lui-même, il use du droit de poésie, il
+complète et développe les images qui conviennent à son sujet.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi,--continue le chœur des Oiseaux,--notre origine est bien plus
+antique que celle des habitants de l'Olympe. Nous sommes nés de l'Amour,
+mille preuves l'attestent. Nous avons des ailes, et nous en prêtons aux
+amants[201]...
+
+Et quels services les oiseaux ne rendent-ils pas aux mortels! Nous leur
+indiquons les saisons, le printemps, l'hiver, l'automne. Si la grue en
+criant émigre vers la Libye, elle avertit le laboureur de semer; le
+nocher, de se reposer auprès de son gouvernail suspendu dans sa
+demeure[202]; et Oreste[203], de se tisser un manteau, afin que la
+rigueur du froid ne le pousse plus à dépouiller les autres. Dès que le
+milan reparaît, il vous annonce le retour du printemps et le moment de
+tondre les brebis. Lorsqu'ensuite l'hirondelle arrive, on se hâte de
+vendre son manteau, pour acheter un vêtement léger. Nous vous tenons
+lieu d'Ammon, de Delphes, de Dodone et de Phébus Apollon. Avant de rien
+entreprendre, affaire commerciale, mariage, achat de vivres, vous
+consultez les oiseaux[204]...
+
+Muse agreste, aux accents si variés, tio tio tio, tio tio tio, tiotix,
+je chante avec toi dans les vallons verts et sur les sommets des
+collines, tio tio, tio tiotix! Du haut d'un frêne à l'épais feuillage,
+tio tio, tio tiotix, je lance de mon gosier d'or des mélodies sacrées en
+l'honneur du dieu Pan; ma voix s'unit sur la montagne aux chœurs
+augustes qui célèbrent la Mère des dieux, tototo, tototo, totototix!
+C'est là que Phrynichos, comme une abeille, vient butiner l'ambroisie de
+ses chants et la douce fleur de sa poésie, tio tio, tio tiotix!...
+
+Tels les cygnes, tio tio tio, tio tio tio, tiotix, sur les rives de
+l'Hèbre, tio tio, tio tiotix, unissent leurs voix pour chanter Apollon
+en battant des ailes, tio tio, tio tiotix; leurs chants traversent les
+nuages des airs; les hôtes variés des forêts s'arrêtent étonnés; les
+vents se taisent, la sérénité assoupit les flots, tototo, tototo,
+totototix; l'Olympe en retentit au loin; les dieux écoutent, dans un
+saisissement de joie: et les Grâces et les Muses, filles de l'Olympe,
+répètent leurs mélodies, tio tio, tio tiotix!
+
+Comme toujours, chez Aristophane, cette charmante poésie s'entremêle de
+grossières bouffonneries et de gaietés fort lestes: c'est le caractère
+de l'écrivain et de l'esprit attique,--comme de l'esprit gaulois.--Cette
+variété semble indispensable surtout à Athènes, pour contenter tous les
+goûts tour à tour, dans un public qui est le peuple tout entier. Là
+comme partout, Aristophane, «maître de tous les tons de la lyre», se
+montre presque au même instant «sublime et bouffon, grave et licencieux,
+mais toujours poëte, et s'égalant aux plus grands poètes, soit qu'il les
+raille, soit qu'il les imite[205].»
+
+ * * * * *
+
+Peisthétairos et Évelpide reviennent affublés en oiseaux grotesques,
+comme Quinola et Spadille en princes, dans la comédie d'Alfred de
+Musset.
+
+ IRUS.
+
+ Mettez ces deux habits;
+ Vous vous promènerez ensuite par la chambre,
+ Pour que je voye un peu l'effet que je ferai.
+
+ SPADILLE.
+
+ Moi, j'ai l'air d'un marquis.
+
+ QUINOLA.
+
+ Moi, j'ai l'air d'un ministre.
+
+ IRUS.
+
+ Spadille a l'air d'une oie, et Quinola, d'un cuistre.
+
+Peisthétairos et son ami, non moins cocasses dans leur nouvel
+accoutrement, se font l'un à l'autre les mêmes compliments, ou à peu
+près, que fait Irus à Quinola et à Spadille. C'est Peisthétairos qui
+d'abord éclate de rire en regardant Évelpide.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Par Jupiter! je n'ai jamais rien vu de plus drôle!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Qu'est-ce qui te fait rire?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Tes bouts d'ailes! qui te font ressembler, sais-tu à quoi? à une
+ oie peinte sur une enseigne!
+
+ ÉVELPIDE.
+
+ Et toi, à un merle pelé et râpé!
+
+Ils conseillent à la huppe de donner à la ville nouvelle un nom
+magnifique et pompeux: par exemple, Néphélococcygie, c'est-à-dire la
+Ville des Nuées et des Coucous,--quelque chose comme
+Coucouville-lés-Nuées.--«Ah! le grand et beau nom que tu as trouvé là!
+s'écrie la huppe émerveillée.--N'est-ce pas de ce côté-là, dit Évelpide,
+que s'étendent les immenses propriétés de Théagène et toutes celles
+d'Eschine?»
+
+C'étaient deux hâbleurs de ce temps, et peut-être quelque peu
+industriels, ayant découvert mainte mine, à exploiter avec les
+actionnaires.
+
+On dépêche les deux ambassades, l'une en haut, vers les dieux, l'autre
+en bas, vers les hommes. Puis on se met à l'œuvre.
+
+À peine a-t-on tracé l'enceinte, et procédé aux cérémonies qui
+accompagnaient la fondation d'une ville,--en invoquant les
+dieux-oiseaux, Apollon-Cygne, Latone-Caille, Diane-Chardonneret,
+Bacchus-Pinson, Cybèle-Autruche;--à peine le prêtre a-t-il entonné le
+chant sacré, en aspergeant d'eau lustrale la place des fondations
+futures, qu'une volée d'aventuriers s'abat déjà sur la ville
+projetée,--comme sur le nouveau Marseille ou le nouveau Paris,--pour y
+chercher fortune. Dévoré de l'amour du bien public, chacun veut en avoir
+la meilleure part.
+
+ Échevins, Prévôt des marchands,
+ Tout fait sa main; le plus habile
+ Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe temps
+ De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
+
+C'est d'abord un poëte dithyrambique, au manteau troué, faiseur de
+cantates à l'usage de tous les nouveaux pouvoirs.
+
+ J'ai, dit-il, composé des vers en l'honneur de votre
+ Néphélococcygie, une foule de beaux dithyrambes et de
+ parthénies[206] dignes de Simonide.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Et quand les as-tu composés? depuis combien de temps?
+
+ LE POETE.
+
+ Oh! il y a longtemps, longtemps déjà, que je chante cette cité!
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Mais on fait en ce moment même la cérémonie de sa naissance, et je
+ viens de nommer l'enfant, il y a une minute!
+
+On se débarrasse de ce républicain de l'avant-veille, en lui faisant
+l'aumône d'un manteau.
+
+ * * * * *
+
+Un devin lui succède. «Il y a, dit-il, un oracle de Bacis qui concerne
+évidemment Néphélococcygie.--Eh! que n'en parlais-tu avant qu'elle
+existât?--Le ciel ne le permettait pas encore!--Voyons ton oracle...»
+
+Le devin récite un grimoire quelconque, qui peut s'appliquer à tout ce
+qu'on veut, comme toutes les prophéties possibles. Peisthétairos le paye
+d'un autre oracle, conçu à peu près en ces mots:
+
+ Lorsque, le ventre à jeun, par de vains artifices
+ Quelque saltimbanque effronté
+ Viendra troubler vos sacrifices
+ Sans être par vous invité,
+ Prenez un bon paquet de gaules
+ Et cassez-le sur ses épaules[207].
+
+Ainsi dit, ainsi fait: Hors d'ici, drôle! Va-t'en débiter aux vieilles
+femmes tes oracles et tes prophéties!--Et on vous le chasse à coups de
+bâton.
+
+ * * * * *
+
+Le prêtre se dispose à continuer la cérémonie, déjà deux fois
+interrompue, lorsqu'un géomètre-arpenteur survient à son tour, avec
+règles, toises et niveaux, pour tirer les lignes des rues aériennes,
+faire de beaux boulevards dans les nues, toiser, arpenter, cadastrer
+Néphélococcygie et sa banlieue, partager l'air en lois... «Qui es-tu
+donc? lui demande Peisthétairos.--Qui je suis? Méton! connu dans toute
+la Grèce et à Colone.»--Comme François Villon, dans son épitaphe: «_Né
+de Paris, emprès Pontoise_.».
+
+«Eh bien! Méton, reprend Peisthétairos, un conseil d'ami: décampe
+lestement!»
+
+ LE GÉOMÈTRE.
+
+ Seriez-vous par hasard en discorde?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Au contraire!
+
+ LE GÉOMÈTRE.
+
+ Mais alors...
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ D'un accord unanime et sincère Nous avons résolu d'expulser de chez
+ nous Fripons et charlatans, en les rouant de coups[208].
+
+Méton ne se le fait pas dire deux fois, et arpente, sans règle ni toise:
+Peisthétairos le chasse à coups de trique.
+
+Ce Méton, malmené si lestement par Peisthétairos et par Aristophane,
+est-il le même que le célèbre astronome athénien qui forma, vers l'an
+432 avant notre ère, un cycle de dix-neuf ans, dans le dessein de faire
+concorder l'année lunaire avec l'année solaire (ce qu'on nomme
+aujourd'hui le _Nombre d'or_)? Je ne sais; mais cela paraît probable, et
+il n'y aurait rien d'étonnant à voir un homme très-sérieux comme
+l'astronome Méton traité par Aristophane avec autant d'irrévérence que
+le grand Socrate.
+
+ * * * * *
+
+Survient un inspecteur, avec des airs de roi, dans cette ville qui
+existe à peine. C'est une satire des petits fonctionnaires qui étaient
+chargés d'inspecter les cités tributaires, et qui faisaient du zèle aux
+dépens de ces villes, à moins qu'on ne leur graissât la patte.
+
+ PEISTHÉTAIROS, _à voix basse_.
+
+ Veux-tu recevoir ton salaire, ne rien faire et t'en aller?
+
+ L'INSPECTEUR.
+
+ Ma foi! oui; j'aurais bien besoin d'être à Athènes pour assister à
+ l'Assemblée: je suis chargé des intérêts de Pharnace[209].
+
+ PEISTHÉTAIROS, _le battant_.
+
+ Tiens, voici ton salaire, va-t'en avec cela!
+
+Il l'expédie comme les autres, malgré ses protestations indignées.
+
+ * * * * *
+
+Enfin un marchand de décrets vient pour vendre des lois toutes neuves et
+qui n'ont pas encore servi. Peisthétairos s'en débarrasse de la même
+façon.
+
+Tout ce mouvement animait la scène et égayait les spectateurs. Ce sont
+des épisodes, comme _les Fâcheux_ de Molière, ou comme nos
+vaudevilles-revues. Le poëte y donne l'essor à sa verve et à sa malice.
+Au monde de la fantaisie il entremêle adroitement celui de la réalité.
+Ces critiques et caricatures de détail parodiaient la conduite des
+Athéniens dans les villes alliées et dans les colonies.
+
+ * * * * *
+
+On achève le sacrifice d'inauguration. Les oiseaux, dans un nouveau
+chœur, chantent leur puissance, leur félicité:
+
+ C'est à nous désormais que tous les mortels adresseront leurs
+ sacrifices et leurs prières! Rien n'échappe à notre vue, à notre
+ puissance! Nos regards embrassent l'univers! Nous préservons le
+ fruit dans la fleur, en détruisant ces mille espèces d'insectes
+ voraces nés de la terre, qui s'attaquent aux arbres et se
+ nourrissent du germe à peine formé dans le calice. Nous tuons aussi
+ ceux qui ravagent, comme un fléau, les parterres embaumés. Tous ces
+ êtres rampants et rongeurs périssent sous les coups de la race
+ ailée[210]!...
+
+ Que le sort des oiseaux est doux! l'hiver, ils n'ont pas besoin de
+ manteau; l'été, ils n'ont point à souffrir des ardeurs de la
+ canicule; dans les vallons fleuris, au sein des feuilles fraîches,
+ ils reposent, tandis que la cigale, brûlée de rayons torrides à
+ l'heure de midi, pousse des cris, de pythonisse! Nous hivernons au
+ creux des antres, et folâtrons avec les Nymphes des montagnes; et
+ nous butinons au printemps les tendres baies du myrte aimé des
+ vierges et les jardins des Grâces tout blancs de fleurs!
+
+Quelle délicieuse poésie! Victor Hugo n'a rien de plus charmant, ni dans
+la légende des oiseaux, épisode du _Beau Pécopin_, ni dans _les Chansons
+des rues et des bois_, ni dans _les Contemplations_, lorsqu'à son tour
+il peint le bonheur des oiseaux en traits si brillants et si vifs:
+
+ Ils vont, pillant la joie en l'univers immense!...
+
+Et autour des tombes elles-mêmes ils rapportent quelque gaieté!
+
+Michelet n'a rien de plus poétique, quand, pour chanter l'oiseau,
+lui-même se fait oiseau, quand il peint amoureusement et qu'il célèbre
+avec enthousiasme ces fils de l'air, de la lumière: «Mélodieuses
+étincelles du feu d'en haut, où n'atteignez-vous pas?... Pour vous, ni
+hauteur, ni distance: le ciel, l'abîme, c'est tout un! Quelle nuée et
+quelle eau profonde ne vous est accessible? La terre, dans sa vaste
+ceinture, tant qu'elle est grande, avec ses monts, ses mers et ses
+vallées, elle vous appartient. Je vous entends sous l'équateur, ardents
+comme les traits du soleil. Je vous entends au pôle, dans l'éternel
+silence, où la dernière mousse a fini: l'ours lui-même regarde de loin
+et s'éloigne en grondant; vous, vous restez encore; vous vivez, vous
+aimez, vous témoignez de Dieu, vous réchauffez la mort!»
+
+ * * * * *
+
+Cependant la ville nouvelle s'élève de toutes parts. Les murailles ont
+cent stades de long, et sont si larges «que Proxénide, le vantard, et
+Théagène pourraient s'y croiser sur leurs chars, fussent-ils attelés de
+chevaux aussi grands que le cheval de Troie[211].»
+
+Nul autre que les oiseaux n'a mis la main, ni la patte, aux
+constructions: ni charpentiers, ni tailleurs de pierre, ni maçons, ni
+briquetiers d'Egypte, les oiseaux ont tout fait eux-mêmes. «Trente mille
+grues, venues de la Libye, ont déposé les pierres qu'elles avaient
+avalées: pierres de fondement, qui ont été taillées ensuite par le bec
+des râles; dix mille cigognes fabriquaient les briques; les pluviers et
+autres oiseaux aquatiques pompaient, montaient l'eau dans les airs; les
+hérons servaient dans des auges le mortier qu'avaient préparé les oies
+avec leurs pattes en truelles; les pélicans ont pélicannelé le bois des
+portes avec leur bec; c'était un bruit comme dans un chantier naval. À
+présent toute l'enceinte est close et bien gardée.
+
+ * * * * *
+
+Pline le naturaliste raconte que les grues, en guerre avec les pygmées,
+posaient, pendant la nuit, des sentinelles tenant un caillou dans la
+patte, afin que, si par hasard une de ces sentinelles venait à
+s'endormir, le caillou en tombant les réveillât toutes.--À
+Néphélococcygie, civilisation plus avancée, c'est avec des sonnettes que
+les gardes font la ronde, et l'on allume des feux sur toutes les tours.
+
+ * * * * *
+
+On ne dit pas sur quoi posent les fondements de cette ville
+aérienne.--Est-ce, comme dans la Genèse indienne, sur un éléphant, dont
+les pieds reposent sur quatre tortues, et les tortues sur on ne sait pas
+quoi? Ou bien, comme dans la légende ésopique, est-ce dans de grands
+paniers portés par des aigles?
+
+Quoiqu'il en soit, Néphélococcygie coupe le chemin de l'Olympe: les
+dieux sont bloqués. Les oiseaux les remplaceront: l'aigle détrônera
+Jupiter de Corinthe; la chouette, Minerve d'Athènes, et ainsi des
+autres.
+
+À des peuples-oiseaux il faut des dieux-oiseaux;--comme à des hommes, un
+dieu-homme; comme, aux triangles, s'ils en ont, un dieu-triangle, dit
+Montesquieu; tout cela, par la même raison que les nègres font le diable
+blanc.--Xénophane, de Colophon, disait que, si les bœufs et les chevaux
+savaient peindre, ils feraient des dieux qui auraient figure de bœufs ou
+de chevaux.--«Les lézards m'ont raconté, dit Henri Heine, ou un de ses
+personnages dans les _Reisebilder_, qu'il court parmi les pierres une
+tradition selon laquelle Dieu veut un jour se faire pierre pour les
+délivrer de leur endurcissement.» Mais un vieux lézard prétend que cette
+_impétrification_ n'aurait lieu qu'après que Dieu se serait
+successivement incarné et invégétalisé dans les formes de tous les
+animaux et de toutes les plantes, et les aurait délivrés.»
+
+ * * * * *
+
+Les douaniers de Néphélococcygie font bonne garde: toute la fumée des
+sacrifices que les hommes offrent aux anciens dieux est interceptée. Ne
+recevant plus l'odeur des victimes, ces pauvres Olympiens, réduits à un
+jeûne cruel, ne savent que devenir: les immortels meurent de faim. Iris,
+leur messagère, chargée d'aller sur terre savoir les raisons de cette
+famine, est arrêtée par les buses, gendarmes de Coucouville-lés-Nuées,
+qui lui demandent son passe-port: elle n'en a pas; il lui faut retourner
+d'où elle était venue, sans avoir accompli sa mission. Les immortels se
+serrent le ventre, et leurs dents augustes s'allongent démesurément.
+C'est Prométhée, fidèle à sa vieille amitié pour les races mortelles,
+qui vient en secret donner ces nouvelles aux habitants de
+Coucouville-lés-Nuées: il se couvre d'un parasol pour échapper aux yeux
+de Jupiter, son ennemi.
+
+ * * * * *
+
+Les hommes, d'autre part, envoient à Peisthétairos, illustre fondateur
+de Coucouville-lés-Nuées, une couronne d'or. L'empire des oiseaux est
+fondé; l'empire en l'air est déclaré éternel, comme tous les empires.
+Tout le monde vient lui rendre hommage; tout le monde sollicite
+l'honneur d'être annexé, naturalisé oiseau le plus tôt possible.
+
+Un jeune homme d'abord, de la jeunesse dorée, brûle du désir d'être
+oiseau, parce qu'il a entendu dire qu'il est permis chez les oiseaux de
+mordre et d'étrangler son père, et qu'il veut étrangler le sien tout de
+suite, pour en hériter. Peisthétairos le rappelle à la piété filiale par
+l'exemple des cigognes.
+
+Un littérateur veut avoir des ailes pour aller chercher dans les nues
+des strophes tourbillonnantes.
+
+Un sycophante en veut avoir aussi pour espionner plus activement de
+ville en ville et dénoncer devant les tribunaux athéniens les riches
+citoyens des îles sujettes.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Joli métier!
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Mais oui: dénicheur de procès! Et c'est pourquoi j'ai besoin
+ d'ailes, pour voltiger autour des villes et puis les citer en
+ justice.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Citeras-tu mieux si tu as des ailes?
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Non, mais je ne craindrai plus les pirates: je reviendrai en l'air
+ avec les grues, ayant avalé, en guise de lest, une provision de
+ procès.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Voilà donc ton métier! Quoi! un jeune homme! vivre de
+ dénonciations!
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Que faire? Je ne sais pas labourer.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Mais, par Jupiter! à ton âge, on peut gagner sa vie plus
+ honnêtement qu'à tramer des procès.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ L'ami, ce sont des ailes que je demande, et non des avis.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Eh bien! Mes paroles te donnent des ailes.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Comment des paroles donneraient-elles des ailes?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Les paroles en donnent à tout le monde.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ À tout le monde?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ N'entends-tu pas à chaque instant chez les barbiers les pères dire
+ aux jeunes gens: «C'est étonnant comme les conversations de
+ Diitrèphe ont donné des ailes à mon fils pour l'équitation!»--«Le
+ mien, dit un autre, emporté par les ailes de l'imagination, a pris
+ son vol vers la tragédie!»
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Ainsi les paroles donnent des ailes?
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Assurément. Elles élèvent l'esprit et lui donnent l'essor. J'espère
+ donc que les miennes te donneront des ailes pour t'envoler vers un
+ état plus honorable.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Mais je ne veux pas, moi!
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Que comptes-tu donc faire?
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Ne pas déshonorer ma race: dans ma famille nous sommes mouchards de
+ père en fils! Donne-moi donc vite les ailes rapides de l'épervier
+ ou de la crécerelle; que je puisse citer les insulaires, soutenir
+ ici l'accusation, puis retourner là-bas à tire d'ailes.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Je comprends: ainsi l'étranger est condamné avant de comparaître.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ C'est cela même.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Et, tandis qu'il se rend ici par mer, tu revoles vers les îles pour
+ t'emparer de ses biens confisqués.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Parfaitement! Il faut donc que je vole, comme un sabot, de çà, de
+ là.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Un sabot? je comprends. Ma foi! j'ai là d'excellentes ailes de
+ Corcyre. (_Il le bat. Les fouets venaient de ce pays-là_.)
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Ho la la! ho la la! Mais c'est un fouet!
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Ce sont des ailes, pour te faire aller comme un sabot.
+
+ LE SYCOPHANTE.
+
+ Ho la la! ho la la!
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Prends ton vol! Hors d'ici, canaille! Tu sauras qu'il en cuit de
+ moucharder les gens et de pervertir la justice[212]!
+
+_Interdum tamen et vocem comœdia tollit._
+
+ * * * * *
+
+À cette série de scènes épisodiques, Aristophane, s'il eût vécu de notre
+temps, aurait pu ajouter _les pigeons de la Bourse_, que Béranger a pris
+pour sujet de chanson, et bien d'autres oiseaux étranges,--sans compter
+ceux dont parle Rabelais.
+
+ * * * * *
+
+Cependant les dieux, voyant que décidément on leur a coupé les vivres,
+sont réduits, comme les hommes, à capituler avec le nouvel empire et à
+reconnaître son hégémonie. Jupiter, depuis qu'il en est à l'ambroisie
+pour tout potage, tombe d'inanition. Il prend donc le parti de députer à
+la Ville des Oiseaux trois ambassadeurs: Hercule, le plus affamé des
+Olympiens; Neptune, qui paraît être considéré comme le diplomate de la
+troupe, peut-être parce qu'il est ondoyant et fuyant comme l'élément sur
+lequel il règne; enfin un certain dieu Triballe, grotesque et idiot. Les
+Triballes étaient un peuple de Thrace que les Athéniens trouvaient fort
+grossier. Ce dieu Triballe, ne sachant pas le grec, ne prononce que des
+sons informes dans un triballique patois. Hercule, quoiqu'assez peu
+lettré lui-même, lui sert d'interprète; à peu près comme, dans _le
+Bourgeois gentilhomme_, Covielle traduit le turc du Mamamouchi.
+
+D'abord le fils d'Alcmène, pour toute diplomatie, veut étrangler tous
+ceux de la ville nouvelle qui lui tomberont sous la main.--«Mais, mon
+bon, lui dit Neptune, nous sommes députés pour traiter de la
+paix.--Raison de plus pour étrangler!» répond le magnanime Hercule.
+
+Heureusement pour la conclusion de la paix, Hercule est aussi gourmand
+qu'il est brave et fort. Un fumet de cuisine qui lui arrive adoucit son
+humeur. «Quelles sont ces viandes?» dit-il en ouvrant les narines.--«Ce
+sont,--lui dit Peisthétairos, chef de la nouvelle république,--ce sont
+des oiseaux,--coupables de conspiration contre les libertés populaires,»
+et que l'on a mis à la broche.--Hercule ne peut plus en détourner ses
+sens.
+
+On entre en pourparler. Les conditions de Peisthétairos sont dures: il
+veut, premièrement, que Jupiter lui cède le sceptre. Cet article une
+fois réglé, il fera servir à dîner aux trois ambassadeurs.
+
+ HERCULE.
+
+ Ce mot me suffit. Je vote pour.
+
+ NEPTUNE.
+
+ Mais, malheureux! tu n'es qu'un idiot et un goinfre! Veux-tu donc
+ détrôner ton père? Eh! c'est te dépouiller toi-même! Car, si
+ Jupiter meurt, n'es-tu pas son fils et son héritier?
+
+ PEISTHÉTAIROS, _tirant Hercule à part_.
+
+ Écoute ici que je te parle. Ton oncle t'entortille, mon pauvre ami:
+ la loi ne t'accorde pas une obole des biens paternels, puisque tu
+ es bâtard et non fils légitime... Ce Neptune, qui t'excite, serait
+ le premier à revendiquer les biens de ton père, en sa qualité de
+ frère puîné.
+
+Hercule, qui n'est pas fort d'esprit comme de corps, ne sait auquel
+entendre. On consulte le dieu Triballe.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Et toi, que t'en semble?
+
+ LE TRIBALLE, _baragouinant_.
+
+ Nabaïsatreu.
+
+ NEPTUNE.
+
+ Que dis-tu, Triballe?
+
+ HERCULE.
+
+ Hé! Triballe, veux-tu des coups?
+
+ LE TRIBALLE.
+
+ Saunaca bactaricrousa.
+
+ HERCULE.
+
+ Il dit: «Très-volontiers.»
+
+ NEPTUNE.
+
+ Si tel est votre avis à tous deux, j'y consens.
+
+ HERCULE.
+
+ Eh bien! nous accordons le sceptre.
+
+ PEISTHÉTAIROS.
+
+ Ah! j'allais oublier le second article: je laisse Junon à Jupiter,
+ mais je veux qu'on me donne en mariage la belle jeune Royauté.
+
+Neptune trouve cette seconde clause inacceptable et veut se retirer avec
+ses deux collègues.--«Comme vous voudrez,» dit Peisthétairos d'un air
+détaché. Puis, se tournant vers la cuisine: «Chef! soigne bien la
+sauce!» Ce mot retient Hercule, qui ramène Neptune et le dieu Triballe,
+et le force à signer le traité.
+
+ Quels dinés,
+ Quels dinés
+ Les ministres m'ont donnés!
+
+C'est la conclusion de cette mission diplomatique[213].
+
+ * * * * *
+
+Ce dénoûment n'est-il pas admirable? Peisthétairos l'ex-révolutionnaire,
+le chef élu par acclamation de toutes les tribus de la république des
+oiseaux, ne se contente pas d'embrocher et de manger ceux qui ne
+partagent pas ses opinions; il songe à fonder une dynastie; il épouse la
+Royauté! Et voilà, ô Athéniens, comment finissent les révolutions[214].
+
+Les oiseaux poussent des cris de joie: «Io Pæan! ô Hymen, ô Hyménée!»
+pendant que Peisthétairos reparaît, costumé en Jupiter, avec la jeune
+Royauté, qui brandit la foudre de Zeus.
+
+«Bien, très-bien, dit Peisthétairos, je suis charmé de vos épithalames,
+de vos acclamations et de vos chants. Mais cela ne suffit pas; il faut
+chanter aussi mes éclairs, mes foudres et mon tonnerre!»
+
+Et nos oiseaux, serins, buses et butors, d'obéir avec joie et de crier à
+tue-tête:
+
+ Vive le roi, la reine, et vive le tonnerre!
+
+Tout cela n'est-il pas très-joli, et très-vrai?--fort gai et fort triste
+à la fois, comme une peinture à jamais vivante de la bêtise humaine
+toujours la même!
+
+ * * * * *
+
+Remarquons les deux caractères de Peisthétairos et d'Évelpide: «l'un est
+un rusé faiseur de projets, tête inquiète et inventive, qui sait faire
+accroire les choses les plus insensées; l'autre, un honnête sot, bien
+crédule, et qui, avec une gaieté naïve, adopte toutes les folies du
+premier[215].» Mais, lorsqu'il arrive qu'une de ces folies a réussi
+contre toute espérance, le bon Évelpide, qui avait servi à tirer les
+marrons du feu, est mis de côté. Il ne reste sur la scène que jusqu'à ce
+qu'on ait fait le plan de Néphélococcygie; après cela, il disparaît
+entièrement. Dans la première partie de la comédie, il semblait jouer le
+rôle principal, ou du moins il était sur la même ligne que
+Peisthétairos; dans la seconde partie, il est éclipsé, et Peisthétairos
+le remplace. Tant qu'on croyait qu'il y avait du danger dans ce voyage
+aux pays inconnus, Peisthétairos, le général de poche, se tenait
+prudemment à l'arrière-garde, et poussait en avant le bon Évelpide.
+Mais, sitôt que l'affaire réussit, le socialiste-autocrate passe sur le
+premier plan; lui seul existe désormais: l'autre est enterré.
+
+ * * * * *
+
+La pièce se termine par des chants et des danses, et par un brillant
+cortége de toutes les tribus des oiseaux, accompagnant jusqu'au palais
+et au lit nuptial le nouveau Jupiter-oiseau (jadis Peisthétairos, du
+bourg de Trie) et sa jeune femme, la Royauté.
+
+ * * * * *
+
+Telle est cette féerie éblouissante, si variée, si pleine d'idées, où la
+plus charmante imagination touche légèrement à toutes choses, se jouant
+des hommes et des dieux, éclatant de rire au nez de Jupiter même, mais
+si franchement et si drôlement que Jupiter n'a pas le courage de s'en
+fâcher.
+
+ * * * * *
+
+Avant Aristophane, d'autres poëtes comiques avaient déjà donné des
+pièces ayant pour titre: _les Oiseaux_.
+
+Dans ce cadre, déjà populaire, l'imagination de notre poëte trace des
+lignes capricieuses, des moralités générales, sans aucun but
+particulier.
+
+Vainement a-t-on prétendu que cette comédie était spécialement
+politique: l'hypothèse ne repose que sur un seul détail, où l'on croit
+découvrir une allusion à Alcibiade se liguant avec les Lacédémoniens
+contre ses compatriotes et exhortant les ennemis de son pays à fortifier
+Décélie, ville de l'Attique. Ce serait, suivant d'autres, une satire
+religieuse, c'est-à-dire anti-religieuse; mais les dieux ne sont
+ridiculisés que dans une partie de la pièce, et par occasion, ce semble,
+plus que par dessein. Suivant d'autres, ce serait une satire sociale,
+comme _les Femmes à l'Assemblée_, une parodie des républiques idéales
+imaginées par les philosophes, une critique de Platon qui isole sa cité
+philosophique de tout le reste du genre humain, une utopie bouffonne à
+propos de ces utopies sérieuses. Ces diverses interprétations peuvent
+avoir plus ou moins d'apparence. Pour moi, j'incline à croire, avec
+Schlegel, qu'on ne doit assigner à cette comédie aucun but direct, et
+c'est peut-être pour cela qu'elle est une des plus amusantes, et à coup
+sûr la plus brillante de toutes. Autour de ce titre, _les Oiseaux_,
+l'esprit d'Aristophane s'égaye et prend des ailes.
+
+Quoiqu'il veuille toujours, d'une manière générale, rester fidèle à sa
+maxime que le poëte doit être l'éducateur du peuple, il ne se propose
+point ici une moralité unique et précise. Il cueille au hasard, tio,
+tio, tio, dans les guérêts fertiles, trioto, trioto, dans les bois et
+sur les collines, trio totobrix, dans les jardins des Muses et dans
+l'agréable prairie de Marathon humide de rosée, tous les traits, toutes
+les malices, toutes les moralités, toutes les fleurs de bel esprit
+attique et de gaieté bouffonne, toutes les réminiscences poétiques et
+mystiques, toutes les jolies métaphores qu'il rencontre; il va
+voltigeant, becquetant, chantant, kikkabau, kikkabau, toro, toro, toro,
+torolilix!
+
+C'est au sortir de cette comédie que l'on comprend et que l'on goûte le
+joli distique de Platon:
+
+«Les Grâces, voulant avoir un temple indestructible, choisirent l'esprit
+d'Aristophane.»
+
+Et le mot de Schlegel: «La comédie grecque ancienne dépasse les limites
+de la réalité pour entrer dans la sphère de l'imagination libre et
+créatrice.»
+
+Et celui de Mme de Staël: «Il n'y a point de route qui conduise à ce
+genre... Le don de plaisanter appartient beaucoup plus réellement à
+l'inspiration que l'enthousiasme le plus exalté.»
+
+Cette pièce est vraiment unique en son genre. Shakespeare n'a rien de
+plus léger, de plus frais, ni de plus brillant, dans le _Songe d'une
+nuit d'été_, ni Calderon dans _les Matinées d'avril et de mai_, ni
+Calidâsa dans _Sacountâla_.
+
+Rabelais s'est-il rappelé cette comédie d'Aristophane dans sa
+description de _l'Isle sonnante_ (c'est-à-dire de l'Église romaine avec
+ses cloches), île dont tous les habitants «estoient devenus oiseaux,
+mais bien ressemblants aux hommes: clergaux, monagaux, prestregaux,
+abbégaux, évesgaux, cardingaux, et papegaut, qui est unique en son
+espèce,» comme le phénix;--«clergesses, monagesses, prestregesses,
+abbégesses, évesgesses, cardingesses, papegesses?» Oiseaux, certes, non
+moins originaux, mais moins gais que ceux de cette comédie.
+
+Et Marnix de Sainte-Aldegonde, s'en était-il souvenu? Je ne sais[216].
+
+Et Jean-Jacques Rousseau, quand, par une hypothèse un peu osée, il
+peuple le ciel catholique de pies et de sansonnets?
+
+Dans un de nos vieux fabliaux, les oiseaux chantent la messe: c'est le
+rossignol qui officie; le perroquet, à l'offertoire, prononce un sermon
+sur l'amour, et donne ensuite l'absoute aux vrais amants.
+
+Un conte de Voltaire, _la Princesse de Babylone_, met chez un peuple des
+bords du Gange des perroquets prédicateurs. «Nous avons surtout, dit un
+oiseau qui se trouve être le phénix,--nous avons surtout des perroquets
+qui prêchent à merveille.»--Dans ce même conte, le phénix écrit à deux
+griffons de ses amis par la poste aux pigeons; les cancans d'un merle
+(quelque aïeul, sans doute, du _Merle blanc_ d'Alfred de Musset) causent
+les malheurs de la princesse Formosante.
+
+George Sand, dans _le Diable aux champs_, fait parler le moineau et la
+fauvette, une bande de grues, une poule, une couvée de petits canards,
+une chouette et son mari, deux rouges-gorges, et un chœur de coqs, tout
+cela alternant avec des hommes et des femmes. On voit figurer aussi dans
+cette fantaisie: des grenouilles, des lézards et des grillons des
+champs: d'autre part, un cricri de cheminée, deux scarabées et plusieurs
+araignées; une chienne nommée Léda, un chien de manchon, appelé Marquis,
+et Pyrame, chien de basse-cour.
+
+On connaît l'œuvre charmante de M. Toussenel, _le Monde des oiseaux_,
+l'_Ornithologie passionnelle_, où l'on démontre avec beaucoup d'esprit
+que le phalanstère fouriériste est établi et organisé depuis la création
+du monde dans la république des Oiseaux[217].
+
+Les légendes du Nord ont leurs femmes-cygnes, et d'autre part leurs
+hommes-corbeaux, dont parle Henri Heine dans ses traditions populaires
+de l'Allemagne[218].
+
+Dans la légende celtique de saint Brandan, sorte d'Odyssée monacale, le
+Saint rencontre, en un de ses voyages, le paradis des oiseaux, où la
+race ailée vit selon la règle des religieux, chantant _matines_ et
+_laudes_ aux heures canoniques; Brandan et ses compagnons y célèbrent la
+Pâque avec les oiseaux, et y restent cinquante jours, nourris uniquement
+du chant de leurs hôtes.--C'est peut-être cette légende que
+l'imagination de Rabelais a parodiée.
+
+Dans une autre légende bretonne, saint Keivin s'endormit un jour en
+priant, agenouillé devant sa fenêtre et les bras étendus: une
+hirondelle, apercevant la main ouverte du vieux moine, trouva la place
+bonne pour y faire son nid; le Saint, à son réveil, voyant cela et la
+mère qui couvait ses œufs (il paraît qu'il avait dormi longtemps), ne
+voulut pas la déranger et attendit pour se relever que les petits
+fussent éclos.
+
+Les oiseaux jouent des rôles nombreux et variés dans les _Chants
+populaires de la Grèce moderne_[219]. C'est comme une lointaine
+réminiscence d'Aristophane et de Platon.
+
+Platon, dans le _Timée_, esquissant quelques traits d'une métempsycose,
+suit les hommes dans les animaux, et dit: «La famille des oiseaux, qui a
+des plumes au lieu de cheveux, est formée de ces hommes innocents mais
+légers, aux discours pompeux et frivoles, et qui, dans leur simplicité,
+s'imaginent que la vue est le meilleur juge de l'existence des choses.»
+
+Selon le docteur Yvan, dans ses _Voyages et Récits_, les bons Indiens,
+pleins du sentiment de la fraternité universelle, «veulent que les âmes
+des enfants morts revêtent la brillante parure des oiseaux pour habiter
+encore parmi les vivants.» Il y a loin de cette croyance à celle des
+limbes, vestibule de l'enfer, où les enfants morts sans baptême sont
+privés à toute éternité de la vue de Dieu. Par quel crime les pauvres
+petits ont-ils pu mériter cette quasi-damnation?
+
+_Crimine quo parvi cædem potuêre mereri?_
+
+Le catholicisme d'aujourd'hui n'étale plus cette croyance du moyen âge,
+et la voile au contraire avec le plus grand soin, de peur de révolter le
+cœur des mères. Au reste, qu'est devenu l'Enfer lui-même, depuis que la
+science ne lui laisse aucun lieu, ni la raison aucun refuge?
+
+La Fontaine et Florian, Grandville et Kaulbach, fourniraient, aussi plus
+d'un trait à la comédie des _Oiseaux_; sans oublier vingt autres jolies
+légendes,--ni celle de François d'Assise, «à qui l'oiseau paraît, comme
+à Jésus, mener la vie parfaite: car l'oiseau n'a pas de grange; il
+chante sans cesse; il vit à toute heure du don de Dieu, et il ne manque
+de rien[220];»--ni la légende de la cigale qui chantait le _Salve
+Regina_ sur le doigt de François de Sales:--la cigale aussi a des ailes.
+
+ * * * * *
+
+Mais, quelque charmant que soit tout cela, Aristophane est plus charmant
+encore. Dans sa comédie pleine de fraîcheur et de gaieté, on sent
+partout cette adoration dont toute l'antiquité était éprise pour la
+beauté de la nature, avec cet amour instinctif pour tous les êtres
+frères de l'homme. Tout ce qu'il y a de plus gracieux, les bois, les
+oiseaux et les fleurs, le poëte en a recueilli les chants, les couleurs,
+les parfums; à mêlé tout cela dans son esprit avec les idées les plus
+vives, les plus piquantes, parfois les plus profondes. Ainsi est née
+cette œuvre exquise, légère, ailée, toute chantante, comme la _Symphonie
+pastorale_ d'un Athénien du temps d'Alcibiade; œuvre d'une originalité
+et d'une grâce incomparables, d'une forme capricieuse et étincelante,
+improvisée et immortelle!
+
+«Personne, dit Henri Heine en parlant de cette comédie, personne ne
+saurait traduire ces chœurs aériens qui se perdent dans l'infini, cette
+poésie ailée, escaladant hardiment le ciel, ces chants de triomphe de la
+folie, enivrants comme des mélodies de rossignols en gaieté.»
+
+
+
+
+IV
+
+LA PARABASE.
+
+
+C'est dans les chœurs des comédies d'Aristophane, particulièrement dans
+la _parabase_, que se montrent avec le plus d'imprévu et d'originalité
+ces perpétuelles alternatives d'ironie et de sérieux, ce mélange de
+bouffonnerie et d'élévation, de verve satirique et lyrique, qui
+constituent le caractère saillant de sa poésie.
+
+Qu'était-ce que la parabase?
+
+Élément essentiel et singulier de la comédie grecque _ancienne_, c'était
+cette partie du chœur dans laquelle le poëte, au milieu de la pièce,
+prenait tout à coup la parole, par la bouche du coryphée, et adressait
+au peuple des interpellations, sur lui-même, sur ses comédies, sur
+l'accueil bon, ou mauvais qu'on leur avait fait, sur ses rivaux en
+poésie ou sur ses adversaires politiques, sur les affaires publiques,
+sur la paix ou la guerre, sur les questions sociales, enfin sur tout ce
+qu'il lui plaisait.
+
+«Il faut convenir, dit W. Schlegel, que la parabase est contraire à
+l'essence de toute fiction dramatique, puisque la loi générale de la
+comédie est, d'abord, que l'auteur disparaisse pour ne laisser voir que
+ses personnages, et ensuite, que ceux-ci agissent et parlent entre eux
+sans faire aucune attention aux spectateurs.--Certainement toute
+impression tragique serait détruite par de semblables infractions aux
+règles de la scène; mais les interruptions, les incidents épisodiques,
+les mélanges bizarres de toute espèce, sont accueillis avec plaisir par
+la gaieté, et cela lors même qu'ils paraissent plus sérieux que l'objet
+principal de la plaisanterie. Quand l'esprit est disposé à l'enjouement,
+il est toujours bien aise d'échapper à la chose dont on l'occupe, et
+toute attention suivie lui paraît une gêne et un travail.»
+
+ * * * * *
+
+Dans l'origine, le chœur phallique était toute la comédie, comme le
+chœur dithyrambique était toute la tragédie; le poëte lui-même, souvent,
+remplissait le rôle du coryphée: de là peut-être l'habitude qu'il prit
+d'adresser parfois la parole aux spectateurs pour développer ses idées
+personnelles, habitude qu'il conserva même lorsqu'il ne parut plus en
+personne à la tête du chœur, même lorsque l'_épisode_, pour parler comme
+les Grecs, c'est-à-dire la fable et le dialogue, furent _survenus_ au
+milieu du chœur, comme l'exprime ce nom même d'épisode, et se furent
+mêlés avec lui pour constituer l'œuvre dramatique.
+
+Ce chœur phallique, d'abord improvisé dans la licence des fêtes de
+Dionysos, plus tard spécialement composé pour ces fêtes en vue de la
+variété, contenait, outre les louanges du dieu, la satire des hommes. La
+parabase était donc en germe dans les chants phalliques, et la comédie
+dans la parabase: ou plutôt, tout cela ensemble se forma et se développa
+confusément.
+
+ * * * * *
+
+«Ce que la comédie avait en propre, dit Otfried Müller, c'était surtout
+l'organisation, les mouvements et les chants du chœur. Le nombre des
+personnes qui composaient le chœur comique était, d'après des
+renseignements qui concordent, de vingt-quatre. On avait, évidemment,
+divisé par moitié le chœur complet d'une tétralogie tragique, qui était
+de quarante-huit personnes, et la comédie conservait toute cette moitié,
+tandis que chaque pièce d'une tétralogie n'avait qu'un chœur de douze
+personnes. La comédie, quoique moins généreusement traitée que la
+tragédie à bien des égards, avait donc sur elle l'avantage d'un chœur
+plus considérable, avantage qui résultait de ce qu'on la donnait
+isolément et non comme partie d'une tétralogie. De là aussi la fécondité
+beaucoup moins grande des poëtes comiques comparés aux tragiques[221].
+
+Le chœur, quand il paraît en ordre régulier, fait une entrée par rangs
+de six personnes, en chantant la _parodos_, qui n'a cependant jamais
+l'étendue et la forme savante de celle de la plupart des tragédies.
+Moins considérables encore sont les _stasima_, que le chœur chantait à
+la fin des scènes, pendant le changement de costume des acteurs. Dans la
+comédie ils ne servent qu'à limiter et à définir les différentes scènes,
+et ne se proposent nullement, comme ceux de la tragédie, de permettre un
+recueillement de la pensée et un apaisement de l'émotion. Ce qui manque
+ainsi de chants du chœur à la comédie, elle le remplace d'une façon qui
+lui est propre, par la _parabase_.
+
+La parabase, qui formait une marche du chœur au milieu de la comédie,
+est évidemment sortie de ces cortéges phalliques qui avaient été
+l'origine de tout le drame: elle est l'élément primitif de la comédie,
+développée et devenue œuvre d'art. Le chœur qui, jusqu'au moment de la
+parabase, a eu sa position entre la scène et la thymélè[222], le visage
+tourné vers la scène, fait un mouvement et _passe_ en rang _le long_ du
+théâtre, dans le sens le plus étroit du mot, c'est-à-dire devant les
+bancs des spectateurs. Telle est la vraie _parabase_[223], accompagnée
+d'un chant qui consiste généralement en tétramètres anapestiques,
+parfois aussi en autres vers longs. Elle commence par une petite chanson
+d'ouverture en anapestes ou en trochées, que l'on appelle _commation_
+(petit morceau), et elle finit par un système très-étendu d'anapestes,
+que l'on appelait, à cause de sa longueur qui épuisait l'haleine, le
+_pnigos_, quelquefois aussi le _macron_ (grand ou long).
+
+Dans cette parabase, le poëte fait parler le chœur de ses propres
+affaires poétiques, de l'intention de ses ouvrages, des mérites qu'il a
+acquis envers l'État, de ses rapports avec ses rivaux, etc.
+
+Vient ensuite, si la parabase, dans le sens le plus étendu du mot, est
+complète, une seconde partie qui constitue la chose principale, et dont
+les anapestes ne forment que la marche d'introduction. Le chœur chante
+un poëme lyrique, la plupart du temps un chant de louange adressé à
+quelque dieu[224], et débite ensuite en vers trochaïques, qui sont
+généralement au nombre de seize, quelque grief plaisant, des reproches à
+la ville, une saillie spirituelle contre le peuple, toutes choses qui
+ont un rapport plus ou moins éloigné avec le thème de la pièce entière:
+on l'appelle l'_épirrhème_, c'est-à-dire ce qui est dit en sus.
+
+Les deux parties, la strophe lyrique et l'épirrhème, se répètent, à la
+manière des antistrophes. Le morceau lyrique et son antistrophe sont
+évidemment nés du vieux chant phallique, tandis que l'épirrhème et
+l'antépirrhème ne sont autres que les plaisanteries proférées autrefois
+par le chœur ambulant contre le premier venu des passants. Il était
+naturel, dès que la parabase devint comme le centre de la comédie, que,
+à la place de ces railleries contre des individus, on mît une pensée
+plus importante, intéressante pour la ville entière, tandis que les
+moqueries contre tel ou tel spectateur pouvaient toujours, conformément
+à la nature primitive de la comédie, être placées dans la bouche du
+chœur, à n'importe quel endroit de la pièce et sans égard aucun au sujet
+et à la cohérence de cette pièce[225].
+
+La parabase ne peut, évidemment, avoir lieu que dans une pause
+principale: car elle interrompt complètement l'action du drame comique.
+Aristophane aime à la placer là où l'action, après toutes sortes
+d'arrêts et de retards, est arrivée au point où le fait principal va se
+produire, où il va se décider si le but poursuivi est atteint ou non.
+Cependant, avec la grande liberté que la comédie s'arroge dans l'emploi
+de toutes ses formes, elle peut aussi diviser en deux la parabase, en
+séparant la partie principale de la marche anapestique du chœur[226], ou
+bien faire succéder à la première parabase une seconde, sans la marche
+anapestique cependant, afin d'indiquer un second point critique de
+l'action[227]. La parabase enfin peut manquer complètement. C'est ainsi
+qu'Aristophane a entièrement supprimé cette apostrophe au public dans sa
+_Lysistrata_, où un double chœur de femmes et de vieillards débite tant
+de chansons originales d'une exécution ingénieuse[228].
+
+Pour caractériser la danse du chœur comique, il suffit de rappeler que
+c'était le _cordax_, genre de danse que nul Athénien, à moins d'être
+sous le masque et d'avoir bu, n'aurait pu exécuter sans s'attirer la
+réputation d'une insolence et d'une impudence excessives. Aussi
+Aristophane se vante-t-il dans ses _Nuées_,--qui, malgré toutes les
+scènes burlesques, prétendent cependant à un comique plus noble que
+celui des autres pièces,--de n'y pas laisser danser le _cordax_, et
+d'avoir supprimé certaines inconvenances de costume[229].
+
+On voit donc que la comédie, par sa forme extérieure, avait tous les
+caractères de la farce, où l'expansion de la nature sensuelle et presque
+bestiale de l'homme n'était pas seulement permise, où elle était une
+règle et une loi. Il n'en faut que plus admirer l'esprit élevé, la
+dignité morale que les grands comiques surent inspirer à ce jeu folâtre,
+sans en détruire le caractère fondamental. Il y a plus: lorsque l'on
+compare à cette comédie _ancienne_ la forme plus récente de la _moyenne_
+comédie et de la _nouvelle_ qui nous est mieux connue et qui, sous un
+extérieur beaucoup plus décent, prêche une morale bien autrement
+relâchée, lorsqu'on songe en même temps à certains phénomènes de la
+littérature moderne, on est presque tenté de croire que ce comique
+grossier qui ne voile rien et qui, dans la représentation des choses
+vulgaires, reste vulgaire et bestial, convient mieux et est plus utile,
+à un âge qui prend au sérieux la morale et la religion, que ce comique
+prétendu plus délicat, qui gaze tout, et ne découvre partout que le
+ridicule du mal, nulle part l'horreur qu'il devrait inspirer[230].»
+
+ * * * * *
+
+Les comédies d'Aristophane, ainsi que nous l'avons constaté, se
+présentent, d'une manière assez constante, comme divisées en deux
+parties: c'est ordinairement entre ces deux parties que se place la
+parabase.
+
+Pendant que les choristes chantaient en accomplissant ce mouvement, les
+acteurs de la pièce avaient le temps de se reposer un peu, ou de changer
+de costume, s'il y avait lieu. Ainsi la parabase était un intermède.
+
+Que cet intermède se rattachât plus ou moins à la pièce, c'est de quoi
+le public ne s'inquiétait guère.
+
+Les contemporains de Molière s'inquiétaient-ils que le ballet de
+Polichinelle se rattachât, ou non, à la comédie du _Malade imaginaire_
+avec laquelle il s'entrelaçait? ou de voir, au cinquième acte de
+_Psyché_, Polichinelle et les matassins se mêler dans le divertissement
+aux personnages mythologiques[231]?» N'ai-je pas vu, à Turin, au théâtre
+Carignan, entremêler un ballet turc à l'opéra de _Medea_? Ces disparates
+sont habituelles en Italie.
+
+Or, il s'en fallait de beaucoup que la parabase fût si étrangère à la
+pièce. Et les Athéniens s'accommodaient de cette demi-interruption, qui
+les reposait par la variété.
+
+ * * * * *
+
+Dans _les Chevaliers_, par exemple, après ce véhément assaut de Cléon et
+du charcutier, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de tripes,
+après ce torrent d'invectives, de quolibets, d'ordures et de fou rire,
+on comprend que les spectateurs, autant que les acteurs, eussent besoin
+de respirer. Le poëte donnait un moment de repos, et mettait ce moment à
+profit pour exposer et pour défendre ses opinions personnelles et ses
+intérêts, ou ceux de la république, tels qu'il les entendait. Quand, par
+ses fantaisies bouffonnes et bizarres, il s'était préparé un auditoire
+bienveillant, il soulevait le masque et révélait au peuple toute sa
+pensée. Tantôt il sollicitait les applaudissements des spectateurs;
+tantôt il osait se plaindre de leur injustice à son égard dans une
+occasion précédente.
+
+Quelque attrayante que fût l'action de la pièce, la parabase devait
+être, ce me semble, impatiemment attendue de l'auditoire. Elle était
+restée le cœur de l'ancienne comédie, comme elle en avait été le germe.
+
+ * * * * *
+
+Sur les onze comédies que nous venons d'étudier, il y en a trois qui
+manquent de parabase: ce sont _Lysistrata_, _les Femmes à l'assemblée_
+et _Plutus_. Nous en avons dit les raisons diverses.--Rappelons les
+parabases des huit autres pièces: ce sera le complément de nos _Etudes_
+sur le poëte de l'_ancienne_ comédie.
+
+Avant la parabase proprement dite des _Acharnéens_, Dicéopolis, revêtu
+des haillons de _Télèphe_ qu'il a empruntés à Euripide, tient déjà un
+petit discours qui est comme un prélude de la parabase:
+
+ Ne vous offensez pas, spectateurs, si, tout pauvre que je suis, je
+ viens parler aux Athéniens des affaires publiques dans une
+ trygédie. La trygédie, elle aussi, sait ce qui est juste. Mon
+ langage sera sévère, mais vrai... Quelques jeunes gens, après avoir
+ bu, vont à Mégare, et enlèvent la courtisane Simætha; les
+ Mégariens, irrités, enlèvent à leur tour deux suivantes d'Aspasie.
+ Dès ce moment, pour trois filles, la guerre éclate dans toute la
+ Grèce! Périclès l'Olympien, dans son courroux, lance éclairs et
+ tonnerres, et met l'Hellade en feu...
+
+C'est ainsi que, sous le nom de Dicéopolis, le poëte, adversaire déclaré
+de la guerre du Péloponnèse, commence par étaler aux yeux des
+spectateurs, et par faire comprendre à ceux qui n'y songeaient pas,
+sinon la cause réelle, du moins l'occasion à la fois ridicule et
+honteuse de cette guerre. Sous son ironie on sent la tristesse. Aussi ne
+peut-il pardonner, même après la mort de Périclès, à l'auteur de tant de
+calamités, à ce Jupiter d'Aspasie.--Il y revient dans _la Paix_, il y
+revient partout et toujours. Cette guerre est son ennemie: il fait la
+guerre à cette guerre, une guerre infatigable, implacable et sans trêve:
+chaque comédie est un combat.
+
+Peu après l'éloquent discours de Dicéopolis dont nous n'avons cité que
+quelques vers, vient la parabase proprement dite, faite par le chœur
+d'Acharnéens. En voici une partie:
+
+ Depuis que notre poëte préside aux chœurs comiques, on ne l'a pas
+ encore vu s'avancer sur le devant du théâtre pour faire son éloge.
+ Mais, aujourd'hui que ses ennemis le calomnient auprès des
+ inconstants Athéniens, et l'accusent de jouer la république et
+ d'insulter le peuple, il faut qu'il leur réplique devant vous. Il
+ prétend vous rendre service, en vous avertissant de ne pas vous
+ laisser décevoir par les discours des étrangers, ni duper par la
+ flatterie, en vrais gobe-mouches politiques. Lorsque les députés
+ des villes avaient l'intention de vous tromper, il leur suffisait
+ de commencer ainsi: «O Athéniens couronnés de violettes,...» A ce
+ mot de _couronnés_, vous vous dressiez, vous n'étiez plus assis que
+ du bout des fesses. Qu'un autre, d'un ton emphatique, vint à dire:
+ «la brillante Athènes!» il obtenait à l'instant toutes choses pour
+ ce brillant dont il vous revêtait, comme des anchois. Le poëte a
+ bien mérité de vous, en vous ouvrant les yeux, à vous et aux villes
+ alliées. C'est pourquoi elles vous apportent leurs tributs,
+ curieuses de voir le courageux poëte qui n'a pas craint de dire la
+ vérité aux Athéniens! Et même le bruit de sa hardiesse s'est déjà
+ répandu si loin, que le Roi (_de Perse_) questionnant un jour les
+ députés de Lacédémone, après leur avoir demandé quelle était des
+ deux cités rivales celle qui avait la supériorité sur mer, voulut
+ savoir aussi à laquelle des deux ce poëte lançait le plus de
+ railleries: «Heureuse celle-là, ajouta le Roi, si elle écoute ses
+ conseils! elle croîtra en puissance, et la victoire lui est
+ assurée.» Voilà pourquoi les Lacédémoniens vous offrent la paix, si
+ vous leur cédez Égine: ce n'est pas qu'ils se soucient de cette
+ île: mais ils veulent vous enlever le poëte...
+
+On se rappelle qu'Aristophane avait dans cette île des
+propriétés.--Quelques critiques ont pris au pied de la lettre cette
+prosopopée hyperbolique, qui n'est qu'une imagination plaisante; aucun
+Athénien ne dut s'y tromper.
+
+Le poëte, poursuivant sa parabase, défie et insulte Cléon. Puis il
+plaide pour les vieux combattants de Marathon, qui se trouvent en butte
+aux railleries des jeunes orateurs dans l'Agora, et aux embûches de la
+chicane dans la place Héliée: «À Marathon nous poursuivions l'ennemi!
+aujourd'hui c'est nous que des misérables poursuivent et accablent!...»
+
+Dans _les Chevaliers_, pièce plus politique qu'aucune autre, il y a deux
+parabases pour une.
+
+La première parle des vieux poëtes, comme celle des _Acharnéens_ parlait
+des vieux soldats. Est-ce pour plaider sérieusement la cause des vieux
+poëtes, ou pour les railler? Il semble que ce soit l'un et l'autre tour
+à tour. Le chœur des Chevaliers s'exprime ainsi:
+
+ Vous, spectateurs dont l'esprit est orné de tous les dons des
+ Muses, prêtez attention à nos anapestes. Si quelqu'un des vieux
+ poëtes comiques eût voulu me contraindre à monter sur le théâtre
+ pour y réciter ses vers, il n'y eût pas facilement réussi; mais
+ notre poëte est digne de cette faveur: il partage nos haines; il
+ ose dire la vérité; il affronte bravement l'orage et la tempête.
+ Beaucoup d'entre vous, nous a-t-il dit, viennent lui témoigner leur
+ étonnement et lui demander pourquoi il est resté si longtemps sans
+ faire représenter de pièce en son nom. À vos questions voici ce
+ qu'il nous charge de répondre: Ce n'est pas sans raison qu'il s'est
+ tenu dans l'ombre: à son avis, faire représenter une comédie est de
+ toutes les œuvres la plus difficile; beaucoup l'ont essayé, peu ont
+ réussi. Il sait, de plus, que vous êtes inconstants par nature, et
+ que vous abandonnez vos poëtes dès qu'ils vieillissent. Quel a été
+ le sort de Magnès, lorsque ses cheveux ont blanchi? Bien des fois
+ il avait triomphé de ses rivaux; il avait chanté sur tous les tons,
+ joué de la lyre, battu des ailes: il s'était fait Lydien,
+ moucheron, il s'était barbouillé de vert pour se faire
+ grenouille[232]. Vains efforts! jeune, vous l'applaudissiez: vieux,
+ vous l'avez honni, bafoué, parce que sa verve railleuse l'avait
+ abandonné! Et Cratinos, c'était comme un torrent de gloire qui se
+ précipitait à travers la plaine, déracinant, entraînant pêle-mêle
+ chênes, platanes et rivaux! Dans les festins on ne chantait que
+ «Doro, chaussé de figues,» ou «Habiles artisans de la muse
+ lyrique;» si grande était sa renommée! Voyez-le aujourd'hui: il
+ radote; plus de clefs, plus de cordes à sa lyre; sa voix est
+ chevrotante, et vous n'avez pas pitié de lui, et vous le laissez
+ errer à l'aventure, comme Connas[233], le front ceint d'une
+ couronne desséchée, et il meurt de soif, le pauvre vieillard, qui
+ pour prix de son glorieux passé devrait boire à son aise dans le
+ Prytanée, et, au lieu de battre la campagne, s'asseoir, tout
+ parfumé d'essences, au premier rang des spectateurs, près de la
+ statue de Dionysos! Et Cratès, l'avez-vous assez poursuivi de vos
+ colères et de vos sifflets? C'étaient menus festins, il est vrai,
+ que vous servait sa Muse stérile: petites idées en colifichet. Seul
+ pourtant il sut tenir bon et se relever après ses chutes. De tels
+ exemples, cependant, effrayaient notre poëte. Il se disait,
+ d'ailleurs, qu'avant d'être pilote, il faut ramer d'abord, puis
+ veiller à la proue, puis observer le vent, et qu'après cela
+ seulement on est apte à gouverner son navire. Si donc c'est par une
+ sage réserve qu'il n'a pas voulu s'élancer trop tôt sur la scène,
+ de peur de vous débiter des niaiseries, soulevez aujourd'hui en sa
+ faveur les vagues tumultueuses de vos applaudissements: que, dans
+ ces fêtes Iénéennes, le souffle de votre faveur enfle pour lui les
+ voiles de la galère triomphale, afin que le poëte se retire fier de
+ son succès, le front haut, le visage rayonnant de joie!
+
+Quelle charmante et exquise poésie!
+
+Puis, les Chevaliers invitent Neptune à leurs cérémonies et à leurs
+fêtes. Ensuite, ils célèbrent la gloire des ancêtres, c'est le thème
+éternel et sans fin.
+
+ Chantons la gloire de nos pères! Toujours vainqueurs et sur terre
+ et sur mer, ils méritaient qu'Athènes, illustrée par ces fils
+ dignes d'elle, inscrivit leurs exploits sur le péplos sacré[234].
+ Apercevaient-ils l'ennemi? ils bondissaient contre lui, sans
+ compter. Tombaient-ils sur l'épaule dans un combat? ils secouaient
+ la poussière, niaient leur chute, et luttaient de nouveau...
+
+Aujourd'hui, quelle différence! On refuse de combattre, ou bien l'on ne
+combat qu'après avoir fait ses conditions.
+
+ Pour nous, ajoutent les Chevaliers, nous défendrons toujours
+ gratuitement la patrie et les dieux.
+
+Une invocation à Pallas forme l'antistrophe, et correspond avec
+l'invocation à Neptune, qui formait la strophe.
+
+ O Pallas, protectrice d'Athènes, toi qui règnes sur la cité la plus
+ religieuse, la plus puissante, la plus féconde en guerriers et en
+ poëtes, accours à mon appel, suivie de notre alliée fidèle dans les
+ expéditions et les combats, la Victoire, qui sourit à nos chœurs et
+ lutte avec nous contre nos ennemis! Apparais à nos regards, ô
+ Déesse! aujourd'hui plus que jamais nous méritons que tu nous
+ assures le triomphe!
+
+L'antépirrhème est cet éloge fantastique des chevaux confondus avec les
+Chevaliers, dont nous avons signalé la brillante poésie dans l'analyse
+de la pièce.
+
+Telle est la première, la vraie parabase de la comédie des _Chevaliers_.
+Plus loin, dans la même pièce, au vers 1263, on trouve un second morceau
+parabatique, qui est comme un rejeton du premier: tout-à-coup une satire
+pure et simple, qui ne tient pas du tout au sujet, s'intercale dans la
+comédie. Elle commence par faire sa propre apologie, l'apologie de la
+satire:
+
+ La satire, dit-elle, exercée contre les méchants, n'a rien
+ d'odieux; elle est aux yeux de tout homme sage un hommage à la
+ vertu.
+
+Pensée très-juste et très-nécessaire à rappeler aujourd'hui, où l'on
+passe pour esprit chagrin si l'on témoigne que l'on hait ou que l'on
+méprise tel ou tel qui manque de conviction, de probité, et qui préfère
+les honneurs à l'honneur.--Mais pourquoi l'attaquer s'il ne vous a rien
+fait?--S'il ne m'a rien fait, dites-vous! Et la justice, la vérité,
+l'honnêteté! ne leur a-t-il rien fait? Qui les blesse me blesse, et
+blesse tous les hommes qui veulent rester justes, vrais, honnêtes. Voilà
+pourquoi j'attaque ce pied-plat, cet hypocrite, cet ambitieux, ce
+sauteur, quoiqu'il ne m'ait rien fait à moi personnellement et quoique
+nous soyons inconnus l'un à l'autre. Mais je connais ses actes, et je
+les juge, comme vous pouvez juger les miens.--Tel est le sens de cette
+pensée d'Aristophane.
+
+Il arrive souvent, de nos jours, que l'excès de la politesse est une
+sorte de complicité. On reçoit dans sa maison des gens qu'on méprise; on
+les ménage plus que ceux qu'on estime. On accueille, on soigne ceux-là
+que l'on sait lâches et dangereux; on néglige ceux qu'on sait honnêtes
+et incapables de vouloir nuire. Un tel excès de politesse dénote une
+grande lâcheté de cœur.
+
+C'est plutôt par l'excès contraire que pécherait Aristophane. Ici, par
+exemple, il se met à décrire les débauches d'un certain Ariphrade, avec
+des détails et des mots qui ne pouvaient être dits et entendus que par
+des Grecs, avec des expressions telles que les dictionnaires eux-mêmes
+ne les admettent pas toujours. Il a sur ces matières une richesse
+effroyable et une abondance de synonymie digne de Rabelais.--Aucun
+écrivain, que je sache, n'a jamais combiné aussi étroitement
+qu'Aristophane le style avec l'obscénité.
+
+Après Ariphrade le débauché, il prend à partie Cléonyme le goinfre, dont
+il raille la voracité, en parodiant un vers de l'_Hippolyte_ d'Euripide:
+«J'ai souvent songé, pendant la longueur des nuits, aux causes... de la
+voracité de Cléonyme.»
+
+Après Cléonyme, c'est Hyperbolos, qu'il nomme ici en toutes lettres, non
+content de le désigner, comme dans le reste de la pièce. Voici par quel
+tour original il le met en scène:
+
+ On dit que nos trirèmes se sont formées en conseil et que la plus
+ vieille de toutes s'est exprimée ainsi: «N'avez-vous pas ouï
+ parler, mes sœurs, de ce qui se passe dans la ville? Un mauvais
+ citoyen, le vaurien Hyperbolos, a demandé cent d'entre nous pour
+ une expédition contre Chalcédoine.» On ajoute que toutes
+ s'indignèrent, et que l'une d'elles, encore vierge, s'écria: «Que
+ les dieux nous préservent d'un tel malheur! Jamais! non jamais il
+ ne me montera!...
+
+Le cri vertueux de cette _jung-frau_ des galères athéniennes trouverait,
+du moins pour le dernier trait, une sorte de commentaire dans une pièce
+curieuse que rapportent les Mémoires du comédien Fleury[235].
+
+ * * * * *
+
+Cette espèce de regain de la parabase, dans la comédie des _Chevaliers_,
+formait un nouvel intermède, afin sans doute de donner aux acteurs de la
+pièce le temps de changer de costume, pour reparaître dans la marche
+triomphale de Dèmos, rajeuni et métamorphosé.--On trouve un exemple de
+composition semblable dans _les Guêpes_.--Les intermèdes des clowns dans
+les drames anglais, et les scènes de bouffonnerie qui alternent avec les
+scènes pathétiques dans nos mélodrames, s'expliquent en partie par les
+mêmes raisons: détendre les nerfs des spectateurs, et donner le temps de
+préparer, derrière le rideau de manœuvre, une autre grande scène ou un
+tableau brillant.
+
+ * * * * *
+
+La parabase des _Nuées_, ajoutée pour la seconde représentation de la
+pièce, est une réclamation du poëte contre le succès insuffisant, à son
+avis, de la première. Il n'avait obtenu que la troisième place;
+Cratinos, la première, par sa comédie de _la Bouteille_; Amipsias, la
+seconde, par sa comédie de _Connos_.
+
+C'est le coryphée ou la coryphée du chœur des Nuées qui parle au nom
+d'Aristophane:
+
+ Spectateurs, je jure par Dionysos, dont je suis l'élève, de vous
+ dire franchement la vérité. Puissé-je obtenir victoire et honneur,
+ aussi vrai que je vous croyais des spectateurs habiles et que je
+ regardais cette comédie comme ma meilleure, quand je vous offris la
+ primeur d'une œuvre qui m'avait coûté beaucoup de travail. Mais je
+ me retirai injustement vaincu par d'ineptes rivaux. C'est un
+ reproche que je vous adresse, à vous gens éclairés. Cependant je ne
+ renoncerai jamais volontairement à conquérir le suffrage des
+ habiles...
+
+Plus loin, le poëte reprend l'apologie des _Nuées_, il vante la modestie
+et la décence de cet ouvrage, en le comparant à ceux de ses rivaux. En
+effet, dit-il, on n'y voit ni phallos de cuir, ni cordax, ni
+plaisanteries sur les chauves. Il critique ainsi et passé en revue les
+moyens bas ou obscènes auxquels avaient recours, pour exciter le rire,
+ses confrères les poëtes comiques, et lui-même quelquefois; pour le
+moment, il fait le chaste et le pudique, désavoue de pareils moyens et
+en témoigne une sainte indignation. Il développera les mêmes idées dans
+la parabase de _la Paix_. Il fait étalage de moralité au moment où il
+calomnie Socrate. On en pensera ce qu'on voudra; mais, à notre avis,
+l'obscénité de _Lysistrata_ et des _Fêtes de Cérès_ est bien moins
+blâmable que les outrages des _Nuées_ et des _Grenouilles_ contre
+Socrate et contre Euripide.
+
+ Ma comédie, continue-t-il, ne se fie qu'en elle-même et en ses
+ vers. Et, quoiqu'on sache ce que je vaux, je n'en ai pas plus
+ d'orgueil. Je ne suis pas de ceux qui cherchent à vous tromper en
+ reproduisant deux et trois fois les mêmes sujets. Sans cesse j'en
+ invente de nouveaux, aucun ne ressemble aux autres, tous sont
+ agréables et plaisants. J'ai attaqué Cléon dans sa puissance, je
+ l'ai frappé au ventre; mais je ne l'ai pas foulé aux pieds après
+ l'avoir renversé.
+
+Ceci n'est pas exact, nous l'avons vu, et trente vers plus bas on peut
+le voir encore: il se vante d'une délicatesse ou d'une modération qu'il
+n'a pas eue, et qu'il n'a point dans cette parabase même.
+
+Ensuite il accuse Eupolis d'avoir pillé _les Chevaliers_ et de les avoir
+maladroitement retournés pour en faire la comédie de _Maricas_. Il
+reproche également à d'autres rivaux de lui avoir pris tel personnage,
+telle comparaison, telle idée,--comme cet historien de nos jours qui
+disait d'un confrère: «Il m'a volé _mes faits!_»
+
+Il ajoute, un peu plus dédaigneusement encore que ne feront Virgile et
+Boileau: «Puissent les gens qui s'amusent de leurs pièces ne pas se
+plaire aux miennes! Pour vous qui m'aimez, moi et mes ouvrages, votre
+bon goût sera loué dans l'avenir.»
+
+Quoique ce ne soit pas le poëte en personne qui prononce ces paroles,
+quoiqu'elles soient dites par le coryphée, quoique ce coryphée soit une
+des Nuées, enfin quoiqu'on puisse toujours, ce semble, apercevoir un
+demi-sourire au coin de la lèvre de ce beau parleur attique, qui sait si
+bien, comme le veut Platon, mêler le plaisant au sérieux, cependant la
+franchise naïve de ces vanteries a quelque chose qui étonne, et il est
+difficile de partager l'opinion des critiques qui trouvent le ton de ces
+parabases plein de modestie.
+
+Au surplus, les poëtes dans tous les temps se vantent avec la même
+désinvolture. Horace s'écrie:
+
+_Exegi monumentum ære perennius!_
+
+«J'achève là un monument plus durable que l'airain!»--Corneille dit, de
+son côté, au moment même où il vient de faire de larges emprunts à
+Guillen de Castro:
+
+Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée!
+
+De nos jours on y met moins de naïveté, plus de modestie ou
+d'hypocrisie: vous voyez le moi le plus colossal s'effondrer en
+humilités, plus maladroites que la vanterie.
+
+ * * * * *
+
+Suit, dans la strophe, une invocation à Jupiter, à Neptune, à l'Éther,
+au Soleil; et, plus bas, dans l'antistrophe, une autre à Phébus, à
+Minerve, à Bacchus.--On voit là manifestement que la parabase ne tenait
+pas à la pièce, puisque c'est ici le chœur des Nuées qui parle, et qu'on
+les entend invoquer ces mêmes divinités qu'elles ont détrônées et
+qu'elles prétendent remplacer, dans le courant de la comédie.
+
+Supposera-t-on que le demi-chœur, qui adresse ces invocations aux dieux,
+était peut-être séparé du chœur principal des Nuées et ne portait pas
+leur costume? Rien ne l'indique, et cela n'est pas probable.
+
+Non: cette contradiction, sans doute, ne frappait pas l'esprit des
+spectateurs. L'usage était qu'à tel endroit de la comédie il y eût une
+invocation aux divinités: l'invocation arrivait à sa place ordinaire,
+sans qu'on y fit autrement attention, et sans qu'on songeât, dans ce
+moment-là, à l'idée de la pièce, contradictoire ou non avec cette forme
+usitée.
+
+Et pourtant, dans l'épirrhème qui suit la strophe, et dans
+l'antépirrhème, qui suit l'antistrophe, le poëte reprend sa
+fiction,--pour la quitter de nouveau et la reprendre encore.
+
+Les Nuées se plaignent aux Athéniens de leur ingratitude envers elles,
+et de ce qu'ils ne tiennent pas compte de leurs avertissements, de leurs
+présages. «Aussi dit-on que la folie préside à vos conseils, mais que
+les dieux font tourner à bien toutes les fautes que vous commettez.»
+
+Enfin elles se font les interprètes des plaintes de la Lune. On venait
+de réformer le calendrier, et il en était résulté quelque confusion dans
+le retour des fêtes et des cérémonies religieuses.
+
+ Comme nous nous disposions à venir ici, la Lune nous a abordées et
+ nous a chargées d'abord de souhaiter joie et bonheur aux Athéniens
+ et à leurs alliés; puis elle nous a dit qu'elle était en colère, et
+ que vous la traitiez fort mal, elle qui vous rend à tous de
+ signalés services, non en belles paroles, mais en réalité.
+ Premièrement, chaque mois, vous épargnez, grâce à elle, une drachme
+ au moins de lumière; car, le soir, en sortant, chacun dit à
+ l'esclave: «Garçon, n'achète pas de torche, il fait un beau clair
+ de lune.» Sans compter mille autres bienfaits. Et vous, voilà que
+ vous bouleversez les jours et les nuits, et que vous mettez tout
+ sens dessus dessous; de sorte que les dieux s'en prennent à la Lune
+ toutes les fois qu'ils rentrent à la maison frustrés du festin et
+ du sacrifice sur lesquels ils comptaient d'après l'almanach.
+ Lorsque vous devriez sacrifier, vous êtes occupés à donner la
+ question ou à rendre la justice. Ou bien, lorsque là-haut c'est
+ jour de jeûne, pour la mort de Memnon ou de Sarpédon[236], vous
+ autres vous vous livrez aux libations et aux rires...
+
+Ainsi, une fois admise la fiction des Nuées, le poëte en tire tout le
+parti possible, et groupe alentour tout ce qui s'y rapporte.--De même
+dans _les Guêpes_ et dans _les Oiseaux_.
+
+Outre la parabase proprement dite, cinq cents vers plus loin, la Nuée en
+chef adresse encore la parole aux spectateurs:
+
+ Juges, nous allons vous dire ce que vous gagnerez à nous décerner
+ la couronne comme l'exige l'équité. Lorsque vous voudrez, au
+ printemps, donner à vos champs une première façon, nous ferons
+ tomber la pluie pour vous d'abord; les autres attendront. Puis nous
+ veillerons sur vos blés et sur vos ceps; ils n'auront à craindre
+ l'excès ni de la chaleur ni de l'humidité. Mais, si quelque mortel
+ refuse de nous rendre les honneurs qui nous sont dus, à nous
+ déesses, qu'il songe aux maux dont nous l'accablerons: pour lui, ni
+ vin, ni récolte quelconque. Nos terribles frondes raseront ses
+ plants nouveaux d'oliviers et de vignes. Si nous le voyons préparer
+ des briques, nous pleuvrons sur elles. Nous casserons avec nos
+ balles de grêle toutes les tuiles de son toit. S'il s'agit de noces
+ pour lui-même, ou pour quelqu'un de ses parents ou amis, nous
+ pleuvrons pendant toute la nuit[237]. Si bien qu'alors peut-être il
+ aimerait mieux habiter l'Égypte que d'avoir rendu cet inique
+ jugement.
+
+Telle est la double réclamation que le poëte crut devoir faire en faveur
+de sa comédie, dans cette comédie même, remaniée en vue d'une seconde
+représentation.
+
+ * * * * *
+
+Mais, sans attendre l'occasion lointaine et incertaine d'une
+représentation nouvelle, il se hâta, dès l'année qui suivit la première
+représentation des _Nuées_, de faire entendre déjà une protestation dans
+la parabase des _Guêpes_.
+
+C'est le chœur des Guêpes qui parle, c'est-à-dire la Guêpe en chef:
+
+ Et vous, en attendant, ô myriades innombrables, gardez-vous de
+ laisser tomber à terre les sages conseils que l'on va vous donner:
+ ce serait le fait de spectateurs sans esprit, et non d'un tel
+ auditoire.
+
+ Peuples, prêtez-nous donc votre attention, si vous aimez un langage
+ sincère. Le poète veut vous adresser des reproches. Il a, dit-il, à
+ se plaindre de vous, lui qui si souvent vous prouva son zèle,
+ d'abord sans se nommer, donnant ses comédies sous le nom
+ d'autrui;... puis affrontant lui-même, à visage découvert, les
+ périls de la lutte, et de sa propre main lâchant la bride à ses
+ Muses. Comblé de succès et de gloire plus qu'aucun de vos poëtes,
+ il ne croit pas avoir atteint la perfection; on ne le voit pas,
+ gonflé d'orgueil, parcourir les palestres, séduire les jeunes
+ gens,... faire de ses Muses des entremetteuses. La première fois
+ qu'il parut sur le théâtre, ce n'est pas à des hommes qu'il
+ s'attaqua; avec un courage d'Hercule, il osa combattre des monstres
+ affreux, assaillir cette bête aux mâchoires effroyables (_Cléon_),
+ dont les yeux dardaient des éclairs terribles, comme ceux de Cynna
+ (_courtisane_). Cent têtes de flatteurs infâmes, en cercle autour
+ de lui, le léchaient. Il avait la voix d'un torrent enfantant la
+ dévastation, l'odeur d'un phoque[238]... À la vue de ce monstre
+ horrible, le poëte ne trembla pas... Aujourd'hui encore, il combat
+ pour vous... Et vous, ayant trouvé un tel dompteur de monstres pour
+ purifier ce pays, vous ne l'avez pas soutenu! vous l'avez trahi,
+ l'an dernier, lorsqu'il semait les idées les plus neuves, qui,
+ faute d'avoir été saisies, n'ont pu germer dans vos esprits. Il
+ jure cependant sur l'autel de Dionysos que l'on n'ouït jamais de
+ meilleurs vers comiques. La honte est donc pour vous qui ne les
+ avez pas goûtés tout de suite; mais le poëte n'en est pas amoindri
+ dans l'estime des gens de goût, quoiqu'en tournant la borne et
+ passant ses rivaux il ait brisé son espérance.
+
+ À l'avenir, mes amis, sachez mieux distinguer et accueillir ceux de
+ vos poëtes qui cherchent et trouvent des idées nouvelles. Ne
+ laissez pas se perdre leurs pensées; serrez-les dans vos coffres,
+ comme un fruit odorant. Si vous le faites, vos vêtements
+ exhaleront, toute l'année, un parfum de sagesse...
+
+Quelle fraîche et neuve poésie! Quelle succession d'images vives et
+naturelles! Quelle abondance de métaphores aisées, transparentes,
+gracieuses! Et comme ces tours spirituels et piquants font accepter la
+réclamation et même l'orgueil du poëte! Otez tout cet esprit, toute
+cette poésie, il restera, quoi? un Oronte, un versificateur infatué,
+répliquant à son juge avec dépit:
+
+Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons
+
+Mais avec quel art, ici, le poëte rappelle ses exploits, ses services, y
+oppose les griefs qu'il croit avoir! Avec quelle naïveté bien jouée il
+développe tous ses avantages! et comme il égaye cette réclamation par
+toutes sortes de détails de mœurs du temps, dont nous avons dû élaguer
+plusieurs à cause de leur vivacité. Mais cette vivacité même, avec la
+variété des figures, le naturel du tour et la légèreté, enfin la grâce
+incomparable, mettait en joie tout le public athénien.
+
+Le poëte, déjà, avait cause gagnée. Qu'était-ce lorsque aussitôt après,
+ramenant les souvenirs patriotiques, les éternels sujets d'orgueil
+d'Athènes, les villes enlevées aux Mèdes, les victoires de Samos,
+Lesbos, Naxos, Paros, il en venait à faire le portrait des Guêpes
+attiques, que j'ai cité dans l'analyse de la pièce, et où la satire et
+l'éloge des Athéniens sont mêlés si subtilement.
+
+Il sait qu'en leur rappelant leurs conquêtes il conquerra, lui, le droit
+de tout dire, et fera pardonner, applaudir son audace.
+
+ * * * * *
+
+À cette éclatante parabase il ajoute, cent cinquante vers plus loin, un
+petit intermède satirique sur divers contemporains, avares et parasites,
+ou débauchés, et à la fin vient le passage suivant, assez curieux, parce
+que l'on y voit comme quoi Aristophane qui vient encore de vomir feux et
+flammes contre Cléon, du moins rétrospectivement, n'avait pas cependant
+toujours rompu en visière au puissant démagogue, mais avait su plier
+quelquefois devant lui, lorsque les circonstances l'y forçaient:
+
+ Il y a des gens qui ont dit que je m'étais réconcilié avec Cléon.
+ Voici le fait: Cléon me harcelait et s'acharnait sur moi, me
+ faisait des misères; et le public, pendant qu'on m'écorchait, riait
+ de me voir jeter les hauts cris, sans souci de mon mal, attendant
+ seulement si, foulé de la sorte, je ne lâcherais pas, pour riposte,
+ quelques invectives. Ce que voyant, je fis un peu le singe. Mais,
+ après cela, l'échalas trompa la vigne, et patatra!
+
+Il y a là, je trouve, un certain cynisme. Ce passage contraste
+étrangement avec les vanteries de tout à l'heure. Voilà le pourfendeur
+de monstres qui avoue qu'il a fait le singe. Cela me gâte un peu ses
+tirades bravaches. On a même quelque étonnement de rencontrer ces deux
+morceaux dans la même comédie, à cent cinquante vers l'un de l'autre,
+c'est-à-dire à une demi-heure de distance environ. Il est vrai que
+l'édition de Dindorf met, immédiatement, avant ce curieux passage, une
+ligne d'étoiles qui indique une lacune dans le texte tel qu'il nous est
+parvenu: l'intervalle entre l'un et l'autre morceau pouvait donc être un
+peu plus grand, dans le texte complet d'Aristophane; mais, cela ne
+diminuerait toujours pas beaucoup l'étonnement d'un aveu dont
+l'ingénuité ressemble fort à de l'effronterie. La guerre politique a
+peut-être parfois de ces nécessités; mais on a mauvais air à insulter
+encore un ennemi devant lequel on s'est courbé, et qui peut nous rendre
+mépris pour mépris. Au contraire, il est consolant d'avoir toujours le
+droit de lui cracher au visage sans baisser les yeux.
+
+ * * * * *
+
+Ce violent portrait de Cléon se trouve reproduit dans la parabase de _la
+Paix_, avec les mêmes vanteries, qu'on ne s'attendrait guère pourtant à
+rencontrer là, après le début de cette parabase, qui commence ainsi:
+
+ Un poëte qui se vanterait lui-même dans les anapestes qu'il adresse
+ aux spectateurs mériterait d'être fouetté de verges...
+
+Mais, après cet exorde, voici la fin de la phrase:
+
+ Cependant, s'il est juste, ô fille de Jupiter, que le meilleur
+ poëte comique soit aussi le plus honoré, le nôtre, certes, a droit
+ à la plus grande gloire.
+
+Cela dit, il vante de nouveau la délicatesse de ses plaisanteries, bien
+supérieures à celles de ses rivaux; il énumère celles-ci ironiquement,
+et raillant maint effet comique usé, tire de cela même un effet neuf;
+puis jette en passant cette brillante image:
+
+ Après nous avoir délivrés de ces inepties assommantes, de ces
+ ignobles bouffonneries, notre poëte a créé un grand art, pareil à
+ un édifice aux tours élevées, construit de grandes pensées et de
+ beaux vers et de plaisanteries qu'on ne ramasse pas dans les
+ carrefours.
+
+Il rappelle encore la hardiesse de ses attaques, et c'est là que
+revient, interpolée peut-être, la peinture du monstre terrible qu'il a
+le premier osé affronter. Les termes, les métaphores, les vers sont les
+mêmes. Est-ce le poëte qui s'est répété avec complaisance? Est-ce un
+rapprochement fait par un copiste sur un manuscrit et qui aura passé de
+la marge dans le texte, à une copie nouvelle? Je ne sais.
+
+Résumant tout en quelques mots, il se félicite d'avoir fait «peu de
+chagrin, beaucoup de plaisir et toujours son devoir.» Puis il injurie
+encore quelques individus pour finir: «Muse, inonde-les d'un large
+crachat, et célèbre gaiement avec moi cette fête.»
+
+ * * * * *
+
+De la parabase des _Oiseaux_ nous avons cité un charmant passage, quand
+nous ayons analysé la pièce: ils comparent leur félicité au sort des
+malheureux humains; ils montrent, par les traditions mythologiques, que
+les oiseaux, fils de l'Amour, sont plus anciens que tous les autres
+êtres mortels et même que tous les autres dieux. Ils rendent déjà aux
+hommes mille services; mais, que les hommes les prennent pour leurs
+divinités, ils en recevront des biens sans nombre. Puis, les oiseaux
+prouvent plaisamment combien il serait avantageux pour les hommes de
+devenir oiseaux et d'avoir des ailes:
+
+ Rien n'est plus utile ni plus agréable que d'avoir des ailes.
+ Supposons un spectateur qui, mourant de faim, s'ennuie aux chœurs
+ des tragiques: s'il avait des ailes, il s'envolerait, irait dîner à
+ la maison, puis reviendrait, le ventre plein. Un Patroclidès,
+ pressé d'un besoin, ne salirait pas son manteau: il pourrait
+ s'envoler, se soulager, reprendre haleine, et revenir. Si l'un de
+ vous, n'importe qui, avait une liaison avec la femme d'un autre, et
+ qu'il aperçût ici le mari sur les bancs des sénateurs, il prendrait
+ son vol, verrait sa maîtresse, et vite reviendrait prendre ici sa
+ place. Vous voyez combien il est précieux d'avoir des ailes!...
+
+Une idée analogue, mais avec un sentiment bien plus délicat, se trouve
+dans ce joli couplet d'une vieille chanson du seizième siècle,
+recueillie parmi les œuvres musicales de Janequin:
+
+ Pleust à Dieu que feusse arondelle!
+ O le grand plaisir que j'auroys
+ À voler aussi fort comme elle!
+ Bien loing d'ici tost je seroys:
+ Vers mon ami je m'en iroys,
+ Feust-il au plus haut d'une tour!
+ Et, en le baisant, lui diroys:
+ Voici l'aronde de retour!
+
+Outre la parabase proprement dite, il y a, çà et là, dans la comédie des
+_Oiseaux_, comme dans plusieurs autres, maint passage satirique, à
+l'adresse de tel ou tel; celui-ci par exemple, où le poëte attaque, non
+pas pour la première fois, le délateur et poltron Cléonyme:
+
+ LE CHŒUR.
+
+ J'ai vu, en parcourant les airs, bien des choses nouvelles,
+ étranges, incroyables: il existe un arbre exotique, nommé Cléonyme,
+ d'une espèce bizarre: il est grand et mou, il n'a pas de cœur, et
+ n'est bon à rien. Au printemps, en guise de bourgeons, il pousse
+ des calomnies; à l'automne, il jonche le sol, non de feuilles, mais
+ de boucliers.
+
+_Lysistrata_ n'a point de parabase, soit que le poëte n'ait pas toujours
+usé de son droit, soit que le temps ait mutilé cette pièce.
+
+ * * * * *
+
+Dans la parabase des _Femmes aux fêtes de Cérès_, les femmes font leur
+propre apologie: elles réfutent les médisances injurieuses ou les
+calomnies d'Euripide et des hommes en général.
+
+Il va sans dire que le poëte comique, dans le discours qu'il prête aux
+femmes, leur fait débiter plus de drôleries que de bonnes raisons. À
+peine quelques traits demi-sérieux se mêlent aux sophismes plaisants,
+vers la fin du plaidoyer. Les femmes, usant de représailles, énumèrent
+indirectement les méfaits des hommes, et, par ce tour, la satire fait
+coup double:
+
+On ne voit pas, disent-elles, de femme, ayant volé cinquante talents à
+l'État, parcourir la ville sur un char magnifique; notre plus grand
+larcin, c'est une mesure de blé que nous dérobons à notre mari, et
+encore la lui rendons-nous le même jour. Mais nous pourrions désigner
+parmi vous (_cela s'adresse aux spectateurs_) plusieurs qui font la même
+chose, et qui, par-dessus le marché, sont gourmands plus que nous,
+écornifleurs, voleurs--d'habits, de viandes, d'esclaves même!--Les
+hommes savent-ils, comme nous, conserver l'héritage et le ménage? Nous
+avons toujours nos bobines, nos navettes, nos corbeilles, nos parasols;
+tandis que beaucoup d'entre vous ont perdu le bois de leurs lances avec
+le fer, et que tant d'autres ont jeté leur bouclier sur le champ de
+bataille!
+
+Il y a bien des reproches que nous aurions le droit d'adresser aux
+hommes. Voici le plus grave: c'est que la femme qui a donné le jour à un
+citoyen utile, taxiarque ou stratège[239], devrait recevoir quelque
+distinction; on devrait lui réserver une place d'honneur dans les
+Sthénies, les Scires[240], et les autres fêtes que nous célébrons. Celle
+qui aurait donné le jour à un homme lâche et bon à rien, mauvais
+triérarque, pilote inhabile, s'assiérait, la tête rasée, derrière la
+mère du bon citoyen...
+
+Aristophane veut donc que les honneurs publics accordés aux pères des
+grands hommes, le soient également à leurs mères. C'est là une juste et
+noble idée!
+
+ * * * * *
+
+La parabase des _Grenouilles_ est ce qui fit redemander la pièce.
+
+Du vers 354 au vers 369, il y a déjà, en quelque sorte, un commencement
+de parabase, et par les idées et par le mètre. C'est le chœur des
+Initiés qui parle:
+
+... Qu'ils se retirent ceux qui se plaisent à des propos bouffons et à
+des plaisanteries déplacées; ceux qui, au lieu d'apaiser une sédition
+funeste et d'entretenir la bienveillance parmi leurs concitoyens,
+excitent et attisent la discorde dans leur intérêt personnel; qui,
+placés à la tête d'une ville en proie aux orages, se laissent corrompre
+par des présents, livrent une forteresse ou des vaisseaux; ou bien,
+comme Thorycion, ce misérable percepteur, envoient d'Égine à Épidaure
+des marchandises prohibées, du cuir, du lin, de la poix; ou qui
+conseillent de prêter de l'argent aux ennemis pour construire des
+vaisseaux[241]; ou qui souillent les images d'Hécate, en chantant
+quelque dithyrambe[242]. Loin d'ici l'orateur qui rogne le salaire des
+poëtes parce qu'il a été raillé sur la scène dans les fêtes nationales
+de Dionysos!...
+
+Ce n'est là qu'une sorte de prélude à la parabase, mêlé à ces passages
+d'une poésie exquise: «Éveille la flamme des torches...»--«Allons à
+présent dans les prés fleuris...» La vraie parabase de la pièce arrive
+au vers 686.
+
+C'est toujours le chœur des Initiés qui parle; car, ainsi qu'on l'a
+remarqué, celui que chantent les Grenouilles, une centaine de vers plus
+haut, et qu'elles faisaient entendre peut-être sans se montrer, n'est
+qu'épisodique et accessoire dans la pièce, quoiqu'il lui donne son
+nom.--Le chef des Initiés s'exprime en ces termes:
+
+Il convient au chœur sacré de donner à la cité d'utiles conseils. Je
+demande d'abord qu'on rétablisse l'égalité entre les citoyens, et que
+nul ne puisse être inquiété. S'il en est que les artifices de
+Phrynichos[243] aient entraînés à quelque faute, permettons-leur de
+présenter leurs excuses, et oublions ces anciennes erreurs. Et qu'ainsi
+il n'y ait pas à Athènes un seul citoyen privé de ses droits. Autrement,
+ne serait-ce pas une indignité de voir les esclaves devenus maîtres, et
+traités comme les Platéens[244], pour s'être trouvés une fois à un
+combat naval[245]? Non que je blâme cette mesure, je l'approuve, au
+contraire: c'est tout ce que vous avez fait de sensé. Mais ces citoyens
+qui tant de fois, eux et leurs pères, combattirent avec vous, et qui
+vous sont unis par les liens du sang, n'est-il pas juste que leur prière
+obtienne le pardon de leur unique faute? Renoncez à votre colère, vous
+qui êtes sages par nature; et que tous ceux qui ont combattu ensemble
+sur les galères d'Athènes vivent en frères et jouissent des mêmes
+droits...
+
+On croit que le poëte, dans ce passage, demande l'amnistie pour les
+généraux qui s'étaient soustraits à la condamnation prononcée contre eux
+au sujet de l'affaire des Arginuses. Le magnanime Socrate seul, sur le
+moment même, s'était levé contre ce rigoureux décret; Aristophane essaye
+ici de le faire rapporter: il se rencontre avec la généreuse pensée de
+l'homme calomnié par lui dans _les Nuées_.
+
+ * * * * *
+
+Après quelques autres détails, le chœur des Initiés termine par cette
+comparaison, qui plut aux spectateurs:
+
+Nous avons souvent remarqué, dans cette ville, qu'on en use à l'égard
+des honnêtes gens comme à l'égard de l'ancienne monnaie. Elle est d'un
+excellent titre, la plus belle de toutes, la seule bien frappée et qui
+sonne bien, la seule qui ait cours partout, chez les Grecs et chez les
+Barbares; cependant, au lieu de nous en servir, nous préférons ces
+méchantes pièces de cuivre nouvellement frappées et de mauvais aloi. De
+même, les citoyens que nous savons bien nés, modestes, justes, honnêtes
+gens, habiles aux exercices de la palestre, à la musique, à la danse,
+nous les dédaignons; tandis que nous trouvons bons à tous les emplois
+les derniers venus, des fronts d'airain, des étrangers, des chenapans de
+père en fils, dont la ville autrefois n'eût pas même voulu pour victimes
+expiatoires. O insensés, changez donc de méthode, et faites donc usage
+des gens de bien. Alors, si vous réussissez, ce sera justice; ou, si la
+fortune vous trahit, les sages vous loueront du moins d'être tombés avec
+honneur.
+
+Laissons de côté l'idée, qui, au fond, est comme toujours d'un esprit
+attardé, exclusivement épris de l'ancien régime, des vieilles choses et
+des vieilles gens, ennemi des hommes nouveaux; mais comme l'image est
+charmante, joliment tournée, neuve et bien frappée!
+
+ * * * * *
+
+Il n'y a point de parabase dans _les Femmes à l'Assemblée_. Nous avons
+expliqué pourquoi: la pièce fut représentée en 393 ou 392 avant notre
+ère. Or, c'était onze ou douze années auparavant, l'an 404, lors de la
+prise d'Athènes par Lysandre et de l'établissement du gouvernement des
+Trente sur les ruines de la démocratie, qu'avait paru le décret qui
+interdisait de désigner par son nom aucune personne vivante et de faire
+usage de la parabase.
+
+Toutefois la première partie du discours de Praxagora en tient lieu
+jusqu'à un certain point, quoiqu'il soit Bien entendu que la parabase
+proprement dite n'est jamais faite que par le chœur.
+
+Au vers 728, le chœur manque.
+
+ * * * * *
+
+Il n'y a pas non plus de parabase dans la comédie de _Plutus_. Et toute
+la partie lyrique du chœur a été supprimée: on le voit par sept lacunes.
+Il n'en reste que la partie dialogique, c'est-à-dire celle où le chœur
+s'entretient avec les personnages de la pièce, et où le chœur, pour
+ainsi parler, n'est plus le chœur.
+
+C'est que cette comédie, donnée pour la première fois en 409, cinq ans
+avant le décret, fut reprise vingt ans plus tard, avec les changements
+nécessaires. Il est probable qu'à la première représentation elle ne
+manquait point de parabase; lorsqu'elle fut reprise, la loi ne
+permettait plus qu'elle en eût.
+
+Nous avons dit que cette pièce est le seul exemple qui nous soit parvenu
+de ce qu'on nomme la comédie _moyenne_, transition entre l'_ancienne_ et
+la _nouvelle_.
+
+Les personnalités y sont moins nombreuses et moins vives que dans aucun
+autre ouvrage d'Aristophane: encore peut-on croire qu'elles sont des
+restes de la première édition qui ont été remêlés dans la seconde, après
+la représentation amendée de celle-ci.
+
+Le _Plutus_ est la dernière pièce que le vieux poëte ait fait jouer
+lui-même; car, les deux autres qu'il composa encore ensuite, le
+_Coccalos_ et l'_Æolosicon_, il les fit donner par son fils Araros.
+
+La comédie _moyenne_, cependant, conserva non la parabase, mais les
+chœurs: seulement elle en ôta ce qu'il y avait de trop fantastique dans
+la forme, de trop satirique dans l'esprit.
+
+La comédie _nouvelle_ les perdit entièrement.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi, en résumé, la comédie _ancienne_, née de la démocratie et sa plus
+vivante image, en suit la fortune: elle fleurit et meurt avec elle.
+
+N'y eût-il pas eu de décret, les Trente étant les maîtres, le peuple
+anéanti n'aurait pu soutenir les poëtes comiques qui auraient osé les
+railler. La parabase n'était plus possible. En outre il n'y avait plus
+d'argent pour les chorégies, les citoyens aisés n'ayant, depuis la chute
+de la démocratie, aucun intérêt de popularité et d'ambition à prendre
+des fonctions si onéreuses.
+
+La parabase tomba donc en même temps que la démocratie, comme le fruit
+avec l'arbre.
+
+ * * * * *
+
+On nous pardonnera d'avoir, après des études déjà si détaillées sur les
+comédies d'Aristophane, consacré un chapitre spécial aux seuls monuments
+qui nous restent de ce singulier phénomène dramatique, la parabase.
+
+ * * * * *
+
+Nous avons remarqué qu'il y a quelquefois, outre la parabase même, deux
+ou trois rejetons de parabase dans une seule comédie; en d'autres
+termes, que la parabase est parfois précédée ou suivie, à une assez
+grande distance, de morceaux anapestiques ou lyriques, qui s'y
+rapportent visiblement et qui sont entièrement détachés de l'action et
+du dialogue.
+
+Ce fait s'explique par les mêmes raisons que la parabase elle-même.
+
+Dans ce théâtre, né de la poésie chorique, l'action ayant été ajoutée
+peu à peu sous le nom d'_épisode_, le drame, soit tragédie, soit
+comédie, resta composé de ces deux éléments. Et, même après que l'action
+se fut étendue et que les épisodes se furent multipliés, le chœur
+demeura toujours le lien, le centre et l'unité de l'œuvre dramatique, et
+non pas du tout l'accessoire comme nous serions tentés de l'imaginer
+suivant nos idées modernes. Eh bien! dans ce théâtre épisodique, lorsque
+deux scènes se seraient succédé sans tenir assez l'une à l'autre, le
+chœur faisait la transition et l'intermède.
+
+La comédie, selon toute apparence, fut improvisée beaucoup plus
+longtemps que la tragédie, et garda toujours quelque chose de plus
+négligé dans ses plans et de plus abandonné dans ses épisodes. De là,
+des espèces de lacunes. Le chœur les remplaçait avec un ou deux
+couplets.
+
+Voilà comment, outre la parabase même qui venait se planter au beau
+milieu de la pièce entre le nœud et la péripétie, il y avait parfois,
+tantôt avant, tantôt après, un ou deux rejetons de parabase, qui
+germaient et qui fleurissaient, au souffle de la fantaisie, dans chaque
+fissure de l'action.
+
+Quelques-unes, d'ailleurs, de ces fissures et de ces lacunes étaient
+peut-être ménagées à dessein ou laissées volontiers par le poëte,
+justement afin que le chœur, qui, après tout, malgré les développements
+et envahissements successifs de l'action, était resté le principal
+personnage, ne fût pas trop longtemps silencieux.
+
+Faute de se figurer ainsi les choses selon la réalité de leur formation
+pour ainsi dire organique, ces rejetons de parabase pourraient sembler
+bizarres, on comprendrait à peine ce qu'ils viennent faire au milieu de
+la comédie. Par exemple, dans les _Oiseaux_, du vers 1553 au vers 1564,
+tout-à-coup entre deux scènes le chœur se remet à chanter et dit ces
+paroles fantastiques:
+
+ Dans le pays des Ombres est un marais, où Socrate, qui ne se lave
+ jamais, évoque les âmes. Pisandre arriva là, pour voir son âme, qui
+ l'avait quitté même de son vivant; il amenait pour victime un
+ chameau en guise d'agneau: il l'égorgea et, comme Ulysse (dans
+ l'_Odyssée_), se retira à l'écart. Alors, sortit des Enfers, pour
+ sucer le sang du chameau, Chéréphon, le vampire.
+
+Puis, la comédie reprend sa marche, qui n'a pas été autrement
+interrompue. Ce petit morceau ne fait suite à rien, si ce n'est
+apparemment à un autre de même sorte qui est soixante vers plus haut. La
+musique seule, et le changement de mètre, servaient de transition et de
+rappel.
+
+Un autre exemple se trouve dans les _Guêpes_, au vers 1265 et suivants.
+
+ * * * * *
+
+En résumé, la parabase était, sans doute, contraire à l'essence du genre
+dramatique, tel du moins qu'on le comprend chez nous; mais concevez quel
+intérêt devaient y trouver le poëte et les spectateurs.
+
+Pour le poëte, ce privilége énorme de parler seul sans craindre de
+réplique, le mettait à l'égal de nos prédicateurs; et cela devant un
+auditoire immense, auquel il pouvait aisément, grâce au prestige de la
+scène, de la poésie, de la fantaisie, imposer ses idées, ses amitiés,
+ses haines. La parabase était comme un filet qu'il jetait sur ses
+auditeurs pour pêcher leurs âmes. Ou bien elle était le carquois sonore
+qu'il épuisait contre ses ennemis.
+
+S'il est vrai, comme quelques-uns l'ont prétendu, que Sophocle ait été
+nommé stratège à cause des connaissances politiques dont il avait fait
+preuve dans _Antigone_, un tel exemple n'avait-il pas de quoi tenter les
+esprits ambitieux? Pour peu qu'ils fussent poëtes, surtout poëtes
+comiques, quoi de plus commode que cette parabase dans laquelle ils
+pouvaient exposer leurs idées sous la forme la plus séduisante, sans
+crainte d'être réfutés ni contredits?
+
+Cela est si vrai qu'Euripide, un des précurseurs de l'esprit moderne,
+cherchant toutes les occasions de propager les opinions
+nouvelles,--révolutionnaire, en un mot, comme nous dirions aujourd'hui,
+c'est-à-dire évolutionnaire,--Euripide n'était pas loin de faire des
+parabases dans la tragédie même, par les idées, sinon par la forme
+métrique (nous avons vu, du reste, par _les Nuées_, que l'anapeste
+n'était pas une nécessité[246]). Dans _les Danaïdes_, par exemple,
+c'était si bien Euripide qui exprimait ses idées par la voix du chœur,
+que ce chœur, composé de femmes, parlait au masculin.--Or, Aristophane
+lui-même, dans ses parabases comiques, n'abandonne jamais à ce point la
+fiction. Même lorsqu'il parle pour son compte, il n'oublie pas le sexe
+du coryphée dont il emprunte la voix. C'est ainsi qu'il dit dans _les
+Nuées_, faisant allusion aux prête-noms dont il avait usé d'abord:
+«Comme en ce temps-là, j'étais encore fille, et qu'il ne m'était pas
+permis de devenir mère,» etc. Mais Euripide, dans _les Danaïdes_, oublie
+complètement le personnage et parle tout-à-fait en son propre nom.
+
+Songez donc, quel puissant élément d'action que la parabase, que cette
+harangue à la fois satirique et grave, familière et élevée, mêlée de
+réalité et de poésie, où le polémiste pouvait attaquer et se dérober,
+et, pour décocher une idée hardie, l'enrubanner de métaphores qui en
+cachaient la pointe sans l'émousser, ou l'empenner de drôleries qui la
+faisaient voler plus loin, pénétrer plus profondément! C'était souvent
+pour ce morceau privilégié que le poëte faisait la pièce. Tel événement,
+tel homme le frappaient; il les saisissait au passage, les crayonnait au
+vol; les vers, sur ses tablettes, s'improvisaient d'eux-mêmes. C'était
+moins le poëte qui prenait son sujet, que le sujet qui prenait son
+poëte, comme le journaliste chez nous.
+
+Et, pour les spectateurs, quel intérêt aussi! Par la parabase, ils
+étaient eux-mêmes mis en jeu et pris à partie, introduits dans la
+comédie et dans l'action. On tremblait de s'entendre apostropher; mais
+on s'amusait de voir son voisin ridiculisé, en attendant qu'on le fût à
+son tour; et ce tour semblait reculé d'autant, comme quand les balles
+dans une bataille font tomber ceux qui sont autour de nous. Tel, atteint
+d'une flèche barbelée, forcé de dévorer son affront en silence, pensait
+ce que dit Lamachos, raillé par Dicéopolis dans les _Acharnéens:_ «O
+démocratie! peut-on supporter de tels outrages!» ou ce que dit Neptune,
+dans _les Oiseaux_: «O démocratie! à quoi nous réduis-tu!»
+
+Bon gré, mal gré, on souffrait tout, de la part des poëtes comiques,
+«ces fous privilégiés des vingt mille rois d'Athènes[247]».
+
+C'était la vie du régime populaire dans ce qu'elle avait de plus libre,
+de plus agité, de plus heurté même; c'étaient les passions de la
+démocratie, se choquant, jaillissant en étincelles. Que de jouissances!
+et que d'aiguillons! Quelle fièvre, mais quelle joie! Quel bonheur de se
+sentir vivre, tous ensemble, poëte et spectateurs, avec une telle
+intensité! La parabase plaisait aux sages comme aux méchants: elle
+réprimait les abus, elle satisfaisait l'envie. Grâce à la mesure des
+vers, on retenait aisément par cœur les passages les plus malicieux, ou
+les plus beaux, ces sentences morales chéries des Grecs, offertes dans
+d'élégantes métaphores, ou bien ces portraits satiriques en deux coups
+de langue ineffaçables. En sortant du théâtre, on répétait ces vers, on
+les chantait, comme nos vaudevilles d'autrefois. Malheur aux pauvres
+hères, ou aux puissants, dont les noms prêtant à la raillerie, avaient
+retenti dans les anapestes! Théognis, le poëte à la glace, et le
+débauché Ariphrade, et le démagogue Hyperbolos, et le lâche Cléonyme,
+poltron et goinfre, devenaient plus fameux qu'ils n'eussent voulu. D'une
+représentation à l'autre, entre deux fêtes de Bacchus, les traits qu'on
+avait retenus volaient de bouche en bouche. Parfois c'était une tirade
+entière. Les représentations n'étant pas quotidiennes et ne revenant
+qu'à de longs intervalles, faisaient une impression d'autant plus vive.
+Tout était saisi, commenté, par l'esprit rapide et subtil des Athéniens;
+et on emportait de la comédie des sujets de discussions sur les places
+publiques et sous les portiques.
+
+Il faut se figurer tout cela à la fois, pour bien comprendre la parabase
+et l'immense intérêt qu'y prenait tout le monde à des titres divers.
+
+On l'a dit, si le grand ressort des sociétés modernes est la presse, à
+Athènes c'était la parole, c'est-à-dire la voix des orateurs et des
+poëtes. Par la parabase, la comédie, si elle eût été quotidienne, eût
+réuni à elle seule, la double puissance que chez nous la tribune et la
+presse exercent chacune à part: tribune, en effet, qui admettait tout,
+depuis l'éloquence et la poésie, jusqu'aux discussions d'affaires, avec
+statistique et arithmétique; depuis les pensées les plus hautes
+jusqu'aux drôleries et aux calembours; presse de tous les tons et de
+toutes les allures, depuis les paroles les plus graves d'un _Times_ ou
+les plus acérées d'un _Journal des Débats_, jusqu'aux pochades
+fantastiques d'un _Charivari_ ou d'un _Punch_.
+
+Même en n'élevant la voix que de temps à autre, elle était déjà assez
+redoutable. Elle exerçait peut-être, à cause de cela même, une influence
+plus énergique et plus durable: chez nous, la régularité du bruit
+quotidien de la presse le rend monotone et assourdissant, et fait
+parfois qu'on ne l'entend plus; mais à Athènes, l'intermittence, et les
+époques assez distantes entre elles, des représentations comiques,
+préparaient à la parabase un public alerte et avide, qui avait eu le
+temps de sentir revenir son appétit de discours poétiques, de malices et
+de bouffonneries.
+
+Aussi, le jour venu, comme on envahissait les gradins de l'amphithéâtre!
+Et comme, une fois là, assis ou debout, les vingt mille citoyens libres,
+et les dix mille métèques, soixante mille oreilles, attendaient avec
+joie ou avec crainte, les interpellations de la parabase, les
+révélations d'opinions nouvelles, les avis sérieux et plaisants
+assaisonnés de médisances, de railleries et d'invectives! Croyez-vous
+qu'en ce moment-là les hommes, d'État prévaricateurs, dilapidateurs des
+finances, violateurs de la constitution, ne fussent pas un peu inquiets
+tout en essayant de sourire, quand ils sentaient suspendu sur leur tête
+ce thyrse aigu, orné des pampres de Bacchus!
+
+ * * * * *
+
+On chercherait en vain ailleurs que dans la comédie _ancienne_ quelque
+chose de pareil.
+
+Pénétrons plus avant. L'œuvre dramatique vraie est, au fond, un acte de
+liberté de la part du poëte envers le public: c'est un échange de l'un à
+l'autre, une communication réciproque.
+
+Quand il y a une liberté moindre, le poëte peut se contenter, pour
+communiquer ainsi, d'un prologue ou d'un épilogue. Le prologue, parfois,
+donne naïvement le programme de la pièce qui va se dérouler, ou supplée
+au décor, ou essaye de se concilier par divers moyens l'esprit du
+public. L'épilogue sollicite ses applaudissements, sous une forme
+quelconque.
+
+Mais, dans la liberté complète, telle que celle de la comédie
+_ancienne_, la parole dramatique, sans recourir à ces moyens qui sont
+extérieurs à la pièce et qui n'en sont que des appendices, va droit à
+son but tout au travers de la fiction théâtrale, qu'elle rompt et
+qu'elle perce, pour se faire jour, quand il lui plaît.
+
+La parabase reste l'exemple unique de cette liberté complète, absolue.
+
+Des exemples de la liberté du second degré, si l'on peut ainsi dire, se
+trouveraient, soit dans les prologues, soit dans les épilogues, de
+certaines pièces, ou grecques, ou latines, ou françaises, ou anglaises,
+etc.--Les burlesques harangues de Bruscambille à son public qui lui
+permettait tout, les Compliments courtois et bien tournés de Molière ou
+de son camarade Lagrange à la Cour ou à la Ville, l'usage qui se
+perpétua pendant le dix-septième et le dix-huitième siècles, d'adresser
+au public un Compliment final, sous prétexte d'annoncer le spectacle
+suivant; surtout les Compliments de clôture et de réouverture avant et
+après la quinzaine de Pâques; puis le couplet final des vaudevilles, qui
+remplaça le Compliment final quotidien, sont des variétés du même
+procédé.
+
+On rencontrerait quelque chose de plus analogue à la parabase dans les
+prologues dont le théâtre anglais a fait usage presque toujours, dans
+Shakespeare, et avant et après lui, et où l'auteur même de la pièce,
+plus souvent un de ses amis ou partisans, contemporain ou non, prend la
+parole pour l'honorer littérairement, mais ne laisse pas de faire appel
+quelquefois à la passion politique.
+
+Une image lointaine de la parabase pourrait s'apercevoir aussi dans ces
+comédies toutes spéciales que Molière a intitulées _la Critique de
+l'École des Femmes_ et _l'Impromptu de Versailles;_ et peut-être dans
+tel passage du monologue de Figaro, où c'est Beaumarchais lui-même qui
+parle, autant et plus que son personnage favori.
+
+Il y aurait toutefois à noter, en ce qui regarde Beaumarchais, cette
+différence générale, qu'il attaque l'ancien régime, et qu'Aristophane le
+défend; que Beaumarchais prépare la révolution, tandis qu'Aristophane
+essaye de l'arrêter.
+
+Veut-on quelque autre vague idée de la parabase aristophanesque, idée
+empruntée à cette même pièce: _le Mariage de Figaro?_ Lorsqu'à la fin de
+la comédie tous les acteurs s'avancent contre la rampe et se rangent en
+espalier devant le public, pour lui dire des couplets piquants, sur les
+gens et les choses du jour, c'est, dans une certaine mesure, une sorte
+de parabase. Mais elle n'est pas dans le milieu de la pièce, elle arrive
+quand l'action est terminée; et elle se contente d'épigrammes ou
+d'allusions, sans aborder directement, excepté peut-être dans le couplet
+sur Voltaire, les sujets à l'ordre du jour; enfin sans traiter telle ou
+telle question formellement, comme le fait Aristophane. La ressemblance
+est donc fort légère.
+
+ * * * * *
+
+Alfred de Musset, dans ses poésies, suppose, une parabase
+d'Aristophane,--d'Aristophane ressuscité et Parisien, à l'époque des
+lois de septembre sur la presse;--et, à propos de la déportation, dont
+ces lois menaçaient les journalistes, il lui prête des strophes
+brillantes:
+
+ L'an de la quatre-vingt-cinquième olympiade
+ (C'était, vous le savez, le temps d'Alcibiade,
+ celui de Périclès, et celui de Platon),
+ Certain vieillard vivait, vieillard assez maussade...
+ Mais vous le connaissez, et vous savez son nom,
+ C'était Aristophane, ennemi de Cléon...
+
+ Il nommait par leur nom les choses et les hommes.
+ Ni le mal, ni le bien pour lui n'était voilé;
+ Ses vers au peuple même, au théâtre assemblé,
+ De dures vérités n'étaient point économes;
+ Et, s'il avait vécu dans le temps où nous sommes,
+ À propos de la loi peut-être eût-il parlé.
+
+ Étourdis habitants de la vieille Lutèce,
+ Dirait-il, qu'avez-vous, et quelle étrange ivresse
+ Vous fait dormir debout? Faut-il prendre un bâton?
+ Si vous êtes vivants, à quoi pensez-vous donc?
+ Pendant que vous dormez, on bâillonne la presse,
+ Et la Chambre en travail enfante une prison!
+
+ On bannissait jadis, aux temps de barbarie:
+ Si l'exil était pire ou mieux que l'échafaud,
+ Je ne sais; mais du moins sur les mers de la vie
+ On laissait l'exilé devenir matelot.
+ Cela semblait assez de perdre sa patrie.
+ Maintenant avec l'homme on bannit le cachot.
+
+ Dieu juste! nos prisons s'en vont en colonie!
+ Je ne m'étonne pas qu'on civilise Alger:
+ Les pauvres Musulmans ne savaient qu'égorger;
+ Mais nous, notre Océan porte à Philadelphie
+ Une rare merveille, une plante inouïe,
+ Que nous ferons germer sur un sol étranger.
+
+ Regardez, regardez, peuples du Nouveau Monde!
+ N'apercevez-vous rien sur votre mer profonde?
+ Ne vient-il pas à vous, du fond de l'horizon,
+ Un cétacé informe, au triple pavillon?
+ Vous ne devinez pas ce qui se meut sur l'onde:
+ C'est la première fois qu'on lance une prison.
+
+ Enfants de l'Amérique, accourez au rivage!
+ Venez voir débarquer, superbe et pavoisé,
+ Un supplice nouveau par la mer baptisé.
+ Vos monstres quelquefois nous arrivent en cage;
+ Venez, c'est notre tour, et que l'homme sauvage
+ Fixe ses yeux ardents sur l'homme apprivoisé.
+
+ Voyez-vous ces forçats que de cette machine
+ On tire deux à deux pour les descendre à bord?
+ Les voyez-vous fiévreux, et le fouet sur l'échine,
+ Glisser sur leurs boulets dans les sables du port?
+ Suivez-les, suivez-les; le monde est en ruine:
+ Car le génie humain a fait pis que la mort.
+
+ Qu'ont-ils fait, direz-vous, pour un pareil supplice?
+ Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux?
+ Non. Ils ont comparé deux esclaves entre eux;
+ Ils ont dit que Solon comprenait la justice
+ Autrement qu'à Paris les préfets de police,
+ Et qu'autrefois en Grèce il fut un peuple heureux.
+
+ Pauvres gens! c'est leur crime; ils aiment leur pensée,
+ Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant:
+ On ne fera d'eux tous qu'un cadavre vivant.
+ Passez, Américains, passez tête baissée;
+ Et que la liberté, leur triste fiancée,
+ Chez vous du moins, au front les baise en arrivant.
+
+L'invraisemblance de cette fiction d'Alfred de Musset, c'est
+qu'Aristophane, parfait réactionnaire, loin de blâmer les lois de
+septembre, y aurait peut-être applaudi, réclamant pour lui seul et pour
+ses partisans ce que nos cléricaux appellent subtilement _la liberté du
+bien_.
+
+ * * * * *
+
+La parabase aurait aujourd'hui fort à faire et fort à dire sur toutes
+sortes de sujets, pour un Aristophane progressiste; mais peut-être
+l'archonte éponyme refuserait-il au poëte un chœur.
+
+À dire vrai, la parabase n'était possible que dans la comédie attique
+_ancienne_, essentiellement libre, démocratique et militante, au milieu
+de toutes les sortes d'enthousiasmes orgiaques.
+
+Quoique contraire, en apparence et selon nos idée modernes, à la nature
+même de la fiction dramatique, la parabase était si bien l'âme de la
+comédie ancienne que sitôt qu'on l'en eût arrachée violemment par un
+décret de l'autorité, cette comédie n'eut plus qu'à périr.
+
+Et alors, en effet; comme la guêpe à qui vous arrachez son aiguillon,
+elle mourut.
+
+
+
+
+CONCLUSION.
+
+
+J'ai essayé de faire voir comment la comédie d'Aristophane, qui au
+premier coup d'œil paraît si folle, cache ordinairement un dessein
+sérieux sous cette apparente folie. Au fond, elle traite les questions
+politiques, ou sociales ou littéraires; mais elle les traite à sa façon
+et par les procédés qui lui sont propres, par la bouffonnerie et par la
+fantaisie, tantôt drôlatique; tantôt gracieuse, souvent obscène.
+
+Vous rappelez-vous ce conte de fées, où deux jeunes filles, deux sœurs,
+toutes les fois qu'elles ouvrent la bouche, en laissent échapper l'une
+des fleurs, des perles et des pierreries; l'autre, des vipères et des
+crapauds? De ces deux jeunes filles, faites-en une seule, dont la bouche
+répandra tout cela pêle-mêle: c'est la Muse d'Aristophane.
+
+Plutarque déjà condamne ses peintures lascives, et les déclare indignes
+d'un homme poli et d'un homme de bien.
+
+Il est vrai que, d'autre part, Platon, Cicéron, Quintilien, saint
+Chrysostome, saint Augustin, lui pardonnent pour sa grâce exquise.
+Serons-nous plus sévères que des saints?
+
+Ses conceptions fantastiques, dont le laisser-aller quelquefois est
+extrême, ses bouffonneries extravagantes et licencieuses, sont des
+moyens de captiver le peuple, de le gagner à ses idées. Pour pouvoir lui
+donner des conseils qu'il croit bons, il s'empare de lui par tous les
+moyens: il le prend par les yeux, par les oreilles, par tous les sens,
+par tous les bouts; sauf, une fois qu'il le tient, à lui parler net et à
+lui donner de graves leçons.
+
+Mais, direz-vous, si le poëte doit être, comme le veut Aristophane
+lui-même, l'éducateur des hommes assemblés, pourquoi faut-il que cette
+éducation croye nécessaire de revêtir d'une forme si licencieuse un
+patriotique dessein?
+
+J'ai déjà indiqué, chemin faisant, les diverses explications qui sont
+des circonstances atténuantes. Je les rappellerai en finissant.
+
+Sans doute le poëte dramatique, le poëte comique lui-même, au lieu de
+descendre jusqu'à la foule, doit tâcher d'élever la foule jusqu'à lui.
+Mais, pour l'élever, il faut la prendre; et on la prend par où l'on
+peut.
+
+Comme il n'y avait à Athènes qu'un seul théâtre pour tout le monde, le
+poëte comique devait faire en sorte de plaire à toutes les classes de
+spectateurs. Vingt à trente mille hommes fêtant Bacchus ne
+s'accommodaient guère de la décence. Les fêtes elles-mêmes de ce dieu
+étaient loin de la conseiller. La comédie conservait volontiers les
+allures lascives, la verve brutale, le délire sensuel des chants
+phalliques, d'où elle avait tiré son origine.
+
+Loin d'accuser Aristophane de ce qui est la faute de son temps, il faut
+plutôt lui savoir gré d'avoir entremêlé souvent à ces phallophories,
+consacrées par l'usage, les inspirations d'une poésie fraîche et suave,
+qui purifiaient la comédie. Si le libidineux _cordax_ était une
+nécessité dionysiaque, remercions le poëte comique d'y avoir fait
+succéder quelquefois des chœurs gracieux, des danses idylliques; et ne
+nous étonnons pas trop de respirer, après l'_odor di femina_ des chastes
+Muses au doux parfum, l'odeur âcre et infâme des Satyres. À tant
+d'exhibitions obscènes, que la tradition rendait presque innocentes,
+félicitons le poëte d'avoir mêlé, du moins çà et là, de hautes et nobles
+moralités.
+
+Lorsque tout ce peuple en liesse sortait de la fête des Marmites, il
+était _potus et exlex_. Les comédies qu'on lui servait devaient être
+fortement assaisonnées.
+
+Madame de Staël a fort bien dit: «Les Grecs avaient le goût qui tient à
+l'imagination, et non celui qui naît de la moralité de la vie.»
+
+Qu'on se figure cette société à laquelle les femmes ne se mêlaient pas,
+si l'on peut appeler société la vie d'un peuple ainsi abandonné à la
+brutalité masculine toute pure. Imaginez ce peuple d'hommes, que rien
+n'obligeait à la politesse et aux bienséances auxquelles le monde
+moderne s'est astreint par la présence des femmes, qui seule a pu
+réaliser la société véritable. Imaginez, dis-je, ces hommes vivant
+toujours entre eux, demi-nus ou tout nus, dans les palestres, dans les
+bains, sous les portiques; concevez le laisser-aller et la licence de
+ces mœurs, le ton de la conversation. Quoique l'esprit fût très-raffiné,
+les mœurs étaient assez grossières. Les manières et les paroles étaient
+des plus libres: on ne sentait le besoin d'aucune contrainte; on n'en
+avait pas même l'idée. Tout au plus quand les hommes les plus polis
+passaient quelques heures chez les courtisanes dont on avait cultivé le
+corps et l'esprit, chez une Phryné, chez une Aspasie, rencontraient-ils
+parfois instinctivement un peu de la mesure et de la bienséance qui
+devaient être, longtemps après, les lois de la conversation
+moderne[248].
+
+Mais ces exceptions elles-mêmes font entrevoir quelle devait être cette
+grossièreté naturelle et nécessaire dans les habitudes de la vie, en
+dépit des finesses exquises de la poésie et des arts, et même des
+élévations de la morale théorique. La licence des paroles, sinon des
+actions, pouvait aller aussi loin que possible, sans choquer et sans
+étonner presque personne, et sans qu'on s'avisât que ce fût de la
+licence: c'était simplement la nature.
+
+Voyez, aujourd'hui même, le soir, après dîner, pendant que les femmes
+restent au salon, voyez et entendez les hommes causant entre eux, en
+fumant leur cigare: la liberté de leur conversation diffère-t-elle
+beaucoup de celle d'Aristophane, quoiqu'il y ait vingt-deux siècles
+d'intervalle entre l'une et l'autre civilisation? Ils ne se croyent pas
+pour cela licencieux le moins du monde: ils ne se gênent plus, voilà
+tout. Pour un moment, ils se détendent et se laissent aller à la nature:
+tout à l'heure ils rentreront dans la société. À la vérité, quelque
+chose de peu galant restera dans leur air, comme l'odeur du tabac à
+leurs habits.
+
+Je ne veux rien dire des femmes entre elles, dont les conversations
+aussi sont prodigieuses quelquefois. Et cependant les femmes, encore
+plus que les hommes, reçoivent aujourd'hui, relativement à l'antiquité,
+une éducation fortement saturée de morale et de qu'en dira-t-on. Dès
+l'âge où elles étaient fillettes, l'habitude du monde leur a appris à
+porter le corset des bienséances. Mais, sitôt qu'elles sont seules entre
+elles, et un peu intimes, comme la nature reprend ses droits! Tant il
+est vrai que la vraie société et la vraie conversation, avec la mesure
+et la bienséance, n'existent que quand les hommes et les femmes sont
+stimulés en même temps et contenus par la présence les uns des autres.
+
+À Athènes, les femmes, selon toute apparence, étaient exclues des
+représentations comiques, du moins à l'époque d'Aristophane. La tragédie
+seule leur était permise; et, tout au plus après la tragédie, le drame
+de Satyres[249].
+
+Rappelons aussi que les femmes ne figuraient pas sur la scène; c'étaient
+des hommes qui jouaient tous les rôles.
+
+L'absence des femmes, dans l'auditoire et sur la scène, explique cette
+liberté, gaillarde, que rien ne contraignait.
+
+Nos vieilles comédies gauloises avaient presque la même gaillardise, et
+n'avaient pas les mêmes excuses. Jusque dans le dix-septième siècle,
+Corneille et Molière sont encore bien vifs dans certains détails de
+leurs comédies, quoiqu'ils se vantent à leur tour, comme Aristophane en
+son temps, d'être plus châtiés, plus réservés que les poëtes
+d'auparavant. Il est donc très-possible et très-croyable qu'Aristophane
+ait épuré la scène, comme il s'en vante mainte fois. Et l'on ne doit pas
+plus lui reprocher ce qu'il a conservé de grosse bouffonnerie, que nous
+ne reprochons à Corneille et à Molière quelques derniers vestiges d'une
+impureté relativement aussi choquante pour nous, et qu'ils avaient en
+général contribué à faire disparaître. Lorsqu'il s'agit de décence, tout
+est relatif, et on ne peut partir que d'où l'on est.
+
+Ce qui importe, c'est que la fantaisie, même la plus libre et la plus
+bouffonne, soit le vêtement de la raison. Proudhon a fort bien dit,
+parlant de la littérature et de l'art, «que la fantaisie elle-même doit
+toujours se ramener à l'idée.» C'était ce que voulait aussi Boileau,
+écrivant dans l'_Art poétique_:
+
+Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art.
+
+Toute œuvre d'art, vraiment digne de ce nom, doit satisfaire en même
+temps l'imagination et la raison. De ce côté-là, assurément, on ne
+saurait rien reprocher à Aristophane, qui, sous les formes les plus
+folles, a des idées si arrêtées, si obstinées même.
+
+Ajoutons qu'elles semblent très-désintéressées, puisque souvent elles
+doivent avoir été contraires à celles du plus grand nombre des
+spectateurs.
+
+La comédie est une sorte de suffrage universel, appliqué non aux
+personnes, mais aux idées. Si le poëte comique doit être, comme on l'a
+dit des représentants du peuple, le médecin et non le valet de
+l'opinion, l'auteur des _Chevaliers_ et des _Guêpes_, il faut le
+reconnaître, se conduisit en médecin, non en valet.
+
+Reste à savoir si le médecin fut toujours aussi éclairé que courageux.
+Michelet, dans la _Bible de l'humanité_, l'appelle «le grand
+Aristophane.» Il fut grand, en effet, par le patriotisme, lorsqu'il
+combattit de toutes ses forces cette funeste guerre du Péloponnèse.
+Mais, dans les questions sociales, il manqua souvent d'élévation,
+d'étendue et de sens philosophique. Il mit son imagination jeune et
+charmante au service d'une cause vieillie et arriérée. Dans sa
+superstition pour le passé, il tourna le dos à l'avenir. Les apôtres et
+les précurseurs de cet avenir furent poursuivis incessamment de ses
+injures et de ses calomnies. Si donc Aristophane est grand par son amour
+de la patrie, s'il est grand aussi par sa poésie et par les merveilles
+de son style, nous avons été obligés de constater que, philosophiquement
+et socialement, il est petit. Esprit timoré, il a la vue courte.
+
+Quand on le compare à Rabelais et à Molière, on trouve que ceux-ci ont
+marché hardiment dans le sens du progrès futur: ils ont été vraiment les
+précurseurs de l'avènement du tiers-état. Molière prend le flambeau des
+mains de Rabelais et le passe à Voltaire. Aristophane arrache le
+flambeau des mains de Socrate et d'Euripide, et le met sous ses pieds.
+
+S'il montra du courage en attaquant Cléon, il ne fit voir, en diffamant
+ces deux grands hommes, représentants de la philosophie de l'avenir,
+qu'un esprit étroit et pusillanime; Rabelais et Molière, en déclarant la
+guerre, l'un aux terribles chats-fourrés, et aux nombreux oiseaux de
+l'Isle Sonnante, l'autre aux Jésuites et aux Tartuffes, font éclater un
+courage héroïque que n'altère jamais aucune éclipse. Aristophane essaye
+en vain de défendre et de ranimer des institutions surannées, de relever
+des traditions qui s'écroulent de toutes parts. Rabelais et Molière ne
+démolissent que les choses qui doivent tomber, et en édifient beaucoup
+d'autres. Aristophane n'édifie rien, et attaque ceux qui édifient. Les
+idées de ce grand poëte sont donc aussi faibles, la plupart du temps,
+qu'obstinées. S'il est hardi, c'est seulement par l'imagination et par
+la fantaisie. Ce qu'on doit admirer chez lui, c'est l'art d'animer les
+idées abstraites, de leur donner la vie, le mouvement, la voix, d'en
+faire des réalités, des personnes, des actions comiques.
+
+Ces actions, sans doute, ne sont pas très-serrées; elles sont un peu
+lâches et flottantes. L'art dramatique, en ce temps-là, se contentait à
+peu de frais, et produisait pourtant ainsi des effets qui durent encore.
+Aujourd'hui, comme on a vingt-deux siècles de plus, on est plus habile à
+nouer l'intrigue, à charpenter le drame, à ménager ou plutôt à accumuler
+les péripéties. Et cependant, malgré cet art et cette industrie nous ne
+faisons souvent rien qui vaille. Cinq ou six auteurs dramatiques
+surnagent seuls dans l'océan des platitudes. Les peintures simples et
+naïves produisent encore plus d'effet que les coups de théâtre, les
+ficelles et les trucs.
+
+Ce qui manque au théâtre de notre temps, ce n'est pas l'habileté, c'est
+la conviction. La comédie s'adresse aux masses, et elle est le plus
+communicatif de tous les arts: elle peut donc exercer la plus grande
+influence. Il faut mettre cette influence au service de la vérité et de
+l'honneur.
+
+Je sais bien que l'art est une chose et que la morale en est une autre.
+La présence assidue d'une intention morale, comme le dit fort bien M.
+Taine dans son _Essai sur Thackeray_, nuit au roman ainsi qu'au
+romancier. Mais je ne crois pas qu'il en soit tout-à-fait de même au
+théâtre. Le théâtre, comme le veut Molière et comme le voulait
+Aristophane, est et doit être l'école des mœurs, non directement et par
+des sermons, quoiqu'Aristophane et Molière et Corneille en aient de fort
+beaux et soient de merveilleux prédicateurs, mais indirectement, par la
+peinture vraie des ridicules et des vices. Le théâtre, sans doute, est
+un art qui, avant tout, a pour objet de divertir, mais ensuite de
+moraliser en divertissant.
+
+D'un côté il est incontestable que l'art a en lui-même sa raison d'être,
+et qu'il a pour objet direct la beauté, non l'utilité. C'est,
+apparemment, ce que voulait dire la célèbre formule de _l'art pour
+l'art_, qui a prêté à d'autres interprétations. De l'autre, il est
+incontestable aussi que les esprits élevés et les nobles cœurs, vraiment
+amis du peuple, cherchent partout l'occasion de l'instruire, de
+l'éclairer, de le rendre meilleur. Tout ce qui ne porte point ce
+caractère d'un généreux enseignement n'est aux yeux de ceux-là que
+misère et frivolité: ce n'est pas œuvre d'homme. Or l'artiste avant tout
+est homme. Il ne doit ni ne peut rester indifférent aux destinées de son
+pays, aux vicissitudes sociales aux progrès de l'humanité; il ne saurait
+échapper aux idées ni aux passions de son temps. Qu'il le veuille ou
+non, il reçoit plus ou moins l'influence des unes et des autres; il
+réagit sur elles à son tour. Si l'artiste est celui qui crée, il ne peut
+créer qu'avec l'esprit de son cœur, comme dit l'Écriture, _mente cordis
+sui_. Il n'y a d'artistes féconds que ceux qui ont en eux un foyer
+ardent ou une source jaillissante; et ceux-là, croyez-moi, sont citoyens
+d'abord, artistes après. Il faut donc que l'artiste influe sur son
+époque, comme elle influe sur lui; c'est ce qui fait que l'art est
+toujours, par ressemblance ou par contraste, l'expression de la société.
+Aux siècles de religion et de foi, les poëtes composent des _mystères_,
+dans lesquels ils développent les légendes sacrées; les architectes
+élèvent des cathédrales, que les peintres et les sculpteurs remplissent
+des images des saints. Dans les siècles de discipline et d'autorité la
+poésie et la peinture ont un caractère réglé, noble et élevé: les
+contemporains de Louis XIV, de Colbert, de Turenne et de Condé, sont
+Corneille, Racine et Molière, Poussin, Lebrun et Lesueur. Louis XV et
+madame de Pompadour voient fleurir Marivaux et Boucher; les grands
+artistes du dix-huitième siècle, ce sont les hommes qui emploient leur
+plume à attaquer et à renverser l'ancien ordre social et à déblayer le
+terrain sur lequel nous essayons aujourd'hui d'édifier l'ordre nouveau.
+À aucune époque, l'artiste ne peut s'empêcher d'être effet ou cause,
+d'exercer ou de subir une influence, d'être chef ou soldat. Qu'il le
+comprenne donc, et, renonçant à des théories ambiguës, qu'il s'associe
+de tout son cœur à l'œuvre de ses contemporains. Qu'il se serve de son
+génie ou de son talent pour moraliser et pour apaiser, pour répandre
+l'idée du devoir, pour aider les hommes de bonne volonté à préparer,
+l'avenir. Pourvu que l'utile n'exclue pas le beau, et s'y subordonne,
+l'art ne peut-il, sans cesser d'être l'art, devenir un moyen d'action,
+venir en aide à la morale, voire même à la politique, qui n'est que la
+morale appliquée aux peuples? Dites alors que les _Philippiques_ de
+Démosthènes, que les _Catilinaires_ de Cicéron, que _Don Juan_ et
+_Tartuffe_, et le _Mariage de Figaro_, ne sont pas œuvres d'art: car les
+_Philippiques_ ont retardé l'asservissement de la Grèce; car les
+_Catilinaires_ délivrèrent Rome d'un scélérat qui voulait la détruire
+par le fer et par le feu; car _Don Juan_ et _Tartuffe_ ont préparé
+l'émancipation religieuse du dix-huitième siècle; car le _Mariage de
+Figaro_ a été, comme le remarquait Napoléon dans ses lectures de
+Sainte-Hélène, le premier coup de canon de la révolution française.
+Encore une fois, pourvu que l'utilité n'exclue pas la beauté et s'y
+subordonne, la condition de l'art est remplie; il faut que l'utilité
+demande à la beauté non-seulement son concours, mais son secours. En un
+mot, la poésie, nous disons la poésie véritable, ayant nécessairement
+une influence, et ne pouvant point ne pas l'avoir si elle mérite
+vraiment de s'appeler poésie, nous voulons que cette influence soit
+bonne et non mauvaise, utile et non funeste. L'art doit être patriotique
+en même temps qu'idéal; par là il sera tout ensemble contemporain et
+éternel. Le poëte n'est pas libre, on l'a dit, _de n'être qu'un amuseur
+de la foule_. Il doit l'instruire, lui enseigner ses devoirs, et lui
+présenter la leçon sous une forme vivante et élevée qui fasse passer
+dans les âmes, en les récréant, les impressions du vrai et du juste, du
+bon et du beau. Il faut qu'il soit en même temps homme d'action et
+poëte, homme d'action par sa poésie.
+
+Diderot, qui n'est pas suspect, prétend qu'un tableau même n'est beau
+que s'il instruit et élève celui qui le regarde. Et cela se rapporte
+tout-à-fait à ce que La Bruyère disait d'un livre. Ainsi un tableau
+même, selon ce paradoxe, devrait être moral d'intention et d'effet. Je
+pense, toutefois, qu'il est nécessaire d'expliquer cette boutade de
+Diderot, et je m'imagine que ce philosophe eût souscrit volontiers à la
+pensée de Goethe qui admirait souvent Byron devant Eckermann, et
+celui-ci lui ayant dit: «Je m'incline devant le jugement de Votre
+Excellence; mais, quelque considérable et grand que soit ce poëte, je me
+permets de douter que l'homme en retire un avantage marqué pour son
+éducation morale proprement dite;» Goethe lui répliqua: «Et je m'inscris
+en faux! La hardiesse, les témérités, le grandiose de Byron, tout cela
+ne nous élève-t-il point? Il faut nous garder de ne chercher notre
+culture que dans ce qui est exclusivement pur et moral... Tout ce qui
+est grand contribue à notre éducation.»
+
+C'est bien un paradoxe cependant de vouloir qu'un tableau soit une leçon
+de morale. Mais sera-ce également un paradoxe de prétendre la même chose
+pour toute œuvre d'art, quelle qu'elle soit? Et, par exemple, un beau
+discours ayant nécessairement une influence sur les personnes qui
+l'écoutent et le lisent, n'est-il pas naturel de souhaiter que cette
+influence soit salutaire? Eh bien! une œuvre dramatique est un discours
+aussi, un discours indirect, par plusieurs personnages, qui se parlent
+entre eux pour se faire entendre au public. Donc ce discours a, comme
+tout autre, une influence et un effet; mais, parce que ce discours est
+indirect, l'influence salutaire, l'effet utile, enfin le résultat moral,
+sont également indirects.
+
+Il ne faut pas confondre la morale directe des philosophes et des
+prédicateurs avec la morale indirecte des poëtes comiques. Les
+législateurs eux-mêmes quelquefois n'ont-ils pas procédé par la voie
+indirecte, tout comme les poëtes comiques? Les ilotes ivres, qu'on
+faisait paraître devant les jeunes Spartiates pour les dégoûter de
+l'ivresse, leur inspiraient l'amour de la sobriété. Ainsi doit faire la
+comédie en nous présentant la peinture des vices.
+
+Mais le moyen est périlleux, au dire des moralistes absolus, tels que le
+sévère Bossuet, dans ses _Réflexions et Maximes sur la Comédie:_ «On
+aura toujours une peine extrême, dit-il, à séparer le plaisant d'avec
+l'illicite et le licencieux. C'est pourquoi on trouve ordinairement dans
+les Canons ces quatre mots unis ensemble: _ludicra, jocularia, turpia,
+obscena_, les discours plaisants, les discours bouffons, les discours
+malhonnêtes, les discours sales: non que ces choses soient toujours
+mêlées, mais à cause qu'elles se suivent si naturellement et qu'elles
+ont tant d'affinité, que c'est une vaine entreprise de les vouloir
+séparer.»
+
+Loin de vouloir les séparer, Aristophane voulait les réunir. Par ses
+bouffonneries excessives, il savait se faire pardonner ses hardiesses et
+ses sévères parabases. L'obscénité était à la surface, la moralité au
+fond.
+
+Un tel exemple, certes, n'est pas à imiter. Et c'est un singulier
+éducateur du peuple, que celui qui emploie de pareils moyens. Antoine
+Arnauld, de Port-Royal, dans la Préface de son livre sur la _Fréquente
+Communion_, trouvant les directeurs jésuites trop indulgents et trop
+accommodants pour la foule mondaine pécheresse, se sert d'une image
+jolie et juste, qui viendra ici à propos: «Un directeur, dit-il, se doit
+considérer comme un homme qui est debout à l'égard d'un enfant qui est
+tombé par terre; qui s'abaisse afin de le relever, mais qui ne s'abaisse
+pas tellement avec lui qu'il se laisse tomber aussi.» La même
+recommandation convient, sans doute, au poëte comique, et plusieurs, de
+nos jours, y devraient bien songer. Je ne sais s'ils ont l'intention de
+relever à la fin le public; provisoirement ils roulent avec lui dans la
+fange. Les dionysies et les bacchanales durent à présent toute l'année.
+Il semble que toute intention morale ait disparu. On rit aux éclats de
+cette vieille formule: que le théâtre doit corriger les mœurs. On voit
+bien pourtant qu'il peut les pervertir, et on use de ce pouvoir-là avec
+une joie de corruption qui retourne à la barbarie.
+
+Je ne demande pas que la comédie se fasse prêcheuse; mais enfin, quel
+est le rôle que sa nature lui assigne? Sous prétexte de divertir les
+hommes, la comédie leur dit gaiement leurs vérités; elle les rend
+spectateurs de leurs propres sottises, les attache en se moquant d'eux;
+et les force d'applaudir celui qui les démasque.
+
+Est-ce à dire que la comédie nous corrige? Pas précisément; Le miroir
+qui montre les tâches n'a pas le pouvoir de les effacer; mais du moins
+il nous les fait voir, et nous donne quelque envie de les ôter.
+
+Rarement on applique à soi-même la leçon de la comédie, mais on
+l'applique à ses voisins, à ses amis.
+
+La comédie, en combattant les vices dominants et accrédités, leur fait
+perdre un peu de terrain; sans les faire disparaître complètement, car
+le fond de la nature humaine est toujours le même; elle les modifie dans
+la forme et les atténue quelque peu, de temps à autre. Ce n'est pas
+beaucoup, mais c'est quelque chose. La vieille devise est donc toujours
+vraie: _Castigat ridendo mores_.
+
+Il faut, en un mot, que la comédie soit une partie de l'éducation
+publique. Il faut qu'elle mêle son grain de bon sens à l'opinion
+populaire; il faut qu'elle apporte son caillou au suffrage universel des
+idées.
+
+Aristophane est convaincu de ces principes, et les applique à sa
+manière. Il voit l'affaiblissement d'Athènes; il a le pressentiment, un
+peu vague sans doute, de sa déchéance. Athènes allait subir les
+Spartiates et les Trente, en attendant qu'elle subît les Macédoniens.
+Ceux qui, à la veille de cet avenir, regrettaient passionnément la
+grandeur et l'indépendance du temps d'Eschyle n'avaient pas en cela
+tout-à-fait tort; et il y avait là une légitime inspiration, soit de
+poésie, soit de satire. Le tort était de confondre avec les abaissements
+d'Athènes ce qui était au contraire la consolation et la compensation de
+ces abaissements; le tort était de ne pas voir que Socrate (et Platon
+après Socrate) serait précisément la grande gloire qui resterait après
+que celle de Marathon serait finie; le tort était aussi d'attaquer à
+tout propos non-seulement la démagogie, mais la démocratie elle-même.
+
+En effet, comme le dit éloquemment M. Havet, «le mépris de la
+démocratie, c'est au fond le mépris de l'humanité. C'est un juste
+dédain, je l'avoue, que celui qu'inspirent à une raison droite et à une
+âme élevée les excès de sottise ou de bassesse dont les hommes peuvent
+se montrer capables: déplorable suite des misères trop souvent attachées
+à la condition humaine, et la pire sans doute de ces misères; mais ce
+sentiment n'est pur qu'autant qu'il demeure exempt de deux vices: le
+désespoir et l'orgueil. Il faut conserver le respect des bons instincts
+de la nature humaine avec le dégoût des mauvais, et ne pas oublier que
+ce qui s'est fait, après tout, de bien ou de beau dans le monde, s'est
+fait par les hommes, ainsi que le mal; que le bien même est, plus que le
+mal, leur ouvrage, puisqu'ils n'ont pu le faire qu'en s'efforçant et en
+luttant, tandis que, pour le mal, ils n'ont eu qu'à se laisser aller aux
+forces de toute espèce qui les entraînent; qu'enfin cette somme du bien,
+si pitoyablement petite qu'elle soit, s'augmente pourtant avec les
+siècles, pendant que celle du mal diminue. Mais surtout que le
+philosophe se garde de prétendre assigner la sagesse aux uns et la
+déraison aux autres, imputer le mal au grand nombre, dont il se sépare,
+et faire honneur du bien à une élite, où il se marque sa place. Qu'il ne
+dise pas comme les stoïciens: Voilà les fous, et je suis le sage! Qu'il
+ne compare pas, comme Platon[250], la multitude qui l'entoure à une
+troupe de bêtes féroces au milieu desquelles un homme est tombé:
+comparaison aveugle autant que superbe, puisqu'elle méconnaît tout
+ensemble et la bête que le plus sage entend gronder au dedans de lui
+quand il prête l'oreille, et le cri de l'âme humaine, qui s'élève
+parfois si noble et si pur du fond de la foule. La science même, la plus
+légitime des aristocraties, n'emporte pourtant pas avec elle la sagesse,
+et encore moins la vertu. Le plus grossier peut monter bien haut, le
+plus raffiné peut tomber bien bas. Cet homme que vous dédaignez, il vous
+vaut déjà par certains côtés, il vaut mieux peut-être; et, si par
+d'autres il vous est inférieur encore aujourd'hui, il doit vous
+atteindre demain; car ce doit être précisément le bienfait de votre
+philosophie, de l'élever où vous êtes arrivé déjà. Qui méprise la
+multitude méprise la raison elle-même, puisqu'il la croit impuissante à
+se communiquer et à se faire entendre; mais, au contraire, il n'y a de
+vraie philosophie que celle qui se sait faite pour tous, et qui professe
+que tous sont faits pour la vérité, même la plus haute, et doivent en
+avoir leur part, comme du soleil[251].»
+
+Une distinction, toutefois, me semble nécessaire: Cette humanité qui,
+par ses efforts, accroît peu à peu la somme du bien et diminue celle du
+mal, se compose, si l'on y regarde, de minorités successives, entraînées
+par quelques individus puissants: philosophes, savants, artistes,
+orateurs, capitalistes, industriels. Et ce sont ces minorités
+successives qui, à la longue, forment la majorité totale.
+
+Loin que le nombre seul des voix, à un moment donné, sur telle ou telle
+question, scientifique, philosophique, ou politique, soit un signe de
+vérité, beaucoup de bons esprits ont cru et l'expérience a fait voir que
+le plus grand nombre se trompait souvent.
+
+Lorsque les hommes sont partagés sur une question, qui donc les
+départagera? Nous ne sommes plus au temps des oracles; encore moins au
+temps où les dieux descendaient sur la terre pour nous parler. Or, faute
+d'un dieu qui vienne ainsi nous dire: «Dans la question qui vous divise,
+c'est la minorité qui a raison, et la majorité qui a tort,» on est bien
+obligé, pour en finir, de supposer que c'est le plus grand nombre qui
+voit juste, quoique cela ne soit pas du tout certain.
+
+Au fond, la seule chose équitable dans ce parti qu'on est forcé de
+prendre, c'est de ne pas vouloir sacrifier le plus grand nombre au plus
+petit. On présume, au surplus, que la majorité, représentant les
+intérêts les plus nombreux, a par cela même le plus de lumières. Mais la
+conclusion n'est pas nécessaire: on peut être le plus intéressé à voir
+très-clair, et n'y voir goutte.
+
+Ce qu'on nomme le suffrage universel, fût-il vraiment
+universel,--c'est-à-dire admît-il non-seulement les hommes, qui sont à
+peine un tiers de la population, mais aussi les femmes et les
+enfants,--ceux-ci représentés, comme lorsqu'il s'agit de fortune et de
+propriété, par leurs tuteurs ou curateurs,--même alors, ce suffrage-là
+ne serait encore, après tout, qu'une probabilité accrue.
+
+Toujours y aurait-il à trouver un ressort qui complétât encore cette
+machine, pour permettre à l'opinion des minorités de se faire jour. Car,
+s'il est nécessaire de faire passer le grand nombre avant le petit, il
+est équitable que le petit puisse passer du moins après le grand et être
+compté pour quelque chose. Entre toutes les oppressions brutales, celle
+des minorités ou des individus sous le poids du grand nombre pur et
+simple, ne serait pas la moins odieuse ni la moins révoltante aux yeux
+de la raison et de la justice. Le grand nombre, en tant que grand
+nombre, représente seulement la force, non le droit: il n'est le droit
+que par convention et faute de pouvoir sortir autrement des différends
+qui partagent les hommes. Mais souvent les minorités portent en elles la
+vérité future, et sont les éléments épars et successifs de cette
+majorité finale, progressive, indéfiniment croissante, qu'on appelle
+démocratie et humanité.
+
+Comme le progrès de tous, hâté par quelques-uns, suscite peu à peu un
+plus grand nombre d'individus puissamment doués, incessantes recrues
+pour les minorités qui par là grossissent toujours, il en résulte que le
+nombre des sots va diminuant de plus en plus dans les majorités
+régnantes, qui ainsi se rapprochent indéfiniment du droit et de la
+vérité, et tendent à avoir raison, de plus en plus, autrement que par le
+poids du nombre. Il est donc assuré que les majorités seront de moins en
+moins bêtes et lâches. C'est le progrès, effet et cause tour à tour, se
+multipliant par lui-même, à l'infini.
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+
+
+
+I
+
+THÉÔRICON, OU FONDS DESTINÉS AUX FÊTES.
+
+
+M. Grote, dans son _Histoire de la Grèce_, élucide ainsi ce point:
+
+«Le théâtre, dit-on, recevait trente mille personnes: ici encore il
+n'est pas sûr de compter sur une exactitude numérique; mais nous ne
+pouvons douter qu'il ne fût assez vaste pour donner à la plupart des
+citoyens, pauvres aussi bien que riches, une ample occasion de profiter
+de ces belles compositions. Primitivement, l'entrée au théâtre était
+gratuite; mais comme la foule des étrangers aussi bien que des citoyens
+se trouva être à la fois excessive et désordonnée, on adopta le système
+de demander un prix, vraisemblablement à une époque où le théâtre
+permanent fut complètement arrangé, après la destruction dont Xerxès
+était l'auteur. Le théâtre était loué par un contrat à un directeur qui
+s'engageait à défrayer (soit totalement, soit en partie) la dépense
+habituelle faite par l'État dans la représentation et qui était autorisé
+à vendre des billets d'entrée. D'abord, il paraît que le prix des
+billets n'était pas fixé, de sorte que les citoyens pauvres étaient
+évincés par les riches et ne pouvaient avoir de places. Conséquemment
+Périclès introduisit un nouveau système fixant le prix des places à
+trois oboles (ou une demi-drachme) pour les meilleures et à une obole
+pour les moins bonnes. Comme il y avait deux jours de représentation, on
+vendait des billets pour deux jours respectivement au prix d'une drachme
+et de deux oboles. Mais afin que les citoyens pauvres pussent être en
+état d'assister à la représentation, on donnait sur le trésor public
+deux oboles à chaque citoyen, riche ou pauvre, s'il voulait les
+recevoir, à l'occasion de la fête. On fournissait ainsi à un homme
+pauvre le moyen d'acheter sa place et d'aller au théâtre sans frais, les
+deux jours, s'il le voulait; ou, s'il le préférait, il pouvait n'y aller
+qu'un seul jour, ou il pouvait même n'y point aller du tout, et dépenser
+les deux oboles de toute autre manière. Le prix le plus élevé perçu pour
+les meilleures places achetées par les citoyens plus riches doit être
+considéré comme étant une compensation de la somme déboursée pour les
+plus pauvres; mais nous n'avons pas sous les yeux de données pour
+établir la balance, et nous ne pouvons dire comment les finances de
+l'État en étaient affectées. Tel fut le théôricon primitif ou fonds
+destiné aux fêtes que Périclès introduisit à Athènes, système consistant
+à distribuer l'argent public, étendu graduellement à d'autres fêtes dans
+lesquelles il n'y avait pas de représentation théâtrale, et qui dans des
+temps postérieurs alla jusqu'à un excès funeste: car il avait commencé à
+un moment où Athènes était remplie d'argent fourni par le tribut
+étranger, et il continua avec de plus grandes exigences à une époque
+subséquente où elle était comparativement pauvre et sans ressources
+extérieures. Il faut se rappeler que toutes ces fêtes faisaient partie
+de l'ancienne religion, et que, suivant les sentiments de cette époque,
+des réunions joyeuses et nombreuses étaient essentielles pour satisfaire
+le dieu en l'honneur duquel la fête se célébrait[252].»
+
+
+
+
+II
+
+NICIAS ET CLÉON.
+
+
+«La première moitié de la vie politique de Nicias--après le temps où il
+parvint à jouir d'une complète considération à Athènes, étant déjà d'un
+âge mûr,--se passa en lutte avec Cléon; la seconde moitié, en lutte avec
+Alcibiade. Pour employer des termes qui ne conviennent pas absolument à
+la démocratie athénienne; mais qui cependant expriment mieux que tout
+autre la différence que l'on a l'intention de signaler, Nicias était un
+ministre ou un personnage ministériel, qui souvent exerçait réellement
+et qui toujours était dans le cas d'exercer des fonctions
+officielles;--Cléon était un homme d'opposition, dont l'affaire était de
+surveiller et de censurer les hommes officiels pour leur conduite
+publique.
+
+Nous devons dépouiller ces mots du sens accessoire qu'ils sont censés
+avoir dans la vie politique anglaise, celui d'une majorité parlementaire
+constante en faveur d'un parti: Cléon emportait souvent dans l'assemblée
+publique des décisions que ses adversaires, Nicias et autres de même
+rang et de même position, qui servaient dans les postes de stratège,
+d'ambassadeur, et dans d'autres charges importantes désignées par le
+vote général, étaient obligés d'exécuter contre leur volonté.
+
+Pour parvenir à ces charges, ils étaient aidés par les _clubs_
+politiques ou _conspirations_ (pour traduire littéralement le mot
+original) établies entre les principaux Athéniens afin de se soutenir
+les uns les autres, tant pour acquérir un office que pour se prêter un
+mutuel secours en justice. Ces clubs ou hétairies doivent avoir joué un
+rôle important dans le jeu pratique de la politique athénienne, et il
+est fort à regretter que nous ne possédions pas de détails à ce sujet.
+Nous savons qu'à Athènes ils étaient complètement oligarchiques de
+dispositions, tandis que l'égalité de position et de rang, ou quelque
+chose s'en rapprochant, a dû être essentielle à l'harmonie sociale des
+membres dans quelques villes. Il paraît que ces associations politiques
+existaient sous forme de gymnases pour l'exercice mutuel des membres, ou
+de syssitia pour des banquets communs. À Athènes elles étaient
+nombreuses, et sans doute non en bonne intelligence entre elles
+habituellement, puisque les antipathies qui séparaient les différents
+hommes oligarchiques étaient extrêmement fortes, et que l'union établie
+entre eux à l'époque des Quatre-Cents, résultant seulement du désir
+commun d'abattre la démocratie, ne dura que peu de temps. Mais la
+désignation des personnes devant servir en qualité de stratèges, et
+remplir d'autres charges importantes, dépendait beaucoup d'elles, aussi
+bien que la facilité de passer par l'épreuve de ce jugement de
+responsabilité auquel tout homme était exposé après son année de charge.
+Nicias, et des hommes en général de son rang et de sa fortune, soutenus
+par ces clubs et leur prêtant à leur tour de l'appui, composaient ce
+qu'on peut appeler les ministres, ou fonctionnaires individuels
+exécutifs, d'Athènes: hommes qui agissaient, donnaient des ordres pour
+des actes déterminés, et veillaient à l'exécution de ce qu'avaient
+résolu le sénat et l'assemblée publique, surtout en ce qui concernait
+les forces militaires et navales de la république, si considérables et
+si activement employées à cette époque. Les pouvoirs de détail possédés
+par les stratèges ont dû être très-grands et essentiels à la sûreté de
+l'État.
+
+Tandis que Nicias était ainsi revêtu de ce qu'on peut appeler des
+fonctions ministérielles, Cléon n'avait pas assez d'importance pour être
+son égal; il était limité au rôle inférieur d'opposition. Nous verrons
+dans un autre chapitre comment il finit par avoir, pour ainsi dire, de
+l'avancement, en partie par sa propre pénétration supérieure, en partie
+par l'artifice malhonnête et le jugement injuste de Nicias et d'autres
+adversaires, dans l'affaire de Sphactérie. Mais son état était
+actuellement de trouver en faute, de censurer, de dénoncer; son théâtre
+d'action était le sénat, l'assemblée publique, les dikastèria; son
+principal talent était celui de la parole, dans lequel il a dû
+incontestablement surpasser tous ses contemporains. Les deux dons qui
+s'étaient trouvés réunis dans Périclès,--une capacité supérieure pour la
+parole aussi bien que pour l'action,--étaient maintenant séparés, et
+étaient échus, bien que tous deux à un degré très-inférieur, l'un à
+Nicias, l'autre à Cléon. En qualité d'homme d'opposition, d'un naturel
+ardent et violent, Cléon était extrêmement formidable à tous les
+fonctionnaires en exercice; et, grâce à son influence dans l'assemblée
+publique, il fut sans doute l'auteur de maintes mesures positives et
+importantes, allant ainsi au delà des fonctions qui appartiennent à ce
+qu'on appelle l'opposition. Mais bien qu'il fût l'orateur le plus
+puissant dans l'assemblée publique, il n'était pas pour cela le
+personnage le plus influent de la démocratie. Dans le fait, sa puissance
+de parole ressortait d'une manière d'autant plus saillante, qu'elle se
+trouvait séparée de cette position et de ses qualités, que l'on
+considérait, même à Athènes, comme presque essentielles pour faire d'un
+homme un chef dans la vie politique[253]...»
+
+
+
+
+III
+
+CLÉON, EUCRATE, LYSICLÈS, HYPERBOLOS.
+
+
+«Dans le grand accroissement que prirent le commerce et la population à
+Athènes et au Pirée pendant les quarante dernières années, une nouvelle
+classe de politiques paraît être née: hommes engagés dans divers genres
+de commerce et de manufacture, qui commencèrent à rivaliser plus ou
+moins en importance avec les anciennes familles des propriétaires
+attiques. Ce changement fut analogue en substance à celui qui s'opéra
+dans les villes de l'Europe au moyen âge, où les marchands et les
+commerçants des diverses corporations commencèrent à entrer en
+concurrence avec les familles patriciennes dans lesquelles la suprématie
+avait résidé primitivement, et finirent par les supplanter. À Athènes,
+les personnes de famille et de condition anciennes ne jouissaient à
+cette époque d'aucun privilége politique, puisque, par les réformes
+d'Éphialtes et de Périclès, la constitution politique était devenue
+entièrement démocratique. Mais elles continuaient encore à former les
+deux plus hautes classes dans le sens solonien fondé sur la propriété,
+les Pentakosiomedimni et les Hippeis ou Chevaliers. Des hommes nouveaux
+enrichis par le commerce entraient sans doute dans ces classes, mais
+probablement en minorité seulement, et s'imprégnaient du sentiment de la
+classe tel qu'ils le trouvaient, au lieu d'y apporter aucun esprit
+nouveau. Or, un Athénien de cette classe pris individuellement, bien
+qu'il n'eût aucun titre légal à une préférence, s'il se mettait en avant
+comme candidat pour obtenir une influence politique, continuait
+cependant à être décidément préféré et bien accueilli par le sentiment
+social, à Athènes, qui conservait dans ses sympathies spontanées des
+distinctions effacées du code politique. Outre cette place toute
+préparée pour lui dans la sympathie générale, surtout avantageuse au
+début de la vie publique, il se trouvait en outre soutenu par les liens
+de famille, par les associations et les réunions politiques, etc., qui
+exerçaient une très-grande influence, tant sur la politique que sur la
+justice, à Athènes, et dont il devenait membre tout naturellement. Ces
+avantages n'étaient sans doute qu'auxiliaires; ils donnaient à un homme
+un certain degré d'influence, mais ils le laissaient achever le reste
+par ses propres qualités et sa capacité personnelle; néanmoins leur
+effet était très-réel, et ceux qui, sans les posséder, l'affrontaient et
+l'attaquaient dans l'assemblée publique, avaient à lutter contre de
+grands désavantages. Une personne d'une telle condition inférieure ou
+moyenne ne rencontrait ni présomption favorable ni indulgence de la part
+du public, qui la prissent à mi-chemin; et elle ne possédait pas non
+plus de relations établies pour encourager ses premiers succès, ou
+l'aider à sortir des premiers embarras. Elle en trouvait d'autres déjà
+en possession de l'ascendant, et bien disposés à abattre de nouveaux
+compétiteurs; de sorte qu'elle avait à faire son chemin sans aide, du
+premier pas jusqu'au dernier, par des qualités toutes personnelles, par
+une présence assidue aux assemblées, par la connaissance des affaires,
+par la puissance d'un langage frappant, et en même temps par une audace
+inébranlable, qui seule pouvait lui permettre de tenir tête à cette
+opposition et à cette inimitié qu'elle rencontrait de la part d'hommes
+politiques de haute naissance et de réunions de parti organisées,
+aussitôt qu'elle paraissait gagner de l'importance.
+
+La libre marche des affaires politiques et judiciaires produisit
+plusieurs hommes de cette sorte, pendant les années où commence la
+guerre du Péloponnèse et pendant celles qui la précèdent immédiatement.
+Même pendant que Périclès vivait encore, ils paraissent s'être élevés en
+plus ou moins grand nombre. Mais l'ascendant personnel de cet homme
+illustre, qui combinait une position aristocratique avec un fort et
+véritable sentiment démocratique, et une vaste intelligence qui se
+trouve rarement attachée à l'une ou à l'autre, donnait à la politique
+athénienne un caractère particulier. Le monde athénien se partageait en
+partisans et en adversaires de cet homme d'État, et dans le nombre il y
+avait des individus de haute et de basse naissance, bien que le parti
+aristocratique proprement appelé ainsi, la majorité des Athéniens
+opulents et de haute naissance, ou lui fût opposé, ou ne l'aimât pas.
+C'est environ deux années après sa mort que nous commençons à entendre
+parler d'une nouvelle classe d'hommes politiques: Eucrate, le cordier;
+Cléon, le corroyeur; Lysiclès, le marchand de moutons; Hyperbolos, le
+lampiste, dont les deux premiers doivent cependant avoir été déjà bien
+connus comme orateurs dans l'Assemblée, même du vivant de Périclès.
+Entre eux tous, le plus distingué était Cléon, fils de Cléænetos.
+
+Cléon acquit sa première importance parmi les orateurs opposés à
+Périclès, de sorte qu'il obtint ainsi, pendant sa première carrière
+politique, l'appui des nombreux et aristocratiques adversaires de ce
+personnage. Thucydide le représente en termes généraux comme l'homme du
+caractère et du tempérament le plus violents à Athènes, comme déloyal
+dans ses calomnies et virulent dans ses invectives et ses accusations.
+Aristophane, dans sa comédie des _Chevaliers_, reproduit ces traits avec
+d'autres nouveaux et distincts, aussi bien qu'avec des détails exagérés,
+comiques, satiriques et méprisants. Sa comédie dépeint Cléon au point de
+vue sous lequel le voyaient les Chevaliers d'Athènes: un apprêteur de
+cuir, sentant la tannerie; un braillard de basse naissance, terrifiant
+ses adversaires par la violence de ses accusations, l'élévation de sa
+voix, l'impudence de ses gestes, de plus comme vénal dans sa politique,
+menaçant d'accuser les gens et recevant ensuite de l'argent pour se
+désister, voleur du trésor public, persécutant le mérite aussi bien que
+le rang, et courtisant la faveur de l'assemblée par les cajoleries les
+plus basses et les plus coupables. Les attributs généraux présentés par
+Thucydide,--séparément d'Aristophane, qui ne fait pas profession
+d'écrire l'histoire,--peuvent être raisonnablement acceptés, l'invective
+puissante et violente, souvent déloyale de Cléon, en même temps que son
+assurance et son audace dans l'assemblée publique. Des hommes de la
+classe moyenne, tels que Cléon et Hyperbolos, qui parlaient sans cesse
+dans l'assemblée et tâchaient d'y prendre un rôle dominant, contre des
+personnes qui avaient de plus grandes prétentions de famille qu'eux,
+devaient être assurément des hommes d'une audace plus qu'ordinaire. Sans
+cette qualité, ils n'auraient jamais triomphé de l'opposition qui leur
+était faite. Il est assez probable qu'ils la possédaient à un degré
+choquant, et, même s'ils ne l'avaient pas eue, la même mesure
+d'arrogance que le rang et la position d'Alcibiade faisaient supporter
+en lui, eussent passé chez eux pour une impudence intolérable. Par
+malheur, nous n'avons pas d'exemples qui nous permettent d'apprécier
+l'invective de Cléon.
+
+Nous ne pouvons déterminer si elle était plus virulente que celle de
+Démosthènes et d'Eschine, soixante-dix ans plus tard, chacun de ces
+éminents orateurs imputant à l'autre l'impudence la plus éhontée, la
+calomnie, le parjure, la corruption, la haute voix et l'audace
+révoltante des manières, dans un langage que Cléon aurait difficilement
+surpassé par l'intensité de l'objurgation, bien que sans doute il restât
+infiniment au-dessous en perfection classique. Et nous ne pouvons même
+pas dire dans quelle mesure les dénonciations portées par Cléon contre
+Périclès, à la fin de sa carrière, étaient plus violentes que les
+mémorables invectives contre la vieillesse de sir Robert Walpole, par
+lesquelles s'ouvrit la carrière politique de lord Chatam. Le talent
+d'invectives que possédait Cléon, employé d'abord contre Périclès, était
+regardé comme une grande impudence par les partisans de cet illustre
+homme d'État, aussi bien que par les citoyens impartiaux et judicieux.
+Mais, parmi les nombreux ennemis de Périclès, il était applaudi comme
+une explosion d'indignation patriotique, et procurait à l'orateur cet
+appui étranger d'abord, qui le soutenait, jusqu'à ce qu'il acquît son
+empire personnel sur l'assemblée publique.
+
+Par quels degrés ou par quelles causes cet empire s'accrut-il peu à peu?
+c'est ce que nous ignorons... Il était arrivé à une sorte d'ascendant
+que décrit Thucydide en disant que Cléon était «à cette époque l'orateur
+de beaucoup le plus persuasif aux yeux du peuple.» Le fait de la grande
+puissance de parole de Cléon et de son talent à traiter les affaires
+publiques d'une manière populaire, est mieux attesté que toute autre
+chose relative à lui, en ce qu'il repose sur deux témoins qui lui sont
+hostiles: Thucydide et Aristophane.
+
+L'Assemblée et le Dikastèrion étaient le théâtre et le domaine de Cléon:
+car le peuple athénien, pris collectivement dans son lieu de réunion, et
+le peuple athénien, pris individuellement, n'était pas toujours la même
+personne et n'avait pas la même manière de juger: Démos siégeant dans la
+Pnyx était un homme différent de Démos au logis. La haute combinaison de
+qualités que possédait Périclès exerçait une influence et sur l'un et
+sur l'autre; mais Cléon dominait considérablement le premier, sans être
+en grande estime auprès du second... Comme les grands journaux dans les
+temps modernes, Cléon paraissait souvent guider le public, parce qu'il
+donnait une vive expression à ce que ce dernier sentait déjà, et le
+développait dans ses rapports et ses conséquences indirectes[254].»
+
+
+
+
+IV
+
+OISEAUX.
+
+
+COURS ET TRIBUNAUX.
+
+TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE (2e chambre).
+
+Présidence de M. Latour.
+
+_Le testament d'un ornithophile_.
+
+Me LÉON DUVAL, avocat de la demoiselle Élisabeth Perrot, expose les
+faits suivants:
+
+«Le commandeur de Gama Machado, gentilhomme de la chambre de S. M. le
+roi de Portugal et conseiller de l'ambassade portugaise, est mort à
+Paris, le 9 juin 1861, laissant une grande fortune. Il laissait aussi un
+testament enrichi de soixante-dix codicilles, des héritiers du sang, des
+légataires de toutes sortes, et parmi ceux-ci, la demoiselle Élisabeth
+Perrot, pour qui je parle, et à laquelle il a légué 30 000 fr. de rente
+viagère. Mlle Élisabeth est entrée au service du commandeur à l'âge de
+vingt ans; elle en a aujourd'hui soixante-six, et pendant ce demi-siècle
+elle a donné de tels soins à son maître, que les plus respectables amis
+du commandeur sont devenus les siens; que des personnages qui comptent
+aux premiers rangs de la noblesse portugaise sont entrés en
+correspondance avec elle, et qu'enfin M. Machado lui a légué une place à
+côté de lui dans sa sépulture.
+
+Malheureusement la santé de Mlle Élisabeth s'est détruite au service du
+commandeur, elle a aujourd'hui le privilége d'une maladie bien rare en
+Europe, l'éléphantiasis, des souffrances, des infirmités, une vieillesse
+qui tient à un fil. Parmi les devoirs qu'elle remplissait avec le plus
+intelligent dévouement, il faut mettre l'entretien d'une collection
+d'oiseaux des plus rares, une centaine d'oiseaux vivants, pris dans les
+ravins inconnus des Indes orientales, dans les roseaux du Gange, et les
+fourrés de l'Himalaya.
+
+Le commandeur avait étudié toute sa vie les oiseaux; il avait une pente
+et bientôt il eut une passion pour les volatiles. Il disait qu'ils
+échappaient au grand signe d'infériorité que Dieu a infligé aux autres
+animaux,
+
+ _Pronaque quum spectent animalia caetera terram_...
+
+les oiseaux, au contraire, ont le regard dans le bleu du ciel et vivent
+librement dans l'espace. Il aimait à observer les oiseaux-parleurs (il y
+en a qui imitent la voix humaine d'une façon humiliante pour nous), les
+oiseaux-tisserands, les oiseaux-maçons, les oiseaux-géographes, car il
+en est qui, dans les déserts de sable ou dans l'infini des mers,
+s'orientent avec une précision que la boussole ne nous permet pas au
+même degré.
+
+Il éprouvait un vrai bonheur à voir des chardonnerets puiser de l'eau
+avec la régularité d'une machine. Il cherchait surtout à constater avec
+certitude jusqu'à quel point il est vrai que:
+
+ _Brevior est hominum quam cornicum vita_.
+
+Et à cet effet il avait constaté par des procès-verbaux l'âge de divers
+oiseaux doués de longévité, en prenant des mesures pour les transmettre
+de mains en mains, de générations en générations, jusqu'à la fin de leur
+vie. Un merle bleu, légué par lui à M. Geoffroy Saint-Hilaire, avait
+déjà des miracles de vie bien prouvés.
+
+M. Machado aimait profondément la nature; il trouvait Descartes injuste
+envers les animaux. Il leur soupçonnait une âme, il attribuait même aux
+oiseaux la prééminence sur l'humanité. C'est lui qui a écrit, dans ses
+dispositions testamentaires, ce mot si convaincu: «On propagera ma
+doctrine et on l'enseignera, mais en ayant soin de retrancher ce qui
+pourrait froisser l'amour-propre des hommes.»
+
+Digne testament de celui qui ne voulut à son enterrement que son
+sansonnet, porté dans une cage par un valet de chambre!
+
+On raille ses vues sur la couleur, c'est qu'on ignore le triomphe qu'il
+eut sur ce point à la face du monde savant. Il avait dans ses volières
+des oiseaux qui, tenant de Dieu le génie de Jacquard, tissaient avant
+lui des pièces de soie... J'entends de petites pièces, assez grandes
+cependant pour qu'on en fût confondu. Il essaya hardiment sur ce point
+sa théorie des couleurs, il prit ses mesures pour se procurer d'autres
+oiseaux appartenant à d'autres espèces, mais offrant avec les oiseaux
+tisseurs identité de plumage et de nuances. Y chercha-t-il aussi des
+ressemblances d'organisation? C'est son secret. Ce qu'il y a de certain,
+c'est qu'on mit des flocons de soie à la portée des nouveaux venus et
+qu'ils se mirent à tisser. Ce fut son plus beau jour, sa joie, sa croix
+de Saint-Louis. Et comment douter de l'intelligence des animaux quand
+tant de peuplades nègres ne savent pas compter jusqu'à dix, tandis que
+les buffles de l'Egypte attelés à la meule et se sachant condamnés à
+poursuivre leur pénible traction jusqu'au centième tour, s'arrêtent
+d'eux-mêmes au centième!
+
+Le dernier trait de sagacité du commandeur fut d'inviter les corbeaux du
+Louvre à ses funérailles et de les y faire venir. Voici comment il s'y
+prit: Il demeurait quai Voltaire depuis plusieurs années; il faisait
+exposer sur son balcon, à trois heures précises, des assiettes, chargées
+de viandes en menus morceaux, et les corbeaux étaient exacts à la curée.
+Il lui suffit donc de prescrire à ses héritiers qu'on fît ses obsèques à
+trois heures; les corbeaux du Louvre n'y manquèrent pas, et même, s'il y
+voulait des êtres véritablement affligés, il y réussit à merveille, car
+le repas des corbeaux n'ayant pas été servi ce jour-là, il y eut un
+vacarme tout-à-fait de circonstance... _ovantes gutture corvi_. J'ai vu
+des hommes sérieux, des savants, qui croyaient en savoir sur les oiseaux
+à en remontrer, revenir de ces funérailles avec la stupeur d'un prodige
+inexpliqué.
+
+M. Machado a laissé un ouvrage magnifiquement édité sur les travaux qui
+ont rempli sa longue vie; il y expose ses idées sur les oiseaux et sur
+les grands problèmes de l'âme et de la physiologie. La _Revue
+d'Édimbourg_ le citait récemment avec respect pour sa théorie sur
+l'hérédité des caractères, particulièrement sur cette étrange hérédité
+du suicide dans certaines familles.
+
+C'était en présence de ses oiseaux, chef-d'œuvre d'une splendide nature,
+que le commandeur étudiait, observait, composait ses systèmes. Il était
+en rapport avec tous les savants de son temps, Russes, Anglais,
+Allemands. S. M. le roi de Portugal a bien voulu visiter ses volières,
+et les princes de la science y venaient aussi curieusement. Mais quels
+soins de tous les jours, quelle sollicitude il y fallait! Il y a là des
+oiseaux qui ne s'accommoderaient pas de notre température glacée; il est
+indispensable de leur ménager une chaleur graduée sur leur organisation,
+un air pur et vif leur est nécessaire; ils ne vivraient pas huit jours
+dans la rue du Bac. Mlle Élisabeth les connaît et ils la connaissent;
+ils s'aiment, ils se le disent et ils se le prouvent. Elle donne à
+chacun ce qui lui convient: l'air du pays natal autant qu'on puisse
+l'imiter, la vue des marronniers des Tuileries, à défaut des jungles de
+l'Inde,
+
+ ... _simulataque magnis Pergama!_
+
+Quand M. Machado a vu la mort de près, il s'est demandé à qui léguer ses
+chers oiseaux. Il n'y avait qu'un légataire possible, Mlle Élisabeth,
+qui est leur mère depuis si longtemps, qui sait seule la qualité, les
+secrets, les proportions de leur nourriture. Le commandeur les lui a
+légués.
+
+Mais ici une difficulté ardue a surgi.
+
+Les héritiers du sang sont en Portugal. Mme Valpole a un legs important,
+et elle est Anglaise. Qui sait si le testament ne sera pas attaqué? Les
+demandes en délivrance sont faites, mais il a fallu observer les délais
+de distance, qui sont considérables. En attendant, que faire des
+oiseaux? On a bien nommé M. Trépagne administrateur provisoire; mais, si
+ce notaire était obligé de gouverner et de nourrir les oiseaux, soit dit
+sans l'offenser, il serait bien embarrassé. Dans cette perplexité, ne
+voulant pas délivrer à Mlle Élisabeth les créatures ailées qui lui ont
+été léguées, de peur d'engager sa responsabilité par l'exécution du
+testament; ne pouvant non plus s'en rapporter à personne du soin de
+nourrir ces petites bêtes, vu la difficulté de la tâche, M. Trépagne a
+mis les volières en séquestre et en a confié la garde à Mlle Élisabeth.
+Mais alors elle ne possède pas, _animo domini_; les oiseaux ne sont que
+ses locataires, il faut payer leur entretien et leur nourriture. Là se
+placent des détails nécessaires. Il ne s'agit pas ici de vulgaires
+canaris qui vivent de colifichets, il y va d'oiseaux pour qui la
+Providence fait mûrir l'ananas, le limon, la grenade, les fruits qui ne
+donnent leur maturité qu'au soleil de l'Orient. Il y a tel de ces
+pensionnaires à qui il faut du chasselas toute l'année, tel qui requiert
+une nourriture animale, des vers enfarinés de safran et des insectes
+tout vifs; tel qui se nourrit de baba et d'œufs sucrés, tel qui a
+contracté l'habitude du pain Cressini, et tel, des dragées. Il faut être
+matinal: car qui l'est plus que les oiseaux? Il faut verser abondamment
+l'eau fraîche dans les baignoires: car le bain n'est pas seulement un
+plaisir, pour certains oiseaux raisonneurs c'est une médication, et ils
+se l'administrent toujours avec une attention judicieuse. C'est surtout
+à l'époque de l'émigration que leur naturel contenu produit en eux des
+crises fatales: il y en a qui se saignent eux-mêmes comme ferait
+Nélaton, et tout aussi adroitement il y en a qui domptent le mal:
+
+ ... _studio gestire lavandi_.
+
+L'instinct médical des oiseaux a de quoi nous faire honte. Voyez chez
+nous les vieillards et même beaucoup d'adultes; ils attendent les
+rigueurs de l'hiver occidental, ils les subissent en fatalistes, et ils
+meurent presque tous d'un rhume. Si nous avions le bon sens des
+hirondelles, nous chercherions comme elles des climats plus propices:
+
+ ... _melioraque sidera cœli_,
+
+et la durée de la vie humaine en serait doublée. Mais c'est encore Mlle
+Élisabeth qui est la meilleure infirmière de ses oiseaux; je vais plus
+loin, elle connaît leur caractère, et eux le sien; elle sait les amitiés
+qui se sont formées dans le logis, et le voisinage qu'il faut à chacun,
+sous peine de mort; oui, sous peine de mort, car qui ne sait que
+l'oiseau est trop frêle pour le chagrin, et que les amants ne survivent
+jamais à leurs maîtresses?
+
+Je demande donc que le tribunal accorde une large et généreuse provision
+à Mlle Élisabeth: il faut conserver ces oiseaux à la science, ils
+portent presque tous un problème.»
+
+Me NICOLET, pour M. Trépagne, administrateur des biens dépendant de la
+succession de M. le commandeur de Gama Machado, a répondu:
+
+«L'inventaire auquel il a été procédé après le décès de M. le commandeur
+de Gama Machado a été clos le 25 octobre 1861. Mlle Élisabeth Perrot ne
+doit en conséquence s'en prendre qu'à elle-même si elle a attendu
+jusqu'au 18 janvier pour former sa demande en délivrance de legs.
+
+Son legs a d'ailleurs été contesté dans l'inventaire. L'administrateur a
+remis à Mlle Élisabeth Perrot 600 fr. le 27 juillet; 1000 fr. le 26
+novembre; il ne peut faire davantage.
+
+Il faut un peu rabattre du merveilleux récit qu'on vient de faire, et de
+ces oiseaux qui auraient été, au dire de l'adversaire, en quelque sorte
+l'unique préoccupation de M. le commandeur Machado. Il semble qu'il
+faille un lieu choisi pour abriter la volière de M. Machado. Vous le
+représentez installant sur le quai Voltaire ses oiseaux bien-aimés afin
+de retracer à deux pas du jardin des Tuileries, à leurs intelligences
+naïves, quelques images des forêts vierges du nouveau monde. Le quai
+Voltaire n'est pourtant rien moins, ce me semble, que l'endroit le plus
+triste et le plus glacial de tout Paris. Le commandeur avait là, comme
+il eût pu l'avoir ailleurs, sa chambre, sa volière, ses oiseaux.
+Aujourd'hui, Mlle Élisabeth Perrot a tout cela aux Ternes, où elle
+habite. Les oiseaux causeurs, les oiseaux chanteurs y font vacarme, mais
+les voisins les supportent et le propriétaire ne se plaint pas.
+
+C'est pour cela qu'on demande 1500 fr. par mois? Sans doute, Mlle
+Élisabeth est séquestrée pour les soins journaliers, et l'administrateur
+ne le conteste pas. Mais calculons, évaluons, comptons ce qu'il faut
+pour l'entretien des oiseaux, faisons l'état du foin que peut manger une
+poule en un jour.
+
+À combien se montera cette dépense? voulez-vous 2 fr., 2 fr. 50 c.,
+voulez-vous 3 fr.? C'est accordé. Mais voici Mlle Perrot qui se pose en
+artiste, en professeur, il faut payer ses talents. Voulez-vous 100 fr.,
+150 fr. par mois? C'est trop, c'est insensé; c'est sacrifier à la folie
+du défunt; nous le voulons pourtant. Mais demander 4000 fr., 5000 fr.,
+10 000 fr. de provision et 1500 fr. par mois de pension alimentaire pour
+toute la famille, en vérité cela est déraisonnable. Le chiffre que nous
+offrons, le chiffre que l'administrateur ne peut dépasser sans excéder
+ses pouvoirs, est bien suffisant, et nous ne doutons pas que le tribunal
+ne le déclare tel.»
+
+Le tribunal, après avoir entendu M. le substitut LAPLAGNE-BARRIS en ses
+conclusions, condamne M. Trépagne, en sa qualité d'administrateur, à
+payer à la demoiselle Élisabeth Perrot une provision de 3000 fr. et une
+pension de 500 fr. par mois pour faire face à la mission qui lui a été
+confiée par le testament.
+
+
+
+
+V
+
+OISEAUX.
+
+
+Charles Fourier sur _l'Analogie_:
+
+«Les tableaux de nos passions deviennent très-gracieux lorsqu'on les
+étudie en détails comparatifs, comme serait une échelle des degrés de
+sottise, de bel esprit et de bon esprit, représentés par les coiffures
+d'oiseaux: leurs huppes, crêtes, appendices, aigrettes, colliers,
+excroissances et ornements de tête. L'oiseau étant l'être qui s'élève
+au-dessus des autres, c'est sur sa tête que la nature a placé les
+portraits des sortes d'esprits dont les têtes humaines sont meublées:
+aigle vautour, paon, dronte, perroquet, faisan, coq, pigeon, cygne,
+canard, oie, dinde, pintade, serin, chardonneret, etc., sont, quant à
+l'extérieur des têtes, le portrait de l'intérieur des nôtres. L'analyse
+comparative de leurs coiffures fournit une galerie amusante, un tableau
+des divers genres d'esprit ou de sottise, dévolus à chacun des
+personnages dont ces oiseaux sont l'emblème.
+
+L'aigle, image des rois, n'a qu'une huppe chétive et fuyante en signe de
+la crainte qui agite l'esprit des monarques, obligés de s'entourer de
+gardes et d'entourer leurs sujets d'espions pour échapper aux complots.
+Le faisan peint le mari jaloux, tout préoccupé des risques d'infidélité,
+et pour s'en garantir épuisant les ressorts de son esprit. Aussi
+voit-on, du cerveau d'un faisan, jaillir en tout sens des plumes
+fuyantes (le genre fuyant est symbole de crainte). On voit une direction
+contraire dans la huppe du pigeon, relevée audacieusement, peignant
+l'amant sûr d'être aimé, et dont l'esprit est libre d'inquiétude, fier
+du succès. Parmi les coiffures d'oiseau, la plus digne d'étude est celle
+du coq, emblème de l'homme du grand monde, de l'homme à bonnes fortunes;
+mais, comme les analogies ne sont intéressantes que par l'opposition des
+contrastes, il faut, à côté du coq, décrire son moule opposé, le canard,
+emblème du mari ensorcelé qui ne voit que par les yeux de sa femme. La
+nature en affligeant le canard mâle d'une extinction de voix, représente
+ces maris dociles qui n'ont pas le droit de répliquer quand leur femme a
+parlé. Aussi le canard, lorsqu'il veut courtiser sa criarde femelle, se
+présente-t-il humblement, faisant des inflexions de tête et de genoux,
+comme un mari soumis, mais heureux, bercé d'illusions; en signe de quoi
+la tête du canard baigne dans le vert chatoyant, couleur de l'illusion.
+
+Le coq dépeint le caractère opposé, l'homme courtois, qui, sans
+maîtriser les femmes, sait tenir son rang avec elles; c'est l'homme de
+bon esprit; aussi la nature fait-elle jaillir de son cerveau la plus
+belle et la plus précieuse des coiffures, une crête de chair belle et
+bonne; autant que celle du dronte est déplaisante et inutile, comme le
+sot orgueilleux qu'elle représente.
+
+Mais laissons ce joli sujet qui nous conduirait trop loin.»
+
+
+
+
+VI
+
+
+Je mets ici, pour finir, l'article suivant, qui complétera certains
+points généraux, notamment dans l'analyse de la comédie des
+_Grenouilles_. Je l'avais publié il y a vingt ans, 1er juin 1847, dans
+la _Revue des Deux-Mondes_.
+
+
+
+
+LES DERNIERS JOURS DU THÉATRE GREC.
+
+
+
+
+I
+
+
+Trois noms représentent la tragédie grecque, Eschyle, Sophocle,
+Euripide; trois noms en marquent les commencements, Thespis, Phrynichos,
+Chœrilos; trois noms en marquent le déclin, Agathon, Ion, Achæos. Ainsi
+l'atteste le _Canon alexandrin_; c'est-à-dire la liste officielle et
+classique des écrivains les plus considérables, qui fut dressée par les
+grammairiens d'Alexandrie et close par le fameux Aristarque. Mais, outre
+ces noms principaux, l'histoire nous a transmis ceux d'un grand nombre
+d'autres poëtes: une quinzaine avant Thespis; une centaine après Achæos;
+d'autres, contemporains des trois grands maîtres. Combien d'œuvres se
+produisirent, admirables ou curieuses! Et presque toutes ont péri! Même
+de celles des trois grands poètes, une bien faible partie seulement nous
+est parvenue. D'Eschyle, les critiques anciens reconnaissaient
+soixante-quinze ouvrages authentiques: il en reste sept et des
+fragments;--de Sophocle, soixante-dix: il en reste sept et des
+fragments;--d'Euripide, soixante-quinze: il en reste dix-neuf et des
+fragments. De tous les autres poëtes, pas une seule œuvre n'a survécu.
+Un assez grand nombre de fragments très-courts, tels sont les seuls
+monuments que nous possédions des derniers temps de cette tragédie.--On
+y peut joindre une sorte de drame chrétien de plus de deux mille six
+cents vers, composé avec des centons d'Euripide, ayant pour titre _la
+Passion du Christ_, et trois autres morceaux dramatiques d'un genre
+analogue, mais moins étendus[255]. Quelle perte que celle de tant de
+pièces, dans lesquelles on aurait pu suivre la décadence de cette grande
+tragédie! Dans l'espace d'un siècle à peine, le cinquième avant notre
+ère, elle naît, grandit, atteint la perfection, et décline; bientôt elle
+est à l'agonie, mais cette agonie dure plusieurs siècles. Et que
+d'aperçus nouveaux sur les chefs-d'œuvre mêmes l'étude de ces œuvres
+inférieures eût pu présenter! car c'est surtout à travers sa décadence
+qu'il faut regarder une littérature pour la bien voir. Chez nous, par
+exemple, apercevrait-on aussi clairement combien le système tragique du
+dix-septième siècle est artificiel et abstrait, s'il fallait le juger
+uniquement d'après les œuvres des deux grands poëtes dont le génie a su
+l'animer? Non: pour l'apprécier à sa juste valeur, c'est dans les
+tragédies du siècle suivant qu'il faut l'étudier, dans Campistron, dans
+Châteaubrun, dans La Harpe, dans Voltaire même: alors, il est jugé. Quel
+regret de ne pouvoir contrôler de la même manière le système tragique
+des Grecs! Combien ces dernières œuvres nous eussent-elles peut-être
+offert d'analogies inattendues avec le théâtre moderne! Qui sait enfin
+combien d'horizons imprévus, au-delà de l'horizon déjà si nouveau
+d'Euripide! Interrogeons du moins les fragments qui nous restent;
+cherchons à préciser comment se fit cette décadence, dont les ruines
+seules sont sous nos yeux.
+
+Dès que les trois grands poëtes, Eschyle, Sophocle, Euripide, sont
+morts, la tragédie elle-même commence de mourir. Dans l'année même, on
+la juge et on règle ses comptes: Phrynichos d'abord[256], dans sa
+comédie des _Muses_, fait comparaître Euripide et Sophocle à leur
+tribunal; Aristophane ensuite, dans sa comédie des _Grenouilles_,
+instruit le procès d'Eschyle et d'Euripide. La première de ces deux
+pièces est perdue; mais nous possédons la seconde. Le poëte comique y
+fait voir comment, selon lui, la tragédie grecque, dès Euripide, avait
+déjà décliné, en un certain sens.
+
+Quand Euripide fut mort après Eschyle, et que Sophocle les eut suivis
+tous les deux, elle descendit rapidement sur cette pente où il l'avait
+placée. Agathon, son ami et son imitateur, exagéra encore, en les
+copiant, des défauts qui réussissaient, et sut partager avec lui les
+bonnes grâces du roi Archélaos et la faveur de tous les Grecs. Plus
+rapidement encore qu'Euripide, il achemina la tragédie vers la comédie
+nouvelle. Par là il plaisait à ses contemporains, et il avait pour amis
+les plus aimables. C'est chez Agathon, après sa première victoire
+dramatique, que Platon a placé la scène de son _Banquet_, où les
+convives sont, entre autres, Socrate et Aristophane, auxquels vient se
+joindre Alcibiade. Nous avons d'Agathon une vingtaine de fragments, dont
+le plus long, qui a six vers, donne une idée des tristes jeux d'esprit
+que ne dédaignait pas dès-lors la tragédie. Un berger qui ne sait pas
+lire, mais qui rapporte ce qu'il a vu, y décrit lettre par lettre le nom
+de Thésée: «Parmi ces caractères, on voyait d'abord
+un rond avec un point au milieu; puis deux lignes debout, jointes
+ensemble (par une autre); la troisième figure ressemblait à un arc de
+Scythie; puis c'était un trident couché; ensuite deux lignes se
+réunissant au sommet d'une troisième, et la troisième figure se
+retrouvait à la fin encore.» Croirait-on qu'Euripide avait donné le
+modèle de ce singulier détail littéraire, et que Théodecte le renouvela
+après Agathon?
+
+D'abord le fonds de la tragédie était épuisé. Elle était née du
+croisement de la poésie chorique avec la poésie épique dans les chants
+des fêtes de Bacchus. Or, la partie chorique était tombée bientôt, en
+même temps que l'esprit religieux, qui d'abord l'avait animée. Le chœur,
+qui a le rôle principal dans Eschyle, n'a plus que le second dans
+Sophocle; dans Euripide, il ne tient plus guère à l'action; dans
+Agathon, il acheva de s'en détacher. Plus tard, on en vint jusqu'à
+supprimer quelquefois les chœurs des tragédies qu'on représentait. La
+partie épique, au contraire, s'était développée, et l'action, d'abord
+admise comme par grâce, avait fini par être toute la tragédie; mais ces
+légendes, homériques ou hésiodiques, qui la défrayaient, s'épuisèrent
+enfin. Ces familles tragiques des Pélopides et des Labdacides avaient
+fourni tout ce qu'elles pouvaient fournir de meurtres, d'incestes,
+d'adultères et d'horreurs de toute sorte: il n'y avait plus à en
+espérer, à moins de fausser les traditions. Ainsi, par ses deux
+éléments, épique et chorique, la tragédie dépérissait; elle avait fait
+son temps. «Cette mythologie, sur laquelle elle vivait depuis plus d'un
+siècle, avait été enfin épuisée par tant d'écrivains empressés de
+reproduire incessamment les mêmes sujets dans des drames qui se
+comptaient par centaines; en outre, une infatigable parodie tendait,
+depuis bien des années, à la chasser du théâtre, comme une audacieuse
+philosophie à l'exiler du monde réel. L'histoire, à laquelle la tragédie
+avait, par exception, touché deux ou trois fois, eût pu renouveler
+heureusement les tableaux de la scène; mais Athènes, abaissée plus
+encore par elle-même que par sa fortune, ne suffisait plus à une tâche
+trop forte pour son patriotisme expirant, et que lui eussent d'ailleurs
+prudemment interdite les ombrages de tant de tyrannies diverses,
+aristocratiques et démocratiques, lacédémoniennes et macédoniennes, qui
+se la disputaient[257].»
+
+Fallait-il donc recourir à la fantaisie, imaginer soit des héros
+nouveaux, soit des aventures nouvelles? Euripide, dans quelques-unes de
+ses pièces, l'avait essayé: il avait modifié plusieurs légendes pour les
+rajeunir et pour en tirer des effets inconnus. Il avait préludé au genre
+romanesque, qui cependant n'était pas né encore. Agathon exploita cette
+veine nouvelle, et, par exemple, dans sa pièce intitulée _la Fleur_, les
+personnages, les noms, les choses, il inventa tout. Il suppléa par la
+variété des mœurs à celle des passions, et à l'intérêt par la curiosité.
+Dès lors, ce fut la fantaisie qui devint la muse du théâtre. Aristote
+lui-même, loin de condamner ce procédé nouveau, l'approuva; mais ce
+n'est pas sans danger qu'on est réduit à repousser du pied le sol ferme
+et sûr de la tradition ou de l'histoire pour s'élancer d'une aile
+aventureuse dans les espaces de l'invention pure: entreprise icarienne,
+vol périlleux, entre les feux brûlants du soleil et les vapeurs humides
+de la mer. Comparez Shakespeare, soutenu par la tradition et par la
+légende populaire, créant _Othello_, et Voltaire, sans la tradition,
+tirant de son cerveau _Zaïre_: même sujet, et pourtant, d'un côté,
+quelle œuvre vivante et profonde, de l'autre, quelle œuvre artificielle
+et légère! Outre la différence de génie, c'est que l'un s'appuie sur la
+tradition, qui n'est autre que le fonds de la nature humaine elle-même,
+qu'il s'y établit puissamment, et qu'il y jette les fondements d'une
+œuvre éternelle; l'autre imagine au gré de son caprice, et improvise en
+vingt jours une œuvre de fantaisie. Or, plus il y a de fantaisie, soit
+dans la composition, soit dans les détails d'une œuvre tragique, moins
+elle est durable, parce que la fantaisie, de sa nature, est arbitraire,
+et que l'arbitraire est passager. C'est le lieu commun qui dure et qui
+est éternel. La fantaisie, comme la plaisanterie, est locale et
+contemporaine. Quand les esprits blasés n'admettent plus autre chose,
+les poëtes sont bien forcés d'y recourir; alors la tragédie est perdue.
+La fantaisie, comme son nom l'exprime, c'est ce qui paraît et disparaît.
+Le lieu commun, donné par la tradition ou par l'histoire, c'est ce qui
+est et ce qui reste; c'est le fonds humain, qui toujours subsiste, dans
+tous les pays et dans tous les temps.--Par conséquent, la fantaisie, à
+vrai dire, ne pouvait non plus renouveler la tragédie grecque.
+
+Ainsi donc le fonds manquait;--mais surtout le génie. Quatre-vingt-douze
+petits auteurs tragiques que l'on compte font-ils la monnaie d'un bon
+poëte?
+
+En effet, aux trois grands tragiques succédaient leurs familles et leurs
+écoles. L'existence de ces sortes d'écoles est un fait considérable qui
+domine toute la littérature grecque. Tout grand poëte naissait d'une
+école, ou une école naissait de lui; d'une façon ou d'une autre, il en
+était le couronnement ou le chef, et c'était de son nom qu'elle tirait
+le sien. Telle la caste des prêtres-poëtes, qu'on appela l'école
+orphique; telle la famille de chanteurs qu'on appela les homérides;
+telle l'école hésiodique; telles les écoles des lyriques; telles enfin
+les familles tragiques d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, et de
+plusieurs autres encore. Ces écoles étaient fécondes ou funestes. D'une
+part, cette initiation vivante, cette foi commune, cette adoration et
+cette poursuite du même idéal multipliaient les forces de chacun par
+celles de tous[258]. De là, quelle sûreté et quelle richesse dans les
+procédés et dans les vues, surtout quelle assurance dans l'inspiration!
+Avec l'autorité pour point d'appui, la liberté du génie s'élançait
+toute-puissante et intrépide; on pouvait tout, parce que l'on croyait
+tout pouvoir. Sans cette assurance, sans cette foi, point
+d'enthousiasme, point de poésie naturelle et vraie. Aujourd'hui le poëte
+isolé se défie, son inspiration est pleine d'inquiétude, sa force est
+distraite; il cherche sa voie, et, lorsqu'il la trouve, au milieu du
+premier essor, il s'arrête, il songe à ce que dira la critique. Il
+hésite, le moment de foi est passé; il faut attendre que le génie
+revienne, et l'esprit souffle quand il veut. Heureux ces poëtes qui ne
+doutaient pas, qui s'excitaient les uns les autres, qui
+s'enhardissaient, qui s'élevaient! Tous ces génies divers poussaient
+ensemble; c'était une seule moisson, semée en même temps, germant du
+même sol, dorée par le même soleil, abreuvée des mêmes rosées! Dans
+cette atmosphère favorable, qui donc n'eût pas été poëte? ou qui n'eût
+été philosophe dans les jardins d'Académos?--Cependant, d'un autre côté,
+ces écoles ne donnaient pas l'inspiration, elles la favorisaient
+seulement; elles développaient le métier autant que l'art. Fécondes tant
+qu'il y eut du génie, dès que le génie manqua elles devinrent funestes.
+En effet, quelle source d'œuvres communes! quel foyer de médiocrités!
+L'imitation morte succède à l'initiation vivante. Soulevés par les
+procédés qu'on leur prête, mille esprits impuissants croyent tout
+pouvoir. Sans s'avouer que l'inspiration personnelle leur manque, ils
+essayent de se faire, si l'on peut parler ainsi, une sorte d'inspiration
+extérieure; ils la demandent aux œuvres des maîtres; ils copient ces
+œuvres, ils les retournent, ils les manient et les remanient; espérant
+peut-être vaguement que l'originalité se communique par le contact.
+Aussi ne composent-ils eux-mêmes que des œuvres ou plutôt des produits
+inanimés, uniformes et monotones, que des pastiches brillants çà et là,
+mais par reflet. Alors, chose déplorable, il y a des milliers de
+littérateurs et pas un poëte. Alors, chose périlleuse même et
+dissolvante, il y a des milliers de formes au service de pas une
+idée.--Mais les écoles tragiques surtout furent plus funestes que
+fécondes, car non-seulement elles ne créèrent point, mais elles
+détruisirent, et voici comment.
+
+Une tragédie, dans le principe, était destinée à n'être jouée qu'une
+fois, à l'une des fêtes de Bacchus. Les représentations dramatiques
+n'avaient lieu qu'à ces fêtes. Quelquefois seulement la pièce était
+reprise, quand elle avait été bien accueillie. Dans l'intervalle d'une
+représentation à l'autre, elle était retouchée ou remaniée. Ainsi le
+furent _la Médée_ d'Euripide, _les Nuées_ et le _Plutus_ d'Aristophane,
+etc. Il arrivait très-rarement qu'on reprît la pièce sans y rien
+changer; c'était la marque d'un succès complet: ce fut le cas des
+_Grenouilles_. Si le poëte était absent ou mort, ses collaborateurs ou
+ses élèves, ses parents ou ses amis, sa famille ou son école, se
+chargeaient de la _diascève_, c'est-à-dire du remaniement. Que
+d'altérations arbitraires, surtout pour accommoder l'ouvrage aux
+nouvelles circonstances politiques, pour en refaire une œuvre actuelle,
+une réalité, ce que devait toujours être chacune de ces pièces avant
+d'être une œuvre d'art! En outre, la famille ou l'école héritait des
+pièces inédites du poëte, et ce n'était pas sans y avoir mis la main
+qu'elle les faisait représenter. Euphorion, fils d'Eschyle, remporta
+quatre fois le prix en faisant jouer des pièces que son père n'avait pas
+encore données, et il est probable que Philoclès, neveu du même Eschyle,
+avait présenté au concours quelque ouvrage posthume de son oncle,
+lorsqu'il remporta la victoire sur l'_Œdipe roi_ de Sophocle. Eschyle,
+pendant sa retraite en Sicile, écrivit sans doute un certain nombre de
+pièces qui ne furent représentées qu'après sa mort, et sous d'autres
+noms que le sien. Il est attesté que le fils de Sophocle, Iophon, donna
+sous son nom plusieurs ouvrages de son père, et Euripide laissa trois
+fils qui firent de même. Ce fut peut-être un de ces fils, ou plutôt son
+neveu, nommé comme lui Euripide, qui fit représenter après sa mort
+_Iphigénie à Aulis_, _Alcméon_ et _les Bacchantes_, et qui, par ces
+trois pièces, remporta le prix. C'était donc vraiment un droit
+d'héritage reconnu. On en usa et abusa.
+
+Ce ne furent pas seulement les parents et les amis qui s'approprièrent
+les œuvres des trois grands tragiques. Néophron de Sicyone, sous
+Alexandre le Grand, interpola d'un bout à l'autre la _Médée_ d'Euripide,
+et la publia comme une tragédie nouvelle de sa façon. Heureusement c'est
+bien la seconde édition d'Euripide, et non pas celle de Néophron, qui
+nous est parvenue. Ce Néophron avait, dit-on, composé cent vingt
+tragédies. Avant l'imprimerie, ces fraudes étaient faciles; elles
+étaient d'ailleurs autorisées. Ce qui était d'abord droit d'héritage fut
+bientôt regardé comme droit commun. La propriété des ouvrages de
+l'esprit était inconnue alors. Toutes ces admirables tragédies, dont
+chacune est pour nous un monument sacré, étaient à la merci de tous les
+petits poëtes à qui il pouvait prendre fantaisie d'en faire usage. Une
+fois données au public, elles n'appartenaient plus à personne, mais à
+tout le monde. Il y eut, quoiqu'à un moindre degré, quelque chose de
+semblable chez les modernes, jusqu'à Molière. Chez les Grecs, la poésie
+ni les œuvres poétiques n'étaient chose individuelle, comme chez nous,
+mais chose commune à tous, comme le soleil et comme l'air. Ainsi le
+premier venu put corrompre impunément ces chefs-d'œuvre, qui étaient
+propriété publique; c'était une sorte de communisme littéraire: au point
+que les poëmes homériques, transmis pendant environ quatre cents ans par
+la mémoire et la parole seules, puis rédigés d'abord partiellement,
+réunis ensuite en un corps, revus, refondus, recensés, interpolés de
+mille manières, n'ont peut-être pas été plus corrompus que les ouvrages
+des tragiques. Ce n'était pas le style seul qui se trouvait remanié,
+mais la fable elle-même. On bouleversait tout.
+
+Que voulait-on en effet? Faire des pièces nouvelles avec les anciennes;
+car, par un phénomène curieux, mais naturel, la production diminuant et
+la curiosité croissant toujours, on remettait à neuf les vieux
+chefs-d'œuvre. On y mêlait parfois un appareil pompeux et une mise en
+scène éclatante, qui les relevait ou les effaçait, mais qui les
+renouvelait et les faisait accepter. C'était surtout Euripide et
+Sophocle que l'on accommodait ainsi. Quant à Eschyle, l'entreprise était
+moins facile: comment démolir ces grands blocs pélasgiques pour en faire
+des constructions modernes? et l'on y touchait beaucoup moins. Aussi
+bien les deux autres plaisaient davantage. Euripide surtout était adoré:
+Aristophane déjà s'était moqué de cette passion excessive.
+
+Philémon, poëte comique, se serait pendu s'il eût été certain de revoir
+Euripide.
+
+Il va sans dire qu'outre les chefs-d'œuvre remaniés on faisait paraître
+des tragédies nouvelles, mais comment nouvelles? La plupart étaient
+composées de lambeaux pillés çà et là; c'étaient des bigarrures ou des
+redites. Voici donc quelles étaient les deux opérations inverses, mais
+analogues, de ces _rapiéceurs_[259]: ou bien ils cousaient des vers de
+leur façon dans les tragédies des grands maîtres, ou bien ils inséraient
+des morceaux des grands maîtres dans de mauvaises pièces de leur façon;
+la falsification ou le plagiat, l'interpolation ou le centon, procédés
+analogues, également misérables, ou plutôt pitoyables manipulations.
+Toutefois il y eut encore, çà et là, jusqu'à l'époque d'Aristote,
+quelques poëtes qui n'étaient point méprisables, puisqu'il a daigné les
+citer: c'étaient, par exemple, Chærémon, les deux Astydamas, descendants
+d'Eschyle, les deux Carkinos, qui eurent leur école à part, Théodecte,
+Dicæogène, et deux Sophocle, outre le grand. Les fragments de ces poëtes
+sont très-courts et n'ont pas beaucoup de valeur. Il y en a une
+cinquantaine de Chærémon: il paraît qu'il excellait dans les
+descriptions, ce qui n'est pas directement tragique, et on peut ajouter,
+d'après quelques-uns des traits qui sont sous nos yeux, que ces
+descriptions n'étaient pas exemptes d'affectation ni de mignardise. Il y
+a onze fragments du second Carkinos, huit sous le nom des Astydamas,
+dix-neuf de Théodecte, presque rien de Dicæogène, rien des deux
+Sophocle. D'un certain Moschion, qu'il faut nommer aussi, on a
+vingt-trois fragments, dont un d'une trentaine de vers sur ce thème
+éternel, la vie sauvage et la naissance des sociétés. Au reste, il est
+étonnant à quel point les fragments si peu nombreux de tous ces poëtes
+se répètent les uns les autres; à chaque pas, on rencontre les mêmes
+pensées et quelquefois les mêmes expressions à peine retournées. Cela
+confirme ce qu'on sait d'ailleurs sur les procédés employés dans ces
+écoles grecques, par suite de cette sorte de communisme dont nous
+parlions: c'est que, par exemple dans l'école des homérides et dans
+celle des tragiques, il y avait une collection de lieux communs tout
+faits, de maximes et d'antithèses, de vers et de morceaux qu'on se
+transmettait; c'était comme un répertoire où chacun puisait à son gré,
+ou bien, qu'on nous pardonne la comparaison, une espèce de trésor
+poétique, à peu près comme ceux que l'on fait aujourd'hui pour les
+écoliers sous forme de dictionnaires, si ce n'est que ceux-là n'étaient
+pas écrits, mais se transmettaient de vive voix, et qu'ils étaient aussi
+à l'usage des maîtres. C'était dans la mémoire qu'on gardait tout cela:
+on sait que la mémoire alors était plus vive qu'aujourd'hui, parce
+qu'elle était plus exercée. Si les bons poëtes eux-mêmes ne se faisaient
+pas faute de puiser dans ce fonds commun qu'ils enrichissaient en
+retour, à plus forte raison les poëtes inférieurs et les _diascevastes_,
+soit épiques, soit dramatiques, y prenaient-ils à pleines mains de quoi
+replâtrer leurs reconstructions. C'étaient des matériaux tout prêts, et
+une sorte de ciment poétique, propre à rajuster tout. Et cela explique
+très-bien comment, même chez les bons poëtes grecs, le style ne tient
+pas toujours à la pensée. Le style existe jusqu'à un certain point en
+dehors d'elle et en lui-même. Il y a un certain nombre de belles
+draperies qui peuvent s'attacher ici ou là sur telle ou telle idée. Pour
+l'esprit grec, artiste et rhéteur, amoureux des finesses jusqu'à la
+rouerie, subtil jusqu'à la malhonnêteté, la forme importe presque plus
+que le fond; un beau détail, une expression brillante, un heureux tour,
+une formule bien aiguisée, ont leur prix en eux-mêmes, indépendamment de
+la pensée. Aussi voit-on que le même moule, sert à vingt idées
+différentes, que la même antithèse reparaît cent fois, les deux termes
+diversement balancés montant ou descendant tour à tour, selon
+l'argument: procédé littéraire que nous constatons sans le trouver
+légitime, et qui ne satisferait pas des esprits moins artistes et plus
+consciencieux.--D'ailleurs, à ne considérer même que l'art littéraire,
+où cette voie les conduisait-elle? Précisément à ces misères auxquelles
+nous les voyons réduits: à l'interpolation en règle et au centon
+systématique, dont _la Passion du Christ_ va tout à l'heure nous
+présenter le dernier excès.
+
+ * * * * *
+
+Mais, si le talent poétique s'affaiblissait, le goût des représentations
+dramatiques croissait toujours; et ce n'était plus seulement à Athènes
+qu'on se passionnait pour les tragédies, des théâtres s'élevaient
+partout. En 420, on en bâtit un grand nombre dans le Péloponnèse.
+Polyclète, architecte, sculpteur et peintre, construisit celui
+d'Épidaure; Épaminondas, celui de Mégalopolis. Celui des Tégéates,
+restauré par le roi Antiochos, était tout en marbre. Chaque ville
+importante avait le sien. Nous ne parlons pas de la Sicile et du théâtre
+de Syracuse, pour lequel Denys lui-même composait ces pièces qui
+faisaient conduire aux carrières le railleur Philoxène: Denys pourtant
+écrivait sur les tablettes d'Eschyle, qu'il avait achetées, à grand prix
+dans l'espoir qu'elles l'inspireraient. Les Béotiens eux-mêmes eurent
+leurs jeux scéniques, comme le prouve une inscription rapportée par
+Bœckh; les Thessaliens pareillement, puisque Alexandre, tyran de Phères,
+le plus cruel des hommes, fondait en larmes lorsqu'il voyait Jouer
+_Mérope_ par le fameux Théodore. On sait ce que raconte plaisamment
+Lucien de l'enthousiasme des Abdéritains pour Euripide: sous le règne de
+Lysimaque, s'il faut l'en croire, ils furent atteints d'une singulière
+épidémie; un comédien célèbre leur avait joué l'Andromède, et voilà
+qu'ils couraient tous par les rues, maigres et pâles, et déclamant comme
+lui:
+
+«O amour! ô tyran des hommes et des dieux!»
+
+Les rois macédoniens poussèrent jusqu'à la passion le goût de la
+tragédie: Euripide et Agathon avaient passé leurs dernières années à la
+cour d'Archélaos. Philippe, son successeur, ne fêta pas moins les
+poëtes, et traita les acteurs avec beaucoup de munificence et de bonté;
+on le voyait souvent au théâtre, et c'est même dans un théâtre qu'il fut
+tué. Alexandre, non content de traiter magnifiquement les comédiens, eut
+toujours auprès de lui deux poëtes, c'étaient Néophron et Antiphane, et
+il déclamait lui-même souvent de longs morceaux de tragédies qu'il
+savait par cœur. Une troupe dramatique suivait son camp dans toutes ses
+conquêtes, c'était peut-être un moyen de civilisation en même temps que
+de divertissement. Nous voyons que Bonaparte en usait de même. Dans une
+note autographe datée d'Égypte, outre des fournitures d'artillerie, il
+demande: «1° une troupe de comédiens; 2° une troupe de ballarines; 3°
+des marchands de marionnettes pour le peuple, au moins trois ou quatre;
+4° une centaine de femmes françaises.» Alexandre, à Ecbatane, où se
+célébrèrent des jeux funèbres en l'honneur d'Héphestion, fit venir de
+Grèce trois mille comédiens. Ses successeurs l'imitèrent. Antigone entre
+autres, proposa de grands prix pour les artistes dramatiques. Les rois
+de Pergame les favorisèrent également; mais ce fut surtout en Égypte, à
+la cour des Ptolémées, princes lettrés, et amis des arts, que le théâtre
+fut en honneur. Pline parle de la magnifique ambassade qu'ils envoyèrent
+au-devant des deux poëtes comiques Philémon et Ménandre. Ils traitèrent
+avec autant de largesse les poëtes tragiques, et consacrèrent aux
+représentations théâtrales des sommes immenses.--En Judée même, tant
+c'était un goût universel, Hérode avait fait bâtir deux théâtres, l'un à
+Césarée, l'autre à Jérusalem.
+
+C'est ainsi que, partie d'Athènes, la tragédie grecque, quoique
+dégénérée et mourante, se répandait partout. Les Romains la
+rencontrèrent à chaque pas, lorsqu'ils s'emparèrent de l'Asie. Lucullus,
+qui, en allant combattre Tigrane, «enchantait les villes sur son passage
+par des spectacles, des fêtes triomphales, des combats d'athlètes et de
+gladiateurs,» ayant pris d'assaut Tigranocerte, «y trouva une foule
+d'artistes _dionysiaques_ que Tigrane avait rassemblés de toutes parts
+pour faire l'inauguration du théâtre de cette ville, et jugea à propos
+de s'en servir dans les spectacles qu'il donna pour célébrer sa
+victoire[260].» Plus tard, lorsque le Suréna des Parthes envoya la tête
+et la main de Crassus à Hyrodès, en Arménie, celui-ci donnait une fête
+dans laquelle on jouait une tragédie d'Euripide.
+
+«Lorsqu'on apporta la tête de Crassus à la porte de la salle, un acteur
+tragique, nommé Jason, de Tralles, jouait le rôle d'Agavé dans _les
+Bacchantes_. Au moment où elle vient d'égorger son fils, Sillacès se
+présente à l'entrée de la salle, et, après s'être prosterné, il jette
+aux pieds d'Hyrodès la tête de Crassus. Les Parthes applaudissent avec
+des cris de joie, et les officiers de service font, par ordre du roi,
+asseoir à table Sillacès. Jason passe à un personnage du chœur la fausse
+tête de Penthée qu'il tenait à la main[262], puis, prenant la tête de
+Crassus, avec le délire d'une bacchante et saisi d'un enthousiasme réel,
+il se met à chanter ces vers: «Nous apportons des montagnes _ce cerf_
+qui vient d'être tué: nous allons au palais, applaudissez à notre
+chasse!» Cette saillie plut fort à tout le monde; mais, lorsqu'il
+continua le dialogue avec le chœur: «Qui l'a tué?--Moi, c'est à moi
+qu'en revient l'honneur,» Promaxéthrès, celui qui avait coupé la tête et
+la main de Crassus, s'élance de la table où il était assis, et,
+arrachant à l'acteur cette tête, il s'écrie: «C'est à moi de dire cela,
+et non à lui!» Le roi, charmé de ce nouvel incident, lui donna la
+récompense d'usage, et fit présent à Jason d'un talent.--Telle fut la
+fin de l'expédition de Crassus, et la petite pièce après la tragédie.»
+
+Sans suivre la tragédie grecque à Rome, nous voyons comment le goût du
+théâtre était encore très-vif, quand le génie poétique était déjà mort.
+Voici un autre trait caractéristique de cette décadence, c'est que les
+comédiens célèbres remplacèrent les grands poëtes, et devinrent les
+maîtres du théâtre.
+
+Dans l'origine, c'étaient les poëtes eux-mêmes qui étaient acteurs. Sous
+le régime démocratique, le théâtre et les représentations dramatiques
+s'étaient organisés démocratiquement. Lorsqu'un poëte voulait faire
+jouer une tragédie, il allait trouver l'archonte et lui demandait de
+mettre un chœur à sa disposition. L'archonte assignait au poëte un
+chorége. Le chorége était un riche citoyen auquel on décernait la
+fonction onéreuse et honorable de former un chœur, de le nourrir, de le
+faire instruire, de l'équiper, en un mot de le mettre en état de jouer
+une pièce. Le poëte, ayant obtenu ce chœur, lui récitait sa pièce
+morceau par morceau, et les choristes répétaient après lui autant de
+fois qu'il était nécessaire pour que la pièce fût bien sue. Le poëte se
+réservait le personnage, d'abord unique, qui avait été ajouté au chœur
+pour constituer la tragédie. Même quand il y eut deux et trois
+personnages, il continua quelque temps à se charger d'un rôle. C'est
+ainsi que Sophocle remplit ceux de l'aveugle Thamyris et de la jeune
+Nausicaa qui jouait à la paume avec ses compagnes. De même Aristophane
+joua Cléon dans _les Chevaliers_.
+
+Le poëte s'adjoignait peut-être deux de ses collaborateurs ou de ses
+amis; mais il arriva sans doute que ce moyen manqua. Alors ce ne fut
+plus le poëte, ce fut l'État qui se chargea du soin de faire représenter
+les pièces. Le chorége payait les choristes, l'État paya les acteurs.
+Ces acteurs prirent naturellement le nom d'_artistes dionysiaques_,
+c'est-à-dire consacrés à Bacchus (_Dionysos_), en l'honneur de qui ces
+fêtes dramatiques se célébraient. On les faisait instruire, et bientôt
+on institua des concours d'acteurs, parallèlement en quelque sorte aux
+concours de poëtes. Comme les représentations dramatiques faisaient
+partie du culte, c'était un devoir pour les citoyens d'y assister: de là
+vient que l'État encore distribuait de l'argent à ceux qui n'avaient pas
+de quoi payer leur place au théâtre, et une loi prononçait la peine
+capitale contre l'orateur qui eût proposé de prendre l'argent destiné à
+cet usage pour l'employer à soutenir la guerre.
+
+Ces artistes dionysiaques étaient classés en protagonistes,
+deutéragonistes et tritagonistes, c'est-à-dire acteurs des premiers, des
+seconds et des troisièmes rôles. Quelques-uns des protagonistes
+devinrent célèbres: entre autres, Timothée, ce Théodore, qui jouait si
+pathétiquement Mérope, Molon, Satyros, qui donna des conseils à
+Démosthène, Aristodème, et surtout ce Pôlos d'Égine, qui, pour mieux
+jouer le rôle d'Électre pleurant sur l'urne de son frère, pleura des
+larmes véritables sur l'urne même qui contenait les restes de son
+fils.--Quoiqu'ils menassent, pour la plupart, une vie assez débauchée,
+non-seulement ils étaient honorés à ce point qu'on leur élevait
+quelquefois des statues, mais, ce qui paraît plus étrange, plusieurs,
+Néoptolème et Thessalos par exemple, furent assez considérés même pour
+qu'on les chargeât de missions diplomatiques, lorsqu'ils allaient donner
+des représentations à l'étranger.
+
+En effet, pendant leurs congés, c'est-à-dire dans l'intervalle des
+diverses fêtes de Bacchus, prenant sous leur direction et à leur solde
+d'autres comédiens de moindre talent, ils allaient jouer de ville en
+ville, moyennant des sommes considérables. Ils étaient engagés d'avance
+pour un certain nombre de représentations par les magistrats des villes,
+et ils étaient passibles d'un dédit très-fort en cas de retard au jour
+fixé. C'est ce qu'atteste une inscription découverte en 1844 par M. Le
+Bas sur les murs d'un théâtre antique, dans les ruines d'Iasos, en
+Carie. Elle donne aussi la liste d'une troupe dramatique composée ainsi
+qu'il suit:
+
+ Joueurs de flûte Timoclès et Phœtas. Tragédiens Posidonios et
+ Sosipâtre. Comédiens Agatharque et Mœrias. Joueurs de cithare
+ Zénothée et Apollonios.
+
+Dans ces représentations à l'étranger, le chœur, soit tragique, soit
+comique, lorsqu'on ne le supprimait pas, était souvent une recrue locale
+des jeunes gens distingués de la ville. Le plus habile était
+naturellement désigné pour coryphée.--Mais les comédiens proprement
+dits, les acteurs et artistes de la pièce, étaient hommes de métier, en
+permanence, et ambulants.
+
+Il est probable qu'au lieu de retourner à Athènes, quelques-unes de ces
+troupes dramatiques se fixèrent dans telle ou telle ville, et donnèrent
+naissance aux associations dionysiaques. La plus remarquable de ces
+associations était établie à Téos, puis à Lébédos, vers le temps
+d'Alexandre. Ces corporations étaient si favorisées, qu'elles obtenaient
+des immunités et des exemptions d'impôts pour les villes où elles
+faisaient leur séjour. C'était donc, pour peu qu'on eût de talent, une
+excellente profession que celle de comédien, puisqu'on y trouvait à la
+fois honneur et profit; mais autant les acteurs distingués étaient bien
+traités par les villes, autant ils maltraitaient eux-mêmes les acteurs
+médiocres qu'ils dirigeaient. C'étaient ordinairement ceux-ci qui
+remplissaient les rôles de dieux, et, dit Lucien, «lorsqu'ils avaient
+mal joué Minerve, Neptune ou Jupiter, on leur donnait le fouet.»
+
+ * * * * *
+
+Il va sans dire que ces grands acteurs continuaient l'œuvre de
+destruction qu'avaient commencée les petits poëtes. L'héritage des
+tragédies et comédies ayant passé dans leurs mains, à leur tour ils les
+remanièrent, retranchant, ajoutant, accommodant les rôles à leurs
+moyens.
+
+À quoi avait-il servi que l'orateur Lycurgue portât une loi pour
+prévenir ces interpolations?--À constater le mal sans y remédier, ou à
+le prévoir sans le prévenir.
+
+Ces acteurs eurent quelquefois d'illustres spectateurs et d'illustres
+rivaux. Antoine, à Athènes et à Samos, essayait d'en amuser Cléopâtre.
+Néron, poëte, acteur et citharède, courait les scènes des petites villes
+grecques pour y disputer des prix: outre les rôles de l'incestueuse
+Canaké, d'Œdipe aveugle, du despote Créon, d'Alcméon, d'Hercule, il
+jouait celui d'Oreste tuant sa mère.
+
+Les représentations tragiques et comiques duraient encore au temps de
+saint Jean Chrysostome et de Théodose. Saint Augustin, à l'âge de
+dix-sept ans, assistait à celles que l'on donnait sur le théâtre de
+Carthage (Bossuet, vers le même âge, était fort assidu aux pièces de
+Corneille). Ce fut, au VIe siècle, l'empereur Justinien qui supprima ces
+représentations.
+
+Quant à la tragédie elle-même, depuis longtemps déjà elle n'existait
+plus. C'était à la cour des Ptolémées, dans cette atmosphère
+philologique, qu'elle avait achevé de mourir. La faveur des grammairiens
+l'avait étouffée.
+
+
+
+
+II
+
+LA PASSION DU CHRIST.
+
+TRAGÉDIE GRECQUE.
+
+
+Désormais, simple exercice littéraire, destinée à la lecture et non plus
+à la scène, elle ne conserve de la tragédie que le nom. Les chrétiens
+adoptent cette forme ancienne pour répandre la foi nouvelle: car, ainsi
+qu'on l'a très-bien remarqué, tandis que l'Église d'une part frappait le
+théâtre d'anathème, de l'autre «elle faisait appel à l'imagination
+dramatique, elle instituait des cérémonies figuratives, multipliait les
+processions et les translations de reliques, et composait enfin ces
+offices qui sont de véritables drames: celui du _Praesepe_ ou de la
+Crèche à Noël; celui de l'Étoile et des trois Rois à l'Épiphanie; celui
+du Sépulcre et des trois Maries à Pâques, où les trois saintes femmes
+étaient représentées par trois chanoines, la tête voilée de leur
+aumusse, _ad similitudinem mulierum_, comme dit le Rituel; celui de
+l'Ascension, où l'on voyait, quelquefois sur le jubé, quelquefois sur la
+galerie extérieure, au-dessus du portail, un prêtre représenter
+l'ascension du Christ[263].»--En même temps donc l'Église essayait, avec
+des morceaux des tragédies profanes, de composer des tragédies
+chrétiennes.
+
+C'est une de ces œuvres singulières qui nous est parvenue sous le titre
+de _la Passion du Christ_. On croit que cette pièce est du IVe siècle,
+et on l'attribue généralement à saint Grégoire de Nazianze, quoiqu'il
+paraisse difficile, après l'avoir lue, de l'imputer à un si savant
+écrivain.
+
+Au reste, ce monument vaut la peine d'être analysé, ne fût-ce que pour
+sa bizarrerie. C'est un long centon, tiré notamment de six tragédies
+d'Euripide, savoir: _Hippolyte_, _Médée_, _les Bacchantes_, _Rhésos_,
+_les Troyennes_, _Oreste_. Aussi a-t-il été fort utile pour la recension
+de ces pièces. Le sujet est non-seulement la passion du Christ, mais la
+descente de croix, l'ensevelissement, la résurrection, et enfin
+l'établissement du christianisme. C'est même ceci qui est évidemment la
+raison et le sens du drame tout entier. Ce dessein ne manque pas de
+grandeur; mais l'exécution y répond-elle?
+
+La pièce est précédée d'un prologue, comme les tragédies d'Euripide. Les
+personnages principaux sont: Le Christ, la Mère de Dieu, Joseph, un
+chœur de femmes (parmi lesquelles Magdeleine), Nicodème, et deux autres
+personnages, dont l'un appelé _Théologos_, le théologien, doit être
+saint Jean[264], et l'autre est un jeune disciple.
+
+L'exposition se fait par un couplet de quatre-vingt-dix vers que
+prononce la Mère de Dieu. Les trente premiers, imités du début de la
+_Médée_, sont raisonnables; les voici en abrégé: «Plût au ciel que
+jamais le serpent n'eût rampé dans le jardin et n'eût épié en embuscade
+sous ces ombrages; le traître!» Ève n'eût point péché et n'eût point
+fait pécher Adam; le genre humain n'eût point été damné, et n'eût pas eu
+besoin d'un rédempteur: et moi je n'eusse pas été, vierge-mère, réduite
+à pleurer sur mon fils qu'on traîne en justice aujourd'hui. Le vieillard
+Siméon l'avait bien prédit...»--Au moyen de cette transition du
+vieillard Siméon, arrive une autre trentaine de vers moins raisonnables;
+c'est un chapelet de maximes de tragédies, qui ne se tiennent pas mieux
+entre elles une à une que le morceau entier ne tient au sujet. Enfin,
+dans la troisième trentaine, l'esprit grec fournit à la Mère de Dieu
+toute sorte d'antithèses et de pointes sur sa virginité rendue féconde.
+Elle s'approprie les paroles où Hippolyte exprime sa chasteté. Elle se
+rappelle l'heureux moment où il lui fut annoncé qu'elle allait être mère
+et où son sein virginal tressaillit de joie, et ce sein est déchiré
+maintenant par des traits de douleur. «Toute cette nuit, dit-elle, je
+voulais courir pour voir quels maux souffre mon fils; mais celles-ci
+m'ont persuadé d'attendre le jour.» Elle désigne par ce mot le chœur,
+qui, à ce moment, prend la parole:
+
+ Maîtresse, enveloppez-vous vite. Voilà des hommes qui courent vers
+ la ville.
+
+ LA MÈRE DE DIEU.
+
+ Qu'est-ce donc? Vient-on d'apprendre que l'ennemi la menace dans
+ l'ombre?
+
+ LE CHŒUR.
+
+ C'est une foule nocturne qui roule, bruyamment. J'aperçois dans
+ l'espace obscur une armée nombreuse qui porte des torches et des
+ glaives.
+
+ LA MÈRE DE DIEU.
+
+ Quelqu'un vient vers nous à pas pressés nous apportant sans doute
+ quelque nouvelle.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Je vais voir ce qu'il veut et ce qu'il vient vous annoncer... Ah!
+ ah! hélas! hélas! auguste mère et chaste vierge, quel est votre
+ malheur, vous qu'on appelait bienheureuse!
+
+ LA MÈRE DE DIEU.
+
+ Quoi donc! Veut-on me tuer?
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Non, c'est votre fils qui périt par des mains impies.
+
+ LA MÈRE DE DIEU.
+
+ Ah! que dis-tu? tu me fais mourir.
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Regarde ton fils comme perdu.
+
+L'avant-dernière réplique est précisément celle de la nourrice à Phèdre
+dans Euripide, à la suite de ce vers célèbre: «Hippolyte? grands
+dieux!--C'est toi qui l'as nommé.--Ah! que dis-tu? tu me fais mourir!»
+Il semblerait que le premier cri de la Mère de Dieu dût être pour son
+fils et non pour elle-même; on n'aime pas que sa première pensée soit
+celle-ci: «Quoi donc! Veut-on me tuer?» Cela est peut-être plus réel,
+mais certainement moins idéal, et le personnage de la Mère de Dieu doit
+être plus près de l'idéal que du réel.
+
+Le chœur lui apprend avec plus de détail qu'au point du jour son fils
+mourra, que pendant toute cette nuit on le juge.--Survient un second
+messager: il annonce qu'un disciple perfide a trahi le maître pour de
+l'argent. Il raconte comment celui-ci, après la cène et le lavement des
+pieds, était allé au Jardin des Oliviers prier son père, et comment,
+dans ce jardin même, le traître, avec une troupe de gens armés, est venu
+le surprendre et le livrer en l'embrassant.--Les mots du récit de
+l'Évangile sont conservés çà et là, et des expressions empruntées au
+polythéisme viennent s'y mêler bizarrement: «Le traître! avoir livré le
+_chef de nos mystères_ (_le mystagogue_)!... L'illustre Pierre aussi a
+renié le maître. Seul le disciple qui a coutume de poser la tête sur son
+sein l'a suivi sans trembler. Il m'a semblé que j'entendais une voix
+(celle d'un homme, ou celle d'un ange? on ne sait) dire lentement, comme
+si elle s'adressait tout bas au scélérat qui a vendu le maître: Crime
+impie! O misérable! ne crains-tu pas Dieu?...» Par cette transition
+fantastique, le messager se lance dans une prosopopée, ou long discours
+indirect, d'environ soixante-quinze vers. La pendaison de Judas y est
+prédite; des morceaux du _Credo_ y sont enchâssés dans des formules du
+vocabulaire tragique; on y parle de l'Enfer avec des périphrases faites
+pour le Phlégéton.--Et cependant ce damné pourra être sauvé encore, s'il
+se repent:--idée remarquable au IVe siècle.
+
+La Mère de Dieu répond, si tant est qu'il y ait à répondre, car ce sont
+plutôt des monologues qui se succèdent sans s'inquiéter l'un de l'autre
+qu'un dialogue véritable; sa réponse n'a pas moins d'une centaine de
+vers; elle commence sur un ton parfaitement païen: «O terre, mère de
+toutes choses, ô voûtes du ciel radieux, quel discours viens-je
+d'entendre!...» À son tour, elle parle longuement à Judas toujours
+absent, et maudit sa scélératesse. Entre beaucoup d'autres pièces de
+rapport qui composent cette mosaïque, on retrouve vers la fin les
+paroles que prononce Thésée dans _Hippolyte_:
+
+ Quoi! ne devrait-on pas à des signes certains
+ Reconnaître le cœur des perfides humains?
+
+
+Elle veut se rendre auprès de son fils; le chœur la retient: «Ah! ah!
+ah! ah! Tais-toi, tais-toi, tu ne pourras plus voir ton fils
+vivant.--Hélas! quel nouveau malheur m'annoncent tes larmes?--Je ne
+sais, mais voici qui va nous instruire du sort de ton fils.»--Survient
+un troisième messager. — Le procédé est peu varié, et l'auteur ne
+cherche pas assez à dissimuler qu'au lieu de se passer en action, toute
+la pièce se passe en récits. Seulement celui-là n'est pas un messager si
+abstrait que les autres, c'est un aveugle à qui le Christ a rendu la
+vue.--Le messager: «Ton fils doit mourir en ce jour; tel est l'arrêt des
+scribes et des prêtres.» Il raconte l'acharnement des Juifs, semblables,
+autour de l'accusé, à des chiens furieux; le juge faible, étonné de ses
+réponses, et n'osant le déclarer innocent: «Allons, parlez, dit-il au
+peuple; faut-il que Jésus meure ou non? Lequel vaut-il mieux relâcher,
+lui, ou l'un de ces brigands qui sont en prison?» Ils répondent avec de
+grands cris que c'est Jésus qui doit mourir en croix, et qu'il faut
+relâcher le brigand. Le juge essaye de leur persuader le contraire, mais
+il n'y peut réussir. Voilà le jour qui paraît; on va traîner l'accusé
+hors des portes. La Mère de Dieu répond à ce récit par de belles
+métaphores très-déplacées qu'elle aurait dû laisser où elle les a
+prises; mais bientôt elle pousse des cris de douleur en apercevant son
+fils traîné et enchaîné. Elle veut s'élancer vers lui. Le peuple la
+menace. Le chœur exhorte la Mère de Dieu à se tenir à l'écart: «D'ici on
+aperçoit tout au loin, regardons.» Serait-ce que le cortège tout entier
+de la passion était supprimé ainsi? Je ne le crois pas; en admettant que
+la pièce fût destinée à être représentée, la procession devait être le
+principal de la fête.
+
+La Mère de Dieu gémit et souhaite de mourir, puis elle recommence ses
+antithèses et ses périphrases sur sa virginité féconde, qui font pendant
+d'une manière trop évidente aux périphrases et aux antithèses des
+Jocaste et des Œdipe sur leur hymen incestueux; mais celles-ci sont
+suivant l'esprit grec, et celles-là sont on ne peut plus déplacées dans
+un sujet chrétien. Elle entre dans tels détails que les citer en
+français serait impossible; elle y revient encore plus loin (aux vers
+1550 et suivants) en des termes inimaginables; après cela, elle explique
+au chœur le péché originel qui a rendu la rédemption nécessaire, et lui
+annonce la résurrection qui doit suivre la rédemption. Tout cela est
+décousu et froid comme un catéchisme; puis elle finit comme elle a
+commencé, et reprend sa douleur.--Le chœur ne veut pas être en reste de
+métaphores, et à son tour il en accomplit une très-laborieuse pour
+exprimer son désespoir.--Un quatrième messager vient annoncer que le
+Christ est crucifié et mourant. Aucune des précautions oratoires et des
+circonlocutions raffinées qu'emploient en pareille circonstance les
+poëtes grecs n'est omise. Enfin commence le récit; mais, dès le
+quatrième vers, le principal est dit: Jésus est crucifié. Les vers
+suivants ne viennent que pour décrire les autres détails de la passion;
+c'est justement ce qui devrait être développé qui ne l'est pas. Ce récit
+est très mal fait, il n'y a pas d'écolier de rhétorique qui ne le
+composât infiniment mieux.
+
+La Mère de Dieu:--«Venez, mes filles, venez! plus de crainte! que
+pouvons-nous craindre maintenant? Allons! je veux voir les souffrances
+de mon fils. Ah! ah! hélas! hélas! (Ici la scène change et représente le
+calvaire). O femmes! comme le visage de mon fils a perdu son éclat, sa
+couleur et sa beauté!» Alors elle adresse la parole à son fils
+agonisant; son fils lui répond du haut de la croix et la console
+doucement.--Pierre vient à passer, pleurant sa trahison: elle demande et
+obtient le pardon de Pierre. Enfin le Christ expire; elle recommence à
+se lamenter en plus de quatre-vingts vers. Saint Jean vient, pour
+adoucir sa douleur, lui débiter des lieux communs, qu'elle sait bien,
+puisqu'elle les a déjà dits elle-même.
+
+À partir de là, l'action, si action il y a, marche plus lentement encore
+qu'elle n'a marché jusqu'ici. Un soldat perce d'une lance le côté du
+Christ: de la blessure jaillissent deux ruisseaux, l'un de sang, l'autre
+d'eau limpide. Le soldat, converti par ce miracle, se purifie avec cette
+eau.--Survient Joseph et l'on opère la descente de croix. En recevant
+dans ses bras le corps de son fils, la Mère de Dieu dit une litanie de
+cent vingt vers, et remaudit Judas. Joseph, pour couper court, lui
+annonce qu'on l'a vu pendu. On ensevelit le Christ. La nuit tombe. La
+Mère de Dieu adresse à son fils, qui est dans le tombeau, un nouveau
+couplet de trente vers, tout rempli de bigarrures et dans lequel les
+mots de la légende chrétienne: «Tu as vaincu l'enfer, le serpent et la
+mort» se détachent bizarrement sur des lambeaux d'_Antigone_ ou
+d'_Alceste_: «Tu descends dans ces cavernes sombres, etc.» La même idée
+est toujours exprimée au moins par dix formes différentes, quelquefois
+par trente, l'auteur voulant employer absolument toutes les périphrases
+qu'il a recueillies. La Mère de Dieu en dit, je crois, en somme, plus
+d'une centaine sur sa virginité. Enfin elle propose aux femmes du chœur
+de se retirer toutes avec elle «dans la maison du nouveau fils que son
+fils unique lui a légué.» Et elles se retirent en effet[265].
+
+Quelques-unes cependant restent aux alentours du tombeau pour observer
+ce qui se passe. La scène demeure occupée par Joseph, qui converse avec
+le Théologien très-longuement; il prédit la punition des Juifs,
+prédiction dont la Mère de Dieu avait déjà touché quelques mots: ils
+seront dispersés par tout l'univers. Au bout de cette conversation
+paraît enfin l'aube du troisième jour, ce qui n'est pas, pour le lecteur
+consciencieux, si invraisemblable qu'on pourrait croire.
+
+Pendant ce temps, si la pièce était représentée, on devait voir, par un
+double décor, la Mère de Dieu et le chœur dans l'intérieur de la maison.
+Elle songe à son fils, et sa douleur la prive de sommeil.
+
+ Hélas! hélas! quand donc le sommeil descendra-t-il sur mes yeux?
+
+ PREMIER DEMI-CHŒUR.
+
+ Pour nous, ô maîtresse, étendues à terre, nous avons reposé,
+ laissant aller nos corps, et toutes, vieilles, jeunes ou vierges,
+ appuyant nos têtes contre le dos les unes des autres, ou bien
+ plaçant nos mains sous nos joues, nous avons pris un peu de
+ sommeil; mais toi, tu n'as ni dormi ni étendu ton corps, et tu as
+ passé toute la nuit à gémir. Voici l'aurore...
+
+ DEUXIÈME DEMI-CHŒUR.
+
+ Pour moi, agitée aussi d'inquiétude, je suis étendue à terre, mais
+ sans sommeil ni repos, écoutant, ô Vierge, tes violents soupirs et
+ tes sanglots.
+
+ LA MÈRE DE DIEU.
+
+ Debout! debout! Qu'attendez-vous, femmes? Sortez, allez du côté de
+ la ville. Approchez-vous autant que cela vous sera possible, vous
+ apprendrez peut-être quelque chose de nouveau.
+
+Un cinquième messager arrive:
+
+ Où pourrais-je trouver la mère de Jésus? Est-elle dans cette
+ maison?
+
+ LE CHŒUR.
+
+ Tu la vois, c'est elle qui est là.
+
+Il lui annonce qu'une nombreuse cohorte marche vers le tombeau pour le
+garder, de peur que les disciples ne dérobent le corps.
+
+ LA MÈRE DE DIEU.
+
+ Va! va! cohorte impie, veille bien alentour. Tu serviras peut-être
+ de témoin à sa résurrection.
+
+La nuit marche (comme on vient de le voir, c'est la troisième nuit
+depuis le commencement de la pièce). Une des femmes, Magdeleine, se
+propose de sortir pour aller épier autour du tombeau; elle y rencontrera
+peut-être celles qui y sont restées.--La mère de Dieu veut partir avec
+elle. Elles réveillent les femmes qui se sont endormies. «Allons!
+allons! ouvrez vos yeux. Ne voyez-vous pas la lune qui brille? L'aurore,
+l'aurore va paraître! Voici déjà l'étoile du matin.» Ici la scène
+changeant de nouveau, ou le décor étant double, ainsi que nous avons
+dit, Magdeleine et la mère de Dieu rencontrent les autres femmes qui
+veillaient à quelque distance du sépulcre.--Enfin elles arrivent au
+sépulcre même.--Plus de gardes! Embaumons le corps; mais qui soulèvera
+la pierre? La pierre a roulé loin du tombeau. Le tombeau est vide; le
+corps a été enlevé!-—Elles sont saisies d'effroi. Tout-à-coup un ange,
+vêtu de lumière et de blancheur, éblouissant comme la neige, leur
+annonce la résurrection du Christ. Bientôt, le Christ lui-même leur
+apparaît, et leur ordonne d'aller annoncer aux disciples la bonne
+nouvelle.
+
+Puis, vient un sixième messager, et selon les habitudes du théâtre grec,
+la narration en forme succède au récit sommaire de l'événement. Le
+messager raconte aussi les inquiétudes que ce miracle inspire aux
+prêtres; mais ce qui est curieux, et ce qui prouverait que cette pièce
+n'était pas faite pour être représentée, c'est un dialogue entre les
+gardes du tombeau et les prêtres incrédules, qui s'intercale ici dans le
+récit même, et qui forme une scène dans une autre scène. Les noms des
+interlocuteurs sont indiqués hors du texte, comme dans le courant de la
+pièce proprement dite. Les prêtres engagent les gardes à dire à Pilate
+qu'ils se sont endormis, et qu'on a volé le corps pendant leur sommeil.
+Pilate hésite à croire les gardes; ils vont peut-être avouer la vérité,
+quand les prêtres se hâtent de prendre la parole pour brouiller tout.
+Cette scène est, à notre avis, la plus intéressante de la pièce, et
+c'est une scène en parenthèse. C'est le messager qui raconte tout cela,
+de sorte que ce dialogue direct nous arrive indirectement. Magdeleine, à
+son tour, sur l'invitation de la Mère de Dieu, recommence le récit de
+tout ce qu'on sait déjà, la résurrection, l'ange vêtu de blanc, et lui
+fait du reste observer par deux fois qu'elle sait tout cela aussi bien
+qu'elle. C'est pour le messager qu'elle parle apparemment.
+
+La scène change une dernière fois. Toutes les femmes se rendent à la
+maison où les disciples sont rassemblés. On ferme les portes, et, malgré
+les portes fermées, voilà que le Christ apparaît au milieu d'eux. Il
+leur adresse à peu près les mêmes paroles que dans l'Évangile pour
+exhorter les apôtres à aller prêcher par toute la terre, liant et
+déliant en son nom. Tout se termine par une longue prière au Christ et à
+la Vierge.
+
+Tel est ce drame singulier, qui contient quelques passages assez beaux
+parmi des longueurs infinies. C'est en quelque façon un _mystère_,
+destiné peut-être à une sorte de demi-représentation, c'est-à-dire de
+récitation sans mise en scène et sans décors, mais plus
+vraisemblablement à la lecture seule, dans quelque école chrétienne ou
+dans quelque cloître: car, outre cette scène intercalée dans un récit,
+il faut songer que, sur deux mille six cents vers et plus dont la pièce
+se compose, et qui, à entendre réciter, eussent lassé la patience d'un
+saint, la Mère de Dieu pour sa part en dit mille ou douze cents, qui à
+réciter eussent lassé les poumons d'un moine. La lecture permet quelques
+haltes.
+
+Maintenant il y a tant de maladresse et quelquefois tant d'inconvenance
+dans ce centon, sans parler des fautes de métrique, qu'il me paraît
+difficile de l'imputer à Grégoire de Nazianze, un saint et un
+littérateur si distingué. Ce qui s'adresse à Vénus dans Euripide, le
+chœur ici l'adresse à Marie. Cela rappelle cet épisode d'un poëme
+anti-religieux publié à la fin du siècle, dans lequel la Vierge Marie
+s'accommode de la ceinture de Vénus. Vraiment, à qui vient de lire cette
+tragédie de _la Passion du Christ_, l'auteur paraît avoir fait la même
+chose, involontairement, que voulut faire l'empereur Adrien, lorsque
+pour détruire la religion chrétienne, en profanant les lieux où elle a
+pris naissance, il fit mettre la statue de Jupiter sur le Calvaire, et
+celle de Vénus à Bethléem.--Ce drame dure trois jours; le chœur va deux
+fois se coucher et se relève deux fois.--L'épilogue, que rappelle un peu
+le prologue d'_Esther_, mérite attention. Il est conçu en ces termes:
+«Je t'adresse ce drame de vérité, et non de fiction, non souillé de la
+fange des fables insensées; reçois-le, toi qui aimes les pieux discours.
+Maintenant, si tu veux, je prendrai le ton de Lycophron (esprit de
+loup), reconnu dorénavant pour avoir en vérité l'esprit de
+l'agneau[266], et je chanterai dans son style la plupart des autres
+vérités que tu veux apprendre de moi.» L'auteur chrétien après avoir
+fait un centon d'Euripide, offre de faire encore sur un sujet sacré un
+centon de Lycophron. On croit cependant que cet épilogue est de Tzetzès,
+célèbre grammairien et mauvais poëte de Constantinople, à la fin du
+douzième siècle. Sur les trois autres morceaux dramatiques qui se
+trouvent réunis à celui-là avec les fragments des petits tragiques dans
+le dernier volume de la _Bibliothèque grecque_, quelques mots suffiront.
+Le premier est d'une date antérieure à _la Passion du Christ_. L'auteur
+est un poëte juif appelé Ézéchiel, qui vivait un ou deux siècles avant
+notre ère. Ce sont plusieurs fragments d'une pièce tirée de l'ancien
+Testament, intitulée à peu près _la Sortie d'Égypte_. C'était l'Exode
+paraphrasé.--Le second est un dialogue dont voici les personnages: un
+paysan, un sage, la Fortune, les Muses, le chœur. La Fortune est entrée
+chez le paysan. Le prétendu sage en conçoit de la jalousie. Les Muses
+essayent en vain de le consoler. L'auteur est Plochiros Michaël, la date
+inconnue.--Le troisième est de Théodoros Prodromos, savant littérateur
+du douzième siècle, auteur de plusieurs poëmes. Celui-ci est intitulé
+_l'Amitié bannie_. Répudiée par son époux, le Monde, qui, par les
+conseils de sa servante, la Sottise, prend pour concubine la Méchanceté,
+l'Amitié raconte son malheur à un homme charitable qui lui a donné
+l'hospitalité. Elle finit même par le prendre pour second mari,
+quoiqu'on ne dise pas qu'elle soit veuve du premier, mais apparemment
+selon cette maxime tragique:
+
+«Il me rend mes serments lorsqu'il trahit les siens.» Au reste, outre
+que l'Amitié, dans son discours de deux cent trente vers, semble toute
+confite en dévotion, ce mariage a bien la mine d'être purement
+allégorique et parfaitement innocent.
+
+
+Voilà donc où aboutit le théâtre grec, après sa longue décadence. Cette
+décadence, nous l'avons vue se produire et se consommer. Le grand fait
+qui la domine, après l'extinction du génie, c'est l'interpolation des
+œuvres, d'abord par les petits poëtes dans les écoles tragiques, ensuite
+par les comédiens, ensuite par les rhéteurs, ensuite par les Juifs, puis
+par les chrétiens; et, parallèlement à l'interpolation, le centon, qui
+en est la contre-partie. L'interpolation et le centon commencent par
+faire brèche dans la tragédie grecque et finissent par la dissoudre et
+par l'absorber tout entière. L'interpolation, c'est l'agonie; le centon,
+c'est la mort. Le dernier mot de l'un et de l'autre, le dernier excès du
+genre et la dernière forme très-informe de la tragédie grecque au
+tombeau, c'est _la Passion du Christ_, ce drame interminable où tout se
+passe en récits faits de pièces et de morceaux, cette vaste mosaïque,
+cette énorme marqueterie, cette éternelle litanie, qui nous rappelle un
+drame indien, en dix actes, assez ennuyeux aussi, à la fin duquel un des
+personnages, la prêtresse Camandaki, dit aux autres avec une assurance
+et une naïveté qui font sourire: «Notre intéressante histoire, si pleine
+d'incidents variés, est terminée maintenant; nous n'avons plus qu'à nous
+féliciter mutuellement.»
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Voir l'_Appendice_, numéro I.]
+
+[2: Les femmes et les enfants ne sont pas compris dans ce chiffre. Les
+esclaves non plus. Voir, sur la population totale, Wallon, _Histoire de
+l'Esclavage dans l'antiquité_.]
+
+[3: Victor Duruy, _Histoire grecque_.]
+
+[4: «Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de la
+Rochefoucauld, de ce qu'ils n'allaient jamais au sermon, pas même à ceux
+du père Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement «qu'il ne pouvait
+aller entendre un homme qui disait tout ce qu'il lui plaisait, sans que
+personne eût la liberté de lui répondre,» et fit rire le roi par cette
+saillie.» _Mémoires du duc de Saint-Simon_.]
+
+[5: Par la bouche du coryphée. Ici c'est le coryphée du chœur des
+_Nuées_, c'est par conséquent une Nuée qui parle, une Nuée sous la forme
+d'une fille: de là la plaisanterie.]
+
+[6: «Il faut remarquer, dit Otfried Müller, qu'à Athènes l'État se
+souciait peu de savoir qui était le véritable auteur d'un drame, et
+cette question n'était même jamais posée officiellement. Le magistrat
+qui présidait à une des fêtes de Dionysos, où il était d'usage d'amuser
+le peuple par des drames nouveaux [Aux grandes Dionysies c'était le
+premier archonte; aux Lénéennes, le _basileus_.], accordait cette
+concession au maître de chœur qui offrait de préparer le chœur et les
+acteurs pour une pièce nouvelle, pour peu qu'on eût en lui la confiance
+nécessaire. Les comiques étaient, aussi bien que les tragiques, maîtres
+de chœur, _chorodidascales_, de profession; et, dans toutes les choses
+officielles, telles que payement et distribution des prix, l'État
+s'enquérait uniquement de celui qui avait préparé le chœur et monté la
+pièce nouvelle. En outre, une coutume que les tragiques abandonnèrent
+dès le temps de Sophocle s'était maintenue plus longtemps parmi les
+comiques: le poëte chorodidascale jouait en même temps le premier rôle,
+celui de protagoniste.
+
+Aristophane avait donc confié ses premières pièces à deux maîtres de
+chœur de ses amis, Philonidès et Callistrate. On ajoute même, d'après
+quelques témoignages anciens, qu'il avait fait la distinction de donner
+à Callistrate les pièces politiques, à Philonidès celles qui se
+rapportaient à la vie privée. Ces amis sollicitaient ensuite de
+l'archonte le chœur, mettaient la pièce en scène, obtenaient même (les
+didascalies en citent plusieurs exemples) le prix, si la pièce était
+couronnée; le tout comme s'ils étaient les véritables auteurs, quoique
+le public intelligent ne pût guère se tromper sur l'auteur de la pièce,
+ni hésiter entre le génie d'Aristophane, qui venait de se révéler, et
+Callistrate, qui leur, était bien connu.» (Otfried Müller, _Hist. de la
+litt gr._, trad. K. Hillebrand).]
+
+[7: E. Du Méril, _Revue des Deux-Mondes_, 1er juillet 1846. C'est à peu
+près ainsi qu'on définissait autrefois la France «une monarchie absolue
+tempérée par des chansons.»]
+
+[8: Ainsi que le montrent les fragments qui concernent les Longs Murs et
+l'Odéon.]
+
+[9: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. K. Hillebrand.]
+
+[10: La scène des petits cochons de lait semble une broderie de
+fantaisie sur le proverbe athénien qui disait: «Un Mégarien vendrait
+bien ses enfants pour de petits cochons, si quelqu'un voulait les
+prendre.»]
+
+[11: Proprement: _Dénonciateur de_ [ceux qui exportent les] _figues_
+[par contrebande]. Le Sénat, à une époque ancienne, dit Plutarque, avait
+défendu par une loi d'exporter les figues de l'Attique: ceux qu'on
+trouvait en contravention étaient condamnés à une amende, au profit du
+dénonciateur. Le ministère public étant chose inconnue à la Grèce comme
+à Rome, c'étaient les citoyens eux-mêmes qui dénonçaient ceux qui, en
+violant la loi, faisaient tort à la société. Les sycophantes ne
+méritèrent donc pas toujours le mépris qui s'attache à leur nom, puisque
+les coupables fussent restés impunis si quelque citoyen ne les eût
+appelés en justice, et cela à ses risques et périls: car, dans les
+actions publiques, l'accusateur qui n'obtenait pas au moins un cinquième
+des suffrages payait une amende de mille drachmes; c'était un moyen de
+tenir en bride les sycophantes. Mais on comprend que, malgré cette
+précaution de la loi, ce rôle, par sa nature même, pouvait devenir
+aisément abusif et odieux. Souvent on accusa des innocents. Il en
+résulta que, par extension, le nom de _sycophantes_ fut donné d'une
+manière générale aux calomniateurs et aux gens très-nombreux qui
+vivaient du produit de leurs dénonciations. Aristophane ne laisse
+échapper aucune occasion de flétrir et de ridiculiser les _sycophantes_.
+Isocrate, lui aussi, poursuivra sans relâche les _sycophantes_. «C'est,
+dit M. Ernest Havet, le nom dont on nommait à Athènes ces aboyeurs
+misérables, ces dénonciateurs infâmes, qui donnent les citoyens à
+déchirer aux citoyens, jetant de préférence en proie aux passions
+publiques ceux dont ils redoutent le plus la raison ou la vertu...
+Isocrate trouve contre les _sycophantes_ des flétrissures presque égales
+à leur abjection. Il a tracé notamment, à la fin du discours sur
+l'_Antidosis_ un portrait de cette espèce d'hommes vraiment achevé et
+ineffaçable. Il a oublié un trait cependant, qui ne se dessinait pas
+encore: c'est que le sycophante contient en lui le délateur,
+c'est-à-dire ce qui se présente de plus triste et de plus odieux dans
+l'histoire. Le délateur du temps des Césars, c'est le sycophante sans la
+liberté.»]
+
+[12: Érasme s'est souvenu sans doute de ce tableau, lorsqu'il a mis en
+scène un chartreux et un soldat: celui-ci revenant de la guerre, éclopé,
+misérable, aussi ruiné de corps que de biens; celui-là en pleine fleur
+de santé, libre de soins et charmé du repos; tous deux étrangers à toute
+croyance noble et généreuse. Aussi Érasme se moque-t-il de tous les
+deux.]
+
+[13: Cléon était fils d'un corroyeur et avait été corroyeur lui-même. Il
+n'était point Paphlagonien; mais ce nom en grec, par une sorte
+d'onomatopée, fait allusion à sa voix rauque et à son éloquence violente
+et tumultueuse. De plus, le poëte, en le nommant ainsi, semble à son
+tour le désigner comme étranger et lui renvoyer son injure. Enfin le
+scoliaste ajoute que les Paphlagoniens, en général, passaient pour
+d'assez malhonnêtes gens.]
+
+[14: On rend, comme on peut, ce calembour, _l'épouvantail_ au lieu de
+_l'éventail_: le grec dit βυρσινην, fouet de cuir, au lieu de
+μυρσινην, branche de myrte, avec laquelle les esclaves
+éventaient le maître ou chassaient les mouches. Ici, les mouches, ce
+sont les orateurs, qui seuls alors, avec les poëtes comiques,
+remplissaient le rôle que les journalistes remplissent aujourd'hui.]
+
+[15: Voir l'_Appendice_, numéro II.]
+
+[16: Voir dans l'_Appendice_, numéro III, les excellentes observations
+de M. Grote, pour compléter ce point.]
+
+[17: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, trad. par A.-L. de Sadous, tome IX.]
+
+[18: Comme on a pu le voir précédemment, nous ne partageons pas
+absolument ce point de vue particulier.]
+
+[19: Ernest Havet, Introduction au _Discours d'Isocrate sur
+l'Antidosis_.]
+
+[20: Ernest Havet, Introduction au _Discours d'Isocrate sur
+l'Antidosis_.]
+
+[21: On appelle _didascalie_ un ensemble de renseignements,
+très-précieux pour la plupart, relatifs à la date, à l'auteur et à la
+mise en scène d'une pièce, et qui en accompagnent le titre.]
+
+[22: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. K. Hillebrand.]
+
+[23: Pour une expédition.--Voir _les Acharnéens_.]
+
+[24: Cléon.]
+
+[25: Cléon ou la Guerre? Le sujet, dans le texte, n'est pas exprimé.]
+
+[26: Comme les serpents changent de peau, dit le Scholiaste. Le mot
+grec, _aspis_, qui signifie _bouclier_, signifie aussi _serpent_.
+L'exactitude n'est pas nécessaire dans les plaisanteries; au contraire!
+c'est pourquoi les gens trop exacts ne sont pas toujours
+très-plaisants.]
+
+[27: On plantait en terre un long bâton, en travers duquel un autre
+faisait comme une balance, sous les deux bassins de laquelle étaient
+deux autres bassins plus grands et remplis d'eau, et sous cette eau il y
+avait une figure en bronze doré, qu'on appelait Manès. Le jeu, à la fin
+des banquets, consistait à verser, d'assez loin, du vin dans l'un des
+bassins d'en haut, de façon qu'entraîné par le poids du liquide il
+trébuchât et allât heurter avec bruit la tête du bonhomme caché sous
+l'eau, sans que le vin se répandît: alors on avait gagné, et c'était
+signe qu'on était aimé de celle qu'on aimait, autrement, on avait
+perdu.]
+
+[28: Chargé d'exécuter la statue de Minerve, Phidias fut accusé par ses
+ennemis d'avoir détourné une partie de l'or dont elle devait être ornée.
+La calomnie et l'exil furent la récompense de ses travaux; Périclès se
+considéra comme attaqué dans la personne de son ami, et craignit
+peut-être de se voir lui-même obligé de rendre ses comptes: ce fut,
+dit-on, un des motifs qui le déterminèrent à engager les Athéniens dans
+la guerre du Péloponnèse.]
+
+[29: Ce décret interdisait de laisser entrer aucun Mégarien sur le
+territoire de l'Attique, ni de faire aucun commerce avec ce peuple. Les
+Mégariens, qui tiraient d'Athènes tous leurs approvisionnements, furent
+réduits par ce décret à la famine. Qu'on se rappelle la scène du
+Mégarien forcé de vendre ses deux filles, dans la comédie des
+_Acharnéens_; voir ci-dessus.]
+
+[30: C'est-à-dire que, les vignes ayant été ravagées par l'ennemi dès le
+commencement, cela augmenta l'animosité, et dès lors la guerre fut
+lancée avec fureur.]
+
+[31: Le texte dit: La jeune Thrace. Les esclaves portaient souvent le
+nom de leur pays, comme autrefois chez nous les domestiques: Champagne,
+Bourguignon, etc.]
+
+[32: Ce qu'on appelle _étoiles filantes_.]
+
+[33: Ce démagogue que, dans la comédie des _Chevaliers_, on a vu
+remplacer Cléon dans la faveur de la multitude: car un démagogue chasse
+l'autre, et tous sont chassés tour à tour.]
+
+[34: On joue sur le nom de _Trygée_, qui, nous l'avons dit, signifie à
+peu près _vendangeur_. Mot à mot, _nous la vendangerons, nous la
+vendangerons_.]
+
+[35: Rapprochez Rabelais, au chapitre de Frère Jean des Entommures: «Les
+taborineurs avoient défoncé leurs taborins d'un costé, pour les emplir
+de raisins; les trompettes estoient chargées de moussines» (_de grappes_
+liées ensemble), etc.--Et Alfred de Musset, à ce vers:
+
+ De ta robe de noce on fit un parapluie!]
+
+[36: Poyard, _Notice_.]
+
+[37: Alceste, aussi déterminé et aussi sensé que Lysistrata, ripostera à
+peu près de même à Célimène:
+
+ Non, ce n'est pas, madame, un bâton qu'il faut prendre,
+ Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
+]
+
+[38: Pandrose. Une des deux filles de Cécrops. Ce nom fut donné aussi à
+Minerve.]
+
+[39: À Athènes la plupart des archers étaient Scythes. Dans la première
+scène, où Lysistrata convoque les femmes à prêter serment, elle dit: «Où
+est _la scythe_?» comme on dirait chez nous: «Où est _la gendarme_!» ou
+comme on eût dit, sous la Restauration: «Où est la _cent-suisse_?»]
+
+[40: Ces derniers mots sont les paroles d'Hector à Andromaque, au
+sixième chant de l'_Iliade_.]
+
+[41: C'est-à-dire que les tributs, au lieu de couler dans telle ou telle
+dépense spéciale, devraient être directement versés dans le Trésor, afin
+que le peuple tout entier en fît un emploi profitable. C'est la
+centralisation des finances. Ici Aristophane, contrairement à son
+habitude, émet et patrone une idée qui appartient à l'avenir, non au
+passé.]
+
+[42: Allusion au récent désastre de Sicile.]
+
+[43: Michelet, _Bible de l'humanité_.]
+
+[44: On lit dans la _Gazette de Cologne_, 1er septembre 1865:
+
+«Nous aurons sous peu à Leipzig le spectacle d'une assemblée toute
+particulière: un congrès allemand de femmes! Déjà, dans une assemblée
+préparatoire, ont été proposés «les points principaux de la question
+concernant l'affranchissement pratique du «sexe féminin», et Mme Louise
+Otto-Peters, ainsi que Mlle Augusta Schmidt y ont fait un appel
+patriotique à leurs sœurs d'Allemagne pour les engager à prendre part au
+congrès, et à préparer les rapports qu'elles pourraient avoir à faire
+touchant la question.
+
+«Voici quel serait le sujet de leurs délibérations: Exposition
+industrielle et artistique de travaux féminins, organisation de caisses
+de subventions et de secours mutuels, participation de talents féminins
+dans les salles d'audience des académies et universités, érection
+d'écoles économiques et commerciales pour femmes, etc., etc. Il paraît
+que, des principales villes d'Allemagne, sont déjà arrivées plus de
+cinquante lettres annonçant la participation d'autant de membres au
+futur congrès.»]
+
+[45: On doit se rappeler ici ce que W. Schlegel nomme _le temps idéal_,
+c'est-à-dire le temps qui s'allonge ou qui s'abrège au gré de
+l'imagination du poëte ou des spectateurs, par conséquent tout le
+contraire de la fameuse _unité de temps_, qui n'existe pas plus dans le
+théâtre grec, que la fameuse _unité de lieu_. Resterait l'_unité
+d'action_, qui encore, dans le théâtre grec comme dans le théâtre de
+Shakespeare, se réduit à l'unité d'intérêt, pour relier les divers
+épisodes d'une action extrêmement libre et changeante, ou même plus
+simplement encore à ce que nous avons nommé l'unité de verve, en ce qui
+regarde le théâtre d'Aristophane.]
+
+[46: Même observation qu'à la note précédente: le spectateur admettait
+donc sans peine, quoiqu'il n'y eût pas eu d'entr'acte et qu'il n'y en
+eût jamais, qu'il s'était écoulé six jours et six nuits depuis que les
+femmes avaient formé le complot par lequel commence la pièce.]
+
+[47: Bien entendu, par ce mot de _corset_, il ne faut pas ici entendre
+absolument le corset d'aujourd'hui. Cependant, le στροφιον,
+dont parle ici le texte, étant la pièce du vêtement destinée, comme le
+prouvent d'autres passages des poëtes comiques, à tourner sous la gorge
+pour la soutenir, ce mot correspond plus exactement à celui de _corset_,
+qu'à celui de _ceinture_. Mais c'est un corset primitif, qui soutient la
+gorge et ne la brise pas: un peuple artiste ne l'aurait pas permis.]
+
+[48: Le texte dit: Ανθροπος, _cet homme_, mais dans le sens
+générique, comme on pourrait dire: _Cet être-là!_ Cet exemple est encore
+plus curieux que celui de Cicéron, souvent cité, où il pleure la mort de
+sa fille, malheur auquel pourtant il faut se résigner, dit-il, _quoniam
+homo nata erat_, puisqu'elle était née _homme_ (et par conséquent
+sujette à la mort).]
+
+[49: Minerve _chalcièque_.]
+
+[50: Ernest Havet, _le Christianisme et ses origines_.]
+
+[51: Au vers 955.]
+
+[52: Cicéron, _Tusculanes_, V, 37.—-Cf. Plutarque, _sur l'Exil_, ch.
+V;—-Épictète, _Discours philosophiques_, recueillis par Arrien, I, 9,
+1.]
+
+[53: M. F. Laurent, _Histoire du Droit des gens_, t. II, p. 392.]
+
+[54: En quoi il se trompait, je crois.]
+
+[55: Platon, _Apologie de Socrate_.--Et Morel, _Histoire de la Sagesse
+et du Goût_.]
+
+[56: Ernest Havet, _Introduction à Isocrate_.]
+
+[57: _Ibidem_.]
+
+[58: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, t. VII, p. 395.]
+
+[59: G. Grote, _Hist. de la Grèce,_ tome VII, p. 391. V. p. 392, les
+noms des principaux sophistes.]
+
+[60: Le mot _cheval,_ [Grec: hippos] en grec, entre dans tous ces
+noms.]
+
+[61: Nom formé de φειδομαι, _j'épargne_, et de [Grec:
+hippos], _cheval_.]
+
+[62: Artaud, notice sur _les Nuées_.]
+
+[63: C'étaient des espèces d'histrions, desquels on pourrait rapprocher
+ceux de la comédie italienne au dix-huitième siècle. Ceux-ci également
+amusaient leur public par toutes sortes de définitions curieuses,
+analogues à celles que nous venons de citer. Brighella, par exemple,
+type de nos Scapins, n'est pas un voleur, non! mais un homme d'esprit et
+un calculateur habile qui sait résoudre ce problème de _trouver une
+chose avant que son propriétaire l'ait perdue_. Les objets qu'il
+s'approprie sont des _biens dont il hérite avant la mort de ceux qui les
+possèdent_. Quand il est forcé de _voyager_, c'est-à-dire de fuir, il
+_console les poules veuves_, _adopte les poulets mineurs et les canards
+orphelins_. _Il délivre les bourses et les montres captives_; etc.]
+
+[64: Pascal, dans le fragment intitulé _de l'Art de persuader_, retrouve
+cette théorie, comme il avait, plus jeune, deviné les premières
+propositions d'Euclide.--Cette note, et la phrase à laquelle elle se
+rapporte, sont de M. Morel, dans le livre déjà cité, _Histoire de la
+Sagesse et du Goût_.]
+
+[65: À propos du saut des divers insectes, dont la force musculaire
+croît à mesure que leur taille diminue, lire la _Revue des Deux-Mondes_
+du 15 mars 1867, pages 542, 543. On y verra que la science moderne n'a
+pas dédaigné ces problèmes, qui paraissaient à Aristophane vains et
+ridicules.]
+
+[66: Dans ce trait se trouve le germe de la comédie suivante, _les
+Guêpes_.]
+
+[67: Voir Morel, _Hist. de la sagesse_, etc.]
+
+[68: Si toutefois on n'a pas mêlé ensemble deux hommes différents,
+portant le même nom de Diagoras.]
+
+[69: Monnaie fictive, d'une valeur que l'on suppose avoir été égale à
+5700 francs environ.]
+
+[70: Barthélémy, _Voyage d'Anacharsis_.]
+
+[71: Réticence. C'est-à-dire: Si toutefois tu admets qu'il y ait des
+dieux.]
+
+[72: Montagne de Thrace.]
+
+[73: _Cacare volo_.]
+
+[74: Montagne voisine d'Athènes.]
+
+[75: Ces onze derniers mots n'en font qu'un dans le grec. Il est vrai
+qu'il a neuf syllabes, et qu'il est formé de quatre vocables soudés
+ensemble: [Grec: sphragidonuchargochomhêtas]. Mais si, de nos onze mots
+français, on ôte les articles, mots parasites, et la conjonction _et_,
+les onze se réduiront à six.]
+
+[76: C'est-à-dire aux sophistes.]
+
+[77: À peu près de même, à la première scène du _Mariage forcé_,
+Sganarelle, sortant de chez lui, dit à ses gens: «Si l'on m'apporte de
+l'argent, que l'on me vienne quérir vite chez le seigneur Géronimo; et,
+si l'on vient m'en demander; qu'on dise que je suis sorti, et que je ne
+dois revenir de toute la journée.»]
+
+[78: Encore un trait qui prépare la comédie des _Guêpes_.]
+
+[79: _Edita doctrina sapientum templa serena_. LUCRÈCE.]
+
+[80: Dans l'Italie grecque, à Crotone, la foule s'était soulevée contre
+les pythagoristes accusés d'oligarchie, et avait mis le feu à leurs
+écoles.]
+
+[81: Voir Egger, _De la deuxième édition des Nuées_.]
+
+[82: Expression de Montaigne, masculin du mot _sage-femme_.]
+
+[83: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. K. Hillebrand.]
+
+[84: Voir la dernière partie du dialogue de Platon intitulé _Gorgias_.]
+
+[85: Voir Poyard, notice sur les _Nuées_.]
+
+[86: Morel, _Hist. de la Sagesse_.]
+
+[87: V. Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._, trad. et commentée par
+K. Hillebrand, t. II.]
+
+[88: Les premières _Nuées_ avaient, d'après une tradition authentique,
+une parabase différente. Elles n'avaient pas non plus la lutte du Juste
+et de l'Injuste, ni l'incendie de l'école à la fin. Il est probable,
+d'ailleurs, d'après Diogène de Laerte (II, 18), et malgré toutes les
+confusions que nous trouvons chez lui,--dit Otfried Müller,--que dans
+les premières _Nuées_ Socrate était mis en rapport avec Euripide, et
+qu'on attribuait à l'un une part dans les tragédies de l'autre. (V. les
+remarques contraires de F. Ritter dans son compte rendu de cet
+ouvrage.)]
+
+[89: L'obole valait 12 centimes de notre monnaie: le triobole faisait
+donc 36 centimes. Mais une valeur de 36 centimes, en ce temps-là,
+représentait bien l'équivalent de 3 fr. de nos jours.]
+
+[90: _Hist. de la Grèce_, fin du tome VII.]
+
+[91: Tous les jours, le premier aux plaids et le dernier.
+
+Racine, _les Plaideurs_, acte I, scène 1.]
+
+[92: Sorte d'horloge à eau, qui mesurait le temps aux orateurs pour
+leurs plaidoyers.]
+
+[93:
+ Il fit couper la tête à son coq, de colère,
+ Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire:
+ Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal
+ Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
+
+Racine, _les Plaideurs_, acte I, scène 1.
+]
+
+[94: Une des colonnes qui soutenaient le toit abritant les juges contre
+le soleil dans la place Héliée.]
+
+[95: Insigne des juges.]
+
+[96: Comme Chrémyle y fait coucher Plutus, dans la comédie qui porte ce
+dernier nom. (Voir plus loin.) C'était l'usage, en pareil cas.]
+
+[97: Sorte de proverbe. On contait qu'un voyageur, ayant loué un âne
+pour aller à Mégare, s'était assis, pendant une halte, à l'ombre de cet
+âne, afin de s'abriter contre l'ardeur du soleil. L'ânier lui disputa la
+place, prétendant qu'il avait loué l'âne, mais non son ombre. De là,
+contestation et procès.--Démosthènes reprit ce conte dans un de ses
+discours, pour réveiller l'attention de son public.]
+
+[98:
+ ...Le voilà, ma foi! dans les gouttières;
+ ...
+ ...Vous verrez qu'il va juger les chats!
+
+RACINE, _les Plaideurs_, acte I.
+]
+
+[99: Eschyle, dans le récit de la même bataille, celle de Salamine, se
+sert de la même comparaison. Il est intéressant de rapprocher, sur ce
+sujet national, Eschyle, Aristophane et Hérodote, génies si
+divers,--tragédie, comédie, histoire;--partout le même esprit, la même
+fierté, la même joie patriotique.]
+
+[100: Les tribunaux.]
+
+[101: Les six derniers archontes présidaient les tribunaux civils, sous
+le nom de Thesmothètes.]
+
+[102: Magistrats qui instruisaient les affaires criminelles et qui
+veillaient à la garde des condamnés. Socrate, en prison depuis son
+jugement jusqu'au jour où il but la ciguë, resta, sous la surveillance
+des Onze.]
+
+[103: Amphithéâtre construit par Périclès. On y donnait des concours de
+musique: de là le nom _Odéon_, «lieu où l'on chante.» On y faisait aussi
+les distributions de farine au peuple; et la présence de juges était
+sans doute nécessaire pour mettre fin aux contestations qui
+s'élevaient.]
+
+[104: «Ceci regarde les magistrats préposés à l'entretien des murs. Du
+reste, cet office n'était pas une magistrature proprement dite, mais
+seulement une commission temporaire, selon les besoins. C'est ainsi que
+Démosthènes fut élu par la tribu Pandionide; ce qui nous a valu les deux
+célèbres discours de Démosthènes et d'Eschine pour et contre Ctésiphon.»
+ARTAUD.]
+
+[105: Racine semble s'être rappelé ces vers d'Aristophane dans le trait
+suivant du dialogue de Chicaneau avec la comtesse de Pimbesche:
+
+ CHICANEAU.
+
+ Mais cette pension, madame, est-elle forte?
+
+ LA COMTESSE.
+
+ Je n'en vivrais, monsieur, que trop honnêtement;
+ Mais vivre sans plaider, est-ce contentement?
+]
+
+[106: [Grec: Tetraphêcheis], littéralement, _hauts de quatre coudées_.
+C'est Racine qui nous fournit l'équivalent.
+
+ Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
+ Combien en as-tu vus, je dis des plus huppés,
+ À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
+ Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche;
+ Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche!
+
+_Les Plaideurs_, Acte I, scène 5.]
+
+[107: C'était un usage des accusés, pour se rendre les juges favorables.
+Xénophon (_Rep. Ath._) le mentionne aussi. Au surplus, cela fait partie
+de la mimique naturelle, instinctive, et peut s'observer encore
+aujourd'hui chez les enfants et chez les simples.]
+
+[108: Vers 609. Les pauvres gens portaient dans la bouche leur menue
+monnaies.--De là aussi par suite, l'usage de mettre une obole dans la
+bouche des morts pour payer leur passage dans la barque de
+Caron.--«Encore aujourd'hui, dans l'Orient, les Juifs et autres
+marchands portent dans leur bouche une quantité incroyable de petites
+monnaies, sans que cela les empêche de parler.» Artaud.]
+
+[109: Même aux îles Fortunées, un des paradis de l'antiquité, ce vieux
+juge ne serait heureux qu'en jugeant.]
+
+[110: Les deux autres mois, nous l'avons dit, se dissipaient en fêtes de
+toute sorte, pendant lesquelles les tribunaux chômaient, et, par
+conséquent, on ne touchait pas le triobole.]
+
+[111: Dans son beau livre du _Progrès_.]
+
+[112: Mesure qui correspond à peu près au litre.]
+
+[113: Sans doute, le poêlon et la bouteille.]
+
+[114: Le pot de chambre. La clepsydre, nous l'avons dit, était une
+horloge à eau: de là, l'analogie et la plaisanterie.]
+
+[115: De [Grec: aguia], rue.]
+
+[116: Et toi, lampe nocturne, astre cher à l'amour! ANDRÉ CHÉNIER,
+_Élégies_.]
+
+[117: Les femmes seules y étaient admises, et les hommes disaient qu'à
+huis clos il se passait parfois entre elles d'étranges choses: c'est à
+quoi peut-être Aristophane fait ici quelque allusion
+satirique.--Cependant la pièce que nous avons de lui sous ce titre: _Les
+Fêtes de Cérès et de Proserpine_ ne nous présentera rien de tel; mais un
+assez grand nombre d'autres détails plaisants. Voir plus loin.]
+
+[118: Ceci était écrit en 1849, dans _la Liberté de penser_, où ces
+_Études_ parurent d'abord en quatre articles. Je suis plus que jamais de
+cette opinion. L'enfant lui-même, puisqu'il peut être propriétaire,
+devrait avoir son vote:--et encore, en parlant ainsi, je me place au
+point de vue le plus étroit, qui ne découvre la source du droit de
+suffrage que dans la propriété. À plus forte raison, selon le droit vrai
+et complet, tout être faisant partie de la nation devrait-il voter, soit
+par lui-même s'il est en âge, soit par ses parents ou tuteurs en
+attendant. Autant de têtes, autant de votes. Voilà le vrai.]
+
+[119: Cela signifie que son manteau était tellement mince et déchiré,
+qu'on pouvait douter qu'il en eût un.]
+
+[120: Le petit-fils, à ce que l'on croit du célèbre général dont il est
+question dans _les Chevaliers_.]
+
+[121:
+ Œdipe, qui jadis eut la douleur amère
+ De faire des enfants à madame sa mère!
+
+Boursault, _le Mercure galant_, comédie.]
+
+[122: Rapprochez Plutus et Pluton.]
+
+[123: Voici l'ordre chronologique des onze pièces d'Aristophane qui nous
+sont parvenues:
+
+426 ans avant notre ère, _les Acharnéens_;
+425, _les Chevaliers_;
+424, _les Nuées_;
+423, _les Guêpes_;
+421, _la Paix_;
+415, _les Oiseaux_;
+412, _Lysistrata_;
+411, _les Fêtes de Cérès et de Proserpine_;
+406, _les Grenouilles_;
+393, _les Femmes à l'Assemblée_;
+408 et 388, _Plutus_, représenté deux fois.]
+
+[124: «On peut supposer, dit Schlegel, que, déjà quelque temps avant la
+loi, il était devenu dangereux pour le poëte comique de donner toute
+l'étendue possible au privilége dont il jouissait. S'il est vrai, comme
+on l'a prétendu et contesté tour à tour, qu'Alcibiade ait fait noyer
+Eupolis pour le punir d'avoir dirigé contre lui une satire dialoguée, il
+n'y a aucune gaieté comique en état de résister à l'idée d'un pareil
+danger.
+
+«Le Plutus qui nous est conservé n'est pas celui que le poëte avait mis
+sur la scène en 408, mais bien celui qu'il donna vingt ans plus tard, en
+388; c'est la dernière pièce que le vieux poëte ait fait jouer lui-même;
+car les deux comédies qu'il composa encore, le _Coccatos_ et
+l'_Éolosicon_, il les fit donner par son fils Araros [Otfried Müller,
+_Hist. de la litt. gr._].»]
+
+[125: «L'absence de la parabase, et de nombreuses allusions à des faits
+politiques postérieurs à 408, ne permettent pas de supposer que nous
+ayons entre les mains l'édition primitive; d'un autre côté, les vers où
+Aristophane attaque certains citoyens par leur nom ne peuvent appartenir
+à l'édition de 388, puisqu'alors cette licence était proscrite.» POYARD,
+_Notice_.]
+
+[126: Ni dans _Lysistrata_, soit que le temps ait mutilé cette pièce,
+soit que le poëte n'ait pas toujours usé de son droit.]
+
+[127: Ou charge publique honorifique et onéreuse.]
+
+[128: Voir l'_Appendice_, numéro IV: _Les derniers jours du théâtre
+grec_.]
+
+[129: Comme dans cette belle chanson russe, d'une si poignante ironie,
+où la femme d'un fonctionnaire berce son enfant en disant:
+
+«Dors, vaurien, pendant que tu es inoffensif.--Do, do, l'enfant do.
+
+«La lune couleur de cuivre répand mystérieusement sa lumière sur ton
+berceau.--Ce n'est pas une histoire en l'air que je veux te dire, je
+vais chanter la vérité. Toi, ferme les yeux.--Do, do, l'enfant do.
+
+«Toute la province est dans la joie à la nouvelle qui vient de se
+répandre: Ton père, coupable de tant de méfaits, vient enfin d'être cité
+en justice. Mais ton père, gredin consommé, saura se tirer
+d'affaire.--Dors, vaurien, tandis que tu es honnête.--Do, do, l'enfant
+do.
+
+«En grandissant tu apprendras à apprécier le nom de chrétien.--Tu
+achèteras un habit de scribe et tu prendras la plume.--Tu diras avec
+hypocrisie: «Je suis honnête, je suis pour la justice!»--Dors, ton
+avenir est assuré.--Do, do, l'enfant do.
+
+«Tu auras l'apparence d'un grave fonctionnaire, et tu seras coquin dans
+l'âme.--On te reconduira jusqu'à la porte, puis on fera derrière ton dos
+un geste de mépris.--Tu apprendras à courber l'échine avec
+grâce...--Dors, vaurien, tandis que tu es innocent.--Do, do, l'enfant
+do.
+
+«Quoique doux et peureux comme un mouton, et peut-être bête comme lui,
+tu sauras arriver en rampant à une excellente place, sans te laisser
+prendre en faute.--Dors, tandis que tu ne sais pas voler.--Do, do,
+l'enfant do.
+
+«Tu achèteras une maison à plusieurs étages;--tu atteindras un haut
+grade, et deviendras un grand seigneur, un noble!--Tu vivras longtemps,
+entouré d'honneurs, et finiras ton existence en paix.--Dors, mon beau
+fonctionnaire!--Do, do, l'enfant do.»]
+
+[130: C'était un riche avare.]
+
+[131: Voir dans Hérodote la théorie et les exemples de cette jalousie
+des dieux ou du destin. C'est par là qu'il explique les vicissitudes de
+l'histoire.]
+
+[132: Ou, comme on dit aujourd'hui, «du côté des gros bataillons.»]
+
+[133: Au troisième acte du _Bourgeois gentilhomme_, scène IX, Molière,
+emploie ce même procédé d'antithèses comiques, lorsque Cléonte et son
+valet Covielle, parlant l'un de l'ingrate Lucile, l'autre de la servante
+Nicole, non moins oublieuse que sa maîtresse, disent tour à tour:
+
+ CLÉONTE.
+
+ Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j'ai
+ faits à ses charmes!
+
+ COVIELLE.
+
+ Après tant d'assidus hommages, de soins et de services que je lui
+ ai rendus dans sa cuisine!
+
+ CLÉONTE.
+
+ Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!
+
+ COVIELLE.
+
+ Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!
+
+ CLÉONTE.
+
+ Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même!
+
+ COVIELLE.
+
+ Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa
+ place!...
+
+Etc., etc.]
+
+[134: Le talent valait 5560 francs.]
+
+[135: Voir, ci-dessus, l'analyse des _Guêpes_, et la note 96.]
+
+[136: «Nécessité d'Industrie est la mère,» a dit La Fontaine dans une de
+ses _Fables_; et Perse, dans le Prologue de ses _Satires_, avait dit,
+plus énergiquement encore: _Magister Artis Venter_, «le Ventre est le
+maître de l'Art.»]
+
+[137: Où les pauvres, pendant l'hiver, se réfugiaient en foule, et
+parfois se brûlaient en se pressant contre le fourneau des bains.]
+
+[138: C'est par ce vers que M. Boissonade répliquait aux hardiesses de
+Wolf sur Homère.]
+
+[139: «La pauvreté, féconde en hommes!» LUCAIN.]
+
+[140: «Que d'amis, que de parents naissent, en une nuit, au nouveau
+ministre!» LA BRUYÈRE.]
+
+[141: Sorte de proverbe, pour dire: Tout change. Vous fûtes belle
+autrefois peut-être; mais la saison des amours est passée.--Milet avait
+été longtemps la plus puissante des villes Ioniennes: elle avait possédé
+une flotte très nombreuse, et fondé plus de quatre-vingts colonies. Elle
+se laissa amollir par le luxe et la volupté, et dégénéra; ce qui est
+résumé dans ce vers, réponse rendue par l'oracle à Polycrate, tyran de
+Samos. Tombée au pouvoir des Perses, elle essaya inutilement de secouer
+leur joug.]
+
+[142: Éleusis, où l'on célébrait les grands-mystères, était à deux
+lieues d'Athènes: les femmes élégantes s'y rendaient en char, et
+faisaient assaut de luxe. C'était le Longchamp de ce temps là.]
+
+[143: Au second acte de _l'École des Femmes_, Alain dit à Georgette, par
+une métaphore semblable:
+
+ Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
+ Que, si quelque affamé venait pour en manger,
+ Tu serais en colère, et voudrais le charger?
+
+ GEORGETTE.
+
+ Oui, je comprends cela.
+
+ ALAIN.
+
+ C'est justement tout comme
+ La femme est en effet le potage de l'homme;
+ Et, quand un homme voit d'autres hommes parfois
+ Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
+ Il en montre aussitôt une colère extrême...
+]
+
+[144: voir ci-dessus l'analyse de _la Paix_]
+
+[145: Voir la _Revue des Deux-Mondes_ du 1er janvier 1863.]
+
+[146: Au reste c'était aussi pour une heure ou deux qu'un Bossuet
+composait ses chefs d'œuvre, l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre,
+ou de la duchesse d'Orléans, ou du prince de Condé.--Oui, c'était pour
+une heure ou deux, et pour tous les siècles.]
+
+[147: Par la machine suspendue qui roulait les dieux dans les tragédies,
+et qu'on appelle chez nous _une gloire_.]
+
+[148: S'ils tombent de là-haut. Allusion au _Télèphe_, au _Philoctète_,
+au _Bellérophon_, tous boiteux. Dans _la Paix_ de notre poëte, la fille
+de Trygée dit à son père qui monte au ciel sur l'escarbot: «Prends garde
+de tomber et de devenir boiteux: ne va pas fournir un sujet de tragédie
+à Euripide!»]
+
+[149: _Œnée, Phénix, Philoctète, Bellérophon, Télèphe_, tragédies
+d'Euripide, desquelles il ne reste que des fragments fort courts.]
+
+[150: Vers emprunté à Euripide. Il y a dans cette scène un grand nombre
+de vers parodiés de la même façon.]
+
+[151: Ces deux vers sont empruntés au _Télèphe_ d'Euripide.]
+
+[152: Autre vers parodié.]
+
+[153: _Idem._]
+
+[154: La mère d'Euripide avait, dit-on, vendu des herbes et des légumes
+sur le marché.--Ceci est, du reste, une parodie des vers de tragédie où
+l'on disait souvent, par un tour semblable, la pensée contraire:
+«Puissent les dieux t'accorder un plus heureux destin qu'à ta mère!»
+C'était devenu une formule, comme dans nos mélodrames: _la croix de ma
+mère!_ ou: _sauvé! sauvé, mon Dieu!_...]
+
+[155: Encore la même allusion à la mère d'Euripide.]
+
+[156: Nous en avons fait un petit extrait en un seul livre: _le Mal
+qu'on a dit des Femmes_.--Mais, avec impartialité, nous avons recueilli
+aussi _le Bien_.--_Le Mal_ a eu déjà sept éditions.--On vient de réunir
+en un volume _le Mal_ et _le Bien_.]
+
+[157: Ce qui faisait du bruit et allait trahir sa présence. Telle est je
+crois, l'interprétation véritable, quoique Artaud, d'après un
+scholiaste, en ait adopté une autre, et Poyard à son exemple; comme
+j'avais fait aussi d'abord. Mais je me rallie à la version de Brunck.]
+
+[158: Pendant les Thesmophories, les femmes logeaient deux à deux sous
+des tentes dressées près du temple de Cérès.]
+
+[159: Voir la note 47.]
+
+[160: _Quo penem trudis deorsum?_ Brunck.]
+
+[161: _Eccum vide: prominet, et optimi coloris est._ Brunck.]
+
+[162: _Isthmum aliquem habes, homo: sursumque et deorsum penem trahis
+retrahisque, frequentius quam Corinthii._ Les Corinthiens, pour n'avoir
+pas à faire le tour du Péloponnèse, faisaient passer sans cesse leurs
+navires d'une mer à l'autre à travers l'isthme, au moyen de machines. On
+sait, au surplus, que les vaisseaux grecs étaient de très-petites
+dimensions.]
+
+[163: Hercule était Thébain: aussi quelques commentateurs ont-ils voulu
+placer d'abord à Thèbes le lieu de la scène où Dionysos frappe à la
+porte de ce dieu; mais la supposition est inutile: Hercule avait un
+temple près d'Eleusis, et de là aux Enfers l'imagination et la foi
+populaires faisaient aisément le chemin.]
+
+[164: Où l'on pilait la ciguë.]
+
+[165: Allusion aux premiers effets de la ciguë. Voir, dans le _Phédon_
+de Platon, la mort de Socrate, imitée par Lamartine dans ses premières
+poésies.]
+
+[166: C'était au Céramique qu'on célébrait, en l'honneur de Minerve, de
+Vulcain et de Prométhée, les _lampadophories_ et les _lampadodromies_,
+c'est-à-dire les processions aux flambeaux et les courses aux flambeaux:
+dans celles-ci on se passait les torches de main en main, et il fallait
+prendre garde de les éteindre en courant! Le beau vers de Lucrèce:
+
+ Et quasi cursores vitae lampada tradunt,
+
+est une allusion à cet usage. On donnait aux concurrents le signal du
+départ, en lançant une torche du haut de la tour.]
+
+[167: Nouvelle allusion au salaire que recevaient les citoyens pour
+aller juger et voter, et dont nous avons parlé plusieurs fois, notamment
+à propos des _Guêpes_. Ce salaire varia, à diverses époques, de 1 à 2 et
+à 3 oboles.]
+
+[168: Célèbre bataille navale, gagnée par les Athéniens sur les
+Lacédémoniens, en 406, quelques mois seulement avant la représentation
+des _Grenouilles_. Les Athéniens avaient embarqué sur leur flotte un
+certain nombre d'esclaves qui combattirent vaillamment et reçurent la
+liberté pour récompense.--D'autre part, les chefs de l'armée navale
+furent condamnés à la peine capitale pour n'avoir point enseveli leurs
+morts, quoique la tempête les en eût empêchés.--Socrate le juste vota
+seul contre ce décret trop rigoureux.
+
+Un passage de M. Grote (_Hist. de la Grèce_, t. XI), achèvera de mettre
+ce point en lumière:
+
+Après la bataille des Arginuses, dans l'étourdissement de la victoire,
+non-seulement on n'avait pas recueilli pour les ensevelir les corps des
+guerriers morts flottants sur l'eau, mais on n'avait pas visité les
+carcasses des vaisseaux désemparés, pour sauver les hommes qui vivaient
+encore. Le premier de ces deux points, même seul, aurait suffi pour
+exciter à Athènes un sentiment pénible de piété offensée. Mais le second
+point, ici partie essentielle du même oubli, aggrava ce sentiment et le
+transforma en honte, en douleur et en indignation du caractère le plus
+violent.» Les huit généraux furent accusés: ils alléguèrent qu'une
+tempête les avait empêchés de remplir ce double devoir. Plus de mille
+hommes avaient été noyés ainsi. Les huit généraux furent condamnés, et
+les six qui se trouvaient alors à Athènes furent exécutés. Au reste,
+dans ce jugement rendu par passion, les formes de la justice avaient été
+violées, et Socrate, en qualité de prytane (seule charge politique qu'il
+ait eue à remplir dans une vie de soixante-dix ans), avait protesté
+obstinément contre cette violation.--Plus tard, il eut aussi la gloire
+de résister à l'odieuse tyrannie des Trente.]
+
+[169: Bacchus avait, près d'Athènes, un temple situé sur le bord d'un
+marais: l'imagination du poëte met à profit cette circonstance.--La
+principale fête de Bacchus, nommée _Anthestérie_, se célébrait au mois
+Anthestérion et durait trois jours. Le premier jour portait ce nom même
+d'_Anthestérie_; le second s'appelait la fête des _Coupes_ ou des
+_Conges_, le troisième, la fête des _Marmites_: on faisait bouillir dans
+des marmites toutes sortes de légumes, qu'on offrait à Bacchus, à
+Minerve et à Mercure. C'était le jour des concours dramatiques. Selon
+Théopompe, cet usage remontait au temps du déluge: ceux qui se sauvèrent
+des eaux offrirent un sacrifice semblable à Mercure, pour le rendre
+favorable à ceux qui avaient péri dans l'inondation.]
+
+[170: Histoire de la Sagesse et du Goût.--Voyez aussi, sur les Mystères,
+Ernest Havet, _Le Christianisme et ses Origines_, dans la _Revue
+moderne_ du 1er avril 1867.]
+
+[171: La procession des initiés se rendait du Céramique à Eleusis: la
+distance était de vingt-cinq stades,--plus de deux lieues.]
+
+[172: Trait lancé contre les chorèges qui avaient lésiné sur les
+costumes en montant cette comédie.]
+
+[173: Tartésia était une ville située près des marais de l'Averne,
+qu'habitaient, dit-on, des reptiles nés de l'accouplement des murènes et
+des vipères.]
+
+[174: Tithrasios était, selon le Scholiaste, un endroit de la Libye
+habité par les Gorgones.]
+
+[175: La purée de pois était, à ce qu'il paraît, le mets favori
+d'Hercule. Au commencement de cette même comédie, Bacchus, voulant lui
+faire comprendre à quel point il désire de revoir Euripide, lui dit: «Un
+désir soudain s'est emparé de moi,... avec quelle force!... je vais te
+le faire saisir. As-tu jamais eu une envie soudaine de purée?
+
+ HERCULE.
+
+ De purée? oh! mille fois dans ma vie!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Me fais-je assez comprendre? dois-je en dire davantage?
+
+ HERCULE.
+
+ Oh! pour ce qui est de la purée, je comprends!
+
+ DIONYSOS.
+
+ Eh bien! tel est le désir que j'ai d'Euripide!
+]
+
+[176: Cf. Don-Salluste disant à Ruy-Blas: «Ah ça, vous vous prenez au
+sérieux, mon maître!...» et la suite. Victor Hugo, _Ruy-Blas_, acte IV.]
+
+[177: Théramène n'est pas ici cet honnête homme qui décrit la mort
+d'Hyppolyte et le monstre «couvert d'écailles jaunissantes.» Non;
+c'était un des _Trente,_ connu par sa versatilité. Aristophane dit:
+«C'est agir en sage, en vrai Théramène,»--comme il eût dit de nos jours:
+en vrai Dupin, ou quelque autre de cette espèce.]
+
+[178: Comme on faisait pour les enfants. Il excepte ce châtiment trop
+doux.]
+
+[179: Bourg de l'Attique, où était un temple d'Hercule.]
+
+[180: Aristophane veut désigner par ces métaphores la poésie sublime,
+mais un peu emphatique, du grand Eschyle.]
+
+[181: Le poëte malveillant désigne par ces images dénigrantes les vers
+d'Euripide.]
+
+[182: Voyez les vers 76 à 82, et 788 à 794.--Nous avons tout à l'heure
+traduit et cité ce dernier passage.]
+
+[183: La Harpe fait ici un contre-sens bizarre. Il met: «C'est par une
+tragédie intitulée _l'Accouchement de Mars_.»]
+
+[184: [Grec: Estrateumhenoi gar eiai], «ils ont fait la guerre, ils ont
+fait une campagne.» Pour comprendre ce passage, il faut se rappeler que
+le jury qui jugeait le concours des poëtes comiques était composé de
+cinq personnes prises au sort, indistinctement parmi tous les
+spectateurs; tandis que le jury du concours tragique était composé de
+dix personnes choisies par l'archonte parmi les citoyens qui avaient
+fait le service militaire. Artaud.]
+
+[185: Voir, pour ces divers rapprochements, les excellentes _Études sur
+les Tragiques grecs_, par M. Patin, 2e édition. Paris, Hachette.]
+
+[186: À propos du burlesque mêlé à la religion, V. Ernest Renan, _Études
+d'histoire religieuse_, p. 65 et 66.--Voir aussi Lenient, _de la Satire
+au moyen âge_.]
+
+[187: Voir Sainte-Beuve, _Étude sur le seizième siècle_, de l'esprit de
+malice au bon vieux temps; notamment p. 468.]
+
+[188: Ernest Renan, _les Apôtres_, p. 314, 315.]
+
+[189: _Traité des Études_, tome I.--Voir, sur le même point, une
+très-bonne thèse de M. Dabas.]
+
+[190: Ch. Benoît, _Cours de litt. grecque_.]
+
+[191: Otfried Müller, _Hist. de la litt. gr._ trad. K. Hillebrand.]
+
+[192: Cette croyance populaire était peut-être venue de l'Orient. Voici
+comme parle Azz-Eddin Elmocaddessi, dans son livré intitulé _les Oiseaux
+et les Fleurs:_
+
+«Considère la huppe: lorsque sa conduite est régulière et que son cœur
+est pur, sa vue perçante pénètre dans les entrailles de la terre et y
+découvre ce qui est caché aux yeux des autres êtres; elle aperçoit l'eau
+qui y coule, comme tu pourrais la voir au travers d'un cristal; et,
+guidée par l'excellence de son goût et par sa véracité: Voici, dit-elle,
+de l'eau douce, et en voilà qui est amère.--Elle ajoute ensuite: Je puis
+me vanter de posséder, dans le petit volume de mon corps, ce que Salomon
+n'a jamais possédé, lui à qui Dieu avait accordé un royaume comme
+personne n'en a jamais eu: la science que Dieu m'a départie, science
+dont jamais ni Salomon ni aucun des siens n'ont été doués. Je suivais
+partout ce grand roi, soit qu'il marchât lentement, soit qu'il hâtât le
+pas, et je lui indiquais les lieux où il y avait de l'eau sous terre.
+Mais un jour je disparus tout à coup, et, pendant mon absence, il perdit
+son pouvoir. Alors, s'adressant à ses courtisans et aux gens de sa
+suite: Je ne vois plus la huppe, leur dit-il; s'est-elle éloignée de
+moi? S'il en est ainsi, je lui ferai souffrir un tourment violent, et
+peut-être l'immolerai-je à ma vengeance, à moins qu'elle ne me donne une
+excuse légitime.--Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il ne s'informa
+de moi que lorsqu'il eut besoin de mon secours.--Puis, voulant faire
+sentir l'étendue de son autorité, il répéta les mêmes mots: Je la
+punirai! que dis-je? je l'immolerai! Mais le destin disait: Je la
+dirigerai vers toi, je la conduirai moi-même.--Lorsque je vins ensuite
+de Saba, chargée d'une mission pour ce roi puissant, et que je lui
+dis:--Je sais ce que tu ne sais pas,--cela augmenta sa colère contre
+moi, et il s'écria: Toi qui dans la petitesse de ton corps, renfermes
+tant de malice, non contente de m'avoir mis en colère en t'éloignant
+ainsi de ma présence, tu prétends encore être plus savante que
+moi?--Grâce, lui dis-je, ô Salomon, je reconnais que tu as demandé à
+Dieu un empire, et qu'aucun souverain n'en possédera jamais un semblable
+au tien; mais tu dois avouer aussi que tu n'as pas de même demandé une
+science à laquelle personne ne pût atteindre. Je t'ai apporté de Saba
+une nouvelle que tous les savants ignorent.--O huppe, dit-il alors, on
+peut confier les secrets des rois à celui qui sait se conduire avec
+prudence: porte donc ma lettre.--Je m'empressai de le faire, et je me
+hâtai d'en rapporter la réponse. Il me combla alors de ses faveurs, il
+me mit au nombre de ses amis, et je pris rang parmi les gardiens du
+rideau qui couvrait sa porte, tandis qu'auparavant je n'osais en
+approcher. Pour m'honorer, il me mit ensuite une couronne sur la tête,
+et cet ornement ne sert pas peu à m'embellir. D'après cela, la mention
+de mon immolation a été abrogée, et les versets où il est question de ma
+louange ont été lus.--Pour toi, si tu es capable d'apprécier mes avis,
+rectifie ta conduite, purifie ta conscience, redresse ton naturel,
+crains celui qui t'a tiré du néant, profite des leçons instructives
+qu'il te donne, quand même il se servirait pour le faire du ministère
+des animaux; et crois que celui qui ne sait pas tirer un sens
+allégorique du cri aigre de la porte, du bourdonnement de la mouche, de
+l'aboiement du chien, du mouvement des insectes qui s'agitent dans la
+poussière; que celui qui ne sait pas comprendre ce qu'indiquent la
+marche de la nue, la lueur du mirage, la teinte du brouillard, n'est pas
+du nombre des gens intelligents.»]
+
+[193: Fils de Térée et de Procné.]
+
+[194: Un siècle avant Cyrano, il y a la _Néphélococcygie_ de Pierre
+Le Loyer. (Voir, à ce sujet, le quatrain de Ronsard cité par
+Sainte-Beuve, _Étude sur le seizième siècle_ p. 234.)--Passerat, vers le
+même temps, célébrait aussi la métamorphose des _hommes-oiseaux_.--Il y
+a, dans les fragments laissés par Gœthe, un essai d'imitation, assez
+faible, de cette première partie des _Oiseaux_ d'Aristophane, adaptée
+avec beaucoup de licence à la scène allemande, ou plutôt au goût des
+lecteurs allemands. Deux personnages cherchent en l'air, au risque de se
+casser le cou, une espèce de pays de Cocagne; ils vont trouver un vieux
+hibou, critique de profession, qui les traite de fous et les envoie
+promener. Pendant qu'ils causent entre eux, arrivent les oiseaux, qui
+veulent tout simplement les mettre à mort. Discours ronflant de l'un des
+deux voyageurs, qui leur fait comprendre qu'ils ne sont pas des hommes,
+mais des oiseaux en mue. Il les engage ensuite à établir leur royaume de
+manière à se soumettre les dieux et les hommes, en coupant toute
+communication entre eux.--Suit un épilogue dans lequel Gœthe promet de
+donner la continuation de cette pièce, en cas qu'elle soit goûtée du
+public.--Il fallait qu'il comptât beaucoup sur l'ignorance de ce public,
+pour piller ainsi Aristophane sans faire la moindre mention de lui ni de
+sa comédie.]
+
+[195: Bourg de l'Attique. Le même mot, en grec, signifie tête. De là le
+calembour d'Évelpide, qui fait le Lazarille, le _gracioso_, le
+commentateur bouffon de Peisthétairos.]
+
+[196: Odin, le Jupiter de la mythologie scandinave, est représenté avec
+un casque aux deux côtés duquel sont posés deux corbeaux, qui partent
+tous les soirs pour faire en volant le tour de la terre et lui rapporter
+le matin ce qu'ils ont appris.]
+
+[197: Allitération sur [Grec: Thon chênha], l'oie, au lieu de [Grec:
+Thon Zênha], Jupiter.--Lampon était un des devins envoyés à Sybaris avec
+la colonie athénienne qui reconstruisit cette ville sous le nom de
+Thurium.--Socrate, respectant les dieux, jurait par _le chien_!--C'est
+par un scrupule analogue que les gens du peuple, chez nous, disent
+quelquefois: _Nom d'un chien_!--pour ne pas dire: _Nom de D._! De même,
+s'il leur échappe de commencer à dire: _Sac... n. de D._! ils changent
+et disent: _Sac... rist_! puis _Sapristi_! ou _Sac... à papier_! ou tel
+autre achèvement insignifiant.--C'est sans doute dans la même intention
+qu'Henri IV avait adopté _Ventre-saint-gris_! pour n'offenser personne
+au ciel, quoiqu'il y eût cependant un saint Gris.--Depuis qu'un de ses
+prédécesseurs, le dévot roi Louis IX, qu'on appelle saint Louis, avait
+promulgué une loi qui ordonnait de transpercer d'une pointe de fer
+rougie au feu la langue des jureurs et blasphémateurs, les anciens
+jurons s'étaient transformés, de manière à devenir innocents. Ainsi, au
+lieu de: _Par la mort de Dieu_, ou _par la mort-Dieu_!--_Par le sang de
+Dieu_ ou _par le
+sang-Dieu_!--_Tête-Dieu_!--_Ventre-Dieu_!--_Corps-Dieu_!--_Je renie
+Dieu_!--_Je maugrée Dieu_! on se mit à dire: _morbieu, morbleu, mordié,
+morgué, morguienne_!--_Pa' l' sang-bieu_! _palsambleu_! _Par la
+sambleu_!--_Tête-bieu, têtebleu_!--_Ventre-bieu_,
+_ventrebleu_!--_Corps-bieu_! _corbleu_!--_Je r'nie-bieu_, _jarnibieu,
+jarnidié, jarnigué, jarnigois, jarni_!--_Maugrebieu, maugrebleu_! De
+même, au lieu de jurer par le _Diable_, on se mit à jurer par le
+_Diantre_; etc.--Dans un sentiment analogue, les gamins, au lieu de _Ma
+parole d'honneur_! disent _Ma parole d'onze heures_, pour ôter le
+serment donné à faux.]
+
+[198: Allusion malicieuse à ceux qui, en pareilles circonstances,
+étaient chargés de distribuer du blé aux indigents, et qui détournaient
+une partie de l'argent destiné à ce secours.]
+
+[199: L'arbre de Minerve et d'Athènes.--On peut rapprocher de ces vers
+si frais un passage d'une lettre de Luther au comte Palatin sur les
+Oiseaux des bois: «Ils tiennent leur séance en plein soleil, l'arche du
+ciel pour voûte, les gais feuillages pour draperies, libres et
+maîtres... Ils viennent déclarer la guerre à toutes les graines et
+semences, au blé, au seigle, aux meilleurs fruits.»--Voir l'intéressante
+et piquante étude de M. Philarète Chasles, intitulée: _Luther dans son
+ménage_.]
+
+[200: Sophiste, disciple de Protagoras, et célèbre comme lui. Voir
+ci-dessus l'analyse des _Nuées_.]
+
+[201:
+ Premiers-nés de l'Amour, ils ont gardé ses ailes,
+ Et restent à jamais ses compagnons fidèles.
+
+A. Baron, analyse des _Oiseaux_, en prose mêlée de vers.]
+
+[202: Les Grecs ne naviguaient pas, ordinairement, pendant l'hiver.]
+
+[203: Un voleur de ce temps-là.]
+
+[204: «Chaque animal exerce, pour subsister, une industrie spéciale;
+mais souvent il y joint, pour ses moments de loisir, quelque art ou
+quelque étude philosophique dont les résultats ne sont pas pour lui sans
+utilité pratique. Les oiseaux ont certainement pour étude les phénomènes
+atmosphériques; mais ils sont, en outre, d'excellents géographes. Des
+siècles avant Magellan, ils pratiquaient, ainsi que certains poissons,
+le voyage autour du monde. Ils ont parmi eux des géomètres et des
+arithméticiens: on a constaté que la pie, je crois, sait compter jusqu'à
+six, et pas au delà. Est-il, même en Allemagne, un plus profond
+philosophe que le héron? Ne semble-t-il pas qu'il y ait en lui du
+mystique et de l'ascète? et, par son immobilité recueillie, ne
+rappelle-t-il pas le vœu étrange de Siméon le Stylite?» Eugène Noel, _la
+Campagne_.]
+
+[205: Villemain, _Essai sur la Poésie lyrique_.]
+
+[206: Vers destinés à être chantés par les jeunes filles.]
+
+[207: A. Baron, analyse des _Oiseaux_.]
+
+[208: Eugène Fallex, scènes d'Aristophane traduites en vers français.]
+
+[209: Satrape persan.--Allusion à certains orateurs qui recevaient l'or
+de l'étranger pour défendre à la tribune les intérêts des ennemis de la
+patrie. Ainsi, Aristophane fait coup double, stigmatisant dans un même
+personnage, le fonctionnaire prévaricateur et l'orateur vendu.]
+
+[210: Voir le beau livre de Michelet sur l'_Oiseau_, «bienfaisant
+creuset de flamme vivante, où la Nature fait passer tout ce qui
+corromprait la vie supérieure.»]
+
+[211: Cette plaisanterie donne à entendre que cette fameuse muraille est
+aussi chimérique que les richesses dont se vantaient Théagène et
+Proxénide, deux Gascons d'Athènes, dont le premier a déjà été touché
+précédemment dans cette même comédie.]
+
+[212: Voir, sur les sycophantes, la note 11.]
+
+[213: «Dans les situations politiques les plus graves, il y a toujours
+des idiots comme le Triballe, des gens sensés, mais faibles et débordés
+par leur faute, comme Neptune, et surtout des pourfendeurs qui «ne
+parlent que d'échiner,» et qui sont les premiers à se vendre et à vous
+livrer avec eux, comme Hercule.» Eug. Fallex.]
+
+[214: A. Baron, analyse des _Oiseaux_.]
+
+[215: Otfried Müller, _Hist. de la Litt. gr._, trad. K. Hillebrand.]
+
+[216: Voir Edgard Quinet, _Marnix de Sainte-Aldegonde_, p. 163.]
+
+[217: Livre inspiré peut-être en partie par le curieux chapitre de Ch.
+Fourier _sur l'Analogie_. Voir l'_Appendice_.]
+
+[218: Voir dans ce livre _de l'Allemagne_, t. I, p., 16, la légende
+chrétienne du _Rossignol de Bâle_, et, t. II, p. 87 à 92, une histoire
+dont les personnages sont le passereau, la pie et le hibou.]
+
+[219: Voir le recueil publié sous ce titre par M. de Marcellus.]
+
+[220: Ernest Renan, _Étude sur François d'Assise_.--À l'inverse de cette
+pensée, voir dans notre appendice, un joli plaidoyer de Léon Duval, sur
+le testament d'un ornithophile.]
+
+[221: On comptait, dans la longue carrière d'Aristophane, une
+cinquantaine de pièces; pas même la moitié de celles de Sophocle.
+Dindorf en considère quarante-quatre comme authentiques; Bergk,
+quarante-trois seulement.]
+
+[222: Sorte de petit autel qui s'élevait à l'endroit où se dresse chez
+nous le toit du souffleur.]
+
+[223: παραβασις, de [Grec: παραβαινω, _passer le long de_...]
+
+[224: Primitivement, à Bacchus.]
+
+[225: On trouve de ces sorties dans _les Acharnéens_, vers 1143 à 1174;
+dans _les Guêpes_, vers 1265 à 1291; dans _les Oiseaux_, vers 1470 à
+1493, 1555 à 1565, 1694 à 1705. Il ne faut pas se donner la peine de
+chercher un rapport entre ces vers et le reste de la pièce. Dans le
+fait, il n'en existe point. La moindre réminiscence passagère suffit
+pour motiver de telles sorties.]
+
+[226: Dans _la Paix_, par exemple, et _les Grenouilles_, où la première
+moitié de la parabase est fondue avec la _parodos_ et la chanson
+d'Iacchos. Ce dieu étant déjà chanté dans ce premier morceau des
+_Grenouilles_, les strophes lyriques du second morceau (vers 675 et
+suivants) ne contiennent plus d'évocations de divinités, ni rien
+d'analogue, et sont remplies, par contre, de plaisanteries à l'adresse
+de Cléophon et de Climène, les démagogues. Nous trouvons la même
+déviation de la règle, et motivée par la même raison, dans la seconde
+parabase des _Chevaliers_.]
+
+[227: Comme dans _les Chevaliers_.]
+
+[228: Dans _les Femmes à l'Assemblée_ et le _Plutus_, la parabase
+manque, pour des raisons que nous avons indiquées plus haut.]
+
+[229: _Nuées_, vers 587 et suivants.]
+
+[230: Si Plutarque, ajoute Otfried Müller en note,--si Plutarque, dans
+sa comparaison d'Aristophane et de Ménandre, qui nous a été conservée en
+extrait, porte un jugement diamétralement opposé, cela prouve seulement
+combien les anciens de la décadence oubliaient le fond pour la forme.]
+
+[231: Et, de nos jours, à l'Odéon, n'a-t-on pas vu jouer deux actes de
+_Zaïre_, entre le second et le troisième acte de _Tartuffe_, en
+attendant que l'acteur qui devait jouer Tartuffe fût arrivé; puis
+reprendre _Tartuffe_, puis achever _Zaïre_, sans que le public soufflât
+mot?]
+
+[232: Allusion à quelques-unes des pièces de Magnès: _les Joueuses de
+flûte, les Oiseaux, les Lydiens, les Moucherons, les Grenouilles_. On
+reconnaît là deux des titres et des cadres sur lesquels Aristophane
+travailla après Magnès.]
+
+[233: Poëte vainqueur aux jeux Olympiques, et réduit, dans sa
+vieillesse, à la plus extrême misère.]
+
+[234: Aux grandes Panathénées, qui se célébraient tous les quatre ans,
+on portait en pompe à l'Acropole un _péplos_, ou voile, sur lequel
+étaient brodées différentes scènes mythologiques qui se rapportaient à
+Minerve, les exploits qu'elle avait accomplis contre les Géants, sa
+lutte contre Neptune au sujet du nom qui devait être donné à Athènes,
+etc. On avait pris l'habitude d'y représenter aussi les exploits des
+guerres médiques, etc.]
+
+[235: Deux actrices du Théâtre-Français étaient en rivalité et avaient
+chacune leurs partisans. C'était dans le moment où une guerre maritime
+venait de commencer entre la France et l'Angleterre. On publia un
+prétendu _Supplément à la Gazette de France_, donnant l'_État des deux
+escadres_, rouge et blanche (représentant les deux partis qui divisaient
+la comédie). On y lisait des détails comme ceux-ci:
+
+ ESCADRE ROUGE.
+
+Capitaines: Vaisseaux, canons: Notes:
+
+Mlle Sainval, l'aînée, _Le Talent_, 129, a Monté par M. le duc
+amiral. une superbe batterie. de...
+
+Mlle Fanier. _Le Prétendant_, 64. Monté par M. le
+ Vaisseau qui a besoin comte de...
+ d'un fréquent
+ calfatage.
+
+Etc. Etc. Etc.
+
+ ESCADRE BLANCHE.
+
+Mlle Bellecourt. _Le Profond_, 50. Monté par M. le
+ Pesant voilier, ne prince de...
+ pouvant plus armer
+ en guerre.
+
+ FRÉGATES.
+
+Mlle Luzy. _La Coquette_, 32, Montée par M. le
+ supérieure sous la chevalier de...
+ voile.
+
+Telle autre «louvoie à merveille;» telle autre est un «bâtiment mou;»
+telle autre, un «bâtiment plat, mais solide;» telle autre «a plus
+d'apparence que de solidité;» etc.--Les noms de la troisième colonne,
+indiquant par qui chaque bâtiment est monté, sont en toutes lettres dans
+la pièce originale, dont il courut plusieurs copies.
+
+Cette pièce est comme le développement à grand orchestre de la
+plaisanterie jetée ici, en passant, par Aristophane, mais qui revient,
+du reste, assez souvent dans ses comédies.]
+
+[236: Fils, l'un et l'autre, de Jupiter.]
+
+[237: C'était pendant la nuit que l'on conduisait la fiancée à la maison
+nuptiale.]
+
+[238: Les deux détails qui viennent ensuite sont intraduisibles en
+français: _Lamiæ coleos illotos, et culum cameli_.
+
+ Le latin dans les mots brave l'honnêteté,
+ Mais le lecteur français veut être respecté.
+]
+
+[239: Comme qui dirait, chez nous, _colonel_ et _général_.]
+
+[240: Les Sthénies se célébraient en l'honneur de Minerve déesse de la
+_force_ σθενος; les femmes s'y attaquaient entre elles par
+de violentes railleries, comme jadis les poissardes dans notre
+carnaval.--Pendant les Scires ([Grec: schiron], _dais_), on portait en
+pompe les statues de Minerve, de Cérès, de Proserpine, du Soleil et de
+Neptune, surmontées de pavillons ou dais. _Nil sub sole novum!_]
+
+[241: Allusion à Alcibiade, qui avait, dit-on, obtenu de Cyrus le Jeune,
+satrape d'Asie Mineure, un subside pour la flotte lacédémonienne.]
+
+[242: Allusion au poëte dithyrambique Cinésias, auquel on imputait un
+méfait de cette sorte.]
+
+[243: Ce général, qu'il ne faut pas confondre avec les poëtes du même
+nom, avait beaucoup contribué à l'établissement du gouvernement
+oligarchique des Quatre-Cents,--412 ans avant notre ère.--_les
+Grenouilles_ furent données l'an 406.]
+
+[244: Les Platéens avaient le titre de citoyens d'Athènes depuis la
+bataille de Marathon, à laquelle ils avaient pris part honorablement.]
+
+[245: À la bataille des Arginuses. Les esclaves qui y avaient combattu
+avaient été affranchis.]
+
+[246: Remarquons, toutefois, que ce passage des _Nuées_ qui n'est pas en
+vers anapestes, n'est pas non plus en vers ïambiques ni trochaïques; il
+est, si l'on peut ainsi dire, en vers ioniques irréguliers. Il est donc
+toujours dans un mètre différent de celui qui est employé dans le
+courant de la pièce.]
+
+[247: Mesnard.]
+
+[248: Voir mon petit livre des _Courtisanes grecques_. Paris, Hetzel.]
+
+[249: Egger, _Mémoires de littér. ancienne_.]
+
+[250: _République_, p. 496.]
+
+[251: Ernest Havet, Introduction au discours d'Isocrate _Sur
+l'Antidosis_.]
+
+[252: _Hist. de la Grèce_, trad. par A. L. de Sadous, tome XII]
+
+[253: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, trad. par A. L. de Sadous, tome
+IX.]
+
+[254: G. Grote, _Hist. de la Grèce_, trad. par A. L. de Sadous, tome
+VIII.]
+
+[255: Un volume de la Bibliothèque grecque éditée par Firmin Didot
+contient ces précieux débris. Ce n'est pas l'un des moins intéressants
+de cette belle collection.]
+
+[256: Qu'il ne faut pas confondre avec le vieux poëte tragique
+Phrynichos, nommé plus haut.]
+
+[257: Patin, _Tragiques grecs_, tome I.]
+
+[258: Rapprochez les écoles des prophètes chez les Hébreux, celles des
+bardes, des druides et des scaldes chez les peuples du Nord; enfin et
+surtout, dans le monde moderne, les écoles et familles des peintres
+italiens.]
+
+[259: Nom donné par Aristophane à Euripide, qui était loin de le mériter
+comme tous ceux dont nous parlons.]
+
+[260: Plutarque, _Vie de Lucullus_, 29.]
+
+[261: Plutarque, _Vie de Lucullus_, 29.]
+
+[262: Tel est le sens du texte grec de ce passage de Plutarque, _Vie de
+Crassus_, qu'Amyot n'a pas compris, et les derniers traducteurs pas
+davantage.]
+
+[263: Ch. Magnin. _Origines du théâtre moderne_.]
+
+[264: Comme saint Grégoire de Nazianze est le seul père qui porte un
+titre par lequel on distingue l'évangéliste saint Jean, c'est peut-être
+une des raisons qui lui ont fait attribuer cet ouvrage.]
+
+[265: Je crois qu'après le vers 1796, malgré ce vers et le précédent,
+qui ont pu induire en erreur, c'est toujours Joseph qui parle, et non
+pas la Mère de Dieu. Celle-ci est dans la maison, comme on le voit
+bientôt après. C'est donc à tort, je pense, qu'on lui fait dire les vers
+1797, 1798, 1799.]
+
+[266: Nous avons mis _l'esprit de l'agneau_ au lieu de _l'esprit de
+douceur_, pour rendre le jeu de mots entre Αυκοψρονος et
+[Grec: υλυκοψρονος, qui sans cela est intraduisible en français.]
+
+
+
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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